Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Lettres de mon moulin, by Alphonse Daudet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Lettres de mon moulin Author: Alphonse Daudet Release Date: April 3, 2004 [EBook #11770] [Date last updated: September 22, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES DE MON MOULIN *** Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. LETTRES DE MON MOULIN PAR ALPHONSE DAUDET PARIS A MA FEMME AVANT-PROPOS Par devant maitre Honorat Grapazi, notaire a la residence de Pamperigouste, "A comparu "Le sieur Gaspard Mitifio, epoux de Vivette Cornille, menager au lieudit des Cigalieres et y demeurant: "Lequel par ces presentes a vendu et transporte sous les garanties de droit et de fait, et en franchise de toutes dettes, privileges et hypotheques, "Au sieur Alphonse Daudet, poete, demeurant a Paris, a ce present et ce acceptant, "Un moulin a vent et a farine, sis dans la vallee du Rhone, au plein coeur de Provence, sur une cote boisee de pins et de chenes verts; etant ledit moulin abandonne depuis plus de vingt annees et hors d'etat de moudre, comme il appert des vignes sauvages, mousses, romarins, et autres verdures parasites qui lui grimpent jusqu'au bout des ailes; "Ce nonobstant, tel qu'il est et se comporte, avec sa grande roue cassee, sa plate-forme ou l'herbe pousse dans les briques, declare le sieur Daudet trouver ledit moulin a sa convenance et pouvant servir a ses travaux de poesie, l'accepte a ses risques et perils, et sans aucun recours contre le vendeur, pour cause de reparations qui pourraient y etre faites. "Cette vente a lieu en bloc moyennant le prix convenu, que le sieur Daudet, poete, a mis et depose sur le bureau en especes de cours, lequel prix a ete de suite touche et retire par le sieur Mitifio, le tout a la vue des notaires et des temoins soussignes, dont quittance sous reserve. "Acte fait a Pamperigouste, en l'etude Honorat, en presence de Francet Mamai, joueur de fifre, et de Louiset dit le Quique, porte-croix des penitents blancs; "Qui ont signe avec les parties et le notaire apres lecture..." LETTRES DE MON MOULIN INSTALLATION Ce sont les lapins qui ont ete etonnes!... Depuis si longtemps qu'ils voyaient la porte du moulin fermee, les murs et la plate-forme envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des meuniers etait eteinte, et, trouvant la place bonne, ils en avaient fait quelque chose comme un quartier general, un centre d'operations strategiques: le moulin de Jemmapes des lapins... La nuit de mon arrivee, il y en avait bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur la plate-forme, en train de se chauffer les pattes a un rayon de lune... Le temps d'entr'ouvrir une lucarne, frrt! voila le bivouac en deroute, et tous ces petits derrieres blancs qui detalent, la queue en l'air, dans le fourre. J'espere bien qu'ils reviendront. Quelqu'un de tres etonne aussi, en me voyant, c'est le locataire du premier, un vieux hibou sinistre, a tete de penseur, qui habite le moulin depuis plus de vingt ans. Je l'ai trouve dans la chambre du haut, immobile et droit sur l'arbre de couche, au milieu des platras, des tuiles tombees. Il m'a regarde un moment avec son oeil rond; puis, tout effare de ne pas me reconnaitre, il s'est mis a faire: "Hou! hou!" et a secouer peniblement ses ailes grises de poussiere;--ces diables de penseurs! ca ne se brosse jamais... N'importe! tel qu'il est, avec ses yeux clignotants et sa mine renfrognee, ce locataire silencieux me plait encore mieux qu'un autre, et je me suis empresse de lui renouveler son bail. Il garde comme dans le passe tout le haut du moulin avec une entree par le toit; moi je me reserve la piece du bas, une petite piece blanchie a la chaux, basse et voutee comme un refectoire de couvent. * * * * * C'est de la que je vous ecris, ma porte grande ouverte, au bon soleil. Un joli bois de pins tout etincelant de lumiere degringole devant moi jusqu'au bas de la cote. A l'horizon, les Alpilles decoupent leurs cretes fines... Pas de bruit... A peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route... Tout ce beau paysage provencal ne vit que par la lumiere. Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre Paris bruyant et noir? Je suis si bien dans mon moulin! C'est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfume et chaud, a mille lieues des journaux, des fiacres, du brouillard!... Et que de jolies choses autour de moi! Il y a a peine huit jours que je suis installe, j'ai deja la tete bourree d'impressions et de souvenirs... Tenez! pas plus tard qu'hier soir, j'ai assiste a la rentree des troupeaux dans un _mas_ (une ferme) qui est au bas de la cote, et je vous jure que je ne donnerais pas ce spectacle pour toutes les _premieres_ que vous avez eues a Paris cette semaine. Jugez plutot. Il faut vous dire qu'en Provence, c'est l'usage, quand viennent les chaleurs, d'envoyer le betail dans les Alpes. Betes et gens passent cinq ou six mois la-haut, loges a la belle etoile, dans l'herbe jusqu'au ventre; puis, au premier frisson de l'automne on redescend au _mas_, et l'on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que parfume le romarin... Donc hier soir les troupeaux rentraient. Depuis le matin, le portail attendait, ouvert a deux battants; les bergeries etaient pleines de paille fraiche. D'heure en heure on se disait: "Maintenant ils sont a Eyguieres, maintenant au Paradou." Puis, tout a coup, vers le soir, un grand cri: "Les voila!" et la-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s'avancer dans une gloire de poussiere. Toute la route semble marcher avec lui... Les vieux beliers viennent d'abord, la corne en avant, l'air sauvage; derriere eux le gros des moutons, les meres un peu lasses, leurs nourrissons dans les pattes;--les mules a pompons rouges portant dans des paniers les agnelets d'un jour qu'elles bercent en marchant; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu'a terre, et deux grands coquins de bergers drapes dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes. Tout cela defile devant nous joyeusement et s'engouffre sous le portail, en pietinant avec un bruit d'averse... Il faut voir quel emoi dans la maison. Du haut de leur perchoir, les gros paons vert et or, a crete de tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un formidable coup de trompette. Le poulailler, qui s'endormait, se reveille en sursaut. Tout le monde est sur pied: pigeons, canards dindons, pintades. La basse-cour est comme folle; les poules parlent de passer la nuit!... On dirait que chaque mouton a rapporte dans sa laine, avec un parfum d'Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et qui fait danser. C'est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gite. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux beliers s'attendrissent en revoyant leur creche. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nes dans le voyage et n'ont jamais vu la ferme, regardent autour d'eux avec etonnement. Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de berger, tout affaires apres leurs betes et ne voyant qu'elles dans le _mas_. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche: le seau du puits, tout plein d'eau fraiche, a beau leur faire signe: ils ne veulent rien voir, rien entendre, avant que le betail soit rentre, le gros loquet pousse sur la petite porte a claire-voie, et les bergers attables dans la salle basse. Alors seulement ils consentent a gagner le chenil, et la, tout en lapant leur ecuellee de soupe, ils racontent a leurs camarades de la ferme ce qu'ils ont fait la-haut dans la montagne, un pays noir ou il y a des loups et de grandes digitales de pourpre pleines de rosee jusqu'au bord. LA DILIGENCE DE BEAUCAIRE C'etait le jour de mon arrivee ici. J'avais pris la diligence de Beaucaire, une bonne vieille patache qui n'a pas grand chemin a faire avant d'etre rendue chez elle, mais qui flane tout le long de la route, pour avoir l'air, le soir, d'arriver de tres loin. Nous etions cinq sur l'imperiale sans compter le conducteur. D'abord un gardien de Camargue, petit homme trapu, poilu, sentant le fauve, avec de gros yeux pleins de sang et des anneaux d'argent aux oreilles; puis deux Beaucairois, un boulanger et son _gindre_, tous deux tres rouges, tres poussifs, mais des profils superbes, deux medailles romaines a l'effigie de Vitellius. Enfin, sur le devant, pres du conducteur, un homme... non! une casquette, une enorme casquette en peau de lapin, qui ne disait pas grand'chose et regardait la route d'un air triste. Tous ces gens-la se connaissaient entre eux et parlaient tout haut de leurs affaires, tres librement. Le Camarguais racontait qu'il venait de Nimes, mande par le juge d'instruction pour un coup de fourche donne a un berger. On a le sang vif en Camargue... Et a Beaucaire donc! Est-ce que nos deux Beaucairois ne voulaient pas s'egorger a propos de la Sainte Vierge? Il parait que le boulanger etait d'une paroisse depuis longtemps vouee a la madone, celle que les Provencaux appellent la _bonne mere_ et qui porte le petit Jesus dans ses bras; le gindre, au contraire, chantait au lutrin d'une eglise toute neuve qui s'etait consacree a l'Immaculee Conception, cette belle image souriante qu'on represente les bras pendants, les mains pleines de rayons. La querelle venait de la. Il fallait voir comme ces deux bons catholiques se traitaient, eux et leurs madones: --Elle est jolie, ton immaculee! --Va-t'en donc avec ta bonne mere! --Elle en a vu de grises, la tienne, en Palestine! --Et la tienne, hou! la laide! Qui sait ce qu'elle n'a pas fait... Demande plutot a saint Joseph. Pour se croire sur le port de Naples, il ne manquait plus que de voir luire les couteaux, et ma foi, je crois bien que ce beau tournoi theologique se serait termine par la si le conducteur n'etait pas intervenu. --Laissez-nous donc tranquilles avec vos madones, dit-il en riant aux Beaucairois: tout ca, c'est des histoires de femmes, les hommes ne doivent pas s'en meler. La-dessus, il fit claquer son fouet d'un petit air sceptique qui rangea tout le monde de son avis. * * * * * La discussion etait finie; mais le boulanger, mis en train, avait besoin de depenser le restant de sa verve, et, se tournant vers la malheureuse casquette, silencieuse et triste dans son coin, il lui dit d'un air goguenard: --Et ta femme, a toi, remouleur?... Pour quelle paroisse tient-elle? Il faut croire qu'il y avait dans cette phrase une intention tres comique, car l'imperiale tout entiere partit d'un gros eclat de rire... Le remouleur ne riait pas, lui. Il n'avait pas l'air d'entendre. Voyant cela, le boulanger se tourna de mon cote: --Vous ne la connaissez pas sa femme, monsieur? une drole de paroissienne, allez! Il n'y en en a pas deux comme elle dans Beaucaire. Les rires redoublerent. Le remouleur ne bougea pas; il se contenta de dire tout bas, sans lever la tete: --Tais-toi, boulanger. Mais ce diable de boulanger n'avait pas envie de se taire, et il reprit de plus belle: --Viedase! Le camarade n'est pas a plaindre d'avoir une femme comme celle-la... Pas moyen de s'ennuyer un moment avec elle... Pensez donc! une belle qui se fait enlever tous les six mois, elle a toujours quelque chose a vous raconter quand elle revient... C'est egal, c'est un drole de petit menage... Figurez-vous, monsieur, qu'ils n'etaient pas maries depuis un an, paf! voila la femme qui part en Espagne avec un marchand de chocolat. Le mari reste seul chez lui a pleurer et a boire... Il etait comme fou. Au bout de quelque temps, la belle est revenue dans le pays, habillee en Espagnole, avec un petit tambour a grelots. Nous lui disions tous: --Cache-toi; il va te tuer. "Ah! ben oui; la tuer... Ils se sont remis ensemble bien tranquillement, et elle lui a appris a jouer du tambour de basque. Il y eut une nouvelle explosion de rires. Dans son coin, sans lever la tete, le remouleur murmura encore: --Tais-toi, boulanger. Le boulanger n'y prit pas garde et continua: --Vous croyez peut-etre, monsieur, qu'apres son retour d'Espagne la belle s'est tenue tranquille... Ah mais non!... Son mari avait si bien pris la chose! Ca lui a donne envie de recommencer... Apres l'Espagnol, c'a ete un officier, puis un marinier du Rhone, puis un musicien, puis un... Est-ce que je sais?... Ce qu'il y a de bon, c'est que chaque fois c'est la meme comedie. La femme part, le mari pleure; elle revient, il se console. Et toujours on la lui enleve, et toujours il la reprend... Croyez-vous qu'il a de la patience, ce mari-la! Il faut dire aussi qu'elle est cranement jolie, la petite remouleuse... un vrai morceau de cardinal: vive, mignonne, bien roulee; avec ca, une peau blanche et des yeux couleur de noisette qui regardent toujours les hommes en riant... Ma foi! mon Parisien, si vous repassez jamais par Beaucaire. --Oh! tais-toi, boulanger, je t'en prie..., fit encore une fois le pauvre remouleur avec une expression de voix dechirante. A ce moment, la diligence s'arreta. Nous etions au _mas_ des Anglores. C'est la que les deux Beaucairois descendaient, et je vous jure que je ne les retins pas... Farceur de boulanger! Il etait dans la cour du _mas_ qu'on l'entendait rire encore. * * * * * Ces gens-la partis, l'imperiale sembla vide. On avait laisse le Camarguais a Arles; le conducteur marchait sur la route a cote de ses chevaux... Nous etions seuls la-haut, le remouleur et moi chacun dans notre coin, sans parler. Il faisait chaud; le cuir de la capote brulait. Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tete devenir lourde; mais impossible de dormir. J'avais toujours dans les oreilles ce "Tais-toi, je t'en prie," si navrant et si doux... Ni lui non plus, le pauvre homme! il ne dormait pas. De derriere, je voyais ses grosses epaules frissonner, et sa main,--une longue main blafarde et bete,--trembler sur le dos de la banquette, comme une main de vieux. Il pleurait... --Vous voila chez vous, Parisien! me cria tout a coup le conducteur; et du bout de son fouet il me montrait ma colline verte avec le moulin pique dessus comme un gros papillon. Je m'empressai de descendre... En passant pres du remouleur, j'essayai de regarder sous sa casquette: j'aurais voulu le voir avant de partir. Comme s'il avait compris ma pensee, le malheureux leva brusquement la tete, et, plantant son regard dans le mien: --Regardez-moi bien, l'ami, me dit-il d'une voix sourde, et si un de ces jours vous apprenez qu'il y a eu un malheur a Beaucaire, vous pourrez dire que vous connaissez celui qui a fait le coup. C'etait une figure eteinte et triste, avec de petits yeux fanes. Il y avait des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la haine. La haine, c'est la colere des faibles!... Si j'etais la remouleuse, je me mefierais. LE SECRET DE MAITRE CORNILLE Francet Mamai, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps faire la veillee chez moi, en buvant du vin cuit, m'a raconte l'autre soir un petit drame de village dont mon moulin a ete temoin il y a quelque vingt ans. Le recit du bonhomme m'a touche, et je vais essayer de vous le redire tel que je l'ai entendu. Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous etes assis devant un pot de vin tout parfume, et que c'est un vieux joueur de fifre qui vous parle. * * * * * Notre pays, mon bon monsieur, n'a pas toujours ete un endroit mort et sans renom, comme il est aujourd'hui. Autre temps, il s'y faisait un grand commerce de meunerie, et, dix lieues a la ronde, les gens des _mas_ nous apportaient leur ble a moudre... Tout autour du village, les collines etaient couvertes de moulins a vent. De droite et de gauche on ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des ribambelles de petits anes charges de sacs, montant et devalant le long des chemins; et toute la semaine c'etait plaisir d'entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le _Dia hue!_ des aides-meuniers... Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes. La-haut, les meuniers payaient le muscat. Les meunieres etaient belles comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d'or. Moi, j'apportais mon fifre, et jusqu'a la noire nuit on dansait des farandoles. Ces moulins-la, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse de notre pays. Malheureusement, des Francais de Paris eurent l'idee d'etablir une minoterie a vapeur, sur la route de Tarascon. Tout beau, tout nouveau! Les gens prirent l'habitude d'envoyer leurs bles aux minotiers, et les pauvres moulins a vent resterent sans ouvrage. Pendant quelque temps ils essayerent de lutter, mais la vapeur fut la plus forte, et l'un apres l'autre, _pecaire!_ ils furent tous obliges de fermer... On ne vit plus venir les petits anes... Les belles meunieres vendirent leurs croix d'or... Plus de muscat! plus de farandole!... Le mistral avait beau souffler, les ailes restaient immobiles... Puis, un beau jour, la commune fit jeter toutes ces masures a bas, et l'on sema a leur place de la vigne et des oliviers. Pourtant, au milieu de la debacle, un moulin avait tenu bon et continuait de virer courageusement sur sa butte, a la barbe des minotiers. C'etait le moulin de maitre Cornille, celui-la meme ou nous sommes en train de faire la veillee en ce moment. * * * * * Maitre Cornille etait un vieux meunier, vivant depuis soixante ans dans la farine et enrage pour son etat. L'installation des minoteries l'avait rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le village, ameutant le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu'on voulait empoisonner la Provence avec la farine des minotiers. "N'allez pas la-bas, disait-il; ces brigands-la, pour faire le pain, se servent de la vapeur, qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu..." Et il trouvait comme cela une foule de belles paroles a la louange des moulins a vent, mais personne ne les ecoutait. Alors, de male rage, le vieux s'enferma dans son moulin et vecut tout seul comme une bete farouche. Il ne voulut pas meme garder pres de lui sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui, depuis la mort de ses parents, n'avait plus que son _grand_ au monde. La pauvre petite fut obligee de gagner sa vie et de se louer un peu partout dans les _mas_, pour la moisson, les magnans ou les olivades. Et pourtant son grand-pere avait l'air de bien l'aimer, cette enfant-la. Il lui arrivait souvent de faire ses quatre lieues a pied par le grand soleil pour aller la voir au _mas_ ou elle travaillait, et quand il etait pres d'elle, il passait des heures entieres a la regarder en pleurant... Dans le pays on pensait que le vieux meunier, en renvoyant Vivette avait agi par avarice; et cela ne lui faisait pas honneur de laisser sa petite-fille ainsi trainer d'une ferme a l'autre, exposee aux brutalites des _bailes_ et a toutes les miseres des jeunesses en condition. On trouvait tres mal aussi qu'un homme du renom de maitre Cornille, et qui, jusque-la, s'etait respecte, s'en allat maintenant par les rues comme un vrai bohemien, pieds nus, le bonnet troue, la taillole en lambeaux... Le fait est que le dimanche, lorsque nous le voyions entrer a la messe, nous avions honte pour lui, nous autres les vieux; et Cornille le sentait si bien qu'il n'osait plus venir s'asseoir sur le banc d'oeuvre. Toujours il restait au fond de l'eglise, pres du benitier, avec les pauvres. * * * * * Dans la vie de maitre Cornille il y avait quelque chose qui n'etait pas clair. Depuis longtemps personne, au village, ne lui portait plus de ble, et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train comme devant... Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux meunier poussant devant lui son ane charge de gros sacs de farine. --Bonnes vepres, maitre Cornille! lui criaient les paysans; ca va donc toujours, la meunerie. --Toujours, mes enfants, repondait le vieux d'un air gaillard. Dieu merci, ce n'est pas l'ouvrage qui nous manque. Alors, si on lui demandait d'ou diable pouvait venir tant d'ouvrage, il se mettait un doigt sur les levres et repondait gravement: "_Motus!_ je travaille pour l'exportation..." Jamais on n'en put tirer davantage. Quant a mettre le nez dans son moulin, il n'y fallait pas songer. La petite Vivette elle-meme n'y entrait pas... Lorsqu'on passait devant, on voyait la porte toujours fermee, les grosses ailes toujours en mouvement, le vieil ane broutant le gazon de la plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le rebord de la fenetre et vous regardait d'un air mechant. Tout cela sentait le mystere et faisait beaucoup jaser le monde. Chacun expliquait de sa facon le secret de maitre Cornille, mais le bruit general etait qu'il y avait dans ce moulin-la encore plus de sacs d'ecus que de sacs de farine. A la longue pourtant tout se decouvrit; voici comment: En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m'apercus un beau jour que l'aine de mes garcons et la petite Vivette s'etaient rendus amoureux l'un de l'autre. Au fond je n'en fus pas fache, parce qu'apres tout le nom de Cornille etait en honneur chez nous, et puis ce joli petit passereau de Vivette m'aurait fait plaisir a voir trotter dans ma maison. Seulement, comme nos amoureux avaient souvent occasion d'etre ensemble, je voulus, de peur d'accidents, regler l'affaire tout de suite, et je montai jusqu'au moulin pour en toucher deux mots au grand-pere... Ah! le vieux sorcier! il faut voir de quelle maniere il me recut! Impossible de lui faire ouvrir sa porte. Je lui expliquai mes raisons tant bien que mal, a travers le trou de la serrure; et tout le temps que je parlais, il y avait ce coquin de chat maigre qui soufflait comme un diable au-dessus de ma tete. Le vieux ne me donna pas le temps de finir, et me cria fort malhonnetement de retourner a ma flute; que, si j'etais presse de marier mon garcon, je pouvais bien aller chercher des filles a la minoterie... Pensez que le sang me montait d'entendre ces mauvaises paroles; mais j'eus tout de meme assez de sagesse pour me contenir, et, laissant ce vieux fou a sa meule, je revins annoncer aux enfants ma deconvenue... Ces pauvres agneaux ne pouvaient pas y croire; ils me demanderent comme une grace de monter tous deux ensemble au moulin, pour parler au grand-pere... Je n'eus pas le courage de refuser, et prrrt! voila mes amoureux partis. Tout juste comme ils arrivaient la-haut, maitre Cornille venait de sortir. La porte etait fermee a double tour; mais le vieux bonhomme, en partant, avait laisse son echelle dehors, et tout de suite l'idee vint aux enfants d'entrer par la fenetre, voir un peu ce qu'il y avait dans ce fameux moulin... Chose singuliere! la chambre de la meule etait vide... Pas un sac, pas un grain de ble; pas la moindre farine aux murs ni sur les toiles d'araignee... On ne sentait pas meme cette bonne odeur chaude de froment ecrase qui embaume dans les moulins... L'arbre de couche etait couvert de poussiere, et le grand chat maigre dormait dessus. La piece du bas avait le meme air de misere et d'abandon:--un mauvais lit, quelques guenilles, un morceau de pain sur une marche d'escalier, et puis dans un coin trois ou quatre sacs creves d'ou coulaient des gravats et de la terre blanche. C'etait la le secret de maitre Cornille! C'etait ce platras qu'il promenait le soir par les routes, pour sauver l'honneur du moulin et faire croire qu'on y faisait de la farine... Pauvre moulin! Pauvre Cornille! Depuis longtemps les minotiers leur avaient enleve leur derniere pratique. Les ailes viraient toujours, mais la meule tournait a vide. Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu'ils avaient vu. J'eus le coeur creve de les entendre... Sans perdre une minute, je courus chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous convinmes qu'il fallait, sur l'heure, porter au moulin Cornille tout ce qu'il y avait de froment dans les maisons... Sitot dit, sitot fait. Tout le village se met en route, et nous arrivons la-haut avec une procession d'anes charges de ble,--du vrai ble, celui-la! Le moulin etait grand ouvert... Devant la porte, maitre Cornille, assis sur un sac de platre, pleurait, la tete dans ses mains. Il venait de s'apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait penetre chez lui et surpris son triste secret. --Pauvre de moi! disait-il. Maintenant, je n'ai plus qu'a mourir... Le moulin est deshonore. Et il sanglotait a fendre l'ame, appelant son moulin par toutes sortes de noms, lui parlant comme a une personne veritable. A ce moment, les anes arrivent sur la plate-forme, et nous nous mettons tous a crier bien fort comme au beau temps des meuniers: --Ohe! du moulin!... Ohe! maitre Cornille! Et voila les sacs qui s'entassent devant la porte et le beau grain roux qui se repand par terre, de tous cotes... Maitre Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du ble dans le creux de sa vieille main et il disait, riant et pleurant a la fois: --C'est du ble!... Seigneur Dieu!... Du bon ble!... Laissez-moi, que je le regarde. Puis, se tournant vers nous: --Ah! je savais bien que vous me reviendriez... Tous ces minotiers sont des voleurs. Nous voulions l'emporter en triomphe au village: --Non, non, mes enfants; il faut avant tout que j'aille donner a manger a mon moulin... Pensez donc! il y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis sous la dent! Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre vieux se demener de droite et de gauche, eventrant les sacs, surveillant la moule, tandis que le grain s'ecrasait et que la fine poussiere de froment s'envolait au plafond. C'est une justice a nous rendre: a partir de ce jour-la, jamais nous ne laissames le vieux meunier manquer d'ouvrage. Puis, un matin, maitre Cornille mourut, et les ailes de notre dernier moulin cesserent de virer, pour toujours cette fois... Cornille mort, personne ne prit sa suite. Que voulez-vous, monsieur!... tout a une fin en ce monde, et il faut croire que le temps des moulins a vent etait passe comme celui des coches sur le Rhone, des parlements et des jaquettes a grandes fleurs. LA CHEVRE DE M. SEGUIN _A M. Pierre Gringoire, poete lyrique a Paris._ Tu seras bien toujours le meme, mon pauvre Gringoire! Comment! on t'offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l'aplomb de refuser... Mais regarde-toi, malheureux garcon! Regarde ce pourpoint troue, ces chausses en deroute, cette face maigre qui crie la faim. Voila pourtant ou t'a conduit la passion des belles rimes! Voila ce que t'ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo... Est-ce que tu n'as pas honte, a la fin? Fais-toi donc chroniqueur, imbecile! fais-toi chroniqueur! Tu gagneras de beaux ecus a la rose, tu auras ton couvert chez Brebant, et tu pourras te montrer les jours de premiere avec une plume neuve a ta barrette... Non? Tu ne veux pas?... Tu pretends rester libre a ta guise jusqu'au bout... Eh bien, ecoute un peu l'histoire de la _chevre de M. Seguin_. Tu verras ce que l'on gagne a vouloir vivre libre. * * * * * M. Seguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chevres. Il les perdait toutes de la meme facon: un beau matin, elles cassaient leur corde, s'en allaient dans la montagne, et la-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maitre, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'etait, parait-il, des chevres independantes, voulant a tout prix le grand air et la liberte. Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractere de ses betes, etait consterne. Il disait: --C'est fini; les chevres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une. Cependant il ne se decouragea pas, et, apres avoir perdu six chevres de la meme maniere, il en acheta une septieme; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituat mieux a demeurer chez lui. Ah! Gringoire, qu'elle etait jolie la petite chevre de M. Seguin! qu'elle etait jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zebrees et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande! C'etait presque aussi charmant que le cabri d'Esmeralda, tu te rappelles, Gringoire?--et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'ecuelle. Un amour de petite chevre... M. Seguin avait derriere sa maison un clos entoure d'aubepines. C'est la qu'il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l'attacha a un pieu, au plus bel endroit du pre, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle etait bien. La chevre se trouvait tres heureuse et broutait l'herbe de si bon coeur que M. Seguin etait ravi. --Enfin, pensait le pauvre homme, en voila une qui ne s'ennuiera pas chez moi! M. Seguin se trompait, sa chevre s'ennuya. * * * * * Un jour, elle se dit en regardant la montagne: --Comme on doit etre bien la-haut! Quel plaisir de gambader dans la bruyere, sans cette maudite longe qui vous ecorche le cou!... C'est bon pour l'ane ou pour le boeuf de brouter dans un clos!... Les chevres, il leur faut du large. A partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade. L'ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare. C'etait pitie de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tete tournee du cote de la montagne, la narine ouverte, en faisant _Me_!... tristement. M. Seguin s'apercevait bien que sa chevre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c'etait... Un matin, comme il achevait de la traire, la chevre se retourna et lui dit dans son patois: --Ecoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne. --Ah! mon Dieu!... Elle aussi! cria M. Seguin stupefait, et du coup il laissa tomber son ecuelle; puis, s'asseyant dans l'herbe a cote de sa chevre: --Comment Blanquette, tu veux me quitter! Et Blanquette repondit: --Oui, monsieur Seguin. --Est-ce que l'herbe te manque ici? --Oh! non! monsieur Seguin. --Tu es peut-etre attachee de trop court; veux-tu que j'allonge la corde! --Ce n'est pas la peine, monsieur Seguin. --Alors, qu'est-ce qu'il te faut! qu'est-ce que tu veux? --Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin. --Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la montagne... Que feras-tu quand il viendra?... --Je lui donnerai des coups de corne, monsieur Seguin. --Le loup se moque bien de tes cornes. Il m'a mange des biques autrement encornees que toi... Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui etait ici l'an dernier? une maitresse chevre, forte et mechante comme un bouc. Elle s'est battue avec le loup toute la nuit... puis, le matin, le loup l'a mangee. --Pecaire! Pauvre Renaude!... Ca ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne. --Bonte divine!... dit M. Seguin; mais qu'est-ce qu'on leur fait donc a mes chevres? Encore une que le loup va me manger... Eh bien, non... je te sauverai malgre toi, coquine! et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t'enfermer dans l'etable, et tu y resteras toujours. La-dessus, M. Seguin emporta la chevre dans une etable toute noire, dont il ferma la porte a double tour. Malheureusement, il avait oublie la fenetre, et a peine eut-il le dos tourne, que la petite s'en alla... Tu ris, Gringoire? Parbleu! je crois bien; tu es du parti des chevres, toi, contre ce bon M. Seguin... Nous allons voir si tu riras tout a l'heure. Quand la chevre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement general. Jamais les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la recut comme une petite reine. Les chataigniers se baissaient jusqu'a terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genets d'or s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu'ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fete. Tu penses, Gringoire, si notre chevre etait heureuse! Plus de corde, plus de pieu... rien qui l'empechat de gambader, de brouter a sa guise... C'est la qu'il y en avait de l'herbe! jusque par-dessus les cornes, mon cher!... Et quelle herbe! Savoureuse, fine, dentelee, faite de mille plantes... C'etait bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc!... De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre a longs calices, toute une foret de fleurs sauvages debordant de sucs capiteux!... La chevre blanche, a moitie soule, se vautrait la dedans les jambes en l'air et roulait le long des talus, pele-mele avec les feuilles tombees et les chataignes... Puis, tout a coup, elle se redressait d'un bond sur ses pattes. Hop! la voila partie, la tete en avant, a travers les maquis et les buissieres, tantot sur un pic, tantot au fond d'un ravin, la-haut, en bas, partout... On aurait dit qu'il y avait dix chevres de M. Seguin dans la montagne. C'est qu'elle n'avait peur de rien la Blanquette. Elle franchissait d'un saut de grands torrents qui l'eclaboussaient au passage de poussiere humide et d'ecume. Alors, toute ruisselante, elle allait s'etendre sur quelque roche plate et se faisait secher par le soleil... Une fois, s'avancant au bord d'un plateau, une fleur de cytise aux dents, elle apercu en bas, tout en bas dans la plaine, la maison de M. Seguin avec le clos derriere. Cela la fit rire aux larmes. --Que c'est petit! dit-elle; comment ai-je pu tenir la dedans? Pauvrette! de se voir si haut perchee, elle se croyait au moins aussi grande que le monde... En somme, ce fut une bonne journee pour la chevre de M. Seguin. Vers le milieu du jour, en courant de droite et de gauche, elle tomba dans une troupe de chamois en train de croquer une lambrusque a belles dents. Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation. On lui donna la meilleure place a la lambrusque, et tous ces messieurs furent tres galants... Il parait meme,--ceci doit rester entre nous, Gringoire,--qu'un jeune chamois a pelage noir, eut la bonne fortune de plaire a Blanquette. Les deux amoureux s'egarerent parmi le bois une heure ou deux, et si tu veux savoir ce qu'ils se dirent, va le demander aux sources bavardes qui courent invisibles dans la mousse. * * * * * Tout a coup le vent fraichit. La montagne devint violette; c'etait le soir... --Deja! dit la petite chevre; et elle s'arreta fort etonnee. En bas, les champs etaient noyes de brume. Le clos de M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumee. Elle ecouta les clochettes d'un troupeau qu'on ramenait, et se sentit l'ame toute triste... Un gerfaut, qui rentrait, la frola de ses ailes en passant. Elle tressaillit... puis ce fut un hurlement dans la montagne: --Hou! hou! Elle pensa au loup; de tout le jour la folle n'y avait pas pense... Au meme moment une trompe sonna bien loin dans la vallee. C'etait ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort. --Hou! hou!... faisait le loup. --Reviens! reviens!... criait la trompe. Blanquette eut envie de revenir; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire a cette vie, et qu'il valait mieux rester. La trompe ne sonnait plus... La chevre entendit derriere elle un bruit de feuilles. Elle se retourna et vit dans l'ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient... C'etait le loup. * * * * * Enorme, immobile, assis sur son train de derriere, il etait la regardant la petite chevre blanche et la degustant par avance. Comme il savait bien qu'il la mangerait, le loup ne se pressait pas; seulement, quand elle se retourna, il se mit a rire mechamment. --Ha! ha! la petite chevre de M. Seguin! et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines d'amadou. Blanquette se sentit perdue... Un moment en se rappelant l'histoire de la vieille Renaude, qui s'etait battue toute la nuit pour etre mangee le matin, elle se dit qu'il vaudrait peut-etre mieux se laisser manger tout de suite; puis, s'etant ravisee, elle tomba en garde, la tete basse et la corne en avant, comme une brave chevre de M. Seguin qu'elle etait... Non pas qu'elle eut l'espoir de tuer le loup,--les chevres ne tuent pas le loup,--mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude... Alors le monstre s'avanca, et les petites cornes entrerent en danse. Ah! la brave chevrette, comme elle y allait de bon coeur! Plus de dix fois, je ne mens pas, Gringoire, elle forca le loup a reculer pour reprendre haleine. Pendant ces treves d'une minute, la gourmande cueillait en hate encore un brin de sa chere herbe; puis elle retournait au combat, la bouche pleine... Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chevre de M. Seguin regardait les etoiles danser dans le ciel clair, et elle se disait: --Oh! pourvu que je tienne jusqu'a l'aube... L'une apres l'autre, les etoiles s'eteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents... Une lueur pale parut dans l'horizon... Le chant d'un coq enroue monta d'une metairie. --Enfin! dit la pauvre bete, qui n'attendait plus que le jour pour mourir; et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachee de sang... Alors le loup se jeta sur la petite chevre et la mangea. * * * * * Adieu, Gringoire! L'histoire que tu as entendue n'est pas un conte de mon invention. Si jamais tu viens en Provence, nos menagers te parleront souvent de la _cabro de moussu Seguin, que se battegue touto la neui eme lou loup, e piei lou matin lou loup la mange[1]. Tu m'entends bien, Gringoire: _E piei lou malin lou loup la mange_. [Note 1: La chevre de monsieur Seguin, qui se battit toute la nuit avec le loup, et puis, le matin, le loup la mangea.] LES ETOILES RECIT D'UN BERGER PROVENCAL. Du temps que je gardais les betes sur le Luberon, je restais des semaines entieres sans voir ame qui vive, seul dans le paturage avec mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps l'ermite du Mont-de-l'Ure passait par la pour chercher des simples ou bien j'apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piemont; mais c'etaient des gens naifs, silencieux a force de solitude, ayant perdu le gout de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque j'entendais, sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme m'apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais apparaitre peu a peu, au-dessus de la cote, la tete eveillee du petit _miarro_ (garcon de ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j'etais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter les nouvelles du pays d'en bas, les baptemes, les mariages; mais ce qui m'interessait surtout, c'etait de savoir ce que devenait la fille de mes maitres, notre demoiselle Stephanette, la plus jolie qu'il y eut a dix lieues a la ronde. Sans avoir l'air d'y prendre trop d'interet, je m'informais si elle allait beaucoup aux fetes, aux veillees, s'il lui venait toujours de nouveaux galants; et a ceux qui me demanderont ce que ces choses-la pouvaient me faire, a moi pauvre berger de la montagne, je repondrai, que j'avais vingt ans et que cette Stephanette etait ce que j'avais vu de plus beau dans ma vie. Or, un dimanche que j'attendais les vivres de quinzaine, il se trouva qu'ils n'arriverent que tres tard. Le matin je me disais: "C'est la faute de la grand'messe;" puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai que la mule n'avait pas pu se mettre en route a cause du mauvais etat des chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel etant lave, la montagne luisante d'eau et de soleil, j'entendis parmi l'egouttement des feuilles et le debordement des ruisseaux gonfles les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu'un grand carillon de cloches un jour de Paques. Mais ce n'etait pas le petit _miarro_, ni la vieille Norade qui la conduisait. C'etait... devinez qui!... notre demoiselle; mes enfants! notre demoiselle en personne, assise droite entre les sacs d'osier, toute rose de l'air des montagnes et du rafraichissement de l'orage. Le petit etait malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La belle Stephanette m'apprit tout ca, en descendant de sa mule, et aussi qu'elle arrivait tard parce qu'elle s'etait perdue en route; mais a la voir si bien endimanchee, avec son ruban a fleurs, sa jupe brillante et ses dentelles, elle avait plutot l'air de s'etre attardee a quelque danse que d'avoir cherche son chemin dans les buissons. O la mignonne creature! Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne l'avais jamais vue de si pres. Quelquefois l'hiver, quand les troupeaux etaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir a la ferme pour souper, elle traversait la salle vivement, sans guere parler aux serviteurs, toujours paree et un peu fiere... Et maintenant je l'avais la devant moi, rien que pour moi; n'etait-ce pas a en perdre la tete? Quand elle eut tire les provisions du panier, Stephanette se mit a regarder curieusement autour d'elle. Relevant un peu sa belle jupe du dimanche qui aurait pu s'abimer, elle entra dans le _parc_, voulut voir le coin ou je couchais, la creche de paille avec la peau de mouton, ma grande cape accrochee au mur, ma crosse, mon fusil a pierre. Tout cela l'amusait. --Alors c'est ici que tu vis, mon pauvre berger? Comme tu dois t'ennuyer d'etre toujours seul! Qu'est-ce que tu fais? A quoi penses-tu?... J'avais envie de repondre: "A vous, maitresse," et je n'aurais pas menti: mais mon trouble etait si grand que je ne pouvais pas seulement trouver une parole. Je crois bien qu'elle s'en apercevait, et que la mechante prenait plaisir a redoubler mon embarras avec ses malices: --Et ta bonne amie, berger, est-ce qu'elle monte te voir quelquefois?... Ca doit etre bien sur la chevre d'or, ou cette fee Esterelle qui ne court qu'a la pointe des montagnes... Et elle-meme, en me parlant, avait bien l'air de la fee Esterelle, avec le joli rire de sa tete renversee et sa hate de s'en aller qui faisait de sa visite une apparition. --Adieu, berger. --Salut, maitresse. Et la voila partie, emportant ses corbeilles vides. Lorsqu'elle disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les cailloux, roulant sous les sabots de la mule, me tombaient un a un sur le coeur. Je les entendis longtemps, longtemps; et jusqu'a la fin du jour je restai comme ensommeille, n'osant bouger, de peur de faire en aller mon reve. Vers le soir, comme le fond des vallees commencait a devenir bleu et que les betes se serraient en belant l'une contre l'autre pour rentrer au _parc_, j'entendis qu'on m'appelait dans la descente, et je vis paraitre notre demoiselle, non plus rieuse ainsi que tout a l'heure, mais tremblante de froid, de peur, de mouillure. Il parait qu'au bas de la cote elle avait trouve la Sorgue grossie par la pluie d'orage, et qu'en voulant passer a toute force elle avait risque de se noyer. Le terrible, c'est qu'a cette heure de nuit il ne fallait plus songer a retourner a la ferme; car le chemin par la traverse, notre demoiselle n'aurait jamais su s'y retrouver toute seule, et moi je ne pouvais pas quitter le troupeau. Cette idee de passer la nuit sur la montagne la tourmentait beaucoup, surtout a cause de l'inquietude des siens. Moi, je la rassurais de mon mieux: --En juillet, les nuits sont courtes, maitresse... Ce n'est qu'un mauvais moment. Et j'allumai vite un grand feu pour secher ses pieds et sa robe toute trempee de l'eau de la Sorgue. Ensuite j'apportai devant elle du lait, des fromageons; mais la pauvre petite ne songeait ni a se chauffer, ni a manger, et de voir les grosses larmes qui montaient dans ses yeux, j'avais envie de pleurer, moi aussi. Cependant la nuit etait venue tout a fait. Il ne restait plus sur la crete des montagnes qu'une poussiere de soleil, une vapeur de lumiere du cote du couchant. Je voulus que notre demoiselle entrat se reposer dans le _parc_. Ayant etendu sur la paille fraiche une belle peau toute neuve, je lui souhaitai la bonne nuit, et j'allai m'asseoir dehors devant la porte... Dieu m'est temoin que, malgre le feu d'amour qui me brulait le sang, aucune mauvaise pensee ne me vint; rien qu'une grande fierte de songer que dans un coin du _parc_, tout pres du troupeau curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maitres,--comme une brebis plus precieuse et plus blanche que toutes les autres,--reposait, confiee a ma garde. Jamais le ciel ne m'avait paru si profond, les etoiles si brillantes... Tout a coup, la claire-voie du _parc_ s'ouvrit et la belle Stephanette parut. Elle ne pouvait pas dormir. Les betes faisaient crier la paille en remuant, ou belaient dans leurs reves. Elle aimait mieux venir pres du feu. Voyant cela, je lui jetai ma peau de bique sur les epaules, j'activai la flamme, et nous restames assis l'un pres de l'autre sans parler. Si vous avez jamais passe la nuit a la belle etoile, vous savez qu'a l'heure ou nous dormons, un monde mysterieux s'eveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les etangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement; et il y a dans l'air des frolements, des bruits imperceptibles, comme si l'on entendait les branches grandir, l'herbe pousser. Le jour, c'est la vie des etres; mais la nuit, c'est la vie des choses. Quand on n'en a pas l'habitude, ca fait peur... Aussi notre demoiselle etait toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long, melancolique, parti de l'etang qui luisait plus bas, monta vers nous en ondulant. Au meme instant une belle etoile filante glissa par-dessus nos tetes dans la meme direction, comme si cette plainte que nous venions d'entendre portait une lumiere avec elle. --Qu'est-ce que c'est? me demanda Stephanette a voix basse. --Une ame qui entre en paradis, maitresse; et je fis le signe de la croix. Elle se signa aussi, et resta un moment la tete en l'air, tres recueillie. Puis elle me dit: --C'est donc vrai, berger, que vous etes sorciers, vous autres? --Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus pres des etoiles, et nous savons ce qui s'y passe mieux que des gens de la plaine. Elle regardait toujours en haut, la tete appuyee dans la main, entouree de la peau de mouton comme un petit patre celeste: --Qu'il y en a! Que c'est beau! Jamais je n'en avais tant vu... Est-ce que tu sais leurs noms, berger? --Mais oui, maitresse... Tenez! juste au-dessus de nous, voila le _Chemin de saint Jacques_ (la voie lactee). Il va de France droit sur l'Espagne. C'est saint Jacques de Galice qui l'a trace pour montrer sa route au brave Charlemagne lorsqu'il faisait la guerre aux Sarrasins[2]. Plus loin, vous avez le _Char des ames_ (la grande Ourse) avec ses quatre essieux resplendissants. Les trois etoiles qui vont devant sont les _Trois betes_, et cette toute petite contre la troisieme c'est le _Charretier_. Voyez-vous tout autour cette pluie d'etoiles qui tombent? ce sont les ames dont le bon Dieu ne veut pas chez lui... Un peu plus bas, voici le _Rateau_ ou les _Trois rois_ (Orion). C'est ce qui nous sert d'horloge, a nous autres. Rien qu'en les regardant, je sais maintenant qu'il est minuit passe. Un peu plus bas, toujours vers le midi, brille _Jean de Milan_, le flambeau des astres (Sirius). Sur cette etoile-la, voici ce que les bergers racontent. Il parait qu'une nuit _Jean de Milan_, avec les _Trois rois_ et la _Poussiniere_ (la Pleiade), furent invites a la noce d'une etoile de leurs amies. La _Poussiniere_, plus pressee, partit, dit-on, la premiere, et prit le chemin haut. Regardez-la, la-haut, tout au fond du ciel. Les _Trois rois_ couperent plus bas et la rattraperent; mais ce paresseux de _Jean de Milan_, qui avait dormi trop tard, resta tout a fait derriere, et furieux, pour les arreter, leur jeta son baton. C'est pourquoi les _Trois rois_ s'appellent aussi le _Baton de Jean de Milan_... Mais la plus belle de toutes les etoiles, maitresse, c'est la notre, c'est l'_Etoile du berger_, qui nous eclaire a l'aube quand nous sortons le troupeau, et aussi le soir quand nous le rentrons. Nous la nommons encore _Maguelonne_, la belle Maguelonne qui court apres _Pierre de Provence_ (Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans. [Note 2: Tous ces details d'astronomie populaire sont traduits de l'_Almanach provencal_ qui se publie en Avignon.] --Comment! berger, il y a donc des mariages d'etoiles? --Mais oui, maitresse. Et comme j'essayais de lui expliquer ce que c'etait que ces mariages, je sentis quelque chose de frais et de fin peser legerement sur mon epaule. C'etait sa tete alourdie de sommeil qui s'appuyait contre moi avec un joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondes. Elle resta ainsi sans bouger jusqu'au moment ou les astres du ciel palirent, effaces par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir, un peu trouble au fond de mon etre, mais saintement protege par cette claire nuit qui ne m'a jamais donne que de belles pensees. Autour de nous, les etoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un grand troupeau; et par moments je me figurais qu'une de ces etoiles, la plus fine, la plus brillante, ayant perdu sa route, etait venue se poser sur mon epaule pour dormir... L'ARLESIENNE Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un _mas_ bati pres de la route au fond d'une grande cour plantee de micocouliers. C'est la vraie maison du _menager_ de Provence, avec ses tuiles rouges, sa large facade brune irregulierement percee, puis tout en haut la girouette du grenier, la poulie pour hisser les meules, et quelques touffes de foin brun qui depassent... Pourquoi cette maison m'avait-elle frappe? Pourquoi ce portail ferme me serrait-il le coeur? Je n'aurais pas pu le dire, et pourtant ce logis me faisait froid. Il y avait trop de silence autour... Quand on passait, les chiens n'aboyaient pas, les pintades s'enfuyaient sans crier... A l'interieur, pas une voix! Rien, pas meme un grelot de mule... Sans les rideaux blancs des fenetres et la fumee qui montait des toits, on aurait cru l'endroit inhabite. Hier, sur le coup de midi, je revenais du village, et, pour eviter le soleil, je longeais les murs de la ferme, dans l'ombre des micocouliers... Sur la route, devant le _mas_, des valets silencieux achevaient de charger une charrette de foin... Le portail etait reste ouvert. Je jetai un regard en passant, et je vis, au fond de la cour, accoude,--la tete dans ses mains,--sur une large table de pierre, un grand vieux tout blanc, avec une veste trop courte et des culottes en lambeaux... Je m'arretai. Un des hommes me dit tout bas: --Chut! c'est le maitre... Il est comme ca depuis le malheur de son fils. A ce moment une femme et un petit garcon, vetus de noir, passerent pres de nous avec de gros paroissiens dores, et entrerent a la ferme. L'homme ajouta: --...La maitresse et Cadet qui reviennent de la messe. Ils y vont tous les jours, depuis que l'enfant s'est tue... Ah! monsieur, quelle desolation!... Le pere porte encore les habits du mort; on ne peut pas les lui faire quitter... Dia! hue! la bete! La charrette s'ebranla pour partir. Moi, qui voulais en savoir plus long, je demandai au voiturier de monter a cote de lui, et c'est la-haut, dans le foin, que j'appris toute cette navrante histoire... * * * * * Il s'appelait Jan. C'etait un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le visage ouvert. Comme il etait tres beau, les femmes le regardaient; mais lui n'en avait qu'une en tete,--une petite Arlesienne, toute en velours et en dentelles, qu'il avait rencontree sur la Lice d'Arles, une fois.--Au _mas_, on ne vit pas d'abord cette liaison avec plaisir. La fille passait pour coquette, et ses parents n'etaient pas du pays. Mais Jan voulait son Arlesienne a toute force. Il disait: --Je mourrai si on ne me la donne pas. Il fallut en passer par la. On decida de les marier apres la moisson. Donc, un dimanche soir, dans la cour du _mas_, la famille achevait de diner. C'etait presque un repas de noces. La fiancee n'y assistait pas, mais on avait bu en son honneur tout le temps... Un homme se presente a la porte, et, d'une voix qui tremble, demande a parler a maitre Esteve, a lui seul. Esteve se leve et sort sur la route. --Maitre, lui dit l'homme, vous allez marier votre enfant a une coquine, qui a ete ma maitresse pendant deux ans. Ce que j'avance, je le prouve: voici des lettres!... Les parents savent tout et me l'avaient promise; mais, depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi... J'aurais cru pourtant qu'apres ca elle ne pouvait pas etre la femme d'un autre. --C'est bien! dit maitre Esteve quand il eut regarde les lettres; entrez boire un verre de muscat. L'homme repond: --Merci! j'ai plus de chagrin que de soif. Et il s'en va. Le pere rentre, impassible; il reprend sa place a table; et le repas s'acheve gaiement... Ce soir-la, maitre Esteve et son fils s'en allerent ensemble dans les champs. Ils resterent longtemps dehors; quand ils revinrent, la mere les attendait encore. --Femme, dit le _menager_, en lui amenant son fils, embrasse-le! il est malheureux... * * * * * Jan ne parla plus de l'Arlesienne. Il l'aimait toujours cependant, et meme plus que jamais, depuis qu'on la lui avait montree dans les bras d'un autre. Seulement il etait trop fier pour rien dire; c'est ce qui le tua, le pauvre enfant!... Quelquefois il passait des journees entieres seul dans un coin, sans bouger. D'autres jours, il se mettait a la terre avec rage et abattait a lui seul le travail de dix journaliers... Le soir venu, il prenait la route d'Arles et marchait devant lui jusqu'a ce qu'il vit monter dans le couchant les clochers greles de la ville. Alors il revenait. Jamais il n'alla plus loin. De le voir ainsi, toujours triste et seul, les gens du _mas_ ne savaient plus que faire. On redoutait un malheur... Une fois, a table, sa mere, en le regardant avec des yeux pleins de larmes, lui dit: --Eh bien! ecoute, Jan, si tu la veux tout de meme, nous te la donnerons... Le pere, rouge de honte, baissait la tete... Jan fit signe que non, et il sortit... A partir de ce jour, il changea sa facon de vivre, affectant d'etre toujours gai, pour rassurer ses parents. On le revit au bal, au cabaret, dans les ferrades. A la vote de Fonvieille, c'est lui qui mena la farandole. Le pere disait: "Il est gueri." La mere, elle, avait toujours des craintes et plus que jamais surveillait son enfant... Jan couchait avec Cadet, tout pres de la magnanerie; la pauvre vieille se fit dresser un lit a cote de leur chambre... Les magnans pouvaient avoir besoin d'elle, dans la nuit. Vint la fete de saint Eloi, patron des menagers. Grande joie au _mas_... Il y eut du chateau-neuf pour tout le monde et du vin cuit comme s'il en pleuvait. Puis des petards, des feux sur l'aire, des lanternes de couleur plein les micocouliers... Vive saint Eloi! On farandola a mort. Cadet brula sa blouse neuve... Jan lui-meme avait l'air content; il voulut faire danser sa mere; la pauvre femme en pleurait de bonheur. A minuit, on alla se coucher. Tout le monde avait besoin de dormir... Jan ne dormit pas, lui. Cadet a raconte depuis que toute la nuit il avait sanglote... Ah! je vous reponds qu'il etait bien mordu, celui-la... * * * * * Le lendemain, a l'aube, la mere entendit quelqu'un traverser sa chambre en courant. Elle eut comme un pressentiment: --Jan, c'est toi? Jan ne repond pas; il est deja dans l'escalier. Vite, vite la mere se leve: --Jan, ou vas-tu? Il monte au grenier; elle monte derriere lui: --Mon fils, au nom du ciel! Il ferme la porte et tire le verrou. --Jan, mon Janet, reponds-moi. Que vas-tu faire? A tatons, de ses vieilles mains qui tremblent, elle cherche le loquet... Une fenetre qui s'ouvre, le bruit d'un corps sur les dalles de la cour, et c'est tout... Il s'etait dit, le pauvre enfant: "Je l'aime trop... Je m'en vais..." Ah! miserables coeurs que nous sommes! C'est un peu fort pourtant que le mepris ne puisse pas tuer l'amour!... Ce matin-la, les gens du village se demanderent qui pouvait crier ainsi, la-bas, du cote du _mas_ d'Esteve... C'etait dans la cour, devant la table de pierre couverte de rosee et de sang, la mere toute nue qui se lamentait, avec son enfant mort sur ses bras. LA MULE DU PAPE De tous les jolis dictons, proverbes ou adages, dont nos paysans de Provence passementent leurs discours, je n'en sais pas un plus pittoresque ni plus singulier que celui-ci. A quinze lieues autour de mon moulin, quand on parle d'un homme rancunier, vindicatif, on dit: "Cet homme-la! mefiez-vous!... il est comme la mule du Pape, qui garde sept ans son coup de pied." J'ai cherche bien longtemps d'ou ce proverbe pouvait venir, ce que c'etait que cette mule papale et ce coup de pied garde pendant sept ans. Personne ici n'a pu me renseigner a ce sujet, pas meme Francet Mamai, mon joueur de fifre, qui connait pourtant son legendaire provencal sur le bout du doigt. Francet pense comme moi qu'il y a la-dessous quelque ancienne chronique du pays d'Avignon; mais il n'en a jamais entendu parler autrement que par le proverbe... --Vous ne trouverez cela qu'a la bibliotheque des Cigales, m'a dit le vieux fifre en riant. L'idee m'a paru bonne, et comme la bibliotheque des Cigales est a ma porte, je suis alle m'y enfermer pendant huit jours. C'est une bibliotheque merveilleuse, admirablement montee, ouverte aux poetes jour et nuit, et desservie par de petits bibliothecaires a cymbales qui vous font de la musique tout le temps. J'ai passe la quelques journees delicieuses, et, apres une semaine de recherches,--sur le dos,--j'ai fini par decouvrir ce que je voulais, c'est-a-dire l'histoire de ma mule et de ce fameux coup de pied garde pendant sept ans. Le conte en est joli quoique un peu naif, et je vais essayer de vous le dire tel que je l'ai lu hier matin dans un manuscrit couleur du temps qui sentait bon la lavande seche et avait de grands fils de la Vierge pour signets. * * * * * Qui n'a pas vu Avignon du temps des Papes, n'a rien vu. Pour la gaiete, la vie, l'animation, le train des fetes, jamais une ville pareille. C'etaient, du matin au soir, des processions, des pelerinages, les rues jonchees de fleurs, tapissees de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhone, bannieres au vent, galeres pavoisees, les soldats du Pape qui chantaient du latin sur les places, les crecelles des freres queteurs; puis, du haut en bas des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche, c'etait encore le tic tac des metiers a dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l'or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d'harmonie qu'on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses; par la-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu'on entendait ronfler, la-bas, du cote du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu'il danse, il faut qu'il danse; et comme en ce temps-la les rues de la ville etaient trop etroites pour la farandole, fifres et tambourins se postaient sur le pont d'Avignon, au vent frais du Rhone, et jour et nuit l'on y dansait, l'on y dansait... Ah! l'heureux temps! l'heureuse ville! Des hallebardes qui ne coupaient pas; des prisons d'Etat ou l'on mettait le vin a rafraichir. Jamais de disette; jamais de guerre... Voila comment les Papes du Comtat savaient gouverner leur peuple; voila pourquoi leur peuple les a tant regrettes!... Il y en a un surtout, un bon vieux, qu'on appelait Boniface... Oh! celui-la, que de larmes on a versees en Avignon quand il est mort! C'etait un prince si aimable, si avenant! Il vous riait si bien du haut de sa mule! Et quand vous passiez pres de lui,--fussiez-vous un pauvre petit tireur de garance ou le grand viguier de la ville,--il vous donnait sa benediction si poliment! Un vrai pape d'Yvetot, mais d'un Yvetot de Provence, avec quelque chose de fin dans le rire, un brin de marjolaine a sa barrette, et pas la moindre Jeanneton... La seule Jeanneton qu'on lui ait jamais connue, a ce bon pere, c'etait sa vigne,--une petite vigne qu'il avait plantee lui-meme, a trois lieues d'Avignon, dans les myrtes de Chateau-Neuf. Tous les dimanches, en sortant de vepres, le digne homme allait lui faire sa cour; et quand il etait la-haut, assis au bon soleil, sa mule pres de lui, ses cardinaux tout autour etendus aux pieds des souches, alors il faisait deboucher un flacon de vin du cru,--ce beau vin, couleur de rubis qui s'est appele depuis le Chateau-Neuf des Papes, --et il le degustait par petits coups, en regardant sa vigne d'un air attendri. Puis, le flacon vide, le jour tombant, il rentrait joyeusement a la ville, suivi de tout son chapitre; et, lorsqu'il passait sur le pont d'Avignon, au milieu des tambours et des farandoles, sa mule, mise en train par la musique, prenait un petit amble sautillant, tandis que lui-meme il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui scandalisait fort ses cardinaux, mais faisait dire a tout le peuple: "Ah! le bon prince! Ah! le brave pape!" * * * * * Apres sa vigne de Chateau-Neuf, ce que le pape aimait le plus au monde, c'etait sa mule. Le bonhomme en raffolait de cette bete-la. Tous les soirs avant de se coucher il allait voir si son ecurie etait bien fermee, si rien ne manquait dans sa mangeoire, et jamais il ne se serait leve de table sans faire preparer sous ses yeux un grand bol de vin a la francaise, avec beaucoup de sucre et d'aromates, qu'il allait lui porter lui-meme, malgre les observations de ses cardinaux... Il faut dire aussi que la bete en valait la peine. C'etait une belle mule noire mouchetee de rouge, le pied sur, le poil luisant, la croupe large et pleine, portant fierement sa petite tete seche toute harnachee de pompons, de noeuds, de grelots d'argent, de bouffettes; avec cela douce comme un ange, l'oeil naif, et deux longues oreilles, toujours en branle, qui lui donnaient l'air bon enfant... Tout Avignon la respectait, et, quand elle allait dans les rues, il n'y avait pas de bonnes manieres qu'on ne lui fit; car chacun savait que c'etait le meilleur moyen d'etre bien en cour, et qu'avec son air innocent, la mule du Pape en avait mene plus d'un a la fortune, a preuve Tistet Vedene et sa prodigieuse aventure. Ce Tistet Vedene etait, dans le principe, un effronte galopin, que son pere, Guy Vedene, le sculpteur d'or, avait ete oblige de chasser de chez lui, parce qu'il ne voulait rien faire et debauchait les apprentis. Pendant six mois, on le vit trainer sa jaquette dans tous les ruisseaux d'Avignon, mais principalement du cote de la maison papale; car le drole avait depuis longtemps son idee sur la mule du Pape, et vous allez voir que c'etait quelque chose de malin... Un jour que Sa Saintete se promenait toute seule sous les remparts avec sa bete, voila mon Tistet qui l'aborde, et lui dit en joignant les mains, d'un air d'admiration: --Ah mon Dieu! grand Saint-Pere, qu'elle brave mule vous avez la!... Laissez un peu que je la regarde... Ah! mon Pape, la belle mule!... L'empereur d'Allemagne n'en a pas une pareille. Et il la caressait, et il lui parlait doucement comme a une demoiselle: --Venez ca, mon bijou, mon tresor, ma perle fine... Et le bon Pape, tout emu, se disait dans lui-meme: --Quel bon petit garconnet!... Comme il est gentil avec ma mule! Et puis le lendemain savez-vous ce qui arriva? Tistet Vedene troqua sa vieille jaquette jaune contre une belle aube en dentelles, un camail de soie violette, des souliers a boucles, et il entra dans la maitrise du Pape, ou jamais avant lui on n'avait recu que des fils de nobles et des neveux de cardinaux... Voila ce que c'est que l'intrigue!... Mais Tistet ne s'en tint pas la. Une fois au service du Pape, le drole continua le jeu qui lui avait si bien reussi. Insolent avec tout le monde, il n'avait d'attentions ni de prevenances que pour la mule, et toujours on le rencontrait par les cours du palais avec une poignee d'avoine ou une bottelee de sainfoin, dont il secouait gentiment les grappes roses en regardant le balcon du Saint-Pere, d'un air de dire: "Hein!... pour qui ca?..." Tant et tant qu'a la fin le bon Pape, qui se sentait devenir vieux, en arriva a lui laisser le soin de veiller sur l'ecurie et de porter a la mule son bol de vin a la francaise; ce qui ne faisait pas rire les cardinaux. * * * * * Ni la mule non plus, cela ne la faisait pas rire... Maintenant, a l'heure de son vin, elle voyait toujours arriver chez elle cinq ou six petits clercs de maitrise qui se fourraient vite dans la paille avec leur camail et leurs dentelles; puis, au bout d'un moment, une bonne odeur chaude de caramel et d'aromates emplissait l'ecurie, et Tistet Vedene apparaissait portant avec precaution le bol de vin a la francaise. Alors le martyre de la pauvre bete commencait. Ce vin parfume qu'elle aimait tant, qui lui tenait chaud, qui lui mettait des ailes, on avait la cruaute de le lui apporter, la, dans sa mangeoire, de le lui faire respirer; puis, quand elle en avait les narines pleines, passe, je t'ai vu! La belle liqueur de flamme rose s'en allait toute dans le gosier de ces garnements... Et encore, s'ils n'avaient fait que lui voler son vin; mais c'etaient comme des diables, tous ces petits clercs, quand ils avaient bu!... L'un lui tirait les oreilles, l'autre la queue; Quiquet lui montait sur le dos, Beluguet lui essayait sa barrette, et pas un de ces galopins ne songeait que d'un coup de reins ou d'une ruade la brave bete aurait pu les envoyer tous dans l'etoile polaire, et meme plus loin... Mais non! On n'est pas pour rien la mule du Pape, la mule des benedictions et des indulgences... Les enfants avaient beau faire, elle ne se fachait pas; et ce n'etait qu'a Tistet Vedene qu'elle en voulait... Celui-la, par exemple, quand elle le sentait derriere elle, son sabot lui demangeait, et vraiment il y avait bien de quoi. Ce vaurien de Tistet lui jouait de si vilains tours! Il avait de si cruelles inventions apres boire!... Est-ce qu'un jour il ne s'avisa pas de la faire monter avec lui au clocheton de la maitrise, la-haut, tout la-haut, a la pointe du palais!... Et ce que je vous dis la n'est pas un conte, deux cent mille Provencaux l'ont vu. Vous figurez-vous la terreur de cette malheureuse mule, lorsque, apres avoir tourne pendant une heure a l'aveuglette dans un escalier en colimacon et grimpe je ne sais combien de marches, elle se trouva tout a coup sur une plate-forme eblouissante de lumiere, et qu'a mille pieds au-dessous d'elle elle apercut tout un Avignon fantastique, les baraques du marche pas plus grosses que des noisettes, les soldats du Pape devant leur caserne comme des fourmis rouges, et la-bas, sur un fil d'argent, un petit pont microscopique ou l'on dansait, ou l'on dansait... Ah! pauvre bete! quelle panique! Du cri qu'elle en poussa, toutes les vitres du palais tremblerent. --Qu'est ce qu'il y a? qu'est-ce qu'on lui fait? s'ecria le bon Pape en se precipitant sur son balcon. Tistet Vedene etait deja dans la cour, faisant mine de pleurer et de s'arracher les cheveux: --Ah! grand Saint-Pere, ce qu'il y a! Il y a que votre mule... Mon Dieu! qu'allons-nous devenir? Il y a que votre mule est montee dans le clocheton... --Toute seule??? --Oui, grand Saint-Pere, toute seule... Tenez! regardez-la, la-haut... Voyez-vous le bout de ses oreilles qui passe?... On dirait deux hirondelles... --Misericorde! fit le pauvre Pape en levant les yeux... Mais elle est donc devenue folle! Mais elle va se tuer... Veux-tu bien descendre, malheureuse!... Pecaire! elle n'aurait pas mieux demande, elle, que de descendre...; mais par ou? L'escalier, il n'y fallait pas songer: ca se monte encore, ces choses-la; mais, a la descente, il y aurait de quoi se rompre cent fois les jambes... Et la pauvre mule se desolait, et, tout en rodant sur la plate-forme avec ses gros yeux pleins de vertige, elle pensait a Tistet Vedene: --Ah! bandit, si j'en rechappe... quel coup de sabot demain matin! Cette idee de coup de sabot lui redonnait un peu de coeur au ventre; sans cela elle n'aurait pas pu se tenir... Enfin on parvint a la tirer de la-haut; mais ce fut toute une affaire. Il fallut la descendre avec un cric, des cordes, une civiere. Et vous pensez quelle humiliation pour la mule d'un pape de se voir pendue a cette hauteur, nageant des pattes dans le vide comme un hanneton au bout d'un fil. Et tout Avignon qui la regardait. La malheureuse bete n'en dormit pas de la nuit. Il lui semblait toujours qu'elle tournait sur cette maudite plate-forme, avec les rires de la ville au-dessous, puis elle pensait a cet infame Tistet Vedene et au joli coup de sabot qu'elle allait lui detacher le lendemain matin. Ah! mes amis, quel coup de sabot! De Pamperigouste on en verrait la fumee... Or, pendant qu'on lui preparait celle belle reception a l'ecurie, savez-vous ce que faisait Tistet Vedene? Il descendait le Rhone en chantant sur une galere papale et s'en allait a la cour de Naples avec la troupe de jeunes nobles que la ville envoyait tous les ans pres de la reine Jeanne pour s'exercer a la diplomatie et aux belles manieres. Tistet n'etait pas noble: mais le Pape tenait a le recompenser des soins qu'il avait donnes a sa bete, et principalement de l'activite qu'il venait de deployer pendant la journee du sauvetage. C'est la mule qui fut desappointee le lendemain! --Ah! le bandit! il s'est doute de quelque chose!... pensait-elle en secouant ses grelots avec fureur...; mais c'est egal, va, mauvais! tu le retrouveras au retour, ton coup de sabot..., je te le garde! Et elle le lui garda. Apres le depart de Tistet, la mule du Pape retrouva son train de vie tranquille et ses allures d'autrefois. Plus de Quiquet, plus de Beluguet a l'ecurie. Les beaux jours du vin a la francaise etaient revenus, et avec eux la bonne humeur, les longues siestes, et le petit pas de gavotte quand elle passait sur le pont d'Avignon. Pourtant, depuis son aventure, on lui marquait toujours un peu de froideur dans la ville. Il y avait des chuchotements sur sa route; les vieilles gens hochaient la tete, les enfants riaient en se montrant le clocheton. Le bon Pape lui-meme n'avait plus autant de confiance en son amie, et, lorsqu'il se laissait aller a faire un petit somme sur son dos, le dimanche, en revenant de la vigne, il gardait toujours cette arriere-pensee: "Si j'allais me reveiller la-haut, sur la plateforme!" La mule voyait cela et elle en souffrait, sans rien dire; seulement, quand on prononcait le nom de Tistet Vedene devant elle, ses longues oreilles fremissaient, et elle aiguisait avec un petit rire le fer de ses sabots sur le pave... Sept ans se passerent ainsi; puis, au bout de ces sept annees, Tistet Vedene revint de la cour de Naples. Son temps n'etait pas encore fini la-bas; mais il avait appris que le premier moutardier du Pape venait de mourir subitement en Avignon, et, comme la place lui semblait bonne, il etait arrive en grande hate pour se mettre sur les rangs. Quand cet intrigant de Vedene entra dans la salle du palais, le Saint-Pere eut peine a le reconnaitre, tant il avait grandi et pris du corps. Il faut dire aussi que le bon Pape s'etait fait vieux de son cote, et qu'il n'y voyait pas bien sans besicles. Tistet ne s'intimida pas. --Comment! grand Saint-Pere, vous ne me reconnaissez plus?... C'est moi, Tistet Vedene!... --Vedene?... --Mais oui, vous savez bien... celui qui portait le vin francais a votre mule. --Ah! oui... oui... je me rappelle... Un bon petit garconnet, ce Tistet Vedene!... Et maintenant, qu'est-ce qu'il veut de nous? --Oh! peu de chose, grand Saint-Pere... Je venais vous demander... A propos, est-ce que vous l'avez toujours, votre mule? Et elle va bien?... Ah! tant mieux!... Je venais vous demander la place du premier moutardier qui vient de mourir. --Premier moutardier, toi!... Mais tu es trop jeune. Quel age as-tu donc? --Vingt ans deux mois, illustre pontife, juste cinq ans de plus que votre mule... Ah! palme de Dieu, la brave bete!... Si vous saviez comme je l'aimais cette mule-la... comme je me suis langui d'elle en Italie!... Est-ce que vous ne me la laisserez pas voir? --Si, mon enfant, tu la verras, fit le bon Pape tout emu... Et puisque tu l'aimes tant, cette brave bete, je ne veux plus que tu vives loin d'elle. Des ce jour, je t'attache a ma personne en qualite de premier moutardier... Mes cardinaux crieront, mais tant pis! j'y suis habitue... Viens nous trouver demain, a la sortie de vepres, nous te remettrons les insignes de ton grade en presence de notre chapitre, et puis... je te menerai voir la mule, et tu viendras a la vigne avec nous deux... he! he! Allons! va... Si Tistet Vedene etait content en sortant de la grande salle, avec quelle impatience il attendit la ceremonie du lendemain, je n'ai pas besoin de vous le dire. Pourtant il y avait dans le palais quelqu'un de plus heureux encore et de plus impatient que lui: c'etait la mule. Depuis le retour de Vedene jusqu'aux vepres du jour suivant, la terrible bete ne cessa de se bourrer d'avoine et de tirer au mur avec ses sabots de derriere. Elle aussi se preparait pour la ceremonie... Et donc, le lendemain, lorsque vepres furent dites, Tistet Vedene fit son entree dans la cour du palais papal. Tout le haut clerge etait la, les cardinaux en robes rouges, l'avocat du diable en velours noir, les abbes de couvent avec leurs petites mitres, les marguilliers de Saint-Agrico, les camails violets de la maitrise, le bas clerge aussi, les soldats du Pape en grand uniforme, les trois confreries de penitents, les ermites du mont Ventoux avec leurs mines farouches et le petit clerc qui va derriere en portant la clochette, les freres flagellants nus jusqu'a la ceinture, les sacristains fleuris en robes de juges, tous, tous, jusqu'aux donneurs d'eau benite, et celui qui allume, et celui qui eteint... il n'y en avait pas un qui manquat... Ah! c'etait une belle ordination! Des cloches, des petards, du soleil, de la musique, et toujours ces enrages de tambourins qui menaient la danse, la-bas, sur le pont d'Avignon... Quand Vedene parut au milieu de l'assemblee, sa prestance et sa belle mine y firent courir un murmure d'admiration. C'etait un magnifique Provencal, mais des blonds, avec de grands cheveux frises au bout et une petite barbe follette qui semblait prise aux copeaux de fin metal tombe du burin de son pere, le sculpteur d'or. Le bruit courait que dans cette barbe blonde les doigts de la reine Jeanne avaient quelquefois joue; et le sire de Vedene avait bien, en effet, l'air glorieux et le regard distrait des hommes que les reines ont aimes... Ce jour-la, pour faire honneur a sa nation, il avait remplace ses vetements napolitains par une jaquette bordee de rose a la Provencale, et sur son chaperon tremblait une grande plume d'ibis de Camargue. Sitot entre, le premier moutardier salua d'un air galant, et se dirigea vers le haut perron, ou le Pape l'attendait pour lui remettre les insignes de son grade: la cuiller de buis jaune et l'habit de safran. La mule etait au bas de l'escalier, toute harnachee et prete a partir pour la vigne... Quand il passa pres d'elle, Tistet Vedene eut un bon sourire et s'arreta pour lui donner deux ou trois petites tapes amicales sur le dos, en regardant du coin de l'oeil si le Pape le voyait. La position etait bonne... La mule prit son elan: --Tiens! attrape, bandit! Voila sept ans que je te le garde! Et elle vous lui detacha un coup de sabot si terrible, si terrible, que de Pamperigouste meme on en vit la fumee, un tourbillon de fumee blonde ou voltigeait une plume d'ibis; tout ce qui restait de l'infortune Tistet Vedene!... Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants d'ordinaire; mais celle-ci etait une mule papale; et puis, pensez donc! elle le lui gardait depuis sept ans... Il n'y a pas de plus bel exemple de rancune ecclesiastique. LE PHARE DES SANGUINAIRES Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral etait en colere, et les eclats de sa grande voix m'ont tenu eveille jusqu'au matin. Balancant lourdement ses ailes mutilees qui sifflaient a la bise comme les agres d'un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s'envolaient de sa toiture en deroute. Au loin, les pins serres dont la colline est couverte s'agitaient et bruissaient dans l'ombre. On se serait cru en pleine mer... Cela m'a rappele tout a fait mes belles insomnies d'il y a trois ans, quand j'habitais le phare des Sanguinaires, la-bas, sur la cote corse, a l'entree du golfe d'Ajaccio. Encore un joli coin que j'avais trouve la pour rever et pour etre seul. Figurez-vous une ile rougeatre et d'aspect farouche; le phare a une pointe, a l'autre une vieille tour genoise ou, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes; puis, des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chevres sauvages, de petits chevaux corses gambadant la criniere au vent; enfin la-haut, tout en haut, dans un tourbillon d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maconnerie blanche, ou les gardiens se promenent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne a facettes qui flambe au soleil et fait de la lumiere meme pendant le jour... Voila l'ile des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit, en entendant ronfler mes pins. C'etait dans cette ile enchantee qu'avant d'avoir un moulin j'allais m'enfermer quelquefois, lorsque j'avais besoin de grand air et de solitude. Ce que je faisais? Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras de l'eau, au milieu des goelands, des merles, des hirondelles, et j'y restais presque tout le jour dans cette espece de stupeur et d'accablement delicieux que donne la contemplation de la mer. Vous connaissez, n'est-ce pas, cette jolie griserie de l'ame? On ne pense pas, on ne reve pas non plus. Tout votre etre vous echappe, s'envole, s'eparpille. On est la mouette qui plonge, la poussiere d'ecume qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumee blanche de ce paquebot qui s'eloigne, ce petit corailleur a voile rouge, cette perle d'eau, ce flocon de brume, tout excepte soi-meme... Oh! que j'en ai passe dans mon ile de ces belles heures de demi-sommeil et d'eparpillement!... Les jours de grand vent, le bord de l'eau n'etant pas tenable, je m'enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour melancolique, toute embaumee de romarin et d'absinthe sauvage, et la, blotti contre un pan de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d'abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes. De temps en temps un battement de porte, un bond leger dans l'herbe... c'etait une chevre qui venait brouter a l'abri du vent. En me voyant, elle s'arretait interdite, et restait plantee devant moi, l'air vif, la corne haute, me regardant d'un oeil enfantin... Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m'appelait pour diner. Je prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant a pic au-dessus de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant a chaque pas sur cet immense horizon d'eau et de lumiere qui semblait s'elargir a mesure que je montais. * * * * * La-haut c'etait charmant. Je vois encore cette belle salle a manger a larges dalles, a lambris de chene, la bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui entrait... Les gardiens etaient la, m'attendant pour se mettre a table. Il y en avait trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits, barbus, le meme visage tanne, crevasse, le meme _pelone_ (caban) en poil de chevre, mais d'allure et d'humeur entierement opposees. A la facon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la difference des deux races. Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affaire, toujours en mouvement, courait l'ile du matin au soir, jardinant, pechant, ramassant des oeufs de _gouailles_, s'embusquant dans le maquis pour traire une chevre au passage; et toujours quelque aioli ou quelque bouillabaisse en train. Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s'occupaient absolument de rien; ils se consideraient comme des fonctionnaires, et passaient toutes leurs journees dans la cuisine a jouer d'interminables parties de _scopa_, ne s'interrompant que pour rallumer leurs pipes d'un air grave et hacher avec des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes feuilles de tabac vert... Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples, naifs, et pleins de prevenances pour leur hote, quoique au fond il dut leur paraitre un monsieur bien extraordinaire... Pensez donc! venir s'enfermer au phare pour son plaisir!... Eux qui trouvent les journees si longues, et qui sont si heureux quand c'est leur tour d'aller a terre... Dans la belle saison, ce grand bonheur leur arrive tous les mois. Dix jours de terre pour trente jours de phare, voila le reglement; mais avec l'hiver et les gros temps, il n'y a plus de reglement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les Sanguinaires sont blanches d'ecume, et les gardiens de service restent bloques deux ou trois mois de suite, quelquefois meme dans de terribles conditions. --Voici ce qui m'est arrive, a moi, monsieur,--me contait un jour le vieux Bartoli, pendant que nous dinions,--voici ce qui m'est arrive il y a cinq ans, a cette meme table ou nous sommes, un soir d'hiver, comme maintenant. Ce soir-la, nous n'etions que deux dans le phare, moi et un camarade qu'on appelait Tcheco... Les autres etaient a terre, malades, en conge, je ne sais plus... Nous finissions de diner, bien tranquilles... Tout a coup, voila mon camarade qui s'arrete de manger, me regarde un moment avec de droles d'yeux, et, pouf! tombe sur la table, les bras en avant. Je vais a lui, je le secoue, je l'appelle: "--Oh! Tche!... Oh Tche!... "Rien! il etait mort... Vous jugez quelle emotion! Je restai plus d'une heure stupide et tremblant devant ce cadavre, puis, subitement cette idee me vient: "Et le phare!" Je n'eus que le temps de monter dans la lanterne et d'allumer. La nuit etait deja la... Quelle nuit, monsieur! La mer, le vent, n'avaient plus leurs voix naturelles. A tout moment il me semblait que quelqu'un m'appelait dans l'escalier... Avec cela une fievre, une soif! Mais vous ne m'auriez pas fait descendre... j'avais trop peur du mort. Pourtant, au petit jour, le courage me revint un peu. Je portai mon camarade sur son lit; un drap dessus, un bout de priere, et puis vite aux signaux d'alarme. "Malheureusement, la mer etait trop grosse; j'eus beau appeler, appeler, personne ne vint... Me voila seul dans le phare avec mon pauvre Tcheco, et Dieu sait pour combien de temps... J'esperais pouvoir le garder pres de moi jusqu'a l'arrivee du bateau; mais au bout de trois jours ce n'etait plus possible... Comment faire? le porter dehors? l'enterrer? La roche etait trop dure, et il y a tant de corbeaux dans l'ile. C'etait pitie de leur abandonner ce chretien. Alors je songeai a le descendre dans une des logettes du lazaret... Ca me prit tout une apres-midi cette triste corvee-la, et je vous reponds qu'il m'en fallut, du courage... Tenez! monsieur, encore aujourd'hui, quand je descends ce cote de l'ile par une apres-midi de grand vent, il me semble que j'ai toujours le mort sur les epaules... Pauvre vieux Bartoli! La sueur lui en coulait sur le front, rien que d'y penser. * * * * * Nos repas se passaient ainsi a causer longuement: le phare, la mer, des recits de naufrages, des histoires de bandits corses... Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque a tranche rouge, toute la bibliotheque des Sanguinaires, et disparaissait par le fond. Au bout d'un moment, c'etait dans tout le phare un fracas de chaines, de poulies, de gros poids d'horloges qu'on remontait. Moi, pendant ce temps, j'allais m'asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, deja tres bas, descendait vers l'eau de plus en plus vite, entrainant tout l'horizon apres lui. Le vent fraichissait, l'ile devenait violette. Dans le ciel, pres de moi, un gros oiseau passait lourdement: c'etait l'aigle de la tour genoise qui rentrait... Peu a peu la brume de mer montait. Bientot on ne voyait plus que l'ourlet blanc de l'ecume autour de l'ile... Tout a coup, au-dessus de ma tete, jaillissait un grand flot de lumiere douce. Le phare etait allume. Laissant toute l'ile dans l'ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j'etais la perdu dans la nuit, sous ces grandes ondes lumineuses qui m'eclaboussaient a peine en passant... Mais le vent fraichissait encore. Il fallait rentrer. A tatons, je fermais la grosse porte, j'assurais les barres de fer; puis, toujours tatonnant, je prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas, et j'arrivais au sommet du phare. Ici, par exemple, il y en avait de la lumiere. Imaginez une lampe carcel gigantesque a six rangs de meches, autour de laquelle pivotent lentement les parois de la lanterne, les unes remplies par une enorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand vitrage immobile qui met la flamme a l'abri du vent... En entrant j'etais ebloui. Ces cuivres, ces etains, ces reflecteurs de metal blanc, ces murs de cristal bombe qui tournaient, avec des grands cercles bleuatres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumieres, me donnait un moment de vertige. Peu a peu, cependant, mes yeux s'y faisaient, et je venais m'asseoir au pied meme de la lampe, a cote du gardien qui lisait son Plutarque a haute voix, de peur de s'endormir... Au dehors, le noir, l'abime. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme un fou, en hurlant. Le phare craque, la mer ronfle. A la pointe de l'ile, sur les brisants, les lames font comme des coups de canon... Par moments un doigt invisible frappe aux carreaux: quelque oiseau de nuit, que la lumiere attire, et qui vient se casser la tete contre le cristal... Dans la lanterne etincelante et chaude, rien que le crepitement de la flamme, le bruit de l'huile qui s'egoutte, de la chaine qui se devide; et une voix monotone psalmodiant la vie de Demetrius de Phalere... * * * * * A minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d'oeil a ses meches, et nous descendions. Dans l'escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux; on lui passait la gourde, le Plutarque... Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, toute encombree de chaines, de gros poids, de reservoirs d'etain, de cordages, et la, a la lueur de sa petite lampe, le gardien ecrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert: _Minuit. Grosse mer. Tempete. Navire au large._ L'AGONIE DE LA SEMILLANTE Puisque le mistral de l'autre nuit nous a jetes sur la cote corse, laissez-moi vous raconter une terrible histoire de mer dont les pecheurs de la-bas parlent souvent a la veillee, et sur laquelle le hasard m'a fourni des renseignements fort curieux. ...Il y a deux ou trois ans de cela. Je courais la mer de Sardaigne en compagnie de sept ou huit matelots douaniers. Rude voyage pour un novice! De tout le mois de mars, nous n'eumes pas un jour de bon. Le vent d'est s'etait acharne apres nous, et la mer ne decolerait pas. Un soir que nous fuyions devant la tempete, notre bateau vint se refugier a l'entree du detroit de Bonifacio, au milieu d'un massif de petites iles... Leur aspect n'avait rien d'engageant: grands rocs peles, couverts d'oiseaux, quelques touffes d'absinthe, des maquis de lentisques, et, ca et la, dans la vase, des pieces de bois en train de pourrir: mais, ma foi, pour passer la nuit, ces roches sinistres valaient encore mieux que le rouf d'une vieille barque a demi pontee, ou la lame entrait comme chez elle, et nous nous en contentames. A peine debarques, tandis que les matelots allumaient du feu pour la bouillabaisse, le patron m'appela, et, me montrant un petit enclos de maconnerie blanche perdu dans la brume au bout de l'ile: --Venez-vous au cimetiere? me dit-il. --Un cimetiere, patron Lionetti! Ou sommes-nous donc? --Aux iles Lavezzi, monsieur. C'est ici que sont enterres les six cents hommes de la _Semillante_, a l'endroit meme ou leur fregate s'est perdue, il y a dix ans... Pauvres gens! ils ne recoivent pas beaucoup de visites; c'est bien le moins que nous allions leur dire bonjour, puisque nous voila... --De tout mon coeur, patron. * * * * * Qu'il etait triste le cimetiere de la _Semillante_!... Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte de fer, rouillee, dure a ouvrir, sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires cachees par l'herbe... Pas une couronne d'immortelles, pas un souvenir! rien... Ah! les pauvres morts abandonnes, comme ils doivent avoir froid dans leur tombe de hasard! Nous restames la un moment, agenouilles. Le patron priait a haute voix. D'enormes goelands, seuls gardiens du cimetiere, tournoyaient sur nos tetes et melaient leurs cris rauques aux lamentations de la mer. La priere finie, nous revinmes tristement vers le coin de l'ile ou la barque etait amarree. En notre absence, les matelots n'avaient pas perdu leur temps. Nous trouvames un grand feu flambant a l'abri d'une roche, et la marmite qui fumait. On s'assit en rond, les pieds a la flamme, et bientot chacun eut sur ses genoux, dans une ecuelle de terre rouge, deux tranches de pain noir arrosees largement. Le repas fut silencieux: nous etions mouilles, nous avions faim, et puis le voisinage du cimetiere... Pourtant, quand les ecuelles furent videes, on alluma les pipes et on se mit a causer un peu. Naturellement, on parlait de la _Semillante_. --Mais enfin, comment la chose s'est-elle passee? demandai-je au patron, qui, la tete dans ses mains, regardait la flamme d'un air pensif. --Comment la chose s'est passee? me repondit le bon Lionetti avec un gros soupir, helas! monsieur, personne au monde ne pourrait le dire. Tout ce que nous savons, c'est que la _Semillante_ chargee de troupes pour la Crimee, etait partie de Toulon, la veille au soir, avec le mauvais temps. La nuit, ca se gata encore. Du vent, de la pluie, la mer enorme comme on ne l'avait jamais vue... Le matin, le vent tomba un peu, mais la mer etait toujours dans tous ses etats, et avec cela une sacree brume du diable a ne pas distinguer un fanal a quatre pas... Ces brumes-la, monsieur, on ne se doute pas comme c'est traitre... Ca ne fait rien, j'ai idee que la _Semillante_ a du perdre son gouvernail dans la matinee; car, il n'y a pas de brume qui tienne, sans une avarie, jamais le capitaine ne serait venu s'aplatir ici contre. C'etait un rude marin, que nous connaissions tous. Il avait commande la station en Corse pendant trois ans, et savait sa cote aussi bien que moi, qui ne sais pas autre chose. --Et a quelle heure pense-t-on que la _Semillante_ a peri? --Ce doit etre a midi; oui, monsieur, en plein midi... Mais dame! avec la brume de mer, ce plein midi-la ne valait guere mieux qu'une nuit noire comme la gueule d'un loup... Un douanier de la cote m'a raconte que ce jour-la, vers onze heures et demie, etant sorti de sa maisonnette pour rattacher ses volets, il avait eu sa casquette emportee d'un coup de vent, et qu'au risque d'etre enleve lui-meme par la lame, il s'etait mis a courir apres, le long du rivage, a quatre pattes. Vous comprenez! les douaniers ne sont pas riches, et une casquette, ca coute cher. Or il paraitrait qu'a un moment notre homme, en relevant la tete, aurait apercu tout pres de lui, dans la brume, un gros navire a sec de toiles qui fuyait sous le vent du cote des iles Lavezzi. Ce navire allait si vite, si vite, que le douanier n'eut guere le temps de bien voir. Tout fait croire cependant que c'etait la _Semillante_, puisque une demi-heure apres le berger des iles a entendu sur ces roches... Mais precisement voici le berger dont je vous parle, monsieur; il va vous conter la chose lui-meme... Bonjour, Palombo!... viens te chauffer un peu; n'aie pas peur. Un homme encapuchonne, que je voyais roder depuis un moment autour de notre feu et que j'avais pris pour quelqu'un de l'equipage, car j'ignorais qu'il y eut un berger dans l'ile, s'approcha de nous craintivement. C'etait un vieux lepreux, aux trois quarts idiot, atteint de je ne sais quel mal scorbutique qui lui faisait de grosses levres lippues, horribles a voir. On lui expliqua a grand'-peine de quoi il s'agissait. Alors, soulevant du doigt sa levre malade, le vieux nous raconta qu'en effet, le jour en question, vers midi, il entendit de sa cabane un craquement effroyable sur les roches. Comme l'ile etait toute couverte d'eau, il n'avait pas pu sortir, et ce fut le lendemain seulement qu'en ouvrant sa porte il avait vu le rivage encombre de debris et de cadavres laisses la par la mer. Epouvante, il s'etait enfui en courant vers sa barque, pour aller a Bonifacio chercher du monde. Fatigue d'en avoir tant dit, le berger s'assit, et le patron reprit la parole: --Oui, monsieur, c'est ce pauvre vieux qui est venu nous prevenir. Il etait presque fou de peur; et, de l'affaire, sa cervelle en est restee detraquee. Le fait est qu'il y avait de quoi... Figurez-vous six cents cadavres, en tas sur le sable, pele-mele avec les eclats de bois et les lambeaux de toile... Pauvre _Semillante!_... la mer l'avait broyee du coup, et si bien mise en miettes que dans tous ses debris le berger Palombo n'a trouve qu'a grand'peine de quoi faire une palissade autour de sa hutte... Quant aux hommes, presque tous defigures, mutiles affreusement... c'etait pitie de les voir accroches les uns aux autres, par grappes... Nous trouvames le capitaine en grand costume, l'aumonier son etole au cou; dans un coin, entre deux roches, un petit mousse, les yeux ouverts... on aurait cru qu'il vivait encore; mais non! Il etait dit que pas un n'en rechapperait... Ici le patron s'interrompit: --Attention, Nardi! cria-t-il, le feu s'eteint. Nardi jeta sur la braise deux ou trois morceaux de planches goudronnees qui s'enflammerent, et Lionetti continua: --Ce qu'il y a de plus triste dans cette histoire, le voici... Trois semaines avant le sinistre, une petite corvette, qui allait en Crimee comme la _Semillante_, avait fait naufrage de la meme facon, presque au meme endroit; seulement, cette fois-la, nous etions parvenus a sauver l'equipage et vingt soldats du train qui se trouvaient a bord... Ces pauvres tringlos n'etaient pas a leur affaire, vous pensez! On les emmena a Bonifacio et nous les gardames pendant deux jours avec nous, a la _marine_... Une fois bien secs et remis sur pied bonsoir! bonne chance! ils retournerent a Toulon, ou, quelque temps apres, on les embarqua de nouveau pour la Crimee... Devinez sur quel navire!... Sur la _Semillante_, monsieur... Nous les avons retrouves tous, tous les vingt, couches parmi les morts, a la place ou nous sommes... Je relevai moi-meme un joli brigadier a fines moustaches, un blondin de Paris, que j'avais couche a la maison et qui nous avait fait rire tout le temps avec ses histoires... De le voir la, ca me creva le coeur... Ah! Santa Madre!... La-dessus, le brave Lionetti, tout emu, secoua les cendres de sa pipe et se roula dans son caban en me souhaitant la bonne nuit... Pendant quelque temps encore, les matelots causerent entre eux a demi-voix... Puis, l'une apres l'autre, les pipes s'eteignirent... On ne parla plus... Le vieux berger s'en alla... Et je restai seul a rever au milieu de l'equipage endormi. * * * * * Encore sous l'impression du lugubre recit que je venais d'entendre, j'essayais de reconstruire dans ma pensee le pauvre navire defunt et l'histoire de cette agonie dont les goelands ont ete seuls temoins. Quelques details qui m'avaient frappe, le capitaine en grand costume, l'etole de l'aumonier, les vingt soldats du train, m'aidaient a deviner toutes les peripeties du drame... Je voyais la fregate partant de Toulon dans la nuit... Elle sort du port. La mer est mauvaise, le vent terrible; mais on a pour capitaine un vaillant marin, et tout le monde est tranquille a bord... Le matin, la brume de mer se leve. On commence a etre inquiet. Tout l'equipage est en haut. Le capitaine ne quitte pas la dunette... Dans l'entre-pont, ou les soldats sont renfermes, il fait noir; l'atmosphere est chaude. Quelques-uns sont malades, couches sur leurs sacs. Le navire tangue horriblement; impossible de se tenir debout. On cause assis a terre, par groupes, en se cramponnant aux bancs; il faut crier pour s'entendre. Il y en a qui commencent a avoir peur... Ecoutez donc! les naufrages sont frequents dans ces parages-ci; les tringlos sont la pour le dire, et ce qu'ils racontent n'est pas rassurant. Leur brigadier surtout, un Parisien qui blague toujours, vous donne la chair de poule avec ses plaisanteries: --Un naufrage!... mais c'est tres amusant, un naufrage. Nous en serons quittes pour un bain a la glace, et puis on nous menera a Bonifacio, histoire de manger des merles chez le patron Lionetti. Et les tringlos de rire... Tout a coup, un craquement... Qu'est-ce que c'est? Qu'arrive-t-il?... --Le gouvernail vient de partir, dit un matelot tout mouille qui traverse l'entrepont en courant. --Bon voyage! crie cet enrage de brigadier; mais cela ne fait plus rire personne. Grand tumulte sur le pont. La brume empeche de se voir. Les matelots vont et viennent, effrayes, a tatons... Plus de gouvernail! La manoeuvre est impossible... La _Semillante_, en derive, file comme le vent... C'est a ce moment que le douanier la voit passer; il est onze heures et demie. A l'avant de la fregate, on entend comme un coup de canon... Les brisants! les brisants!... C'est fini, il n'y a plus d'espoir, on va droit a la cote... Le capitaine descend dans sa cabine... Au bout d'un moment, il vient reprendre sa place sur la dunette,--en grand costume... Il a voulu se faire beau pour mourir. Dans l'entre-pont, les soldats, anxieux, se regardent, sans rien dire... Les malades essayent de se redresser... le petit brigadier ne rit plus... C'est alors que la porte s'ouvre et que l'aumonier parait sur le seuil avec son etole: --A genoux, mes enfants! Tout le monde obeit. D'une voix retentissante, le pretre commence la priere des agonisants. Soudain un choc formidable, un cri, un seul cri, un cri immense, des bras tendus, des mains qui se cramponnent, des regards effares ou la vision de la mort passe comme un eclair... Misericorde!... C'est ainsi que je passai toute la nuit a rever, evoquant, a dix ans de distance, l'ame du pauvre navire dont les debris m'entouraient... Au loin, dans le detroit, la tempete faisait rage; la flamme du bivac se courbait sous la rafale; et j'entendais notre barque danser au pied des roches en faisant crier son amarre. LES DOUANIERS Le bateau l'_Emilie_, de Porto-Vecchio, a bord duquel j'ai fait ce lugubre voyage aux iles Lavezzi, etait une vieille embarcation de la douane, a demi pontee, ou l'on n'avait pour s'abriter du vent, des lames, de la pluie, qu'un petit rouf goudronne, a peine assez large pour tenir une table et deux couchettes. Aussi il fallait voir nos matelots par le gros temps. Les figures ruisselaient, les vareuses trempees fumaient comme du linge a l'etuve, et en plein hiver les malheureux passaient ainsi des journees entieres, meme des nuits, accroupis sur leurs bancs mouilles, a grelotter dans cette humidite malsaine; car on ne pouvait pas allumer de feu a bord, et la rive etait souvent difficile a atteindre... Eh bien, pas un de ces hommes ne se plaignait. Par les temps les plus rudes, je leur ai toujours vu la meme placidite, la meme bonne humeur. Et pourtant quelle triste vie que celle de ces matelots douaniers! Presque tous maries, ayant femme et enfants a terre, ils restent des mois dehors, a louvoyer sur ces cotes si dangereuses. Pour se nourrir, ils n'ont guere que du pain moisi et des oignons sauvages. Jamais de vin, jamais de viande, parce que la viande et le vin coutent cher et qu'ils ne gagnent que cinq cents francs par an! Cinq cents francs par an! vous pensez si la hutte doit etre noire la-bas a la _marine_, et si les enfants doivent aller pieds nus!... N'importe! Tous ces gens-la paraissent contents. Il y avait a l'arriere, devant le rouf, un grand baquet plein d'eau de pluie ou l'equipage venait boire, et je me rappelle que, la derniere gorgee finie, chacun de ces pauvres diables secouait son gobelet avec un "Ah!..." de satisfaction, une expression de bien-etre a la fois comique et attendrissante. Le plus gai, le plus satisfait de tous, etait un petit Bonifacien hale et trapu qu'on appelait Palombo. Celui-la ne faisait que chanter, meme dans les plus gros temps. Quand la lame devenait lourde, quand le ciel assombri et bas se remplissait de gresil, et qu'on etait la tous, le nez en l'air, la main sur l'ecoute, a guetter le coup de vent qui allait venir, alors, dans le grand silence et l'anxiete du bord, la voix tranquille de Palombo commencait: Non, monseigneur, C'est trop d'honneur. Lisette est sa...age, Reste au villa...age... Et la rafale avait beau souffler, faire gemir les agres, secouer et inonder la barque, la chanson du douanier allait son train, balancee comme une mouette a la pointe des vagues. Quelquefois le vent accompagnait trop fort, on n'entendait plus les paroles; mais, entre chaque coup de mer, dans le ruissellement de l'eau qui s'egouttait, le petit refrain revenait toujours: Lisette est sa...age, Reste au villa...age... Un jour, pourtant, qu'il ventait et pleuvait tres fort, je ne l'entendis pas. C'etait si extraordinaire, que je sortis la tete du rouf: --Eh! Palombo, on ne chante donc plus? Palombo ne repondit pas. Il etait immobile, couche sous son banc. Je m'approchai de lui. Ses dents claquaient; tout son corps tremblait de fievre. --Il a une _pountoura_, me dirent ses camarades tristement. Ce qu'ils appellent _pountoura_, c'est un point de cote, une pleuresie. Ce grand ciel plombe, cette barque ruisselante, ce pauvre fievreux roule dans un vieux manteau de caoutchouc qui luisait sous la pluie comme une peau de phoque, je n'ai jamais rien vu de plus lugubre. Bientot le froid, le vent, la secousse des vagues, aggraverent son mal. Le delire le prit; il fallut aborder. Apres beaucoup de temps et d'efforts, nous entrames vers le soir dans un petit port aride et silencieux, qu'animait seulement le vol circulaire de quelques _gouailles_. Tout autour de la plage montaient de hautes roches escarpees, des maquis inextricables d'arbustes verts, d'un vert sombre, sans saison. En bas, au bord de l'eau, une petite maison blanche a volets gris: c'etait le poste de la douane. Au milieu de ce desert, cette batisse de l'Etat, numerotee comme une casquette d'uniforme, avait quelque chose de sinistre. C'est la qu'on descendit le malheureux Palombo. Triste asile pour un malade! Nous trouvames le douanier en train de manger au coin du feu avec sa femme et ses enfants. Tout ce monde-la vous avait des mines haves, jaunes, des yeux agrandis, cercles de fievre. La mere, jeune encore, un nourrisson sur les bras, grelottait en nous parlant. --C'est un poste terrible, me dit tout bas l'inspecteur. Nous sommes obliges de renouveler nos douaniers tous les deux ans. La fievre de marais les mange... Il s'agissait cependant de se procurer un medecin. Il n'y en avait pas avant Sartene, c'est-a-dire a six ou huit lieues de la. Comment faire? Nos matelots n'en pouvaient plus; c'etait trop loin pour envoyer un des enfants. Alors la femme, se penchant dehors, appelant: --Cecco!... Cecco! Et nous vimes entrer un grand gars bien decouple, vrai type de braconnier ou de _banditto_, avec son bonnet de laine brune et son _pelone_ en poils de chevre. En debarquant je l'avais deja remarque, assis devant la porte, sa pipe rouge aux dents, un fusil entre les jambes; mais, je ne sais pourquoi, il s'etait enfui a notre approche. Peut-etre croyait-il que nous avions des gendarmes avec nous. Quand il entra, la douaniere rougit un peu. --C'est mon cousin... nous dit-elle. Pas de danger que celui-la se perde dans le maquis. Puis elle lui parla tout bas, en montrant le malade. L'homme s'inclina sans repondre, sortit, siffla son chien, et le voila parti, le fusil sur l'epaule, sautant de roche en roche avec ses longues jambes. Pendant ce temps-la, les enfants, que la presence de l'inspecteur semblait terrifier, finissaient vite leur diner de chataignes et de _bruccio_ (fromage blanc). Et toujours de l'eau, rien que de l'eau sur la table! Pourtant, c'eut ete bien bon, un coup de vin, pour ces petits. Ah! misere! Enfin la mere monta les coucher; le pere, allumant son falot, alla inspecter la cote, et nous restames au coin du feu a veiller notre malade qui s'agitait sur son grabat, comme s'il etait encore en pleine mer, secoue par les lames. Pour calmer un peu sa _pountoura_, nous faisions chauffer des galets, des briques qu'on lui posait sur le cote. Une ou deux fois, quand je m'approchai de son lit, le malheureux me reconnut, et, pour me remercier, me tendit peniblement la main, une grosse main rapeuse et brulante comme une de ces briques sorties du feu... Triste veillee! Au dehors, le mauvais temps avait repris avec la tombee du jour, et c'etait un fracas, un roulement, un jaillissement d'ecume, la bataille des roches et de l'eau. De temps en temps, le coup de vent du large parvenait a se glisser dans la baie et enveloppait notre maison. On le sentait a la montee subite de la flamme qui eclairait tout a coup les visages mornes des matelots, groupes autour de la cheminee et regardant le feu avec cette placidite d'expression que donne l'habitude des grandes etendues et des horizons pareils. Parfois aussi, Palombo se plaignait doucement. Alors tous les yeux se tournaient vers le coin obscur ou le pauvre camarade etait en train de mourir, loin des siens, sans secours; les poitrines se gonflaient et l'on entendait de gros soupirs. C'est tout ce qu'arrachait a ces ouvriers de la mer, patients et doux, le sentiment de leur propre infortune. Pas de revoltes, pas de greves. Un soupir, et rien de plus!... Si, pourtant, je me trompe. En passant devant moi pour jeter une bourree au feu, un d'eux me dit tout bas d'une voix navree: --Voyez-vous, monsieur... on a quelquefois beaucoup du tourment dans notre metier!... LE CURE DE CUCUGNAN. Tous les ans, a la Chandeleur, les poetes provencaux publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu'aux bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette annee m'arrive a l'instant, et j'y trouve un adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abregeant un peu... Parisiens, tendez vos mannes. C'est de la fine fleur de farine provencale qu'on va vous servir cette fois... * * * * * L'abbe Martin etait cure... de Cucugnan. Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait paternellement ses Cucugnanais; pour lui, son Cucugnan aurait ete le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient donne un peu plus de satisfaction. Mais, helas! les araignees filaient dans son confessionnal, et, le beau jour de Paques, les hosties restaient au fond de son saint-ciboire. Le bon pretre en avait le coeur meurtri, et toujours il demandait a Dieu la grace de ne pas mourir avant d'avoir ramene au bercail son troupeau disperse. Or, vous allez voir que Dieu l'entendit. Un dimanche, apres l'Evangile, M. Martin monta en chaire. * * * * * --Mes freres, dit-il, vous me croirez si vous voulez: l'autre nuit, je me suis trouve, moi miserable pecheur, a la porte du paradis. "Je frappai: saint Pierre m'ouvrit! "--Tiens! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me fit-il; quel bon vent...? et qu'y a-t-il pour votre service? "--Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux, combien vous avez de Cucugnanais en paradis? "--Je n'ai rien a vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous, nous allons voir la chose ensemble. "Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses besicles: "--Voyons un peu: Cucugnan, disons-nous. Cu... Cu... Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan... Mon brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas une ame... Pas plus de Cucugnanais que d'aretes dans une dinde. "--Comment! Personne de Cucugnan ici? Personne? Ce n'est pas possible! Regardez mieux... "--Personne, saint homme. Regardez vous-meme, si vous croyez que je plaisante. "Moi, pecaire! je frappais des pieds, et, les mains jointes, je criais misericorde. Alors, saint Pierre: "--Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi vous mettre le coeur a l'envers, car vous pourriez en avoir quelque mauvais coup de sang. Ce n'est pas votre faute, apres tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire a coup sur leur petite quarantaine en purgatoire. "--Ah! par charite, grand saint Pierre! faites que je puisse au moins les voir et les consoler. "--Volontiers, mon ami... Tenez, chaussez vite ces sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste... Voila qui est bien. Maintenant, cheminez droit devant vous. Voyez vous la-bas, au fond, en tournant? Vous trouverez une porte d'argent toute constellee de croix noires... a main droite... Vous frapperez, on vous ouvrira... Adessias! Tenez-vous sain et gaillardet. * * * * * "Et je cheminai... je cheminai! Quelle battue! j'ai la chair de poule, rien que d'y songer. Un petit sentier, plein de ronces, d'escarboucles qui luisaient et de serpents qui sifflaient, m'amena jusqu'a la porte d'argent. "--Pan! pan! "--Qui frappe! me fait une voix rauque et dolente. "--Le cure de Cucugnan. "--De...? "--De Cucugnan. "--Ah!... Entrez. "J'entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres comme la nuit, avec une robe resplendissante comme le jour, avec une clef de diamant pendue a sa ceinture, ecrivait, cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de saint Pierre... "--Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous? dit l'ange. "--Bel ange de Dieu, je veux savoir,--je suis bien curieux peut-etre,--si vous avez ici les Cucugnanais. "--Les?... "--Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan... que c'est moi qui suis leur prieur. "--Ah! l'abbe Martin, n'est-ce pas? "--Pour vous servir, monsieur l'ange. * * * * * "--Vous dites donc Cucugnan... "Et l'ange ouvre et feuillette son grand livre, mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse mieux... "--Cucugnan, dit-il en poussant un long soupir... Monsieur Martin, nous n'avons en purgatoire personne de Cucugnan. "--Jesus! Marie! Joseph! personne de Cucugnan en purgatoire! O grand Dieu! ou sont-ils donc? "--Eh! saint homme, ils sont en paradis. Ou diantre voulez-vous qu'ils soient? "--Mais j'en viens, du paradis... "--Vous en venez!!... Eh bien? "--Eh bien! ils n'y sont pas!... Ah! bonne mere des anges!... "--Que voulez-vous, monsieur le cure? s'ils ne sont ni en paradis ni en purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils sont... "--Sainte croix! Jesus, fils de David! Ai! ai! ai! est-il possible?... Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre?... Pourtant je n'ai pas entendu chanter le coq!... Ai! pauvres nous! comment irai-je en paradis si mes Cucugnanais n'y sont pas? "--Ecoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque vous voulez, coute que coute, etre sur de tout ceci, et voir de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez courir... Vous trouverez, a gauche, un grand portail. La, vous vous renseignerez sur tout. Dieu vous le donne! "Et l'ange ferma la porte. * * * * * "C'etait un long sentier tout pave de braise rouge. Je chancelais comme si j'avais bu; a chaque pas, je trebuchais; j'etais tout en eau, chaque poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et je haletais de soif... Mais, ma foi, grace aux sandales que le bon saint Pierre m'avait pretees, je ne me brulai pas les pieds. "Quand j'eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je vis a ma main gauche une porte... non, un portail, un enorme portail, tout baillant, comme la porte d'un grand four. Oh! mes enfants, quel spectacle! La on ne demande pas mon nom; la, point de registre. Par fournees et a pleine porte, on entre la, mes freres, comme le dimanche vous entrez au cabaret. "Je suais a grosses gouttes, et pourtant j'etais transi, j'avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais le brule, la chair rotie, quelque chose comme l'odeur qui se repand dans notre Cucugnan quand Eloy, le marechal, brule pour la ferrer la botte d'un vieil ane. Je perdais haleine dans cet air puant et embrase; j'entendais une clameur horrible, des gemissements, des hurlements et des jurements. "--Eh bien! entres-tu ou n'entres-tu pas, toi?--me fait, en me piquant de sa fourche, un demon cornu. "--Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu. "--Tu es un ami de Dieu... Eh! b... de teigneux! que viens-tu faire ici?... "--Je viens... Ah! ne m'en parlez pas, que je ne puis plus me tenir sur mes jambes... Je viens... je viens de loin... humblement vous demander... si... si, par coup de hasard... vous n'auriez pas ici... quelqu'un... quelqu'un de Cucugnan... "--Ah! feu de Dieu! tu fais la bete, toi, comme si tu ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici, tes fameux Cucugnanais... * * * * * "Et je vis, au milieu d'un epouvantable tourbillon de flamme: "Le long Coq-Galine,--vous l'avez tous connu, mes freres,--Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent secouait les puces a sa pauvre Clairon. "Je vis Catarinet... cette petite gueuse... avec son nez en l'air... qui couchait toute seule a la grange... Il vous en souvient, mes droles!... Mais passons, j'en ai trop dit. "Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec les olives de M. Julien. "Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir plus vite noue sa gerbe, puisait a poignees aux gerbiers. "Je vis maitre Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa brouette. "Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son puits. "Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tete et la pipe au bec... et fier comme Artaban... comme s'il avait rencontre un chien. "Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et Toni... * * * * * Emu, bleme de peur, l'auditoire gemit, en voyant, dans l'enfer tout ouvert, qui son pere et qui sa mere, qui sa grand'mere et qui sa soeur... --Vous sentez bien, mes freres, reprit le bon abbe Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J'ai charge d'ames, et je veux, je veux vous sauver de l'abime ou vous etes tous en train de rouler tete premiere. Demain je me mets a l'ouvrage, pas plus tard que demain. Et l'ouvrage ne manquera pas! Voici comment je m'y prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang, comme a Jonquieres quand on danse. "Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles. Ce n'est rien. "Mardi, les enfants. J'aurai bientot fait. "Mercredi, les garcons et les filles. Cela pourra etre long. "Jeudi, les hommes. Nous couperons court. "Vendredi, les femmes. Je dirai: Pas d'histoires! "Samedi, le meunier!... Ce n'est pas trop d'un jour pour lui tout seul. "Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux. "Voyez-vous, mes enfants, quand le ble est mur, il faut le couper; quand le vin est tire, il faut le boire. Voila assez de linge sale, il s'agit de le laver, et de le bien laver. "C'est la grace que je vous souhaite. _Amen!_ * * * * * Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive. Depuis ce dimanche memorable, le parfum des vertus de Cucugnan se respire a dix lieues a l'entour. Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allegresse, a reve l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau, il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des cierges allumes, d'un nuage d'encens qui embaumait et des enfants de choeur qui chantaient _Te Deum_, le chemin eclaire de la cite de Dieu. Et voila l'histoire du cure de Cucugnan, telle que m'a ordonne de vous le dire ce grand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-meme d'un autre bon compagnon. LES VIEUX. Une lettre, pere Azan? --Oui, monsieur... ca vient de Paris. Il etait tout fier que ca vint de Paris, ce brave pere Azan... Pas moi. Quelque chose me disait que cette Parisienne de la rue Jean-Jacques, tombant sur ma table a l'improviste et de si grand matin, allait me faire perdre toute ma journee. Je ne me trompais pas, voyez plutot: _Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t'en aller tout de suite a Eyguieres... Eyguieres est un gros bourg a trois ou quatre lieues de chez toi,--une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La premiere maison apres le couvent est une maison basse a volets gris avec un jardinet derriere. Tu entreras sans frapper,--la porte est toujours ouverte,--et, en entrant, tu crieras bien fort: "Bonjour, braves gens! Je suis l'ami de Maurice..." Alors, tu verras deux petits vieux, oh! mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton coeur, comme s'ils etaient a toi. Puis vous causerez; ils te parleront de moi, rien que de moi; ils te raconteront mille folies que tu ecouteras sans rire... Tu ne riras pas, hein?... Ce sont mes grands-parents, deux etres dont je suis toute la vie et qui ne m'ont pas vu depuis dix ans... Dix ans, c'est long! Mais que veux-tu? moi, Paris me tient; eux, c'est le grand age... Ils sont si vieux, s'ils venaient me voir, ils se casseraient en route... Heureusement, tu es la-bas, mon cher meunier, et, en t'embrassant, les pauvres gens croiront m'embrasser un peu moi-meme... Je leur ai si souvent parle de nom et de cette bonne amitie dont..._ Le diable soit de l'amitie! Justement ce matin-la il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes: trop de mistral et trop de soleil, une vraie journee de Provence. Quand cette maudite lettre arriva, j'avais deja choisi mon _cagnard_ (abri) entre deux roches, et je revais de rester la tout le jour, comme un lezard, a boire de la lumiere, en ecoutant chanter les pins... Enfin, que voulez-vous faire? Je fermai le moulin en maugreant, je mis la clef sous la chatiere. Mon baton, ma pipe, et me voila parti. J'arrivai a Eyguieres vers deux heures. Le village etait desert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussiere, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de la mairie un ane qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l'eglise; mais personne pour m'indiquer l'orphelinat. Par bonheur une vieille fee m'apparut tout a coup, accroupie et filant dans l'encoignure de sa porte; je lui dis ce que je cherchais; et comme cette fee etait tres puissante, elle n'eut qu'a lever sa quenouille: aussitot le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie... C'etait une grande maison maussade et noire, toute fiere de montrer au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de gres rouge avec un peu de latin autour. A cote de cette maison, j'en apercus une autre plus petite. Des volets gris, le jardin derriere... Je la reconnus tout de suite, et j'entrai sans frapper. Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait, au fond a travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons fanes. Il me semblait que j'arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine... Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entr'ouverte on entendait le tic tac d'une grosse horloge et une voix d'enfant, mais d'enfant a l'ecole, qui lisait en s'arretant a chaque syllabe: A... lors... saint... I... re... nee... s'e... cri... a... Je... suis... le... fro... ment... du... Seigneur... Il... faut... que... je... sois... mou... lu... par... la... dent... de... ces... a... ni... maux... Je m'approchai doucement de cette porte et je regardai. Dans le calme et le demi-jour d'une petite chambre, un bon vieux a pommettes roses, ride jusqu'au bout des doigts, dormait au fond d'un fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. A ses pieds, une fillette habillee de bleu,--grande pelerine et petit beguin, le costume des orphelines,--lisait la Vie de saint Irenee dans un livre plus gros qu'elle... Cette lecture miraculeuse avait opere sur toute la maison. Le vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage, la-bas sur la fenetre. La grosse horloge ronflait, tic tac, tic tac. Il n'y avait d'eveille dans toute la chambre qu'une grande bande de lumiere qui tombait droite et blanche entre les volets clos, pleine d'etincelles vivantes et de valses microscopiques... Au milieu de l'assoupissement general, l'enfant continuait sa lecture d'un air grave: Aus... si... tot... deux... lions... se... pre...ci... pi... te... rent... sur... lui... et... le... de... vo... re... rent... C'est a ce moment que j'entrai... Les lions de saint Irenee se precipitant dans la chambre n'y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un vrai coup de theatre! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se reveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effare, et moi-meme, un peu trouble, je m'arrete sur le seuil en criant bien fort: --Bonjour, braves gens! je suis l'ami de Maurice. Oh! alors, si vous l'aviez vu, le pauvre vieux, si vous l'aviez vu venir vers moi les bras tendus, m'embrasser, me serrer les mains, courir egare dans la chambre, en faisant: --Mon Dieu! mon Dieu!... Toutes les rides de son visage riaient. Il etait rouge. Il begayait: --Ah! monsieur... ah! monsieur... Puis il allait vers le fond en appelant: --Mamette! Une porte qui s'ouvre, un trot de souris dans le couloir... c'etait Mamette. Rien de joli comme cette petite vieille avec son bonnet a coque, sa robe carmelite, et son mouchoir brode qu'elle tenait a la main pour me faire honneur, a l'ancienne mode... Chose attendrissante! ils se ressemblaient. Avec un tour et des coques jaunes, il aurait pu s'appeler Mamette, lui aussi. Seulement la vraie Mamette avait du beaucoup pleurer dans sa vie, et elle etait encore plus ridee que l'autre. Comme l'autre aussi, elle avait pres d'elle une enfant de l'orphelinat, petite garde en pelerine bleue, qui ne la quittait jamais; et de voir ces vieillards proteges par ces orphelines, c'etait ce qu'on peut imaginer de plus touchant. En entrant, Mamette avait commence par me faire une grande reverence, mais d'un mot le vieux lui coupa sa reverence en deux: --C'est l'ami de Maurice... Aussitot la voila qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui devient rouge, toute rouge, encore plus rouge que lui... Ces vieux! ca n'a qu'une goutte de sang dans les veines, et a la moindre emotion elle leur saute au visage... --Vite, vite, une chaise... dit la vieille a sa petite. --Ouvre les volets... crie le vieux a la sienne. Et, me prenant chacun par une main, ils m'emmenerent en trottinant jusqu'a la fenetre, qu'on a ouverte toute grande pour mieux me voir. On approche les fauteuils, je m'installe entre les deux sur un pliant, les petites bleues derriere nous, et l'interrogatoire commence: --Comment va-t-il? Qu'est-ce qu'il fait? Pourquoi ne vient-il pas? Est-ce qu'il est content?... Et patati! et patata! Comme cela pendant des heures. Moi, je repondais de mon mieux a toutes leurs questions, donnant sur mon ami les details que je savais, inventant effrontement ceux que je ne savais pas, me gardant surtout d'avouer que je n'avais jamais remarque si ses fenetres fermaient bien ou de quelle couleur etait le papier de sa chambre. --Le papier de sa chambre!... Il est bleu, madame, bleu clair, avec des guirlandes... --Vraiment? faisait la pauvre vieille attendrie; et elle ajoutait en se tournant vers son mari: C'est un si brave enfant! --Oh! oui, c'est un brave enfant! reprenait l'autre avec enthousiasme. Et, tout le temps que je parlais, c'etaient entre eux des hochements de tete, de petits rires fins, des clignements d'yeux, des airs entendus, ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire: --Parlez plus fort... Elle a l'oreille un peu dure. Et elle de son cote: --Un peu plus haut, je vous prie!... Il n'entend pas tres bien... Alors j'elevais la voix; et tous deux me remerciaient d'un sourire; et dans ces sourires fanes qui se penchaient vers moi, cherchant jusqu'au fond de mes yeux l'image de leur Maurice, moi, j'etais tout emu de la retrouver cette image, vague, voilee, presque insaisissable, comme si je voyais mon ami me sourire, tres loin, dans un brouillard. * * * * * Tout a coup le vieux se dresse sur son fauteuil: --Mais j'y pense, Mamette..., il n'a peut-etre pas dejeune! Et Mamette, effaree, les bras au ciel: --Pas dejeune!... Grand Dieu! Je croyais qu'il s'agissait encore de Maurice, et j'allais repondre que ce brave enfant n'attendait jamais plus tard que midi pour se mettre a table. Mais non, c'etait bien de moi qu'on parlait; et il faut voir quel branle-bas quand j'avouai que j'etais encore a jeun: --Vite le couvert, petites bleues! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes a fleurs. Et ne rions pas tant, s'il vous plait! et depechons-nous... Je crois bien qu'elles se depechaient. A peine le temps de casser trois assiettes le dejeuner se trouva servi. --Un bon petit dejeuner! me disait Mamette en me conduisant a table; seulement vous serez tout seul... Nous autres, nous avons deja mange ce matin. Ces pauvres vieux! a quelque heure qu'on les prenne, ils ont toujours mange le matin. Le bon petit dejeuner de Mamette, c'etait deux doigts de lait, des dattes et une _barquette_, quelque chose comme un echaude; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours... Et dire qu'a moi seul je vins a bout de toutes ces provisions!... Aussi quelle indignation autour de la table! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et la-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l'air de se dire: "Oh! ce monsieur qui mange toute la _barquette_!" Je la mangeai toute, en effet, et presque sans m'en apercevoir, occupe que j'etais a regarder autour de moi dans cette chambre claire et paisible ou flottait comme une odeur de choses anciennes... Il y avait surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas detacher mes yeux. Ces lits, presque deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux a franges. Trois heures sonnent. C'est l'heure ou tous les vieux se reveillent: --Tu dors, Mamette? --Non, mon ami. --N'est-ce pas que Maurice est un brave enfant? --Oh! oui c'est un brave enfant. Et j'imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dresses l'un a cote de l'autre... Pendant ce temps, un drame terrible se passait a l'autre bout de la chambre, devant l'armoire. Il s'agissait d'atteindre la-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises a l'eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l'ouverture. Malgre les supplications de Mamette, le vieux avait tenu a aller chercher ses cerises lui-meme; et, monte sur une chaise au grand effroi de sa femme, il essayait d'arriver la-haut... Vous voyez le tableau d'ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnees a sa chaise, Mamette derriere lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un leger parfum de bergamote qui s'exhale de l'armoire ouverte et des grandes piles de linge roux... C'etait charmant. Enfin, apres bien des efforts, on parvint a le tirer de l'armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d'argent toute bosselee, la timbale de Maurice quand il etait petit. On me la remplit de cerises jusqu'au bord; Maurice les aimait tant, les cerises! Et tout en me servant, le vieux me disait a l'oreille d'un air de gourmandise: --Vous etes bien heureux, vous, de pouvoir en manger!... C'est ma femme qui les a faites... Vous allez gouter quelque chose de bon. Helas sa femme les avait faites, mais elle avait oublie de les sucrer. Que voulez-vous? on devient distrait en vieillissant. Elles etaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette... Mais cela ne m'empecha pas de les manger jusqu'au bout, sans sourciller. * * * * * Le repas termine, je me levai pour prendre conge de mes hotes. Ils auraient bien voulu me garder encore un peu pour causer du brave enfant, mais le jour baissait, le moulin etait loin, il fallait partir. Le vieux s'etait leve en meme temps que moi. --Mamette, mon habit!... Je veux le conduire jusqu'a la place. Bien sur qu'au fond d'elle-meme Mamette trouvait qu'il faisait deja un peu frais pour me conduire jusqu'a la place; mais elle n'en laissa rien paraitre. Seulement, pendant qu'elle l'aidait a passer les manches de son habit, un bel habit tabac d'Espagne a boutons de nacre, j'entendais la chere creature qui lui disait doucement: --Tu ne rentreras pas trop tard, n'est-ce pas? Et lui, d'un petit air malin: --He! he!... je ne sais pas... peut-etre... La-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et dans leur coin les canaris riaient aussi a leur maniere... Entre nous, je crois que l'odeur des cerises les avait tous un peu grises. ...La nuit tombait, quand nous sortimes, le grand-pere et moi. La petite bleue nous suivait de loin pour le ramener; mais lui ne la voyait pas, et il etait tout fier de marcher a mon bras, comme un homme. Mamette, rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tete qui semblaient dire: "Tout de meme, mon pauvre homme!... il marche encore." BALLADES EN PROSE En ouvrant ma porte ce matin, il y avait autour de mon moulin un grand tapis de gelee blanche. L'herbe luisait et craquait comme du verre; toute la colline grelottait... Pour un jour ma chere Provence s'etait deguisee en pays du Nord; et c'est parmi les pins franges de givre, les touffes de lavandes epanouies en bouquets de cristal, que j'ai ecrit ces deux ballades d'une fantaisie un peu germanique, pendant que la gelee m'envoyait ses etincelles blanches, et que la-haut, dans le ciel clair, de grands triangles de cigognes venues du pays de Henri Heine descendaient vers la Camargue en criant: "Il fait froid... froid... froid." I LA MORT DU DAUPHIN. Le petit Dauphin est malade, le petit Dauphin va mourir... Dans toutes les eglises du royaume, le Saint-Sacrement demeure expose nuit et jour et de grands cierges brulent pour la guerison de l'enfant royal. Les rues de la vieille residence sont tristes et silencieuses, les cloches ne sonnent plus, les voitures vont au pas... Aux abords du palais, les bourgeois curieux regardent, a travers les grilles, des suisses a bedaines dorees qui causent dans les cours d'un air important. Tout le chateau est en emoi... Des chambellans, des majordomes, montent et descendent en courant les escaliers de marbre... Les galeries sont pleines de pages et de courtisans en habits de soie qui vont d'un groupe a l'autre queter des nouvelles a voix basse... Sur les larges perrons, les dames d'honneur eplorees se font de grandes reverences en essuyant leurs yeux avec de jolis mouchoirs brodes. Dans l'Orangerie, il y a nombreuse assemblee de medecins en robe. On les voit, a travers les vitres, agiter leurs longues manches noires et incliner doctoralement leurs perruques a marteaux... Le gouverneur et l'ecuyer du petit Dauphin se promenent devant la porte, attendant les decisions de la Faculte. Des marmitons passent a cote d'eux sans les saluer. M. l'ecuyer jure comme un paien, M. le gouverneur recite des vers d'Horace... Et pendant ce temps-la, la-bas, du cote des ecuries, on entend un long hennissement plaintif. C'est l'alezan du petit Dauphin que les palefreniers oublient et qui appelle tristement devant sa mangeoire vide. Et le roi? Ou est monseigneur le roi?... Le roi s'est enferme tout seul dans une chambre, au bout du chateau... Les Majestes n'aiment pas qu'on les voie pleurer... Pour la reine, c'est autre chose... Assise au chevet du petit Dauphin, elle a son beau visage baigne de larmes, et sanglote bien haut devant tous, comme ferait une drapiere. Dans sa couchette de dentelles, le petit Dauphin, plus blanc que les coussins sur lesquels il est etendu, repose, les yeux fermes. On croit qu'il dort; mais non! Le petit Dauphin ne dort pas... Il se retourne vers sa mere, et, voyant qu'elle pleure, il lui dit: --Madame la reine, pourquoi pleurez-vous? Est-ce que vous croyez bonnement que je m'en vas mourir? La reine veut repondre. Les sanglots l'empechent de parler. --Ne pleurez donc pas, madame la reine; vous oubliez que je suis le Dauphin, et que les Dauphins ne peuvent pas mourir ainsi... La reine sanglote encore plus fort, et le petit Dauphin commence a s'effrayer. --Hola, dit-il, je ne veux pas que la mort vienne me prendre, et je saurai bien l'empecher d'arriver jusqu'ici... Qu'on fasse venir sur l'heure quarante lansquenets tres forts pour monter la garde autour de notre lit!... Que cent gros canons veillent nuit et jour, meche allumee, sous nos fenetres! Et malheur a la mort, si elle ose s'approcher de nous!... Pour complaire a l'enfant royal, la reine fait un signe. Sur l'heure, on entend les gros canons qui roulent dans la cour; et quarante grands lansquenets, la pertuisane au poing, viennent se ranger autour de la chambre. Ce sont de vieux soudards a moustaches grises. Le petit Dauphin bat des mains en les voyant. Il en reconnait un et l'appelle: --Lorrain! Lorrain! Le soudard fait un pas vers le lit: --Je t'aime bien, mon vieux Lorrain... Fais voir un peu ton grand sabre... Si la mort veut me prendre, il faudra la tuer, n'est-ce pas? Lorrain repond: --Oui, monseigneur... Et il a deux grosses larmes qui coulent sur ses joues tannees. A ce moment, l'aumonier s'approche du petit Dauphin et lui parle longtemps a voix basse en lui montrant un crucifix. Le petit Dauphin l'ecoute d'un air fort etonne, puis tout a coup l'interrompant: --Je comprends bien ce que vous me dites, monsieur l'abbe; mais enfin est-ce que mon petit ami Beppo ne pourrait pas mourir a ma place, en lui donnant beaucoup d'argent?... L'aumonier continue a lui parler a voix basse, et le petit Dauphin a l'air de plus en plus etonne. Quand l'aumonier a fini, le petit Dauphin reprend avec un gros soupir: --Tout ce que vous me dites la est bien triste, monsieur l'abbe; mais une chose me console, c'est que la-haut, dans le paradis des etoiles, je vais etre encore le Dauphin... Je sais que le bon Dieu est mon cousin et ne peut pas manquer de me traiter selon mon rang. Puis il ajoute, en se tournant vers sa mere: --Qu'on m'apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d'hermine blanche et mes escarpins de velours! Je veux me faire brave pour les anges et entrer au paradis en costume de Dauphin. Une troisieme fois, l'aumonier se penche vers le petit Dauphin et lui parle longuement a voix basse... Au milieu de son discours, l'enfant royal l'interrompt avec colere: --Mais alors crie-t-il, d'etre Dauphin, ce n'est rien du tout! Et, sans vouloir plus rien entendre, le petit Dauphin se tourne vers la muraille, et il pleure amerement. II LE SOUS-PREFET AUX CHAMPS. M. le sous-prefet est en tournee. Cocher devant, laquais derriere, la caleche de la sous-prefecture l'emporte majestueusement au concours regional de la Combe-aux-Fees. Pour cette journee memorable, M. le sous-prefet a mis son bel habit brode, son petit claque, sa culotte collante a bandes d'argent et son epee de gala a poignee de nacre... Sur ses genoux repose une grande serviette en chagrin gaufre qu'il regarde tristement. M. le sous-prefet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufre; il songe au fameux discours qu'il va falloir prononcer tout a l'heure devant les habitants de la Combe-aux-Fees: --Messieurs et chers administres... Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et repeter vingt fois de suite: --Messieurs et chers administres... la suite du discours ne vient pas. La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud dans cette caleche!... A perte de vue, la route de la Combe-aux-Fees poudroie sous le soleil du Midi... L'air est embrase... et sur les ormeaux du bord du chemin, tout couverts de poussiere blanche, des milliers de cigales se repondent d'un arbre a l'autre... Tout a coup M. le sous-prefet tressaille. La-bas, au pied d'un coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chenes verts qui semble lui faire signe. Le petit bois de chenes verts semble lui faire signe: --Venez donc par ici, monsieur le sous-prefet; pour composer votre discours, vous serez beaucoup mieux sous mes arbres... M. le sous-prefet est seduit; il saute a bas de sa caleche et dit a ses gens de l'attendre, qu'il va composer son discours dans le petit bois de chenes verts. Dans le petit bois de chenes verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils ont apercu M. le sous-prefet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufre, les oiseaux ont eu peur et se sont arretes de chanter, les sources n'ont plus ose faire de bruit, et les violettes se sont cachees dans le gazon... Tout ce petit monde-la n'a jamais vu de sous-prefet, et se demande a voix basse quel est ce beau seigneur qui se promene en culotte d'argent. A voix basse, sous la feuillee, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce temps-la, M. le sous-prefet, ravi du silence et de la fraicheur du bois, releve les pans de son habit, pose son claque sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune chene; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de chagrin gaufre et en tire une large feuille de papier ministre. --C'est un artiste! dit la fauvette. --Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il a une culotte en argent; c'est plutot un prince. --C'est plutot un prince, dit le bouvreuil. --Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol, qui a chante toute une saison dans les jardins de la sous-prefecture... Je sais ce que c'est: c'est un sous-prefet! Et tout le petit bois va chuchotant: --C'est un sous-prefet! c'est un sous-prefet! --Comme il est chauve! remarque une alouette a grande huppe. Les violettes demandent: --Est-ce que c'est mechant? --Est-ce que c'est mechant? demandent les violettes. Le vieux rossignol repond: --Pas du tout! Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent a chanter, les sources a courir, les violettes a embaumer, comme si le monsieur n'etait pas la... Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-prefet invoque dans son coeur la Muse des comices agricoles, et, le crayon leve, commence a declamer de sa voix de ceremonie: --Messieurs et chers administres... --Messieurs et chers administres, dit le sous-prefet de sa voix de ceremonie... Un eclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit rien qu'un gros pivert qui le regarde en riant, perche sur son claque. Le sous-prefet hausse les epaules et veut continuer son discours; mais le pivert l'interrompt encore et lui crie de loin: --A quoi bon? --Comment! a quoi bon? dit le sous-prefet, qui devient tout rouge; et, chassant d'un geste cette bete effrontee, il reprend de plus belle: --Messieurs et chers administres... --Messieurs et chers administres..., a repris le sous-prefet de plus belle. Mais alors, voila les petites violettes qui se haussent vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent doucement: --Monsieur le sous-prefet, sentez-vous comme nous sentons bon? Et les sources lui font sous la mousse une musique divine; et dans les branches, au-dessus de sa tete, des tas de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs; et tout le petit bois conspire pour l'empecher de composer son discours. Tout le petit bois conspire pour l'empecher de composer son discours... M. le sous-prefet, grise de parfums, ivre de musique, essaye vainement de resister au nouveau charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, degrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois: --Messieurs et chers administres... Messieurs et chers admi... Messieurs et chers... Puis il envoie les administres au diable; et la Muse des comices agricoles n'a plus qu'a se voiler la face. Voile-toi la face, o Muse, des comices agricoles!... Lorsque, au bout d'une heure, les gens de la sous-prefecture, inquiets de leur maitre, sont entres dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur... M. le sous-prefet etait couche sur le ventre, dans l'herbe, debraille comme un boheme. Il avait mis son habit bas;... et, tout en machonnant des violettes, M. le sous-prefet faisait des vers. LE PORTEFEUILLE DE BIXIOU Un matin du mois d'octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je vis arriver chez moi,--pendant que je dejeunais,--un vieil homme en habit rape, cagneux, crotte, l'echine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un echassier deplume. C'etait Bixiou. Oui, Parisiens, votre Bixiou, le feroce et charmant Bixiou, ce railleur enrage qui vous a tant rejouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures... Ah! le malheureux, quelle detresse! Sans une grimace qu'il fit en entrant, jamais je ne l'aurais reconnu. La tete inclinee sur l'epaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l'illustre et lugubre farceur s'avanca jusqu'au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d'une voix dolente: --Ayez pitie d'un pauvre aveugle!... C'etait si bien imite que je ne pus m'empecher de rire. Mais lui, tres froidement: --Vous croyez que je plaisante... regardez mes yeux. Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard. --Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie... Voila ce que c'est que d'ecrire avec du vitriol. Je me suis brule les yeux a ce joli metier; mais la, brule a fond... jusqu'aux bobeches! ajouta-t-il en me montrant ses paupieres calcinees ou ne restait plus l'ombre d'un cil. J'etais si emu que je ne trouvai rien a lui dire. Mon silence l'inquieta: --Vous travaillez? --Non, Bixiou, je dejeune. Voulez-vous en faire autant? Il ne repondit pas, mais au fremissement de ses narines, je vis bien qu'il mourait d'envie d'accepter. Je le pris par la main, et je le fis asseoir pres de moi. Pendant qu'on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un petit rire: --Ca a l'air bon tout ca. Je vais me regaler; il y a si longtemps que je ne dejeune plus! Un pain d'un sou tous les matins, en courant les ministeres... car, vous savez, je cours les ministeres, maintenant; c'est ma seule profession. J'essaye d'accrocher un bureau de tabac... Qu'est-ce que voulez? il faut qu'on mange a la maison. Je ne peux plus dessiner; je ne peux plus ecrire... Dicter?... Mais quoi?... Je n'ai rien dans la tete, moi; je n'invente rien. Mon metier, c'etait de voir les grimaces de Paris et de les faire; a present il n'y a plus moyen... Alors j'ai pense a un bureau de tabac; pas sur les boulevards, bien entendu. Je n'ai pas droit a cette faveur, n'etant ni mere de danseuse, ni veuve d'officier superieur. Non! simplement un petit bureau de province, quelque part bien loin, dans un coin des Vosges. J'aurai une forte pipe en porcelaine; je m'appellerai Hans ou Zebede, comme dans Erckmann-Chatrian, et je me consolerai de ne plus ecrire en faisant des cornets de tabac avec les oeuvres de mes contemporains. "Voila tout ce que je demande. Pas grand chose, n'est ce pas?... Eh bien, c'est le diable pour y arriver... Pourtant les protections ne devraient pas me manquer. J'etais tres lance autrefois. Je dinais chez le marechal, chez le prince, chez les ministres; tous ces gens-la voulaient m'avoir parce que je les amusais ou qu'ils avaient peur de moi. A present, je ne fais plus peur a personne. O mes yeux! mes pauvres yeux! Et l'on ne m'invite nulle part. C'est si triste une tete d'aveugle a table... Passez-moi le pain, je vous prie... Ah! les bandits! ils me l'auront fait payer cher ce malheureux bureau de tabac. Depuis six mois, je me promene dans tous les ministeres avec ma petition. J'arrive le matin, a l'heure ou l'on allume les poeles et ou l'on fait faire un tour aux chevaux de Son Excellence sur le sable de la cour; je ne m'en vais qu'a la nuit, quand on apporte les grosses lampes et que les cuisines commencent a sentir bon... "Toute ma vie se passe sur les coffres a bois des antichambres. Aussi les huissiers me connaissent, allez. A l'Interieur, ils m'appellent: "Ce bon monsieur!" Et moi, pour gagner leur protection, je fais des calembours, ou je dessine d'un trait sur un coin de leur buvards de grosses moustaches qui les font rire... Voila ou j'en suis arrive apres vingt ans de succes tapageurs, voila la fin d'une vie d'artiste!... Et dire qu'ils sont en France quarante mille galopins a qui notre profession fait venir l'eau a la bouche! Dire qu'il y a tous les jours, dans les departements, une locomotive qui chauffe pour nous apporter des pancrees d'imbeciles affames de litterature et de bruit imprime!... Ah! province romanesque, si la misere de Bixiou pouvait te servir de lecon! La-dessus il se fourra le nez dans son assiette et se mit a manger avidement, sans dire un mot... C'etait pitie de le voir faire. A chaque minute, il perdait son pain, sa fourchette, tatonnait pour trouver son verre... Pauvre homme! il n'avait pas encore l'habitude. * * * * * Au bout d'un moment, il reprit: --Savez-vous ce qu'il y a encore de plus horrible pour moi? C'est de ne plus pouvoir lire mes journaux. Il faut etre du metier pour comprendre cela... Quelquefois le soir, en rentrant, j'en achete un, rien que pour sentir cette odeur de papier humide et de nouvelles fraiches... C'est si bon! et personne pour me les lire! Ma femme pourrait bien, mais elle ne veut pas: elle pretend qu'on trouve dans les faits divers des choses qui ne sont pas convenables... Ah! ces anciennes maitresses, une fois mariees, il n'y a pas plus begueules qu'elles. Depuis que j'en ai fait Mme Bixiou, celle-la s'est crue obligee de devenir bigote, mais a un point!... Est-ce qu'elle ne voulait pas me faire frictionner les yeux avec l'eau de la Salette! Et puis, le pain benit, les quetes, la Sainte-Enfance, les petits Chinois, que sais-je encore?... Nous sommes dans les bonnes oeuvres jusqu'au cou... Ce serait cependant une bonne oeuvre de me lire mes journaux. Eh bien, non, elle ne veut pas... Si ma fille etait chez nous, elle me les lirait, elle; mais, depuis que je suis aveugle, je l'ai fait entrer a Notre-Dame-des-Arts, pour avoir une bouche de moins a nourrir... "Encore une qui me donne de l'agrement, celle-la! Il n'y a pas neuf ans qu'elle est au monde, elle a deja eu toutes les maladies... Et triste! et laide! plus laide que moi, si c'est possible... un monstre!... Que voulez-vous? je n'ai jamais su faire que des charges... Ah ca, mais je suis bon, moi, de vous raconter mes histoires de famille. Qu'est-ce que cela peut vous faire a vous?... Allons, donnez-moi encore un peu de cette eau-de-vie. Il faut que je me mette en train. En sortant d'ici je vais a l'instruction publique, et, les huissiers n'y sont pas faciles a derider. C'est tous d'anciens professeurs. Je lui versai son eau-de-vie. Il commenca a la deguster par petites fois, d'un air attendri... Tout a coup, je ne sais quelle fantaisie le piquant, il se leva, son verre a la main, promena un instant autour de lui sa tete de vipere aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui va parler, puis, d'une voix stridente, comme pour haranguer un banquet de deux cents couverts: --Aux arts! Aux lettres! A la presse! Et le voila parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus merveilleuse improvisation qui soit jamais sortie de cette cervelle de pitre. Figurez-vous une revue de fin d'annee intitulee: le _Pave des lettres en_ 186*; nos assemblees soi-disant litteraires, nos papotages, nos querelles, toutes les cocasseries d'un monde excentrique, fumier d'encre, enfer sans grandeur, ou l'on s'egorge, ou l'on s'etripe, ou l'on se detrousse, ou l'on parle interets et gros sous bien plus que chez les bourgeois, ce qui n'empeche pas qu'on y meure de faim plus qu'ailleurs; toutes nos lachetes, toutes nos miseres; le vieux baron T... de la Tombola s'en allant faire "gna... gna... gna..." aux Tuileries avec sa sebile et son habit barbeau; puis nos morts de l'annee, les enterrements a reclames, l'oraison funebre de monsieur le delegue toujours la meme: "Cher et regrette! pauvre cher!" a un malheureux dont on refuse de payer la tombe; et ceux qui se sont suicides, et ceux qui sont devenus fous; figurez-vous tout cela, raconte, detaille, gesticule par un grimacier de genie, vous aurez alors une idee de ce que fut l'improvisation de Bixiou. * * * * * Son toast fini, son verre bu, il me demanda l'heure et s'en alla, d'un air farouche, sans me dire adieu... J'ignore comment les huissiers de M. Duruy se trouverent de sa visite ce matin-la; mais je sais bien que jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu'apres le depart de ce terrible aveugle. Mon encrier m'ecoeurait, ma plume me faisait horreur, j'aurais voulu m'en aller loin, courir, voir des arbres, sentir quelque chose de bon... Quelle haine, grand Dieu! que de fiel! quel besoin de baver sur tout, de tout salir! Ah! le miserable... Et j'arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le ricanement de degout qu'il avait eu en me parlant de sa fille. Tout a coup, pres de la chaise ou l'aveugle s'etait assis, je sentis quelque chose rouler sous mon pied. En me baissant, je reconnus son portefeuille, un gros portefeuille luisant, a coins casses, qui ne le quitte jamais et qu'il appelle en riant sa poche a venin. Cette poche, dans notre monde, etait aussi renommee que les fameux cartons de M. de Girardin. On disait qu'il y avait des choses terribles la dedans... L'occasion se presentait belle pour m'en assurer. Le vieux portefeuille, trop gonfle, s'etait creve en tombant, et tous les papiers avaient roule sur le tapis; il me fallut les ramasser l'un apres l'autre... Un paquet de lettres ecrites sur du papier a fleurs, commencant toutes: _Mon cher papa_, et signees: _Celine Bixiou des Enfants de Marie_. D'anciennes ordonnances pour des maladies d'enfants: croup, convulsions, scarlatine, rougeole... (la pauvre petite n'en avait pas echappe une!) Enfin une grande enveloppe cachetee d'ou sortaient, comme d'un bonnet de fillette, deux ou trois crins jaunes tout frisees; et sur l'enveloppe, en grosse ecriture tremblee, une ecriture d'aveugle: _Cheveux de Celine, coupes le 13 mai, le jour de son entree la-bas_. Voila ce qu'il y avait dans le portefeuille de Bixiou. Allons, Parisiens, vous etes tous les memes. Le degout, l'ironie, un rire infernal, des blagues feroces, et puis pour finir:... _Cheveux de Celine coupes le 13 mai_. LA LEGENDE DE L'HOMME A LA CERVELLE D'OR. A LA DAME QUI DEMANDE DES HISTOIRES GAIES. En lisant votre lettre, madame, j'ai eu comme un remords. Je m'en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m'etais promis de vous offrir aujourd'hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux. Pourquoi serais-je triste, apres tout? Je vis a mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n'est que soleil et musique; j'ai des orchestres de culs-blancs, des orpheons de mesanges; le matin, les courlis qui font: "Coureli! coureli!" a midi, les cigales, puis les patres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu'on entend rire dans les vignes... En verite, l'endroit est mal choisi pour broyer du noir; je devrais plutot expedier aux dames des poemes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants. Eh bien, non! je suis encore trop pres de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m'envoie les eclaboussures de ses tristesses... A l'heure meme ou j'ecris ces lignes, je viens d'apprendre la mort miserable du pauvre Charles Barbara; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales! Je n'ai plus le coeur a rien de gai... Voila pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m'etais promis de vous faire, vous n'aurez encore aujourd'hui qu'une legende melancolique. * * * * * Il etait une fois un homme qui avait une cervelle d'or; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu'il vint au monde, les medecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tete etait lourde et son crane demesure. Il vecut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d'olivier; seulement sa grosse tete l'entrainait toujours, et c'etait pitie de le voir se cogner a tous les meubles en marchant... Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d'un perron et vint donner du front contre un degre de marbre, ou son crane sonna comme un lingot. On le crut mort; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu'une legere blessure, avec deux ou trois gouttelettes d'or caillees dans ses cheveux blonds. C'est ainsi que les parents apprirent que l'enfant avait une cervelle en or. La chose fut tenue secrete; le pauvre petit lui-meme ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garconnets de la rue. --On vous volerait, mon beau tresor! lui repondait sa mere... Alors le petit avait grand'peur d'etre vole; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d'une salle a l'autre... A dix-huit ans seulement, ses parents lui revelerent le don monstrueux qu'il tenait du destin; et, comme ils l'avaient eleve et nourri jusque-la, ils lui demanderent en retour un peu de son or. L'enfant n'hesita pas; sur l'heure meme,--comment? par quels moyens? la legende ne l'a pas dit,--il s'arracha du crane un morceau d'or massif, un morceau gros comme une noix, qu'il jeta fierement sur les genoux de sa mere... Puis tout ebloui des richesses qu'il portait dans la tete, fou de desirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s'en alla par le monde en gaspillant son tresor. * * * * * Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l'or sans compter, on aurait dit que sa cervelle etait inepuisable... Elle s'epuisait cependant, et a mesure on pouvait voir les yeux s'eteindre, la joue devenir plus creuse. Un jour enfin, au matin d'une debauche folle, le malheureux, reste seul parmi les debris du festin et les lustres qui palissaient, s'epouvanta de l'enorme breche qu'il avait deja faite a son lingot; il etait temps de s'arreter. Des lors, ce fut une existence nouvelle. L'homme a la cervelle d'or s'en alla vivre, a l'ecart, du travail de ses mains, soupconneux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tachant d'oublier lui-meme ces fatales richesses auxquelles il ne voulait plus toucher... Par malheur, un ami l'avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret. Une nuit, le pauvre homme fut reveille en sursaut par une douleur a la tete, une effroyable douleur; il se dressa eperdu, et vit, dans un rayon de lune, l'ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau... Encore un peu de cervelle qu'on lui emportait!... A quelque temps de la, l'homme a la cervelle d'or devint amoureux, et cette fois tout fut fini... Il aimait du meilleur de son ame une petite femme blonde, qui l'aimait bien aussi, mais qui preferait encore les pompons, les plumes blanches et les jolis glands mordores battant le long des bottines. Entre les mains de cette mignonne creature,--moitie oiseau, moitie poupee,--les piecettes d'or fondaient que c'etait un plaisir. Elle avait tous les caprices; et lui ne savait jamais dire non; meme, de peur de la peiner, il lui cacha jusqu'au bout le triste secret de sa fortune. --Nous sommes donc bien riches? disait-elle. Le pauvre homme repondait: --Oh! oui... bien riches! Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crane innocemment. Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des envies d'etre avare; mais alors la petite femme venait vers lui en sautillant, et lui disait: --Mon mari, qui etes si riche! achetez-moi quelque chose de bien cher... Et il lui achetait quelque chose de bien cher. Cela dura ainsi pendant deux ans; puis, un matin, la petite femme mourut, sans qu'on sut pourquoi, comme un oiseau... Le tresor touchait a sa fin; avec ce qui lui en restait, le veuf fit faire a sa chere morte un bel enterrement. Cloches a toute volee, lourds carrosses tendus de noir, chevaux empanaches, larmes d'argent dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que lui importait son or maintenant?... Il en donna pour l'eglise, pour les porteurs, pour les revendeuses d'immortelles; il en donna partout, sans marchander... Aussi, en sortant du cimetiere, il ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, a peine quelques parcelles aux parois du crane. Alors on le vit s'en aller dans les rues, l'air egare, les mains en avant, trebuchant comme un homme ivre. Le soir, a l'heure ou les bazars s'illuminent, il s'arreta devant une large vitrine dans laquelle tout un fouillis d'etoffes et de parures reluisait aux lumieres, et resta la longtemps a regarder deux bottines de satin bleu bordees de duvet de cygne. "Je sais quelqu'un a qui ces bottines feraient bien plaisir," se disait-il en souriant; et, ne se souvenant deja plus que la petite femme etait morte, il entra pour les acheter. Du fond de son arriere-boutique, la marchande entendit un grand cri; elle accourut et recula de peur en voyant un homme debout, qui s'accotait au comptoir et la regardait douloureusement d'un air hebete. Il tenait d'une main les bottines bleues a bordure de cygne, et presentait l'autre main toute sanglante, avec des raclures d'or au bout des ongles. Telle est, madame, la legende de l'homme a la cervelle d'or. * * * * * Malgre ses airs de conte fantastique, cette legende est vraie d'un bout a l'autre... Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnes a vivre de leur cerveau, et payent en bel or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie. C'est pour eux une douleur de chaque jour; et puis, quand ils sont las de souffrir... LE POETE MISTRAL. Dimanche dernier, en me levant, j'ai cru me reveiller rue du Faubourg-Montmartre. Il pleuvait, le ciel etait gris, le moulin triste. J'ai eu peur de passer chez moi cette froide journee de pluie, et tout de suite l'envie m'est venue d'aller me rechauffer un brin aupres de Frederic Mistral, ce grand poete qui vit a trois lieues de mes pins, dans son petit village de Maillane. Sitot pense, sitot parti: une trique en bois de myrte, mon Montaigne, une couverture, et en route! Personne aux champs... Notre belle Provence catholique laisse la terre se reposer le dimanche... Les chiens seuls au logis, les fermes closes... De loin en loin, une charrette de roulier avec sa bache ruisselante, une vieille encapuchonnee dans sa mante feuille morte, des mules en tenue de gala, housse de sparterie bleue et blanche, pompons rouge, grelots d'argent,--emportant au petit trot toute une carriole de gens de _mas_ qui vont a la messe; puis, la-bas, a travers la brume, une barque sur la _roubine_ et un pecheur debout qui lance son epervier... Pas moyen de lire en route ce jour-la. La pluie tombait par torrents, et la tramontane vous la jetait a pleins seaux dans la figure... Je fis le chemin tout d'une haleine, et enfin, apres trois heures de marche, j'apercus devant moi les petits bois de cypres au milieu desquels le pays de Maillane s'abrite de peur du vent. Pas un chat dans les rues du village; tout le monde etait a la grand'messe. Quand je passai devant l'eglise, le serpent ronflait, et je vis les cierges reluire a travers les vitres de couleur. Le logis du poete est a l'extremite du pays; c'est la derniere maison a main gauche, sur la route de Saint-Remy,--une maisonnette a un etage avec un jardin devant... J'entre doucement... Personne! La porte du salon est fermee, mais j'entends derriere quelqu'un qui marche et qui parle a haute voix... Ce pas et cette voix me sont bien connus... Je m'arrete un moment dans le petit couloir peint a la chaux, la main sur le bouton de la porte, tres emu. Le coeur me bat.--Il est la. Il travaille... Faut-il attendre que la strophe soit finie?... Ma foi! tant pis, entrons. * * * * * Ah! Parisiens, lorsque le poete de Maillane est venu chez vous montrer Paris a sa Mireille, et que vous l'avez vu dans vos salons, ce Chactas en habit de ville, avec un col droit et un grand chapeau qui le genait autant que sa gloire, vous avez cru que c'etait la Mistral... Non, ce n'etait pas lui. Il n'y a qu'un Mistral au monde, celui que j'ai surpris dimanche dernier dans son village, le chaperon de feutre sur l'oreille, sans gilet, en jaquette, sa rouge taillole catalane autour des reins, l'oeil allume, le feu de l'inspiration aux pommettes, superbe avec un bon sourire, elegant comme un patre grec, et marchant a grands pas, les mains dans ses poches, en faisant des vers... --Comment! c'est toi? cria Mistral en me sautant au cou; la bonne idee que tu as eue de venir!... Tout juste aujourd'hui, c'est la fete de Maillane. Nous avons la musique d'Avignon, les taureaux, la procession, la farandole, ce sera magnifique... La mere va rentrer de la messe; nous dejeunons, et puis, zou! nous allons voir danser les jolies filles... Pendant qu'il me parlait, je regardais avec emotion ce petit salon a tapisserie claire, que je n'avais pas vu depuis si longtemps, et ou j'ai passe deja de si belles heures. Rien n'etait change. Toujours le canape a carreaux jaunes, les deux fauteuils de paille, la Venus sans bras et la Venus d'Arles sur la cheminee, le portrait du poete par Hebert, sa photographie par Etienne Garjat, et, dans un coin, pres de la fenetre, le bureau,--un pauvre petit bureau de receveur d'enregistrement,--tout charge de vieux bouquins et de dictionnaires. Au milieu de ce bureau, j'apercus un gros cahier ouvert... C'etait _Calendal_, le nouveau poeme de Frederic Mistral, qui doit paraitre a la fin de cette annee le jour de Noel. Ce poeme, Mistral y travaille depuis sept ans, et voila pres de six mois qu'il en a ecrit le dernier vers; pourtant, il n'ose s'en separer encore. Vous comprenez, on a toujours une strophe a polir, une rime plus sonore a trouver... Mistral a beau ecrire en provencal, il travaille ses vers comme si tout le monde devait les lire dans la langue et lui tenir compte de ses efforts de bon ouvrier... Oh! le brave poete, et que c'est bien Mistral dont Montaigne aurait pu dire: _Souvienne-vous de celuy a qui, comme on demandoit a quoy faire il se peinoit si fort en un art qui ne pouvoit venir a la cognoissance de guere des gens, "J'en ay assez de peu, repondit-il. J'en ay assez d'un. J'en ay assez de pas un."_ * * * * * Je tenais le cahier de _Calendal_ entre mes mains, et je le feuilletais, plein d'emotion... Tout a coup une musique de fifres et de tambourins eclate dans la rue, devant la fenetre, et voila mon Mistral qui court a l'armoire, en tire des verres, des bouteilles, traine la table au milieu du salon, et ouvre la porte aux musiciens en me disant: --Ne ris pas... Ils viennent me donner l'aubade... je suis conseiller municipal. La petite piece se remplit de monde. On pose les tambourins sur les chaises, la vieille banniere dans un coin; et le vin cuit circule. Puis quand on a vide quelques bouteilles a la sante de M. Frederic, qu'on a cause gravement de la fete, si la farandole sera aussi belle que l'an dernier, si les taureaux se comporteront bien, les musiciens se retirent et vont donner l'aubade chez les autres conseillers. A ce moment, la mere de Mistral arrive. En un tour de main la table est dressee: un beau linge blanc et deux couverts. Je connais les usages de la maison; je sais que lorsque Mistral a du monde, sa mere ne se met pas a table... La pauvre vieille femme ne connait que son provencal et se sentirait mal a l'aise pour causer avec des Francais... D'ailleurs, on a besoin d'elle a la cuisine. Dieu! le joli repas que j'ai fait ce matin-la:--un morceau de chevreau roti, du fromage de montagne, de la confiture de mout, des figues, des raisins muscats. Le tout arrose de ce bon chateauneuf des papes qui a une si belle couleur rose dans les verres... Au dessert, je vais chercher le cahier de poeme, et je l'apporte sur la table devant Mistral. --Nous avions dit que nous sortirions, fait le poete en souriant. --Non! non!... _Calendal! Calendal!_ Mistral se resigne, et de sa voix musicale et douce, en battant la mesure de ses vers avec la main, il entame le premier chant: _--D'une fille folle d'amour,--a present que j'ai dit la triste aventure,--je chanterai, si Dieu veut, un enfant de Cassis,--un pauvre petit pecheur d'anchois..._ Au dehors, les cloches sonnaient les vepres, les petards eclataient sur la place, les fifres passaient et repassaient dans les rues avec les tambourins. Les taureaux de Camargue, qu'on menait courir, mugissaient. Moi, les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j'ecoutais l'histoire du petit pecheur provencal. * * * * * Calendal n'etait qu'un pecheur; l'amour en fait un heros... Pour gagner le coeur de sa mie,--la belle Esterelle,--il entreprend des choses miraculeuses, et les douze travaux d'Hercule ne sont rien a cote des siens. Une fois, s'etant mis en tete d'etre riche, il a invente de formidables engins de peche, et ramene au port tout le poisson de la mer. Une autre fois, c'est un terrible bandit des gorges d'Ollioules, le comte Severan, qu'il va relancer jusque dans son aire, parmi ses coupe-jarrets et ses concubines... Quel rude gars que ce petit Calendal! Un jour, a la Sainte-Baume, il rencontre deux partis de compagnons venus la pour vider leur querelle a grands coups de compas sur la tombe de maitre Jacques, un Provencal qui a fait la charpente du temple de Salomon, s'il vous plait. Calendal se jette au milieu de la tuerie, et apaise les compagnons en leur parlant... Des entreprises surhumaines!... Il y avait la-haut, dans les rochers de Lure, une foret de cedres inaccessibles, ou jamais bucheron n'osa monter. Calendal y va, lui. Il s'y installe tout seul pendant trente jours. Pendant trente jours, on entend le bruit de sa hache qui sonne en s'enfoncant dans les troncs. La foret crie; l'un apres l'autre, les vieux arbres geants tombent et roulent au fond des abimes et quand Calendal redescend, il ne reste plus un cedre sur la montagne... Enfin en recompense de tant d'exploits, le pecheur d'anchois obtient l'amour d'Esterelle, et il est nomme consul par les habitants de Cassis. Voila l'histoire de Calendal... Mais qu'importe Calendal? Ce qu'il y a avant tout dans le poeme, c'est la Provence,--la Provence de la mer, la Provence de la montagne,--avec son histoire, ses moeurs, ses legendes, ses paysages, tout un peuple naif et libre qui a trouve son grand poete avant de mourir... Et maintenant, tracez des chemins de fer, plantez des poteaux a telegraphes, chassez la langue provencale des ecoles! La Provence vivra eternellement dans _Mireille_ et dans _Calendal._ * * * * * --Assez de poesie! dit Mistral en fermant son cahier. Il faut aller voir la fete. Nous sortimes; tout le village etait dans les rues; un grand coup de bise avait balaye le ciel, et le ciel reluisait joyeusement sur les toits rouges mouilles de pluie. Nous arrivames a temps pour voir rentrer la procession. Ce fut pendant une heure un interminable defile de penitents en cagoule, penitents blancs, penitents bleus, penitents gris, confreries de filles voilees, bannieres roses a fleurs d'or, grands saints de bois dedores portes a quatre epaules, saintes de faience coloriees comme des idoles avec de gros bouquets a la main, chapes, ostensoirs, dais de velours vert, crucifix encadres de soie blanche, tout cela ondulant au vent dans la lumiere des cierges et du soleil, au milieu des psaumes, des litanies, et des cloches qui sonnaient a toute volee. La procession finie, les saints remises dans leurs chapelles, nous allames voir les taureaux, puis les jeux sur l'aire, les luttes d'hommes, les trois sauts, l'etrangle-chat, le jeu de l'outre, et tout le joli train des fetes de Provence... La nuit tombait quand nous rentrames a Maillane. Sur la place, devant le petit cafe ou Mistral va faire, le soir, sa partie avec son ami Zidore, on avait allume un grand feu de joie... La farandole s'organisait. Des lanternes de papier decoupe s'allumaient partout dans l'ombre; la jeunesse prenait place; et bientot, sur un appel des tambourins, commenca autour de la flamme une ronde folle, bruyante, qui devait durer toute la nuit. * * * * * Apres souper, trop las pour courir encore, nous montames dans la chambre de Mistral. C'est une modeste chambre de paysan, avec deux grands lits. Les murs n'ont pas de papier; les solives du plafond se voient... Il y a quatre ans, lorsque l'Academie donna a l'auteur de _Mireille_ le prix de trois mille francs, Mme Mistral eut une idee. --Si nous faisions tapisser et plafonner ta chambre? dit-elle a son fils. --Non! non! repondit Mistral... Ca, c'est l'argent des poetes, on n'y touche pas. Et la chambre est restee toute nue; mais tant que l'argent des poetes a dure, ceux qui ont frappe chez Mistral ont toujours trouve sa bourse ouverte... J'avais emporte le cahier de _Calendal_ dans la chambre, et je voulus m'en faire lire encore un passage avant de m'endormir. Mistral choisit l'episode des faiences. Le voici en quelques mots: C'est dans un grand repas je ne sais ou. On apporte sur la table un magnifique service en faience de Moustiers. Au fond de chaque assiette, dessine en bleu dans l'email, il y a un sujet provencal; toute l'histoire du pays tient la dedans. Aussi il faut voir avec quel amour sont decrites ces belles faiences; une strophe pour chaque assiette, autant de petits poemes d'un travail naif et savant, acheves comme un tableautin de Theocrite. Tandis que Mistral me disait ses vers dans cette belle langue provencale, plus qu'aux trois quarts latine, que les reines ont parlee autrefois et que maintenant nos patres seuls comprennent, j'admirais cet homme au dedans de moi, et, songeant a l'etat de ruine ou il a trouve sa langue maternelle et ce qu'il en a fait, je me figurais un de ces vieux palais des princes des Baux comme on en voit dans les Alpilles: plus de toits, plus de balustres aux perrons, plus de vitraux aux fenetres, le trefle des ogives casse, le blason des portes mange de mousse, des poules picorant dans la cour d'honneur, des porcs vautres sous les fines colonnettes des galeries, l'ane broutant dans la chapelle ou l'herbe pousse, des pigeons venant boire aux grands benitiers remplis d'eau de pluie, et enfin, parmi ces decombres, deux ou trois familles de paysans qui se sont bati des huttes dans les flancs du vieux palais. Puis, voila qu'un beau jour le fils d'un de ces paysans s'eprend de ces grandes ruines et s'indigne de les voir ainsi profanees; vite, vite, il chasse le betail hors de la cour d'honneur; et, les fees lui venant en aide, a lui tout seul il reconstruit le grand escalier, remet des boiseries aux murs, des vitraux aux fenetres, releve les tours, redore la salle du trone, et met sur pied le vaste palais d'autre temps, ou logerent des papes et des imperatrices. Ce palais restaure, c'est la langue provencale. Ce fils de paysan, c'est Mistral. LES TROIS MESSES BASSES. CONTE DE NOEL. I --Deux dindes truffees, Garrigou?... --Oui, mon reverend, deux dindes magnifiques bourrees de truffes. J'en sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aide a les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rotissant, tellement elle etait tendue... --Jesus-Maria! moi qui aime tant les truffes!... Donne-moi vite mon surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore apercu a la cuisine?... --Oh! toutes sortes de bonnes choses... Depuis midi nous n'avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyere. La plume en volait partout... Puis de l'etang on a apporte des anguilles, des carpes dorees, des truites, des... --Grosses comment, les truites, Garrigou? --Grosses comme ca, mon reverend... Enormes!... --Oh! Dieu! il me semble que je les vois... As-tu mis le vin dans les burettes? --Oui, mon reverend, j'ai mis le vin dans les burettes... Mais dame! il ne vaut pas celui que vous boirez tout a l'heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle a manger du chateau, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs... Et la vaisselle d'argent, les surtouts ciseles, les fleurs, les candelabres!... Jamais il ne se sera vu un reveillon pareil. Monsieur le marquis a invite tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante a table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah! vous etes bien heureux d'en etre, mon reverend!... Rien que d'avoir flaire ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit partout... Meuh!... --Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du peche de gourmandise, surtout la nuit de la Nativite... Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe; car voila que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard... Cette conversation se tenait une nuit de Noel de l'an de grace mil six cent et tant, entre le reverend dom Balaguere, ancien prieur des Barnabites, presentement chapelain gage des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il croyait etre le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-la, avait pris la face ronde et les traits indecis du jeune sacristain pour mieux induire le reverend pere en tentation et lui faire commettre un epouvantable peche de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum! hum!) faisait a tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale. Le reverend achevait de revetir sa chasuble dans la petite sacristie du chateau; et, l'esprit deja trouble par toutes ces descriptions gastronomiques, il se repetait a lui-meme en s'habillant: --Des dindes roties... des carpes dorees... des truites grosses comme ca!... Dehors, le vent de la nuit soufflait en eparpillant la musique des cloches, et, a mesure, des lumieres apparaissaient dans l'ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s'elevaient les vieilles tours de Trinquelage. C'etaient des familles de metayers qui venaient entendre la messe de minuit au chateau. Ils grimpaient la cote en chantant par groupes de cinq ou six, le pere en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppees dans leurs grandes mantes brunes ou les enfants se serraient et s'abritaient. Malgre l'heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allegrement, soutenu par l'idee qu'au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montee, le carrosse d'un seigneur precede de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et a la lueur des falots enveloppes de brume, les metayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage: --Bonsoir, bonsoir, maitre Arnoton! --Bonsoir, bonsoir, mes enfants! La nuit etait claire, les etoiles avivees de froid; la bise piquait, et un fin gresil, glissant sur les vetements sans les mouiller, gardait fidelement la tradition des Noels blancs de neige. Tout en haut de la cote, le chateau apparaissait comme le but, avec sa masse enorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumieres qui clignotaient, allaient, venaient, s'agitaient a toutes les fenetres, et ressemblaient, sur le fond sombre du batiment, aux etincelles courant dans des cendres de papier brule... Passe le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre a la chapelle, traverser la premiere cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises a porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambee des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l'argenterie remues dans les apprets d'un repas; par la-dessus, une vapeur tiede, qui sentait bon les chairs roties et les herbes fortes des sauces compliquees, faisait dire aux metayers comme au chapelain, comme au bailli, comme a tout le monde: --Quel bon reveillon nous allons faire apres la messe! II Drelindin din!... Drelindin din!... C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du chateau, une cathedrale en miniature, aux arceaux entrecroises, aux boiseries de chene, montant jusqu'a hauteur des murs, les tapisseries ont ete tendues, tous les cierges allumes. Et que de monde! Et que de toilettes! Voici d'abord, assis dans les stalles sculptees qui entourent le choeur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et pres de lui tous les nobles seigneurs invites. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairiere dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffee d'une haute tour de dentelle gaufree a la derniere mode de la cour de France. Plus bas on voit, vetus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rases, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maitre Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas broches. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le cote a un clavier d'argent fin. Au fond, sur les bancs, c'est le bas office, les servantes, les metayers avec leurs familles; et enfin, la-bas, tout contre la porte qu'ils entr'ouvrent et referment discretement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de reveillon dans l'eglise toute en fete et tiede de tant de cierges allumes. Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions a l'officiant? Ne serait-ce pas plutot la sonnette de Garrigou, cette enragee petite sonnette qui s'agite au pied de l'autel avec une precipitation infernale et semble dire tout le temps: --Depechons-nous, depechons-nous... Plus tot nous aurons fini, plus tot nous serons a table. Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au reveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux ou brule un feu de forge, la buee qui monte des couvercles entr'ouverts, et dans cette buee deux dindes magnifiques, bourrees, tendues, marbrees de truffes... Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppes de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle deja prete pour le festin. O delices! voila l'immense table toute chargee et flamboyante, les paons habilles de leurs plumes, les faisans ecartant leurs ailes mordorees, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits eclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah! bien oui, Garrigou!) etales sur un lit de fenouil, l'ecaille nacree comme s'ils sortaient de l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu'il semble a dom Balaguere que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d'autel, et deux ou trois fois, au lieu de _Dominus vobiscum!_ il se surprend a dire le _Benedicite_. A part ces legeres meprises, le digne homme debite son office tres consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une genuflexion; et tout marche assez bien jusqu'a la fin de la premiere messe; car vous savez que le jour de Noel le meme officiant doit celebrer trois messes consecutives. --Et d'une! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement; puis, sans perdre une minute, il fait signe a son clerc ou celui qu'il croit etre son clerc, et... Drelindin din!... Drelindin din! C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le peche de dom Balaguere. --Vite, vite, depechons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonne au demon de gourmandise, se rue sur le missel et devore les pages avec l'avidite de son appetit en surexcitation. Frenetiquement il se baisse, se releve, esquisse les signes de croix, les genuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tot fini. A peine s'il etend ses bras a l'Evangile, s'il frappe sa poitrine au _Confiteor_. Entre le clerc et lui c'est a qui bredouillera le plus vite. Versets et repons se precipitent, se bousculent. Les mots a moitie prononces, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s'achevent en murmures incomprehensibles. _Oremus ps... ps... ps..._ _Mea culpa...pa...pa..._ Pareils a des vendangeurs presses foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des eclaboussures de tous les cotes. _Dom... scum!..._ dit Balaguere. _... Stutuo!..._ repond Garrigou; et tout le temps la damnee petite sonnette est la qui tinte a leurs oreilles, comme ces grelots qu'on met aux chevaux de poste pour les faire galoper a la grande vitesse. Pensez que de ce train-la une messe basse est vite expediee. --Et de deux! dit le chapelain tout essouffle; puis sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il degringole les marches de l'autel et... Drelindin din!... Drelindin din!... C'est la troisieme messe qui commence. Il n'y a plus que quelques pas a faire pour arriver a la salle a manger; mais, helas! a mesure que le reveillon approche, l'infortune Balaguere se sent pris d'une folie d'impatience et de gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes dorees, les dindes roties, sont la, la... Il les touche;... il les... Oh! Dieu!... Les plats fument, les vins embaument; et secouant son grelot enrage, la petite sonnette lui crie: --Vite, vite, encore plus vite!... Mais comment pourrait-il aller plus vite? Ses levres remuent a peine. Il ne prononce plus les mots... A moins de tricher tout a fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce qu'il fait, le malheureux!... De tentation en tentation il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l'epitre est trop longue, il ne la finit pas, effleure l'evangile, passe devant le _Credo_ sans entrer, saute le _Pater_, salue de loin la preface, et par bonds et par elans se precipite ainsi dans la damnation eternelle, toujours suivi de l'infame Garrigou (_vade retro, Satanas!_) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui releve sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite. Il faut voir la figure effaree que font tous les assistants! Obliges de suivre a la mimique du pretre cette messe dont ils n'entendent pas un mot, les uns se levent quand les autres s'agenouillent, s'asseyent quand les autres sont debout; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d'attitudes diverses. L'etoile de Noel en route dans les chemins du ciel, la-bas, vers la petite etable, palit d'epouvante en voyant cette confusion... --L'abbe va trop vite... On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairiere en agitant sa coiffe avec egarement. Maitre Arnoton, ses grandes lunettes d'acier sur le nez, cherche dans son paroissien ou diantre on peut bien en etre. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent a reveillonner, ne sont pas faches que la messe aille ce train de poste; et quand dom Balaguere, la figure rayonnante, se tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces: _Ite, missa est_, il n'y a qu'une voix dans la chapelle pour lui repondre un _Deo gratias_ si joyeux, si entrainant, qu'on se croirait deja a table au premier toast du reveillon. III Cinq minutes apres, la foule des seigneurs s'asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d'eux. Le chateau, illumine de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs; et le venerable dom Balaguere plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son peche sous des flots de vin du pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fetes de la nuit, et je vous laisse a penser comme il y fut recu. --Retire-toi de mes yeux, mauvais chretien! lui dit le souverain Juge, notre maitre a tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu... Ah! tu m'as vole une messe de nuit... Eh bien! tu m'en payeras trois cents en place, et tu n'entreras en paradis que quand tu auras celebre dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noel en presence de tous ceux qui ont peche par ta faute et avec toi... ...Et voila la vraie legende de dom Balaguere comme on la raconte au pays des olives. Aujourd'hui le chateau de Trinquelage n'existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chenes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l'herbe encombre le seuil; il y a des nids aux angles de l'autel et dans l'embrasure des hautes croisees dont les vitraux colories ont disparu depuis longtemps. Cependant il parait que tous les ans, a Noel, une lumiere surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu'en allant aux messes et aux reveillons, les paysans apercoivent ce spectre de chapelle eclaire de cierges invisibles qui brulent au grand air, meme sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l'endroit, nomme Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m'a affirme qu'un soir de Noel, se trouvant un peu en ribote, il s'etait perdu dans la montagne du cote de Trinquelage; et voici ce qu'il avait vu... Jusqu'a onze heures, rien. Tout etait silencieux, eteint, inanime. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l'air d'etre a dix lieues. Bientot, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s'agiter des ombres indecises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait: --Bonsoir, maitre Arnoton! --Bonsoir, bonsoir, mes enfants!... Quand tout le monde fut entre, mon vigneron, qui etait tres brave, s'approcha doucement, et regardant par la porte cassee eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu'il avait vus passer etaient ranges autour du choeur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarres du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu'en avaient nos grands-peres, tous l'air vieux, fane, poussiereux, fatigue. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hotes habituels de la chapelle, reveilles par toutes ces lumieres, venaient roder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brule derriere une gaze; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c'etait un certain personnage a grandes lunettes d'acier, qui secouait a chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empetre en battant silencieusement des ailes... Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, a genoux au milieu du choeur, agitait desesperement une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu'un pretre, habille de vieil or, allait, venait devant l'autel en recitant des oraisons dont on n'entendait pas un mot... Bien sur c'etait dom Balaguere, en train de dire sa troisieme messe basse. LES ORANGES. FANTAISIE. A Paris, les oranges ont l'air triste de fruits tombes ramasses sous l'arbre. A l'heure ou elles vous arrivent, en plein hiver pluvieux et froid, leur ecorce eclatante, leur parfum exagere dans ces pays de saveurs tranquilles, leur donnent un aspect etrange, un peu bohemien. Par les soirees brumeuses, elles longent tristement les trottoirs, entassees dans leurs petites charrettes ambulantes, a la lueur sourde d'une lanterne en papier rouge. Un cri monotone et grele les escorte, perdu dans le roulement des voitures, le fracas des omnibus: --A deux sous la Valence! Pour les trois quarts des Parisiens, ce fruit cueilli au loin, banal dans sa rondeur, ou l'arbre n'a rien laisse qu'une mince attache verte, tient de la sucrerie, de la confiserie. Le papier de soie qui l'entoure, les fetes qu'il accompagne, contribuent a cette impression. Aux approches de janvier surtout, les milliers d'oranges disseminees par les rues, toutes ces ecorces trainant dans la boue du ruisseau, font songer a quelque arbre de Noel gigantesque qui secouerait sur Paris ses branches chargees de fruits factices. Pas un coin ou on ne les rencontre. A la vitrine claire des etalages, choisies et parees; a la porte des prisons et des hospices, parmi les paquets de biscuits, les tas de pommes; devant l'entree des bals, des spectacles du dimanche. Et leur parfum exquis se mele a l'odeur du gaz, au bruit des crincrins, a la poussiere des banquettes du paradis. On en vient a oublier qu'il faut des orangers pour produire les oranges, car pendant que le fruit nous arrive directement du Midi a pleines caisses, l'arbre, taille, transforme, deguise, de la serre chaude ou il passe l'hiver, ne fait qu'une courte apparition au plein air des jardins publics. Pour bien connaitre les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux iles Baleares, en Sardaigne, en Corse, en Algerie, dans l'air bleu dore, l'atmosphere tiede de la Mediterranee. Je me rappelle un petit bois d'orangers, aux portes de Blidah; c'est la qu'elles etaient belles! Dans le feuillage sombre, lustre, vernisse, les fruits avaient l'eclat de verres de couleur, et doraient l'air environnant avec cette aureole de splendeur qui entoure les fleurs eclatantes. Ca et la des eclaircies laissaient voir a travers les branches les remparts de la petite ville, le minaret d'une mosquee, le dome d'un marabout, et au-dessus l'enorme masse de l'Atlas, verte a sa base, couronnee de neige comme d'une fourrure blanche, avec des moutonnements, un flou de flocons tombes. Une nuit, pendant que j'etais la, je ne sais par quel phenomene ignore depuis trente ans cette zone de frimas et d'hiver se secoua sur la ville endormie, et Blidah se reveilla transformee, poudree a blanc. Dans cet air algerien si leger, si pur, la neige semblait une poussiere de nacre. Elle avait des reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau, c'etait le bois d'orangers. Les feuilles solides gardaient la neige intacte et droite comme des sorbets sur des plateaux de laque, et tous les fruits poudres a frimas avaient une douceur splendide, un rayonnement discret comme de l'or voile de claires etoffes blanches. Cela donnait vaguement l'impression d'une fete d'eglise, de soutanes rouges sous des robes de dentelles, de dorures d'autel enveloppees de guipures... Mais mon meilleur souvenir d'oranges me vient encore de Barbicaglia, un grand jardin aupres d'Ajaccio ou j'allais faire la sieste aux heures de chaleur. Ici les orangers, plus hauts, plus espaces qu'a Blidah, descendaient jusqu'a la route, dont le jardin n'etait separe que par une haie vive et un fosse. Tout de suite apres, c'etait la mer, l'immense mer bleue... Quelles bonnes heures j'ai passees dans ce jardin! Au-dessus de ma tete, les orangers en fleur et en fruit brulaient leurs parfums d'essences. De temps en temps, une orange mure, detachee tout a coup, tombait pres de moi comme alourdie de chaleur, avec un bruit mat, sans echo, sur la terre pleine. Je n'avais qu'a allonger la main. C'etaient des fruits superbes, d'un rouge pourpre a l'interieur. Ils me paraissaient exquis, et puis l'horizon etait si beau! Entre les feuilles, la mer mettait des espaces bleus eblouissants comme des morceaux de verre brises qui miroitaient dans la brume de l'air. Avec cela le mouvement du flot agitant l'atmosphere a de grandes distances, ce murmure cadence qui vous berce comme dans une barque invisible, la chaleur, l'odeur des oranges... Ah! qu'on etait bien pour dormir dans le jardin de Barbicaglia! Quelquefois cependant, au meilleur moment de la sieste, des eclats de tambour me reveillaient en sursaut. C'etaient de malheureux tapins qui venaient s'exercer en bas, sur la route. A travers les trous de la haie, j'apercevais le cuivre des tambours et les grands tabliers blancs sur les pantalons rouges. Pour s'abriter un peu de la lumiere aveuglante que la poussiere de la route leur renvoyait impitoyablement, les pauvres diables venaient se mettre au pied du jardin, dans l'ombre courte de la haie. Et ils tapaient! et ils avaient chaud! Alors, m'arrachant de force a mon hypnotisme, je m'amusais a leur jeter quelques-uns de ces beaux fruits d'or rouge qui pendaient pres de ma main. Le tambour vise s'arretait. Il y avait une minute d'hesitation, un regard circulaire pour voir d'ou venait la superbe orange roulant devant lui dans le fosse; puis il la ramassait bien vite et mordait a pleines dents sans meme enlever l'ecorce. Je me souviens aussi que tout a cote de Barbicaglia, et separe seulement par un petit mur bas, il y avait un jardinet assez bizarre que je dominais de la hauteur ou je me trouvais. C'etait un petit coin de terre bourgeoisement dessine. Ses allees blondes de sable, bordees de buis tres vert, les deux cypres de sa porte d'entree, lui donnaient l'aspect d'une bastide marseillaise. Pas une ligne d'ombre. Au fond, un batiment de pierre blanche avec des jours de caveau au ras du sol. J'avais d'abord cru a une maison de campagne; mais, en y regardant mieux, la croix qui la surmontait, une inscription que je voyais de loin creusee dans la pierre, sans en distinguer le texte, me firent reconnaitre un tombeau de famille corse. Tout autour d'Ajaccio, il y a beaucoup de ces petites chapelles mortuaires, dressees au milieu de jardins a elles seules. La famille y vient, le dimanche, rendre visite a ses morts. Ainsi comprise, la mort est moins lugubre que dans la confusion des cimetieres. Des pas amis troublent seuls le silence. De ma place, je voyais un bon vieux trottiner tranquillement par les allees. Tout le jour il taillait les arbres, bechait, arrosait, enlevait les fleurs fanees avec un soin minutieux; puis, au soleil couchant, il entrait dans la petite chapelle ou dormaient les morts de sa famille; il resserrait la beche, les rateaux, les grands arrosoirs; tout cela avec la tranquillite, la serenite d'un jardinier de cimetiere. Pourtant, sans qu'il s'en rendit bien compte, ce brave homme travaillait avec un certain recueillement, tous les bruits amortis et la porte du caveau refermee, chaque fois discretement comme s'il eut craint de reveiller quelqu'un. Dans le grand silence radieux, l'entretien de ce petit jardin ne troublait pas un oiseau, et son voisinage n'avait rien d'attristant. Seulement la mer en paraissait plus immense, le ciel plus haut, et cette sieste sans fin mettait tout autour d'elle, parmi la nature troublante, accablante a force de vie, le sentiment de l'eternel repos... LES DEUX AUBERGES C'etait en revenant de Nimes, une apres-midi de juillet. Il faisait une chaleur accablante. A perte de vue, la route blanche, embrasee, poudroyait entre les jardins d'oliviers et de petits chenes, sous un grand soleil d'argent mat qui remplissait tout le ciel. Pas une tache d'ombre, pas un souffle de vent. Rien que la vibration de l'air chaud et le cri strident des cigales, musique folle, assourdissante, a temps presses, qui semble la sonorite meme de cette immense vibration lumineuse... Je marchais en plein desert depuis deux heures, quand tout a coup, devant moi, un groupe de maisons blanches se degagea de la poussiere de la route. C'etait ce qu'on appelle le relais de Saint-Vincent: cinq ou six _mas_, de longues granges a toiture rouge, un abreuvoir sans eau dans un bouquet de figuiers maigres, et, tout au bout du pays, deux grandes auberges qui se regardent face a face de chaque cote du chemin. Le voisinage de ces auberges avait quelque chose de saisissant. D'un cote, un grand batiment neuf, plein de vie, d'animation, toutes les portes ouvertes, la diligence arretee devant, les chevaux fumants qu'on detelait, les voyageurs descendus buvant a la hate sur la route dans l'ombre courte des murs; la cour encombree de mulets, de charrettes; des rouliers couches sous les hangars en attendant _la fraiche_. A l'interieur, des cris, des jurons, des coups de poing sur les tables, le choc des verres, le fracas des billards, les bouchons de limonades qui sautaient, et, dominant tout ce tumulte, une voix joyeuse, eclatante, qui chantait a faire trembler les vitres: La belle Margoton Tant matin s'est levee, A pris son broc d'argent, A l'eau s'en est allee... ... L'auberge d'en face, au contraire, etait silencieuse et comme abandonnee. De l'herbe sous le portail, des volets casses, sur la porte un rameau de petit houx tout rouille qui pendait comme un vieux panache, les marches du seuil calees avec des pierres de la route... Tout cela si pauvre, si pitoyable, que c'etait une charite vraiment de s'arreter la pour boire un coup. * * * * * En entrant, je trouvai une longue salle deserte et morne, que le jour eblouissant de trois grandes fenetres sans rideaux fait plus morne et plus deserte encore. Quelques tables boiteuses ou trainaient des verres ternis par la poussiere, un billard creve qui tendait ses quatre blouses comme des sebiles, un divan jaune, un vieux comptoir, dormaient la dans une chaleur malsaine et lourde. Et des mouches! des mouches! jamais je n'en avais tant vu: sur le plafond, collees aux vitres, dans les verres, par grappes... Quand j'ouvris la porte, ce fut un bourdonnement, un fremissement d'ailes comme si j'entrais dans une ruche. Au fond de la salle, dans l'embrasure d'une croisee, il y avait une femme debout contre la vitre, tres occupee a regarder dehors. Je l'appelai deux fois: --He! l'hotesse! Elle se retourna lentement, et me laissa voir une pauvre figure de paysanne, ridee, crevassee, couleur de terre, encadree dans de longues barbes de dentelle rousse comme en portent les vieilles de chez nous. Pourtant ce n'etait pas une vieille femme; mais les larmes l'avaient toute fanee. --Qu'est-ce que vous voulez? me demanda-t-elle en essuyant ses yeux. --M'asseoir un moment et boire quelque chose... Elle me regarda tres etonnee, sans bouger de sa place, comme si elle ne comprenait pas. --Ce n'est donc pas une auberge ici? La femme soupira: --Si... c'est une auberge, si vous voulez... Mais pourquoi n'allez-vous pas en face comme les autres? C'est bien plus gai... --C'est trop gai pour moi... J'aime mieux rester chez vous. Et, sans attendre sa reponse, je m'installai devant une table. Quand elle fut bien sure que je parlais serieusement, l'hotesse se mit a aller et venir d'un air tres affaire, ouvrant des tiroirs, remuant des bouteilles, essuyant des verres, derangeant les mouches... On sentait que ce voyageur a servir etait tout un evenement. Par moments la malheureuse s'arretait, et se prenait la tete comme si elle desesperait d'en venir a bout. Puis elle passait dans la piece du fond; je l'entendais remuer de grosses clefs, tourmenter des serrures, fouiller dans la huche au pain, souffler, epousseter, laver des assiettes. De temps en temps, un gros soupir, un sanglot mal etouffe... Apres un quart d'heure de ce manege, j'eus devant moi une assiettee de _passerilles_ (raisins secs), un vieux pain de Beaucaire aussi dur que du gres, et une bouteille de piquette. --Vous etes servi, dit l'etrange creature, et elle retourna bien vite prendre sa place devant la fenetre. * * * * * Tout en buvant, j'essayai de la faire causer. --Il ne vous vient pas souvent du monde, n'est-ce pas, ma pauvre femme? --Oh! non, monsieur, jamais personne... Quand nous etions seuls dans le pays, c'etait different: nous avions le relais, des repas de chasse pendant le temps des macreuses, des voitures toute l'annee... Mais depuis que les voisins sont venus s'etablir, nous avons tout perdu... Le monde aime mieux aller en face. Chez nous, on trouve que c'est trop triste... Le fait est que la maison n'est pas bien agreable. Je ne suis pas belle, j'ai les fievres, mes deux petites sont mortes... La-bas, au contraire, on rit tout le temps. C'est une Arlesienne qui tient l'auberge, une belle femme avec des dentelles et trois tours de chaine d'or au cou. Le conducteur, qui est son amant, lui amene la diligence. Avec ca un tas d'enjoleuses pour chambrieres... Aussi, il lui en vient de la pratique! Elle a toute la jeunesse de Bezouces, de Redessan, de Jonquieres. Les rouliers font un detour pour passer par chez elle... Moi, je reste ici tout le jour, sans personne, a me consumer. Elle disait cela d'une voix distraite, indifferente, le front toujours appuye contre la vitre. Il y avait evidemment dans l'auberge d'en face quelque chose qui la preoccupait... Tout a coup, de l'autre cote de la route, il se fit un grand mouvement. La diligence s'ebranlait dans la poussiere. On entendait des coups de fouet, les fanfares du postillon, les filles accourues sur la porte qui criaient: --Adiousias!... adiousias!... et par la-dessus la formidable voix de tantot reprenant de plus belle: A pris son broc d'argent, A l'eau s'en est allee; De la n'a vu venir Trois chevaliers d'armee... ...A cette voix l'hotesse frissonna de tout son corps, et, se tournant vers moi: --Entendez-vous? me dit-elle tout bas, c'est mon mari... N'est-ce pas qu'il chante bien? Je la regardai, stupefait. --Comment? votre mari!... Il va donc la-bas, lui aussi? Alors elle, d'un air navre, mais avec une grande douceur: --Qu'est-ce que voulez, monsieur? Les hommes sont comme ca, ils n'aiment pas voir pleurer; et moi je pleure toujours depuis la mort des petites... Puis, c'est si triste cette grande baraque ou il n'y a jamais personne... Alors, quand il s'ennuie trop, mon pauvre Jose va boire en face, et comme il a une belle voix, l'Arlesienne le fait chanter. Chut!... le voila qui recommence. Et, tremblante, les mains en avant, avec de grosses larmes qui la faisaient encore plus laide, elle etait la comme en extase devant la fenetre a ecouter son Jose chanter pour l'Arlesienne: Le premier lui a dit: "Bonjour, belle mignonne!" A MILIANAH NOTES DE VOYAGE. Cette fois, je vous emmene passer la journee dans une jolie petite ville d'Algerie, a deux ou trois cents lieues du moulin... Cela nous changera un peu des tambourins et des cigales... ... Il va pleuvoir; le ciel est gris, les cretes du mont Zaccar s'enveloppent de brume. Dimanche triste... Dans ma petite chambre d'hotel, la fenetre ouverte sur les remparts arabes, j'essaye de me distraire en allumant des cigarettes... On a mis a ma disposition toute la bibliotheque de l'hotel; entre une histoire tres detaillee de l'enregistrement et quelques romans de Paul de Kock je decouvre un volume depareille de Montaigne... Ouvert le livre au hasard, relu l'admirable lettre sur la mort de la Boetie... Me voila plus reveur et plus sombre que jamais... Quelques gouttes de pluie tombent deja. Chaque goutte, en tombant sur le rebord de la croisee, fait une large etoile dans la poussiere entassee la depuis les pluies de l'an dernier... Mon livre me glisse des mains, et je passe de longs instants a regarder, cette etoile melancolique... Deux heures sonnent a l'horloge de la ville, un ancien _marabout_ dont j'apercois d'ici les greles murailles blanches... Pauvre diable de marabout! Qui lui aurait dit cela, il y a trente ans, qu'un jour il porterait au milieu de la poitrine un gros cadran municipal, et que, tous les dimanches, sur le coup de deux heures, il donnerait aux eglises de Milianah le signal de sonner les vepres?... Ding! dong! voila les cloches parties!... Nous en avons pour longtemps... Decidement, cette chambre est triste. Les grosses araignees du matin, qu'on appelle pensees philosophiques, on tisse leurs toiles dans tous les coins... Allons dehors. * * * * * J'arrive sur la grande place. La musique du 3e de ligne, qu'un peu de pluie n'epouvante pas, vient de se ranger autour de son chef. A une des fenetres de la division, le general parait, entoure de ses demoiselles; sur la place le sous-prefet se promene de long en large au bras du juge de paix. Une demi-douzaine de petits Arabes a moitie nus, jouent aux billes dans un coin avec des cris feroces. La-bas, un vieux juif en guenilles vient chercher un rayon de soleil qu'il avait laisse hier a cet endroit et qu'il s'etonne de ne plus trouver... "Une, deux, trois, partez!" La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les orgues de Barbarie jouaient l'hiver dernier sous mes fenetres. Cette mazurka m'ennuyait autrefois; aujourd'hui elle m'emeut jusqu'aux larmes. Oh! comme ils sont heureux les musiciens du 3e! L'oeil fixe sur les doubles croches, ivres de rythme et de tapage, ils ne songent a rien qu'a compter leurs mesures. Leur ame, toute leur ame tient dans ce carre de papier large comme la main,--qui tremble au bout de l'instrument entre deux dents de cuivre. "Une, deux, trois, partez!" Tout est la pour ces braves gens; jamais les airs nationaux qu'ils jouent ne leur ont donne le mal du pays... Helas! moi qui ne suis pas de la musique, cette musique me fait peine, et je m'eloigne... * * * * * Ou pourrais-je bien la passer, cette grise apres-midi de dimanche? Bon! la boutique de Sid'Omar est ouverte... Entrons chez Sid'Omar. Quoiqu'il ait une boutique, Sid'Omar n'est point un boutiquier. C'est un prince du sang, le fils d'un ancien dey d'Alger qui mourut etrangle par les janissaires... A la mort de son pere, Sid'Omar se refugia dans Milianah avec sa mere qu'il adorait, et vecut la quelques annees comme un grand seigneur philosophe parmi ses levriers, ses faucons, ses chevaux et ses femmes, dans de jolis palais tres frais, pleins d'orangers et de fontaines. Vinrent les Francais. Sid'Omar, d'abord notre ennemi et l'allie d'Abd-el-Kader, finit par se brouiller avec l'emir et fit sa soumission. L'emir, pour se venger, entra dans Milianah en l'absence de Sid'Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena ses chevaux et ses femmes, et fit ecraser la gorge de sa mere sous le couvercle d'un grand coffre... La colere de Sid'Omar fut terrible: sur l'heure meme il se mit au service de la France, et nous n'eumes pas de meilleur ni de plus feroce soldat que lui tant que dura notre guerre contre l'emir. La guerre finie, Sid'Omar revint a Milianah; mais encore aujourd'hui, quand on parle d'Abd-el-Kader devant lui, il devient pale et ses yeux s'allument. Sid'Omar a soixante ans. En depit de l'age et de la petite verole, son visage est reste beau: de grands cils, un regard de femme, un sourire charmant, l'air d'un prince. Ruine par la guerre, il ne lui reste de son ancienne opulence qu'une ferme dans la plaine du Chelif et une maison a Milianah, ou il vit bourgeoisement avec ses trois fils eleves sous ses yeux. Les chefs indigenes l'ont en grande veneration. Quand une discussion s'eleve, on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu: on le trouve toutes les apres-midi dans une boutique attenant a sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette piece n'est pas riche:--des murs blancs peints a la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes, deux braseros... C'est la que Sid'Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique. * * * * * Aujourd'hui dimanche, l'assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leurs beurnouss, tout autour de la salle. Chacun d'eux a pres de lui une grande pipe, et une petite tasse de cafe dans un fin coquetier de filigrane. J'entre, personne ne bouge... De sa place, Sid'Omar envoie a ma rencontre son plus charmant sourire et m'invite de la main a m'asseoir pres de lui, sur un grand coussin de soie jaune; puis, un doigt sur les levres, il me fait signe d'ecouter. Voici le cas:--Le caid des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Milianah au sujet d'un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter le differend devant Sid'Omar et de s'en remettre a son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour meme, les temoins sont convoques; tout a coup voila mon juif qui se ravise, et vient, seul, sans temoins, declarer qu'il aime mieux s'en rapporter au juge de paix des Francais qu'a Sid'Omar... L'affaire en est la a mon arrivee. Le juif--vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours--leve le nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les babouches de Sid'Omar, penche la tete, s'agenouille, joint les mains... Je ne comprends pas l'arabe, mais a la pantomime du juif, au mot: _Zouge de paix, zouge de paix_, qui revient a chaque instant, je devine tout ce beau discours: --Nous ne doutons pas de Sid'Omar, Sid'Omar est sage, Sid'Omar est juste... Toutefois le zouge de paix fera bien mieux notre affaire. L'auditoire, indigne, demeure impassible comme un Arabe qu'il est... Allonge sur son coussin, l'oeil noye, le bouquin d'ambre aux levres, Sid'Omar--dieu de l'ironie--sourit en ecoutant. Soudain, au milieu de sa plus belle periode, le juif est interrompu par un energique _caramba_! qui l'arrete net; en meme temps un colon espagnol, venu la comme temoin du caid, quitte sa place et, s'approchant d'Iscariote, lui verse sur la tete un plein panier d'imprecations de toutes langues, de toutes couleurs,--entre autres certain vocable francais trop gros monsieur pour qu'on le repete ici... Le fils de Sid'Omar, qui comprend le francais, rougit d'entendre un mot pareil en presence de son pere et sort de la salle.--Retenir ce trait de l'education arabe.--L'auditoire est toujours impassible, Sid'Omar toujours souriant. Le juif s'est releve et gagne la porte a reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son eternel _zouge de paix, zouge de paix_... Il sort. L'Espagnol, furieux, se precipite derriere lui, le rejoint dans la rue et par deux fois--vli! vlan!--le frappe en plein visage... Iscariote tombe a genoux, les bras en croix... L'Espagnol, un peu honteux, rentre dans la boutique... Des qu'il est rentre,--le juif se releve et promene un regard sournois sur la foule bariolee qui l'entoure. Il y a la des gens de tout cuir,--Maltais, Mahonais, negres, Arabes, tous unis dans la haine du juif et joyeux d'en voir maltraiter un... Iscariote hesite un instant, puis, prenant un Arabe par le pan de son beurnouss: --Tu l'as vu, Achmed, tu l'as vu... tu etais la... Le chretien m'a frappe... Tu seras temoin... bien... bien... tu seras temoin. L'Arabe degage son beurnouss et repousse le juif... Il ne sait rien, il n'a rien vu: juste au moment, il tournait la tete... --Mais toi, Kaddour, tu l'as vu... tu as vu le chretien me battre... crie le malheureux Iscariote a un gros negre en train d'eplucher une figue de Barbarie... Le negre crache en signe de mepris et s'eloigne, il n'a rien vu... Il n'a rien vu non plus, ce petit Maltais dont les yeux de charbon luisent mechamment derriere sa barrette; elle n'a rien vu, cette Mahonaise au teint de brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur la tete... Le juif a beau crier, prier, se demener... pas de temoin! personne n'a rien vu... Par bonheur deux de ses coreligionnaires passent dans la rue a ce moment, l'oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise: --Vite, vite, mes freres! Vite a l'homme d'affaires! Vite au _zouge de paix_!... Vous l'avez vu, vous autres... vous avez vu qu'on a battu le vieux! S'ils l'ont vu!... Je crois bien. ... Grand emoi dans la boutique de Sid'-Omar... Le cafetier remplit les tasses, rallume les pipes. On cause, on rit a belles dents. C'est si amusant de voir rosser un juif!... Au milieu du brouhaha et de la fumee, je gagne la porte doucement; j'ai envie d'aller roder un peu du cote d'Israel pour savoir comment les coreligionnaires d'Iscariote ont pris l'affront fait a leur frere... --Viens diner ce soir, _moussiou_, me crie le bon Sid'Omar... J'accepte, je remercie. Me voila dehors. Au quartier juif, tout le monde est sur pied. L'affaire fait deja grand bruit. Personne aux echoppes. Brodeurs, tailleurs, bourreliers,--tout Israel est dans la rue... Les hommes--en casquette de velours, en bas de laine bleue--gesticulant bruyamment, par groupes... Les femmes, pales, bouffies, raides comme des idoles de bois dans leurs robes plates a plastron d'or, le visage entoure de bandelettes noires, vont d'un groupe a l'autre en miaulant... Au moment ou j'arrive, un grand mouvement se fait dans la foule. On s'empresse, on se precipite... Appuye sur ses temoins, le juif--heros de l'aventure--passe entre deux haies de casquettes, sous une pluie d'exhortations: --Venge-toi, frere, venge-nous, venge le peuple juif. Ne crains rien; tu as la loi pour toi. Un affreux nain, puant la poix et le vieux cuir, s'approche de moi d'un air piteux, avec de gros soupirs: --Tu vois! me dit-il. Les pauvres juifs, comme on nous traite! C'est un vieillard! regarde. Ils l'ont presque tue. De vrai, le pauvre Iscariote a l'air plus mort que vif. Il passe devant moi,--l'oeil eteint, le visage defait; ne marchant pas, se trainant... Une forte indemnite est seule capable de le guerir; aussi ne le mene-t-on pas chez le medecin, mais chez l'agent d'affaires. * * * * * Il y a beaucoup d'agents d'affaires en Algerie, presque autant que de sauterelles. Le metier est bon, parait-il. Dans tous les cas, il a cet avantage qu'on y peut entrer de plain-pied, sans examens, ni cautionnement, ni stage. Comme a Paris nous nous faisons hommes de lettres, on se fait agent d'affaires en Algerie. Il suffit pour cela de savoir un peu de francais, d'espagnol, d'arabe, d'avoir toujours un code dans ses fontes, et sur toute chose le temperament du metier. Les fonctions de l'agent sont tres variees: tour a tour avocat, avoue, courtier, expert, interprete, teneur de livres, commissionnaire, ecrivain public, c'est le maitre Jacques de la colonie. Seulement Harpagon n'en avait qu'un, de maitre Jacques, et la colonie en a plus qu'il ne lui en faut. Rien qu'a Milianah, on les compte par douzaines. En general, pour eviter les frais de bureau, ces messieurs recoivent leurs clients au cafe de la grand'place et donnent leurs consultations--les donnent-ils?--entre l'absinthe et le champoreau. C'est vers le cafe de la grand'place que le digne Iscariote s'achemine, flanque de ses deux temoins. Ne les suivons pas. * * * * * En sortant du quartier juif, je passe devant la maison du bureau arabe. Du dehors, avec son chapeau d'ardoises et le drapeau francais qui flotte dessus, on la prendrait pour une mairie de village. Je connais l'interprete, entrons fumer une cigarette avec lui. De cigarette en cigarette, je finirai bien par le tuer, ce dimanche sans soleil! La cour qui precede le bureau est encombree d'Arabes en guenilles. Ils sont la une cinquantaine a faire antichambre, accroupis, le long du mur, dans leurs beurnouss. Cette antichambre bedouine exhale--quoique en plein air--une forte odeur de cuir humain. Passons vite... Dans le bureau, je trouve l'interprete aux prises avec deux grands braillards entierement nus sous de longues couvertures crasseuses, et racontant d'une mimique enragee je ne sais quelle histoire de chapelet vole. Je m'assieds sur une natte dans un coin, et je regarde... Un joli costume, ce costume d'interprete; et comme l'interprete de Milianah le porte bien! Ils ont l'air tailles l'un pour l'autre. Le costume est bleu de ciel avec des brandebourgs noirs et des boutons d'or qui reluisent. L'interprete est blond, rose, tout frise; un joli hussard bleu plein d'humour et de fantaisie; un peu bavard,--il parle tant de langues! un peu sceptique, il a connu Renan a l'ecole orientaliste!--grand amateur de sport, a l'aise au bivouac arabe comme aux soirees de la sous-prefete, mazurkant mieux que personne, et faisant le cousscouss comme pas un. Parisien, pour tout dire; voila mon homme, et ne vous etonnez pas que les dames en raffolent... Comme dandysme, il n'a qu'un rival: le sergent du bureau arabe. Celui-ci--avec sa tunique de drap fin et ses guetres a boutons de nacre--fait le desespoir et l'envie de toute la garnison. Detache au bureau arabe, il est dispense des corvees, et toujours se montre par les rues, gante de blanc, frise de frais, avec de grands registres sous le bras. On l'admire et on le redoute. C'est une autorite. Decidement, cette histoire de chapelet vole menace d'etre fort longue. Bonsoir! je n'attends pas la fin. En m'en allant je trouve l'antichambre en emoi. La foule se presse autour d'un indigene de haute taille, pale, fier, drape dans un beurnouss noir. Cet homme, il y a huit jours, s'est battu dans le Zaccar avec une panthere. La panthere est morte; mais l'homme a eu la moitie du bras mangee. Soir et matin il vient se faire panser au bureau arabe, et chaque fois on l'arrete dans la cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle lentement, d'une belle voix gutturale. De temps en temps, il ecarte son beurnouss et montre, attache contre sa poitrine, son bras gauche entoure de linges sanglants. * * * * * A peine suis-je dans la rue, voila un violent orage qui eclate. Pluie, tonnerre, eclairs, siroco... Vite, abritons-nous. J'enfile une porte au hasard, et je tombe au milieu d'une nichee de bohemiens, empiles sous les arceaux d'une cour moresque. Cette cour tient a la mosquee de Milianah; c'est le refuge habituel de la pouillerie musulmane, on l'appelle la _cour des pauvres_. De grands levriers maigres, tout couverts de vermine, viennent roder autour de moi d'un air mechant. Adosse contre un des piliers de la galerie, je tache de faire bonne contenance, et, sans parler a personne, je regarde la pluie qui ricoche sur les dalles coloriees de la cour. Les bohemiens sont a terre, couches par tas. Pres de moi, une jeune femme, presque belle, la gorge et les jambes decouvertes, de gros bracelets de fer aux poignets et aux chevilles, chante un air bizarre a trois notes melancoliques et nasillardes. En chantant, elle allaite un petit enfant tout nu en bronze rouge, et, du bras reste libre, elle pile de l'orge dans un mortier de pierre. La pluie, chassee par un vent cruel, inonde parfois les jambes de la nourrice et le corps de son nourrisson. La bohemienne n'y prend point garde et continue a chanter, sous la rafale, en pilant l'orge et donnant le sein. L'orage diminue. Profitant d'une embellie, je me hate de quitter cette cour des Miracles et je me dirige vers le diner de Sid'Omar; il est temps... En traversant la grand'place, j'ai encore rencontre mon vieux juif de tantot. Il s'appuie sur son agent d'affaires; ses temoins marchent joyeusement derriere lui; une bande de vilains petits juifs gambade a l'entour... Tous les visages rayonnent. L'agent se charge de l'affaire: Il demandera au tribunal deux mille francs d'indemnite. * * * * * Chez Sid'Omar, diner somptueux.--La salle a manger ouvre sur une elegante cour moresque, ou chantent deux ou trois fontaines... Excellent repas turc, recommande au baron Brisse. Entre autres plats, je remarque un poulet aux amandes, un couss-couss a la vanille, une tortue a la viande,--un peu lourde mais du plus haut gout,--et des biscuits au miel qu'on appelle _bouchees du kadi_... Comme vin, rien que du champagne. Malgre la loi musulmane Sid'Omar en boit un peu,--quand les serviteurs ont le dos tourne... Apres diner, nous passons dans la chambre de notre hote, ou l'on nous apporte des confitures, des pipes et du cafe... L'ameublement de cette chambre est des plus simples: un divan, quelques nattes; dans le fond, un grand lit tres haut sur lequel flanent de petits coussins rouges brodes d'or... A la muraille est accrochee une vieille peinture turque representant les exploits d'un certain amiral Hamadi. Il parait qu'en Turquie les peintres n'emploient qu'une couleur par tableau: ce tableau-ci est voue au vert. La mer, le ciel, les navires, l'amiral Hamadi lui-meme, tout est vert, et de quel vert!... L'usage arabe veut qu'on se retire de bonne heure. Le cafe pris, les pipes fumees, je souhaite la bonne nuit a mon hote et je le laisse avec ses femmes. * * * * * Ou finirai-je ma soiree? Il est trop tot pour me coucher, les clairons des spahis n'ont pas encore sonne la retraite. D'ailleurs, les coussinets d'or de Sid'Omar dansent autour de moi des farandoles fantastiques qui m'empecheraient de dormir... Me voici devant le theatre, entrons un moment. Le theatre de Milianah est un ancien magasin de fourrages, tant bien que mal deguise en salle de spectacle. De gros quinquets, qu'on remplit d'huile pendant l'entr'acte font l'office de lustres. Le parterre est debout, l'orchestre sur des bancs. Les galeries sont tres fieres parce qu'elles ont des chaises de paille... Tout autour de la salle, un long couloir, obscur, sans parquet... On se croirait dans la rue, rien n'y manque... La piece est deja commencee quand j'arrive. A ma grande surprise, les acteurs ne sont pas mauvais, je parle des hommes; ils ont de l'entrain, de la vie... Ce sont presque tous des amateurs, des soldats du 3e; le regiment en est fier et vient les applaudir tous les soirs. Quant aux femmes, helas!... c'est encore et toujours cet eternel feminin des petits theatres de province, pretentieux, exagere et faux... Il y en a deux pourtant qui m'interessent parmi ces dames, deux juives de Milianah, toutes jeunes, qui debutent au theatre... Les parents sont dans la salle et paraissent enchantes. Ils ont la conviction que leurs filles vont gagner des milliers de douros a ce commerce-la. La legende de Rachel, israelite, millionnaire et comedienne, est deja repandue chez les juifs d'Orient. Rien de comique et d'attendrissant comme ces deux petites juives sur les planches... Elles se tiennent timidement dans un coin de la scene, poudrees, fardees, decolletees et toutes raides. Elles ont froid, elles ont honte. De temps en temps elles baragouinent une phrase sans la comprendre, et, pendant qu'elles parlent, leurs grands yeux hebraiques regardent dans la salle avec stupeur. * * * * * Je sors du theatre... Au milieu de l'ombre qui m'environne, j'entends des cris dans un coin de la place... Quelques Maltais sans doute en train de s'expliquer a coups de couteau... Je reviens a l'hotel, lentement, le long des remparts. D'adorables senteurs d'orangers et de thuyas montent de la plaine. L'air est doux, le ciel presque pur... La-bas, au bout du chemin, se dresse un vieux fantome de muraille, debris de quelque ancien temple. Ce mur est sacre: tous les jours les femmes arabes viennent y suspendre des _ex-voto_, fragments de haicks et de foutas, longues tresses de cheveux roux lies par des fils d'argent, pans de beurnouss... Tout cela va flottant sous un mince rayon de lune, au souffle tiede de la nuit... LES SAUTERELLES Encore un souvenir d'Algerie, et puis nous reviendrons au moulin... La nuit de mon arrivee dans cette ferme du Sahel, je ne pouvais pas dormir. Le pays nouveau, l'agitation du voyage, les aboiements des chacals, puis une chaleur enervante, oppressante, un etouffement complet, comme si les mailles de la moustiquaire n'avaient pas laisse passer un souffle d'air... Quand j'ouvris ma fenetre, au petit jour, une brume d'ete lourde, lentement remuee, frangee aux bords de noir et de rose, flottait dans l'air comme un nuage de poudre sur un champ de bataille. Pas une feuille ne bougeait, et dans ces beaux jardins que j'avais sous les yeux, les vignes espacees sur les pentes au grand soleil qui fait les vins sucres, les fruits d'Europe abrites dans un coin d'ombre, les petits orangers, les mandariniers en longues files microscopiques, tout gardait le meme aspect morne, cette immobilite des feuilles attendant l'orage. Les bananiers eux-memes, ces grands roseaux vert tendre, toujours agites par quelque souffle qui emmele leur fine chevelure si legere, se dressaient silencieux et droits, en panaches reguliers. Je restai un moment a regarder cette plantation merveilleuse, ou tous les arbres du monde se trouvaient reunis, donnant chacun dans leur saison leurs fleurs et leurs fruits depayses. Entre les champs de ble et les massifs de chenes-lieges, un cours d'eau luisait, rafraichissant a voir par cette matinee etouffante; et tout en admirant le luxe et l'ordre de ces choses, cette belle ferme avec ses arcades moresques, ses terrasses toutes blanches d'aube, les ecuries et les hangars groupes autour, je songeais qu'il y a vingt ans, quand ces braves gens etaient venus s'installer dans ce vallon du Sahel, ils n'avaient trouve qu'une mechante baraque de cantonnier, une terre inculte herissee de palmiers nains et de lentisques. Tout a creer, tout a construire. A chaque instant des revoltes d'Arabes. Il fallait laisser la charrue pour faire le coup de feu. Ensuite les maladies, les ophtalmies, les fievres, les recoltes manquees, les tatonnements de l'inexperience, la lutte avec une administration bornee, toujours flottante. Que d'efforts! Que de fatigues! Quelle surveillance incessante! Encore maintenant, malgre les mauvais temps finis et la fortune si cherement gagnee, tous deux, l'homme et la femme, etaient les premiers leves a la ferme. A cette heure matinale je les entendais aller et venir dans les grandes cuisines du rez-de-chaussee, surveillant le cafe des travailleurs. Bientot une cloche sonna, et au bout d'un moment les ouvriers defilerent sur la route. Des vignerons de Bourgogne; des laboureurs kabyles en guenilles, coiffes d'une chechia rouge; des terrassiers mahonnais, les jambes nues; des Maltais; des Lucquois; tout un peuple disparate, difficile a conduire. A chacun d'eux le fermier, devant la porte, distribuait sa tache de la journee d'une voix breve, un peu rude. Quand il eut fini, le brave homme leva la tete, scruta le ciel d'un air inquiet; puis m'apercevant a la fenetre: --Mauvais temps pour la culture, me dit-il... voila le siroco. En effet, a mesure que le soleil se levait, des bouffees d'air, brulantes, suffocantes, nous arrivaient du sud comme de la porte d'un four ouverte et refermee. On ne savait ou se mettre, que devenir. Toute la matinee se passa ainsi. Nous primes du cafe sur les nattes de la galerie, sans avoir le courage de parler ni de bouger. Les chiens allonges, cherchant la fraicheur des dalles, s'etendaient dans des poses accablees. Le dejeuner nous remit un peu, un dejeuner plantureux et singulier ou il y avait des carpes, des truites, du sanglier, du herisson, le beurre de Staoueli, les vins de Crescia, des goyaves, des bananes, tout un depaysement de mets qui ressemblait bien a la nature si complexe dont nous etions entoures... On allait se lever de table. Tout a coup, a la porte-fenetre fermee pour nous garantir de la chaleur du jardin en fournaise, de grands cris retentirent: --Les criquets! les criquets! Mon hote devint tout pale comme un homme a qui on annonce un desastre, et nous sortimes precipitamment. Pendant dix minutes, ce fut dans l'habitation, si calme tout a l'heure, un bruit de pas precipites, de voix indistinctes, perdues dans l'agitation d'un reveil. De l'ombre des vestibules ou ils s'etaient endormis, les serviteurs s'elancerent dehors en faisant resonner avec des batons, des fourches, des fleaux, tous les ustensiles de metal qui leur tombaient sous la main, des chaudrons de cuivre, des bassines, des casseroles. Les bergers soufflaient dans leurs trompes de paturage. D'autres avaient des conques marines, des cors de chasse. Cela faisait un vacarme effrayant, discordant, que dominaient d'une note suraigue les "You! you! you!" des femmes arabes accourues d'un douar voisin. Souvent, parait-il, il suffit d'un grand bruit, d'un fremissement sonore de l'air, pour eloigner les sauterelles, les empecher de descendre. Mais ou etaient-elles donc, ces terribles betes? Dans le ciel vibrant de chaleur, je ne voyais rien qu'un nuage venant a l'horizon, cuivre, compact, comme un nuage de grele, avec le bruit d'un vent d'orage dans les mille rameaux d'une foret. C'etaient les sauterelles. Soutenues entre elles par leurs ailes seches etendues, elles volaient en masse, et malgre nos cris, nos efforts, le nuage s'avancait toujours, projetant dans la plaine une ombre immense. Bientot il arriva au-dessus de nos tetes; sur les bords on vit pendant une seconde un effrangement, une dechirure. Comme les premiers grains d'une giboulee, quelques-unes se detacherent, distinctes, roussatres; ensuite toute la nuee creva, et cette grele d'insectes tomba drue et bruyante. A perte de vue les champs etaient couverts de criquets, de criquets enormes, gros comme le doigt. Alors le massacre commenca. Hideux murmure d'ecrasement, de paille broyee. Avec les herses, les pioches, les charrues, on remuait ce sol mouvant; et plus on en tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient par couches, leurs hautes pattes enchevetrees; celles du dessus faisant des bonds de detresse, sautant au nez des chevaux atteles pour cet etrange labour. Les chiens de la ferme, ceux du douar, lances a travers champs, se ruaient sur elles, les broyaient avec fureur. A ce moment, deux compagnies de turcos, clairons en tete, arriverent au secours des malheureux colons, et la tuerie changea d'aspect. Au lieu d'ecraser les sauterelles, les soldats les flambaient en repandant de longues tracees de poudre. Fatigue de tuer, ecoeure par l'odeur infecte, je rentrai. A l'interieur de la ferme, il y en avait presque autant que dehors. Elles etaient entrees par les ouvertures des portes, des fenetres, la baie des cheminees. Au bord des boiseries, dans les rideaux deja tout manges, elles se trainaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs blancs avec une ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours cette odeur epouvantable. A diner, il fallut se passer d'eau. Les citernes, les bassins, les puits, les viviers, tout etait infecte. Le soir, dans ma chambre, ou l'on en avait pourtant tue des quantites, j'entendis encore des grouillements sous les meubles, et ce craquement d'elytres semblable au petillement des gousses qui eclatent a la grande chaleur. Cette nuit-la non plus je ne pus pas dormir. D'ailleurs autour de la ferme tout restait eveille. Des flammes couraient au ras du sol d'un bout a l'autre de la plaine. Les turcos en tuaient toujours. Le lendemain, quand j'ouvris ma fenetre comme la veille, les sauterelles etaient parties; mais quelle ruine elles avaient laissee derriere elles! Plus une fleur, plus un brin d'herbe: tout etait noir, ronge, calcine. Les bananiers, les abricotiers, les pechers, les mandariniers, se reconnaissaient seulement a l'allure de leurs branches depouillees, sans le charme, le flottant de la feuille qui est la vie de l'arbre. On nettoyait les pieces d'eau, les citernes. Partout des laboureurs creusaient la terre pour tuer les oeufs laisses par les insectes. Chaque motte etait retournee, brisee soigneusement. Et le coeur se serrait de voir les mille racines blanches, pleines de seve, qui apparaissaient dans ces ecroulements de terre fertile... L'ELIXIR DU REVEREND PERE GAUCHER --Buvez ceci, mon voisin; vous m'en direz des nouvelles. Et, goutte a goutte, avec le soin minutieux d'un lapidaire comptant des perles, le cure de Graveson me versa deux doigts d'une liqueur verte, doree, chaude, etincelante, exquise... J'en eus l'estomac tout ensoleille. --C'est l'elixir du Pere Gaucher, la joie et la sante de notre Provence, me fit le brave homme d'un air triomphant; on le fabrique au couvent des Premontres, a deux lieues de votre moulin... N'est-ce pas que cela vaut bien toutes les chartreuses du monde?... Et si vous saviez comme elle est amusante, l'histoire de cet elixir! Ecoutez plutot... Alors, tout naivement, sans y entendre malice, dans cette salle a manger de presbytere, si candide et si calme avec son Chemin de la croix en petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empeses comme des surplis, l'abbe me commenca une historiette legerement sceptique et irreverencieuse, a la facon d'un conte d'Erasme ou de d'Assoucy: * * * * * --Il y a vingt ans, les Premontres, ou plutot les Peres blancs, comme les appellent nos Provencaux, etaient tombes dans une grande misere. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-la, elle vous aurait fait peine. Le grand mur, la tour Pacome, s'en allaient en morceaux. Tout autour du cloitre rempli d'herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tint. Dans les preaux, dans les chapelles, le vent du Rhone soufflait comme en Camargue, eteignant les cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l'eau des benitiers. Mais le plus triste de tout, c'etait le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide; et les Peres, faute d'argent pour s'acheter une cloche, obliges de sonner matines avec des cliquettes de bois d'amandier!... Pauvres Peres blancs! Je les vois encore, a la procession de la Fete-Dieu, defilant tristement dans leurs capes rapiecees, pales, maigres, nourris de _citres_ et de pasteques, et derriere eux monseigneur l'abbe, qui venait la tete basse, tout honteux de montrer au soleil sa crosse dedoree et sa mitre de laine blanche mangee des vers. Les dames de la confrerie en pleuraient de pitie dans les rangs, et les gros porte-banniere ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines: --Les etourneaux vont maigres quand ils vont en troupe. Le fait est que les infortunes Peres blancs en etaient arrives eux-memes a se demander s'ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol a travers le monde et de chercher pature chacun de son cote. Or, un jour que cette grave question se debattait dans le chapitre, on vint annoncer au prieur que le frere Gaucher demandait a etre entendu au conseil... Vous saurez pour votre gouverne que ce frere Gaucher etait le bouvier du couvent; c'est-a-dire qu'il passait ses journees a rouler d'arcade en arcade dans le cloitre, en poussant devant lui deux vaches etiques qui cherchaient l'herbe aux fentes des paves. Nourri jusqu'a douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu'on appelait tante Begon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n'avait jamais pu rien apprendre qu'a conduire ses betes et a reciter son _Pater noster_; encore le disait-il en provencal, car il avait la cervelle dure et l'esprit comme une dague de plomb. Fervent chretien du reste, quoique un peu visionnaire, a l'aise sous le cilice et se donnant la discipline avec une conviction robuste, et des bras!... Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, saluant l'assemblee la jambe en arriere, prieur, chanoines, argentier, tout le monde se mit a rire. C'etait toujours l'effet que produisait, quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chevre et ses yeux un peu fous; aussi le frere Gaucher ne s'en emut pas. --Mes reverends, fit-il d'un ton bonasse en tortillant son chapelet de noyaux d'olives, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux. Figurez-vous qu'a force de creuser ma pauvre tete deja si creuse, je crois que j'ai trouve le moyen de nous tirer tous de peine. "Voici comment. Vous savez bien tante Begon, cette brave femme qui me gardait quand j'etait petit. (Dieu ait son ame, la vieille coquine! elle chantait de bien vilaines chansons apres boire.) Je vous dirai donc, mes reverends peres, que tante Begon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagnes autant et mieux qu'un vieux merle de Corse. Voire, elle avait compose sur la fin de ses jours un elixir incomparable en melangeant cinq ou six especes de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a belles annees de cela: mais je pense qu'avec l'aide de saint Augustin et la permission de notre pere abbe, je pourrais--en cherchant bien--retrouver la composition de ce mysterieux elixir. Nous n'aurions plus alors qu'a le mettre en bouteilles, et a le vendre un peu cher, ce qui permettrait a la communaute de s'enrichir doucettement, comme ont fait nos freres de la Trappe et de la Grande... Il n'eut pas le temps de finir. Le prieur s'etait leve pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les mains. L'argentier, encore plus emu que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrange de sa cucule... Puis chacun revint a sa chaire pour deliberer; et, seance tenante, le chapitre decida qu'on confierait les vaches au frere Thrasybule, pour que le frere Gaucher put se donner tout entier a la confection de son elixir. * * * * * Comment le bon frere parvint-il a retrouver la recette de tante Begon? au prix de quels efforts? au prix de quelles veilles? L'histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sur, c'est qu'au bout de six mois, l'elixir des Peres blancs etait deja tres populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d'Arles, pas un _mas_, pas une grange qui n'eut au fond de sa _depense_, entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d'olives a la picholine, un petit flacon de terre brune cachete aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une etiquette d'argent. Grace a la vogue de son elixir, la maison des Premontres s'enrichit tres rapidement. On releva la tour Pacome. Le prieur eut une mitre neuve, l'eglise de jolis vitraux ouvrages; et, dans la fine dentelle du clocher, toute une compagnie de cloches et de clochettes vint s'abattre, un beau matin de Paques, tintant et carillonnant a la grande volee. Quant au frere Gaucher, ce pauvre frere lai dont les rusticites egayaient tant le chapitre, il n'en fut plus question dans le couvent. On ne connut plus desormais que le Reverend Pere Gaucher, homme de tete et de grand savoir, qui vivait completement isole des occupations si menues et si multiples du cloitre, et s'enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes... Cette distillerie, ou personne, pas meme le prieur, n'avait le droit de penetrer, etait une ancienne chapelle abandonnee, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicite des bons peres en avait fait quelque chose de mysterieux et de formidable; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux, s'accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu'a la rosace du portail, il en degringolait bien vite, effare d'avoir vu le Pere Gaucher, avec sa barbe de necroman, penche sur ses fourneaux, le pese-liqueur a la main; puis, tout autour, des cornues de gres rose, des alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un encombrement bizarre qui flamboyait ensorcele dans la lueur rouge des vitraux... Au jour tombant, quand sonnait le dernier Angelus, la porte de ce lieu de mystere s'ouvrait discretement, et le reverend se rendait a l'eglise pour l'office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait le monastere! Les freres faisaient la haie sur son passage. On disait: --Chut!... il a le secret!... --L'argentier le suivait et lui parlait la tete basse... Au milieu de ces adulations, le pere s'en allait en s'epongeant le front, son tricorne aux larges bords pose en arriere comme une aureole, regardant autour de lui d'un air de complaisance les grandes cours plantees d'orangers, les toits bleus ou tournaient des girouettes neuves, et, dans le cloitre eclatant de blancheur,--entre les colonnettes elegantes et fleuries,--les chanoines habilles de frais qui defilaient deux par deux avec des mines reposees. --C'est a moi qu'ils doivent tout cela! se disait le reverend en lui-meme; et chaque fois cette pensee lui faisait monter des bouffees d'orgueil. Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir... * * * * * Figurez-vous qu'un soir, pendant l'office, il arriva a l'eglise dans une agitation extraordinaire: rouge, essouffle, le capuchon de travers, et si trouble qu'en prenant de l'eau benite il y trempa ses manches jusqu'au coude. On crut d'abord que c'etait l'emotion d'arriver en retard; mais quand on le vit faire de grandes reverences a l'orgue et aux tribunes au lieu de saluer le maitre-autel, traverser l'eglise en coup de vent, errer dans le choeur pendant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis une fois assis, s'incliner de droite et de gauche en souriant d'un air beat, un murmure d'etonnement courut dans les trois nefs. On chuchotait de breviaire a breviaire: --Qu'a donc notre Pere Gaucher?... Qu'a donc notre Pere Gaucher? Par deux fois le prieur, impatiente, fit tomber sa crosse sur les dalles pour commander le silence... La-bas, au fond du choeur, les psaumes allaient toujours; mais les repons manquaient d'entrain... Tout a coup, au beau milieu de l'_Ave verum_, voila mon Pere Gaucher qui se renverse dans sa stalle et entonne d'une voix eclatante: Dans Paris, il y a un Pere blanc, Patatin, patatan, tarabin, taraban... Consternation generale. Tout le monde se leve. On crie: --Emportez-le... il est possede! Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se demene... Mais le Pere Gaucher ne voit rien, n'ecoute rien; et deux moines vigoureux sont obliges de l'entrainer par la petite porte du choeur, se debattant comme un exorcise et continuant de plus belle ses _patatin_ et ses _taraban_. * * * * * Le lendemain, au petit jour, le malheureux etait a genoux dans l'oratoire du prieur, et faisait sa _coulpe_ avec un ruisseau de larmes: --C'est l'elixir, Monseigneur, c'est l'elixir qui m'a surpris, disait-il en se frappant la poitrine. Et de le voir si marri, si repentant, le bon prieur en etait tout emu lui-meme. --Allons, allons, Pere Gaucher, calmez-vous, tout cela sechera comme la rosee au soleil... Apres tout, le scandale n'a pas ete aussi grand que vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui etait un peu... hum! hum!... Enfin il faut esperer que les novices ne l'auront pas entendue... A present, voyons, dites-moi bien comment la chose vous est arrivee... C'est en essayant l'elixir, n'est-ce pas? Vous aurez eu la main trop lourde... Oui, oui, je comprends... C'est comme le frere Schwartz, l'inventeur de la poudre: vous avez ete victime de votre invention... Et dites-moi, mon brave ami, est-il bien necessaire que vous l'essayiez sur vous-meme, ce terrible elixir? --Malheureusement, oui, Monseigneur... l'eprouvette me donne bien la force et le degre de l'alcool; mais pour le fini, le veloute, je ne me fie guere qu'a ma langue... --Ah! tres bien... Mais ecoutez encore un peu que je vous dise... Quand vous goutez ainsi l'elixir par necessite, est-ce que cela vous semble bon? Y prenez-vous du plaisir?... --Helas! oui, Monseigneur, fit le malheureux Pere en devenant tout rouge... Voila deux soirs que je lui trouve un bouquet, un arome!... C'est pour sur le demon qui m'a joue ce vilain tour... Aussi je suis bien decide desormais a ne plus me servir que de l'eprouvette. Tant pis si la liqueur n'est pas assez fine, si elle ne fait pas assez la perle... --Gardez-vous-en bien, interrompit le prieur avec vivacite. Il ne faut pas s'exposer a mecontenter la clientele... Tout ce que vous avez a faire maintenant que vous voila prevenu, c'est de vous tenir sur vos gardes... Voyons, qu'est-ce qu'il vous faut pour vous rendre compte?... Quinze ou vingt gouttes, n'est-ce pas?... mettons vingt gouttes... Le diable sera bien fin s'il vous attrape avec vingt gouttes... D'ailleurs, pour prevenir tout accident, je vous dispense dorenavant de venir a l'eglise. Vous direz l'office du soir dans la distillerie... Et maintenant, allez en paix, mon Reverend, et surtout... comptez bien vos gouttes. Helas! le pauvre Reverend eut beau compter ses gouttes... le demon le tenait, et ne le lacha plus. C'est la distillerie qui entendit de singuliers offices! * * * * * Le jour, encore, tout allait bien. Le Pere etait assez calme: il preparait ses rechauds, ses alambics, triait soigneusement ses herbes, toutes herbes de Provence, fines, grises, dentelees, brulees de parfums et de soleil... Mais, le soir, quand les simples etaient infuses et que l'elixir tiedissait dans de grandes bassines de cuivre rouge, le martyre du pauvre homme commencait. --... Dix-sept... dix-huit... dix-neuf... vingt!... Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces vingt-la, le pere les avalait d'un trait, presque sans plaisir. Il n'y avait que la vingt et unieme qui lui faisait envie. Oh! cette vingt et unieme goutte!... Alors, pour echapper a la tentation, il allait s'agenouiller tout au bout du laboratoire et s'abimait dans ses patenotres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumee toute chargee d'aromates, qui venait roder autour de lui et, bon gre mal gre, le ramenait vers les bassines... La liqueur etait d'un beau vert dore... Penche dessus, les narines ouvertes, le pere la remuait tout doucement avec son chalumeau, et dans les petites paillettes etincelantes que roulait le flot d'emeraude, il lui semblait voir les yeux de tante Begon qui riaient et petillaient en le regardant... --Allons! encore une goutte! Et de goutte en goutte, l'infortune finissait par avoir son gobelet plein jusqu'au bord. Alors, a bout de forces, il se laissait tomber dans un grand fauteuil, et, le corps abandonne, la paupiere a demi close, il degustait son peche par petits coups, en se disant tout bas avec un remords delicieux: --Ah! je me damne... je me damne... Le plus terrible, c'est qu'au fond de cet elixir diabolique, il retrouvait, par je ne sais quel sortilege, toutes les vilaines chansons de tante Begon: _Ce sont trois petites commeres, qui parlent de faire un banquet..._ ou: _Bergerette de maitre Andre s'en va-t-au bois seulette..._ et toujours la fameuse des Peres blancs: _Patatin patatan_. Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d'un air malin: --Eh! eh! Pere Gaucher, vous aviez des cigales en tete, hier soir en vous couchant. Alors c'etaient des larmes, des desespoirs, et le jeune, et le cilice, et la discipline. Mais rien ne pouvait contre le demon de l'elixir; et tous les soirs, a la meme heure, la possession recommencait. * * * * * Pendant ce temps, les commandes pleuvaient a l'abbaye que c'etait une benediction. Il en venait de Nimes, d'Aix, d'Avignon, de Marseille... De jour en jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y avait des freres emballeurs, des freres etiqueteurs, d'autres pour les ecritures, d'autres pour le camionnage; le service de Dieu y perdait bien par-ci par-la quelques coups de cloches; mais les pauvres gens du pays n'y perdaient rien, je vous en reponds... Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l'argentier lisait en plein chapitre son inventaire de fin d'annee et que les bons chanoines l'ecoutaient les yeux brillants et le sourire aux levres, voila le Pere Gaucher qui se precipite au milieu de la conference en criant: --C'est fini... Je n'en fais plus... Rendez-moi mes vaches. --Qu'est-ce qu'il y a donc, Pere Gaucher? demanda le prieur, qui se doutait bien un peu de ce qu'il y avait. --Ce qu'il y a, Monseigneur?... Il y a que je suis en train de me preparer une belle eternite de flammes et de coups de fourche... Il y a que je bois, que je bois comme un miserable... --Mais je vous avais dit de compter vos gouttes. --Ah! bien oui, compter mes gouttes! c'est par gobelets qu'il faudrait compter maintenant... Oui, mes Reverends, j'en suis la. Trois fioles par soiree... Vous comprenez bien que cela ne peut pas durer... Aussi, faites faire l'elixir par qui vous voudrez... Que le feu de Dieu me brule si je m'en mele encore! C'est le chapitre qui ne riait plus. --Mais, malheureux, vous nous ruinez! criait l'argentier en agitant son grand-livre. --Preferez-vous que je me damne? Pour lors, le prieur se leva. --Mes Reverends, dit-il en etendant sa belle main blanche ou luisait l'anneau pastoral, il y a moyen de tout arranger... C'est le soir, n'est-ce pas, mon cher fils, que le demon vous tente?... --Oui, monsieur le prieur, regulierement tous les soirs... Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit, j'en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l'ane de Capitou quand il voyait venir le bat. --Eh bien! rassurez-vous... Dorenavant, tous les soirs, a l'office, nous reciterons a votre intention l'oraison de saint Augustin, a laquelle l'indulgence pleniere est attachee... Avec cela, quoi qu'il arrive, vous etes a couvert... C'est l'absolution pendant le peche. --Oh bien! alors, merci, monsieur le prieur! Et, sans en demander davantage, le Pere Gaucher retourna a ses alambics, aussi leger qu'une alouette. Effectivement, a partir de ce moment-la, tous les soirs, a la fin des complies, l'officiant ne manquait jamais de dire: --Prions pour notre pauvre Pere Gaucher, qui sacrifie son ame aux interets de la communaute... _Oremus Domine_... Et pendant que sur toutes ces capuches blanches, prosternees dans l'ombre des nefs, l'oraison courait en fremissant comme une petite bise sur la neige, la-bas, tout au bout du couvent, derriere le vitrage enflamme de la distillerie, on entendait le pere Gaucher qui chantait a tue-tete: Dans Paris il y a un Pere blanc, Patatin, patatan, taraban, tarabin; Dans Paris il y a un Pere blanc Qui fait danser des moinettes, Trin, trin, trin, dans un jardin; Qui fait danser des... * * * * * ...Ici le bon cure s'arreta plein d'epouvante: --Misericorde! si mes paroissiens m'entendaient! EN CAMARGUE I LE DEPART. Grande rumeur au chateau. Le messager vient d'apporter un mot du garde, moitie en francais, moitie en provencal, annoncant qu'il y a eu deja deux ou trois beaux passages de _Galejons_, de _Charlottines_, et que les _oiseaux de prime_ non plus ne manquaient pas. "Vous etes des notres!" m'ont ecrit mes aimables voisins; et ce matin, au petit jour de cinq heures, leur grand break, charge de fusils, de chiens, de victuailles, est venu me prendre au bas de la cote. Nous voila roulant sur la route d'Arles, un peu seche, un peu depouillee, par ce matin de decembre ou la verdure pale des oliviers est a peine visible, et la verdure crue des chenes-kermes un peu trop hivernale et factice. Les etables se remuent. Il y a des reveils avant le jour qui allument la vitre des fermes; et dans les decoupures de pierre de l'abbaye de Mont-majeur, des orfraies encore engourdies de sommeil battent de l'aile parmi les ruines. Pourtant nous croisons deja le long des fosses de vieilles paysannes qui vont au marche au trot de leurs bourriquets. Elles viennent de la Ville-des-Baux. Six grandes lieues pour s'asseoir une heure sur les marches de Saint-Trophyme et vendre des petits paquets de simples ramasses dans la montagne!... Maintenant voici les remparts d'Arles; des remparts bas et creneles, comme on en voit sur les anciennes estampes ou des guerriers armes de lances apparaissent en haut de talus moins grands qu'eux. Nous traversons au galop cette merveilleuse petite ville, une des plus pittoresques de France, avec ses balcons sculptes, arrondis, s'avancant comme des moucharabies jusqu'au milieu des rues etroites, avec ses vieilles maisons noires aux petites portes, moresques, ogivales et basses, qui vous reportent au temps de Guillaume Court-Nez et des Sarrasins. A cette heure, il n'y a encore personne dehors. Le quai du Rhone seul est anime. Le bateau a vapeur qui fait le service de la Camargue chauffe au bas des marches, pret a partir. Des _menagers_ en veste de cadis roux, des filles de La Roquette qui vont se louer pour des travaux des fermes, montent sur le pont avec nous, causant et riant entre eux. Sous les longues mantes brunes rabattues a cause de l'air vif du matin, la haute coiffure arlesienne fait la tete elegante et petite avec un joli grain d'effronterie, une envie de se dresser pour lancer le rire ou la malice plus loin... La cloche sonne; nous partons. Avec la triple vitesse du Rhone, de l'helice, du mistral, les deux rivages se deroulent. D'un cote c'est la Crau, une plaine aride, pierreuse. De l'autre, la Camargue, plus verte, qui prolonge jusqu'a la mer son herbe courte et ses marais pleins de roseaux. De temps en temps le bateau s'arrete pres d'un ponton, a gauche ou a droite, a Empire ou a Royaume, comme on disait au moyen age, du temps du Royaume d'Arles, et, comme les vieux mariniers du Rhone disent encore aujourd'hui. A chaque ponton, une ferme blanche, un bouquet d'arbres. Les travailleurs descendent charges d'outils, les femmes leur panier au bras, droites sur la passerelle. Vers Empire ou vers Royaume peu a peu le bateau se vide, et quand il arrive au ponton du Mas-de-Giraud ou nous descendons, il n'y a presque plus personne a bord. Le Mas-de-Giraud est une vieille ferme des seigneurs de Barbentane, ou nous entrons pour attendre le garde qui doit venir nous chercher. Dans la haute cuisine, tous les hommes de la ferme, laboureurs, vignerons, bergers, bergerots, sont attables, graves, silencieux, mangeant lentement, et servis par les femmes qui ne mangeront qu'apres. Bientot le garde parait avec la carriole. Vrai type a la Fenimore, trappeur de terre et d'eau, garde-peche et garde-chasse, les gens du pays l'appellent _lou Roudeirou_ (le rodeur), parce qu'on le voit toujours, dans les brumes d'aube ou de jour tombant, cache pour l'affut parmi les roseaux, ou bien immobile dans son petit bateau, occupe a surveiller ses nasses sur les _clairs_ (les etangs) et les _roubines_ (canaux d'irrigation). C'est peut-etre ce metier d'eternel guetteur qui le rend aussi silencieux, aussi concentre. Pourtant, pendant que la petite carriole chargee de fusils et de paniers marche devant nous, il nous donne des nouvelles de la chasse, le nombre des passages, les quartiers ou les oiseaux voyageurs se sont abattus. Tout en causant, on s'enfonce dans le pays. Les terres cultivees depassees, nous voici en pleine Camargue sauvage. A perte de vue, parmi les paturages, des marais, des roubines, luisent dans les salicornes. Des bouquets de tamaris et de roseaux font des ilots comme sur une mer calme. Pas d'arbres hauts. L'aspect uni, immense, de la plaine, n'est pas trouble. De loin en loin, des parcs de bestiaux etendent leurs toits bas presque au ras de terre. Des troupeaux disperses, couches dans les herbes salines, ou cheminant serres autour de la cape rousse du berger, n'interrompent pas la grande ligne uniforme, amoindris qu'ils sont par cet espace infini d'horizons bleus et de ciel ouvert. Comme de la mer unie malgre ses vagues, il se degage de cette plaine un sentiment de solitude, d'immensite, accru encore par le mistral qui souffle sans relache, sans obstacle, et qui, de son haleine puissante, semble aplanir, agrandir le paysage. Tout se courbe devant lui. Les moindres arbustes gardent l'empreinte de son passage, en restent tordus, couches vers le sud dans l'attitude d'une fuite perpetuelle... II LA CABANE. Un toit de roseaux, des murs de roseaux desseches et jaunes, c'est la cabane. Ainsi s'appelle notre rendez-vous de chasse. Type de la maison camarguaise, la cabane se compose d'une unique piece, haute, vaste, sans fenetre, et prenant jour par une porte vitree qu'on ferme le soir avec des volets pleins. Tout le long des grands murs crepis, blanchis a la chaux, des rateliers attendent les fusils, les carniers, les bottes de marais. Au fond, cinq ou six berceaux sont ranges autour d'un vrai mat plante au sol et montant jusqu'au toit auquel il sert d'appui. La nuit, quand le mistral souffle et que la maison craque de partout, avec la mer lointaine et le vent qui la rapproche, porte son bruit, le continue en l'enflant, on se croirait couche dans la chambre d'un bateau. Mais c'est l'apres-midi surtout que la cabane est charmante. Par nos belles journees d'hiver meridional, j'aime rester tout seul pres de la haute cheminee ou fument quelques pieds de tamaris. Sous les coups du mistral ou de la tramontane, la porte saute, les roseaux crient, et toutes ces secousses sont un bien petit echo du grand ebranlement de la nature autour de moi. Le soleil d'hiver fouette par l'enorme courant s'eparpille, joint ses rayons, les disperse. De grandes ombres courent sous un ciel bleu admirable. La lumiere arrive par saccades, les bruits aussi; et les sonnailles des troupeaux entendues tout a coup, puis oubliees, perdues dans le vent, reviennent chanter sous la porte ebranlee avec le charme d'un refrain... L'heure exquise, c'est le crepuscule, un peu avant que les chasseurs n'arrivent. Alors le vent s'est calme. Je sors un moment. En paix le grand soleil rouge descend, enflamme, sans chaleur. La nuit tombe, vous frole en passant de son aile noire tout humide. La-bas, au ras du sol, la lumiere d'un coup de feu passe avec l'eclat d'une etoile rouge avivee par l'ombre environnante. Dans ce qui reste de jour, la vie se hate. Un long triangle de canards vole tres bas, comme s'ils voulaient prendre terre; mais tout a coup la cabane, ou le _caleil_ est allume, les eloigne: celui qui tient la tete de la colonne dresse le cou, remonte, et tous les autres derriere lui s'emportent plus haut avec des cris sauvages. Bientot un pietinement immense se rapproche, pareil a un bruit de pluie. Des milliers de moutons, rappeles par les bergers, harceles par les chiens, dont on entend le galop confus et l'haleine haletante, se pressent vers les parcs, peureux et indisciplines. Je suis envahi, frole, confondu dans ce tourbillon de laines frisees, de belements; une houle veritable ou les bergers semblent portes avec leur ombre par des flots bondissants... Derriere les troupeaux, voici des pas connus, des voix joyeuses. La cabane est pleine, animee, bruyante. Les sarments flambent. On rit d'autant plus qu'on est plus las. C'est un etourdissement d'heureuse fatigue, les fusils dans un coin, les grandes bottes jetees pele-mele, les carniers vides, et a cote les plumages roux, dores, verts, argentes, tout taches de sang. La table est mise; et dans la fumee d'une bonne soupe d'anguilles, le silence se fait, le grand silence des appetits robustes, interrompu seulement par les grognements feroces des chiens qui lapent leur ecuelle a tatons devant la porte... La veillee sera courte. Deja pres du feu, clignotant lui aussi, il ne reste plus que le garde et moi. Nous causons, c'est-a-dire nous nous jetons de temps en temps l'un a l'autre des demi-mots a la facon des paysans, de ces interjections presque indiennes, courtes et vite eteintes comme les dernieres etincelles des sarments consumes. Enfin le garde se leve, allume sa lanterne, et j'ecoute son pas lourd qui se perd dans la nuit... III A L'ESPERE! (A L'AFFUT!) L'_espere!_ quel joli nom pour designer l'affut, l'attente du chasseur embusque, et ces heures indecises ou tout attend, _espere_, hesite entre le jour et la nuit. L'affut du matin un peu avant le lever du soleil, l'affut du soir au crepuscule. C'est ce dernier que je prefere, surtout dans ces pays marecageux ou l'eau des _clairs_ garde si longtemps la lumiere... Quelquefois on tient l'affut dans le _negochin_ (le naye-chien), un tout petit bateau sans quille etroit, roulant au moindre mouvement. Abrite par les roseaux, le chasseur guette les canards du fond de sa barque, que depassent seulement la visiere d'une casquette, le canon du fusil et la tete du chien flairant le vent, happant les moustiques, ou bien de ses grosses pattes etendues penchant tout le bateau d'un cote et le remplissant d'eau. Cet affut-la est trop complique pour mon inexperience. Aussi, le plus souvent, je vais a l'_espere_ a pied, barbotant en plein marecage avec d'enormes bottes taillees dans toute la longueur du cuir. Je marche lentement, prudemment, de peur de m'envaser. J'ecarte les roseaux pleins d'odeurs saumatres et de sauts de grenouilles... Enfin, voici un ilot de tamaris, un coin de terre seche ou je m'installe. Le garde, pour me faire honneur, a laisse son chien avec moi; un enorme chien des Pyrenees a grande toison blanche, chasseur et pecheur de premier ordre, et dont la presence ne laisse pas que de m'intimider un peu. Quand une poule d'eau passe a ma portee, il a une certaine facon ironique de me regarder en rejetant en arriere, d'un coup de tete a l'artiste, deux longues oreilles flasques qui lui pendent dans les yeux; puis des poses a l'arret, des fretillements de queue, toute une mimique d'impatience pour me dire: --Tire... tire donc! Je tire, je manque. Alors, allonge de tout son corps, il baille et s'etire d'un air las, decourage, et insolent... Eh bien! oui, j'en conviens, je suis un mauvais chasseur. L'affut, pour moi, c'est l'heure qui tombe, la lumiere diminuee, refugiee dans l'eau, les etangs qui luisent, polissant jusqu'au ton de l'argent fin la teinte grise du ciel assombri. J'aime cette odeur d'eau, ce frolement mysterieux des insectes dans les roseaux, ce petit murmure des longues feuilles qui frissonnent. De temps en temps, une note triste passe, et roule dans le ciel comme un ronflement de conque marine. C'est le butor qui plonge au fond de l'eau son bec immense d'oiseau-pecheur et souffle... rrrououou! Des vols de grues filent sur ma tete. J'entends le froissement des plumes, l'ebouriffement du duvet dans l'air vif, et jusqu'au craquement de la petite armature surmenee. Puis, plus rien. C'est la nuit, la nuit profonde, avec un peu de jour reste sur l'eau... Tout a coup j'eprouve un tressaillement, une espece de gene nerveuse, comme si j'avais quelqu'un derriere moi. Je me retourne, et j'apercois le compagnon des belles nuits, la lune, une large lune toute ronde, qui se leve doucement, avec un mouvement d'ascension d'abord tres sensible, et se ralentissant a mesure qu'elle s'eloigne de l'horizon. Deja un premier rayon est distinct pres de moi, puis un autre un peu plus loin... Maintenant tout le marecage est allume. La moindre touffe d'herbe a son ombre. L'affut est fini, les oiseaux nous voient: il faut rentrer. On marche au milieu d'une inondation de lumiere bleue, legere, poussiereuse; et chacun de nos pas dans les _clairs_, dans les _roubines_, y remue des tas d'etoiles tombees et des rayons de lune qui traversent l'eau jusqu'au fond. IV LE ROUGE ET LE BLANC. Tout pres de chez nous, a une portee de fusil de la cabane, il y en a une autre qui lui ressemble, mais plus rustique. C'est la que notre garde habite avec sa femme et ses deux aines: la fille, qui soigne le repas des hommes, raccommode les filets de peche; le garcon, qui aide son pere a relever les nasses, a surveiller les _martilieres_ (vannes) des etangs. Les deux plus jeunes sont a Arles, chez la grand'mere; et ils y resteront jusqu'a ce qu'ils aient appris a lire et qu'ils aient fait leur _bon jour_ (premiere communion), car ici on est trop loin de l'eglise et de l'ecole, et puis l'air de la Camargue ne vaudrait rien pour ces petits. Le fait est que, l'ete venu, quand les marais sont a sec et que la vase blanche des _roubines_ se crevasse a la grande chaleur, l'ile n'est vraiment pas habitable. J'ai vu cela une fois au mois d'aout, en venant tirer les hallebrands, et je n'oublierai jamais l'aspect triste et feroce de ce paysage embrase. De place en place, les etangs fumaient au soleil comme d'immenses cuves, gardant tout au fond un reste de vie qui s'agitait, un grouillement de salamandres, d'araignees, de mouches d'eau cherchant des coins humides. Il y avait la un air de peste, une brume de miasmes lourdement flottante qu'epaississaient encore d'innombrables tourbillons de moustiques. Chez le garde, tout le monde grelottait, tout le monde avait la fievre, et c'etait pitie de voir les visages jaunes, tires, les yeux cercles, trop grands, de ces malheureux condamnes a se trainer, pendant trois mois, sous ce plein soleil inexorable qui brule les fievreux sans les rechauffer... Triste et penible vie que celle de garde-chasse en Camargue! Encore celui-la a sa femme et ses enfants pres de lui; mais a deux lieues plus loin, dans le marecage, demeure un gardien de chevaux qui, lui, vit absolument seul d'un bout de l'annee a l'autre et mene une veritable existence de Robinson. Dans sa cabane de roseaux, qu'il a construite lui-meme, pas un ustensile qui ne soit son ouvrage, depuis le hamac d'osier tresse, les trois pierres noires assemblees en foyer, les pieds de tamaris tailles en escabeaux, jusqu'a la serrure et la cle de bois blanc fermant cette singuliere habitation. L'homme est au moins aussi etrange que son logis. C'est une espece de philosophe silencieux comme les solitaires, abritant sa mefiance de paysan sous d'epais sourcils en broussailles. Quand il n'est pas dans le paturage, on le trouve assis devant sa porte, dechiffrant lentement, avec une application enfantine et touchante, une de ces petites brochures roses, bleues ou jaunes, qui entourent les fioles pharmaceutiques dont il se sert pour ses chevaux. Le pauvre diable n'a pas d'autre distraction que la lecture, ni d'autres livres que ceux-la. Quoique voisins de cabane, notre garde et lui ne se voient pas. Ils evitent meme de se rencontrer. Un jour que je demandais au _roudeirou_ la raison de cette antipathie, il me repondit d'un air grave: --C'est a cause des opinions... Il est rouge, et moi je suis blanc. Ainsi, meme dans ce desert dont la solitude aurait du les rapprocher, ces deux sauvages, aussi ignorants, aussi naifs l'un que l'autre, ces deux bouviers de Theocrite, qui vont a la ville a peine une fois par an et a qui les petits cafes d'Arles, avec leurs dorures et leurs glaces, donnent l'eblouissement du palais des Ptolemees, ont trouve moyen de se hair au nom de leurs convictions politiques! V LE VACCARES. Ce qu'il y a de plus beau en Camargue, c'est le Vaccares. Souvent, abandonnant la chasse, je viens m'asseoir au bord de ce lac sale, une petite mer qui semble un morceau de la grande, enferme dans les terres et devenu familier par sa captivite meme. Au lieu de ce dessechement, de cette aridite qui attristent d'ordinaire les cotes, le Vaccares, sur son rivage un peu haut, tout vert d'herbe fine, veloutee, etale une flore originale et charmante: des centaurees, des trefles d'eau, des gentianes, et ces jolies _saladelles_, bleues en hiver, rouges en ete, qui transforment leur couleur au changement d'atmosphere, et dans une floraison ininterrompue marquent les saisons de leurs tons divers. Vers cinq heures du soir, a l'heure ou le soleil decline, ces trois lieues d'eau sans une barque, sans une voile pour limiter, transformer leur etendue, ont un aspect admirable. Ce n'est plus le charme intime des _clairs_, des _roubines_, apparaissant de distance en distance entre les plis d'un terrain marneux sous lequel on sent l'eau filtrer partout, prete a se montrer a la moindre depression du sol. Ici, l'impression est grande, large. De loin, ce rayonnement de vagues attire des troupes de macreuses, des herons, des butors, des flamants au ventre blanc, aux ailes roses, s'alignant pour pecher tout le long du rivage, de facon a disposer leurs teintes diverses en une longue bande egale; et puis des ibis, de vrais ibis d'Egypte, bien chez eux dans ce soleil splendide et ce paysage muet. De ma place, en effet, je n'entends rien que l'eau qui clapote, et la voix du gardien qui rappelle ses chevaux, disperses sur le bord. Ils ont tous des noms retentissants: "Cifer!... (Lucifer)... L'Estello!... L'Estournello!..." Chaque bete, en s'entendant nommer, accourt, la criniere au vent, et vient manger l'avoine dans la main du gardien... Plus loin, toujours sur la meme rive, se trouve une grande _manado_ (troupeau) de boeufs paissant en liberte comme les chevaux. De temps en temps, j'apercois au-dessus d'un bouquet de tamaris l'arete de leurs dos courbes, et leurs petites cornes en croissant qui se dressent. La plupart de ces boeufs de Camargue sont eleves pour courir dans les _ferrades_, les fetes de villages; et quelques-uns ont des noms deja celebres par tous les cirques de Provence et de Languedoc. C'est ainsi que la _manado_ voisine compte entre autres un terrible combattant appele _le Romain_, qui a decousu je ne sais combien d'hommes et de chevaux aux courses d'Arles, de Nimes, de Tarascon. Aussi ses compagnons l'ont-ils pris pour chef; car dans ces etranges troupeaux les betes se gouvernent elles-memes, groupees autour d'un vieux taureau qu'elles adoptent comme conducteur. Quand un ouragan tombe sur la Camargue, terrible dans cette grande plaine ou rien ne le detourne, ne l'arrete, il faut voir la _manado_ se serrer derriere son chef, toutes les tetes baissees tournant du cote du vent ces larges fronts ou la force du boeuf se condense. Nos bergers provencaux appellent cette manoeuvre: _vira la bano au giscle_--tourner la corne au vent. Et malheur aux troupeaux qui ne s'y conforment pas! Aveuglee par la pluie, entrainee par l'ouragan, la _manado_ en deroute tourne sur elle-meme, s'effare, se disperse, et les boeufs eperdus, courant devant eux pour echapper a la tempete, se precipitent dans le Rhone, dans le Vaccares ou dans la mer. NOSTALGIES DE CASERNE. Ce matin, aux premieres clartes de l'aube, un formidable roulement de tambour me reveille en sursaut... Ran plan plan! Ran plan plan!... Un tambour dans mes pins a pareille heure!... Voila qui est singulier, par exemple. Vite, vite, je me jette a bas de mon lit et je cours ouvrir la porte. Personne! Le bruit s'est tu... Du milieu des lambrusques mouillees, deux ou trois courlis s'envolent en secouant leurs ailes... Un peu de brise chante dans les arbres... Vers l'orient, sur la crete fine des Alpilles, s'entasse une poussiere d'or d'ou le soleil sort lentement... Un premier rayon frise deja le toit du moulin. Au meme moment, le tambour, invisible, se met a battre aux champs sous le couvert... Ran... plan... plan, plan, plan. Le diable soit de la peau d'ane! Je l'avais oubliee. Mais enfin, quel est donc le sauvage qui vient saluer l'aurore au fond des bois avec un tambour?... J'ai beau regarder, je ne vois rien... rien que les touffes de lavande, et les pins qui degringolent jusqu'en bas sur la route... Il y a peut-etre par-la dans le fourre quelque lutin cache en train de se moquer de moi... C'est Ariel, sans doute, ou maitre Puck. Le drole se sera dit, en passant devant mon moulin: --Ce Parisien est trop tranquille la dedans, allons lui donner l'aubade. Sur quoi, il aura pris un gros tambour, et... ran plan plan!... ran plan plan!... Te tairas-tu gredin de Puck! tu vas reveiller mes cigales. * * * * * Ce n'etait pas Puck. C'etait Gouguet Francois, dit Pistolet, tambour au 31e de ligne, et pour le moment en conge de semestre. Pistolet s'ennuie au pays, il a des nostalgies, ce tambour, et--quand on veut bien lui preter l'instrument de la commune--il s'en va, melancolique, battre la caisse dans les bois, en revant de la caserne du Prince-Eugene. C'est sur une petite colline verte qu'il est venu rever aujourd'hui. Il est la, debout contre un pin, son tambour entre ses jambes et s'en donnant a coeur joie... Des vols de perdreaux effarouches partent a ses pieds sans qu'il s'en apercoive. La ferigoule embaume autour de lui, il ne la sent pas. Il ne voit pas non plus les fines toiles d'araignee qui tremblent au soleil entre les branches, ni les aiguilles de pin qui sautillent sur son tambour. Tout entier a son reve et a sa musique, il regarde amoureusement voler ses baguettes, et sa grosse face niaise s'epanouit de plaisir a chaque roulement. Ran plan plan! Ran plan plan!... "Qu'elle est belle, la grande caserne, avec sa cour aux larges dalles, ses rangees de fenetres bien alignees, son peuple en bonnet de police, et ses arcades basses pleines du bruit des gamelles!..." Ran plan plan! Ran plan plan!... "Oh! l'escalier sonore, les corridors peints a la chaux, la chambree odorante, les ceinturons qu'on astique, la planche au pain, les pots de cirage, les couchettes de fer a couverture grise, les fusils qui reluisent au ratelier!" Ran plan plan! Ran plan plan! "Oh! les bonnes journees du corps de garde, les cartes qui poissent aux doigts, la dame de pique hideuse avec des agrements a la plume, le vieux Pigault-Lebrun depareille qui traine sur le lit de camp!..." Ran plan plan! Ran plan plan! "Oh! les longues nuits de faction a la porte des ministeres, la vieille guerite ou la pluie entre, les pieds qui ont froid!... les voitures de gala qui vous eclaboussent en passant!... Oh! la corvee supplementaire, les jours de bloc, le baquet puant, l'oreiller de planche, la diane froide par les matins pluvieux, la retraite dans les brouillards a l'heure ou le gaz s'allume, l'appel du soir ou l'on arrive essouffle!" Ran plan plan! Ran plan plan! "Oh! le bois de Vincennes, les gros gants de coton blanc, les promenades sur les fortifications... Oh! La barriere de l'Ecole, les filles a soldats, le piston du Salon de Mars, l'absinthe dans les bouisbouis, les confidences entre deux hoquets, les briquets qu'on degaine, la romance sentimentale chantee une main sur le coeur!..." * * * * * Reve, reve, pauvre homme! ce n'est pas moi qui t'en empecherai...; tape hardiment sur ta caisse, tape a tours de bras. Je n'ai pas le droit de te trouver ridicule. Si tu as la nostalgie de ta caserne, est-ce que, moi, je n'ai pas la nostalgie de la mienne? Mon Paris me poursuit jusqu'ici comme le tien. Tu joues du tambour sous les pins, toi! Moi, j'y fais de la copie... Ah! les bons Provencaux que nous faisons! La-bas, dans les casernes de Paris, nous regrettions nos Alpilles bleues et l'odeur sauvage des lavandes; maintenant, ici, en pleine Provence, la caserne nous manque, et tout ce qui la rappelle nous est cher!... * * * * * Huit heures sonnent au village. Pistolet, sans lacher ses baguettes, s'est mis en route pour rentrer... On l'entend descendre sous le bois, jouant toujours... Et moi, couche dans l'herbe, malade de nostalgie, je crois voir, au bruit du tambour qui s'eloigne, tout mon Paris defiler entre les pins... Ah! Paris!... Paris!... Toujours Paris! FIN. TABLE Avant-propos LETTRES DE MON MOULIN. Installation. La diligence de Beaucaire. Le secret de maitre Cornille. La chevre de M. Seguin. Les etoiles. L'Arlesienne. La mule du pape. Le phare des Sanguinaires. L'agonie de la _Semillante_. Les douaniers. Le cure de Cucugnan. Les vieux. Ballades en prose. --La Mort du Dauphin. --Le Sous-prefet aux champs. Le portefeuille de Bixiou. La legende de l'homme a la cervelle d'or. Le poete Mistral. Les trois messes basses. Les oranges. Les deux auberges. A Milianah. Les sauterelles. L'elixir du Pere Gaucher. En Camargue. Nostalgies de caserne. FIN DE LA TABLE. End of Project Gutenberg's Lettres de mon moulin, by Alphonse Daudet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES DE MON MOULIN *** ***** This file should be named 11770.txt or 11770.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/1/7/7/11770/ Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. For example: http://www.gutenberg.net/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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