Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Les compagnons de Jehu, by Alexandre Dumas This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Les compagnons de Jehu Author: Alexandre Dumas Release Date: October 21, 2004 [EBook #13819] [Date last updated: January 23, 2005] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES COMPAGNONS DE JEHU *** Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Alexandre Dumas LES COMPAGNONS DE JEHU (1857) Table des matieres PROLOGUE LA VILLE D'AVIGNON I -- UNE TABLE D'HOTE II -- UN PROVERBE ITALIEN III -- L'ANGLAIS IV -- LE DUEL V -- ROLAND VI -- MORGAN VII -- LA CHARTREUSE DE SEILLON VIII -- A QUOI SERVAIT L'ARGENT DU DIRECTOIRE IX -- ROMEO ET JULIETTE X -- LA FAMILLE DE ROLAND XI -- LE CHATEAU DES NOIRES--FONTAINES XII -- LES PLAISIRS DE LA PROVINCE XIII -- LE RAGOT XIV -- UNE MAUVAISE COMMISSION XV -- L'ESPRIT FORT XVI -- LE FANTOME XVII -- PERQUISITION XVIII -- LE JUGEMENT XIX: LA PETITE MAISON DE LA RUE DE LA VICTOIRE XX -- LES CONVIVES DU GENERAL BONAPARTE XXI -- LE BILAN DU DIRECTOIRE XXII -- UN PROJET DE DECRET XXIII -- ALEA JACTA EST XXIV -- LE 18 BRUMAIRE XXV -- UNE COMMUNICATION IMPORTANTE XXVI -- LE BAL DES VICTIMES XXVII -- LA PEAU DES OURS XXVIII -- EN FAMILLE XXIX -- LA DILIGENCE DE GENEVE XXX -- LE RAPPORT DU CITOYEN FOUCHE XXXI -- LE FILS DU MEUNIER DE LEGUERNO XXXII -- BLANC ET BLEU XXXIII -- LA PEINE DU TALION XXXIV -- LA DIPLOMATIE DE GEORGES CADOUDAL XXXV -- PROPOSITION DE MARIAGE XXXVI -- SCULPTURE ET PEINTURE XXXVII -- L'AMBASSADEUR XXXVIII -- LES DEUX SIGNAUX XXXIX -- LA GROTTE DE CEYZERIAT XL -- BUISSON CREUX XLI -- L'HOTEL DE LA POSTE XLII -- LA MALLE DE CHAMBERY XLIII -- LA REPONSE DE LORD GRENVILLE XLIV -- DEMENAGEMENT XLV -- LE CHERCHEUR DE PISTE XLVI -- UNE INSPIRATION XLVII -- UNE RECONNAISSANCE XLVIII -- OU LES PRESSENTIMENTS DE MORGAN SE REALISENT XLIX -- LA REVANCHE DE ROLAND L -- CADOUDAL AUX TUILERIES LI -- L'ARMEE DE RESERVE LII -- LE JUGEMENT LIII -- OU AMELIE TIENT SA PAROLE LIV -- LA CONFESSION LV -- L'INVULNERABLE CONCLUSION UN MOT AU LECTEUR PROLOGUE LA VILLE D'AVIGNON Nous ne savons si le prologue que nous allons mettre sous les yeux du lecteur est bien utile, et cependant nous ne pouvons resister au desir d'en faire, non pas le premier chapitre, mais la preface de ce livre. Plus nous avancons dans la vie, plus nous avancons dans l'art, plus nous demeurons convaincu que rien n'est abrupt et isole, que la nature et la societe marchent par deductions et non par accidents, et que l'evenement, fleur joyeuse ou triste, parfumee ou fetide, souriante ou fatale, qui s'ouvre aujourd'hui sous nos yeux, avait son bouton dans le passe et ses racines parfois dans les jours anterieurs a nos jours comme elle aura son fruit dans l'avenir. Jeune, l'homme prend le temps comme il vient, amoureux de la veille, insoucieux du jour, s'inquietant peu du lendemain. La jeunesse, c'est le printemps avec ses fraiches aurores et ses beaux soirs; si parfois un orage passe au ciel, il eclate, gronde et s'evanouit, laissant le ciel plus azure, l'atmosphere plus pure, la nature plus souriante qu'auparavant. A quoi bon reflechir aux causes de cet orage qui passe, rapide comme un caprice, ephemere comme une fantaisie? Avant que nous ayons le mot de l'enigme meteorologique, l'orage aura disparu. Mais il n'en est point ainsi de ces phenomenes terribles qui, vers la fin de l'ete, menacent nos moissons; qui, au milieu de l'automne, assiegent nos vendanges: on se demande ou ils vont, on s'inquiete d'ou ils viennent, on cherche le moyen de les prevenir. Or, pour le penseur, pour l'historien, pour le poete, il y a un bien autre sujet de reverie dans les revolutions, ces tempetes de l'atmosphere sociale qui couvrent la terre de sang et brisent toute une generation d'hommes, que dans les orages du ciel qui noient une moisson ou grelent une vendange, c'est-a-dire l'espoir d'une annee seulement, et qui font un tort que peut, a tout prendre, largement reparer l'annee suivante, a moins que le Seigneur ne soit dans ses jours de colere. Ainsi, autrefois, soit oubli, soit insouciance, ignorance peut- etre -- heureux qui ignore! malheureux qui sait! -- autrefois, j'eusse eu a raconter l'histoire que je vais vous dire aujourd'hui, que, sans m'arreter au lieu ou se passe la premiere scene de mon livre, j'eusse insoucieusement ecrit cette scene, j'eusse traverse le Midi comme une autre province, j'eusse nomme Avignon comme une autre ville. Mais aujourd'hui, il n'en est pas de meme; j'en suis non plus aux bourrasques du printemps, mais aux orages de l'ete, mais aux tempetes de l'automne. Aujourd'hui, quand je nomme Avignon, j'evoque un spectre, et, de meme qu'Antoine, deployant le linceul de Cesar, disait: "Voici le trou qu'a fait le poignard de Casca, voici celui qu'a fait le glaive de Cassius, voici celui qu'a fait l'epee de Brutus", je dis, moi, en voyant le suaire sanglant de la ville papale: "Voila le sang des Albigeois; voila le sang des Cevennois; voila le sang des republicains; voila le sang des royalistes; voila le sang de Lescuyer; voila le sang du marechal Brune." Et je me sens alors pris d'une profonde tristesse, et je me mets a ecrire; mais, des les premieres lignes, je m'apercois que, sans que je m'en doutasse, le bureau de l'historien a pris, entre mes doigts, la place de la plume du romancier. Eh bien, soyons l'un et l'autre: lecteur, accordez les dix, les quinze, les vingt premieres pages a l'historien; le romancier aura le reste. Disons donc quelques mots d'Avignon, lieu ou va s'ouvrir la premiere scene du nouveau livre que nous offrons au public. Peut-etre avant de lire ce que nous en dirons, est-il bon de jeter les yeux sur ce qu'en dit son historien national, Francois Nouguier. "Avignon, dit-il, ville noble pour son antiquite, agreable pour son assiette, superbe pour ses murailles, riante pour la fertilite du sol, charmante pour la douceur de ses habitants, magnifique pour son palais, belle pour ses grandes rues, merveilleuse pour la structure de son pont, riche par son commerce, et connue par toute la terre." Que l'ombre de Francois Nouguier nous pardonne si nous ne voyons pas tout a fait sa ville avec les memes yeux que lui. Ceux qui connaissent Avignon diront qui l'a mieux vue de l'historien ou du romancier. Il est juste d'etablir avant tout qu'Avignon est une ville a part, c'est-a-dire la ville des passions extremes; l'epoque des dissensions religieuses qui ont amene pour elle les haines politiques, remonte au douzieme siecle; les vallees du mont Ventoux abriterent, apres sa fuite de Lyon, Pierre de Valdo et ses Vaudois, les ancetres de ces protestants qui, sous le nom d'Albigeois, couterent aux comtes de Toulouse et valurent a la papaute les sept chateaux que Raymond VI possedait dans le Languedoc. Puissante republique gouvernee par des podestats, Avignon refusa de se soumettre au roi de France. Un matin, Louis VIII -- qui trouvait plus simple de se croiser contre Avignon, comme avait fait Simon de Montfort, que pour Jerusalem, comme avait fait Philippe-Auguste -- un matin, disons-nous, Louis VIII se presenta aux portes d'Avignon, demandant a y entrer, la lance en arret, le casque en tete, les bannieres deployees et les trompettes de guerre sonnant. Les bourgeois refuserent; ils offrirent au roi de France, comme derniere concession, l'entree pacifique, tete nue, lance haute, et banniere royale seule deployee. Le roi commenca le blocus; ce blocus dura trois mois, pendant lesquels, dit le chroniqueur, les bourgeois d'Avignon rendirent aux soldats francais fleches pour fleches, blessures pour blessures, mort pour mort. La ville capitula enfin. Louis VIII conduisait dans son armee le cardinal-legat romain de Saint-Ange; ce fut lui qui dicta les conditions, veritables conditions de pretre, dures et absolues. Les Avignonnais furent condamnes a demolir leurs remparts, a combler leurs fosses, a abattre trois cents tours, a livrer leurs navires, a bruler leurs engins et leurs machines de guerre. Ils durent, en outre, payer une contribution enorme, abjurer l'heresie vaudoise, entretenir en Palestine trente hommes d'armes parfaitement armes et equipes pour y concourir a la delivrance du tombeau du Christ. Enfin, pour veiller a l'accomplissement de ces conditions, dont la bulle existe encore dans les archives de la ville, il fut fonde une confrerie de penitents qui, traversant plus des six siecles, s'est perpetuee jusqu'a nos jours. En opposition avec ces penitents, qu'on appelait les penitents blancs, se fonda l'ordre des penitents noirs, tout impregnes de l'esprit d'opposition de Raymond de Toulouse. A partir de ce jour, les haines religieuses devinrent des haines politiques. Ce n'etait point assez pour Avignon d'etre la terre de l'heresie, il fallait qu'elle devint le theatre du schisme. Qu'on nous permette, a propos de la Rome francaise, une courte digression historique; a la rigueur, elle ne serait point necessaire au sujet que nous traitons, et peut-etre ferions-nous mieux d'entrer de plein bond dans le drame; mais nous esperons qu'on nous la pardonnera. Nous ecrivons surtout pour ceux qui, dans un roman, aiment a rencontrer parfois autre chose que du roman. En 1285, Philippe le Bel monta sur le trone. C'est une grande date historique que cette date de 1285. La papaute, qui, dans la personne de Gregoire VII, a tenu tete a l'empereur d'Allemagne; la papaute, qui, vaincue materiellement par Henri IV, l'a vaincu moralement; la papaute est souffletee par un simple gentilhomme sabin, et le gantelet de fer de Colonna rougit la face de Boniface VIII. Mais le roi de France, par la main duquel le soufflet avait ete reellement donne, qu'allait-il advenir de lui sous le successeur de Boniface VIII? Ce successeur, c'etait Benoit XI, homme de bas lieu, mais qui eut ete un homme de genie peut-etre, si on lui en eut donne le temps. Trop faible pour heurter en face Philippe le Bel, il trouva un moyen que lui eut envie, deux cents ans plus tard, le fondateur d'un ordre celebre: il pardonna hautement, publiquement a Colonna. Pardonner a Colonna, c'etait declarer Colonna coupable; les coupables seuls ont besoin de pardon. Si Colonna etait coupable, le roi de France etait au moins son complice. Il y avait quelque danger a soutenir un pareil argument; aussi Benoit XI ne fut-il pape que huit mois. Un jour, une femme voilee, qui se donnait pour converse de Sainte- Petronille a Perouse, vint, comme il etait, a table, lui presenter une corbeille de figues. Un aspic y etait-il cache, comme dans celle de Cleopatre? Le fait est que, le lendemain, le saint-siege etait vacant. Alors Philippe le Bel eut une idee etrange, si etrange, qu'elle dut lui paraitre d'abord une hallucination. C'etait de tirer la papaute de Rome, de l'amener en France, de la mettre en geole et de lui faire battre monnaie a son profit. Le regne de Philippe le Bel est l'avenement de l'or. L'or, c'etait le seul et unique dieu de ce roi qui avait soufflete un pape. Saint Louis avait eu pour ministre un pretre, le digne abbe Suger; Philippe le Bel eut pour ministres deux banquiers, les deux Florentins Biscio et Musiato. Vous attendez-vous, cher lecteur, a ce que nous allons tomber dans ce lieu commun philosophique qui consiste a anathematiser l'or? Vous vous tromperiez. Au treizieme siecle, l'or est un progres. Jusque-la on ne connaissait que la terre. L'or, c'etait la terre monnayee, la terre mobile, echangeable, transportable, divisible, subtilisee, spiritualisee, pour ainsi dire. Tant que la terre n'avait pas eu sa representation dans l'or, l'homme, comme le dieu Terme, cette borne des champs, avait eu les pieds pris dans la terre. Autrefois, la terre emportait l'homme; aujourd'hui, c'est l'homme qui emporte la terre. Mais l'or, il fallait le tirer d'ou il etait; et ou il etait, il etait bien autrement enfoui que dans les mines du Chili ou de Mexico. L'or etait chez les juifs et dans les eglises. Pour le tirer de cette double mine, il fallait plus qu'un roi, il fallait un pape. C'est pourquoi Philippe le Bel, le grand tireur d'or, resolut d'avoir un pape a lui. Benoit XI mort, il y avait conclave a Perouse; les cardinaux francais etaient en majorite au conclave. Philippe le Bel jeta les yeux sur l'archeveque de Bordeaux, Bertrand de Got. Il lui donna rendez-vous dans une foret, pres de Saint-Jean d'Angely. Bertrand de Got n'avait garde de manquer au rendez-vous. Le roi et l'archeveque y entendirent la messe, et, au moment de l'elevation, sur ce Dieu que l'on glorifiait, ils se jurerent un secret absolu. Bertrand de Got ignorait encore ce dont il etait question. La messe entendue: -- Archeveque, lui dit Philippe le Bel, il est en mon pouvoir de te faire pape. Bertrand de Got n'en ecouta pas davantage et se jeta aux pieds du roi. -- Que faut-il faire pour cela? demanda-t-il. -- Me faire six graces que je te demanderai, repondit Philippe le Bel. -- C'est a toi de commander et a moi d'obeir, dit le futur pape. Le serment de servage etait fait. Le roi releva Bertrand de Got, le baisa sur la bouche et lui dit: -- Les six graces que je te demande sont les suivantes: "La premiere, que tu me reconcilies parfaitement avec l'Eglise, et que tu me fasses pardonner le mefait que j'ai commis a l'egard de Boniface VIII. "La seconde, que tu me rendes a moi et aux miens la communion que la cour de Rome m'a enlevee. "La troisieme, que tu m'accordes les decimes du clerge, dans mon royaume, pour cinq ans, afin d'aider aux depenses faites en la guerre de Flandre. "La quatrieme, que tu detruises et annules la memoire du pape Boniface VIII. "La cinquieme, que tu rendes la dignite de cardinal a messires Jacopo et Pietro de Colonna. "Pour la sixieme grace et promesse, je me reserve de t'en parler en temps et lieu." Bertrand de Got jura pour les promesses et graces connues, et pour la promesse et grace inconnue. Cette derniere, que le roi n'avait ose dire a la suite des autres, c'etait la destruction des Templiers. Outre la promesse et le serment faits sur le _Corpus Dominici_, Bertrand de Got donna pour otages son frere et deux de ses neveux. Le roi jura, de son cote, qu'il le ferait elire pape. Cette scene, se passant dans le carrefour d'une foret, au milieu des tenebres, ressemblait bien plus a une evocation entre un magicien et un demon, qu'a un engagement pris entre un roi et un pape. Aussi, le couronnement du roi, qui eut lieu quelque temps apres a Lyon, et qui commencait la captivite de l'Eglise, parut-il peu agreable a Dieu. Au moment ou le cortege royal passait, un mur charge de spectateurs s'ecroula, blessa le roi et tua le duc de Bretagne. Le pape fut renverse, la tiare roula dans la boue. Bertrand de Got fut elu pape sous le nom de Clement V. Clement V paya tout ce qu'avait promis Bertrand de Got. Philippe fut innocente, la communion fut rendue a lui et aux siens, la pourpre remonta aux epaules des Colonna, l'Eglise fut obligee de payer les guerres de Flandre et la croisade de Philippe de Valois contre l'empire grec. La memoire du pape Boniface VIII fut, sinon detruite et annulee, du moins fletrie; les murailles du Temple furent rasees et les Templiers brules sur le terre-plein du pont Neuf. Tous ces edits -- cela ne s'appelait plus des bulles, du moment ou c'etait le pouvoir temporel qui dictait -- tous ces edits etaient dates d'Avignon. Philippe le Bel fut le plus riche des rois de la monarchie francaise; il avait un tresor inepuisable: c'etait son pape. Il l'avait achete, il s'en servait, il le mettait au pressoir, et, comme d'un pressoir coulent le cidre et le vin, de ce pape ecrase, coulait l'or. Le pontificat, soufflete par Colonna dans la personne de Boniface VIII, abdiquait l'empire du monde dans celle de Clement V. Nous avons dit comment le roi du sang et le pape de l'or etaient venus. On sait comment ils s'en allerent. Jacques de Molay, du haut de son bucher, les avait ajournes tous deux a un an pour comparaitre devant Dieu. _H twn gerwn oibullia_, dit Aristophane: _Les moribonds chenus ont l'esprit de la sibylle_. Clement V partit le premier; il avait vu en songe son palais incendie. "A partir de ce moment, dit Baluze, il devint triste et ne dura guere." Sept mois apres, ce fut le tour de Philippe; les uns le font mourir a la chasse, renverse par un sanglier, Dante est du nombre de ceux-la. "Celui, dit-il, qui a ete vu pres de la Seine falsifiant les monnaies, mourra d'un coup de dent de sanglier." Mais Guillaume de Nangis fait au roi faux-monnayeur une mort bien autrement providentielle. "Mine par une maladie inconnue aux medecins, Philippe s'eteignit, dit-il, au grand etonnement de tout le monde, sans que son pouls ni son urine revelassent ni la cause de la maladie ni l'imminence du peril." Le roi desordre, le roi vacarme, Louis X, dit _le Hutin_, succede a son pere Philippe le Bel; Jean XXII, a Clement V. Avignon devint alors bien veritablement une seconde Rome, Jean XXII et Clement VI la sacrerent reine du luxe. Les moeurs du temps en firent la reine de la debauche et de la mollesse. A la place de ses tours, abattues par Romain de Saint-Ange, Hernandez de Heredi, grand maitre de Saint-Jean de Jerusalem, lui noua autour de la taille une ceinture de murailles. Elle eut des moines dissolus, qui transformerent l'enceinte benie des couvents en lieux de debauche et de luxure; elle eut de belles courtisanes qui arracherent les diamants de la tiare pour s'en faire des bracelets et des colliers; enfin, elle eut les echos de Vaucluse, qui lui renvoyerent les molles et melodieuses chansons de Petrarque. Cela dura jusqu'a ce que le roi Charles V, qui etait un prince sage et religieux, ayant resolu de faire cesser ce scandale, envoya le marechal de Boucicaut pour chasser d'Avignon l'antipape Benoit XIII; mais, a la vue des soldats du roi de France, celui-ci se souvint qu'avant d'etre pape sous le nom de Benoit XIII, il avait ete capitaine sous le nom de Pierre de Luna. Pendant cinq mois, il se defendit, pointant lui-meme, du haut des murailles du chateau, ses machines de guerre, bien autrement meurtrieres que ses foudres pontificales. Enfin, force de fuir, il sortit de la ville par une poterne, apres avoir ruine cent maisons et tue quatre mille Avignonnais, et se refugia en Espagne, ou le roi d'Aragon lui offrit un asile. La, tous les matins, du haut d'une tour, assiste de deux pretres, dont il avait fait son sacre college, il benissait le monde, qui n'en allait pas mieux, et excommuniait ses ennemis, qui ne s'en portaient pas plus mal. Enfin, se sentant pres de mourir, et craignant que le schisme ne mourut avec lui, il nomma ses deux vicaires cardinaux, a la condition que, lui trepasse, l'un des deux elirait l'autre pape. L'election se fit. Le nouveau pape poursuivit un instant le schisme, soutenu par le cardinal qui l'avait proclame. Enfin, tous deux entrerent en negociation avec Rome, firent amende honorable et rentrerent dans le giron de la sainte Eglise, l'un avec le titre d'archeveque de Seville, l'autre avec celui d'archeveque de Tolede. A partir de ce moment jusqu'en 1790, Avignon, veuve de ses papes, avait ete gouvernee par des legats et des vice-legats; elle avait eu sept souverains pontifes qui avaient reside dans ses murs pendant sept dizaines d'annees; elle avait sept hopitaux, sept confreries de penitents, sept couvents d'hommes, sept couvents de femmes, sept paroisses et sept cimetieres. Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avait a cette epoque, il y a encore, deux villes dans la ville: la ville des pretres, c'est-a-dire la ville romaine; la ville des commercants, c'est-a-dire la ville francaise. La ville des pretres, avec son palais des papes, ses cent eglises, ses cloches innombrables, toujours pretes a sonner le tocsin de l'incendie, le glas du meurtre. La ville des commercants, avec son Rhone, ses ouvriers en soierie et son transit croise qui va du nord au sud, de l'ouest a l'est, de Lyon a Marseille, de Nimes a Turin. La ville francaise, la ville damnee, envieuse d'avoir un roi, jalouse d'obtenir des libertes et qui fremissait de se sentir terre esclave, terre des pretres, ayant le clerge pour seigneur. Le clerge -- non pas le clerge pieux, tolerant, austere au devoir et a la charite, vivant dans le monde pour le consoler et l'edifier, sans se meler a ses joies ni a ses passions -- mais le clerge tel que l'avaient fait l'intrigue, l'ambition et la cupidite, c'est-a-dire des abbes de cour, rivaux des abbes romains, oisifs, libertins, elegants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons, baisant la main des dames dont ils s'honoraient d'etre les sigisbees, donnant leurs mains a baiser aux femmes du peuple, a qui ils faisaient l'honneur de les prendre pour maitresses. Voulez-vous un type de ces abbes-la? Prenez l'abbe Maury. Orgueilleux comme un duc, insolent comme un laquais, fils de cordonnier, plus aristocrate qu'un fils de grand seigneur. On comprend que ces deux categories d'habitants, representant, l'une l'heresie, l'autre l'orthodoxie; l'une le parti francais, l'autre le parti romain; l'une le parti monarchiste absolu, l'autre le parti constitutionnel progressif, n'etaient pas des elements de paix et de securite pour l'ancienne ville pontificale; on comprend, disons-nous, qu'au moment ou eclata la revolution a Paris et ou cette revolution se manifesta par la prise de la Bastille, les deux partis, encore tout chauds des guerres de religion de Louis XIV, ne resterent pas inertes en face l'un de l'autre. Nous avons dit: Avignon ville de pretres, ajoutons ville de haines. Nulle part mieux que dans les couvents on n'apprend a hair. Le coeur de l'enfant, partout ailleurs pur de mauvaises passions, naissait la plein de haines paternelles, leguees de pere en fils, depuis huit cents ans, et, apres une vie haineuse, leguait a son tour l'heritage diabolique a ses enfants. Aussi, au premier cri de liberte que poussa la France, la ville francaise se leva-t-elle pleine de joie et d'esperance; le moment etait enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une jeune reine mineure, pour racheter ses peches, d'une ville, d'une province et avec elle d'un demi-million d'ames. De quel droit ces ames avaient-elles ete vendues _in oeternum_ au plus dur et au plus exigeant de tous les maitres, au pontife romain? La France allait se reunir au Champ-de-Mars dans l'embrassement fraternel de la Federation. N'etait-elle pas la France? On nomma des deputes; ces deputes se rendirent chez le legat et le prierent respectueusement de partir. On lui donnait vingt-quatre heures pour quitter la ville. Pendant la nuit, les papistes s'amuserent a pendre a une potence un mannequin portant la cocarde tricolore. On dirige le Rhone, on canalise la Durance, on met des digues aux apres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se precipitent en avalanches liquides des sommets du mont Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d'Avignon, une fois lache, une fois bondissant, Dieu lui-meme n'a point encore essaye de l'arreter. A la vue du mannequin aux couleurs nationales, se balancant au bout d'une corde, la ville francaise se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Quatre papistes soupconnes de ce sacrilege, deux marquis, un bourgeois, un ouvrier, furent arraches de leur maison et pendus a la place du mannequin. C'etait le 11 juin 1790. La ville francaise tout entiere ecrivit a l'Assemblee nationale qu'elle se donnait a la France, et avec elle son Rhone, son commerce, le Midi, la moitie de la Provence. L'Assemblee nationale etait dans un de ses jours de reaction, elle ne voulait pas se brouiller avec le pape, elle menageait le roi: elle ajourna l'affaire. Des lors, le mouvement d'Avignon etait une revolte, et le pape pouvait faire d'Avignon ce que la cour eut fait de Paris, apres la prise de la Bastille, si l'Assemblee eut ajourne la proclamation des droits de l'homme. Le pape ordonna d'annuler tout ce qui s'etait fait dans le Comtat Venaissin, de retablir les privileges des nobles et du clerge, et de relever l'inquisition dans toute sa rigueur. Les decrets pontificaux furent affiches. Un homme, seul, en plein jour, a la face de tous, osa aller droit a la muraille ou etait affiche le decret et l'en arracher. Il se nommait Lescuyer. Ce n'etait point un jeune homme; il n'etait donc point emporte par la fougue de l'age. Non, c'etait presque un vieillard qui n'etait meme pas du pays; il etait Francais, Picard, ardent et reflechi a la fois; ancien notaire, etabli depuis longtemps a Avignon. Ce fut un crime dont Avignon romaine se souvint; un crime si grand, que la Vierge en pleura! Vous le voyez, Avignon, c'est deja l'Italie. Il lui faut a tout prix des miracles; et, si Dieu n'en fait pas, il se trouve a coup sur quelqu'un pour en inventer. Encore faut-il que le miracle soit un miracle de la Vierge. La Vierge est tout pour l'Italie, cette terre poetique. La _Madonna_, tout l'esprit, tout le coeur, toute la langue des Italiens est pleine de ces deux mots. Ce fut dans l'eglise des Cordeliers que ce miracle se fit. La foule y accourut. C'etait beaucoup que la Vierge pleurat; mais un bruit se repandit en meme temps qui mit le comble a l'emotion. Un grand coffre bien ferme avait ete transporte par la ville: ce coffre avait excite la curiosite des Avignonnais. Que pouvait-il contenir? Deux heures apres, ce n'etait plus un coffre dont il etait question, c'etaient dix-huit malles que l'on avait vues se rendant au Rhone. Quant aux objets qu'elles contenaient, un portefaix l'avait revele: c'etaient les effets du mont-de-piete, que le parti francais emportait avec lui en s'exilant d'Avignon. Les effets du mont-de-piete, c'est-a-dire la depouille des pauvres. Plus une ville est miserable, plus le mont-de-piete est riche. Peu de monts-de-piete pouvaient se vanter d'etre aussi riches que celui d'Avignon. Ce n'etait plus une affaire d'opinion, c'etait un vol et un vol infame. Blancs et rouges coururent a l'eglise des Cordeliers, criant qu'il fallait que la municipalite leur rendit compte. Lescuyer etait le secretaire de la municipalite. Son nom fut jete a la foule, non pas comme ayant arrache les deux decrets pontificaux -- des lors il y eut eu des defenseurs -- mais comme ayant signe l'ordre au gardien du mont-de-piete de laisser enlever les effets. On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyer et l'amener a l'eglise. On le trouva dans la rue, se rendant a la municipalite. Les quatre hommes se ruerent sur lui et le trainerent dans l'eglise avec des cris feroces. Arrive la, au lieu d'etre dans la maison du Seigneur, Lescuyer comprit, aux yeux flamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings etendus qui le menacaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer comprit qu'il etait dans un de ces cercles de l'enfer oublies par Dante. La seule idee qui lui vint fut que cette haine soulevee contre lui avait pour cause la mutilation des affiches pontificales; il monta dans la chaire, comptant s'en faire une tribune, et, de la voix d'un homme qui, non seulement ne se reproche rien, mais qui encore est pret a recommencer: -- Mes freres, dit-il, j'ai cru la revolution necessaire; j'ai, en consequence, agi de tout mon pouvoir... Les fanatiques comprirent que si Lescuyer s'expliquait, Lescuyer etait sauve. Ce n'etait point cela qu'il leur fallait. Ils se jeterent sur lui, l'arracherent de la tribune, le pousserent au milieu de la meute aboyante, qui l'entraina vers l'autel en poussant cette espece de cri terrible qui tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, ce meurtrier _zou zou!_ particulier a la population avignonnaise. Lescuyer connaissait ce cri fatal; il essaya de se refugier au pied de l'autel. Il ne s'y refugia pas, il y tomba. Un ouvrier matelassier, arme d'un baton, venait de lui en assener un si rude coup sur la tete, que le baton s'etait brise en deux morceaux. Alors on se precipita sur ce pauvre, corps, et, avec ce melange de ferocite et de gaiete particulier aux peuples du Midi, les hommes, en chantant, se mirent a lui danser sur le ventre, tandis que les femmes, afin qu'il expiat les blasphemes qu'il avait prononces contre le pape, lui decoupaient, disons mieux, lui festonnaient les levres avec leurs ciseaux. Et de tout ce groupe effroyable sortait un cri ou plutot un rale; ce rale disait: -- Au nom du ciel! au nom de la Vierge! au nom de l'humanite! tuez-moi tout de suite. Ce rale fut entendu: d'un commun accord, les assassins s'eloignerent. On laissa le malheureux, sanglant, defigure, broye, savourer son agonie. Elle dura cinq heures pendant lesquelles, au milieu des eclats de rire, des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches de l'autel. Voila comment on tue a Avignon. Attendez; il y a une autre facon encore. Un homme du parti francais eut l'idee d'aller au mont-de-piete et de s'informer. Tout y etait en bon etat, il n'en etait pas sorti un couvert d'argent. Ce n'etait donc pas comme complice d'un vol que Lescuyer venait d'etre si cruellement assassine: c'etait comme patriote. Il y avait en ce moment a Avignon un homme qui disposait de la populace. Tous ces terribles meneurs du Midi ont conquis une si fatale celebrite, qu'il suffit de les nommer pour que chacun, meme les moins lettres, les connaisse. Cet homme, c'etait Jourdan. Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que c'etait lui qui avait coupe le cou au gouverneur de la Bastille. Aussi l'appelait-on Jourdan Coupe-Tete. Ce n'etait pas son nom: il s'appelait Mathieu Jouve. Il n'etait pas Provencal, il etait du Puy-en-Velay. Il avait d'abord ete muletier sur ces apres hauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre, la guerre l'eut peut-etre rendu plus humain; puis cabaretier a Paris. A Avignon, il etait marchand de garance. Il reunit trois cents hommes, s'empara des portes de la ville, y laissa la moitie de sa troupe, et, avec le reste, marcha sur l'eglise des Cordeliers, precede de deux pieces de canon. Il les mit en batterie devant l'eglise et tira tout au hasard. Les assassins se disperserent comme une nuee d'oiseaux effarouches, laissant quelques morts sur les degres de l'eglise. Jourdan et ses hommes enjamberent par-dessus les cadavres et entrerent dans le saint lieu. Il n'y restait plus que la Vierge et le malheureux Lescuyer respirant encore. Jourdan et ses camarades se garderent bien d'achever Lescuyer: son agonie etait un supreme moyen d'excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts de cadavre, et l'emporterent saignant, pantelant, ralant. Chacun fuyait a cette vue, fermant portes et fenetres. Au bout d'une heure, Jourdan et ses trois cents hommes etaient maitres de la ville. Lescuyer etait mort, mais peu importait; on n'avait plus besoin de son agonie. Jourdan profita de la terreur qu'il inspirait, et arreta ou fit arreter quatre-vingts personnes a peu pres, assassins ou pretendus assassins de Lescuyer. Trente peut-etre n'avaient pas meme mis le pied dans l'eglise; mais, quand on trouve une bonne occasion de se defaire de ses ennemis, il faut en profiter; les bonnes occasions sont rares. Ces quatre-vingts personnes furent entassees dans la tour Trouillas. On l'a appelee historiquement la tour de la Glaciere. Pourquoi donc changer ce nom de la tour Trouillas? Le nom est immonde et va bien a l'immonde action qui devait s'y passer. C'etait le theatre de la torture inquisitionnelle. Aujourd'hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la fumee du bucher ou se consumaient les chairs humaines; aujourd'hui encore, on vous montre le mobilier de la torture precieusement conserve: la chaudiere, le four, les chevalets, les chaines, les oubliettes et jusqu'a des vieux ossements, rien n'y manque. Ce fut dans cette tour, batie par Clement V, que l'on enferma les quatre-vingts prisonniers. Ces quatre-vingts prisonniers faits et enfermes dans la tour Trouillas, on en fut bien embarrasse. Par qui les faire juger? Il n'y avait de tribunaux legalement constitues que les tribunaux du pape. Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tue Lescuyer? Nous avons dit qu'il y en avait un tiers, une moitie peut-etre, qui non seulement n'avaient point pris part a l'assassinat, mais qui meme n'avaient pas mis le pied dans l'eglise. Les faire tuer! La tuerie passerait sur le compte des represailles. Mais pour tuer ces quatre-vingts personnes, il fallait un certain nombre de bourreaux. Une espece de tribunal, improvise par Jourdan, siegeait dans une des salles du palais: il avait un greffier nomme Raphel, un president moitie Italien, moitie Francais, orateur en patois populaire, nomme Barbe Savournin de la Roua; puis trois ou quatre pauvres diables; un boulanger, un charcutier; les noms se perdent dans l'infimite des conditions. C'etaient ces gens-la qui criaient: -- Il faut les tuer tous; s'il s'en sauvait un seul, il servirait de temoin. Mais, nous l'avons dit, les tueurs manquaient. A peine avait-on sous la main une vingtaine d'hommes dans la cour, tous appartenant au petit peuple d'Avignon: un perruquier, un cordonnier pour femmes, un savetier, un macon, un menuisier; tout cela arme a peine, au hasard, l'un d'un sabre, l'autre d'une baionnette, celui-ci d'une barre de fer, celui-la d'un morceau de bois durci au feu. Tous ces gens-la refroidis par une fine pluie d'octobre. Il etait difficile d'en faire des assassins. Bon! rien est-il difficile au diable? Il y a, dans ces sortes d'evenements, une heure ou il semble que Dieu abandonne la partie. Alors, c'est le tour du demon. Le demon entra en personne dans cette cour froide et boueuse. Il avait revetu l'apparence, la forme, la figure d'un apothicaire du pays, nomme Mendes: il dressa une table eclairee par deux lanternes; sur cette table, il deposa des verres, des brocs, des cruches, des bouteilles. Quel etait l'infernal breuvage renferme dans ces mysterieux recipients, aux formes bizarres? On l'ignore, mais l'effet en est bien connu. Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d'une rage fievreuse, d'un besoin de meurtre et de sang. Des lors, on n'eut plus qu'a leur montrer la porte, ils se ruerent dans le cachot. Le massacre dura toute la nuit: toute la nuit, des cris, des plaintes, des rales de mort furent entendus dans les tenebres. On tua tout, on egorgea tout, hommes et femmes; ce fut long: les tueurs, nous l'avons dit, etaient ivres et mal armes. Cependant ils y arriverent. Au milieu des tueurs, un enfant se faisait remarquer par sa cruaute bestiale, par sa soif immoderee de sang. C'etait le fils de Lescuyer. Il tuait, et puis tuait encore; il se vanta d'avoir a lui seul, de sa main enfantine, tue dix hommes et quatre femmes. -- Bon! je puis tuer a mon aise, disait-il: je n'ai pas quinze ans, on ne me fera rien. A mesure qu'on tuait, on jetait morts et blesses, cadavres et vivants, dans la tour Trouillas; ils tombaient de soixante pieds de haut; les hommes y furent jetes d'abord, les femmes ensuite. Il avait fallu aux assassins le temps de violer les cadavres de celles qui etaient jeunes et jolies. A neuf heures du matin, apres douze heures de massacres, une voix criait encore du fond de ce sepulcre: -- Par grace! venez m'achever, je ne puis mourir. Un homme, l'armurier Bouffier se pencha dans le trou et regarda; les autres n'osaient. -- Qui crie donc? demanderent-ils. -- C'est Lami, repondit Bouffier. Puis, quand il fut au milieu des autres: -- Eh bien, firent-ils, qu'as-tu vu au fond? -- Une drole de marmelade, dit-il: tout pele-mele, des hommes et des femmes, des pretres et des jolies filles, c'est a crever de rire. "Decidement c'est une vilaine chenille que l'homme!..." disait le comte de Monte-Cristo a M. de Villefort. Eh bien, c'est dans la ville encore sanglante, encore chaude, encore emue de ces derniers massacres, que nous allons introduire les deux personnages principaux de notre histoire. I -- UNE TABLE D'HOTE Le 9 octobre de l'annee 1799, par une belle journee de cet automne meridional qui fait, aux deux extremites de la Provence, murir les oranges d'Hyeres et les raisins de Saint-Peray, une caleche attelee de trois chevaux de poste traversait a fond de train le pont jete sur la Durance, entre Cavaillon et Chateau-Renard, se dirigeant sur Avignon, l'ancienne ville papale, qu'un decret du 25 mai 1791 avait, huit ans auparavant, reunie a la France, reunion confirmee par le traite signe, en 1797, a Tolentino, entre le general Bonaparte et le pape Pie VI. La voiture entra par la porte d'Aix, traversa dans toute sa longueur, et sans ralentir sa course, la ville aux rues etroites et tortueuses, batie tout a la fois contre le vent et contre le soleil, et alla s'arreter a cinquante pas de la porte d'Oulle, a l'hotel du Palais-Egalite, que l'on commencait tout doucement a rappeler l'hotel du Palais-Royal, nom qu'il avait porte autrefois et qu'il porte encore aujourd'hui. Ces quelques mots, presque insignifiants, a propos du titre de l'hotel devant lequel s'arretait la chaise de poste sur laquelle nous avons les yeux fixes, indiquent assez bien l'etat ou etait la France sous ce gouvernement de reaction thermidorienne que l'on appelait le Directoire. Apres la lutte revolutionnaire qui s'etait accomplie du 14 juillet 1789 au 9 thermidor 1794; apres les journees des 5 et 6 octobre, du 21 juin, du 10 aout, des 2 et 3 septembre, du 21 mai, du 29 thermidor, et du 1er prairial; apres avoir vu tomber la tete du roi et de ses juges, de la reine et de son accusateur, des Girondins et des Cordeliers, des moderes et des Jacobins, la France avait eprouve la plus effroyable et la plus nauseabonde de toutes les lassitudes, la lassitude du sang! Elle en etait donc revenue, sinon au besoin de la royaute, du moins au desir d'un gouvernement fort, dans lequel elle put mettre sa confiance, sur lequel elle put s'appuyer, qui agit pour elle et qui lui permit de se reposer elle-meme pendant qu'il agissait. A la place de ce gouvernement vaguement desire, elle avait le faible et irresolu Directoire, compose pour le moment du voluptueux Barras, de l'intrigant Sieyes, du brave Moulins, de l'insignifiant Roger Ducos et de l'honnete, mais un peu trop naif, Gohier. Il en resultait une dignite mediocre au dehors et une tranquillite fort contestable au dedans. Il est vrai qu'au moment ou nous en sommes arrives, nos armees, si glorieuses pendant les campagnes epiques de 1796 et 1797, un instant refoulees vers la France par l'incapacite de Scherer a Verone et a Cassano, et par la defaite et la mort de Joubert a Novi, commencent a reprendre l'offensive. Moreau a battu Souvaroff a Bassignano; Brune a battu le duc d'York et le general Hermann a Bergen; Massena a aneanti les Austro-Russes a Zurich; Korsakov s'est sauve a grand-peine et l'Autrichien Hotz ainsi que trois autres generaux ont ete tues, et cinq faits prisonniers. Massena a sauve la France a Zurich, comme, quatre-vingt-dix ans auparavant, Villars l'avait sauvee a Denain. Mais, a l'interieur, les affaires n'etaient point en si bon etat, et le gouvernement directorial etait, il faut le dire, fort embarrasse entre la guerre de la Vendee et les brigandages du Midi, auxquels, selon son habitude, la population avignonnaise etait loin de rester etrangere. Sans doute, les deux voyageurs qui descendirent de la chaise de poste, arretee a la porte de l'hotel du Palais-Royal, avaient-ils quelque raison de craindre la situation d'esprit dans laquelle se trouvait la population, toujours agitee, de la ville papale, car, un peu au-dessus d'Orgon, a l'endroit ou trois chemins se presentent aux voyageurs -- l'un conduisant a Nimes, le second a Carpentras, le troisieme a Avignon -- le postillon avait arrete ses chevaux, et, se retournant, avait demande: -- Les citoyens passent-ils par Avignon ou par Carpentras? -- Laquelle des deux routes est la plus courte? avait demande, d'une voix breve et stridente, l'aine des deux voyageurs, qui, quoique visiblement plus vieux de quelques mois, etait a peine age de trente ans. -- Oh! la route d'Avignon, citoyen, d'une bonne lieue et demie au moins. -- Alors, avait-il repondu, suivons la route d'Avignon. Et la voiture avait repris un galop qui annoncait que les _citoyens_ voyageurs, comme les appelait le postillon, quoique la qualification de _monsieur_ commencat a rentrer dans la conversation, payaient au moins trente sous de guides. Ce meme desir de ne point perdre de temps se manifesta a l'entree de l'hotel. Ce fut toujours le plus age des deux voyageurs qui, la comme sur la route, prit la parole. Il demanda si l'on pouvait diner promptement, et la forme dont etait faite la demande indiquait qu'il etait pret a passer sur bien des exigences gastronomiques, pourvu que le repas demande fut promptement servi. -- Citoyen, repondit l'hote qui, au bruit de la voiture, etait accouru, la serviette a la main, au-devant des voyageurs, vous serez rapidement et convenablement servis dans votre chambre; mais si je me permettais de vous donner un conseil... Il hesita. -- Oh! donnez! donnez! dit le plus jeune des deux voyageurs, prenant la parole pour la premiere fois. -- Eh bien, ce serait de diner tout simplement a table d'hote, comme fait en ce moment le voyageur qui est attendu par cette voiture tout attelee; le diner y est excellent et tout servi. L'hote, en meme temps, montrait une voiture organisee de la facon la plus confortable, et attelee, en effet, de deux chevaux qui frappaient du pied tandis que le postillon prenait patience, en vidant, sur le bord de la fenetre, une bouteille de vin de Cahors. Le premier mouvement de celui a qui cette offre etait faite fut negatif; cependant, apres une seconde de reflexion, le plus age des deux voyageurs, comme s'il fut revenu sur sa determination premiere, fit un signe interrogateur a son compagnon. Celui-ci repondit d'un regard qui signifiait: "Vous savez bien que je suis a vos ordres." -- Eh bien, soit, dit celui qui paraissait charge de prendre l'initiative, nous dinerons a table d'hote. Puis, se retournant vers le postillon qui, chapeau bas, attendait ses ordres: -- Que dans une demi-heure au plus tard, dit-il, les chevaux soient a la voiture. Et, sur l'indication du maitre d'hotel, tous deux entrerent dans la salle a manger, le plus age des deux marchant le premier, l'autre le suivant. On sait l'impression que produisent, en general, de nouveaux venus a une table d'hote. Tous les regards se tournerent vers les arrivants; la conversation, qui paraissait assez animee, fut interrompue. Les convives se composaient des habitues de l'hotel, du voyageur dont la voiture attendait tout attelee a la porte, d'un marchand de vin de Bordeaux en sejour momentane a Avignon pour les causes que nous allons dire, et d'un certain nombre de voyageurs se rendant de Marseille a Lyon par la diligence. Les nouveaux arrives saluerent la societe d'une legere inclination de tete, et se placerent a l'extremite de la table, s'isolant des autres convives par un intervalle de trois ou quatre couverts. Cette espece de reserve aristocratique redoubla la curiosite dont ils etaient l'objet; d'ailleurs, on sentait qu'on avait affaire a des personnages d'une incontestable distinction, quoique leurs vetements fussent de la plus grande simplicite. Tous deux portaient la botte a retroussis sur la culotte courte, l'habit a longues basques, le surtout de voyage et le chapeau a larges bords, ce qui etait a peu pres le costume de tous les jeunes gens de l'epoque; mais ce qui les distinguait des elegants de Paris et meme de la province, c'etaient leurs cheveux, longs et plats, et leur cravate noire serree autour du cou, a la facon des militaires. Les muscadins -- c'etait le nom que l'on donnait alors aux jeunes gens a la mode -- les muscadins portaient les oreilles de chien bouffant aux deux tempes, les cheveux retrousses en chignon derriere la tete, et la cravate immense aux longs bouts flottants et dans laquelle s'engouffrait le menton. Quelques-uns poussaient la reaction jusqu'a la poudre. Quant au portrait des deux jeunes gens, il offrait deux types completement opposes. Le plus age des deux, celui qui plusieurs fois avait, nous l'avons deja remarque, pris l'initiative, et dont la voix, meme dans ses intonations les plus familieres, denotait l'habitude du commandement, etait, nous l'avons dit, un homme d'une trentaine d'annees, aux cheveux noirs separes sur le milieu du front, plats et tombant le long des tempes jusque sur ses epaules. Il avait le teint basane de l'homme qui a voyage dans les pays meridionaux, les levres minces, le nez droit, les dents blanches, et ces yeux de faucon que Dante donne a Cesar. Sa taille etait plutot petite que grande, sa main etait delicate, son pied fin et elegant; il avait dans les manieres une certaine gene qui indiquait qu'il portait en ce moment un costume dont il n'avait point l'habitude, et quand il avait parle, si l'on eut ete sur les bords de la Loire au lieu d'etre sur les bords du Rhone, son interlocuteur aurait pu remarquer qu'il avait dans la prononciation un certain accent italien. Son compagnon paraissait de trois ou quatre ans moins age que lui. C'etait un beau jeune homme au teint rose, aux cheveux blonds, aux yeux bleu clair, au nez ferme et droit, au menton prononce, mais presque imberbe. Il pouvait avoir deux pouces de plus que son compagnon, et, quoique d'une taille au-dessus de la moyenne, il semblait si bien pris dans tout son ensemble, si admirablement libre dans tous ses mouvements, qu'on devinait qu'il devait etre, sinon d'une force, au moins d'une agilite et d'une adresse peu communes. Quoique mis de la meme facon, quoique se presentant sur le pied de l'egalite, il paraissait avoir pour le jeune homme brun une deference remarquable, qui, ne pouvant tenir a l'age, tenait sans doute a une inferiorite dans la condition sociale. En outre, il l'appelait citoyen, tandis que son compagnon l'appelait simplement Roland. Ces remarques, que nous faisons pour initier plus profondement le lecteur a notre recit, ne furent probablement point faites dans toute leur etendue par les convives de la table d'hote; car, apres quelques secondes d'attention donnees aux nouveaux venus, les regards se detacherent d'eux, et la conversation, un instant interrompue, reprit son cours. Il faut avouer qu'elle portait sur un sujet des plus interessants pour des voyageurs: il etait question de l'arrestation d'une diligence chargee d'une somme de soixante mille francs appartenant au gouvernement. L'arrestation avait eu lieu, la veille, sur la route de Marseille a Avignon, entre Lambesc et Pont-Royal. Aux premiers mots qui furent dits sur l'evenement, les deux jeunes gens preterent l'oreille avec un veritable interet. L'evenement avait eu lieu sur la route meme qu'ils venaient de suivre, et celui qui le racontait etait un des acteurs principaux de cette scene de grand chemin. C'etait le marchand de vin de Bordeaux. Ceux qui paraissaient le plus curieux de details etaient les voyageurs de la diligence qui venait d'arriver et qui allait repartir. Les autres convives, ceux qui appartenaient a la localite, paraissaient assez au courant de ces sortes de catastrophes pour donner eux-memes des details, au lieu d'en recevoir. -- Ainsi, citoyen, disait un gros monsieur contre lequel se pressait, dans sa terreur, une femme grande, seche et maigre, vous dites que c'est sur la route meme que nous venons de suivre que le vol a eu lieu? -- Oui, citoyen, entre Lambesc et Pont-Royal. Avez-vous remarque un endroit ou la route monte et se resserre entre deux monticules? Il y a la une foule de rochers. -- Oui, oui, mon ami, dit la femme en serrant le bras de son mari, je, l'ai remarque; j'ai meme dit, tu dois t'en souvenir: "Voici un mauvais endroit, j'aime mieux y passer de jour que de nuit." -- Oh! madame, dit un jeune homme dont la voix affectait le parler grasseyant de l'epoque, et qui, dans les temps ordinaires, paraissait exercer sur la table d'hote la royaute de la conversation, vous savez que, pour MM. Les _compagnons de Jehu_ il n'y a ni jour ni nuit. -- Comment! citoyen, demanda la dame encore plus effrayee, c'est en plein jour que vous avez ete arrete? -- En plein jour, citoyenne, a dix heures du matin. -- Et combien etaient-ils? demanda le gros monsieur. -- Quatre, citoyen. -- Embusques sur la route? -- Non; ils sont arrives a cheval, armes jusqu'aux dents et masques. -- C'est leur habitude, dit le jeune habitue de la table d'hote; ils ont dit, n'est-ce pas: "Ne vous defendez point, il ne vous sera fait aucun mal, nous n'en voulons qu'a l'argent du gouvernement." -- Mot pour mot, citoyen. -- Puis, continua celui qui paraissait si bien renseigne, deux sont descendus de cheval, ont jete la bride de leurs chevaux a leurs compagnons et ont somme le conducteur de leur remettre l'argent. -- Citoyen, dit le gros homme emerveille, vous racontez la chose comme si vous l'aviez vue. -- Monsieur y etait peut-etre, dit un des voyageurs, moitie plaisantant, moitie doutant. -- Je ne sais, citoyen, si, en disant cela, vous avez l'intention de me dire une impolitesse, fit insoucieusement le jeune homme qui venait si complaisamment et si pertinemment en aide au narrateur; mais mes opinions politiques font que je ne regarde pas votre soupcon comme une insulte. Si j'avais eu le malheur d'etre du nombre de ceux qui etaient attaques, ou l'honneur d'etre du nombre de ceux qui attaquaient, je le dirais aussi franchement dans un cas que dans l'autre; mais, hier matin, a dix heures, juste au moment ou l'on arretait la diligence a quatre lieues d'ici, je dejeunais tranquillement a cette meme place, et justement, tenez, avec les deux citoyens qui me font en ce moment l'honneur d'etre places a ma droite et a ma gauche. -- Et, demanda le plus jeune des deux voyageurs qui venaient de prendre place a table, et que son compagnon designait sous le nom de Roland, et combien etiez-vous d'hommes dans la diligence? -- Attendez; je crois que nous etions... oui, c'est cela, nous etions sept hommes et trois femmes. -- Sept hommes, non compris le conducteur? repeta Roland. -- Bien entendu. -- Et, a sept hommes, vous vous etes laisses devaliser par quatre bandits? Je vous en fais mon compliment, messieurs. -- Nous savions a qui nous avions affaire, repondit le marchand de vin, et nous n'avions garde de nous defendre. -- Comment! repliqua le jeune homme, a qui vous aviez affaire? mais vous aviez affaire, ce me semble, a des voleurs, a des bandits! -- Point du tout: ils s'etaient nommes. -- Ils s'etaient nommes? -- Ils avaient dit: "Messieurs, il est inutile de vous defendre; mesdames, n'ayez pas peur; nous ne sommes pas des brigands, nous sommes des _compagnons de Jehu_." -- Oui, dit le jeune homme de la table d'hote, ils previennent pour qu'il n'y ait pas de meprise, c'est leur habitude. -- Ah ca! dit Roland, qu'est-ce que c'est donc que ce Jehu qui a des compagnons si polis? Est-ce leur capitaine? -- Monsieur, dit un homme dont le costume avait quelque chose d'un pretre secularise et qui paraissait, lui aussi, non seulement un habitue de la table d'hote, mais encore un initie aux mysteres de l'honorable corporation dont on etait en train de discuter les merites, si vous etiez plus verse que vous ne paraissez l'etre dans la lecture des Ecritures saintes, vous sauriez qu'il y a quelque chose comme deux mille six cents ans que ce Jehu est mort, et que, par consequent, il ne peut arreter, a l'heure qu'il est, les diligences sur les grandes routes. -- Monsieur l'abbe, repondit Roland qui avait reconnu l'homme d'Eglise, comme, malgre le ton aigrelet avec lequel vous parlez, vous paraissez fort instruit, permettez a un pauvre ignorant de vous demander quelques details sur ce Jehu mort il y a eu deux mille six cents ans, et qui, cependant, a l'honneur d'avoir des compagnons qui portent son nom. -- Jehu! repondit l'homme d'Eglise du meme ton vinaigre, etait un roi d'Israel, sacre par Elisee, sous la condition de punir les crimes de la maison d'Achab et de Jezabel, et de mettre a mort tous les pretres de Baal. -- Monsieur l'abbe, repliqua en riant le jeune homme, je vous remercie de l'explication: je ne doute point qu'elle ne soit exacte et surtout tres savante; seulement, je vous avoue qu'elle ne m'apprend pas grand-chose. -- Comment, citoyen, dit l'habitue de la table d'hote, vous ne comprenez pas que Jehu, c'est Sa Majeste Louis XVIII, sacre sous la condition de punir les crimes de la Revolution et de mettre a mort les pretres de Baal, c'est-a-dire tous ceux qui ont pris une part quelconque a cet abominable etat de choses que, depuis sept ans, on appelle la Republique? -- Oui-da! fit le jeune homme; si fait, je comprends. Mais, parmi ceux que les compagnons de Jehu sont charges de combattre, comptez-vous les braves soldats qui ont repousse l'etranger des frontieres de France, et les illustres generaux qui ont commande les armees du Tyrol, de Sambre-et-Meuse et d'Italie? -- Mais sans doute, ceux-la les premiers et avant tout. Les yeux du jeune homme lancerent un eclair; sa narine se dilata, ses levres se serrerent: il se souleva sur sa chaise; mais son compagnon le tira par son habit et le fit rasseoir, tandis que, d'un seul regard, il lui imposait silence. Puis celui qui venait de donner cette preuve de sa puissance, prenant la parole pour la premiere fois: -- Citoyen, dit-il, s'adressant au jeune homme de la table d'hote, excusez deux voyageurs qui arrivent du bout du monde, comme qui dirait de l'Amerique ou de l'Inde, qui ont quitte la France depuis deux ans, qui ignorent completement ce qui s'y passe, et qui sont desireux de s'instruire. -- Mais, comment donc, repondit celui auquel ces paroles etaient adressees, c'est trop juste, citoyen; interrogez et l'on vous repondra. -- Eh bien, continua le jeune homme brun a l'oeil d'aigle, aux cheveux noirs et plats, au teint granitique, maintenant que je sais ce que c'est Jehu et dans quel but sa compagnie est instituee, je voudrais savoir ce que ses compagnons font de l'argent qu'ils prennent. -- Oh! mon Dieu, c'est bien simple, citoyen; vous savez qu'il est fort question de la restauration de la monarchie bourbonienne? -- Non, je ne le savais pas, repondit le jeune homme brun d'un ton qu'il essayait inutilement de rendre naif; j'arrive, comme je vous l'ai dit, du bout du monde. -- Comment! vous ne saviez pas cela? eh bien, dans six mois ce sera un fait accompli. -- Vraiment! -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, citoyen. Les deux jeunes gens a la tournure militaire echangerent entre eux un regard et un sourire, quoique le jeune blond parut sous le poids d'une vive impatience. Leur interlocuteur continua: -- Lyon est le quartier general de la conspiration, si toutefois on peut appeler conspiration un complot qui s'organise au grand jour; le nom de gouvernement provisoire conviendrait mieux. -- Eh bien, citoyen, dit le jeune homme brun avec une politesse qui n'etait point exempte de raillerie, disons gouvernement provisoire. -- Ce gouvernement provisoire a son etat-major et ses armees. -- Bah! son etat-major, peut-etre... mais ses armees... -- Ses armees, je le repete. -- Ou sont-elles? -- Il y en a une qui s'organise dans les montagnes d'Auvergne, sous les ordres de M. de Chardon; une autre dans les montagnes du Jura, sous les ordres de M. Teyssonnet; enfin, une troisieme qui fonctionne, et meme assez agreablement a cette heure, dans la Vendee, sous les ordres d'Escarboville, d'Achille Leblond et de Cadoudal. -- En verite, citoyen, vous me rendez un veritable service en m'apprenant toutes ces nouvelles. Je croyais les Bourbons completements resignes a l'exil; je croyais la police faite de maniere qu'il n'existat ni comite provisoire royaliste dans les grandes villes, ni bandits sur les grandes routes. Enfin, je croyais la Vendee completement pacifiee par le general Hoche. Le jeune homme auquel s'adressait cette reponse eclata de rire. -- Mais d'ou venez-vous? s'ecria-t-il, d'ou venez-vous? -- Je vous l'ai dit, citoyen, du bout du monde. -- On le voit. Puis continuant: -- Eh bien, vous comprenez dit-il, les Bourbons ne sont pas riches; les emigres dont on a vendu les biens, sont ruines; il est impossible d'organiser deux armees et d'en entretenir une troisieme sans argent. On etait embarrasse; il n'y avait que la Republique qui put solder ses ennemis: or, il n'etait pas probable qu'elle s'y decidat de gre a gre; alors, sans essayer avec elle cette negociation scabreuse, on jugea qu'il etait plus court de lui prendre son argent que de le lui demander. -- Ah! je comprends enfin. -- C'est bien heureux. -- Les _compagnons de Jehu _sont les intermediaires entre la Republique et la contre-revolution, les percepteurs des generaux royalistes. -- Oui; ce n'est plus un vol, c'est une operation militaire, un fait d'armes comme un autre. -- Justement, citoyen, vous y etes, et vous voila sur ce point, maintenant, aussi savant que nous. -- Mais, glissa timidement le marchand de vin de Bordeaux, si MM. les compagnons de Jehu -- remarquez que je n'en dis aucun mal -- si MM. Les compagnons de Jehu n'en veulent qu'a l'argent du gouvernement... -- A l'argent du gouvernement, pas a d'autre; il est sans exemple qu'ils aient devalise un particulier. -- Sans exemple? -- Sans exemple. -- Comment se fait-il alors que, hier, avec l'argent du gouvernement, ils aient emporte un group de deux cents louis qui m'appartenait? -- Mon cher Monsieur, repondit le jeune homme de la table d'hote, je vous ai deja dit qu'il y avait la quelque erreur, et qu'aussi vrai que je m'appelle Alfred de Barjols, cet argent vous sera rendu un jour ou l'autre. Le marchand de vin poussa un soupir et secoua la tete en homme qui, malgre l'assurance qu'on lui donne, conserve encore quelques doutes. Mais, en ce moment, comme si l'engagement pris par le jeune noble, qui venait de reveler sa condition sociale en disant son nom, avait eveille la delicatesse de ceux pour lesquels il se portait garant, un cheval s'arreta a la porte, on entendit des pas dans le corridor, la porte de la salle a manger s'ouvrit, et un homme masque et arme jusqu'aux dents parut sur le seuil. -- Messieurs, dit-il au milieu du profond silence cause par son apparition, y a-t-il parmi vous un voyageur nomme Jean Picot, qui se trouvait hier dans la diligence qui a ete arretee entre Lambesc et Pont-Royal? -- Oui, dit le marchand de vin tout etonne. -- C'est vous? demanda l'homme masque. -- C'est moi. -- Ne vous a-t-il rien ete pris? -- Si fait, il m'a ete pris un group de deux cents louis que j'avais confie au conducteur. -- Et je dois meme dire, ajouta le jeune noble, qu'a l'instant meme monsieur en parlait et le regardait comme perdu. -- Monsieur avait tort, dit l'inconnu masque, nous faisons la guerre au gouvernement et non aux particuliers; nous sommes des partisans et non des voleurs. Voici vos deux cents louis, monsieur, et si pareille erreur arrivait a l'avenir, reclamez et recommandez-vous du nom de Morgan. A ces mots, l'homme masque deposa un sac d'or a la droite du marchand de vin, salua courtoisement les convives de la table d'hote et sortit, laissant les uns dans la terreur et les autres dans la stupefaction d'une pareille hardiesse. II -- UN PROVERBE ITALIEN Au reste, quoique les deux sentiments que nous venons d'indiquer eussent ete les sentiments dominants, ils ne se manifestaient point chez tous les assistants a un degre semblable. Les nuances se graduerent selon le sexe, selon l'age, selon le caractere, nous dirons presque selon la position sociale des auditeurs. Le marchand de vin, Jean Picot, principal interesse dans l'evenement qui venait de s'accomplir, reconnaissant des la premiere vue, a son costume, a ses armes et a son masque, un des hommes auxquels il avait eu affaire la veille, avait d'abord, a son apparition, ete frappe de stupeur: puis, peu a peu, reconnaissant le motif de la visite que lui faisait le mysterieux bandit, il avait passe de la stupeur a la joie en traversant toutes les nuances intermediaires qui separent ces deux sentiments. Son sac d'or etait pres de lui et l'on eut dit qu'il n'osait y toucher: peut-etre craignait-il, au moment ou il y porterait la main, de le voir s'evanouir comme l'or que l'on croit trouver en reve et qui disparait meme avant que l'on rouvre les yeux, pendant cette periode de lucidite progressive qui separe le sommeil profond du reveil complet. Le gros monsieur de la diligence et sa femme avaient manifeste, ainsi que les autres voyageurs faisant partie du meme convoi, la plus franche et la plus complete terreur. Place a la gauche de Jean Picot, quand il avait vu le bandit s'approcher du marchand de vin, il avait, dans l'esperance illusoire de maintenir une distance honnete entre lui et le compagnon de Jehu, recule sa chaise sur celle de sa femme, qui, cedant au mouvement, de pression, avait essaye de reculer la sienne a son tour. Mais, comme la chaise qui venait ensuite etait celle du citoyen Alfred de Barjols, qui, lui, n'avait aucun motif de craindre des hommes sur lesquels il venait de manifester une si haute et si avantageuse opinion, la chaise de la femme du gros monsieur avait trouve un obstacle dans l'immobilite de celle du jeune noble; de sorte que, de meme qu'il arriva a Marengo, huit ou neuf mois plus tard, lorsque le general en chef jugea qu'il etait temps de reprendre l'offensive, le mouvement retrograde s'etait arrete. Quant a celui-ci -- c'est du citoyen Alfred de Barjols que nous parlons -- son aspect, comme celui de l'abbe qui avait donne l'explication biblique touchant le roi d'Israel Jehu et la mission qu'il avait recue d'Elisee, son aspect, disons-nous, avait ete celui d'un homme qui non seulement n'eprouve aucune crainte, mais qui s'attend meme a l'evenement qui arrive, si inattendu que soit cet evenement. Il avait, le sourire sur les levres, suivi du regard l'homme masque, et, si tous les convives n'eussent ete si preoccupes des deux acteurs principaux de la scene qui s'accomplissait, ils eussent pu remarquer un signe presque imperceptible echange des yeux entre le bandit et le jeune noble, signe qui, a l'instant meme, s'etait reproduit entre le jeune noble et l'abbe. De leur cote, les deux voyageurs que nous avons introduits dans la salle de la table d'hote et qui, comme nous l'avons dit, etaient assez isoles a l'extremite de la table, avaient conserve l'attitude propre a leurs differents caracteres. Le plus jeune des deux avait instinctivement porte la main a son cote, comme pour y chercher une arme absente, et s'etait leve, comme mu par un ressort, pour s'elancer a la gorge de l'homme masque, ce qui n'eut certes pas manque d'arriver s'il eut ete seul; mais le plus age, celui qui paraissait avoir non seulement l'habitude, mais le droit de lui donner des ordres, s'etait, comme il l'avait deja fait une premiere fois, contente de le retenir vivement par son habit en lui disant d'un ton imperatif, presque dur meme: -- Assis, Roland! Et le jeune homme s'etait assis. Mais celui de tous les convives qui etait demeure, en apparence du moins, le plus impassible pendant toute la scene qui venait de s'accomplir, etait un homme de trente-trois a trente-quatre ans, blond de cheveux, roux de barbe, calme et beau de visage, avec de grands yeux bleus, un teint clair, des levres intelligentes et fines, une taille elevee, et un accent etranger qui indiquait un homme ne au sein de cette ile dont le gouvernement nous faisait, a cette heure, une si rude guerre; autant qu'on pouvait en juger par les rares paroles qui lui etaient echappees, il parlait, malgre l'accent que nous avons signale, la langue francaise avec une rare purete. Au premier mot qu'il avait prononce et dans lequel il avait reconnu cet accent d'outre-Manche, le plus age des deux voyageurs avait tressailli, et, se retournant du cote de son compagnon, habitue a lire la pensee dans son regard, il avait semble lui demander comment un Anglais se trouvait en France au moment ou la guerre acharnee que se faisaient les deux nations exilait naturellement les Anglais de la France, comme les Francais de l'Angleterre. Sans doute, l'explication avait paru impossible a Roland, car celui-ci avait repondu d'un mouvement des yeux et d'un geste des epaules qui signifiaient: "Cela me parait tout aussi extraordinaire qu'a vous; mais, si vous ne trouvez pas l'explication d'un pareil probleme, vous, le mathematicien par excellence, ne me la demandez pas a moi." Ce qui etait reste de plus clair dans tout cela, dans l'esprit des deux jeunes gens, c'est que l'homme blond, a l'accent anglo-saxon, etait le voyageur dont la caleche confortable attendait tout attelee a la porte de l'hotel, et que ce voyageur etait de Londres ou, tout au moins, de quelqu'un des comtes ou duches de la Grande- Bretagne. Quant aux paroles qu'il avait prononcees, nous avons dit qu'elles etaient rares, si rares qu'en realite c'etaient plutot des exclamations que des paroles; seulement, a chaque explication qui avait ete demandee sur l'etat de la France, l'Anglais avait ostensiblement tire un calepin de sa poche, et, en priant soit le marchand de vin, soit l'abbe, soit le jeune noble, de repeter l'explication -- ce que chacun avait fait avec une complaisance pareille a la courtoisie qui presidait a la demande -- il avait pris en note ce qui avait ete dit de plus important, de plus extraordinaire et de plus pittoresque, sur l'arrestation de la diligence, l'etat de la Vendee et les compagnons de Jehu, remerciant chaque fois de la voix et du geste, avec cette roideur familiere a nos voisins d'outre-mer, et chaque fois remettant dans la poche de cote de sa redingote son calepin enrichi d'une note nouvelle. Enfin, comme un spectateur tout joyeux d'un denouement inattendu, il s'etait ecrie de satisfaction a l'aspect de l'homme masque, avait ecoute de toutes ses oreilles, avait regarde de tous ses yeux, ne l'avait point perdu de vue, que la porte ne se fut refermee derriere lui, et alors, tirant vivement son calepin de sa poche -- Oh! monsieur, avait-il dit a son voisin, qui n'etait autre que l'abbe, seriez-vous assez bon, si je ne m'en souvenais pas, de me repeter mot pour mot ce qu'a dit le gentleman qui sort d'ici? Il s'etait mis a ecrire aussitot, et, la memoire de l'abbe s'associant a la sienne, il avait eu la satisfaction de transcrire, dans toute son integrite, la phrase du compagnon de Jehu au citoyen Jean Picot. Puis, cette phrase transcrite, il s'etait ecrie avec un accent qui ajoutait un etrange cachet d'originalite a ses paroles -- Oh! ce n'est qu'en France, en verite, qu'il arrive de pareilles choses; la France, c'est le pays le plus curieux du monde. Je suis enchante, messieurs, de voyager en France et de connaitre les Francais. Et la derniere phrase avait ete dite avec tant de courtoisie qu'il ne restait plus, lorsqu'on l'avait entendue sortir de cette bouche serieuse, qu'a remercier celui qui l'avait prononcee, fut-il le descendant des vainqueurs de Crecy, de Poitiers et d'Azincourt. Ce fut le plus jeune des deux voyageurs qui repondit a cette politesse avec le ton d'insouciante causticite qui paraissait lui etre naturel. -- Par ma foi! je suis exactement comme vous, milord; je dis milord, car je presume que vous etes Anglais. -- Oui, monsieur, repondit le gentleman, j'ai cet honneur. -- Eh bien! comme je vous le disais, continua le jeune homme, je suis enchante de voyager en France et d'y voir ce que j'y ai vu. Il faut vivre sous le gouvernement des citoyens Gohier, Moulins, Roger Ducos, Sieyes et Barras, pour assister a une pareille drolerie, et quand, dans cinquante ans, on racontera qu'au milieu d'une ville de trente mille ames, en plein jour, un voleur de grand chemin est venu, le masque sur le visage, deux pistolets et un sabre a la ceinture, rapporter a un honnete negociant qui se desesperait de les avoir perdus, les deux cents louis qu'il lui avait pris la veille; quand on ajoutera que cela s'est passe a une table d'hote ou etaient assises vingt ou vingt-cinq personnes, et que ce bandit modele s'est retire sans que pas une des vingt ou vingt-cinq personnes presentes lui ait saute a la gorge; j'offre de parier que l'on traitera d'infime menteur celui qui aura l'audace de raconter l'anecdote. Et le jeune homme, se renversant sur sa chaise, eclata de rire, mais d'un rire si nerveux et si strident, que tout le monde le regarda avec etonnement, tandis que, de son cote, son compagnon avait les yeux figes sur lui avec une inquietude presque paternelle. -- Monsieur, dit le citoyen Alfred de Barjols, qui, ainsi que les autres, paraissait impressionne de cette etrange modulation, plus triste, ou plutot plus douloureuse que gaie, et dont, avant de repondre, il avait laisse eteindre jusqu'au dernier fremissement; monsieur, permettez-moi de vous faire observer que l'homme que vous venez de voir n'est point un voleur de grand chemin. -- Bah? franchement, qu'est-ce donc? -- C'est, selon toute probabilite, un jeune homme d'aussi bonne famille que vous et moi. -- Le comte de Horn, que le regent fit rouer en place de Greve, etait aussi un jeune homme de bonne famille, et la preuve, c'est que toute la noblesse de Paris envoya des voitures a son execution. -- Le comte de Horn avait, si je m'en souviens bien, assassine un juif pour lui voler une lettre de change qu'il n'etait point en mesure de lui payer, et nul n'osera vous dire qu'un compagnon de Jehu ait touche a un cheveu de la tete d'un enfant. -- Eh bien! soit; admettons que l'institution soit fondee au point de vue philanthropique, pour retablir la balance entre les fortunes, redresser les caprices du hasard, reformer les abus de la societe; pour etre un voleur a la facon de Karl Moor, votre ami Morgan, n'est-ce point Morgan qu'a dit que s'appelait cet honnete citoyen? -- Oui, dit l'Anglais. -- Eh bien! votre ami Morgan n'en est pas moins un voleur. Le citoyen Alfred de Barjols devint tres pale. -- Le citoyen Morgan n'est pas mon ami, repondit le jeune aristocrate, et, s'il l'etait, je me ferais honneur de son amitie. -- Sans doute, repondit Roland en eclatant de rire; comme dit M. de Voltaire: "_L'amitie d'un grand homme est un bienfait des dieux._" -- Roland, Roland! lui dit a voix basse son compagnon. -- Oh! general, repondit celui-ci laissant, a dessein peut-etre, echapper le titre qui etait du a son compagnon, laissez-moi, par grace, continuer avec monsieur une discussion qui m'interesse au plus haut degre. Celui-ci haussa les epaules. -- Seulement, citoyen, continua le jeune homme avec une etrange persistance, j'ai besoin d'etre edifie: il y a deux ans que j'ai quitte la France, et, depuis mon depart, tant de choses ont change, costume, moeurs, accent, que la langue pourrait bien avoir change aussi. Comment appelez-vous, dans la langue que l'on parle aujourd'hui en France, arreter les diligences et prendre l'argent qu'elles renferment? -- Monsieur, dit le jeune homme du ton d'un homme decide a soutenir la discussion jusqu'au bout, j'appelle cela faire la guerre; et voila votre compagnon, que vous avez appele general tout a l'heure, qui, en sa qualite de militaire, vous dira qu'a part le plaisir de tuer et d'etre tue, les generaux de tout temps n'ont pas fait autre chose que ce que fait le citoyen Morgan. -- Comment! s'ecria le jeune homme, dont les yeux lancerent un eclair, vous osez comparer?... -- Laissez monsieur developper sa theorie, Roland, dit le voyageur brun, dont les yeux, tout au contraire de ceux de son compagnon, qui semblaient s'etre dilates pour jeter leurs flammes, se voilerent sous ses longs cils noirs, pour ne point laisser voir ce qui se passait dans son coeur. -- Ah! dit le jeune homme avec son accent saccade, vous voyez bien qu'a votre tour vous commencez a prendre interet a la discussion. Puis, se tournant vers celui qu'il semblait avoir pris a partie: -- Continuez, monsieur, continuez, dit-il, le general le permet. Le jeune noble rougit d'une facon aussi visible qu'il venait de palir un instant auparavant et, les dents serrees, les coudes sur la table, le menton sur son poing pour se rapprocher autant que possible de son adversaire, avec un accent provencal qui devenait de plus en plus prononce a mesure que la discussion devenait plus intense: -- Puisque _le general le permet, _reprit-il en appuyant sur ces deux mots _le general, _j'aurai l'honneur de lui dire, et a vous, citoyen, par contrecoup, que je crois me souvenir d'avoir lu dans Plutarque, qu'au moment ou Alexandre partit pour l'Inde, il n'emportait avec lui que dix-huit ou vingt talents d'or, quelque chose comme cent ou cent vingt mille francs. Or, croyez-vous que ce soit avec ces dix-huit ou vingt talents d'or qu'il nourrit son armee, gagna la bataille du Granique, soumit l'Asie Mineure, conquit Tyr, Gaza, la Syrie, l'Egypte, batit Alexandrie, penetra jusqu'en Libye, se fit declarer fils de Jupiter par l'oracle d'Ammon, penetra jusqu'a l'Hyphase, et, comme ses soldats refusaient de le suivre plus loin, revint a Babylone pour y surpasser en luxe, en debauches et en mollesse, les plus luxueux, les plus debauches et les plus voluptueux des rois d'Asie? Est-ce de Macedoine qu'il tirait son argent, et croyez-vous que le roi Philippe, un des plus pauvres rois de la pauvre Grece, faisait honneur aux traites que son fils tirait sur lui? Non pas: Alexandre faisait comme le citoyen Morgan; seulement, au lieu d'arreter les diligences sur les grandes routes, il pillait les villes, mettait les rois a rancon, levait des contributions sur les pays conquis. Passons a Annibal. Vous savez comment il est parti de Carthage, n'est-ce pas? Il n'avait pas meme les dix-huit ou vingt talents de son predecesseur Alexandre; mais, comme il lui fallait de l'argent, il prit et saccagea, au milieu de la paix et contre la foi des traites, la ville de Sagonte; des lors il fut riche et put se mettre en campagne. Pardon, cette fois-ci, ce n'est plus du Plutarque, c'est du Cornelius Nepos. Je vous tiens quitte de sa descente des Pyrenees, de sa montee des Alpes, des trois batailles qu'il a gagnees en s'emparant chaque fois des tresors du vaincu, et j'en arrive aux cinq ou six ans qu'il a passes dans la Campanie. Croyez-vous que lui et son armee payaient pension aux Capouans et que les banquiers de Carthage, qui etaient brouilles avec lui, lui envoyaient de l'argent? Non: la guerre nourrissait la guerre, systeme Morgan, citoyen. Passons a Cesar. Ah! Cesar, c'est autre chose. Il part de l'Espagne avec quelque chose comme trente millions de dettes, revient a peu pres au pair, part pour la Gaule, reste dix ans chez nos ancetres; pendant ces dix ans, il envoie plus de cent millions a Rome, repasse les Alpes, franchit le Rubicon, marche droit au Capitole, force les portes du temple de Saturne, ou est le tresor, y prend pour ses besoins particuliers, et non pas pour la republique, trois mille livres pesant d'or en lingots, et meurt, lui que ses creanciers, vingt ans auparavant, ne voulaient pas laisser sortir de sa petite maison de la rue Suburra, laissant deux ou trois mille sesterces par chaque tete de citoyen, dix ou douze millions a Calpurnie et trente ou quarante millions a Octave; systeme Morgan toujours, a l'exception que Morgan, j'en suis sur, mourra sans avoir touche pour son compte ni a l'argent des Gaulois, ni a l'or du Capitole. Maintenant, sautons dix-huit cents ans et arrivons au general _Buonaparte_... Et le jeune aristocrate, comme avaient l'habitude de le faire les ennemis du vainqueur de l'Italie, affecta d'appuyer sur l'u, que Bonaparte avait retranche de son nom, et sur l'e dont il avait enleve l'accent aigu. Cette affectation parut irriter vivement Roland, qui fit un mouvement comme pour s'elancer en avant; mais son compagnon l'arreta. -- Laissez, dit-il, laissez, Roland; je suis bien sur que le citoyen Barjols ne dira pas que le general _Buonaparte_, comme il l'appelle, est un voleur. -- Non, je ne le dirai pas, moi; mais il y a un proverbe italien qui le dit pour moi. -- Voyons le proverbe? demanda le general se substituant a son compagnon, et, cette fois, fixant sur le jeune noble son oeil limpide, calme et profond. -- Le voici dans toute sa simplicite: _"Francesi non sono tutti ladroni, ma buona, parte." _Ce qui veut dire: "Tous les Francais ne sont pas des voleurs, mais..." -- Une bonne partie? dit Roland. -- Oui, mais _Buonaparte_, repondit Alfred de Barjols. A peine l'insolente parole etait-elle sortie de la bouche du jeune aristocrate, que l'assiette avec laquelle jouait Roland s'etait echappee de ses mains et l'allait frapper en plein visage. Les femmes jeterent un cri, les hommes se leverent. Roland eclata de ce rire nerveux qui lui etait habituel et retomba sur sa chaise. Le jeune aristocrate resta calme, quoiqu'une rigole de sang coulat de son sourcil sur sa joue. En ce moment, le conducteur entra, disant, selon la formule habituelle: -- Allons, citoyens voyageurs, en voiture! Les voyageurs, presses de s'eloigner du theatre de la rixe a laquelle ils venaient d'assister, se precipiterent vers la porte. -- Pardon, monsieur, dit Alfred de Barjols a Roland, vous n'etes pas de la diligence, j'espere? -- Non, monsieur, je suis de la chaise de poste; mais, soyez tranquille, je ne pars pas. -- Ni moi, dit l'Anglais; detelez les chevaux, je reste. -- Moi, je pars, dit avec un soupir le jeune homme brun, auquel Roland avait donne le titre de general; tu sais qu'il le faut, mon ami, et que ma presence est absolument necessaire la-bas. Mais je te jure bien que je ne te quitterais point ainsi si je pouvais faire autrement... Et, en disant ces mots, sa voix trahissait une emotion dont son timbre, ordinairement ferme et metallique, ne paraissait pas susceptible. Tout au contraire, Roland paraissait au comble de la joie; on eut dit que cette nature de lutte s'epanouissait a l'approche du danger qu'il n'avait peut-etre pas fait naitre, mais que du moins il n'avait point cherche a eviter. -- Bon! general, dit-il, nous devions nous quitter a Lyon, puisque vous avez eu la bonte de m'accorder un conge d'un mois pour aller a Bourg, dans ma famille. C'est une soixantaine de lieues de moins que nous faisons ensemble, voila tout. Je vous retrouverai a Paris. Seulement, vous savez, si vous avez besoin d'un homme devoue et qui ne boude pas, songez a moi. -- Sois tranquille, Roland, fit le general. Puis, regardant attentivement les deux adversaires: -- Avant tout, Roland, dit-il a son compagnon avec un indefinissable accent de tendresse, ne te fais pas tuer; mais, si la chose est possible, ne tue pas non plus ton adversaire. Ce jeune homme, a tout prendre, est un homme de coeur, et je veux avoir un jour pour moi tous les gens de coeur. -- On fera de son mieux, general, soyez tranquille. En ce moment, l'hote parut sur le seuil de la porte. -- La chaise de poste pour Paris est attelee, dit-il. Le general prit son chapeau et sa canne deposes sur une chaise; mais, au contraire, Roland affecta de le suivre nu-tete, pour que l'on vit bien qu'il ne comptait point partir avec son compagnon. Aussi Alfred de Barjols ne fit-il aucune opposition a sa sortie. D'ailleurs, il etait facile de voir que son adversaire etait plutot de ceux qui cherchent les querelles que de ceux qui les evitent. Celui-ci accompagna le general jusqu'a la voiture, ou le general monta. -- C'est egal, dit ce dernier en s'asseyant, cela me fait gros coeur de te laisser seul ici, Roland, sans un ami pour te servir de temoin. -- Bon! ne vous inquietez point de cela, general; on ne manque jamais de temoin: il y a et il y aura toujours des gens curieux de savoir comment un homme en tue un autre. -- Au revoir, Roland; tu entends bien, je ne te dis pas adieu, je te dis au revoir! -- Oui, mon cher general, repondit le jeune homme d'une voix presque attendrie, j'entends bien, et je vous remercie. -- Promets-moi de me donner de tes nouvelles aussitot l'affaire terminee, ou de me faire ecrire par quelqu'un, si tu ne pouvais m'ecrire toi-meme. -- Oh! n'ayez crainte, general; avant quatre jours, vous aurez une lettre de moi, repondit Roland. Puis, avec un accent de profonde amertume: -- Ne vous etes-vous pas apercu, dit-il, qu'il y a sur moi une fatalite qui ne veut pas que je meure? -- Roland! fit le general d'un ton severe, encore! -- Rien, rien, dit le jeune homme en secouant la tete, et en donnant a ses traits l'apparence d'une insouciante gaiete, qui devait etre l'expression habituelle de son visage avant que lui fut arrive le malheur inconnu qui, si jeune, paraissait lui faire desirer la mort. -- Bien. A propos, tache de savoir une chose. -- Laquelle, general? -- C'est comment il se fait qu'au moment ou nous sommes en guerre avec l'Angleterre, un Anglais se promene en France, aussi libre et aussi tranquille que s'il etait chez lui. -- Bon: je le saurai. -- Comment cela? -- Je l'ignore; mais quand je vous promets de le savoir, je le saurai, dusse-je le lui demander, a lui. -- Mauvaise tete! ne va pas te faire une autre affaire de ce cote- la. -- Dans tous les cas, comme c'est un ennemi, ce ne serait plus un duel, ce serait un combat. -- Allons, encore une fois, au revoir et embrasse-moi. Roland se jeta avec un mouvement de reconnaissance passionnee au cou de celui qui venait de lui donner cette permission. -- Oh! general! s'ecria-t-il, que je serais heureux... si je n'etais pas si malheureux! Le general le regarda avec une affection profonde. -- Un jour, tu me conteras ton malheur, n'est-ce pas, Roland? dit- il. Roland eclata de ce rire douloureux qui, deux ou trois fois deja, s'etait fait jour entre ses levres. -- Oh! par ma foi, non, dit-il, vous en ririez trop. Le general le regarda comme il eut regarde un fou. -- Enfin, dit-il, il faut prendre les gens comme ils sont. -- Surtout lorsqu'ils ne sont pas ce qu'ils paraissent etre. -- Tu me prends pour OEdipe, et tu me poses des enigmes, Roland. -- Ah! si vous devinez celle-la, general, je vous salue roi de Thebes. Mais, avec toutes mes folies, j'oublie que chacune de vos minutes est precieuse et que je vous retiens ici inutilement. -- Tu as raison. As-tu des commissions pour Paris? -- Trois, mes amities a Bourrienne, mes respects a votre frere Lucien, et mes plus tendres hommages a madame Bonaparte. -- Il sera fait comme tu le desires. -- Ou vous retrouverai-je, a Paris? -- Dans ma maison de la rue de la Victoire, et peut-etre... -- -- Peut-etre... -- Qui sait? peut-etre au Luxembourg! Puis, se rejetant en arriere, comme s'il regrettait d'en avoir tant dit, meme a celui qu'il regardait comme son meilleur ami: -- Route d'Orange! cria-t-il au postillon, et le plus vite possible. Le postillon, qui n'attendait qu'un ordre, fouetta ses chevaux; la voiture partit, rapide et grondante comme la foudre, et disparut par la porte d'Oulle. III -- L'ANGLAIS Roland resta immobile a sa place, non seulement tant qu'il put voir la voiture, mais encore longtemps apres qu'elle eut disparu. Puis, secouant la tete comme pour faire tomber de son front le nuage qui l'assombrissait, il rentra dans l'hotel et demanda une chambre. -- Conduisez monsieur au n deg. 3, dit l'hote a une femme de chambre. La femme de chambre prit une clef suspendue a une large tablette de bois noir, sur laquelle etaient ranges, sur deux lignes, des numeros blancs, et fit signe au jeune voyageur qu'il pouvait la suivre. -- Faites-moi monter du papier, une plume et de l'encre, dit le jeune homme a l'hote, et si M. de Barjols s'informe ou je suis, donnez-lui le numero de ma chambre. L'hote promit de se conformer aux intentions de Roland, qui monta derriere la fille en sifflant la _Marseillaise_. Cinq minutes apres, il etait assis pres d'une table, ayant devant lui le papier, la plume, l'encre demandes, et s'appretant a ecrire. Mais, au moment ou il allait tracer la premiere ligne, on frappa trois coups a sa porte. -- Entrez, dit-il en faisant pirouetter sur un de ses pieds de derriere le fauteuil dans lequel il etait assis, afin de faire face au visiteur, qui, dans son appreciation, devait etre soit M. de Barjols, soit un de ses amis. La porte s'ouvrit d'un mouvement regulier comme celui d'une mecanique, et l'Anglais parut sur le seuil. -- Ah! s'ecria Roland, enchante de la visite au point de vue de la recommandation que lui avait faite son general, c'est vous? -- Oui, dit l'Anglais, c'est moi. -- Soyez le bienvenu. -- Oh! que je sois le bienvenu, tant mieux! car je ne savais pas si je devais venir. -- Pourquoi cela? -- A cause d'Aboukir. Roland se mit a rire. -- Il y a deux batailles d'Aboukir, dit-il: celle que nous avons perdue, celle que nous avons gagnee. -- A cause de celle que vous avez perdue. -- Bon! dit Roland, on se bat, on se tue, on s'extermine sur le champ de bataille; mais cela n'empeche point qu'on ne se serre la main quand on se rencontre en terre neutre. Je vous repete donc, soyez le bienvenu, surtout si vous voulez bien me dire pourquoi vous venez. -- Merci; mais, avant tout, lisez ceci. Et l'Anglais tira un papier de sa poche. -- Qu'est-ce? demanda Roland. -- Mon passeport. -- Qu'ai-je affaire de votre passeport? demanda Roland; je ne suis pas gendarme. -- Non; mais comme je viens vous offrir mes services, peut-etre ne les accepteriez-vous point, si vous ne saviez pas qui je suis. -- Vos services, monsieur? -- Oui; mais lisez. "Au nom de la Republique francaise, le Directoire executif invite a laisser circuler librement, et a lui preter aide et protection en cas de besoin, sir John Tanlay, dans toute l'etendue du territoire de la Republique. "Signe: FOUCHE." -- Et plus bas, voyez. "Je recommande tout particulierement a qui de droit sir John Tanlay comme un philanthrope et un ami de la liberte. "Signe: BARRAS." -- Vous avez lu? -- Oui, j'ai lu; apres?... -- Oh! apres?... Mon pere, milord Tanlay, a rendu des services a M. Barras; c'est pourquoi M. Barras permet que je me promene en France, et je suis bien content de me promener en France; je m'amuse beaucoup. -- Oui, je me le rappelle, sir John; vous nous avez deja fait l'honneur de nous dire cela a table. -- Je l'ai dit, c'est vrai; j'ai dit aussi que j'aimais beaucoup les Francais. Roland s'inclina. -- Et surtout le general Bonaparte, continua sir John. -- Vous aimez beaucoup le general Bonaparte? -- Je l'admire; c'est un grand, un tres grand homme. -- Ah! pardieu! sir John, je suis fache qu'il n'entende pas un Anglais dire cela de lui.. -- Oh! s'il etait la, je ne le dirais point. -- Pourquoi? -- Je ne voudrais pas qu'il crut que je dis cela pour lui faire plaisir, je dis cela parce que c'est mon opinion. -- Je n'en doute pas, milord, fit Roland, qui ne savait pas ou l'Anglais en voulait venir, et qui, ayant appris par le passeport ce qu'il voulait savoir, se tenait sur la reserve. -- Et quand j'ai vu, continua l'Anglais avec le meme flegme, quand j'ai vu que vous preniez le parti du general Bonaparte, cela m'a fait plaisir. -- Vraiment? -- Grand plaisir, fit l'Anglais avec un mouvement de tete affirmatif. -- Tant mieux! -- Mais quand j'ai vu que vous jetiez une assiette a la tete de M. Alfred de Barjols, cela m'a fait de la peine. -- Cela vous a fait de la peine, milord; et en quoi? -- Parce qu'en Angleterre, un gentleman ne jette pas une assiette a la tete d'un autre gentleman. -- Ah! milord, dit Roland en se levant et froncant le sourcil, seriez-vous venu, par hasard, pour me faire une lecon? -- Oh! non; je suis venu vous dire: vous etes embarrasse peut-etre de trouver un temoin? -- Ma foi, sir John, je vous l'avouerai, et, au moment ou vous avez frappe a la porte, je m'interrogeais pour savoir a qui je demanderais ce service. -- Moi, si voulez, dit l'Anglais, je serai votre temoin. -- Ah! pardieu! fit Roland, j'accepte et de grand coeur! -- Voila le service que je voulais rendre, moi, a vous! Roland lui tendit la main. -- Merci, dit-il. L'Anglais s'inclina. -- Maintenant, continua Roland, vous avez eu le bon gout, milord, avant de m'offrir vos services, de me dire qui vous etiez; il est trop juste, du moment ou je les accepte, que vous sachiez qui je suis. -- Oh! comme vous voudrez. -- Je me nomme Louis de Montrevel; je suis aide de camp du general Bonaparte. -- Aide de camp du general Bonaparte! je suis bien aise. -- Cela vous explique comment j'ai pris, un peu trop chaudement peut-etre, la defense de mon general. -- Non, pas trop chaudement; seulement, l'assiette... -- Oui, je sais bien, la provocation pouvait se passer de l'assiette; mais, que voulez-vous! je la tenais a la main, je ne savais qu'en faire, je l'ai jetee a la tete de M. de Barjols; elle est partie toute seule sans que je le voulusse. -- Vous ne lui direz pas cela, a lui? -- Oh! soyez tranquille; je vous le dis, a vous, pour mettre votre conscience en repos. -- Tres bien; alors, vous vous battrez? -- Je suis reste pour cela, du moins. -- Et a quoi vous battrez-vous? -- Cela ne vous regarde pas, milord. -- Comment, cela ne me regarde pas? -- Non; M. de Barjols est l'insulte, c'est a lui de choisir ses armes. -- Alors, l'arme qu'il proposera, vous l'accepterez? -- Pas moi, sir John, mais vous, en mon nom, puisque vous me faites l'honneur d'etre mon temoin. -- Et, si c'est le pistolet qu'il choisit, a quelle distance et comment desirez-vous vous battre? -- Ceci, c'est votre affaire, milord, et non la mienne. Je ne sais pas si cela se fait ainsi en Angleterre, mais, en France, les combattants ne se melent de rien; c'est aux temoins d'arranger les choses; ce qu'ils font est toujours bien fait. -- Alors ce que je ferai sera bien fait? -- Parfaitement fait, milord. L'Anglais s'inclina. -- L'heure et le jour du combat? -- Oh! cela, le plus tot possible; il y a deux ans que je n'ai vu ma famille, et je vous avoue que je suis presse d'embrasser tout mon monde. L'Anglais regarda Roland avec un certain etonnement; il parlait avec tant d'assurance, qu'on eut dit qu'il avait d'avance la certitude de ne pas etre tue. En ce moment, on frappa a la porte, et la voix de l'aubergiste demanda: -- Peut-on entrer? Le jeune homme repondit affirmativement: la porte s'ouvrit, et l'aubergiste entra effectivement, tenant a la main une carte qu'il presenta a son hote. Le jeune homme prit la carte et lut: "Charles de Valensolle." -- De la part de M. Alfred de Barjols, dit l'hote. -- Tres bien! fit Roland. Puis, passant la carte a l'Anglais: -- Tenez, cela vous regarde; c'est inutile que je voie ce monsieur, puisque, dans ce pays-ci, on n'est plus citoyen... M. de Valensolle est le temoin de M. de Barjols, vous etes le mien: arrangez la chose entre vous; seulement, ajouta le jeune homme en serrant la main de l'Anglais et en le regardant fixement, tachez que ce soit serieux; je ne recuserais ce que vous aurez fait que s'il n'y avait point chance de mort pour l'un ou pour l'autre. -- Soyez tranquille, dit l'Anglais, je ferai comme pour moi. -- A la bonne heure, allez, et, quand tout sera arrete, remontez; je ne bouge pas d'ici. Sir John suivit l'aubergiste; Roland se rassit, fit pirouetter son fauteuil dans le sens inverse et se retrouva devant sa table. Il prit sa plume et se mit a ecrire. Lorsque sir John rentra, Roland, apres avoir ecrit et cachete deux lettres, mettait l'adresse sur la troisieme. Il fit signe de la main a l'Anglais d'attendre qu'il eut fini afin de pouvoir lui donner toute son attention. Il acheva l'adresse, cacheta la lettre, et se retourna. -- Eh bien, demanda-t-il, tout est-il regle? -- Oui, dit l'Anglais, et ca a ete chose facile, vous avez affaire a un vrai gentleman. -- Tant mieux! fit Roland. Et il attendit. -- Vous vous battez dans deux heures a la fontaine de Vaucluse -- un lieu charmant -- au pistolet, en marchant l'un sur l'autre, chacun tirant a sa volonte et pouvant continuer de marcher apres le feu de son adversaire. -- Par ma foi! vous avez raison, sir John; voila qui est tout a fait bien. C'est vous qui avez regle cela? -- Moi et le temoin de M. Barjols, votre adversaire ayant renonce a tous ses privileges d'insulte. -- S'est-on occupe des armes? -- J'ai offert mes pistolets; ils ont ete acceptes, sur ma parole d'honneur qu'ils etaient aussi inconnus a vous qu'a M. de Barjols; ce sont d'excellentes armes avec lesquelles, a vingt pas, je coupe une balle sur la lame d'un couteau. -- Peste! vous tirez bien, a ce qu'il parait, milord? -- Oui; je suis, a ce que l'on dit, le meilleur tireur de l'Angleterre. -- C'est bon a savoir; quand je voudrai me faire tuer, sir John, je vous chercherai querelle. -- Oh! ne cherchez jamais une querelle a moi, dit l'Anglais, cela me ferait trop grand-peine d'etre oblige de me battre avec vous. -- On tachera, milord, de ne pas vous faire de chagrin. Ainsi, c'est dans deux heures. -- Oui; vous m'avez dit que vous etiez presse. -- Parfaitement. Combien y a-t-il d'ici a l'endroit charmant? -- D'ici a Vaucluse? -- Oui. -- Quatre lieues. -- C'est l'affaire d'une heure et demie; nous n'avons pas de temps a perdre; debarrassons-nous donc des choses ennuyeuses pour n'avoir plus que le plaisir. L'Anglais regarda le jeune homme avec etonnement. Roland ne parut faire aucune attention a ce regard. -- Voici trois lettres, dit-il: une pour madame de Montrevel, ma mere; une pour mademoiselle de Montrevel, ma soeur, une pour le citoyen Bonaparte, mon general. Si je suis tue, vous les mettrez purement et simplement a la poste. Est-ce trop de peine? -- Si ce malheur arrive, je porterai moi-meme les lettres, dit l'Anglais. Ou demeurent madame votre mere et mademoiselle votre soeur? demanda celui-ci. -- A Bourg, chef-lieu du departement de l'Ain. -- C'est tout pres d'ici, repondit l'Anglais. Quant au general Bonaparte, j'irai, s'il le faut, en Egypte; je serais extremement satisfait de voir le general Bonaparte. -- Si vous prenez, comme vous le dites, milord, la peine de porter la lettre vous-meme, vous n'aurez pas une si longue course a faire: dans trois jours, le general Bonaparte sera a Paris. -- Oh! fit l'Anglais, sans manifester le moindre etonnement, vous croyez? -- J'en suis sur, repondit Roland. -- C'est, en verite, un homme fort extraordinaire, que le general Bonaparte. Maintenant, avez-vous encore quelque autre recommandation a me faire, monsieur de Montrevel? -- Une seule, milord. -- Oh! plusieurs si vous voulez. -- Non, merci, une seule, mais tres importante. -- Dites. -- Si je suis tue... mais je doute que j'aie cette chance... Sir John regarda Roland avec cet oeil etonne qu'il avait deja deux ou trois fois arrete sur lui. -- Si je suis tue, reprit Roland, car, au bout du compte, il faut bien tout prevoir... -- Oui, si vous etes tue, j'entends. -- Ecoutez bien ceci, milord, car je tiens expressement en ce cas, a ce que les choses se passent exactement comme je vais vous le dire. -- Cela se passera comme vous le direz, repliqua sir John; je suis un homme fort exact. -- Eh bien donc, si je suis tue, insista Roland en posant et en appuyant la main sur l'epaule de son temoin, comme pour mieux imprimer dans sa memoire la recommandation qu'il allait lui faire, vous mettrez mon corps comme il sera, tout habille, sans permettre que personne le touche, dans un cercueil de plomb que vous ferez souder devant vous; vous enfermerez le cercueil de plomb dans une biere de chene, que vous ferez egalement clouer devant vous. Enfin, vous expedierez le tout a ma mere, a moins que vous n'aimiez mieux jeter le tout dans le Rhone, ce que je laisse absolument a votre choix, pourvu qu'il y soit jete. -- Il ne me coutera pas plus de peine, reprit l'Anglais, puisque je porte la lettre, de porter le cercueil avec moi. --Allons, decidement, milord, dit Roland riant aux eclats de son rire etrange, vous etes un homme charmant, et c'est la Providence en personne qui a permis que je vous rencontre. En route, milord, en route! Tous deux sortirent de la chambre de Roland. Celle de sir John etait situee sur le meme palier. Roland attendit que l'Anglais rentrat chez lui pour prendre ses armes. Il en sortit apres quelques secondes, tenant a la main une boite de pistolets. -- Maintenant, milord, demanda Roland, comment allons-nous a Vaucluse? a cheval ou en voiture? -- En voiture, si vous voulez bien. Une voiture, c'est commode beaucoup plus si l'on etait blesse: la mienne attend en bas. -- Je croyais que vous aviez fait deteler? -- J'en avais donne l'ordre, mais j'ai fait courir apres le postillon pour lui donner contre-ordre. On descendit l'escalier. -- Tom! Tom! dit sir John en arrivant a la porte, ou l'attendait un domestique dans la severe livree d'un groom anglais, chargez- vous de cette boite. _ _ _-- I am going with, mylord _?_ _demanda_ _le domestique? -- _Yes_! repondit sir John. Puis, montrant a Roland le marchepied de la caleche qu'abaissait son domestique. -- Venez, monsieur de Montrevel, dit-il. Roland monta dans la caleche et s'y etendit voluptueusement. -- En verite, dit-il, il n'y a decidement que vous autres Anglais pour comprendre les voitures de voyage; on est dans la votre comme dans son lit. Je parie que vous faites capitonner vos bieres avant de vous y coucher. -- Oui, c'est un fait, repondit John, le peuple anglais, il entend tres bien le confortable; mais le peuple francais, il est un peuple plus curieux et plus amusant... -- Postillon, a Vaucluse. IV -- LE DUEL La route n'est praticable que d'Avignon a l'Isle. On fit les trois lieues qui separent l'Isle d'Avignon en une heure. Pendant cette heure, Roland, comme s'il eut pris a tache de faire paraitre le temps court a son compagnon de voyage, fut verveux et plein d'entrain; plus il approchait du lieu du combat, plus sa gaiete redoublait. Quiconque n'eut pas su la cause du voyage ne se fut jamais doute que ce jeune homme, au babil intarissable et au rire incessant, fut sous la menace d'un danger mortel. Au village de l'Isle, il fallut descendre de voiture. On s'informa; Roland et sir John etaient les premiers arrives. Ils s'engagerent dans le chemin qui conduit a la fontaine. -- Oh! oh! dit Roland, il doit y avoir un bel echo ici. Il y jeta un ou deux cris auxquels l'echo repondit avec une complaisance parfaite. -- Ah! par ma foi, dit le jeune homme, voici un echo merveilleux. Je ne connais que celui de la Seinonnetta, a Milan, qui lui soit comparable. Attendez, milord. Et il se mit, avec des modulations qui indiquaient a la fois une voix admirable et une methode excellente, a chanter une tyrolienne qui semblait un defi porte, par la musique revoltee, au gosier humain. Sir John regardait et ecoutait Roland avec un etonnement qu'il ne se donnait plus la peine de dissimuler. Lorsque la derniere note se fut eteinte dans la cavite de la montagne: -- Je crois, Dieu me damne! dit sir John, que vous avez le spleen. Roland tressaillit et le regarda comme pour l'interroger. Mais, voyant que sir John n'allait pas plus loin: -- Bon! et qui vous fait croire cela demanda-t-il. -- Vous etes trop bruyamment gai pour n'etre pas profondement triste. -- Oui, et cette anomalie vous etonne? -- Rien ne m'etonne, chaque chose a sa raison d'etre. -- C'est juste; le tout est d'etre dans le secret de la chose. Eh bien, je vais vous y mettre. -- Oh! je ne vous y force aucunement. -- Vous etes trop courtois pour cela; mais avouez que cela vous ferait plaisir d'etre fixe a mon endroit. -- Par interet pour vous, oui. -- Eh bien, milord, voici le mot de l'enigme, et je vais vous dire, a vous, ce que je n'ai encore dit a personne. Tel que vous me voyez, et avec les apparences d'une sante excellente, je suis atteint d'un anevrisme qui me fait horriblement souffrir. Ce sont a tout moment des spasmes, des faiblesses, des evanouissements qui feraient honte a une femme. Je passe ma vie a prendre des precautions ridicules, et, avec tout cela, Larrey m'a prevenu que je dois m'attendre a disparaitre de ce monde d'un moment a l'autre, l'artere attaquee pouvant se rompre dans ma poitrine au moindre effort que je ferai. Jugez comme c'est amusant pour un militaire! Vous comprenez que, du moment ou j'ai ete eclaire sur ma situation, j'ai decide que je me ferais tuer avec le plus d'eclat possible. Je me suis mis incontinent a l'oeuvre. Un autre plus chanceux aurait reussi deja cent fois; mais moi, ah bien, oui, je suis ensorcele: ni balles ni boulets ne veulent de moi; on dirait que les sabres ont peur de s'ebrecher sur ma peau. Je ne manque pourtant pas une occasion; vous l'avez vu d'apres ce qui s'est passe a table. Eh bien, nous allons nous battre, n'est-ce pas? Je vais me livrer comme un fou, donner tous les avantages a mon adversaire, cela n'y fera absolument rien: il tirera a quinze pas, a dix pas, a cinq pas, a bout portant sur moi, et il me manquera, ou son pistolet brulera l'amorce sans partir; et tout cela, la belle avance, je vous le demande un peu, pour que je creve un beau jour au moment ou je m'y attendrai le moins, en tirant mes bottes? Mais silence, voici mon adversaire. En effet, par la meme route qu'avaient suivie Roland et sir John a travers les sinuosites du terrain et les asperites du rocher, on voyait apparaitre la partie superieure du corps de trois personnages qui allaient grandissant a mesure qu'ils approchaient. Roland les compta. -- Trois. Pourquoi trois, dit-il, quand nous ne sommes que deux. -- Ah! j'avais oublie, dit l'Anglais: M. de Barjols, autant dans votre interet que dans le sien, a demande d'amener un chirurgien de ses amis. -- Pourquoi faire? demanda Roland d'un ton brusque et en froncant le sourcil. -- Mais pour le cas ou l'un de vous serait blesse; une saignee, dans certaines circonstances, peut sauver la vie a un homme. -- Sir John, fit Roland avec une expression presque feroce, je ne comprends pas toutes ces delicatesses en matiere de duel. Quand on se bat, c'est pour se tuer. Qu'on se fasse auparavant toutes sortes de politesses, comme vos ancetres et les miens s'en sont fait a Fontenoy, tres bien; mais, une fois que les epees sont hors du fourreau ou les pistolets charges, il faut que la vie d'un homme paye la peine que l'on a prise et les battements de coeur que l'on a perdus. Moi, sur votre parole d'honneur, sir John, je vous demande une chose: c'est que blesse ou tue, vivant ou mort, le chirurgien de M. de Barjols ne me touchera pas. -- Mais cependant, monsieur Roland... -- Oh! c'est a prendre ou a laisser. Votre parole d'honneur, milord, ou, le diable m'emporte, je ne me bats pas. L'Anglais regarda le jeune homme avec etonnement: son visage etait devenu livide, ses membres etaient agites d'un tremblement qui ressemblait a de la terreur. Sans rien comprendre a cette impression inexplicable, sir John donna sa parole. -- A la bonne heure, fit Roland; tenez, c'est encore un des effets de cette charmante maladie: toujours je suis pret a me trouver mal a l'idee d'une trousse deroulee, a la vue d'un bistouri ou d'une lancette. J'ai du devenir tres pale, n'est-ce pas? -- J'ai cru un instant que vous alliez vous evanouir. Roland eclata de rire. -- Ah! la belle affaire que cela eut fait, dit-il, nos adversaires arrivant et vous trouvant occupe a me faire respirer des sels comme a une femme qui a des syncopes. Savez-vous ce qu'ils auraient dit, eux, et ce que vous auriez dit vous le premier? Ils auraient dit que j'avais peur. Les trois nouveaux venus, pendant ce temps, s'etaient avances et se trouvaient a portee de la voix, de sorte que sir John n'eut pas meme le temps de repondre a Roland. Ils saluerent en arrivant. Roland, le sourire sur les levres, ses belles dents a fleur de levres, repondit a leur salut. Sir John s'approcha de son oreille. -- Vous etes encore un peu pale, dit-il; allez faire un tour jusqu'a la fontaine; j'irai vous chercher quand il sera temps. -- Ah! c'est une idee, cela, dit Roland; j'ai toujours eu envie de voir cette fameuse fontaine de Vaucluse, Hippocrene de Petrarque. Vous connaissez son sonnet? _Chiare, fresche e dolci acque_ _Ove le belle membra_ _Pose colei, che sofa a me par donna._ -- Et cette occasion-ci passee, je n'en retrouverais peut-etre pas une pareille. De quel cote est-elle, votre fontaine? -- Vous en etes a trente pas; suivez le chemin, vous allez la trouver au detour de la route, au pied de cet enorme rocher dont vous voyez le faite. -- Milord, dit Roland, vous etes le meilleur cicerone que je connaisse; merci. Et, faisant a son temoin un signe amical de la main, il s'eloigna dans la direction de la fontaine en chantonnant entre ses dents la charmante villanelle de Philippe Desportes: _Rosette, pour un peu d'absence,_ _Votre coeur vous avez change._ _Et, moi sachant cette inconstance,_ _Le mien autre part j'ai range._ _Jamais plus beaute si legere_ _Sur moi tant de pouvoir n'aura;_ _Nous verrons, volage bergere,_ _Qui premier s'en repentira."_ Sir John se retourna aux modulations de cette voix a la fois fraiche et tendre, et qui, dans les notes elevees, avait quelque chose de la voix d'une femme; son esprit methodique et froid ne comprenait rien a cette nature saccadee et nerveuse, sinon qu'il avait sous les yeux une des plus etonnantes organisations que l'on put rencontrer. Les deux jeunes gens l'attendaient; le chirurgien se tenait un peu a l'ecart. Sir John portait a la main sa boite de pistolets; il la posa sur un rocher ayant la forme d'une table, tira de sa poche une petite clef qui semblait travaillee par un orfevre, et non par un serrurier, et ouvrit la boite. Les armes etaient magnifiques, quoique d'une grande simplicite; elles sortaient des ateliers de Menton, le grand-pere de celui qui aujourd'hui est encore un des meilleurs arquebusiers de Londres. Il les donna a examiner au temoin de M. de Barjols, qui en fit jouer les ressorts et poussa la gachette d'arriere en avant, pour voir s'ils etaient a double detente. Ils etaient a detente simple. M. de Barjols jeta dessus un coup d'oeil; mais ne les toucha meme pas. -- Notre adversaire ne connait point vos armes? demanda M. de Valensolle. -- Il ne les a meme pas vues, repondit sir John, je vous en donne ma parole d'honneur. -- Oh! fit M. de Valensolle, une simple denegation suffisait. On regla une seconde fois, afin qu'il n'y eut point de malentendu, les conditions du combat deja arretees; puis, ces conditions reglees, afin de perdre le moins de temps possible en preparatifs inutiles, on chargea les pistolets, on les remit tout charges dans la boite, on confia la boite au chirurgien, et sir John, la clef de sa boite dans sa poche alla chercher Roland. Il le trouva causant avec un petit patre qui faisait paitre trois chevres aux flancs roides et rocailleux de la montagne, et jetant des cailloux dans le bassin. Sir John ouvrait la bouche pour lui dire que tout etait pret; mais lui, sans donner a l'Anglais le temps de parler: -- Vous ne savez pas ce que me raconte cet enfant, milord! Une veritable legende des bords du Rhin. Il dit que ce bassin, dont on ne connait pas le fond, s'etend a plus de deux ou trois lieues sous la montagne, et sert de demeure a une fee, moitie femme, moitie serpent, qui, dans les nuits calmes et pures de l'ete, glisse a la surface de l'eau, appelant les patres de la montagne et ne leur montrant, bien entendu, que sa tete aux longs cheveux, ses epaules nues et ses beaux bras; mais les imbeciles se laissent prendre a ce semblant de femme: ils s'approchent, lui font signe de venir a eux, tandis que, de son cote, la fee leur fait signe de venir a elle. Les imprudents s'avancent sans s'en apercevoir, ne regardant pas a leurs pieds; tout a coup la terre leur manque, la fee etend le bras, plonge avec eux dans ses palais humides, et, le lendemain, reparait seule. Qui diable a pu faire a ces idiots de bergers le meme conte que Virgile racontait en si beaux vers a Auguste et a Mecene? Il demeura pensif un instant, et les yeux fixes sur cette eau azuree et profonde; puis, se retournant vers sir John: -- On dit que jamais nageur, si vigoureux qu'il soit, n'a reparu apres avoir plonge dans ce gouffre; si j'y plongeais, milord, ce serait peut-etre plus sur que la balle de M. de Barjols. Au fait, ce sera toujours une derniere ressource; en attendant, essayons de la balle. Allons, milord, allons. Et, prenant par dessous le bras l'Anglais emerveille de cette mobilite d'esprit, il le ramena vers ceux qui les attendaient. Eux, pendant ce temps, s'etaient occupes de chercher un endroit convenable et l'avaient trouve. C'etait un petit plateau, accroche en quelque sorte a la rampe escarpee de la montagne, expose au soleil couchant et portant une espece de chateau en ruine, qui servait d'asile aux patres surpris par le mistral. Un espace plan, d'une cinquantaine de pas de long et d'une vingtaine de pas de large, lequel avait du etre autrefois la plate-forme du chateau, allait etre le theatre du drame qui approchait de son denouement. -- Nous voici, messieurs, dit sir John. -- Nous sommes prets, messieurs, dit M. de Valensolle. -- Que les adversaires veuillent bien ecouter les conditions du combat, dit sir John. Puis, s'adressant a M. de Valensolle: -- Redites-les, monsieur, ajouta-t-il; vous etes Francais et moi etranger; vous les expliquerez plus clairement que moi. -- Vous etes de ces etrangers, milord, qui montreraient la langue a de pauvres Provencaux comme nous; mais, puisque vous avez la courtoisie de me ceder la parole, j'obeirai a votre invitation. Et il salua sir John, qui lui rendit son salut. -- Messieurs, continua le gentilhomme qui servait de temoin a M. de Barjols, il est convenu que l'on vous placera a quarante pas; que vous marcherez l'un vers l'autre; que chacun tirera a sa volonte, et, blesse ou non, aura la liberte de marcher apres le feu de son adversaire. Les deux combattants s'inclinerent en signe d'assentiment, et, d'une meme voix, presque en meme temps, dirent: -- Les armes! Sir John tira la petite clef de sa poche et ouvrit la boite. Puis il s'approcha de M. de Barjols et la lui presenta tout ouverte. Celui-ci voulut renvoyer le choix des armes a son adversaire; mais, d'un signe de la main, Roland refusa en disant avec une voix d'une douceur presque feminine: -- Apres vous, monsieur de Barjols; j'apprends que, quoique insulte par moi, vous avez renonce a tous vos avantages; c'est bien le moins que je vous laisse celui-ci, si toutefois cela en est un. M. de Barjols n'insista point davantage et prit au hasard un des deux pistolets. Sir John alla offrir l'autre a Roland, qui le prit, l'arma, et, sans meme en etudier le mecanisme, le laissa pendre au bout de son bras. Pendant ce temps, M. de Valensolle mesurait les quarante pas: une canne avait ete plantee au point de depart. -- Voulez-vous mesurer apres moi, monsieur? demanda-t-il a sir John. -- Inutile, monsieur, repondit celui-ci; nous nous en rapportons, M. de Montrevel et moi, parfaitement a vous. M. de Valensolle planta une seconde canne au quarantieme pas. -- Messieurs, dit-il, quand vous voudrez. L'adversaire de Roland etait deja a son poste, chapeau et habit bas. Le chirurgien et les deux temoins se tenaient a l'ecart. L'endroit avait ete si bien choisi, que nul ne pouvait avoir sur son ennemi desavantage de terrain ni de soleil. Roland jeta pres de lui son habit, son chapeau, et vint se placer a quarante pas de M. de Barjols, en face de lui. Tous deux, l'un a droite, l'autre a gauche, envoyerent un regard sur le meme horizon. L'aspect en etait en harmonie avec la terrible solennite de la scene qui allait s'accomplir. Rien a voir a la droite de Roland, ni a la gauche de M. de Barjols; c'etait la montagne descendant vers eux avec la pente rapide et elevee d'un toit gigantesque. Mais du cote oppose, c'est-a-dire a la droite de M. de Barjols et a la gauche de Roland, c'etait tout autre chose. L'horizon etait infini. Au premier plan, c'etait cette plaine aux terrains rougeatres trouee de tous cotes par des points de roches, et pareille a un cimetiere de Titans dont les os perceraient la terre. Au second plan, se dessinant en vigueur sur le soleil couchant, c'etait Avignon avec sa ceinture de murailles et son palais gigantesque, qui, pareil a un lion accroupi, semble tenir la ville haletante sous sa griffe. Au-dela d'Avignon, une lime lumineuse comme une riviere d'or fondu denoncait le Rhone. Enfin, de l'autre cote du Rhone, se levait, comme une lime d'azur fonce, la chaine de collines qui separent Avignon de Nimes et d'Uzes. Au fond, tout au fond, le soleil, que l'un de ces deux hommes regardait probablement pour la derniere fois, s'enfoncait lentement et majestueusement dans un ocean d'or et de pourpre. Au reste, ces deux hommes formaient un contraste etrange. L'un, avec ses cheveux noirs, son teint basane, ses membres greles, son oeil sombre, etait le type de cette race meridionale qui compte parmi ses ancetres des Grecs, des Romains, des Arabes et des Espagnols. L'autre, avec son teint rose, ses cheveux blonds, ses grands yeux azures, ses mains potelees comme celles d'une femme, etait le type de cette race des pays temperes, qui compte les Gaulois, les Germains et les Normands parmi ses aieux. Si l'on voulait grandir la situation, il etait facile d'en arriver a croire que c'etait quelque chose de plus qu'un combat singulier entre deux hommes. On pouvait croire que c'etait le duel d'un peuple contre un autre peuple, d'une race contre une autre race, du Midi contre le Nord. Etaient-ce les idees que nous venons d'exprimer qui occupaient l'esprit de Roland et qui le plongeaient dans une melancolique reverie? Ce n'est point probable. Le fait est qu'un moment il sembla oublier temoins, duel, adversaire, abime qu'il etait dans la contemplation du splendide spectacle. La voix de M. de Barjols le tira de ce poetique engourdissement. -- Quand vous serez pret, monsieur, dit-il, je le suis. Roland tressaillit. -- Pardon de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il; mais il ne fallait pas vous preoccuper de moi, je suis fort distrait; me voici, monsieur. Et, le sourire aux levres, les cheveux souleves par le vent du soir, sans s'effacer, comme il eut fait dans une promenade ordinaire, tandis qu'au contraire son adversaire prenait toutes les precautions usitees en pareil cas, Roland marcha droit sur M. de Barjols. La physionomie de sir John, malgre son impassibilite ordinaire, trahissait une angoisse profonde. La distance s'effacait rapidement entre les deux adversaires. M. de Barjols s'arreta le premier, visa et fit feu, au moment ou Roland n'etait plus qu'a dix pas de lui. La balle de son pistolet enleva une boucle des cheveux de Roland, mais ne l'atteignit pas. Le jeune homme se retourna vers son temoin. -- Eh bien, demanda-t-il, que vous avais-je dit? -- Tirez, monsieur, tirez donc! dirent les temoins. M. de Barjols resta muet et immobile a la place ou il avait fait feu. -- Pardon, messieurs, repondit Roland; mais vous me permettrez, je l'espere, d'etre juge du moment et de la facon dont je dois riposter. Apres avoir essuye le feu de M. de Barjols, j'ai a lui dire quelques paroles que je ne pouvais lui dire auparavant. Puis, se retournant vers le jeune aristocrate, pale mais calme: -- Monsieur, lui dit-il, peut-etre ai-je ete un peu vif dans notre discussion de ce matin. Et il attendit. -- C'est a vous de tirer, monsieur, repondit M. de Barjols. -- Mais, continua Roland comme s'il n'avait pas entendu, vous allez comprendre la cause de cette vivacite et l'excuser peut- etre. Je suis militaire et aide de camp du general Bonaparte. -- Tirez, monsieur, repeta le jeune noble. -- Dites une simple parole de retractation, monsieur, reprit le jeune officier; dites que la reputation d'honneur et de delicatesse du general Bonaparte est telle, qu'un mauvais proverbe italien, fait par des vaincus de mauvaise humeur, ne peut lui porter atteinte; dites cela, et je jette cette arme loin de moi, et je vais vous serrer la main; car, je le reconnais, monsieur, vous etes un brave. -- Je ne rendrai hommage a cette reputation d'honneur et de delicatesse dont vous parlez, monsieur, que lorsque votre general en chef se servira de l'influence que lui a donnee son genie sur les affaires de la France, pour faire ce qu'a fait Monk, c'est-a- dire pour rendre le trone a son souverain legitime. -- Ah! fit Roland avec un sourire, c'est trop demander d'un general republicain. -- Alors, je maintiens ce que j'ai dit, repondit le jeune noble; tirez, monsieur, tirez. Puis, comme Roland ne se hatait pas d'obeir a l'injonction: -- Mais, ciel et terre! tirez donc! dit-il en frappant du pied. Roland, a ces mots, fit un mouvement indiquant qu'il allait tirer en l'air. Alors, avec une vivacite de parole et de geste qui ne lui permit pas de l'accomplir: -- Ah! s'ecria M. de Barjols, ne tirez point en l'air, par grace! ou j'exige que l'on recommence et que vous fassiez feu le premier. -- Sur mon honneur! s'ecria Roland devenant aussi pale que si tout son sang l'abandonnait, voici la premiere fois que j'en fais autant pour un homme, quel qu'il soit. Allez-vous en au diable! et, puisque vous ne voulez pas de la vie, prenez la mort. Et a l'instant meme, sans prendre la peine de viser, il abaissa son arme et fit feu. Alfred de Barjols porta la main a sa poitrine, oscilla en avant et en arriere, fit un tour sur lui-meme et tomba la face contre terre. La balle de Roland lui avait traverse le coeur. Sir John, en voyant tomber M. de Barjols, alla droit a Roland et l'entraina vers l'endroit ou il avait jete son habit et son chapeau. -- C'est le troisieme, murmura Roland avec un soupir; mais vous m'etes temoin que celui-ci l'a voulu. Et, rendant son pistolet tout fumant a sir John, il revetit son habit et son chapeau. Pendant ce temps, M. de Valensolle ramassait le pistolet echappe a la main de son ami et le rapportait avec la boite a sir John. -- Eh bien? demanda l'Anglais en designant des yeux Alfred de Barjols. -- Il est mort, repondit le temoin. -- Ai-je fait en homme d'honneur, monsieur? demanda Roland en essuyant avec son mouchoir la sueur qui, a l'annonce de la mort de son adversaire, lui avait subitement inonde le visage. -- Oui, monsieur, repondit M. de Valensolle; seulement, laissez- moi vous dire ceci: vous avez la main malheureuse. Et, saluant Roland et son temoin avec une exquise politesse, il retourna pres du cadavre de son ami. -- Et vous, milord, reprit Roland, que dites-vous? -- Je dis, repliqua sir John avec une espece d'admiration forcee, que vous etes de ces hommes a qui le divin Shakespeare fait dire d'eux-memes: "Le danger et moi sommes deux lions nes le meme jour: mais je suis l'aine." V -- ROLAND Le retour fut muet et triste; on eut dit qu'en voyant s'evanouir ses chances de mort, Roland avait perdu toute sa gaiete. La catastrophe dont il venait d'etre l'auteur pouvait bien etre pour quelque chose dans cette taciturnite; mais, hatons-nous de le dire, Roland, sur le champ de bataille, et surtout dans sa derniere campagne contre les Arabes, avait eu trop souvent a enlever son cheval par-dessus les cadavres qu'il venait de faire, pour que l'impression produite sur lui par la mort d'un inconnu l'eut si fort impressionne. Il y avait donc une autre raison a cette tristesse; il fallait donc que ce fut bien reellement celle que le jeune homme avait confiee a sir John. Ce n'etait donc pas le regret de la mort d'autrui, c'etait le desappointement de sa propre mort. En rentrant a l'hotel du Palais-Royal, sir John monta dans sa chambre pour y deposer ses pistolets, dont la vue pouvait exciter dans l'esprit de Roland quelque chose de pareil a un remords; puis il vint rejoindre le jeune officier pour lui remettre les trois lettres qu'il en avait recues. Il le trouva tout pensif et accoude sur sa table. Sans prononcer une parole, l'Anglais deposa les trois lettres devant Roland. Le jeune homme jeta les yeux sur les adresses, prit celle qui etait destinee a sa mere, la decacheta et la lut. A mesure qu'il la lisait, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Sir John regardait avec etonnement cette nouvelle face sous laquelle Roland lui apparaissait. Il eut cru tout possible a cette nature multiple, excepte de verser les larmes qui coulaient silencieusement de ses yeux. Puis, secouant la tete et sans faire le moins du monde attention a la presence de sir John, Roland murmura: -- Pauvre mere! elle eut bien pleure; peut-etre vaut-il mieux que cela soit ainsi: des meres ne sont pas faites pour pleurer leurs enfants! Et, d'un mouvement machinal, il dechira la lettre ecrite a sa mere, celle ecrite a sa soeur, et celle ecrite au general Bonaparte. Apres quoi, il en brula avec soin tous les morceaux. Alors, sonnant la fille de chambre: -- Jusqu'a quelle heure peut-on mettre les lettres a la poste? demanda-t-il. -- Jusqu'a six heures et demie, repondit celle-ci; vous n'avez plus que quelques minutes. -- Attendez, alors. Il prit une plume et ecrivit: "Mon cher general, "Je vous l'avais bien dit, je suis vivant et lui mort. Vous conviendrez que cela a l'air d'une gageure. "Devouement jusqu'a la mort. "Votre paladin." Puis il cacheta la lettre, ecrivit sur l'adresse: Au _general Bonaparte, rue de la victoire, a Paris_, et la remit a la fille de chambre en lui recommandant de ne pas perdre une seconde pour la faire mettre a la poste. Ce fut alors seulement qu'il parut remarquer sir John et qu'il lui tendit la main. -- Vous venez de me rendre un grand service, milord, lui dit-il, un de ces services qui lient deux hommes pour l'eternite. Je suis deja votre ami; voulez-vous me faire l'honneur d'etre le mien? Sir John serra la main que lui presentait Roland. -- Oh! dit-il; je vous remercie bien beaucoup. Je n'eusse point ose vous demander cet honneur; mais vous me l'offrez... je l'accepte. Et, a son tour, l'impassible Anglais sentit s'amollir son coeur et secoua une larme qui tremblait au bout de ses cils. Puis, regardant Roland: -- Il est tres malheureux, dit-il, que vous soyez si presse de partir; j'eusse ete heureux et satisfait de passer encore un jour ou deux avec vous. -- Ou alliez-vous, milord, quand je vous ai rencontre? -- Oh! moi, nulle part, je voyageais pour desennuyer moi! J'ai le malheur de m'ennuyer souvent. -- De sorte que vous n'alliez nulle part? -- J'allais partout. -- C'est exactement la meme chose, dit le jeune officier en souriant. Eh bien, voulez-vous faire une chose? -- Oh! tres volontiers, si c'est possible. -- Parfaitement possible: elle ne depend que de vous. -- Dites. -- Vous deviez, si j'etais tue, me reconduire mort a ma mere, ou me jeter dans le Rhone? -- Je vous eusse reconduit mort a votre mere et pas jete dans le Rhone. -- Eh bien, au lieu de me reconduire mort, reconduisez-moi vivant, vous n'en serez que mieux recu. -- Oh! -- Nous resterons quinze jours a Bourg; c'est ma ville natale, une des villes les plus ennuyeuses de France; mais, comme vos compatriotes brillent surtout par l'originalite, peut-etre vous amuserez-vous ou les autres s'ennuient. Est-ce dit? -- Je ne demanderais pas mieux, fit l'Anglais; mais il me semble que c'est peu convenable de ma part. -- Oh! nous ne sommes pas en Angleterre, milord, ou l'etiquette est une souveraine absolue. Nous, nous n'avons plus ni roi ni reine, et nous n'avons pas coupe le cou a cette pauvre creature qui s'appelait Marie-Antoinette, pour mettre Sa Majeste l'Etiquette a sa place. -- J'en ai bien envie, dit sir John. -- Vous le verrez, ma mere est une excellente femme, d'ailleurs fort distinguee. Ma soeur avait seize ans quand je suis parti, elle doit en avoir dix-huit; elle etait jolie, elle doit etre belle. Il n'y a pas jusqu'a mon frere Edouard, un charmant gamin de douze ans, qui vous fera partir des fusees dans les jambes et qui baragouinera l'anglais avec vous; puis, ces quinze jours passes, nous irons a Paris ensemble. -- J'en viens, de Paris, fit l'Anglais. -- Attendez donc, vous vouliez aller en Egypte pour voir le general Bonaparte: il n'y a pas si loin d'ici a Paris que d'ici au Caire; je vous presenterai a lui; presente par moi, soyez tranquille, vous serez bien recu. Puis vous parliez de Shakespeare tout a l'heure. -- Oh! oui, j'en parle toujours. -- Cela prouve que vous aimez les comedies, les drames. -- Je les aime beaucoup, c'est vrai. -- Eh bien, le general Bonaparte est sur le point d'en faire representer un a sa facon, qui ne manquera pas d'interet, je vous en reponds. -- Ainsi, dit sir John hesitant encore, je puis, sans etre indiscret, accepter votre offre? -- Je le crois bien, et vous ferez plaisir a tout le monde, a moi surtout. -- J'accepte, alors. -- Bravo! Eh bien, voyons, quand voulez-vous partir? -- Aussitot qu'il vous plaira. Ma caleche etait attelee quand vous avez jete cette malheureuse assiette a la tete de Barjols; mais comme, sans cette assiette, je ne vous eusse jamais connu, je suis content que vous la lui ayez jetee; oui, tres content. -- Voulez-vous que nous partions ce soir? -- A l'instant. Je vais dire au postillon de renvoyer un de ses camarades avec d'autres chevaux, et, le postillon et les chevaux arrives, nous partons. Roland fit un signe d'assentiment. Sir John sortit pour donner ses ordres, remonta en disant qu'il venait de faire servir deux cotelettes et une volaille froide. Roland prit la valise et descendit. L'Anglais reintegra ses pistolets dans le coffre de sa voiture. Tous deux mangerent un morceau pour pouvoir marcher toute la nuit sans s'arreter, et, comme neuf heures sonnaient a l'eglise des Cordeliers, tous deux s'accommoderent dans la voiture et quitterent Avignon, ou leur passage laissait une nouvelle tache de sang, Roland avec l'insouciance de son caractere, sir John Tanlay avec l'impassibilite de sa nation. Un quart d'heure apres, tous deux dormaient, ou du moins le silence que chacun gardait de son cote pouvait faire croire qu'ils avaient cede au sommeil. Nous profiterons de cet instant de repos pour donner a nos lecteurs quelques renseignements indispensables sur Roland et sa famille. Roland etait ne le 1er juillet 1773, quatre ans et quelques jours apres Bonaparte, aux cotes duquel, ou plutot a la suite duquel il a fait son apparition dans ce livre. Il etait fils de M. Charles de Montrevel, colonel d'un regiment longtemps en garnison a la Martinique, ou il s'etait marie a une creole nommee Clotilde de la Clemenciere. Trois enfants etaient nes de ce mariage, deux garcons et une fille: Louis, avec qui nous avons fait connaissance sous le nom de Roland; Amelie, dont celui-ci avait vante la beaute a sir John, et Edouard. Rappele en France vers 1782, M. de Montrevel avait obtenu l'admission du jeune Louis de Montrevel (nous verrons plus tard comment il troqua son nom de Louis contre celui de Roland) a l'Ecole militaire de Paris. Louis etait le plus jeune des eleves. Quoiqu'il n'eut que treize ans, il se faisait deja remarquer par ce caractere indomptable et querelleur dont nous lui avons vu, dix-sept ans plus tard, donner un exemple a la table d'hote d'Avignon. Bonaparte avait, lui, tout enfant aussi, le bon cote de ce caractere, c'est-a-dire que, sans etre querelleur, il etait absolu, entete, indomptable; il reconnut dans l'enfant quelques unes des qualites qu'il avait lui-meme, et cette parite de sentiments fit qu'il lui pardonna ses defauts et s'attacha a lui. De son cote, l'enfant, sentant dans le jeune Corse un soutien, s'y appuya. Un jour, l'enfant vint trouver son grand ami, c'est ainsi qu'il appelait Napoleon, au moment ou celui-ci etait profondement enseveli dans la solution d'un probleme de mathematiques. Il savait l'importance que le futur officier d'artillerie attachait a cette science qui lui avait valu, jusque-la, ses plus grands, ou plutot ses seuls succes. Il se tint debout pres de lui, sans parler, sans bouger. Le jeune mathematicien devina la presence de l'enfant et s'enfonca de plus en plus dans ses deductions mathematiques, d'ou, au bout de dix minutes, il se tira enfin a son honneur. Alors, il se retourna vers son jeune camarade avec la satisfaction interieure de l'homme qui sort vainqueur d'une lutte quelconque, soit contre la science, soit contre la matiere. L'enfant etait debout, pale, les dents serrees, les bras roides, les poings fermes. -- Oh! oh! dit le jeune Bonaparte, qu'y a-t-il donc de nouveau? -- Il y a que Valence, le neveu du gouverneur, m'a donne un soufflet. -- Ah! dit Bonaparte en riant, et tu viens me chercher pour que je le lui rende? L'enfant secoua la tete. -- Non, dit-il je viens te chercher parce que je veux me battre. -- Avec Valence? -- Oui. -- Mais c'est Valence qui te battra, mon enfant; il est quatre fois fort comme toi. -- Aussi, je ne veux pas me battre contre lui comme se battent les enfants, mais comme se battent les hommes. -- Ah bah! -- Cela t'etonne? demanda l'enfant. -- Non, dit Bonaparte. Et a quoi veux-tu te battre? -- A l'epee. -- Mais les sergents seuls ont des epees, et ils ne vous en preteront pas. -- Nous nous passerons d'epees. -- Et avec quoi vous battrez-vous? L'enfant montra au jeune mathematicien le compas avec lequel il venait de faire ses equations. -- Oh! mon enfant, dit Bonaparte, c'est une bien mauvaise blessure que celle d'un compas. Tant mieux, repliqua Louis, je le tuerai. -- Et, s'il te tue, toi? -- J'aime mieux cela que de garder son soufflet. Bonaparte n'insista pas davantage: il aimait le courage par instinct: celui de son jeune camarade lui plut. -- Eh bien soit! reprit-il; j'irai dire a Valence que tu veux te battre avec lui, mais demain. -- Pourquoi demain? -- Tu auras la nuit pour reflechir. -- Et d'ici a demain, repliqua l'enfant, Valence croira que je suis un lache! Puis, secouant la tete: -- C'est trop long d'ici a demain. Et il s'eloigna. -- Ou vas-tu? lui demanda Bonaparte. -- Je vais demander a un autre s'il veut etre mon ami. -- Je ne le suis donc plus, moi? -- Tu ne l'es plus, puisque tu me crois un lache. -- C'est bien, dit le jeune homme en se levant. -- Tu y vas? -- J'y vais. -- Tout de suite? -- Tout de suite. -- Ah! s'ecria l'enfant, je te demande pardon: tu es toujours mon ami. Et il lui sauta au cou en pleurant. C'etaient les premieres larmes qu'il avait versees depuis le soufflet recu. Bonaparte alla trouver Valence et lui expliqua gravement la mission dont il etait charge. Valence etait un grand garcon de dix-sept ans, ayant deja, comme chez certaines natures hatives, de la barbe et des moustaches: il en paraissait vingt. II avait, en outre, la tete de plus que celui qu'il avait insulte. Valence repondit que Louis etait venu lui tirer la queue de la meme facon qu'il eut tire un cordon de sonnette -- on portait des queues a cette epoque -- qu'il l'avait prevenu deux fois de ne pas y revenir, que Louis y etait revenu une troisieme, et qu'alors, ne voyant en lui qu'un gamin, il l'avait traite comme un gamin. On alla porter la reponse de Valence a Louis, qui repliqua que tirer la queue d'un camarade n'etait qu'une taquinerie, tandis que donner un soufflet etait une insulte. L'entetement donnait a un enfant de treize ans la logique d'un homme de trente. Le moderne Popilius retourna porter la guerre a Valence. Le jeune homme etait fort embarrasse: il ne pouvait, sous peine de ridicule, se battre avec un enfant: s'il se battait et qu'il le blessat, c'etait odieux; s'il etait blesse lui-meme, c'etait a ne jamais s'en consoler de sa vie. Cependant l'entetement de Louis, qui n'en demordait pas, rendait l'affaire grave. On assembla le conseil des _grands_, comme cela se faisait dans les circonstances serieuses. Le conseil des grands decida qu'un des leurs ne pouvait pas se battre avec un enfant; mais que, puisque cet enfant s'obstinait a se regarder comme un jeune homme, Valence lui dirait devant tous ses compagnons qu'il etait fache de s'etre laisse emporter a le traiter comme un enfant et que desormais il le regarderait comme un jeune homme. On envoya chercher Louis, qui attendait dans la chambre de son ami; on l'introduisit au milieu du cercle que faisaient dans la cour les jeunes eleves. La, Valence, a qui ses camarades avaient dicte une sorte de discours longtemps debattu entre eux pour sauvegarder l'honneur des grands a l'endroit des petits, declara a Louis qu'il etait au desespoir de ce qui etait arrive, qu'il l'avait traite selon son age, et non selon son intelligence et son courage, le priant de vouloir bien excuser sa vivacite et de lui donner la main en signe que tout etait oublie. Mais Louis secoua la tete. -- J'ai entendu dire un jour a mon pere, qui est colonel, repliqua-t-il, que celui qui recevait un soufflet et qui ne se battait pas etait un lache. La premiere fois que je verrai mon pere, je lui demanderai si celui qui donne le soufflet et qui fait des excuses pour ne pas se battre n'est pas plus lache que celui qui l'a recu. Les jeunes gens se regarderent; mais l'avis general avait ete contre un duel qui eut ressemble a un assassinat, et les jeunes gens a l'unanimite, Bonaparte compris, affirmerent a l'enfant qu'il devait se contenter de ce qu'avait dit Valence, ce que Valence avait dit etant le resume de l'opinion generale. Louis se retira pale de colere, et boudant son grand ami, qui, disait-il avec un imperturbable serieux, avait abandonne les interets de son honneur. Le lendemain, a la lecon de mathematiques des grands, Louis se glissa dans la salle d'etudes, et, tandis que Valence faisait une demonstration sur la table noire, il s'approcha de lui sans que personne le remarquat, monta sur un tabouret, afin de parvenir a la hauteur de son visage, et lui rendit le soufflet qu'il en avait recu la veille. -- La, dit-il, maintenant nous sommes quittes et j'ai tes excuses de plus; car, moi, je ne t'en ferai pas, tu peux bien etre tranquille. Le scandale fut grand; le fait s'etait passe en presence du professeur, qui fut oblige de faire son rapport au gouverneur de l'ecole, le marquis Tiburce Valence. Celui-ci qui ne connaissait pas les antecedents du soufflet recu par son neveu, fit venir le delinquant devant lui, et apres une effroyable semonce, lui annonca qu'il ne faisait plus partie de l'ecole, et qu'il devait le meme jour se tenir pret a retourner a Bourg, pres de sa mere. Louis repondit que, dans dix minutes, son paquet serait fait, et que, dans un quart d'heure, il serait hors de l'ecole. Du soufflet qu'il avait recu lui-meme, il ne dit point un mot. La reponse parut plus qu'irreverencieuse au marquis Tiburce Valence; il avait bonne envie d'envoyer l'insolent pour huit jours au cachot, mais il ne pouvait a la fois l'envoyer au cachot et le mettre a la porte. On donna a l'enfant un surveillant qui ne devait plus le quitter qu'apres l'avoir depose dans la voiture de Macon; madame de Montrevel serait prevenue d'aller recevoir son fils a la descente de la voiture. Bonaparte rencontra le jeune homme suivi de son surveillant, et lui demanda une explication sur cette espece de garde de la connetablie attache a sa personne. -- Je vous raconterais cela si vous etiez encore mon ami, repondit l'enfant; mais vous ne l'etes plus: pourquoi vous inquietez-vous de ce qui m'arrive de bon ou de mauvais? Bonaparte fit un signe au surveillant, qui, tandis que Louis faisait sa petite malle, vint lui parler a la porte. Il apprit alors que l'enfant etait chasse de l'ecole. La mesure etait grave: elle desesperait toute une famille et brisait peut-etre l'avenir de son jeune camarade. Avec cette rapidite de decision qui etait un des signes caracteristiques de son organisation, il prit le parti de faire demander une audience au gouverneur, tout en recommandant au surveillant de ne pas presser le depart de Louis. Bonaparte etait un excellent eleve, fort aime a l'ecole, fort estime du marquis Tiburce Valence; sa demande lui fut donc accordee a l'instant meme. Introduit pres du gouverneur, il lui raconta tout, et, sans charger le moins du monde Valence, il tacha d'innocenter Louis. -- C'est vrai, ce que vous me racontez la, monsieur? demanda le gouverneur. -- Interrogez votre neveu lui-meme, je m'en rapporterai a ce qu'il vous dira. On envoya chercher Valence. Il avait appris l'expulsion de Louis et venait lui meme raconter a son oncle ce qui s'etait passe. Son recit fut entierement conforme a celui du jeune Bonaparte. -- C'est bien, dit le gouverneur; Louis ne partira pas, c'est vous qui partirez; vous etes en age de sortir de l'ecole. Puis, sonnant: -- Que l'on me donne le tableau des sous-lieutenances vacantes, dit-il au planton. Le meme jour, une sous-lieutenance etait demandee d'urgence au ministre pour le jeune Valence. Le meme soir, Valence partait pour rejoindre son regiment. Il alla dire adieu a Louis, qu'il embrassa moitie de gre, moitie de force, tandis que Bonaparte lui tenait les mains. L'enfant ne recut l'accolade qu'a contrecoeur. -- C'est bien pour maintenant, dit-il; mais, si nous nous rencontrons jamais et que nous ayons tous deux l'epee au cote... Un geste de menace acheva sa phrase. Valence partit. Le 10 octobre 1785, Bonaparte recevait lui-meme son brevet de sous-lieutenant: il faisait partie des cinquante-huit brevets que Louis XVI venait de signer pour l'ecole militaire. Onze ans plus tard, le 15 novembre 1796, Bonaparte, general en chef de l'armee d'Italie, a la tete du pont d'Arcole, que defendaient deux regiments de Croates et deux pieces de canon, voyant la mitraille et la fusillade decimer ses rangs, sentant la victoire plier entre ses mains, s'effrayant de l'hesitation des plus braves, arrachait aux doigts crispes d'un mort un drapeau tricolore et s'elancait sur le pont en s'ecriant: "Soldats! n'etes-vous plus les hommes de Lodi?" lorsqu'il s'apercut qu'il etait depasse par un jeune lieutenant qui le couvrait de son corps. Ce n'etait point ce que voulait Bonaparte; il voulait passer le premier; il eut voulu, si la chose eut ete possible, passer seul. Il saisit le jeune homme par le pan de son habit, et, le tirant en arriere: -- Citoyen, dit-il, tu n'es que lieutenant, je suis general en chef; a moi le pas. -- C'est trop juste, repondit celui-ci. Et il suivit Bonaparte, au lieu de le preceder. Le soir, en apprenant que deux divisions autrichiennes avaient ete completement detruites, en voyant les deux mille prisonniers qu'il avait faits, en comptant les canons et les drapeaux enleves, Bonaparte se souvint de ce jeune lieutenant qu'il avait trouve devant lui au moment ou il croyait n'avoir devant lui que la mort. -- Berthier, dit-il, donne l'ordre a mon aide de camp Valence de me chercher un jeune lieutenant de grenadiers avec lequel j'ai eu une affaire ce matin sur le pont d'Arcole. -- General, repondit Berthier en balbutiant, Valence est blesse. -- En effet, je ne l'ai pas vu aujourd'hui. Blesse, ou? comment? sur le champ de bataille? -- Non general; il a pris hier une querelle et a recu un coup d'epee a travers la poitrine. Bonaparte fronce le sourcil: -- On sait cependant autour de moi que je n'aime pas les duels; le sang d'un soldat n'est pas a lui, il est a la France. Donne l'ordre a Muiron, alors. -- Il est tue, general. -- A Elliot, en ce cas. -- Tue aussi. Bonaparte tira un mouchoir de sa poche et le passa sur son front inonde de sueur. -- A qui vous voudrez, alors; mais je veux voir ce lieutenant. Il n'osait plus nommer personne, de peur d'entendre encore retentir cette fatale parole: "Il est tue." Un quart d'heure apres, le jeune lieutenant etait introduit sous sa tente. La lampe ne jetait qu'une faible lueur. -- Approchez, lieutenant, dit Bonaparte. Le jeune homme fit trois pas et entra dans le cercle de lumiere. -- C'est donc vous, continua Bonaparte, qui vouliez ce matin passer avant _moi?_ -- C'etait un pari que j'avais fait, general, repondit gaiement le jeune lieutenant, dont la voix fit tressaillir le general en chef. -- Et je vous l'ai fait perdre? -- Peut-etre oui, peut-etre non. -- Et quel etait ce pari? -- Que je serais nomme aujourd'hui capitaine. -- Vous avez gagne. -- Merci, general. Et le jeune homme s'elanca comme pour serrer la main de Bonaparte; mais presque aussitot il fit un mouvement en arriere. La lumiere avait eclaire son visage pendant une seconde; cette seconde avait suffi au general en chef pour remarquer le visage comme il avait remarque la voix. Ni l'un ni l'autre ne lui etaient inconnus. Il chercha un instant dans sa memoire; mais, trouvant sa memoire rebelle: -- Je vous connais, dit-il. -- C'est possible, general. -- C'est certain meme; seulement je ne puis me rappeler votre nom. -- Vous vous etes arrange, general, de maniere qu'on n'oublie pas le votre. -- Qui etes-vous? -- Demandez a Valence, general. Bonaparte poussa un cri de joie. -- Louis de Montrevel, dit-il. Et il ouvrit ses deux bras. Cette fois, le jeune lieutenant ne fit point difficulte de s'y jeter. -- C'est bien, dit Bonaparte, tu feras huit jours le service de ton nouveau grade, afin qu'on s'habitue a te voir sur le dos les epaulettes de capitaine, et puis tu remplaceras mon pauvre Muiron comme aide de, camp. Va! -- Encore une fois, dit le jeune homme en faisant le geste d'un homme qui ouvre les bras. -- Ah! ma foi! oui, dit Bonaparte avec joie. Et, le retenant contre lui apres l'avoir embrasse une seconde fois: -- Ah ca! c'est donc toi qui as donne un coup d'epee a Valence? lui demanda-t-il. -- Dame! general, repondit le nouveau capitaine et le futur aide de camp, vous etiez la quand je le lui ai promis: un soldat n'a que sa parole. Huit jours apres, le capitaine Montrevel faisait le service d'officier d'ordonnance pres du general en chef qui avait remplace son prenom de Louis, malsonnant a cette epoque, par le pseudonyme de _Roland_. Et le jeune homme s'etait console de ne plus descendre de saint Louis en devenant le neveu de Charlemagne. Roland -- nul ne se serait avise d'appeler le capitaine Montrevel Louis, du moment ou Bonaparte l'avait baptise Roland -- Roland fit avec le general en chef la campagne d'Italie, et revint avec lui a Paris, apres la paix de Campo-Formio. Lorsque l'expedition d'Egypte fut decidee, Roland, que la mort du general de brigade de Montrevel, tue sur le Rhin tandis que son fils combattait sur l'Adige et le Mincio, avait rappele pres de sa mere, Roland fut designe un des premiers par le general en chef pour prendre rang dans l'inutile mais poetique croisade qu'il entreprenait. Il laissa sa mere, sa soeur Amelie et son jeune frere Edouard a Bourg, ville natale du general de Montrevel; ils habitaient a trois quarts de lieue de la ville, c'est-a-dire aux Noires- Fontaines, une charmante maison a laquelle on donnait le nom de chateau, et qui, avec une ferme et quelques centaines d'arpents de terre situes aux environs, formait toute la fortune du general, six ou huit mille livres de rente a peu pres. Ce fut une grande douleur au coeur de la pauvre veuve que le depart de Roland pour cette aventureuse expedition; la mort du pere semblait presager celle du fils, et madame de Montrevel, douce et tendre creole, etait loin d'avoir les apres vertus d'une mere de Sparte ou de Lacedemone. Bonaparte, qui aimait de tout son coeur son ancien camarade de l'Ecole militaire, avait permis a celui-ci de le rejoindre au dernier moment a Toulon. Mais la peur d'arriver trop tard empecha Roland de profiter de la permission dans toute son etendue. Il quitta sa mere en lui promettant une chose qu'il n'avait garde de tenir: c'etait de ne s'exposer que dans les cas d'une absolue necessite, et arriva a Marseille huit jours avant que la flotte ne mit a la voile. Notre intention n'est pas plus de faire une relation de la campagne d'Egypte que nous n'en avons fait une de la campagne d'Italie. Nous n'en dirons que ce qui sera absolument necessaire a l'intelligence de cette histoire et au developpement du caractere de Roland. Le 19 mai 1798, Bonaparte et tout son etat-major mettaient a la voile pour l'Orient; le 15 juin, les chevaliers de Malte lui rendaient les clefs de la citadelle. Le 2 juillet, l'armee debarquait au Marabout; le meme jour, elle prenait Alexandrie; le 25, Bonaparte entrait au Caire apres avoir battu les mameluks a Chebreiss et aux Pyramides. Pendant cette suite de marches et de combats, Roland avait ete l'officier que nous connaissons, gai, courageux, spirituel, bravant la chaleur devorante des jours, la rosee glaciale des nuits, se jetant en heros ou en fou au milieu des sabres turcs ou des balles bedouines. En outre, pendant les quarante jours de traversee, il n'avait point quitte l'interprete Ventura; de sorte qu'avec sa facilite admirable, il etait arrive, non point a parler couramment l'arabe, mais a se faire entendre dans cette langue. Aussi arrivait-il souvent que, quand le general en chef ne voulait point avoir recours a l'interprete jure, c'etait Roland qu'il chargeait de faire certaines communications aux muftis, aux ulemas et aux cheiks. Pendant la nuit du 20 au 21 octobre, le Caire se revolta; a cinq heures du matin, on apprit la mort du general Dupuy, tue d'un coup de lance; a huit heures du matin, au moment ou l'on croyait etre maitre de l'insurrection, un aide de camp du general mort accourut, annoncant que les Bedouins de la campagne menacaient Bab-el-Nasr ou la porte de la Victoire. Bonaparte dejeunait avec son aide de camp Sulkowsky, grievement blesse a Salahieh, et qui se levait a grand-peine de son lit de douleur. Bonaparte, dans sa preoccupation, oublia l'etat dans lequel etait le jeune Polonais. -- Sulkowsky, dit-il, prenez quinze guides, et allez voir ce que nous veut cette canaille. Sulkowsky se leva. -- General, dit Roland, chargez-moi de la commission; vous voyez bien que mon camarade peut a peine se tenir debout. -- C'est juste, dit Bonaparte; va. Roland sortit, prit quinze guides et partit. Mais l'ordre avait ete donne a Sulkowsky, et Sulkowsky tenait a l'executer. Il partit de son cote avec cinq ou six hommes qu'il trouva prets. Soit hasard, soit qu'il connut mieux que Roland les rues du Caire, il arriva quelques. secondes avant lui a la porte de la Victoire. En arrivant a son tour, Roland vit un officier que les Arabes emmenaient; ses cinq ou six hommes etaient deja tues. Quelquefois les Arabes, qui massacraient impitoyablement les soldats, epargnaient les officiers dans l'espoir d'une rancon. Roland reconnut Sulkowsky; il le montra de la pointe de son sabre a ses quinze hommes, et chargea au galop. Une demi-heure apres, un guide rentrait seul au quartier general, annoncant la mort de Sulkowsky, de Roland et de ses vingt et un compagnons. Bonaparte, nous l'avons dit, aimait Roland comme un frere, comme un fils, comme il aimait Eugene; il voulut connaitre la catastrophe dans tous ses details et interrogea le guide. Le guide avait vu un Arabe trancher la tete de Sulkowsky et attacher cette tete a l'arcon de sa selle. Quant a Roland, son cheval avait ete tue. Pour lui, il s'etait degage des etriers et avait combattu un instant a pied; mais bientot il avait disparu dans une fusillade presque a bout portant. Bonaparte poussa un soupir, versa une larme, murmura: "Encore un!" et sembla n'y plus penser. Seulement, il s'informa a quelle tribu appartenaient les Arabes bedouins qui venaient de lui tuer deux des hommes qu'il aimait le mieux. Il apprit que c'etait une tribu d'Arabes insoumis dont le village etait distant de dix lieues a peu pres. Bonaparte leur laissa un mois, afin qu'ils crussent bien a leur impunite; puis, un mois ecoule, il ordonna a un de ses aides de camp, nomme Croisier, de cerner le village, de detruire les buttes, de faire couper la tete aux hommes, de mettre les tetes dans des sacs, et d'amener au Caire le reste de la population, c'est-a-dire les femmes et les enfants. Croisier executa ponctuellement l'ordre; on amena au Caire toute la population de femmes et d'enfants que l'on put prendre, et, parmi cette population, un Arabe vivant, lie et garrotte sur son cheval. -- Pourquoi cet homme vivant? demanda Bonaparte; j'avais dit de trancher la tete a tout ce qui etait en etat de porter les armes. -- General, dit Croisier, qui, lui aussi, baragouinait quelques mots d'arabe, au moment ou j'allais faire couper la tete de cet homme, j'ai cru comprendre qu'il offrait d'echanger sa vie contre celle d'un prisonnier. J'ai pense que nous aurions toujours le temps de lui couper la tete, et je l'ai amene. Si je me suis trompe, la ceremonie qui aurait du avoir lieu la-bas se fera ici meme; ce qui est differe n'est pas perdu. On fit venir l'interprete Ventura et l'on interrogea le Bedouin. Le Bedouin repondit qu'il avait sauve la vie a un officier francais, grievement blesse a la porte de la Victoire; que cet officier, qui parlait un peu l'arabe, s'etait dit aide de camp du general Bonaparte; qu'il l'avait envoye a son frere, qui exercait la profession de medecin dans la tribu voisine; que l'officier etait prisonnier dans cette tribu, et que, si on voulait lui promettre la vie, il ecrirait a son frere de renvoyer le prisonnier au Caire. C'etait peut-etre une fable pour gagner du temps, mais c'etait peut-etre aussi la verite; on ne risquait rien d'attendre. On placa l'Arabe sous bonne garde, on lui donna un _thaleb_ qui ecrivit sous sa dictee, il scella la lettre de son cachet, et un Arabe du Caire partit pour mener la negociation. Il y avait, si le negociateur reussissait, la vie pour le Bedouin, cinq cents piastres pour le negociateur. Trois jours apres, le negociateur revint ramenant Roland. Bonaparte avait espere ce retour, mais il n'y avait pas cru. Ce coeur de bronze, qui avait paru insensible a la douleur, se fondit dans la joie. Il ouvrit ses bras a Roland comme au jour ou il l'avait retrouve, et deux larmes, deux perles -- les larmes de Bonaparte etaient rares -- coulerent de ses yeux. Quant a Roland, chose etrange! il resta sombre au milieu de la joie qu'occasionnait son retour, confirma le recit de l'Arabe, appuya sa mise en liberte, mais refusa de donner aucun detail personnel sur la facon dont il avait ete pris par les bedouins et traite par le _thaleb_: quant a Sulkowsky, il avait ete tue et decapite sous ses yeux; il n'y fallait donc plus songer. Seulement, Roland reprit son service d'habitude, et l'on remarqua que ce qui, jusque-la, avait ete du courage chez lui, etait devenu de la temerite; que ce qui avait ete un besoin de gloire, semblait etre devenu un besoin de mort. D'un autre cote, comme il arrive a ceux qui bravent le fer et le feu, le fer et le feu s'ecarterent miraculeusement de lui; devant, derriere Roland, a ses cotes, les hommes tombaient: lui restait debout, invulnerable comme le demon de la guerre. Lors de la campagne de Syrie, on envoya deux parlementaires sommer Djezzar-Pacha de rendre Saint-Jean d'Acre; les deux parlementaires ne reparurent plus: ils avaient eu la tete tranchee. On dut en envoyer un troisieme: Roland se presenta, insista pour y aller, en obtint, a force d'instances, la permission du general en chef, et revint. Il fut de chacun des dix-neuf assauts qu'on livra a la forteresse; a chaque assaut on le vit parvenir sur la breche: il fut un des dix hommes qui penetrerent dans la tour Maudite; neuf y resterent, lui revint sans une egratignure. Pendant la retraite, Bonaparte ordonna a ce qui restait de cavaliers dans l'armee de donner leurs chevaux aux blesses et aux malades; c'etait a qui ne donnerait pas son cheval aux pestiferes, de peur de la contagion. Roland donna le sien de preference a ceux-ci: trois tomberent de son cheval a terre; il remonta son cheval apres eux, et arriva sain et sauf au Caire. A Aboukir, il se jeta au milieu de la melee, penetra jusqu'au pacha en forcant la ceinture de noirs qui l'entouraient, l'arreta par la barbe, et essuya le feu de ses deux pistolets, dont l'un brula l'amorce seulement; la balle de l'autre passa sous son bras et alla tuer un guide derriere lui. Quand Bonaparte prit la resolution de revenir en France, Roland fut le premier a qui le general en chef annonca ce retour. Tout autre eut bondi de joie; lui resta triste et sombre, disant: -- J'aurais mieux aime que nous restassions ici, general; j'avais plus de chance d'y mourir. Cependant, c'eut ete une ingratitude a lui de ne pas suivre le general en chef; il le suivit. Pendant toute la traversee, il resta morne et impassible. Dans les mers de Corse, on apercut la flotte anglaise; la seulement, il sembla se reprendre a la vie. Bonaparte avait declare a l'amiral Gantheaume que l'on combattrait jusqu'a la mort, et avait donne l'ordre de faire sauter la fregate plutot que d'amener le pavillon. On passa sans etre vu au milieu de la flotte, et, le 8 octobre 1799, on debarqua a Frejus. Ce fut a qui toucherait le premier la terre de France; Roland descendit le dernier. Le general en chef semblait ne faire attention a aucun de ces details, pas un ne lui echappait; il fit partir Eugene, Berthier, Bourrienne, ses aides de camp, sa suite, par la route de Gap et de Draguignan. Lui prit incognito la route d'Aix, afin de juger par ses yeux de l'etat du Midi, ne gardant avec lui que Roland. Dans l'espoir qu'a la vue de la famille, la vie rentrerait dans ce tueur brise d'une atteinte inconnue, il lui avait annonce, en arrivant a Aix, qu'il le laisserait a Lyon, et lui donnait trois semaines de conge a titre de gratification pour lui et de surprise a sa mere et a sa soeur. Roland avait repondu: -- Merci, general; ma soeur et ma mere seront bien heureuses de me revoir. Autrefois Roland aurait repondu: "Merci, general, je serai bien heureux de revoir ma mere et ma soeur." Nous avons assiste a ce qui s'etait passe a Avignon; nous avons vu avec quel mepris profond du danger, avec quel degout amer de la vie Roland avait marche a un duel terrible. Nous avons entendu la raison qu'il avait donnee a sir John de son insouciance en face de la mort: la raison etait-elle bonne ou mauvaise, vraie ou fausse? Sir John dut se contenter de celle-la; evidemment, Roland n'etait point dispose a en donner d'autre. Et maintenant, nous l'avons dit, tous deux dormaient ou faisaient semblant de dormir, rapidement emportes par le galop de deux chevaux de poste sur la route d'Avignon a Orange. VI -- MORGAN Il faut que nos lecteurs nous permettent d'abandonner un instant Roland et sir John, qui, grace a la disposition physique et morale dans laquelle nous les avons laisses, ne doivent leur inspirer aucune inquietude, et de nous occuper serieusement d'un personnage qui n'a fait qu'apparaitre dans cette histoire et qui, cependant, doit y jouer un grand role. Nous voulons parler de l'homme qui etait entre masque et arme dans la salle de la table d'hote d'Avignon, pour rapporter a Jean Picot le group de deux cents louis qui lui avait ete vole par megarde, confondu qu'il etait avec l'argent du gouvernement. Nous avons vu que l'audacieux bandit, qui s'etait donne a lui-meme le nom de Morgan, etait arrive a Avignon, masque, a cheval et en plein jour. Il avait, pour entrer dans l'hotel du Palais-Egalite, laisse son cheval a la porte, et, comme si ce cheval eut joui dans la ville pontificale et royaliste de la meme impunite que son maitre, il l'avait retrouve au tournebride, l'avait detache, avait saute dessus, etait sorti par la porte d'Oulle, avait longe les murailles au grand galop et avait disparu sur la route de Lyon. Seulement, a un quart de lieue d'Avignon, il avait ramene son manteau autour de lui pour derober aux passants la vue de ses armes, et, otant son masque, il l'avait glisse dans une de ses fontes. Ceux qu'il avait laisses a Avignon si fort intrigues de ce que pouvait etre ce terrible Morgan, la terreur du Midi, eussent pu alors, s'ils se fussent trouves sur la route d'Avignon a Bedarrides, s'assurer par leurs propres yeux si l'aspect du bandit etait aussi terrible que l'etait sa renommee. Nous n'hesitons point a dire que les traits qui se fussent alors offerts a leurs regards leur auraient paru si peu en harmonie avec l'idee que leur imagination prevenue s'en etait faite, que leur etonnement eut ete extreme. En effet, le masque, enleve par une main d'une blancheur et d'une delicatesse parfaites, venait de laisser a decouvert le visage d'un jeune homme de vingt-quatre a vingt-cinq ans a peine, visage qui, par la regularite des traits et la douceur de la physionomie, eut pu le disputer a un visage de femme. Un seul detail donnait a cette physionomie ou plutot devait lui donner, dans certains moments, un caractere de fermete etrange: c'etaient, sous de beaux cheveux blonds flottant sur le front et sur les tempes, comme on les portait a cette epoque, des sourcils, des yeux et des cils d'un noir d'ebene. Le reste du visage, nous l'avons dit, etait presque feminin. Il se composait de deux petites oreilles dont on n'apercevait que l'extremite sous cette touffe de cheveux temporale a laquelle les incroyables de l'epoque avaient donne le nom d'oreilles de chien; d'un nez droit et d'une proportion parfaite; d'une bouche un peu brande, mais rosee et toujours souriante, et qui, en souriant, laissait voir une double rangee de dents admirables; d'un menton fin et delicat, legerement teinte de bleu et indiquant, par cette nuance, que, si sa barbe n'eut point ete si soigneusement et si recemment faite, elle eut, protestant contre la couleur doree de la chevelure, ete du meme ton que les sourcils, les cils et les yeux, c'est-a-dire du noir le plus prononce. Quant a la taille de l'inconnu, on avait pu l'apprecier au moment ou il etait entre dans la salle de la table d'hote: elle etait elevee, bien prise, flexible, et denotait, sinon une grande force musculaire, du moins une grande souplesse et une grande agilite. Quant a la facon dont il etait a cheval, elle indiquait l'assurance d'un ecuyer consomme. Son manteau rejete sur son epaule, son masque cache dans ses fontes, son chapeau enfonce sur ses yeux, le cavalier reprit l'allure rapide un instant abandonnee par lui, traversa Bedarrides au galop, et, arrive aux premieres maisons d'Orange, entra sous une porte qui se referma immediatement derriere lui. Un domestique attendait et sauta au mors du cheval. Le cavalier mit rapidement pied a terre. -- Ton maitre est-il ici? demanda-t-il au domestique. -- Non, monsieur le baron, repondit celui-ci; cette nuit, il a ete force de partir, et il a dit que, si monsieur venait et le demandait, on repondit a monsieur qu'il voyageait pour les affaires de la compagnie. -- Bien, Baptiste. Je lui ramene son cheval en bon etat quoique un peu fatigue. Il faudrait le laver avec du vin, en meme temps que tu lui donnerais, pendant deux ou trois jours, de l'orge au lieu d'avoine; il a fait quelque chose comme quarante lieues depuis hier matin. -- Monsieur le_ _baron en a ete content? -- Tres content. La voiture est-elle prete? -- Oui, monsieur le baron, tout attelee sous la remise; le postillon boit avec Julien: monsieur avait recommande qu'on l'occupat hors de la maison pour qu'il ne le vit pas venir. -- Il croit que c'est ton maitre qu'il conduit? -- Oui, monsieur le baron; voici le passeport de mon maitre, avec lequel on a ete prendre les chevaux a la poste, et, comme mon maitre est alle du cote de Bordeaux avec le passeport de M. le baron, et que M. le baron va du cote de Geneve avec le passeport de mon maitre, il est probable que l'echeveau de fil sera assez embrouille pour que dame police, si subtils que soient ses doigts, ne le devide pas facilement. -- Detache la valise qui est a la croupe du cheval, Baptiste, et donne-la-moi. Baptiste se mit en devoir d'obeir; seulement, la valise faillit lui echapper des mains. -- Ah! dit-il en riant, M. le baron ne m'avait pas prevenu! Diable! M. le baron n'a pas perdu son temps, a ce qu'il parait. -- C'est ce qui te trompe, Baptiste: si je n'ai pas perdu tout mon temps, j'en ai au moins perdu beaucoup; aussi je voudrais bien repartir le plus tot possible. -- M. le baron ne dejeunera-t-il pas? -- Je mangerai un morceau, mais tres rapidement. -- Monsieur ne sera pas retarde; il est deux heures de l'apres- midi, et le dejeuner l'attend depuis dix heures du matin; heureusement que c'est un dejeuner froid. Et Baptiste se mit en devoir de faire, en l'absence de son maitre, les honneurs de la maison a l'etranger en lui montrant la route de la salle a manger. -- Inutile, dit celui-ci, je connais le chemin. Occupe-toi de la voiture; qu'elle soit sous l'allee, la portiere tout ouverte au moment ou je sortirai, afin que le postillon ne puisse me voir. Voila de quoi lui payer sa premiere poste. Et l'etranger, designe sous le titre de baron, remit a Baptiste une poignee d'assignats. -- Ah! monsieur, dit celui-ci, mais il y a la de quoi payer le voyage jusqu'a Lyon! -- Contente-toi de le payer jusqu'a Valence, sous pretexte que je veux dormir; le reste sera pour la peine que tu vas prendre a faire les comptes. -- Dois-je mettre la valise dans le coffre? -- Je l'y mettrai moi-meme. Et, prenant la valise des mains du domestique, sans laisser voir qu'elle pesat a sa main, il s'achemina vers la salle a manger, tandis que Baptiste s'acheminait vers le cabaret voisin, en mettant de l'ordre dans ses assignats. Comme l'avait dit l'etranger, le chemin lui etait familier; car il s'enfonca dans un corridor, ouvrit sans hesiter une premiere porte, puis une seconde, et, cette seconde porte ouverte, se trouva en face d'une table elegamment servie. Une volaille, deux perdreaux, un jambon froid, des fromages de plusieurs especes, un dessert compose de fruits magnifiques, et deux carafes contenant, l'une du vin couleur de rubis, et l'autre du vin couleur de topaze, constituaient un dejeuner, qui, quoique evidemment servi pour une seule personne puisqu'un seul couvert etait mis, pouvait, en cas de besoin, suffire a trois ou quatre convives. Le premier soin du jeune homme, en entrant dans la salle a manger, fut d'aller droit a une glace, d'oter son chapeau, de rajuster ses cheveux avec un petit peigne qu'il tira de sa poche; apres quoi, il s'avanca vers un bassin de faience surmonte de sa fontaine, prit une serviette qui paraissait preparee a cet effet, et se lava le visage et les mains. Ce ne fut qu'apres ces soins -- qui indiquaient l'homme elegant par habitude -- ce ne fut, disons-nous, qu'apres ces soins minutieusement accomplis que l'etranger se mit a table. Quelques minutes lui suffirent pour satisfaire un appetit auquel la fatigue et la jeunesse avaient cependant donne de majestueuses proportions; et, quand Baptiste reparut pour annoncer au convive solitaire que la voiture etait prete, il le vit aussitot debout que prevenu. L'etranger enfonca son chapeau sur ses yeux, s'enveloppa de son manteau, mit sa valise sous son bras, et, comme Baptiste avait eu le soin de faire approcher le marchepied aussi pres que possible de la porte, il s'elanca dans la chaise de poste sans avoir ete vu du postillon. Baptiste referma la portiere sur lui; puis, s'adressant a l'homme aux grosses bottes: -- Tout est paye jusqu'a Valence, n'est-ce pas, postes et guides? demanda-t-il. -- Tout; vous faut-il un recu? repondit en goguenardant le postillon. -- Non; mais M. le marquis de Ribier, mon maitre, ne desire pas etre derange jusqu'a Valence. -- C'est bien, repondit le postillon avec le meme accent gouailleur, on ne derangera pas le citoyen marquis. Allons houp! Et il enleva ses chevaux en faisant resonner son fouet avec cette bruyante eloquence qui dit a la fois aux voisins et aux passants: "Gare ici, gare la-bas, ou sinon tant pis pour vous! je mene un homme qui paye bien et qui a le droit d'ecraser les autres." Une fois dans la voiture, le faux marquis de Ribier ouvrit les glaces, baissa les stores, leva la banquette, mit sa valise dans le coffre, s'assit dessus, s'enveloppa dans son manteau, et, sur de n'etre reveille qu'a Valence, s'endormit comme il avait dejeune, c'est-a-dire avec tout l'appetit de la jeunesse. On fit le trajet d'Orange a Valence en huit heures; un peu avant d'entrer dans la ville, notre voyageur se reveilla. Il souleva un store avec precaution et reconnut qu'il traversait le petit bourg de la Paillasse: il faisait nuit; il fit sonner sa montre: elle sonna onze heures du soir. Il jugea inutile de se rendormir, fit le compte des postes a payer jusqu'a Lyon, et prepara son argent. Au moment ou le postillon de Valence s'approchait de son camarade qu'il allait remplacer, le voyageur entendit celui-ci qui disait a l'autre: -- Il parait que c'est un ci-devant; mais, depuis Orange, il est recommande, et, vu qu'il paye vingt sous de guides, faut le mener comme un patriote. -- C'est bon, repondit le Valentinois, on le menera en consequence. Le voyageur crut que c'etait le moment d'intervenir, il souleva son store. -- Et tu ne feras que me rendre justice, dit-il, un patriote, corbleu! je me vante d'en etre un, et du premier calibre encore; et la preuve, tiens, voila pour boire a la sante de la Republique! Et il donna un assignat de cent francs au postillon qui l'avait recommande a son camarade. Et comme l'autre regardait d'un oeil avide le chiffon de papier: -- Et voila le pareil pour toi, dit-il, si tu veux faire aux autres la meme recommandation que tu viens de recevoir. -- Oh! soyez tranquille, citoyen, dit le postillon, il n'y aura qu'un mot d'ordre d'ici a Lyon: ventre a terre! -- Et voici d'avance le prix des seize postes, y compris la double poste d'entree; je paye vingt sous de guides; arrangez cela entre vous. Le postillon enfourcha son cheval et partit au galop. La voiture relayait a Lyon vers les quatre heures de l'apres-midi. Pendant que la voiture relayait, un homme habille en commissionnaire, et qui, son crochet sur le dos, se tenait assis sur une borne, se leva, s'approcha de la voiture et dit tout bas au jeune compagnon de Jehu quelques paroles qui parurent jeter celui-ci dans le plus profond etonnement. -- En es-tu bien sur? demanda-t-il au commissionnaire. -- Quand je te dis que je l'ai vu, de mes yeux vu! repondit ce dernier. -- Je puis donc annoncer a nos amis la nouvelle comme certaine? -- Tu le peux; seulement, hate-toi. -- Est-on prevenu a Serval? -- Oui; tu trouveras un cheval pret, entre Serval et Sue. Le postillon s'approcha; le jeune homme echangea un dernier regard avec le commissionnaire qui s'eloigna comme s'il etait charge d'une lettre tres pressee. -- Quelle route, citoyen? demanda le postillon. -- La route de Bourg; il faut que je sois a Serval a neuf heures du soir; je paye trente sous de guides. -- Quatorze lieues en cinq heures, c'est dur; mais, enfin, cela peut se faire. -- Cela se fera-t-il? -- On tachera. Et le postillon enleva ses chevaux au grand galop. A neuf heures sonnantes, on entrait dans Serval. -- Un ecu de six livres pour ne pas relayer et me conduire a moitie chemin de Sue! cria par la portiere le jeune homme au postillon. -- Ca va! repondit celui-ci. Et la voiture passa sans s'arreter devant la poste. A un demi-quart de lieue de Serval, Morgan fit arreter la voiture, passa sa tete par la portiere, rapprocha ses mains, et imita le cri du chat-huant. L'imitation etait si fidele, que, des bois voisins, un chat-huant lui repondit. -- C'est ici, cria Morgan. Le postillon arreta ses chevaux. -- Si c'est ici, dit-il, inutile d'aller plus loin. Le jeune homme prit la valise, ouvrit la portiere, descendit, et, s'approchant du postillon -- Voici l'ecu de six livres promis. Le postillon prit l'ecu, le mit dans l'orbite de son oeil, et l'y maintint comme un elegant de nos jours y maintient son lorgnon. Morgan devina que cette pantomime avait une signification. -- Eh bien, demanda-t-il que veut dire cela? -- Cela veut dire, fit le postillon, que, j'ai beau faire, j'y vois d'un oeil. -- Je comprends, reprit le jeune homme en riant, et si je bouche l'autre oeil... -- Dame! je n'y verrai plus. -- En voila un drole, qui aime mieux etre aveugle que borgne! Enfin, il ne faut pas disputer des gouts; tiens! Et il lui donna un second ecu. Le postillon le mit sur son autre oeil, fit tourner la voiture, et reprit le chemin de Serval. Le compagnon de Jehu attendit qu'il se fut perdu dans l'obscurite, et, approchant de sa bouche une clef foree, il en tira un son prolonge et tremblotant, comme celui d'un sifflet de contremaitre. Un son pareil lui repondit. Et, en meme temps, on vit un cavalier sortir du bois et s'approcher au galop. A la vue de ce cavalier, Morgan se couvrit de nouveau le visage de son masque. -- Au nom de qui venez-vous? demanda le cavalier, dont on ne pouvait point voir la figure, cachee qu'elle etait sous les bords d'un enorme chapeau. -- Au nom du prophete Elisee, repondit le jeune homme masque. -- Alors c'est vous que j'attends. Et il descendit de cheval. -- Es-tu prophete ou disciple? demanda Morgan. -- Je suis disciple, repondit le nouveau venu. -- Et ton maitre, ou est-il? -- Vous le trouverez a la chartreuse de Seillon. -- Sais-tu le nombre des compagnons qui y sont reunis ce soir? -- Douze. -- C'est bien; si tu en rencontres quelques autres, envoie-les au rendez-vous. Celui qui s'etait donne le titre de disciple s'inclina en signe d'obeissance, aida Morgan a attacher la valise sur la croupe de son cheval, et le tint respectueusement par le mors, tandis que celui-ci montait. Sans meme attendre que son second pied eut atteint l'etrier, Morgan piqua son cheval, qui arracha le mors des mains du domestique et partit au galop. On voyait a la droite de la route s'etendre la foret de Seillon, comme une mer de tenebres dont le vent de la nuit faisait onduler et gemir les vagues sombres. A un quart de lieue au dela de Sue, le cavalier poussa son cheval a travers terres, et alla au-devant de la foret, qui, de son cote, semblait venir au-devant de lui. Le cheval, guide par une main experimentee, s'y enfonca sans hesitation. Au bout de dix minutes, il reparut de l'autre cote. A cent pas de la foret s'elevait une masse sombre, isolee au milieu de la plaine. C'etait un batiment d'une architecture massive, ombrage par cinq ou six arbres seculaires. Le cavalier s'arreta devant une grande porte au-dessus de laquelle etaient placees, en triangle, trois statues: celle de la Vierge, celle de Notre-Seigneur Jesus, et celle de saint Jean-Baptiste. La statue de la Vierge marquait le point le plus eleve du triangle. Le voyageur mysterieux etait arrive au but de son voyage, c'est-a- dire a la chartreuse de Seillon. La chartreuse de Seillon, la vingt-deuxieme de l'ordre, avait ete fondee en 1178. En 1672, un batiment moderne avait ete substitue au vieux monastere; c'est de cette derniere construction que l'on voit encore aujourd'hui les vestiges. Ces vestiges sont, a l'exterieur, la facade que, nous avons dite, facade ornee de trois statues, et devant laquelle nous avons vu s'arreter le cavalier mysterieux; a l'interieur, une petite chapelle ayant son entree a droite sous la grande porte. Un paysan, sa femme, deux enfants l'habitent a cette heure, et, de l'ancien monastere, ils ont fait une ferme. En 1791, les chartreux avaient ete expulses de leur couvent; en 1792, la chartreuse et ses dependances avaient ete mises en vente comme propriete ecclesiastique. Les dependances etaient d'abord le parc, attenant aux batiments, et ensuite la belle foret qui porte encore aujourd'hui le nom de Seillon. Mais, a Bourg, ville royaliste et surtout religieuse, personne ne risqua de compromettre son ame, en achetant un bien qui avait appartenu a de dignes moines que chacun venerait. Il en resultait que le couvent, le parc et la foret etaient devenus, sous le titre de _biens de l'Etat_, la propriete de la Republique, c'est-a-dire n'appartenaient a personne -- ou, du moins, restaient delaisses -- car la Republique, depuis sept ans, avait eu bien autre chose a penser que de faire recrepir des murs, entretenir un verger, et mettre en coupe reglee une foret. Depuis sept ans donc, la chartreuse etait completement abandonnee, et quand, par hasard, un regard curieux penetrait par le trou de la serrure, il voyait l'herbe poussant dans les cours comme les ronces dans le verger, comme les broussailles dans la foret, laquelle, percee a cette epoque d'une route et de deux ou trois sentiers seulement, etait partout ailleurs, en apparence du moins, devenue impraticable. Une espece de pavillon, nomme la Correrie, dependant de la chartreuse et distant du monastere d'un demi-quart de lieue, verdissait de son cote dans la foret, laquelle, profitant de la liberte qui lui etait laissee de pousser a sa fantaisie, l'avait enveloppe de tout cote d'une ceinture de feuillages, et avait fini par le derober a la vue. Au reste, les bruits les plus etranges couraient sur ces deux batiments: on les disait hantes par des hotes invisibles le jour, effrayants la nuit; des bucherons ou des paysans attardes, qui parfois allaient encore exercer dans la foret de la Republique les droits d'usage dont la ville de Bourg jouissait du temps des chartreux, pretendaient avoir vu, a travers les fentes des volets fermes, courir des flammes dans les corridors et dans les escaliers, et avoir distinctement entendu des bruits de chaines trainant sur les dalles des cloitres et les paves des cours. Les esprits forts niaient la chose; mais, en opposition avec les incredules, deux sortes de gens l'affirmaient et donnaient, selon leurs opinions et leurs croyances, a ces bruits effrayants et a ces lueurs nocturnes, deux causes differentes: les patriotes pretendaient que c'etaient les ames des pauvres moines que la tyrannie des cloitres avait ensevelis vivants dans les _in-pace_, qui revenaient en appelant la vengeance du ciel sur leurs persecuteurs, et qui trainaient apres leur mort les fers dont ils avaient ete charges pendant leur vie; les royalistes disaient que c'etait le diable en personne qui, trouvant un couvent vide et n'ayant plus a craindre le goupillon des dignes religieux, venait tranquillement prendre ses ebats la ou autrefois il n'eut pas ose hasarder le bout de sa griffe; mais il y avait un fait qui laissait toute chose en suspens: c'est que pas un de ceux qui niaient ou qui affirmaient -- soit qu'il eut pris parti pour les ames des moines martyrs ou pour le sabbat tenu par Belzebuth -- n'avait eu le courage de se hasarder dans les tenebres et de venir, aux heures solennelles de la nuit, s'assurer de la verite, afin de pouvoir dire le lendemain si la chartreuse etait solitaire ou hantee, et, si elle etait hantee, quelle espece d'hotes y revenaient. Mais sans doute tous ces bruits, fondes on non, n'avaient aucune influence sur le cavalier mysterieux; car, ainsi que nous l'avons dit, quoique neuf heures sonnassent a Bourg, et que, par consequent, il fit nuit close, il arreta son cheval a la porte du monastere abandonne, et, sans mettre pied a terre, tirant un pistolet de ses fontes, il frappa du pommeau contre la porte trois coups espaces a la maniere des francs-macons. Puis il ecouta. Un instant il avait doute qu'il y eut reunion a la chartreuse, car, si fixement qu'il eut regarde, si attentivement qu'il eut prete l'oreille; il n'avait vu aucune lumiere, n'avait entendu aucun bruit. Cependant, il lui sembla qu'un pas circonspect s'approchait interieurement de la porte. Il frappa une seconde fois avec la meme arme et de la meme facon. -- Qui frappe? demanda une voix. -- Celui qui vient de la part d'Elisee, repondit le voyageur. -- Quel est le roi auquel les fils d'Isaac doivent obeir? -- Jehu. -- Quelle est la maison qu'ils doivent exterminer? -- Celle d'Achab. -- Etes-vous prophete ou disciple? -- Je suis prophete. -- Alors, soyez le bienvenu dans la maison du Seigneur, dit la voix. Aussitot les barres de fer qui assuraient la massive cloture basculerent sur elles-memes, les verrous grincerent dans les tenons, un des battants de la porte s'ouvrit silencieusement, et le cheval et le cavalier s'enfoncerent sous la sombre voute qui se referma derriere eux. Celui qui avait ouvert cette porte, si lente a s'ouvrir, si prompte a se refermer, etait vetu de la longue robe blanche des chartreux, dont le capuchon, retombant sur son visage, voilait entierement ses traits. VII -- LA CHARTREUSE DE SEILLON Sans doute, de meme que le premier affilie rencontre sur la route de Sue par celui qui venait de se donner le titre de prophete, le moine qui avait ouvert la porte n'occupait qu'un rang secondaire dans la confrerie car, saisissant la bride du cheval, il le maintint tandis que le cavalier mettait pied a terre, rendant ainsi au jeune homme le meme service que lui eut rendu un palefrenier. Morgan descendit, detacha la valise, tira les pistolets de leurs fontes, les passa a sa ceinture, pres de ceux qui y etaient deja, et, s'adressant au moine d'un ton de commandement -- Je croyais, dit-il, trouver les freres reunis en conseil. -- Ils sont reunis, en effet, repondit le moine. -- Ou cela? -- Dans la Correrie; on a vu, depuis quelques jours, roder autour de la chartreuse des figures suspectes, et des ordres superieurs ont ordonne les plus grandes precautions. Le jeune homme haussa les epaules en signe qu'il regardait ces precautions comme inutiles, et, toujours du meme ton de commandement: -- Faites mener ce cheval a l'ecurie et conduisez-moi au conseil, dit-il. Le moine appela un autre frere aux mains duquel il jeta la bride du cheval, prit une torche qu'il alluma a une lampe brulant dans la petite chapelle que l'on peut, aujourd'hui encore, voir a droite sous la grande porte, et marcha devant le nouvel arrive. Il traversa le cloitre, fit quelques pas dans le jardin, ouvrit une porte conduisant a une espece de citerne, fit entrer Morgan, referma aussi soigneusement la porte de la citerne qu'il avait referme celle de la rue, poussa du pied une pierre qui semblait se trouver la par hasard, demasqua un anneau et souleva une dalle fermant l'entree d'un souterrain dans lequel on descendait par plusieurs marches. Ces marches conduisaient a un couloir arrondi en voute et pouvant donner passage a deux hommes s'avancant de front. Nos deux personnages marcherent ainsi pendant cinq a six minutes, apres lesquelles ils se trouverent en face d'une grille. Le moine tira une clef de dessous sa robe et l'ouvrit. Puis, quand tous deux eurent franchi la grille et que la grille se fut refermee: -- Sous quel nom vous annoncerai-je? demanda le moine. -- Sous le nom de frere Morgan. -- Attendez ici; dans cinq minutes je serai de retour. Le jeune homme fit de la tete un signe qui annoncait qu'il etait familiarise avec toutes ces defiances et toutes ces precautions. Puis il s'assit sur une tombe -- on etait dans les caveaux mortuaires du couvent --, et il attendit. En effet, cinq minutes ne s'etaient point ecoulees, que le moine reparut. -- Suivez-moi, dit-il: les freres sont heureux de votre presence; ils craignaient qu'il ne vous fut arrive malheur. Quelques secondes plus tard, frere Morgan etait introduit dans la salle du conseil. Douze moines l'attendaient, le capuchon rabattu sur les yeux; mais, des que la porte se fut refermee derriere lui et que le frere servant eut disparu, en meme temps que Morgan lui-meme otait son masque, tous les capuchons se rabattirent et chaque moine laissa voir son visage. Jamais communaute n'avait brille par une semblable reunion de beaux et joyeux jeunes gens. Deux ou trois seulement, parmi ces etranges moines, avaient atteint l'age de quarante ans. Toutes les mains se tendirent vers Morgan; deux ou trois accolades furent donnees au nouvel arrivant. -- Ah! par ma foi, dit l'un de ceux qui l'avaient embrasse le plus tendrement, tu nous tires une fameuse epine hors du pied: nous te croyions mort ou tout au moins prisonnier. -- Mort, je te le passe, Amiet; mais prisonnier, non, citoyen, comme on dit encore quelquefois -- et comme on ne dira bientot plus, j'espere -- il faut meme dire que les choses se sont passees de part et d'autre avec une amenite touchante: des qu'il nous ont apercus, le conducteur a crie au postillon d'arreter; je crois meme qu'il a ajoute: "Je sais ce que c'est". -- Alors, lui ai-je dit, si vous savez ce que c'est, mon cher ami, les explications ne seront pas longues. -- L'argent du gouvernement? a-t-il demande. - - Justement, ai-je repondu. Puis, comme il se faisait un grand remue-menage dans la voiture: "Attendez, mon ami, ai-je ajoute; avant tout, descendez, et dites a ces messieurs, et surtout a ces dames, que nous sommes des gens comme il faut, qu'on ne les touchera pas -- ces dames, bien entendu -- et que l'on ne regardera que celles qui passeront la tete par la portiere." Une s'est hasardee, ma foi! il est vrai qu'elle etait charmante... Je lui ai envoye un baiser; elle a pousse un petit cri et s'est refugiee dans la voiture, ni plus ni moins que Galatee; mais comme il n'y avait pas de saules, je ne l'y ai pas poursuivie. Pendant ce temps, le conducteur fouillait dans sa caisse en toute hate, et il se hatait si bien, qu'avec l'argent du gouvernement, il m'a remis, dans sa precipitation, deux cents louis appartenant a un pauvre marchand de vin de Bordeaux. -- Ah! diable! fit celui des freres auquel le narrateur avait donne le nom d'Amiet, qui probablement, comme celui de Morgan, n'etait qu'un nom de guerre, voila qui est facheux! Tu sais que le Directoire, qui est plein d'imagination, organise des compagnies de chauffeurs qui operent en notre nom, et qui ont pour but de faire croire que nous en voulons aux pieds et aux bourses des particuliers, c'est-a-dire que nous sommes de simples voleurs. -- Attendez donc, reprit Morgan, voila justement ce qui m'a retarde; j'avais entendu dire quelque chose de pareil a Lyon, de sorte que j'etais deja a moitie chemin de Valence quand je me suis apercu de l'erreur par l'etiquette. Ce n'etait pas bien difficile, il y avait sur le sac, comme si le bonhomme eut prevu le cas: _Jean Picot, marchand de vin a Fronsac, pres Bordeaux._ -- Et tu lui as renvoye son argent? -- J'ai mieux fait, je le lui ai reporte. -- A Fronsac? -- Oh! non, mais a Avignon. Je me suis doute qu'un homme si soigneux devait s'etre arrete a la premiere ville un peu importante pour prendre des informations sur ses deux cents louis. Je ne me trompais pas: je m'informe a l'hotel si l'on connait le citoyen Jean Picot; on me repond que non seulement on le connait, mais qu'il dine a table d'hote. J'entre. Vous devinez de quoi l'on parlait: de l'arrestation de la diligence. Jugez de l'effet de l'apparition! le dieu antique descendant dans la machine ne faisait pas un denouement plus inattendu. Je demande lequel de tous les convives s'appelle Jean Picot; celui qui porte ce nom distingue et harmonieux se montre. Je depose devant lui les deux cents louis en lui faisant mes excuses, au nom de la societe, de l'inquietude que lui ont causee les compagnons de Jehu. J'echange un signe d'amitie avec Barjols, un salut de politesse avec l'abbe de Rians, qui etaient la; je tire ma reverence a la compagnie et je sors. C'est peu de chose; mais cela m'a pris une quinzaine d'heures: de la le retard. J'ai pense que mieux valait etre en retard et ne pas laisser sur nos traces une fausse opinion de nous. Ai-je bien fait, mes maitres? La societe eclata en bravos. -- Seulement, dit un des assistants, je trouve assez imprudent, a vous, d'avoir tenu a remettre l'argent vous-meme au citoyen Jean Picot. -- Mon cher colonel, repondit le jeune homme, il y a un proverbe d'origine italienne qui dit: "Qui veut va, qui ne veut pas envoie." Je voulais, j'ai ete. -- Et voila un gaillard qui, pour vous remercier, si vous avez un jour la mauvaise chance de tomber entre les mains du Directoire, se haterait de vous reconnaitre; reconnaissance qui aurait pour resultat de vous faire couper le cou. -- Oh! Je l'en defie bien de me reconnaitre. -- Qui l'en empecherait? -- Ah ca! mais vous croyez donc que je fais mes equipees a visage decouvert? En verite, mon cher colonel, vous me prenez pour un autre. Quitter mon masque, c'est bon entre amis; mais avec les etrangers, allons donc. Ne sommes-nous pas en plein carnaval? Je ne vois pas pourquoi je ne me deguiserais pas en Abellino ou en Karl Moor, quand MM. Gohier, Sieyes, Roger Ducos, Moulin et Barras se deguisent en rois de France. -- Et vous etes entre masque dans la ville? -- Dans la ville, dans l'hotel, dans la salle de la table d'hote. Il est vrai que, si le visage etait couvert, la ceinture etait decouverte, et, comme vous voyez, elle etait bien garnie. Le jeune homme fit un mouvement qui ecarta son manteau, et montra sa ceinture, a laquelle etaient passes quatre pistolets et suspendu un court couteau de chasse. Puis, avec cette gaiete qui semblait un des caracteres dominants de cette insoucieuse organisation: -- Je devais avoir l'air feroce, n'est-ce pas? Ils m'auront pris pour feu Mandrin descendant des montagnes de la Savoie. A propos, voila les soixante mille francs de Son Altesse le Directoire. Et le jeune homme poussa dedaigneusement du pied la valise qu'il avait deposee a terre et dont les entrailles froissees rendirent ce son metallique qui indique la presence de l'or. Puis il alla se confondre dans le groupe de ses amis, dont il avait ete separe par cette distance qui se fait naturellement entre le narrateur et ses auditeurs. Un des moines se baissa et ramassa la valise. -- Meprisez l'or tant que vous voudrez, mon cher Morgan, puisque cela ne vous empeche pas de le recueillir; mais je sais de braves gens qui attendent les soixante mille francs que vous crossez dedaigneusement du pied, avec autant d'impatience et d'anxiete que la caravane egaree au desert attend la goutte d'eau qui l'empechera de mourir de soif. -- Nos amis de la Vendee, n'est-ce pas? repondit Morgan; grand bien leur fasse! Les egoistes, ils se battent, eux. Ces messieurs ont choisi les roses et nous laissent les epines. Ah ca! mais ils ne recoivent donc rien de l'Angleterre? -- Si fait, dit gaiement un des moines; a Quiberon, ils ont recu des boulets et de la mitraille. -- Je ne dis pas des Anglais, reprit Morgan, je dis de l'Angleterre. -- Pas un sou. -- Il me semble, cependant, dit un des assistants, qui paraissait posseder une tete un peu plus reflechie que celles de ses compagnons, il me semble que nos princes pourraient bien envoyer un peu d'or a ceux qui versent leur sang pour la cause de la monarchie! Ne craignent-ils pas que la Vendee finisse par se lasser, un jour ou l'autre, d'un devouement qui, jusqu'au- jourd'hui, ne lui a pas encore valu, que je sache, meme un remerciement? -- La Vendee, cher ami, reprit Morgan, est une terre genereuse et qui ne se lassera pas, soyez tranquille; d'ailleurs, quel serait le merite de la fidelite, si elle n'avait point affaire a l'ingratitude? Du moment ou le devouement rencontre la reconnaissance, ce n'est plus du devouement: c'est un echange, puisqu'il est recompense. Soyons fideles toujours, soyons devoues tant que nous pourrons, messieurs, et prions le ciel qu'il fasse ingrats ceux auxquels nous nous devouons, et nous aurons, croyez- moi, la belle part dans l'histoire de nos guerres civiles. A peine Morgan achevait-il de formuler cet axiome chevaleresque et exprimait-il un souhait qui avait toute chance d'etre accompli, que trois coups maconniques retentirent a la meme porte par laquelle il avait ete introduit lui-meme. -- Messieurs, dit celui des moines qui paraissait remplir le role de president, vite les capuchons et les masques; nous ne savons pas qui nous arrive. VIII -- A QUOI SERVAIT L'ARGENT DU DIRECTOIRE Chacun s'empressa d'obeir, les moines rabattant les capuchons de leurs longues robes sur leurs visages, Morgan remettant son masque. -- Entrez! dit le superieur. La porte s'ouvrit et l'on vit reparaitre le frere servant. -- Un emissaire du general Georges Cadoudal demande a etre introduit, dit-il. -- A-t-il repondu aux trois mots d'ordres? -- Parfaitement. -- Qu'il soit introduit. Le frere servant rentra dans le souterrain, et, deux secondes apres, reparut, conduisant un homme qu'a son costume il etait facile de reconnaitre pour un paysan, et a sa tete carree, coiffee de grands cheveux roux, pour un Breton. Il s'avanca jusqu'au milieu du cercle sans paraitre intimide le moins du monde, fixant tour a tour ses yeux sur chacun des moines et attendant que l'une de ces douze statues de granit rompit le silence. Ce fut le president qui lui adressa la parole: -- De la part de qui viens-tu? lui demanda-t-il. -- Celui qui m'a envoye, repondit le paysan, m'a commande, si l'on me faisait une question, de dire que je venais de la part de Jehu. -- Es-tu porteur d'un message verbal ou ecrit? -- Je dois repondre aux questions qui me seront faites par vous et echanger un chiffon de papier contre de l'argent. -- C'est bien; commencons par les questions: ou en sont nos freres de Vendee? -- Ils avaient depose les armes et n'attendaient qu'un mot de vous pour les reprendre. -- Et pourquoi avaient-ils depose les armes? -- Ils en avaient recu l'ordre de S. M. Louis XVIII. -- On a parle d'une proclamation ecrite de la main meme du roi. -- En voici la copie. Le paysan presenta le papier au personnage qui l'interrogeait. Celui-ci l'ouvrit et lut: "La guerre n'est absolument propre qu'a rendre la royaute odieuse et menacante. Les monarques qui rentrent par son secours sanglant ne peuvent jamais etre aimes: il faut donc abandonner les moyens sanglants et se confier a l'empire de l'opinion, qui revient d'elle-meme aux principes sauveurs. Dieu et le roi seront bientot le cri de ralliement des Francais; il faut reunir en un formidable faisceau les elements epars du royalisme, abandonner la Vendee militante a son malheureux sort, et marcher dans une voie plus pacifique et moins incoherente. Les royalistes de l'Ouest ont fait leur temps, et l'on doit s'appuyer enfin sur ceux de Paris, qui ont tout prepare pour une restauration prochaine..." Le president releva la tete, et, cherchant Morgan d'un oeil dont son capuchon ne pouvait voiler entierement l'eclair: -- Eh bien, frere, lui dit-il, j'espere que voila ton souhait de tout a l'heure accompli, et les royalistes de la Vendee et du Midi auront tout le merite du devouement. Puis, abaissant son regard sur la proclamation, dont restaient quelques lignes a lire, il continua: "Les Juifs avaient crucifie leur roi, depuis ce temps ils errent par tout le monde: les Francais ont guillotine le leur, ils seront disperses par toute la terre. "Datee de Blankenbourg, le 25 aout 1799, jour de notre fete, de notre regne le sixieme. "Signe: Louis_._" Les jeunes gens se regarderent. -- Q_uos vultperdere Jupiter dementat_! dit Morgan. -- Oui, dit le president; mais, quand ceux que Jupiter veut perdre representent un principe, il faut les soutenir, non seulement contre Jupiter, mais contre eux-memes. Ajax, au milieu de la foudre et des eclairs, se cramponnait a un rocher, et, dressant au ciel son poing ferme, disait: "j'echapperai malgre les dieux..." Puis, se retournant du cote de l'envoye de Cadoudal: -- Et a cette proclamation qu'a repondu celui qui t'envoie? -- A peu pres ce que vous venez de repondre vous-meme. Il m'a dit de venir voir et de m'informer de vous si vous etiez decides a tenir malgre tout, malgre le roi lui-meme. -- Pardieu! dit Morgan. -- Nous sommes decides, dit le president. -- En ce cas, dit le paysan, tout va bien. Voici les noms reels des nouveaux chefs et leurs noms de guerre; le general vous recommande de ne vous servir le plus possible dans vos correspondances que des noms de guerre: c'est le soin qu'il prend lorsque, de son cote, il parle de vous. -- Vous avez la liste? demanda le president. -- Non; je pouvais etre arrete, et la liste eut ete prise. Ecrivez, je vais vous dicter. Le president s'assit a sa table, prit une plume et ecrivit sous la dictee du paysan vendeen les noms suivants: "Georges Cadoudal, _Jehu ou la Tete-ronde_; Joseph Cadoudal, _Judas Macchabee_; Lahaye Saint-Hilaire, _David_; Burban Malabry, _Brave-la-Mort_; Poulpiquez, _Royal-Carnage_; Bonfils, _Brise- Barriere_; Dampherne, _Piquevers_; Duchayla, _la Couronne_; Duparc, _le Terrible_; la Roche, _Mithridate_; Puisage, _Jean le Blond_." -- Voila les successeurs des Charrette, des Stofflet, des Cathelineau, des Bonchamp, des d'Elbee, des la Rochejacquelein et des Lescure! dit une voix. Le Breton se retourna vers celui qui venait de parler: -- S'ils se font tuer comme leurs predecesseurs, dit-il, que leur demanderez-vous? -- Allons, bien repondu, dit Morgan; de sorte...? -- De sorte que, des que notre general aura votre reponse, reprit le paysan, il reprendra les armes. -- Et si notre reponse eut ete negative...? demanda une voix. -- Tant pis pour vous! repondit le paysan; dans tous les cas, l'insurrection etait fixee au 20 octobre. -- Eh bien, dit le president, le general aura, grace a nous, de quoi payer son premier mois de solde. Ou est votre recu? -- Le voici, dit le paysan tirant de sa poche un papier sur lequel etaient ecrits ces mots: "Recu de nos freres du Midi et de l'Est, pour etre employee au bien de la cause, la somme de: "GEORGES CADOUDAL, "General en chef de l'armee royaliste de Bretagne." La somme, comme on voit, etait restee en blanc. -- Savez-vous ecrire? demanda le president. -- Assez pour remplir les trois ou quatre mots qui manquent. -- Eh bien, ecrivez: "Cent mille francs." Le Breton ecrivit; puis, tendant le papier au president: -- Voici le recu, dit-il; ou est l'argent? -- Baissez-vous, et ramassez le sac qui est a vos pieds; il contient soixante mille francs. Puis, s'adressant a un des moines: -- Montbar, ou sont les quarante autres mille? demanda-t-il. Le moine interpelle alla ouvrir une armoire et en tira un sac un peu moins volumineux que celui qu'avait rapporte Morgan, mais qui, cependant, contenait la somme assez ronde de quarante mille francs. -- Voici la somme complete, dit le moine. -- Maintenant, mon ami, dit le president, mangez et reposez-vous; demain, vous partirez. -- On m'attend la-bas, dit le Vendeen; je mangerai et je dormirai sur mon cheval. Adieu, messieurs, le ciel vous garde! Et il s'avanca, pour sortir, vers la porte par laquelle il etait entre. -- Attendez! dit Morgan. Le messager de Georges s'arreta. -- Nouvelle pour nouvelle, fit Morgan; dites au general Cadoudal que le general Bonaparte a quitte l'armee d'Egypte, est debarque avant-hier a Frejus et sera dans trois jours a Paris. Ma nouvelle vaut bien les votres; qu'en dites-vous? -- Impossible! s'ecrierent tous les moines d'une voix. -- Rien n'est pourtant plus vrai, messieurs; je tiens la chose de notre ami le Pretre, qui l'a vu relayer une heure avant moi a Lyon et qui l'a reconnu. -- Que vient-il faire en France? demanderent deux ou trois voix. -- Ma foi, dit Morgan, nous le saurons bien un jour ou l'autre; il est probable qu'il ne revient pas a Paris pour y garder l'incognito. -- Ne perdez pas un instant pour annoncer cette nouvelle a nos freres de l'Ouest, dit le president au paysan vendeen: tout a l'heure je vous retenais; maintenant, c'est moi qui vous dis: "Allez!" Le paysan salua et sortit; le president attendit que la porte fut refermee: -- Messieurs, dit-il, la nouvelle que vient de nous annoncer frere Morgan est tellement grave, que je proposerai une mesure speciale. -- Laquelle? demanderent d'une seule voix les compagnons de Jehu. -- C'est que l'un de nous, designe par le sort, parte pour Paris, et, avec le chiffre convenu, nous tienne au courant de tout ce qui se passera. -- Adopte, repondirent-ils. -- En ce cas, reprit le president, ecrivons nos treize noms, chacun le sien, sur un morceau de papier; mettons-les dans un chapeau, et celui dont le nom sortira partira a l'instant meme. Les jeunes gens, d'un mouvement unanime, s'approcherent de la table, ecrivirent leurs noms sur des carres de papier qu'ils roulerent, et les mirent dans un chapeau. Le plus jeune fut appele pour etre le prete-nom du hasard. Il tira un des petits rouleaux de papier et le presenta au president, qui le deplia. -- Morgan, dit le president. -- Mes instructions, demanda le jeune homme. -- Rappelez-vous, repondit le president, avec une solennite a laquelle les voutes de ce cloitre pretaient une supreme grandeur, que vous vous appelez le baron de Sainte-Hermine, que votre pere a ete guillotine sur la place de la Revolution et votre frere tue a l'armee de Conde. Noblesse oblige! voila vos instructions. -- Et pour le reste, demanda le jeune homme. -- Pour le reste? dit le president, nous nous en rapportons a votre royalisme et a votre loyaute. -- Alors, mes amis, permettez-moi de prendre conge de vous a l'instant meme; je voudrais etre sur la route de Paris avant le jour, et j'ai une visite indispensable a faire avant mon depart. -- Va! dit le president en ouvrant ses bras a Morgan; je t'embrasse au nom de tous les freres. A un autre je dirais: "sois brave, perseverant, actif!" a toi je dirai: "Sois prudent!" Le jeune homme recut l'accolade fraternelle, salua d'un sourire ses autres amis, echangea une poignee de main avec deux ou trois d'entre eux, s'enveloppa de son manteau, enfonca son chapeau sur sa tete et sortit. IX -- ROMEO ET JULIETTE Dans la prevoyance d'un prochain depart, le cheval de Morgan, apres avoir ete lave, bouchonne, seche, avait recu double ration d'avoine et avait ete de nouveau selle et bride. Le jeune homme n'eut donc qu'a le demander et a sauter dessus. A peine fut-il en selle que la porte s'ouvrit comme par enchantement; le cheval s'elanca dehors hennissant et rapide, ayant oublie sa premiere course et pret a en devorer une seconde. A la porte de la chartreuse, Morgan demeura un instant indecis, pour savoir s'il tournerait a droite ou a gauche; enfin, il tourna a droite, suivit un instant le sentier qui conduit de Bourg a Seillon, se jeta une seconde fois a droite, mais a travers plaine, s'enfonca dans un angle de foret qu'il rencontra sur son chemin, reparut bientot de l'autre cote du bois, gagna la grande route de Pont-d'Ain, la suivit pendant l'espace d'une demi-lieue a peu pres, et ne s'arreta qu'a un groupe de maisons que l'on appelle aujourd'hui la Maison-des-Gardes. Une de ces maisons portait pour enseigne un bouquet de houx, qui indiquait une de ces haltes campagnardes ou les pietons se desalterent et reprennent des forces en se reposant un instant, avant de continuer le long et fatigant voyage de la vie. Ainsi qu'il avait fait a la porte de la chartreuse, Morgan s'arreta, tira un pistolet de sa fonte et se servit de sa crosse comme d'un marteau; seulement, comme, selon toute probabilite, les braves gens qui habitaient l'humble auberge ne conspiraient pas, la reponse a l'appel du voyageur se fit plus longtemps attendre qu'a la chartreuse. Enfin, on entendit le pas du garcon d'ecurie, alourdi par ses sabots; la porte cria, et le bonhomme qui venait de l'ouvrir, voyant un cavalier tenant un pistolet a la main, s'appreta instinctivement a la refermer. -- C'est moi, Pataut, dit le jeune homme; n'aie pas peur. -- Ah! de fait, dit le paysan, c'est vous, monsieur Charles. Ah! je n'ai pas peur non plus; mais vous savez, comme disait M. le cure, du temps qu'il y avait un bon Dieu, les precautions, c'est la mere de la surete. -- Oui, Pataut, oui, dit le jeune homme en mettant pied a terre et en glissant une piece d'argent dans la main du garcon d'ecurie; mais, sois tranquille, le bon Dieu reviendra, et, par contrecoup, M. le cure aussi. -- Oh! quant a ca, fit le bonhomme, on voit bien qu'il n'y a plus personne la-haut, a la facon dont tout marche. Est-ce que ca durera longtemps encore comme ca, monsieur Charles? -- Pataut, je te promets de faire de mon mieux pour que tu ne t'impatientes pas trop, parole d'honneur! je ne suis pas moins presse que toi. Aussi te prierai-je de ne pas te coucher, mon bon Pataut. -- Ah! vous savez bien, monsieur, que, quand vous venez, c'est assez mon habitude de ne pas me coucher; et, quant au cheval... Ah ca! vous en changez donc tous les jours, de cheval? L'avant- derniere fois, c'etait un alezan; la derniere fois, c'etait un pommele, et, aujourd'hui, c'est un noir. -- Oui, je suis capricieux de ma nature. Quant au cheval, comme tu disais, mon cher Pataut, il n'a besoin de rien, et tu ne t'en occuperas que pour le debrider. Laisse lui la selle sur le dos... Attends: remets donc ce pistolet dans les fontes, et puis garde- moi encore ces deux-la. Et le jeune homme detacha ceux qui etaient passes a sa ceinture et les donna au garcon d'ecurie. -- Bon! fit celui-ci en riant, plus que ca d'aboyeurs! -- Tu sais, Pataut, on dit que les routes ne sont pas sures. -- Ah! je crois bien qu'elles ne sont pas sures! nous nageons en plein brigandage, monsieur Charles. Est-ce qu'on n'a pas arrete et depouille, pas plus tard que la semaine derniere, la diligence de Geneve a Bourg? -- Bah! fit Morgan; et qui accuse-t-on de ce vol? -- Oh! c'est une farce; imaginez-vous qu'ils disent que c'est les compagnons de Jesus. Je n'en ai pas cru un mot, vous pensez bien; qu'est-ce que c'est que les compagnons de Jesus, sinon les douze apotres? -- En effet, dit Morgan avec son eternel et joyeux sourire, je n'en vois pas d'autres. -- Bon! continua Pataut, accuser les douze apotres de devaliser les diligences, il ne manquerait plus que cela! Oh! je vous le dis, monsieur Charles, nous vivons dans un temps ou l'on ne respecte plus rien. Et, tout en secouant la tete en misanthrope degoute, sinon de la vie, du moins des hommes, Pataut conduisit le cheval a l'ecurie. Quant a Morgan, il regarda pendant quelques secondes Pataut s'enfoncer dans les profondeurs de la cour et dans les tenebres des ecuries; puis, tournant la haie qui ceignait le jardin, il descendit vers un grand massif d'arbres dont les hautes cimes se dressaient et se decoupaient dans la nuit avec la majeste des choses immobiles, tout en ombrageant une charmante petite campagne qui portait, dans les environs, le titre pompeux de chateau des Noires-Fontaines. Comme Morgan atteignait le mur du chateau, l'heure sonna au clocher du village de Montagnac. Le jeune homme preta l'oreille au timbre qui passait en vibrant dans l'atmosphere calme et silencieuse d'une nuit d'automne, et compta jusqu'a onze coups. Bien des choses, comme on le voit, s'etaient passees en deux heures. Morgan fit encore quelques pas, examina le mur, paraissant chercher un endroit connu, puis, cet endroit trouve, introduisit la pointe de sa botte dans la jointure de deux pierres, s'elanca comme un homme qui monte a cheval, saisit le chaperon du mur de la main gauche, d'un seul elan se trouva a califourchon sur le mur, et, rapide comme l'eclair, se laissa retomber de l'autre cote. Tout cela s'etait fait avec tant de rapidite, d'adresse et de legerete, que, si quelqu'un eut passe par hasard en ce moment-la, il eut pu croire qu'il etait le jouet d'une vision. Comme il avait fait d'un cote du mur, Morgan s'arreta et ecouta de l'autre, tandis que son oeil sondait, autant que la chose etait possible, dans les tenebres obscurcies par le feuillage des trembles et des peupliers, les profondeurs du petit buis. Tout etait solitaire et silencieux. Morgan se hasarda de continuer son chemin. Nous disons se hasarda, parce qu'il y avait, depuis qu'il s'etait approche du chateau des Noires-Fontaines, dans toutes les allures du jeune homme, une timidite et une hesitation si peu habituelles a son caractere, qu'il etait evident que, cette fois, s'il avait des craintes, ces craintes n'etaient pas pour lui seul. Il gagna la lisiere du bois en prenant les memes precautions. Arrive sur une pelouse, a l'extremite de laquelle s'elevait le petit chateau, il s'arreta et interrogea la facade de la maison. Une seule fenetre etait eclairee, des douze fenetres qui, sur trois etages, percaient cette facade. Elle etait au premier etage, a l'angle de la maison. Un petit balcon tout couvert de vignes vierges qui grimpaient le long de la muraille, s'enroulaient autour des rinceaux de fer et retombaient en festons, s'avancait au-dessous de cette fenetre et surplombait le jardin. Aux deux cotes de la fenetre, places sur le balcon meme, des arbres a larges feuilles s'elancaient de leurs caisses et formaient au-dessus de la corniche un berceau de verdure. Une jalousie, montant et descendant a l'aide de cordes, faisait une separation entre le balcon et la fenetre, separation qui disparaissait a volonte. C'etait a travers les interstices de la jalousie que Morgan avait vu la lumiere. Le premier mouvement du jeune homme, fut de traverser la pelouse en droite ligne; mais, cette fois encore, les craintes dont nous avons parle le retinrent. Une allee de tilleuls longeait la muraille et conduisait a la maison. Il fit un detour et s'engagea sous la voute obscure et feuillue. Puis, arrive a l'extremite de l'allee, il traversa, rapide comme un daim effarouche, l'espace libre, et se trouva au pied de la muraille, dans l'ombre epaisse projetee par la maison. Il fit quelques pas a reculons, les yeux fixes sur la fenetre, mais de maniere a ne pas sortir de l'ombre. Puis, arrive au point calcule par lui, il frappa trois fois dans ses mains. A cet appel, une ombre s'elanca du fond de l'appartement, et vint, gracieuse, flexible, presque transparente, se coller a la fenetre. Morgan renouvela le signal. Aussitot la fenetre s'ouvrit, la jalousie se leva, et une ravissante jeune fille, en peignoir de nuit avec sa chevelure blonde ruisselant sur ses epaules, parut dans l'encadrement de verdure. Le jeune homme tendit les bras a celle dont les bras etaient tendus vers lui, et deux noms, ou plutot deux cris sortis du coeur, se croiserent, allant au-devant l'un de l'autre. -- Charles! -- Amelie! Puis le jeune homme bondit contre la muraille, s'accrocha aux tiges des vigies, aux asperites de la pierre, aux saillies des corniches, et en une seconde se trouva sur le balcon. Ce que les deux beaux jeunes gens se dirent alors ne fut qu'un murmure d'amour perdu dans un interminable baiser. Mais, par un doux effort, le jeune homme entraina d'un bras la jeune fille dans la chambre, tandis que l'autre lachait les cordons de la jalousie, qui retombait bruyante derriere eux. Derriere la jalousie la fenetre se referma. Puis la lumiere s'eteignit, et toute la facade du chateau des Noires-Fontaines se trouva dans l'obscurite. Cette obscurite durait depuis un quart d'heure a peu pres, lorsqu'on entendit le roulement d'une voiture sur le chemin qui conduisait de la grande route de Pont-d'Ain a l'entree du chateau. Puis le bruit cessa; il etait evident que la voiture venait de s'arreter devant la grille. X -- LA FAMILLE DE ROLAND Cette voiture qui s'arretait a la porte etait celle qui ramenait a sa famille Roland, accompagne de sir John. On etait si loin de l'attendre, que, nous l'avons dit, toutes les lumieres de la maison etaient eteintes, toutes les fenetres dans l'obscurite, meme celle d'Amelie. Le postillon, depuis cinq cents pas, faisait bien claquer son fouet a outrance; mais le bruit etait insuffisant pour reveiller des provinciaux dans leur premier sommeil. La voiture une fois arretee, Roland ouvrit la portiere, sauta a terre sans toucher le marchepied, et se pendit a la sonnette. Cela dura cinq minutes pendant lesquelles, apres chaque sonnerie, Roland se retournait vers la voiture en disant: -- Ne vous impatientez pas, sir John. Enfin, une fenetre s'ouvrit et une voix enfantine, mais ferme, cria: -- Qui sonne donc ainsi? -- Ah! c'est toi, petit Edouard, dit Roland; ouvre vite! L'enfant se rejeta en arriere avec un cri joyeux et disparut. Mais, en meme temps, on entendit sa voix qui criait dans les corridors: -- Mere! reveille-toi, c'est Roland!... Soeur! reveille-toi, c'est le grand frere. Puis, avec sa chemise seulement et ses petites pantoufles, il se precipita par les degres en criant: -- Ne t'impatiente pas, Roland, me voila! me voila! Un instant apres, on entendit la clef qui grincait dans la serrure, les verrous qui glissaient dans les tenons; puis une forme blanche apparut sur le perron et vola, plutot qu'elle ne courut, vers la grille, qui, au bout d'un instant, grinca a son tour sur ses gonds et s'ouvrit. L'enfant sauta au cou de Roland et y resta pendu. -- Ah! frere! ah! frere! criait-il en embrassant le jeune homme et en riant et pleurant tout a la fois; ah! grand frere Roland, que mere va etre contente! et Amelie donc! Tout le monde se porte bien, c'est moi le plus malade... ah! excepte Michel, tu sais, le jardinier, qui s'est donne une entorse. Pourquoi donc n'es-tu pas en militaire?... Ah! que tu es laid en bourgeois! Tu viens d'Egypte; m'as-tu rapporte des pistolets montes en argent et un beau sabre recourbe? Non! ah bien, tu n'es pas gentil et je ne veux plus t'embrasser; mais non, non, va, n'aie pas peur, je t'aime toujours! Et l'enfant couvrait le grand frere de baisers, comme il l'ecrasait de questions. L'Anglais, reste dans la voiture, regardait, la tete inclinee a la portiere, et souriait. Au milieu de ces tendresses fraternelles, une voix de femme eclata. Une voix de mere! -- Ou est-il, mon Roland, mon fils bien-aime? demandait madame de Montrevel d'une voix empreinte d'une emotion joyeuse si violente, qu'elle allait presque jusqu'a la douleur; ou est-il? Est-ce bien vrai qu'il soit revenu? est-ce bien vrai qu'il ne soit pas prisonnier, qu'il ne soit pas mort? est-ce bien vrai qu'il vive? L'enfant, a cette voix, glissa comme un serpent dans les bras de son frere, tomba debout sur le gazon, et, comme enleve par un ressort, bondit vers sa mere. -- Par ici, mere, par ici! dit-il en entrainant sa mere a moitie vetue vers Roland. A la vue de sa mere, Roland n'y put tenir; il sentit se fondre cette espece de glacon qui semblait petrifie dans sa poitrine; son coeur battit comme celui d'un autre. -- Ah! s'ecria-t-il, j'etais veritablement ingrat envers Dieu quand la vie me garde encore de semblables joies. Et il se jeta tout sanglotant au cou de madame de Montrevel sans se souvenir de sir John, qui, lui aussi, sentait se fondre son flegme anglican, et qui essuyait silencieusement les larmes qui coulaient sur ses joues et qui venaient mouiller son sourire. L'enfant, la mere et Roland formaient un groupe adorable de tendresse et d'emotion. Tout a coup, le petit Edouard, comme une feuille que le vent emporte, se detacha du groupe en criant: -- Et soeur Amelie, ou est-elle donc? Puis il s'elanca vers la maison, en repetant: -- Soeur Amelie, reveille-toi! leve-toi accours! Et l'on entendit les coups de pied et les coups de poing de l'enfant qui retentissaient contre une porte. Il se fit un grand silence. Puis presque aussitot on entendit le petit Edouard qui criait: -- Au secours, mere! au secours, frere Roland! soeur Amelie se trouve mal. Madame de Montrevel et son fils s'elancerent dans la maison; sir John, qui, en touriste consomme qu'il etait, avait dans une trousse des lancettes et dans sa poche un flacon de sels, descendit de voiture, et, obeissant a un premier mouvement, s'avanca jusqu'au perron. La, il s'arreta, reflechissant qu'il n'etait point presente, formalite toute puissante pour un Anglais. Mais, d'ailleurs, en ce moment, celle au-devant de laquelle il allait venait au-devant de lui. Au bruit que son frere faisait a sa porte, Amelie avait enfin paru sur le palier; mais sans doute la commotion qui l'avait frappee en apprenant le retour de Roland etait trop forte, et, apres avoir descendu quelques degres d'un pas presque automatique et en faisant un violent effort sur elle-meme, elle avait pousse un soupir; et, comme une fleur qui plie, comme une branche qui s'affaisse, comme une echarpe qui flotte, elle etait tombee ou plutot s'etait couchee sur l'escalier. C'etait alors que l'enfant avait crie. Mais, au cri de l'enfant, Amelie avait retrouve, sinon la force, du moins la volonte; elle s'etait redressee et en balbutiant: "Tais-toi, Edouard! tais-toi au nom du ciel! me voila!" Elle s'etait cramponnee d'une main a la rampe, et, appuyee de l'autre sur l'enfant, elle avait continue de descendre les degres. A la derniere marche, elle avait rencontre sa mere et son frere; alors d'un mouvement violent, presque desespere, elle avait jete ses deux bras au cou de Roland, en criant: -- Mon frere! mon frere! Puis Roland avait senti que la jeune fille pesait plus lourdement a son epaule, et en disant: "Elle se trouve mal, de l'air! de l'air!" il l'avait entrainee vers le perron. C'etait ce nouveau groupe, si different du premier, que sir John avait sous les yeux. Au contact de l'air, Amelie respira et redressa la tete. En ce moment, la lune, dans toute sa splendeur, se debarrassait d'un nuage qui la voilait, et eclairait le visage d'Amelie, aussi pale qu'elle. Sir John poussa un cri d'admiration. Il n'avait jamais vu statue de marbre si parfaite que ce marbre vivant qu'il avait sous les yeux. Il faut dire qu'Amelie etait merveilleusement belle, vue ainsi. Vetue d'un long peignoir de batiste, qui dessinait les formes d'un corps moule sur celui de la Polymnie antique, sa tete pale, legerement inclinee sur l'epaule de son frere, ses longs cheveux d'un blond d'or tombant sur des epaules de neige, son bras jete au cou de sa mere, et qui laissait pendre sur le chale rouge dont madame de Montrevel etait enveloppee une main d'albatre rose, telle etait la soeur de Roland apparaissant aux regards de sir John. Au cri d'admiration que poussa l'Anglais, Roland se souvint que celui-ci etait la, et madame de Montrevel s'apercut de sa presence. Quant a l'enfant, etonne de voir cet etranger chez sa mere, il descendit rapidement le perron, et, restant seul sur la troisieme marche, non pas qu'il craignit d'aller plus loin, mais pour rester a la hauteur de celui qu'il interpellait: -- Qui etes-vous, monsieur? demanda-t-il a sir John, et que faites-vous ici? -- Mon petit Edouard, dit sir John, je suis un ami de votre frere, et je viens vous apporter les pistolets montes en argent et le damas qu'il vous a promis. -- Ou sont-ils? demanda l'enfant. -- Ah! dit sir John, ils sont en Angleterre, et il faut le temps de les faire venir; mais voila votre grand frere qui repondra de moi et qui vous dira que je suis un homme de parole. -- Oui, Edouard, oui, dit Roland; si milord te les promet, tu les auras. Puis, s'adressant a madame de Montrevel et a sa soeur: -- Excusez-moi, ma mere; excuse-moi, Amelie, dit-il, ou plutot excusez-vous vous-memes comme vous pourrez pres de milord: vous venez de faire de moi un abominable ingrat. Puis, allant a sir John et lui prenant la main: -- Ma mere, continua Roland, milord a trouve moyen, le premier jour qu'il m'a vu, la premiere fois qu'il m'a rencontre, de me rendre un eminent service; je sais que vous n'oubliez pas ces choses-la: j'espere donc que vous voudrez bien vous souvenir que sir John est un de vos meilleurs amis, et il va vous en donner une preuve en repetant avec moi qu'il consent a s'ennuyer quinze jours ou trois semaines avec nous. -- Madame, dit sir John, permettez-moi, au contraire, de ne point repeter les paroles de mon ami Roland; ce ne serait point quinze jours, ce ne serait point trois semaines que je voudrais passer au milieu de votre famille, ce serait une vie toute entiere.. Madame de Montrevel descendit le perron, et tendit a sir John une main que celui-ci baisa avec une galanterie toute francaise. -- Milord, dit-elle, cette maison est la votre; le jour ou vous y etes entre a ete un jour de joie, le jour ou vous la quitterez sera un jour de regret et de tristesse. Sir John se tourna vers Amelie, qui, confuse de paraitre ainsi defaite devant un etranger, ramenait autour de son cou les plis de son peignoir: -- Je vous parle en mon nom et au nom de ma fille, trop emue encore du retour inattendu de son frere pour vous accueillir elle- meme comme elle le fera dans un instant, continua madame de Montrevel en venant au secours d'Amelie. -- Ma soeur, dit Roland, permettra a mon ami sir John de lui baiser la main, et il acceptera, j'en suis sur, cette facon de lui souhaiter la bienvenue. Amelie balbutia quelques mots, souleva lentement le bras, et tendit sa main a sir John avec un sourire presque douloureux. L'Anglais prit la main d'Amelie; mais, sentant que cette main etait glacee et frissonnante, au lieu de la porter a ses levres: -- Roland, dit-il, votre soeur est serieusement indisposee; ne nous occupons ce soir que de sa sante; je suis un peu medecin, et, si elle veut bien convertir la faveur qu'elle daignait m'accorder en celle que je lui tate le pouls, je lui en aurai une egale reconnaissance. Mais, comme si elle craignait que l'on ne devinat la cause de son mal, Amelie retira vivement sa main en disant: -- Mais, non, milord se trompe: la joie ne rend pas malade, et la joie seule de revoir mon frere a cause cette indisposition d'un instant qui a deja disparu. Puis, se retournant vers madame de Montrevel: -- Ma mere, dit-elle avec un accent rapide, presque fievreux, nous oublions que ces messieurs arrivent d'un long voyage; que, depuis Lyon ils n'ont probablement rien pris; et que, si Roland a toujours ce bon appetit que nous lui connaissions, il ne m'en voudra pas de vous laisser faire, a lui et a milord, les honneurs de la maison, en songeant que je m'occupe des details peu poetiques, mais tres apprecies par lui du menage. Et laissant, en effet, sa mere faire les honneurs de la maison, Amelie rentra pour reveiller les femmes de chambre et le domestique, laissant dans l'esprit de sir John cette espece de souvenir feerique que laisserait, dans celui d'un touriste descendant les bords du Rhin, l'apparition de la Lorely debout sur son rocher, sa lyre a la main et laissant flotter au vent de la nuit l'or fluide de ses cheveux! Pendant ce temps, Morgan remontait a cheval, reprenant au grand galop le chemin de la chartreuse, s'arretant devant la porte, tirant un carnet de sa poche, et ecrivant sur une feuille de ce carnet quelques lignes au crayon, qu'il roulait et faisait passer d'un cote a l'autre de la serrure, sans prendre le temps de descendre de son cheval. Puis, piquant des deux et se courbant sur la criniere du noble animal, il disparaissait dans la foret, rapide et mysterieux comme Faust se rendant a la montagne du sabbat. Les trois lignes qu'il avait ecrites etaient celles-ci: "Louis de Montrevel, aide de camp du general Bonaparte, est arrive cette nuit au chateau des Noires-Fontaines. "Garde a vous, compagnons de Jehu!" Mais, tout en prevenant ses amis de se garder de Louis de Montrevel, Morgan avait trace une croix au-dessus de son nom, ce qui voulait dire que, quelque chose qu'il arrivat, le jeune officier devait leur etre sacre. Chaque compagnon de Jehu pouvait sauvegarder un ami sans avoir besoin de rendre compte des motifs qui le faisaient agir ainsi. Morgan usait de son privilege: il sauvegardait le frere d'amitie. XI -- LE CHATEAU DES NOIRES--FONTAINES Le chateau des Noires-Fontaines, ou nous venons de conduire deux des principaux personnages de cette histoire, etait situe dans une des plus charmantes situations de la vallee, ou s'eleve la ville de Bourg. Son parc, de cinq ou six arpents, plante d'arbres centenaires, etait ferme de trois cotes par des murailles de gres, ouvertes sur le devant de toute la largeur d'une belle grille de fer travaillee au marteau, et faconnee du temps et a la maniere de Louis XV, et du quatrieme cote par la petite riviere de la Royssouse, charmant ruisseau qui prend sa source a Journaud, c'est-a-dire au bas des premieres rampes jurassiques, et qui, coulant du midi au nord d'un cours presque insensible, va se jeter dans la Saone au pont de Fleurville, en face de Pont-de-Vaux, patrie de Joubert, lequel, un mois avant l'epoque ou nous sommes arrives, venait d'etre tue a la fatale bataille de Novi. Au-dela de la Reyssouse et sur ses rives s'etendaient, a droite et a gauche du chateau des Noires-Fontaines, les villages de Montagnat et de Saint-Just, domines par celui de Ceyzeriat. Derriere ce dernier bourg se dessinent les gracieuses silhouettes des collines du Jura, au-dessus de la crete desquelles on distingue la cime bleuatre des montagnes du Bugey, qui semblent se hausser pour regarder curieusement par-dessus l'epaule de leurs soeurs cadettes ce qui se passe dans la vallee de l'Ain. Ce fut en face de ce ravissant paysage que se reveilla sir John. Pour la premiere fois de sa vie peut-etre, le morose et taciturne Anglais souriait a la nature; il lui semblait etre dans une de ces belles vallees de la Thessalie, celebrees par Virgile, ou pres de ces douces rives du Lignon, chantees par d'Urfe, dont la maison natale, quoi qu'en disent les biographes, tombait en ruine a trois quarts de lieue du chateau des Noires-Fontaines. Il fut tire de sa contemplation par trois coups legerement frappes a sa porte: c'etait son hote, Roland, qui venait s'informer de quelle facon il avait passe la nuit. Il le trouva radieux comme le soleil qui se jouait sur les feuilles deja jaunies des marronniers et des tilleuls. -- Oh! oh! sir John, dit-il, permettez-moi de vous feliciter; je m'attendais a voir un homme triste comme ces pauvres chartreux aux longues robes blanches qui m'effrayaient tant dans ma jeunesse, quoique, a vrai dire, je n'aie jamais ete facile a la peur; et, pas du tout, je vous trouve, au milieu de notre triste mois d'octobre, souriant comme une matinee de mai. -- Mon cher Roland, repondit sir John, je suis presque orphelin; j'ai perdu ma mere le jour de ma naissance, mon pere a douze ans. A l'age ou l'on met les enfants au college, j'etais maitre d'une fortune de plus d'un million de rente; mais j'etais seul en ce monde, sans personne que j'aimasse, sans personne qui m'aimat; les douces joies de la famille me sont donc completement inconnues. De douze a dix-huit ans, j'ai etudie a l'universite de Cambridge; mon caractere taciturne, un peu hautain peut-etre, m'isolait au milieu de mes jeunes compagnons. A dix-huit ans, je voyageai. Voyageur arme qui parcourez le monde a l'ombre de votre drapeau, c'est-a- dire a l'ombre de la patrie; qui avez tous les jours les emotions de la lutte et les orgueils de la gloire, vous ne vous doutez point quelle chose lamentable c'est que de traverser les villes, les provinces, les Etats, les royaumes, pour visiter tout simplement une eglise ici, un chateau la; de quitter le lit a quatre heures du matin a la voix du guide impitoyable, pour voir le soleil se lever du haut du Righi ou de l'Etna; de passer, comme un fantome deja mort, au milieu de ces ombres vivantes que l'on appelle les hommes; de ne savoir ou s'arreter; de n'avoir pas une terre ou prendre racine, pas un bras ou s'appuyer, pas un coeur ou verser son coeur! Eh bien, hier au soir, mon cher Roland, tout a coup, en un instant, en une seconde, ce vide de ma vie a ete comble; j'ai vecu en vous; les joies que je cherche, je vous les ai vu eprouver; cette famille que j'ignore, je l'ai vue s'epanouir florissante autour de vous; en regardant votre mere, je me suis dit: ma mere etait ainsi, j'en suis certain. En regardant votre soeur, je me suis dit: si j'avais eu une soeur, je ne l'aurais pas voulue autrement. En embrassant votre frere, je me suis dit que je pourrais, a la rigueur, avoir un enfant de cet age-la, et laisser ainsi quelque chose apres moi dans ce monde; tandis qu'avec le caractere dont je me connais, je mourrai comme j'ai vecu, triste, maussade aux autres et importun a moi-meme. Ah! vous etes heureux, Roland! vous avez la famille, vous avez la gloire, vous avez la jeunesse, vous avez -- ce qui ne gate rien meme chez un homme -- vous avez la beaute. Aucune joie ne vous manque, aucun bonheur ne vous fait defaut; je vous le repete, Roland, vous etes un homme heureux, bien heureux. -- Bon! dit Roland, et vous oubliez mon anevrisme, milord. Sir John regarda le jeune homme d'un air d'incredulite. En effet, Roland paraissait jouir d'une sante formidable. -- Votre anevrisme contre mon million de rente, Roland, dit avec un sentiment de profonde tristesse lord Tanlay, pourvu qu'avec votre anevrisme vous me donniez cette mere qui pleure de joie en vous revoyant, cette soeur qui se trouve mal de bonheur a votre retour, cet enfant qui se pend a votre cou comme un jeune et beau fruit a un arbre jeune et beau; pourvu qu'avec tout cela encore vous me donniez ce chateau aux frais ombrages, cette riviere aux rives gazonneuses et fleuries, ces lointains bleuatres, ou blanchissent, comme des troupes de cygnes, de jolis villages avec leurs clochers bourdonnants; votre anevrisme, Roland, la mort dans trois ans, dans deux ans, dans un an, dans six mois; mais six mois de votre vie si pleine, si agitee, si douce, si accidentee, si glorieuse! et je me regarderai comme un homme heureux. Roland eclata de rire, de ce rire nerveux qui lui etait particulier. -- Ah! dit-il, que voila bien le touriste, le voyageur superficiel, le juif errant de la civilisation, qui, ne s'arretant nulle part, ne peut rien apprecier, rien approfondir, juge chaque chose par la sensation qu'elle lui apporte, et dit, sans ouvrir la porte de ces cabanes ou sont renfermes ces fous qu'on appelle des hommes: derriere cette muraille on est heureux! Eh bien, mon cher, vous voyez bien cette charmante riviere, n'est-ce pas? ces beaux gazons fleuris, ces jolis villages: c'est l'image de la paix, de l'innocence, de la fraternite; c'est le siecle de Saturne, c'est l'age d'or; c'est l'Eden; c'est le paradis. Eh bien, tout cela est peuple de gens qui s'egorgent les uns les autres; les jungles de Calcutta, les roseaux du Bengale ne sont pas peuples de tigres plus feroces et de pantheres plus cruelles que ces jolis villages, que ces frais gazons, que les bords de cette charmante riviere. Apres avoir fait des fetes funeraires au bon, au grand, a l'immortel Marat, qu'on a fini, Dieu merci! par jeter a la voirie comme une charogne qu'il etait, et meme qu'il avait toujours ete; apres avoir fait des fetes funeraires dans lesquelles chacun apportait une urne ou il versait toutes les larmes de son corps, voila que nos bons Bressans, nos doux Bressans, nos engraisseurs de poulardes, se sont avises que les republicains etaient tous des assassins, et qu'ils les ont assassines par charretees, pour les corriger de ce vilain defaut qu'a l'homme sauvage ou civilise de tuer son semblable. Vous doutez? Oh! mon cher, sur la route de Lons-le-Saulnier, si vous etes curieux, on vous montrera la place ou, voila six mois a peine, il s'est organise une tuerie qui ferait lever le coeur aux plus feroces sabreurs de nos champs de bataille. Imaginez-vous une charrette chargee de prisonniers que l'on conduisait a Lons-le-Saulnier, une charrette a ridelles, une de ces immenses charrettes sur lesquelles on conduit les veaux a la boucherie; dans cette charrette, une trentaine d'hommes dont tout le crime etait une folle exaltation de pensees et de paroles menacantes; tout cela lie, garrotte, la tete pendante et bosselee par les cahots, la poitrine haletante de soif, de desespoir et de terreur; des malheureux qui n'ont pas meme, comme au temps de Neron et de Commode, la lutte du cirque, la discussion a main armee avec la mort; que le massacre surprend impuissants et immobiles; qu'on egorge dans leurs liens et qu'on frappe non seulement pendant leur vie, mais jusqu'au fond de la mort; sur le corps desquels -- quand, dans ces corps, le coeur a cesse de battre -- sur le corps desquels l'assommoir retentit sourd et mat, pliant les chairs, broyant les os, et des femmes regardant ce massacre, paisibles et joyeuses, soulevant au-dessus de leurs tetes leurs enfants battant des mains; des vieillards qui n'auraient plus du penser qu'a faire une mort chretienne, et qui contribuaient, par leurs cris et leurs excitations, a faire a ces malheureux une mort desesperee, et, au milieu de ces vieillards, un petit septuagenaire, bien coquet, bien poudre, chiquenaudant son jabot de dentelle pour le moindre grain de poussiere, prenant son tabac d'Espagne dans une tabatiere d'or avec un chiffre en diamants, mangeant ses pastilles a l'ambre dans une bonbonniere de Sevres qui lui a ete donnee par madame du Barry, bonbonniere ornee du portrait de la donatrice, ce septuagenaire -- voyez le tableau, mon cher! -- pietinant avec ses escarpins sur ces corps qui ne laissaient plus qu'un matelas de chair humaine, et fatigant son bras, appauvri par l'age, a frapper avec un jonc a pomme de vermeil ceux de ces cadavres qui ne lui paraissaient pas suffisamment morts, convenablement passes au pilon... Pouah! mon cher, j'ai vu Montebello, j'ai vu Arcole, j'ai vu Rivoli, j'ai vu les Pyramides; je croyais ne pouvoir rien voir de plus terrible. Eh bien, le simple recit de ma mere, hier, quand vous avez ete rentre dans votre chambre, m'a fait dresser les cheveux? Ma foi! voila qui explique les spasmes de ma pauvre soeur aussi clairement que mon anevrisme explique les miens. Sir John regardait et ecoutait Roland avec cet etonnement curieux que lui causaient toujours les sorties misanthropiques de son jeune ami. En effet, Roland semblait embusque au coin de la conversation pour tomber sur le genre humain a la moindre occasion qui s'en presenterait. Il s'apercut du sentiment qu'il venait de faire penetrer dans l'esprit de sir John et changea completement de ton, substituant la raillerie amere a l'emportement philanthropique. -- Il est vrai, dit-il, qu'apres cet excellent aristocrate qui achevait ce que les massacreurs avaient commence, et qui retrempait dans le sang ses talons rouges deteints, les gens qui font ces sortes d'executions sont des gens de bas etage, des bourgeois et des manants, comme disaient nos aieux en parlant de ceux qui les nourrissaient; les nobles s'y prennent plus elegamment. Vous avez vu, au reste, ce qui s'est passe a Avignon: on vous le raconterait, n'est-ce pas? que vous ne le croiriez pas. Ces messieurs les detrousseurs de diligences se piquent d'une delicatesse infinie; ils ont deux faces sans compter leur masque: ce sont tantot des Cartouches et des Mandrins, tantot des Amadis et des Galaors. On raconte des histoires fabuleuses de ces heros de grand chemin. Ma mere me disait hier qu'il y avait un nomme Laurent -- vous comprenez bien, mon cher, que Laurent est un nom de guerre qui sert a cacher le nom veritable, comme le masque cache le visage -- il y avait un nomme Laurent qui reunissait toutes les qualites d'un heros de roman, tous les accomplissements, comme vous dites, vous autres Anglais, qui, sous le pretexte que vous avez ete Normands autrefois, vous permettez de temps en temps d'enrichir notre langue d'une expression pittoresque, d'un mot dont la gueuse demandait l'aumone a nos savants, qui se gardaient bien de la lui faire. Le susdit Laurent etait donc beau jusqu'a l'idealite; il faisait partie d'une bande de soixante et douze compagnons de Jehu que l'on vient de juger a Yssengeaux: soixante-dix furent acquittes; lui et un de ses compagnons furent seuls condamnes a mort; on renvoya les innocents seance tenante, et l'on garda Laurent et son compagnon pour la guillotine. Mais bast! maitre Laurent avait une trop jolie tete pour que cette tete tombat sous l'ignoble couteau d'un executeur: les juges qui l'avaient juge, les curieux qui s'attendaient a le voir executer, avaient oublie cette recommandation corporelle de la beaute, comme dit Montaigne. Il y avait une femme chez le geolier d'Yssengeaux, sa fille, sa soeur, sa niece; l'histoire -- car c'est une histoire que je vous raconte et non un roman -- l'histoire n'est pas fixee la-dessus; tant il y a que la femme, quelle qu'elle fut, devint amoureuse du beau condamne; si bien que, deux heures avant l'execution, au moment ou maitre Laurent croyait voir entrer l'executeur, et dormait ou faisait semblant de dormir, comme il se pratique toujours en pareil cas, il vit entrer l'ange sauveur. "Vous dire comment les mesures etaient prises, je n'en sais rien: les deux amants ne sont point entres dans les details, et pour cause; mais la verite est -- et je vous rappelle toujours, sir John, que c'est la verite et non une fable -- la verite est que Laurent se trouva libre avec le regret de ne pouvoir sauver son camarade, qui etait dans un autre cachot. Gensonne, en pareille circonstance, refusa de fuir et voulut mourir avec ses compagnons les Girondins; mais Gensonne n'avait pas la tete d'Antinoues sur le corps d'Apollon: plus la tete est belle, vous comprenez, plus on y tient. Laurent accepta donc l'offre qui lui etait faite et s'enfuit; un cheval l'attendait au prochain village; la jeune fille, qui eut pu retarder ou embarrasser sa fuite, devait l'y rejoindre au point du jour. Le jour parut, mais n'amena point l'ange sauveur; il parait que notre chevalier tenait plus a sa maitresse qu'a son compagnon: il avait fui sans son compagnon, il ne voulut pas fuir sans sa maitresse. Il etait six heures du matin, l'heure juste de l'execution; l'impatience, le gagnait. Il avait, depuis quatre heures, tourne trois fois la fete de son cheval vers la ville et chaque fois s'en etait approche davantage. Une idee, a cette troisieme fois, lui passa par l'esprit: c'est que sa maitresse est prise et va payer pour lui; il etait venu jusqu'aux premieres maisons, il pique son cheval, rentre dans la ville, traverse a visage decouvert et au milieu de gens qui le nomment par son nom, tout etonnes de le voir libre et a cheval, quand ils s'attendaient a le voir garrotte et en charrette, traverse la place de l'execution, ou le bourreau vient d'apprendre qu'un de ses patients a disparu, apercoit sa liberatrice qui fendait a grand-peine la foule, non pas pour voir l'execution, elle, mais pour aller le rejoindre. A sa vue, il enleve son cheval, bondit vers elle, renverse trois ou quatre badauds en les heurtant du poitrail de son Bayard, parvient jusqu'a elle, la jette sur l'arcon de sa selle, pousse un cri de joie et disparait en brandissant son chapeau, comme M. de Conde a la bataille de Lens; et le peuple d'applaudir et les femmes de trouver l'action heroique et de devenir amoureuses du heros. Roland s'arreta et, voyant que sir John gardait le silence, il l'interrogea du regard. -- Allez toujours, repondit l'Anglais, je vous ecoute, et, comme je suis sur que vous ne me dites tout cela que pour arriver a un point qui vous reste a dire, j'attends. -- Eh bien, reprit en riant Roland, vous avez raison, tres cher, et vous me connaissez, ma parole, comme si nous etions amis de college. Eh bien, savez-vous l'idee qui m'a, toute la nuit, trotte dans l'esprit? C'est de voir de pres ce que c'est que ces messieurs de Jehu. -- Ah! oui, je comprends, vous n'avez pas pu vous faire tuer par M. de Barjols, vous allez essayer de vous faire tuer par M. Morgan. -- Ou un autre, mon cher sir John, repondit tranquillement le jeune officier; car je vous declare que je n'ai rien particulierement contre M. Morgan, au contraire, quoique ma premiere pensee, quand il est entre dans la salle et a fait son petit _speech_ -- n'est-ce pas un _speech _que vous appelez cela? Sir John fit de la tete un signe affirmatif. -- Bien que ma premiere pensee, reprit Roland, ait ete de lui sauter au cou et de l'etrangler d'une main, tandis que, de l'autre, je lui eusse arrache son masque. -- Maintenant que je vous connais, mon cher Roland, je me demande, en effet, comment vous n'avez pas mis un si beau projet a execution. -- Ce n'est pas ma faute, je vous le jure! j'etais parti, mon compagnon m'a retenu. -- Il y a donc des gens qui vous retiennent? -- Pas beaucoup, mais celui-la. -- De sorte que vous en etes aux regrets? -- Non pas, en verite; ce brave detrousseur de diligences a fait sa petite affaire avec une cranerie qui m'a plu: j'aime instinctivement les gens braves; si je n'avais pas tue M. de Barjols, j'aurais voulu etre son ami. Il est vrai que je ne pouvais savoir combien il etait brave qu'en le tuant. Mais parlons d'autre chose. C'est un de mes mauvais souvenirs que ce duel. Pourquoi etais-je donc monte? A coup sur, ce n'etait point pour vous parler des compagnons de Jehu, ni des exploits de M. Laurent... Ah! c'etait pour m'entendre avec vous sur ce que vous comptez faire ici. Je me mettrai en quatre pour vous amuser, mon cher hote, mais j'ai deux chances contre moi: mon pays, qui n'est guere amusant; votre nation, qui n'est guere amusable. -- Je vous ai deja dit, Roland, repliqua lord Tanlay en tendant la main au jeune homme, que je tenais le chateau de Noires-Fontaines pour un paradis. -- D'accord; mais, pourtant, dans la crainte que vous ne trouviez bientot votre paradis monotone, je ferai de mon mieux pour vous distraire. Aimez-vous l'archeologie, Westminster, Cantorbery? nous avons l'eglise de Brou, une merveille, de la dentelle sculptee par maitre Colomban; il y a une legende la-dessus, je vous la dirai un soir que vous aurez le sommeil difficile. Vous y verrez les tombeaux de Marguerite de Bourbon, de Philippe le Beau et de Marguerite d'Autriche; nous vous poserons le grand probleme de sa devise: "Fortune, infortune, fortune" que j'ai la pretention d'avoir resolu par cette version latinisee: "F_ortuna, infortuna, forti una_"_ _Aimez-vous la peche, mon cher hote? vous avez la Reyssouse au bout de votre pied; a l'extremite de votre main une collection de lignes et d'hamecons appartenant a Edouard, une collection de filets appartenant a Michel. Quant aux poissons, vous savez que c'est la derniere chose dont on s'occupe. Aimez- vous la chasse? nous avons la foret de Seillon a cent pas de nous; pas la chasse a courre, par exemple, il faut y renoncer, mais la chasse a tir. Il parait que les bois de mes anciens croquemitaines, les chartreux, foisonnent de sangliers, de chevreuils, de lievres et de renards. Personne n'y chasse par la raison que c'est au gouvernement, et que le gouvernement, dans ce moment-ci, c'est personne. En ma qualite d'aide de camp du general Bonaparte, je remplirai la lacune, et nous verrons si quelqu'un ose trouver mauvais qu'apres avoir chasse les Autrichiens sur l'Adige et les mameluks sur le Nil, je chasse les sangliers, les daims, les chevreuils, les renards et les lievres sur la Reyssouse. Un jour d'archeologie, un jour de peche et un jour de chasse. Voila deja trois jours, vous voyez, mon cher hote, nous n'avons plus a avoir d'inquietude que pour quinze ou seize. -- Mon cher Roland, dit sir John avec une profonde tristesse et sans repondre a la verbeuse improvisation du jeune officier, ne me direz-vous jamais quelle fievre vous brule, quel chagrin vous mine? -- Ah! par exemple, fit Roland avec un eclat de rire strident et douloureux, je n'ai jamais ete si gai que ce matin; c'est vous qui avez le _spleen_, milord, et qui voyez tout en noir. -- Un jour, je serai reellement votre ami, repondit serieusement sir John; ce jour-la, vous me ferez vos confidences; ce jour-la, je porterai une part de vos peines. -- Et la moitie de mon anevrisme... Avez-vous faim, milord? -- Pourquoi me faites-vous cette question? -- C'est que j'entends dans l'escalier les pas d'Edouard, qui vient nous dire que le dejeuner est servi. En effet, Roland n'avait pas prononce le dernier mot, que la porte s'ouvrait et que l'enfant disait: -- Grand frere Roland, mere et soeur Amelie attendent pour dejeuner milord et toi. Puis, s'attachant a la main droite de l'Anglais, il lui regarda attentivement la premiere phalange du pouce, de l'index et de l'annulaire. -- Que regardez-vous, mon jeune ami? demanda sir John. -- Je regarde si vous avez de l'encre aux doigts. -- Et si j'avais de l'encre aux doigts, que voudrait dire cette encre? -- Que vous auriez ecrit en Angleterre. Vous auriez demande mes pistolets et mon sabre. -- Non, je n'ai pas ecrit, dit sir John; mais j'ecrirai aujourd'hui. -- Tu entends, grand frere Roland? j'aurai dans quinze jours mes pistolets et mon sabre! Et l'enfant, tout joyeux, presenta ses joues roses et fermes au baiser de sir John, qui l'embrassa aussi tendrement que l'eut fait un pere. Puis tous trois descendirent dans la salle a manger, ou les attendaient Amelie et madame de Montrevel. XII -- LES PLAISIRS DE LA PROVINCE Le meme jour, Roland mit une partie du projet arrete a execution: il emmena sir John voir l'eglise de Brou. Ceux qui ont vu la charmante petite chapelle de Brou savent que c'est une des cent merveilles de la Renaissance; ceux qui ne l'ont pas vue l'ont entendu dire. Roland, qui comptait faire a sir John les honneurs de son bijou historique, et qui ne l'avait pas vu depuis sept ou huit ans, fut fort desappointe quand, en arrivant devant la facade, il trouva les niches des saints vides et les figurines du portail decapitees. Il demanda le sacristain; on lui rit au nez: il n'y avait plus de sacristain. Il s'informa a qui il devait s'adresser pour avoir les clefs: on lui repondit que c'etait au capitaine de la gendarmerie. Le capitaine de la gendarmerie n'etait pas loin; le cloitre attenant a l'eglise avait ete converti en caserne. Roland monta a la chambre du capitaine, se fit reconnaitre pour aide de camp de Bonaparte. Le capitaine, avec l'obeissance passive d'un inferieur pour son superieur, lui remit les clefs et le suivit par derriere. Sir John attendait devant le porche, admirant, malgre les mutilations qu'ils avaient subies, les admirables details de la facade. Roland ouvrit la porte et recula d'etonnement: l'eglise etait litteralement bourree de foin, comme un canon charge jusqu'a la gueule. -- Qu'est-ce que cela? demanda-t-il au capitaine de gendarmerie. -- Mon officier, c'est une precaution de la municipalite. -- Comment! une precaution de la municipalite? -- Oui. -- Dans quel but? -- Celui de sauvegarder l'eglise. On allait la demolir; mais le maire a decrete qu'en expiation du culte d'erreur auquel elle avait servi, elle serait convertie en magasin a fourrages. Roland eclata de rire, et, se retournant vers sir John: -- Mon cher lord, dit-il, l'eglise etait curieuse a voir; mais je crois que ce que monsieur nous raconte la est non moins curieux. Vous trouverez toujours, soit a Strasbourg, soit a Cologne, soit a Milan, une chapelle ou un dome qui vaudront la chapelle de Brou; mais vous ne trouverez pas toujours des administrateurs assez betes pour vouloir demolir un chef-d'oeuvre, et un maire assez spirituel pour en faire une eglise a fourrages. Mille remerciements, capitaine; voila vos clefs. -- Comme je le disais a Avignon, la premiere fois que j'eus l'honneur de vous voir, mon cher Roland, repliqua sir John, c'est un peuple bien amusant que le peuple francais. -- Cette fois, milord, vous etes trop poli, repondit Roland: c'est bien idiot qu'il faut dire; ecoutez: je comprends les cataclysmes politiques qui ont bouleverse notre societe depuis mille ans; je comprends les communes, les pastoureaux, la Jacquerie, les maillotins, la Saint-Barthelemy, la Ligue, la Fronde, les dragonnades, la Revolution; je comprends le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 20 juin, le 10 aout, les 2 et 3 septembre, le 21 janvier, le 31 mai, les 30 octobre et 9 thermidor; je comprends la torche des guerres civiles avec son feu gregeois qui se rallume dans le sang au lieu de s'eteindre; je comprends la maree des revolutions qui monte toujours avec son flux que rien n'arrete, et son reflux qui roule les debris des institutions que son flux a renversees; je comprends tout cela, mais lance contre lance, epee contre epee, hommes contre hommes, peuple contre peuple! Je comprends la colere mortelle des vainqueurs, je comprends les reactions sanglantes des vaincus; je comprends les volcans politiques qui grondent dans les entrailles du globe, qui secouent la terre, qui renversent les trones, qui culbutent les monarchies, qui font rouler tetes et couronnes sur les echafauds... mais ce que je ne comprends pas, c'est la mutilation du granit, la mise hors la loi des monuments, la destruction de choses inanimees qui n'appartiennent ni a ceux qui les detruisent, ni a l'epoque qui les detruit; c'est la mise au pilon de cette bibliotheque gigantesque ou l'antiquaire peut lire l'histoire archeologique d'un pays. Oh! les vandales et les barbares! mieux que tout cela, les idiots! qui se vengent sur des pierres des crimes de Borgia et des debauches de Louis XV! Qu'ils connaissaient bien l'homme pour l'animal le plus pervers, le plus destructif, le plus malfaisant de tous, ces Pharaons, ces Menes, ces Cheops, ces Osymandias qui faisaient batir des pyramides, non pas avec des rinceaux de guipure et des jubes de dentelle, mais avec des blocs de granit de cinquante pieds de long! Ils ont bien du rire au fond de leurs sepulcres quand ils ont vu le temps y user sa faux et les pachas y retourner leurs ongles. Batissons des pyramides, mon cher lord: ce n'est pas difficile comme architecture, ce n'est pas beau comme art; mais c'est solide, et cela permet a un general de dire au bout de quatre mille ans: "Soldats, du haut de ces monuments, quarante siecles vous contemplent!" Tenez, ma parole d'honneur, mon cher lord, je voudrais rencontrer dans ce moment-ci un moulin a vent pour lui chercher querelle. Et Roland, eclatant de son rire habituel, entraina sir John dans la direction du chateau. Sir John l'arreta. --Oh! dit-il, n'y avait-il donc a voir dans toute la ville que l'eglise de Brou? -- Autrefois, mon cher lord, repondit Roland, avant qu'elle fut convertie en magasin a fourrages, je vous eusse offert de descendre avec moi dans les caveaux des ducs de Savoie; nous eussions cherche ensemble un passage souterrain qu'on dit exister, qui a pres d'une lieue de long, et qui communique, a ce que l'on assure, avec la grotte de Ceyzeriat -- remarquez bien que je n'aurais pas propose une pareille partie de plaisir a un autre qu'un Anglais -- c'etait rentrer dans les _Mysteres d'Udolphe_, de la celebre Anne Radcliffe; mais vous voyez que c'est impossible. Allons, il faut en faire notre deuil, venez. -- Et ou allons-nous? -- Ma foi, je n'en sais rien; il y a dix ans, je vous eusse mene vers les etablissements ou l'on engraissait les poulardes. Les poulardes de Bresse, vous le savez, avaient une reputation europeenne; Bourg etait une succursale de la grande rue de Strasbourg. Mais, pendant la Terreur, vous comprenez bien que les engraisseurs ont ferme boutique; on etait repute aristocrate pour avoir mange de la poularde, et vous connaissez le refrain fraternel: _Ah! ca ira, ca ira, les aristocrates a la lanterne_!_ _Apres la chute de Robespierre, ils ont rouvert; mais, depuis le 18 fructidor, il y a eu en France ordre de maigrir, meme pour la volaille. N'importe, venez toujours, a defaut de poulardes, je vous ferai voir autre chose: la place ou l'on executait ceux qui en mangeaient, par exemple. En outre, depuis que je ne suis venu en ville, nos rues ont change de nom; je connais toujours les sacs, mais je ne connais plus les etiquettes. -- Ah ca! demanda sir John, vous n'etes donc pas republicain? -- Moi, pas republicain? allons donc! je me crois un excellent republicain, au contraire, et je suis capable de me laisser bruler le poignet comme Mucius Scevola, ou de me jeter dans un gouffre comme Curtius, pour sauver la republique; mais j'ai le malheur d'avoir l'esprit trop bien fait: le ridicule me prend malgre moi aux cotes et me chatouille a me faire crever de rire. J'accepte volontiers la constitution de 1791; mais, quand le pauvre Herault de Sechelles ecrivait au directeur de la bibliotheque nationale de lui envoyer les lois de Minos afin qu'il put faire une constitution sur le modele de celle de l'ile de Crete, je trouvais que c'etait aller chercher un modele un peu loin et que nous pouvions nous contenter de celle de Lycurgue. Je trouve que janvier, fevrier et mars, tout mythologiques qu'ils etaient, valaient bien nivose, pluviose et ventose. Je ne comprends pas pourquoi, lorsqu'on s'appelait Antoine ou Chrysostome en 1789, on s'appelle Brutus ou Cassius en 1793. Ainsi, tenez, milord, voila une honnete rue qui s'appelait la rue des Halles; cela n'avait rien d'indecent, ni d'aristocrate, n'est-ce pas? Eh bien, elle s'appelle aujourd'hui... attendez (Roland regarda l'inscription): elle s'appelle aujourd'hui la _rue de la Revolution. _En voila une autre qui s'appelait la rue Notre-Dame et qui s'appelle la _rue du Temple. _Pourquoi la rue du Temple? Pour eterniser probablement le souvenir de l'endroit ou l'infame Simon a essaye d'apprendre l'etat de savetier a l'heritier de soixante-trois rois: je me trompe d'un ou deux, ne me faites pas une querelle pour cela. Enfin, voyez cette troisieme: elle s'appelait la rue Crevecoeur, un nom illustre en Bresse, en Bourgogne et dans les Flandres; elle s'appelle la rue _de la Federation_. La Federation est une belle chose, mais Crevecoeur etait un beau nom. Et puis, voyez-vous, elle conduit tout droit aujourd'hui a la place de la Guillotine; ce qui est un tort, a mon avis. Je voudrais qu'il n'y eut point de rues pour conduire a ces places-la. Celle-ci a un avantage: elle est a cent pas de la prison; ce qui economisait et ce qui economise meme encore une charrette et un cheval a _M. de Bourg. _Remarquez que le bourreau est reste noble, lui. Au surplus, la place est admirablement bien disposee pour les spectateurs, et mon aieul Montrevel, dont elle porte le nom, a, dans la prevoyance sans doute de sa destination, resolu ce grand probleme, encore a resoudre dans les theatres: c'est qu'on voit bien de partout. Si jamais on m'y coupe la tete, ce qui n'aurait rien d'extraordinaire par les temps ou nous vivons, je n'aurais qu'un regret: celui d'etre moins bien place et de voir plus mal que les autres. La, maintenant montons cette petite rampe; nous voila sur la place _des Lices. _Nos revolutionnaires lui ont laisse son nom, parce que, selon toute probabilite, ils ne savent pas ce que cela veut dire; je ne le sais guere mieux qu'eux, mais je crois me rappeler qu'un sire d'Estavayer a defie je ne sais quel comte flamand, et que le combat a eu lieu sur cette place. Maintenant, mon cher lord, quant a la prison, c'est un batiment qui vous donnera une idee des vicissitudes humaines; Gil Blas n'a pas plus souvent change d'etat que ce monument de destination. Avant l'arrivee de Cesar, c'etait un temple gaulois; Cesar en fit une forteresse romaine; un architecte inconnu le transforma en un ouvrage militaire du Moyen-Age; les sires de Baye, a l'exemple de Cesar, le refirent forteresse. Les princes de Savoie y ont eu une residence; c'etait la que demeurait la tante de Charles Quint quand elle visitait son eglise de Brou, qu'elle ne devait pas avoir la satisfaction de voir terminee. Enfin, apres le traite de Lyon, quand la Bresse fit retour a la France, on en tira a la fois une prison et un palais de justice. Attendez-moi la, milord, si vous n'aimez pas le cri des grilles et le grincement des verrous. J'ai une visite a rendre a certain cachot. -- Le grincement des verrous et le cri des grilles ne sont pas un bruit fort recreatif, mais n'importe! puisque vous voulez bien vous charger de mon education, conduisez-moi a votre cachot. -- Eh bien, alors, entrons vite; il me semble que je vois une foule de gens qui ont l'air d'avoir envie de me parler. Et, en effet, peu a peu une espece de rumeur semblait se repandre dans la ville; on sortait des maisons, on formait des groupes dans la rue, et ces groupes se montraient Roland avec curiosite. Roland sonna a la grille situee, a cette epoque, a l'endroit ou elle est encore aujourd'hui, mais s'ouvrant sur le preau de la prison. Un guichetier vint ouvrir. -- Ah! ah! c'est toujours vous, pere Courtois? demanda le jeune homme. Puis, se retournant vers sir John: -- Un beau nom de geolier, n'est-ce pas, milord? Le geolier regarda le jeune homme avec etonnement. -- Comment se fait-il, demanda-t-il a travers la grille, que vous sachiez mon nom et que je ne sache pas le votre? -- Bon! je sais non seulement votre nom, mais encore votre opinion; vous etes un vieux royaliste, pere Courtois! -- Monsieur, dit le geolier tout effraye, pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plait, et dites ce que vous desirez. -- Eh bien, mon brave pere Courtois, je desirerais visiter le cachot ou l'on a mis ma mere et ma soeur, madame et mademoiselle de Montrevel. -- Ah! s'ecria le concierge, comment! c'est vous, monsieur Louis? Ah bien, vous aviez raison de dire que je ne connaissais que vous. Savez-vous que vous voila devenu fierement beau garcon? -- Vous trouvez, pere Courtois? Eh bien, je vous rends la pareille, votre fille Charlotte est, par ma foi, une belle fille. -- Charlotte est la femme de chambre de ma soeur, milord. Et elle en est bien heureuse; elle se trouve mieux qu'ici, monsieur Roland, Est-ce vrai que vous etes aide de camp du general Bonaparte? -- Helas! Courtois, j'ai cet honneur. Tu aimerais mieux que je fusse aide de camp de M. le comte d'Artois ou de M. le duc d'Angouleme? -- Mais taisez-vous donc, monsieur Louis! Puis, s'approchant de l'oreille du jeune homme: -- Dites donc, fit-il, est-ce que c'est positif? -- Quoi, pere Courtois? -- Que le general Bonaparte soit passe hier a Lyon? -- Il parait qu'il y a quelque chose de vrai dans cette nouvelle, car voila deux fois que je l'entends repeter. Ah! je comprends maintenant ces braves gens qui me regardaient avec curiosite et qui avaient l'air de vouloir me faire des questions. Ils sont comme vous, pere Courtois, ils desirent savoir a quoi s'en tenir sur cette arrivee du general Bonaparte. -- Vous ne savez pas ce qu'on dit encore, monsieur Louis! -- On dit donc encore autre chose pere Courtois? -- Je crois bien qu'on dit encore autre chose, mais tout bas. -- Quoi donc? -- On dit qu'il vient reclamer au Directoire le trone de Sa Majeste Louis XVIII pour le faire monter dessus, et que, si le citoyen Gohier ne veut pas, en sa qualite de president, le lui rendre de bonne volonte, il le lui rendra de force. -- Ah bah! fit le jeune officier avec un air de doute qui allait jusqu'a la raillerie. Mais le pere Courtois insista par un signe de tete affirmatif. -- C'est possible, dit le jeune homme; mais, quant a cela, ce n'est pas la seconde nouvelle, c'est la premiere; et maintenant que vous me connaissez, voulez-vous m'ouvrir? -- Vous ouvrir! je crois bien; que diable fais-je donc? Et le geolier ouvrit la porte avec autant d'empressement qu'il avait paru d'abord y mettre de repugnance. Le jeune homme entra; sir John le suivit. Le geolier referma la grille avec soin et marcha le premier; Roland le suivit, l'Anglais suivit Roland. Il commencait a s'habituer au caractere fantasque de son jeune ami. Le _spleen_, c'est la misanthropie moins les boutades de Timon et l'esprit d'Alceste. Le geolier traversa tout le preau, separe du palais de justice par une muraille de quinze pieds de hauteur, faisant vers son milieu retour en arriere, de quelques pieds, sur la partie anterieure de laquelle on avait scelle, pour donner passage aux prisonniers sans que ceux-ci eussent besoin de tourner par la rue, une porte de chene massif. Le geolier, disons-nous, traversa tout le preau et gagna, dans l'angle gauche de la cour, un escalier tournant qui conduisait a l'interieur de la prison. Si nous insistons sur ces details, c'est que nous aurons a revenir un jour sur ces localites; et que, par consequent, nous desirons qu'arrive a ce moment-la de notre recit, elles ne soient point completement etrangeres a nos lecteurs. L'escalier conduisait d'abord a l'antichambre de la prison, c'est- a-dire a la chambre du concierge du presidial; puis, de cette chambre, par un escalier de dix marches, on descendait dans une premiere cour, separee de celle des prisonniers par une muraille dans le genre de celle que nous avons decrite, mais percee de trois portes; a l'extremite de cette cour, un couloir conduisait a la chambre du geolier, laquelle donnait de plain-pied, a l'aide d'un second couloir, dans des cachots pittoresquement appeles cages. Le geolier s'arreta a la premiere de ces cages, et, frappant a la porte: -- C'est ici, dit-il; j'avais mis la madame votre Mere et mademoiselle votre soeur, afin que, si les cheres dames avaient besoin de moi ou de Charlotte, elles n'eussent qu'a frapper. -- Est-ce qu'il y a quelqu'un dans le cachot? -- Personne. -- Eh bien, faites-moi la grace de m'en ouvrir la porte; voici mon ami, lord Tanlay, un Anglais philanthrope, qui voyage pour savoir si l'on est mieux dans les prisons de France que dans celles d'Angleterre. Entrez, milord, entrez. Et, le pere Courtois ayant ouvert la porte, Roland poussa sir John dans un cachot formant un carre parfait de dix a douze pieds sur toutes les faces. -- Oh! oh! fit sir John, l'endroit est lugubre. -- Vous trouvez? Eh bien, mon cher lord, voila l'endroit ou ma mere, la plus digne femme qu'il y ait au monde, et ma soeur, vous la connaissez, ont passe six semaines, avec la perspective de n'en sortir que pour aller faire un tour sur la place du Bastion; remarquez bien qu'il y a cinq ans de cela; ma soeur en avait, par consequent, douze a peine. -- Mais quel crime avaient-elles donc commis? -- Oh! un crime enorme: dans la fete anniversaire que la ville de Bourg a cru devoir consacrer a la mort de l'Ami du peuple, ma mere a refuse de laisser faire a ma soeur une des vierges qui portaient les urnes contenant les larmes de la France. Que voulez-vous! pauvre femme, elle avait cru avoir assez fait pour la patrie en lui offrant le sang de son fils et de son mari, qui coulait pour l'un, en Italie, pour l'autre, en Allemagne: elle se trompait. La patrie, a ce qu'il parait, reclamait encore les larmes de sa fille; pour le coup, elle a trouve que c'etait trop, du moment surtout ou ses larmes coulaient pour le citoyen Marat. Il en resulta que, le soir meme de la fete, au milieu de l'enthousiasme que cette fete avait excite, ma mere fut decretee d'accusation. Par bonheur, Bourg n'etait pas a la hauteur de Paris sous le rapport de la celerite. Un ami que nous avions au greffe fit trainer l'affaire, et, un beau jour, on apprit tout a la fois la chute et la mort de Robespierre. Cela interrompit beaucoup de choses, et, entre autres, les guillotinades; notre ami du greffe fit comprendre au tribunal que le vent qui venait de Paris etait a la clemence; on attendit huit jours, on attendit quinze jours, et, le seizieme, on vint dire a ma mere et a ma soeur qu'elles etaient libres; de sorte que, mon cher, vous comprenez -- et cela fait faire les plus hautes reflexions philosophiques -- de sorte que, si mademoiselle Teresa Cabarrus n'etait pas venue d'Espagne en France; que si elle n'avait pas epouse M. Fontenay, conseiller au parlement; que si elle n'avait pas ete arretee et conduite devant le proconsul Tallien, fils du maitre d'hotel du marquis de Bercy, ex-clerc de procureur, ex-prote d'imprimerie, ex-commis expeditionnaire, ex-secretaire de la commune de Paris, pour le moment en mission a Bordeaux; que si l'ex-proconsul ne fut pas devenu amoureux d'elle, que si elle n'eut pas ete emprisonnee, que si, le 9 thermidor, elle ne lui avait pas fait passer un poignard avec ces mots: "si le tyran ne meurt pas aujourd'hui, je meurs demain" que si Saint-Just n'avait pas ete arrete au milieu de son discours, que si Robespierre n'avait pas eu, ce jour la, un chat dans la gorge; que si Garnier (de l'Aube) ne lui avait pas crie: "C'est le sang de Danton qui t'etouffe!" que si Louchet n'avait pas demande son arrestation; que s'il n'avait pas ete arrete, delivre par la Commune, repris sur elle, eu la machoire cassee d'un coup de pistolet, ete execute le lendemain, ma mere avait, selon toute probabilite, le cou coupe pour n'avoir pas permis que sa fille pleurat le citoyen Marat dans une des douze urnes que la ville de Bourg devait remplir de ces larmes. Adieu, Courtois, tu es un brave, homme; tu as donne a ma mere et a ma soeur un peu de vin pour mettre avec leur eau, un peu de viande pour mettre sur leur pain, un peu d'esperance a mettre sur leur coeur; tu leur as prete ta fille pour qu'elles ne balayassent pas leur cachot elles- memes; cela vaudrait une fortune; malheureusement, je ne suis pas riche: j'ai cinquante louis sur moi, les voila. Venez milord. Et le jeune homme entraina sir John avant que le geolier fut revenu de sa surprise et eut le temps de remercier Roland ou de refuser les cinquante louis; ce qui, il faut le dire, eut ete une bien grande preuve de desinteressement pour un geolier, surtout quand ce geolier etait d'une opinion contraire au gouvernement qu'il servait. En sortant de la prison, Roland et sir John trouverent la place des Lices encombree de gens qui avaient appris le retour du general Bonaparte en France et qui criaient: "_Vive Bonaparte!_" a tue-tete, les uns parce qu'ils etaient effectivement les admirateurs du vainqueur d'Arcole, de Rivoli et des Pyramides, les autres parce qu'on leur avait dit, comme au pere Courtois, que ce meme vainqueur n'avait vaincu qu'au profit de Sa Majeste Louis XVIII. Cette fois, comme Roland et sir John avaient visite tout ce que la ville de Bourg offrait de curieux, ils reprirent le chemin du chateau des Noires-Fontaines, ou ils arriverent sans que rien les arretat davantage. Madame de Montrevel et Amelie etaient sorties. Roland installa sir John dans un fauteuil en le priant d'attendre cinq minutes. Au bout de cinq minutes, il revint tenant a la main une espece de brochure en papier gris, assez mal imprimee. -- Mon cher hote, dit-il, vous m'avez paru elever quelques doutes sur l'authenticite de la fete dont je vous parlais tout a l'heure, et qui a failli couter la vie a ma mere et a ma soeur; je vous en apporte le programme: lisez-moi cela, et, pendant ce temps, j'irai voir ce que l'on a fait de mes chiens; car je presume que vous me tenez quitte de la journee de peche et que nous passerons tout de suite a la chasse. Et il sortit, laissant entre les mains de sir John l'arrete de la municipalite de la ville de Bourg touchant la fete funebre a celebrer en l'honneur de Marat, le jour anniversaire de sa mort. XIII -- LE RAGOT Sir John achevait la lecture de cette piece interessante, lorsque madame de Montrevel et sa fille rentrerent. Amelie, qui ne savait point qu'il eut ete si fort question d'elle entre Roland et sir John, fut etonnee de l'expression avec laquelle le gentleman fixa son regard sur elle. Amelie semblait a celui-ci plus ravissante que jamais. Il comprenait bien cette mere qui, au peril de sa vie, n'avait point voulu que cette charmante creature profanat sa jeunesse et sa beaute en servant de comparse a une fete dont Marat etait le dieu. Il se rappelait ce cachot froid et humide qu'il avait visite une heure auparavant, et il frissonnait a l'idee que cette blanche et delicate hermine qu'il avait sous les yeux y etait reste six semaines enfermee, sans air et sans soleil. Il regardait ce cou, un peu trop long peut-etre, mais, comme celui du cygne, plein de mollesse et de grace dans son exageration, et il se rappelait ce mot si melancolique de la pauvre princesse de Lamballe, passant la main sur le sien: "Il ne donnera pas grand mal au bourreau!" Les pensees qui se succedaient dans l'esprit de sir John donnaient a sa physionomie une expression si differente de celle qu'il avait habituellement, que madame de Montrevel ne put s'empecher de lui demander ce qu'il avait. Sir John alors raconta a madame de Montrevel sa visite a la prison et le pieux pelerinage de Roland au cachot qui avait enferme sa mere et sa soeur. Au moment ou sir John terminait son recit, une fanfare de chasse sonnant le _bien aller _se fit entendre, et Roland entra son cor a la bouche. Mais, le detachant presque aussitot de ses levres: -- Mon cher hote, dit-il, remerciez ma mere: grace a elle, nous ferons demain une chasse magnifique. -- Grace a moi? demanda madame de Montrevel. -- Comment cela? dit sir John. -- Je vous ai quitte pour aller voir ce que l'on avait fait de mes chiens, n'est-ce pas? -- Vous me l'avez dit, du moins. -- J'en avais deux, Barbichon et Ravaude, deux excellentes betes, le male et la femelle. -- Oh! fit sir John, seraient-elles mortes? -- Ah bien, oui, imaginez-vous que cette excellente mere que voila (et il prit madame de Montrevel par la tete et l'embrassa sur les deux joues) n'a pas voulu qu'on jetat a l'eau un seul des petits qu'ils ont faits, sous le pretexte que c'etaient les chiens de mes chiens; de sorte, mon cher lord, que les enfants, les petits- enfants et les arriere-petits-enfants de Barbichon et Ravaude sont aussi nombreux aujourd'hui que les descendants d'Ismael, et que ce n'est plus une paire de chiens que j'ai, mais toute une meute, vingt-cinq betes chassant du meme pied; tout cela noir comme une bande de taupes, avec les pattes blanches, du feu aux yeux et au poitrail, et un regiment de queues en trompette qui vous fera plaisir a voir. Et, la-dessus, Roland sonna une nouvelle fanfare qui fit accourir son jeune frere. -- Ah! s'ecria celui-ci en entrant, tu vas demain a la chasse, frere Roland; j'y vais aussi, j'y vais aussi, j'y vais aussi! -- Bon! fit Roland, mais sais-tu a quelle chasse nous allons? -- Non; je sais seulement que j'y vais. -- Nous allons a la chasse au sanglier. -- Oh! quel bonheur! fit l'enfant en frappant ses deux petites mains l'une contre l'autre. -- Mais tu es fou! dit madame de Montrevel en palissant. -- Pourquoi cela, madame maman, s'il vous plait? -- Parce que la chasse au sanglier est une chasse fort dangereuse. -- Pas si dangereuse que la chasse aux hommes; tu vois bien que mon frere est revenu de celle-la, je reviendrai bien de l'autre. -- Roland, fit madame de Montrevel tandis qu'Amelie, plongee dans une reverie profonde, ne prenait aucune part a la discussion, Roland, fais donc entendre raison a Edouard, et dis-lui donc qu'il n'a pas le sens commun. Mais Roland, qui se revoyait enfant et qui se reconnaissait dans son jeune frere, au lieu de le blamer, souriait a ce courage enfantin. -- Ce serait bien volontiers que je t'emmenerais, dit-il a l'enfant; mais, pour aller a la chasse, il faut au moins savoir ce que c'est qu'un fusil. -- Oh! monsieur Roland, fit Edouard, venez un peu dans le jardin, et mettez votre chapeau a cent pas, et je vous montrerai ce que c'est qu'un fusil. -- Malheureux enfant! s'ecria madame de Montrevel toute tremblante; mais ou l'as-tu appris? -- Tiens, chez l'armurier de Montagnat, ou sont les fusils de papa et de frere Roland. Tu me demandes quelquefois ce que je fais de mon argent, n'est-ce pas? Eh bien, j'en achete de la poudre et des balles, et j'apprends a tuer les Autrichiens et les Arabes, comme fait mon frere Roland. Madame de Montrevel leva les mains au ciel. -- Que voulez-vous, ma mere, dit Roland, bon chien chasse de race; il ne se peut pas qu'un Montrevel ait peur de la poudre. Tu viendras avec nous demain, Edouard. L'enfant sauta au cou de son frere. -- Et moi, dit sir John, je me charge de vous armer aujourd'hui chasseur, comme on armait autrefois chevalier. J'ai une charmante petite carabine que je vous donnerai et qui vous fera prendre patience pour attendre vos pistolets et votre sabre. -- Eh bien, demanda Roland, es-tu content, Edouard? -- Oui; mais quand me la donnerez-vous? S'il faut ecrire en Angleterre, je vous previens que je n'y crois pas. -- Non, mon jeune ami: il ne faut que monter a ma chambre et ouvrir ma boite a fusil; vous voyez que cela sera bientot fait. -- Alors, montons-y tout de suite, a votre chambre. -- Venez, fit sir John. Et il sortit, suivi d'Edouard. Un instant apres, Amelie, toujours reveuse, se leva et sortit a son tour. Ni madame de Montrevel ni Roland ne firent attention a sa sortie; ils etaient engages dans une grave discussion. Madame de Montrevel tachait d'obtenir de Roland qu'il n'emmenat point, le lendemain, son jeune frere a la chasse, et Roland lui expliquait comme quoi Edouard, destine a etre soldat comme son pere et son frere, ne pouvait que gagner a faire le plus tot possible ses premieres armes et a se familiariser avec la poudre et le plomb. La discussion n'etait pas encore finie lorsque Edouard rentra avec sa carabine en bandouliere. -- Tiens, frere, dit-il en se tournant vers Roland, vois donc le beau cadeau que milord m'a fait. Et il remerciait du regard sir John, qui se tenait sur la porte cherchant des yeux, mais inutilement, Amelie. C'etait, en effet, un magnifique cadeau: l'arme, executee avec cette sobriete d'ornements et cette simplicite de forme particuliere aux armes anglaises, etait du plus precieux fini; comme les pistolets, dont Roland avait pu apprecier la justesse, elle sortait des ateliers de Menton et portait une balle du calibre 24. Elle avait du etre faite pour une femme: c'etait facile a voir au peu de longueur de la crosse et au coussin de velours dont etait garnie la couche; cette destination primitive en faisait une arme parfaitement appropriee a la taille d'un enfant de douze ans. Roland enleva la carabine des epaules du petit Edouard, la regarda en amateur, en fit jouer les batteries, la mit en joue, la jeta d'une main dans l'autre, et, la rendant a Edouard: -- Remercie encore une fois milord, dit-il: tu as la une carabine qui a ete faite pour un fils de roi; allons l'essayer. Et tous trois sortirent pour essayer la carabine de sir John, laissant madame de Montrevel triste comme Thetis lorsqu'elle vit Achille, sous sa robe de femme, tirer l'epee du fourreau d'Ulysse. Un quart d'heure apres, Edouard rentrait triomphant; il rapportait a sa mere un carton de la grandeur d'un rond de chapeau dans lequel, a cinquante pas, il avait mis dix balles sur douze. Les deux hommes etaient restes a causer et a se promener dans le parc. Madame de Montrevel ecouta sur ses prouesses le recit legerement gascon d'Edouard; puis elle le regarda avec cette longue et sainte tristesse des meres pour lesquelles la gloire n'est pas une compensation du sang qu'elle fait repandre. Oh! bien ingrat l'enfant qui a vu ce regard se fixer sur lui, et qui ne se rappelle pas eternellement ce regard! Puis, au bout de quelques secondes de cette contemplation douloureuse, serrant son second fils contre son coeur: -- Et toi aussi, murmura-t-elle en eclatant en sanglots, toi aussi, un jour tu abandonneras donc ta mere? -- Oui, ma mere, dit l'enfant, mais pour devenir general comme mon pere, ou aide de camp comme mon frere. -- Et pour te faire tuer comme s'est fait tuer ton pere, et comme se fera tuer ton frere, peut-etre. Car ce changement etrange qui s'etait fait dans le caractere de Roland n'avait point echappe a madame de Montrevel, et c'etait une inquietude de plus a ajouter a ses autres inquietudes. Au nombre de ces dernieres, il fallait ranger cette reverie et cette paleur d'Amelie. Amelie atteignait dix-sept ans, sa jeunesse avait ete celle d'une enfant rieuse, pleine de joie et de sante. La mort de son pere etait venue jeter un voile noir sur sa jeunesse et sur sa gaiete; mais ces orages du printemps passent vite: le sourire ce beau soleil de Taube de la vie, etait revenu, et, comme celui de la nature, il avait brille a travers cette rosee du coeur qu'on appelle les larmes. Puis, un jour -- il y avait six mois de cela, a peu pres -- le front d'Amelie s'etait attriste, ses joues avaient pali, et de meme que les oiseaux voyageurs s'eloignent a l'approche des temps brumeux, les rires enfantins qui s'echappent des levres entr'ouvertes et des dents blanches, s'etaient envoles de la bouche d'Amelie, mais pour ne pas revenir. Madame de Montrevel avait interroge sa fille; mais Amelie avait pretendu etre toujours la meme: elle avait fait un effort pour sourire; puis comme une pierre jetee dans un lac y cree des cercles mouvants qui s'effacent peu a peu, les cercles crees par les inquietudes maternelles s'etaient peu a peu effaces du visage d'Amelie. Avec cet instinct admirable des meres, madame de Montrevel avait songe a l'amour; mais qui pouvait aimer Amelie? On ne recevait personne au chateau des Noires-Fontaines; les troubles politiques avaient detruit la societe, et Amelie ne sortait jamais seule. Madame de Montrevel avait donc ete forcee d'en rester aux conjectures. Le retour de Roland lui avait un instant rendu l'espoir; mais cet espoir avait bientot disparu lorsqu'elle avait vu l'impression produite sur Amelie par ce retour. Ce n'etait point une soeur, c'etait un spectre, on se le rappelle, qui etait venu au-devant de lui. Depuis l'arrivee de son fils, madame de Montrevel n'avait pas perdu de vue Amelie, et, avec un etonnement douloureux, elle s'etait apercue de l'effet que causait sur sa soeur la presence du jeune officier; c'etait presque de l'effroi. Il n'y avait qu'un instant encore, Amelie n'avait-elle pas profite du premier moment de liberte qui s'etait offert a elle pour remonter dans sa chambre, seul endroit du chateau ou elle parut se trouver a peu pres bien, et ou elle passait, depuis six mois, la plus grande partie de son temps. La journee s'etait passee, pour Roland et pour sir John, a visiter Bourg, comme nous l'avons dit, et a faire les preparatifs de la chasse du lendemain. Du matin a midi, on devait faire une battue; de midi au soir on devait chasser a courre. Michel, braconnier enrage, retenu sur sa chaise par une entorse, comme l'avait raconte le petit Edouard a son frere, s'etait senti soulage des qu'il s'etait agi de chasse, et s'etait hisse sur un petit cheval qui servait a faire les courses de la maison, pour aller retenir les rabatteurs a Saint- Just et a Montagnat. Lui, qui ne pouvait ni rabattre ni courir, se tiendrait avec la meute, les chevaux de sir John et de Roland et le poney d'Edouard, au centre a peu pres de la foret, percee seulement d'une grande route et de deux sentiers praticables. Les rabatteurs, qui ne pouvaient suivre une chasse a courre, reviendraient au chateau avec le gibier tue. Le lendemain, a six heures du matin, les rabatteurs etaient a la porte. Michel ne devait partir avec les chiens et les chevaux qu'a onze heures. Le chateau des Noires-Fontaines touchait a la foret meme de Seillon; on pouvait donc se mettre en chasse immediatement apres la sortie de la grille. Comme la battue promettait surtout des daims, des chevreuils et des lievres, elle devait se faire a plomb. Roland donna a Edouard un fusil simple qui lui avait servi a lui-meme quand il etait enfant, et avec lequel il avait fait ses premieres armes; il n'avait point encore assez de confiance dans la prudence de l'enfant pour lui confier un fusil a deux coups. Quant a la carabine que sir John lui avait donnee la veille, c'etait un canon raye qui ne pouvait porter que la balle. Elle avait donc ete remise aux mains de Michel, et devait, dans le cas ou on lancerait un sanglier, etre remise a l'enfant pour la seconde partie de la chasse. Pour cette seconde partie de la chasse, Roland et sir John changeraient aussi de fusils et seraient armes de carabines a deux coups et de couteaux de chasse pointus comme des poignards, affiles comme des rasoirs, qui faisaient partie de l'arsenal de sir John, et qui pouvaient indifferemment se pendre au cote ou se visser au bout du canon, en guise de baionnette. Des la premiere battue, il fut facile de voir que la chasse serait bonne: on tua un chevreuil et deux lievres. A midi, trois daims, sept chevreuils et deux renards avaient ete tues: on avait vu deux sangliers; mais, aux coups de gros plomb qu'ils avaient recus, ils s'etaient contentes de repondre en secouant la peau et avaient disparu. Edouard etait au comble de la joie: il avait tue un chevreuil. Comme il etait convenu, les rabatteurs, bien recompenses de la fatigue qu'ils avaient prise, avaient ete envoyes au chateau avec le gibier. On sonna d'une espece de cornet pour savoir ou etait Michel; Michel repondit. En moins de dix minutes, les trois chasseurs furent reunis au jardinier, a la meute et aux chevaux. Michel avait eu connaissance d'un ragot; il l'avait fait detourner par l'aine de ses fils: il etait dans une enceinte, a cent pas des chasseurs. Jacques -- c'etait l'aine des fils de Michel -- fourra l'enceinte avec sa tete de meute, Barbichon et Ravaude; au bout de cinq minutes, le sanglier tenait a la bauge. On eut pu le tuer tout de suite, ou du moins le tirer, mais la chasse eut ete trop tot finie; on lacha toute la meute sur l'animal, qui, voyant ce troupeau de pygmees fondre sur lui, partit au petit trot. Il traversa la route; Roland sonna la vue, et, comme l'animal prenait son parti du cote de la chartreuse de Seillon, les trois cavaliers enfilerent le sentier qui coupait le bois dans toute sa longueur. L'animal se fit battre jusqu'a cinq heures du soir, revenant sur ses voies et ne pouvant pas se decider a quitter une foret si bien fourree. Enfin, vers cinq heures, on comprit, a la violence et a l'intensite des abois, que l'animal tenait aux chiens. C'etait a une centaine de pas du pavillon dependant de la chartreuse, a l'un des endroits les plus difficiles de la foret. Il etait impossible de penetrer a cheval jusqu'a la bete. On mit pied a terre. Les abois des chiens guidaient les chasseurs, de maniere qu'ils ne pouvaient devier du chemin qu'autant que les difficultes du terrain les empechaient de suivre la ligne droite. De temps en temps, des cris de douleur indiquaient qu'un des assaillants s'etait hasarde a attaquer l'animal de trop pres et avait recu le prix de sa temerite. A vingt pas de l'endroit ou se passait le drame cynegetique, on commencait d'apercevoir les personnages qui en composaient faction. Le ragot s'etait accule a un rocher, de facon a ne pouvoir etre attaque par derriere; arc-boute sur ses deux pattes de devant, il presentait aux chiens sa tete aux yeux sanglants, armee de deux enormes defenses. Les chiens flottaient devant lui, autour de lui, sur lui-meme, comme un tapis mouvant. Cinq ou six, blesses plus ou moins grievement, tachaient de sang le champ de bataille, mais n'en continuaient pas moins a assaillir le sanglier avec un acharnement qui eut pu servir d'exemple de courage aux hommes les plus courageux. Chacun des chasseurs etait arrive en face de ce spectacle dans la condition de son age, de son caractere et de sa nation. Edouard, le plus imprudent et en meme temps le plus petit, eprouvant moins d'obstacle a cause de sa taille, y etait arrive le premier. Roland, insoucieux du danger, quel qu'il fut, le cherchait plutot qu'il ne le fuyait, et l'y avait suivi. Enfin, sir John, plus lent, plus grave, plus reflechi, y etait arrive le troisieme. Au moment ou le sanglier avait apercu les chasseurs, il n'avait plus paru faire aucune attention aux chiens. Ses yeux s'etaient arretes, fixes et sanglants, sur eux, et le seul mouvement qu'il indiquat etait un mouvement de ses machoires, qui, en se rapprochant violemment l'une contre l'autre, faisaient un bruit menacant. Roland regarda un instant ce spectacle, eprouvant evidemment le desir de se jeter, son couteau de chasse a la main, au milieu du groupe et d'egorger le sanglier, comme un boucher fait d'un veau, ou un charcutier d'un cochon ordinaire. Ce mouvement etait si visible, que sir John le retint par le bras, tandis que le petit Edouard disait -- Oh! mon frere, laisse-moi tirer le sanglier. Roland se retint. -- Eh bien, oui, dit-il en posant son fusil contre un arbre et en restant arme seulement de son couteau de chasse, qu'il tira du fourreau, tire-le: attention! -- Oh! sois tranquille, dit l'enfant les dents serrees, le visage pale mais resolu, et levant le canon de sa carabine a la hauteur de l'animal. -- S'il le manque ou ne fait que le blesser, fit observer sir John, vous savez que l'animal sera sur nous avant que nous ayons le temps de le voir? -- Je le sais, milord; mais je suis habitue a cette chasse-la, repondit Roland, les narines dilatees, l'oeil ardent, les levres entrouvertes. Feu, Edouard. Le coup partit aussitot le commandement; mais aussitot le coup, en meme temps que le coup, avant peut-etre, l'animal, rapide comme l'eclair, avait fonce sur l'enfant. On entendit un second coup de fusil; puis, au milieu de la fumee, on vit briller les yeux sanglants de l'animal. Mais, sur son passage, il rencontra Roland, un genou en terre et le couteau de chasse a la main. Un instant, un groupe confus et informe roula sur le sol, l'homme lie au sanglier, le sanglier lie a l'homme. Puis un troisieme coup de fusil se fit entendre, suivi d'un eclat de rire de Roland. -- Eh! milord, dit le jeune officier, c'est de la poudre et une balle perdues; ne voyez-vous pas que l'animal est eventre? Seulement debarrassez-moi de son corps; le drole pese quatre cents et m'etouffe. Mais, avant que sir John se fut baisse, Roland, d'un vigoureux mouvement d'epaule, avait fait rouler de cote le cadavre de l'animal, et se relevait, couvert de sang mais sans la moindre egratignure. Le petit Edouard, soit defaut de temps, soit courage, n'avait pas recule d'un pas. Il est vrai qu'il etait completement protege par le corps de son frere, qui s'etait jete devant lui. Sir John avait fait un saut de cote pour avoir l'animal en travers, et il regardait Roland se secouant apres ce second duel, avec le meme etonnement qu'il l'avait regarde apres le premier. Les chiens -- ceux qui restaient, et il en restait une vingtaine - - avaient suivi le sanglier et s'etaient rues sur son cadavre, essayant, mais inutilement, d'entamer cette peau aux soies herissees, presque aussi impenetrable que le fer. -- Vous allez voir, dit Roland en essuyant, avec un mouchoir de fine batiste, ses mains et son visage, couverts de sang, vous allez voir qu'ils vont le manger et votre couteau avec, milord. -- En effet, demanda sir John, le couteau? -- Il est dans sa gaine, dit Roland. -- Ah! fit l'enfant, il n'y a plus que le manche qui sorte. Et, s'elancant sur l'animal, il arracha le poignard, enfonce en effet, comme l'avait dit l'enfant, au defaut de l'epaule, et jusqu'au manche. La pointe aigue, dirigee par un oeil calme, maintenue par une main vigoureuse, avait penetre droit au coeur. On voyait sur le corps du sanglier trois autres blessures. La premiere, qui etait causee par la balle de l'enfant, etait indiquee par un sillon sanglant trace au-dessus de l'oeil, la balle etant trop faible pour briser l'os frontal. La seconde venait du premier coup de sir John; la balle avait pris l'animal en biais et avait glisse sur sa cuirasse. La troisieme, recue a bout portant, lui traversait le corps, mais lui avait ete faite, comme avait dit Roland, lorsqu'il etait deja mort. XIV -- UNE MAUVAISE COMMISSION La chasse etait finie, la nuit tombee; il s'agissait de regagner le chateau. Les chevaux n'etaient qu'a cinquante pas, a peu pres; on les entendait hennir d'impatience; ils semblaient demander si l'on doutait de leur courage en ne les faisant point participer au drame qui venait de s'accomplir. Edouard voulait absolument trainer le sanglier jusqu'a eux, le charger en croupe et le rapporter au chateau; mais Roland lui fit observer qu'il etait bien plus simple d'envoyer pour le chercher deux hommes avec un brancard. Ce fut aussi l'avis de sir John, et force fut a Edouard -- qui ne cessait de dire, en montrant la blessure de la tete: "Voila mon coup a moi; je le visais la!" -- force fut, disons-nous, a Edouard de se rendre a l'avis de la majorite. Les trois chasseurs regagnerent la place ou etaient attaches les chevaux, se remirent en selle, et, en moins de dix minutes, furent arrives au chateau des Noires-Fontaines. Madame de Montrevel les attendait sur le perron; il y avait deja plus d'une heure que la pauvre mere etait la, tremblant qu'il ne fut arrive malheur a l'un ou a l'autre de ses fils. Du plus loin qu'Edouard la vit, il mit son poney au galop, criant a travers la grille: -- Mere! mere! nous avons tue un sanglier gros comme un baudet; moi, je le visais a la tete: tu verras le trou de ma balle; Roland lui a fourre son couteau de chasse dans le ventre jusqu'a la garde; milord lui a tire deux coups de fusil. Vite! vite! des hommes pour l'aller chercher. N'ayez pas peur en voyant Roland couvert de sang, mere: c'est le sang de l'animal; mais Roland n'a pas une egratignure. Tout cela se disait avec la volubilite habituelle a Edouard, tandis que madame de Montrevel franchissait l'espace qui se trouvait entre le perron et la route, et ouvrait la grille. Elle voulut recevoir Edouard dans ses bras; mais celui-ci sauta a terre, et de terre, se jeta a son cou. Roland et sir John arrivaient; en ce moment aussi, Amelie paraissait a son tour sur le perron. Edouard laissa sa mere s'inquieter aupres de Roland qui, tout couvert de sang, etait effrayant a voir, et courut faire a sa soeur le meme recit qu'il avait debite a sa mere. Amelie l'ecouta d'une facon distraite qui sans doute blessa l'amour-propre d'Edouard; car celui-ci se precipita dans les cuisines pour raconter l'evenement a Michel, par lequel il etait bien sur d'etre ecoute. En effet, cela interessait Michel au plus haut degre; seulement, quand Edouard, apres avoir dit l'endroit ou gisait le sanglier, lui intima, de la part de Roland, l'ordre de trouver des hommes pour aller chercher l'animal, il secoua la tete. -- Eh bien, quoi! demanda Edouard, vas-tu refuser d'obeir a mon frere? -- Dieu m'en garde, monsieur Edouard, et Jacques va partir a l'instant meme pour Montagnat. -- Tu as peur qu'il ne trouve personne? -- Bon! Il trouvera dix hommes pour un; mais c'est a cause de l'heure qu'il est, et de l'endroit de l'hallali. Vous dites que c'est pres du pavillon de la chartreuse? -- A vingt pas. -- J'aimerais mieux que c'en fut a une lieue, repondit Michel en se grattant la tete; mais n'importe: on va toujours les envoyer chercher sans leur dire ni pourquoi ni comment. Une fois ici, eh bien, dame, ce sera a votre frere a les decider. -- C'est bien! c'est bien! qu'ils viennent, je les deciderai, moi. -- Oh! fit Michel, si je n'avais pas ma gueuse d'entorse, j'irais moi-meme; mais la journee d'aujourd'hui lui a fait drolement du bien. Jacques! Jacques! Jacques arriva. Edouard resta non seulement jusqu'a ce que l'ordre fut donne au jeune homme de partir pour Montagnat, mais jusqu'a ce qu'il fut parti. Puis il remonta pour faire ce que faisaient sir John et Roland, c'est-a-dire pour faire sa toilette. Il ne fut, comme on le comprend bien, question a table que des prouesses de la journee. Edouard ne demandait pas mieux que d'en parler, et sir John, emerveille de ce courage, de cette adresse et de ce bonheur de Roland, rencherissait sur le recit de l'enfant. Madame de Montrevel fremissait a chaque detail, et cependant elle se faisait redire chaque detail vingt fois. Ce qui lui parut le plus clair, a la fin de tout cela, c'est que Roland avait sauve la vie a Edouard. -- L'as-tu bien remercie, au moins? demanda-t-elle a l'enfant. -- Qui cela? -- Le grand frere. -- Pourquoi donc le remercier? dit Edouard. Est-ce que je n'aurais pas fait comme lui? -- Que voulez-vous, madame! dit sir John, vous etes une gazelle qui, sans vous en douter, avez mis au jour une race de lions. Amelie avait, de son cote, accorde une grande attention au recit; mais c'etait surtout quand elle avait vu les chasseurs se rapprocher de la chartreuse. A partir de ce moment, elle avait ecoute, l'oeil inquiet, et n'avait paru respirer que lorsque les trois chasseurs, n'ayant, apres l'hallali, aucun motif de poursuivre leur course dans le bois, etaient remontes a cheval. A la fin du diner, on vint annoncer que Jacques etait de retour avec deux paysans de Montagnat; les paysans demandaient des renseignements precis sur l'endroit ou les chasseurs avaient laisse l'animal. Roland se leva pour aller les donner; mais madame de Montrevel, qui ne voyait jamais assez son fils, se tournant vers le messager: -- Faites entrer ces braves gens, dit-elle; il est inutile que Roland se derange pour cela. Cinq minutes apres, les deux paysans entrerent, roulant leurs chapeaux entre leurs doigts. -- Mes enfants, dit Roland, il s'agit d'aller chercher dans la foret de Seillon un sanglier que nous y avons tue. -- Ca peut se faire, repondit un des paysans. Et il consulta son compagnon du regard. -- Ca peut se faire tout de meme, dit l'autre. -- Soyez tranquilles, continua Roland, vous ne perdrez pas votre peine. -- Oh! nous sommes tranquilles, fit un des paysans; on vous connait, monsieur de Montrevel. -- Oui, repondit l'autre, on sait que vous n'avez pas plus que votre pere, le general, l'habitude de faire travailler les gens pour rien. Oh! si tous les aristocrates avaient ete comme vous, il n'y aurait pas eu de revolution, monsieur Louis. -- Mais non, qu'il n'y en aurait pas eu, dit l'autre, qui semblait venu la pour etre l'echo affirmatif de ce que disait son compagnon. -- Reste maintenant a savoir ou est l'animal, demanda le premier paysan. -- Oui, repeta le second, reste a savoir ou il est. -- Oh! il ne sera pas difficile a trouver. -- Tant mieux, fit le paysan. -- Vous connaissez bien le pavillon de la foret? -- Lequel? -- Oui, lequel? -- Le pavillon qui depend de la chartreuse de Seillon. Les deux paysans se regarderent. -- Eh bien, vous le trouverez a vingt pas de la facade du cote du bois de Genoud. Les deux paysans se regarderent encore. -- Hum! fit l'un. -- Hum! repeta l'autre, fidele echo de son compagnon. -- Eh bien, quoi, hum? demanda Roland. -- Dame... -- Voyons, expliquez-vous; qu'y a-t-il? -- Il y a que nous aimerions mieux que ce fut a l'autre extremite de la foret. -- Comment a l'autre extremite de la foret? -- Ca est un fait, dit le second paysan. -- Mais pourquoi a l'autre extremite de la foret? reprit Roland avec impatience; il y a trois lieues d'ici a l'autre extremite de la foret, tandis que vous avez une lieue a peine d'ici a l'endroit ou est le sanglier. -- Oui, dit le premier paysan, c'est que l'endroit ou est le sanglier... Et il s'arreta en se grattant la tete. -- Justement, voila! dit le second. -- Voila quoi? -- C'est un peu trop pres de la chartreuse. -- Pas de la chartreuse, je vous ai dit du pavillon. -- C'est tout un; vous savez bien, monsieur Louis, qu'on dit qu'il y a un passage souterrain qui va du pavillon a la chartreuse. -- Oh! il y en a un, c'est sur, dit le second paysan. -- Eh bien, fit Roland, qu'ont de commun la chartreuse, le pavillon et le passage souterrain avec notre sanglier? -- Cela a de commun que l'animal est dans un mauvais endroit; voila. -- Oh! oui, un mauvais endroit, repeta le second paysan. -- Ah ca! vous expliquerez-vous, droles? s'ecria Roland, qui commencait a se facher, tandis que sa mere s'inquietait et qu'Amelie palissait visiblement. -- Pardon, monsieur Louis, dit le paysan, nous ne sommes pas des droles: nous sommes des gens craignant Dieu, voila tout. -- Eh! mille tonnerres! dit Roland, moi aussi je crains Dieu! Apres? -- Ce qui fait que nous ne nous soucions pas d'avoir des demeles avec le diable. -- Non, non, non, dit le second paysan. -- Avec son semblable, continua le premier paysan, un homme vaut un homme. -- Quelquefois meme il en vaut deux, dit le second bati en Hercule. -- Mais avec des etres surnaturels, des fantomes, des spectres, non, merci! continua le premier paysan. -- Merci! repeta le second. -- Ah ca, ma mere; ah ca, ma soeur, demanda Roland s'adressant aux deux femmes, comprenez-vous, au nom du ciel, quelque chose a ce que disent ces deux imbeciles? -- Imbeciles! fit le premier paysan, c'est possible; mais il n'en est pas moins vrai que Pierre Marey, pour avoir voulu regarder seulement par-dessus le mur de la chartreuse, a eu le cou tordu; il est vrai que c'etait un samedi, jour de sabbat. -- Et qu'on n'a jamais pu le lui redresser, affirma le second paysan; de sorte qu'on a ete oblige de l'enterrer le visage a l'envers et regardant ce qui se passe derriere lui. -- Oh! oh! fit sir John, voila qui devient interessant; j'aime fort les histoires de fantomes. -- Bon! dit Edouard, ce n'est point comme ma soeur Amelie, milord, a ce qu'il parait. -- Pourquoi cela? -- Regarde donc, frere Roland, comme elle est pale. -- En effet, dit sir John, mademoiselle semble pres de se trouver mal. -- Moi? pas du tout, fit Amelie; seulement ne trouvez-vous pas qu'il fait un peu chaud ici, ma mere? Et Amelie essuya son front couvert de sueur. -- Non, dit madame de Montrevel. -- Cependant, insista Amelie, si je ne craignais pas de vous incommoder, madame, je vous demanderais la permission d'ouvrir une fenetre. -- Fais, mon enfant. Amelie se leva vivement pour mettre a profit la permission recue, et, tout en chancelant, alla ouvrir une fenetre donnant sur le jardin. La fenetre ouverte, elle resta debout, adossee a la barre d'appui, et a moitie cachee par les rideaux. -- Ah! dit-elle, ici, au moins, on respire. Sir John se leva pour lui offrir son flacon de sels; mais vivement: -- Non, non, milord, dit Amelie, je vous remercie, cela va tout a fait mieux. -- Voyons, voyons, dit Roland, il ne s'agit pas de cela, mais de notre sanglier. -- Eh bien, votre sanglier, monsieur Louis, on l'ira chercher demain. -- C'est ca, dit le second paysan, demain matin il fera jour. -- De sorte que, pour y aller ce soir?... -- Oh! pour y aller ce soir... Le paysan regarda son camarade, et, tous deux en meme temps, secouant la tete: -- Pour y aller ce soir, ca ne se peut pas. -- Poltrons! -- Monsieur Louis, on n'est pas poltron pour avoir peur, dit le premier paysan. -- Que non, on n'est pas poltron pour ca, repondit le second. -- Ah! fit Roland, je voudrais bien qu'un plus fort que vous me soutint cette these, que l'on n'est pas poltron pour avoir peur. -- Dame, c'est selon la chose dont on a peur, monsieur Louis: qu'on me donne une bonne serpe et un bon gourdin, je n'ai pas peur d'un loup; qu'on me donne un bon fusil, je n'ai pas peur d'un homme, quand bien meme je saurais que cet homme m'attend pour m'assassiner... -- Oui, dit Edouard; mais d'un fantome, fut-ce d'un fantome de moine, tu as peur? -- Mon petit monsieur Edouard, dit le paysan, laissez parler votre frere, M. Louis; vous n'etes pas encore assez grand pour plaisanter avec ces choses-la, non. -- Non, ajouta l'autre paysan; attendez que vous ayez de la barbe au menton, mon petit monsieur. -- Je n'ai pas de barbe au menton, repondit Edouard en se redressant; mais cela n'empeche point que, si j'etais assez fort pour porter le sanglier, je l'irais bien chercher tout seul, que ce fut le jour ou la nuit. -- Grand bien vous fasse, mon jeune monsieur; mais voila mon camarade et moi qui vous disons que, pour un louis, nous n'irions pas. -- Mais pour deux? dit Roland, qui voulait les pousser a bout. -- Ni pour deux, ni pour quatre, ni pour dix, monsieur de Montrevel. C'est bon, dix louis; mais qu'est-ce que je ferais de vos dix louis quand j'aurais le cou tordu? -- Oui, le cou tordu comme Pierre Marey, dit le second paysan. -- Ce n'est pas vos dix louis qui donneront du pain a ma femme et a mes enfants pour le restant de leurs jours, n'est-ce pas? -- Et encore, quand tu dis dix louis, reprit le second paysan, cela ne serait que cinq, puisqu'il y en aurait cinq pour moi. -- Alors, il revient des fantomes dans le pavillon? demanda Roland. -- Je ne dis pas dans le pavillon -- dans le pavillon, je n'en suis pas sur -- mais dans la chartreuse... -- Dans la chartreuse, tu en es sur? -- Oh! oui, la, bien certainement. -- Tu les as vus? -- Pas moi; mais il y a des gens qui les ont vus. -- Ton camarade? demanda le jeune officier en se tournant vers le second paysan. -- Je ne les ai pas vus; mais j'ai vu des flammes, et Claude Philippon a entendu des chaines. -- Ah! il y a des flammes et des chaines? demanda Roland. -- Oui! et, quant aux flammes, dit le premier paysan, je les ai vues, moi. -- Et Claude Philippon a entendu les chaines, repeta le premier. -- Tres bien, mes amis, tres bien, reprit Roland d'un ton goguenard; donc, a aucun prix, vous n'irez ce soir? -- A aucun prix. -- Pas pour tout l'or du monde. -- Et vous irez demain au jour? -- Oh! monsieur Louis, avant que vous soyez leve, le sanglier sera ici. -- Il y sera que vous ne serez pas leve, repondit l'echo. -- Eh bien, fit Roland, venez me revoir apres-demain. -- Volontiers, monsieur Louis; pourquoi faire? -- Venez toujours. -- Oh! nous viendrons. -- C'est-a-dire que, du moment ou vous nous dites: "Venez!" vous pouvez etre sur que nous n'y manquerons pas, monsieur Louis. -- Eh bien, moi, je vous en donnerai des nouvelles sures. -- De qui? -- Des fantomes. Amelie jeta un cri etouffe; madame de Montrevel, seule, entendit ce cri. Louis prenait de la main conge des deux paysans, qui se cognaient a la porte, ou ils voulaient passer tous les deux en meme temps. Il ne fut plus question, pendant tout le reste de la soiree, ni de la Chartreuse, ni du pavillon, ni des hotes surnaturels, spectres ou fantomes, qui les hantaient. XV -- L'ESPRIT FORT A dix heures sonnantes, tout le monde etait couche au chateau des Noires-Fontaines, ou tout au moins chacun etait retire dans sa chambre. Deux ou trois fois pendant la soiree, Amelie s'etait approchee de Roland, comme si elle eut eu quelque chose a lui dire; mais toujours la parole avait expire sur ses levres. Quand on avait quitte le salon, elle s'etait appuyee a son bras, et, quoique la chambre de Roland fut situee un etage au-dessus de la sienne, elle avait accompagne Roland jusqu'a la porte de sa chambre. Roland l'avait embrassee, avait ferme sa porte, en lui souhaitant une bonne nuit et en se declarant tres fatigue. Cependant, malgre cette declaration, Roland, rentre chez lui, n'avait point procede a sa toilette de nuit; il etait alle a son trophee d'armes, en avait tire une magnifique paire de pistolets d'honneur, de la manufacture de Versailles, donnee a son pere par la Convention, en avait fait jouer les chiens, et avait souffle dans les canons pour voir s'ils n'etaient pas vieux charges. Les pistolets etaient en excellent etat. Apres quoi, il les avait poses cote a cote sur la table, etait alle ouvrir doucement la porte de la chambre, regardant du cote de l'escalier pour savoir si personne ne l'epiait, et, voyant que corridor et escalier etaient solitaires, il etait alle frapper a la porte de sir John. -- Entrez, dit l'Anglais. Sir John, lui non plus, n'avait pas encore commence sa toilette de nuit. -- J'ai compris, a un signe que vous m'avez fait, que vous aviez quelque chose a me dire, fit sir John, et, vous le voyez, je vous attendais. -- Certainement, que j'ai quelque chose a vous dire, repondit Roland en s'etendant joyeusement dans un fauteuil. -- Mon cher hote, repondit l'Anglais, je commence a vous connaitre; de sorte que, quand je vous vois aussi gai que cela, je suis comme vos paysans, j'ai peur. -- Vous avez entendu ce qu'ils ont dit? -- C'est-a-dire qu'ils ont raconte une magnifique histoire de fantomes. J'ai un chateau en Angleterre, ou il en revient, des fantomes. -- Vous les avez vus, milord? -- Oui, quand j'etais petit; par malheur, depuis que je suis grand, ils ont disparu. -- C'est comme cela, les fantomes, dit gaiement Roland, ca va, ca vient; quelle chance, hein! que je sois revenu justement a l'heure ou il y a des fantomes a la chartreuse de Seillon. -- Oui, fit sir John, c'est bien heureux; seulement, etes-vous sur qu'il y en ait? -- Non; mais, apres-demain, je saurai a quoi m'en tenir la-dessus. -- Comment cela? -- Je compte passer la-bas la nuit de demain. -- Oh! dit l'Anglais, voulez-vous, moi, que j'aille avec vous? -- Ce serait avec plaisir; mais, par malheur, la chose est impossible. -- Impossible, oh! -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon cher hote. -- Impossible! Pourquoi? -- Connaissez-vous les moeurs des fantomes, milord? demanda gravement Roland. -- Non. -- Eh bien, je les connais, moi: les fantomes ne se montrent que dans certaines conditions. -- Expliquez-moi cela. -- Ainsi, par exemple, tenez, milord, en Italie, en Espagne, pays des plus superstitieux, eh bien, il n'y a pas de fantomes, ou, s'il y en a, dame, dame, c'est tous les dix ans, c'est tous les vingt ans, c'est tous les siecles. -- Et a quoi attribuez-vous cette absence de fantomes? -- Au defaut de brouillard, milord. --Ah! ah! -- Sans doute; vous comprenez bien l'atmosphere des fantomes, c'est le brouillard: en Ecosse, en Danemark, en Angleterre, pays de brouillards, on regorge de fantomes: on a le spectre du pere d'Hamlet, le spectre de Banquo, les ombres des victimes de Richard III. En Italie, vous n'avez qu'un spectre, celui de Cesar; et encore ou apparait-il a Brutus? A Philippes en Macedoine, en Thrace, c'est-a-dire dans le Danemark de la Grece, dans l'Ecosse de l'Orient, ou le brouillard a trouve moyen de rendre Ovide melancolique a ce point qu'il a intitule Tristes les vers qu'il y a faits. Pourquoi Virgile fait-il apparaitre l'ombre d'Anchise a Enee? Parce que Virgile est de Mantoue. Connaissez-vous Mantoue? un pays de marais, une vraie grenouillere, une fabrique de rhumatismes, une atmosphere de vapeurs, par consequent, un nid de fantomes! -- Allez toujours, je vous ecoute. -- Vous avez vu les bords du Rhin? -- Oui. -- L'Allemagne, n'est-ce pas? -- Oui. -- Encore un pays de fees, d'ondines, de sylphes et, par consequent, de fantomes (qui peut le plus, peut le moins) tout cela a cause du brouillard toujours; mais, en Italie, en Espagne, ou diable voulez-vous que les fantomes se refugient? Pas la plus petite vapeur... Aussi, si j'etais en Espagne ou en Italie, je ne tenterais meme pas l'aventure de demain. -- Tout cela ne me dit point pourquoi vous refusez ma compagnie, insista sir John. -- Attendez donc: je vous ai deja explique comment les fantomes ne se hasardent pas dans certains pays, parce qu'ils n'y trouvent pas certaines conditions atmospheriques; laissez-moi vous expliquer les chances qu'il faut se menager quand on desire en voir. -- Expliquez! expliquez! dit sir John; en verite, vous etes l'homme que j'aime le mieux entendre parler, Roland. Et sir John s'etendit a son tour dans un fauteuil, s'appretant a ecouter avec delices les improvisations de cet esprit fantasque, qu'il avait deja vu sous tant de faces depuis cinq ou six jours a peine qu'il le connaissait. Roland s'inclina en signe de remerciement. -- Eh bien, voici donc l'affaire, et vous allez comprendre cela, milord: j'ai tant entendu parler fantomes dans ma vie, que je connais ces gaillards-la comme si je les avais faits. Pourquoi les fantomes se montrent-ils? -- Vous me demandez cela? fit sir John. -- Oui, je vous le demande. -- Je vous avoue que, n'ayant pas etudie les fantomes comme vous, je ne saurais vous faire une reponse positive. -- Vous voyez bien! Les fantomes se montrent, mon cher lord, pour faire peur a celui auquel ils apparaissent. -- C'est incontestable. -- Parbleu! s'ils ne font pas peur a celui a qui ils apparaissent, c'est celui a qui ils apparaissent qui leur fait peur: temoin M. de Turenne, dont les fantomes se sont trouves etre des faux- monnayeurs. Connaissez-vous cette histoire-la? -- Non. -- Je vous la raconterai un autre jour; ne nous embrouillons pas. Voila pourquoi, lorsqu'ils se decident a apparaitre -- ce qui est rare -- voila pourquoi les fantomes choisissent les nuits orageuses, ou il fait des eclairs, du tonnerre, du vent: c'est leur mise en scene. -- Je suis force d'avouer que tout cela est on ne peut pas plus juste. -- Attendez! il y a certaines secondes ou l'homme le plus brave sent un frisson courir dans ses veines; du temps ou je n'avais pas un anevrisme, cela m'est arrive dix fois, quand je voyais briller sur ma tete l'eclair des sabres et que j'entendais gronder a mes oreilles le tonnerre des canons. Il est vrai que, depuis que j'ai un anevrisme, je cours ou l'eclair brille, ou le tonnerre gronde; mais j'ai une chance: c'est que les fantomes ne sachent pas cela, c'est que les fantomes croient que je puis avoir peur. -- Tandis que c'est impossible, n'est-ce pas? demanda sir John. -- Que voulez-vous? quand, au lieu d'avoir peur de la mort, on croit, a tort ou a raison, avoir un motif de chercher la mort, je ne sais pas de quoi l'on aurait peur; mais, je vous le repete, il est possible que les fantomes, qui savent beaucoup de choses cependant, ne sachent point cela. Seulement, ils savent ceci: c'est que le sentiment de la peur s'augmente ou diminue par la vue et par l'audition des objets exterieurs. Ainsi, par exemple, ou les fantomes apparaissent-ils de preference? dans les lieux obscurs, dans les cimetieres, dans les vieux cloitres, dans les ruines, dans les souterrains parce que deja l'aspect des localites a dispose l'ame a la peur. Apres quoi apparaissent-ils? apres des bruits de chaines, des gemissements, des soupirs, parce que tout cela n'a rien de bien recreatif; ils n'ont garde de venir au milieu d'une grande lumiere ou apres un air de contredanse; non, la peur est abime ou l'on descend marche a marche, jusqu'a ce que le vertige vous prenne, jusqu'a ce que le pied vous glisse, jusqu'a ce que vous tombiez les yeux fermes jusqu'au fond du precipice. Ainsi, lisez le recit de toutes les apparitions, voici comment les fantomes procedent: d'abord le ciel s'obscurcit, le tonnerre gronde, le vent siffle, les fenetres et les portes crient, la lampe, s'il y a une lampe dans la chambre de celui a qui ils tiennent a faire peur, la lampe petille, palit et s'eteint; obscurite complete! alors, dans l'obscurite, on entend des plaintes; des gemissements; des bruits de chaines, enfin la porte s'ouvre et le fantome apparait. Je dois dire que toutes les apparitions que j'ai, non pas vues, mais lues, se sont produites dans des circonstances pareilles. Voyons, est-ce bien cela, sir John? -- Parfaitement. -- Et avez-vous jamais vu qu'un fantome ait apparu a deux personnes a la fois? -- En effet, je ne l'ai jamais lu, ni entendu dire. -- C'est tout simple, mon cher lord: a deux, vous comprenez, on n'a pas peur; la peur, c'est une chose mysterieuse, etrange, independante de la volonte, pour laquelle il faut l'isolement, les tenebres, la solitude. Un fantome n'est pas plus dangereux qu'un boulet de canon. Eh bien, est-ce qu'un soldat a peur d'un boulet de canon, le jour, quand il est en compagnie de ses camarades, quand il sent les coudes a gauche? Non, il va droit a la piece, il est tue ou il tue: c'est ce que ne veulent pas les fantomes; c'est ce qui fait qu'ils n'apparaissent pas a deux personnes a la fois! c'est ce qui fait que je veux aller seul a la chartreuse, milord; votre presence empecherait le fantome le plus resolu de paraitre. Si je n'ai rien vu, ou si j'ai vu quelque chose qui en vaille la peine, eh bien, ce sera votre tour apres demain. Le marche vous convient-il? -- A merveille! Mais pourquoi n'irais-je pas le premier? -- Ah! d'abord, parce que l'idee ne vous en est pas venue, et que c'est bien le moins que j'aie le benefice de mon idee; ensuite, parce que je suis du pays, que j'etais lie avec tous ces bons moines de leur vivant, et qu'il y a dans cette liaison une chance de plus qu'ils m'apparaissent apres leur mort; enfin, parce que, connaissant les localites, s'il faut fuir ou poursuivre, je me tirerai mieux que vous de l'agression ou de la retraite. Tout cela vous parait-il juste, mon cher lord? -- On ne peut plus juste, oui; mais, moi, j'irai le lendemain? -- Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, toutes les nuits si vous voulez; ce a quoi je tiens, c'est a la primeur. Maintenant, continua Roland en se levant, c'est entre vous et moi, n'est-ce pas? Pas un mot a qui que ce soit au monde; les fantomes pourraient etre prevenus et agir en consequence. Il ne faut pas nous faire rouler par ces gaillards-la, ce serait trop grotesque. -- Soyez tranquille. Vous prendrez des armes, n'est-ce pas? -- Si je croyais n'avoir affaire qu'a des fantomes, j'irais les deux mains dans mes poches, et rien dans les goussets; mais, comme je vous disais tout a l'heure, je me rappelle les faux-monnayeurs de M. de Turenne, et je prendrai des pistolets. -- Voulez-vous les miens? -- Non, merci; ceux-la, quoiqu'ils soient bons, j'ai a peu pres resolu de ne m'en servir jamais. Puis, avec un sourire dont il serait impossible de rendre l'amertume: -- Ils me portent malheur, ajouta Roland. Bonne nuit, milord! Il faut que je dorme les poings fermes, cette nuit, pour ne pas avoir envie de dormir demain. Et, apres avoir secoue energiquement la main de l'Anglais, il sortit de la chambre de celui-ci et rentra dans la sienne. Seulement, en rentrant dans la sienne, une chose le frappa: c'est qu'il retrouvait ouverte sa porte, qu'il etait sur d'avoir laissee fermee. Mais il fut a peine entre, que la vue de sa soeur lui expliqua ce changement. -- Tiens! fit-il moitie etonne, moitie inquiet, c'est toi, Amelie? -- Oui, c'est moi, fit la jeune fille. Puis, s'approchant de son frere et lui donnant son front a baiser. -- Tu n'iras pas, dit-elle d'un ton suppliant, n'est-ce pas, mon ami? -- Ou cela? demanda Roland. -- A la chartreuse. -- Bon? et qui t'a dit que j'y allais? -- Oh! lorsqu'on te connait, comme c'est difficile a deviner! -- Et pourquoi veux-tu que je n'aille pas a la chartreuse? -- Je crains qu'il ne t'arrive un malheur. -- Ah ca! tu crois donc aux fantomes, toi? dit Roland en fixant son regard sur celui d'Amelie. Amelie baissa les yeux, et Roland sentit la main de sa soeur trembler dans la sienne. -- Voyons, dit Roland, Amelie, celle qu'autrefois j'ai connue, du moins, la fille du general de Montrevel, la soeur de Roland, est trop intelligente pour subir des terreurs vulgaires; il est impossible que tu croies a ces contes d'apparitions, de chaines, de flammes, de spectres, de fantomes. -- Si j'y croyais, mon ami, mes craintes seraient moins grandes: si les fantomes existent, ce sont des ames depouillees de leur corps, et, par consequent, qui ne peuvent sortir du tombeau avec les haines de la matiere; or, pourquoi un fantome te hairait-il, toi, Roland, qui n'as jamais fait de mal a personne? -- Bon! tu oublies ceux que j'ai tues a l'armee ou en duel. Amelie secoua la tete. -- Je ne crains pas ceux-la. -- Que crains-tu donc, alors? La jeune fille leva sur Roland. ses beaux yeux tout mouilles de larmes, et, se jetant dans les bras de son frere: -- Je ne sais, dit-elle, Roland; mais, que veux-tu! je crains! Le jeune homme, par une legere violence, releva la tete qu'Amelie cachait dans sa poitrine, et, baisant doucement et tendrement ses longues paupieres: -- Tu ne crois pas que ce soient des fantomes que j'aurai demain a combattre, n'est-ce pas? demanda-t-il. -- Mon frere, ne va pas a la chartreuse! insista Amelie d'un ton suppliant, en eludant la question. -- C'est notre mere qui t'a chargee de me demander cela: avoue-le, Amelie. -- Oh! mon frere, non, ma mere ne m'en a pas dit un mot; c'est moi qui ai devine que tu voulais y aller. -- Eh bien, si je voulais y aller, Amelie, dit Roland d'un ton ferme, tu dois savoir une chose, c'est que j'irais. -- Meme si je t'en prie a mains jointes, mon frere? dit Amelie avec un accent presque douloureux, meme si je t'en prie a genoux? Et elle se laissa glisser aux pieds de son frere. -- Oh! femmes! femmes! murmura Roland, inexplicables creatures dont les paroles sont un mystere, dont la bouche ne dit jamais les secrets du coeur, qui pleurent, qui prient, qui tremblent, pourquoi? Dieu le sait! mais nous autres hommes, jamais! J'irai, Amelie, parce que j'ai resolu d'y aller, et que, quand j'ai pris une fois une resolution, nulle puissance au monde n'a le pouvoir de m'en faire changer. Maintenant, embrasse-moi, ne crains rien, et je te dirai tout bas un grand secret. Amelie releva la tete, fixant sur Roland un regard a la fois interrogateur et desespere. -- J'ai reconnu depuis plus d'un an, repondit le jeune homme, que j'ai le malheur de ne pouvoir mourir; rassure-toi donc et sois tranquille. Roland prononca ces paroles d'un ton si douloureux, qu'Amelie, qui jusque-la etait parvenue a retenir ses larmes, rentra chez elle en eclatant en sanglots. Le jeune officier apres s'etre assure que sa soeur avait referme sa porte, referma la sienne en murmurant: -- Nous verrons bien qui se lassera enfin, de moi ou de la destinee. XVI -- LE FANTOME Le lendemain, a l'heure a peu pres a laquelle nous venons de quitter Roland, le jeune officier, apres s'etre assure que tout le monde etait couche au chateau des Noires-Fontaines, entrouvrit doucement sa porte, descendit l'escalier en retenant sa respiration, gagna le vestibule, tira sans bruit les verrous de la porte d'entree, descendit le perron, se retourna pour s'assurer que tout etait bien tranquille, et, rassure par l'obscurite des fenetres, il attaqua bravement la grille. La grille, dont les gonds avaient, selon toute probabilite, ete huiles dans la journee, tourna sans faire entendre le moindre grincement, et se referma comme elle s'etait ouverte, apres avoir donne passage a Roland, qui s'avanca rapidement alors dans la direction du chemin de Pont-d'Ain a Bourg. A peine eut-il fait cent pas que la cloche de Saint-Just tinta un coup: celle de Montagnat lui repondit comme un echo de bronze; dix heures et demie sonnaient. Au pas dont marchait le jeune homme, il lui fallait a peine vingt minutes pour atteindre la chartreuse de Seillon, surtout si, au lieu de contourner le bois, il prenait le sentier qui conduisait droit au monastere. Roland etait trop familiarise depuis sa jeunesse avec les moindres laies de la foret de Seillon pour allonger inutilement son chemin de dix minutes. Il prit donc sans hesiter a travers bois, et, au bout de cinq minutes, il reparut de l'autre cote de la foret. Arrive la, il n'avait plus a traverser qu'un bout de plaine pour etre arrive au mur du verger du cloitre. Ce fut l'affaire de cinq autres minutes a peine. Au pied du mur, il s'arreta, mais ce fut pour quelques secondes. Il degrafa son manteau, le roula en tampon et le jeta par-dessus le mur. Son manteau ote, il resta avec une redingote de velours, une culotte de peau blanche et des bottes a retroussis. La redingote etait serree autour du corps par une ceinture dans laquelle etaient passes deux pistolets. Un chapeau a larges bords couvrait son visage et le voilait d'ombre. Avec la meme rapidite qu'il s'etait debarrasse du vetement qui pouvait le gener pour franchir le mur, il se mit a l'escalader. Son pied chercha une jointure qu'il n'eut pas de peine a trouver; il s'elanca, saisit la crete du chaperon, et retomba de l'autre cote sans avoir meme touche le faite de ce mur, par-dessus lequel il avait bondi. Il ramassa son manteau, le rejeta sur ses epaules, l'agrafa de nouveau, et, a travers le verger, gagna a grands pas une petite porte qui servait de communication entre le verger et le cloitre. Comme il franchissait le seuil de cette petite porte, onze heures sonnaient. Roland s'arreta, compta les coups, fit lentement le tour du cloitre, regardant et ecoutant. Il ne vit rien et n'entendit pas le moindre bruit. Le monastere offrait l'image de la desolation et de la solitude; toutes les portes etaient ouvertes: celles des cellules, celle de la chapelle, celle du refectoire. Dans le refectoire, immense piece ou les tables etaient encore dressees, Roland vit voleter cinq ou six chauves-souris; une chouette effrayee s'echappa par une fenetre brisee, se percha sur un arbre a quelques pas de la et fit entendre son cri funebre. -- Bon! dit tout haut Roland, je crois que c'est ici que je dois etablir mon quartier general; chauves-souris et chouettes sont l'avant-garde des fantomes. Le son de cette voix humaine, s'elevant du milieu de cette solitude, de ces tenebres et de cette desolation, avait quelque chose d'insolite et de lugubre qui eut fait frissonner celui-la meme qui venait de parler, si Roland, comme il l'avait dit lui- meme, n'avait pas eu une ame inaccessible a la peur. Il chercha un point d'ou il put du regard embrasser toute la salle: une table isolee, placee sur une espece d'estrade, a l'une des extremites du refectoire, et qui avait sans doute servi au superieur du couvent, soit pour faire une lecture pieuse pendant le repas, soit pour prendre son repas separe des autres freres, lui parut un lieu d'observation reunissant tous les avantages qu'il pouvait desirer. Appuye au mur, il ne pouvait etre surpris par derriere, et, de la, son regard, lorsqu'il serait habitue aux tenebres, dominerait tous les points de la salle. Il chercha un siege quelconque et trouva, renverse a trois pas de la table, l'escabeau qui avait du etre celui du convive ou du lecteur isole. Il s'assit devant la table, detacha son manteau pour avoir toute liberte dans ses mouvements, prit ses pistolets a sa ceinture, en disposa un devant lui, et, frappant trois coups sur la table avec la crosse de l'autre: -- La seance est ouverte, dit-il a haute voix, les fantomes peuvent venir. Ceux qui, la nuit, traversant a deux des cimetieres ou des eglises, ont quelquefois eprouve, sans s'en rendre compte, ce supreme besoin de parler bas et religieusement, qui s'attache a certaines localites, ceux-la seuls comprendront quelle etrange impression eut produite, sur celui qui l'eut entendue, cette voix railleuse et saccadee troublant la solitude et les tenebres. Elle vibra un instant dans l'obscurite, qu'elle fit en quelque sorte tressaillir; puis elle s'eteignit et mourut sans echo, s'echappant a la fois par toutes ces ouvertures que les ailes du temps avaient faites sur son passage. Comme il s'y etait attendu, les yeux de Roland s'etaient habitues aux tenebres, et maintenant, grace a la pale lumiere de la lune, qui venait de se lever, et qui penetrait dans le refectoire en longs rayons blanchatres, par les fenetres brisees, pouvait voir distinctement d'un bout a l'autre de l'immense chambre. Quoique evidemment, a l'interieur comme a l'exterieur, Roland fut sans crainte, il n'etait pas sans defiance, et son oreille percevait les moindres bruits. II entendit sonner la demie. Malgre lui, le timbre le fit tressaillir; il venait de l'eglise meme du couvent. Comment, dans cette ruine ou tout etait mort, l'horloge, cette pulsation du temps, etait-elle demeuree vivante? -- Oh! oh! dit Roland, voila qui m'indique que je verrai quelque chose. Ces paroles furent presque un aparte; la majeste des lieux et du silence agissait sur ce coeur petri d'un bronze aussi dur que celui qui venait de lui envoyer cet appel du temps contre l'eternite. Les minutes s'ecoulerent les unes apres les autres; sans doute un nuage passait entre la lune et la terre, car il semblait a Roland que les tenebres s'epaississaient. Puis il lui semblait, a mesure que minuit s'approchait, entendre mille bruits a peine perceptibles, confus et differents, qui, sans doute, venaient de ce monde nocturne qui s'eveille quand l'autre s'endort. La nature n'a pas voulu qu'il y eut suspension dans la vie, meme pour le repos; elle a fait son univers nocturne comme elle a fait son monde du jour, depuis le moustique bourdonnant au chevet du dormeur, jusqu'au lion rodant autour du _douar_ de l'Arabe. Mais, Roland, veilleur des camps, sentinelle perdue dans le desert, Roland chasseur, Roland soldat, connaissait tous ces bruits; ces bruits ne le troublaient donc pas, lorsque, tout a coup, a ces bruits vint se meler de nouveau le timbre de l'horloge vibrant pour la seconde fois au-dessus de sa tete. Cette fois, c'etait minuit; il compta les douze coups les uns apres les autres. Le dernier se fit entendre, frissonna dans l'air comme un oiseau aux ailes de bronze, puis s'eteignit lentement, tristement, douloureusement. En meme temps, il sembla, au jeune homme qu'il entendait une plainte. Roland tendit l'oreille du cote d'ou venait le bruit. La plainte se fit entendre plus rapprochee. Il se leva, mais les mains appuyees sur la table et ayant sous la paume de chacune de ses mains la crosse d'un pistolet. Un frolement pareil a celui d'un drap ou d'une robe qui trainerait sur l'herbe, se fit entendre a sa gauche, a dix pas de lui. II se redressa comme mu par un ressort. Au meme moment, une ombre apparut au seuil de la salle immense. Cette ombre ressemblait a une de ces vieilles statues couchees sur les sepulcres; elle etait enveloppee d'un immense linceul qui trainait derriere elle. Roland douta un instant de lui-meme. La preoccupation de son esprit lui faisait-elle voir ce qui n'etait pas? etait-il la dupe de ses sens, le jouet de ces hallucinations que la medecine constate, mais ne peut expliquer? Une plainte poussee par le fantome fit evanouir ses doutes. -- Ah! par ma foi! dit-il en eclatant de rire, a nous deux, ami spectre! Le spectre s'arreta et etendit la main vers le jeune officier. -- Roland! Roland, dit le spectre d'une voix sourde, ce serait une pitie que de ne pas poursuivre les morts dans le tombeau ou tu les as fait descendre. Et le spectre continua son chemin sans hater le pas. Roland, un instant etonne, descendit de son estrade et se mit resolument a la poursuite du fantome. Le chemin etait difficile, encombre qu'il se presentait de pierres, de bancs mis en travers, de tables renversees. Et cependant on eut dit qu'a travers tous ces obstacles un sentier invisible etait trace pour le spectre, qui marchait du meme pas sans que rien l'arretat. Chaque fois qu'il passait devant une fenetre, la lumiere exterieure, si faible qu'elle fut, se reflechissait sur ce linceul, et le fantome dessinait ses contours, qui, la fenetre franchie, se perdaient dans l'obscurite pour reparaitre bientot et se perdre encore. Roland, l'oeil fixe sur celui qu'il poursuivait, craignant de le perdre de vue s'il en detachait un instant son regard, ne pouvait interroger du regard ce chemin si facile au spectre et si herisse d'obstacles pour lui. A chaque pas, il trebuchait; le fantome gagnait sur lui. Le fantome arriva pres de la porte opposee a celle par laquelle il etait entre, Roland vit s'ouvrir l'entree d'un corridor obscur; il comprit que l'ombre allait lui echapper. -- Homme ou spectre, voleur ou moine, dit-il, arrete, ou je fais feu! -- On ne tue pas deux fois le meme corps, et la mort, tu le sais bien, continua le fantome d'une voix sourde, n'a pas de prise sur les ames. -- Qui es-tu donc? demanda Roland. -- Je suis le spectre de celui que tu as violemment arrache de ce monde. Le jeune officier eclata de rire, de son rire strident et nerveux rendu plus effrayant encore dans les tenebres. -- Par ma foi, dit-il, si tu n'as pas d'autre indication a me donner, je ne prendrai pas meme la peine de chercher, je t'en previens. -- Rappelle-toi la fontaine de Vaucluse, dit le fantome avec un accent si faible, que cette phrase sembla sortir de sa bouche plutot comme un soupir que comme des paroles articulees. Un instant, Roland sentit, non pas son coeur faiblir, mais la sueur perler a son front; par une reaction sur lui-meme, il reprit sa force, et, d'une voix menacante: -- Une derniere fois, apparition ou realite, cria-t-il, je te previens que, si tu ne m'attends pas, je fais feu. Le spectre fut sourd et continua son chemin. Roland s'arreta une seconde pour viser: le spectre etait a dix pas de lui: Roland avait la main sure, c'etait lui-meme qui avait glisse la balle dans le pistolet, un instant auparavant; il venait de passer la baguette dans les canons pour s'assurer qu'ils etaient charges. Au moment ou le spectre se dessinait de toute sa hauteur, blanc, sous la voute sombre du corridor, Roland fit feu. La flamme illumina comme un eclair le corridor, dans lequel continua de s'enfoncer le spectre, sans hater ni ralentir le pas. Puis tout rentra dans une obscurite d'autant plus profonde que la lumiere avait ete plus vive. Le spectre avait disparu sous l'arcade sombre. Roland s'y elanca a sa poursuite, tout en faisant passer son second pistolet dans sa main droite. Mais, si court qu'eut ete le temps d'arret, le fantome avait gagne du chemin; Roland le vit au bout du corridor, se dessinant cette fois en vigueur sur l'atmosphere grise de la nuit. Il doubla le pas et arriva a l'extremite du corridor au moment ou le spectre disparaissait derriere la porte de la citerne. Roland redoubla de vitesse; arrive sur le seuil de la porte, il lui sembla que le spectre s'enfoncait dans les entrailles de la terre. Cependant tout le torse etait encore visible. -- Fusses-tu le demon, dit Roland, je te rejoindrai. Et il lacha son second coup de pistolet, qui emplit de flamme et de fumee le caveau dans lequel s'etait englouti le spectre. Quand la fumee fut dissipee, Roland chercha vainement; il etait seul. Roland se precipita dans le caveau en hurlant de rage; il sonda les murs de la crosse de ses pistolets, il frappa le sol du pied: partout le sol et la pierre rendirent ce son mat des objets solides. Il essaya de percer l'obscurite du regard; mais c'etait chose impossible: le peu de lumiere que laissait filtrer la lune s'arretait aux premieres marches de la citerne. -- Oh! s'ecria Roland, une torche! une torche! Personne ne lui repondit; le seul bruit qui se fit entendre etait le murmure de la source coulant a trois pas de lui. Il vit qu'une plus longue recherche serait inutile, sortit du caveau, tira de sa poche une poire a poudre, deux balles tout enveloppees dans du papier, et rechargea vivement ses pistolets. Puis il reprit le chemin qu'il venait de suivre, retrouva le couloir sombre, au bout du couloir le refectoire immense, et alla reprendre, a l'extremite de la salle muette, la place qu'il avait quittee pour suivre le fantome. La, il attendit. Mais les heures de la nuit sonnerent successivement jusqu'a ce qu'elles devinssent les heures matinales et que les premiers rayons du jour teignissent de leurs tons blafards les murailles du cloitre. -- Allons, murmura Roland, c'est fini pour cette nuit; peut-etre une autre fois serai-je plus heureux. Vingt minutes apres, il rentrait au chateau des Noires-Fontaines. XVII -- PERQUISITION Il ne pouvait point se figurer que sa soeur craignit pour un autre que lui. Amelie s'elanca hors de sa chambre, avec son peignoir de nuit. Il etait facile de voir, a la paleur de son teint, au cercle de bistre s'etendant jusqu'a la moitie de sa joue, qu'elle n'avait pas ferme l'oeil de la nuit. -- Il ne t'est rien arrive, Roland? s'ecria-t-elle en serrant son frere dans ses bras et en le tatant avec inquietude. -- Rien. -- Ni a toi ni a personne? -- Ni a moi ni a personne. -- Et tu n'as rien vu? -- Je ne dis pas cela, fit Roland. -- Qu'as-tu vu, mon Dieu? -- Je te raconterai cela plus tard; en attendant, tant tues que blesses, il n'y a personne de mort. -- Ah! je respire. -- Maintenant, si j'ai un conseil a te donner, petite soeur, c'est d'aller te mettre gentiment dans ton lit et de dormir, si tu peux, jusqu'a l'heure du dejeuner. Je vais faire autant, et je te promets que l'on n'aura pas besoin de me bercer pour m'endormir: bonne nuit ou plutot bon matin! Roland embrassa tendrement sa soeur, et, en affectant de siffloter insoucieusement un air de chasse, il monta l'escalier du second etage. Sir John l'attendait franchement dans le corridor. Il alla droit au jeune homme. -- Eh bien? lui demanda-t-il. -- Eh bien, je n'ai point fait completement buisson creux. -- Vous avez vu un fantome? -- J'ai vu quelque chose, du moins, qui y ressemblait beaucoup. -- Vous allez me raconter cela. -- Oui, je comprends, vous ne dormiriez pas ou vous dormiriez mal; voici en deux mots la chose telle qu'elle s'est passee... Et Roland fit un recit exact et circonstancie de l'aventure de la nuit. -- Bon! dit sir John quand Roland eut acheve, j'espere que vous en avez laisse pour moi? -- J'ai meme peur, dit Roland, de vous avoir laisse le plus dur. Puis, comme sir John insistait, revenant sur chaque detail, se faisant indiquer la disposition des localites: -- Ecoutez, dit Roland; aujourd'hui, apres dejeuner, nous irons faire a la chartreuse une visite de jour, ce qui ne vous empechera point d'y faire votre station de nuit; au contraire, la visite de jour vous servira a etudier les localites. Seulement, ne dites rien a personne. -- Oh! fit sir John, ai-je donc l'air d'un bavard? -- Non, c'est vrai, dit Roland en riant; ce n'est pas vous, milord, qui etes un bavard, c'est moi qui suis un niais. Et il rentra dans sa chambre. Apres le dejeuner, les deux hommes descendirent les pentes du jardin comme pour aller faire une promenade aux bords de la Reyssouse, puis ils appuyerent a gauche, remonterent au bout de quarante pas, gagnerent la grande route, traverserent le bois, et se trouverent au pied du mur de la chartreuse, a l'endroit meme ou la veille Roland l'avait escalade. -- Milord, dit Roland, voici le chemin. -- En bien, fit sir John, prenons-le. Et lentement, mais avec une admirable force de poignet qui indiquait un homme possedant a fond sa gymnastique, l'Anglais saisit le chaperon du mur, s'assit sur le faite, et se laissa retomber de l'autre. Roland le suivit avec la prestesse d'un homme qui n'en etait point a son coup d'essai. Tous deux se trouverent de l'autre cote. L'abandon etait encore plus visible de jour que la nuit. L'herbe avait pousse partout dans les allees et montait jusqu'aux genoux; les escaliers etaient envahis par des vignes devenues si epaisses, que le raisin n'y pouvait murir sous l'ombre des feuilles; en plusieurs endroits, le mur etait degrade, et le lierre, ce parasite bien plus que cet ami des ruines, commencait a s'etendre de tous cotes. Quant aux arbres en plein vent, pruniers, pechers, abricotiers, ils avaient pousse avec la liberte des hetres et des chenes de la foret, dont ils semblaient envier la hauteur et l'epaisseur, et la seve, tout entiere absorbee par les branches aux jets multiples et vigoureux, ne donnait que des fruits rares et mal venus. Deux ou trois fois, au mouvement des longues herbes agitees devant eux, sir John et Roland devinerent que la couleuvre, cette hotesse rampante de la solitude, avait etabli la son domicile et fuyait tout etonnee qu'on la derangeat. Roland conduisit son ami droit a la porte donnant du verger dans le cloitre; mais, avant d'entrer dans le cloitre, il jeta les yeux sur le cadran de l'horloge; l'horloge, qui marchait la nuit, etait arretee le jour. Du cloitre, il passa dans le refectoire: la, le jour lui revela sous leur veritable aspect les objets que l'obscurite avait revetus des formes fantastiques de la nuit. Roland montra a sir John l'escabeau renverse, la table rayee sous les batteries des pistolets, la porte par laquelle etait entre le fantome. Il suivit, avec l'Anglais, le chemin qu'il avait suivi a la piste du fantome; il reconnut les obstacles qui l'avaient arrete, mais qui etaient faciles a franchir pour quelqu'un qui d'avance aurait pris connaissance de la localite. Arrive a l'endroit ou il avait fait feu, il retrouva les bourres, mais il chercha inutilement la balle. Par la disposition du corridor, fuyant en biais, il etait cependant impossible, si la balle n'avait pas laisse de traces sur la muraille, qu'elle n'eut point atteint le fantome. Et cependant, si le fantome avait ete atteint et presentait un corps solide, comment se faisait-il que ce corps fut reste debout? comment, au moins, n'avait-il point ete blesse? et comment, ayant ete blesse, ne trouvait-on sur le sol aucune trace de sang? Or, il n'y avait ni trace de sang ni trace de balle. Lord Tanlay n'etait pas loin d'admettre que son ami eut eu affaire a un spectre veritable. -- On est venu depuis moi, dit Roland, et l'on a ramasse la balle. -- Mais, si vous avez tire sur un homme, comment la balle n'est- elle pas entree? -- Oh! c'est bien simple, l'homme avait une cotte de mailles sous son linceul. C'etait possible: cependant, sir John secoua la tete en signe de doute; il aimait mieux croire a un evenement surnaturel, cela le fatiguait moins. L'officier et lui continuerent leur investigation. On arriva au bout du corridor, et l'on se trouva a l'autre extremite du verger. C'etait la que Roland avait revu son spectre, un instant disparu sous la voute sombre. Il alla droit a la citerne; il semblait suivre encore le fantome, tant il hesitait peu. La, il comprit l'obscurite de la nuit devenue plus intense encore par l'absence de tout reflet exterieur: a peine y voyait-on pendant le jour. Roland tira de dessous son manteau deux torches d'un pied de long, prit un briquet, y alluma de l'amadou, et a l'amadou une allumette. Les deux torches flamberent. Il s'agissait de decouvrir le passage par ou le fantome avait disparu. Roland et sir John approcherent les torches du sol. La citerne etait pavee de grandes dalles de liais qui semblaient parfaitement jointes les unes aux autres. Roland cherchait sa seconde balle avec autant de persistance qu'il avait cherche la premiere. Une pierre se trouvait sous ses pieds, il repoussa la pierre et apercut un anneau scelle dans une des dalles. Sans rien dire, Roland passa sa main dans l'anneau, s'arc-bouta sur ses pieds et tira a lui. La dalle tourna sur son pivot avec une facilite qui indiquait qu'elle operait souvent la meme manoeuvre. En tournant, elle decouvrit l'entree du souterrain. -- Ah! fit Roland, voici le passage de mon spectre. Et il descendit dans l'ouverture beante. Sir John le suivit. Ils firent le meme trajet qu'avait fait Morgan lorsqu'il etait revenu rendre compte de son expedition; au bout du souterrain, ils trouverent la grille donnant sur les caveaux funeraires. Roland secoua la grille; la grille n'etait point fermee, elle ceda. Ils traverserent le cimetiere souterrain et atteignirent l'autre grille; comme la premiere, elle etait ouverte. Roland marchant toujours le premier, ils monterent quelques marches et se trouverent dans le choeur de la chapelle ou s'etait passee la scene que nous avons racontee entre Morgan et les compagnons de Jehu. Seulement, les stalles etaient vides, le choeur etait solitaire, et l'autel, degrade par l'abandon du culte, n'avait plus ni ses cierges flamboyants, ni sa nappe sainte. Il etait evident pour Roland que la avait abouti la course du faux fantome, que sir John s'obstinait a croire veritable. Mais, que le fantome fut vrai ou faux, sir John avouait que c'etait la en effet que sa course avait du aboutir. Il reflechit un instant, puis, apres cet instant de reflexion: -- Eh bien, dit l'Anglais, puisque c'est a mon tour a veiller ce soir, puisque j'ai le droit de choisir la place ou je veillerai, je veillerai la, dit-il. Et il montra une espece de table formee au milieu du choeur par le pied de chene qui supportait autrefois l'aile du lutrin. -- En effet, dit Roland avec la meme insouciance que s'il se fut agi de lui-meme, vous ne serez pas mal la; seulement, comme ce soir vous pourriez trouver la pierre scellee et les deux grilles fermees, nous allons chercher une issue qui vous conduise, directement ici. Au bout de cinq minutes, l'issue etait trouvee. La porte d'une ancienne sacristie s'ouvrait sur le choeur, et, de cette sacristie, une fenetre degradee donnait passage dans la foret. Les deux hommes sortirent par la fenetre et se trouverent dans le plus epais du bois, juste a vingt pas de l'endroit ou ils avaient tue le sanglier. -- Voila notre affaire, dit Roland; seulement, mon cher lord, comme vous ne vous retrouveriez pas de nuit dans cette foret ou l'on a deja assez de mal a se retrouver de jour, je vous accompagnerai jusqu'ici. -- Oui, mais, moi entre, vous vous retirez aussitot, dit l'Anglais; je me souviens de ce que vous m'avez dit touchant la susceptibilite des fantomes: vous sachant a quelques pas de moi, ils pourraient hesiter a apparaitre, et, puisque vous en avez vu un, je veux aussi en voir un au moins. -- Je me retirerai, repondit Roland, soyez tranquille; seulement, ajouta-t-il en riant, je n'ai qu'une peur. -- Laquelle? -- C'est qu'en votre qualite d'Anglais et d'heretique; ils ne soient mal a l'aise avec vous. -- Oh! dit sir John gravement, quel malheur que je n'aie pas le temps d'abjurer d'ici a ce soir! Les deux amis avaient vu tout ce qu'ils avaient a voir: en consequence, ils revinrent au chateau. Personne, pas meme Amelie, n'avait paru soupconner dans leur promenade autre chose qu'une promenade ordinaire. La journee se passa donc sans questions et meme sans inquietudes apparentes: d'ailleurs, au retour des deux amis, elle etait deja bien avancee. On se mit a table, et, a la grande joie d'Edouard, on projeta une nouvelle chasse. Cette chasse fit les frais de la conversation pendant le diner et pendant une partie de la soiree. A dix heures, comme d'habitude, chacun etait rentre dans sa chambre, seulement Roland etait dans celle de sir John. La difference des caracteres eclatait visiblement dans les preparatifs: Roland avait fait les siens joyeusement, comme pour une partie de plaisir; sir John faisait les siens gravement, comme pour un duel. Les pistolets furent charges avec le plus grand soin et passes a la ceinture de l'Anglais, et, au lieu d'un manteau qui pouvait gener ses mouvements, ce fut une grande redingote a collet qu'il endossa par-dessus son habit. A dix heures et demie, tous deux sortirent avec les memes precautions que Roland avait prises pour lui tout seul. A onze heures moins cinq minutes, ils etaient au pied de la fenetre degradee, mais a laquelle des pierres tombees de la voute pouvaient servir de marchepied. La, ils devaient, selon leurs conventions, se separer. Sir John rappela ces conditions a Roland: -- Oui, dit le jeune homme, avec moi, milord, une fois pour toutes, ce qui est convenu est convenu; seulement, a mon tour, une recommandation. -- Laquelle? -- Je n'ai pas retrouve les balles parce que l'on est venu les enlever; on est venu les enlever pour que je ne visse pas l'empreinte qu'elles avaient conservee sans doute. -- Et, dans votre opinion, quelle empreinte eussent-elles conservee? -- Celle des chainons d'une cotte de mailles; mon fantome etait un homme cuirasse. -- Tant pis, dit sir John, j'aimais fort le fantome, moi. Puis, apres un moment de silence ou un soupir de l'Anglais exprimait son regret profond d'etre force de renoncer au spectre: -- Et votre recommandation? dit-il. -- Tirez au visage. L'Anglais fit un signe d'assentiment, serra la main du jeune officier, escalada les pierres, entra dans la sacristie, et disparut. -- Bonne nuit! lui cria Roland. Et, avec cette insouciance du danger qu'en general un soldat a pour lui-meme et pour ses compagnons, Roland, comme il l'avait promis a sir John, reprit le chemin du chateau des Noires- Fontaines. XVIII -- LE JUGEMENT Le lendemain, Roland, qui n'etait parvenu a s'endormir que vers deux heures du matin, s'eveilla a sept heures. En s'eveillant, il reunit ses souvenirs epars, se rappela ce qui s'etait passe la veille, entre lui et sir John, et s'etonna qu'a son retour l'Anglais ne l'eut point eveille. Il s'habilla vivement et alla, au risque de le reveiller au milieu de son premier sommeil, frapper a la porte de la chambre de sir John. Mais sir John ne repondit point. Roland frappa plus fort. Meme silence. Cette fois, un peu d'inquietude se melait a la curiosite de Roland. La clef etait en dehors; le jeune officier ouvrit la porte et plongea dans la chambre un regard rapide. Sir John n'etait point dans la chambre, sir John n'etait point rentre. Le lit etait intact. Qu'etait-il donc arrive? Il n'y avait pas un instant a perdre, et, avec la rapidite de resolution que nous connaissons a Roland, on devine qu'il ne perdit pas un instant. Il s'elanca dans sa chambre, acheva de s'habiller, mit son couteau de chasse a sa ceinture, son fusil en bandouliere, et sortit. Personne n'etait encore eveille, sinon la femme de chambre. Roland la rencontra sur l'escalier: -- Vous direz a madame de Montrevel, dit-il, que je suis sorti pour faire un tour dans la foret de Seillon avec mon fusil; qu'on ne soit pas inquiet si milord et moi ne rentrions pas precisement a l'heure du dejeuner. Et Roland s'elanca rapidement hors du chateau. Dix minutes apres, il etait pres de la fenetre ou, la veille, a onze heures du soir, il avait quitte lord Tanlay. Il ecouta: on n'entendait aucun bruit a l'interieur; a l'exterieur seulement, l'oreille d'un chasseur pouvait reconnaitre toutes ces rumeurs matinales que fait le gibier dans les bois. Roland escalada la fenetre avec son agilite ordinaire et s'elanca de la sacristie dans le choeur. Un regard lui suffit pour s'assurer que non seulement le choeur, mais le vaisseau entier de la petite chapelle, etait vide. Les fantomes avaient-ils fait suivre a l'Anglais le chemin oppose a celui qu'il avait suivi lui-meme? C'etait possible. Roland passa rapidement derriere l'autel, gagna la grille des caveaux: la grille etait ouverte. Il s'engagea dans le cimetiere souterrain. L'obscurite l'empechait de voir dans ses profondeurs. Il appela a trois reprises sir John; personne ne lui repondit. Il gagna l'autre grille donnant dans le souterrain; elle etait ouverte comme la premiere. Il s'engagea dans le passage voute. Seulement, la, comme il eut ete impossible, au milieu des tenebres, de se servir de son fusil, il le passa en bandouliere et mit le couteau de chasse a la main. En tatonnant, il s'enfonca toujours davantage sans rencontrer personne, et, au fur et a mesure qu'il allait en avant, l'obscurite redoublait, ce qui indiquait que la dalle de la citerne etait fermee. Il arriva ainsi a la premiere marche de l'escalier, monta jusqu'a ce qu'il touchat la dalle tournante avec sa tete, fit un effort, la dalle tourna. Roland revit le jour. Il s'elanca dans la citerne. La porte qui donnait sur le verger etait ouverte; Roland sortit par cette porte, traversa la partie du verger qui se trouvait entre la citerne et le corridor, a l'autre extremite duquel il avait fait feu sur son fantome. Il traversa le corridor et se trouva dans le refectoire. Le refectoire etait vide. Comme il avait fait dans le souterrain funebre, Roland appela trois fois sir John. L'echo etonne, qui semblait avoir desappris les sons de la parole humaine, lui repondit seul en balbutiant. Il n'etait point probable que sir John fut venu de ce cote; il fallait retourner au point de depart. Roland repassa par le meme chemin et se retrouva dans le choeur de la chapelle. C'etait la que sir John avait du passer la nuit, c'etait la qu'on devait retrouver sa trace. Roland s'avanca dans le choeur. A peine y fut-il, qu'un cri s'echappa de sa poitrine. Une large tache de sang s'etendait a ses pieds et tachait les dalles du choeur. De l'autre cote du choeur, a quatre pas de celle qui rougissait le marbre a ses pieds, il y avait une seconde tache non moins large, non mois rouge, non moins recente, et qui semblait faire le pendant de la premiere. Une de ces taches etait a droite, l'autre a gauche de cette espece de piedestal devant lequel milord avait dit qu'il etablirait son domicile. Roland s'approcha du piedestal; le piedestal etait ruisselant de sang. C'etait la evidement que le drame s'etait passe. Le drame, s'il fallait en croire les traces qu'il avait laissees, le drame avait ete terrible. Roland, en sa double qualite de chasseur et de soldat, devait etre un habile chercheur de piste. Il avait pu calculer ce qu'a repandu de sang un homme mort, ou ce qu'en repand un homme blesse. Cette nuit avait vu tomber trois hommes morts ou blesses. Maintenant, quelles etaient les probabilites? Les deux taches de sang du choeur, celle de droite et celle de gauche, etaient probablement le sang de deux des antagonistes de sir John. Le sang du piedestal, etait probablement le sien. Attaque de deux cotes, a droite et a gauche, il avait fait feu des deux mains et avait tue ou blesse un homme de chaque coup. De la les deux taches de sang qui rougissaient le pave. Attaque a son tour lui-meme, il avait ete frappe pres du piedestal, et sur le piedestal son sang avait rejailli. Au bout de cinq secondes d'examen, Roland etait aussi sur de ce que nous venons de dire, que s'il avait vu la lutte de ses propres yeux. Maintenant qu'avait-on fait des deux autres corps et du corps de sir John? Ce qu'on avait fait des deux autres corps, Roland s'en inquietait assez peu. Mais il tenait fort a savoir ce qu'etait devenu celui de sir John. Une trace de sang partait du piedestal et allait jusqu'a la porte. Le corps de sir John avait ete porte dehors. Roland secoua la porte massive; elle n'etait fermee qu'au pene. Sous son premier effort elle s'ouvrit: de l'autre cote du seuil, il retrouva les traces de sang. Puis, a travers les broussailles, le chemin qu'avaient suivi les gens qui emportaient le corps. Les branches brisees, les herbes foulees conduisirent Roland jusqu'a la lisiere de la foret donnant sur le chemin de Pont-d'Ain a Bourg. La, vivant ou mort, le corps semblait avoir ete depose le long du talus du fosse. Apres quoi, plus rien. Un homme passa, venant du cote du chateau des Noires-Fontaines; Roland alla a lui. -- N'avez-vous rien vu sur votre chemin? n'avez-vous rencontre personne? demanda-t-il. -- Si fait, repondit l'homme, j'ai vu deux paysans qui portaient un corps sur une civiere. -- Ah! s'ecria Roland, et ce corps etait celui d'un homme vivant? -- L'homme etait pale et sans mouvement, et il avait bien l'air d'etre mort. -- Le sang coulait-il? -- J'en ai vu des gouttes sur le chemin. -- En ce cas, il vit. Alors, tirant un louis de sa poche: -- Voila un louis, dit-il; cours chez le docteur Milliet, a Bourg; dis-lui de monter a cheval et de se rendre a franc etrier au chateau des Noires-Fontaines; ajoute, qu'il y a un homme en danger de mort. Et, tandis que le paysan, stimule par la recompense recue, pressait sa course vers Bourg, Roland, bondissant sur son jarret de fer, pressait la sienne vers le chateau. Et maintenant, comme notre lecteur est selon toute probabilite, aussi curieux que Roland de savoir ce qui est arrive a sir John, nous allons le mettre au courant des evenements de la nuit. Sir John, comme on l'a vu, etait entre a onze heures moins quelques minutes dans ce que l'on avait coutume d'appeler la Correrie ou le pavillon de la chartreuse, et qui n'etait rien autre chose qu'une chapelle elevee au milieu du bois. De la sacristie, il avait passe dans le choeur. Le choeur etait vide et paraissait solitaire. Une lune assez brillante, mais qui cependant disparaissait de temps en temps voilee par les nuages, infiltrait son rayon bleuatre a travers les fenetres en ogive et les vitraux de couleur a moitie brises de la chapelle. Sir John penetra jusqu'au milieu du choeur, s'arreta devant le piedestal et s'y tint debout. Les minutes s'ecoulerent; mais, cette fois, ce ne fut point l'horloge de la chartreuse qui donna la mesure du temps, ce fut l'eglise de Peronnaz, c'est-a-dire du village le plus proche de la chapelle ou sir John attendait. Tout se passa, jusqu'a minuit, comme tout s'etait passe pour Roland, c'est-a-dire que sir John ne fut distrait que par de vagues rumeurs et par des bruits passagers. Minuit sonna: c'etait le moment qu'attendait avec impatience sir John, car c'etait celui ou l'evenement devait se produire, si un evenement quelconque se produisait. Au dernier coup, il lui sembla entendre des pas souterrains et voir une lumiere apparaitre du cote de la grille qui communiquait aux tombeaux. Toute son attention se porta donc de ce cote. Un moine sortit du passage, son capuchon rabattu sur ses yeux et tenant une torche a la main. Il portait la robe des chartreux. Un second le suivit, puis un troisieme. Sir John en compta douze. Ils se separerent devant l'autel. Il y avait douze stalles dans le choeur; six a la droite de sir John, six a sa gauche. Les douze moines prirent silencieusement place dans les douze stalles. Chacun planta sa torche dans un trou pratique a cet effet dans les appuis du chene, et attendit. Un treizieme parut et se placa devant l'autel. Aucun de ces moines n'affectait l'allure fantastique des fantomes ou des ombres; tous appartenaient evidemment encore a la Terre, tous etaient des hommes vivants. Sir John, debout, un pistolet de chaque main, appuye a son piedestal place juste au milieu du choeur, regardait avec un grand flegme cette manoeuvre qui tendait a l'envelopper. Comme lui, les moines etaient debout et muets. Le moine de l'autel rompit le silence. -- Freres, demanda-t-il, pourquoi les vengeurs sont-ils reunis? -- Pour juger un profane, repondirent les moines. -- Ce profane, reprit l'interrogateur, quel crime a-t-il commis? -- Il a tente de penetrer les secrets des compagnons de Jehu. -- Quelle peine a-t-il meritee? -- La peine de mort. Le moine de l'autel laissa, pour ainsi dire, a l'arret qui venait d'etre rendu le temps de penetrer jusqu'au coeur de celui qu'il atteignait. Puis, se retournant vers l'Anglais, toujours aussi calme que s'il eut assiste a une comedie: -- Sir John Tanlay, lui dit-il, vous etes etranger, vous etes Anglais; c'etait une double raison pour laisser tranquillement les compagnons de Jehu debattre leurs affaires avec le gouvernement dont ils ont jure la perte. Vous n'avez point eu cette sagesse; vous avez cede a une vaine curiosite; au lieu de vous en ecarter, vous avez penetre dans l'antre du lion, le lion vous dechirera. Puis, apres un instant de silence pendant lequel il sembla attendre la reponse de l'Anglais, voyant que celui-ci demeurait muet: -- Sir John Tanlay, ajouta-t-il, tu es condamne a mort; prepare- toi a mourir. -- Ah! ah! je vois que je suis tombe au milieu d'une bande de voleurs. S'il en est ainsi, on peut se racheter par une rancon. Puis se tournant vers le moine de l'autel: -- A combien la fixez-vous, capitaine? Un murmure de menaces accueillit ces insolentes paroles. Le moine de l'autel etendit la main. -- Tu te trompes, sir John: nous ne sommes pas une bande de voleurs, dit-il d'un ton qui pouvait lutter de calme et de sang- froid avec celui de l'Anglais, et la preuve, c'est que, si tu as quelque somme considerable ou quelques bijoux precieux sur toi, tu n'as qu'a donner tes instructions, et argent et bijoux seront remis, soit a ta famille, soit a la personne que tu designeras. -- Et quel garant aurais-je que ma derniere volonte sera accomplie? -- Ma parole. -- La parole d'un chef d'assassins! je n'y crois pas. -- Cette fois comme l'autre, tu te trompes, sir John: je ne suis pas plus un chef d'assassins que je n'etais un capitaine de voleurs. -- Et qu'es-tu donc alors? -- Je suis l'elu de la vengeance celeste; je suis l'envoye de Jehu, roi d'Israel, qui a ete sacre par le prophete Elisee pour exterminer la maison d'Achab. -- Si vous etes ce que vous dites, pourquoi vous voilez-vous le visage? Pourquoi vous cuirassez-vous sous vos robes? Des elus frappent a decouvert et risquent la mort en donnant la mort. Rabattez vos capuchons, montrez-moi vos poitrines nues, et je vous reconnaitrai pour ce que vous pretendez etre. -- Freres, vous avez entendu? dit le moine de l'autel. Et, depouillant sa robe, il ouvrit d'un seul coup son habit, son gilet et jusqu'a sa chemise. Chaque moine en fit autant, et se trouva visage decouvert et poitrine nue. C'etaient tous de beaux jeunes gens dont le plus age ne paraissait pas avoir trente-cinq ans. Leur mise indiquait l'elegance la plus parfaite; seulement, chose etrange, pas un seul n'etait arme. C'etaient bien des juges et pas autre chose. -- Sois content, sir John Tanlay, dit le moine de l'autel, tu vas mourir; mais, en mourant, comme tu en as exprime le desir tout a l'heure, tu pourras reconnaitre et tuer. Sir John, tu as cinq minutes pour recommander ton ame a Dieu. Sir John, au lieu de profiter de la permission accordee et de songer a son salut spirituel, souleva tranquillement la batterie de ses pistolets pour voir si l'amorce etait en bon etat, fit jouer les chiens pour s'assurer de la bonte des ressorts, et passa la baguette dans les canons pour etre bien certain de l'immobilite des balles. Puis, sans attendre les cinq minutes qui lui etaient accordees: -- Messieurs, dit-il, je suis pret; l'etes-vous? Les jeunes gens se regarderent: puis, sur un signe de leur chef, marcherent droit a sir John, l'enveloppant de tous les cotes. Le moine de l'autel resta immobile a sa place, dominant du regard la scene qui allait se passer. Sir John n'avait que deux pistolets, par consequent que deux hommes a tuer. Il choisit ses victimes et fit feu. Deux compagnons de Jehu roulerent sur les dalles qu'ils rougirent de leur sang. Les autres, comme si rien ne s'etait passe, s'avancerent du meme pas, etendant la main sur sir John. Sir John avait pris ses pistolets par le canon et s'en servait comme de deux marteaux. Il etait vigoureux, la lutte fut longue. Pendant pres de dix minutes, un groupe confus s'agita au milieu du choeur; puis, enfin, ce mouvement desordonne cessa, et les compagnons de Jehu s'ecarterent a droite et a gauche, regagnant leurs stalles, et laissant sir John garrotte avec les cordes de leur robes et couche sur le piedestal au milieu du choeur. -- As-tu recommande ton ame a Dieu? demanda le moine de l'autel. -- Oui, assassin! repondit sir John; tu peux frapper. Le moine prit sur l'autel un poignard, s'avanca le bras haut vers sir John, et suspendant le poignard au-dessus de sa poitrine: -- Sir John Tanlay, lui dit-il, tu es brave, tu dois etre loyal; fais serment que pas un mot de ce que tu viens de voir ne sortira de ta bouche; jure que dans quelque circonstance que ce soit, tu ne reconnaitras aucun de nous, et nous te faisons grace de la vie. -- Aussitot sorti d'ici, repondit sir John, ce sera pour vous denoncer; aussitot libre, ce sera pour vous poursuivre. -- Jure! repeta une seconde fois le moine. -- Non! dit sir John. -- Jure! repeta une troisieme fois le moine. -- Jamais! repeta a son tour sir John. -- Eh bien, meurs donc, puisque tu le veux! Et il enfonca son poignard jusqu'a la garde dans la poitrine de sir John, qui, soit force de volonte, soit qu'il eut ete tue sur le coup, ne poussa pas meme un soupir. Puis, d'une voix pleine, sonore, de la voix d'un homme qui a la conscience d'avoir accompli son devoir: -- Justice est faite! dit le moine. Alors, remontant a l'autel en laissant le poignard dans la blessure: -- Freres, dit-il, vous savez que vous etes invites a Paris, rue du Bac, n deg. 35, au bal des victimes, qui aura lieu le 21 janvier prochain, en memoire de la mort du roi Louis XVI. Puis, le premier, il rentra dans le souterrain, ou le suivirent les dix moines restes debout, emportant chacun sa torche. Deux torches restaient pour eclairer les trois cadavres. Un instant apres, a la lueur de ces deux torches, quatre freres servants entrerent; ils commencerent par prendre les deux cadavres gisant sur les dalles et les emporterent dans le caveau. Puis ils rentrerent, souleverent le corps de sir John, le poserent sur un brancard, l'emporterent hors de la chapelle, par la grande porte d'entree, qu'ils refermerent derriere eux. Les deux moines qui marchaient devant le brancard avaient pris les deux dernieres torches. Et maintenant, si nos lecteurs nous demandent pourquoi cette difference entre les evenements arrives a Roland et ceux arrives a sir John; pourquoi cette mansuetude envers l'un, et pourquoi cette rigueur envers l'autre, nous leur repondrons: "Souvenez-vous que Morgan avait sauvegarde le frere d'Amelie, et que, sauvegarde ainsi, Roland, dans aucun cas, ne pouvait mourir de la main d'un compagnon de Jehu." XIX: LA PETITE MAISON DE LA RUE DE LA VICTOIRE Tandis que l'on transporte au chateau des Noires-Fontaines le corps de sir John Tanlay; tandis que Roland s'elance dans la direction qui lui a ete indiquee; tandis que le paysan depeche par lui court a Bourg prevenir le docteur Milliet de la catastrophe qui rend sa presence necessaire chez madame de Montrevel, franchissons l'espace qui separe Bourg de Paris et le temps qui s'est ecoule entre le 16 octobre et le 7 novembre, c'est-a-dire entre le 24 vendemiaire et le 7 brumaire, et penetrons, vers les quatre heures de l'apres-midi, dans cette petite maison de la rue de la Victoire rendue historique par la fameuse conspiration du 18 brumaire, qui en sortit tout armee. C'est la meme qui semble etonnee de presenter encore aujourd'hui, apres tant de changements successifs de gouvernements, les faisceaux consulaires sur chaque battant de sa double porte de chene et qui s'offre -- situee au cote droit de la rue, sous le numero 60 -- a la curiosite des passants. Suivons la longue et etroite allee de tilleuls qui conduit de la porte de la rue a la porte de la maison; entrons dans l'antichambre; prenons le couloir a droite, et montons les vingt marches qui conduisent a un cabinet de travail tendu de papier vert et meuble de rideaux, de chaises, de fauteuils et de canapes de la meme couleur. Ses murailles sont couvertes de cartes geographiques et de plans des villes; une double bibliotheque en bois d'erable s'etend aux deux cotes de la cheminee, qu'elle emboite; les chaises, les fauteuils, les canapes, les tables et les bureaux sont surcharges de livres; a peine y a-t-il place sur les sieges pour s'asseoir, et sur les tables et les bureaux pour ecrire. Au milieu d'un encombrement de rapports, de lettres, de brochures et de livres ou il s'est menage une place, un homme est assis et essaye, en s'arrachant de temps en temps les cheveux d'impatience, de dechiffrer une page de notes pres desquelles les hieroglyphes de l'obelisque de Louqsor sont intelligibles jusqu'a la transparence. Au moment ou l'impatience du secretaire approchait du desespoir, la porte s'ouvrit, et un jeune officier entra en costume d'aide de camp. Le secretaire leva la tete et une vive expression de joie se reflechit sur son visage. -- Oh! mon cher Roland, dit-il, c'est vous, enfin! Je suis enchante de vous voir pour trois raisons: la premiere, parce que je m'ennuyais de vous a en mourir; la seconde, parce que le general vous attend avec impatience et vous demande a cor et a cri; la troisieme parce que vous allez m'aider a lire ce mot-la, sur lequel je palis depuis dix minutes... Mais, d'abord, et avant tout, embrassez-moi. Le secretaire et l'aide de camp s'embrasserent. -- Eh bien, voyons, dit ce dernier, quel est ce mot qui vous embarrasse tant, mon cher Bourrienne? -- Ah! mon cher, quelle ecriture! il m'en vient un cheveu blanc par page que je dechiffre, et j'en suis a ma troisieme page d'aujourd'hui! Tenez, lisez si vous pouvez. Roland prit la page des mains du secretaire et, fixant son regard a l'endroit indique, il lut assez couramment: -- "_Paragraphe XI_. Le Nil, depuis Assouan jusqu'a trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche..." Eh bien, mais, fit-il en s'interrompant, cela va tout seul. Que disiez-vous donc? Le general s'est applique au contraire. -- Continuez, continuez, dit Bourrienne. Le jeune homme reprit: -- "De ce point que l'on appelle..." Ah! ah! -- Nous y sommes, qu'en dites-vous? Roland repeta: -- "Que l'on appelle..." Diable! "Que l'on appelle..." -- Oui, que l'on appelle, apres? -- Que me donnerez-vous, Bourrienne, s'ecria Roland, si je le tiens? -- Je vous donnerai le premier brevet de colonel que je trouverai signe en blanc. -- Par ma foi, non, je ne veux pas quitter le general, j'aime mieux avoir un bon pere que cinq cents mauvais enfants. Je vais vous donner vos trois mots pour rien. -- Comment! il y a trois mots la? -- Qui n'ont pas l'air d'en faire tout a fait deux, j'en conviens. Ecoutez et inclinez-vous: "De ce point que l'on appelle _Ventre della Vacca."_ -- Ah! "_Ventre de la Vache!..." _Pardieu! c'est deja illisible en francais: s'il va se mettre dans l'imagination d'ecrire en italien, et en patois d'Ajaccio encore! je croyais ne courir que le risque de devenir fou, je deviendrai stupide! ... C'est cela. Et il repeta la phrase tout entiere: -- "Le Nil, depuis Assouan jusqu'a trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche; de ce point, que l'on appelle _Ventre de la Vache_, il forme les branches de Rosette et de Damiette." Merci, Roland. Et il se mit en devoir d'ecrire la fin du paragraphe dont le commencement etait deja jete sur le papier. -- Ah ca! demanda Roland, il a donc toujours son dada, notre general: coloniser l'Egypte? -- Oui, oui, et puis, par contrecoup, un petit peu gouverner la France; nous coloniserons... a distance. -- Eh bien, voyons, mon cher Bourrienne, mettez-moi au courant de l'air du pays, que je n'aie point l'air d'arriver du Monomotapa. -- D'abord, revenez-vous de vous-meme, ou etes-vous rappele? -- Rappele, tout ce qu'il y a de plus rappele! -- Par qui? -- Mais par le general lui-meme. -- Depeche particuliere? -- De sa main; voyez! Le jeune homme tira de sa poche un papier contenant deux lignes non signees, de cette meme ecriture dont Bourrienne avait tout un cahier sous les yeux. Ces deux lignes disaient: "Pars, et sois a Paris le 16 brumaire; j'ai besoin de toi." -- Oui, fit Bourrienne, je crois que ce sera pour le 18. -- Pour le 18, quoi? -- Ah! par ma foi, vous m'en demandez plus que je n'en sais, Roland. L'homme, vous ne l'ignorez pas, n'est point communicatif. Qu'y aura-t-il le 18 brumaire? Je n'en sais rien encore; cependant, je repondrais qu'il y aura quelque chose. -- Oh! vous avez bien un leger doute? -- Je crois qu'il veut se faire directeur a la place de Sieyes, peut-etre president a la place de Gohier. -- Bon! et la constitution de l'an III? -- Comment! la constitution de l'an III? -- Eh bien, oui, il faut quarante ans pour etre directeur, et il s'en faut juste de dix ans que le general n'en ait quarante. -- Dame, tant pis pour la constitution on la violera. -- Elle est bien jeune encore, Bourrienne; on ne viole guere les enfants de sept ans. -- Entre les mains du citoyen Barras, mon cher, on grandit bien vite: la petite fille de sept ans est deja une vieille courtisane. Roland secoua la tete. -- Eh bien, quoi? demanda Bourrienne. -- Eh bien, je ne crois pas que notre general se fasse simple directeur avec quatre collegues; juge donc, mon cher, cinq rois de France, ce n'est plus un dictatoriat, c'est un attelage. -- En tout cas, jusqu'a present, il n'a laisse apercevoir que cela; mais, vous savez, mon cher ami, avec notre general, quand on veut savoir, il faut deviner. -- Ah! ma foi, je suis trop paresseux pour prendre cette peine, Bourrienne; moi, je suis un veritable janissaire: ce qu'il fera sera bien fait. Pourquoi diable me donnerais-je la peine d'avoir une opinion, de la debattre, de la defendre? C'est deja bien assez ennuyeux de vivre. Et le jeune homme appuya cet aphorisme d'un long baillement; puis il ajouta, avec l'accent d'une profonde insouciance: -- Croyez-vous que l'on se donnera des coups de sabre, Bourrienne? -- C'est probable. -- Eh bien, il y aura une chance de se faire tuer; c'est tout ce qu'il me faut. Ou est le general? -- Chez madame Bonaparte; il est descendu il y a un quart d'heure. Lui avez-vous fait dire que vous etiez arrive? -- Non, je n'etais point fache de vous voir d'abord. Mais, tenez, j'entends son pas: le voici. Au meme moment, la porte s'ouvrit brusquement, et le meme personnage historique que nous avons vu remplir incognito a Avignon un role silencieux, apparut sur le seuil de la porte dans son costume pittoresque de general en chef de l'armee d'Egypte. Seulement, comme il etait chez lui, la tete etait nue. Roland lui trouva les yeux plus caves et le teint plus plombe encore que d'habitude. Cependant, en apercevant le jeune homme, l'oeil sombre ou plutot meditatif de Bonaparte lanca un eclair de joie. -- Ah! c'est toi, Roland! dit-il; fidele comme l'acier; on t'appelle, tu accours. Sois le bienvenu. Et il tendit la main au jeune homme. Puis, avec un imperceptible sourire: -- Que fais-tu chez Bourrienne? -- Je vous attends, general. -- Et, en attendant, vous bavardez comme deux vieilles femmes. -- Je vous l'avoue, general; je lui montrais mon ordre d'etre ici le 16 brumaire. -- J'ai je ecrit le 16 ou le 17? -- Oh! le 16 general; le 17, c'eut ete trop tard. -- Pourquoi trop tard le 17? -- Dame, s'il y a, comme l'a dit Bourrienne, de grands projets pour le 18. -- Bon! murmura Bourrienne, voila mon ecervele qui va me faire laver la tete. -- Ah! il t'a dit que j'avais de grands projets pour le 18? Il alla a Bourrienne, et, le prenant par l'oreille: -- Portiere! lui dit-il. Puis a Roland: -- Eh bien, oui, mon cher, nous avons de grands projets pour le 18: nous dinons, ma femme et moi, chez le president Gohier, un excellent homme, qui a parfaitement recu Josephine en mon absence. Tu dineras avec nous, Roland. Roland regarda Bonaparte. -- C'est pour cela que vous m'avez fait revenir, general? dit-il en riant. -- Pour cela, oui, et peut-etre encore pour autre chose. Ecris, Bourrienne. Bourrienne reprit vivement la plume. -- Y es-tu? -- Oui, general. "Mon cher president, je vous previens que ma femme, moi et un de mes aides de camp, irons vous demander a diner apres-demain 18. "C'est vous dire que nous nous contenterons du diner de famille ...." -- Apres? fit Bourrienne. -- Comment, apres? -- Faut-il mettre: "Liberte, egalite, fraternite?" -- "Ou la mort!" ajouta Roland. -- Non, dit Bonaparte. Donne-moi la plume. Il prit la plume des mains de Bourrienne et ajouta de la sienne: "Tout a vous, BONAPARTE." Puis, repoussant le papier: -- Tiens, mets l'adresse, Bourrienne, et envoie cela par ordonnance. Bourrienne mit l'adresse, cacheta, sonna. Un officier de service entra. -- Faites porter cela par ordonnance, dit Bourrienne. -- Il y a reponse, ajouta Bonaparte. L'officier referma la porte. -- Bourrienne, dit le general en montrant Roland, regarde ton ami. -- Eh bien, general, je le regarde. -- Sais-tu ce qu'il a fait a Avignon? -- J'espere qu'il n'a pas fait un pape. -- Non; il a jete une assiette a la tete d'un homme. -- Oh! c'est vif. -- Ce n'est pas le tout -- Je le presume bien. -- Il s'est battu en duel avec cet homme. -- Et tout naturellement il l'a tue, dit Bourrienne. -- Justement; et sais-tu pourquoi? -- Non. Le general haussa les epaules. -- Parce que cet homme avait dit que j'etais un voleur. Puis, regardant Roland avec une indefinissable expression de raillerie et d'amitie: -- Niais! dit-il. Puis, tout a coup: -- A propos, et l'Anglais? -- Justement, l'Anglais, mon general, j'allais vous en parler. -- Il est toujours en France? -- Oui, et j'ai meme cru un instant qu'il y resterait jusqu'au jour ou la trompette du jugement dernier sonnera la diane dans la vallee de Josaphat. -- As-tu manque de tuer celui-la aussi? -- Oh! non, pas moi; nous sommes les meilleurs amis du monde; et, mon general, c'est un si excellent homme, et si original en meme temps, que je vous demanderai un tout petit brin de bienveillance pour lui. -- Diable! pour un Anglais? Bonaparte secoua la tete. -- Je n'aime pas les Anglais. -- Bon! comme peuple; mais les individus... -- Eh bien, que lui est-il arrive, a ton ami? -- Il a ete juge, condamne et execute. -- Que diable me comptes-tu la? -- La verite du bon Dieu, mon general. -- Comment! il a ete juge, condamne et guillotine? -- Oh! pas tout a fait; juge, condamne, oui; guillotine, non; s'il avait ete guillotine, il serait encore plus malade qu'il n'est. -- Voyons, que me rabaches-tu? par quel tribunal a-t-il ete juge et condamne? -- Par le tribunal des compagnons de Jehu. -- Qu'est-ce que c'est que cela, les compagnons de Jehu? -- Allons! voila que vous avez deja oublie notre ami Morgan, l'homme masque qui a rapporte au marchand de vin ses deux cents louis. -- Non, fit Bonaparte, je ne l'ai pas oublie. Bourrienne, je t'ai raconte l'audace de ce drole, n'est-ce pas? -- Oui, general, fit Bourrienne, et je vous ai repondu qu'a votre place j'aurais voulu savoir qui il etait. -- Oh! le general le saurait deja s'il m'avait laisse faire: j'allais lui sauter a la gorge et lui arracher son masque, quand le general m'a dit de ce ton que vous lui connaissez: _Ami Roland_! -- Voyons, reviens a ton Anglais, bavard! fit le general. Ce Morgan l'a-t-il assassine? -- Non, pas lui... ce sont ses compagnons. -- Mais tu parlais tout a l'heure de tribunal, de jugement. -- Mon general, vous etes toujours le meme, dit Roland avec ce reste de familiarite prise a l'Ecole militaire: vous voulez savoir, et vous ne donnez pas le temps de parler. -- Entre aux Cinq-Cents, et tu parleras tant que tu voudras. -- Bon! aux Cinq-Cents, j'aurai quatre cent quatre-vingt-dix-neuf collegues qui auront tout autant envie de parler que moi, et qui me couperont la parole: j'aime encore mieux etre interrompu par vous que par un avocat. -- Parleras-tu? -- Je ne demande pas mieux. Imaginez-vous, general, qu'il y a pres de Bourg une chartreuse... -- La chartreuse de Seillon: je connais cela. -- Comment! vous connaissez la chartreuse de Seillon? demanda Roland. -- Est-ce que le general ne connait pas tout? fit Bourrienne. -- Voyons, ta chartreuse, est-ce qu'il y a encore des chartreux? -- Non; il n'y a plus que des fantomes. -- Aurais-tu, par hasard, une histoire de revenant a me raconter? -- Et des plus belles. -- Diable! Bourrienne sait que je les adore. Va. -- Eh bien, on est venu nous dire chez ma mere qu'il revenait des fantomes a la chartreuse; vous comprenez que nous avons voulu en avoir le coeur net, sir John et moi, ou plutot moi et sir John; nous y avons donc passe chacun une nuit. -- Ou cela? -- A la chartreuse, donc. Bonaparte pratiqua avec le pouce un imperceptible signe de croix, habitude corse qu'il ne perdit jamais. -- Ah! ah! fit-il; et en as-tu vu des fantomes? -- J'en ai vu un. -- Et qu'en as-tu fait? -- J'ai tire dessus. -- Alors? -- Alors, il a continue son chemin. -- Et tu t'es tenu pour battu! -- Ah! bon! voila comme vous me connaissez! Je l'ai poursuivi, et j'ai retire dessus; mais, comme il connaissait mieux son chemin que moi a travers les ruines, il m'a echappe. -- Diable! -- Le lendemain, c'etait le tour de sir John, de notre Anglais. -- Et a-t-il vu ton revenant? -- Il a vu mieux que cela: il a vu douze moines qui sont entres dans l'eglise, qui l'ont juge comme ayant voulu penetrer leurs secrets, qui l'ont condamne a mort, et qui l'ont, ma foi! poignarde. -- Et il ne s'est pas defendu? -- Comme un lion. Il en a tue deux. -- Et il est mort? -- Il n'en vaut guere mieux; mais j'espere cependant qu'il s'en tirera. Imaginez-vous, general, qu'on l'a retrouve au bord du chemin et qu'on l'a rapporte chez ma mere avec un poignard plante au milieu de la poitrine, comme un echalas dans une vigne. -- Ah ca! mais c'est une scene de la Sainte-Vehme que tu me racontes la, ni plus ni moins. -- Et sur la lame du poignard, afin qu'on ne doutat point d'ou venait, le coup, il y avait grave en creux: _Compagnons de Jehu._ -- Voyons, il n'est pas possible qu'il se passe de pareilles choses en France, pendant la derniere annee du dix-huitieme siecle! C'etait bon en Allemagne, au moyen age, du temps des Henri et des Othon. -- Pas possible, general? Eh bien, voila le poignard; que dites vous de la forme? Elle est avenante, n'est-ce pas? Et le jeune homme tira de dessous son habit un poignard tout en fer, lame et garde. La garde, ou plutot la poignee, avait la forme d'une croix, et sur la lame etaient, en effet, graves ces trois mots: _Compagnons de Jehu._ Bonaparte examina l'arme avec soin. -- Et tu dis qu'ils lui ont plante ce joujou-la dans la poitrine, a ton Anglais? -- Jusqu'au manche. -- Et il n'est pas mort! -- Pas encore, du moins. -- Tu as entendu, Bourrienne? -- Avec le plus grand interet. -- Il faudra me rappeler cela, Roland. -- Quand, general? -- Quand... quand je serai maitre. Viens dire bonjour a Josephine; viens, Bourrienne, tu dineras avec nous; faites attention a ce que vous direz l'un et l'autre: nous avons Moreau a diner. Ah! je garde le poignard comme curiosite. Et il sortit le premier, suivi de Roland, qui bientot fut suivi lui-meme de Bourrienne. Sur l'escalier, il rencontra l'ordonnance qu'il avait envoyee a Gohier. -- Eh bien, demanda-t-il? -- Voici la reponse du president. -- Donnez. Il decacheta la lettre et lut: "Le president Gohier est enchante de la bonne fortune que lui promet le general Bonaparte; il l'attendra apres-demain, 18 brumaire, a diner avec sa charmante femme et l'aide de camp annonce, quel qu'il soit. "On se mettra a table a cinq heures. "Si cette heure ne convenait pas au general Bonaparte, il est prie de faire connaitre celle contre laquelle il desirerait qu'elle fut changee. "Le president, "16 brumaire an VII. "GOHIER." Bonaparte mit, avec un indescriptible sourire, la lettre dans sa poche. Puis, se retournant vers Roland: -- Connais-tu le president Gohier? lui demanda-t-il. -- Non, mon general. -- Ah! tu verras, c'est un bien brave homme. Et ces paroles furent prononcees avec un accent non moins indescriptible que le sourire. XX -- LES CONVIVES DU GENERAL BONAPARTE Josephine, malgre ses trente-quatre ans, et peut-etre meme a cause de ses trente-quatre ans -- cet age delicieux de la femme, du sommet duquel elle plane a la fois sur sa jeunesse passee et sur sa vieillesse future -- Josephine, toujours belle, plus que jamais gracieuse, etait la femme charmante que vous savez. Une confidence imprudente de Junot avait, au moment du retour de son mari, jete un peu de froid entre celui-ci et elle; mais trois jours avaient suffi pour rendre a l'enchanteresse tout son pouvoir sur le vainqueur de Rivoli et des Pyramides. Elle faisait les honneurs du salon quand Roland y entra. Toujours incapable, en veritable creole qu'elle etait, de maitriser ses sensations, elle jeta un cri de joie et lui tendit la main en l'apercevant; elle savait Roland profondement devoue a son mari; elle connaissait sa folle bravoure; elle n'ignorait pas que, si le jeune homme avait eu vingt existences, il les eut donnees toutes pour le general Bonaparte. Roland prit avec empressement la main qu'elle lui tendait, et la baisa avec respect. Josephine avait connu la mere de Roland a la Martinique; jamais, lorsqu'elle voyait Roland, elle ne manquait de lui parler de son grand-pere maternel M. de la Clemenciere, dans le magnifique jardin duquel, etant enfant, elle allait cueillir ces fruits splendides inconnus a nos froides regions. Le texte de la conversation etait donc tout trouve; elle s'informa tendrement de la sante de madame de Montrevel, de celle de sa fille et de celle du petit Edouard. Puis, ces informations prises: -- Mon cher Roland, lui dit-elle, je me dois a tout le monde; mais tachez donc, ce soir, de rester apres les autres ou de vous trouver demain seul avec moi: j'ai a vous parler de _lui_ (elle designait Bonaparte de l'oeil), et j'ai des millions de choses a raconter. Puis, avec un soupir et en serrant la main du jeune homme: -- Quoi qu'il arrive, dit-elle, vous ne le quitterez point, n'est- ce pas? -- Comment! quoi qu'il arrive? demanda Roland etonne. -- Je me comprends, dit Josephine, et je suis sure que, quand vous aurez cause dix minutes avec Bonaparte, vous me comprendrez aussi. En attendant, regardez, ecoutez et taisez-vous. Roland salua et se retira a l'ecart, resolu, ainsi que le conseil venait de lui en etre donne par Josephine, de se borner au role d'observateur. Il y avait de quoi observer. Trois groupes principaux occupaient le salon. Un premier, qui etait reuni autour de madame Bonaparte, seule femme qu'il y eut dans l'appartement: c'etait, au reste, plutot un flux et un reflux qu'un groupe. Un second, qui etait reuni autour de Talma et qui se composait d'Arnault, de Parseval-Grandmaison, de Monge, de Berthollet et de deux ou trois autres membres de l'Institut. Un troisieme, auquel Bonaparte venait de se meler et dans lequel on remarquait Talleyrand, Barras, Lucien, l'amiral Bruig, Roederer, Regnaud de Saint-Jean d'Angely, Fouche, Real et deux ou trois generaux au milieu desquels on remarquait Lefebvre. Dans le premier groupe, on parlait modes, musique, spectacle; dans le second, on parlait litterature, sciences, art dramatique; dans le troisieme, on parlait de tout, excepte de la chose dont chacun avait envie de parler. Sans doute, cette retenue ne correspondait point a la pensee qui animait en ce moment Bonaparte; car, apres quelques secondes de cette banale conversation, il prit par le bras l'ancien eveque d'Autun et l'emmena dans l'embrasure d'une fenetre. -- Eh bien?, lui demanda-t-il. Talleyrand regarda Bonaparte avec cet oeil qui n'appartenait qu'a lui. -- Eh bien, que vous avais-je dit de Sieyes, general? -- Vous m'avez dit: "Cherchez un appui dans les gens qui traitent de jacobins les amis de la Republique, et soyez convaincu que Sieyes est a la tete de ces gens-la." -- Je ne m'etais pas trompe. -- Il se rend donc? -- Il fait mieux, il est rendu... -- L'homme qui voulait me faire fusiller pour avoir debarque a Frejus sans faire quarantaine! -- Oh! non, ce n'etait point pour cela. -- Pourquoi donc? -- Pour ne l'avoir point regarde et pour ne lui avoir point adresse la parole a un diner chez Gohier. -- Je vous avoue que je l'ai fait expres; je ne puis pas souffrir ce moine defroque. Bonaparte s'apercut, mais un peu tard, que la parole qu'il venait de lacher etait, comme le glaive de l'archange, a double tranchant: si Sieyes etait defroque, Talleyrand etait demitre. Il jeta un coup d'oeil rapide sur le visage de son interlocuteur; l'ex-eveque d'Autun souriait de son plus doux sourire. -- Ainsi je puis compter sur lui? -- J'en repondrais. -- Et Cambaceres, et Lebrun, les avez-vous vus? -- Je m'etais charge de Sieyes, c'est-a-dire du plus recalcitrant; c'est Bruix qui a vu les deux autres. L'amiral, du milieu du groupe ou il etait reste, ne quittait pas des yeux le general et le diplomate; il se doutait que leur conversation avait une certaine importance. Bonaparte lui fit signe de venir le rejoindre. Un homme moins habile eut obei a l'instant meme; Bruix s'en garda bien. Il fit, avec une indifference affectee, deux ou trois tours dans le salon; puis, comme s'il apercevait tout a coup Talleyrand et Bonaparte causant ensemble, il alla a eux. -- C'est un homme tres fort que Bruix, dit Bonaparte, qui jugeait les hommes aussi bien d'apres les petites choses que d'apres les grandes. -- Et tres prudent surtout, general! dit Talleyrand. -- Eh bien, mais il va falloir un tire-bouchon pour lui tirer les paroles du ventre. -- Oh! non; maintenant qu'il nous a rejoints, il va, au contraire, aborder franchement la question. En effet, a peine Bruix etait-il reuni a Bonaparte et a Talleyrand, qu'il entra en matiere par ces mots aussi clairs que concis: -- Je les ai vus, ils hesitent! -- Ils hesitent! Cambaceres et Lebrun hesitent? Lebrun, je le comprends encore: une espece d'homme de lettres, un modere, un puritain; mais Cambaceres... -- C'est comme cela. -- Ne leur avez-vous pas dit que je comptais faire de chacun d'eux un consul? -- Je ne me suis pas avance jusque-la, repondit Bruix en riant. -- Et pourquoi cela? demanda Bonaparte. -- Mais parce que voila le premier mot que vous me dites de vos intentions, citoyen general. -- C'est juste, dit Bonaparte en se mordant les levres. -- Faut-il reparer cette omission? demanda Bruix. -- Non, non, fit vivement Bonaparte; ils croiraient que j'ai besoin d'eux; je ne veux pas de tergiversations. Qu'ils se decident aujourd'hui sans autres conditions que celles que vous leur avez offertes, sinon, demain, il sera trop tard; je me sens assez fort pour etre seul, et j'ai maintenant Sieyes et Barras. -- Barras? repeterent les deux negociateurs etonnes. -- Oui, Barras, qui me traite de petit caporal et qui ne me renvoie pas en Italie parce que, dit-il, j'y ai fait ma fortune, et qu'il est inutile que j'y retourne... eh bien, Barras... -- Barras? -- Rien... Puis, se reprenant: --Ah! ma foi, au reste, je puis bien vous le dire! Savez-vous ce que Barras a avoue hier a diner devant moi? qu'il etait impossible de marcher plus longtemps avec la constitution de l'an III; qu'il reconnaissait la necessite d'une dictature; qu'il etait decide a se retirer, a abandonner les renes du gouvernement, ajoutant qu'il etait use dans l'opinion et que la Republique avait besoin d'hommes nouveaux. Or, devinez sur qui il est dispose a deverser son pouvoir -- je vous le donne, comme madame de Sevigne, en cent, en mille, en dix mille! -- sur le general Hedouville, un brave homme... mais je n'ai eu besoin que de le regarder en face pour lui faire baisser les yeux; il est vrai que mon regard devait etre foudroyant! Il en est resulte que, ce matin, a huit heures, Barras etait aupres de mon lit, s'excusant comme il pouvait de sa betise d'hier, reconnaissant que, seul, je pouvais sauver la Republique, me declarant qu'il venait se mettre a ma disposition, faire ce que je voudrais, prendre le role que je lui donnerais, et me priant de lui promettre que, si je meditais quelque chose, je compterais sur lui... oui, sur lui, qu'il m'attende sous l'orme! -- Cependant, general, dit M. de Talleyrand ne pouvant resister au desir de faire un mot, du moment ou l'orme n'est point un arbre de la liberte. Bonaparte jeta un regard de cote a l'ex-eveque. -- Oui, je sais que Barras est votre ami, celui de Fouche et de Real; mais il n'est pas le mien et je le lui prouverai. Vous retournerez chez Lebrun et chez Cambaceres, Bruix, et vous leur mettrez le marche a la main. Puis, regardant a sa montre et froncant le sourcil: -- Il me semble que Moreau se fait attendre. Et il se dirigea vers le groupe ou dominait Talma. Les deux diplomates le regarderent s'eloigner. Puis, tout bas: -- Que dites-vous, mon cher Maurice, demanda l'amiral Bruig, de ces sentiments pour l'homme qui l'a distingue au siege de Toulon n'etant que simple officier, qui lui a donne la defense de la Convention au 13 vendemiaire, qui, enfin, l'a fait nommer, a vingt-six ans, general en chef de l'armee d'Italie? -- Je dis, mon cher amiral, repondit M. de Talleyrand avec son sourire pale et narquois tout ensemble, qu'il existe des services si grands, qu'ils ne peuvent se payer que par l'ingratitude. En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonca le general Moreau. A cette annonce, qui etait plus qu'une nouvelle, qui etait un etonnement pour la plupart des assistants, tous les regards se tournerent vers la porte. Moreau parut. Trois hommes occupaient, a cette epoque, les regards de la France, et Moreau etait un de ces trois hommes. Les deux autres etaient Bonaparte et Pichegru. Chacun d'eux etait devenu une espece de symbole. Pichegru, depuis le 18 fructidor, etait le symbole de la monarchie. Moreau, depuis qu'on l'avait surnomme Fabius, etait le symbole de la republique. Bonaparte, symbole de la guerre, les dominait tous deux par le cote aventureux de son genie. Moreau etait alors dans toute la force de l'age, nous dirions dans toute la force de son genie, si un des caracteres du genie n'etait pas la decision. Or, nul n'etait plus indecis que le fameux _cunctateur._ Il avait alors trente-six ans, etait de haute taille, avait a la fois la figure douce, calme et ferme; il devait ressembler a Xenophon. Bonaparte ne l'avait jamais vu: lui, de son cote, n'avait jamais vu Bonaparte. Tandis que l'un combattait sur l'Adige et le Mincio, l'autre combattait sur le Danube et sur le Rhin. Bonaparte, en l'apercevant, alla au-devant de lui. -- Soyez le bienvenu, general! lui dit-il. Moreau sourit avec une extreme courtoisie: -- General, repondit-il pendant que chacun faisait cercle autour d'eux pour voir comment cet autre Cesar aborderait cet autre Pompee, vous arrivez d'Egypte victorieux, et moi, j'arrive d'Italie apres une grande defaite. -- Qui n'etait pas votre et dont vous ne devez pas repondre, general. Cette defaite, c'est la faute de Joubert; s'il s'etait rendu a l'armee d'Italie aussitot qu'il en a ete nomme general en chef, il est plus que probable que les Russes et les Autrichiens, avec les seules troupes qu'ils avaient alors, n'eussent pas pu lui resister; mais la lune de miel l'a retenu a Paris, ce mois fatal, que le pauvre Joubert a paye de sa vie, leur a donne le temps de reunir toutes leurs forces; la reddition de Mantoue les a accrues de quinze mille hommes arrives la veille du combat; il etait impossible que notre brave armee ne fut pas accablee par tant de forces reunies! -- Helas! oui, dit Moreau, c'est toujours le plus grand nombre qui bat le plus petit. -- Grande verite, general! s'ecria Bonaparte, verite incontestable! -- Cependant, dit Arnault se melant a la conversation, avec de petites armees, general, vous en avez battu de grandes. -- Si vous etiez Marius, au lieu d'etre l'auteur de _Marius, _vous ne diriez pas cela, monsieur le poete. Meme quand j'ai battu de grandes armees avec de petites -- ecoutez bien cela, vous surtout, jeunes gens qui obeissez aujourd'hui et qui commanderez plus tard -- c'est toujours le plus petit nombre qui a ete battu par le grand. -- Je ne comprends pas? dirent ensemble Arnault et Lefebvre. Mais Moreau fit un signe de tete indiquant qu'il comprenait, lui. Bonaparte continua: -- Suivez bien ma theorie, c'est tout l'art de la guerre. Lorsque avec de moindres forces j'etais en presence d'une grande armee, groupant avec rapidite la mienne, je tombais comme la foudre sur l'une de ses ailes et je la culbutais; je profitais ensuite du desordre que cette manoeuvre ne manquait jamais de mettre dans l'armee ennemie pour l'attaquer dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces; je la battais ainsi en detail, et la victoire qui etait le resultat etait toujours, comme vous le voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit. Au moment ou l'habile general venait de donner cette definition de son genie, la porte s'ouvrit et un domestique annonca qu'on etait servi. -- Allons, general, dit Bonaparte conduisant Moreau a Josephine, donnez le bras a ma femme, et a table! Et, sur cette invitation, chacun passa du salon dans la salle a manger. Apres le diner, sous le pretexte de lui montrer un sabre magnifique qu'il avait rapporte d'Egypte, Bonaparte emmena Moreau dans son cabinet. La, les deux rivaux resterent plus d'une heure enfermes. Que se passa-t-il entre eux? quel fut le pacte signe? quelles furent les promesses faites? Nul ne le sut jamais. Seulement, Bonaparte, en rentrant seul au salon, repondit a Lucien, qui lui demandait: "Eh bien, Moreau?" -- Comme je l'avais prevu, il prefere le pouvoir militaire au pouvoir politique; je lui ai promis le commandement d'une armee... En prononcant ces derniers mots, Bonaparte sourit. -- Et, en attendant..., continua-t-il. -- En attendant? demanda Lucien. -- Il aura celui du Luxembourg; je ne suis pas fache d'en faire le geolier des directeurs avant d'en faire le vainqueur des Autrichiens. Le lendemain on lisait dans le _Moniteur_: _"Paris, 17 brumaire. -- _Bonaparte a fait present a Moreau d'un damas garni de pierres precieuses qu'il a rapporte d'Egypte, et qui est estime douze mille francs." XXI -- LE BILAN DU DIRECTOIRE Nous avons dit que Moreau, muni sans doute de ses instructions, etait sorti de la petite maison de la rue de la Victoire, tandis que Bonaparte etait rentre seul au salon. Tout etait objet de controle dans une pareille soiree; aussi remarqua-t-on l'absence de Moreau, la rentree solitaire de Bonaparte, et la visible bonne humeur qui animait la physionomie de ce dernier. Les regards qui s'etaient fixes le plus ardemment sur lui etaient ceux de Josephine et de Roland: Moreau pour Bonaparte ajoutait vingt chances de succes au complot; Moreau contre Bonaparte lui en enlevait cinquante. L'oeil de Josephine etait si suppliant que, en quittant Lucien, Bonaparte poussa son frere du cote de sa femme. Lucien comprit; il s'approcha de Josephine. -- Tout va bien, dit-il. -- Moreau? -- Il est avec nous. -- Je le croyais republicain. -- On lui a prouve que l'on agissait pour le bien de la Republique. -- Moi, je l'eusse cru ambitieux, dit Roland. Lucien tressaillit et regarda le jeune homme. -- Vous etes dans le vrai, vous, dit il. -- Eh bien, alors, demanda Josephine, s'il est ambitieux, il ne laissera pas Bonaparte s'emparer du pouvoir. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'il le voudra pour lui-meme. -- Oui; mais il attendra qu'on le lui apporte tout fait, vu qu'il ne saura pas le creer et qu'il n'osera pas le prendre. Pendant ce temps Bonaparte s'approchait du groupe qui s'etait forme, comme avant le diner, autour de Talma; les hommes superieurs sont toujours au centre. -- Que racontez-vous la, Talma? demanda Bonaparte; il me semble qu'on vous ecoute avec bien de l'attention. -- Oui, mais voila mon regne fini, dit l'artiste. -- Et pourquoi cela? -- Je fais comme le citoyen Barras, j'abdique. -- Le citoyen Barras abdique donc? -- Le bruit en court. -- Et sait-on qui sera nomme a sa place? -- On s'en doute. -- Est-ce un de vos amis, Talma? -- Autrefois, dit Talma en s'inclinant, il m'a fait l'honneur de me dire que j'etais le sien. -- Eh bien, en ce cas, Talma, je vous demande votre protection. -- Elle vous est acquise, dit Talma, en riant; maintenant reste a savoir pourquoi faire. -- Pour m'envoyer en Italie, ou le citoyen Barras ne veut pas que je retourne. -- Dame, fit Talma, vous connaissez la, chanson, general? "_Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupes_!" -- O Roscius! Roscius! dit en souriant Bonaparte, serais-tu devenu flatteur en mon absence? -- Roscius etait l'ami de Cesar, general, et, a son retour des Gaules, il dut lui dire a peu pres ce que je vous dis. Bonaparte posa la main sur l'epaule de Talma. -- Lui eut-il dit les memes paroles apres le passage du Rubicon? Talma regarda Bonaparte en face: -- Non, repondit-il; il lui eut dit, comme le devin: "_Cesar, prends garde aux ides de mars_!" Bonaparte fourra sa main dans sa poitrine comme pour y chercher quelque chose, et, y retrouvant le poignard des compagnons de Jehu, il l'y serra convulsivement. Avait-il un pressentiment des conspirations d'Arena, de Saint- Regent et de Cadoudal? En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonca: -- Le general Bernadotte. -- Bernadotte! ne put s'empecher de murmurer Bonaparte, que vient- il faire ici? En effet, depuis le retour de Bonaparte, Bernadotte s'etait tenu a l'ecart, se refusant a toutes les instances que le general en chef lui avait faites ou lui avait fait faire par ses amis. C'est que, des longtemps, Bernadotte avait devine l'homme politique sous la capote du soldat, le dictateur sous le general en chef; c'est que Bernadotte, tout roi qu'il fut depuis, etait alors bien autrement republicain que Moreau. D'ailleurs, Bernadotte croyait avoir a se plaindre de Bonaparte. Sa carriere militaire avait ete non moins brillante que celle du jeune general; sa fortune devait egaler la sienne jusqu'au bout; seulement, plus heureux que lui, il devait mourir sur le trone. Il est vrai que, ce trone, Bernadotte ne l'avait pas conquis: il y avait ete appele. Fils d'un avocat de Pau, Bernadotte, ne en 1764, c'est-a-dire cinq ans avant Bonaparte, s'etait engage comme simple soldat a l'age de dix-sept ans. En 1789, il n'etait encore que sergent-major; mais c'etait l'epoque des avancements rapides; en 1794, Kleber l'avait proclame general de brigade sur le champ de bataille meme ou il venait de decider de la victoire; devenu general de division, il avait pris une part brillante aux journees de Fleurus et de Juliers, fait capituler Maestricht, pris Altdorf, et protege, contre une armee une fois plus nombreuse que la sienne, la marche de Jourdan force de battre en retraite; en 1797, le Directoire l'avait charge de conduire dix-sept mille hommes a Bonaparte: ces dix-sept mille hommes, c'etaient ses vieux soldats, les vieux soldats de Kleber, de Marceau, de Hoche, des soldats de Sambre-et- Meuse, et alors, il avait oublie la rivalite et seconde Bonaparte de tout son pouvoir, ayant sa part du passage du Tagliamento, prenant Gradiska, Trieste, Laybach, Idria, venant apres la campagne rapporter au Directoire les drapeaux pris a l'ennemi, et acceptant, a contrecoeur peut-etre, l'ambassade de Vienne, tandis que Bonaparte se faisait donner le commandement en chef de l'armee d'Egypte. A Vienne, une emeute suscitee par le drapeau tricolore arbore a la porte de l'ambassade, emeute dont l'ambassadeur ne put obtenir satisfaction, le forca de demander ses passeports. De retour a Paris, il avait ete nomme par le Directoire ministre de la guerre; une subtilite de Sieyes, que le republicanisme de Bernadotte offusquait, avait amene celui-ci a donner sa demission, la demission avait ete acceptee, et, lorsque Bonaparte avait debarque a Frejus, le demissionnaire etait depuis trois mois remplace par Dubois-Crance. Depuis le retour de Bonaparte, quelques amis de Bernadotte avaient voulu le rappeler au ministere; mais Bonaparte s'y etait oppose; il en resultait une hostilite, sinon ouverte, du moins reelle, entre les deux generaux. La presence de Bernadotte dans le salon de Bonaparte etait donc un evenement presque aussi extraordinaire que celle de Moreau, et l'entree du vainqueur de Maestricht fit retourner au moins autant de tetes que l'entree du vainqueur de Rastadt. Seulement, au lieu d'aller a lui comme il avait ete au-devant de Moreau, Bonaparte, pour le nouveau venu, se contenta de se retourner et d'attendre. Bernadotte, du seuil de la porte, jeta un regard rapide sur le salon; il divisa et analysa les groupes, et, quoiqu'il eut, au centre du groupe principal, apercu Bonaparte, il s'approcha de Josephine, a demi couchee au coin de la cheminee sur une chaise longue, belle et drapee comme la statue d'Agrippine du musee Pitti, et la salua avec toute la courtoisie d'un chevalier, lui adressa quelques compliments, s'informa de sa sante, et, alors seulement, releva la tete pour voir sur quel point il devait aller chercher Bonaparte. Toute chose avait trop de signification dans un pareil moment pour que chacun ne remarquat point cette affectation de courtoisie de la part de Bernadotte. Bonaparte, avec son esprit rapide et comprehensif, n'avait point ete le dernier a faire cette remarque; aussi l'impatience le prit- elle, et, au lieu d'attendre Bernadotte au milieu du groupe ou il se trouvait, se dirigea-t-il vers l'embrasure d'une fenetre, comme s'il portait a l'ex-ministre de la guerre le defi de l'y suivre. Bernadotte salua gracieusement a droite et a gauche, et, commandant le calme a sa physionomie d'ordinaire si mobile, il s'avanca vers Bonaparte, qui l'attendait comme un lutteur attend son adversaire, le pied droit en avant et les levres serrees. Les deux hommes se saluerent; seulement, Bonaparte ne fit aucun mouvement pour tendre la main a Bernadotte; celui-ci, de son cote, ne fit aucun mouvement pour la lui prendre. -- C'est vous, dit Bonaparte; je suis bien aise de vous voir. -- Merci, general, repondit Bernadotte; je viens ici parce que je crois avoir a vous donner quelques explications. -- Je ne vous avais pas reconnu d'abord. -- Mais il me semble cependant, general, que mon nom avait ete prononce, par le domestique qui m'a annonce, d'une voix assez haute et assez claire pour qu'il n'y eut point de doute sur mon identite. -- Oui: mais il avait annonce le general Bernadotte. -- Eh bien? -- Eh bien, j'ai vu un homme en bourgeois, et, tout en vous reconnaissant, je doutais que ce fut vous. Depuis quelque temps, en effet, Bernadotte affectait de porter l'habit bourgeois, de preference a l'uniforme. -- Vous savez, repondit-il en riant, que je ne suis plus militaire qu'a moitie: je suis mis au traitement de reforme par le citoyen Sieyes. -- Il parait qu'il n'est point malheureux pour moi que vous n'ayez plus ete ministre de la guerre, lors de mon debarquement a Frejus. -- Pourquoi cela? -- Vous avez dit, a ce que l'on m'assure, que si vous aviez recu l'ordre de me faire arreter pour avoir transgresse les lois sanitaires, vous l'eussiez fait. -- Je l'ai dit et je le repete, general; soldat, j'ai toujours ete un fidele observateur de la discipline; ministre, je devenais un esclave de la loi. Bonaparte se mordit les levres. -- Et vous direz apres cela que vous n'avez pas une inimitie personnelle contre moi! -- Une inimitie personnelle contre vous, general? repondit Bernadotte; pourquoi cela? nous avons toujours marche a peu pres sur le meme rang, j'etais meme general avant vous; mes campagnes sur le Rhin, pour etre moins brillantes que vos campagnes sur l'Adige, n'ont pas ete moins profitables a la Republique, et, quand j'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres en Italie, vous avez, je l'espere, trouve en moi un lieutenant devoue, sinon a l'homme, du moins a la patrie. Il est vrai que, depuis votre depart, general, j'ai ete plus heureux que vous, n'ayant pas la responsabilite d'une grande armee que, s'il faut en croire les dernieres depeches de Kleber, vous avez laissee dans une facheuse position. -- Comment! d'apres les dernieres depeches de Kleber? Kleber a ecrit? -- L'ignorez-vous, general? Le Directoire ne vous aurait-il pas communique les plaintes de votre successeur? Ce serait une grande faiblesse de sa part, et je me felicite alors doublement d'etre venu redresser dans votre esprit ce que l'on dit de moi, et vous apprendre ce que l'on dit de vous. Bonaparte fixa sur Bernadotte un oeil sombre comme celui de l'aigle. -- Et que dit-on de moi? demanda-t-il. -- Un dit que, puisque vous reveniez, vous auriez du ramener l'armee avec vous. -- Avais-je une flotte? et ignorez-vous que Brueys a laisse bruler la sienne? -- Alors, on dit, general, que, n'ayant pu ramener l'armee, il eut peut-etre ete meilleur pour votre renommee de rester avec elle. -- C'est ce que j'eusse fait, monsieur, si les evenements ne m'eussent pas rappele en France. -- Quels evenements, general? -- Vos defaites. -- Pardon, general, vous voulez dire les defaites de Scherer? -- Ce sont toujours vos defaites. -- Je ne reponds des generaux qui ont commande nos armees du Rhin et d'Italie que depuis que je suis ministre de la guerre. Or, depuis ce temps-la, enumerons defaites et victoires, general, et nous verrons de quel cote penchera la balance. -- Ne viendrez-vous pas me dire que vos affaires sont en bon etat? -- Non; mais je vous dirai qu'elles ne sont pas dans un etat aussi desespere que vous affectez de le croire. -- Que j'affecte!... En verite, general, a vous entendre, il semblerait que j'eusse interet a ce que la France soit abaissee aux yeux de l'etranger... -- Je ne dis pas cela: je dis que je suis venu pour etablir avec vous la balance de nos victoires et de nos defaites depuis trois mois, et, comme je suis venu pour cela, que je suis chez vous, que j'y viens en accuse... -- Ou en accusateur! -- En accuse d'abord... je commence. -- Et, moi, dit Bonaparte visiblement sur les charbons, j'ecoute. -- Mon ministere date du 30 prairial, du 8 juin, si vous l'aimez mieux; nous n'aurons jamais de querelle pour les mots. -- Ce qui veut dire que nous en aurons pour les choses. Bernadotte continua sans repondre: -- J'entrai donc, comme je vous le disais, au ministere le 8 juin, c'est-a-dire quelques jours apres la levee du siege de Saint-Jean d'Acre. Bonaparte se mordit les levres. -- Je n'ai leve le siege de Saint-Jean d'Acre qu'apres avoir ruine les fortifications, repliqua-t-il. -- Ce n'est pas ce qu'ecrit Kleber; mais cela ne me regarde point... Et, en souriant, il ajouta: -- C'etait du temps du ministere de Clarke. Il y eut un instant de silence pendant lequel Bonaparte essaya de faire baisser les yeux a Bernadotte; mais, voyant qu'il n'y reussissait pas: -- Continuez, lui dit-il. Bernadotte s'inclina et reprit: -- Jamais ministre de la guerre peut-etre -- et les archives du ministere sont la pour en faire foi -- jamais ministre de la guerre ne recut son portefeuille dans des circonstances plus critiques: la guerre civile a l'interieur, l'etranger a nos portes, le decouragement dans nos vieilles armees, le denuement le plus absolu de moyens pour en mettre sur pied de nouvelles; voila ou j'en etais le 8 juin au soir; mais j'etais deja entre en fonctions... A partir du 8 juin, une correspondance active, etablie avec les autorites civiles et militaires, ranimait leur courage et leurs esperances; mes adresses aux armees -- c'est un tort peut-etre -- sont celles, non pas d'un ministre a des soldats, mais d'un camarade a des camarades, de meme que mes adresses aux administrateurs sont celles d'un citoyen a ses concitoyens. Je m'adressais au courage de l'armee et au coeur des Francais, j'obtins tout ce que je demandais: la garde nationale s'organisa avec un nouveau zele, des legions se formerent sur le Rhin, sur la Moselle, des bataillons de veterans prirent la place d'anciens regiments pour aller renforcer ceux qui defendent nos frontieres; aujourd'hui, notre cavalerie se recrute d'une remonte de quarante mille chevaux, cent mille conscrits habilles, armes et equipes, recoivent au cri de "Vive la Republique!" les drapeaux sous lesquels ils vont combattre et vaincre... -- Mais, interrompit amerement Bonaparte, c'est toute une apologie que vous faites la de vous-meme! -- Soit; je diviserai mon discours en deux parties: la premiere sera une apologie contestable; la seconde sera une exposition de faits incontestes; laissons de cote l'apologie, je passe aux faits. "Les 17 et 18 juin, bataille de la Trebbia: Mac Donald veut combattre sans Moreau; il franchit la Trebbia, attaque l'ennemi, est battu par lui et se retire sur Modene. Le 20 juin, combat de Tortona: Moreau bat l'Autrichien Bellegarde. Le 22 juillet, reddition de la citadelle d'Alexandrie aux Austro-Russes. La balance penche pour la defaite. Le 30, reddition de Mantoue: encore un echec! Le 15 aout, bataille de Novi: cette fois, c'est plus qu'un echec, c'est une defaite; enregistrez-la, general, c'est la derniere. "En meme temps que nous nous faisons battre a Novi, Massena se maintient dans ses positions de Zug et de Lucerne, et s'affermit sur l'Aar et sur le Rhin, tandis que Lecourbe, les 14 et 15 aout, prend le Saint-Gothard. Le 19, bataille de Bergen: Brune defait l'armee anglo-russe, forte de quarante-quatre mille hommes et fait prisonnier le general russe Hermann. Les 25, 26 et 27 du meme mois, combats de Zurich: Massena bat les Austro-Russes commandes par Korsakov; Hotze et trois autres generaux autrichiens sont pris, trois sont tues; l'ennemi perd douze mille hommes, cent canons, tous ses bagages! les Autrichiens, separes des Russes, ne peuvent les rejoindre qu'au-dela du lac de Constance. La s'arretent les progres que l'ennemi faisait depuis le commencement de la campagne; depuis la reprise de Zurich, le territoire de la France est garanti de toute invasion. "Le 30 aout, Molitor bat les generaux autrichiens Jeilachich et Linken, et les rejette dans les Grisons. Le 1er septembre, Molitor attaque et bat dans la Muttathalle le general Rosemberg. Le 2, Molitor force Souvaroff d'evacuer Glaris, d'abandonner ses blesses, ses canons et seize cents prisonniers. Le 6, le general Brune bat pour la seconde fois les Anglo-Russes, commandes par le duc d'York. Le 7, le general Gazan s'empare de Constance. Le 9, vous abordez pres de Frejus. "Eh bien, general, continua Bernadotte, puisque la France va probablement passer entre vos mains, il est bon que vous sachiez dans quel etat vous la prenez, et qu'a defaut de recu, un etat des lieux fasse foi de la situation dans laquelle nous vous la donnons. Ce que nous faisons a cette heure-ci, general, c'est de l'histoire, et il est important que ceux qui auront interet a la falsifier un jour, trouvent sur leur chemin le dementi de Bernadotte! -- Dites-vous cela pour moi, general? -- Je dis cela pour les flatteurs... Vous avez pretendu, assure-t- on, que vous reveniez parce que nos armees etaient detruites, parce que la France etait menacee, la Republique aux abois. Vous pouvez etre parti d'Egypte dans cette crainte; mais, une fois arrive en France, il faut que cette crainte disparaisse et fasse place a une croyance contraire. -- Je ne demande pas mieux que de me ranger a votre avis, general, repondit Bonaparte avec une supreme dignite, et plus vous me montrerez la France grande et puissante, plus j'en serai reconnaissant a ceux a qui elle devra sa puissance et sa grandeur. -- Oh! le resultat est clair, general! Trois armees battues et disparues, les Russes extermines, les Autrichiens vaincus et mis en deroute; vingt mille prisonniers, cent pieces de canon; quinze drapeaux, tous les bagages de l'ennemi en notre pouvoir; neuf generaux pris ou tues, la Suisse libre, nos frontieres assurees, le Rhin fier de leur servir de limite; voila le contingent de Massena et la situation de l'Helvetie. "L'armee anglo-russe deux fois vaincue, entierement decouragee, nous abandonnant son artillerie, ses bagages, ses magasins de guerre et de bouche, et jusqu'aux femmes et aux enfants debarques avec les Anglais, qui se regardaient deja comme maitres de la Hollande; huit mille prisonniers francais et bataves rendus a la patrie, la Hollande completement evacuee: voila le contingent de Brune et la situation de la Hollande. "L'arriere-garde du general Klenau forcee de mettre bas les armes a Villanova; mille prisonniers, trois pieces de canon tombees entre nos mains et les Autrichiens rejetes derriere la Bormida; en tout, avec les combats de la Stura, de Pignerol, quatre mille prisonniers, seize bouches a feu, la place de Mondovi, l'occupation de tout le pays situe entre la Stura et le Tanaso; voila le contingent de Championnet et la situation de l'Italie. "Deux cent mille soldats sous les armes, quarante mille cavaliers montes, voila mon contingent a moi, et la situation de la France. -- Mais, demanda Bonaparte d'un air railleur, si vous avez, comme vous le dites, deux cent quarante mille soldats sous les armes, qu'aviez-vous affaire que je vous ramenasse les quinze ou vingt mille hommes que j'avais en Egypte et qui sont utiles la-bas pour coloniser? -- Si je vous les reclame, general, ce n'est pas pour le besoin que nous avons d'eux, c'est dans la crainte qu'il ne leur arrive malheur. -- Et quel malheur voulez-vous qu'il leur arrive, commandes par Kleber? -- Kleber peut etre tue, general, et, derriere Kleber, que reste- t-il? Menou... Kleber et vos vingt mille hommes sont perdus, general! -- Comment, perdus? -- Oui, le sultan enverra des troupes _; _il a la terre. Les Anglais enverront des flottes; ils ont la mer. Nous, nous n'avons ni la terre ni la mer, et nous serons obliges d'assister d'ici a l'evacuation de l'Egypte et a la capitulation de notre armee. -- Vous voyez les choses en noir, general! -- L'avenir dira qui de nous deux les a vues comme elles etaient. _ _ _--_ Qu'eussiez-vous donc fait a ma place? -- Je ne sais pas; mais, quand j'aurais du les ramener par Constantinople, je n'eusse pas abandonne ceux que la France m'avait confies. Xenophon, sur les rives du Tigre, etait dans une situation plus desesperee que vous sur les bords du Nil: il ramena les dix mille jusqu'en Ionie, et ces dix mille, ce n'etaient point des enfants d'Athenes, ce n'etaient pas ses concitoyens, c'etaient des mercenaires! Depuis que Bernadotte avait prononce le mot de Constantinople, Bonaparte n'ecoutait plus; on eut dit que ce nom avait eveille en lui une source d'idees nouvelles et qu'il suivait sa propre pensee. Il posa sa main sur le bras de Bernadotte etonne, et les yeux perdus comme un homme qui suit, dans l'espace, le fantome d'un grand projet evanoui: -- Oui, dit-il, oui! j'y ai pense, et voila pourquoi je m'obstinais a prendre cette bicoque de Saint-Jean d'Acre. Vous n'avez vu d'ici que mon entetement, vous, une perte d'hommes inutile_, _sacrifice a l'amour-propre d'un general mediocre qui craint qu'on ne lui reproche un echec; que m'eut importe la levee du siege de Saint-Jean d'Acre, si Saint-Jean d'Acre n'avait ete une barriere placee au-devant du plus immense projet qui ait jamais ete concu!... Des villes! eh! mon Dieu, j'en prendrai autant qu'en ont pris Alexandre et Cesar; mais c'etait Saint-Jean d'Acre qu'il fallait prendre! si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, savez-vous ce que je faisais? Et son regard se fixa, ardent, sur celui de Bernadotte, qui, cette fois, baissa les yeux sous la flamme du genie. -- Ce que je faisais, repeta Bonaparte, et, comme Ajax, il sembla menacer le ciel du poing, si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, je trouvais dans la ville les tresors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes; je soulevais et j'armais toute la Syrie, qu'avait tant indignee la ferocite de Djezzar, qu'a chacun de mes assauts, les populations en priere demandaient sa chute a Dieu; je marchais sur Damas et Alep; je grossissais mon armee de tous les mecontents; a mesure que j'avancais dans le pays, j'annoncais aux peuples l'abolition de la servitude et l'aneantissement du gouvernement tyrannique des pachas. J'arrivais a Constantinople avec des masses armees; je renversais l'empire turc, et je fondais a Constantinople un grand empire qui fixait ma place dans la posterite au-dessus de Constantin et de Mahomet II! Enfin, peut- etre revenais-je a Paris par Andrinople ou par Vienne, apres avoir aneanti la maison d'Autriche. Eh bien! Mon cher general, voila le projet que cette bicoque de Saint-Jean d'Acre a fait avorter! Et il oubliait si bien a qui il parlait, pour se bercer dans les debris de son reve evanoui, qu'il appelait Bernadotte, _mon cher general_. Celui-ci, presque epouvante de la grandeur du projet que venait de lui developper Bonaparte, avait fait un pas en arriere. -- Oui, dit Bernadotte, je vois ce qu'il vous faut, et vous venez de trahir votre pensee: en Orient et en Occident, un trone! Un trone! soit; pourquoi pas! Comptez sur moi pour le conquerir, mais partout ailleurs qu'en France: je suis republicain et je mourrai republicain. Bonaparte secoua la tete, comme pour chasser les pensees qui le soutenaient dans les nuages. -- Et moi aussi, je suis republicain, dit-il; mais voyez donc ce qu'est devenue votre Republique! -- Qu'importe! s'ecria Bernadotte, ce n'est ni au mot ni a la forme que je suis fidele, c'est au principe. Que les directeurs me donnent le pouvoir, et je saurai bien defendre la Republique de ses ennemis interieurs comme je l'ai defendue de ses ennemis exterieurs. Et, en disant ces derniers mots, Bernadotte releva les yeux; son regard se croisa avec celui de Bonaparte. Deux glaives nus qui se choquent ne jettent pas un eclair plus terrible et plus brulant. Depuis longtemps, Josephine, inquiete, observait les deux hommes avec attention. Elle vit ce double regard, plein de menaces reciproques. Elle se leva vivement, et, allant a Bernadotte: -- General, dit-elle. Bernadotte s'inclina. -- Vous etes lie avec Gohier, n'est-ce pas? continua-t-elle. -- C'est un de mes meilleurs amis, madame, dit Bernadotte. -- Eh bien, nous dinons chez lui apres-demain, 18 brumaire; venez donc y diner aussi, et amenez-nous madame Bernadotte; je serais si heureuse de me lier avec elle! -- Madame, dit Bernadotte, du temps des Grecs, vous eussiez ete une des trois Graces; au moyen age, vous eussiez ete une fee; aujourd'hui, vous etes la femme la plus adorable que je connaisse. Et, faisant trois pas en arriere, en saluant, il trouva moyen de se retirer sans que Bonaparte eut la moindre part a son salut. Josephine suivit des yeux Bernadotte jusqu'a ce qu'il fut sorti. Alors, se retournant vers son mari: -- Eh bien, lui demanda-t-elle, il parait que cela n'a pas ete avec Bernadotte comme avec Moreau? -- Entreprenant, hardi, desinteresse, republicain sincere, inaccessible a la seduction. C'est un homme obstacle: on le tournera puisqu'on ne peut le renverser. Et, quittant le salon sans prendre conge de personne, il remonta dans son cabinet, ou Roland et Bourrienne le suivirent. A peine y etaient-ils depuis un quart d'heure, que la clef tourna doucement dans la serrure et que la porte s'ouvrit. Lucien parut. XXII -- UN PROJET DE DECRET Lucien etait evidemment attendu. Pas une seule fois Bonaparte, depuis son entree dans le cabinet, n'avait prononce son nom; mais, tout en gardant le silence, il avait, avec une impatience croissante, tourne trois ou quatre fois la tete vers la porte, et, lorsque le jeune homme parut, une exclamation d'attente satisfaite s'echappa de la bouche de Bonaparte. Lucien, frere du general en chef, etait ne en 1775, ce qui lui donnait vingt-cinq ans a peine: depuis 1797, c'est-a-dire a l'age de vingt-deux ans et demi, il etait entre au conseil des Cinq- Cents, qui, pour faire honneur a Bonaparte, venait de le nommer son president. Avec les projets qu'il avait concus, c'etait ce que Bonaparte pouvait desirer de plus heureux. Franc et loyal au reste, republicain de coeur, Lucien, en secondant les projets de son frere, croyait servir encore plus la Republique que le futur premier consul. A ses yeux, nul ne pouvait mieux la sauver une seconde fois que celui qui l'avait deja sauvee une premiere. C'est donc anime de ce sentiment qu'il venait retrouver son frere. -- Te voila! lui dit Bonaparte; je t'attendais avec impatience. -- Je m'en doutais; mais il me fallait attendre, pour sortir, un moment ou personne ne songeait a moi. -- Et tu crois que tu as reussi? -- Oui; Talma racontait je ne sais quelle histoire sur Marat et Dumouriez. Tout interessante qu'elle paraissait etre, je me suis prive de l'histoire et me voila. -- Je viens d'entendre une voiture qui s'eloignait; la personne qui sortait ne t'a-t-elle pas vu prendre l'escalier de mon cabinet? -- La personne qui sortait, c'etait moi-meme; la voiture qui s'eloignait, c'etait la mienne; ma voiture absente, tout le monde me croira parti. Bonaparte respira. -- Eh bien, voyons, demanda-t-il; a quoi as-tu employe ta journee? -- Oh! je n'ai pas perdu mon temps, va! -- Aurons-nous le decret du conseil des Anciens? -- Nous l'avons redige aujourd'hui, et je te l'apporte -- le brouillon du moins -- pour que tu voies s'il y a quelque chose a en retrancher ou a y ajouter. -- Voyons! dit Bonaparte. Et, prenant vivement des mains de Lucien le papier que celui-ci lui presentait, il lut: "Art. 1er. Le Corps legislatif est transfere dans la commune de Saint-Cloud; les deux conseils y siegeront dans les deux ailes du palais..." -- C'etait l'article important, dit Lucien; je l'ai fait mettre en tete pour qu'il frappe tout d'abord le peuple. -- Oui, oui, fit Bonaparte. Et il continua: "Art. 2. Ils y seront rendus demain 20 brumaire..." -- Non; non, dit Bonaparte: "Demain 19." Changez la date, Bourrienne. Et il passa le papier a son secretaire. -- Tu crois etre en mesure pour le 18? -- Je le serai. Fouche m'a dit avant-hier: "_Pressez-vous ou je ne reponds plus de rien_." -- "19 brumaire" dit Bourrienne en rendant le papier au general. Bonaparte reprit: "Art. 2. -- Ils seront rendus demain, 19 brumaire, a midi. Toute continuation de deliberations est interdite ailleurs et avant ce terme." Bonaparte relut cet article. -- C'est bien, dit-il; il n'y a point de double entente. Et il poursuivit: "Art. 3. Le general Bonaparte est charge de l'execution du present decret: il prendra toutes les mesures necessaires pour la surete de la representation nationale." Un sourire railleur passa sur les levres de pierre du lecteur; mais, presque aussitot, continuant: "Le general commandant la 17e division militaire, la garde du Corps legislatif, la garde nationale sedentaire, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, dans l'arrondissement constitutionnel et dans toute l'etendue de la 47e division, sont mis immediatement sous ses ordres et tenus de le reconnaitre en cette qualite." -- Ajoute, Bourrienne: "Tous les citoyens lui porteront main-forte a sa premiere requisition." Les bourgeois adorent se meler des affaires politiques, et quand ils peuvent nous servir dans nos projets, il faut leur donner cette satisfaction. Bourrienne obeit; puis il rendit le papier au general, qui continua: "Art. 4. Le general Bonaparte est appele dans le sein du conseil pour y recevoir une expedition du present decret et preter serment. Il se concertera avec les commissaires inspecteurs des deux Conseils." "Art. 5. Le present decret sera _de suite _transmis par un messager au conseil des Cinq-Cents et au Directoire executif." "Il sera imprime, affiche, promulgue dans toutes les communes de la Republique par des courriers extraordinaires." "Paris, ce..." -- La date est en blanc, dit Lucien. -- Mets: "18 brumaire" Bourrienne; il faut que le decret surprenne tout le monde. Rendu a sept heures du matin, il faut qu'en meme temps qu'il sera rendu, auparavant meme, il soit affiche sur tous les murs de Paris. -- Mais, si les Anciens allaient refuser de le rendre...? -- Raison de plus pour qu'il soit affiche, niais! dit Bonaparte; nous agirons comme s'il etait rendu. -- Faut-il corriger en meme temps une faute de francais qui se trouve dans le dernier paragraphe? demanda Bourrienne en riant. -- Laquelle? fit Lucien avec l'accent d'un auteur blesse dans son amour-propre. -- _De suite, _reprit Bourrienne; dans ce cas-la on ne dit pas _de suite, _on dit _tout de suite_. -- Ce n'est point la peine, dit Bonaparte; j'agirai, soyez tranquille, comme s'il y avait _tout de suite_. Puis, apres une seconde de reflexion: -- Quant a ce que tu disais tout a l'heure de la crainte que tu avais que le decret ne passat point, il y a un moyen bien simple pour qu'il passe. -- Lequel? -- C'est de convoquer pour six heures du matin les membres dont nous sommes surs, et pour huit heures ceux dont nous ne sommes pas surs. N'ayant que des hommes a nous, c'est bien le diable si nous manquons la majorite. -- Mais six heures aux uns, et huit heures aux autres..., fit Lucien. -- Prends deux secretaires differents; il y en aura un qui se sera trompe. Puis, se tournant vers Bourrienne: -- Ecris, lui dit-il. Et, tout en se promenant, il dicta sans hesiter, comme un homme qui a songe d'avance et longtemps a ce qu'il dicte, mais en s'arretant de temps en temps devant Bourrienne pour voir si la plume du secretaire suivait sa parole: "Citoyens! "Le conseil des Anciens, depositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le decret ci-joint; il y est autorise par les articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel. "Il me charge de prendre des mesures pour la surete de la representation nationale, sa translation necessaire et momentanee..." Bourrienne regarda Bonaparte: c'etait _instantanee _que celui-ci avait voulu dire; mais, comme le general ne se reprit point, Bourrienne laissa _momentanee._ Bonaparte continua de dicter: "Le Corps legislatif se trouvera a meme de tirer la representation du danger imminent ou la desorganisation de toutes les parties de l'administration nous a conduits. "Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance des patriotes; ralliez-vous autour de lui; c'est le seul moyen d'asseoir la Republique sur les bases de la liberte civile, du bonheur interieur, de la victoire et de la paix." Bonaparte relut cette espece de proclamation, et, de la tete, fit signe que c'etait bien. Puis il tira sa montre: -- Onze heures, dit-il; il est temps encore. Alors, s'asseyant a la place de Bourrienne, il ecrivit quelques mots en forme de billet, cacheta et mit sur l'adresse: "Au citoyen Barras." -- Roland, dit-il quand il eut acheve, tu vas prendre, soit un cheval a l'ecurie, soit une voiture sur la place, et tu te rendras chez Barras; je lui demande un rendez-vous pour demain a minuit. Il y a reponse. Roland sortit. Un instant apres, on entendit dans la cour de l'hotel le galop d'un cheval qui s'eloignait dans la direction de la rue du Mont- Blanc. -- Maintenant, Bourrienne, dit Bonaparte, apres avoir prete l'oreille au bruit, demain a minuit, que je sois a l'hotel ou que je n'y sois pas, vous ferez atteler, vous monterez dans ma voiture et vous irez a ma place chez Barras. -- A votre place, general? -- Oui; toute la journee, il comptera sur moi pour le soir, et ne fera rien, croyant que je le mets dans ma partie. A minuit, vous serez chez lui, vous lui direz qu'un grand mal de tete m'a force de me coucher, mais que je serai chez lui a sept heures du matin sans faute. Il vous croira ou ne vous croira pas; mais, en tout cas, il sera trop tard pour qu'il agisse contre nous: a sept heures du matin, j'aurai dix mille hommes sous mes ordres. -- Bien, general. Avez-vous d'autres ordres a me donner? -- Non, pas pour ce soir, repondit Bonaparte. Soyez demain ici de bonne heure. -- Et moi? demanda Lucien. -- Vois Sieyes; c'est lui qui a dans sa main le conseil des Anciens; prends toutes tes mesures avec lui. Je ne veux pas qu'on le voie chez moi, ni qu'on me voie chez lui; si par hasard nous echouons, c'est un homme a renier. Je veux apres-demain etre maitre de mes actions et n'avoir d'engagement absolu avec personne. -- Crois-tu avoir besoin de moi demain? -- Viens dans la nuit, et rends-moi compte de tout. -- Rentres-tu au salon? -- Non. Je vais attendre Josephine chez elle. Bourrienne, vous lui direz un mot a l'oreille en passant, afin qu'elle se debarrasse le plus vite possible de tout son monde. Et, saluant de la main et presque du meme geste son frere et Bourrienne, il passa, par un corridor particulier, de son cabinet dans la chambre de Josephine. La, eclaire par la simple lueur d'une lampe d'albatre, qui faisait le front du conspirateur plus pale encore que d'habitude, Bonaparte ecouta le bruit des voitures qui s'eloignaient les unes apres les autres. Enfin, un dernier roulement se fit entendre, et, cinq minutes apres, la porte de la chambre s'ouvrit pour donner passage a Josephine. Elle etait seule et tenait a la main un candelabre a deux branches. Son visage, eclaire par la double lumiere, exprimait la plus vive angoisse. -- Eh bien, lui demanda Bonaparte, qu'as-tu donc? -- J'ai peur! dit Josephine. -- Et de quoi? des niais du Directoire ou des deux Conseils? Allons donc! aux Anciens, j'ai Sieyes; aux Cinq-Cents, j'ai Lucien. -- Tout va donc bien? -- A merveille! -- C'est que, comme tu m'avais fait dire que tu m'attendais chez moi, je craignais que tu n'eusses de mauvaises nouvelles a me communiquer. -- Bon! si j'avais de mauvaises nouvelles, est-ce que je te le dirais? -- Comme c'est rassurant! -- Mais, sois tranquille, je n'en ai que de bonnes; seulement, je t'ai donne une part dans la conspiration. -- Laquelle? -- Mets-toi la, et ecris a Gohier. -- Que nous n'irons pas diner chez lui? -- Au contraire: qu'il vienne avec sa femme dejeuner chez nous; entre gens qui s'aiment comme nous nous aimons, on ne saurait trop se voir. Josephine se mit a un petit secretaire en bois de rose. -- Dicte, dit-elle, j'ecrirai. -- Bon! pour qu'on reconnaisse mon style! allons donc! tu sais bien mieux que moi comment on ecrit un de ces billets charmants auxquels il est impossible de resister. Josephine sourit du compliment, tendit son front a. Bonaparte qui l'embrassa amoureusement, et ecrivit ce billet que nous copions sur l'original: "Au citoyen Gohier, president du Directoire executif de la Republique francaise..." -- Est-ce cela? demanda-t-elle. -- Parfait! Comme il n'a pas longtemps a garder ce titre de president, ne le lui marchandons pas. -- N'en ferez-vous donc rien? -- J'en ferai tout ce qu'il voudra, s'il fait tout ce que je veux! Continue, chere amie. Josephine reprit la plume et ecrivit: "Venez, mon cher Gohier et votre femme, dejeuner demain avec moi, a huit heures du matin; n'y manquez pas: j'ai a causer avec vous sur des choses tres interessantes. "Adieu, mon cher Gohier! comptez toujours sur ma sincere amitie! "LA PAGERIE-BONAPARTE." -- J'ai mis _demain, _fit Josephine; il faut que je date ma lettre du 17 brumaire. -- Et tu ne mentiras pas, dit Bonaparte: voila minuit qui sonne. En effet, un jour de plus venait de tomber dans l'abime du temps; la pendule tinta douze coups. Bonaparte les ecouta, grave et reveur; il n'etait plus separe que par vingt-quatre heures du jour solennel qu'il preparait depuis un mois, qu'il revait depuis trois ans! Faisons ce qu'il eut bien voulu faire, sautons par-dessus les vingt-quatre heures qui nous separent de ce jour que l'histoire n'a pas encore juge, et voyons ce qui se passait, a sept heures du matin, sur les differents points de Paris ou les evenements que nous allons raconter devaient produire une supreme sensation. XXIII -- ALEA JACTA EST A sept heures du matin, le ministre de la police, Fouche, entrait chez Gohier, president du Directoire. -- Oh! oh! fit Gohier en l'apercevant, qu'y a-t-il donc de nouveau, monsieur le ministre de la justice, que j'aie le plaisir de vous voir si matin? -- Vous ne connaissez pas encore le decret? dit Fouche. -- Quel decret? demanda l'honnete Gohier. -- Le decret du conseil des Anciens. -- Rendu quand? -- Rendu cette nuit. -- Le conseil des Anciens se reunit donc la nuit maintenant? -- Quand il y a urgence, oui. -- Et que dit le decret? -- Il transfere les seances du corps legislatif a Saint-Cloud. Gohier sentit le coup. Il comprenait tout le parti que le genie entreprenant de Bonaparte pouvait tirer de cet isolement. -- Et depuis quand, demanda-t-il a Fouche, un ministre de la police est-il transforme en messager du conseil des Anciens? -- Voila ce qui vous trompe, citoyen president, repondit l'ex- conventionnel; je suis ce matin plus ministre de la police que jamais, puisque je viens vous denoncer un acte qui peut avoir les plus graves consequences. Fouche ne savait pas encore comment tournerait la conspiration de la rue de la victoire; il n'etait point fache de se menager une porte de retraite au Luxembourg. Mais Gohier, tout honnete qu'il etait, connaissait trop bien l'homme pour etre sa dupe. -- C'etait hier qu'il fallait m'annoncer le decret, citoyen ministre, et non ce matin; car, en me faisant cette communication, vous ne devancez que de quelques instants l'annonce officielle qui va m'en etre faite. En effet, en ce moment, un huissier ouvrit la porte et prevint le president qu'un envoye des inspecteurs du palais des Anciens etait la et demandait a lui faire une communication. -- Qu'il entre! dit Gohier. Le messager entra, et presenta une lettre au president. Celui-ci la decacheta vivement et lut: "Citoyen president, "la commission s'empresse de vous faire part du decret de la translation de la residence du Corps legislatif a Saint-Cloud. "Le decret va vous etre expedie; mais des mesures de surete exigent des details dont nous nous occupons. "Nous vous invitons a venir a la commission des Anciens; vous y trouverez Sieyes et Ducos. "Salut fraternel, "BARILLON -- FARGUES -- CORNET." -- C'est bien, dit Gohier au messager en le congediant d'un signe. Le messager sortit. Gohier se retourna vers Fouche: -- Ah! dit-il, le complot est bien mene: on m'annonce le decret, mais on ne me l'envoie pas; par bonheur vous allez me dire dans quels termes il est concu. -- Mais, dit Fouche, je n'en sais rien. -- Comment! il y a seance au conseil des Anciens, et vous, ministre de la police, vous n'en savez rien, quand cette seance est extraordinaire, quand elle a ete arretee par lettres? -- Si fait, je savais la seance, mais je n'ai pu y assister. -- Et vous n'y aviez pas un de vos secretaires, un stenographe, qui put, paroles pour paroles, vous rendre compte de cette seance, quand, selon toute probabilite, cette seance va disposer du sort de la France?... Ah! citoyen Fouche, vous etes un ministre de la police bien maladroit ou plutot bien adroit! -- Avez-vous des ordres a me donner citoyen president? demanda Fouche. -- Aucun, citoyen ministre, repondit le president. Si le Directoire juge a propos de donner des ordres, il les donnera a des hommes qu'il croira dignes de sa confiance. Vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient, ajouta-t-il en tournant le dos a son interlocuteur. Fouche sortit. Gohier sonna aussitot. Un huissier entra. -- Passez chez Barras, chez Sieyes, chez Ducos et chez Moulin, et invitez-les a se rendre a l'instant meme chez moi... Ah! prevenez en meme temps, madame Gohier de passer dans mon cabinet et d'apporter la lettre de madame Bonaparte qui nous invite a dejeuner. Cinq minutes apres, madame Gohier entrait, la lettre a la main et tout habillee; l'invitation etait pour huit heures du matin; il etait plus de sept heures et demie, et il fallait vingt minutes au moins pour aller du Luxembourg a la rue de la Victoire. -- Voici, mon ami, dit madame Gohier en presentant la lettre a son mari; c'est pour huit heures. -- Oui, repondit Gohier, je ne doute pas de l'heure, mais du jour. Et, prenant la lettre des mains de sa femme, il relut: "Venez, mon cher Gohier et votre femme, dejeuner demain avec moi, a huit heures du matin... n'y manquez pas... j'ai a causer avec vous sur des choses tres interessantes." -- Ah! continua-t-il, il n'y a pas a s'y tromper! -- Eh bien, mon ami, y allons-nous? demanda madame Gohier. -- Toi, tu y vas, mais pas moi. Il nous survient un evenement auquel le citoyen Bonaparte n'est probablement pas etranger, et qui nous retient, mes collegues et moi au Luxembourg. -- Un evenement grave? -- Peut-etre. -- Alors, je reste pres de toi. -- Non pas: tu ne peux m'etre d'aucune utilite. Va chez madame Bonaparte; je me trompe peut-etre, mais, s'il s'y passe quelque chose d'extraordinaire et qui te paraisse alarmant, fais-le-moi savoir par un moyen quelconque; tout sera bon, je comprendrai a demi-mot. -- C'est bien, mon ami, j'y vais; l'espoir de t'etre utile la-bas me decide. -- Va! En ce moment l'huissier rentra. -- Le general Moulin me suit, dit-il; le citoyen Barras est au bain et va venir; les citoyens Sieyes et Ducos sont sortis a cinq heures du matin et ne sont point rentres. -- Voila les deux traitres! dit Gohier. Barras n'est que dupe. Et, embrassant sa femme: -- Va! dit-il, va! En se retournant, madame Gohier se trouva face a face avec le general Moulin; celui-ci, d'un caractere emporte, paraissait furieux. -- Pardon, citoyenne, dit-il. Puis, s'elancant dans le cabinet de Gohier: --Eh bien, dit-il, vous savez ce qui se passe, president? -- Non; mais je m'en doute. -- Le corps legislatif est transfere a Saint-Cloud; le general Bonaparte est charge de l'execution du decret, et la force armee est mise sous ses ordres. -- Ah! voila le fond du sac! dit Gohier. Eh bien, il faut nous reunir et lutter. -- Vous avez entendu: Sieyes et Roger Ducos ne sont pas au palais. -- Parbleu! ils sont aux Tuileries! Mais Barras est au bain; courons chez Barras. Le Directoire peut prendre des arretes du moment ou il est en majorite; nous sommes trois: je le repete, luttons! -- Alors, faisons dire a Barras de venir nous trouver aussitot qu'il sera sorti du bain. -- Non, allons le trouver avant qu'il en sorte. Les deux directeurs sortirent et se dirigerent vivement vers l'appartement de Barras. Ils le trouverent effectivement au bain; ils insisterent pour entrer. -- Eh bien? demanda Barras en les apercevant. -- Vous savez? -- Rien au monde! Ils lui raconterent alors ce qu'ils savaient eux-memes. -- Ah! dit Barras, tout m'est explique maintenant. -- Comment? -- Oui, voila pourquoi il n'est pas venu hier au soir. -- Qui -- Eh! Bonaparte! -- Vous l'attendiez hier au soir? -- Il m'avait fait dire par un de ses aides de camp qu'il viendrait de onze heures a minuit. -- Et il n'est pas venu? -- Non; il m'a envoye Bourrienne avec sa voiture en me faisant dire qu'un violent mal de tete le retenait au lit, mais que ce matin, de bonne heure, il serait ici. Les directeurs se regarderent. -- C'est clair! dirent-ils. -- Maintenant, continua Barras, j'ai envoye Bollot, mon secretaire, un garcon tres intelligent, a la decouverte. Il sonna, un domestique parut. -- Aussitot que le citoyen Bollot rentrera, dit Barras, vous le prierez de se rendre ici. -- Il descend a l'instant meme de voiture dans la cour du palais. -- Qu'il monte! qu'il monte! Bollot etait deja a la porte. -- Eh bien? firent les trois directeurs. -- Eh bien, le general Bonaparte, en grand uniforme, accompagne des generaux Beurnonville, Mac Donald et Moreau, marche sur les Tuileries, dans la cour desquelles dix mille hommes l'attendent! -- Moreau!... Moreau est avec lui! s'ecria Gohier. -- A sa droite! -- Je vous l'ai toujours dit! s'ecria Moulin, avec sa rudesse militaire, Moreau, c'est une... salope et pas autre chose! -- Etes-vous toujours d'avis de resister, Barras? demanda Gohier -- Oui, repondit Barras. -- Eh bien, alors, habillez-vous et venez nous rejoindre dans la salle des seances. -- Allez, dit Barras, je vous suis. Les deux directeurs se rendirent dans la salle des seances. Au bout de dix minutes d'attente: -- Nous aurions du attendre Barras, dit Moulin: si Moreau est une s..., Barras est une p...! Deux heures apres, ils attendaient encore Barras. Derriere eux, on avait introduit, dans la meme salle de bain, Talleyrand et Bruix, et, en causant avec eux, Barras avait oublie qu'il etait attendu. Voyons ce qui s'etait passe rue de la Victoire. A sept heures, contre son habitude, Bonaparte etait leve et attendait en grand uniforme dans sa chambre. Roland entra. Bonaparte etait parfaitement calme; on etait a la veille d'une bataille. -- N'est-il venu personne encore, Roland? demanda-t-il. -- Non, mon general, repondit le jeune homme; mais j'ai entendu tout a l'heure le roulement d'une voiture. -- Moi aussi, dit Bonaparte. En ce moment, on annonca: -- Le citoyen Joseph Bonaparte et le citoyen general Bernadotte. Roland interrogea Bonaparte de l'oeil. Devait-il rester ou sortir? Il devait rester. Roland resta debout a l'angle d'une bibliotheque, comme une sentinelle a son poste. -- Ah! ah! fit Bonaparte en voyant Bernadotte habille comme la surveille en simple bourgeois, vous avez donc decidement horreur de l'uniforme, general? -- Ah ca! reprit Bernadotte, pourquoi diable serais-je en uniforme a sept heures du matin, quand je ne suis pas de service? -- Vous y serez bientot. -- Bon! je suis en non-activite. -- Oui; mais, moi, je vous remets en activite. -- Vous? -- Oui, moi. -- Au nom du Directoire? -- Est-ce qu'il y a encore un Directoire? -- Comment! il n'y a plus de Directoire? -- N'avez-vous pas vu, en venant ici, des soldats echelonnes dans les rues conduisant aux Tuileries? -- Je les ai vus et m'en suis etonne. -- Ces soldats, ce sont les miens. -- Pardon! dit Bernadotte, j'avais cru que c'etaient ceux de la France. -- Eh! moi ou la France, n'est-ce pas tout un? -- Je l'ignorais, dit froidement Bernadotte. -- Alors, vous vous en doutez maintenant; ce soir, vous en serez sur. Tenez, Bernadotte, le moment est supreme, decidez-vous! -- General, dit Bernadotte, j'ai le bonheur d'etre en ce moment simple citoyen; laissez-moi rester simple citoyen. -- Bernadotte, prenez garde, qui n'est pas pour moi est contre moi! -- General, faites attention a vos paroles; vous m'avez dit: "Prenez garde!" si c'est une menace, vous savez que je ne les crains pas. Bonaparte revint a lui et lui prit les deux mains. -- Eh! oui, je sais cela; voila pourquoi je veux absolument vous avoir avec moi. Non seulement je vous estime, Bernadotte, mais encore je vous aime. Je vous laisse avec Joseph; vous etes beaux- freres; que diable! entre parents, on ne se brouille pas. -- Et vous, ou allez-vous? -- En votre qualite de Spartiate, vous etes un rigide observateur des lois, n'est-ce pas? Eh bien, voici un decret rendu cette nuit par le conseil des Cinq-Cents, qui me confere immediatement le commandement de la force armee de Paris; j'avais donc raison, ajouta-t-il, de vous dire que les soldats que vous avez rencontres sont mes soldats, puisqu'ils sont sous mes ordres. Et il remit entre les mains de Bernadotte l'expedition du decret qui avait ete rendu a six heures du matin. Bernadotte lut le decret depuis la premiere jusqu'a la derniere ligne. -- A ceci, je n'ai rien a ajouter, fit-il: veillez a la surete de la representation nationale, et tous les bons citoyens seront avec vous. -- Eh bien, soyez donc avec moi, alors! -- Permettez-moi, general, d'attendre encore vingt-quatre heures pour voir comment vous remplirez votre mandat. -- Diable d'homme, va! fit Bonaparte. Alors, le prenant par le bras et l'entrainant a quelques pas de Joseph: -- Bernadotte, reprit-il, je veux jouer franc jeu avec vous! -- A quoi bon, repondit celui-ci, puisque je ne suis pas de votre partie? -- N'importe! vous etes a la galerie et je veux que la galerie dise que je n'ai pas triche. -- Me demandez-vous le secret? -- Non... -- Vous faites bien; car dans ce cas j'eusse refuse d'ecouter vos confidences. -- Oh! mes confidences, elles ne sont pas longues!... Votre Directoire est deteste, votre Constitution est usee; il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Vous ne me repondez pas? -- J'attends ce qui vous reste a me dire. -- Ce qui me reste a vous dire, c'est d'aller mettre votre uniforme; je ne puis vous attendre plus longtemps: vous viendrez me rejoindre aux Tuileries au milieu de tous nos camarades. Bernadotte secoua la tete. -- Vous croyez que vous pouvez compter sur Moreau, sur Beurnonville, sur Lefebvre, reprit Bonaparte; tenez, regardez par la fenetre, qui voyez-vous la... la! Moreau et Beurnonville! Quant a Lefebvre, je ne le vois pas, mais je suis certain que je ne ferai pas cent pas sans le rencontrer... Eh bien, vous decidez- vous? -- General, reprit Bernadotte, je suis l'homme qui se laisse le moins entrainer par l'exemple, et surtout par le mauvais exemple. Que Moreau, que Beurnonville, que Lefebvre fassent ce qu'ils veulent; je ferai, moi, ce que je dois. -- Ainsi, vous refusez positivement de m'accompagner aux Tuileries? -- Je ne veux pas prendre part a une rebellion. -- Une rebellion! une rebellion! et contre qui? Contre un tas d'imbeciles qui avocassent du matin au soir dans leur taudis! -- Ces imbeciles, general, sont en ce moment les representants de la loi, la Constitution les sauvegarde; ils sont sacres pour moi. -- Au moins, promettez-moi une chose, barre de fer que vous etes! -- Laquelle? -- C'est de rester tranquille. -- Je resterai tranquille comme citoyen; mais... -- Mais quoi?... Voyons, je vous ai vide mon sac, videz le votre! -- Mais, si le Directoire me donne l'ordre d'agir, je marcherai contre les perturbateurs, quels qu'ils soient. -- Ah ca! mais vous croyez donc que je suis ambitieux? dit Bonaparte. Bernadotte sourit. -- Je le soupconne, dit-il. -- Ah! par ma foi! dit Bonaparte, vous ne me connaissez guere; j'en ai assez de la politique, et, si je desire une chose, c'est la paix. Ah! mon cher, la Malmaison avec cinquante mille livres de rente, et je donne ma demission de tout le reste. Vous ne voulez pas me croire; je vous invite a venir m'y voir dans trois mois, et, si vous aimez la pastorale, eh bien, nous en ferons ensemble. Allons, au revoir! je vous laisse avec Joseph, et, malgre vos refus, je vous attends aux Tuileries... Tenez, voila nos amis qui s'impatientent. On criait: "Vive Bonaparte!" Bernadotte palit legerement. Bonaparte vit cette paleur. -- Ah! ah! murmura-t-il, jaloux... Je me trompais, ce n'est point un Spartiate: c'est un Athenien! En effet, comme l'avait dit Bonaparte, ses amis s'impatientaient. Depuis une heure que le decret etait affiche, le salon, les antichambres et la cour de l'hotel etaient encombres. La premiere personne que Bonaparte rencontra au haut de l'escalier fut son compatriote le colonel Sebastiani. Il commandait le 9e regiment de dragons. -- Ah! c'est vous, Sebastiani! dit Bonaparte. Et vos hommes? -- En bataille dans la rue de la Victoire, general. -- Bien disposes? -- Enthousiastes! Je leur ai fait distribuer dix mille cartouches qui etaient en depot chez moi. -- Oui; mais qui n'en devaient sortir que sur un ordre du commandant de Paris. Savez-vous que vous avez brule vos vaisseaux, Sebastiani? -- Prenez-moi avec vous dans votre barque, general; j'ai foi en votre fortune. -- Tu me prends pour Cesar, Sebastiani? -- Par ma foi! on se tromperait de plus loin... Il y a, en outre, dans la cour de votre hotel, une quarantaine d'officiers de toutes armes, sans solde, et que le Directoire laisse depuis un an dans le denuement le plus complet; ils n'ont d'espoir qu'en vous, general; aussi sont-ils prets a se faire tuer pour vous. -- C'est bien. Va te mettre a la tete de ton regiment et fais-lui tes adieux! -- Mes adieux! comment cela, general? -- Je te le troque contre une brigade. Va, va! Sebastiani ne se le fit pas repeter deux fois; Bonaparte continua son chemin. Au bas de l'escalier, il rencontra Lefebvre. -- C'est moi, general, dit Lefebvre. -- Toi!... Eh bien, et la 17e division militaire, ou est-elle? -- J'attends ma nomination, pour la faire agir. -- N'es-tu pas nomme? -- Par le Directoire, oui; mais, comme je ne suis pas un traitre, je viens de lui envoyer ma demission, afin qu'il sache qu'il ne doit pas compter sur moi. -- Et tu viens pour que je te nomme, afin que j'y puisse compter, moi? -- Justement! -- Vite, Roland, un brevet en blanc; remplis-le aux noms du general, que je n'aie plus qu'a y mettre mon nom. Je le signerai sur l'arcon de ma selle. -- Ce sont ceux-la qui sont les bons, dit Lefebvre. -- Roland? Le jeune homme, qui avait deja fait quelques pas pour obeir, se rapprocha de son general. -- Prends sur ma cheminee, lui dit Bonaparte a voix basse, une paire de pistolets a deux coups, et apporte-les-moi en meme temps. On ne sait pas ce qui peut arriver. -- Oui, general, dit Roland; d'ailleurs, je ne vous quitterai pas. -- A moins que je n'aie besoin de te faire tuer ailleurs. -- C'est juste, dit le jeune homme. Et il courut remplir la double commission qu'il venait de recevoir. Bonaparte allait continuer son chemin quand il apercut comme une ombre dans le corridor. Il reconnut Josephine et courut a elle. -- Mon Dieu! lui dit celle-ci, y a-t-il donc tant de danger? -- Pourquoi cela? -- Je viens d'entendre l'ordre que tu as donne a Roland. -- C'est bien fait! voila ce que c'est que d'ecouter aux portes... Et Gohier? -- Il n'est pas venu. -- Ni sa femme? -- Sa femme est la. Bonaparte ecarta Josephine de la main et entra dans le salon. Il y vit madame Gohier, seule et assez pale. -- Eh quoi! demanda-t-il sans autre preambule, le president ne vient pas? -- Cela ne lui a pas ete possible, general, repondit madame Gohier. Bonaparte reprima un mouvement d'impatience. -- Il faut absolument qu'il vienne, dit-il. Ecrivez-lui que je l'attends; je vais lui faire porter la lettre. -- Merci, general, repliqua madame Gohier, j'ai mes gens ici: ils s'en chargeront. -- Ecrivez, ma bonne amie, ecrivez, dit Josephine. Et elle presenta une plume, de l'encre et du papier a la femme du president. Bonaparte etait place de facon a lire par-dessus l'epaule de celle-ci ce qu'elle allait ecrire. Madame Gohier le regarda fixement. Il recula d'un pas en s'inclinant. Madame Gohier ecrivit. Puis elle plia la lettre, et chercha de la cire; mais -- soit hasard, soit premeditation -- il n'y avait sur la table que des pains a cacheter. Elle mit un pain a cacheter a la lettre et sonna. Un domestique parut. -- Remettez cette lettre a Comtois, dit madame Gohier, et qu'il la porte a l'instant au Luxembourg. Bonaparte suivit des yeux le domestique ou plutot la lettre jusqu'a ce que la porte fut refermee. Puis: -- Je regrette, dit-il a madame Gohier de ne pouvoir dejeuner avec vous; mais si le president a ses affaires, moi aussi, j'ai les miennes. Vous dejeunerez avec ma femme; bon appetit! Et il sortit. A la porte, il rencontra Roland. -- Voici le brevet, general, dit le jeune homme, et voila la plume. Bonaparte prit la plume, et, sur le revers du chapeau de son aide de camp, signa le brevet. Roland presenta alors les deux pistolets au general. -- Les as-tu visites? demanda celui-ci. Roland sourit. -- Soyez tranquille, dit-il, je vous reponds d'eux. Bonaparte passa les pistolets a sa ceinture, et, tout en les y passant, murmura: -- Je voudrais bien savoir ce qu'elle a ecrit a son mari. -- Ce qu'elle a ecrit, mon general, je vais vous le dire mot pour mot. -- Toi, Bourrienne? -- Oui; elle a ecrit: "Tu as bien fait de ne pas venir, mon ami: tout ce qui se passe ici m'annonce que l'invitation etait un piege. Je ne tarderai a te rejoindre." -- Tu as decachete la lettre?... -- General, Sextus Pompee donnait a diner sur sa galere a Antoine et a Lepide; son affranchi vint lui dire: "Voulez-vous que je vous fasse empereur du monde? -- Comment cela? -- C'est bien simple: je coupe le cable de votre galere, et Antoine et Lepide sont vos prisonniers. -- Il fallait le faire sans me le dire, repondit Sextus; maintenant, sur ta vie, ne le fais pas!" Je me suis rappele ces mots, general: _Il fallait le faire sans me le dire._ Bonaparte resta un instant pensif; puis, sortant de sa reverie: -- Tu te trompes, dit-il a Bourrienne: c'etait Octave, et non pas Antoine, qui etait avec Lepide sur la galere de Sextus. Et il descendit dans la cour, bornant ses reproches a rectifier cette faute historique. A peine le general parut-il sur le perron, que les cris de "Vive Bonaparte" retentirent dans la cour, et, se prolongeant jusqu'a la rue, allerent eveiller le meme cri dans la bouche des dragons qui stationnaient a la porte. -- Voila qui est de bon augure, general, dit Roland. -- Oui; donne vite a Lefebvre son brevet, et, s'il n'a pas de cheval, qu'il en prenne un des miens. Je lui donne rendez-vous dans la cour des Tuileries. -- Sa division y est deja. -- Raison de plus. Alors, regardant autour de lui, Bonaparte vit Beurnonville et Moreau qui l'attendaient; leurs chevaux etaient tenus par des domestiques. Il les salua du geste, mais deja bien plus en maitre qu'en camarade. Puis, apercevant le general Debel sans uniforme, il descendit deux marches et alla a lui. -- Pourquoi en bourgeois? demanda-t-il. -- Mon general, je n'etais aucunement prevenu; je passais par hasard dans la rue, et, voyant un attroupement devant votre hotel, je suis entre, craignant que vous ne courussiez quelque danger. -- Allez vite mettre votre uniforme. -- Bon! je demeure a l'autre bout de Paris: ce serait trop long. Et cependant, il fit un pas pour se retirer. -- Qu'allez-vous faire? -- Soyez tranquille, general. Debel avait avise un artilleur a cheval: l'homme etait a peu pres de sa taille. -- Mon ami, lui dit-il, je suis le general Debel; par ordre du general Bonaparte, donne-moi ton habit et ton cheval: je te dispense de tout service aujourd'hui. Voila un louis pour boire a la sante du general en chef. Demain, tu reviendras prendre le tout chez moi; uniforme et cheval. Je demeure rue du Cherche-Midi, N deg. 11. -- Et il ne m'arrivera rien? -- Si fait, tu seras nomme brigadier. -- Bon! fit l'artilleur. Et il remit son habit et son cheval au general Debel. Pendant ce temps, Bonaparte avait entendu causer au-dessus de lui; il avait leve la tete et avait vu Joseph et Bernadotte a sa fenetre. -- Une derniere fois, general, dit-il a Bernadotte, voulez-vous venir avec moi? -- Non, lui repondit fermement celui-ci. Puis, a voix basse: -- Vous m'avez dit tout a l'heure de prendre garde? dit Bernadotte. -- Oui. -- Eh bien, je vous le dis a mon tour, prenez garde. -- A quoi? -- Vous allez aux Tuileries? -- Sans doute. -- Les Tuileries sont bien pres de la place de la Revolution. -- Bah! dit Bonaparte, la guillotine a ete transferee a la barriere du Trone. -- Qu'importe! c'est toujours le brasseur Santerre qui commande au faubourg Saint-Antoine, et Santerre est farci de Moulin. -- Santerre est prevenu qu'au premier mouvement qu'il tente, je le fais fusiller. Venez-vous? -- Non. -- Comme vous voudrez. Vous separez votre fortune de la mienne; mais je ne separe pas la mienne de la votre. Puis, s'adressant a son piqueur: -- Mon cheval, dit-il On lui amena son cheval. Mais, voyant un simple artilleur pres de lui: -- Que fais-tu la, au milieu des grosses epaulettes? dit-il. L'artilleur se mit a rire. -- Vous ne me reconnaissez pas, general? dit-il. -- Ah! par ma foi, c'est vous, Debel! Et a qui avez-vous pris ce cheval et cet uniforme? -- A cet artilleur que vous voyez la, a pied et en bras de chemise. Il vous en coutera un brevet de brigadier. -- Vous vous trompez, Debel, dit Bonaparte, il m'en coutera deux: un de brigadier et un de general de division. En marche, messieurs! nous allons aux Tuileries. Et, courbe sur son cheval, comme c'etait son habitude, sa main gauche tenant les renes laches, son poignet droit appuye sur sa cuisse, la tete inclinee, le front reveur, le regard perdu, il fit les premiers pas sur cette pente glorieuse et fatale a la fois, qui devait le conduire au trone... et a Sainte-Helene. XXIV -- LE 18 BRUMAIRE En debouchant dans la rue de la Victoire, Bonaparte trouva les dragons de Sebastiani ranges en bataille. Il voulut les haranguer; mais ceux-ci, l'interrompant aux premiers mots: -- Nous n'avons pas besoin d'explications, crierent-ils; nous savons que vous ne voulez que le bien de la Republique. Vive Bonaparte! Et le cortege suivit, aux cris de "Vive Bonaparte!", les rues qui conduisaient de la rue de la Victoire aux Tuileries. Le general Lefebvre, selon sa promesse, attendait a la porte du palais. Bonaparte, a son arrivee aux Tuileries, fut salue des memes vivats qui l'avaient accompagne jusque-la. Alors, il releva le front et secoua la tete. Peut-etre n'etait-ce point assez pour lui que ce cri de "Vive Bonaparte!" et revait-il deja celui de "Vive Napoleon!" Il s'avanca sur le front de la troupe, et, entoure d'un immense etat-major, il lut le decret des Cinq-Cents qui transferait les seances du corps legislatif a Saint-Cloud et lui donnait le commandement de la force armee. Puis, de memoire, ou en improvisant -- Bonaparte ne mettait personne dans cette sorte de secret --, au lieu de la proclamation qu'il avait dictee l'avant-veille a Bourrienne, il prononca celle- ci: "Soldats, "Le conseil extraordinaire des Anciens m'a remis le commandement de la ville et de l'armee. "Je l'ai accepte pour seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entieres en faveur du peuple. "La Republique est mal gouvernee depuis deux ans; vous avez espere que mon retour mettrait un terme a tant de maux; vous l'avez celebre avec une union qui m'impose des obligations que je remplis. Vous remplirez les votres, et vous seconderez votre general avec l'energie, la fermete, la confiance que j'ai toujours vues en vous. "La liberte, la victoire, la paix, replaceront la Republique francaise au rang qu'elle occupait en Europe, et que l'ineptie et la trahison ont pu, seules, lui faire perdre." Les soldats applaudirent avec frenesie; c'etait une declaration de guerre au Directoire, et des soldats applaudissent toujours a une declaration de guerre. Le general mit pied a terre, au milieu des cris et des bravos. Il entra aux Tuileries. C'etait la seconde fois qu'il franchissait le seuil du palais des Valois, dont les voutes avaient si mal abrite la couronne et la tete du dernier Bourbon qui y avait regne. A ses cotes marchait le citoyen Roederer. En le reconnaissant, Bonaparte tressaillit. -- Ah! dit-il, citoyen Roederer, vous etiez ici dans la matinee du 10 aout? -- Oui, general, repondit le futur comte de l'Empire. -- C'est vous qui avez donne a Louis XVI le conseil de se rendre a l'Assemblee nationale? -- Oui. -- Mauvais conseil, citoyen Roederer! je ne l'eusse pas suivi. -- Selon que l'on connait les hommes on les conseille. Je ne donnerai pas au general Bonaparte le conseil que j'ai donne au roi Louis XVI. Quand un roi a, dans son passe, la fuite a Varennes et le 20 juin, il est difficile a sauver! Au moment ou Roederer prononcait ces paroles, on etait arrive devant une fenetre qui donnait sur le jardin des Tuileries. Bonaparte s'arreta, et, saisissant Roederer par le bras: -- Le 20 juin, dit-il, j'etais la (et il montrait du doigt la terrasse du bord de l'eau), derriere le troisieme tilleul; je pouvais voir, a travers la fenetre ouverte, le pauvre roi avec le bonnet rouge sur la tete; il faisait une piteuse figure, j'en eus pitie. -- Et que fites-vous? -- Oh! je ne fis rien, je ne pouvais rien faire: j'etais lieutenant d'artillerie; seulement j'eus envie d'entrer, comme les autres, et de dire tout bas: "Sire! Donnez-moi quatre pieces d'artillerie, et je me charge de vous balayer toute cette canaille!" Que serait-il arrive si le lieutenant Bonaparte eut cede a son envie, et, bien accueilli par Louis XVI, eut, en effet, balaye _cette canaille, _c'est-a-dire le peuple de Paris? En mitraillant, le 20 juin, au profit du roi, n'eut-il plus eu a mitrailler, le 13 vendemiaire, au profit de la Convention?... Pendant que l'ex-procureur-syndic, demeure reveur, esquissait peut-etre deja, dans sa pensee, les premieres pages de son _Histoire du Consulat, _Bonaparte se presentait a la barre du conseil des Anciens, suivi de son etat-major, suivi lui-meme de tous ceux qui avaient voulu le suivre. Quand le tumulte cause par l'arrivee de cette foule fut apaise, le president donna lecture au general du decret qui l'investissait du pouvoir militaire. Puis, en l'invitant a preter serment: -- Celui qui ne promit jamais en vain des victoires a la patrie, ajouta le president, ne peut qu'executer religieusement sa nouvelle promesse de la servir et de lui rester fidele. Bonaparte etendit la main et dit solennellement: _ _ _-- Je le jure!_ Tous les generaux repeterent apres lui, chacun pour soi: -- Je le jure! Le dernier achevait a peine, quand Bonaparte reconnut le secretaire de Barras, ce meme Bollot, dont le directeur avait parle le matin a ses deux collegues. Il etait purement et simplement venu la pour pouvoir rendre compte a son patron de ce qui se passait; Bonaparte le crut charge de quelque mission secrete de la part de Barras. Il resolut de lui epargner le premier pas, et, marchant droit au jeune homme: -- Vous venez de la part des directeurs? dit-il. Puis, sans lui donner le temps de repondre: -- Qu'ont-ils fait, continua-t-il, de cette France que j'avais laissee si brillante? J'avais laisse la paix, j'ai retrouve la guerre; j'avais laisse des victoires, j'ai retrouve des revers; j'avais laisse les millions de l'Italie, j'ai retrouve la spoliation et la misere! Que sont devenus cent mille Francais que je connaissais tous par leur nom? Ils sont morts! Ce n'etait point precisement au secretaire de Barras que ces choses devaient etre dites; mais Bonaparte voulait les dire, avait besoin de les dire; peu lui importait a qui il les disait. Peut-etre meme, a son point de vue, valait-il mieux qu'il les dit a quelqu'un qui ne pouvait lui repondre. En ce moment, Sieyes se leva. -- Citoyens, dit-il, les directeurs Moulin et Gohier demandent a etre introduits. -- Ils ne sont plus directeurs, dit Bonaparte, puisqu'il n'y a plus de Directoire. -- Mais, objecta Sieyes, ils n'ont pas encore donne leur demission. -- Qu'ils entrent donc et qu'ils la donnent, repliqua Bonaparte. Moulin et Gohier entrerent. Ils etaient pales mais calmes; ils savaient qu'ils venaient chercher la lutte, et que, derriere leur resistance, il y avait peut-etre Sinnamari. Les deportes qu'ils avaient faits au 18 fructidor leur en montraient le chemin. -- Je vois avec satisfaction, se hata de dire Bonaparte, que vous vous rendez a nos voeux et a ceux de vos deux collegues. Gohier fit un pas en avant, et, d'une voix ferme: -- Nous nous rendons, non pas a vos voeux ni a ceux de nos deux collegues, qui ne sont plus nos collegues, puisqu'ils ont donne leur demission, mais aux voeux de la loi: elle veut que le decret qui transfere a Saint-Cloud le siege du corps legislatif soit proclame sans delai; nous venons remplir le devoir que nous impose la loi, bien determines a la defendre contre les factieux, quels qu'ils soient, qui tenteraient a l'attaquer. -- Votre zele ne nous etonne point, reprit froidement Bonaparte, et c'est parce que vous etes connu pour un homme aimant votre pays que vous allez vous reunir a nous. -- Nous reunir a vous! et pour quoi faire? -- Pour sauver la Republique. -- Sauver la Republique!.. il fut un temps, general, ou vous aviez l'honneur d'en etre le soutien; mais, aujourd'hui, c'est a nous qu'est reservee la gloire de la sauver. -- La sauver! fit Bonaparte, et avec quoi? avec les moyens que vous donne votre Constitution? Voyez donc! elle croule de toute part, et, quand meme je ne la pousserais pas du doigt a cette heure, elle n'aurait pas huit jours a vivre. -- Ah! s'ecria Moulin, vous avouez enfin vos projets hostiles! -- Mes projets ne sont pas hostiles! s'ecria Bonaparte en frappant le parquet du talon de sa botte; la Republique est en peril, il faut la sauver, je le veux! -- Vous le voulez dit Gohier, mais il me semble que c'est au Directoire, et non a vous, de dire: "Je le veux!" -- Il n'y a plus de Directoire! -- En effet, on m'a dit qu'un instant avant notre entree, vous aviez annonce cela. -- Il n'y a plus de Directoire du moment ou Sieyes et Roger-Ducos ont donne leur demission. -- Vous vous trompez: il y a un Directoire tant qu'il reste trois directeurs, et ni Moulin, ni moi, ni Barras, ne vous avons donne la notre. En ce moment, on glissa un papier dans la main de Bonaparte en disant: -- Lisez! Bonaparte lut. -- Vous vous trompez vous-meme, reprit-il: Barras a donne sa demission, car la voici. La loi veut que vous soyez trois pour exister: vous n'etes que deux! et qui resiste a la loi, vous l'avez dit tout a l'heure, est un rebelle. Puis, donnant le papier au president: -- Reunissez, dit-il, la demission du citoyen Barras a celle des citoyens Sieyes et Ducos, et proclamez la decheance du Directoire. Moi, je vais l'annoncer a mes soldats. Moulin et Gohier resterent aneantis; cette demission de Barras detruisait tous leurs projets. Bonaparte n'avait plus rien a faire au conseil des Anciens, et il lui restait encore beaucoup de choses a faire dans la cour des Tuileries. Il descendit, suivi de ceux qui l'avaient accompagne pour monter. A peine les soldats le virent-ils reparaitre, que les cris de "Vive Bonaparte!" retentirent plus bruyants et plus presses qu'a son arrivee. Il sauta sur son cheval et fit signe qu'il voulait parler. Dix mille voix qui eclataient en cris se turent a la fois, et le silence se fit comme par enchantement. -- Soldats! dit Bonaparte d'une voix si puissante, que tout le monde l'entendit, vos compagnons d'armes, qui sont aux frontieres, sont denues des choses les plus necessaires; le peuple est malheureux. Les auteurs de tant de maux sont les factieux contre lesquels je vous rassemble aujourd'hui. J'espere sous peu vous conduire a la victoire; mais, auparavant, il faut reduire a l'impuissance de nuire tous ceux qui voudraient s'opposer au bon ordre public et a la prosperite generale! Soit lassitude du gouvernement dictatorial, soit fascination exercee par l'homme magique qui en appelait a la victoire, si longtemps oubliee en son absence, des cris d'enthousiasme s'eleverent, et, comme une trainee de poudre enflammee, se communiquerent des Tuileries au Carrousel, du Carrousel aux rues adjacentes. Bonaparte profita de ce mouvement, et, se tournant vers Moreau: -- General, lui dit-il, je vais vous donner une preuve de l'immense confiance que j'ai en vous. Bernadotte, que j'ai laisse chez moi, et qui refuse de nous suivre, a eu l'audace de me dire que, s'il recevait un ordre du Directoire, il l'executerait, quels que fussent les perturbateurs. General, je vous confie la garde du Luxembourg; la tranquillite de Paris et le salut de la Republique sont entre vos mains. Et, sans attendre la reponse de Moreau, il mit son cheval au galop et se porta sur le point oppose de la ligne. Moreau, par ambition militaire, avait consenti a jouer un role dans ce grand drame: il etait force d'accepter celui que lui distribuait l'auteur. Gohier et Moulin, en revenant au Luxembourg, ne trouverent rien de change en apparence; toutes les sentinelles etaient a leurs postes. Ils se retirerent dans un des salons de la presidence afin de se consulter. Mais a peine venaient-ils d'entrer en conference, que le general Jube, commandant du Luxembourg, recevait l'ordre de rejoindre Bonaparte aux Tuileries avec la garde directoriale, et que Moreau prenait sa place avec des soldats encore electrises par le discours de Bonaparte. Cependant, les deux directeurs redigeaient un message au conseil des Cinq-Cents, message ou ils protestaient energiquement contre ce qui venait de se faire. Quand il fut termine, Gohier le remit a son secretaire, et Moulin, tombant d'inanition, passa chez lui pour prendre quelque nourriture. Il etait pres de quatre heures de l'apres-midi. Un instant apres, le secretaire de Gohier rentra tout agite. -- Eh bien! lui demanda Gohier, vous n'etes pas encore parti? -- Citoyen president, repondit le jeune homme, nous sommes prisonniers au palais! -- Comment! prisonniers? -- La garde est changee, et ce n'est plus le general Jube qui la commande. -- Qui le remplace donc? -- J'ai cru entendre que c'etait le general Moreau. -- Moreau? impossible!... et Barras, le lache! ou est-il? -- Parti pour sa terre de Grosbois. -- Ah! il faut que je voie Moulin! s'ecria Gohier en s'elancant vers la porte. Mais, a l'entree du corridor, il trouva une sentinelle qui lui barra le passage. Gohier voulut insister. -- On ne passe pas! dit la sentinelle. -- Comment! on ne passe pas? -- Non. -- Mais je suis le president Gohier. -- On ne passe pas! c'est la consigne. Gohier vit que cette consigne, il ne parviendrait point a la faire lever. L'emploi de la force etait impossible. Il rentra chez lui. Pendant ce temps, le general Moreau se presentait chez Moulin: il venait pour se justifier. Mais, sans vouloir l'entendre, l'ex-directeur lui tourna le dos; et, comme Moreau insistait: -- General, lui dit-il, passez dans l'antichambre: c'est la place des geoliers. Moreau courba la tete et comprit seulement alors dans quel piege, fatal a sa renommee, il venait de tomber. A cinq heures, Bonaparte reprenait le chemin de la rue de la Victoire; tout ce qu'il y avait de generaux et d'officiers superieurs a Paris l'accompagnaient. Les plus aveugles, ceux qui n'avaient pas compris le 13 vendemiaire, ceux qui n'avaient pas compris le retour d'Egypte, venaient de voir rayonner au-dessus des Tuileries l'astre flamboyant de son avenir; et, chacun ne pouvant etre planete, c'etait a qui se ferait satellite! Les cris de "Vive Bonaparte!" qui venaient du bas de la rue du Mont-Blanc, et montaient comme une maree sonore vers la rue de la Victoire, annoncerent a Josephine le retour de son epoux. L'impressionnable creole l'attendait avec anxiete; elle s'elanca au-devant de lui, tellement emue qu'elle ne pouvait prononcer une seule parole. -- Voyons, voyons, lui dit Bonaparte redevenant le bonhomme qu'il etait dans son interieur, tranquillise-toi; tout ce que l'on a pu faire aujourd'hui est fait. -- Et tout est-il fait, mon ami? -- Oh! non, repondit Bonaparte. -- Ainsi, ce sera a recommencer demain? -- Oui; mais demain, ce n'est qu'une formalite. La _formalite_ fut un peu rude; mais chacun sait le resultat des evenements de Saint-Cloud: nous nous dispenserons donc de les raconter, nous reportant tout de suite au resultat, presse que nous sommes de revenir au veritable sujet de notre drame, dont la grande figure historique, que nous y avons introduite, nous a un instant ecarte. Un dernier mot. Le 20 brumaire, a une heure du matin, Bonaparte etait nomme premier consul pour dix ans, et se faisait adjoindre Cambaceres et Lebrun, a titre de seconds consuls, bien resolu toutefois a concentrer dans sa personne, non seulement les fonctions de ses deux collegues, mais encore celles des ministres. Le 20 brumaire au soir, il couchait au Luxembourg, dans le lit du citoyen Gohier, mis en liberte dans la journee; ainsi que son collegue Moulin. Roland fut nomme gouverneur du chateau du Luxembourg. XXV -- UNE COMMUNICATION IMPORTANTE Quelque temps apres cette revolution militaire, qui avait eu un immense retentissement dans toute l'Europe, dont elle devait un instant bouleverser la face comme la tempete bouleverse la face de l'Ocean; quelque temps apres, disons-nous, dans la matinee du 30 nivose, autrement et plus clairement dit pour nos lecteurs, du 20 janvier 1800, Roland, en decachetant la volumineuse correspondance que lui valait sa charge nouvelle, trouva, au milieu de cinquante autres demandes d'audience, une lettre ainsi concue: "Monsieur le gouverneur, "Je connais votre loyaute, et vous allez voir si j'en fais cas. "J'ai besoin de causer avec vous pendant cinq minutes; pendant ces cinq minutes, je resterai masque. "J'ai une demande a vous faire. "Cette demande, vous me l'accorderez ou me la refuserez; dans l'un et l'autre cas, n'essayant de penetrer dans le palais du Luxembourg que pour l'interet du premier consul Bonaparte et de la cause royaliste, a laquelle j'appartiens, je vous demande votre parole d'honneur de me laisser sortir librement comme vous m'aurez laisse entrer. "Si demain, a sept heures du soir, je vois une lumiere isolee a la fenetre situee au-dessous de l'horloge, c'est que le colonel Roland de Montrevel m'aura engage sa parole d'honneur, et je me presenterai hardiment a la petite porte de l'aile gauche du palais, donnant sur le jardin. "Afin que vous sachiez d'avance a qui vous engagez ou refusez votre parole, je signe d'un nom qui vous est connu, ce nom ayant deja, dans une circonstance que vous n'avez probablement pas oubliee, ete prononce devant vous _ _ "_MORGAN,_ _ _ "_Chef des compagnons de Jehu."_ Roland relut deux fois la lettre, resta un instant pensif; puis, tout a coup, il se leva, et, passant dans le cabinet du premier consul, il lui tendit silencieusement la lettre. Celui-ci la lut sans que son visage trahit la moindre emotion, ni meme le moindre etonnement, et, avec un laconisme tout lacedemonien: -- Il faut mettre la lumiere, dit-il. Et il rendit la lettre a Roland. Le lendemain, a sept heures du soir, la lumiere brillait a la fenetre, et, a sept heures cinq minutes, Roland, en personne, attendait a la petite porte du jardin. Il y etait a peine depuis quelques instants, que trois coups furent frappes a la maniere des francs-macons, c'est-a-dire deux et un. La porte s'ouvrit aussitot: un homme enveloppe d'un manteau se dessina en vigueur sur l'atmosphere grisatre de cette nuit d'hiver; quant a Roland, il etait absolument cache dans l'ombre. Ne voyant personne, l'homme au manteau demeura une seconde immobile. -- Entrez, dit Roland. -- Ah! c'est vous, colonel. -- Comment savez-vous que c'est moi? demanda Roland. -- Je reconnais votre voix. -- Ma voix! mais, pendant les quelques secondes ou nous nous sommes trouves dans la meme chambre, a Avignon, je n'ai point prononce une seule parole. -- En ce cas, j'aurai entendu votre voix ailleurs. Roland chercha ou le chef des compagnons de Jehu avait pu entendre sa voix. Mais celui-ci, gaiement: -- Est-ce une raison, colonel, parce que je connais votre voix, pour que nous restions a cette porte? -- Non pas, dit Roland; prenez-moi par le pan de mon habit, et suivez-moi; j'ai defendu a dessein qu'on eclairat l'escalier et le corridor qui conduisent a ma chambre. -- Je vous sais gre de l'intention; mais, avec votre parole, je traverserais le palais d'un bout a l'autre, fut-il eclaire _a giorno_, comme disent les Italiens. -- Vous l'avez, ma parole, repondit Roland; ainsi, montez hardiment. Morgan n'avait pas besoin d'etre encourage, il suivit hardiment son guide. Au haut de l'escalier, celui-ci prit un corridor aussi sombre que l'escalier lui-meme, fit une vingtaine de pas, ouvrit une porte et se trouva dans sa chambre. Morgan l'y suivit. La chambre etait eclairee, mais par deux bougies seulement. Une fois entre, Morgan rejeta son manteau et deposa ses pistolets sur une table. -- Que faites-vous? demanda Roland. -- Ma foi, avec votre permission, dit gaiement son interlocuteur, je me mets a mon aise. -- Mais ces pistolets dont vous vous depouillez...? -- Ah ca! croyez-vous que ce soit pour vous que je les ai pris? -- Pour qui donc? -- Mais pour dame Police; vous entendez bien que je ne suis pas dispose a me laisser prendre par le citoyen Fouche, sans bruler quelque peu la moustache au premier de ses sbires qui mettra la main sur moi. -- Alors, une fois ici, vous avez la conviction de n'avoir plus rien a craindre? -- Parbleu! dit le jeune homme, puisque j'ai votre parole. -- Alors, pourquoi n'otez-vous pas votre masque? -- Parce que ma figure n'est que moitie a moi; l'autre moitie est a mes compagnons. Qui sait si un seul de nous, reconnu, n'entraine pas les autres a la guillotine? car vous pensez bien, colonel, que je ne me dissimule pas que c'est la le jeu que nous jouons. -- Alors, pourquoi le jouez-vous? -- Ah! que voila une bonne question! Pourquoi allez-vous sur le champ de bataille; ou une balle peut vous trouer la poitrine ou un boulet vous emporter la tete? -- C'est bien different, permettez-moi de vous le dire: sur un champ de bataille, je risque une mort honorable. -- Ah ca! vous figurez-vous que, le jour ou j'aurai eu le cou tranche par le triangle revolutionnaire, je me croirai deshonore? Pas le moins du monde: j'ai la pretention d'etre un soldat comme vous; seulement, tous ne peuvent pas servir leur cause de la meme facon: chaque religion a ses heros et ses martyrs; bienheureux dans ce monde les heros, mais bienheureux dans l'autre les martyrs! Le jeune homme avait prononce ces paroles avec une conviction qui n'avait pas laisse que d'emouvoir ou plutot d'etonner Roland. -- Mais, continua Morgan, abandonnant bien vite l'exaltation, et revenant a la gaiete qui paraissait le trait distinctif de son caractere, je ne suis pas venu pour faire de la philosophie politique; je suis venu pour vous prier de me faire parler au premier consul. -- Comment! au premier consul? s'ecria Roland. -- Sans doute; relisez ma lettre: je vous dis que j'ai une demande a vous faire? -- Oui. -- Eh bien, cette demande, c'est de me faire parler au general Bonaparte. -- Permettez, comme je ne m'attendais point a cette demande... -- Elle vous etonne: elle vous inquiete meme. Mon cher colonel, vous pourrez, si vous ne vous en rapportez pas a ma parole, me fouiller des pieds a la tete, et vous verrez que je n'ai d'autres armes que ces pistolets, que je n'ai meme plus, puisque les voila sur votre table. Il y a mieux: prenez-en un de chaque main, placez-vous entre le premier consul et moi, et brulez-moi la cervelle au premier mouvement suspect que je ferai. La Condition vous va-t-elle? -- Mais si je derange le premier consul pour qu'il ecoute la communication que vous avez a lui faire, vous m'assurez que cette communication en vaut la peine? -- Oh! quant a cela, je vous en reponds! Puis, avec son joyeux accent: -- Je suis pour le moment, ajouta-t-il, l'ambassadeur d'une tete couronnee, ou plutot decouronnee, ce qui ne la rend pas moins respectable pour les nobles coeurs; d'ailleurs, je prendrai peu de temps a votre general, monsieur Roland, et, du moment ou la conversation trainera en longueur, il pourra me congedier; je ne me le ferai pas redire a deux fois, soyez tranquille. Roland demeura un instant pensif et silencieux. -- Et c'est au premier consul seul que vous pouvez faire cette communication? -- Au premier consul seul, puisque, seul, le premier consul peut me repondre. -- C'est bien, attendez-moi, je vais prendre ses ordres. Roland fit un pas vers la chambre de son general; mais il s'arreta, jetant un regard d'inquietude vers une foule de papiers amonceles sur sa table. Morgan surprit ce regard. -- Ah! bon! dit-il, vous avez peur qu'en votre absence je ne lise ces paperasses? Si vous saviez comme je deteste lire! c'est au point que ma condamnation a mort serait sur cette table, que je ne me donnerais pas la peine de la lire; je dirais: C'est l'affaire du greffier, a chacun sa besogne. Monsieur Roland, j'ai froid aux pieds, je vais en votre absence me les chauffer, assis dans votre fauteuil; vous m'y retrouverez a votre retour, et je n'en aurai pas bouge. -- C'est bien, monsieur, dit Roland. Et il entra chez le premier consul. Bonaparte causait avec le general Hedouville, commandant en chef des troupes de la Vendee. En entendant la porte s'ouvrir, il se retourna avec impatience. -- J'avais dit a Bourrienne que je n'y etais pour personne. -- C'est ce qu'il m'a appris en passant, mon general; mais je lui ai repondu que je n'etais pas quelqu'un. -- Tu as raison. Que me veux-tu? dis vite. -- Il est chez moi. -- Qui cela? -- L'homme d'Avignon. -- Ah! ah! et que demande-t-il? -- Il demande a vous voir. -- A me voir, moi? -- Oui; vous, general; cela vous etonne? -- Non; mais que peut-il avoir a me dire. -- Il a obstinement refuse de m'en instruire; mais j'oserais affirmer que ce n'est ni un importun ni un fou. -- Non; mais c'est peut-etre un assassin. Roland secoua la tete. -- En effet, du moment ou c'est toi qui l'introduis... -- D'ailleurs, il ne se refuse pas a ce que j'assiste a la conference: je serai entre vous et lui. Bonaparte reflechit un instant. -- Fais-le entrer, dit-il. -- Vous savez, mon general, qu'excepte moi... -- Oui; le general Hedouville aura la complaisance d'attendre une seconde; notre conversation n'est point de celles que l'on epuise en une seance. Va, Roland. Roland sortit, traversa le cabinet de Bourrienne, rentra dans sa chambre, et retrouva Morgan, qui se chauffait les pieds comme il avait dit. -- Venez! le premier consul vous attend, dit le jeune homme. Morgan se leva et suivit Roland. Lorsqu'ils rentrerent dans le cabinet de Bonaparte, celui-ci etait seul. Il jeta un coup d'oeil rapide sur le chef des compagnons de Jehu, et ne fit point de doute que ce ne fut le meme homme qu'il avait vu a Avignon. Morgan s'etait arrete a quelques pas de la porte, et, de son cote, regardait curieusement Bonaparte, et s'affermissait dans la conviction que c'etait bien lui qu'il avait entrevu a la table d'hote le jour ou il avait tente cette perilleuse restitution des deux cents louis voles par megarde a Jean Picot. -- Approchez, dit le premier consul. Morgan s'inclina et fit trois pas en avant. Bonaparte repondit a son salut par un leger signe de tete. -- Vous avez dit a mon aide de camp, le colonel Roland, que vous aviez une communication a me faire. -- Oui, citoyen premier consul. -- Cette communication exige-t-elle le tete-a-tete? -- Non, citoyen premier consul, quoiqu'elle soit d'une telle importance... -- Que vous aimeriez mieux que je fusse seul.. -- Sans doute, mais la prudence... -- Ce qu'il y a de plus prudent en France, citoyen Morgan, c'est le courage. -- Ma presence chez vous, general, est une preuve que je suis parfaitement de votre avis. Bonaparte se retourna vers le jeune colonel. -- Laisse-nous seuls, Roland, dit-il. -- Mais, mon general!... insista celui-ci. Bonaparte s'approcha de lui; puis, tout bas: -- Je vois ce que c'est, reprit-il: tu es curieux de savoir ce que ce mysterieux chevalier de grand chemin peut avoir a me dire, sois tranquille, tu le sauras... -- Ce n'est pas cela; mais, si, comme vous le disiez tout a l'heure, cet homme etait un assassin? -- Ne m'as-tu pas repondu que non? Allons, ne fais pas l'enfant, laisse-nous. Roland sortit. -- Nous voila seuls, monsieur dit le premier consul; parlez! Morgan, sans repondre, tira une lettre de sa poche et la presenta au general. Le general l'examina: elle etait a son adresse et fermee d'un cachet aux trois fleurs de lis de France. -- Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela, monsieur? -- Lisez, citoyen premier consul. Bonaparte ouvrit la lettre et alla droit a la signature. -- "Louis" dit-il. -- Louis, repeta Morgan. -- Quel Louis? -- Mais Louis de Bourbon, je presume. -- M. le comte de Provence, le frere de Louis XVI? -- Et, par consequent, Louis XVIII depuis que son neveu le Dauphin est mort. Bonaparte regarda de nouveau l'inconnu; car il etait evident que ce nom de Morgan, qu'il s'etait donne, n'etait qu'un pseudonyme destine a cacher son veritable nom. Apres quoi, reportant son regard sur la lettre, il lut: "3 janvier 1800, "Quelle que soit leur conduite apparente, monsieur, des hommes tels que vous n'inspirent jamais d'inquietude; vous avez accepte une place eminente, je vous en sais gre: mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation: Sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le voeu de mon coeur; rendez-lui son roi, et les generations futures beniront votre memoire. Si vous doutez que je sois susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant a mes principes, je suis Francais; clement par caractere, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d'Arcole, le conquerant de l'Italie et de l'Egypte ne peut preferer a la gloire une vaine celebrite. Ne perdez pas un temps precieux: nous pouvons assurer la gloire de la France, je dis_ nous _parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela et qu'il ne le pourrait sans moi. General, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre le bonheur a mon peuple. "LOUIS." Bonaparte se retourna vers le jeune homme, qui attendait debout, immobile et muet comme une statue. -- Connaissez-vous le contenu de cette lettre? demanda-t-il. Le jeune homme s'inclina. -- Oui, citoyen premier consul. -- Elle etait cachetee, cependant. -- Elle a ete envoyee sous cachet volant a celui qui me l'a remise, et, avant meme de me la confier, il me l'a fait lire afin que j'en connusse bien toute l'importance. -- Et peut-on savoir le nom de celui qui vous l'a confiee? -- Georges Cadoudal. Bonaparte, tressaillit legerement. -- Vous connaissez Georges Cadoudal? demanda-t-il. -- C'est mon ami. -- Et pourquoi vous l'a-t-il confiee, a vous, plutot qu'a un autre? -- Parce qu'il savait qu'en me disant que cette lettre devait vous etre remise en main propre, elle serait remise comme il le desirait. -- En effet, monsieur, vous avez tenu votre promesse. -- Pas encore tout a fait, citoyen premier consul. -- Comment cela? ne me l'avez-vous pas remise? -- Oui; mais j'ai promis, de rapporter une reponse. -- Et si je vous dis que je ne veux pas en faire? -- Vous aurez repondu, pas precisement comme j'eusse desire que vous le fissiez; mais ce sera toujours une reponse. Bonaparte demeura quelques instants pensif. Puis, sortant de sa reverie par un mouvement d'epaules: -- Ils sont fous! dit-il. -- Qui cela, citoyen? demanda Morgan. -- Ceux qui m'ecrivent de pareilles lettres; fous, archifous! Croient-ils donc que je suis de ceux qui prennent leurs exemples dans le passe, qui se modelent sur d'autres hommes? Recommencer Monk! a quoi bon? Pour faire un Charles II! Ce n'est, ma foi, pas la peine. Quand on a derriere soi Toulon, le 13 vendemiaire, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, on est un autre homme que Monk, et l'on a le droit d'aspirer a autre chose qu'au duche d'Albemarle et au commandement des armees de terre et de mer de Sa Majeste Louis XVIII. -- Aussi, vous dit-on de faire vos conditions, citoyen premier consul. Bonaparte tressaillit au son de cette voix comme s'il eut oublie que quelqu'un etait la. -- Sans compter, reprit-il, que c'est une famille perdue, un rameau mort d'un tronc pourri; les Bourbons se sont tant maries entre eux, que c'est une race abatardie, qui a use sa seve et toute sa vigueur dans Louis XIV. Vous connaissez l'histoire, monsieur? dit Bonaparte en se tournant vers le jeune homme. -- Oui, general, repondit celui-ci; du moins, comme un ci-devant peut la connaitre. -- Eh bien, vous avez du remarquer dans l'histoire, dans celle de France surtout, que chaque race a son point de depart, son point culminant et sa decadence. Voyez les Capetiens directs: partis de Hugues, ils arrivent a leur apogee avec Philippe-Auguste et Louis IX, et tombent avec Philippe V et Charles IV. Voyez les Valois: partis de Philippe VI, ils ont leur point culminant dans Francois Ier et tombent avec Charles IX et Henri III. Enfin, voyez les Bourbons: partis de Henri IV, ils ont leur point culminant dans Louis XIV et tombent avec Louis XV et Louis XVI; seulement, ils tombent plus bas que les autres: plus bas dans la debauche avec Louis XV, plus bas dans le malheur avec Louis XVI. Vous me parlez des Stuarts, et vous me montrez l'exemple de Monk. Voulez-vous me dire qui succede a Charles II? Jacques II; et a Jacques II? Guillaume d'Orange, un usurpateur. N'aurait-il pas mieux valu, je vous le demande, que Monk mit tout de suite la couronne sur sa tete? Eh bien, si j'etais assez fou pour rendre le trone a Louis XVIII, comme Charles II, il n'aurait pas d'enfants, comme Jacques II, son frere Charles X lui succederait, et, comme Jacques II, il se ferait chasser par quelque Guillaume d'Orange. Oh! non, Dieu n'a pas mis la destinee d'un beau et grand pays qu'on appelle la France entre mes mains pour que je la rende a ceux qui l'ont jouee et qui l'ont perdue. -- Remarquez, general, que je ne vous demandais pas tout cela. -- Mais, moi, je vous le demande... -- Je crois que vous me faites l'honneur de me prendre pour la posterite. Bonaparte tressaillit, se retourna, vit a qui il parlait, et se tut. -- Je n'avais besoin, continua Morgan avec une dignite qui etonna celui auquel il s'adressait, que d'un oui ou d'un non. -- Et pourquoi aviez-vous besoin de cela? -- Pour savoir si nous continuerions de vous faire la guerre comme a un ennemi, ou si nous tomberions a vos genoux comme devant un sauveur. -- La guerre! dit Bonaparte, la guerre! insenses ceux qui me la font; ne voient-ils pas que je suis l'elu de Dieu? -- Attila disait la meme chose. -- Oui; mais il etait l'elu de la destruction, et moi, je suis celui de l'ere nouvelle; l'herbe sechait ou il avait passe: les moissons muriront partout ou j'aurai passe la charrue. La guerre! dites-moi ce que sont devenus ceux qui me l'ont faite Ils sont couches dans les plaines du Piemont, de la Lombardie ou du Caire. -- Vous oubliez la Vendee. La Vendee est toujours debout. -- Debout, soit; mais ses chefs? mais Cathelineau, mais Lescure, mais La Rochejacquelein, mais d'Elbee, mais Bonchamp, mais Stofflet, mais Charrette? -- Vous ne parlez la que des hommes: les hommes ont ete moissonnes, c'est vrai; mais le principe est debout, et tout autour de lui combattent aujourd'hui d'Autichamp, Suzannet, Grignon, Frotte, Chatillon, Cadoudal; les cadets ne valent peut- etre pas les aines; mais pourvu qu'ils meurent a leur tour, c'est tout ce que l'on peut exiger d'eux. -- Qu'ils prennent garde! si je decide une campagne de la Vendee, je n'y enverrai ni des Santerre ni des Rossignol! -- La Convention y a envoye Kleber, et le Directoire Hoche!... -- Je n'enverrai pas, j'irai moi-meme. -- Il ne peut rien leur arriver de pis que d'etre tues, comme Lescure, ou fusilles, comme Charette. -- Il peut leur arriver que je leur fasse grace. -- Caton nous a appris comment on echappait au pardon de Cesar. -- Ah! faites attention: vous citez un republicain! -- Caton est un de ces hommes dont on peut suivre l'exemple, a quelque parti que l'on appartienne. -- Et si je vous disais que je tiens la Vendee dans ma main?... -- Vous? -- Et que, si je veux, dans trois mois elle sera pacifiee? Le jeune homme secoua la tete. -- Vous ne me croyez pas? -- J'hesite a vous croire. -- Si je vous affirme que ce que je dis est vrai; si je vous le prouve en vous disant par quel moyen, ou plutot par quels hommes, j'y arriverai? -- Si un homme comme le general Bonaparte m'affirme une chose, je la croirai, et si cette chose qu'il m'affirme est la pacification de la Vendee, je lui dirai a mon tour: Prenez garde! mieux vaut pour vous la Vendee combattant que la Vendee conspirant: la Vendee combattant, c'est l'epee; la Vendee conspirant c'est le poignard. -- Oh! je le connais, votre poignard, dit Bonaparte; le voila! Et il alla prendre dans un tiroir le poignard qu'il avait tire des mains de Roland et le posa sur une table, a la portee de la main de Morgan. -- Mais, ajouta-t-il, il y a loin de la poitrine de Bonaparte au poignard d'un assassin; essayez plutot. Et il s'avanca sur le jeune homme en fixant sur lui son regard de flamme. -- Je ne suis pas venu ici pour vous assassiner, dit froidement le jeune homme; plus tard, si je crois votre mort indispensable au triomphe de la cause, je ferai de mon mieux, et, si alors je vous manque, ce n'est point parce que vous serez Marius et que je serai le Cimbre... Vous n'avez pas autre chose a me dire, citoyen premier consul? continua le jeune homme en s'inclinant. -- Si fait; dites a Cadoudal que, lorsqu'il voudra se battre contre l'ennemi au lieu de se battre contre des Francais, j'ai dans mon bureau son brevet de colonel tout signe. -- Cadoudal commande, non pas a un regiment, mais a une armee; vous n'avez pas voulu dechoir en devenant, de Bonaparte, Monk; pourquoi voulez-vous qu'il devienne, de general, colonel?... Vous n'avez pas autre chose a me dire, citoyen premier consul? -- Si fait; avez-vous un moyen de faire passer ma reponse au comte de Provence? -- Vous voulez dire au roi Louis XVIII? -- Ne chicanons pas sur les mots; a celui qui m'a ecrit. -- Son envoye est au camp des Aubiers. -- Eh bien! je change d'avis, je lui reponds; ces Bourbons sont si aveugles, que celui-la interpreterait mal mon silence. Et Bonaparte, s'asseyant a son bureau, ecrivit la lettre suivante avec une application indiquant qu'il tenait a ce qu'elle fut lisible. "J'ai recu, monsieur, votre lettre; je vous remercie de la bonne opinion que vous y exprimez sur moi. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France, il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres; sacrifiez votre interet au repos et au bonheur de la France, l'histoire vous en tiendra compte. Je ne suis point insensible aux malheurs de votre famille, et j'apprendrai avec plaisir que vous etes environne de tout ce qui peut contribuer a la tranquillite de votre retraite. "BONAPARTE." Et, pliant et cachetant la lettre, il ecrivit l'adresse: _A monsieur le comte de Provence, _la remit a Morgan, puis appela Roland, comme s'il pensait bien que celui-ci n'etait pas loin. -- General?... demanda le jeune officier, paraissant en effet au meme instant. -- Reconduisez monsieur jusque dans la rue, dit Bonaparte; jusque- la, vous repondez de lui. Roland s'inclina en signe d'obeissance, laissa passer le jeune homme, qui se retira sans prononcer une parole, et sortit derriere lui. Mais, avant de sortir, Morgan jeta un dernier regard sur Bonaparte. Celui-ci etait debout, immobile, muet et les bras croises, l'oeil fixe sur ce poignard, qui preoccupait sa pensee plus qu'il ne voulait se l'avouer a lui-meme. En traversant la chambre de Roland, le chef des compagnons de Jehu reprit son manteau et ses pistolets. Tandis qu'il les passait a sa ceinture: -- Il parait, lui dit Roland, que le citoyen premier consul vous a montre le poignard que je lui ai donne. -- Oui, monsieur, repondit Morgan. -- Et vous l'avez reconnu? -- Pas celui-la particulierement... tous nos poignards se ressemblent. -- Eh bien! fit Roland, je vais vous dire d'ou il vient. -- Ah!... Et d'ou vient-il? -- De la poitrine d'un de mes amis, ou vos compagnons, et peut- etre vous-meme l'aviez enfonce. -- C'est possible, repondit insoucieusement le jeune homme; mais votre ami se sera expose a ce chatiment. -- Mon ami a voulu voir ce qui ce passait la nuit dans la chartreuse de Seillon. -- Il a eu tort. -- Mais, moi, j'avais eu le meme tort la veille, pourquoi ne m'est-il rien arrive? -- Parce que sans doute quelque talisman vous sauvegardait. -- Monsieur, je vous dirai une chose: c'est que je suis un homme de droit chemin et de grand jour; il en resulte que j'ai horreur du mysterieux. -- Heureux ceux qui peuvent marcher au grand jour et suivre le grand chemin, monsieur de Montrevel. -- C'est pour cela que je vais vous dire le serment que j'ai fait, monsieur Morgan. En tirant le poignard que vous avez vu de la poitrine de mon ami, le plus delicatement possible, pour ne pas en tirer son ame en meme temps, j'ai fait serment que ce serait desormais entre ses assassins et moi une guerre a mort, et c'est en grande partie pour vous dire cela a vous-meme que je vous ai donne la parole qui vous sauvegardait. -- C'est un serment que j'espere vous voir oublier, monsieur de Montrevel. -- C'est un serment que je tiendrai dans toutes les occasions, monsieur Morgan, et vous serez bien aimable de m'en fournir une le plus tot possible. -- De quelle facon, monsieur? -- Eh bien! mais, par exemple, en acceptant avec moi une rencontre soit au bois de Boulogne, soit au bois de Vincennes; nous n'avons pas besoin de dire, bien entendu, que nous nous battons parce que vous ou vos amis avez donne un coup de poignard a lord Tanlay. Non, nous dirons ce que vous voudrez, que c'est a propos, par exemple... (Roland chercha) de l'eclipse de lune qui doit avoir lieu le 12 du mois prochain. Le pretexte vous va-t-il? -- Le pretexte m'irait, monsieur, repondit Morgan avec un accent de melancolie dont on l'eut cru incapable, si le duel lui-meme me pouvait aller. Vous avez fait un serment, et vous le tiendrez, dites-vous? Eh bien! tout initie en fait un aussi en entrant dans la compagnie de Jehu: c'est de n'exposer dans aucune querelle particuliere une vie qui appartient a sa cause, et non plus a lui. -- Oui; si bien que vous assassinez, mais ne vous battez pas. -- Vous vous trompez, nous nous battons quelquefois. -- Soyez assez bon pour m'indiquer une occasion d'etudier ce phenomene. -- C'est bien simple: tachez, monsieur de Montrevel, de vous trouver, avec cinq ou six hommes resolus comme vous, dans quelque diligence portant l'argent du gouvernement; defendez ce que nous attaquerons, et l'occasion que vous cherchez sera venue; mais, croyez-moi, faites mieux que cela: ne vous trouvez pas sur notre chemin. -- C'est une menace, monsieur? dit le jeune homme en relevant la tete. -- Non, monsieur, fit Morgan d'une voix douce, presque suppliante, c'est une priere. -- M'est-elle particulierement adressee, ou la feriez-vous a un autre? -- Je la fais a vous particulierement. Et le chef des compagnons de Jehu appuya sur ce dernier mot. -- Ah! ah! fit le jeune homme, j'ai donc le bonheur de vous interesser? -- Comme un frere, repondit Morgan, toujours de sa meme voix douce et caressante. -- Allons, dit Roland, decidement c'est une gageure. En ce moment, Bourrienne entra. -- Roland, dit-il, le premier consul vous demande. -- Le temps de reconduire monsieur jusqu'a la porte de la rue, et je suis a lui. -- Hatez-vous; vous savez qu'il n'aime point a attendre. -- Voulez-vous me suivre, monsieur? dit Roland a son mysterieux compagnon. -- Il y a longtemps que je suis a vos ordres, monsieur. -- Venez, alors. Et Roland, reprenant le meme chemin par lequel il avait amene Morgan, le reconduisit, non pas jusqu'a la porte donnant dans le jardin -- le jardin etait ferme -- mais jusqu'a celle de la rue. Arrive la: -- Monsieur, dit-il a Morgan, je vous ai donne ma parole, je l'ai tenue fidelement; mais, pour qu'il n'y ait point de malentendu entre nous, dites-moi bien que cette parole etait pour une fois et pour aujourd'hui seulement. -- C'est comme cela que je l'ai entendu, monsieur. -- Ainsi, cette parole, vous me la rendez? -- Je voudrais la garder, monsieur; mais je reconnais que vous etes libre de me la reprendre. -- C'est tout ce que je desirais. Au revoir, monsieur Morgan. -- Permettez-moi de ne pas faire le meme souhait, monsieur de Montrevel. Les deux jeunes gens se saluerent avec une courtoisie parfaite, Roland rentrant au Luxembourg, et Morgan prenant, en suivant la ligne d'ombre projetee par la muraille, une des petites rues qui conduisent a la place Saint-Sulpice. C'est celui-ci que nous allons suivre. XXVI -- LE BAL DES VICTIMES Au bout de cent pas a peine, Morgan ota son masque; au milieu des rues de Paris, il courait bien autrement risque d'etre remarque avec un masque que remarque sans masque. Arrive rue Taranne, il frappa a la porte d'un petit hotel garni qui faisait le coin de cette rue et de la rue du Dragon, entra, prit sur un meuble un chandelier, a un clou la clef du numero 42, et monta sans eveiller d'autre sensation que celle d'un locataire bien connu qui rentre apres etre sorti. Dix heures sonnaient a la pendule au moment meme ou il refermait sur lui la porte de sa chambre. Il ecouta attentivement les heures, la lumiere de la bougie ne se projetant pas jusqu'a la cheminee; puis, ayant compte dix coups: -- Bon! se dit-il a lui-meme, je n'arriverai pas trop tard. Malgre cette probabilite, Morgan parut decide a ne point perdre de temps; il passa un papier flamboyant sous un grand foyer prepare dans la cheminee, et qui s'enflamma aussitot, alluma quatre bougies, c'est-a-dire tout ce qu'il y en avait dans la chambre, en disposa deux sur la cheminee, deux sur la commode en face, ouvrit un tiroir de la commode, et etendit sur le lit un costume complet d'incroyable du dernier gout. Ce costume se composait d'un habit court et carre par devant, long par derriere, d'une couleur tendre, flottant entre le vert d'eau et le gris-perle, d'un gilet de panne chamois a dix-huit boutons de nacre, d'une immense cravate blanche de la plus fine batiste, d'un pantalon collant de casimir blanc, avec un flot de rubans a l'endroit ou il se boutonnait, c'est-a-dire au-dessous du mollet; enfin des bas de soie gris-perle, rayes transversalement du meme vert que l'habit, et de fins escarpins a boucles de diamants. Le lorgnon de rigueur n'etait pas oublie. Quant au chapeau, c'etait le meme que celui dont Carle Vernet a coiffe son elegant du Directoire. Ces objets prepares, Morgan parut attendre avec impatience. Au bout de cinq minutes, il sonna; un garcon parut. -- Le perruquier, demanda Morgan, n'est-il point venu? A cette epoque, les perruquiers n'etaient pas encore des coiffeurs. -- Si fait, citoyen, repondit le garcon, il est venu; mais vous n'etiez pas encore rentre, et il a dit qu'il allait revenir. Du reste, comme vous sonniez, on frappait a la porte; c'etait probablement... -- Voila! voila! dit une voix dans l'escalier. -- Ah! bravo! fit Morgan; arrivez, maitre Cadenette! il s'agit de faire de moi quelque chose comme Adonis. -- Ce ne sera pas difficile, monsieur le baron, dit le perruquier. -- Eh bien, eh bien, vous voulez donc absolument me compromettre, citoyen Cadenette? -- Monsieur le baron, je vous en supplie, appelez-moi Cadenette tout court, cela m'honorera, car ce sera une preuve de familiarite; mais ne m'appelez pas citoyen: fi! c'est une denomination revolutionnaire; et, au plus fort de la Terreur, j'ai toujours appele mon epouse _madame _cadenette. Maintenant, excusez-moi de ne pas vous avoir attendu; mais il y a ce soir grand bal rue du Bac, bal des victimes (le perruquier appuya sur ce mot); j'aurais cru que monsieur le baron devait en etre. -- Ah ca! fit Morgan en riant, vous etes donc toujours royaliste, Cadenette? Le perruquier mit tragiquement la main sur son coeur. -- Monsieur le baron, dit-il, c'est non seulement une affaire de conscience, mais aussi une affaire d'etat. -- De conscience! je comprends, maitre Cadenette, mais d'etat! que diable l'honorable corporation des perruquiers a-t-elle a faire a la politique? -- Comment! monsieur le baron, dit Cadenette tout en s'appretant a coiffer son client, vous demandez cela? vous, un aristocrate! -- Chut, Cadenette! -- Monsieur le baron, entre ci-devant, on peut se dire ces choses- la. -- Alors vous etes un ci-devant? -- Tout ce qu'il y a de plus ci-devant. Quelle coiffure monsieur le baron desire-t-il? -- Les oreilles de chien, et les cheveux retrousses par derriere. -- Avec un oeil de poudre? -- Deux yeux si vous voulez, Cadenette. -- Ah! monsieur, quand on pense que, pendant cinq ans, on n'a trouve que chez moi de la poudre a la marechale! monsieur le baron, pour une boite de poudre, on etait guillotine. -- J'ai connu des gens qui l'ont ete pour moins que cela, Cadenette. Mais expliquez-moi comment vous vous trouvez etre un ci-devant; j'aime a me rendre compte de tout. -- C'est bien simple, monsieur le baron. Vous admettez, n'est-ce pas, que, parmi les corporations, il y en avait de plus ou moins aristocrates? -- Sans doute, selon qu'elles se rapprochaient des hautes classes de la societe. -- C'est cela, monsieur le baron. Eh bien, les hautes classes de la societe, nous les tenions par les cheveux; moi, tel que vous me voyez, j'ai coiffe un soir madame de Polignac; mon pere a coiffe madame du Barry, mon grand-pere madame de Pompadour; nous avions nos privileges, monsieur: nous portions l'epee. Il est vrai que, pour eviter les accidents qui pouvaient arriver entre tetes chaudes comme les notres, la plupart du temps nos epees etaient en bois; mais tout au moins, si ce n'etait pas la chose, c'etait le simulacre. Oui, monsieur le baron, continua Cadenette avec un soupir, ce temps-la, c'etait le beau temps, non seulement des perruquiers, mais aussi de la France. Nous etions de tous les secrets, de toutes les intrigues, on ne se cachait pas de nous: et il n'y a pas d'exemple, monsieur le baron, qu'un secret ait ete trahi par un perruquier. Voyez notre pauvre reine, a qui a-t-elle confie ses diamants? au grand, a l'illustre Leonard, au prince de la coiffure. Eh bien, monsieur le baron, deux hommes ont suffi pour renverser l'echafaudage d'une puissance qui reposait sur les perruques de Louis XIV, sur les poufs de la Regence, sur les crepes de Louis XV et sur les galeries de Marie-Antoinette. -- Et ces deux hommes, ces deux niveleurs, ces deux revolutionnaires, quels sont-ils, Cadenette? que je les voue, autant qu'il sera en mon pouvoir, a l'execration publique. -- M. Rousseau et le citoyen Talma. M. Rousseau, qui a dit cette absurdite: "Revenez a la nature" et le citoyen Talma, qui a invente les coiffures a la Titus. -- C'est vrai, Cadenette, c'est vrai. -- Enfin, avec le Directoire, on a eu un instant d'esperance. M. Barras n'a jamais abandonne la poudre, et le citoyen Moulin a conserve la queue; mais, vous comprenez, le 18 brumaire a tout aneanti: le moyen de faire friser les cheveux de M. Bonaparte!... Ah! tenez, continua Cadenette en faisant bouffer les oreilles de chien de sa pratique, a la bonne heure, voila de veritables cheveux d'aristocrate, doux et fins comme de la soie, et qui tiennent le fer, que c'est a croire que vous portez perruque. Regardez-vous, monsieur le baron; vous vouliez etre beau comme Adonis... Ah! si Venus vous avait vu, ce n'est point d'Adonis que Mars eut ete jaloux. Et Cadenette, arrive, au bout de son travail, et satisfait de son oeuvre, presenta un miroir a main a Morgan, qui se regarda avec complaisance. -- Allons, allons! dit-il au perruquier, decidement, mon cher, vous etes un artiste! Retenez bien cette coiffure-la: si jamais on me coupe le cou, comme il y aura probablement des femmes a mon execution, c'est cette coiffure-la que je me choisis. -- Monsieur le baron veut qu'on le regrette, dit serieusement le perruquier. -- Oui, et, en attendant, mon cher Cadenette, voici un ecu pour la peine que vous avez prise. Ayez la bonte de dire en descendant que l'on m'appelle une voiture. Cadenette poussa un soupir. -- Monsieur le baron, dit-il, il y a une epoque ou je vous eusse repondu: Montrez-vous a la cour avec cette coiffure, et je serai paye; mais il n'y a plus de cour, monsieur le baron, et il faut vivre... Vous aurez votre voiture. Sur quoi, Cadenette poussa un second soupir, mit l'ecu de Morgan dans sa poche, fit le salut reverencieux des perruquiers et des maitres de danse, et laissa le jeune homme parachever sa toilette. Une fois la coiffure achevee, ce devait etre chose bientot faite; la cravate, seule, prit un peu de temps a cause des brouillards qu'elle necessitait, mais Morgan se tira de cette tache difficile en homme experimente, et, a onze heures sonnantes, il etait pret a monter en voiture. Cadenette n'avait point oublie la commission: un fiacre attendait a la porte. Morgan y sauta en criant: -- Rue du Bac, n deg. 60. Le fiacre prit la rue de Grenelle, remonta la rue du Bac et s'arreta au n deg. 60. -- Voila votre course payee double, mon ami, dit Morgan, mais a la condition que vous ne stationnerez pas a la porte. Le fiacre recut trois francs et disparut au coin de la rue de Varennes. Morgan jeta les yeux sur la facade de la maison; c'etait a croire qu'il s'etait trompe de porte, tant cette facade etait sombre et silencieuse. Cependant Morgan n'hesita point, il frappa d'une certaine facon. La porte s'ouvrit. Au fond de la cour s'etendait un grand batiment ardemment eclaire. Le jeune homme se dirigea vers le batiment; a mesure qu'il approchait, le son des instruments venait a lui. Il monta un etage et se trouva dans le vestiaire. Il tendit son manteau au controleur charge de veiller sur les pardessus. -- Voici un numero, lui dit le controleur; quant aux armes, deposez-les dans la galerie, de maniere que vous puissiez les reconnaitre. Morgan mit le numero dans la poche de son pantalon, et entra dans une grande galerie transformee en arsenal. Il y avait la une veritable collection d'armes de toutes les especes: pistolets, tromblons, carabines, epees, poignards. Comme le bal pouvait etre tout a coup interrompu par une descente de la police, il fallait qu'a la seconde chaque danseur put se transformer en combattant. Debarrasse de ses armes, Morgan entra dans la salle du bal. Nous doutons que la plume puisse donner a nos lecteurs une idee de l'aspect qu'offrait ce bal. En general, comme l'indiquait son nom, bal des victimes, on n'etait admis a ce bal qu'en vertu des droits etranges que vous y avaient donnes vos parents envoyes sur l'echafaud par la Convention ou la commune de Paris, mitrailles par Collot- d'Herbois, ou noyes par Carrier; mais comme, a tout prendre, c'etaient les guillotines qui, pendant les trois annees de terreur que l'on venait de traverser, l'avaient emporte en nombre sur les autres victimes, les costumes qui formaient la majorite etaient les costumes des victimes de l'echafaud. Ainsi, la plus grande partie des jeunes filles, dont les meres et les soeurs ainees etaient tombees sous la main du bourreau, portaient elles-memes le costume que leur mere et leur soeur avaient revetu pour la supreme et lugubre ceremonie, c'est-a-dire la robe blanche, le chale rouge et les cheveux coupes a fleur de cou. Quelques-unes, pour ajouter a ce costume, deja si caracteristique, un detail plus significatif encore, quelques-unes avaient noue autour de leur cou un fil de soie rouge, mince comme le tranchant d'un rasoir, lequel, comme chez la Marguerite de Faust au sabbat, indiquait le passage du fer entre les mastoides et les clavicules. Quant aux hommes qui se trouvaient dans le meme cas, ils avaient le collet de leur habit rabattu en arriere, celui de leur chemise flottant, le cou nu et les cheveux coupes. Mais beaucoup avaient d'autres droits, pour entrer dans ce bal, que d'avoir eu des victimes dans leurs familles: beaucoup avaient fait eux-memes des victimes. Ceux-la cumulaient. Il y avait la des hommes de quarante a quarante-cinq ans, qui avaient ete eleves dans les boudoirs des belles courtisanes du XVIIe siecle, qui avaient connu madame du Barry dans les mansardes de Versailles, la Sophie Arnoult chez M. de Lauraguais, la Duthe chez le comte d'Artois, qui avaient emprunte a la politesse du vice le vernis dont ils recouvraient leur ferocite. Ils etaient encore jeunes et beaux; ils entraient dans un salon secouant leurs chevelures odorantes et leurs mouchoirs parfumes, et ce n'etait point une precaution inutile, car, s'ils n'eussent senti l'ambre ou la verveine, ils eussent senti le sang. Il y avait la des hommes de vingt-cinq a trente ans, mis avec une elegance infinie, qui faisaient partie de l'Association des Vengeurs, qui semblaient saisis de la monomanie de l'assassinat, de la folie de l'egorgement; qui avaient la frenesie du sang, et que le sang ne desalterait pas; qui, lorsque l'ordre leur etait venu de tuer, tuaient celui qui leur etait designe, ami ou ennemi; qui portaient la conscience du commerce dans la comptabilite du meurtre; qui recevaient la traite sanglante qui leur demandait la tete de tel ou tel jacobin, et qui la payaient a vue. Il y avait la des jeunes gens de dix-huit a vingt ans, des enfants presque, mais des enfants nourris comme Achille, de la moelle des betes feroces, comme Pyrrhus de la chair des ours; c'etaient des eleves bandits de Schiller, des apprentis francs-juges de la sainte Vehme; c'etait cette generation etrange qui arrive apres les grandes convulsions politiques, comme vinrent les Titans apres le chaos, les hydres apres le deluge, comme viennent enfin les vautours et les corbeaux apres le carnage. C'etait un spectre de bronze, impassible, implacable, inflexible qu'on appelle le talion. Et ce spectre se melait aux vivants; il entrait dans les salons dores, il faisait un signe du regard, un geste de la main, un mouvement de la tete, et on le suivait. On faisait, dit l'auteur auquel nous empruntons ces details si inconnus et cependant si veridiques, on faisait Charlemagne a la bouillotte pour une partie d'extermination. La Terreur avait affecte un grand cynisme dans ses vetements, une austerite lacedemonienne dans ses repas, le plus profond mepris enfin d'un peuple sauvage pour tous les arts et pour tous les spectacles. La reaction thermidorienne, au contraire, etait elegante, paree et opulente; elle epuisait tous les luxes et toutes les voluptes, comme sous la royaute de Louis XV; seulement, elle ajouta le luxe de la vengeance, la volupte du sang. Freron donna son nom a toute cette jeunesse que l'on appela la jeunesse de Freron ou jeunesse doree. Pourquoi Freron, plutot qu'un autre, eut-il cet etrange et fatal honneur? Je ne me chargerai pas de vous le dire: mes recherches -- et ceux qui me connaissent me rendront cette justice que, quand je veux arriver a un but, les recherches ne me coutent pas -- mes recherches ne m'ont rien appris la-dessus. Ce fut un caprice de la mode; la mode est la seule deesse plus capricieuse encore que la fortune. A peine nos lecteurs savent-ils aujourd'hui ce que c'etait que Freron, et celui qui fut le patron de Voltaire est plus connu que celui qui fut le patron de ces elegants assassins. L'un etait le fils de l'autre. Louis Stanislas etait le fils d'Elie-Catherine; le pere etait mort de colere de voir son journal supprime par le garde des sceaux, Miromesnil. L'autre, irrite par les injustices dont son pere avait ete victime, avait d'abord embrasse avec ardeur les principes revolutionnaires, et, a la place de _l'Annee litteraire, _morte et etranglee en 1775, il avait, en 1789, cree _l'Orateur du peuple. _Envoye dans le Midi, comme agent extraordinaire, Marseille et Toulon gardent encore aujourd'hui le souvenir de ses cruautes. Mais tout fut oublie quand, au 9 thermidor, il se prononca contre Robespierre, et aida a precipiter de l'autel de l'Etre supreme le colosse qui, d'apotre, s'etait fait dieu. Freron, repudie par la Montagne, qui l'abandonna aux lourdes machoires de Moise Bayle; Freron, repousse avec dedain par la Gironde, qui le livra aux imprecations d'Isnard; Freron, comme le disait le terrible et pittoresque orateur du Var, Freron tout nu et tout couvert de la lepre du crime, fut recueilli, caresse, choye par les thermidoriens; puis, du camp de ceux-ci, il passa dans le camp des royalistes, et, sans aucune raison d'obtenir ce fatal honneur, se trouva tout a coup a la tete d'un parti puissant de jeunesse, d'energie et de vengeance, place entre les passions du temps, qui menaient a tout, et l'impuissance des lois, qui souffraient tout. Ce fut au milieu de cette jeunesse doree, de cette jeunesse de Freron, grasseyant, zezayant, donnant sa parole d'honneur a tout propos, que Morgan se fraya un passage. Toute cette jeunesse, il faut le dire, malgre le costume dont elle etait revetue, malgre les souvenirs que rappelaient ces costumes, toute cette jeunesse etait d'une gaiete folle. C'est incomprehensible, mais c'etait ainsi. Expliquez si vous pouvez cette danse macabre qui, au commencement du XVe siecle, avec la furie d'un galop moderne conduit par Musard, deroulant ses anneaux dans le cimetiere meme des Innocents, laissa choir au milieu des tombes cinquante mille de ses funebres danseurs. Morgan cherchait evidemment quelqu'un. Un jeune elegant qui plongeait, dans une bonbonniere de vermeil que lui tendait une charmante victime, un doigt rouge de sang, seule partie de sa main delicate qui eut ete soustraite a la pate d'amande, voulait l'arreter pour lui donner des details sur l'expedition dont il avait rapporte ce sanglant trophee; mais Morgan lui sourit, pressa celle de ses deux mains qui etait gantee, et se contenta de lui repondre: -- Je cherche quelqu'un. -- Affaire pressee? -- Compagnie de Jehu. Le jeune homme au doigt sanglant le laissa passer. Une adorable furie, comme eut dit Corneille, qui avait ses cheveux retenus par un poignard a la lame plus pointue que celle d'une aiguille, lui barra le passage en lui disant: -- Morgan, vous etes le plus beau, le plus brave et le plus digne d'etre aime de tous ceux qui sont ici. Qu'avez-vous a repondre a la femme qui vous dit cela? -- J'ai a lui repondre que j'aime, dit Morgan, et que mon coeur est trop etroit pour une haine et deux amours. Et il continua sa recherche. Deux jeunes gens qui discutaient, l'un disant: "C'est un Anglais" l'autre disant: "C'est un Allemand" arreterent Morgan: -- Ah! pardieu! dit l'un, voila l'homme qui peut nous tirer d'embarras. -- Non, repondit Morgan en essayant de rompre la barriere qu'ils lui opposaient, car je suis presse. -- Il n'y a qu'un mot a repondre, dit l'autre. Nous venons de parier, Saint-Amand et moi, que l'homme juge et execute dans la chartreuse de Seillon etait selon lui un Allemand, selon moi un Anglais. -- Je ne sais, repondit Morgan; je n'y etais pas. Adressez-vous a Hector; c'est lui qui presidait ce soir-la. -- Dis-nous alors ou est Hector? -- Dites-moi plutot ou est Tiffauges; je le cherche. -- La-bas, au fond, dit le jeune homme en indiquant un point de la salle ou la contredanse bondissait plus joyeuse et plus animee. Tu le reconnaitras a son gilet; son pantalon, non plus, n'est point a dedaigner, et je m'en ferai faire un pareil avec la peau du premier mathevon a qui j'aurai affaire. Morgan ne prit point le temps de demander ce que le gilet de Tiffauges avait de remarquable, et par quelle coupe bizarre ou quelle etoffe precieuse son pantalon avait pu obtenir l'approbation d'un homme aussi expert en pareille matiere que l'etait celui qui lui adressait la parole. Il alla droit au point indique par le jeune homme, et vit celui qu'il cherchait dansant un pas d'ete qui semblait, par son habilete et son tricotage, qu'on me pardonne ce terme technique, sorti des salons de Vestris lui-meme. Morgan fit un signe au danseur. Tiffauges s'arreta a l'instant meme, salua sa danseuse, la reconduisit a sa place, s'excusa sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et vint prendre le bras de Morgan. -- L'avez-vous vu? demanda Tiffauges a Morgan. -- Je le quitte, repondit celui-ci. -- Et vous lui avez remis la lettre du roi? -- A lui-meme. -- L'a-t-il lue? -- A l'instant. -- Et il a fait une reponse? -- Il en a fait deux, une verbale et une ecrite; la seconde dispense de la premiere. -- Et vous l'avez? -- La voici. -- Et savez-vous le contenu? -- C'est un refus. -- Positif? -- Tout ce qu'il y a de plus positif. -- Sait-il que, du moment ou il nous ote tout espoir, nous le traitons en ennemi? -- Je le lui ai dit. -- Et il a repondu? -- Il n'a pas repondu, il a hausse les epaules. -- Quelle intention lui croyez-vous donc? -- Ce n'est pas difficile a deviner. -- Aurait-il l'idee de garder le pouvoir pour lui? -- Cela m'en a bien l'air. -- Le pouvoir, mais pas le trone! -- Pourquoi pas le trone? -- Il n'oserait se faire roi. -- Oh! je ne puis pas vous repondre si c'est precisement roi qu'il se fera; mais je vous reponds qu'il se fera quelque chose. -- Mais, enfin, c'est un soldat de fortune. -- Mon cher, mieux vaut en ce moment etre le fils de ses oeuvres que le petit-fils d'un roi. Le jeune homme resta pensif. -- Je rapporterai tout cela a Cadoudal, fit-il. -- Et ajoutez que le premier consul a dit ces propres paroles: "Je tiens la Vendee dans ma main, et, si je veux, dans trois mois, il ne s'y brulera plus une amorce." -- C'est bon a savoir. -- Vous le savez; que Cadoudal le sache, et faites-en votre profit. En ce moment, la musique cessa tout a coup; le bourdonnement des danseurs s'eteignit; il se fit un grand silence, et, au milieu de ce silence, quatre noms furent prononces par une voix sonore et accentuee. Ces quatre noms etaient ceux de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas. -- Pardon, dit Morgan a Tiffauges, il se prepare probablement quelque expedition dont je suis; force m'est donc, a mon grand regret, de vous dire adieu: seulement, avant de vous quitter, laissez-moi regarder de plus pres votre gilet et votre pantalon, dont on m'a parle; c'est une curiosite d'amateur, j'espere que vous l'excuserez. -- Comment donc! fit le jeune Vendeen, bien volontiers. XXVII -- LA PEAU DES OURS Et, avec une rapidite et une complaisance qui faisaient honneur a sa courtoisie, il s'approcha des candelabres qui brulaient sur la cheminee. Le gilet et le pantalon paraissaient etre de la meme etoffe; mais quelle etait cette etoffe? c'etait la que le connaisseur le plus experimente se fut trouve dans l'embarras. Le pantalon etait un pantalon collant ordinaire, de couleur tendre, flottant entre le chamois et la couleur de chair; il n'offrait rien de remarquable que d'etre sans couture aucune et de coller exactement sur la chair. Le gilet avait, au contraire, deux signes caracteristiques qui appelaient plus particulierement l'attention sur lui: il etait troue de trois balles dont on avait laisse les trous beants, en les ravivant avec du carmin qui jouait le sang a s'y meprendre. En outre, au cote gauche etait peint le coeur sanglant qui servait de point de reconnaissance aux Vendeens. Morgan examina les deux objets avec la plus grande attention, mais l'examen fut infructueux. -- Si je n'etais pas si presse, dit-il, je voudrais en avoir le coeur net et ne m'en rapporter qu'a mes propres lumieres; mais, vous avez entendu, il est probablement arrive quelques nouvelles au comite; c'est de l'argent que vous pouvez annoncer a Cadoudal: seulement, il faut l'aller prendre. Je commande d'ordinaire ces sortes d'expeditions, et, si je tardais, un autre se presenterait a ma place. Dites-moi donc quel est le tissu dont vous etes habille? -- Mon cher Morgan, dit le Vendeen, vous avez peut-etre entendu dire que mon frere avait ete pris aux environs de Bressuire et fusille par les bleus? -- Oui, je sais cela. -- Les bleus etaient en retraite; ils laisserent le corps au coin d'une haie; nous les poursuivions l'epee dans les reins, de sorte que nous arrivames derriere eux. Je retrouvai le corps de mon frere encore chaud. Dans une de ses blessures etait plantee une branche d'arbre avec cette etiquette: "Fusille comme brigand, par moi, Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris." Je recueillis le corps de mon frere; je lui fis enlever la peau de la poitrine, cette peau qui, trouee de trois balles, devait eternellement crier vengeance devant mes yeux, et j'en fis faire mon gilet de bataille. -- Ah! ah! fit Morgan avec un certain etonnement dans lequel, pour la premiere fois, se melait quelque chose qui ressemblait a de la terreur; ah! ce gilet est fait avec la peau de votre frere? Et le pantalon? -- Oh! repondit le Vendeen, le pantalon, c'est autre chose: il est fait avec celle du citoyen Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris. En ce moment la meme voix retentit, appelant pour la seconde fois, et dans le meme ordre, les noms de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas. Morgan s'elanca hors du cabinet. Morgan traversa la salle de danse dans toute sa longueur et se dirigea vers un petit salon situe de l'autre cote du vestiaire. Ses trois compagnons, Montbar, Adler et d'Assas l'y attendaient deja. Avec eux se trouvait un jeune homme portant le costume d'un courrier de cabinet a la livree du gouvernement, c'est-a-dire l'habit vert et or. Il avait les grosses bottes poudreuses, la casquette-visiere et le sac de depeches qui constituent le harnachement essentiel d'un courrier de cabinet. Une carte de Cassini, sur laquelle on pouvait relever jusqu'aux moindres sinuosites de terrain, etait etendue sur une table. Avant de dire ce que faisait la ce courrier et dans quel but etait etendue cette carte, jetons un coup d'oeil sur les trois nouveaux personnages dont les noms venaient de retentir dans la salle du bal, et qui sont destines a jouer un role important dans la suite de cette histoire. Le lecteur connait deja Morgan, l'Achille et le Paris tout a la fois de cette etrange association. Morgan avec ses yeux bleus, ses cheveux noirs, sa taille haute et bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte, son oeil qu'on n'avait jamais vu sans un regard anime; sa bouche aux levres fraiches et aux dents blanches, qu'on n'avait jamais vue sans un sourire; sa physionomie si remarquable, composee d'un melange d'elements qui semblaient etrangers les uns aux autres, et sur laquelle on retrouvait tout a la fois la force et la tendresse, la douceur et l'energie, et tout cela mele a l'etourdissante expression d'une gaiete qui devenait effrayante parfois lorsqu'on songeait que cet homme cotoyait eternellement la mort, et la plus effrayante de toutes les morts, celle de l'echafaud. Quant a d'Assas, c'etait un homme de trente-cinq a trente-huit ans, aux cheveux touffus et grisonnants, mais aux sourcils et aux moustaches d'un noir d'ebene; pour ses yeux, ils etaient de cette admirable nuance des yeux indiens tirant sur le marron. C'etait un ancien capitaine de dragons, admirablement bati pour la lutte physique et morale, dont les muscles indiquaient la force, et la physionomie l'entetement. Au reste, d'une tournure noble, d'une grande elegance de manieres, parfume comme un petit-maitre, et respirant par manie ou par maniere de volupte, soit un flacon de sel anglais, soit une cassolette de vermeil contenant les parfums les plus subtils. Montbar et Adler, dont on ne connaissait pas plus les veritables noms que l'on ne connaissait ceux de d'Assas et de Morgan, etaient generalement appeles dans la compagnie les _inseparables. _Figurez-vous Damon et Pythias, Euryale et Nisus, Oreste et Pylade a vingt-deux ans; l'un joyeux, loquace, bruyant; l'autre triste, silencieux, reveur, partageant tout, dangers, argent, maitresses; se completant l'un par l'autre, atteignant a eux deux les limites de tous les extremes; chacun dans le peril s'oubliant lui-meme pour veiller sur l'autre, comme les jeunes Spartiates du bataillon sacre, et vous aurez une idee de Montbar et d'Adler. Il va sans dire que tous trois etaient compagnons de Jehu. Ils etaient convoques, comme s'en etait doute Morgan, pour affaire de la compagnie. Morgan, en entrant, alla droit au faux courrier et lui serra la main. -- Ah! ce cher ami! dit celui-ci avec un mouvement de l'arriere- train indiquant qu'on ne fait pas impunement, si bon cavalier que l'on soit, une cinquantaine de lieues a franc etrier sur des bidets de poste; vous vous la passez douce, vous autres Parisiens, et, relativement a vous, Annibal a Capoue etait sur des ronces et des epines! Je n'ai fait que jeter un coup d'oeil sur la salle de bal, en passant, comme doit faire un pauvre courrier de cabinet portant les depeches du general Massena au citoyen premier consul; mais vous avez la, il me semble, un choix de victimes parfaitement entendu; seulement, mes pauvres amis, il faut pour le moment dire adieu a tout cela; c'est desagreable, c'est malheureux, c'est desesperant, mais la maison de Jehu avant tout. -- Mon cher Hastier, dit Morgan. -- Hola! dit Hastier, pas de noms propres, s'il vous plait, messieurs. La famille Hastier est une honnete famille de Lyon faisant negoce, comme on dit, place des Terreaux, de pere en fils, et qui serait fort humiliee d'apprendre que son heritier s'est fait courrier de cabinet, et court les grands chemins avec la besace nationale sur le dos. Lecoq, tant que vous voudrez, mais Hastier point; je ne connais pas Hastier. Et vous, messieurs, continua le jeune homme s'adressant a Montbar, a Adler et a d'Assas, le connaissez-vous? -- Non, repondirent les trois jeunes gens, et nous demandons pardon pour Morgan, qui a fait erreur. -- Mon cher Lecoq, fit Morgan. -- A la bonne heure, interrompit Hastier, je reponds a ce nom-la. Eh bien, voyons, que voulais-tu me dire? -- Je voulais te dire que, si tu n'etais pas l'antipode du dieu Harpocrate, que les Egyptiens representaient un doigt sur la bouche, au lieu de te jeter dans une foule de divagations plus ou moins fleuries, nous saurions deja pourquoi ce costume et pourquoi cette carte. -- Eh! pardieu! si tu ne le sais pas encore, reprit le jeune homme, c'est ta faute et non la mienne. S'il n'avait point fallu t'appeler deux fois, perdu que tu etais probablement avec quelque belle Eumenide, demandant a un beau jeune homme vivant vengeance pour de vieux parents morts, tu serais aussi avance que ces messieurs, et je ne serais pas oblige de bisser ma cavatine. Voici ce que c'est: il s'agit tout simplement d'un reste du tresor des ours de Berne, que, par ordre du general Massena, le general Lecourbe a expedie au citoyen premier consul. Une misere, cent mille francs, qu'on n'ose faire passer par le Jura a cause des partisans de M. Teysonnet, qui seraient, a ce que l'on pretend, gens a s'en emparer, et que l'on expedie par Geneve, Bourg, Macon, Dijon et Troyes; route bien autrement sure, comme on s'en apercevra au passage. -- Tres bien! -- Nous avons ete avises de la nouvelle par Renard, qui est parti de_ _Gex a franc etrier, et qui l'a transmise a l'Hirondelle, pour le moment en station a Chalons-sur-Saone, lequel ou laquelle l'a transmise a Auxerre, a moi, Lecoq, lequel vient de faire quarante- cinq lieues pour vous la transmettre a son tour. Quant aux details secondaires, les voici. Le tresor est parti de Berne octodi dernier, 28 nivose an VIII de la Republique triple et divisible. Il doit arriver aujourd'hui duodi a Geneve; il en partira, demain tridi avec la diligence de Geneve a Bourg; de sorte qu'en partant cette nuit meme, apres-demain quintidi, vous pouvez, mes chers fils d'Israel, rencontrer le tresor de MM. les ours entre Dijon et Troyes, vers Bar-sur-Seine ou Chatillon. Qu'en dites-vous? -- Pardieu! fit Morgan, ce que nous en disons, il me semble qu'il n'y a pas de discussions la-dessus; nous disons que jamais nous ne nous serions permis de toucher a l'argent de messeigneurs les ours de Berne tant qu'il ne serait pas sorti des coffres de Leurs Seigneuries; mais que, du moment ou il a change de destination une premiere fois, je ne vois aucun inconvenient a ce qu'il en change une seconde. Seulement comment allons-nous partir? -- N'avez-vous donc pas la chaise de poste? -- Si fait, elle est ici, sous la remise. -- N'avez-vous pas des chevaux pour vous conduire jusqu'a la prochaine poste? -- Ils sont a l'ecurie. -- N'avez-vous pas chacun votre passeport? -- Nous en avons chacun quatre. -- Eh bien? -- Eh bien, nous ne pouvons pas arreter la diligence en chaise de poste; nous ne nous genons guere, mais nous ne prenons pas encore nos aises a ce point-la. -- Bon! pourquoi pas? dit Montbar; ce serait original. Je ne vois pas pourquoi, puisqu'on prend un batiment a l'abordage avec une barque, on ne prendrait pas aussi une diligence a l'abordage avec une chaise de poste; cela nous manque comme fantaisie; en essayons-nous, Adler? -- Je ne demanderais pas mieux, repondit celui-ci; mais le postillon, qu'en feras-tu? -- C'est juste, repondit Montbar. -- Le cas est prevu, mes enfants, dit le courrier; on a expedie une estafette a Troyes: vous laisserez votre chaise de poste chez Delbauce; vous y trouverez quatre chevaux tout selles qui regorgeront d'avoine; vous calculerez votre temps, et, apres- demain, ou plutot demain, car minuit est sonne, demain, entre sept et huit heures du matin, l'argent de MM. Les ours passera un mauvais quart d'heure. -- Allons-nous changer de costumes? demanda d'Assas. -- Pour quoi faire? dit Morgan; il me semble que nous sommes fort presentables comme nous voici; jamais diligence n'aura ete soulagee d'un poids incommode par des gens mieux vetus. Jetons un dernier coup d'oeil sur la carte, faisons apporter du buffet dans les coffres de la voiture un pate, une volaille froide et une douzaine de bouteilles de vin de Champagne, armons-nous a l'arsenal, enveloppons-nous dans de bons manteaux, et fouette cocher! -- Tiens, dit Montbar, c'est une idee, cela. -- Je crois bien, continua Morgan; nous creverons les chevaux s'il le faut; nous serons de retour ici a sept heures du soir, et nous nous montrerons a l'Opera. -- Ce qui etablira un alibi, dit d'Assas. -- Justement, continua Morgan avec son inalterable gaiete; le moyen d'admettre que des gens qui applaudissent mademoiselle Clotilde et M. Vestris a huit heures du soir, etaient occupes le matin, entre Bar et Chatillon, a regler leurs comptes avec le conducteur d'une diligence? Voyons, mes enfants, un coup d'oeil sur la carte, afin de choisir notre endroit. Les quatre jeunes gens se pencherent sur l'oeuvre de Cassini. -- Si j'avais un conseil topographique a vous donner, dit le courrier, ce serait de vous embusquer un peu en-deca de Massu; il y a un gue en face des Riceys... tenez, la! Et le jeune homme indiqua le point precis sur la carte. -- Je gagnerais Chaource, que voila; de Chaource, vous avez une route departementale, droite comme un I, qui vous conduit a Troyes; a Troyes, vous retrouvez votre voiture, vous prenez la route de Sens au lieu de celle de Coulommiers; les badauds -- il y en a en province -- qui vous ont vus passer la veille, ne s'etonnent pas de vous voir repasser le lendemain; vous etes a l'Opera a dix heures, au lieu d'y etre a huit, ce qui est de bien meilleur ton, et ni vu ni connu, je t'embrouille. -- Adopte pour mon compte, dit Morgan. -- Adopte! repeterent en choeur les trois autres jeunes gens. Morgan tira une des deux montres dont les chaines se balancaient a sa ceinture; c'etait un chef-d'oeuvre de Petitot comme email, et sur la double boite qui protegeait la peinture etait un chiffre en diamants. La filiation de ce merveilleux bijou etait etablie comme celle d'un cheval arabe: elle avait ete faite pour Marie- Antoinette, qui l'avait donnee a la duchesse de Polastron, laquelle l'avait donnee a la mere de Morgan. -- Une heure du matin, dit Morgan; allons, messieurs, il faut qu'a trois heures nous relayions a Lagny. A partir de ce moment, l'expedition etait commencee, Morgan devenait le chef; il ne consultait plus, il ordonnait. D'Assas -- qui en son absence commandait -- lui present, obeissait tout le premier. Une demi-heure apres, une voiture enfermant quatre jeunes gens enveloppes de leurs manteaux etait arretee a la barriere Fontainebleau par le chef de poste, qui demandait les passeports. -- Oh! la bonne plaisanterie! fit l'un d'eux en passant sa tete par la portiere et en affectant l'accent a la mode; il faut donc des passeports pour _sasser _a Grosbois, chez le citoyen Baas_? _Ma _paole _d'honneur _panachee, _vous etes fou, mon _che_ ami! Allons, fouette cocher! Le cocher fouetta et la voiture passa sans difficulte. XXVIII -- EN FAMILLE Laissons nos quatre _chasseurs _gagner Lagny, ou, grace aux passeports qu'ils doivent a la complaisance des employes du citoyen Fouche, ils troqueront leurs chevaux de maitre contre des chevaux de poste, et leur cocher contre un postillon, et voyons pourquoi le premier consul avait fait demander Roland. Roland s'etait empresse, en quittant Morgan, de se rendre aux ordres de son general. Il avait trouve celui-ci debout et pensif devant la cheminee. Au bruit qu'il avait fait en entrant, le general Bonaparte avait leve la tete. -- Que vous etes-vous dit tous les deux? demanda Bonaparte sans preambule, et se fiant a l'habitude que Roland avait de repondre a sa pensee. -- Mais, dit Roland, nous nous sommes fait toutes sortes de compliments... et nous nous sommes quittes, les meilleurs amis du monde. -- Quel effet te fait-il? -- L'effet d'un homme parfaitement eleve. -- Quel age lui donnes-tu? -- Mon age, tout au plus. -- Oui, c'est bien cela; la voix est jeune. Ah ca, Roland, est-ce que je me tromperais? est-ce qu'il y aurait une jeune generation royaliste? -- Eh! mon general, repondit Roland avec un mouvement d'epaules, c'est un reste de la vieille. -- Eh bien, Roland, il faut en faire une autre qui soit devouee a mon fils, si jamais j'ai un fils. Roland fit un geste qui pouvait se traduire par ces mots: "Je ne m'y oppose pas." Bonaparte comprit parfaitement le geste. -- Ce n'est pas le tout que tu ne t'y opposes pas, dit-il, il faut y contribuer. Un frissonnement nerveux passa sur le corps de Roland. -- Et comment cela? demanda-t-il. -- En te mariant. Roland eclata de rire. -- Bon! avec mon anevrisme! dit-il. Bonaparte le regarda. -- Mon cher Roland, dit-il, ton anevrisme m'a bien l'air d'un pretexte pour rester garcon. -- Vous croyez? -- Oui; et, comme je suis un homme moral, je veux qu'on se marie. -- Avec cela que je suis immoral, moi, repondit Roland, et que je cause du scandale avec mes maitresses! -- Auguste, reprit Bonaparte, avait rendu des lois contre les celibataires; il les privait de leurs droits de citoyens romains. -- Auguste... -- Eh bien? -- J'attendrai que vous soyez Auguste; vous n'etes encore que Cesar. Bonaparte s'approcha du jeune homme. -- Il y a des noms, mon cher Roland, dit-il en lui posant la main sur l'epaule, que je ne veux pas voir s'eteindre, et le nom de Montrevel est de ceux-la. -- Eh bien! general, est-ce qu'a mon defaut, et en supposant que, par un caprice, une fantaisie, un entetement, je me refuse a la perpetuer, est-ce qu'il n'y a pas mon frere! -- Comment ton frere? tu as donc un frere? -- Mais oui, j'ai un frere! pourquoi donc n'aurais-je pas un frere? -- Quel age a-t-il? -- Onze a douze ans. -- Pourquoi ne m'as-tu jamais parle de lui? --Parce que j'ai pense que les faits et gestes d'un gamin de cet age-la ne vous interesseraient pas beaucoup. -- Tu te trompes, Roland: je m'interesse a tout ce qui touche mes amis; il fallait me demander quelque chose pour ce frere. -- Quoi, general? -- Son admission dans un college de Paris. -- Bah! vous avez assez de solliciteurs autour de vous sans que j'en grossisse le nombre. -- Tu entends, il faut qu'il vienne dans un college de Paris; quand il aura l'age, je le ferai entrer a l'Ecole militaire ou a quelque autre ecole que je fonderai d'ici la. -- Ma foi, general, repondit Roland, a l'heure qu'il est, comme si j'eusse devine vos bonnes intentions a son egard, il est en route ou bien pres de s'y mettre. -- Comment cela? -- J'ai ecrit, il y a trois jours, a ma mere d'amener l'enfant a Paris; je comptais lui choisir un college sans vous en rien dire, et, quand il aurait l'age, vous en parler... en supposant toutefois que mon anevrisme ne m'ait pas enleve d'ici la. Mais, dans ce cas... -- Dans ce cas? -- Dans ce cas, je laissais un bout de testament a votre adresse, qui vous recommandait la mere, le fils et la fille, tout le bataclan. -- Comment, la fille? -- Oui, ma soeur. -- Tu as donc aussi une soeur? -- Parfaitement: -- Quel age? -- Dix-sept ans. -- Jolie? -- Charmante! -- Je me charge de son etablissement. Roland se mit a rire. -- Qu'as-tu? lui demanda le premier consul. -- Je dis, general, que je vais faire mettre un ecriteau au-dessus de la grande porte du Luxembourg. -- Et sur cet ecriteau? -- _Bureau de mariages_. -- Ah ca! mais, si tu ne veux pas te marier, toi, ce n'est point une raison pour que ta soeur reste fille. Je n'aime pas plus les vieilles filles que les vieux garcons. -- Je ne vous dis pas, mon general, que ma soeur restera vieille fille; c'est bien assez qu'un membre de la famille Montrevel encoure votre mecontentement. -- Eh bien, alors, que me dis-tu? -- Je vous dis que, si vous le voulez bien, comme la chose la regarde, nous la consulterons la-dessus. -- Ah! ah! y aurait-il quelque passion de province? -- Je ne dirais pas non! J'avais quitte la pauvre Amelie fraiche et souriante, je l'ai retrouvee pale et triste. Je tirerai tout cela au clair avec elle; et, puisque vous voulez que je vous en reparle, eh bien, je vous en reparlerai. -- Oui, a ton retour de la Vendee; c'est cela. -- Ah! je vais donc en Vendee? -- Est-ce comme pour le mariage? as-tu des repugnances? -- Aucunement. -- Eh bien, alors, tu vas en Vendee. -- Quand cela? -- Oh! rien ne presse, et, pourvu que tu partes demain matin... -- A merveille! plus tot si vous voulez; dites-moi ce que j'y vais faire. -- Une chose de la plus haute importance, Roland. -- Diable! ce n'est pas une mission diplomatique, je presume? -- Si, c'est une mission diplomatique pour laquelle j'ai besoin d'un homme qui ne soit pas diplomate. -- Oh! general, comme je fais votre affaire! Seulement, vous comprenez, moins je suis diplomate, plus il me faut des instructions precises. -- Aussi vais-je te les donner. Tiens, vois-tu cette carte? Et il montra au jeune homme une grande carte du Piemont etendue a terre et eclairee par une lampe suspendue au plafond. -- Oui, je la vois, repondit Roland, habitue a suivre son general dans tous les bonds inattendus de son genie; seulement, c'est une carte du Piemont. -- Oui, c'est une carte du Piemont. -- Ah! Il est donc question de l'Italie? -- Il est toujours question de l'Italie. -- Je croyais qu'il s'agissait de la Vendee? -- Secondairement. -- Ah ca, general, vous n'allez pas m'envoyer dans la Vendee et vous en aller en Italie, vous? -- Non, sois tranquille. -- A la bonne heure! Je vous previens que, dans ce cas la, je deserte et vous rejoins. -- Je te le permets; mais revenons a Melas. -- Pardon, general, c'est la premiere fois que nous en parlons. -- Oui; mais il y a longtemps que j'y pense. Sais-tu ou je bats Melas? -- Parbleu! -- Ou cela? -- Ou vous le rencontrerez. Bonaparte se mit a rire. -- Niais! dit-il avec la plus intime familiarite. Puis se couchant sur la carte: -- Viens ici, dit-il a Roland. Roland se coucha a cote de lui. -- Tiens, reprit Bonaparte, voila ou je le bats. -- Pres d'Alexandrie? -- A deux ou trois lieues. Il a a Alexandrie ses magasins, ses hopitaux, son artillerie, ses reserves; il ne s'en eloignera pas. Il faut que je frappe un grand coup, je n'obtiendrai la paix qu'a cette condition. Je passe les Alpes -- il montra le grand Saint- Bernard -- je tombe sur Melas au moment ou il s'y attend le moins, et je le bats a plate couture. -- Oh! je m'en rapporte bien a vous pour cela. -- Mais, tu comprends, pour que je m'eloigne tranquille, Roland, pas d'inflammation d'entrailles, c'est-a-dire pas de Vendee derriere moi. -- Ah! voila votre affaire: pas de Vendee! et vous m'envoyez en Vendee pour que je supprime la Vendee. -- Ce jeune homme m'a dit de la Vendee des choses tres graves. Ce sont de braves soldats que ces Vendeens conduits par un homme de tete; il y a Georges Cadoudal surtout... Je lui ai fait offrir un regiment, qu'il n'acceptera pas. -- Peste! il est bien degoute. -- Mais il y a une chose dont il ne se doute point. -- Qui, Cadoudal? -- Cadoudal. C'est que l'abbe Bernier, m'a fait des ouvertures. -- L'abbe Bernier? -- Oui. -- Qu'est-ce que c'est que cela, l'abbe Bernier? -- C'est le fils d'un paysan de l'Anjou, qui peut avoir aujourd'hui de trente-trois a trente-quatre ans, qui etait cure a Saint-Laud a Angers lors de l'insurrection, qui a refuse le serment, et qui s'est jete parmi les Vendeens. Deux ou trois fois la Vendee a ete pacifiee, une ou deux fois on l'a crue morte. On se trompait: la Vendee etait pacifiee; mais l'abbe Bernier n'avait pas signe la paix; la Vendee etait morte, mais l'abbe Bernier etait vivant. Un jour, la Vendee fut ingrate envers lui: il voulait etre nomme agent general de toutes les armees royalistes de l'interieur; Stofflet pesa sur la decision et fit nommer le comte Colbert de Maulevrier, son ancien maitre. A deux heures du matin, le conseil s'etait separe, l'abbe Bernier avait disparu. Ce qu'il fit, cette nuit-la, Dieu et lui pourraient seuls le dire; mais, a quatre heures du matin, un detachement republicain entourait la metairie ou dormait Stofflet desarme et sans defense. A quatre heures et demie, Stofflet etait pris; huit jours apres, il etait execute a Angers... Le lendemain, d'Autichamp prenait le commandement en chef, et, le meme jour, afin de ne pas tomber dans la meme faute que son predecesseur Stofflet, il nommait l'abbe Bernier agent general... Y es-tu? -- Parfaitement! -- Eh bien, l'abbe Bernier, agent general des puissances belligerantes, fonde des pleins pouvoirs du comte d'Artois, l'abbe Bernier m'a fait faire des ouvertures. -- A vous, a Bonaparte, premier consul, il daigne...? Savez-vous que c'est tres bien de la part de l'abbe Bernier? Et vous acceptez les ouvertures de l'abbe Bernier? -- Oui, Roland; que la Vendee me donne la paix, je lui rouvre ses eglises, je lui rends ses pretres. -- Et s'ils chantent le _Domine, salvum fac_ _regem?_ -- Cela vaut encore mieux que de ne rien chanter du tout. Dieu est tout puissant et decidera. La mission te convient-elle, maintenant que je te l'ai expliquee? -- A merveille! -- Eh bien, voila une lettre pour le general Redouville. Il traitera avec l'abbe Bernier, comme general en chef de l'armee de l'Ouest; mais tu assisteras a toutes les conferences: lui, ne sera que ma parole; toi, tu es ma pensee. Maintenant, pars le plus tot possible; plus tot tu reviendras, plus tot Melas sera battu. -- General, je vous demande le temps d'ecrire a ma mere, voila tout. -- Ou doit-elle descendre? -- Hotel des Ambassadeurs. -- Quand crois-tu qu'elle arrive? -- Nous sommes dans la nuit du 21 au 22 janvier; elle arrivera le 23 au soir ou le 24 au matin. -- Et elle descend hotel des Ambassadeurs? -- Oui, general. -- Je me charge de tout. -- Comment! vous vous chargez de tout? -- Certainement! ta mere ne peut pas rester a l'hotel. -- Ou voulez-vous donc qu'elle reste? -- Chez un ami. -- Elle ne connait personne a Paris. -- Je vous demande bien pardon, monsieur Roland: elle connait le citoyen Bonaparte, premier consul, et la citoyenne Josephine, sa femme. -- Vous n'allez pas loger ma mere au Luxembourg, general; je vous previens que cela la generait beaucoup. -- Non, mais je la logerai rue de la Victoire. -- Oh! general! -- Allons! allons! c'est decide. Pars et reviens le plus vite possible. Roland prit la main du premier consul pour la baiser; mais Bonaparte, l'attirant vivement a lui: -- Embrasse-moi, mon cher Roland, lui dit-il, et bonne chance. Deux heures apres, Roland roulait en chaise de poste sur la route d'Orleans. Le lendemain, a neuf heures du matin, il entrait a Nantes apres trente-trois heures de voyage. XXIX -- LA DILIGENCE DE GENEVE A l'heure a peu pres ou Roland entrait a Nantes, une diligence pesamment chargee s'arretait a l'auberge de la Croix-d'Or au milieu de la grande rue de Chatillon-sur-Seine. Les diligences se composaient, a cette epoque, de deux compartiments seulement, le coupe et l'interieur. La rotonde est une adjonction d'invention moderne. La diligence a peine arretee, le postillon mit pied a terre et ouvrit les portieres. La voiture eventree donna passage aux voyageurs. Ces voyageurs, voyageuses comprises, atteignaient en tout au chiffre de sept personnes. Dans l'interieur, trois hommes, deux femmes et un enfant a la mamelle. Dans le coupe, une mere et son fils. Les trois hommes de l'interieur etaient, l'un un medecin de Troyes, l'autre un horloger de Geneve, le troisieme un architecte de Bourg. Les deux femmes etaient, l'une une femme de chambre qui allait rejoindre sa maitresse a Paris, l'autre une nourrice. L'enfant etait le nourrisson de cette derniere: elle le ramenait a ses parents. La mere et le fils du coupe etaient, la mere une femme d'une quarantaine d'annees, gardant les traces d'une grande beaute, et le fils un enfant de onze a douze ans. La troisieme place du coupe etait occupee par le conducteur. Le dejeuner etait prepare, comme d'habitude, dans la grande salle de l'hotel; un de ces dejeuners que le conducteur, d'accord sans doute avec l'hote, ne laisse jamais aux voyageurs le temps de manger. La femme et la nourrice descendirent pour aller chez le boulanger y prendre chacune un petit pain chaud, auquel la nourrice joignit un saucisson a l'ail, et toutes deux remonterent dans la voiture, ou elles s'etablirent tranquillement pour dejeuner, s'epargnant ainsi les frais, sans doute trop considerables pour leur budget, du dejeuner de l'hote. Le medecin, l'architecte, l'horloger, la mere et son fils entrerent a l'auberge, et, apres s'etre rapidement chauffes en passant a la grande cheminee de la cuisine, entrerent dans la salle a manger et se mirent a table. La mere se contenta d'une tasse de cafe a la creme et de quelques fruits. L'enfant, enchante de constater qu'il etait un homme, par l'appetit du moins, attaqua bravement le dejeuner a la fourchette. Le premier moment fut, comme toujours, donne a l'apaisement de la faim. L'horloger de Geneve prit le premier la parole: -- Ma foi! citoyen, dit-il (dans les endroits publics on s'appelait encore citoyen), je vous avouerai franchement que je n'ai ete aucunement fache ce matin quand j'ai vu venir le jour. -- Monsieur ne dort pas en voiture? demanda le medecin. -- Si fait, monsieur, repondit le compatriote de Jean-Jacques; d'habitude, au contraire, je ne fais qu'un somme; mais l'inquietude a ete plus forte que la fatigue. -- Vous craigniez de verser? demanda l'architecte. -- Non pas, j'ai de la chance, sous ce rapport, et je crois qu'il suffit que je sois dans une voiture pour qu'elle devienne inversable; non, ce n'est point cela encore. -- Qu'etait-ce donc? demanda le medecin. -- C'est qu'on dit la-bas, a Geneve, que les routes de France ne sont pas sures. -- C'est selon, dit l'architecte. -- Ah! c'est selon, fit le Genevois. -- Oui, continua l'architecte; ainsi, par exemple, si nous transportions avec nous de l'argent du gouvernement, nous serions bien surs d'etre arretes, ou plutot nous le serions deja. -- Vous croyez? dit le Genevois. -- Ca, c'est immanquable; je ne sais comment ces diables de compagnons de Jehu s'y prennent pour etre si bien renseignes; mais ils n'en manquent pas une. Le medecin fit un signe de tete affirmatif. -- Ah! ainsi, demanda le Genevois au medecin, vous aussi, vous etes de l'avis de monsieur? -- Entierement. -- Et, sachant qu'il y a de l'argent du gouvernement sur la diligence, auriez-vous fait l'imprudence de vous y embarquer? -- Je vous avoue, dit le medecin, que j'y eusse regarde a deux fois. -- Et vous, monsieur? demanda le questionneur a l'architecte. -- Oh! moi, repondit celui-ci, etant appele par une affaire tres pressee, je fusse parti tout de meme. -- J'ai bien envie, dit le Genevois, de faire descendre ma valise et mes caisses et d'attendre la diligence de demain, parce que j'ai pour une vingtaine de mille francs de montres dans mes caisses; nous avons eu de la chance jusque aujourd'hui, mais il ne faut pas tenter Dieu. -- N'avez-vous pas entendu, monsieur, dit la mere se melant a la conversation, que nous ne courions risque d'etre arretes -- ces messieurs le disent du moins -- que dans le cas ou nous porterions de l'argent du gouvernement? -- Eh bien, c'est justement cela, reprit l'horloger en regardant avec inquietude tout autour de lui: nous en avons la! La mere palit legerement en regardant son fils: avant de craindre pour elle, toute mere craint pour son enfant. -- Comment! nous en transportons? reprirent en meme temps, et d'une voix emue a des degres differents, le medecin et l'architecte; etes-vous bien sur de ce que vous dites? -- Parfaitement sur, monsieur. -- Alors, vous auriez du nous le dire plus tot, ou, nous le disant maintenant, vous deviez nous le dire tout bas. -- Mais, repeta le medecin, monsieur n'est peut-etre pas bien certain de ce qu'il dit? -- Ou monsieur s'amuse peut-etre? ajouta l'architecte. -- Dieu m'en garde! -- Les Genevois aiment fort a rire, reprit le medecin. -- Monsieur, dit le Genevois fort blesse que l'on put penser qu'il aimat a rire, monsieur, je l'ai vu charger devant moi. -- Quoi? -- L'argent. -- Et y en a-t-il beaucoup? -- J'ai vu passer bon nombre de sacs. -- Mais d'ou vient cet argent-la? -- Il vient du tresor des ours de Berne. Vous n'etes pas sans savoir, messieurs, que les ours de Berne ont eu jusqu'a cinquante et meme soixante mille livres de rente. Le medecin eclata de rire. -- Decidement, dit-il, monsieur nous fait peur. -- Messieurs, dit l'horloger, je vous donne ma parole d'honneur... -- En voiture, messieurs! cria le conducteur ouvrant la porte; en voiture! nous sommes en retard de trois quarts d'heure. -- Un instant, conducteur, un instant, dit l'architecte, nous nous consultons. -- Sur quoi? -- Fermez donc la porte, conducteur, et venez ici. -- Buvez donc un verre de vin avec nous, conducteur. -- Avec plaisir, messieurs, dit le conducteur; un verre de vin, cela ne se refuse pas. Le conducteur tendit son verre; les trois voyageurs trinquerent avec lui. Au moment ou il allait porter le verre a sa bouche, le medecin lui arreta le bras. -- Voyons, conducteur, franchement, est-ce que c'est vrai? -- Quoi? -- Ce que nous dit monsieur. Et il montra le Genevois. -- Monsieur Feraud? -- Je ne sais pas si monsieur s'appelle M. Feraud. -- Oui, monsieur, c'est mon nom, pour vous servir, dit le Genevois en s'inclinant, Feraud et compagnie, horlogers, rue du Rempart, n deg. 6, a Geneve. -- Messieurs, dit le conducteur, en voiture! -- Mais vous ne nous repondez pas. -- Que diable voulez-vous que je vous reponde? vous ne me demandez rien. -- Si fait, nous vous demandons s'il est vrai que vous transportez dans votre diligence une somme considerable appartenant au gouvernement francais? -- Bavard! dit le conducteur a l'horloger; c'est vous qui avez dit cela? -- Dame, mon cher monsieur... -- Allons, messieurs, en voiture. -- Mais c'est qu'avant de remonter, nous voudrions savoir... -- Quoi? si j'ai de l'argent au gouvernement? Oui, j'en ai; maintenant, si nous sommes arretes, ne soufflez pas un mot, et tout se passera a merveille. -- Vous etes sur? -- Laissez-moi arranger l'affaire avec ces messieurs. -- Que ferez-vous si l'on nous arrete? demanda le medecin a l'architecte. -- Ma foi! je suivrai le conseil du conducteur. -- C'est ce que vous avez de mieux a faire, reprit celui-ci. -- Alors, je me tiendrai tranquille, dit l'architecte. -- Et moi aussi, dit l'horloger. -- Allons, messieurs, en voiture, depechons-nous. L'enfant avait ecoute toute cette conversation le sourcil contracte, les dents serrees. -- Eh bien, moi, dit-il a sa mere, si nous sommes arretes, je sais bien ce que je ferai. -- Et que feras-tu? demanda celle-ci. -- Tu verras. -- Que dit ce jeune enfant? demanda l'horloger. -- Je dis que vous etes tous des poltrons, repondit l'enfant sans hesiter. -- Eh bien, Edouard! fit la mere, qu'est-ce que cela? -- Je voudrais qu'on arretat la diligence, moi, dit l'enfant, l'oeil etincelant de volonte. -- Allons, allons, messieurs, au nom du ciel! en diligence, s'ecria pour la derniere fois le conducteur. -- Conducteur, dit le medecin, je presume que vous n'avez pas d'armes. -- Si fait, j'ai des pistolets. -- Malheureux! Le conducteur se pencha a son oreille, et, tout bas: -- Soyez tranquille, docteur; ils ne sont charges qu'a poudre. -- A la bonne heure. Et il ferma la portiere de l'interieur. -- Allons, postillon, en route! Et tandis que le postillon fouettait ses chevaux et que la lourde machine s'ebranlait, il referma la portiere du coupe. -- Ne montez-vous pas avec nous, conducteur? demanda la mere. -- Merci, madame de Montrevel, repondit le conducteur, j'ai affaire sur l'imperiale. Puis, en passant devant l'ouverture du carreau: -- Prenez garde, dit-il, que M. Edouard ne touche aux pistolets qui sont dans la poche, il pourrait se blesser. -- Bon! dit l'enfant, comme si l'on ne savait pas ce que c'est que des pistolets: j'en ai de plus beaux que les votres, allez, que mon ami sir John m'a fait venir d'Angleterre; n'est-ce pas, maman? -- N'importe, dit madame de Montrevel; je t'en prie, Edouard, ne touche a rien. -- Oh! sois tranquille, petite mere. Seulement, il repeta a demi-voix: -- C'est egal, si les compagnons de Jehu nous arretent, je sais bien ce que je ferai, moi. La diligence avait repris sa marche pesante et roulait vers Paris. Il faisait une de ces belles journees d'hiver qui font comprendre, a ceux qui croient la nature morte, que la nature ne meurt pas, mais dort seulement. L'homme qui vit soixante et dix ou quatre- vingts ans, dans ses longues annees a des nuits de dix a douze heures, et se plaint que la longueur de ses nuits abrege encore la brievete de ses jours; la nature, qui a une existence infinie, les arbres, qui ont une vie millenaire, ont des sommeils de cinq mois, qui sont des hivers pour nous et qui ne sont que des nuits pour eux. Les poetes chantent, dans leurs vers envieux, l'immortalite de la nature, qui meurt chaque automne et ressuscite chaque printemps; les poetes se trompent: la nature ne meurt pas chaque automne, elle s'endort; la nature ne ressuscite pas chaque printemps, elle se reveille. Le jour ou notre globe mourra reellement, il sera bien mort, et alors il roulera dans l'espace ou tombera dans les abymes du chaos, inerte, muet, solitaire, sans arbres, sans fleurs, sans verdure, sans poetes. Or, par cette belle journee du 23 fevrier 1800, la nature endormie semblait rever du printemps; un soleil brillant, presque joyeux, faisait etinceler, sur l'herbe du double fosse qui accompagnait la route dans toute sa longueur, ces trompeuses perles de givre qui fondent aux doigts des enfants et qui rejouissent l'oeil du laboureur lorsqu'elles tremblent a la pointe de ses bles, sortant bravement de terre. On avait ouvert les vitres de la diligence, pour donner passage a ce precoce sourire de Dieu, et l'on disait au rayon, depuis si longtemps absent: Sois le bienvenu, voyageur que nous avions cru perdu dans les profonds nuages de l'ouest ou dans les vagues tumultueuses de l'Ocean. Tout a coup, et apres avoir roule une heure a peu pres depuis Chatillon, en arrivant a un coude de la riviere, la voiture s'arreta sans obstacle apparent; seulement, quatre cavaliers s'avancaient tranquillement au pas de leurs chevaux, et l'un d'eux, qui marchait a deux ou a trois pas en avant des autres, avait fait de la main, au postillon, signe de s'arreter. Le postillon avait obei. -- Oh! maman, dit le petit Edouard qui, debout malgre les recommandations de madame de Montrevel, regardait par l'ouverture de la vitre baissee; oh! maman, les beaux chevaux! Mais pourquoi donc ces cavaliers ont-ils un masque! Nous ne sommes point en carnaval. Madame de Montrevel revait; une femme reve toujours un peu: jeune, a l'avenir; vieille, au passe. Elle sortit de sa reverie, avanca a son tour la tete hors de la diligence, et poussa un cri. Edouard se retourna vivement. -- Qu'as-tu donc, mere! lui demanda-t-il. Madame de Montrevel, palissant, le prit dans ses bras sans lui repondre. On entendait des cris de terreur dans l'interieur de la diligence. -- Mais qu'y a-t-il donc? demandait le petit Edouard en se debattant dans la chaine passee a son cou par le bras de sa mere. -- Il y a, mon petit ami, dit d'une voix pleine de douceur un des hommes masques en passant sa tete dans le coupe, que nous avons un compte a regler avec le conducteur, un compte qui ne regarde en rien MM. les voyageurs; dites donc a madame votre mere de vouloir bien agreer l'hommage de nos respects, et de ne pas faire plus d'attention a nous que si nous n'etions pas la. Puis, passant a l'interieur: -- Messieurs, votre serviteur, dit-il, ne craignez rien pour votre bourse ou pour vos bijoux, et rassurez la nourrice; nous ne sommes pas venus pour faire tourner son lait. Puis au conducteur: -- Allons! pere Jerome, nous avons une centaine de mille francs sur l'imperiale et dans les coffres, n'est-ce pas? -- Messieurs, je vous assure... -- L'argent est au gouvernement, il appartient au tresor des ours de Berne; soixante et dix mille francs sont en or, le reste en argent; l'argent est sur la voiture, l'or dans le coffre du coupe; est-ce cela, et sommes-nous bien renseignes? A ces mots _dans le coffre du coupe_, madame de Montrevel poussa un second cri de terreur; elle allait se trouver en contact immediat avec ces hommes qui, malgre leur politesse, lui inspiraient une profonde terreur. -- Mais qu'as-tu donc, mere? qu'as-tu donc? demandait l'enfant avec impatience. -- Tais-toi, Edouard, tais-toi. -- Pourquoi me taire? -- Ne comprends-tu pas? -- Non. -- La diligence est arretee. -- Pourquoi? mais dis donc pourquoi?... Ah! mere, je comprends. -- Non, non, dit madame de Montrevel, tu ne comprends pas. -- Ces messieurs, ce sont des voleurs. -- Garde-toi bien de dire cela. -- Comment! ce ne sont pas des voleurs? les voila qui prennent l'argent du conducteur. En effet, l'un d'eux chargeait, sur la croupe de son cheval, les sacs d'argent que le conducteur lui jetait de dessus l'imperiale. -- Non, dit madame de Montrevel, non, ce ne sont pas des voleurs. Puis, baissant la voix: -- Ce sont des _compagnons de Jehu._ -- Ah! dit l'enfant, ce sont donc ceux-la qui ont assassine mon ami sir John? Et l'enfant devint tres pale a son tour, et sa respiration commenca de siffler entre ses dents serrees. En ce moment, un des hommes masques ouvrit la portiere du coupe, et, avec la plus exquise politesse: -- Madame la comtesse, dit-il, a notre grand regret, nous sommes forces de vous deranger; mais nous avons, ou plutot le conducteur a affaire dans le coffre de son coupe; soyez donc assez bonne pour mettre un instant pied a terre; Jerome fera la chose aussi vite que possible. Puis, avec un accent de gaiete qui n'etait jamais completement absent de cette voix rieuse: -- N'est-ce pas, Jerome? dit-il. Jerome repondit du haut de sa diligence, confirmant les paroles de son interlocuteur. Par un mouvement instinctif, et pour se mettre entre le danger et son fils, s'il y avait danger, madame de Montrevel, tout en obeissant a l'invitation, avait fait passer Edouard derriere elle. Cet instant avait suffi a l'enfant pour s'emparer des pistolets du conducteur. Le jeune homme a la voix rieuse aida, avec les plus grands egards, madame de Montrevel a descendre, fit signe a un de ses compagnons de lui offrir le bras, et se retourna vers la voiture. Mais, en ce moment, une double detonation se fit entendre; Edouard venait de faire feu de ses deux mains sur le compagnon de Jehu, qui disparut dans un nuage de fumee. Madame de Montrevel jeta un cri et s'evanouit. Plusieurs cris, expressions de sentiments divers, repondirent au cri maternel. Dans l'interieur, ce fut un cri d'angoisse; on etait bien convenu de n'opposer aucune resistance, et voila que quelqu'un resistait. Chez les trois autres jeunes gens, ce fut un cri de surprise; c'etait la premiere fois qu'arrivait pareille chose. Ils se precipiterent vers leur camarade, qu'ils croyaient pulverise. Ils le trouverent debout, sain et sauf, et riant aux eclats, tandis que le conducteur, les mains jointes, s'ecriait: -- Monsieur, je vous jure qu'il n'y avait pas de balles; monsieur, je vous proteste qu'ils etaient charges a poudre seulement. -- Pardieu! fit le jeune homme, je le vois bien qu'ils etaient charges a poudre seulement: mais la bonne intention y etait... n'est-ce pas, mon petit Edouard? Puis, se retournant vers ses compagnons: -- Avouez, messieurs, dit-il, que voila un charmant enfant, qui est bien le fils de son pere, et le frere de son frere; bravo, Edouard, tu seras un homme un jour! Et, prenant l'enfant dans ses deux bras, il le baisa malgre lui sur les deux joues. Edouard se debattait comme un demon, trouvant sans doute qu'il etait humiliant d'etre embrasse par un homme sur lequel il venait de tirer deux coups de pistolet. Pendant ce temps, un des trois autres compagnons avait emporte la mere d'Edouard a quelques pas de la diligence, et l'avait couchee sur un manteau au bord d'un fosse. Celui qui venait d'embrasser Edouard avec tant d'affection et de persistance la chercha un instant des yeux, et l'apercevant: -- Avec tout cela, dit-il, madame de Montrevel ne revient pas a elle; nous ne pouvons abandonner une femme dans cet etat, messieurs; conducteur, chargez-vous de M. Edouard. Il remit l'enfant entre ses bras, et s'adressant a l'un de ses compagnons: -- Voyons, toi, l'homme aux precautions, dit-il, est-ce que tu n'as pas sur toi quelque flacon de sels ou quelque bouteille d'eau de melisse? -- Tiens, repondit celui auquel il s'adressait. Et il tira de sa poche un flacon de vinaigre anglais. -- La! maintenant, dit le jeune homme, qui paraissait le chef de la bande, termine sans moi avec maitre Jerome; moi, je me charge de porter secours a madame de Montrevel. Il etait temps, en effet; l'evanouissement de madame de Montrevel prenait peu a peu le caractere d'une attaque de nerfs: des mouvements saccades agitaient tout son corps, et des cris sourds s'echappaient de sa poitrine. Le jeune homme s'inclina vers elle et lui fit respirer les sels. Madame de Montrevel rouvrit des yeux effares, et tout en appelant: "Edouard! Edouard!" d'un geste involontaire, elle fit tomber le masque de celui qui lui portait secours. Le visage du jeune homme se trouva a decouvert. Le jeune homme, courtois et rieur -- nos lecteurs l'ont deja reconnu --, c'etait Morgan. Madame de Montrevel demeura stupefaite a l'aspect de ces beaux yeux bleus, de ce front eleve, de ces levres gracieuses, de ces dents blanches entrouvertes par un sourire. Elle comprit qu'elle ne courait aucun danger aux mains d'un pareil homme et que rien de mal n'avait pu arriver a Edouard. Et, traitant Morgan non pas comme le bandit qui est la cause de l'evanouissement, mais comme l'homme du monde qui porte secours a une femme evanouie: -- Oh! monsieur, dit-elle, que vous etes bon! Et il y avait, dans ces paroles et dans l'intonation avec laquelle elles avaient ete prononcees, tout un monde de remerciements, non seulement pour elle, mais pour son enfant. Avec une coquetterie etrange et qui etait tout entiere dans son caractere chevaleresque, Morgan, au lieu de ramasser vivement son masque et de le ramener assez rapidement sur son visage pour que madame de Montrevel n'en gardat qu'un souvenir passager et confus, Morgan repondit par une salutation au compliment, laissa a sa physionomie tout le temps de produire son effet, et, passant le flacon de d'Assas aux mains de madame de Montrevel, renoua seulement alors les cordons de son masque. Madame de Montrevel comprit cette delicatesse du jeune homme. -- Oh! monsieur, dit-elle, soyez tranquille, en quelque lieu et dans quelque situation que je vous retrouve, vous m'etes inconnu. -- Alors, madame, dit Morgan, c'est a moi de vous remercier et de vous dire, a mon tour, que vous etes bonne! -- Allons, messieurs les voyageurs, en voiture! dit le conducteur avec son intonation habituelle et comme si rien d'extraordinaire ne s'etait passe. -- Etes-vous tout a fait remise, madame, et avez-vous besoin encore de quelques instants? demanda Morgan; la diligence attendrait. -- Non, messieurs, c'est inutile; je vous en rends graces et me sens parfaitement bien. Morgan presenta son bras a madame de Montrevel, qui s'y appuya pour traverser tout le revers du chemin et pour remonter dans la diligence. Le conducteur y avait deja introduit le petit Edouard. Lorsque madame de Montrevel eut repris sa place, Morgan, qui avait deja fait la paix avec la mere, voulut la faire avec le fils. -- Sans rancune, mon jeune heros, dit-il en lui tendant la main. Mais l'enfant reculait. _--_ Je ne donne pas la main a un voleur de grande route, dit-il. Madame de Montrevel fit un mouvement d'effroi. -- Vous avez un charmant enfant, madame, dit Morgan; seulement, il a des prejuges. Et, saluant avec la plus grande courtoisie: -- Bon voyage, madame! ajouta t-il en fermant, la portiere. -- En route! cria le conducteur. La voiture s'ebranla. -- Oh! pardon, monsieur, s'ecria madame de Montrevel, votre flacon! votre flacon! -- Gardez-le, madame, dit Morgan, quoique j'espere que vous soyez assez bien remise pour n'en avoir plus besoin. Mais l'enfant, l'arrachant des mains de sa mere: -- Maman ne recoit pas de cadeau d'un voleur, dit-il. Et il jeta le flacon par la portiere. -- Diable! murmura Morgan avec le premier soupir que ses compagnons lui eussent entendu pousser, je crois que je fais bien de ne pas demander ma pauvre Amelie en mariage. Puis, a ses camarade: -- Allons! messieurs, dit-il, est-ce fini? -- Oui! repondirent ceux-ci d'une seule voix. -- Alors, a cheval et en route! N'oublions pas que nous devons etre ce soir a neuf heures a l'opera. Et, sautant en selle, il s'elanca le premier par-dessus le fosse, gagna le bord de la riviere, et, sans hesiter, s'engagea dans le gue indique sur la carte de Cassini par le faux courrier. Arrive sur l'autre bord et tandis que les jeunes gens se ralliaient: -- Dis donc, demanda d'Assas a Morgan, est-ce que ton masque n'est pas tombe? -- Oui; mais madame de Montrevel seule a vu mon visage. -- Hum! fit d'Assas, mieux vaudrait que personne ne l'eut vu. Et tous quatre, mettant leurs chevaux au galop, disparurent a travers champs du cote de Chaource. XXX -- LE RAPPORT DU CITOYEN FOUCHE En arrivant le lendemain, vers onze heures du matin, a l'hotel des Ambassadeurs, madame de Montrevel fut tout etonnee de trouver, au lieu de Roland, un etranger qui l'attendait. Cet etranger s'approcha d'elle. -- Vous etes la veuve du general de Montrevel, madame? lui demanda-t-il -- Oui, monsieur, repondit madame de Montrevel assez etonnee. -- Et vous cherchez votre fils? -- En effet, et je ne comprends pas, apres la lettre qu'il m'a ecrite... -- L'homme propose et le premier consul dispose, repondit en riant l'etranger; le premier consul a dispose de votre fils pour quelques jours et m'a envoye pour vous recevoir a sa place. Madame de Montrevel s'inclina. -- Et j'ai l'honneur de parler...? demanda-t-elle. -- Au citoyen Fauvelet de Bourrienne, son premier secretaire, repondit l'etranger. -- Vous remercierez pour moi le premier consul, repliqua madame de Montrevel, et vous aurez la bonte de lui exprimer, je l'espere, le profond regret que j'eprouve de ne pouvoir le remercier moi-meme. -- Mais rien ne vous sera plus facile, madame. -- Comment cela? -- Le premier consul m'a ordonne de vous conduire au Luxembourg. -- Moi? -- Vous et monsieur votre fils. -- Oh! je vais voir le general Bonaparte, je vais voir le general Bonaparte, s'ecria l'enfant, quel bonheur! Et il sauta de joie en battant des mains. -- Eh bien, eh bien, Edouard! fit Madame de Montrevel. Puis, se retournant vers Bourrienne: -- Excusez-le, monsieur, dit-elle, c'est un sauvage des montagnes du Jura. Bourrienne tendit la main a l'enfant. -- Je suis un ami de votre frere, lui dit-il; voulez-vous m'embrasser? -- Oh! bien volontiers, monsieur, repondit Edouard, vous n'etes pas un voleur, vous. -- Mais non, je l'espere, repartit en riant le secretaire. -- Encore une fois, excusez-le, monsieur, mais nous avons ete arretes en route. -- Comment, arretes? -- Oui. -- Par des voleurs? --Pas precisement. -- Monsieur, demanda Edouard, est-ce que les gens qui prennent l'argent des autres ne sont pas des voleurs? -- En general, mon cher enfant, on les nomme ainsi. -- La! tu vois, maman. --Voyons, Edouard, tais-toi, je t'en prie. Bourrienne jeta un regard sur madame de Montrevel et vit clairement, a l'expression de son visage, que le sujet de la conversation lui etait desagreable; il n'insista point. -- Madame, dit-il, oserai-je vous rappeler que j'ai recu l'ordre de vous conduire au Luxembourg, comme j'ai deja eu l'honneur de vous le dire, et d'ajouter que madame Bonaparte vous y attend! -- Monsieur, le temps de changer de robe et d'habiller Edouard. -- Et ce temps-la, madame, combien durera-t-il? -- Est-ce trop de vous demander une demi-heure? -- Oh! non, et, si une demi-heure vous suffisait, je trouverais la demande fort raisonnable. -- Soyez tranquille, monsieur, elle me suffira. -- Eh bien, madame, dit le secretaire en s'inclinant, je fais une course, et, dans une demi-heure, je viens me mettre a vos ordres. -- Je vous remercie, monsieur. -- Ne m'en veuillez pas si je suis ponctuel. -- Je ne vous ferai pas attendre. Bourrienne partit. Madame de Montrevel habilla d'abord Edouard puis s'habilla elle- meme, et, quand Bourrienne reparut, depuis cinq minutes elle etait prete. -- Prenez garde, madame, dit Bourrienne en riant, que je ne fasse part au premier consul de votre ponctualite. -- Et qu'aurais-je a craindre dans ce cas? -- Qu'il ne vous retint pres de lui pour donner des lecons d'exactitude a madame Bonaparte. -- Oh! fit madame de Montrevel, il faut bien passer quelque chose aux creoles. -- Mais vous etes creole aussi, madame, a ce que je crois. -- Madame Bonaparte, dit en riant madame de Montrevel, voit son mari tous les jours, tandis que, moi, je vais voir le premier consul pour la premiere fois. -- Partons! partons, mere! dit Edouard. Le secretaire s'effaca pour laisser passer madame de Montrevel. Un quart d'heure apres, on etait au Luxembourg. Bonaparte occupait, au petit Luxembourg, l'appartement du rez-de- chaussee a droite; Josephine avait sa chambre et son boudoir au premier etage; un couloir conduisait du cabinet du premier consul chez elle. Elle etait prevenue, car, en apercevant madame de Montrevel, elle lui ouvrit ses bras comme a une amie. Madame de Montrevel s'etait arretee respectueusement a la porte. -- Oh! venez donc! venez, madame dit Josephine; je ne vous connais pas d'aujourd'hui, mais du jour ou j'ai connu votre digne et excellent Roland. Savez-vous une chose qui me rassure quand Bonaparte me quitte? C'est que Roland le suit, et que, quand je sais Roland pres de lui, je crois qu'il ne peut plus lui arriver malheur... Eh bien, vous ne voulez pas m'embrasser? Madame de Montrevel etait confuse de tant de bonte. -- Nous sommes compatriotes, n'est-ce pas? continua-t-elle. Oh! je me rappelle parfaitement M. de la Clemenciere, qui avait un si beau jardin et des fruits si magnifiques! Je me rappelle avoir entrevu une belle jeune fille qui en paraissait la reine. Vous vous etes mariee bien jeune, madame? -- A quatorze ans. -- Il faut cela pour que vous ayez un fils de l'age de Roland; mais asseyez-vous donc! Elle donna l'exemple en faisant signe a madame de Montrevel de s'asseoir a ses cotes. -- Et ce charmant enfant, continua-t-elle en montrant Edouard, c'est aussi votre fils?... Elle poussa un soupir. -- Dieu a ete prodigue envers vous, madame, reprit-elle, et puisqu'il fait tout ce que vous pouvez desirer, vous devriez bien le prier de m'en envoyer un. Elle appuya envieusement ses levres, sur le front d'Edouard. -- Mon mari sera bien heureux de vous voir, madame. Il aime tant votre fils! Aussi ne serait-ce pas chez moi que l'on vous eut conduite d'abord, s'il n'etait pas avec le ministre de la police... Au reste, ajouta-t-elle en riant, vous arrivez dans un assez mauvais moment; il est furieux! -- Oh! s'ecria madame de Montrevel presque effrayee, s'il en etait ainsi, j'aimerais mieux attendre. -- Non pas! non pas! au contraire, votre vue le calmera; je ne sais ce qui est arrive: on arrete, a ce qu'il parait, les diligences comme dans la foret Noire, au grand jour, en pleine route. Fouche n'a qu'a bien se tenir, si la chose se renouvelle. Madame de Montrevel allait repondre; mais, en ce moment, la porte s'ouvrit, et un huissier paraissant: -- Le premier consul attend madame de Montrevel, dit-il. -- Allez, allez, dit Josephine; le temps est si precieux pour Bonaparte, qu'il est presque aussi impatient que Louis XIV, qui n'avait rien a faire. Il n'aime pas a attendre. Madame de Montrevel se leva vivement et voulut emmener son fils. -- Non, dit Josephine, laissez-moi ce bel enfant-la; nous vous gardons a diner: Bonaparte le verra a six heures; d'ailleurs, s'il a envie de le voir, il le fera demander; pour l'instant, je suis sa seconde maman. Voyons, qu'allons-nous faire pour vous amuser? -- Le premier consul doit avoir de bien belles armes, madame? dit l'enfant. -- Oui, tres belles. Eh bien, on va vous montrer les armes du premier consul. Josephine sortit par une porte, emmenant l'enfant, et madame de Montrevel par l'autre, suivant l'huissier. Sur le chemin, la comtesse rencontra un homme blond, au visage pale et a l'oeil terne, qui la regarda avec une inquietude qui semblait lui etre habituelle. Elle se rangea vivement pour le laisser passer. L'huissier vit le mouvement. -- C'est le prefet de police, lui dit-il tout bas. Madame de Montrevel le regarda s'eloigner avec une certaine curiosite; Fouche, a cette epoque, etait deja fatalement celebre. En ce moment, la porte du cabinet de Bonaparte s'ouvrit, et l'on vit se dessiner sa tete dans l'entrebaillement. Il apercut madame de Montrevel. -- Madame de Montrevel, dit-il, venez, venez! Madame de Montrevel pressa le pas et entra dans le cabinet. -- Venez, dit Bonaparte en refermant la porte sur lui-meme. Je vous ai fait attendre, c'est bien contre mon desir; j'etais en train de laver la tete a Fouche. Vous savez que je suis tres content de Roland, et que je compte en faire un general au premier jour. A quelle heure etes-vous arrivee? -- A l'instant meme, general. -- D'ou venez-vous? Roland me l'a dit, mais je l'ai oublie. -- De Bourg. -- Par quelle route? -- Par la route de Champagne! -- Alors vous etiez a Chatillon quand...? -- Hier matin, a neuf heures. -- En ce cas, vous avez du entendre parler de l'arrestation d'une diligence? -- General... -- Oui, une diligence a ete arretee a dix heures du matin, entre Chatillon et Bar-sur-Seine. -- General, c'etait la notre. -- Comment, la votre? -- Oui. -- Vous etiez dans la diligence qui a ete arretee? -- J'y etais. -- Ah! je vais donc avoir des details precis! Excusez-moi, vous comprenez mon desir d'etre renseigne, n'est-ce pas? Dans un pays civilise, qui a le general Bonaparte pour premier magistrat, on n'arrete pas impunement une diligence sur une grande route, en plein jour, ou alors... -- General, je ne puis rien vous dire, sinon que ceux qui ont arrete la diligence etaient a cheval et masques. -- Combien etaient-ils? -- Quatre. -- Combien y avait-il d'hommes dans la diligence? -- Quatre, y compris le conducteur. -- Et l'on ne s'est pas defendu? -- Non, general. -- Le rapport de la police porte cependant que deux coups de pistolet ont ete tires. -- Oui, general; mais ces deux coups de pistolet... -- Eh bien? -- Ont ete tires par mon fils. -- Votre fils! mais votre fils est en Vendee. -- Roland, oui; mais Edouard etait avec moi. -- Edouard! qu'est-ce qu'Edouard? -- Le frere de Roland. -- Il m'en a parle; mais c'est un enfant! -- Il n'a pas encore douze ans, general. -- Et c'est lui qui a tire les deux coups de pistolet? -- Oui, general. -- Pourquoi ne me l'avez-vous pas amene? -- Il est avec moi. -- Ou cela? -- Je l'ai laisse chez madame Bonaparte. Bonaparte sonna, un huissier parut. -- Dites a Josephine de venir avec l'enfant. Puis, se promenant dans son cabinet: -- Quatre hommes, murmura-t-il; et c'est un enfant qui leur donne l'exemple du courage! Et pas un de ces bandits n'a ete blesse? -- Il n'y avait pas de balles dans les pistolets. -- Comment, il n'y avait pas de balles? -- Non: c'etaient ceux du conducteur, et le conducteur avait eu la precaution de ne les charger qu'a poudre. -- C'est bien, on saura son nom. En ce moment, la porte s'ouvrit, et madame Bonaparte parut, tenant l'enfant par la main. -- Viens ici, dit Bonaparte a l'enfant. Edouard s'approcha sans hesitation et fit le salut militaire. -- C'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs? -- Vois-tu, maman, que ce sont des voleurs? interrompit l'enfant. -- Certainement que ce sont des voleurs; je voudrais bien qu'on me dit le contraire! Enfin, c'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs, quand les hommes ont peur? -- Oui, c'est moi, general; mais, par malheur, ce poltron de conducteur n'avait charge ses pistolets qu'a poudre; sans cela, je tuais leur chef. -- Tu n'as donc pas eu peur, toi? -- Moi? non, dit l'enfant; je n'ai jamais peur. -- Vous devriez vous appeler Cornelie, madame, fit Bonaparte en se retournant vers madame de Montrevel, appuyee au bras de Josephine. Puis, a l'enfant: -- C'est bien, dit-il en l'embrassant, on aura soin de toi; que veux-tu etre? -- Soldat d'abord. -- Comment, d'abord? -- Oui; et puis plus tard colonel comme mon frere et general comme mon pere. -- Ce ne sera pas de ma faute, si tu ne l'es pas, dit le premier consul. -- Ni la mienne, repliqua l'enfant. --Edouard! fit madame de Montrevel craintive. -- N'allez-vous pas le gronder pour avoir bien repondu? Il prit l'enfant, l'amena a la hauteur de son visage et l'embrassa. -- Vous dinez avec nous, dit-il, et, ce soir, Bourrienne, qui a ete vous chercher a l'hotel, vous installera rue de la Victoire; vous resterez la jusqu'au retour de Roland, qui vous cherchera un logement a sa guise. Edouard entrera au Prytanee, et je marie votre fille. -- General! -- C'est convenu avec Roland. Puis, se tournant vers Josephine: -- Emmene madame de Montrevel, et tache qu'elle ne s'ennuie pas trop. Madame de Montrevel, si _votre amie -- _Bonaparte appuya sur ce mot -- veut entrer chez une marchande de modes, empechez-la; elle ne doit pas manquer de chapeaux: elle en a achete trente-huit le mois dernier. Et, donnant un petit soufflet d'amitie a Edouard, il congedia les deux femmes du geste. XXXI -- LE FILS DU MEUNIER DE LEGUERNO Nous avons dit qu'au moment meme ou Morgan et ses trois compagnons arretaient la diligence de Geneve, entre Bar-sur-Seine et Chatillon, Roland entrait a Nantes. Si nous voulons savoir le resultat de sa mission, nous devons, non pas le suivre pas a pas, au milieu des tatonnements dont l'abbe Bernier enveloppait ses desirs ambitieux, mais le prendre au bourg de Muzillac, situe entre Ambon et le Guernic, a deux lieues au- dessus du petit golfe dans lequel se jette la Vilaine. La, nous sommes en plein Morbihan, c'est-a-dire a l'endroit ou la Chouannerie a pris naissance; c'est pres de Laval, sur la closerie des Poiriers, que sont nes de Pierre Cottereau et de Jeanne Moyne, les quatre freres Chouans. Un de leurs aieux, bucheron misanthrope, paysan morose, se tenait eloigne des autres paysans comme le chat-huant se tient eloigne des autres oiseaux: de la, par corruption, le nom de _Chouan._ Ce nom devint celui de tout un parti; sur la rive droite de la Loire, on disait les _Chouans _pour dire les Bretons, comme, sur la rive gauche, on disait les _brigands_ pour dire les Vendeens. Ce n'est pas a nous de raconter la mort, la destruction de cette heroique famille, de suivre sur l'echafaud les deux soeurs et un frere, sur les champs de bataille, ou ils se couchent blesses ou morts, Jean et Rene, martyrs de leur foi. Depuis les executions de Perrine, de Rene et de Pierre, depuis la mort de Jean, bien des annees se sont ecoulees, et le supplice des soeurs et les exploits des freres sont passes a l'etat de legende. C'est a leurs successeurs que nous avons affaire. Il est vrai que ces gars sont fideles aux traditions: tels on les a vus combattre aux cotes de la Rouerie, de Bois-Hardy et de Bernard de Villeneuve, tels ils combattent aux cotes de Bourmont, de Frotte et de Georges Cadoudal; c'est toujours le meme courage et le meme devouement; ce sont toujours les soldats chretiens et les royalistes exaltes; leur aspect est toujours le meme, rude et sauvage; leurs armes sont toujours les memes, le fusil ou le simple baton que, dans le pays, on appelle une _ferte_; c'est toujours le meme costume, c'est-a-dire le bonnet de laine brune ou le chapeau a larges bords, ayant peine a couvrir les longs cheveux plats qui coulent en desordre sur leurs epaules; ce sont encore les vieux _Aulerci Cenomani, _comme au temps de Cesar, _promisso capilto; _ce sont encore les Bretons aux larges braies, dont Martial a dit: "_Tam taxa est_... "_Quam veteres braccae Britonis pauperis_." Pour se proteger contre la pluie et le froid, ils portent la casaque de peau de chevre garnie de longs poils; et, pour signe de ralliement, sur la poitrine ceux-ci un scapulaire et un chapelet, ceux-la un tueur, le tueur de Jesus, marque distincte d'une confrerie qui s'astreignait chaque jour a une priere commune. Tels sont les hommes qui, a l'heure ou nous traversons la limite qui separe la Loire-Inferieure du Morbihan, sont eparpilles de la Roche-Bernard a Vannes, et de Quertemberg a Billers, enveloppant, par consequent, le bourg de Muzillac. Seulement, il faut l'oeil de l'aigle qui plane du haut des airs, ou du chat-huant qui voit dans les tenebres, pour les distinguer au milieu des genets, des bruyeres et des buissons ou ils sont tapis. Passons au milieu de ce reseau de sentinelles invisibles, et, apres avoir traverse a gue deux ruisseaux affluents du fleuve sans nom qui vient se jeter a la mer pres de Billiers, entre Arzal et Damgan, entrons hardiment dans le village de Muzillac. Tout y est sombre et calme; une seule lumiere brille a travers les fentes des volets d'une maison ou plutot d'une chaumiere que rien, d'ailleurs, ne distingue des autres. C'est la quatrieme a droite, en entrant. Approchons notre oeil d'une des fenetres de ce volet, et regardons. Nous voyons un homme vetu du costume des riches paysans du Morbihan; seulement, un galon d'or, large d'un doigt, borde le collet et les boutonnieres de son habit et les extremites de son chapeau. Le reste de son costume se complete d'un pantalon de peau et de bottes a retroussis. Sur une chaise son sabre est jete. Une paire de pistolets est a la portee de sa main. Dans la cheminee, les canons de deux ou trois carabines refletent un feu ardent. Il est assis devant une table; une lampe eclaire des papiers qu'il lit avec la plus grande attention, et eclaire en meme temps son visage. Ce visage est celui d'un homme de trente ans; quand les soucis d'une guerre de partisans ne l'assombrissent pas, on voit que son expression doit etre franche et joyeuse: de beaux cheveux blonds l'encadrent, de grands yeux bleus l'animent; la tete a cette forme particuliere aux tetes bretonnes, et qu'ils doivent, si l'on en croit le systeme de Gall, au developpement exagere des organes de l'entetement. Aussi, cet homme a-t-il deux noms: Son nom familier, le nom sous lequel le designent ses soldats: la _tete ronde_. Puis son nom veritable, celui qu'il a recu de ses dignes et braves parents, Georges Cadudal, ou plutot Georges Cadoudal, la tradition ayant change l'orthographe de ce nom devenu historique. Georges etait le fils d'un cultivateur de la paroisse de Kerleano, dans la paroisse de Brech. La legende veut que ce cultivateur ait ete en meme temps meunier. Il venait, au college de Vannes -- dont Brech n'est distant que de quelques lieues --, de recevoir une bonne et solide education, lorsque les premiers appels de l'insurrection royaliste eclaterent dans la Vendee: Cadoudal les entendit, reunit quelques-uns de ses compagnons de chasse et de plaisir, traversa la Loire a leur tete, et vint offrir ses services a Stofflet; mais Stofflet exigea de le voir a l'oeuvre avant de l'attacher a lui: c'est ce que demandait Georges. On n'attendait pas longtemps ces sortes d'occasions dans l'armee vendeenne; des le lendemain, il y eut combat; Georges se mit a la besogne, et s'y acharna si bien, qu'en le voyant charger les bleus, l'ancien garde-chasse de M. de Maulevrier ne put s'empecher de dire tout haut a Bonchamp, qui etait pres de lui: -- Si un boulet de canon n'emporte pas cette _grosse tete ronde, _elle ira loin, je vous le predis. Le nom en resta a Cadoudal. C'etait ainsi que, cinq siecles auparavant, les sires de Malestroit, de Penhoet, de Beaumanoir et de Rochefort designaient le grand connetable dont les femmes de la Bretagne filerent la rancon. "Voila la grosse tete ronde, disaient-ils: nous allons echanger de bons coups d'epee avec les Anglais." Par malheur, ce n'etait plus Bretons contre Anglais que l'on echangeait les coups d'epee; a cette heure: c'etait Francais contre Francais. Georges resta en Vendee jusqu'a la deroute de Savenay. L'armee vendeenne tout entiere demeura sur le champ de bataille, ou s'evanouit comme une fumee. Georges avait, pendant pres de trois ans, fait des prodiges de courage, d'adresse et de force; il repassa la Loire et rentra dans le Morbihan avec un seul de ceux qui l'avaient suivi. Celui-la sera a son tour aide de camp, ou plutot son compagnon de guerre; il ne le quittera plus, et, en echange de la rude campagne qu'ils ont faite ensemble, il changera son nom de Lemercier contre celui de Tiffauges. Nous l'avons vu, au bal des victimes, charge d'une mission pour Morgan. Rentre sur sa terre natale, c'est pour son compte que Cadoudal y fomente des lors l'insurrection; les boulets ont respecte la grosse tete ronde, et la grosse tete ronde, justifiant la prophetie de Stofflet, succedant aux La Rochejacquelein, aux d'Elbee, aux Bonchamp, aux Lescure, a Stofflet lui-meme, est devenu leur rival en gloire et leur superieur en puissance; car il en etait arrive -- chose qui donnera la mesure de sa force -- a lutter a peu pres seul contre le gouvernement de Bonaparte, nomme premier consul depuis trois mois. Les deux chefs restes fideles, avec lui, a la dynastie bourbonienne etaient Frotte et Bourmont. A l'heure ou nous sommes arrives, c'est-a-dire au 26 janvier 1800, Cadoudal commande a trois ou quatre mille hommes avec lesquels il s'apprete a bloquer dans Vannes le general Hatry. Tout le temps qu'il a attendu la reponse du premier consul a la lettre de Louis XVIII, il a suspendu les hostilites; mais, depuis deux jours, Tiffauges est arrive et la lui a remise. Elle est deja expediee pour l'Angleterre, d'ou elle passera a Mittau; et, puisque le premier consul ne veut point la paix aux conditions dictees par Louis XVIII, Cadoudal, general en chef de Louis XVIII, dans l'Ouest, continuera la guerre contre Bonaparte, dut-il la faire seul avec son ami Tiffauges, en ce moment, au reste, a Pouance, ou se tiennent les conferences entre Chatillon, d'Autichamp, l'abbe Bernier et le general Hedouville. Il reflechit, a cette heure, ce dernier survivant des grands lutteurs de la guerre civile, et les nouvelles qu'il vient d'apprendre sont, en effet, matiere a reflexion. Le general Brune, le vainqueur d'Alkmaar et de Castricum, le sauveur de la Hollande, vient d'etre nomme general en chef des armees republicaines de l'Ouest, et, depuis trois jours, est arrive a Nantes; il doit, a tout prix, ecraser Cadoudal et ses Chouans. A tout prix, il faut que les Chouans et Cadoudal prouvent au nouveau general en chef que l'on n'a pas peur et qu'il n'a rien a attendre de l'intimidation. Dans ce moment, le galop d'un cheval retentit; sans doute, le cavalier a le mot d'ordre, car il passe sans difficulte au milieu des patrouilles echelonnees sur la route de la Roche-Bernard, et, sans difficulte, il est entre dans le bourg de Muzillac. Il s'arrete devant la porte de la chaumiere ou est Georges. Celui- ci leve la tete, ecoute, et, a tout hasard, met la main sur ses pistolets, quoiqu'il soit probable qu'il va avoir affaire a un ami. Le cavalier met pied a terre, s'engage dans l'allee, et ouvre la porte de la chambre ou se trouve Georges. -- Ah! c'est toi, Coeur-de-Roi! dit Cadoudal; d'ou viens-tu? -- De Pouance, general! -- Quelles nouvelles? -- Une lettre de Tiffauges. -- Donne. Georges prit vivement la lettre des mains de Coeur-de-Roi, et la lut. -- Ah! fit-il. Et il la relut une seconde fois. -- As-tu vu celui dont il m'annonce l'arrivee? demanda Cadoudal. -- Oui, general, repondit le courrier. -- Quel homme est-ce? -- Un beau jeune homme de vingt-six a vingt-sept ans. -- Son air? -- Determine! -- C'est bien cela; quand arrive-t-il? -- Probablement cette nuit. -- L'as-tu recommande tout le long de la route? -- Oui; il passera librement. -- Recommande-le de nouveau; il ne doit rien lui arriver de mal: il est sauvegarde par Morgan. -- C'est convenu, general. -- As-tu autre chose a me dire? -- L'avant-garde des republicains est a la Roche-Bernard. -- Combien d'hommes? -- Un millier d'hommes a peu pres; ils ont avec eux une guillotine et le commissaire du pouvoir executif Milliere. -- Tu en es sur? -- Je les ai rencontres en route; le commissaire etait a cheval pres du colonel, je l'ai parfaitement reconnu. Il a fait executer mon frere, et j'ai jure qu'il ne mourrait que de ma main. -- Et tu risqueras ta vie pour tenir ton serment? -- A la premiere occasion. -- Peut-etre ne se fera-t-elle point attendre. En ce moment, le galop d'un cheval retentit dans la rue. -- Ah! dit Coeur-de-Roi, voila probablement celui que vous attendez. -- Non, dit Georges; le cavalier qui nous arrive vient du cote de Vannes. En effet, le bruit etant devenu plus distinct, on put reconnaitre que Cadoudal avait raison. Comme le premier, le second cavalier s'arreta devant la porte; comme le premier, il mit pied a terre; comme le premier il entra. Le chef royaliste le reconnut tout de suite, malgre le large manteau dont il etait enveloppe. -- C'est toi, Benedicite, dit-il. -- Oui, mon general. -- D'ou viens-tu? -- De Vapues, ou vous m'aviez envoye pour surveiller les bleus. -- Eh bien que font-ils les bleus? -- Ils craignent de mourir de faim, si vous bloquez la ville, et, pour se procurer des vivres, le general Harty a le projet d'enlever cette nuit les magasins de Grandchamp; le general commandera en personne l'expedition, et pour qu'elle se fasse plus lestement, la colonne sera de cent hommes seulement. -- Es-tu fatigue, Benedicite? -- Jamais, general. -- Et ton cheval? -- Il est venu bien vite, mais il peut faire encore quatre ou cinq lieues du meme train sans crever. -- Donne-lui deux heures de repos, double ration d'avoine, et qu'il en fasse dix. -- A ces conditions, il les fera. -- Dans deux heures, tu partiras; tu seras a Grandchamp au point du jour; tu donneras en mon nom l'ordre d'evacuer le village: je me charge du general Hatry et de sa colonne. Est-ce tout ce que tu as a me dire? -- Non, j'ai a vous apprendre une nouvelle. -- Laquelle? -- C'est que Vannes a un nouvel eveque. -- Ah! l'on nous rend donc nos eveques? -- Il parait; mais, s'ils sont tous comme celui-la, ils peuvent bien les garder. -- Et quel est celui-la? -- Audrein! -- Le regicide? -- Audrein le renegat. -- Et quand arrive-t-il? -- Cette nuit ou demain. -- Je n'irai pas au-devant de lui, mais qu'il ne tombe pas entre les mains de mes hommes! Benedicite et Coeur-de-Roi firent entendre un eclat de rire qui completait la pensee de Georges. -- Chut! fit Cadoudal. Les trois hommes ecouterent. -- Cette fois, c'est probablement lui, dit Georges. On entendait le galop d'un cheval venant du cote de la Roche- Bernard. -- C'est lui, bien certainement, repeta Coeur-de-Roi. -- Alors, mes amis, laissez-moi seul... Toi, Benedicite, a Grandchamp le plus tot possible; toi, Coeur-de-Roi, dans la cour avec une trentaine d'hommes: je puis avoir des messagers a expedier sur differentes routes. A propos, arrange-toi pour que l'on m'apporte ce que l'on aura de mieux a souper dans le village. -- Pour combien de personnes, general? -- Oh! pour deux personnes. -- Vous sortez? -- Non, je vais au-devant de celui qui arrive. Deux ou trois gars avaient deja fait passer dans la cour les chevaux des deux messagers. Les messagers s'esquiverent a leur tour. Georges arrivait a la porte de la rue, juste au moment ou un cavalier, arretant son cheval et regardant de tous cotes, paraissait hesiter. -- C'est ici, monsieur, dit Georges. -- Qui est ici? demanda le cavalier. -- Celui que vous cherchez. -- Comment savez-vous quel est celui que je cherche? -- Je presume que c'est Georges Cadoudal, autrement dit la grosse tete ronde. -- Justement. -- Soyez le bienvenu alors, monsieur Roland de Montrevel, car je suis celui que vous cherchez. -- Ah! ah! fit le jeune homme etonne. Et, mettant pied a terre, il sembla chercher des yeux quelqu'un a qui confier sa monture. -- Jetez la bride sur le cou de votre cheval, et ne vous inquietez point de lui; vous le retrouverez quand vous en aurez besoin: rien ne se perd en Bretagne, vous etes sur la terre de la loyaute. Le jeune homme ne fit aucune observation, jeta la bride sur le cou de son cheval, comme il en avait recu l'invitation, et suivit Cadoudal, qui marcha devant lui. -- C'est pour vous montrer le chemin, colonel, dit le chef des Chouans. Et tous deux entrerent dans la chaumiere dont une main invisible venait de ranimer le feu. XXXII -- BLANC ET BLEU Roland entra, comme nous l'avons dit, derriere Georges, et, en entrant, jeta autour de lui un regard d'insouciante curiosite. Ce regard lui suffit pour voir qu'ils etaient parfaitement seuls. -- C'est ici votre quartier general? demanda Roland avec un sourire et en approchant de la flamme le dessous de ses bottes. -- Oui, colonel. -- Il est singulierement garde. Georges sourit a son tour. -- Vous me demandez cela, dit-il, parce que, de la Roche-Bernard a ici, vous avez trouve la route libre? -- C'est-a-dire que je n'ai point rencontre une ame. -- Cela ne prouve aucunement que la route n'etait point gardee. -- A moins qu'elle ne l'ait ete par les chouettes et les chats- huants qui semblaient voler d'arbre en arbre pour m'accompagner, general... en ce cas-la, je retire ma proposition. -- Justement, repondit Cadoudal, ce sont ces chats-huants et ces chouettes qui sont mes sentinelles, sentinelles qui ont de bons yeux, puisque ces yeux ont sur ceux des hommes l'avantage d'y voir la nuit. -- Il n'en est pas moins vrai que, par bonheur, je m'etais fait renseigner a la Roche-Bernard; sans quoi, je n'eusse pas trouve un chat pour me dire ou je pourrais vous rencontrer. -- A quelque endroit de la route que vous eussiez demande a haute voix: "Ou trouverai-je Georges Cadoudal?" une voix vous eut repondu: "Au bourg de Muzillac, la quatrieme maison a droite." Vous n'avez vu personne, colonel; seulement, a l'heure qu'il est, il y a quinze cents hommes, a peu pres, qui savent que le colonel Roland, aide de camp du premier consul, est en conference avec le fils du meunier de Leguerno. -- Mais, s'ils savent que je suis colonel au service de la Republique et aide de camp du premier consul, comment m'ont-ils laisse passer? -- Parce qu'ils en avaient recu l'ordre. -- Vous saviez donc que je venais? -- Je savais non seulement que vous veniez, mais encore pourquoi vous veniez. Roland regarda fixement son interlocuteur. -- Alors, il est inutile que je vous le dise! et vous me repondriez quand meme je garderais le silence? -- Mais a peu pres. -- Ah! pardieu! je serais curieux d'avoir la preuve de cette superiorite de votre police sur la notre. -- Je m'offre de vous la donner, colonel. -- J'ecoute, et cela avec d'autant plus de satisfaction, que je serai tout entier a cet excellent feu, qui, lui aussi, semblait m'attendre. -- Vous ne croyez pas si bien dire, colonel, il n'y a pas jusqu'au feu qui ne fasse de son mieux pour vous souhaiter la bienvenue. -- Oui, mais, pas plus que vous, il ne me dit l'objet de ma mission. -- Votre mission, que vous me faites l'honneur d'etendre jusqu'a moi, colonel, etait primitivement pour l'abbe Bernier tout seul. Par malheur, l'abbe Bernier, dans la lettre qu'il a fait passer a son ami Martin Duboys, a un peu trop presume de ses forces; il offrait sa mediation au premier consul. -- Pardon, interrompit Roland, mais vous m'apprenez la une chose que j'ignorais: c'est que l'abbe Bernier eut ecrit au general Bonaparte. -- Je dis qu'il a ecrit a son ami Martin Duboys, ce qui est bien different... Mes gens ont intercepte sa lettre et me l'ont apportee: je l'ai fait copier, et j'ai envoye la lettre qui, j'en suis certain, est parvenue a bon port; votre visite au general Hedouville en fait foi. -- Vous savez que ce n'est plus le general qui commande a Nantes, mais le general Brune. -- Vous pouvez meme dire qui commande a la Roche-Bernard; car un millier de soldats republicains ont fait leur entree dans cette ville ce soir vers six heures, accompagnes de la guillotine et du citoyen commissaire general Thomas Milliere. Ayant l'instrument, il fallait le bourreau. -- Vous dites donc, general, que j'etais venu pour l'abbe Bernier? -- Oui: l'abbe Bernier avait offert sa mediation; mais il a oublie qu'aujourd'hui il y a deux Vendees, la Vendee de la rive gauche et la Vendee de la rive droite; que, si l'on peut traiter avec d'Autichamp, Chatillon et Suzannet a Pouance, reste a traiter avec Frotte, Bourmont et Cadoudal... mais ou cela? voila ce que personne ne peut dire... -- Que vous, general. -- Alors, avec la chevalerie qui fait le fond de votre caractere, vous vous etes charge de venir m'apporter le traite signe le 25. L'abbe Bernier, d'Autichamp, Chatillon et Suzannet vous ont signe un laissez-passer, et vous voila. -- Ma foi! general, je dois dire que vous etes parfaitement renseigne: le premier consul desire la paix de tout coeur; il sait qu'il a affaire en vous a un brave et loyal adversaire, et, ne pouvant vous voir, attendu que vous ne viendrez probablement point a Paris, il m'a depeche vers vous. -- C'est-a-dire vers l'abbe Bernier. -- General, peu vous importe, si je m'engage a faire ratifier par le premier consul ce que nous aurons arrete entre nous. Quelles sont vos conditions pour la paix? -- Oh! elles sont bien simples, colonel: que le premier consul rende le trone a Sa Majeste Louis XVIII; qu'il devienne son connetable, son lieutenant general, le chef de ses armees de terre et de mer, et je deviens, moi, son premier soldat. -- Le premier consul a deja repondu a cette demande. -- Et voila pourquoi je suis decide a repondre moi-meme a cette reponse. -- Quand? -- Cette nuit meme, si l'occasion s'en presente. -- De quelle facon? -- En reprenant les hostilites. -- Mais vous savez que Chatillon, d'Autichamp et Suzannet ont depose les armes? --Ils sont chefs des Vendeens, et, au nom des Vendeens, ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent; je suis chef des Chouans, et, au nom des Chouans, je ferai ce qui me conviendra. -- Alors, c'est une guerre d'extermination a laquelle vous condamnez ce malheureux pays, general? -- C'est un martyre auquel je convoque des chretiens et des royalistes. -- Le general Brune est a Nantes avec les huit mille prisonniers que les Anglais viennent de nous rendre, apres leurs defaites d'Alkmaar et de Castricum. -- C'est la derniere fois qu'ils auront eu cette chance; les bleus nous ont donne cette mauvaise habitude de ne point faire de prisonniers; quant au nombre de nos ennemis, nous ne nous en soucions pas, c'est une affaire de detail. -- Si le general Brune et ses huit mille prisonniers, joints aux vingt mille soldats qu'il reprend des mains du general Hedouville, ne suffisent point, le premier consul est decide a marcher contre vous en personne, et avec cent mille hommes. Cadoudal sourit. -- Nous tacherons, dit-il, de lui prouver que nous sommes dignes de le combattre. -- Il incendiera vos villes. -- Nous nous retirerons dans nos chaumieres. -- Il brulera vos chaumieres. -- Nous vivrons dans nos bois. -- Vous reflechirez, general. -- Faites-moi l'honneur de rester avec moi quarante-huit heures, colonel, et vous verrez que mes reflexions sont faites. -- J'ai bien envie d'accepter. -- Seulement, colonel, ne me demandez pas plus que je ne puis vous donner: le sommeil sous un toit de chaume ou dans un manteau, sous les branches d'un chene; un de mes chevaux pour me suivre, un sauf-conduit pour me quitter. -- J'accepte. -- Votre parole, colonel, de ne vous opposer en rien aux ordres que je donnerai, de ne faire echouer en rien les surprises que je tenterai. -- Je suis trop curieux de vous voir faire pour cela; vous avez ma parole, general. -- Quelque chose qui se passe sous vos yeux. -- Quelque chose qui se passe sous mes yeux; je renonce au role d'acteur pour m'enfermer dans celui de spectateur; je veux pouvoir dire au premier consul "J'ai vu." Cadoudal sourit. -- Eh bien, vous verrez, dit-il. En ce moment, la porte s'ouvrit, et deux paysans apporterent une table toute servie, ou fumaient une soupe aux choux et un morceau de lard; un enorme pot de cidre qui venait d'etre tire a la piece, debordait et moussait entre deux verres. Quelques galettes de sarrasin etaient destinees a faire le dessert de ce modeste repas. La table portait deux couverts. -- Vous le voyez, monsieur de Montrevel, dit Cadoudal, mes gars esperent que vous me ferez l'honneur de souper avec moi. -- Et, sur ma foi, ils n'ont pas tort; je vous le demanderais si vous ne m'invitiez pas, et je tacherais de vous en prendre de force ma part, si vous me la refusiez. -- Alors a table! Le jeune colonel s'assit gaiement. -- Pardon pour le repas que je vous offre, dit Cadoudal; je n'ai point comme vos generaux des indemnites de campagne, et ce sont mes soldats qui me nourrissent. Qu'as-tu a nous donner avec cela, Brise-Bleu? -- Une fricassee de poulet, general. -- Voila le menu de votre diner monsieur de Montrevel. -- C'est un festin! Maintenant, je n'ai qu'une crainte, general. -- Laquelle? -- Cela ira tres bien, tant que nous mangerons; mais quand il s'agira de boire?... -- Vous n'aimez pas le cidre? Ah! diable, vous m'embarrassez. Du cidre ou de l'eau, voila ma cave. -- Ce n'est point cela: a la sante de qui boirons-nous? -- N'est-ce que cela, monsieur? dit Cadoudal avec une supreme dignite. Nous boirons a la sante de notre mere commune, la France; nous la servons chacun avec un esprit different, mais, je l'espere, avec un meme coeur. A la France! monsieur, dit Cadoudal en remplissant les deux verres. -- A la France! general, repondit Roland en choquant son verre contre celui de Georges. Et toux deux se rassirent gaiement, et, la conscience en repos, attaquerent la soupe, avec des appetits dont le plus age n'avait pas trente ans. XXXIII -- LA PEINE DU TALION -- Maintenant, general, dit Roland lorsque le souper fut fini, et que les deux jeunes gens, les coudes sur la table, allonges devant un grand feu; commencerent d'eprouver ce bien-etre, suite ordinaire d'un repas dont l'appetit et la jeunesse ont ete l'assaisonnement; maintenant, vous m'avez promis de me faire voir des choses que je puisse reporter au premier consul. -- Et vous avez promis, vous, de ne pas vous y opposer? -- Oui; mais je me reserve, si ce que vous me ferez voir heurtait trop ma conscience, de me retirer. -- On n'aura que la selle a jeter sur le dos de votre cheval, colonel, ou, sur le dos du mien dans le cas ou le votre serait trop fatigue, et vous etes libre. -- Tres bien. -- Justement, dit Cadoudal, les evenements vous servent; je suis ici non seulement general, mais encore haut justicier, et il y a longtemps que j'ai une justice a faire. Vous m'avez dit, colonel, que le general Brune etait a Nantes: je le savais; vous m'avez dit que son avant-garde etait a quatre lieues d'ici, a la Roche- Bernard, je le savais encore; mais une chose que vous ne savez peut-etre pas, c'est que cette avant-garde n'est pas commandee par un soldat comme vous et moi: elle est commandee par le citoyen Milliere, commissaire du pouvoir executif. Une autre chose, que vous ignorez peut-etre, c'est que le citoyen Thomas Milliere ne se bat point comme nous, avec des canons, des fusils, des baionnettes, des pistolets et des sabres, mais avec un instrument invente par un de vos philanthropes republicains et qu'on appelle la guillotine. -- Il est impossible, monsieur, s'ecria Roland, que, sous le premier consul, on fasse cette sorte de guerre. -- Ah! entendons-nous bien, colonel; je ne vous dis pas que c'est le premier consul qui la fait, je vous dis qu'elle se fait en son nom. -- Et quel est le miserable qui abuse ainsi de l'autorite qui lui est confiee pour faire la guerre avec un etat-major de bourreaux? -- Je vous l'ai dit, il s'appelle le citoyen Thomas Milliere; informez-vous, colonel, et, dans toute la Vendee et dans toute la Bretagne, il n'y aura qu'une seule voix sur cet homme. Depuis le jour du premier soulevement vendeen et breton, c'est-a-dire depuis six ans, ce Milliere a ete toujours et partout un des agents les plus actifs de la Terreur; pour lui, la Terreur n'a point fini avec Robespierre. Denoncant aux autorites superieures ou se faisant denoncer a lui-meme les soldats bretons ou vendeens, leurs parents, leurs amis, leurs freres, leurs soeurs, leurs femmes, leurs filles, jusqu'aux blesses, jusqu'aux mourants, il ordonnait de tout fusiller, de tout guillotiner sans jugement. A Daumeray, par exemple, il a laisse une trace de sang, qui n'est point encore effacee, qui ne s'effacera jamais; plus de quatre-vingts habitants ont ete egorges sous ses yeux; des fils ont ete frappes dans les bras de leurs meres, qui jusqu'ici ont vainement, pour demander vengeance, leve leurs bras sanglants au ciel. Les pacifications successives de la Vendee ou de la Bretagne n'ont point calme cette soif de meurtre qui brule ses entrailles. En 1800, il est le meme qu'en 1793. Eh bien, cet homme... Roland regarda le general. -- Cet homme, continua Georges avec le plus grand calme, voyant que la societe ne le condamnait pas, je l'ai condamne, moi; cet homme va mourir. -- Comment! il va mourir, a la Roche-Bernard, au milieu des republicains, malgre sa garde d'assassins, malgre son escorte de bourreaux? -- Son heure a sonne, il va mourir. Cadoudal prononca ces paroles avec une telle solennite, que pas un doute ne demeura dans l'esprit de Roland, non seulement sur l'arret prononce, mais encore sur l'execution de cet arret. Il demeura pensif un instant. -- Et vous vous croyez le droit de juger et de condamner cet homme, tout coupable qu'il est? -- Oui; car cet homme a juge et condamne, non pas des coupables, mais des innocents. -- Si je vous disais: A mon retour a Paris, je demanderai la mise en accusation et le jugement de cet homme, n'auriez-vous pas foi en ma parole? -- J'aurais foi en votre parole; mais je vous dirais: une bete enragee se sauve de sa cage, un meurtrier se sauve de sa prison; les hommes sont des hommes sujets a l'erreur. Ils ont parfois condamne des innocents, ils peuvent epargner un coupable. Ma justice est plus sure que la votre, colonel, car c'est la justice de Dieu. Cet homme mourra. -- Et de quel droit dites-vous que votre justice, a vous, homme soumis a l'erreur comme les autres hommes, est la justice de Dieu? -- Parce que j'ai mis Dieu de moitie dans mon jugement. Oh! ce n'est pas d'hier qu'il est juge. -- Comment cela? -- Au milieu d'un orage ou la foudre grondait sans interruption, ou l'eclair brillait de minute en minute, j'ai leve les bras au ciel et j'ai dit a Dieu: "Mon Dieu! toi dont cet eclair est le regard, toi dont ce tonnerre est la voix, si cet homme doit mourir, eteins pendant dix minutes ton tonnerre et tes eclairs; le silence des airs et l'obscurite du ciel seront ta reponse!" et, ma montre a la main, j'ai compte onze minutes sans eclairs et sans tonnerre... J'ai vu a la pointe du grand mont, par une tempete terrible, une barque montee par un seul homme et qui menacait a chaque instant d'etre submergee; une lame l'enleva comme le souffle d'un enfant enleve une plume, et la laissa retomber sur un rocher. La barque vola en morceaux, l'homme se cramponna au rocher; tout le monde s'ecria: "Cet homme est perdu!" Son pere etait la, ses deux freres etaient la et ni freres ni pere n'osaient lui porter secours. Je levai les bras au Seigneur et je dis: "Si Milliere est condamne, mon Dieu, par vous comme par moi, je sauverai cet homme, et sans autre secours que vous, je me sauverai moi-meme." Je me deshabillai, je nouai le bout d'une corde autour de mon bras, et je nageai jusqu'au rocher. On eut dit que la mer s'aplanissait sous ma poitrine; j'atteignis l'homme. Son pere et ses freres tenaient l'autre bout de la corde. Il gagna le rivage. Je pouvais y revenir comme lui, en fixant ma corde au rocher. Je la jetai loin de moi, et me confiai a Dieu et aux flots; les flots me porterent au rivage aussi doucement et aussi surement que les eaux du Nil porterent le berceau de Moise vers la fille de Pharaon. Une sentinelle ennemie etait placee en avant du village de Saint-Nolf; j'etais cache dans le bois de Grandchamp avec cinquante hommes. Je sortis seul du bois en recommandant mon ame a Dieu et en disant: "Seigneur, si vous avez decide la mort de Milliere, cette sentinelle tirera sur moi et me manquera, et, moi, je reviendrai vers les miens sans faire de mal a cette sentinelle, car vous aurez ete avec elle un instant." Je marchai au republicain; a vingt pas, il fit feu sur moi et me manqua. Voici le trou de la balle dans mon chapeau, a un pouce de ma tete; la main de Dieu elle-meme a leve l'arme. C'est hier que la chose est arrivee. Je croyais Milliere a Nantes. Ce soir, on est venu m'annoncer que Milliere et sa guillotine etaient a la Roche- Bernard. Alors j'ai dit: "Dieu me l'amene, il va mourir!" Roland avait ecoute avec un certain respect la superstitieuse narration du chef breton. Il ne s'etonnait point de trouver cette croyance et cette poesie dans l'homme habitue a vivre en face de la mer sauvage, au milieu des dolmens de Karnac. Il comprit que Milliere etait veritablement condamne, et que Dieu, qui semblait trois fois avoir approuve son jugement, pouvait seul le sauver. Seulement, une derniere question lui restait a faire. -- Comment le frapperez-vous? demanda-t-il. -- Oh! dit Georges, je ne m'inquiete point de cela; il sera frappe. Un des deux hommes qui avaient apporte la table du souper entrait en ce moment. -- Brise-Bleu, lui dit Cadoudal, previens Coeur-de-Roi que j'ai un mot a lui dire. Deux minutes apres, le Breton etait en face de son general. -- Coeur-de-Roi, lui demanda Cadoudal, n'est-ce pas toi qui m'as dit que l'assassin Thomas Milliere etait a la Roche-Bernard? -- Je l'y ai vu entrer cote a cote avec le colonel republicain, qui paraissait meme peu flatte du voisinage. -- N'as-tu pas ajoute qu'il etait suivi de sa guillotine? -- Je vous ai dit que sa guillotine suivait entre deux canons, et je crois que, si les canons avaient pu s'ecarter d'elle, ils l'eussent laissee rouler toute seule. -- Quelles sont les precautions que prend Milliere dans les villes qu'il habite? -- Il a autour de lui une garde speciale; il fait barricader les rues qui conduisent a sa maison; il a toujours une paire de pistolets a portee de sa main. -- Malgre cette garde, malgre cette barricade, malgre ces pistolets, te charges-tu d'arriver jusqu'a lui? -- Je m'en charge, general! -- J'ai, a cause de ses crimes, condamne cet homme; il faut qu'il meure! -- Ah! s'ecria Coeur-de-Roi, le jour de la justice est donc venu! -- Te charges-tu d'executer mon jugement, Coeur-de-Roi? -- Je m'en charge, general. -- Va, Coeur-de-Roi, prends le nombre d'hommes que tu voudras... imagine le stratageme que tu voudras... mais parviens jusqu'a lui et frappe. -- Si je meurs, general... -- Sois tranquille, le cure de Leguerno dira assez de messes a ton intention pour que ta pauvre ame ne demeure pas en peine; mais tu ne mourras pas, Coeur-de-Roi. -- C'est bien, c'est bien, general! du moment ou il y aura des messes, on ne vous en demande pas davantage; j'ai mon plan. -- Quand pars-tu? -- Cette nuit. -- Quand sera-t-il mort? -- Demain. -- Va, et que trois cents hommes soient prets a me suivre dans une demi-heure. Coeur-de-Roi sortit aussi simplement qu'il etait entre. -- Vous voyez, dit Cadoudal, voila les hommes auxquels je commande; votre premier consul est-il aussi bien servi que moi, monsieur de Montrevel? -- Par quelques-uns, oui. -- Eh bien, moi, ce n'est point par quelques-uns, c'est par tous. Benedicite entra et interrogea Georges du regard. -- Oui, repondit Georges, tout a la fois de la voix et de la tete. Benedicite sortit. -- Vous n'avez pas vu un homme en venant ici? dit Georges. -- Pas un. -- J'ai demande trois cents hommes dans une demi-heure, et, dans une demi-heure, ils seront la; j'en eusse demande cinq cents, mille, deux mille, qu'ils eussent ete prets aussi promptement. -- Mais, dit Roland, vous avez, comme nombre du moins, des limites que vous ne pouvez franchir. -- Voulez-vous connaitre l'effectif de mes forces, c'est bien simple: je ne vous le dirai pas moi-meme, vous ne me croiriez pas; mais attendez, je vais vous le faire dire. Il ouvrit la porte et appela: -- Branche-d'or? Deux secondes apres, Branche-d'or parut. -- C'est mon major general, dit en riant Cadoudal; il remplit pres de moi les fonctions que le general Berthier remplit pres du premier consul. Branche-d'or? -- Mon general! -- Combien d'hommes echelonnes depuis la Roche-Bernard jusqu'ici, c'est-a-dire sur la route suivie par monsieur pour me venir trouver? -- Six cents dans les landes d'Arzal, six cents dans les bruyeres de Marzan, trois cents a Peaule, trois cents a Billiers. -- Total dix-huit cents; combien entre Noyal et Muzillac? -- Quatre cents. -- Deux mille deux cents; combien d'ici a Vannes? -- Cinquante a Theig, trois cents a la Trinite, six cents entre la Trinite et Muzillac. -- Trois mille deux cents; et d'Ambon a Leguerno? -- Douze cents. -- Quatre mille quatre cents; et dans le bourg meme, autour de moi, dans les maisons, dans les jardins, dans les caves? -- Cinq a six cents, general. -- Merci, Benedicite. Il fit un signe de tete, Benedicite sortit. -- Vous le voyez, dit simplement Cadoudal, cinq mille hommes a peu pres. Eh bien, avec ces cinq mille hommes, tous du pays, qui connaissent chaque arbre, chaque pierre, chaque buisson, je puis faire la guerre aux cent mille hommes que le premier consul menace d'envoyer contre moi. Roland sourit. -- Oui, c'est fort, n'est-ce pas? -- Je crois que vous vous vantez un peu, general, ou plutot que vous vantez vos hommes. -- Non; car j'ai pour auxiliaire toute la population; un de vos generaux ne peut pas faire un mouvement que je ne le sache; il ne peut pas envoyer une ordonnance, que je ne la surprenne; il ne peut pas trouver un refuge, que je ne l'y poursuive; la terre meme est royaliste et chretienne! elle parlerait a defaut d'habitants pour me dire: "Les bleus sont passes ici; les egorgeurs sont caches la!" Au reste vous allez en juger. -- Comment? -- Nous allons faire une expedition a six lieues d'ici. Quelle heure est-il? Les jeunes gens tirerent leurs montres tous deux a la fois. -- Minuit moins un quart, dirent-ils. -- Bon! fit Georges, nos montres marquent la meme heure, c'est bon signe; peut-etre, un jour, nos coeurs seront-ils d'accord comme nos montres. -- Vous disiez, general? -- Je disais qu'il etait minuit moins un quart, colonel, qu'a six heures, avant le jour, nous devions etre a sept lieues d'ici; avez-vous besoin de repos? -- Moi! -- Oui, vous pouvez dormir une heure. -- Merci; c'est inutile. -- Alors, nous partirons quand vous voudrez. -- Et vos hommes? -- Oh! mes hommes sont prets. -- Ou cela? -- Partout. -- Je voudrais les voir. -- Vous les verrez. -- Quand? -- Quand cela vous sera agreable; oh! mes hommes sont des hommes fort discrets, et ils ne se montrent que si je leur fais signe de se montrer. -- De sorte que, quand je desirerai les voir... -- Vous me le direz, je ferai un signe, et ils se montreront. -- Partons, general! -- Partons. Les deux jeunes gens s'envelopperent de leurs manteaux et sortirent. A la porte, Roland se heurta a un petit groupe de cinq hommes. Ces cinq hommes portaient l'uniforme republicain; l'un deux avait sur ses manches des galons de sergent. -- Qu'est-ce que cela? demanda Roland. -- Rien, repondit Cadoudal en riant. -- Mais, enfin, ces hommes, quels sont-ils? -- Coeur-de-Roi et les siens, qui partent pour l'expedition que vous savez. -- Alors, ils comptent a l'aide de cet uniforme?... -- Oh! vous allez tout savoir, colonel, je n'ai point de secret pour vous. Et, se tournant du cote du groupe: -- Coeur-de-Roi! dit Cadoudal. L'homme dont les manches etaient ornees de deux galons se detacha du groupe et vint a Cadoudal. -- Vous m'avez appele, general? demanda le faux sergent. -- Je veux savoir ton plan. -- Oh! general, il est bien simple. -- Voyons, j'en jugerai. -- Je passe ce papier dans la baguette de mon fusil... Coeur-de-Roi montra une large enveloppe scellee d'un cachet rouge qui, sans doute, avait renferme quelque ordre republicain surpris par les Chouans. -- Je me presente aux factionnaires en disant: "Ordonnance du general de division!" J'entre au premier poste, je demande qu'on m'indique la maison du citoyen commissaire; on me l'indique, je remercie: il faut toujours etre poli; j'arrive a la maison, j'y trouve un second factionnaire, je lui fais le meme conte qu'au premier, je monte ou je descends chez le citoyen Milliere, selon qu'il demeure au grenier ou a la cave, j'entre sans difficulte aucune; vous comprenez: _Ordre du general de division_! je le trouve dans son cabinet ou ailleurs, je lui presente mon papier, et, tandis qu'il le decachette, je le tue avec ce poignard cache dans ma manche. -- Oui, mais toi et tes hommes? -- Ah! ma foi, a la garde de Dieu! nous defendons sa cause, c'est a lui de s'inquieter de nous. -- Eh bien, vous le voyez, colonel, dit Cadoudal, ce n'est pas plus difficile que cela. A cheval, colonel! Bonne chance, Coeur- de-Roi! -- Lequel des deux chevaux dois-je prendre? demanda Roland. -- Prenez au hasard: ils sont aussi bons l'un que l'autre, et chacun a dans ses fontes une excellente paire de pistolets de fabrique anglaise. -- Tout charges? -- Et bien charges, colonel; c'est une besogne pour laquelle je ne me fie a personne. -- Alors a cheval. Les deux jeunes gens se mirent en selle, et prirent la route qui conduisait a Vannes, Cadoudal servant de guide a Roland, et Branche-d'or, le major general de l'armee, comme l'avait appele Georges, marchant une vingtaine de pas en arriere. Arrive a l'extremite du village, Roland plongea son regard sur la route qui s'etend sur une ligne presque tiree au cordeau de Muzillac a la Trinite. La route, entierement decouverte, paraissait parfaitement solitaire. On fit ainsi une demi-lieue a peu pres. Au bout de cette demi-lieue: -- Mais ou diable sont donc vos hommes? demanda Roland. -- A notre droite, a notre gauche, devant nous, derriere nous. -- Ah la bonne plaisanterie! fit Roland. -- Ce n'est point une plaisanterie, colonel; croyez-vous que je suis assez imprudent pour me hasarder ainsi sans eclaireurs? -- Vous m'avez dit, je crois, que, si je desirais voir vos hommes, je n'avais qu'a vous le dire. -- Je vous l'ai dit. -- Eh bien, je desire les voir. -- En totalite ou en partie? -- Combien avez-vous dit que vous en emmeniez avec vous? -- Trois cents. -- Eh bien, je desire en voir cent cinquante. -- Halte! fit Cadoudal. Et, rapprochant ses deux mains de sa bouche, il fit entendre un houhoulement de chat-huant, suivi d'un cri de chouette; seulement, il jeta le houhoulement a droite, et le cri de chouette a gauche. Presque instantanement, aux deux cotes de la route, on vit s'agiter des formes humaines, lesquelles, franchissant le fosse qui separait le chemin du taillis, vinrent se ranger aux deux cotes des chevaux. -- Qui commande a droite? demanda Cadoudal. -- Moi, Moustache, repondit un paysan s'approchant. -- Qui commande, a gauche? repeta le general. -- Moi, Chante-en-hiver, repondit un paysan s'approchant. -- Combien d'hommes avec toi, Moustache? -- Cent. -- Combien d'hommes avec toi, Chante-en-hiver? -- Cinquante. -- En tout cent cinquante, alors? demanda Georges. -- Oui, repondirent les deux chefs bretons. -- Est-ce votre compte, colonel? demanda Cadoudal en riant. -- Vous etes un magicien, general. -- Eh! non, je suis un pauvre paysan comme eux; seulement, je commande une troupe ou chaque cerveau se rend compte de ce qu'il fait, ou chaque coeur bat pour les deux grands principes de ce monde: la religion et la royaute. Puis, se retournant vers ses hommes: -- Qui commande l'avant-garde? demanda Cadoudal. -- Fend-l'air, repondirent les deux Chouans. -- Et l'arriere-garde? -- La Giberne. La seconde reponse fut faite avec le meme ensemble que la premiere. -- Alors, nous pouvons continuer tranquillement notre route? -- Ah! general, comme si vous alliez a la messe a l'eglise de votre village. -- Continuons donc notre route, colonel, dit Cadoudal a Roland. Puis, se retournant vers ses hommes: -- Egayez-vous, mes gars, leur dit-il. Au meme instant chaque homme sauta le fosse et disparut. On entendit, pendant quelques secondes, le froissement des branches dans le taillis, et le bruit des pas dans les broussailles. Puis on n'entendit plus rien. -- Eh bien, demanda Cadoudal, croyez-vous qu'avec de pareils hommes j'aie quelque chose a craindre de vos bleus, si braves qu'ils soient? Roland poussa un soupir; il etait parfaitement de l'avis de Cadoudal. On continua de marcher. A une lieue a peu pres de la Trinite, on vit sur la route apparaitre un point noir qui allait grossissant avec rapidite. Devenu plus distinct, ce point sembla tout a coup rester fixe. -- Qu'est-ce que cela? demanda Roland. -- Vous le voyez bien, repondit Cadoudal, c'est un homme. -- Sans doute, mais cet homme, qui est-il? -- Vous avez pu deviner, a la rapidite de sa course, que c'est un messager. -- Pourquoi s'arrete-t-il? -- Parce qu'il nous a apercus de son cote, et qu'il ne sait s'il doit avancer ou reculer. -- Que va-t-il faire? -- Il attend pour se decider. -- Quoi? -- Un signal. -- Et a ce signal, il repondra? -- Non seulement il repondra, mais il obeira. Voulez-vous qu'il avance? Voulez-vous qu'il recule? voulez-vous qu'il se jette de cote? -- Je desire qu'il s'avance: c'est un moyen que nous sachions la nouvelle qu'il porte. Cadoudal fit entendre le chant du coucou avec une telle perfection, que Roland regarda tout autour de lui. -- C'est moi, dit Cadoudal, ne cherchez pas. -- Alors, le messager va venir? -- Il ne va pas venir, il vient. En effet, le messager avait repris sa course, et s'avancait rapidement: en quelques secondes il fut pres de son general. -- Ah! dit celui-ci, c'est toi, Monte-a-l'assaut! Le general se pencha; Monte-a-l'assaut lui dit quelques mots a l'oreille. -- J'etais deja prevenu par Benedicite, dit Georges. Puis, se retournant vers Roland: -- Il va, dit-il, se passer, dans un quart d'heure, au village de la Trinite, une chose grave et que vous devez voir; au galop! Et, donnant l'exemple, il mit son cheval au galop. Roland le suivit. En arrivant au village, on put distinguer de loin une multitude s'agitant sur la place, a la lueur des torches resineuses. Les cris et les mouvements de cette multitude annoncaient, en effet, un grave evenement. -- Piquons! piquons! dit Cadoudal. Roland ne demandait pas mieux: il mit les eperons au ventre de sa monture. Au bruit du galop des chevaux, les paysans s'ecarterent; ils etaient cinq ou six cents au moins, tous armes. Cadoudal et Roland se trouverent dans le cercle de lumiere, au milieu de l'agitation et des rumeurs. Le tumulte se pressait, surtout a l'entree de la rue conduisant au village de Tridon. Une diligence venait par cette rue, escortee de douze Chouans: deux se tenaient a chaque cote du postillon, les dix autres gardaient les portieres. Au milieu de la place, la voiture s'arreta. Tout le monde etait si preoccupe de la diligence, qu'a peine si l'on avait fait attention a Cadoudal. -- Hola! cria Georges, que se passe-t-il donc? A cette voix bien connue, chacun se retourna, et les fronts se decouvrirent. -- La grosse tete ronde! murmura chaque voix. -- Oui, dit Cadoudal. Un homme s'approcha de Georges. -- N'etiez-vous pas prevenu, et par Benedicite et par Monte-a- l'assaut? demanda-t-il. -- Si fait; est-ce donc la diligence de Ploermel a Vannes que vous ramenez la? -- Oui, mon general; elle a ete arretee entre Trefleon et Saint- Nolf. -- Est-il dedans? -- On le croit. -- Faites selon votre conscience; s'il y a crime vis-a-vis de Dieu, prenez-le sur vous; je ne me charge que de la responsabilite vis-a-vis des hommes; j'assisterai a ce qui va se passer, mais sans y prendre part, ni pour l'empecher, ni pour y aider. -- Eh bien, demanderent cent voix, qu'a-t-il dit, Sabre-tout? -- Il a dit que nous pouvions faire selon notre conscience, et qu'il s'en lavait les mains. -- Vive la grosse tete ronde! s'ecrierent tous les assistants en se precipitant vers la diligence. Cadoudal resta immobile au milieu de ce torrent. Roland etait debout pres de lui, immobile comme lui, plein de curiosite; car il ignorait completement de qui et de quoi il etait question. Celui qui etait venu parler a Cadoudal, et que ses compagnons avaient designe sous le nom de Sabre-tout, ouvrit la portiere. On vit alors les voyageurs se presser, tremblants, dans les profondeurs de la diligence. -- Si vous n'avez rien a vous reprocher contre le roi et la religion, dit Sabre-tout d'une voix pleine et sonore, descendez sans crainte; nous ne sommes pas des brigands, nous sommes des chretiens et des royalistes. Sans doute cette declaration rassura les voyageurs, car un homme se presenta a la portiere et descendit, puis deux femmes, puis une mere serrant son enfant entre ses bras, puis un homme encore. Les Chouans les recevaient au bas du marchepied, les regardaient avec attention, puis, ne reconnaissant pas celui qu'ils cherchaient: "Passez!" Un seul homme resta dans la voiture. Un Chouan y introduisit la flamme d'une torche, et l'on vit que cet homme etait un pretre. -- Ministre du Seigneur, dit Sabre-tout, pourquoi ne descends-tu pas avec les autres? n'as-tu pas entendu que j'ai dit que nous etions des royalistes et des chretiens? Le pretre ne bougea pas; seulement ses dents claquerent. -- Pourquoi cette terreur? continua Sabre-tout; ton habit ne plaide-t-il pas pour toi?... L'homme qui porte une soutane ne peut avoir rien fait contre la royaute ni contre la religion. Le pretre se ramassa sur lui-meme en murmurant: -- Grace! grace! -- Pourquoi grace? demanda Sabre-tout; tu te sens donc coupable, miserable! -- Oh! oh! fit Roland; messieurs les royalistes et chretiens, voila comme vous parlez aux hommes de Dieu! -- Cet homme, repondit Cadoudal, n'est pas l'homme de Dieu, mais l'homme du demon! -- Qui est-ce donc? -- C'est a la fois un athee et un regicide; il a renie son Dieu et vote la mort de son roi: c'est le conventionnel Audrein. Roland frissonna. -- Que vont-ils lui faire? demanda-t-il. -- Il a donne la mort, il recevra la mort, repondit Cadoudal. Pendant ce temps, les Chouans avaient tire Audrein de la diligence. -- Ah! c'est donc bien toi, eveque de Vannes! dit Sabre-tout. -- Grace! s'ecria l'eveque. -- Nous etions prevenus de ton passage, et c'est toi que nous attendions. -- Grace! repeta l'eveque pour la troisieme fois. -- As-tu avec toi tes habits pontificaux? -- Oui, mes amis, je les ai. -- Eh bien, habille-toi en prelat; il y a longtemps que nous n'en avons vu. On descendit de la diligence une malle au nom du prelat; on l'ouvrit, on en tira un costume complet d'eveque, et on le presenta a Audrein, qui le revetit. Puis, lorsque le costume fut entierement revetu, les paysans se rangerent en cercle, chacun tenant son fusil a la main. La lueur des torches se refletait sur les canons, qui lancaient de sinistres eclairs. Deux hommes prirent l'eveque et l'amenerent dans ce cercle, en le soutenant par-dessous les bras. Il etait pale comme un mort. Il se fit un instant de lugubre silence. Une voix le rompit; c'etait celle de Sabre-tout. -- Nous allons, dit le Chouan, proceder a ton jugement; pretre de Dieu, tu as trahi l'Eglise; enfant de la France, tu as condamne ton roi. -- Helas! helas! balbutia le pretre. -- Est-ce vrai? -- Je ne le nie pas. -- Parce que c'est impossible a nier. Qu'as-tu a repondre pour ta justification? -- Citoyens... -- Nous ne sommes pas des citoyens, dit Sabre-tout d'une voix de tonnerre, nous sommes des royalistes. -- Messieurs... -- Nous ne sommes pas des messieurs, nous sommes des Chouans. -- Mes amis... -- Nous ne sommes pas tes amis, nous sommes tes juges; tes juges t'interrogent, reponds. -- Je me repens de ce que j'ai fait, et j'en demande pardon a Dieu et aux hommes. -- Les hommes ne peuvent te pardonner, repondit la meme voix implacable, car, pardonne aujourd'hui, tu recommencerais demain; tu peux changer de peau, jamais de coeur. Tu n'as plus que la mort a attendre des hommes; quant a Dieu, implore sa misericorde. Le regicide courba la tete, le renegat flechit le genou. Mais, tout a coup, se redressant: -- J'ai vote la mort du roi, dit-il, c'est vrai, mais avec la reserve... -- Quelle reserve? -- La reserve du temps ou l'execution devait avoir lieu. -- Proche ou eloignee, c'etait toujours la mort que tu votais, et le roi etait innocent. -- C'est vrai, c'est vrai, dit le pretre, mais j'avais peur. -- Alors; tu es non seulement un regicide, non seulement un apostat; mais encore, un lache! Nous ne sommes pas des pretres, nous; mais nous serons plus justes que toi: tu as vote la mort d'un innocent; nous votons la mort d'un coupable. Tu as dix minutes pour te preparer a paraitre devant Dieu. L'eveque jeta un cri d'epouvante et tomba sur ses deux genoux; les cloches de l'eglise sonnerent comme si elles s'ebranlaient toutes seules, et deux de ces hommes, habitues aux chants d'eglise, commencerent a repeter les prieres des agonisants. L'eveque fut quelque temps sans trouver les paroles par lesquelles il devait repondre. Il tournait sur ses juges des regards effares qui allaient suppliants des uns aux autres; mais sur aucun visage il n'eut la consolation de rencontrer la douce expression de la pitie. Les torches qui tremblaient au vent donnaient, au contraire, a tous ces visages une expression sauvage et terrible. Alors, il se decida a meler sa voix aux voix qui priaient pour lui. Les juges laisserent s'epuiser jusqu'au dernier mot de la priere funebre. Pendant ce temps, des hommes preparaient un bucher. -- Oh! s'ecria le pretre, qui voyait ces apprets avec une terreur croissante, auriez-vous la cruaute de me reserver une pareille mort? -- Non, repondit l'inflexible accusateur, le feu est la mort des martyrs, et tu n'es pas digne d'une pareille mort. Allons, apostat, ton heure est venue. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'ecria le pretre en levant les bras au ciel. -- Debout! dit le Chouan. L'eveque essaya d'obeir, mais les forces lui manquerent et il retomba sur ses genoux. -- Allez-vous donc laisser s'accomplir cet assassinat sous vos yeux? demanda Roland a Cadoudal. -- J'ai dit que je m'en lavais les mains, repondit celui-ci. -- C'est le mot de Pilate et les mains de Pilate sont restees rouges du sang de Jesus-Christ. -- Parce que Jesus-Christ etait un juste; mais cet homme, ce n'est pas Jesus-Christ, c'est Barrabas. -- Baise ta croix, baise ta croix! s'ecria Sabre-tout. Le prelat le regarda d'un air effare, mais sans obeir! il etait evident qu'il ne voyait deja plus, qu'il n'entendait deja plus. -- Oh! s'ecria Roland en faisant un mouvement pour descendre de cheval, il ne sera pas dit que l'on aura assassine un homme devant moi et que je ne lui aurai pas porte secours. Un murmure de menaces gronda tout autour de Roland; les paroles qu'il venait de prononcer avaient ete entendues. C'etait juste ce qu'il fallait pour exciter l'impetueux jeune homme. -- Ah! c'est ainsi? dit-il. Et il porta la main droite a une de ses fontes. Mais, d'un mouvement rapide comme la pensee, Cadoudal lui saisit la main, et, tandis que Roland essayait vainement de la degager de l'etreinte de fer: -- Feu! dit Cadoudal. Vingt coups de fusil retentirent a la fois, et, pareil a une masse inerte, l'eveque tomba foudroye. -- Ah! s'ecria Roland, que venez-vous de faire? -- Je vous ai force de tenir votre serment, repondit Cadoudal; vous aviez jure de tout voir et de tout entendre sans vous opposer a rien... -- Ainsi perira tout ennemi de Dieu et du roi, dit Sabre-tout d'une voix solennelle. _ _ _--_ _Amen! _repondirent tous les assistants d'une seule voix et avec un sinistre ensemble. Puis ils depouillerent le cadavre de ses ornements sacerdotaux, qu'ils jeterent dans la flamme du bucher, firent remonter les autres voyageurs dans la diligence, remirent le postillon en selle, et s'ouvrant pour les laisser passer: -- Allez avec Dieu! dirent-ils. La diligence s'eloigna rapidement. -- Allons, allons, en route! dit Cadoudal; nous avons encore quatre lieues a faire, et nous avons perdu une heure ici. Puis, s'adressant aux executeurs: -- Cet homme etait coupable, cet homme a ete puni; la justice humaine et la justice divine sont satisfaites. Que les prieres des morts soient dites sur son cadavre, et qu'il ait une sepulture chretienne, vous entendez? Et, sur d'etre obei, Cadoudal mit son cheval au galop. Roland sembla hesiter un instant s'il le suivrait, puis, comme s'il se decidait a accomplir un devoir: -- Allons jusqu'au bout, dit-il. Et, lancant a son tour son cheval dans la direction qu'avait prise Cadoudal, il le rejoignit en quelques elans. Tous deux disparurent bientot dans l'obscurite, qui allait s'epaississant au fur et a mesure que l'on s'eloignait de la place ou les torches eclairaient le prelat mort, ou le feu devorait ses vetements. XXXIV -- LA DIPLOMATIE DE GEORGES CADOUDAL Le sentiment qu'eprouvait Roland en suivant Georges Cadoudal ressemblait a celui d'un homme a moitie eveille qui se sent sous l'empire d'un reve, et qui se rapproche peu a peu des limites qui separent pour lui la nuit du jour: il cherche a se rendre compte s'il marche sur le terrain de la fiction ou sur celui de la realite, et plus il creuse les tenebres de son cerveau, plus il s'enfonce dans le doute. Un homme existait pour lequel Roland avait un culte presque divin; accoutume a vivre dans l'atmosphere glorieuse qui enveloppait cet homme, habitue a voir les autres obeir a ses commandements et a y obeir lui-meme avec une promptitude et une abnegation presque orientales, il lui semblait etonnant de rencontrer aux deux extremites de la France deux pouvoirs organises, ennemis du pouvoir de cet homme, et prets a lutter contre ce pouvoir. Supposez un de ces Juifs de Judas Macchabee, adorateur de Jehovah, l'ayant, depuis son enfance, entendu appeler le Roi des rois, le Dieu fort, le Dieu vengeur, le Dieu des armees, l'Eternel, enfin, et se heurtant tout a coup au mysterieux Osiris des Egyptiens ou au foudroyant Jupiter des Grecs. Ses aventures a Avignon et a Bourg, avec Morgan et les compagnons de Jehu, ses aventures au bourg de Muzillac et au village de la Trinite, avec Cadoudal et les Chouans, lui semblaient une initiation etrange a quelque religion inconnue; mais, comme ces neophytes courageux qui risquent la mort pour connaitre le secret de l'initiation, il etait resolu d'aller jusqu'au bout. D'ailleurs, il n'etait pas sans une certaine admiration pour ces caracteres exceptionnels; ce n'etait pas sans etonnement qu'il mesurait ces Titans revoltes, qui luttaient contre son Dieu, et il sentait bien que ce n'etaient point des hommes vulgaires, ceux-la qui poignardaient sir John a la Chartreuse de Seillon, et qui fusillaient l'eveque de Vannes au village de la Trinite. Maintenant, qu'allait-il voir encore? C'est ce qu'il ne tarderait pas a savoir; on etait en marche depuis cinq heures et demie, et le jour approchait. Au-dessus du village de Tridon, on avait pris a travers champs; puis, laissant Vannes a gauche, on avait gagne Trefleon. A Trefleon, Cadoudal, toujours suivi de son major general Branche- d'or, avait retrouve Monte-a-l'assaut et Chante-en-hiver, leur avait donne des ordres, et avait continue sa route en appuyant a gauche et en gagnant la lisiere du petit bois qui s'etend de Grandchamp a Larre. La, Cadoudal fit halte, imita trois fois de suite le houhoulement du hibou, et au bout d'un instant, se trouva entoure de ses trois cents hommes. Une lueur grisatre apparaissait du cote de Trefleon et de Saint- Nolf; c'etaient, non pas les premiers rayons du soleil, mais les premieres lueurs du jour. Une epaisse vapeur sortait de terre, et empechait que l'on ne vit a cinquante pas devant soi. Avant de se hasarder plus loin, Cadoudal semblait attendre des nouvelles. Tout a coup, on entendit, a cinq cents pas a peu pres, eclater le chant du coq. Cadoudal dressa l'oreille; ses hommes se regarderent en riant. Le chant retentit une seconde fois, mais plus rapproche. -- C'est lui, dit Cadoudal: repondez. Le hurlement d'un chien se fit entendre a trois pas de Roland, imite avec une telle perfection, que le jeune homme, quoique prevenu, chercha des yeux l'animal qui poussait la plainte lugubre. Presque au meme instant, on vit se mouvoir au milieu du brouillard un homme qui s'avancait rapidement, et dont la forme se dessinait au fur et a mesure qu'il avancait. Le survenant apercut les deux cavaliers et se dirigea vers eux. Cadoudal fit quelques pas en avant, tout en mettant un doigt sur sa bouche, pour inviter l'homme qui accourait a parler bas. Celui-ci, en consequence, ne s'arreta que lorsqu'il fut pres du general. -- Eh bien, Fleur-d'epine, demanda Georges, les tenons-nous? -- Comme la souris dans la souriciere, et pas un ne rentrera a Vannes, si vous le voulez. -- Je ne demande pas mieux. Combien sont-ils? -- Cent hommes, commandes par le general en personne. -- Combien de chariots? -- Dix-sept. -- Quant se mettent-ils en marche? -- Ils doivent etre a trois quarts de lieue d'ici. -- Quelle route suivent-ils? -- Celle de Grandchamp a Vannes. -- De sorte qu'en m'etendant de Meucon a Plescop... -- Vous leur barrez le chemin. -- C'est tout ce qu'il faut. Cadoudal appela a lui ses quatre lieutenants: Chante-en-hiver, Monte-a-l'assaut, Fend-l'air et la Giberne. Puis, quand ils furent pres de lui, il donna a chacun ses hommes. Chacun fit entendre a son tour le cri de la chouette et disparut avec cinquante hommes. Le brouillard continuait d'etre si epais, que les cinquante hommes formant chacun de ces groupes, en s'eloignant de cent pas, disparaissaient comme des ombres. Cadoudal restait avec une centaine d'hommes, Branche-d'or et Fleur-d'epine. Il revint pres de Roland. -- Eh bien, general, lui demanda celui-ci, tout va-t-il selon vos desirs? -- Mais, oui, a peu pres, colonel, repondit le Chouan; et, dans une demi-heure, vous allez en juger par vous-meme. -- Il sera difficile de juger quelque chose avec ce brouillard-la. Cadoudal jeta les yeux autour de lui. -- Dans une demi-heure, dit-il, il sera dissipe. Voulez-vous utiliser cette demi-heure en mangeant un morceau et en buvant un coup? -- Ma foi, dit le jeune homme, j'avoue que la marche m'a creuse. -- Et moi, dit Georges, j'ai l'habitude, avant de me battre, de dejeuner du mieux que je puis. -- Vous allez donc vous battre? -- Je le crois. -- Contre qui? -- Mais contre les republicains, et, comme nous avons affaire au general Natry en personne, je doute qu'il se rende sans faire resistance. -- Et les republicains savent-ils qu'ils vont se battre contre vous? -- Ils ne s'en doutent pas. -- De sorte que c'est une surprise? -- Pas tout a fait, attendu que le brouillard se levera et qu'ils nous verront a ce moment comme nous les verrons eux-memes. Alors, se retournant vers celui qui paraissait charge du departement des vivres: -- Brise-Bleu, demanda Cadoudal, as-tu de quoi nous donner, a dejeuner? Brise-Bleu fit un signe affirmatif, entra dans le bois et en sortit trainant un ane charge de deux paniers. En un instant un manteau fut etendu sur une butte de terre, et, sur le manteau, un poulet roti, un morceau de petit sale froid, du pain et des galettes de sarrasin furent etales. Cette fois, Brise-Bleu y avait mis du luxe: il s'etait procure une bouteille de vin et un verre. Cadoudal montra a Roland la table mise et le repas improvise. Roland sauta a bas de son cheval et remit la bride a un Chouan. Cadoudal l'imita. -- Maintenant, dit celui-ci en se tournant vers ses hommes, vous avez une demi-heure pour en faire autant que nous; ceux qui n'auront pas dejeune dans une demi-heure, sont prevenus qu'ils se battront le ventre vide. L'invitation semblait equivaloir a un ordre, tant elle fut executee avec promptitude et precision. Chacun tira un morceau de pain ou une galette de sarrasin de son sac ou de sa poche, et imita l'exemple de son general, qui avait deja ecartele le poulet a son profit et a celui de Roland. Comme il n'avait qu'un verre, tout deux burent dans le meme. Pendant qu'ils dejeunaient cote a cote, pareils a deux amis qui font une halte de chasse, le jour se levait, et, comme l'avait predit Cadoudal, le brouillard devenait de moins en moins intense. Bientot on commenca a apercevoir les arbres les plus proches, puis on distingua la ligne du bois s'etendant a droite de Meucon a Grandchamp, tandis qu'a gauche, la plaine de Plescop, coupee par un ruisseau, allait en s'abaissant jusqu'a Vannes. On y sentait cette declivite naturelle a la terre au fur et a mesure qu'elle approche de l'Ocean. Sur la route de Grandchamp a Plescop, on distingua bientot une ligne de chariots dont la queue se perdait dans le bois. Cette ligne de chariots etait immobile; il etait facile de comprendre qu'un obstacle imprevu l'arretait dans sa course. En effet, a un demi-quart de lieue en avant du premier chariot, on pouvait distinguer les deux cents hommes de Monte-a-l'assaut, de Chante-en-hiver, de Fend-l'air et de la Giberne qui barraient le chemin. Les republicains, inferieurs en nombre -- nous avons dit qu'ils n'etaient que cent -- avaient fait halte, et attendaient l'evaporation entiere du brouillard pour s'assurer du nombre de leurs ennemis et des gens a qui ils avaient affaire. Hommes et chariots etaient dans un triangle dont Cadoudal et ses cent hommes formaient une des extremites. A la vue de ce petit nombre d'hommes enveloppes par des forces triples, a l'aspect de cet uniforme dont la couleur avait fait donner le nom de bleus aux republicains, Roland se leva vivement. Quant a Cadoudal, il resta nonchalamment etendu, achevant son repas. Des cent hommes qui entouraient le general, pas un ne semblait preoccupe du spectacle qu'il avait sous les yeux; on eut dit qu'ils attendaient l'ordre de Cadoudal pour y faire attention. Roland n'eut besoin de jeter qu'un seul coup d'oeil sur les republicains pour voir qu'ils etaient perdus. Cadoudal suivait sur le visage du jeune homme les divers sentiments qui s'y succedaient. -- Eh bien, lui demanda le Chouan apres un moment de silence, trouvez-vous mes dispositions bien prises, colonel? -- Vous pourriez meme dire vos precautions, general, repondit Roland avec un sourire railleur. -- N'est-ce point l'habitude du premier consul, demanda Cadoudal, de prendre ses avantages quand il les trouve? Roland se mordit les levres, et, au lieu de repondre a la question du chef royaliste: -- General, dit-il, j'ai a vous demander une faveur que vous ne me refuserez pas, je l'espere. -- Laquelle? -- C'est la permission d'aller me faire tuer avec mes compagnons. Cadoudal se leva. -- Je m'attendais a cette demande, dit-il. -- Alors, vous me l'accordez, dit Roland, dont les yeux etincelaient de joie. -- Oui; mais j'ai auparavant un service a reclamer de vous, dit le chef royaliste avec une supreme dignite. -- Dites, monsieur. -- C'est d'etre mon parlementaire pres du general Hatry. -- Dans quel but? -- J'ai plusieurs propositions a lui faire avant de commencer le combat. -- Je presume que, parmi ces propositions dont vous voulez me faire l'honneur de me charger, vous ne comptez pas celle de mettre bas les armes? -- Vous comprenez, au contraire, colonel, que celle-la vient en tete des autres. -- Le general Hatry refusera. -- C'est probable. -- Et alors? -- Alors, je lui laisserai le choix entre deux autres propositions qu'il pourra accepter, je crois, sans forfaire a l'honneur. -- Lesquelles? -- Je vous les dirai en temps et lieu; commencez par la premiere. -- Formulez-la. -- Voici. Le general Hatry et ses cent hommes sont entoures par des forces triples: je leur offre la vie sauve; mais ils deposeront leurs armes, et feront serment de ne pas servir a nouveau, de cinq ans, dans la Vendee. Roland secoua la tete. -- Cela vaudrait mieux cependant que de faire ecraser ses hommes? -- Soit; mais il aimera mieux les faire ecraser et se faire ecraser avec eux. -- Ne croyez-vous point, en tout cas, dit en riant Cadoudal, qu'il serait bon, avant tout, de le lui demander? -- C'est juste, dit Roland. -- Eh bien, colonel, ayez la bonte de monter a cheval, de vous faire reconnaitre par le general et de lui transmettre ma proposition. -- Soit, dit Roland. -- Le cheval du colonel, dit Cadoudal en faisant signe au Chouan qui le gardait. Un amena le cheval a Roland. Le jeune homme sauta dessus, et on le vit traverser rapidement l'espace qui le separait du convoi arrete. Un groupe s'etait forme sur les flancs de ce convoi: il etait evident qu'il se composait du general Hatry et de ses officiers. Roland se dirigea vers ce groupe, eloigne des Chouans de trois portees de fusil a peine. L'etonnement fut grand, de la part du general Hatry, quand il vit venir a lui un officier portant l'uniforme de colonel republicain. Il sortit du groupe, et fit trois pas au-devant du messager. Roland se fit reconnaitre, raconta comment il se trouvait parmi les blancs, et transmit la proposition de Cadoudal au general Hatry. Comme l'avait prevu le jeune homme, celui-ci refusa. Roland revint vers Cadoudal, le coeur joyeux et fier. -- Il refuse! cria-t-il d'aussi loin que sa voix put se faire entendre. Cadoudal fit un signe de tete annoncant qu'il n'etait aucunement etonne de ce refus. -- Eh bien, dans ce cas, dit-il, portez-lui ma seconde proposition; je ne veux avoir rien a me reprocher, ayant a repondre a un juge d'honneur comme vous. Roland s'inclina. -- Voyons la seconde proposition? dit-il -- La voici: le general Hatry viendra au-devant de moi, dans l'espace qui est libre entre nos deux troupes; il aura les memes armes que moi: c'est-a-dire son sabre et deux pistolets, et la question se decidera entre nous deux; si je le tue, ses hommes se soumettront aux conditions que j'ai dites, car, des prisonniers, nous n'en pouvons pas faire; s'il me tue, ses hommes passeront librement et gagneront Vannes sans etre inquietes. Ah! j'espere que voila une proposition que vous accepteriez, colonel! -- Aussi, je l'accepte pour moi, dit Roland. -- Oui, fit Cadoudal; mais vous n'etes pas le general Hatry; contentez-vous donc, pour le moment, d'etre son parlementaire, et, si cette proposition, qu'a sa place je ne laisserais pas echapper, ne lui agree pas encore, eh bien, je suis bon prince! vous reviendrez, et je lui en ferai une troisieme. Roland s'eloigna une seconde fois; il etait attendu du cote des republicains avec une visible impatience. Il transmit son message au general Hatry. -- Citoyen, repondit le general, je dois compte de ma conduite au premier consul, vous etes son aide de camp, et c'est vous que je charge, a votre retour a Paris, de temoigner pour moi aupres de lui. Que feriez-vous a ma place? Ce que vous feriez, je le ferai. Roland tressaillit; sa figure prit l'expression grave de l'homme qui discute avec lui-meme une question d'honneur. Puis, au bout de quelques secondes: -- General, dit-il, je refuserais. -- Vos raisons, citoyen? demanda le general. -- C'est que les chances d'un duel sont aleatoires: c'est que vous ne pouvez soumettre la destinee de cent braves a ces chances; c'est que, dans une affaire comme celle-ci, ou chacun est engage pour son compte, c'est a chacun a defendre sa peau de son mieux. -- C'est votre avis, colonel? -- Sur mon honneur! -- C'est aussi le mien; portez ma reponse au general royaliste. Roland revint au galop vers Cadoudal, et lui transmit la reponse du general Hatry. Cadoudal sourit. -- Je m'en doutais, dit-il. -- Vous ne pouviez pas vous en douter, puisque ce conseil, c'est moi qui le lui ai donne. -- Vous etiez cependant d'un avis contraire; tout a l'heure? -- Oui; mais vous-meme m'avez fait observer que je n'etais pas le general Hatry... Voyons donc votre troisieme proposition? demanda Roland avec impatience; car il commencait a s'apercevoir, ou plutot il s'apercevait depuis le commencement, que le general royaliste avait le beau role. -- Ma troisieme proposition, dit Cadoudal, n'est point une proposition; c'est un ordre: l'ordre que je donne a deux cents de mes hommes de se retirer. Le general Hatry a cent hommes, j'en garde cent; mes aieux les Bretons ont ete habitues a se battre pied contre pied, poitrine contre poitrine, homme contre homme, et plutot un contre trois que trois contre un; si le general Hatry est vainqueur, il passera sur nos corps et rentrera tranquillement a Vannes; s'il est vaincu, il ne dira point qu'il l'a ete par le nombre... Allez, monsieur de Montrevel, et restez avec vos amis; je leur donne l'avantage du nombre a leur tour: vous valez dix hommes a vous seul. Roland leva son chapeau. -- Que faites-vous, monsieur? demanda Cadoudal. -- J'ai l'habitude de saluer tout ce qui me parait grand, monsieur, et je vous salue... -- Allons, colonel, dit Cadoudal, un dernier verre de vin! chacun de nous le boira a ce qu'il aime, a ce qu'il regrette de quitter sur la terre, a ce qu'il espere revoir au ciel. Puis, prenant la bouteille et le verre unique, il l'emplit a moitie et le presenta a Roland. -- Nous n'avons qu'un verre, monsieur de Montrevel, buvez le premier. -- Pourquoi le premier? -- Parce que, d'abord, vous etes mon hote; ensuite, parce qu'il y a un proverbe qui dit que quiconque boit apres un autre sait sa pensee. Puis, il ajouta en riant: -- Je veux savoir votre pensee, monsieur de Montrevel. Roland vida le verre, et rendit le verre vide a Cadoudal. Cadoudal, comme il l'avait fait pour Roland, l'emplit a moitie, et le vida a son tour. -- Eh bien, maintenant, demanda Roland, savez-vous ma pensee, general? -- Non, repondit celui-ci, le proverbe est faux. -- Eh bien, dit Roland avec sa franchise habituelle, ma pensee est que vous etes un brave general, et je serai honore qu'au moment de combattre l'un contre l'autre, vous vouliez bien me donner la main. Les deux jeunes gens se tendirent et se serrerent la main plutot comme deux amis qui se quittent pour une longue absence, que comme deux ennemis qui vont se retrouver sur un champ de bataille. Il y avait une grandeur simple et cependant pleine de majeste dans ce qui venait de se passer. Chacun d'eux leva son chapeau. -- Bonne chance! dit Roland a Cadoudal; mais permettez-moi de douter que mon souhait se realise. Je dois vous avouer, il est vrai, que je le fais des levres et non du coeur. -- Dieu vous garde, monsieur! dit Cadoudal a Roland, et j'espere que mon souhait, a moi, se realisera, car il est l'expression complete de ma pensee. -- Quel sera le signal annoncant que vous etes pret? demanda Roland. -- Un coup de fusil tire en l'air et auquel vous repondrez par un coup de fusil de votre cote. -- C'est bien, general, repondit Roland. Et, mettant son cheval au galop, il franchit, pour la troisieme fois, l'espace qui se trouvait entre le general royaliste et le general republicain. Alors, etendant la main vers Roland: -- Mes amis, dit Cadoudal, vous voyez ce jeune homme? Tous les regards se dirigerent vers Roland, toutes les bouches murmurerent le mot _oui_. -- Eh bien, il nous est recommande par nos freres du midi; que sa vie vous soit sacree; on peut le prendre, mais vivant et sans qu'il tombe un cheveu de sa tete. -- C'est bien, general, repondirent les Chouans. -- Et, maintenant, mes amis, souvenez-vous que vous etes les fils de ces trente Bretons qui combattirent trente Anglais entre Ploermel et Josselin, a dix lieues d'ici, et qui furent vainqueurs. Puis, avec un soupir et a demi-voix: -- Par malheur, ajouta-t-il, nous n'avons point, cette fois, affaire a des Anglais. Le brouillard s'etait dissipe tout a fait, et, comme il arrive presque toujours en ce cas, quelques rayons d'un soleil d'hiver marbraient d'une teinte jaunatre la plaine de Plescop. On pouvait donc distinguer tous les mouvements qui se faisaient dans les deux troupes. En meme temps que Roland retournait vers les republicains, Branche-d'or partait au galop, se dirigeant vers ses deux cents hommes qui leur coupaient la route. A peine Branche-d'or eut-il parle aux quatre lieutenants de Cadoudal, que l'on vit cent hommes se separer et faire demi-tour a droite, et cent autres nommes, par un mouvement oppose, faire demi-tour a gauche. Les deux troupes s'eloignerent chacune dans sa direction: l'une marchant sur Plumergat, l'autre marchant sur Saint-Ave, et laissant la route libre. Chacune fit halte a un quart de lieue de la route, mit la crosse du fusil a terre et se tint immobile. Branche-d'or revint vers Cadoudal. -- Avez-vous des ordres particuliers a me donner, general? dit-il. -- Un seul, repondit Cadoudal; prends huit hommes et suis-moi; quand tu verras le jeune republicain avec lequel j'ai dejeune tomber sous son cheval, tu te jetteras sur lui, toi et tes huit hommes, avant qu'il ait eu le temps de se degager, et tu le feras prisonnier. -- Oui, general. -- Tu sais que je veux le retrouver sain et sauf. -- C'est convenu, general. -- Choisis tes huit hommes; M. de Montrevel prisonnier et sa parole donnee, vous pouvez agir a votre volonte. -- Et s'il ne veut pas donner sa parole? -- Vous l'envelopperez de maniere a ce qu'il ne puisse fuir, et vous le garderez jusqu'a la fin du combat. -- Soit! dit Branche-d'or en poussant un soupir; seulement, ce sera un peu triste de se tenir les bras croises tandis que les autres s'egayeront. -- Bah! qui sait? dit Cadoudal, il y en aura probablement pour tout le monde. Puis, jetant un regard sur la plaine, voyant ses hommes a l'ecart et les republicains masses en bataille: -- Un fusil! dit-il. On lui apporta un fusil. Cadoudal le leva au-dessus de sa tete et lacha le coup en l'air. Presque au meme instant, un coup de feu lache dans les memes conditions, au milieu des republicains, repondit comme un echo au coup de Cadoudal. On entendit, deux tambours qui battaient la charge; un clairon les accompagnait. Cadoudal se dressa sur ses etriers. -- Enfants! demanda-t-il, tout le monde a-t-il fait sa priere du matin? -- Oui! oui! repondit la presque totalite des voix. -- Si quelqu'un d'entre vous avait oublie ou n'avait pas eu le temps de la faire, qu'il la fasse. Cinq ou six paysans se mirent aussitot a genoux et prierent. On entendit les tambours et le clairon qui se rapprochaient. -- General! general! dirent plusieurs voix avec impatience, vous voyez qu'ils approchent. Le general montra d'un geste les Chouans agenouilles. -- C'est juste, dirent les impatients. Ceux qui priaient se releverent tour a tour, selon que leur priere avait ete plus ou moins longue. Lorsque le dernier fut debout, les republicains avaient deja franchi a peu pres le tiers de la distance. Ils marchaient, la baionnette en avant, sur trois rangs, chaque rang ayant trois hommes d'epaisseur. Roland marchait en tete du premier rang; le general Hatry entre le premier et le second. Ils etaient tous deux faciles a reconnaitre, etant les seuls qui fussent a cheval. Parmi les Chouans, Cadoudal etait le seul cavalier. Branche-d'or avait mis pied a terre en prenant le commandement des huit hommes qui devaient suivre Georges. -- General, dit une voix, la priere est faite et tout le monde est debout. Cadoudal s'assura que la chose etait vraie. Puis, d'une voix forte: -- Allons! cria-t-il, egayez-vous, mes gars! Cette permission, qui, pour les Chouans et les Vendeens, equivalait a la charge battue ou sonnee, etait a peine donnee, que les Chouans se repandirent dans la plaine aux cris de "Vive le roi!" en agitant leur chapeau d'une main et leur fusil de l'autre. Seulement, au lieu de rester serres comme les republicains, ils s'eparpillerent en tirailleurs, prenant la forme d'un immense croissant dont Georges et son cheval etaient le centre. En un instant les republicains furent debordes, et la fusillade commenca a petiller. Presque tous les hommes de Cadoudal etaient des braconniers, c'est-a-dire d'excellents tireurs armes de carabines anglaises d'une portee double des fusils de munition. Quoique ceux qui avaient tire les premiers coups eussent paru etre hors de portee, quelques messagers de mort n'en penetrerent pas moins dans les rangs des republicains, et trois ou quatre hommes tomberent. -- En avant! cria le general. Les soldats continuerent de marcher a la baionnette. Mais, en quelques secondes, ils n'eurent plus rien devant eux. Les cent hommes de Cadoudal etaient devenus des tirailleurs, et avaient disparu comme troupe. Cinquante hommes s'etaient repandus sur chaque aile. Le general Hatry ordonna face a droite et face a gauche. Puis, on entendit retentir le commandement: -- Feu! Deux decharges s'accomplirent avec l'ensemble et la regularite d'une troupe parfaitement exercee; mais elles furent presque sans resultat, les republicains tirant sur des hommes isoles. Il n'en etait point ainsi des Chouans qui tiraient sur une masse; de leur part, chaque coup portait. Roland vit le desavantage de la position. Il regarda tout autour de lui, et, au milieu de la fumee, distingua Cadoudal, debout et immobile comme une statue equestre. Il comprit que le chef royaliste l'attendait. Il jeta un cri et piqua droit a lui. De son cote, pour lui epargner une partie du chemin, Cadoudal mit son cheval au galop. Mais, a cent pas de Roland, il s'arreta. -- Attention! dit-il a Branche-d'or et a ses hommes. -- Soyez tranquille, general; on est la, dit Branche-d'or. Cadoudal tira un pistolet de ses fontes et l'arma. Roland avait mis le sabre a la main et chargeait couche sur le cou de son cheval. Lorsqu'il ne fut plus qu'a vingt pas de lui, Cadoudal leva lentement la main dans la direction de Roland. A dix pas, il fit feu. Le cheval que montait Roland avait une etoile blanche au milieu du front. La balle frappa au milieu de l'etoile. Le cheval, mortellement blesse, vint rouler avec son cavalier aux pieds de Cadoudal. Cadoudal mit les eperons au ventre de sa propre monture, et sauta par-dessus cheval et cavalier. Branche-d'or et ses hommes se tenaient prets. Ils bondirent comme une troupe de jaguars sur Roland, engage sous le corps de son cheval. Le jeune homme lacha son sabre et voulut saisir ses pistolets; mais, avant qu'il eut mis la main a ses fontes, deux hommes s'etaient empares de chacun de ses bras, tandis que les quatre autres lui tiraient le cheval d'entre les jambes. La chose s'etait faite avec un tel ensemble, qu'il etait facile de voir que c'etait une manoeuvre combinee d'avance. Roland rugissait de rage. Branche-d'or s'approcha de lui et mit le chapeau a la main. -- Je ne me rends pas! cria Roland. -- Il est inutile que vous vous rendiez, monsieur de Montrevel, repondit Branche-d'or avec la plus grande politesse. -- Et pourquoi cela? demanda Roland epuisant ses forces dans une lutte aussi desesperee qu'inutile. -- Parce que vous etes pris, monsieur. La chose etait si parfaitement vraie, qu'il n'y avait rien a repondre. -- Eh bien, alors, tuez-moi! s'ecria Roland. -- Nous ne voulons pas vous tuer, monsieur, repliqua Branche-d'or. -- Alors, que voulez-vous? -- Que vous nous donniez votre parole de ne plus prendre part au combat; a ce prix, nous vous lachons, et vous etes libre. -- Jamais! dit Roland. -- Excusez-moi, monsieur de Montrevel, dit Branche-d'or, mais ce que vous faites la n'est pas loyal. -- Comment! s'ecria Roland au comble de la rage, pas loyal? Tu m'insultes, miserable, parce que tu sais que je ne puis ni me defendre, ni te punir. -- Je ne suis pas un miserable et je ne vous insulte pas, monsieur de Montrevel; seulement, je dis qu'en ne donnant pas votre parole, vous privez le general du secours de neuf hommes qui peuvent lui etre utiles et qui vont etre forces de rester ici pour vous garder; ce n'est pas comme cela qu'a agi la grosse tete ronde vis- a-vis de vous; il avait deux cents hommes de plus que vous, et il les a renvoyes; maintenant, nous ne sommes plus que quatre-vingt- onze contre cent. Une flamme passa sur le visage de Roland; puis presque aussitot il devint pale comme la mort. -- Tu as raison, Branche-d'or, lui repondit-il, secouru ou non secouru, je me rends; tu peux aller te battre avec tes compagnons. Les Chouans jeterent un cri de joie, lacherent Roland, et se precipiterent vers les republicains en agitant leurs chapeaux et leurs fusils et en ecriant: -- Vive le roi! Roland, libre de leur etreinte, mais desarme materiellement par sa chute, moralement par sa parole, alla s'asseoir sur la petite eminence encore couverte du manteau qui avait servi de nappe pour le dejeuner. De la, il dominait tout le combat et n'en perdait pas un detail. Cadoudal etait debout sur son cheval au milieu du feu et de la fumee, pareil au demon de la guerre, invulnerable et acharne comme lui. Ca et la, on voyait les cadavres d'une douzaine de Chouans eparpilles sur le sol. Mais il etait evident que les republicains, toujours serres en masse, avaient deja perdu plus du double. Des blesses se trainaient dans l'espace vide, se joignaient, se redressaient comme des serpents brises et luttaient, les republicains avec leurs baionnettes, et les Chouans avec leurs couteaux. Ceux des Chouans qui, blesses, etaient trop loin pour se battre corps a corps avec des blesses comme eux, rechargeaient leurs fusils, se relevaient sur un genou, faisaient feu et retombaient. Des deux cotes, la lutte etait impitoyable, incessante, acharnee; on sentait que la guerre civile, c'est-a-dire la guerre sans merci, sans pitie, secouait sa torche au-dessus du champ de bataille. Cadoudal tournait, sur son cheval, tout autour de la redoute vivante, faisait feu a vingt pas, tantot de ses pistolets, tantot d'un fusil a deux coups qu'il jetait apres l'avoir decharge et qu'il reprenait tout charge en repassant. A chacun de ses coups, un homme tombait. A la troisieme fois qu'il renouvelait cette manoeuvre, un feu de peloton l'accueillit; le general Hatry lui en faisait les honneurs pour lui tout seul. Il disparut dans la flamme et dans la fumee, et Roland le vit s'affaisser, lui et son cheval, comme s'ils eussent ete foudroyes tous deux. Dix ou douze republicains s'elancerent hors des rangs contre autant de Chouans. Ce fut une lutte terrible, corps a corps, dans laquelle les Chouans, avec leurs couteaux, devaient avoir l'avantage. Tout a coup, Cadoudal se retrouva debout, un pistolet de chaque main; c'etait la mort de deux hommes: deux hommes tomberent. Puis, par la breche de ces dix ou douze hommes, il se precipita avec trente. Il avait ramasse un fusil de munition, il s'en servait comme d'une massue et a chaque coup abattait un homme. Il troua le bataillon et reparut de l'autre cote. Puis, comme un sanglier qui revient sur un chasseur culbute et qui lui fouille les entrailles, il rentra dans la blessure beante en l'elargissant. Des lors, tout fut fini. Le general Hatry rallia a lui une vingtaine d'hommes, et, la baionnette en avant, fonca sur le cercle qui l'enveloppait; il marchait a pied a la tete de ses vingt soldats; son cheval avait ete eventre. Dix hommes tomberent avant d'avoir rompu ce cercle. Le general se trouva de l'autre cote du cercle. Les Chouans voulurent le poursuivre. Mais Cadoudal, d'une voix de tonnerre: -- Il ne fallait pas le laisser passer, cria-t-il: mais, du moment ou il a passe, qu'il se retire librement. Les Chouans obeirent avec la religion qu'ils avaient pour les paroles de leur chef. -- Et maintenant, cria Cadoudal, que le feu cesse; plus de morts: des prisonniers. Les Chouans se resserrerent, enveloppant le monceau de morts et les quelques vivants plus ou moins blesses qui s'agitaient au milieu des cadavres. Se rendre, c'etait encore combattre dans cette guerre, ou, de part et d'autre, on fusillait les prisonniers: d'un cote, parce qu'on regardait Chouans et Vendeens comme des brigands; de l'autre cote, parce qu'on ne savait ou les mettre. Les republicains jeterent loin d'eux leurs fusils pour ne pas les rendre. Lorsqu'on s'approcha d'eux, tous avaient la giberne ouverte. Ils avaient brule jusqu'a leur derniere cartouche. Cadoudal s'achemina vers Roland. Pendant toute cette lutte supreme, le jeune homme etait reste assis, et, les yeux fixes sur le combat, les cheveux mouilles de sueur, la poitrine haletante, il avait attendu. Puis, quand il avait vu venir la fortune contraire, il avait laisse tomber sa tete dans ses mains, et etait demeure le front courbe vers la terre. Cadoudal arriva jusqu'a lui sans qu'il parut entendre le bruit de ses pas; il lui toucha l'epaule: le jeune homme releva lentement la tete sans essayer de cacher deux larmes qui roulaient sur ses joues. -- General! dit Roland, disposez de moi, je suis votre prisonnier. -- On ne fait pas prisonnier un ambassadeur du premier consul, repondit Cadoudal en riant, mais on le prie de rendre un service. -- Ordonnez, general! -- Je manque d'ambulance pour les blesses, je manque de prison pour les prisonniers; chargez-vous de ramener a Vannes les soldats republicains prisonniers ou blesses. -- Comment, general? s'ecria Roland. -- C'est a vous que je les donne, ou plutot a vous que je les confie; je regrette que votre cheval soit mort, je regrette que le mien ait ete tue; mais il vous reste celui de Branche-d'or, acceptez-le. Le jeune homme fit un mouvement. -- Jusqu'a ce que vous ayez pu vous en procurer un autre, bien entendu, fit Cadoudal en s'inclinant. Roland comprit qu'il fallait etre, par la simplicite du moins, a la hauteur de celui auquel il avait affaire. -- Vous reverrai-je, general? demanda-t-il en se levant. -- J'en doute, monsieur; mes operations m'appellent sur la cote de Port-Louis, votre devoir vous appelle au Luxembourg. -- Que dirai-je au premier consul, general? -- Ce que vous avec vu, monsieur; il jugera entre la diplomatie de l'abbe Bernier et celle de Georges Cadoudal. -- D'apres ce que j'ai vu, monsieur, je doute que vous ayez jamais besoin de moi, dit Roland, mais, en tout cas, souvenez-vous que vous avez un ami pres du premier consul. Et il tendit la main a Cadoudal. Le chef royaliste la lui prit avec la meme franchise et le meme abandon qu'il l'avait fait avant le combat. -- Adieu, monsieur de Montrevel, lui dit-il, je n'ai point a vous recommander, n'est-ce pas, de justifier le general Hatry? Une semblable defaite est aussi glorieuse qu'une victoire. Pendant ce temps, on avait amene au colonel republicain le cheval de Branche-d'or. Il sauta en selle. -- A propos, lui dit Cadoudal, informez-vous un peu, en passant a la Roche-Bernard, de ce qu'est devenu le citoyen Thomas Milliere. -- Il est mort, repondit une voix. Coeur-de-Roi et ses quatre hommes, couverts de sueur et de boue, venaient d'arriver, mais trop tard pour prendre part a la bataille. Roland promena un dernier regard sur le champ de bataille, poussa un soupir, et, jetant un adieu a Cadoudal, partit au galop, et a travers champs, pour aller attendre sur la route de Vannes la charrette de blesses et de prisonniers qu'il etait charge de reconduire au general Hatry. Cadoudal avait fait donner un ecu de six livres a chaque homme. Roland ne put s'empecher de penser que c'etait avec l'argent du Directoire, achemine vers l'ouest par Morgan et ses compagnons, que le chef royaliste faisait ses liberalites. XXXV -- PROPOSITION DE MARIAGE La premiere visite de Roland, en arrivant a Paris, fut pour le premier consul; il lui apportait la double nouvelle de la pacification de la Vendee, mais de l'insurrection plus ardente que jamais de la Bretagne. Bonaparte connaissait Roland: le triple recit de l'assassinat de Thomas Milliere, du jugement de l'eveque Audrein et du combat de Grandchamp, produisit donc sur lui une profonde impression; il y avait, d'ailleurs, dans la narration du jeune homme, une espece de desespoir sombre auquel il ne pouvait se tromper. Roland etait desespere d'avoir manque cette nouvelle occasion de se faire tuer. Puis il lui paraissait qu'un pouvoir inconnu veillait sur lui, qu'il sortait sain et sauf de dangers ou d'autres laissaient leur vie; ou sir John avait trouve douze juges et un jugement a mort, lui n'avait trouve qu'un fantome, invulnerable, c'est vrai, mais inoffensif. Il s'accusa avec amertume d'avoir cherche un combat singulier avec Georges Cadoudal, combat prevu par celui-ci, au lieu de s'etre jete dans la melee generale, ou, du moins, il eut pu tuer ou etre tue. Le premier consul le regardait avec inquietude tandis qu'il parlait; il trouvait persistant dans son coeur ce desir de mort qu'il avait cru voir guerir par le contact de la terre natale, par les embrassements de la famille. Il s'accusa pour innocenter, pour exalter le general Hatry; mais, juste et impartial comme un soldat, il fit a Cadoudal la part de courage et de generosite que meritait le general royaliste. Bonaparte l'ecouta gravement, presque tristement; autant il etait ardent a la guerre etrangere, pleine de rayonnements glorieux, autant il repugnait a cette guerre intestine ou le pays verse son propre sang, dechire ses propres entrailles. C'etait dans ce cas qu'il lui paraissait que la negociation devait etre substituee a la guerre. Mais comment negocier avec un homme comme Cadoudal? Bonaparte n'ignorait point tout ce qu'il y avait en lui de seductions personnelles lorsqu'il voulait y mettre un peu de bonne volonte; il prit la resolution de voir Cadoudal, et, sans en rien dire a Roland, compta sur lui pour cette entrevue lorsque l'heure en serait arrivee. En attendant, il voulait savoir si Brune, dans les talents militaires duquel il avait une grande confiance, serait plus heureux que ses predecesseurs. Il congedia Roland apres lui avoir annonce l'arrivee de sa mere, et son installation dans la petite maison de la rue de la Victoire. Roland sauta dans une voiture et se fit conduire a l'hotel. Il y trouva madame de Montrevel, heureuse et fiere autant que puisse l'etre une femme et une mere. Edouard etait installe de la veille au Prytanee francais. Madame de Montrevel s'appretait a quitter Paris pour retourner aupres d'Amelie, dont la sante continuait de lui donner des inquietudes. Quant a sir John, il etait non seulement hors de danger, mais a peu pres gueri; il etait a Paris, etait venu pour faire une visite a madame de Montrevel, l'avait trouvee sortie pour conduire Edouard au Prytanee, et avait laisse sa carte. Sur cette carte etait son adresse. Sir John logeait rue de Richelieu, hotel Mirabeau. Il etait onze heures du matin: c'etait l'heure du dejeuner de sir John; Roland avait toute chance de le rencontrer a cette heure. Il remonta en voiture et ordonna au cocher de toucher a l'hotel Mirabeau. Il trouva sir John, en effet, devant une table servie a l'anglaise, chose rare a cette epoque, et buvant de grandes tasses de the, et mangeant des cotelettes saignantes. En apercevant Roland, sir John jeta un cri de joie, se leva et courut au-devant de lui. Roland avait pris, pour cette nature exceptionnelle ou les qualites du coeur semblaient prendre a tache de se cacher sous les excentricites nationales, un sentiment de profonde affection. Sir John etait pale et amaigri; mais, du reste, il se portait a merveille. Sa blessure etait completement cicatrisee, et, a part une oppression qui allait chaque jour diminuant et qui bientot devait disparaitre tout a fait, il etait tout pret a recouvrer sa premiere sante. Lui, de son cote, fit a Roland des tendresses que l'on eut ete bien loin d'attendre de cette nature concentree, et pretendit que la joie qu'il eprouvait de le revoir allait lui rendre ce complement de sante qui lui manquait. Et d'abord, il offrit a Roland de partager son repas, en s'engageant a le faire servir a la francaise. Roland accepta; mais, comme tous les soldats qui avaient fait ces rudes guerres de la Revolution ou le pain manquait souvent, Roland etait peu gastronome, et il avait pris l'habitude de manger de toutes les cuisines, dans la prevoyance des jours ou il n'aurait pas de cuisine du tout. L'attention de sir John de le faire servir a la francaise fut donc une attention a peu pres perdue. Mais ce qui ne fut point perdu, ce que remarqua Roland, ce fut la preoccupation de sir John. Il etait evident que son ami avait sur les levres un secret qui hesitait a en sortir. Roland pensa qu'il fallait l'y aider. Aussi, le dejeuner arrive a sa derniere periode, Roland, avec cette franchise qui allait chez lui presque jusqu'a la brutalite, appuyant ses coudes sur la table et son menton entre ses deux mains: -- Eh bien! fit-il, mon cher lord, vous avez donc a dire a votre ami Roland quelque chose que vous n'osez pas lui dire? Sir John tressaillit, et, de pale qu'il etait, devint pourpre. -- Peste! continua Roland, il faut que cela vous paraisse bien difficile; mais, si vous avez beaucoup de choses a me demander, sir John, j'en sais peu, moi, que j'aie le droit de vous refuser. Parlez donc, je vous ecoute. Et Roland ferma les yeux, comme pour concentrer toute son attention sur ce qu'allait lui dire sir John. Mais, en effet, c'etait, au point de vue de lord Tanlay, quelque chose sans doute de bien difficile a dire, car, au bout d'une dizaine de secondes, voyant que sir John restait muet, Roland rouvrit les yeux. Sir John etait redevenu pale; seulement, il etait redevenu plus pale qu'il n'etait avant de devenir rouge. Roland lui tendit la main. -- Allons, dit-il, je vois que vous voulez vous plaindre a moi de la facon dont vous avez ete traite au chateau des Noires- Fontaines. -- Justement, mon ami; attendu que de mon sejour dans ce chateau datera le bonheur ou le malheur de ma vie. Roland regarda fixement sir John. -- Ah! pardieu! dit-il, serais-je assez heureux?... Et il s'arreta, comprenant qu'au point de vue ordinaire de la societe, il allait commettre une faute d'inconvenance. -- Oh! dit sir John, achevez mon cher Roland. -- Vous le voulez? -- Je vous en supplie. -- Et si je me trompe? si je dis une niaiserie? -- Mon ami, mon ami, achevez. -- Eh bien! je disais, milord, serais-je assez heureux pour que Votre Seigneurie fit a ma soeur l'honneur d'etre amoureuse d'elle? Sir John jeta un cri de joie, et, d'un mouvement si rapide qu'on l'en eut cru, lui, l'homme flegmatique, completement incapable, il se precipita dans les bras de Roland. -- Votre soeur est un ange, mon cher Roland, s'ecria-t-il, et je l'aime de toute mon ame! -- Vous etes completement libre, Milord? -- Completement; depuis douze ans, je vous l'ai dit, je jouis de ma fortune, et cette fortune est de vingt-cinq mille livres sterling par an. -- C'est beaucoup trop, mon cher, pour une femme qui n'a a vous apporter qu'une cinquantaine de mille francs. -- Oh! fit l'Anglais avec cet accent national qu'il retrouvait parfois dans les grandes emotions, s'il faut se defaire de la fortune, on s'en defera. -- Non, dit en riant Roland, c'est inutile; vous etes riche, c'est un malheur; mais qu'y faire?... Non, la n'est point la question. Vous aimez ma soeur? -- Oh! j'adore elle. -- Mais elle, reprit Roland parodiant l'anglicisme de son ami, aime-t-elle vous, ma soeur? --Vous comprenez bien, reprit sir John, que je ne le lui ai pas demande; je devais, avant toute chose, mon cher Roland, m'adresser a vous, et, si la chose vous agreait, vous prier de plaider ma cause pres de votre mere; puis, votre aveu a tous deux obtenu, alors je me declarais, ou plutot, mon cher Roland, vous me declariez, car, moi, je n'oserais jamais. -- Alors, c'est moi qui recois votre premiere confidence? -- Vous etes mon meilleur ami, c'est trop juste. -- Eh bien! mon cher, vis-a-vis de moi, votre proces est gagne naturellement. -- Restent votre mere et votre soeur. -- C'est tout un. Vous comprenez: ma mere laissera Amelie entierement libre de son choix, et je n'ai pas besoin de vous dire que, si ce choix se porte sur vous, elle en sera parfaitement heureuse; mais il reste quelqu'un que vous oubliez. -- Qui cela? demanda sir John en homme qui a longtemps pese dans sa tete les chances contraires et favorables a un projet, qui croit les avoir toutes passees en revue, et auquel on presente un nouvel obstacle qu'il n'attendait pas. -- Le premier consul, fit Roland. -- _God...!_ laissa echapper l'Anglais avalant la moitie du juron national. -- Il m'a justement, avant mon depart pour la Vendee, continua Roland, parle du mariage de ma soeur, me disant que cela ne nous regardait plus, ma mere ni moi, mais bien lui-meme. -- Alors, dit sir John, je suis perdu. -- Pourquoi cela? -- Le premier consul, il n'aime pas les Anglais. -- Dites que les Anglais n'aiment pas le premier consul. -- Mais qui parlera de mon desir au premier consul? -- Moi. -- Et vous parlerez de ce desir comme d'une chose qui vous est agreable, a vous? -- Je ferai de vous une colombe de paix entre les deux nations, dit Roland en se levant. -- Oh! merci, s'ecria sir John en saisissant la main du jeune homme. Puis, avec regret: -- Et vous me quittez? -- Cher ami, j'ai un conge de quelques heures: j'en ai donne une a ma mere, deux a vous, j'en dois une a votre ami Edouard... Je vais l'embrasser et recommander a ses maitres de le laisser se cogner tout a son aise avec ses camarades; puis je rentre au Luxembourg. -- Eh bien, portez-lui mes compliments, et dites-lui que je lui ai commande une paire de pistolets, afin qu'il n'ait plus besoin, quand il sera attaque par des brigands, de se servir des pistolets du conducteur. Roland regarda sir John. -- Qu'est-ce encore? demanda-t-il. -- Comment! vous ne savez pas? -- Non; qu'est-ce que je ne sais pas? -- Une chose qui a failli faire mourir de terreur notre pauvre Amelie! -- Quelle chose? -- L'attaque de la diligence. -- Mais quelle diligence? -- Celle ou etait votre mere. -- La diligence ou etait ma mere? -- Oui. -- La diligence ou etait ma mere a ete arretee? -- Vous avez vu madame de Montrevel, et elle ne vous a rien dit? -- Pas un mot de cela, du moins. -- Eh bien, mon cher Edouard a ete un heros; comme personne ne se defendait, lui s'est defendu. Il a pris les pistolets du conducteur et a fait feu. -- Brave enfant! s'ecria Roland. -- Oui; mais par malheur, ou par bonheur, le conducteur avait eu la precaution d'enlever les balles; Edouard a ete caresse par MM. les Compagnons de Jehu, comme etant le brave des braves, mais il n'a tue ni blesse personne. -- Et vous etes sur de ce que vous me dites la? -- Je vous repete que votre soeur a pense en mourir d'effroi. -- C'est bien, dit Roland. -- Quoi, c'est bien? fit sir John. -- Oui... raison de plus pour que je voie Edouard. -- Qu'avez-vous encore? -- Un projet. -- Vous m'en ferez part. -- Ma foi, non; mes projets, a moi, ne tournent pas assez bien pour vous. -- Cependant vous comprenez, cher Roland, s'il y avait une revanche a prendre? -- Eh bien, je la prendrai pour nous deux; vous etes amoureux, mon cher lord, vivez dans votre amour. -- Vous me promettez toujours votre appui? -- C'est convenu; j'ai le plus grand desir de vous appeler mon frere. -- Etes-vous las de m'appeler votre ami? -- Ma foi, oui: c'est trop peu. -- Merci. Et tous deux se serrerent la main et se separerent. Un quart d'heure apres, Roland etait au Prytanee francais, situe ou est situe aujourd'hui le lycee Louis-le-Grand, c'est-a-dire vers le haut de la rue Saint-Jacques, derriere la Sorbonne. Au premier mot que lui dit le directeur de l'etablissement, Roland vit que son jeune frere avait ete recommande tout particulierement. On fit venir l'enfant. Edouard se jeta dans les bras de son grand frere avec cet elan d'adoration qu'il avait pour lui. Roland, apres les premiers embrassements, mit la conversation sur l'arrestation de la diligence. Si madame de Montrevel n'avait rien dit, si lord Tanlay avait ete sobre de details, il n'en fut pas de meme d'Edouard. Cette arrestation de diligence, c'etait son Iliade a lui. Il raconta la chose a Roland dans ses moindres details, la connivence de Jerome avec les bandits, les pistolets charges, mais a poudre seulement, l'evanouissement de sa mere, les secours prodigues pendant cet evanouissement par ceux-la memes qui l'avaient cause, son nom de bapteme connu des agresseurs, enfin le masque un instant tombe du visage de celui qui portait secours a madame de Montrevel, ce qui faisait que madame de Montrevel avait du voir le visage de celui qui la secourait. Roland s'arreta surtout a ce dernier detail. Puis vint, racontee par l'enfant, la relation de l'audience du premier consul, comment celui-ci l'avait embrasse, caresse, choye, et enfin recommande au directeur du Prytanee francais. Roland apprit de l'enfant tout ce qu'il en voulait savoir, et, comme il n'y a que cinq minutes de chemin de la rue Saint-Jacques au Luxembourg, il etait au Luxembourg cinq minutes apres. XXXVI -- SCULPTURE ET PEINTURE Lorsque Roland rentra au Luxembourg, la pendule du palais marquait une heure et un quart de l'apres-midi. Le premier consul travaillait avec Bourrienne. Si nous ne faisions qu'un simple roman, nous nous haterions vers le denouement, et, pour y arriver plus vite, nous negligerions certains details dont, assure-t-on, les grandes figures historiques peuvent se passer. Ce n'est point notre avis. Du jour ou nous avons mis la main a la plume -- et il y aura de cela bientot trente ans -- soit que notre pensee se concentrat dans un drame, soit qu'elle s'etendit dans un roman, nous avons eu un double but: instruire et amuser. Et nous disons instruire d'abord; car l'amusement, chez nous, n'a ete qu'un masque a l'instruction. Avons-nous reussi? Nous le croyons. Nous allons tantot avoir parcouru avec nos recits, a quelque date qu'ils se soient rattaches, une periode immense: entre la _Comtesse de Salisbury_ et le _Comte de Monte-Cristo_, cinq siecles et demi se trouvent enfermes. Eh bien, nous avons la pretention d'avoir, sur ces cinq siecles et demi, appris a la France autant d'histoire qu'aucun historien. Il y a plus: quoique notre opinion soit bien connue, quoique, sous les Bourbons de la branche cadette, sous la republique comme sous le gouvernement actuel, nous l'ayons toujours proclamee hautement, nous ne croyons pas que cette opinion se soit jamais manifestee intempestivement, ni dans nos drames ni dans nos livres. Nous admirons le marquis de Posa dans le _Don Carlos _de Schiller; mais, a la place de Schiller, nous n'eussions pas anticipe sur l'esprit des temps, au point de placer un philosophe du XVIIIe siecle au milieu de heros du XVIe, un encyclopediste a la cour de Philippe II. Ainsi, de meme que nous avons ete -- litterairement parlant -- monarchiste sous la monarchie, republicain sous la republique, nous sommes aujourd'hui reconstructeurs sous le consulat. Cela n'empeche point notre pensee de planer au-dessus des hommes et au-dessus de l'epoque, et de faire a chacun sa part dans le bien comme dans le mal. Or, cette part, nul n'a le droit, excepte Dieu, de la faire a lui tout seul. Ces rois d'Egypte qui, au moment d'etre livres a l'inconnu, etaient juges au seuil de leur tombeau, n'etaient point juges par un homme, mais par un peuple. C'est pour cela qu'on a dit: "Le jugement du peuple est le jugement de Dieu." Historien, romancier, poete, auteur dramatique, nous ne sommes rien autre chose qu'un de ces presidents de jury qui, impartialement, resument les debats et laissent les jures prononcer le jugement. Le livre, c'est le resume. Les lecteurs, c'est le jury. C'est pourquoi, ayant a peindre une des figures les plus gigantesques, non seulement du monde moderne, mais encore de tous les temps, ayant a la peindre a l'epoque de sa transition, c'est- a-dire au moment ou Bonaparte se fait Napoleon, ou le general se fait empereur; c'est pourquoi, disons-nous, dans la crainte d'etre injuste, nous abandonnons les appreciations pour y substituer des faits. Nous ne sommes pas de l'avis de ceux qui disent, c'etait Voltaire qui disait cela: "Il n'y a pas de heros pour son valet de chambre." C'est possible, quand le valet de chambre est myope ou envieux, deux infirmites qui se ressemblent plus qu'on ne le pense. Nous soutenons, nous, qu'un heros peut devenir un bon homme, mais qu'un bon homme, pour etre bon homme, n'en est pas moins un heros. Qu'est-ce qu'un heros en face du public? Un homme dont le genie l'emporte momentanement sur le coeur. Qu'est-ce qu'un heros dans l'intimite? Un homme dont le coeur l'emporte momentanement sur le genie. Historiens, jugez le genie. Peuple, juge le coeur. Qui a juge Charlemagne? Les historiens. Qui a juge Henri IV? Le peuple. Lequel a votre avis est le mieux juge? Eh bien, pour qu'un jugement soit juste, pour que le tribunal d'appel, qui n'est autre chose que la posterite, confirme l'arret des contemporains, il ne faut point eclairer un seul cote de la figure que l'on a a peindre: il faut en faire le tour, et, la ou ne peut arriver le soleil, porter le flambeau et meme la bougie. Revenons a Bonaparte. Il travaillait, nous l'avons dit, avec Bourrienne. Quelle etait la division du temps pour le premier consul au Luxembourg? Il se levait de sept a huit heures du matin, appelait aussitot un de ses secretaires, Bourrienne de preference, travaillait avec lui jusqu'a dix heures. A dix heures, on venait annoncer que le dejeuner etait servi; Josephine, Hortense et Eugene attendaient ou se mettaient a table en famille, c'est-a-dire avec les aides de camp de service et Bourrienne. Apres le dejeuner, on causait avec les commensaux et les invites, s'il y en avait; une heure etait consacree a cette causerie, a laquelle venaient prendre part, d'habitude, les deux freres du premier consul, Lucien et Joseph, Regnault de Saint-Jean d'Angely, Boulay (de la Meurthe), Monge, Berthollet, Laplace, Arnault. Vers midi arrivait Cambaceres. En general, Bonaparte consacrait une demi-heure a son chancelier; puis, tout a coup, sans transition, il se levait, disant: -- Au revoir, Josephine! au revoir, Hortense!... Bourrienne, allons travailler. Ces paroles, qui revenaient a peu pres regulierement et dans les memes termes tous les jours a la meme heure, une fois prononcees, Bonaparte sortait du salon et rentrait dans son cabinet. La, aucune methode de travail n'etait adoptee; c'etait une affaire d'urgence ou de caprice: ou Bonaparte dictait, ou Bourrienne faisait une lecture; apres quoi, le premier consul se rendait au conseil. Dans les premiers mois, il etait oblige, pour s'y rendre, de traverser la cour du petit Luxembourg; ce qui, par les temps pluvieux, le mettait de mauvaise humeur; mais, vers la fin de decembre, il avait pris le parti de faire couvrir la cour. Aussi, depuis cette epoque, rentrait-il presque toujours en chantant dans son cabinet. Bonaparte chantait presque aussi faux que Louis XV. Une fois rentre chez lui, il examinait le travail qu'il avait commande, signait quelques lettres, s'allongeait dans son fauteuil, dont, tout en causant, il taillait un des bras avec son canif; s'il n'etait point en train de causer, il relisait les lettres de la veille ou les brochures du jour, riait dans les intervalles avec l'air bonhomme d'un grand enfant; puis, tout a coup, comme se reveillant d'un songe, il se dressait tout debout, disant: -- Ecrivez, Bourrienne. Et alors, il indiquait le plan d'un monument a eriger, ou dictait quelqu'un de ces projets immenses qui ont etonne -- disons mieux - - qui ont parfois epouvante le monde. A cinq heures, on dinait; apres le diner, le premier consul remontait chez Josephine, ou il recevait habituellement la visite des ministres, et particulierement celle du ministre des affaires exterieures, M. de Talleyrand. A minuit, quelquefois plus tot, jamais plus tard, il donnait le signal de la retraite, en disant brusquement: -- Allons nous coucher. Le lendemain, a sept heures du matin, la meme vie recommencait, troublee seulement par les incidents imprevus. Apres les details sur les habitudes particulieres au genie puissant, que nous tentons de montrer sous son premier aspect, il nous semble que doit venir le portrait. Bonaparte, premier consul, a laisse moins de monuments de sa propre personne que Napoleon empereur; or, comme rien ne ressemble moins a l'empereur de 1812 que le premier consul de 1800, indiquons, s'il est possible, avec notre plume, ces traits que le pinceau ne peut traduire, la physionomie que le bronze ni le marbre ne peuvent fixer. La plupart des peintres et des sculpteurs dont s'honorait cette illustre periode de l'art, qui a vu fleurir les Gros, les David, les Prud'hon, les Girodet et les Bosio, ont essaye de conserver a la posterite les traits de l'homme du destin, aux differentes epoques ou se sont revelees les grandes vues providentielles auxquelles il etait appele: ainsi, nous avons des portraits de Bonaparte general en chef, de Bonaparte premier consul et de Napoleon empereur, et, quoique peintres ou statuaires aient saisi, plus ou moins heureusement, le type de son visage, on peut dire qu'il n'existe pas, ni du general, ni du premier consul, ni de l'empereur, un seul portrait ou buste parfaitement ressemblant. C'est qu'il n'etait pas donne, meme au genie, de triompher d'une impossibilite; c'est que, dans la premiere periode de la vie de Bonaparte, on pouvait peindre ou sculpter son crane proeminent, son front sillonne par la ride sublime de la pensee, sa figure pale, allongee, son teint granitique et l'habitude meditative de sa physionomie; c'est que, dans la seconde, on pouvait peindre ou sculpter son front elargi, son sourcil admirablement dessine, son nez droit, ses levres serrees, son menton modele avec une rare perfection, tout son visage enfin devenu la medaille d'Auguste; mais que ni buste ni portrait ne pouvaient rendre ce qui etait hors du domaine de l'imitation, c'est-a-dire la mobilite de son regard: le regard, qui est a l'homme ce que l'eclair est a Dieu, c'est-a-dire la preuve de sa divinite. Ce regard, dans Bonaparte, obeissait a sa volonte avec la rapidite de l'eclair; dans la meme minute, il jaillissait de ses paupieres tantot vif et percant comme la lame d'un poignard tire violemment du fourreau, tantot doux comme un rayon ou une caresse, tantot severe comme une interrogation ou terrible comme une menace. Bonaparte avait un regard pour chacune des pensees qui agitaient son ame. Chez Napoleon, ce regard, excepte dans les grandes circonstances de sa vie, cesse d'etre mobile pour devenir fixe; mais, fixe, il n'en est que plus impossible a rendre: c'est une vrille qui creuse le coeur de celui qu'il regarde et qui semble vouloir en sonder jusqu'a la plus profonde, jusqu'a la plus secrete pensee. Or, le marbre et la peinture ont bien pu rendre cette fixite; mais ni l'un ni l'autre n'ont pu rendre la vie, c'est-a-dire l'action penetrante et magnetique de ce regard. Les coeurs troubles ont les yeux voiles. Bonaparte, meme au temps de sa maigreur, avait de belles mains; il mettait a les montrer une certaine coquetterie. Lorsqu'il engraissa, ses mains devinrent superbes; il en avait un soin tout particulier, et, en causant, les regardait avec complaisance. Il avait la meme pretention pour les dents; les dents, en effet, etaient belles, mais elles n'avaient point la splendeur des mains. Lorsqu'il se promenait, soit seul, soit avec quelqu'un, que la promenade eut lieu dans ses appartements ou dans un jardin, il marchait presque toujours un peu courbe, comme si sa tete eut ete lourde a porter; et, les mains croisees derriere le dos, il faisait frequemment un mouvement involontaire de l'epaule droite, comme si un frissonnement nerveux passait a travers cette epaule, et, en meme temps, sa bouche faisait, de gauche a droite, un mouvement qui semblait se rattacher au premier. Ces mouvements, au reste, n'avaient, quoi qu'on en ait dit, rien de convulsif: c'etait un simple tic d'habitude, indiquant chez lui une grande preoccupation, une sorte de congestion d'esprit; aussi ce tic se produisait-il plus frequemment aux epoques ou le general, le premier consul ou l'empereur murissait de vastes projets. C'etait apres de telles promenades, accompagnees de ce double mouvement de l'epaule et de la bouche, qu'il dictait ses notes les plus importantes; en campagne, a l'armee, a cheval, il etait infatigable, et presque aussi infatigable dans la vie ordinaire, ou parfois il marchait pendant cinq ou six heures de suite sans s'en apercevoir. Quand il se promenait ainsi avec quelqu'un de sa familiarite, il passait habituellement son bras sous celui de son interlocuteur et s'appuyait dessus. Tout mince, tout maigre qu'il etait a l'epoque ou nous le mettons sous les yeux de nos lecteurs, il se preoccupait de sa future obesite, c'etait d'ordinaire a Bourrienne qu'il faisait cette singuliere confidence. -- Vous voyez, Bourrienne, combien je suis sobre et mince; eh bien, on ne m'oterait pas de l'idee qu'a quarante ans je serai gros mangeur et que je prendrai beaucoup d'embonpoint. Je prevois que ma constitution changera, et, cependant, je fais assez d'exercice; mais que voulez-vous! c'est un pressentiment, cela ne peut manquer d'arriver. On sait a quel degre d'obesite etait parvenu le prisonnier de Sainte-Helene. Il avait pour les bains une veritable passion qui, sans doute, ne contribua point mediocrement a developper son obesite; cette passion lui faisait du bain un besoin irresistible. Il en prenait un tous les deux jours, y restait deux heures, se faisant, pendant ce temps, lire les journaux ou les pamphlets; pendant cette lecture, il ouvrait a toute minute le robinet d'eau chaude, de sorte qu'il elevait la temperature de son bain a un degre que ne pouvait supporter le lecteur, qui d'ailleurs n'y voyait plus pour lire. Seulement alors, il permettait que l'on ouvrit la porte. On a parle des attaques d'epilepsie auxquelles, des la premiere campagne d'Italie, il aurait ete sujet; Bourrienne est reste onze ans pres de lui et ne l'a jamais vu atteint de ce mal. D'un autre cote, infatigable le jour, il avait la nuit un imperieux besoin de sommeil, surtout dans la periode ou nous le prenons; Bonaparte, general ou premier consul, faisait veiller les autres, mais dormait, lui, et dormait bien. Il se couchait a minuit, quelquefois meme plus tot, nous l'avons dit, et, lorsque, a sept heures du matin, on entrait dans sa chambre pour l'eveiller, on le trouvait toujours endormi; le plus souvent, au premier appel, il se levait; mais parfois, tout sommeillant encore, il disait en balbutiant: -- Bourrienne, je t'en prie, laisse-moi dormir encore un moment. Et, quand rien ne pressait, Bourrienne rentrait a huit heures; sinon il insistait, et, tout en grognant, Bonaparte finissait par se lever. Il dormait sept heures sur vingt-quatre, parfois huit heures, faisant alors une courte sieste dans l'apres-midi. Aussi avait-il des instructions particulieres pour la nuit. -- La nuit, disait-il, vous entrerez, en general, le moins possible dans ma chambre; ne m'eveillez jamais quand vous aurez une bonne nouvelle a m'annoncer: une bonne nouvelle peut attendre; mais, s'il s'agit d'une mauvaise nouvelle, reveillez-moi a l'instant meme; car, alors, il n'y a pas un instant a perdre pour y faire face. Des que Bonaparte etait leve et avait fait sa toilette du matin, toujours tres complete, son valet de chambre entrait, lui faisait la barbe et peignait ses cheveux; pendant qu'on le rasait, un secretaire ou un aide de camp lui lisait les journaux en commencant toujours par le _Moniteur. _Il ne donnait d'attention reelle qu'aux journaux anglais et allemands. -- Passez, passez, disait-il a la lecture des journaux francais; _je sais ce qu'ils disent, parce qu'ils ne disent que ce que je veux._ La toilette de Bonaparte faite dans sa chambre a coucher, il descendait dans son cabinet. Nous avons vu plus haut ce qu'il y faisait. A dix heures, on annoncait, avons-nous dit, le dejeuner. C'etait le maitre d'hotel qui faisait cette annonce et il la faisait en ces termes: -- Le general est servi. Aucun titre, comme on voit, pas meme celui de premier consul. Le repas etait frugal; tous les matins, on servait a Bonaparte un plat de predilection dont il mangeait presque tous les jours: c'etait un poulet frit a l'huile et a l'ail, le meme qui a pris depuis, sur la carte des restaurateurs, le nom de poulet _a la Marengo._ Bonaparte buvait peu, ne buvait que du vin de Bordeaux ou de Bourgogne, et preferablement ce dernier. Apres son dejeuner comme apres son diner, il prenait une tasse de cafe noir; jamais entre ses repas. Quand il lui arrivait de travailler jusqu'a une heure avancee de la nuit, c'etait, non point du cafe, mais du chocolat qu'on lui apportait, et le secretaire qui travaillait avec lui en avait une tasse pareille a la sienne. La plupart des historiens, des chroniqueurs, des biographes, apres avoir dit que Bonaparte prenait beaucoup de cafe, ajoutent qu'il prenait immoderement de tabac. C'est une double erreur. Des l'age de vingt-quatre ans, Bonaparte avait contracte l'habitude de priser, mais juste ce qu'il fallait pour tenir son cerveau eveille: il prisait habituellement non pas dans la poche de son gilet, comme on l'a pretendu, mais dans une tabatiere qu'il echangeait presque chaque jour contre une nouvelle, ayant, sur ce point de collectionneur de tabatieres, une certaine ressemblance avec le grand Frederic; s'il prisait, par hasard, dans la poche de son gilet, c'etait les jours de bataille, ou il lui eut ete difficile de tenir a la fois, en traversant le feu au galop, la bride de son cheval et une tabatiere; il avait pour ces jours-la des gilets avec la poche droite doublee en peau parfumee, et, comme l'echancrure de son habit lui permettait d'inserer le pouce et l'index dans sa poche sans ouvrir son habit, il pouvait, en quelque circonstance et a quelque allure que ce fut, priser tout a son aise. General ou premier consul, il ne mettait pas de gants, se contentant de les tenir et de les froisser dans sa main gauche; empereur, il y eut un progres, il en mit un, et, comme il changeait de gants non seulement tous les jours, mais encore deux ou trois fois par jour, son valet de chambre eut l'idee de ne faire refaire qu'un seul gant, completant la paire avec celui qui ne servait pas. Bonaparte avait deux grandes passions dont Napoleon herita: la guerre et les monuments. Gai et presque rieur dans les camps, il devenait reveur et sombre dans le repos; c'etait alors que, pour sortir de cette tristesse, il avait recours a l'electricite de l'art et revait ces monuments gigantesques comme il en a entrepris beaucoup et acheve quelques- uns. Il savait que les monuments font partie de la vie des peuples; qu'ils sont son histoire ecrite en lettres majuscules; que, longtemps apres que les generations ont disparu de la terre, ces jalons des ages restent debout; que Rome vit dans ses ruines, que la Grece parle dans ses monuments, que, par les siens, l'Egypte apparait, spectre splendide et mysterieux, au seuil des civilisations. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, ce qu'il caressait preferablement a tout, c'etait la renommee, c'etait le bruit; de la ce besoin de guerre, cette soif de gloire. Souvent il disait: -- Une grande reputation, c'est un grand bruit; plus on en fait, plus il s'entend au loin; les lois, les institutions, les monuments, les nations, tout cela tombe; mais le bruit reste et retentit dans d'autres generations. Babylone et Alexandrie sont tombees; Semiramis et Alexandre sont restes debout, plus grands peut-etre par l'echo de leur renommee, repete et accru d'age en age, qu'ils ne l'etaient dans la realite meme. Puis, rattachant ces grandes idees a lui-meme: -- Mon pouvoir, disait-il, tient a ma gloire, et ma gloire aux batailles que j'ai gagnees; la conquete m'a fait ce que je suis, la conquete seule peut me maintenir. Un gouvernement nouveau-ne a besoin d'etonner et d'eblouir: des qu'il ne flamboie plus, il s'eteint; du moment ou il cesse de grandir, il tombe. Longtemps il avait ete Corse, supportant avec impatience la conquete de sa patrie; mais, le 13 vendemiaire passe, il s'etait fait veritablement Francais, et en etait arrive a aimer la France avec passion; son reve c'etait de la voir grande, heureuse, puissante, a la tete des nations comme gloire et comme art; il est vrai que, faisant la France grande, il grandissait avec elle, et qu'indestructiblement il attachait son nom a sa grandeur. Pour lui, vivant eternellement dans cette pensee, le moment actuel disparaissait dans l'avenir; partout ou l'emportait l'ouragan de la guerre, il avait, avant toute chose, avant tout autre pays, la France presente a sa pensee. "Que penseront les Atheniens?" disait Alexandre apres Issus et Arbelles. "J'espere que les Francais seront contents de moi", disait Bonaparte apres Rivoli et les Pyramides. Avant la bataille, le moderne Alexandre s'occupait peu de ce qu'il ferait en cas de succes, mais beaucoup en cas de revers; il etait, plus que tout autre, convaincu qu'un rien decide parfois des plus grands evenements; aussi etait-il plus occupe de prevoir ces evenements que de les provoquer; il les regardait naitre, il les voyait murir; puis, le moment venu, il apparaissait, mettait la main sur eux, et les domptait et les dirigeait comme un habile ecuyer dompte et dirige un cheval fougueux. Sa grandeur rapide au milieu des revolutions, les changements politiques qu'il avait prepares ou vus s'accomplir, les evenements qu'il avait domines lui avaient donne un certain mepris des hommes, que, d'ailleurs, par sa nature, il n'etait point porte a estimer: aussi avait-il souvent a la bouche cette maxime d'autant plus desolante qu'il en avait reconnu la verite: "_Il y a deux leviers pour remuer les hommes, la crainte et l'interet._" Avec de pareils sentiments, Bonaparte ne devait pas croire et ne croyait point a l'amitie. "Combien de fois, dit Bourrienne, ne m'a-t-il pas repete: _L'amitie n'est qu'un mot; je n'aime personne, pas meme mes freres... Joseph un peu, peut-etre; et encore, si je l'aime, c'est par habitude et parce qu'il est mon aine... Duroc, oui, lui, je l'aime; mais pourquoi? parce que son caractere me plait, parce qu'il est froid, sec et severe; puis Duroc ne pleure jamais!... D'ailleurs, pourquoi aimerais-je? Croyez-vous que j'aie de vrais amis, moi? Tant que je serai ce que je suis, je m'en ferai, en apparence du moins; mais que je cesse d'etre heureux, et, vous verrez! Les arbres n'ont pas de feuilles pendant l'hiver... Voyez- vous, Bourrienne, il faut laisser pleurnicher les femmes. C'est leur affaire; mais, moi, pas de sensibilite. Il faut avoir la main vigoureuse et le coeur ferme; autrement il ne faut se meler ni de guerre ni de gouvernement._" Dans ses relations familieres, Bonaparte etait ce que l'on appelle au college un taquin; mais ses taquineries etaient exemptes de mechancete et presque jamais desobligeantes; sa mauvaise humeur, facile d'ailleurs a exciter, passait comme un nuage chasse par le vent, s'exhalait en paroles, se dissipait dans ses propres eclats. Pourtant, lorsqu'il s'agissait des affaires publiques, de quelque faute d'un de ses lieutenants ou de ses ministres, il se laissait aller a de graves emportements; ses boutades alors etaient vives et dures toujours, humiliantes parfois; il donnait un coup de massue sous lequel il fallait, bon gre mal gre, courber la tete: ainsi sa scene avec Jomini, ainsi sa scene avec le duc de Bellune. Bonaparte avait deux sortes d'ennemis, les jacobins et les royalistes: il detestait les premiers et craignait les seconds; lorsqu'il parlait des jacobins, il ne les appelait que les assassins de Louis XVI; quant aux royalistes, c'etait autre chose: on eut dit qu'il prevoyait la Restauration. Il avait pres de lui deux hommes qui avaient vote la mort du roi: Fouche et Cambaceres. Il renvoya Fouche de son ministere, et, s'il garda Cambaceres, ce fut a cause des services que pouvait rendre l'eminent legiste; mais il n'y pouvait tenir, et, souvent, prenant par l'oreille son collegue le second consul: -- Mon pauvre Cambaceres, disait-il, j'en suis bien fache, mais votre affaire est claire: si jamais les Bourbons reviennent, vous serez pendu! Un jour, Cambaceres s'impatienta, et, par un hochement de tete, arrachant son oreille aux pinces vivantes qui la tenaient: -- Allons, dit-il, laissez donc de cote vos mauvaises plaisanteries! Toutes les fois que Bonaparte echappait a un danger, une habitude d'enfance, une habitude corse reparaissait: il faisait sur sa poitrine, et avec le pouce, un rapide signe de croix. Quand il eprouvait quelque contrariete ou etait en proie a une pensee desagreable, il fredonnait: quel air? un air a lui, qui n'en etait pas un, que personne n'a reconnu, tant il avait la voix fausse; alors, et tout en chantonnant, il s'asseyait devant sa table de travail, se dandinant dans son fauteuil, se penchant en arriere au point de tomber a la renverse, et mutilant, comme nous l'avons dit, le bras de son fauteuil avec un canif qui n'avait pas pour lui d'autre utilite, attendu que jamais il ne taillait une plume lui-meme: c'etait son secretaire qui avait cette charge, et qui les lui taillait du mieux possible, interesse qu'il etait a ce que cette effroyable ecriture que l'on connait ne fut pas tout a fait illisible. On sait l'effet que produisait sur Bonaparte le son des cloches: c'etait la seule musique qu'il comprit et qui lui allat au coeur; s'il etait assis lorsque la vibration se faisait entendre, d'un signe de la main il recommandait le silence et se penchait du cote du son; s'il etait en train de se promener, il s'arretait, inclinait la tete et ecoutait: tant que la cloche tintait, il restait immobile; le bruit eteint dans l'espace, il reprenait son travail, repondant a ceux qui le priaient d'expliquer cette singuliere sympathie pour la voix de bronze: -- Cela me rappelle les premieres annees que j'ai passees a Brienne. J'etais heureux alors! A l'epoque ou nous sommes arrives, sa grande preoccupation etait l'achat qu'il venait de faire du domaine de la Malmaison; il allait tous les samedis soirs a cette campagne, y passait, comme un ecolier en vacances, la journee du dimanche et souvent meme celle du lundi. La, le travail etait neglige pour la promenade; pendant cette promenade, il surveillait lui-meme les embellissements qu'il faisait executer. Quelquefois, et dans les commencements surtout, ses promenades s'etendaient hors des limites de la maison de campagne; les rapports de la police mirent bientot ordre a ces excursions, qui furent supprimees completement apres la conspiration d'Arena et l'affaire de la machine infernale. Le revenu de la Malmaison, calcule par Bonaparte lui-meme, en supposant qu'il fit vendre ses fruits et ses legumes, pouvait monter a six mille francs. -- Cela n'est pas mal, disait-il a Bourrienne; mais, ajoutait-il avec un soupir, il faudrait avoir trente mille livres de rente en dehors pour pouvoir vivre ici. Bonaparte melait une certaine poesie a son gout pour la campagne: il aimait a voir sous les allees sombres du parc se promener une femme a la taille haute et flexible; seulement, il fallait qu'elle fut vetue de blanc: il detestait les robes de couleur foncee, et avait en horreur les grosses femmes; quant aux femmes enceintes, il eprouvait pour elles une telle repugnance, qu'il etait bien rare qu'il les invitat a ses soirees ou a ses fetes; du reste, peu galant de sa nature, imposant trop pour attirer, a peine poli avec les femmes, il prenait rarement sur lui de dire, meme aux plus jolies, une chose agreable; souvent meme on tressaillait, etonne des mauvais compliments qu'il faisait aux meilleures amies de Josephine. A telle femme il avait dit: "Oh! comme vous avez les bras rouges!" a telle autre: "Oh! la vilaine coiffure que vous avez la!" a celle-ci: "Vous avez une robe bien sale, je vous l'ai deja vue vingt fois!" a celle-la: "Vous devriez bien changer de couturiere, car vous etes singulierement fagotee." Un jour, il dit a la duchesse de Chevreuse, charmante blonde dont tout le monde admirait la chevelure: -- Ah! c'est singulier, comme vous etes rousse! -- C'est possible, repondit la duchesse; seulement, c'est la premiere fois qu'un homme me le dit. Bonaparte n'aimait pas le jeu, et, quand il jouait par hasard, c'etait au vingt-et-un; du reste, il avait cela de commun avec Henri IV, qu'il trichait; mais, le jeu fini, il laissait tout ce qu'il avait d'or et de billets sur la table en disant: -- Vous etes des niais! j'ai triche pendant tout le temps que nous avons joue, et vous ne vous en etes pas apercus. Que ceux qui ont perdu se rattrapent. Bonaparte, ne et eleve dans la religion catholique, n'avait de preference pour aucun dogme; lorsqu'il retablit l'exercice du culte, ce fut un acte politique qu'il accomplit et non un acte religieux. Il aimait cependant les causeries qui portaient sur ce sujet; mais lui-meme se tracait d'avance sa part dans la discussion en disant: -- Ma raison me tient dans l'incredulite de beaucoup de choses; mais les impressions de mon enfance et les inspirations de ma premiere jeunesse me rejettent dans l'incertitude. Pourtant, il ne voulait pas entendre parler de materialisme; peu lui importait le dogme, pourvu que ce dogme reconnut un Createur. Pendant une belle soiree de messidor, tandis que son batiment glissait entre le double azur de la mer et du ciel, les mathematiciens soutenaient qu'il n'y avait pas de Dieu, mais seulement une matiere animee. Bonaparte regarda cette voute celeste, plus brillante cent fois entre Malte et Alexandrie qu'elle ne l'est dans notre Europe, et, au moment ou l'on croyait qu'il etait bien loin de la conversation: -- Vous avez beau dire, s'ecria-t-il en montrant les etoiles, c'est un Dieu qui a fait tout cela. Bonaparte, tres exact a payer ses depenses particulieres, l'etait infiniment moins pour les depenses publiques; il etait convaincu que, dans les marches passes entre les ministres et les fournisseurs, si le ministre qui avait conclu le marche n'etait pas dupe, l'Etat, en tout cas, etait vole; aussi reculait-il autant que possible l'epoque du payement; alors il n'y avait point de chicanes et de difficultes qu'il ne fit, point de mauvaises raisons qu'il ne donnat; c'etait chez lui une idee fixe, un principe invariable, que tout fournisseur etait un fripon. Un jour, on lui presente un homme qui avait fait une soumission et avait ete accepte. -- Comment vous appelez-vous? demanda-t-il avec sa brusquerie ordinaire. -- Vollant, citoyen premier consul. -- Beau nom de fournisseur. -- Mon nom, citoyen, s'ecrie avec deux ll. -- On n'en vole que mieux, monsieur, reprit Bonaparte. Et il lui tourna le dos. Bonaparte revenait rarement sur une decision arretee, meme quand il l'avait reconnue injuste; jamais nul ne lui entendit dire: "J'ai eu tort." tout au contraire, son mot favori etait: "Je commence toujours par croire le mal." La maxime etait plus digne de Timon que d'Auguste. Mais, avec tout cela, on sentait que c'etait chez Bonaparte plutot un parti pris d'avoir l'air de mepriser les hommes que de les mepriser veritablement. Il n'etait ni haineux ni vindicatif; seulement, parfois croyait-il trop a la _necessite_, la deesse aux coins de fer; au reste, hors du champ de la politique, sensible, bon, accessible a la pitie, aimant les enfants, grande preuve d'un coeur doux et pitoyable, ayant dans la vie privee de l'indulgence pour les faiblesses humaines, et parfois une certaine bonhomie, celle de Henri IV jouant avec ses enfants, malgre l'arrivee de l'ambassadeur d'Espagne. Si nous faisions ici de l'histoire, nous aurions encore bien des choses a dire de Bonaparte, sans compter -- quand nous aurions fini avec Bonaparte -- ce qui nous resterait a dire de Napoleon. Mais nous ecrivons une simple chronique dans laquelle Bonaparte joue son role; par malheur, la ou se montre Bonaparte, ne fit-il qu'apparaitre, il devient, malgre le narrateur, un personnage principal. Qu'on nous pardonne donc d'etre retombe dans la digression, cet homme qui est a lui seul tout un monde, nous a, en depit de nous- meme, entraine dans son tourbillon. Revenons a Roland et, par consequent, a notre recit. XXXVII -- L'AMBASSADEUR Nous avons vu qu'en rentrant, Roland avait demande le premier consul, et qu'on lui avait repondu que le premier consul travaillait avec le ministre de la police. Roland etait le familier de la maison; quel que fut le fonctionnaire avec lequel travaillat Bonaparte, a son retour d'un voyage ou d'une simple course, il avait l'habitude d'entr'ouvrir la porte du cabinet et de passer la tete. Souvent le premier consul etait si occupe, qu'il ne faisait pas attention a cette tete qui passait. Alors, Roland prononcait ce seul mot: "General!" ce qui voulait dire dans cette langue intime que les deux condisciples avaient continue de parler: "General, je suis la; avez-vous besoin de moi? j'attends vos ordres." Si le premier n'avait pas besoin de Roland, il repondait: "C'est bien." Si, au contraire, il avait besoin de lui, il disait ce seul mot: "Entre." Roland entrait alors, et attendait dans l'embrasure d'une fenetre que son general lui dit pour quel motif il l'avait fait entrer. Comme d'habitude, Roland passa la tete en disant: -- General! -- Entre, repondit le premier consul, avec une satisfaction visible. Entre! Entre! Roland entra. Comme on le lui avait dit, Bonaparte travaillait avec le ministre de la police. L'affaire dont s'occupait le premier consul, et qui paraissait le preoccuper fort, avait aussi pour Roland son cote d'interet. Il s'agissait de nouvelles arrestations de diligences operees par les compagnons de Jehu. Sur la table etaient trois proces-verbaux constatant l'arrestation d'une diligence et de deux malles-poste. Dans une de ces malles-poste se trouvait le caissier de l'armee d'Italie, Triber. Les arrestations avaient eu lieu, la premiere sur la grande route de Meximieux a Montluel, dans la partie du chemin qui traverse le territoire de la commune de Belignieux; la seconde, a l'extremite du lac de Silans, du cote de Nantua; la troisieme, sur la grande route de Saint-Etienne a Bourg, a l'endroit appele les Carronnieres. Un fait particulier se rattachait a l'une de ces arrestations. Une somme de quatre mille francs et une caisse de bijouterie avaient, par megarde, ete confondues avec les groupes d'argent appartenant au gouvernement, et enlevees aux voyageurs; ceux-ci les croyaient perdues, lorsque le juge de paix de Nantua recut une lettre sans signature, qui lui indiquait l'endroit ou ces objets avaient ete enterres, avec priere de les remettre a leurs proprietaires, les compagnons de Jehu faisant la guerre au gouvernement, mais non aux particuliers. D'un autre cote, dans l'affaire des Cartonnieres, ou les voleurs, pour arreter la malle-poste, qui, malgre leur ordre de faire halte, redoublait de vitesse, avaient ete forces de faire feu sur un cheval, les compagnons de Jehu avaient cru devoir un dedommagement au maitre de poste, et celui-ci avait recu cinq cents francs en paiement de son cheval tue. C'etait juste ce que le cheval avait coute huit jours auparavant, et cette estimation prouvait que l'on avait affaire a des gens qui se connaissaient en chevaux. Les proces-verbaux dresses par les autorites locales etaient accompagnes des declarations des voyageurs. Bonaparte chantonnait cet air inconnu dont nous avons parle; ce qui prouvait qu'il etait furieux. Aussi, comme de nouveaux renseignements devaient lui arriver avec Roland, avait-il repete trois fois a Roland d'entrer. -- Eh bien, lui dit-il, decidement ton departement est en revolte contre moi; tiens, regarde. Roland jeta un coup d'oeil sur les papiers et comprit. -- Justement, dit-il, je revenais pour vous parler de cela, mon general. -- Alors, parlons-en; mais, d'abord, demande a Bourrienne mon atlas departemental. Roland demanda l'atlas, et, devinant ce que desirait Bonaparte, l'ouvrit au departement de l'Ain. -- C'est cela, dit Bonaparte; montre-moi ou les choses se sont passees. Roland posa le doigt sur l'extremite de la carte, du cote de Lyon. -- Tenez, mon general, voici l'endroit precis de la premiere attaque, ici, en face de Bellignieux. -- Et la seconde? -- A eu lieu ici, dit Roland reportant son doigt de l'autre cote du departement, vers Geneve; voici le lac de Nantua, et voici celui de Silans. -- Maintenant, la troisieme? Roland ramena son doigt vers le centre. -- General, voici la place precise; les Cartonnieres ne sont point marquees sur la carte, a cause de leur peu d'importance. -- Qu'est-ce que les Cartonnieres? demanda le premier consul. -- General, on appelle Cartonnieres, chez nous, des fabriques de tuiles; elles appartiennent au citoyen Terrier: voici la place qu'elles devraient occuper sur la carte. Et Roland indiqua, du bout d'un crayon qui laissa sa trace sur le papier, l'endroit precis ou devait avoir eu lieu l'arrestation. -- Comment, dit Bonaparte, la chose s'est passee a une demi-lieue a peine de Bourg! -- A peine, oui, general; cela explique comment le cheval blesse a ete ramene a Bourg, et n'est mort que dans les ecuries de la Belle-Alliance. -- Vous entendez tous ces details, monsieur! dit Bonaparte en s'adressant au ministre de la police. -- Oui, citoyen premier consul, repondit celui-ci. -- Vous savez que je veux que les brigandages cessent. -- J'y ferai tous mes efforts. -- Il ne s'agit pas de faire tous vos efforts, il s'agit de reussir. Le ministre s'inclina. -- Ce n'est qu'a cette condition, continua Bonaparte, que je reconnaitrai que vous etes veritablement l'homme habile que vous pretendez etre. -- Je vous y aiderai, citoyen, dit Roland. -- Je n'osais vous demander votre concours, dit le ministre. -- Oui, mais moi je vous l'offre; ne faites rien que nous ne nous soyons concertes ensemble. Le ministre regarda Bonaparte. -- C'est bien, dit Bonaparte, allez. Roland passera au ministere. Le ministre salua et sortit. -- En effet, continua le premier consul, il y va de ton honneur d'exterminer ces bandits, Roland: d'abord, la chose se passe dans ton departement; puis ils paraissent en vouloir particulierement a toi et a ta famille. -- Au contraire, dit Roland, et voila ce dont j'enrage, c'est qu'ils epargnent moi et ma famille. -- Revenons la-dessus, Roland; chaque detail a son importance; c'est la guerre de Bedouins que nous recommencons. -- Remarquez ceci, general: je vais passer une nuit a la chartreuse de Seillon, attendu, m'assure-t-on, qu'il y revient des fantomes. En effet, un fantome m'apparait, mais parfaitement inoffensif: je tire sur lui deux coups de pistolet, il ne se retourne meme pas. Ma mere se trouve dans une diligence arretee, elle s'evanouit: un des voleurs a pour elle les soins les plus delicats, lui frotte les tempes avec du vinaigre et lui fait respirer des sels. Mon frere Edouard se defend autant qu'il est en lui: on le prend, on l'embrasse, on lui fait toutes sortes de compliments sur son courage; peu s'en faut qu'on ne lui donne des bonbons en recompense de sa belle conduite. Tout au contraire, mon ami sir John m'imite, va ou j'ai ete; on le traite en espion et on le poignarde! -- Mais il n'en est pas mort? -- Non: tout au contraire, il se porte si bien, qu'il veut epouser ma soeur. -- Ah! ah! il a fait la demande? -- Officielle. -- Et tu as repondu?... -- J'ai repondu que ma soeur dependait de deux personnes. -- Ta mere et toi, c'est trop juste. -- Non pas: ma soeur elle-meme... et vous. -- Elle, je comprends; mais moi? -- Ne m'avez-vous pas dit, general, que vous vouliez la marier? Bonaparte se promena un instant, les bras croises, et reflechissant; puis, tout a coup, s'arretant devant Roland: -- Qu'est-ce que ton Anglais? -- Vous l'avez vu, general. -- Je ne parle pas physiquement; tous les Anglais se ressemblent: des yeux bleus, les cheveux roux, le teint blanc et la machoire allongee. -- C'est le _the, _dit gravement Roland. -- Comment, le the? -- Oui; vous avez appris l'anglais, general? -- C'est-a-dire que j'ai essaye de l'apprendre. -- Votre professeur a du vous dire alors que le _the _se prononcait en appuyant la langue contre les dents; eh bien, a force de prononcer le _the, _et, par consequent, de repousser leurs dents avec leur langue, les Anglais finissent par avoir cette machoire allongee qui, comme vous le disiez tout a l'heure, est un des caracteres distinctifs de leur physionomie. Bonaparte regarda Roland pour savoir si l'eternel railleur riait ou parlait serieusement. Roland demeura imperturbable. -- C'est ton opinion? dit Bonaparte. -- Oui, general, et je crois que, physiologiquement, elle en vaut bien une autre; j'ai une foule d'opinions comme celle-la que je mets au jour au fur et a mesure que l'occasion s'en presente. -- Revenons a ton Anglais. -- Volontiers, general. -- Je te demandais ce qu'il etait. -- Mais c'est un excellent gentleman: tres brave, tres calme, tres impassible, tres noble, tres riche, et, de plus -- ce qui n'est probablement pas une recommandation pour vous -- neveu de lord Grenville, premier ministre de Sa Majeste. -- Tu dis? -- Je dis premier ministre de Sa Majeste Britannique. Bonaparte reprit sa promenade, et, revenant a Roland: -- Puis-je le voir ton Anglais? -- Vous savez bien, mon general, que vous pouvez tout. -- Ou est-il? -- A Paris. -- Va le chercher et amene-le-moi. Roland avait l'habitude d'obeir sans repliquer; il prit son chapeau et s'avanca vers la porte. -- Envoie-moi Bourrienne, dit le premier consul, au moment ou Roland passait dans le cabinet de son secretaire. Cinq minutes apres que Roland avait disparu, Bourrienne paraissait. -- Asseyez-vous la, Bourrienne, dit le premier consul. Bourrienne s'assit, prepara son papier, trempa sa plume dans l'encre et attendit. -- Y etes-vous? demanda Bonaparte en s'asseyant sur le bureau meme ou ecrivait Bourrienne, ce qui etait encore une de ses habitudes, habitude qui desesperait le secretaire, Bonaparte ne cessant point de se balancer pendant tout le temps qu'il dictait, et, par ce balancement, agitant le bureau de la meme facon a peu pres que s'il eut ete au milieu de l'Ocean sur une mer houleuse. -- J'y suis, repondit Bourrienne, qui avait fini par se faire, tant bien que mal, a toutes les excentricites du premier consul. -- Alors, ecrivez. Et il dicta: "Bonaparte, premier consul de la Republique, a Sa Majeste le roi de la Grande-Bretagne et d'Irlande. "Appele par le voeu de la nation francaise a occuper la premiere magistrature de la Republique, je crois convenable d'en faire directement part a Votre Majeste. "La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde, doit-elle etre eternelle? N'est-il donc aucun moyen de s'entendre? "Comment les deux nations les plus eclairees de l'Europe, puissantes et fortes toutes deux plus que ne l'exigent leur surete et leur independance, peuvent-elles sacrifier a des idees de vaine grandeur ou a des antipathies mal raisonnees le bien du commerce, la prosperite interieure, le bonheur des familles? comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la premiere des gloires? "Ces sentiments ne sauraient etre etrangers au coeur de Votre Majeste, qui gouverne une nation libre dans le seul but de la rendre heureuse. "Votre Majeste ne verra dans cette ouverture que mon desir sincere de contribuer efficacement, pour la seconde fois, a la pacification generale par une demarche prompte, toute de confiance et degagee de ces formes qui, necessaires peut-etre pour deguiser la dependance des Etats faibles, ne decelent dans les Etats forts que le desir mutuel de se tromper. "La France et l'Angleterre, par l'abus de leurs forces, peuvent longtemps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l'epuisement; mais, j'ose le dire, le sort de toutes les nations civilisees est attache a la fin d'une guerre qui embrase le monde entier." Bonaparte s'arreta. -- Je crois que c'est bien ainsi, dit-il; relisez-moi cela, Bourrienne. Bourrienne lut la lettre qu'il venait d'ecrire. Apres chaque paragraphe, le premier consul approuvait de la tete, en disant: -- Allez. Avant meme les derniers mots, il prit la lettre des mains de Bourrienne, et signa avec une plume neuve. C'etait son habitude de ne se servir qu'une fois de la meme plume, rien ne lui etait plus desagreable qu'une tache d'encre aux doigts. -- C'est bien, dit-il; cachetez et mettez l'adresse: A _lord Grenville._ Bourrienne fit ce qui lui etait recommande. En ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui s'arretait dans la cour du Luxembourg. Puis, un instant apres, la porte s'ouvrit et Roland parut. -- Eh bien? demanda Bonaparte. -- Quand je vous disais que vous pouviez tout ce que vous vouliez, general. -- Tu as ton Anglais? -- Je l'ai rencontre au carrefour de Buci, et, sachant que vous n'aimiez pas a attendre, je l'ai pris tel qu'il etait et l'ai force de monter en voiture. Par ma foi, un instant j'ai cru que je serais oblige de le faire conduire ici par le poste de la rue Mazarine; il est en bottes et en redingote. -- Qu'il entre, dit Bonaparte. -- Entrez, milord, fit Roland en se retournant. Lord Tanlay parut sur le seuil de la porte. Bonaparte n'eut besoin que de jeter un coup d'oeil sur lui pour reconnaitre le parfait gentleman. Un peu d'amaigrissement, un reste de paleur donnaient a sir John tous les caracteres d'une haute distinction. Il s'inclina et attendit la presentation en veritable Anglais qu'il etait. -- General, dit Roland, j'ai l'honneur de vous presenter sir John Tanlay, qui voulait, pour avoir l'honneur de vous voir, aller jusqu'a la troisieme cataracte, et qui, aujourd'hui, se fait tirer l'oreille pour venir jusqu'au Luxembourg. -- Venez, milord, venez, dit Bonaparte; ce n'est ni la premiere fois que nous nous voyons, ni la premiere fois que j'exprime le desir de vous connaitre; il y avait donc presque de l'ingratitude, a vous, de vous refuser a mon desir. -- Si j'ai hesite, general, repondit sir John en excellent francais, selon son habitude, c'est que je ne pouvais croire a l'honneur que vous me faites. -- Et puis, tout naturellement et par sentiment national, vous me detestez, n'est-ce pas, comme tous vos compatriotes? -- Je dois avouer, general, repondit sir John en souriant, qu'ils n'en sont encore qu'a l'admiration. -- Et partagez-vous cet absurde prejuge de croire que l'honneur national veut que l'on haisse aujourd'hui l'ennemi qui peut etre notre ami demain? -- La France a presque ete pour moi une seconde patrie, general, et mon ami Roland vous dira que j'aspire au moment ou, de mes deux patries, celle a qui je devrai le plus sera la France. -- Ainsi, vous verriez sans repugnance la France et l'Angleterre se donner la main pour le bonheur du monde? -- Le jour ou je verrais cela serait pour moi un jour heureux. -- Et, si vous pouviez contribuer a amener ce resultat, vous y preteriez-vous? -- J'y exposerais ma vie. -- Roland m'a dit que vous etiez parent de lord Grenville. -- Je suis son neveu. -- Etes-vous en bons termes avec lui? -- Il aimait fort ma mere, qui etait sa soeur ainee. -- Avez-vous herite de la tendresse qu'il portait a votre mere? -- Oui; seulement, je crois qu'il la tient en reserve pour le jour ou je rentrerai en Angleterre. -- Vous chargeriez-vous de lui porter une lettre de moi? -- Adressee a qui? -- Au roi George III. -- Ce serait un grand honneur pour moi. -- Vous chargeriez-vous de dire de vive voix a votre oncle ce que l'on ne peut ecrire dans une lettre? -- Sans y changer un mot: les paroles du general Bonaparte sont de l'histoire. -- Eh bien, dites-lui... Mais, s'interrompant et se retournant vers Bourrienne: -- Bourrienne, dit-il, cherchez-moi la derniere lettre de l'empereur de Russie. Bourrienne ouvrit un carton, et, sans chercher, mit la main sur une lettre qu'il donna a Bonaparte. Bonaparte jeta un coup d'oeil sur la lettre, et, la presentant a lord Tanlay: -- Dites-lui, reprit-il, d'abord et avant toute chose que vous avez lu cette lettre. Sir John s'inclina et lut: "Citoyen premier consul, "J'ai recu, armes et habilles a neuf, chacun avec l'uniforme de son corps, les neuf mille Russes faits prisonniers en Hollande, et que vous m'avez envoyes sans rancon, sans echange, sans condition aucune. "C'est de la pure chevalerie, et j'ai la pretention d'etre un chevalier. "Je crois que ce que je puis vous offrir de mieux, citoyen premier consul, en echange de ce magnifique cadeau, c'est mon amitie. "La voulez-vous? "Comme arrhes de cette amitie, j'envoie ses passeports a lord Whitworth, ambassadeur d'Angleterre a Saint-Petersbourg. "En outre, si vous voulez etre, je ne dirai pas meme mon second, mais mon temoin, je provoque en duel personnel et particulier tous les rois qui ne prendront point parti contre l'Angleterre et qui ne lui fermeront pas leurs ports. "Je commence par mon voisin, le roi du Danemark, et vous pouvez lire, dans la _Gazette de _la Cour, le cartel que je lui envoie. "Ai-je encore autre chose a vous dire? "Non. "Si ce n'est qu'a nous deux nous pouvons faire la loi au monde. "Et puis encore que je suis votre admirateur et sincere ami. "PAUL." Lord Tanlay se retourna vers le premier consul. -- Vous savez que l'empereur de Russie est fou, dit-il. -- Serait-ce cette lettre qui vous l'apprendrait, milord? demanda Bonaparte. -- Non; mais elle me confirme dans mon opinion. -- C'est d'un fou que Henri VI de Lancastre a recu la couronne de saint Louis, et le blason d'Angleterre -- jusqu'au moment ou je les y gratterai avec mon epee -- porte encore les fleurs de lis de France. Sir John sourit; son orgueil national se revoltait a cette pretention du vainqueur des Pyramides. -- Mais, reprit Bonaparte, il n'est point question de cela aujourd'hui, et chaque chose viendra en son temps. -- Oui, murmura sir John, nous sommes encore trop pres d'Aboukir. -- Oh! ce n'est pas sur mer que je vous battrai, dit Bonaparte: il me faudrait cinquante ans pour faire de la France une nation maritime; c'est la-bas... Et de sa main, il montra l'Orient. -- Pour le moment, je vous le repete, il s'agit, non pas de guerre, mais de paix: j'ai besoin de la paix pour accomplir le reve que je fais, et surtout de la paix avec l'Angleterre. Vous voyez que je joue cartes sur table: je suis assez fort pour etre franc. Le jour ou un diplomate dira la verite, ce sera le premier diplomate du monde, attendu que personne ne le croira, et que, des lors, il arrivera sans obstacle a son but. -- J'aurai donc a dire a mon oncle que vous voulez la paix? -- Tout en lui disant que je ne crains pas la guerre. Ce que je ne fais pas avec le roi George, vous le voyez, je puis le faire avec l'empereur Paul; mais la Russie n'en est pas au point de civilisation ou je la voudrais pour en faire une alliee. -- Un instrument vaut quelquefois mieux qu'un allie. -- Oui; mais, vous l'avez dit, l'empereur est fou, et, au lieu d'armer les fous, milord, mieux vaut les desarmer. Je vous dis donc que deux nations comme la France et l'Angleterre doivent etre deux amies inseparables ou deux ennemies acharnees: amies, elles sont les deux poles de la terre, equilibrant son mouvement par un poids egal; ennemies, il faut que l'une detruise l'autre et se fasse l'axe du monde. -- Et si lord Grenville, sans douter de votre genie, doutait de votre puissance; s'il est de l'avis de notre poete Coleridge, s'il croit que l'Ocean au rauque murmure garde son ile et lui sert de rempart, que lui dirai-je? -- Deroulez-nous une carte du monde, Bourrienne, dit Bonaparte. Bourrienne deroula une carte; Bonaparte s'en approcha. -- Voyez-vous ces deux fleuves? dit-il. Et il montrait a sir John le Volga et le Danube. -- Voila la route de l'Inde, ajouta-t-il. -- Je croyais que c'etait l'Egypte, general, dit sir John. -- Je l'ai cru un instant comme vous, ou plutot, j'ai pris celle- la parce que je n'en avais pas d'autre. Le tzar m'ouvre celle-ci; que votre gouvernement ne me force point a la prendre! Me suivez- vous? -- Oui, citoyen; marchez devant. -- Eh bien, si l'Angleterre me force a la combattre, si je suis oblige d'accepter l'alliance du successeur de Catherine, voici ce que je fais: j'embarque quarante mille Russes sur le Volga; je leur fais descendre le fleuve jusqu'a Astrakan; ils traversent la mer Caspienne et vont m'attendre a Asterabad. Sir John s'inclina en signe d'attention profonde. Bonaparte continua. -- J'embarque quarante mille Francais sur le Danube. -- Pardon, citoyen premier consul, mais le Danube est un fleuve autrichien. -- J'aurai pris Vienne. Sir John regarda Bonaparte. -- J'aurai pris Vienne, continua celui-ci. J'embarque donc quarante mille Francais sur le Danube; je trouve, a son embouchure, des vaisseaux russes qui les transportent jusqu'a Taganrog; je leur fais remonter par terre le cours du Don jusqu'a Pratisbianskaia, d'ou ils se portent a Tzaritsin; la, ils descendent le Volga a leur tour avec les memes batiments qui ont conduit les quarante mille Russes a Asterabad; quinze jours apres, j'ai quatre-vingt mille hommes dans la Perse occidentale. D'Asterabad, les deux corps reunis se porteront sur l'Indus; la Perse, ennemie de l'Angleterre, est notre alliee naturelle. -- Oui; mais, une fois dans le Pendjab, l'alliance perse vous manque, et une armee de quatre-vingt mille hommes ne traine point facilement avec elle ses approvisionnements. -- Vous oubliez une chose, dit Bonaparte, comme si l'expedition etait faite, c'est que j'ai laisse des banquiers a Teheran et a Caboul; or, rappelez-vous ce qui arriva, il y a neuf ans, dans la guerre de lord Cornwallis contre Tippo-Saib: le general en chef manquait de vivres; un simple capitaine... je ne me rappelle plus son nom... -- Le capitaine Malcom, fit lord Tanlay. -- C'est cela, s'ecria Bonaparte, vous savez l'affaire! Le capitaine Malcom eut recours a la caste des brinjaries, ces bohemiens de l'Inde, qui couvrent de leurs campements la peninsule hindoustanique, ou ils font exclusivement le commerce de grains; eh bien, ces bohemiens sont a ceux qui les payent, fideles jusqu'au dernier sou: ce sont eux qui me nourriront. -- Il faudra passer l'Indus. -- Bon! dit Bonaparte, j'ai soixante lieues de developpement entre Dera-Ismael-Khan et Attok; je connais l'Indus comme je connais la Seine; c'est un fleuve lent qui fait une lieue a l'heure, dont la profondeur moyenne, la ou je dis, est de douze a quinze pieds et qui a dix gues peut-etre sur ma ligne d'operation. -- Ainsi votre ligne d'operation est deja tracee? demanda sir John en souriant. -- Oui, attendu qu'elle se deploie devant un massif non interrompu de provinces fertiles et bien arrosees; attendu qu'en l'abordant je tourne les deserts sablonneux qui separent la vallee inferieure de l'Indus du Radjepoutanah; attendu, enfin, que c'est sur cette base que se sont faites toutes les invasions de l'Inde qui ont eu quelques succes depuis Mahmoud de Ghizni, en l'an 1000, jusqu'a Nadir-Schah, en 1739: et combien entre ces deux epoques ont fait la route que je compte faire! passons-les en revue... Apres Mahmoud de Ghizni, Mahomet-Gouri, en 1184, avec cent vingt mille hommes; apres Mahomet-Gouri, Timour-Lung ou Timour le Boiteux, dont nous avons fait Tamerlan, avec soixante mille hommes; apres Timour-Lung, Babour; apres Babour, Humayoun; que sais-je, moi! L'Inde n'est-elle pas a qui veut ou a qui sait la prendre? -- Vous oubliez, citoyen premier consul, que tous ces conquerants que vous venez de nommer n'ont eu affaire qu'aux peuplades indigenes, tandis que vous aurez affaire aux Anglais, vous. Nous avons dans l'Inde... -- Vingt a vingt-deux mille hommes. -- Et cent mille cipayes. -- J'ai fait le compte de chacun, et je traite l'Angleterre et l'Inde, l'une avec le respect, l'autre avec le mepris qu'elle merite: partout ou je trouve l'infanterie europeenne, je prepare une seconde, une troisieme, s'il le faut une quatrieme ligne de reserve, supposant que les trois premieres peuvent plier sous la baionnette anglaise; mais partout ou je ne rencontre que des cipayes, des fouets de poste pour cette canaille, c'est tout ce qu'il me faut. Avez-vous encore quelques questions a me faire, milord? -- Une seule, citoyen premier consul: desirez-vous serieusement la paix? -- Voici la lettre par laquelle je la demande a votre roi, milord; et c'est pour etre bien sur qu'elle sera remise a Sa Majeste Britannique, que je prie le neveu de lord Grenville d'etre mon messager. -- Il sera fait selon votre desir, citoyen; et, si j'etais l'oncle au lieu d'etre le neveu, je promettrais davantage. -- Quand pouvez-vous partir? -- Dans une heure, je serai parti. -- Vous n'avez aucun desir a m'exprimer avant votre depart? -- Aucun. En tous cas, si j'en avais, je laisse mes pleins pouvoirs a mon ami Roland. -- Donnez-moi la main, milord; ce sera de bon augure, puisque nous representons, vous l'Angleterre, et moi la France. Sir John accepta l'honneur que lui faisait Bonaparte, avec cette exacte mesure qui indiquait a la fois sa sympathie pour la France et ses reserves pour l'honneur national. Puis, ayant serre celle de Roland avec une effusion toute fraternelle, il salua une derniere fois le premier consul et sortit. Bonaparte le suivit des yeux, parut reflechir un instant; puis, tout a coup: -- Roland, dit-il, non seulement je consens au mariage de ta soeur avec lord Tanlay, mais encore je le desire: tu entends? je le desire. Et il pesa tellement sur chacun de ces trois mots, qu'ils signifierent clairement, pour quiconque connaissait le premier consul, non plus "je le desire", mais "je le veux!" La tyrannie etait douce pour Roland; aussi l'accepta-t-il avec un remerciement plein de reconnaissance. XXXVIII -- LES DEUX SIGNAUX Disons ce qui se passait au chateau des Noires-Fontaines, trois jours apres que les evenements que nous venons de raconter se passaient a Paris. Depuis que, successivement, Roland d'abord, puis madame de Montrevel et son fils, et enfin sir John, avaient pris la route de Paris, Roland pour rejoindre son general, madame de Montrevel pour conduire Edouard au college, et sir John pour faire a Roland ses ouvertures matrimoniales, Amelie etait restee seule avec Charlotte au chateau des Noires-Fontaines. Nous disons _seule, _parce que Michel et son fils Jacques n'habitaient pas precisement le chateau: ils logeaient dans un petit pavillon attenant a la grille; ce qui adjoignait pour Michel les fonctions de concierge a celles de jardinier. Il en resultait que, le soir -- a part la chambre d'Amelie, situee, comme nous l'avons dit, au premier etage sur le jardin, et celle de Charlotte, situee dans les mansardes au troisieme -- les trois rangs de fenetres du chateau restaient dans l'obscurite. Madame de Montrevel avait emmene avec elle la seconde femme de chambre. Les deux jeunes filles etaient peut-etre bien isolees dans ce corps de batiment, se composant d'une douzaine de chambres et de trois etages, surtout au moment ou la rumeur publique signalait tant d'arrestations sur les grandes routes; aussi Michel avait-il offert a sa jeune maitresse de coucher dans le corps de logis principal, afin d'etre a meme de lui porter secours en cas de besoin; mais celle-ci avait, d'une voix ferme, declare qu'elle n'avait pas peur et qu'elle desirait que rien ne fut change aux dispositions habituelles du chateau. Michel n'avait point autrement insiste et s'etait retire tout en disant que, du reste, mademoiselle pouvait dormir tranquille, et que lui et Jacques feraient des rondes autour du chateau. Ces rondes de Michel avaient paru un instant inquieter Amelie; mais elle avait bientot reconnu que Michel se bornait a aller, avec Jacques, se mettre a l'affut sur la lisiere de la foret de Seillon, et la frequente apparition sur la table, ou d'un rable de lievre ou d'un cuissot de chevreuil, prouvait que Michel tenait sa parole a l'endroit des rondes promises. Amelie avait donc cesse de s'inquieter de ces rondes de Michel qui avaient lieu justement du cote oppose a celui ou elle avait craint d'abord qu'il ne les fit. Or, comme nous l'avons dit, trois jours apres les evenements que nous venons de raconter, ou, pour parler plus correctement, pendant la nuit qui suivit ce troisieme jour, ceux qui etaient habitues a ne voir de lumiere qu'a deux fenetres du chateau des Noires-Fontaines, c'est-a-dire a la fenetre d'Amelie au premier etage, et a la fenetre de Charlotte au troisieme, eussent pu remarquer avec etonnement que, de onze heures du soir a minuit, les quatre fenetres du premier etaient eclairees. Il est vrai que chacune d'elles n'etait eclairee que par une seule bougie. Ils eussent pu voir encore la forme d'une jeune fille qui, a travers son rideau, fixait les yeux dans la direction du village de Ceyzeriat. Cette jeune fille, c'etait Amelie, Amelie pale, la poitrine oppressee, et paraissant attendre anxieusement un signal. Au bout de quelques minutes, elle s'essuya le front et respira presque joyeusement. Un feu venait de s'allumer dans la direction ou se perdait son regard. Aussitot elle passa de chambre en chambre, et eteignit les unes apres les autres les trois bougies, ne laissant vivre et bruler que celle qui se trouvait dans sa chambre. Comme si le feu n'eut attendu que cette obscurite, il s'eteignit a son tour. Amelie s'assit pres de sa fenetre, et demeura immobile, les yeux fixes sur le jardin. Il faisait une nuit sombre, sans etoiles, sans lune, et cependant, au bout d'un quart d'heure, elle vit, ou plutot elle devina une ombre qui traversait la pelouse et s'approchait du chateau. Elle placa son unique bougie dans l'angle le plus recule de la chambre et revint ouvrir sa fenetre. Celui qu'elle attendait etait deja sur le balcon. Comme la premiere nuit ou nous l'avons vu faire cette escalade, il enveloppa de son bras la taille de la jeune fille et l'entraina dans la chambre. Mais celle-ci opposa une legere resistance; elle cherchait de la main la cordelette de la jalousie: elle la detacha du clou qui la retenait, et la jalousie retomba avec plus de bruit que la prudence ne l'eut peut-etre voulu. Derriere la jalousie, elle ferma la fenetre. Puis elle alla chercher la bougie dans l'angle ou elle l'avait cachee. La bougie alors eclaira son visage. Le jeune homme jeta un cri d'effroi; le visage d'Amelie etait couvert de larmes. -- Qu'est-il donc arrive? demanda-t-il. -- Un grand malheur! dit la jeune fille. -- Oh! je m'en suis doute en voyant le signal par lequel tu me rappelais, m'ayant recu la nuit derniere... Mais, dis, ce malheur est-il irreparable? -- A peu pres, repliqua Amelie. -- Au moins, j'espere, ne menace-t-il que moi? -- Il nous menace tous deux. Le jeune homme passa sa main sur son front pour en essuyer la sueur. -- Allons, fit-il, j'ai de la force. -- Si tu as la force d'ecouter tout, je n'ai point celle de tout te dire. Alors, prenant une lettre sur la cheminee: -- Lis, dit-elle; voici ce que j'ai recu par le courrier du soir. Le jeune homme prit la lettre, et, l'ouvrant, courut a la signature. -- Elle est de madame de Montrevel, dit-il. -- Oui, avec un post-scriptum de Roland. Le jeune homme lut: "Ma fille bien-aimee, "Je desire que la nouvelle que je t'annonce te cause une joie egale a celle qu'elle m'a faite et qu'elle fait a notre cher Roland. Sir John, a qui tu contestais un coeur et que tu pretendais etre une mecanique sortie des ateliers de Vaucanson, reconnait qu'on eut eu parfaitement raison de le juger ainsi jusqu'au jour ou il t'a vue; mais il soutient que, depuis ce jour, il a veritablement un coeur, et que ce coeur t'adore. "T'en serais-tu doutee, ma chere Amelie, a ses manieres aristocratiquement polies, mais ou l'oeil meme de ta mere n'avait rien reconnu de tendre? "Ce matin, en dejeunant avec ton frere, il lui a fait la demande officielle de ta main. Ton frere a accueilli cette ouverture avec joie; cependant, il n'a rien promis d'abord. Le premier consul, avant le depart de Roland pour la Vendee, avait deja parle de se charger de ton etablissement; mais voila que le premier consul a desire voir lord Tanlay, qu'il l'a vu, et que lord Tanlay, du premier coup, tout en faisant ses reserves nationales, est entre dans les bonnes graces du premier consul, au point que celui-ci l'a charge, seance tenante, d'une mission pour son oncle lord Grenville. Lord Tanlay est parti a l'instant meme pour l'Angleterre. "Je ne sais combien de jours sir John restera absent; mais, a coup sur, a son retour, il demandera la permission de se presenter devant toi comme ton fiance. "Lord Tanlay est jeune encore, d'une figure agreable, immensement riche; il est admirablement apparente en Angleterre; il est l'ami de Roland. Je ne sais pas d'homme qui ait plus de droits, je ne dirai point a ton amour, ma chere Amelie, mais a ta profonde estime. "Maintenant, tout le reste en deux mots. "Le premier consul est toujours parfaitement bon pour moi et pour tes deux freres, et madame Bonaparte m'a fait entendre qu'elle n'attendait que ton mariage pour t'appeler pres d'elle. "Il est question de quitter le Luxembourg et d'aller demeurer aux Tuileries: Comprends-tu toute la portee de ce changement de domicile? "Ta mere, qui t'aime, "CLOTILDE DE MONTREVEL" Sans s'arreter, le jeune homme passa au post-scriptum de Roland. Il etait concu en ces termes: "Tu as lu, chere petite soeur, ce que t'ecrit notre bonne mere. Ce mariage est convenable sous tous les rapports. Il ne s'agit point ici de faire la petite fille; le premier consul _desire_ que tu sois lady Tanlay, c'est-a-dire qu'il _le veut._ "Je quitte Paris pour quelques jours; mais, si je ne te vois pas, tu entendras parler de moi. "Je t'embrasse. "ROLAND" -- Eh bien, Charles, demanda Amelie lorsque le jeune homme eut fini sa lecture, que dis-tu de cela? -- Que c'etait une chose a laquelle nous devions nous attendre d'un jour a l'autre, mon pauvre ange, mais qui n'en est pas moins terrible. -- Que faire? -- Il y a trois choses a faire. -- Dis. -- Avant tout, resiste, si tu en as la force; c'est le plus court et le plus sur. Amelie baissa la tete. -- Tu n'oseras jamais, n'est-ce pas? -- Jamais. -- Cependant tu es ma femme, Amelie. Un pretre a beni notre union. -- Mais ils disent que ce mariage est nul devant la loi, parce qu'il n'a ete que beni par un pretre. -- Et toi, dit Morgan, toi, l'epouse d'un proscrit, cela ne te suffit pas? En parlant ainsi, sa voix tremblait. Amelie eut un elan pour se jeter dans ses bras. -- Mais ma mere! dit-elle. Nous n'avions pas la presence et la benediction de ma mere. -- Parce qu'il y avait des risques a courir et que nous avons voulu les courir seuls. -- Et cet homme, surtout... N'as-tu pas entendu que mon frere dit qu'il _veut?_ --Oh! si tu m'aimais, Amelie, cet homme verrait bien qu'il peut changer la face d'un Etat, porter la guerre d'un bout du monde a l'autre, fonder une legislation, batir un trone, mais qu'il ne peut forcer une bouche a dire oui lorsque le coeur dit non. -- Si je t'aimais! dit Amelie du ton d'un doux reproche. Il est minuit, tu es dans ma chambre, je pleure dans tes bras, je suis la fille du general de Montrevel, la soeur de Roland, et tu dis: "Si tu m'aimais." -- J'ai tort, j'ai tort, mon adoree Amelie; oui, je sais que tu es elevee dans l'adoration de cet homme; tu ne comprends pas que l'on puisse lui resister, et quiconque lui resiste est a tes yeux un rebelle. -- Charles, tu as dit que nous avions trois choses a faire; quelle est la seconde? -- Accepter en apparence l'union qu'on te propose, mais gagner du temps en la retardant sous toutes sortes de pretextes. L'homme n'est pas immortel. -- Non; mais il est bien jeune pour que nous comptions sur sa mort. La troisieme chose, mon ami? -- Fuir... mais, a cette ressource extreme, Amelie, il y a deux obstacles: tes repugnances d'abord. -- Je suis a toi, Charles; ces repugnances, je les surmonterai. -- Puis, ajouta le jeune homme, mes engagements. -- Tes engagements? -- Mes compagnons sont lies a moi, Amelie; mais je suis lie a eux. Nous aussi, nous avons un homme dont nous relevons, un homme a qui nous avons jure obeissance. Cet homme, c'est le futur roi de France. Si tu admets le devouement de ton frere a Bonaparte, admets le notre a Louis XVIII. Amelie laissa tomber sa tete dans ses mains en poussant un soupir. -- Alors, dit-elle, nous sommes perdus. -- Pourquoi cela? Sous differents pretextes, sous celui de ta sante surtout, tu peux gagner un an; avant un an, il sera oblige de recommencer une guerre en Italie probablement; une seule defaite lui ote tout son prestige; enfin, en un an, il se passe bien des choses. -- Tu n'as donc pas lu le post-scriptum de Roland, Charles? -- Si fait; mais je n'y vois rien de plus que dans la lettre de ta mere. -- Relis la derniere phrase. Et Amelie remit la lettre sous les yeux du jeune homme. Il lut: "Je quitte Paris pour quelques jours; mais, si tu ne me vois pas, tu entendras parler de moi." -- Eh bien? -- Sais-tu ce que cela veut dire? -- Non. -- Cela veut dire que Roland est a ta poursuite. -- Qu'importe, puisqu'il ne peut mourir de la main d'aucun de nous? -- Mais, toi, malheureux, tu peux mourir de la sienne! -- Crois-tu que je dusse lui en vouloir beaucoup s'il me tuait, Amelie? -- Oh! cela ne s'etait point encore presente a mon esprit, dans mes craintes les plus sombres. -- Ainsi, tu crois ton frere en chasse de nous? -- J'en suis sure. -- D'ou te vient cette certitude? -- Sur sir John mourant et qu'il croyait mort, il a jure de le venger. -- S'il eut ete mort au lieu d'etre mourant, fit le jeune homme avec amertume, nous ne serions pas ou nous en sommes, Amelie. -- Dieu l'a sauve, Charles; il etait donc bon qu'il ne mourut pas. -- Pour nous?... -- Je ne sonde pas les desseins du Seigneur. Je te dis, mon Charles bien-aime, garde-toi de Roland; Roland est pres d'ici. Charles sourit d'un air de doute. -- Je te dis qu'il est non seulement pres d'ici, mais ici; on l'a vu. -- On l'a vu! ou? Qui? -- Qui l'a vu? -- Oui. -- Charlotte, la femme de chambre, la fille du concierge de la prison; elle m'avait demande la permission d'aller visiter ses parents hier dimanche: je devais te voir, je lui ai donne conge jusqu'a ce matin. -- Eh bien? -- Elle a donc passe la nuit chez ses parents. A onze heures, le capitaine de gendarmerie est venu amener des prisonniers. Tandis qu'on les ecrouait, un homme est arrive enveloppe d'un manteau, et a demande le capitaine. Charlotte a cru reconnaitre la voix du nouvel arrivant; elle a regarde avec attention; et, dans un moment ou le manteau s'est ecarte du visage, elle a reconnu mon frere. Le jeune homme fit un mouvement. -- Comprends-tu, Charles? mon frere qui vient ici, a Bourg; qui y vient mysterieusement, sans me prevenir de sa presence; mon frere qui demande le capitaine de gendarmerie, qui le suit jusque dans la prison, qui ne parle qu'a lui et qui disparait? N'est-ce point une menace terrible pour mon amour, dis? Et, en effet, au fur et a mesure qu'Amelie parlait, le front de son amant se couvrait d'un nuage sombre. -- Amelie, dit-il, quand nous nous sommes faits ce que nous sommes, nul de nous ne s'est dissimule les perils qu'il courait. -- Mais, au moins, demanda Amelie, vous avez change d'asile, vous avez abandonne la chartreuse de Seillon? -- Nos morts seuls y sont restes et l'habitent a cette heure. -- Est-ce un asile bien sur que la grotte de Ceyzeriat? -- Aussi sur que peut l'etre tout asile ayant deux issues. -- La chartreuse de Seillon aussi avait deux issues, et cependant, tu le dis, vous y avez laisse vos morts. -- Les morts sont plus en surete que les vivants: ils sont certains de ne pas mourir sur l'echafaud. Amelie sentit un frisson lui passer par tout le corps. -- Charles! murmura-t-elle. -- Ecoute, dit le jeune homme, Dieu m'est temoin, et toi aussi, que j'ai toujours, dans nos entrevues, mis mon sourire et ma gaiete entre tes pressentiments et mes craintes; mais, aujourd'hui, l'aspect des choses a change; nous arrivons en face de la lutte. Quel qu'il soit, nous approchons du denouement; je ne te demande point, mon Amelie, ces choses folles et egoistes que les amants menaces d'un grand danger exigent de leurs maitresses, je ne te demande pas de garder ton coeur au mort, ton amour au cadavre... -- Ami, fit la jeune fille en lui posant la main sur le bras, prends garde, tu vas douter de moi. -- Non: je te fais le merite plus grand en te laissant libre d'accomplir le sacrifice dans toute son etendue; mais je ne veux pas qu'aucun serment te lie, qu'aucun lien t'etreigne. -- C'est bien, fit Amelie. -- Ce que je te demande, continua le jeune homme, ce que tu vas me jurer sur notre amour, helas! si funeste pour toi, c'est que, si je suis arrete, si je suis desarme, si je suis emprisonne, condamne a mort, ce que je te demande, ce que j'exige de toi, Amelie, c'est que, par tous les moyens possibles, tu me fasses passer des armes, non seulement pour moi, mais encore pour mes compagnons, afin que nous soyons toujours maitres de notre vie. --Mais alors, Charles, ne me permettrais-tu donc pas de tout dire, d'en appeler a la tendresse de mon frere, a la generosite du premier consul? La jeune fille n'acheva point, son amant lui saisissait violemment le poignet. -- Amelie, lui dit-il, ce n'est plus un serment, ce sont deux serments que je te demande. 'Tu vas me jurer d'abord, et avant tout, que tu ne solliciteras point ma grace. Jure, Amelie, jure! -- Ai-je besoin de jurer, ami? dit la jeune fille en eclatant en sanglots; je te le promets. -- Sur le moment ou je t'ai dit que je t'aimais, sur celui ou tu m'as repondu que j'etais aime? -- Sur ta vie, sur la mienne, sur le passe, sur l'avenir, sur nos sourires, sur nos larmes! -- C'est que je n'en mourrais pas moins, vois-tu, Amelie, dusse-je me briser la tete contre la muraille; seulement, je mourrais deshonore. -- Je te le promets, Charles. -- Reste ma seconde priere, Amelie: si nous sommes pris et condamnes; des armes ou du poison, enfin un moyen de mourir; un moyen, quelconque! Me venant de toi, la mort me sera encore un bonheur. -- De pres ou de loin, libre ou prisonnier, vivant ou mort, tu es mon maitre, je suis ton esclave; ordonne et je t'obeirai. -- Voila tout, Amelie; tu le vois, c'est simple et clair: point de grace, et des armes. -- Simple et clair, mais terrible. -- Et cela sera ainsi, n'est-ce pas? -- Tu le veux? -- Je t'en supplie. -- Ordre ou priere, mon Charles, ta volonte sera faite. Le jeune homme soutint de son bras gauche la jeune fille, qui semblait pres de s'evanouir, et rapprocha sa bouche de la sienne. Mais, au moment ou leurs levres allaient se toucher, le cri de la chouette se fit entendre si pres de la fenetre, qu'Amelie tressaillit, et que Charles releva la tete. Le cri se fit entendre une seconde fois, puis une troisieme. -- Ah! murmura Amelie, reconnais-tu le cri de l'oiseau de mauvais augure! Nous sommes condamnes, mon ami. Mais Charles secoua la tete. -- Ce n'est point le cri de la chouette, Amelie, dit-il, c'est l'appel de l'un de mes compagnons. Eteins la bougie. Amelie souffla la lumiere, tandis que son amant ouvrait la fenetre. -- Ah! jusqu'ici! murmura-t-elle; on vient te chercher jusqu'ici! -- Oh! c'est notre ami, notre confident, le comte de Jayat; nul autre que lui ne sait ou je suis. Puis, du balcon: -- Est-ce toi, Montbar? demanda-t-il. -- Oui, est-ce toi, Morgan? -- Oui. Un homme sortit d'un massif d'arbres. -- Nouvelles de Paris; pas un instant a perdre: il y va de notre vie a tous. -- Tu entends, Amelie? Et, prenant la jeune fille dans ses bras, il la serra convulsivement contre son coeur. -- Va, dit-elle d'une voix mourante, va; n'as-tu pas entendu qu'il s'agissait de votre vie a tous? -- Adieu, mon Amelie bien-aimee, adieu! -- Oh! ne dis pas adieu! -- Non, non, au revoir. -- Morgan! Morgan! dit la voix de celui qui attendait au bas du balcon. Le jeune homme appuya une derniere fois ses levres sur celles d'Amelie, et, s'elancant vers la fenetre, il enjamba le balcon, et, d'un seul bond, se trouva pres de son ami. Amelie poussa un cri et s'avanca jusqu'a la balustrade; mais elle ne vit plus que deux ombres qui se perdaient dans les tenebres, rendues plus epaisses par le voisinage des grands arbres qui formaient le parc. XXXIX -- LA GROTTE DE CEYZERIAT Les deux jeunes gens s'enfoncerent sous l'ombre des grands arbres; Morgan guida son compagnon, moins familier que lui avec les detours du parc, et le conduisit juste a l'endroit ou il avait l'habitude d'escalader le mur. Il ne fallut qu'une seconde a chacun d'eux pour accomplir cette operation. Un instant apres, ils etaient sur les bords de la Reyssouse. Un bateau attendait au pied d'un saule. Ils s'y jeterent tous deux, et, en trois coups d'aviron, toucherent l'autre bord. Un sentier cotoyait la berge de la riviere et conduisait a un petit bois qui s'etend de Ceyzeriat a Etrez, c'est-a-dire sur une longueur de trois lieues, faisant ainsi, de l'autre cote de la Reyssouse, le pendant de la foret de Seillon. Arrives a la lisiere du bois, ils s'arreterent; jusque-la, ils avaient marche aussi rapidement qu'il est possible de le faire sans courir, et ni l'un ni l'autre n'avaient prononce une parole. Toute la route parcourue etait deserte; il etait probable, certain meme, qu'on n'avait ete vu de personne. On pouvait donc respirer. -- Ou sont les compagnons? demanda Morgan. -- Dans la grotte, repondit Montbar. -- Et pourquoi ne nous y rendons-nous pas a l'instant meme? -- Parce qu'au pied de ce hetre nous devons trouver un des notres qui nous dira si nous pouvons aller plus loin sans danger. -- Lequel? -- D'Assas. Une ombre apparut derriere l'arbre et s'en detacha. -- Me voici, dit l'ombre. -- Ah! c'est toi, firent les deux jeunes gens. -- Quoi de nouveau? demanda Montbar. -- Rien; on vous attend pour prendre une decision. -- En ce cas, allons vite. Les trois jeunes gens reprirent leur course; au bout de trois cents pas, Montbar s'arretait de nouveau. -- Armand! fit-il a demi-voix. A cet appel, on entendit le froissement des feuilles seches, et une quatrieme ombre sortit d'un massif et s'approcha des trois compagnons. -- Rien de nouveau? demanda Montbar. -- Si fait: un envoye de Cadoudal. -- Celui qui est deja venu? -- Oui. -- Ou est-il? -- Avec les freres, dans la grotte. -- Allons. Montbar s'elanca le premier; le sentier etait devenu si etroit, que les quatre jeunes gens ne pouvaient marcher que l'un apres l'autre. Le chemin monte, pendant cinq cents pas a peu pres, par une pente assez douce, mais tortueuse. Arrive a une clairiere, Montbar s'arreta et fit entendre trois fois ce meme cri de la chouette qui avait indique sa presence a Morgan. Un seul houhoulement de hibou lui repondit. Puis, du milieu des branches d'un chene touffu, un homme se laissa glisser a terre; c'etait la sentinelle qui veillait a l'ouverture de la grotte. Cette ouverture etait a dix pas du chene. Par la disposition des massifs qui l'entouraient, il fallait etre presque dessus pour l'apercevoir. La sentinelle echangea quelques mots tout bas avec Montbar, qui semblait, en remplissant les devoirs d'un chef, vouloir laisser Morgan tout entier a ses pensees; puis, comme sa faction sans doute n'etait point achevee, le bandit remonta dans les branches du chene, et, au bout d'un instant, se trouva si bien ne faire qu'un avec le corps de l'arbre, que ceux a la vue desquels il venait d'echapper le cherchaient vainement dans son bastion aerien. Le defile devenait plus etroit au fur et a mesure qu'on approchait de l'entree de la grotte. Montbar y penetra le premier, et, d'un enfoncement ou il les savait trouver, tira un briquet, une pierre a feu, de l'amadou, des allumettes et une torche. L'etincelle jaillit, l'amadou prit feu, l'allumette repandit sa flamme bleuatre et incertaine, a laquelle succeda la flamme petillante et resineuse de la torche. Trois ou quatre chemins se presentaient, Montbar en prit un sans hesiter. Ce chemin tournait sur lui-meme en s'enfoncant dans la terre; on eut dit que les jeunes gens reprenaient sous le sol la trace de leurs pas, et suivaient le contre-pied de la route qui les avait amenes. Il etait evident que l'on parcourait les detours d'une ancienne carriere, peut-etre celle d'ou sortirent, il y a dix-neuf cents ans, les trois villes romaines qui ne sont plus aujourd'hui que des villages, et le camp de Cesar qui les surmonte. De place en place, le sentier souterrain que l'on suivait etait coupe dans toute sa largeur par un large fosse, franchissable seulement a l'aide d'une planche, que l'on pouvait d'un coup de pied faire tomber au fond de la tranchee. De place en place encore, on voyait des epaulements derriere lesquels on pouvait se retrancher et faire feu, sans exposer a la vue de l'ennemi aucune partie de son corps. Enfin, a cinq cents pas de l'entree a peu pres, une barricade a hauteur d'homme offrait un dernier obstacle a ceux qui eussent voulu parvenir jusqu'a une espece de rotonde ou se tenaient, assis ou couches, une dizaine d'hommes occupes, les uns a lire, les autres a jouer. Aucun des lecteurs ni des joueurs ne se derangea au bruit des pas des arrivants, ou a la vue de la lumiere qui se jouait sur les parois de la carriere, tant ils etaient surs que des amis seuls pouvaient penetrer jusqu'a eux, gardes comme ils l'etaient. Au reste, l'aspect qu'offrait ce campement etait des plus pittoresques; les bougies, qui brulaient a profusion -- les compagnons de Jehu etaient trop aristocrates pour s'eclairer a une autre lumiere que celle de la bougie --, se refletaient sur des trophees d'armes de toute espece, parmi lesquelles les fusils a deux coups et les pistolets tenaient le premier rang; des fleurets et des masques d'armes etaient pendus dans les intervalles; quelques instruments de musique etaient poses ca et la; enfin une ou deux glaces dans leurs cadres dores indiquaient que la toilette n'etait pas un de ces passe-temps les moins apprecies des etranges habitants de cette demeure souterraine. Tous paraissaient aussi tranquilles que si la nouvelle qui avait tire Morgan des bras d'Amelie eut ete inconnue, ou regardee comme sans importance. Cependant, lorsque a l'approche du petit groupe venant du dehors, ces mots: "Le capitaine! le capitaine!" se furent fait entendre, tous se leverent, non pas avec la servilite des soldats qui voient venir leur chef, mais avec la deference affectueuse de gens intelligents et forts pour un plus fort et plus intelligent qu'eux. Morgan alors secoua la tete, releva le front, et, passant devant Montbar, penetra au centre du cercle qui s'etait forme a sa vue. -- Eh bien, amis, demanda-t-il, il parait qu'il y a des nouvelles? -- Oui, capitaine, dit une voix; on assure que la police du premier consul nous fait l'honneur de s'occuper de nous. -- Ou est le messager? demanda Morgan. -- Me voici, dit un jeune homme vetu de l'uniforme des courriers de cabinet, et tout couvert encore de poussiere et de boue. -- Avez-vous des depeches? -- Ecrites, non; verbales, oui. -- D'ou viennent-elles? -- Du cabinet particulier du ministre. -- Alors, on peut y croire? -- Je vous en reponds; c'est tout ce qu'il y a de plus officiel. -- Il est bon d'avoir des amis partout, fit Montbar en maniere de parenthese. -- Et surtout pres de M. Fouche, reprit Morgan; voyons les nouvelles. -- Dois-je les dire tout haut, ou a vous seul? -- Comme je presume qu'elles nous interessent tous, dites-nous les tout haut. -- Eh bien, le premier consul a fait venir le citoyen Fouche au palais du Luxembourg, et lui a lave la tete a notre endroit. -- Bon! Apres? -- Le citoyen Fouche a repondu que nous etions des droles fort adroits, fort difficiles a joindre, plus difficiles encore a prendre quand on nous avait rejoints. Bref, il a fait le plus grand eloge de nous. -- C'est bien aimable a lui. Apres? -- Apres, le premier consul a repondu que cela ne le regardait pas, que nous etions des brigands, et que c'etaient nous qui, avec nos brigandages, soutenions la guerre de la Vendee; que le jour ou nous ne ferions plus passer d'argent en Bretagne, il n'y aurait plus de Chouannerie. -- Cela me parait admirablement raisonne. -- Que c'etait dans l'Est et dans le Midi qu'il fallait frapper l'Ouest. -- Comme l'Angleterre dans l'Inde. -- Qu'en consequence, il donnait carte blanche au citoyen Fouche, et que, dut-il depenser un million et faire tuer cinq cents hommes, il lui fallait nos tetes. -- Eh bien, mais il sait a qui il les demande; reste a, savoir si nous les laisserons prendre. -- Alors, le citoyen Fouche est rentre furieux, et il a declare qu'il fallait, qu'avant huit jours, il n'existat plus en France un seul compagnon de Jehu. -- Le delai est court. -- Le meme jour, des courriers sont partis pour Lyon, pour Macon, pour Lons-le-Saulnier, pour Besancon et pour Geneve, avec ordre aux chefs des garnisons de faire personnellement tout ce qu'ils pourraient pour arriver a notre destruction, mais, en outre, d'obeir sans replique a M. Roland de Montrevel, aide de camp du premier consul, et de mettre a sa disposition, pour en user comme bon lui semblerait, toutes les troupes dont il pourrait avoir besoin. -- Et je puis ajouter ceci, dit Morgan, que M. Roland de Montrevel est deja en campagne; hier, il a eu, a la prison de Bourg, une conference avec le capitaine de gendarmerie. -- Sait-on dans quel but? demanda une voix. -- Pardieu! dit un autre, pour y retenir nos logements. -- Maintenant le sauvegarderas-tu toujours? demanda d'Assas. -- Plus que jamais. -- Ah! c'est trop fort, murmura une voix. -- Pourquoi cela? repliqua Morgan d'un ton imperieux; n'est-ce pas mon droit de simple compagnon? -- Certainement, dirent deux autres voix. -- Eh bien, j'en use, et comme simple compagnon, et comme votre capitaine. -- Si cependant, au milieu de la melee, une balle s'egare! dit une voix. -- Alors, ce n'est pas un droit que je reclame, ce n'est pas un ordre que je donne, c'est une priere que je fais; mes amis, promettez-moi, sur l'honneur, que la vie de Roland de Montrevel vous sera sacree. D'une voix unanime, tous ceux qui etaient la repondirent en etendant la main -- Sur l'honneur, nous le jurons! -- Maintenant, reprit Morgan, il s'agit d'envisager notre position sous son veritable point de vue, de ne pas nous faire d'illusions, le jour ou une police intelligente se mettra a notre poursuite et nous fera veritablement la guerre, il est impossible que nous resistions: nous ruserons comme le renard, nous nous retournerons comme le sanglier, mais notre resistance sera une affaire de temps, et voila tout: c'est mon avis du moins. Morgan interrogea des yeux ses compagnons, et l'adhesion fut unanime: seulement, c'etait le sourire sur les levres qu'ils reconnaissaient que leur perte etait assuree. II en etait ainsi a cette etrange epoque: on recevait la mort sans crainte, comme on la donnait sans emotion. -- Et maintenant, demanda Montbar, n'as-tu rien a ajouter? -- Si fait, dit Morgan; j'ai a ajouter que rien n'est plus facile que de nous procurer des chevaux ou meme de partir a pied: nous sommes tous chasseurs et plus ou moins montagnards. A cheval, il nous faut six heures pour etre hors de France; a pied, il nous en faut douze; une fois en Suisse, nous faisons la nique au citoyen Fouche et a sa police; voila ce que j'avais a ajouter. -- C'est bien amusant de se moquer du citoyen Fouche, dit Adler, mais c'est bien ennuyeux de quitter la France. -- Aussi ne mettrai-je aux voix ce parti extreme qu'apres que nous aurons entendu le messager de Cadoudal. -- Ah! c'est vrai, dirent deux ou trois voix, le Breton! ou donc est le Breton? -- Il dormait quand je suis parti, dit Montbar. -- Et il dort encore, dit Adler en designant du doigt un homme couche sur un lit de paille dans un renfoncement de la grotte. On reveilla le Breton, qui se dressa sur ses genoux en se frottant les yeux d'une main et en cherchant par habitude sa carabine de l'autre. -- Vous etes avec des amis, dit une voix, n'ayez donc pas peur. -- Peur! dit le Breton; qui donc suppose la-bas que je puisse avoir peur? -- Quelqu'un qui probablement ne sait pas ce que c'est, mon cher Branche-d'or, dit Morgan (car il reconnaissait le messager de Cadoudal pour celui qui etait deja venu et qu'on avait recu dans la chartreuse pendant la nuit ou lui-meme etait arrive a Avignon), et au nom duquel je vous fais des excuses. Branche-d'or regarda le groupe de jeunes gens devant lequel il se trouvait, d'un air qui ne laissait pas de doute sur la repugnance avec laquelle il acceptait un certain genre de plaisanteries; mais, comme ce groupe n'avait rien d'offensif et qu'il etait evident que sa gaiete n'etait point de la raillerie, il demanda d'un air assez gracieux: -- Lequel de vous tous, messieurs, est le chef? J'ai a lui remettre une lettre de la part de mon general. Morgan fit un pas en avant. -- C'est moi, dit-il. -- Votre nom? -- J'en ai deux. -- Votre nom de guerre? -- Morgan. -- Oui, c'est bien celui-la que le general a dit; d'ailleurs, je vous reconnais; c'est vous qui, le soir ou j'ai ete recu par des moines, m'avez remis un sac de soixante mille francs: alors, j'ai une lettre pour vous. -- Donne. Le paysan prit son chapeau, en arracha la coiffe, et, entre la coiffe et le feutre, prit un morceau de papier qui avait l'air d'une double coiffe et qui semblait blanc au premier abord. Puis, avec le salut militaire, il presenta le papier a Morgan. Celui-ci commenca par le tourner et le retourner; voyant que rien n'y etait ecrit, ostensiblement du moins: -- Une bougie, dit-il. On approcha une bougie; Morgan exposa le papier a la flamme. Peu a peu le papier se couvrit de caracteres, et a la chaleur l'ecriture parut. Cette experience paraissait familiere aux jeunes gens; le Breton seul la regardait avec une certaine surprise. Pour cet esprit naif, il pouvait bien y avoir, dans cette operation, une certaine magie; mais, du moment ou le diable servait la cause royaliste, le Chouan n'etait pas loin de pactiser avec le diable. -- Messieurs, dit Morgan, voulez-vous savoir ce que nous dit le maitre? Tous s'inclinerent, ecoutant. Le jeune homme lut: "Mon cher Morgan, "Si l'on vous disait que j'ai abandonne la cause et traite avec le gouvernement du premier consul en meme temps que les chefs vendeens, n'en croyez pas un mot; je suis de la Bretagne bretonnante, et par consequent, entete comme un vrai Breton. Le premier consul a envoye un de ses aides de camp m'offrir amnistie entiere pour mes hommes, et pour moi le grade de colonel; je n'ai pas meme consulte mes hommes, et j'ai refuse pour eux et pour moi. "Maintenant, tout depend de vous: comme nous ne recevons des princes ni argent ni encouragement, vous etes notre seul tresorier; fermez-nous votre caisse, ou plutot cessez de nous ouvrir celle du gouvernement, et l'opposition royaliste, dont le coeur ne bat plus qu'en Bretagne, se ralentit peu a peu et finit par s'eteindre tout a fait. "Je n'ai pas besoin de vous dire que, lorsqu'il se sera eteint, c'est que le mien aura cesse de battre. "Notre mission est dangereuse; il est probable que nous y laisserons notre tete; mais ne trouvez-vous pas qu'il sera beau pour nous d'entendre dire apres nous, si l'on entend encore quelque chose au-dela de la tombe: _Tous avaient desespere, eux ne desespererent pas!_ "L'un de nous deux survivra a l'autre, mais pour succomber a son tour; que celui-la dise en mourant: _Etiamsi omnes, ego non._ "Comptez sur moi comme je compte sur vous. "GEORGES CADOUDAL" "P.S. Vous savez que vous pouvez remettre a Branche-d'or tout ce que vous avez d'argent pour la cause; il m'a promis de ne pas se laisser prendre, et je me fie a sa parole." Un murmure d'enthousiasme s'eleva, parmi les jeunes gens lorsque Morgan eut acheve les derniers mots de cette lettre. -- Vous avez entendu, messieurs? dit-il. -- Oui, oui, oui, repeterent toutes les voix. -- D'abord, quelle somme avons-nous a remettre a Branche-d'or? -- Treize mille francs du lac de Silans; vingt-deux mille des Carronnieres, quatorze mille de Meximieux; en tout, quarante-neuf mille, dit Adler. -- Vous entendez, mon cher Branche-d'or? dit Morgan; ce n'est pas grand-chose, et nous sommes de moitie plus pauvres que la derniere fois; mais vous connaissez le proverbe: "La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a." -- Le general sait ce que vous risquez pour conquerir cet argent, et il a dit que, si peu que vous puissiez lui envoyer, il le recevrait avec reconnaissance. -- D'autant plus que le prochain envoi sera meilleur, dit la voix d'un jeune homme qui venait de se meler au groupe sans etre vu, tant l'attention s'etait concentree sur la lettre de Cadoudal et sur celui qui la lisait, surtout si nous voulons dire deux mots a la malle de Chambery samedi prochain. -- Ah! c'est toi, Valensolle, dit Morgan. -- Pas de noms propres, s'il te plait, baron; faisons-nous fusiller, guillotiner, rouer, ecarteler, mais sauvons l'honneur de la famille. Je m'appelle Adler et ne reponds pas a d'autre nom. -- Pardon, j'ai tort; tu disais donc...? -- Que la malle de Paris a Chambery passerait samedi entre la Chapelle-de-Guinchay et Belleville, portant cinquante mille francs du gouvernement aux religieux du mont Saint-Bernard, ce a quoi j'ajoutais qu'il y avait, entre ces deux localites, un endroit nomme la Maison-Blanche, lequel me parait admirable pour tendre une embuscade. -- Qu'en dites-vous, messieurs? demanda Morgan; faisons-nous l'honneur au citoyen Fouche de nous inquieter de sa police? Partons-nous? Quittons-nous la France? ou bien restons-nous les fideles compagnons de Jehu? Il n'y eut qu'un cri: -- Restons! -- A la bonne heure! dit Morgan; je nous reconnais la, freres; Cadoudal nous a trace notre route dans l'admirable lettre que nous venons de recevoir de lui; adoptons donc son heroique devise: _Etiamsi omnes, ego non._ Alors, s'adressant au paysan breton: -- Branche-d'or, lui dit-il, les quarante neuf mille francs sont a ta disposition; pars quand tu voudras; promets en notre nom quelque chose de mieux pour la prochaine fois, et dis au general, de ma part, que, partout ou il ira, meme a l'echafaud, je me ferai un honneur de le suivre ou de le preceder; au revoir, Branche- d'or! Puis, se retournant vers le jeune homme qui avait paru si fort desirer que l'on respectat son incognito: -- Mon cher Adler, lui dit-il en homme qui a retrouve sa gaiete un instant absente, c'est moi qui me charge de vous nourrir et de vous coucher cette nuit, si toutefois vous daignez m'accepter pour votre hote. -- Avec reconnaissance, ami Morgan, repondit le nouvel arrivant: seulement, je te previens que je m'accommoderai de tous les lits, attendu que je tombe de fatigue; mais pas de tous les soupers, attendu que je meurs de faim. -- Tu auras un bon lit et un souper excellent. -- Que faut-il faire pour cela? -- Me suivre. -- Je suis pret. -- Alors, viens. Bonne nuit, messieurs! C'est toi qui veilles, Montbar? -- Oui. -- En ce cas, nous pouvons dormir tranquilles. Sur quoi, Morgan passa un de ses bras sous le bras de son ami, prit de l'autre main une torche qu'on lui presentait, et s'avanca dans les profondeurs de la grotte, ou nous allons le suivre si le lecteur n'est pas trop fatigue de cette longue seance. C'etait la premiere fois que Valensolle, qui etait, ainsi que nous l'avons vu, des environs d'Aix, avait l'occasion de visiter la grotte de Ceyzeriat, tout recemment adoptee par les compagnons de Jehu pour lieu de refuge. Dans les reunions precedentes, il avait eu l'occasion seulement d'explorer les tours et les detours de la chartreuse de Seillon, qu'il avait fini par connaitre assez intimement pour que, dans la comedie jouee devant Roland, on lui confiat le role de fantome. Tout etait donc curieux et inconnu pour lui dans le nouveau domicile ou il allait faire son premier somme, et qui paraissait etre, pour quelques jours du moins, le quartier general de Morgan. Comme il en est de toutes les carrieres abandonnees, et qui ressemblent, au premier abord, a une cite souterraine, les differentes rues creusees pour l'extraction de la pierre finissaient toujours par aboutir a un cul-de-sac, c'est-a-dire a ce point de la mine ou le travail avait ete interrompu. Une seule de ces rues semblait se prolonger indefiniment. Cependant, arrivait un point ou elle-meme avait du s'arreter un jour; mais, vers l'angle de l'impasse, avait ete creusee -- dans quel but? la chose est restee un mystere pour les gens du pays meme -- une ouverture des deux tiers moins large que la galerie a laquelle elle aboutissait, et pouvant donner passage a deux hommes de front a peu pres. Les deux amis s'engagerent dans cette ouverture. L'air y devenait si rare, que leur torche, a chaque pas, menacait de s'eteindre. Valensolle sentit des gouttes d'eau glacees tomber sur ses epaules et sur ses mains. -- Tiens! dit-il, il pleut ici? --Non, repondit Morgan en riant: seulement, nous passons sous la Reyssouse. -- Alors, nous allons a Bourg? -- A peu pres. -- Soit; tu me conduis, tu me promets a souper et a coucher: je n'ai a m'inquieter de rien, que de voir s'eteindre notre lampe cependant..., ajouta le jeune homme en suivant des yeux la lumiere palissante de la torche. -- Et ce ne serait pas bien inquietant, attendu que nous nous retrouverions toujours. -- Enfin! dit Valensolle, et quand on pense que c'est pour des princes qui ne savent pas meme notre nom, et qui, s'ils le savaient un jour, l'auraient oublie le lendemain du jour ou ils l'auraient su, qu'a trois heures du matin nous nous promenons dans une grotte, que nous passons sous des rivieres, et que nous allons coucher je ne sais ou, avec la perspective d'etre pris, juges et guillotines un beau matin; sais-tu que c'est stupide, Morgan? -- Mon cher, repondit Morgan, ce qui passe pour stupide, et ce qui n'est pas compris du vulgaire en pareil cas, a bien des chances pour etre sublime. -- Allons, dit Valensolle, je vois que tu perds encore plus que moi au metier que nous faisons; je n'y mets que du devouement, et tu y mets de l'enthousiasme. Morgan poussa un soupir. -- Nous sommes arrives, dit-il, laissant tomber la conversation comme un fardeau qui lui pesait a porter plus longtemps. En effet, il venait de heurter du pied les premieres marches d'un escalier. Morgan, eclairant et precedant Valensolle, monta dix degres et rencontra une grille. Au moyen d'une clef qu'il tira de sa poche, la grille fut ouverte. On se trouva dans un caveau funeraire. Aux deux cotes de ce caveau, deux cercueils etaient soutenus par des trepieds de fer; des couronnes ducales et l'ecusson d'azur a la croix d'argent indiquaient que ces cercueils devaient renfermer des membres de la famille de Savoie avant que cette famille portat la couronne royale. Un escalier apparaissait dans la profondeur du caveau, conduisant a un etage superieur. Valensolle jeta un regard curieux autour de lui, et, a la lueur vacillante de la torche, reconnut la localite funebre dans laquelle il se trouvait. -- Diable! fit-il, nous sommes, a ce qu'il parait, tout le contraire des Spartiates. -- En ce qu'ils etaient republicains et que nous sommes royalistes? demanda Morgan. -- Non: en ce qu'ils faisaient venir un squelette a la fin de leurs repas, tandis que nous, c'est au commencement. -- Es-tu bien sur que ce soient les Spartiates qui donnassent cette preuve de philosophie? demanda Morgan en refermant la porte. -- Eux ou d'autres, peu m'importe, dit Valensolle; par ma foi, ma citation est faite; l'abbe Vertot ne recommencait pas son siege, je ne recommencerai pas ma citation. -- Eh bien! une autre fois, tu diras les Egyptiens. -- Bon! fit Valensolle avec une insouciance qui ne manquait pas d'une certaine melancolie, je serai probablement un squelette moi- meme avant d'avoir l'occasion de montrer mon erudition une seconde fois. Mais que diable fais-tu donc? et pourquoi eteins-tu la torche? Tu ne vas pas me faire souper et coucher ici, j'espere bien? En effet, Morgan venait d'eteindre sa torche sur la premiere marche de l'escalier qui conduisait a l'etage superieur. -- Donne-moi la main, repondit le jeune homme. Valensolle saisit la main de son ami avec un empressement qui temoignait d'un mediocre desir de faire, au milieu des tenebres, un long sejour dans le caveau des ducs de Savoie, quelque honneur qu'il y eut pour un vivant a frayer avec de si illustres morts. Morgan monta les degres. Puis il parut, au roidissement de sa main, qu'il faisait un effort. En effet, une dalle se souleva, et, par l'ouverture, une lueur crepusculaire tremblota aux yeux de Valensolle, tandis qu'une odeur aromatique, succedant a l'atmosphere mephitique du caveau, vint rejouir son odorat. -- Ah! dit-il, par ma foi, nous sommes dans une grange, j'aime mieux cela. Morgan ne repondit rien; il aida son compagnon a sortir du caveau, et laissa retomber la dalle. Valensolle regarda tout autour de lui: il etait au centre d'un vaste batiment rempli de foin, et dans lequel la lumiere penetrait par des fenetres si admirablement decoupees, que ce ne pouvaient etre celles d'une grange. -- Mais, dit Valensolle, nous ne sommes pas dans une grange? -- Grimpe sur ce foin et va t'asseoir pres de cette fenetre, repondit Morgan. Valensolle obeit, grimpa sur le foin comme un ecolier en vacances, et alla, ainsi que le lui avait dit Morgan, s'asseoir pres de la fenetre. Un instant apres, Morgan deposa entre les jambes de son ami une serviette contenant un pate, du pain, une bouteille de vin, deux verres, deux couteaux et deux fourchettes. -- Peste! dit Valensolle, Lucullus soupe chez Lucullus. Puis, plongeant son regard, a travers les vitraux sur un batiment perce d'une quantite de fenetres, qui semblait une aile de celui ou les deux amis se trouvaient, et devant lequel se promenait un factionnaire: -- Decidement, fit-il, je souperai mal si je ne sais pas ou nous sommes; quel est ce batiment? et pourquoi ce factionnaire se promene-t-il devant la porte? -- Eh bien! dit Morgan, puisque tu le veux absolument, je vais te le dire: nous sommes dans l'eglise de Brou, qu'un arrete du conseil municipal a convertie en magasin a fourrage. Ce batiment auquel nous touchons, c'est la caserne de la gendarmerie, et ce factionnaire, c'est la sentinelle chargee d'empecher qu'on ne nous derange pendant notre souper et qu'on ne nous surprenne pendant notre sommeil. -- Braves gendarmes, dit Valensolle, en remplissant son verre. A leur sante, Morgan! -- Et a la notre! dit le jeune homme en riant; le diable m'etrangle si l'on a l'idee de venir nous chercher ici. A peine Morgan eut-il vide son verre, que, comme si le diable eut accepte le defi qui lui etait porte, on entendit la voix stridente de la sentinelle qui criait: "Qui vive?" -- Eh! firent les deux jeunes gens, que veut dire cela? En effet, une troupe d'une trentaine d'hommes venait du cote de Pont-d'Ain, et, apres avoir echange le mot d'ordre avec la sentinelle, se fractionna: une partie, la plus considerable, conduite par deux hommes qui semblaient des officiers, rentra dans la caserne; l'autre poursuivit son chemin. -- Attention! fit Morgan. Et tous deux sur leurs genoux, l'oreille au guet, l'oeil colle contre la vitre, attendirent. Expliquons au lecteur ce qui causait une interruption dans un repas qui, pour etre pris a trois heures du matin, n'en etait pas, comme on le voit, plus tranquille. XL -- BUISSON CREUX La fille du concierge ne s'etait point trompee: c'etait bien Roland qu'elle avait vu parler dans la geole au capitaine de gendarmerie. De son cote, Amelie n'avait pas tort de craindre; car c'etait bien sur les traces de Morgan qu'il etait lache. S'il ne s'etait point presente au chateau des Noires-Fontaines, ce n'etait pas qu'il eut le moindre soupcon de l'interet que sa soeur portait au chef des compagnons de Jehu; mais il se defiait d'une indiscretion d'un de ses domestiques. Il avait bien reconnu Charlotte chez son pere; mais celle-ci n'ayant manifeste aucun etonnement, il croyait n'avoir pas ete reconnu par elle; d'autant plus qu'apres avoir echange quelques mots avec le marechal des logis, il etait alle attendre ce dernier sur la place du Bastion, fort deserte a une pareille heure. Son ecrou termine, le capitaine de gendarmerie etait alle le rejoindre. Il avait trouve Roland se promenant de long en large et l'attendant impatiemment. Chez le concierge Roland s'etait contente de se faire reconnaitre; la, il pouvait entrer en matiere. Il initia, en consequence, le capitaine de gendarmerie au but de son voyage. De meme que, dans les assemblees publiques, on demande la parole pour un fait personnel et on l'obtient sans contestation, Roland avait demande au premier consul, et cela pour un fait personnel, que la poursuite des compagnons de Jehu lui fut confiee; et il avait obtenu cette faveur sans difficulte. Un ordre du ministre de la guerre mettait a sa disposition les garnisons non seulement de Bourg, mais encore des villes environnantes. Un ordre du ministre de la police enjoignait a tous les officiers de gendarmerie de lui preter main-forte. Il avait pense naturellement, et avant tout, a s'adresser au capitaine de la gendarmerie de Bourg, qu'il connaissait de longue date, et qu'il savait etre un homme de courage et d'execution. Il avait trouve ce qu'il cherchait: le capitaine de gendarmerie de Bourg avait la tete horriblement montee contre les compagnons de Jehu, qui arretaient les diligences a un quart de lieue de la ville, et sur lesquels il ne pouvait point arriver a mettre la main. Il connaissait les rapports envoyes sur les trois dernieres arrestations au ministre de la police, et il comprenait la mauvaise humeur de celui-ci. Mais Roland porta le comble a son etonnement en lui racontant ce qui lui etait arrive, dans la chartreuse de Seillon, la nuit ou il avait veille, et surtout ce qui etait arrive, dans la meme chartreuse, a sir John pendant la nuit suivante. Le capitaine avait bien su par la rumeur publique que l'hote de madame de Montrevel avait recu un coup de poignard; mais, comme personne n'avait porte plainte, il ne s'etait pas cru le droit de percer l'obscurite dans laquelle il lui semblait que Roland voulait laisser l'affaire ensevelie. A cette epoque de trouble, la force armee avait des indulgences qu'elle n'eut point eues en d'autres temps.. Quant a Roland, il n'avait rien dit, desirant se reserver la satisfaction de poursuivre, en temps et lieu, les hotes de la chartreuse, mystificateurs ou assassins. Cette fois, il venait avec tous les moyens de mettre son dessein a execution, et bien resolu a ne pas revenir pres du premier consul sans l'avoir accompli. D'ailleurs, c'etait la une de ces aventures comme les cherchait Roland. N'y avait-il pas a la fois du danger et du pittoresque? N'etait-ce point une occasion de jouer sa vie contre des gens qui, ne menageant pas la leur, ne menageraient probablement pas la sienne? Roland etait loin d'attribuer a sa veritable cause, c'est-a-dire la sauvegarde etendue sur lui par Morgan, le bonheur avec lequel il s'etait tire du danger, la nuit ou il avait veille dans la chartreuse et le jour ou il avait combattu contre Cadoudal. Comment supposer qu'une simple croix avait ete faite au-dessus de son nom, et qu'a deux cent cinquante lieues de distance ce signe de la redemption l'avait protege aux deux bouts de la France? Au reste, la premiere chose a faire etait d'envelopper la chartreuse de Seillon et de la fouiller dans ses recoins les plus secrets; ce que Roland se croyait parfaitement en etat de faire. Seulement, la nuit etait trop avancee pour que cette expedition put avoir lieu avant la nuit prochaine. En attendant, Roland se cacherait dans la caserne de gendarmerie et se tiendrait dans la chambre du capitaine, afin que personne ne soupconnat a Bourg sa presence ni la cause qui l'amenait. Le lendemain, il guiderait l'expedition. Dans la journee du lendemain, un des gendarmes, qui etait tailleur, lui confectionnerait un costume complet de marechal des logis. Il passerait pour etre attache a la brigade de Lons-le-Saulnier, et, grace a cet uniforme, il pourrait, sans etre reconnu, diriger la perquisition dans la chartreuse. Tout s'accomplit selon le plan convenu. Vers une heure, Roland rentra dans la caserne avec le capitaine, monta a la chambre de ce dernier, s'y arrangea un lit de camp, et y dormit en homme qui vient de passer deux jours et deux nuits, en chaise de poste. Le lendemain il prit patience en faisant, pour l'instruction du marechal des logis, un plan de la chartreuse de Seillon a l'aide duquel, meme sans l'aide de Roland, le digne officier eut pu diriger l'expedition sans s'egarer d'un pas. Comme le capitaine n'avait que dix-huit soldats sous ses ordres, que ce n'etait point assez pour cerner completement la chartreuse, ou plutot pour en garder les deux issues et la fouiller entierement, qu'il eut fallu deux ou trois jours pour completer la brigade disseminee dans les environs et attendre un chiffre d'hommes necessaire, le capitaine, par ordre de Roland, alla dans la journee mettre le colonel des dragons, dont le regiment etait en garnison a Bourg, au courant de l'evenement, et lui demander douze hommes qui, avec les dix-huit du capitaine, feraient un total de trente. Non seulement le colonel accorda ces douze hommes, mais encore, apprenant que l'expedition devait etre dirigee par le chef de brigade Roland de Montrevel, aide de camp du premier consul, il declara qu'il voulait, lui aussi, etre de la partie, et qu'il conduirait ses douze hommes. Roland accepta son concours, et il fut convenu que le colonel -- nous employons indifferemment le titre de colonel ou celui de chef de brigade qui designait le meme grade -- et il fut convenu, disons-nous, que le colonel et douze dragons prendraient en passant Roland, le capitaine et leurs dix-huit gendarmes, la caserne de la gendarmerie se trouvant justement sur la route de la chartreuse de Seillon. Le depart etait fixe a onze heures. A onze heures, heure militaire, c'est-a-dire a onze heures precises, le colonel des dragons et ses douze hommes ralliaient les gendarmes, et les deux troupes, reunies en une seule, se mettaient en marche. Roland, sous son costume de marechal des logis de gendarmerie, s'etait fait reconnaitre de son collegue le colonel de dragons; mais, pour les dragons et les gendarmes, il etait, comme la chose avait ete convenue, un marechal des logis detache de la brigade de Lons-le-Saulnier. Seulement, comme ils eussent pu s'etonner qu'un marechal des logis etranger aux localites leur fut donne pour guide, on leur avait dit que, dans sa jeunesse, Roland avait ete novice a Seillon, noviciat qui l'avait mis a meme de reconnaitre mieux que personne les detours les plus mysterieux de la Chartreuse. Le premier sentiment de ces braves militaires avait bien ete de se trouver un peu humilies d'etre conduits par un ex-moine; mais, au bout du compte, comme cet ex-moine portait le chapeau a trois cornes d'une facon assez coquette, comme son allure etait celle d'un homme qui, en portant l'uniforme, semblait avoir completement oublie qu'il eut autrefois porte la robe, ils avaient fini par prendre leur parti de cette humiliation, se reservant d'arreter definitivement leur opinion sur le marechal des logis d'apres la facon dont il manierait le mousquet qu'il portait au bras, les pistolets qu'il portait a la ceinture, et le sabre qu'il portait au cote. On se munit de torches, et l'on se mit en route dans le plus profond silence et en trois pelotons: l'un de huit hommes commande par le capitaine de gendarmerie, l'autre de dix hommes commande par le colonel, l'autre de douze commande par Roland. En sortant de la ville, on se separa. Le capitaine de gendarmerie, qui connaissait mieux les localites que le colonel de dragons, se chargea de garder la fenetre de la Correrie donnant sur le bois de Seillon; il avait avec lui huit gendarmes. Le colonel de dragons fut charge par Roland de garder la grande porte d'entree de la Chartreuse. Il avait avec lui cinq dragons et cinq gendarmes. Roland se chargea de fouiller l'interieur; il avait avec lui cinq gendarmes et sept dragons. On donna une demi-heure a chacun pour etre a son poste. C'etait plus qu'il ne fallait. A onze heures et demie sonnantes a l'eglise de Peronnaz, Roland et ses hommes devaient escalader le mur du verger. Le capitaine de gendarmerie suivit la route de Pont-d'Ain jusqu'a la lisiere de la foret, et, en cotoyant la lisiere, gagna le poste qui lui etait indique. Le colonel de dragons prit le chemin de traverse qui s'embranche sur la route de Pont-d'Ain et qui mene a la grande porte de la Chartreuse. Enfin, Roland prit a travers terres, et gagna le mur du verger qu'en d'autres circonstances il avait, on se le rappelle, deja escalade deux fois. A onze heures et demie sonnantes, il donna le signal a ses hommes et escalada le mur du verger; gendarmes et dragons le suivirent. Arrives de l'autre cote du mur, ils ne savaient pas encore si Roland etait brave, mais ils savaient qu'il etait leste. Roland leur montra dans l'obscurite la porte sur laquelle ils devaient se diriger; c'etait celle qui donnait du verger dans le cloitre. Puis il s'elanca le premier a travers les hautes herbes, le premier poussa la porte, le premier se trouva dans le cloitre. Tout etait obscur, muet, solitaire. Roland, servant toujours de guide a ses hommes, gagna le refectoire. Partout la solitude, partout le silence. Il s'engagea sous la voute oblique, et se retrouva dans le jardin sans avoir effarouche d'autres etres vivants que les chats-huants et les chauves-souris. Restait a visiter la citerne, le caveau mortuaire et le pavillon ou plutot la chapelle de la foret. Roland traversa l'espace vide qui le separait de la citerne. Arrive au bas des degres, il alluma trois torches, en garda une et remit les deux autres, l'une aux mains d'un dragon, l'autre aux mains d'un gendarme; puis il souleva la pierre qui masquait l'escalier. Les gendarmes qui suivaient Roland commencaient a croire qu'il etait aussi brave que leste. On franchit le couloir souterrain et l'on rencontra la premiere grille; elle etait poussee, mais non fermee. On entra dans le caveau funebre. La, c'etait plus que la solitude, plus que le silence: c'etait la mort. Les plus braves sentirent un frisson passer dans la racine de leurs cheveux. Roland alla de tombe en tombe, sondant les sepulcres avec la crosse du pistolet qu'il tenait a la main. Tout resta muet. On traversa le caveau funebre, on rencontra la seconde grille, on penetra dans la chapelle. Meme silence, meme solitude; tout etait abandonne, et, on eut pu le croire, depuis des annees. Roland alla droit au choeur; il retrouva le sang sur les dalles: personne n'avait pris la peine de l'effacer. La, on etait a bout de recherches et il fallait desesperer. Roland, ne pouvait se decider a la retraite. Il pensa que peut-etre n'avait-il pas ete attaque, a cause de sa nombreuse escorte; il laissa dix hommes et une torche dans la chapelle, les chargea de se mettre, par la fenetre ruinee, en communication avec le capitaine de gendarmerie embusque dans la foret, a quelques pas de cette fenetre, et, avec deux hommes, revint, sur ses pas. Cette fois, les deux hommes qui suivaient Roland le trouvaient plus que brave, ils le trouvaient temeraire. Mais Roland, ne s'inquietant pas meme s'il etait suivi, reprit sa propre piste, a defaut de celle des bandits. Les deux hommes eurent honte et le suivirent. Decidement, la chartreuse etait abandonnee. Arrive devant la grande porte, Roland appela le colonel de dragons; le colonel et ses dix hommes etaient a leur poste. Roland ouvrit la porte et fit sa jonction avec eux. Ils n'avaient rien vu, rien entendu. Ils rentrerent tous ensemble, refermant et barricadant la porte derriere eux pour couper la retraite aux bandits, s'ils avaient le bonheur d'en rencontrer. Puis ils allerent rejoindre leurs compagnons, qui, de leur cote, avaient rallie le capitaine de gendarmerie et ses huit hommes. Tout cela les attendait dans le choeur. Il fallait se decider a la retraite: deux heures du matin venaient de sonner; depuis pres de trois heures, on etait en quete sans avoir rien trouve. Roland, rehabilite dans l'esprit des gendarmes et des dragons, qui trouvaient que l'ex-novice ne boudait pas, donna, a son grand regret, le signal de la retraite en ouvrant la porte de la chapelle qui donnait sur la foret. Cette fois, comme on n'esperait plus rencontrer personne, Roland se contenta de la fermer derriere lui. Puis, au pas accelere, la petite troupe reprit le chemin de Bourg. Le capitaine de gendarmerie, ses dix-huit hommes et Roland rentrerent a leur caserne apres s'etre fait reconnaitre de la sentinelle. Le colonel de dragons et ses douze hommes continuerent leur chemin et rentrerent dans la ville. C'etait ce cri de la sentinelle qui avait attire l'attention de Morgan et de Valensolle; c'etait la rentree de ces dix-huit hommes a la caserne qui avait interrompu leur repas; c'etait enfin cette circonstance imprevue qui avait fait dire a Morgan: "Attention!" En effet, dans la situation ou se trouvaient les deux jeunes gens, tout meritait attention. Aussi le repas fut-il interrompu, les machoires cesserent-elles de fonctionner pour laisser les yeux et les oreilles remplir leur office dans toute son etendue. On vit bientot que les yeux seuls seraient occupes. Chaque gendarme regagna sa chambre sans lumiere; rien n'attira donc l'attention des deux jeunes gens sur les nombreuses fenetres de la caserne, de sorte qu'elle put se concentrer sur un seul point. Au milieu de toutes ces fenetres obscures, deux s'illuminerent; elles etaient placees en retour relativement au reste du batiment, et juste en face de celle, ou les deux amis prenaient leur repas. Ces fenetres etaient au premier etage; mais, dans la position qu'ils occupaient, c'est-a-dire sur le faite des bottes de fourrage, Morgan et Valensolle non seulement se trouvaient a la meme hauteur qu'elles, mais encore plongeaient dessus. Ces fenetres etaient celles du capitaine de gendarmerie. Soit insouciance du brave capitaine, soit penurie de l'Etat, on avait oublie de garnir ces fenetres de rideaux, de sorte que, grace aux deux chandelles allumees par l'officier de gendarmerie pour faire honneur a son hote, Morgan et Valensolle pouvaient voir tout ce qui se passait dans cette chambre. Tout a coup, Morgan saisit le bras de Valensolle et l'etreignit avec force: -- Bon! dit Valensolle, qu'y a-t-il encore de nouveau? Roland venait de jeter son chapeau a trois cornes sur une chaise, et Morgan l'avait reconnu. -- Roland de Montrevel! dit-il, Roland sous l'uniforme d'un marechal des logis de gendarmerie! cette fois, nous tenons sa piste, tandis qu'il cherche encore la notre. C'est a nous de ne pas la perdre. -- Que fais-tu? demanda Valensolle sentant que son ami s'eloignait de lui. -- Je vais prevenir nos compagnons; toi, reste, et ne le perds pas de vue; il detache son sabre et depose ses pistolets, il est probable qu'il passera la nuit dans la chambre du capitaine: demain, je le defie de prendre une route, quelle qu'elle soit, sans avoir l'un de nous sur ses talons. Et Morgan, se laissant glisser sur la declivite du fourrage, disparut aux yeux de son compagnon, qui, accroupi comme un sphinx, ne perdait pas de vue Roland de Montrevel. Un quart d'heure apres, Morgan etait de retour et les fenetres de l'officier de gendarmerie etaient, comme toutes les autres fenetres de la caserne, rentrees dans l'obscurite. -- Eh bien? demanda Morgan. -- Eh bien, repondit Valensolle, la chose a fini de la facon la plus prosaique du monde: ils se sont deshabilles, ont eteint les chandelles et se sont couches, le capitaine dans son lit, et Roland sur un matelas; il est probable qu'a cette heure ils ronflent a qui mieux mieux. -- En ce cas, dit Morgan, bonne nuit a eux et a nous aussi. Dix minutes apres, ce souhait etait exauce, et les deux jeunes gens dormaient comme s'ils n'avaient pas eu le danger pour camarade de lit. XLI -- L'HOTEL DE LA POSTE Le meme jour, vers six heures du matin, c'est-a-dire pendant le lever grisatre et froid d'un des derniers jours de fevrier, un cavalier, eperonnant un bidet de poste et precede d'un postillon charge de ramener le cheval en main, sortait de Bourg par la route de Macon ou de Saint-Jullien. Nous disons par la route de Macon ou de Saint-Jullien, parce qu'a une lieue de la capitale de la Bresse la route bifurque et presente deux chemins, l'un qui conduit, en suivant tout droit, a Saint-Jullien; l'autre qui, en deviant a gauche, mene a Macon. Arrive a l'embranchement des deux routes, le cavalier allait prendre le chemin de Macon, lorsqu'une voix qui semblait sortir de dessous une voiture renversee implora sa misericorde. Le cavalier ordonna au postillon de voir ce que c'etait. Un pauvre maraicher etait pris, en effet, sous une voiture de legumes. Sans doute avait-il voulu la soutenir au moment ou la roue, mordant sur le fosse, perdait l'equilibre; la voiture etait tombee sur lui, et cela avec tant de bonheur, qu'il esperait, disait-il, n'avoir rien de casse, et ne demandait qu'une chose, c'est qu'on aidat sa voiture a se remettre sur ses roues; il esperait, lui, alors, pouvoir se remettre sur ses jambes. Le cavalier etait misericordieux pour son prochain, car non seulement il permit que le postillon s'arretat pour tirer le maraicher de l'embarras ou il se trouvait, mais encore il mit lui- meme pied a terre, et, avec une vigueur qu'on eut ete loin d'attendre d'un homme de taille moyenne comme il l'etait, il aida le postillon a remettre la voiture, non seulement sur ses roues, mais encore sur le pave du chemin. Apres quoi, il voulut aider l'homme a se relever a son tour; mais celui-ci avait dit vrai: il etait sain et sauf, et, s'il lui restait une espece de flageolement dans les jambes, c'etait pour justifier le proverbe qui pretend qu'il y a un Dieu pour les ivrognes. Le maraicher se confondit en remerciements et prit son cheval par la bride, mais tout autant -- la chose etait facile a voir -- pour se soutenir lui-meme que pour conduire l'animal par le droit chemin. Les deux cavaliers se remirent en selle, lancerent leurs chevaux au galop et disparurent bientot au coude que fait la route cinq minutes avant d'arriver au bois Monnet. Mais a peine eurent-ils disparu, qu'il se fit un changement notable dans les allures du maraicher: il arreta son cheval, se redressa, porta a ses levres l'embouchure d'une petite trompe, et sonna trois coups. Une espece de palefrenier sortit du bois qui borde la route, conduisant un cheval de maitre par la bride. Le maraicher depouilla rapidement sa blouse, jeta bas son pantalon de grosse toile, et se trouva en veste et en culotte de daim et chausse de bottes a retroussis. Il fouilla dans sa voiture, en tira un paquet qu'il ouvrit, secoua un habit de chasse vert, a brandebourgs d'or, l'endossa, passa par-dessus une houppelande marron, prit des mains du palefrenier un chapeau que celui-ci lui presentait et qui etait assorti a son elegant costume, se fit visser des eperons a ses bottes, et, sautant sur son cheval avec la legerete et l'adresse d'un ecuyer consomme: -- Trouve-toi ce soir a sept heures, dit-il au palefrenier, entre Saint-Just et Ceyzeriat; tu y rencontreras Morgan, et tu lui diras que celui _qu'il sait _va a Macon, mais que j'y serai avant lui. Et, en effet, sans s'inquieter de la voiture de legumes, qu'il laissait d'ailleurs a la garde de son domestique, l'ex-maraicher, qui n'etait autre que notre ancienne connaissance Montbar, tourna la tete de son cheval du cote du bois Monnet et le mit au galop. Celui-la n'etait pas un mauvais bidet de poste, comme celui que montait Roland, mais, au contraire, c'etait un excellent cheval de course; de sorte qu'entre le bois Monnet et Polliat, Montbar rejoignit et depassa les deux cavaliers. Le cheval, sauf une courte halte a Saint-Cyr-sur-Menthon, fit d'une seule traite, et en moins de trois heures, les neuf ou dix lieues qui separent Bourg de Macon. Arrive a Macon, Montbar descendit a l'hotel de la Poste, le seul qui, a cette epoque, avait la reputation d'accaparer tous les voyageurs de distinction. Au reste, a la facon dont Montbar fut recu dans l'hotel, on voyait que l'hote avait affaire a une ancienne connaissance. -- Ah! c'est vous, monsieur de Jayat, dit l'hote; nous nous demandions hier ce que vous etiez devenu; il y a plus d'un mois qu'on ne vous a vu dans nos pays. -- Vous croyez qu'il y a aussi longtemps que cela, mon ami? dit le jeune homme en affectant le grasseyement a la mode; oui, c'est ma parole, vrai! J'ai ete chez des amis, chez les Treffort, les Hautecourt; vous connaissez ces messieurs de nom, n'est-ce pas? -- Oh! de nom et de personne. -- Nous avons chasse a courre; ils ont d'excellents equipages, parole d'honneur! Mais dejeune-t-on chez vous, ce matin? -- Pourquoi pas? -- Eh bien alors, servez-moi un poulet, une bouteille de vin de Bordeaux, deux cotelettes, des fruits, la moindre chose. -- Dans un instant. Voulez-vous etre servi dans votre chambre, ou dans la salle commune? -- Dans la salle commune, c'est plus gai; seulement, servez-moi sur une table a part. Ah! n'oubliez pas mon cheval: c'est une excellente bete, et que j'aime mieux que certains chretiens, parole d'honneur. L'hote donna ses ordres, Montbar se mit devant la cheminee, retroussa sa houppelande et se chauffa les mollets. -- C'est toujours vous qui tenez la poste? demanda-t-il a l'hote, comme pour ne pas laisser tomber la conversation. -- Je crois bien! Alors, c'est chez vous que relayent les diligences? -- Non pas les diligences, les malles. -- Ah! dites donc: il faut que j'aille a Chambery un de ces jours, combien y a-t-il de places dans la malle? -- Trois: deux dans l'interieur, une avec le courrier. -- Et ai-je chance de trouver une place libre? -- Ca se peut encore quelquefois; mais le plus sur, voyez-vous, c'est toujours d'avoir sa caleche ou son cabriolet a soi. -- On ne peut donc pas retenir sa place d'avance? -- Non; car vous comprenez bien, monsieur de Jayat, s'il y a des voyageurs qui aient pris leurs places de Paris a Lyon, ils vous priment. -- Voyez-vous, les aristocrates! dit en riant Montbar. A propos d'aristocrates, il vous en arrive un derriere moi en poste; je l'ai depasse a un quart de lieue de Polliat: il m'a semble qu'il montait un bidet un peu poussif. -- Oh! fit l'hote, ce n'est pas etonnant, mes confreres sont si mal equipes en chevaux! -- Et tenez, justement voila notre homme reprit Montbar; je croyais avoir plus d'avance que cela sur lui. En effet, Roland au moment meme passait au galop devant les fenetres et entrait dans la cour. -- Prenez-vous toujours la chambre n deg. 1, monsieur de Jayat? demanda l'hote. -- Pourquoi la question? -- Mais parce que c'est la meilleure, et que, si vous ne la prenez pas, nous la donnerions a la personne qui arrive, dans le cas ou elle ferait sejour. -- Oh! ne vous preoccupez pas de moi, je ne saurai que dans le courant de la journee si je reste ou si je pars. Si le nouvel arrivant fait sejour comme vous dites, donnez-lui le n deg. 1; je me contenterai du n deg. 2. -- Monsieur est servi, dit le garcon en paraissant sur la porte de communication qui conduisait de la cuisine a la salle commune. Montbar fit un signe de tete et se rendit a l'invitation qui lui etait faite; il entrait dans la salle commune juste au moment ou Roland entrait dans la cuisine. La table etait servie en effet; Montbar changea son couvert de cote, et se placa de facon a tourner le dos a la porte. La precaution etait inutile: Roland n'entra point dans la salle commune, et le dejeuneur put achever son repas sans etre derange. Seulement, au dessert, son hote vint lui apporter lui-meme le cafe. Montbar comprit que le digne homme etait en humeur de causer; cela tombait a merveille: il y avait certaines choses que lui-meme desirait savoir. -- Eh bien, demanda Montbar, qu'est donc devenu notre homme? est- ce qu'il n'a fait que changer de cheval? -- Non, non, non, repondit l'hote; comme vous le disiez, c'est un aristocrate: il a demande qu'on lui servit son dejeuner dans sa chambre. -- Dans sa chambre ou dans ma chambre! demanda Montbar; car je suis bien sur que vous lui avez donnez le fameux n deg. 1. -- Dame! monsieur de Jayat, c'est votre faute; vous m'avez dit que j'en pouvais disposer. -- Et vous m'avez pris au mot, vous avez bien fait; je me contenterai du n deg. 2. -- Oh! vous y serez bien mal; la chambre n'est separee du n deg. 1 que par une cloison, et l'on entend tout ce qui se fait ou se dit d'une chambre dans l'autre. -- Ah ca! mon cher hote, vous croyez donc que je suis venu chez vous pour faire des choses inconvenantes ou chanter des chansons seditieuses, que vous avez peur qu'on n'entende ce que je dirai ou ce que je ferai? -- Oh! ce n'est pas cela. -- Qu'est-ce donc? -- Je n'ai pas peur que vous derangiez les autres; j'ai peur que vous ne soyez derange. -- Bon! votre jeune homme est donc un tapageur? -- Non; mais ca m'a l'air d'un officier. -- Qui a pu vous faire croire cela? -- Sa tournure d'abord; puis il s'est informe du regiment qui etait en garnison a Macon; je lui ai dit que c'etait le 7e chasseurs a cheval. "Ah! bon, a-t-il repris, je connais le chef de brigade, un de mes amis; votre garcon peut-il lui porter ma carte, et lui demander s'il veut venir dejeuner avec moi?" -- Ah! ah! -- De sorte que, vous comprenez, des officiers entre eux, ca va etre du bruit, du tapage! Ils vont peut-etre non seulement dejeuner, mais diner, mais souper. -- Je vous ai deja dit, mon cher hote, que je ne croyais point avoir le plaisir de passer la nuit chez vous; j'attends, poste restante, des lettres de Paris qui decideront de ce que je vais faire. En attendant, allumez-moi du feu dans la chambre n deg. 2, en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas gener mon voisin; vous me ferez monter en meme temps une plume, de l'encre et du papier, j'ai a ecrire. Les ordres de Montbar furent ponctuellement executes, et lui-meme monta sur les pas du garcon de service pour veiller a ce que Roland ne fut point incommode de son voisinage. La chambre etait bien telle que l'hote de la poste l'avait dite, et pas un mouvement ne pouvait se faire dans l'une, pas un mot ne pouvait s'y dire qui ne fut entendu dans l'autre. Aussi Montbar entendit-il parfaitement le garcon d'hotel annoncer a Roland le chef de brigade Saint-Maurice, et, a la suite du pas resonnant de celui-ci dans le corridor, les exclamations que laisserent echapper les deux amis, enchantes de se revoir. De son cote, Roland, distrait un instant par le bruit qui s'etait fait dans la chambre voisine, avait oublie ce bruit des qu'il avait cesse, et il n'y avait point de danger qu'il se renouvelat. Montbar, une fois seul, s'etait assis a la table sur laquelle etaient deposes, encre, plume et papier, et etait reste immobile. Les deux officiers s'etaient connus autrefois en Italie, et Roland s'etait trouve sous les ordres de Saint-Maurice lorsque celui-ci etait capitaine, et que lui, Roland, n'etait que lieutenant. Aujourd'hui, les grades etaient egaux; de plus, Roland avait double mission du premier consul et du prefet de police, qui lui donnait commandement sur les officiers du meme grade que lui, et meme, dans les limites de sa mission, sur des officiers d'un grade plus eleve. Morgan ne s'etait pas trompe en presumant que le frere d'Amelie etait a la poursuite des compagnons de Jehu: quand les perquisitions nocturnes faites dans la chartreuse de Seillon n'en eussent pas donne la preuve, cette preuve eut ressorti de la conversation du jeune officier avec son collegue, en supposant que cette conversation eut ete entendue. Ainsi le premier consul envoyait bien effectivement cinquante mille francs, a titre de don, aux peres du Saint-Bernard; ainsi ces cinquante mille francs etaient bien reellement envoyes par la poste; mais ces cinquante mille francs n'etaient qu'une espece de piege ou l'on comptait prendre les devaliseurs de diligences, s'ils n'etaient point surpris dans la chartreuse de Seillon ou dans quelque autre lieu de leur retraite. Maintenant, restait a savoir comment on les prendrait. Ce fut ce qui, tout en dejeunant, se debattit longuement entre les deux officiers. Au dessert, ils etaient d'accord, et le plan etait arrete. Le meme soir, Morgan recevait une lettre ainsi concue: "Comme nous l'a dit Adler, vendredi prochain, a cinq heures du soir, la malle partira de Paris avec cinquante mille francs destines aux peres du Saint-Bernard. "Les trois places, la place du coupe et les deux places de l'interieur sont deja retenues par trois voyageurs qui monteront, le premier a Sens, les deux autres a Tonnerre. "Ces voyageurs seront, dans le coupe, un des plus braves agents du citoyen Fouche, et dans l'interieur, M. Roland de Montrevel et le chef de brigade du 7e chasseurs, en garnison a Macon. "Ils seront en costumes bourgeois, pour ne point inspirer de soupcons, mais armes jusqu'aux dents. "Douze chasseurs a cheval, avec mousquetons, pistolets et sabres, escorteront la malle, mais a distance, et de maniere a arriver au milieu de l'operation. "Le premier coup de pistolet tire doit leur donner le signal de mettre leurs chevaux au galop et de tomber sur les devaliseurs. "Maintenant, mon avis est que, malgre toutes ces precautions, et meme a cause de toutes ces precautions, l'attaque soit maintenue et s'opere a l'endroit indique, c'est-a-dire a la Maison-Blanche. "Si c'est l'avis des compagnons, qu'on me le fasse savoir; c'est moi qui conduirai la malle en postillon, de Macon a Belleville. "Je fait mon affaire du chef de brigade; que l'un de vous fasse la sienne de l'agent du citoyen Fouche. "Quant a M. Roland de Montrevel, il ne lui arrivera rien, attendu que je me charge, par un moyen a moi connu et par moi invente, de l'empecher de descendre de la malle-poste. "L'heure precise ou la malle de Chambery passe a la Maison-Blanche est samedi, a six heures du soir. "Un seul mot de reponse concu en ces termes: _Samedi a six heures du soir_, et tout ira comme sur des roulettes. "MONTBAR" A minuit, Montbar, qui effectivement s'etait plaint du bruit fait par son voisin et avait ete mis dans une chambre situee a l'autre extremite de l'hotel, etait reveille par un courrier, lequel n'etait autre que le palefrenier qui lui avait amene sur la route un cheval tout selle. Cette lettre contenait simplement ces mots, suivis d'un post- scriptum: "Samedi, a six heures du soir. "MORGAN. "P.S. Ne pas oublier, meme au milieu du combat, que la vie de Roland de Montrevel est sauvegardee." Le jeune homme lut cette reponse avec une joie visible; ce n'etait plus une simple arrestation de diligence, cette fois, c'etait une espece d'affaire d'honneur entre hommes d'une opinion differente, une rencontre entre braves. Ce n'etait pas seulement de l'or qu'on allait repandre sur la grande route, c'etait du sang. Ce n'etait pas aux pistolets sans balles du conducteur, manies par les mains d'un enfant, qu'on allait avoir affaire, c'etait aux armes mortelles de soldats habitues a s'en servir. Au reste, on avait toute la journee qui allait s'ouvrir, et toute celle du lendemain, pour prendre ses mesures. Montbar se contenta donc de demander au palefrenier quel etait le postillon de service qui devait, a cinq heures, prendre la malle a Macon et faire la poste ou plutot les deux postes qui s'etendent de Macon a Belleville. Il lui recommanda en outre d'acheter quatre pitons et deux cadenas fermant a clef. Il savait d'avance que la malle arrivait a quatre heures et demie a Macon, y dinait, et en repartait a cinq heures precises. Sans doute, toutes les mesures de Montbar etaient prises d'avance, car, ces recommandations faites a son domestique, il le congedia, et s'endormit comme un homme qui a un arriere de sommeil a combler. Le lendemain, il ne se reveilla, ou plutot ne descendit qu'a neuf heures du matin. Il demanda sans affectation a l'hote des nouvelles de son bruyant voisin. Le voyageur etait parti a six heures du matin, par la malle-poste de Lyon a Paris, avec son ami le chef de brigade des chasseurs, et l'hote avait cru entendre qu'ils n'avaient retenu leurs places que jusqu'a Tonnerre. Au reste, de meme que M. de Jayat s'inquietait du jeune officier, le jeune officier, de son cote, s'etait inquiete de lui, avait demande qui il etait, s'il venait d'habitude dans l'hotel, et si l'on croyait qu'il consentit a vendre son cheval. L'hote avait repondu qu'il connaissait parfaitement M. de Jayat, que celui-ci avait l'habitude de loger a son hotel toutes les fois que ses affaires l'appelaient a Macon, et que, quant a son cheval, il ne croyait pas, vu la tendresse que le jeune gentilhomme avait manifestee pour lui, qu'il consentit a s'en defaire a quelque prix que ce fut. Sur quoi, le voyageur etait parti sans insister davantage. Apres le dejeuner, M. de Jayat, qui paraissait fort desoeuvre, fit seller son cheval, monta dessus et sortit de Macon par la route de Lyon. Tant qu'il fut dans la ville, il laissa marcher son cheval a l'allure qui convenait a l'elegant animal; mais, une fois hors de la ville, il rassembla les renes et serra les genoux. L'indication etait suffisante. L'animal partit au galop. Montbar traversa les villages de Varennes et de la Creche et la Chapelle-de-Guinchay, et ne s'arreta qu'a la Maison-Blanche. Le lieu etait bien tel que l'avait dit Valensolle, et merveilleu- sement choisi pour une embuscade. La Maison-Blanche etait situee au fond d'une petite vallee, entre une descente et une montee; a l'angle de son jardin passait un petit ruisseau sans nom qui allait se jeter dans la Saone a la hauteur de Challe. Des arbres touffus et eleves suivaient le cours de la riviere et, decrivant un demi-cercle, enveloppaient la maison. Quant a la maison elle-meme, apres avoir ete autrefois une auberge dont l'aubergiste n'avait pas fait ses affaires, elle etait fermee depuis sept ou huit ans, et commencait a tomber en ruine. Avant d'y arriver, en venant de Macon, la route faisait un coude. Montbar examina les localites avec le soin d'un ingenieur charge de choisir le terrain d'un champ de bataille, tira un crayon et un portefeuille de sa poche et traca un plan exact de la position. Puis il revint a Macon. Deux heures apres, le palefrenier partait, portant le plan a Morgan et laissant a son maitre le nom du postillon qui devait conduire la malle; il s'appelait Antoine. Le palefrenier avait, en outre, achete les quatre pitons et les deux cadenas. Montbar fit monter une bouteille de vieux bourgogne et demanda Antoine. Dix minutes apres, Antoine entrait. C'etait un grand et beau garcon de vingt-cinq a vingt-six ans, de la taille a peu pres de Montbar, ce que celui-ci, apres l'avoir toise des pieds a la tete, avait remarque avec satisfaction. Le postillon s'arreta sur le seuil de la porte, et, mettant la main a son chapeau a la maniere des militaires: -- Le citoyen m'a fait demander? dit-il. -- C'est bien vous qu'on appelle Antoine? fit Montbar. -- Pour vous servir, si j'en etais capable, vous et votre compagnie. -- Eh bien, oui, mon ami, tu peux me servir... Ferme donc la porte et viens ici. Antoine ferma la porte, s'approcha jusqu'a distance de deux pas de Montbar, et, portant de nouveau la main a son chapeau: -- Voila, notre maitre. -- D'abord, dit Montbar, si tu n'y vois point d'inconvenient, nous allons boire un verre de vin a la sante de ta maitresse. -- Oh! oh! de ma maitresse! fit Antoine, est-ce que les gens comme nous ont des maitresses? C'est bon pour des seigneurs comme vous d'avoir des maitresses. -- Ne vas-tu pas me faire accroire, drole, qu'avec une encolure comme la tienne, on fait voeu de continence? -- Oh! je ne veux pas dire que l'on soit un moine a cet endroit; on a par-ci par-la quelque amourette sur le grand chemin. -- Oui, a chaque cabaret; c'est pour cela qu'on s'arrete si souvent avec les chevaux de retour pour boire la goutte ou allumer sa pipe. -- Dame! fit Antoine avec un intraduisible mouvement d'epaules, il faut bien rire. -- Eh bien, goute-moi ce vin-la, mon garcon! je te reponds que ce n'est pas lui qui te fera pleurer. Et, prenant un verre plein, Montbar fit signe au postillon de prendre l'autre verre. -- C'est bien de l'honneur pour moi... A votre sante et a celle de votre compagnie! C'etait une locution familiere au brave postillon, une espece d'extension de politesse qui n'avait pas besoin d'etre justifiee pour lui par une compagnie quelconque. -- Ah! oui, dit-il apres avoir bu et en faisant clapper sa langue, en voila du chenu, et moi, qui l'ai avale sans le gouter, comme si c'etait du petit bleu. -- C'est un tort, Antoine. -- Mais oui, que c'est un tort. -- Bon! fit Montbar en versant un second verre, heureusement qu'il peut se reparer. -- Pas plus haut que le pouce, notre bourgeois, dit le facetieux postillon en tendant le verre et ayant soin que son pouce fut au niveau du bord. -- Minute, fit Montbar au moment ou Antoine allait porter le verre a sa bouche. -- Il etait temps, dit le postillon; il allait y passer, le malheureux! Qu'y a-t-il? -- Tu n'as pas voulu que je boive a la sante de ta maitresse; mais tu ne refuseras pas, je l'espere, de boire a la sante de la mienne. -- Oh! ca ne se refuse pas, surtout avec de pareil vin; a la sante de votre maitresse et de sa compagnie! Et le citoyen Antoine avala la rouge liqueur, en la degustant cette fois. -- Eh bien, fit Montbar, tu t'es encore trop presse, mon ami. -- Bah! fit le postillon. -- Oui... suppose que j'aie plusieurs maitresses: du moment ou nous ne nommons pas celle a la sante de laquelle nous buvons, comment veux-tu que cela lui profite. -- C'est ma foi, vrai! -- C'est triste, mais il faut recommencer cela, mon ami. -- Ah! recommencons! Il ne s'agit pas, avec un homme comme vous, de mal faire les choses; on a commis la faute, on la boira. Et Antoine tendit son verre que Montbar remplit jusqu'au bord. -- Maintenant, dit-il en jetant un coup d'oeil sur la bouteille, et en s'assurant par ce coup d'oeil qu'elle etait vide, il ne s'agit plus de nous tromper. Son nom? -- A la belle Josephine! dit Montbar. -- A la belle Josephine! repeta Antoine. Et il avala le bourgogne avec une satisfaction qui semblait aller croissant. Puis, apres avoir bu et s'etre essuye les levres avec sa manche, au moment de reposer le verre sur la table: -- Eh! dit-il, un instant, bourgeois. -- Bon! fit Montbar, est-ce qu'il y a encore quelque chose qui ne va pas? -- Je crois bien: nous avons fait de la mauvaise besogne, mais il est trop tard. -- Pourquoi cela? -- La bouteille est vide. -- Celle-ci, oui, mais pas celle-la. Et Montbar prit dans le coin de la cheminee une bouteille toute debouchee. -- Ah! ah! fit Antoine, dont le visage s'eclaira d'un radieux sourire. -- Y a-t-il du remede? demanda Montbar. -- Il y en a fit Antoine. Et il tendit son verre. Montbar le remplit avec la meme conscience qu'il y avait mise les trois premieres fois. -- Eh bien, fit le postillon mirant au jour le liquide rubis qui etincelait dans son verre, je disais donc que nous avions bu a la sante de la belle Josephine... -- Oui, dit Montbar. -- Mais, continua Antoine, il y a diablement de Josephines en France. -- C'est vrai; combien crois-tu qu'il y en ait, Antoine? -- Bon! il y en a bien cent mille. -- Je t'accorde cela; apres? -- Eh bien, sur ces cent mille, j'admets qu'il n'y en a qu'un dixieme de belles. -- C'est beaucoup. -- Mettons un vingtieme. -- Soit. -- Cela fait cinq mille. -- Diable! sais-tu que tu es fort en arithmetique? -- Je suis fils de maitre d'ecole. -- Eh bien? -- Eh bien, a laquelle de ces cinq mille avons-nous bu?... ah! -- Tu as, par ma foi, raison, Antoine; il faut ajouter le nom de famille au nom de bapteme; a la belle Josephine... -- Attendez, le verre est entame, il ne peut plus servir; il faut, pour que la sante soit profitable, le vider et le remplir. Antoine porta le verre a sa bouche. -- Le voila vide, dit-il. -- Et le voila rempli, fit Montbar en le mettant en contact avec la bouteille. -- Aussi, j'attends; a la belle Josephine?... -- A la belle Josephine... Lollier! Et Montbar vida son verre. -- Jarnidieu! fit Antoine; mais, attendez donc, Josephine Lollier, je connais cela. -- Je ne dis pas non. -- Josephine Lollier, mais c'est la fille du maitre de la poste aux chevaux de Belleville. -- Justement. -- Fichtre! fit le postillon, vous n'etes pas a plaindre, notre bourgeois; un joli brin de fille! A la sante de la belle Josephine Lollier! Et il avala son cinquieme verre de Bourgogne. -- Eh bien, maintenant, demanda Montbar, comprends-tu pourquoi je t'ai fait monter, mon garcon? -- Non; mais je ne vous en veux pas tout de meme. -- C'est bien gentil de ta part. -- Oh! moi, je suis bon diable. -- Eh bien, je vais te le dire, pourquoi je t'ai fait monter. -- Je suis tout oreilles. -- Attends! Je crois que tu entendras encore mieux si ton verre est plein que s'il est vide. -- Est-ce que vous avez ete medecin des sourds, vous, par hasard? demanda le postillon en goguenardant. -- Non; mais j'ai beaucoup vecu avec les ivrognes, repondit Montbar en remplissant de nouveau le verre d'Antoine. -- On n'est pas ivrogne parce qu'on aime le vin, dit Antoine. -- Je suis de ton avis, mon brave, repliqua Montbar; on n'est ivrogne que quand on ne sait pas le porter. -- Bien dit! fit Antoine, qui paraissait porter le sien a merveille; j'ecoute. -- Tu m'as dit que tu ne comprenais pas pourquoi je t'avais fait monter? -- Je l'ai dit. -- Cependant, tu dois bien te douter que j'avais un but? -- Tout homme en a un, bon ou mauvais, a ce que pretend notre cure, dit sentencieusement Antoine. -- Eh bien, le mien, mon ami, reprit Montbar, est de penetrer la nuit, sans etre reconnu, dans la cour de maitre Nicolas Denis Lollier, maitre de poste de Belleville. -- A Belleville, repeta Antoine, qui suivait les paroles de Montbar avec toute l'attention dont il etait capable; je comprends. Et vous voulez penetrer, sans etre reconnu, dans la cour de maitre Nicolas Denis Lollier, maitre de poste a Belleville, pour voir a votre aise la belle Josephine? Ah! mon gaillard! -- Tu y es, mon cher Antoine; et je veux y penetrer sans etre reconnu, parce que le pere Lollier a tout decouvert, et qu'il a defendu a sa fille de me recevoir. -- Voyez-vous!... Et que puis-je a cela, moi? -- Tu as encore les idees obscures, Antoine; bois ce verre de vin- la pour les eclaircir. -- Vous avez raison, fit Antoine. Et il avala son sixieme verre de vin. -- Ce que tu y peux, Antoine? -- Oui, qu'est-ce que j'y peux? Voila ce que je demande. -- Tu y peux tout, mon ami. -- Moi? -- Toi. -- Ah! je serais curieux de savoir cela: eclaircissez, eclaircissez. Et il tendit son verre. -- Tu conduis, demain, la malle de Chambery? -- Un peu; a six heures. -- Eh bien, supposons qu'Antoine soit un bon garcon. -- C'est tout suppose, il l'est. -- Eh bien, voici ce que fait Antoine... -- Voyons, que fait-il? -- D'abord, il vide son verre. -- Ce n'est pas difficile... c'est fait. -- Puis il prend ces dix louis. Montbar aligna dix louis sur la table. -- Ah! ah! fit Antoine, des jaunets, des vrais! Je croyais qu'ils avaient tous emigre, ces diables-la! -- Tu vois qu'il en reste. -- Et que faut-il qu'Antoine fasse pour qu'ils passent dans sa poche? -- Il faut qu'Antoine me prete son plus bel habit de postillon. -- A vous? -- Et me donne sa place demain au soir. -- Eh! oui, pour que vous voyiez la belle Josephine sans etre reconnu. -- Allons donc! J'arrive a huit heures a Belleville, j'entre dans la cour, je dis que les chevaux sont fatigues, je les fais reposer jusqu'a dix heures, et, de huit heures a dix... -- Ni vu ni connu, je t'embrouille le pere Lollier. -- Eh bien, ca y est-il, Antoine? -- Ca y est! on est jeune, on est du parti des jeunes; on est garcon, on est du parti des garcons; quand on sera vieux et papa, on sera du parti des papas et des vieux, et on criera: "Vivent les ganaches!" -- Ainsi, mon brave Antoine, tu me pretes ta plus belle veste et ta plus belle culotte? -- J'ai justement une veste et une culotte que je n'ai pas encore mises. -- Tu me donnes ta place? -- Avec plaisir. -- Et moi, je te donne d'abord ces cinq louis d'arrhes. -- Et le reste? -- Demain, en passant les bottes; seulement, tu auras une precaution... -- Laquelle? -- On parle beaucoup de brigand qui devalisent les diligences; tu auras soin de mettre des fontes a la selle du porteur. -- Pour quoi faire? -- Pour y fourrer des pistolets. -- Allons donc! n'allez-vous pas leur faire du mal a ces braves gens? -- Comment! tu appelles braves gens des voleurs qui devalisent les diligences? -- Bon! on n'est pas un voleur parce qu'on vole l'argent du gouvernement. -- C'est ton avis. -- Je crois bien, et encore que c'est l'avis de bien d'autres. Je sais bien, quant a moi, que, si j'etais juge, je ne les condamnerais pas. -- Tu boirais peut-etre a leur sante? -- Ah! tout de meme, ma foi, si le vin etait bon. -- Je t'en defie, dit Montbar en versant dans le verre d'Antoine tout ce qui restait de la seconde bouteille. -- Vous savez le proverbe? dit le postillon. -- Lequel? -- Il ne faut pas defier un fou de faire sa folie. A la sante des compagnons de Jehu. -- Ainsi soit-il! dit Montbar. -- Et les cinq louis? fit Antoine en reposant le verre sur la table. -- Les voila. -- Merci; vous aurez des fontes a votre selle; mais, croyez-moi, ne mettez pas de pistolets dedans ou, si vous mettez des pistolets dedans, faites comme le pere Jerome, le conducteur de Geneve, ne mettez pas de balles dans vos pistolets. Et, sur cette recommandation philanthropique, le postillon prit conge de Montbar et descendit l'escalier en chantant d'une voix avinee. "Le matin, je me prends, je me leve; "Dans le bois, je m'en suis alle; "J'y trouvai ma bergere qui reve; "Doucement je la reveillai. "Je lui dis: _Aimable bergere,_ "_Un berger vous ferait-il peur?_ "_Un berger! a moi pourquoi faire?_ "_Taisez-vous, monsieur le trompeur."_ Montbar suivit consciencieusement le chanteur jusqu'a la fin du second couplet; mais, quelque interet qu'il prit a la romance de maitre Antoine, la voix de celui-ci s'etant perdue dans l'eloignement; il fut oblige de faire son deuil du reste de la chanson. XLII -- LA MALLE DE CHAMBERY Le lendemain, a cinq heures de l'apres-midi, Antoine, pour ne point etre en retard sans doute, harnachait, dans la cour de l'hotel de la poste, les trois chevaux qui devaient enlever la malle. Un instant apres, la malle entrait au grand galop dans la cour de l'hotel et venait se ranger sous les fenetres de la chambre qui avait tant paru preoccuper Antoine, c'est-a-dire a trois pas de la derniere marche de l'escalier de service. Si l'on eut pu faire, sans y avoir un interet positif, attention a un si petit detail, on eut remarque que le rideau de la fenetre s'ecartait d'une facon presque imprudente pour permettre a la personne qui habitait la chambre de voir qui descendait de la malle-poste. Il en descendit trois hommes qui, avec la hate de voyageurs affames, se dirigerent vers les fenetres ardemment eclairees de la salle commune. A peine etaient-ils entres, que l'on vit, par l'escalier de service, descendre un elegant postillon non chausse encore de ses grosses bottes, mais simplement de fins escarpins par-dessus lesquels il comptait les passer. Le postillon elegant passa les grosses bottes d'Antoine, lui glissa cinq louis dans la main, puis se tourna pour que celui-ci lui jetat sur les epaules sa houppelande, que la rigueur de la saison rendait a peu pres necessaire. Cette toilette achevee, Antoine rentra lestement dans l'ecurie, ou il se dissimula dans le coin le plus obscur. Quant a celui auquel il venait de ceder sa place, rassure sans doute par la hauteur du col de la houppelande, qui lui cachait la moitie du visage, il alla droit aux trois chevaux harnaches d'avance par Antoine, glissa une paire de pistolets a deux coups dans les arcons, et, profitant de l'isolement ou etait la malle- poste par le detellement des chevaux et l'eloignement du postillon de Tournus, il planta, a l'aide d'un poincon aigu qui pouvait a la rigueur devenir un poignard, ses quatre pitons dans le bois de la malle-poste, c'est-a-dire a chaque portiere, et les deux autres en regard dans le bois de la caisse. Apres quoi, il se mit a atteler les chevaux avec une promptitude et une adresse qui indiquaient un homme familiarise depuis son enfance avec tous les details de l'art pousse si loin de nos jours par cette honorable classe de la societe que nous appelons les _gentilshommes riders._ Cela fait, il attendit, calmant ses chevaux impatients a l'aide de la parole et du fouet, savamment combines, ou employes chacun a son tour. On connait la rapidite avec laquelle s'executaient les repas des malheureux condamnes au regime de la malle-poste; la demi-heure n'etait donc pas ecoulee, qu'on entendit la voix du conducteur qui criait: -- Allons, citoyens voyageurs, en voiture. Montbar se tint pres de la portiere, et, malgre leur deguisement, reconnut parfaitement Roland et le chef de brigade du 7e chasseurs, qui monterent et prirent place dans l'interieur sans faire attention au postillon. Celui-ci referma sur eux la portiere, passa le cadenas dans les deux pitons et donna un tour de clef. Puis, contournant la malle, il fit semblant de laisser tomber son fouet devant l'autre portiere, passa, en se baissant, le second cadenas dans les autres pitons, lui donna un tour de clef en se relevant et, sur que les deux officiers etaient bien verrouilles, il enfourcha son cheval en gourmandant le conducteur, qui lui laissait faire sa besogne. En effet, le voyageur du coupe etait deja a sa place, que le conducteur debattait encore un reste de compte avec l'hote. -- Est-ce pour ce soir, pour cette nuit, ou pour demain matin, pere Francois? cria le faux postillon en imitant de son mieux la voix du vrai. -- C'est bon, c'est bon, on y va, repondit le conducteur. Puis, regardant autour de lui: -- Tiens! ou sont donc les voyageurs? demanda-t-il. -- Nous voila, dirent a la fois les deux officiers, dans l'interieur de la malle, et l'agent du coupe. -- La portiere est bien fermee? insista le pere Francois. -- Oh! je vous en reponds, fit Montbar. -- En ce cas, en route, mauvaise troupe! cria le conducteur tout en gravissant le marchepied, en prenant place pres du voyageur et en tirant la portiere apres lui. Le postillon ne se le fit pas redire; il enleva ses chevaux en enfoncant ses eperons dans le ventre du porteur et en cinglant aux deux autres un vigoureux coup de fouet. La malle-poste partit au galop. Montbar conduisait comme s'il n'eut fait que cela toute sa vie; il traversa la ville en faisant danser les vitres et trembler les maisons; jamais veritable postillon n'avait fait claquer son fouet d'une si savante maniere. A la sortie de Macon, il vit un petit groupe de cavaliers: c'etaient les douze chasseurs qui devaient suivre la malle sans avoir l'air de l'escorter. Le chef de brigade passa la tete par la portiere et fit signe au marechal des logis qui les commandait. Montbar ne parut rien remarquer; mais, au bout de cinq cents pas, tout en executant une symphonie avec son fouet, il retourna la tete et vit que l'escorte s'etait mise en marche. -- Attendez, mes petits enfants, dit Montbar, je vais vous en faire voir du pays! Et il redoubla de coups d'eperons et de coups de fouet. Les chevaux semblaient avoir des ailes, la malle volait sur le pave, on eut dit le char du tonnerre qui passait. Le conducteur s'inquieta. -- Eh! maitre Antoine, cria-t-il, est-ce que nous serions ivre par hasard? -- Ivre? ah bien oui! repondit Montbar, j'ai dine avec une salade de betterave. -- Mais, morbleu? s'il va de ce train-la, cria Roland en passant a son tour la tete par la portiere, l'escorte ne pourra nous suivre. -- Tu entends ce qu'on te dit! cria le conducteur. -- Non, repondit Montbar, je n'entends pas. -- Eh bien, on te fait observer que, si tu vas de ce train-la, l'escorte ne pourra pas suivre. -- Il y a donc une escorte? demanda Montbar. -- Eh oui! puisque nous avons de l'argent du gouvernement. -- C'est autre chose, alors; il fallait donc dire cela tout de suite. Mais, au lieu de ralentir sa course, la malle continua d'aller le meme train, et, s'il se fit un changement, ce fut qu'elle gagna encore en velocite. -- Tu sais que, s'il nous arrive un accident, dit le conducteur, je te casse la tete d'un coup de pistolet. -- Allons donc! fit Montbar, on les connait vos pistolets, il n'y a pas de balles dedans. -- C'est possible, mais il y en a dans les miens! cria l'agent de police. -- C'est ce qu'on verra dans l'occasion, repondit Montbar. Et il continua sa route sans plus s'inquieter des observations. On traversa, avec la vitesse de l'eclair, le village de Varennes, celui de la Creche et la petite ville de la Chapelle-de-Guinchay. Il restait un quart de lieue, a peine, pour arriver a la Maison- Blanche. Les chevaux ruisselaient et hennissaient de rage en jetant l'ecume par la bouche. Montbar jeta les yeux derriere lui; a plus de mille pas de la malle-poste, les etincelles jaillissaient sous les pieds de l'escorte. Devant lui etait la declivite de la montagne. Il s'elanca sur la pente, mais tout en rassemblant ses renes de maniere a se rendre maitre des chevaux quand il voudrait. Le conducteur avait cesse de crier, car il reconnaissait qu'il etait conduit par une main habile et vigoureuse a la fois. Seulement, de temps en temps, le chef de brigade regardait par la portiere pour voir a quelle distance etaient ses hommes. A la moitie de la pente, Montbar etait maitre de ses chevaux, sans avoir eu un seul moment l'air de ralentir leur course. Il se mit alors a entonner a pleine voix le _Reveil du Peuple: _c'etait la chanson des royalistes, comme la _Marseillaise _etait le chant des jacobins. -- Que fait donc ce drole-la? cria Roland en passant la tete par la portiere; dites-lui donc qu'il se taise, conducteur, ou je lui envoie une balle dans les reins. Peut-etre le conducteur allait-il repeter au postillon la menace de Roland, mais il lui sembla voir une ligne noire qui barrait la route. En meme temps, une voix tonnante cria: -- Halte-la, conducteur! -- Postillon, passez-moi sur le ventre de ces bandits-la! cria l'agent de police. -- Bon! comme vous y allez, vous! dit Montbar. Est-ce que l'on passe comme cela sur le ventre des amis?... Hoooh! La malle-poste s'arreta comme par enchantement. -- En avant! en avant! crierent a la fois Roland et le chef de brigade, comprenant que l'escorte etait trop loin pour les soutenir. -- Ah! brigand de postillon! cria l'agent de police en sautant a bas du coupe et en dirigeant un pistolet sur Montbar, tu vas payer pour tous. Mais il n'avait pas acheve, que Montbar, le prevenant, faisait feu et que l'agent roulait, mortellement blesse, sous les roues de la malle. Son doigt crispe par l'agonie appuya sur la gachette, le coup partit, mais au hasard, sans que la balle atteignit personne. -- Conducteur, criaient les deux officiers, de par tous les tonnerres du ciel, ouvrez donc! -- Messieurs, dit Morgan s'avancant, nous n'en voulons pas a vos personnes, mais seulement a l'argent du gouvernement. Ainsi donc, conducteur, les cinquante mille livres et vivement! Deux coups de feu partis de l'interieur furent la reponse des deux officiers, qui, apres avoir vainement ebranle les portieres, essayaient vainement encore de sortir par l'ouverture des vitres. Sans doute, un des coups de feu porta, car on entendit un cri de rage en meme temps qu'un eclair illuminait la route. Le chef de brigade poussa un soupir et tomba sur Roland. Il venait d'etre tue raide. Roland fit feu de son second pistolet, mais personne ne lui riposta. Ses deux pistolets etaient decharges; enferme qu'il etait, il ne pouvait se servir de son sabre et hurlait de colere. Pendant ce temps, on forcait le conducteur, le pistolet sur la gorge, de donner l'argent; deux hommes prirent les sacs qui contenaient les cinquante mille francs et en chargerent le cheval de Montbar, que son palefrenier lui amenait tout selle et bride comme a un rendez-vous de chasse. Montbar s'etait debarrasse de ses grosses bottes, et sauta en selle avec ses escarpins. -- Bien des choses au premier consul, monsieur de Montrevel! cria Morgan. Puis, se tournant vers ses compagnons: -- Au large, enfants, et par la route que chacun voudra. Vous connaissez le rendez-vous; a demain au soir. -- Oui, oui, repondirent dix ou douze voix. Et toute la bande s'eparpilla comme une volee d'oiseaux, disparaissant dans la vallee sous l'ombre des arbres qui cotoyaient la riviere et enveloppaient la Maison-Blanche. En ce moment, on entendit le galop des chevaux et l'escorte, attiree par les coups de feu, apparut au sommet de la montee, qu'elle descendit comme une avalanche. Mais elle arriva trop tard: elle ne trouva plus que le conducteur assis sur le bord du fosse; les deux cadavres de l'agent de police et du chef de brigade, et Roland, prisonnier et rugissant comme un lion qui mord les barreaux de sa cage. XLIII -- LA REPONSE DE LORD GRENVILLE Pendant que les evenements que nous venons de raconter s'accomplissaient et occupaient les esprits et les gazettes de la province, d'autres evenements, bien autrement graves, se preparaient a Paris qui allaient occuper les esprits et les gazettes du monde tout entier. Lord Tanlay etait revenu avec la reponse de son oncle lord Grenville. Cette reponse consistait en une lettre adressee a M. de Talleyrand, et dans une note ecrite pour le premier consul. La lettre etait concue en ces termes: "Downing-street, le 14 fevrier 1800. "Monsieur, "J'ai recu et mis sous les yeux du roi la lettre que vous m'avez transmise par l'intermediaire de mon neveu lord Tanlay. Sa Majeste, ne voyant aucune raison de se departir des formes qui ont ete longtemps etablies en Europe pour traiter d'affaires avec les Etats etrangers, m'a ordonne de vous faire passer en son nom la reponse officielle que je vous envoie ci-incluse. "J'ai l'honneur d'etre avec une haute consideration, monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur, "GRENVILLE" La, reponse etait seche, la note precise. De plus, une lettre avait ete ecrite _autographe_ par le premier consul au roi Georges, et le roi Georges, _ne se departissant point des formes etablies en Europe pour traiter avec les Etats etrangers, _repondait par une simple note de l'ecriture du premier secretaire venu. Il est vrai que la note etait signee Grenville. Ce n'etait qu'une longue recrimination contre la France, contre l'esprit de desordre qui l'agitait, contre les craintes que cet esprit de desordre inspirait a toute l'Europe, et sur la necessite imposee, par le soin de leur propre conservation, a tous les souverains regnants de la reprimer. En somme, c'etait la continuation de la guerre. A la lecture d'un pareil factum, les yeux de Bonaparte brillerent de cette flamme qui precedait chez lui les grandes decisions, comme l'eclair precede la foudre. -- Ainsi, monsieur, dit-il en se retournant vers lord Tanlay, voila tout ce que vous avez pu obtenir? -- Oui, citoyen premier consul. -- Vous n'avez donc point repete verbalement a votre oncle tout ce que je vous avais charge de lui dire? -- Je n'en ai pas oublie une syllabe. -- Vous ne lui avez donc pas dit que vous habitiez la France depuis deux ou trois ans, que vous l'aviez vue, que vous l'aviez etudiee, qu'elle etait forte, puissante, heureuse, desireuse de la paix, mais preparee a la guerre? -- Je lui ai dit tout cela. -- Vous n'avez donc pas ajoute que c'est une guerre insensee que nous font les Anglais; que cet esprit de desordre dont ils parlent, et qui n'est, a tout prendre, que les ecarts de la liberte trop longtemps comprimee, il fallait l'enfermer dans la France meme par une paix universelle; que cette paix etait le seul cordon sanitaire qui put l'empecher de franchir nos frontieres; qu'en allumant en France le volcan de la guerre, la France, comme une lave, va se repandre sur l'etranger... L'Italie est delivree, dit le roi d'Angleterre; mais delivree de qui? De ses liberateurs! L'Italie est delivree, mais pourquoi? Parce que je conquerais l'Egypte, du Delta a la troisieme cataracte; l'Italie est delivree, parce que je n'etais pas en Italie... Mais me voila: dans un mois, je puis y etre, en Italie, et, pour la reconquerir des Alpes a l'Adriatique, que me faut-il? Une bataille. Que croyez-vous que fasse Massena en defendant Genes? Il m'attend... Ah! les souverains de l'Europe ont besoin de la guerre pour assurer leur couronne! eh bien, milord, c'est moi qui vous le dis, je secouerai si bien l'Europe, que la couronne leur en tremblera au front. Ils ont besoin de la guerre? Attendez... Bourrienne! Bourrienne! La porte de communication du cabinet du premier consul avec le cabinet du premier secretaire s'ouvrit precipitamment, et Bourrienne parut, le visage aussi effare que s'il eut cru que Bonaparte appelait au secours. Il vit celui-ci fort anime, froissant la note diplomatique d'une main et frappant de l'autre sur le bureau, et lord Tanlay calme, debout et muet a trois pas de lui. Il comprit tout de suite que c'etait la reponse de l'Angleterre qui irritait le premier consul. -- Vous m'avez appele, general? dit-il. -- Oui, fit le premier consul; mettez vous la et ecrivez. Et, d'une voix breve et saccadee, sans chercher les mots, mais, au contraire, comme si les mots se pressaient aux portes de son esprit, il dicta la proclamation suivante: "Soldats! "En promettant la paix au peuple francais, j'ai ete votre organe; je connais votre valeur. "Vous etes les memes hommes qui conquirent le Rhin, la Hollande, l'Italie, et qui donnerent la paix sous les murs de Vienne etonnee. "Soldats! ce ne sont plus vos frontieres qu'il faut defendre, ce sont les Etats ennemis qu'il faut envahir. "Soldats! lorsqu'il en sera temps, je serai au milieu de vous, et l'Europe etonnee se souviendra que vous etes de la race des braves!" Bourrienne leva la tete, attendant, apres ces derniers mots ecrits. -- Eh bien, c'est tout, dit Bonaparte. -- Ajouterai-je, les mots sacramentels: "Vive la Republique?" -- Pourquoi demandez-vous cela? -- C'est que nous n'avons pas fait de proclamation depuis quatre mois, et que quelque chose pourrait etre change aux formules ordinaires. -- La proclamation est bien telle qu'elle est, dit Bonaparte; n'y ajoutez rien. Et, prenant une plume, il ecrasa plutot qu'il n'ecrivit sa signature au bas de la proclamation. Puis, la rendant a Bourrienne: -- Que cela paraisse demain dans le Mo_niteur, _dit-il. Bourrienne sortit, emportant la proclamation. Bonaparte, reste avec lord Tanlay, se promena un instant de long en large, comme s'il eut oublie sa presence; mais, tout a coup, s'arretant devant lui: -- Milord, dit-il, croyez-vous avoir obtenu de votre oncle tout ce qu'un autre a votre place eut pu obtenir? -- Davantage, citoyen premier consul. -- Davantage! davantage!... qu'avez-vous donc obtenu? -- Je crois que le citoyen premier consul n'a pas lu la note royale avec toute l'attention qu'elle merite. -- Bon! fit Bonaparte, je la sais par coeur. -- Alors le citoyen premier consul n'a pas pese l'esprit de certain paragraphe, n'en a pas pese les mots. -- Vous croyez? -- J'en suis sur... et, si le citoyen premier consul me permettait de lui lire le paragraphe auquel je fais allusion... Bonaparte desserra la main dans laquelle etait la note froissee, la deplia et la remit a lord Tanlay, en lui disant: -- Lisez. Sir John jeta les yeux sur la note, qui lui paraissait familiere, s'arreta au dixieme paragraphe et lut: -- "Le meilleur et le plus sur gage de la realite de la paix, ainsi que de sa duree, serait la restauration de cette lignee de princes qui, pendant tant de siecles, ont conserve a la nation francaise la prosperite au dedans, la consideration et le respect au dehors. Un tel evenement aurait ecarte, et dans tous les temps ecartera les obstacles qui se trouvent sur la voie des negociations et de la paix; il confirmerait a la France la jouissance tranquille de son ancien territoire, et procurerait a toutes les autres nations de l'Europe, par la tranquillite et la paix, cette securite qu'elles sont obligees maintenant de chercher par d'autres moyens." -- Eh bien, fit Bonaparte impatient, j'avais tres bien lu, et parfaitement compris. Soyez Monk, ayez travaille pour un autre, et l'on vous pardonnera vos victoires, votre renommee, votre genie; abaissez-vous, et l'on vous permettra de rester grand! -- Citoyen premier consul, dit lord Tanlay, personne ne sait mieux que moi la difference qu'il y a de vous a Monk, et combien vous le depassez en genie et en renommee. -- Alors, que me lisez-vous donc? -- Je ne vous lis ce paragraphe, repliqua sir John, que pour vous prier de donner a celui qui suit sa veritable valeur. -- Voyons celui qui suit, dit Bonaparte avec une impatience contenue. Sir John continua: -- "Mais, quelque desirable que puisse etre un pareil evenement pour la France et pour le monde, ce n'est point a ce mode exclusivement que Sa Majeste limite la possibilite d'une pacification solide et sure... Sir John appuya sur ces derniers mots. -- Ah! ah! fit Bonaparte. Et il se rapprocha vivement de sir John. L'Anglais continua: -- "Sa Majeste n'a pas la pretention de prescrire a la France quelle sera la forme de son gouvernement ni dans quelles mains sera placee l'autorite necessaire pour conduire les affaires d'une grande et puissante nation." -- Relisez, monsieur, dit vivement Bonaparte. -- Relisez vous-meme, repondit sir John. Et il lui tendit la note. Bonaparte relut. -- C'est vous, monsieur, dit-il, qui avez fait ajouter ce paragraphe? -- J'ai du moins insiste pour qu'il fut mis. Bonaparte reflechit. -- Vous avez raison, dit-il, il y a un grand pas de fait; le retour des Bourbons n'est plus une condition _sine qua non. _Je suis accepte non seulement comme puissance militaire, mais aussi comme pouvoir politique. Puis, tendant la main a sir John: -- Avez-vous quelque chose a me demander, monsieur? -- La seule chose que j'ambitionne vous a ete demandee par mon ami Roland. -- Et je lui ai deja repondu, monsieur, que je vous verrais avec plaisir devenir l'epoux de sa soeur... Si j'etais plus riche, ou si vous l'etiez moins, je vous offrirais de la doter... Sir John fit un mouvement. -- Mais je sais que votre fortune peut suffire a deux, et meme, ajouta Bonaparte en souriant, peut suffire a davantage. Je vous laisse donc la joie de donner non seulement le bonheur mais encore la richesse a la femme que vous aimez. Puis, appelant: -- Bourrienne! Bourrienne parut. -- C'est parti, general, dit-il. -- Bien, fit le premier consul; mais ce n'est pas pour cela que je vous appelle. -- J'attends vos ordres. -- A quelque heure du jour ou de la nuit que se presente lord Tanlay, je serai heureux de le recevoir, et de le recevoir sans qu'il attende; vous entendez, mon cher Bourrienne? Vous entendez, milord? Lord Tanlay s'inclina en signe de remerciement. -- Et maintenant, dit Bonaparte, je presume que vous etes presse de partir pour le chateau des Noires-Fontaines; je ne vous retiens pas, je n'y mets qu'une condition. -- Laquelle, general? -- C'est que, si j'ai besoin de vous pour une nouvelle ambassade... -- Ce n'est point une condition, citoyen premier consul, c'est une faveur. Lord Tanlay s'inclina et sortit. Bourrienne s'appretait a le suivre. Mais Bonaparte, rappelant son secretaire: -- Avons-nous une voiture attelee? demanda-t-il. Bourrienne regarda dans la cour. -- Oui, general. -- Eh bien, appretez-vous; nous sortons ensemble. -- Je suis pret, general; je n'ai que mon chapeau et ma redingote a prendre, et ils sont dans mon cabinet. -- Alors, partons, dit Bonaparte. Et lui-meme prit son chapeau et son pardessus, et, marchant le premier, descendit par le petit escalier, et fit signe a la voiture d'approcher. Quelque hate que Bourrienne eut mise a le suivre, il n'arriva que derriere lui. Le laquais ouvrit la portiere; Bonaparte, sauta dans la voiture. -- Ou allons-nous, general? dit Bourrienne. -- Aux Tuileries, repondit Bonaparte. Bourrienne, tout etonne, repeta l'ordre et se retourna vers le premier consul comme pour lui en demander l'explication; mais celui-ci paraissait plonge dans des reflexions, dont le secretaire, qui a cette epoque etait encore l'ami, ne jugea pas a propos de le tirer. La voiture partit au galop des chevaux -- c'etait toujours ainsi que marchait Bonaparte -- et se dirigea vers les Tuileries. Les Tuileries, habitees par Louis XVI apres les journees des 5 et 6 octobre, occupees successivement par la Convention et le conseil des Cinq-Cents, etaient vides et devastees depuis le 18 brumaire. Depuis le 18 brumaire, Bonaparte avait plus d'une fois jete les yeux sur cet ancien palais de la royaute, mais il etait important de ne pas laisser soupconner qu'un roi futur put habiter le palais des rois abolis. Bonaparte avait rapporte d'Italie un magnifique buste de Junius Brutus; il n'avait point sa place au Luxembourg, et, vers la fin de novembre, le premier consul avait fait venir le republicain David et l'avait charge de placer ce buste dans la galerie des Tuileries. Comment croire que David, l'ami de Marat, preparait la demeure d'un empereur futur, en placant dans la galerie des Tuileries le buste du meurtrier de Cesar? Aussi, personne non seulement ne l'avait cru, mais meme ne s'en etait doute. En allant voir si le buste faisait bien dans la galerie, Bonaparte s'apercut des devastations commises dans le palais de Catherine de Medicis; les Tuileries n'etaient plus la demeure des rois, c'est vrai, mais elles etaient un palais national, et la nation ne pouvait laisser un de ses palais dans le delabrement. Bonaparte fit venir le citoyen Lecomte, architecte du palais, et lui ordonna de _nettoyer _les Tuileries. Le mot pouvait se prendre a la fois dans son acception physique et dans son acception morale. Un devis fut demande a l'architecte pour savoir ce que couterait le _nettoyage._ Le devis montait a cinq cent mille francs. Bonaparte demanda si, moyennant ce nettoyage, les Tuileries pouvaient devenir le palais _du gouvernement._ L'architecte repondit que cette somme suffirait, non seulement pour les remettre dans leur ancien etat, mais encore pour les rendre habitables. C'etait tout ce que voulait Bonaparte, un palais habitable. Avait- il besoin, lui, republicain, du luxe de la royaute... Pour le palais _du gouvernement, il _fallait des ornements graves et severes, des marbres, des statues; seulement, quelles seraient ces statues? C'etait au premier consul de les designer. Bonaparte les choisit dans trois grands siecles et dans trois grandes nations: chez les Grecs, chez les Romains, chez nous et chez nos rivaux. Chez les Grecs, il choisit Alexandre et Demosthene, le genie des conquetes et le genie de l'eloquence. Chez les Romains, il choisit Scipion, Ciceron, Caton, Brutus et Cesar, placant la grande victime pres du meurtrier, presque aussi grand qu'elle. Dans le monde moderne, il choisit Gustave-Adolphe, Turenne, le grand Conde, Dugay-Trouin, Marlborough, le prince Eugene et le marechal de Saxe; enfin, le grand Frederic et Washington, c'est-a- dire la fausse philosophie sur le trone et la vraie sagesse fondant un Etat libre. Puis il ajouta a ces illustrations guerrieres, Dampierre, Dugommier et Joubert, pour prouver que, de meme que le souvenir d'un Bourbon ne l'effrayait pas dans la personne du grand Conde, il n'etait point envieux de la gloire de trois freres d'armes victimes d'une cause qui, d'ailleurs, n'etait deja plus la sienne. Les choses en etaient la a l'epoque ou nous sommes arrives, c'est- a-dire a la fin de fevrier 1800; les Tuileries etait nettoyees, les bustes etaient sur leurs socles, les statues sur leurs piedestaux; on n'attendait qu'une occasion favorable. Cette occasion etait arrivee: on venait de recevoir la nouvelle de la mort de Washington. Le fondateur de la liberte des Etats-Unis avait cesse de vivre le 14 decembre 1799. C'etait a quoi songeait Bonaparte, lorsque Bourrienne avait reconnu a sa physionomie qu'il fallait le laisser tout entier aux reflexions qui l'absorbaient. La voiture s'arreta devant les Tuileries; Bonaparte en sortit avec la meme vivacite qu'il y etait entre, monta rapidement les escaliers, parcourut les appartements, examina plus particulie- rement ceux qu'avaient habites Louis XVI et Marie-Antoinette. Puis, s'arretant au cabinet de Louis XVI: -- Nous logerons ici, Bourrienne, dit-il tout a coup comme si celui-ci avait pu le suivre dans le labyrinthe ou il s'egarait avec ce fil d'Ariane qu'on appelle la pensee; oui, nous logerons ici; le troisieme consul logera au pavillon de Flore; Cambaceres restera a la Chancellerie. -- Cela fait, dit Bourrienne, que, le jour venu, vous n'en aurez qu'un a renvoyer. Bonaparte prit Bourrienne par l'oreille. -- Allons, dit-il, pas mal! -- Et quand emmenageons-nous, general? demanda Bourrienne. -- Oh! pas demain encore; car il nous faut au moins huit jours pour preparer les Parisiens a me voir quitter le Luxembourg et venir aux Tuileries. -- Huit jours, fit Bourrienne; on peut attendre. -- Surtout en s'y prenant tout de suite. Allons, Bourrienne, au Luxembourg. Et, avec la rapidite qui presidait a tous ses mouvements, quand il s'agissait d'interets graves, il repassa par la file d'appartements qu'il avait deja visites, descendit l'escalier et sauta dans la voiture en criant: -- Au Luxembourg! -- Eh bien, eh bien, dit Bourrienne encore sous le vestibule, vous ne m'attendez pas, general? -- Trainard! fit Bonaparte. Et la voiture partit comme elle etait venue, c'est-a-dire au galop. En rentrant dans son cabinet, Bonaparte trouva le ministre de la police qui l'attendait. -- Bon! dit-il, qu'y a-t-il donc, citoyen Fouche? vous avez le visage tout bouleverse! M'aurait-on assassine par hasard? -- Citoyen premier consul, dit le ministre, vous avez paru attacher une grande importance a la destruction des bandes qui s'intitulent les compagnies de Jehu. -- Oui, puisque j'ai envoye Roland lui-meme a leur poursuite. A-t- on de leurs nouvelles? -- On en a. -- Par qui? -- Par leur chef lui-meme. -- Comment, par leur chef? -- Il a eu l'audace de me rendre compte de sa derniere expedition. -- Contre qui? -- Contre les cinquante mille francs que vous avez envoyes aux peres du Saint-Bernard. -- Et que sont-ils devenus? -- Les cinquante mille francs! -- Oui. --Ils sont entre les mains des bandits, et leur chef m'annonce qu'ils seront bientot entre celles de Cadoudal. -- Alors, Roland est tue? -- Non. -- Comment, non? --Mon agent est tue, le chef de brigade Saint-Maurice est tue, mais votre aide de camp est sain et sauf. -- Alors, il se pendra, dit Bonaparte. -- Pour quoi faire? la corde casserait; vous connaissez son bonheur. -- Ou son malheur, oui... Ou est ce rapport? -- Vous voulez dire cette lettre? -- Cette lettre, ce rapport, la chose, enfin, quelle qu'elle soit, qui vous donne les nouvelles que vous m'apportez. Le ministre de la police presenta au premier consul un petit papier plie elegamment dans une enveloppe parfumee. -- Qu'est cela? -- La chose que vous demandez. Bonaparte lut: "Au citoyen Fouche, ministre de la police, en son hotel, a Paris." Il ouvrit la lettre; elle contenait ce qui suit: "Citoyen ministre, j'ai l'honneur de vous annoncer que les cinquante mille francs destines aux peres du Saint-Bernard sont passes entre nos mains pendant la soiree du 25 fevrier 1800 (vieux style), et que, d'ici a huit jours, ils seront entre celles du citoyen Cadoudal. "La chose s'est operee a merveille, sauf la mort de votre agent et celle du chef de brigade de Saint-Maurice; quant a M. Roland de Montrevel, j'ai la satisfaction de vous apprendre qu'il ne lui est rien arrive de facheux. Je n'avais point oublie que c'etait lui qui m'avait introduit au Luxembourg. "Je vous ecris, citoyen ministre, parce que je presume qu'a cette heure M. Roland de Montrevel est trop occupe de notre poursuite pour vous ecrire lui-meme. "Mais, au premier instant de repos qu'il prendra, je suis sur que vous recevrez de lui un rapport ou il consignera tous les details dans lesquels je ne puis entrer, faute de temps et de facilite pour vous ecrire. "En echange du service que je vous rends, citoyen ministre, je vous prierai de m'en rendre un autre: c'est de rassurer sans retard madame de Montrevel sur la vie de son fils. "MORGAN. "De la Maison-Blanche, route de Macon a Lyon, le samedi, a neuf heures du soir." -- Ah! pardieu, dit Bonaparte, voila un hardi drole! Puis, avec un soupir: -- Quels capitaines et quels colonels tous ces hommes-la me feraient! ajouta-t-il. -- Qu'ordonne le premier consul? demanda le ministre de la police. -- Rien; cela regarde Roland: son honneur y est engage; et, puisqu'il n'est pas mort, il prendra sa revanche. -- Alors, le premier consul ne s'occupe plus de cette affaire. -- Pas dans ce moment, du moins. Puis, se retournant du cote de son secretaire: -- Nous avons bien d'autres chats a fouetter, dit-il; n'est-ce pas, Bourrienne? Bourrienne fit de la tete un signe affirmatif. -- Quand le premier consul desire-t-il me revoir? demanda le ministre. -- Ce soir, a dix heures, soyez ici. Nous demenagerons dans huit jours. -- Ou allez-vous? -- Aux Tuileries. Fouche fit un mouvement de stupefaction. -- C'est contre vos opinions, je le sais, dit le premier consul; mais je vous macherai la besogne et vous n'aurez qu'a obeir. Fouche salua et s'appreta a sortir. -- A propos! fit Bonaparte. Fouche se retourna. -- N'oubliez pas de prevenir madame de Montrevel que son fils est sain et sauf; c'est le moins que vous fassiez pour le citoyen Morgan, apres le service qu'il vous a rendu. Et il tourna le dos au ministre de la police, qui se retira en se mordant les levres jusqu'au sang. XLIV -- DEMENAGEMENT Le meme jour, le premier consul, reste avec Bourrienne, lui avait dicte l'ordre suivant, adresse a la garde des consuls et a l'armee: "Washington est mort! Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie; il a consolide la liberte de l'Amerique; sa memoire sera toujours chere au peuple francais comme a tous les hommes libres des deux mondes, et specialement aux soldats francais qui, comme lui et les soldats americains, se battirent pour la liberte et l'egalite; en consequence, le premier consul ordonne que, pendant dix jours, des crepes noirs seront suspendus a tous les drapeaux et a tous les guidons de la Republique." Mais le premier consul ne comptait point se borner a cet ordre du jour. Parmi les moyens destines a faciliter son passage du Luxembourg aux Tuileries, figurait une de ces fetes par lesquelles il savait si bien, non seulement amuser les yeux, mais encore penetrer les esprits; cette fete devait avoir lieu aux Invalides, ou plutot, comme on disait alors, au _temple de Mars _: il s'agissait tout a la fois d'inaugurer le buste de Washington, et de recevoir des mains du general Lannes les drapeaux d'Aboukir. C'etait la une de ces combinaisons comme Bonaparte les comprenait, un eclair tire du choc de deux contrastes. Ainsi il prenait un grand homme au monde nouveau, une victoire au vieux monde, et il ombrageait la jeune Amerique avec les palmes de Thebes et de Memphis! Au jour fixe pour la ceremonie, six mille hommes de cavalerie etaient echelonnes du Luxembourg aux Invalides. A huit heures, Bonaparte monta a cheval dans la grande cour du palais consulaire, et, par la rue de Tournon, se dirigea vers les quais, accompagne d'un etat-major de generaux dont le plus vieux n'avait pas trente-cinq ans. Lannes marchait en tete; derriere lui, soixante guides portaient les soixante drapeaux conquis; puis venait Bonaparte, de deux longueurs de cheval en avant de son etat-major. Le ministre de la guerre, Berthier, attendait le cortege sous le dome du temple; il etait appuye a une statue de Mars au repos; tous les ministres et conseillers d'Etat se groupaient autour de lui. Aux colonnes soutenant la voute etaient suspendus deja les drapeaux de Denain et de Fontenoy et ceux de la premiere campagne d'Italie; deux invalides centenaires, qui avaient combattu aux cotes du marechal de Saxe, se tenaient, l'un a la gauche, l'autre a la droite de Berthier, comme ces cariatides des anciens jours regardant pardessus la cime des siecles; enfin, a droite, sur une estrade, etait pose le buste de Washington que l'on devait ombrager avec les drapeaux d'Aboukir. Sur une autre estrade, en face de celle-la, etait le fauteuil de Bonaparte. Le long des bas-cotes du temple s'elevaient des amphitheatres ou toute la societe elegante de Paris -- celle du moins qui se ralliait a l'ordre d'idees que l'on fetait dans ce grand jour -- etait venue prendre place. A l'apparition des drapeaux, des fanfares militaires firent eclater leurs notes cuivrees sous les voutes du temple. Lannes entra le premier, et fit un signe aux guides, qui, montant deux a deux les degres de l'estrade, passerent les hampes des drapeaux dans les tenons prepares d'avance. Pendant ce temps, Bonaparte avait, au milieu des applaudissements, pris place dans son fauteuil. Alors, Lannes s'avanca vers le ministre de la guerre, et, de cette voix puissante qui savait si bien crier: "En avant!" sur les champs de bataille: -- Citoyen ministre, dit-il, voici tous les drapeaux de l'armee ottomane, detruite sous vos yeux a Aboukir. L'armee d'Egypte, apres avoir traverse des deserts brulants, triomphe de la faim et de la soif, se trouve devant un ennemi fier de son nombre et de ses succes, et qui croit voir une proie facile dans nos troupes extenuees par la fatigue et par des combats sans cesse renaissants; il ignore que le soldat francais est plus grand parce qu'il sait souffrir, parce qu'il sait vaincre, et que son courage s'irrite et s'accroit avec le danger. Trois mille Francais, vous le savez, fondent alors sur dix-huit mille barbares, les enfoncent, les renversent, les serrent entre leurs rangs et la mer, et la terreur que nos baionnettes inspirent est telle, que les musulmans, forces a choisir leur mort, se precipitent dans les abimes de la Mediterranee. "Dans cette journee memorable furent peses les destins de l'Egypte, de la France et de l'Europe, sauves par votre courage. "Puissances coalisees, si vous osiez violer le territoire de la France et que le general qui nous fut rendu par la victoire d'Aboukir fit un appel a la nation, puissances coalisees, vos succes vous seraient plus funestes que vos revers! Quel Francais ne voudrait encore vaincre sous les drapeaux du premier consul, ou faire sous lui l'apprentissage de la gloire?" Puis, s'adressant aux invalides, auxquels la tribune du fond avait ete reservee tout entiere: "Et vous, continua-t-il d'une voix plus forte, vous braves veterans, honorables victimes du sort des combats, vous ne seriez pas les derniers a voler sous les ordres de celui qui console vos malheurs et votre gloire, et qui place au milieu de vous et sous votre garde ces trophees conquis par votre valeur! Ah! je le sais, braves veterans, vous brulez de sacrifier la moitie de la vie qui vous reste pour votre patrie et votre liberte!" Cet echantillon de l'eloquence militaire du vainqueur de Montebello fut crible d'applaudissements; trois fois le ministre de la guerre essaya de lui repondre, trois fois les bravos reconnaissants lui couperent la parole: enfin le silence se fit et Berthier s'exprima en ces termes: "Elever aux bords de la Seine des trophees conquis sur les rives du Nil; suspendre aux voutes de nos temples, a cote des drapeaux de Vienne, de Petersbourg et de Londres, les drapeaux benis dans les mosquees de Byzance et du Caire; les voir ici presentes a la patrie par les memes guerriers; jeunes d'annees, vieux de gloire, que la victoire a si souvent couronnes, c'est ce qui n'appartient qu'a la France republicaine. "Ce n'est la, d'ailleurs, qu'une partie de ce qu'a fait, a la fleur de son age, ce heros qui, couvert des lauriers d'Europe, se montra vainqueur devant ces pyramides du haut desquelles quarante siecles le contemplaient, affranchissant par la victoire la terre natale des arts, et venant y reporter, entoure de savants et de guerriers, les lumieres de la civilisation. "Soldats, deposez dans ce temple des vertus guerrieres ces enseignes du croissant, enlevees sur les rochers de Canope par trois mille Francais a dix-huit mille guerriers aussi braves que barbares; qu'elles y conservent le souvenir de cette expedition celebre dont le but et le succes semblent absoudre la guerre des maux qu'elle cause; qu'elles y attestent, non la bravoure du soldat francais, l'univers entier en retentit, mais son inalterable constance, mais son devouement sublime; que la vue de ces drapeaux vous rejouisse et vous console, vous, guerriers, dont les corps, glorieusement mutiles dans les champs de l'honneur, ne permettent plus a votre courage que des voeux et des souvenirs; que, du haut de ces voutes, ces enseignes proclament aux ennemis du peuple francais l'influence du genie, la valeur des heros qui les conquirent, et leur presagent aussi tous les malheurs de la guerre s'ils restent sourds a la voix qui leur offre la paix; oui, s'ils veulent la guerre, nous la ferons, et nous la ferons terrible! "La patrie, satisfaite, contemple l'armee d'Orient avec un sentiment d'orgueil. "Cette invincible armee apprendra avec joie que les braves qui vainquirent avec elle aient ete son organe; elle est certaine que le premier consul veille sur les enfants de la gloire; elle saura qu'elle est l'objet des plus vives sollicitudes de la Republique; elle saura que nous l'avons honoree dans nos temples, en attendant que nous imitions, s'il le faut, dans les champs de l'Europe, tant de vertus guerrieres que nous avons vu deployer dans les deserts brulants de l'Afrique et de l'Asie. "Venez en son nom, intrepide general! venez, au nom de tous ces heros au milieu desquels vous vous montrez, recevoir dans cet embrassement le gage de la reconnaissance nationale. "Mais, au moment de ressaisir les armes protectrices de notre independance, si l'aveugle fureur des rois refuse au monde la paix que nous lui offrons, jetons, mes camarades, un rameau de laurier sur les cendres de Washington, de ce heros qui affranchit l'Amerique du joug des ennemis les plus implacables de notre liberte, et que son ombre illustre nous montre au-dela du tombeau la gloire qui accompagne la memoire des liberateurs de la patrie!" Bonaparte descendit de son estrade, et, au nom de la France, fut embrasse par Berthier. M. de Fontanes, charge de prononcer l'eloge de Washington, laissa courtoisement s'ecouler jusqu'a la derniere goutte le torrent d'applaudissements qui semblait tomber par cascades de l'immense amphitheatre. Au milieu de ces glorieuses individualites, M. de Fontanes etait une curiosite, moitie politique, moitie litteraire. Apres le 18 fructidor, il avait ete proscrit avec Suard et Laharpe; mais, parfaitement cache chez un de ses amis, ne sortant que le soir, il avait trouve moyen de ne pas quitter Paris. Un accident impossible a prevoir l'avait denonce. Renverse sur la place du Carrousel par un cabriolet dont le cheval s'etait emporte, il fut reconnu par un agent de police qui etait accouru a son aide. Cependant Fouche, prevenu non seulement de sa presence a Paris, mais encore de la retraite qu'il habitait, fit semblant de ne rien savoir. Quelques jours apres le 18 brumaire, Maret, qui fut depuis duc de Bassano, Laplace, qui resta tout simplement un homme de science, et Regnault de Saint-Jean d'Angely, qui mourut fou, parlerent au premier consul de M. de Fontanes et de sa presence a Paris. -- Presentez-le-moi, repondit simplement le premier consul. M. de Fontanes fut presente a Bonaparte, qui, connaissant ce caractere souple et cette eloquence adroitement louangeuse, l'avait choisi pour faire l'eloge de Washington et peut-etre bien un peu le sien en meme temps. Le discours de M. de Fontanes fut trop long pour que nous le rapportions ici; mais ce que nous pouvons dire, c'est qu'il fut tel que le desirait Bonaparte. Le soir, il y eut grande reception au Luxembourg. Pendant la ceremonie, le bruit avait couru d'une installation probable du premier consul aux Tuileries; les plus hardis ou les plus curieux en hasarderent quelques mots a Josephine; mais la pauvre femme, qui avait encore sous les yeux la charrette et l'echafaud de Marie-Antoinette, repugnait instinctivement a tout ce qui la pouvait rapprocher de la royaute; elle hesitait donc a repondre, renvoyant les questionneurs a son mari. Puis, il y avait une autre nouvelle qui commencait a circuler et qui faisait contrepoids a la premiere. Murat avait demande en mariage mademoiselle Caroline Bonaparte. Or, ce mariage, s'il devait se faire, ne se faisait pas tout seul. Bonaparte avait eu un moment de brouille, nous devrions dire une annee de brouille, avec celui qui aspirait a l'honneur de devenir son beau-frere. Le motif de cette brouille va paraitre un peu bien etrange a nos lecteurs. Murat, le lion de l'armee, Murat, dont le courage est devenu proverbial, Murat, que l'on donnerait a un sculpteur comme le modele a prendre pour la statue du dieu de la guerre, Murat, un jour qu'il avait mal dormi ou mal dejeune, avait eu une defaillance. C'etait devant Mantoue, dans laquelle Wurmser, apres la bataille de Rivoli, avait ete force de s'enfermer avec vingt-huit mille hommes. Le general Miollis, avec quatre mille seulement, devait maintenir le blocus de la place; or, pendant une sortie que tentaient les Autrichiens, Murat, a la tete de cinq cents hommes, recut l'ordre d'en charger trois mille. Murat chargea, mais mollement. Bonaparte, dont il etait l'aide de camp, en fut tellement irrite, qu'il l'eloigna de sa personne. Ce fut pour Murat un desespoir d'autant plus grand, que, des cette epoque, il avait le desir, sinon l'espoir, de devenir le beau- frere de son general: il etait amoureux de Caroline Bonaparte. Comment cet amour lui etait-il venu? Nous le dirons en deux mots: Peut-etre ceux qui lisent chacun de nos livres isolement s'etonnent-ils que nous appuyions parfois sur certains details qui semblent un peu etendus pour le livre meme dans lequel ils se trouvent. C'est que nous ne faisons pas un livre isole; mais, comme nous l'avons dit deja, nous remplissons ou nous essayons de remplir un cadre immense. Pour nous, la presence de nos personnages n'est point limitee a l'apparition qu'ils font dans un livre; celui que vous voyez aide de camp dans cet ouvrage, vous le retrouverez roi dans un second, proscrit et fusille dans un troisieme. Balzac a fait une grande et belle oeuvre a cent faces, intitulee la _Comedie humaine._ Notre oeuvre, a nous, commencee en meme temps que la sienne, mais que nous ne qualifions pas, bien entendu, peut s'intituler _le Drame de la France._ Revenons a Murat. Disons comment cet amour, qui influa d'une facon si glorieuse et peut-etre si fatale sur sa destinee, lui etait venu. Murat, en 1796, avait ete envoye a Paris et charge de presenter au Directoire les drapeaux pris par l'armee francaise aux combats de Dego et de Mondovi; pendant ce voyage, il fit la connaissance de madame Bonaparte et de madame Tallien. Chez madame Bonaparte, il retrouva mademoiselle Caroline Bonaparte. Nous disons retrouva, car ce n'etait point la premiere fois qu'il rencontrait celle avec laquelle il devait partager la couronne de Naples: il l'avait deja vue a Rome chez son frere Joseph, et la, malgre la rivalite d'un jeune et beau prince romain, il avait ete remarque par elle. Les trois femmes se reunirent et obtinrent du Directoire le grade de general de brigade pour Murat. Murat retourna a l'armee d'Italie, plus amoureux que jamais de mademoiselle Bonaparte, et, malgre son grade de general de brigade, sollicita et obtint la faveur immense pour lui de rester aide de camp du general en chef. Par malheur arriva cette fatale sortie de Mantoue, a la suite de laquelle il tomba dans la disgrace de Bonaparte. Cette disgrace eut un instant tous les caracteres d'une veritable inimitie. Bonaparte le remercia de ses services comme aide de camp et le placa dans la division de Neille, puis dans celle de Baraguey- d'Hilliers. Il en resulta que, quand Bonaparte revint a Paris apres le traite de Tolentino, Murat ne fut pas du voyage. Ce n'etait point l'affaire du _triumfeminat_ qui avait pris sous sa protection le jeune general de brigade. Les trois belles solliciteuses se mirent en campagne, et, comme il etait question de l'expedition d'Egypte, elles obtinrent du ministere de la guerre que Murat fit partie de l'expedition. Il s'embarqua sur le meme batiment que Bonaparte, c'est-a-dire a bord de _l'Orient, _mais pas une seule fois pendant la traversee Bonaparte ne lui adressa la parole. Debarque a Alexandrie, Murat ne put d'abord rompre la barriere de glace qui le separait de son general, lequel, pour l'eloigner de lui plutot encore que pour lui donner l'occasion de se signaler, l'opposa a Mourad-Bey. Mais, dans cette campagne, Murat fit de tels prodiges de valeur, il effaca, par de telles temerites, le souvenir d'un moment de mollesse, il chargea si intrepidement, si follement a Aboukir, que Bonaparte n'eut pas le courage de lui garder plus longtemps rancune. En consequence, Murat etait revenu en France avec Bonaparte; Murat avait puissamment coopere au 18 et surtout au 19 brumaire; Murat etait donc rentre en pleine faveur, et, comme preuve de cette faveur, avait recu le commandement de la garde des consuls. Il avait cru que c'etait le moment de faire l'aveu de son amour pour mademoiselle Bonaparte, amour parfaitement connu de Josephine, qui l'avait favorise. Josephine avait eu deux raisons pour cela. D'abord, elle etait femme dans toute la charmante acception du mot, c'est-a-dire que toutes les douces passions de la femme lui etaient sympathiques; Joachim aimait Caroline, Caroline aimait Murat, c'etait deja chose suffisante pour qu'elle protegeat cet amour. Puis Josephine etait detestee des freres de Bonaparte; elle avait des ennemis acharnes dans Joseph et Lucien; elle n'etait pas fachee de se faire deux amis devoues dans Murat et Caroline. Elle encouragea donc Murat a s'ouvrir a Bonaparte. Trois jours avant la ceremonie que nous avons racontee plus haut, Murat etait donc entre dans le cabinet de Bonaparte, et, apres de longues hesitations et des detours sans fin, il en etait arrive a lui exposer sa demande. Selon toute probabilite, cet amour des deux jeunes gens l'un pour l'autre n'etait point une nouvelle pour le premier consul. Celui-ci accueillit l'ouverture avec une gravite severe et se contenta de repondre qu'il y songerait. La chose meritait que l'on y songeat, en effet: Bonaparte etait issu d'une famille noble, Murat etait le fils d'un aubergiste. Cette alliance, dans un pareil moment, avait une grande signification. Le premier consul, malgre la noblesse de sa famille, malgre le rang eleve qu'il avait conquis, etait-il, non seulement assez republicain, mais encore assez democrate pour meler son sang a un sang roturier? Il ne reflechit pas longtemps: son sens si profondement droit, son esprit si parfaitement logique lui dirent qu'il avait tout interet a le faire, et, le jour meme, il donna son consentement au mariage de Murat et de Caroline. Les deux nouvelles de ce mariage et du demenagement pour les Tuileries furent donc lancees en meme temps dans le public; l'une devait servir de contrepoids a l'autre. Le premier consul allait occuper la residence des anciens rois, coucher dans le lit des Bourbons, comme on disait a cette epoque; mais il donnait sa soeur au fils d'un aubergiste. Maintenant, quelle dot apportait au heros d'Aboukir la future reine de Naples? Trente mille francs en argent et un collier de diamants que le premier consul prenait a sa femme, etant trop pauvre pour en acheter un. Cela faisait un peu grimacer Josephine, qui tenait fort a son collier de diamants, mais cela repondait victorieusement a ceux qui disaient que Bonaparte avait fait sa fortune en Italie; et puis pourquoi Josephine avait-elle pris si fort a coeur les interets des futurs epoux! Elle avait voulu le mariage, elle devait contribuer a la dot. Il resulta de cette habile combinaison que, le jour _ou les consuls _quitterent le Luxembourg (30 pluviose an VIII) pour se rendre au palais du _gouvernement, _escortes par le _fils d'un aubergiste _devenu beau-frere de Bonaparte, ceux qui virent passer le cortege ne songerent qu'a l'admirer et a l'applaudir. Et, en effet, c'etaient des corteges admirables et dignes d'applaudissements que ceux qui avaient a leur tete un homme comme Bonaparte et dans leurs rangs des hommes comme Murat, comme Moreau, comme Brune, comme Lannes, comme Junot, comme Duroc, comme Augereau, et comme Massena. Une grande revue etait commandee pour ce jour-la, dans la cour du Carrousel; madame Bonaparte devait y assister, non pas du balcon de l'horloge, le balcon de l'horloge etait trop royal, mais des appartements occupes par Lebrun, c'est-a-dire du pavillon de Flore. Bonaparte partit a une heure precise du palais du Luxembourg, escorte de trois mille hommes d'elite, au nombre desquels le superbe regiment des guides, cree depuis trois ans, a propos d'un danger couru par Bonaparte dans ses campagnes d'Italie: apres le passage du Mincio, il se reposait, harasse de fatigue, dans un petit chateau, et se disposait a y prendre un bain, quand un detachement autrichien, en fuite et se trompant de direction, envahit le chateau, garde par les sentinelles seulement; Bonaparte n'avait eu que le temps de s'enfuir en chemise! Un embarras qui merite la peine d'etre rapporte s'etait presente le matin de cette journee du 30 pluviose. Les generaux avaient bien leurs chevaux, les ministres leurs voitures; mais les autres fonctionnaires n'avaient point encore juge opportun de faire une pareille depense. Les voitures manquaient donc. On y supplea en louant des fiacres dont on couvrit les numeros avec du papier de la meme couleur que la caisse. La voiture seule du premier consul etait attelee de six chevaux blancs; mais, comme les trois consuls etaient dans la meme voiture, Bonaparte et Cambaceres au fond, Lebrun sur le devant, ce n'etait, a tout prendre, que deux chevaux par consul. D'ailleurs, ces six chevaux blancs, donnes par l'empereur Francois au general en chef Bonaparte apres le traite de Campo-Formio, n'etaient-ils pas eux-memes un trophee? La voiture traversa une partie de Paris en suivant la rue de Thionville, le quai Voltaire et le pont Royal. A partir du guichet du Carrousel jusqu'a la grande porte des Tuileries, la garde des consuls formait la haie. En passant sous la porte du guichet, Bonaparte leva la tete et lut l'inscription qui s'y trouvait. Cette inscription etait concue en ces termes: 10 AOUT 1792 _LA ROYAUTE EST ABOLIE EN FRANCE_ _ET NE SE RELEVERA JAMAIS_ Un imperceptible sourire contracta les levres du premier consul. A la porte des Tuileries, Bonaparte descendit de voiture et sauta en selle pour passer la troupe en revue. Lorsqu'on le vit sur son cheval de bataille, les applaudissements eclaterent de tous les cotes. La revue terminee, il vint se placer en avant du pavillon de l'horloge, ayant Murat a sa droite, Lannes a sa gauche, et derriere lui tout le glorieux etat-major de l'armee d'Italie. Alors le defile commenca. La, il trouva une de ces inspirations qui se gravaient profondement dans le coeur du soldat. Quand passerent devant lui les drapeaux de la _96e, _de la _30e _et de la _33e _demi-brigades, voyant ces drapeaux qui ne presentaient plus qu'un baton surmonte de quelques lambeaux cribles de balles et noircis par la poudre, il ota son chapeau et s'inclina. Puis, le defile acheve, il descendit de cheval et monta d'un pied hardi l'escalier des Valois et des Bourbons. Le soir, quand il se retrouva seul avec Bourrienne: -- Eh bien, general, lui demanda celui-ci, etes-vous content? -- Oui, repondit vaguement Bonaparte; tout s'est bien passe, n'est-ce pas? -- A merveille! -- Je vous ai vu pres de madame Bonaparte a la fenetre du rez-de- chaussee du pavillon de Flore. -- Moi aussi, je vous ai vu, general: vous lisiez l'inscription du guichet du Carrousel. -- Oui, dit Bonaparte: 10 _aout 1792. La royaute est abolie en France, et ne se relevera jamais._ -- Faut-il la faire enlever, general? demanda Bourrienne. -- Inutile, repondit le premier consul, elle tombera bien toute seule. Puis, avec un soupir: -- Savez-vous, Bourrienne, l'homme qui m'a manque aujourd'hui? demanda-t-il. -- Non general. -- Roland... Que diable peut-il faire, qu'il ne nous donne pas de ses nouvelles? Ce que faisait Roland, nous allons le savoir. XLV -- LE CHERCHEUR DE PISTE Le lecteur n'a pas oublie dans quelle situation l'escorte du _7e _chasseurs avait retrouve la malle-poste de Chambery. La premiere chose dont on s'occupa fut de chercher l'obstacle qui s'opposait a la sortie de Roland; on reconnut la presence d'un cadenas, on brisa la portiere. Roland bondit hors de la voiture comme un tigre hors de sa cage. Nous avons dit que la terre etait couverte de neige. Roland, chasseur et soldat, n'avait qu'une idee: c'etait de suivre la piste des compagnons de Jehu. Il les avait vus s'enfoncer dans la direction de Thoissey; mais il avait pense qu'ils n'avaient pu suivre cette direction, puisque entre cette petite ville et eux coulait la Saone, et qu'il n'y avait de ponts pour traverser la riviere qu'a Belleville et a Macon. Il donna l'ordre a l'escorte et au conducteur de l'attendre sur la grande route, et, a pied, s'enfonca seul, sans songer meme a recharger ses pistolets, sur les traces de Morgan et de ses compagnons. Il ne s'etait pas trompe: a un quart de lieue de la route, les fugitifs avaient trouve la Saone; la, ils s'etaient arretes, avaient delibere un instant -- on le voyait au pietinement des chevaux -- puis ils s'etaient separes en deux troupes: l'une avait remonte la riviere du cote de Macon, l'autre l'avait descendue du cote de Belleville. Cette division avait eu pour but evident de jeter dans le doute ceux qui les poursuivraient s'ils etaient poursuivis. Roland avait entendu le cri de ralliement du chef: "Demain soir ou vous savez." Il ne doutait donc pas que, quelle que fut la piste qu'il suivit, soit celle qui remontait, soit celle qui descendait la Saone, elle ne le conduisit -- si la neige ne fondait pas trop vite -- au lieu du rendez-vous, puisque, soit reunis, soit separement, les compagnons de Jehu devaient aboutir au meme but. Il revint, suivant ses propres traces, ordonna au conducteur de passer les bottes abandonnees sur la grande route par le faux postillon, de monter a cheval et de conduire la malle jusqu'au prochain relais, c'est-a-dire jusqu'a Belleville; le marechal des logis des chasseurs et quatre chasseurs sachant ecrire devaient accompagner le conducteur pour signer avec lui au proces-verbal. Defense absolue de faire mention de lui, Roland, ni de ce qu'il etait devenu, rien ne devant mettre les detrousseurs de diligences en eveil sur ses projets futurs. Le reste de l'escorte ramenerait le corps du chef de brigade a Macon, et ferait, de son cote, un proces-verbal qui concorderait avec celui du conducteur, et dans lequel il ne serait pas plus question de Roland que dans l'autre. Ces ordres donnes, le jeune homme demonta un chasseur, choisissant dans toute l'escorte le cheval qui lui paraissait le plus solide; puis il rechargea ses pistolets qu'il mit dans les fontes de sa selle a la place des pistolets d'arcon du chasseur demonte. Apres quoi, promettant au conducteur et aux soldats une prompte vengeance, subordonnee cependant a la facon dont ils lui garderaient le secret, il monta a cheval et disparut dans la meme direction qu'il avait deja suivie. Arrive au point ou les deux troupes s'etaient separees, il lui fallut faire un choix entre les deux pistes. Il choisit celle qui descendait la Saone et se dirigeait vers Belleville. Il avait, pour faire ce choix, qui peut-etre l'eloignait de deux ou trois lieues, une excellente raison. D'abord, il etait plus pres de Belleville que de Macon. Puis il avait fait un sejour de vingt-quatre heures a Macon, et pouvait etre reconnu, tandis qu'il n'avait jamais stationne a Belleville que le temps de changer de chevaux, lorsque par hasard il y avait passe en poste. Tous les evenements que nous venons de raconter avaient pris une heure a peine; huit heures du soir sonnaient donc a l'horloge de Thoissey lorsque Roland se lanca a la poursuite des fugitifs. La route etait toute tracee; cinq ou six chevaux avaient laisse leurs empreintes, sur la neige; un de ces chevaux marchait l'amble. Roland franchit les deux ou trois ruisseaux qui coupent la prairie qu'il traversait pour arriver a Belleville. A cent pas de Belleville, il s'arreta: la avait eu lieu une nouvelle division: deux des six cavaliers avaient pris a droite, c'est-a-dire s'etaient eloignes de la Saone, quatre avaient pris a gauche, c'est-a-dire avaient continue leur chemin vers Belleville. Aux premieres maisons de Belleville, une troisieme scission s'etait operee: trois cavaliers avaient tourne la ville; un seul avait suivi la rue. Roland s'attacha a celui qui avait suivi la rue, bien certain de retrouver la trace des autres. Celui qui avait suivi la rue s'etait lui-meme arrete a une jolie maison entre cour et jardin, portant le n deg. 67. Il avait sonne; quelqu'un etait venu lui ouvrir. On voyait a travers la grille les pas de la personne qui etait venue lui ouvrir, puis, a cote de ces pas, une autre trace: celle du cheval, que l'on menait a l'ecurie. Il etait evident qu'un des compagnons de Jehu s'etait arrete la. Roland, en se rendant chez le maire, en exhibant ses pouvoirs, en requerant la gendarmerie, pouvait le faire arreter a l'instant meme. Mais ce n'etait point la son but, ce n'etait point un individu isole qu'il voulait arreter: c'etait toute la troupe qu'il tenait a prendre d'un coup de filet. Il grava dans son souvenir le n deg. 67 et continua son chemin. Il traversa toute la ville, fit une centaine de pas au-dela de la derniere maison sans revoir aucune trace. Il allait retourner sur ses pas; mais il songea que ces traces, si elles devaient reparaitre, reparaitraient a la tete du pont seulement. En effet, a la tete du pont, il reconnut la piste de ses trois chevaux. C'etaient bien les memes: un des chevaux marchait l'amble. Roland galopa sur la voie meme de ceux qu'il poursuivait. En arrivant a Monceaux, meme precaution; les trois cavaliers avaient tourne le village; mais Roland etait trop bon limier pour s'inquieter de cela; il suivit son chemin, et, a l'autre bout de Monceaux il retrouva les traces des fugitifs. Un peu avant Chatillon, un des trois chevaux quittait la route, prenait a droite, et se dirigeait vers un petit chateau situe sur une colline, a quelques de la route de Chatillon a Trevoux. Cette fois, les cavaliers restants, croyant avoir assez fait pour depister ceux qui auraient eu envie de les suivre, avaient tranquillement traverse Chatillon et pris la route de Neuville. La direction suivie par les fugitifs rejouissait fort Roland; ils se rendaient evidemment a Bourg: s'ils ne s'y fussent pas rendus, ils eussent pris la route de Marlieux. Or, Bourg etait le quartier general qu'avait choisi lui-meme Roland pour en faire le centre de ses operations; Bourg, c'etait sa ville a lui, et, avec cette surete des souvenirs de l'enfance, il connaissait jusqu'au moindre buisson, jusqu'a la moindre masure, jusqu'a la moindre grotte des environs. A Neuville, les fugitifs avaient tourne le village. Roland ne s'inquieta pas de cette ruse deja connue et eventee: seulement, de l'autre cote de Neuville, il ne retrouva plus que la trace d'un seul cheval. Mais il n'y avait pas a s'y tromper: c'etait celui qui marchait l'amble. Sur de retrouver la trace qu'il abandonnait pour un instant, Roland remonta la piste. Les deux amis s'etaient separes a la route de Vannas; l'un l'avait suivie, l'autre avait contourne le village, et, comme nous l'avons dit, etait revenu prendre la route de Bourg. C'etait celui-la qu'il fallait suivre; d'ailleurs, l'allure de son cheval donnait une facilite de plus a celui qui le poursuivait, puisque son pas ne pouvait se confondre avec un autre pas. Puis il prenait la route de Bourg, et, de Neuville a Bourg, il n'y avait d'autre village que Saint-Denis. Au reste, il n'etait pas probable que le dernier des fugitifs allat plus loin que Bourg. Roland se remit sur la voie avec d'autant plus d'acharnement, qu'il approchait visiblement du but. En effet, le cavalier n'avait pas tourne Bourg, il s'etait bravement engage dans la ville. La, il parut a Roland que le cavalier avait hesite sur le chemin qu'il devait suivre, a moins que l'hesitation ne fut une ruse pour faire perdre sa trace. Mais, au bout de dix minutes employees a suivre ces tours et ces detours, Roland fut sur de son fait; ce n'etait point une ruse, c'etait de l'hesitation. Les pas d'un homme a pied venaient par une rue transversale; le cavalier et l'homme a pied avaient confere un instant; puis le cavalier avait obtenu du pieton qu'il lui servit de guide. On voyait, a partir de ce moment, des pas d'homme cotoyant les pas de l'animal. Les uns et les autres aboutissaient a l'auberge de la _Belle- Alliance._ Roland se rappela que c'etait a cette auberge qu'on avait ramene le cheval blesse apres l'attaque des Carronnieres. Il y avait, selon toute probabilite, connivence entre l'aubergiste et les compagnons de Jehu. Au reste, selon toute probabilite encore, le voyageur de la _Belle-Alliance _y resterait jusqu'au lendemain soir. Roland sentait a sa propre fatigue que celui-ci devait avoir besoin de se reposer. Et Roland, pour ne point forcer son cheval et aussi pour reconnaitre la route suivie, avait mis six heures a faire les douze lieues. Trois heures sonnaient au clocher tronque de Notre-Dame. Qu'allait faire Roland? S'arreter dans quelque auberge de la ville? Impossible; il etait trop connu a Bourg; d'ailleurs son cheval, equipe d'une chabraque de chasseur, donnerait des soupcons. Une des conditions de son succes etait que sa presence a Bourg fut completement ignoree. Il pouvait se cacher au chateau des Noires-Fontaines, et la, se tenir en observation; mais serait-il sur de la discretion des domestiques? Michel et Jacques se tairaient, Roland etait sur d'eux; Amelie se tairait; mais Charlotte, la fille du geolier, ne bavarderait-elle point? Il etait trois heures du matin, tout le monde dormait; le plus sur pour le jeune homme etait de se mettre en communication avec Michel. Michel trouverait bien moyen de le cacher. Au grand regret de sa monture, qui avait sans doute flaire une auberge, Roland lui fit tourner bride et prit la route de Pont- d'Ain. En passant devant l'eglise de Brou, il jeta un regard sur la caserne des gendarmes. Selon toute probabilite, les gendarmes et leur capitaine dormaient du sommeil des justes. Roland traversa la petite aile de foret qui enjambait par-dessus la route. La neige amortissait le bruit des pas de son cheval. En debouchant de l'autre cote, il vit deux hommes qui longeaient le fosse en portant un chevreuil suspendu a un petit arbre par ses quatre pattes liees. Il lui sembla reconnaitre la tournure de ces hommes. Il piqua son cheval pour les rejoindre. Les deux hommes avaient l'oreille au guet; ils se retournerent, virent un cavalier qui semblait en vouloir a eux; ils jeterent l'animal dans le fosse, et s'enfuirent a travers champs, pour regagner la foret de Seillon. -- He! Michel! cria Roland de plus en plus convaincu qu'il avait affaire a son jardinier. Michel s'arreta court; l'autre homme continua de gagner aux champs. -- He! Jacques! cria Roland. L'autre homme s'arreta. S'ils etaient reconnus, inutile de fuir; d'ailleurs, l'appel n'avait rien d'hostile: la voix etait plutot amie que menacante. -- Tiens! fit Jacques, on dirait M. Roland. -- Et que c'est lui tout de meme, dit Michel. Et les deux hommes, au lieu de continuer a fuir vers le bois, revinrent vers la grande route. Roland n'avait point entendu ce qu'avaient dit les deux braconniers, mais il l'avait devine. -- Eh! pardieu, oui, c'est moi! cria-t-il. Au bout d'un instant, Michel et Jacques etaient pres de lui. Les interrogations du pere et du fils se croiserent, et il faut convenir qu'elles etaient motivees. Roland en bourgeois, monte sur un cheval de chasseur, a trois heures du matin, sur la route de Bourg aux Noires-Fontaines. Le jeune officier coupa court aux questions. -- Silence, braconniers! dit-il; que l'on mette ce chevreuil en croupe derriere moi et que l'on s'achemine vers la maison; tout le monde doit ignorer ma presence aux Noires-Fontaines, meme ma soeur. Roland parlait avec la fermete d'un militaire, et chacun savait que, lorsqu'une fois il avait donne un ordre, il n'y avait point a repliquer. On ramassa le chevreuil, on le mit en croupe derriere Roland, et les deux hommes, prenant le grand trot, suivirent le petit trot du cheval. Il restait a peine un quart de lieue a faire. Il se fit en dix minutes. A cent pas du chateau, Roland s'arreta. Les deux hommes furent envoyes en eclaireurs, pour s'assurer que tout etait calme. L'exploration achevee, ils firent signe a Roland de venir. Roland vint, descendit de cheval, trouva la porte du pavillon ouverte et entra. Michel conduisit le cheval a l'ecurie et porta le chevreuil a l'office; car Michel appartenait a cette honorable classe de braconniers qui tuent le gibier pour le plaisir de le tuer, et non pour l'interet de le vendre. Il ne fallait s'inquieter ni du cheval ni du chevreuil; Amelie ne se preoccupait pas plus de ce qui se passait a l'ecurie que de ce qu'on lui servait a table. Pendant ce temps, Jacques allumait du feu. En revenant, Michel apporta un reste de gigot et une demi-douzaine d'oeufs destines a faire une omelette; Jacques prepara un lit dans un cabinet. Roland se rechauffa et soupa sans prononcer une parole. Les deux hommes le regardaient avec un etonnement qui n'etait point exempt d'une certaine inquietude. Le bruit de l'expedition de Seillon s'etait repandu, et l'on disait tout bas que c'etait Roland qui l'avait dirigee. Il etait evident qu'il revenait pour quelque expedition du meme genre. Lorsque Roland eut soupe, il releva la tete et appela Michel. -- Ah! tu etais la? fit Roland. -- J'attendais les ordres de monsieur. -- Voici mes ordres; ecoute-moi bien. -- Je suis tout oreilles. -- Il s'agit de vie et de mort; il s'agit de plus encore: il s'agit de mon honneur. -- Parlez, monsieur Roland. Roland tira sa montre. -- Il est cinq heures. A l'ouverture de l'auberge de la _Belle- Alliance, _tu seras la comme si tu passais, tu t'arreteras a causer avec celui qui t'ouvrira. -- Ce sera probablement Pierre. -- Pierre ou un autre, tu sauras de lui quel est le voyageur qui est arrive chez son maitre sur un cheval marchant l'amble; tu sais ce que c'est, l'amble? -- Parbleu! c'est un cheval qui marche comme les ours, les deux jambes du meme cote a la fois. -- Bravo... Tu pourras bien savoir aussi, n'est-ce pas, si le voyageur est dispose a partir ce matin, ou s'il parait devoir passer la journee a l'hotel? -- Pour sur je le saurai. -- Eh bien, quand tu sauras tout cela, tu viendras me le dire; mais le plus grand silence sur mon sejour ici. Si l'on te demande de mes nouvelles, on a recu une lettre de moi hier; je suis a Paris, pres du premier consul. -- C'est convenu. Michel partit. Roland se coucha et s'endormit, laissant a Jacques la garde du pavillon. Lorsque Roland se reveilla, Michel etait de retour. Il savait tout ce que son maitre lui avait recommande de savoir. Le cavalier arrive dans la nuit devait repartir dans la soiree, et, sur le registre des voyageurs que chaque aubergiste etait force de tenir regulierement a cette epoque, on avait ecrit: "Samedi, 30 pluviose, dix _heures du soir: _le citoyen Valensolle, arrivant de Lyon, allant a Geneve." Ainsi l'alibi etait prepare, puisque le registre faisait foi que le citoyen Valensolle etait arrive a dix heures du soir et qu'il etait impossible qu'il eut arrete, a huit heures et demie, la malle a la Maison-Blanche, et qu'il fut entre a dix heures a l'hotel de la _Belle-Alliance._ Mais ce qui preoccupa le plus Roland, c'est que celui qu'il avait suivi une partie de la nuit, et dont il venait de decouvrir la retraite et le nom, n'etait autre que le temoin d'Alfred de Barjols, tue par lui en duel a la fontaine de Vaucluse, temoin qui, selon toute probabilite, avait joue le role du fantome dans la chartreuse du Seillon. Les compagnons de Jehu n'etaient donc pas des voleurs ordinaires, mais, au contraire, comme le bruit en courait, des gentilshommes de bonne famille, qui, tandis que les nobles bretons risquaient leur vie dans l'Ouest pour la cause royaliste, affrontaient, de leur cote, l'echafaud pour faire passer aux combattants l'argent recueilli a l'autre bout de la France dans leurs hasardeuses expeditions. XLVI -- UNE INSPIRATION Nous avons vu que, dans la poursuite qu'il avait faite la nuit precedente, Roland eut pu faire arreter un ou deux de ceux qu'il poursuivait. Il pouvait en faire autant de M. de Valensolle, qui, probablement, faisait ce qu'avait fait Roland, c'est-a-dire prenait un jour de repos apres une nuit de fatigue. Il lui suffisait, pour cela, d'ecrire un petit mot au capitaine de gendarmerie, ou au chef de brigade de dragons qui avait fait avec lui l'expedition de Seillon: leur honneur etait engage dans l'affaire; on cernait M. de Valensolle dans son lit, on en etait quitte pour deux coups de pistolet, c'est-a-dire pour deux hommes tues ou blesses, et M. de Valensolle etait pris. Mais l'arrestation de M. de Valensolle donnait l'eveil au reste de la troupe, qui se mettait a l'instant meme en surete en traversant la frontiere. Il valait donc mieux s'en tenir a la premiere idee de Roland, c'est-a-dire temporiser, suivre les differentes pistes qui devaient converger a un meme centre, et, au risque d'un veritable combat, jeter le filet sur toute la compagnie. Pour cela, il ne fallait point arreter M. de Valensolle; il fallait continuer de le suivre dans son pretendu voyage a Geneve, qui n'etait, vraisemblablement, qu'un pretexte pour derouter les investigations. Il fut convenu cette fois que Roland, qui, si bien deguise qu'il fut, pouvait etre reconnu, resterait au pavillon, et que ce seraient Michel et Jacques qui, pour cette nuit, detourneraient le gibier. Selon toute probabilite, M. de Valensolle ne se mettrait en voyage qu'a la nuit close. Roland se fit renseigner sur la vie que menait sa soeur depuis le depart de sa mere. Depuis le depart de sa mere, Amelie n'avait pas une seule fois quitte le chateau des Noires-Fontaines. Ses habitudes etaient les memes, moins les sorties habituelles qu'elle faisait avec madame de Montrevel. Elle se levait a sept ou huit heures du matin, dessinait ou faisait de la musique jusqu'au dejeuner; apres le dejeuner, elle lisait ou s'occupait de quelque ouvrage de tapisserie, ou bien encore profitait d'un rayon de soleil pour descendre jusqu'a la riviere avec Charlotte; parfois elle appelait Michel, faisait detacher la petite barque, et, bien enveloppee dans ses fourrures, remontait la Reyssouse jusqu'a Montagnac ou la descendait jusqu'a Saint-Just, puis rentrait sans jamais avoir parle a personne; dinait; apres son diner, montait dans sa chambre avec Charlotte, et, a partir de ce moment, ne paraissait plus. A six heures et demie, Michel et Jacques pouvaient donc decamper sans que personne au monde s'inquietat de ce qu'ils etaient devenus. A six heures, Michel et Jacques prirent leurs blouses, leurs carniers, leurs fusils, et partirent. Ils avaient recu leurs instructions. Suivre le cheval marchant l'amble jusqu'a ce qu'on sut ou il menait son cavalier, ou jusqu'a ce que l'on perdit sa trace. Michel devait aller s'embusquer en face de la ferme de la Belle- Alliance; Jacques, se placer a la patte-d'oie que forment, en sortant de Bourg, les trois routes de Saint-Amour, de Saint-Claude et de Nantua. Cette derniere est en meme temps celle de Geneve. Il etait evident qu'a moins de revenir sur ses pas, ce qui n'etait pas probable, M. de Valensolle prendrait une de ces trois routes. Le pere partit d'un cote, le fils de l'autre. Michel remonta vers la ville par la route de Pont-d'Ain, en passant devant l'eglise de Brou. Jacques traversa la Reyssouse, suivit la rive droite de la petite riviere, et se trouva, en appuyant d'une centaine de pas hors du faubourg, a l'angle aigu que faisaient les trois routes en aboutissant a la ville. Au meme moment, a peu pres, ou le fils prenait son poste, le pere devait etre arrive au sien. En ce moment encore, c'est-a-dire vers sept heures du soir, interrompant la solitude et le silence accoutumes du chateau des Noires-Fontaines, une voiture de poste s'arretait devant la grille, et un domestique en livree tirait la chaine de fer de la sonnette. C'eut ete l'office de Michel d'ouvrir, mais Michel etait ou vous savez. Amelie et Charlotte comptaient probablement sur lui, car le tintement de la cloche se renouvela trois fois sans que personne vint ouvrir. Enfin, la femme de chambre parut au haut de l'escalier. Elle s'approcha timidement, appelant Michel. Michel ne repondit point. Enfin, protegee par la grille, Charlotte se hasarda a s'approcher. Malgre l'obscurite, elle reconnut le domestique. -- Ah! c'est vous, monsieur James? s'ecria-t-elle un peu rassuree. James etait le domestique de confiance de sir John. -- Oh! oui, dit le domestique, ce etait moi, mademoiselle Charlotte, ou plutot ce etait milord. En ce moment, la portiere s'ouvrit et l'on entendit la voix de sir John qui disait: -- Mademoiselle Charlotte, veuillez dire a votre maitresse que j'arrive de Paris et que je viens m'inscrire chez elle, non pas pour etre recu ce soir, mais pour lui demander la permission de me presenter demain, si elle veut bien m'accorder cette faveur; demandez-lui l'heure a laquelle je serai le moins indiscret. Mademoiselle Charlotte avait une grande consideration pour milord; aussi s'empressa-t-elle de s'acquitter de la commission. Cinq minutes apres, elle revenait annoncer a milord qu'il serait revu le lendemain, de midi a une heure. Roland savait ce que venait faire milord; dans son esprit, le mariage etait decide, et sir John etait son beau-frere. Il hesita un instant pour savoir s'il se ferait reconnaitre a lui et s'il le mettrait de moitie dans ses projets; mais il reflechit que lord Tanlay n'etait pas homme a le laisser operer seul. Il avait une revanche a prendre avec les compagnons de Jehu; il voudrait accompagner Roland dans l'expedition, quelle qu'elle fut. L'expedition, quelle qu'elle fut, serait dangereuse, et il pourrait lui arriver malheur. La chance qui accompagnait Roland -- et Roland l'avait eprouve -- ne s'etendait point a ses amis; sir John, grievement blesse, en etait revenu a grand-peine; le chef de brigade des chasseurs avait ete tue roide. Il laissa donc sir John s'eloigner sans donner signe d'existence. Quant a Charlotte, elle ne parut nullement etonnee que Michel n'eut point ete la pour ouvrir; on etait evidemment habitue a ses absences, et ces absences ne preoccupaient ni la femme de chambre ni sa maitresse. Au reste, Roland s'expliqua cette espece d'insouciance; Amelie, faible devant une douleur morale, inconnue a Roland, qui attribuait a de simples crises nerveuses les variations de caractere de sa soeur, Amelie eut ete grande et forte devant un danger reel. De la sans doute venait le peu de crainte que les deux jeunes filles avaient a rester seules dans un chateau isole, et sans autres gardiens que deux hommes qui passaient leurs nuits a braconner. Quant a nous, nous savons comment Michel et son fils, en s'eloignant, servaient les desirs d'Amelie bien mieux qu'en restant au chateau; leur absence faisait le chemin libre a Morgan, et c'etait tout ce que demandait Amelie. La soiree et une partie de la nuit s'ecoulerent sans que Roland eut aucune nouvelle. Il essaya de dormir, mais dormit mal; il croyait, a chaque instant, entendre rouvrir la porte. Le jour commencait en realite de percer a travers les volets lorsque la porte s'ouvrit. C'etaient Michel et Jacques qui rentraient. Voici ce qui s'etait passe. Chacun s'etait rendu a son poste: Michel a la porte de l'auberge, Jacques a la patte-d'oie. A vingt pas de l'auberge, Michel avait trouve Pierre; en trois mots, il s'etait assure que M. de Valensolle etait toujours a l'auberge; celui-ci avait annonce qu'ayant une longue route a faire, il laisserait reposer son cheval et ne partirait que dans la nuit. Pierre ne doutait point que le voyageur ne partit pour Geneve, comme il l'avait dit. Michel proposa a Pierre de boire un verre de vin; s'il manquait l'affut du soir, il lui resterait l'affut du matin. Pierre accepta. Des lors Michel etait bien sur d'etre prevenu; Pierre etait garcon d'ecurie: rien ne pouvait se faire, dans le departement dont il etait charge, sans qu'il en eut avis. Cet avis, un gamin attache a l'hotel promit de le lui donner, et recut en recompense, de Michel, trois charges de poudre pour faire des fusees. A minuit, le voyageur n'etait pas encore parti; on avait bu quatre bouteilles de vin, mais Michel s'etait menage: sur ces quatre bouteilles, il avait trouve moyen d'en vider trois dans le verre de Pierre, ou, bien entendu, elles n'etaient pas restees. A minuit, Pierre rentra pour s'informer; mais alors qu'allait faire Michel? le cabaret fermait, et Michel avait encore quatre heures a attendre jusqu'a l'affut du matin. Pierre offrit a Michel un lit de paille dans l'ecurie; il aurait chaud et serait doucement couche. Michel accepta. Les deux amis entrerent par la grande porte, bras dessus, bras dessous; Pierre trebuchait, Michel faisait semblant de trebucher. A trois heures du matin, le domestique de l'hotel appela Pierre. Le voyageur voulait partir. Michel pretexta que l'heure de l'affut etait arrivee, et se leva. Sa toilette n'etait pas longue a faire: il s'agissait de secouer la paille qui pouvait s'etre attachee a sa blouse, a son carnier ou a ses cheveux. Apres quoi, Michel prit conge de son ami Pierre et alla s'embusquer au coin d'une rue. Un quart d'heure apres, la porte s'ouvrit, un cavalier sortit de l'hotel: le cheval de ce cavalier marchait l'amble. C'etait bien M. de Valensolle. Il prenait les rues qui conduisaient a la route de Geneve. Michel le suivait sans affectation, en sifflant un air de chasse. Seulement, Michel ne pouvait courir, il eut ete remarque; il resulta de cette difficulte qu'en un instant il eut perdu de vue M. de Valensolle. Restait Jacques, qui devait attendre le jeune homme a la patte- d'oie. Mais Jacques etait a la patte-d'oie depuis plus de six heures, par une nuit d'hiver, avec un froid de cinq ou six degres! Jacques avait-il eu le courage de rester six heures les pieds dans la neige, a battre la semelle contre les arbres de la route? Michel prit au galop par les rues et ruelles, raccourcissant le chemin; mais cheval et cavalier, quelque hate qu'il y eut mise, avaient ete plus vite que lui. Il arriva a la patte-d'oie. La route etait solitaire. La neige, foulee pendant toute la journee de la veille, qui etait un dimanche, ne permettait pas de suivre la trace du cheval, perdue dans la boue du chemin. Aussi Michel ne s'inquieta-t-il point de la trace du cheval; c'etait chose inutile, c'etait du temps perdu. Il s'occupa de savoir ce qu'avait fait Jacques. Son coup d'oeil de braconnier le mit bientot sur la voie. Jacques avait stationne au pied d'un arbre; combien de temps? Cela etait difficile a dire, assez longtemps, en tout cas, pour avoir froid: la neige etait battue par ses gros souliers de chasse. Il avait essaye de se rechauffer en marchant de long en large. Puis, tout a coup, il s'etait souvenu qu'il y avait, de l'autre cote de la route, une de ces petites huttes baties avec de la terre, ou les cantonniers vont chercher un abri contre la pluie. Il avait descendu le fosse, avait traverse le chemin; on pouvait suivre sur les bas cotes la trace perdue un instant sur le milieu de la route. Cette trace formait une diagonale allant droit a la hutte. Il etait evident que c'etait dans cette hutte que Jacques avait passe la nuit. Maintenant, depuis quand en etait-il sorti? et pourquoi en etait- il sorti? Depuis quand il en etait sorti? La chose n'etait guere appreciable, tandis qu'au contraire le piqueur le plus malhabile eut reconnu pourquoi il en etait sorti. Il en etait sorti pour suivre M. de Valensolle. Le meme pas qui avait abouti a la hutte en sortait et s'eloignait dans la direction de Ceyzeriat. Le cavalier avait donc bien reellement pris la route de Geneve: le pas de Jacques le disait clairement. Ce pas etait allonge comme celui d'un homme qui court, et il suivait, en dehors du fosse, du cote des champs, la ligne d'arbres qui pouvait le derober a la vue du voyageur. En face d'une auberge borgne, d'une de ces auberges au-dessus de la porte cochere desquelles sont ecrits ces mots: _Ici on donne a boire et a manger, loge a pied et a cheval, _les pas s'arretaient. Il etait evident que le voyageur avait fait halte dans cette auberge, puisque a vingt pas de la Jacques avait fait lui-meme halte derriere un arbre. Seulement, au bout d'un instant, probablement quand la porte s'etait refermee sur le cavalier et le cheval, Jacques avait quitte son arbre, avait traverse la route, cette fois avec hesitation, et a petits pas, et s'etait dirige non point vers la porte, mais vers la fenetre. Michel emboita son pas dans celui de son fils, et arriva a la fenetre; a travers le volet mal joint, on pouvait, quand l'interieur etait eclaire, voir dans l'interieur; mais alors l'interieur etait sombre, et l'on ne voyait rien. C'etait pour voir dans l'interieur que Jacques s'etait approche de la fenetre; sans doute l'interieur avait ete eclaire un instant, et Jacques avait vu. Ou etait-il alle en quittant la fenetre? Il avait tourne autour de la maison en longeant le mur; on pouvait aisement le suivre dans cette excursion: la neige etait vierge. Quant a son but en contournant la maison, il n'etait pas difficile a deviner. Jacques, en garcon de sens, avait bien pense que le cavalier n'etait point parti a trois heures du matin, en disant qu'il allait a Geneve, pour s'arreter a un quart de lieue du bourg dans une pareille auberge. Il avait du sortir par quelque porte de derriere. Jacques contournait donc la muraille dans l'esperance de retrouver de l'autre cote de la maison, la trace du cheval ou tout au moins celle du cavalier. En effet, a partir d'une petite porte de derriere donnant sur la foret qui s'etend de Cotrez a Ceyzeriat, on pouvait suivre une trace de pas s'avancant en ligne directe vers la lisiere du bois. Ces pas etaient ceux d'un homme elegamment chausse, et chausse en cavalier. Ses eperons avaient laisse trace sur la neige. Jacques n'avait pas hesite, il avait suivi les pas. On voyait la trace de son gros soulier pres de celle de la fine botte, du large pied du paysan pres du pied elegant du citadin. Il etait cinq heures du matin, le jour allait venir; Michel resolut de ne pas aller plus loin. Du moment ou Jacques etait sur la piste, le jeune braconnier valait le vieux. Michel fit un grand tour par la plaine, comme s'il revenait de Ceyzeriat, et resolut d'entrer dans l'auberge et d'y attendre Jacques. Jacques comprendrait que son pere avait du le suivre et qu'il s'etait arrete a la maison isolee. Michel frappa au contrevent, se fit ouvrir; il connaissait l'hote, habitue a le voir dans ses exercices nocturnes, lui demanda une bouteille de vin, se plaignit d'avoir fait buisson creux, et demanda, tout en buvant, la permission d'attendre son fils, qui etait a l'affut de son cote, et qui peut-etre aurait ete plus heureux que lui. Il va sans dire que la permission fut facile a obtenir. Michel avait eu soin de faire ouvrir les volets pour voir sur la route. Au bout d'un instant, on frappa aux carreaux. C'etait Jacques. Son pere l'appela. Jacques avait ete aussi malheureux que son pere: il n'avait rien tue. Jacques etait gele. Une brassee de bois fut jetee sur le feu, un second verre apporte. Jacques se rechauffa et but. Puis, comme il fallait rentrer au chateau des Noires-Fontaines avec le jour, pour qu'on ne s'apercut point de l'absence des deux braconniers, Michel paya la bouteille de vin et la flambee, et tous deux partirent. Ni l'un ni l'autre n'avaient dit devant l'hote un mot de ce qui les preoccupait; il ne fallait point que l'on soupconnat qu'ils fussent en quete d'autre chose que du gibier. Mais, une fois de l'autre cote du seuil, Michel se rapprocha vivement de son fils. Alors, Jacques lui raconta qu'il avait suivi les traces assez avant dans la foret, mais qu'arrive a un carrefour, il avait vu tout a coup se lever devant lui un homme arme d'un fusil; et que cet homme lui avait demande ce qu'il venait faire a cette heure dans le bois. Jacques avait repondu qu'il cherchait un affut. -- Alors, allez plus loin, avait repondu l'homme; car, vous le voyez, cette place est prise. Jacques avait reconnu la justesse de la reclamation et avait, en effet, ete cent pas plus loin. Mais, au moment ou il obliquait a gauche pour rentrer dans l'enceinte dont il avait ete ecarte, un autre homme, arme comme le premier, s'etait tout aussi inopinement leve devant lui, lui adressant la meme question. Jacques n'avait pas d'autre reponse a faire que la reponse deja faite: -- Je cherche un affut. L'homme alors lui avait montre du doigt la lisiere de la foret, et, d'un ton presque menacant, lui avait dit: -- Si j'ai un conseil a vous donner, mon jeune ami, c'est d'aller la-bas; je crois qu'il fait meilleur la-bas qu'ici. Jacques avait suivi le conseil, ou du moins avait fait semblant de le suivre; car, arrive a l'endroit indique, il s'etait glisse le long du fosse, et, convaincu de l'impossibilite de retrouver, en ce moment du moins, la piste de M. de Valensolle, il avait gagne au large, avait rejoint la grande route a travers champs et etait revenu vers le cabaret, ou il esperait retrouver son pere et ou il l'avait retrouve en effet. Ils etaient arrives tous deux au chateau des Noires-Fontaines, on le sait deja, au moment ou les premiers rayons du jour penetraient a travers les volets. Tout ce que nous venons de dire fut raconte a Roland avec une foule de details que nous omettons, et qui n'eurent pour resultat que de convaincre le jeune officier que les deux hommes armes de fusils qui s'etaient leves a l'approche de Jacques, n'etaient autres, tout braconniers qu'ils semblaient etre, que des compagnons de Jehu. Mais quel pouvait etre ce repaire? Il n'y avait de ce cote-la ni couvent abandonne, ni ruines. Tout a coup, Roland se frappa la tete. -- Oh! belitre que je suis! comment n'avais-je point songe a cela? Un sourire de triomphe passa sur ses levres, et, s'adressant aux deux hommes, desesperes de ne point lui apporter de nouvelles plus precises: -- Mes enfants, dit-il, je sais tout ce que je voulais savoir. Couchez-vous et dormez tranquilles; vous l'avez, pardieu, bien merite. Et, de son cote, donnant l'exemple, Roland dormit en homme qui vient de resoudre un probleme de la plus haute importance, qu'il a longtemps creuse inutilement. L'idee lui etait venue que les compagnons de Jehu avaient abandonne la chartreuse de Seillon pour les grottes de Ceyzeriat et en meme temps il s'etait rappele la communication souterraine qui existait entre cette grotte et l'eglise de Brou. XLVII -- UNE RECONNAISSANCE Le meme jour, usant de la permission qui lui avait ete accordee la veille, sir John se presenta entre midi et une heure chez mademoiselle de Montrevel. Tout se passa, comme l'avait desire Morgan. Sir John fut recu comme un ami de la famille, lord Tanlay fut recu comme un pretendant dont la recherche honorait. Amelie n'opposa aux desirs de son frere et de sa mere, aux ordres du premier consul, que l'etat de sa sante; c'etait demander du temps. Lord Tanlay s'inclina; il obtenait autant qu'il avait espere obtenir, il etait agree. Cependant il comprit que sa presence trop prolongee a Bourg serait inconvenante, Amelie se trouvant eloignee, toujours par ce pretexte de sante, de sa mere et de son frere. En consequence, il annonca a Amelie une seconde visite pour le lendemain et son depart pour la meme soiree. Il attendrait, pour la revoir, ou qu'Amelie vint a Paris, ou que madame de Montrevel revint a Bourg. Cette seconde circonstance etait la plus probable, Amelie disant qu'elle avait besoin du printemps et de l'air natal pour aider au retour de sa sante. Grace a la delicatesse parfaite de sir John, les desirs d'Amelie et de Morgan etaient accomplis, les deux amants avaient devant eux du temps et de la solitude. Michel sut ces details de Charlotte, et Roland les sut de Michel. Roland resolut de laisser partir sir John avant de rien tenter. Mais cela ne l'empecha point de lever un dernier doute. La nuit venue, il prit un costume de chasseur, jeta sur ce costume la blouse de Michel, abrita son visage sous un large chapeau, passa une paire de pistolets dans le ceinturon de son couteau de chasse, cache comme ses pistolets sous sa blouse, et se hasarda sur la route des Noires-Fontaines a Bourg. Il s'arreta a la caserne de gendarmerie et demanda a parler au capitaine. Le capitaine etait dans sa chambre; Roland monta et se fit reconnaitre; puis, comme il n'etait que huit heures du soir et qu'il pouvait etre reconnu par quelque passant, il eteignit la lampe. Les deux hommes resterent dans l'obscurite. Le capitaine savait deja ce qui s'etait passe, trois jours auparavant, sur la route de Lyon, et, certain que Roland n'avait pas ete tue, il s'attendait a sa visite. A son grand etonnement, Roland ne venait lui demander qu'une seule chose, ou plutot que deux choses: la clef de l'eglise de Bourg et une pince. Le capitaine lui remit les deux objets demandes et offrit a Roland de l'accompagner dans son excursion; mais Roland refusa: il etait evident qu'il avait ete trahi par quelqu'un lors de son expedition de la Maison-Blanche; il ne voulait pas s'exposer a un second echec. Aussi recommanda-t-il au capitaine de ne parler a personne de sa presence et d'attendre son retour, quand meme ce retour tarderait d'une heure ou deux. Le capitaine s'y engagea. Roland, sa clef a la main droite, sa pince a la main gauche, gagna sans bruit la porte laterale de l'eglise, l'ouvrit, la referma et se trouva en face de la muraille de fourrage. Il ecouta: le plus profond silence regnait dans l'eglise solitaire. Il rappela ses souvenirs de jeunesse, s'orienta, mit la clef dans sa poche, et escalada la muraille de foin, qui avait une quinzaine de pieds de haut, et formait une espece de plate-forme; puis, comme on descend d'un rempart au moyen d'un talus, par une espece de talus il se laissa glisser jusqu'au sol, tout pave de dalles mortuaires. Le choeur etait vide, grace au jube qui le protegeait d'un cote, et grace aux murailles qui l'enceignaient a droite et a gauche. La porte du jube etait ouverte: Roland penetra donc sans difficulte dans le choeur. Il se trouva en face du monument de Philibert le Beau. A la tete du prince se trouvait une grande dalle carree: c'etait celle par laquelle on descendait dans les caveaux souterrains. Roland connaissait ce passage; car, arrive pres de la dalle, il s'agenouilla, cherchant avec sa main la jointure de la pierre. Il la trouva, se releva, introduisit la pince dans la rainure et souleva la dalle. D'une main, il la soutint au-dessus de sa tete, tandis qu'il descendait dans le caveau. Puis lentement il la laissa retomber. On eut dit que, volontairement, le visiteur nocturne se separait du monde des vivants et descendait dans le monde des morts. Et ce qui devait paraitre etrange a celui qui voit dans le jour et dans les tenebres, sur la terre comme dessous, c'etait l'impassibilite de cet homme qui cotoyait les morts pour decouvrir les vivants, et qui, malgre l'obscurite, la solitude, le silence, ne frissonnait meme pas au contact des marbres funebres. Il alla, tatonnant au milieu des tombes, jusqu'a ce qu'il eut reconnu la grille qui donnait dans le souterrain. Il explora la serrure; elle etait fermee au pene seulement. Il introduisit l'extremite de sa pince entre le pene et la gache, et poussa legerement. La grille s'ouvrit. Il tira la porte, mais sans la fermer, afin de pouvoir revenir sur ses pas, et dressa la pince dans son angle. Puis, l'oreille tendue, la pupille dilatee, tous les sens surexcites par le desir d'entendre, le besoin de respirer, l'impossibilite de voir, il s'avanca lentement, un pistolet tout arme d'une main, et s'appuyant, de l'autre, a la paroi de la muraille. Il marcha ainsi un quart d'heure. Quelques gouttes d'eau glacee, en filtrant a travers la voute du souterrain et en tombant sur ses mains et sur ses epaules, lui avaient appris qu'il passait au-dessous de la Reyssouse. Au bout de ce quart d'heure de marche, il trouva la porte qui communiquait du souterrain dans la carriere. Il fit halte un instant; il respirait plus librement, en outre, il lui semblait entendre des bruits lointains, et voir voltiger sur les piliers de pierre qui soutenaient la voute comme des lueurs de feux follets. On eut pu croire, en ne distinguant que la forme de ce sombre ecouteur, que c'etait de l'hesitation, mais, si l'on eut pu voir sa physionomie, on eut compris que c'etait de l'esperance. Il se remit en chemin, se dirigeant vers les lueurs qu'il avait cru apercevoir, vers ce bruit qu'il avait cru entendre. A mesure qu'il approchait, le bruit arrivait a lui plus distinct, la lumiere lui apparaissait plus vive. Il etait evident que la carriere etait habitee; par qui? Il n'en savait rien encore; mais il allait le savoir. Il n'etait plus qu'a dix pas du carrefour de granit que nous avons signale a notre premiere descente dans la grotte de Ceyzeriat. Il se colla contre la muraille, s'avancant imperceptiblement; on eut dit, au milieu de l'obscurite, un bas-relief mobile. Enfin, sa tete arriva a depasser un angle, et son regard plongea sur ce que l'on pouvait appeler le camp des compagnons de Jehu. Ils etaient douze ou quinze occupes a souper. Il prit a Roland une folle envie: c'etait de se precipiter au milieu de tous ces hommes, de les attaquer seul, et de combattre jusqu'a la mort. Mais il comprima ce desir insense, releva sa tete avec la meme lenteur qu'il l'avait avancee, et, les yeux pleins de lumiere, le coeur plein de joie, sans avoir ete entendu, sans avoir ete soupconne, il revint sur ses pas, reprenant le chemin qu'il venait de faire. Ainsi, tout lui etait explique: l'abandon de la chartreuse de Seillon, la disparition de M. de Valensolle, les faux braconniers places aux environs de l'ouverture de la grotte de Ceyzeriat. Cette fois, il allait donc prendre sa vengeance, et la prendre terrible, la prendre mortelle. Mortelle, car, de meme qu'il soupconnait qu'on l'avait epargne, il allait ordonner d'epargner les autres; seulement, lui, on l'avait epargne pour la vie; les autres, on allait les epargner pour la mort. A la moitie du retour a peu pres, il lui sembla entendre du bruit derriere lui; il se retourna et crut voir le rayonnement d'une lumiere. Il doubla le pas; une fois la porte depassee, il n'y avait plus a s'egarer: ce n'etait plus une carriere aux mille detours, c'etait une voute etroite, rigide, aboutissant a une grille funeraire. Au bout de dix minutes, il passait de nouveau sous la riviere; une ou deux minutes apres, il touchait la grille du bout de sa main etendue. Il prit sa pince ou il l'avait laissee, entra dans le caveau, tira la grille apres lui, la referma doucement et sans bruit, guide par les tombeaux retrouva l'escalier, poussa la dalle avec sa tete et se retrouva sur le sol des vivants. La, relativement, il faisait jour. Il sortit du choeur, repoussa la porte du jube afin de la remettre dans le meme etat ou il l'avait trouvee, escalada le talus, traversa la plate-forme et redescendit de l'autre cote. Il avait conserve la clef; il ouvrit la porte et se trouva dehors. Le capitaine de gendarmerie l'attendait; il confera quelques instants avec lui, puis tous deux sortirent ensemble. Tous deux rentrerent a Bourg par le chemin de ronde pour ne pas etre vus, prirent la porte des halles, la rue de la Revolution, la rue de la Liberte, la rue d'Espagne, devenue la rue Simonneau. Puis Roland s'enfonca dans un des angles de la rue du Greffe et attendit. Le capitaine de gendarmerie continua seul son chemin. Il allait rue des Ursules, devenue depuis sept ans la rue des Casernes; c'etait la que le chef de brigade des dragons avait son logement, et il venait de se mettre au lit au moment ou le capitaine entra dans sa chambre; celui-ci lui dit deux mots tout bas, et en hate le chef de brigade s'habilla et sortit. Au moment ou le chef de brigade des dragons et le capitaine de gendarmerie apparaissaient sur la place, une ombre se detachait de la muraille et s'approchait d'eux. Cette ombre, c'etait Roland. Les trois hommes resterent en conference dix minutes, Roland donnant des ordres, les deux autres l'ecoutant et l'approuvant. Puis ils se separerent. Le chef de brigade rentra chez lui; Roland et le capitaine de gendarmerie, par la rue de l'Etoile, les degres des Jacobins et la rue du Bourgneuf, regagnerent le chemin de ronde, puis, en diagonale, ils allerent rejoindre la route de Pont-d'Ain. Roland laissa, en passant, le capitaine de gendarmerie a la caserne et continua son chemin. Vingt minutes apres, pour ne pas reveiller Amelie, au lieu de sonner a la grille, il frappait au volet de Michel; Michel ouvrit le volet, et, d'un seul bond, Roland -- devore de cette fievre qui s'emparait de lui lorsqu'il courait ou meme revait tout simplement quelque danger -- sautait dans le pavillon. Il n'eut point reveille Amelie, eut-il sonne a la porte, car Amelie ne dormait point. Charlotte, qui, elle aussi, de son cote, arrivait de la ville sous pretexte d'aller voir son pere, mais, en realite pour faire parvenir une lettre a Morgan, avait trouve Morgan et rapportait la reponse a sa maitresse. Amelie lisait cette reponse; elle etait concue en ces termes: "Amour a moi! "Oui, tout va bien de ton cote, car tu es l'ange, mais j'ai bien peur que tout n'aille mal du mien, moi qui suis le demon. "Il faut absolument que je te voie, que je te presse dans mes bras, que je te serre contre mon coeur; je ne sais quel pressentiment plane au-dessus de moi, je suis triste a mourir. "Envoie demain Charlotte s'assurer que sir John est bien parti; puis, lorsque tu auras acquis la certitude de ce depart, fais le signal accoutume. "Ne t'effraye point, ne me parle point de la neige, ne me dis pas que l'on verra mes pas. "Ce n'est pas moi, cette fois, qui irai a toi, c'est toi qui viendras a moi; comprends-tu bien? tu peux te promener dans le parc, personne n'ira suivre la trace de tes pas. "Tu te couvriras de ton chale le plus chaud, de tes fourrures les plus epaisses; puis, dans la barque amarree sous les saules, nous passerons une heure en changeant de role. D'habitude, je te dis mes esperances et tu me dis tes craintes; demain, mon adoree Amelie, c'est toi qui me diras tes esperances et moi qui te dirai mes craintes. "Seulement, aussitot le signal fait, descends; je t'attendrai a Montagnac, et, de Montagnac a la Reyssouse, il n'y a pas, pour moi qui t'aime, cinq minutes de chemin. "Au revoir, ma pauvre Amelie! si tu ne m'eusses pas rencontre, tu eusses ete heureuse entre les heureuses. "La fatalite m'a mis sur ton chemin, et j'ai, j'en ai bien peur, fait de toi une martyre. "Ton CHARLES. "A demain, n'est-ce pas? a moins d'obstacle surhumain." XLVIII -- OU LES PRESSENTIMENTS DE MORGAN SE REALISENT Rien de plus calme et de plus serein souvent que les heures qui precedent une grande tempete. La journee fut belle et sereine, une de ces belles journees de fevrier ou, malgre le froid piquant de l'atmosphere, ou, malgre le blanc linceul qui couvre la terre, le soleil sourit aux hommes et leur promet le printemps. Sir John vint sur le midi faire a Amelie sa visite d'adieu. Sir John avait ou croyait avoir la parole d'Amelie; cette parole lui suffisait. Son impatience etait personnelle; mais Amelie, en accueillant sa recherche, quoiqu'elle eut laisse l'epoque de leur union dans le vague de l'avenir, avait comble toutes ses esperances. Il s'en rapportait pour le reste au desir du premier consul et a l'amitie de Roland. Il retournait donc a Paris pour faire sa cour a madame de Montrevel, ne pouvant rester pour la faire a Amelie. Un quart d'heure apres la sortie de sir John du chateau des Noires-Fontaines, Charlotte a son tour prenait le chemin de Bourg. Vers les quatre heures, elle venait rapporter a Amelie qu'elle avait vu de ses yeux sir John monter en voiture a la porte de l'hotel de France et partir par la route de Macon. Amelie pouvait donc etre parfaitement tranquille de ce cote. Elle respira. Amelie avait tente d'inspirer a Morgan une tranquillite qu'elle n'avait point elle meme; depuis le jour ou Charlotte lui avait revele la presence de Roland a Bourg, elle avait pressenti, comme Morgan, que l'on approchait d'un denouement terrible. Elle connaissait tous les details des evenements arrives a la chartreuse de Seillon; elle voyait la lutte engagee entre son frere et son amant, et, rassuree sur le sort de son frere, grace a la recommandation faite par le chef des compagnons de Jehu, elle tremblait pour la vie de son amant. De plus, elle avait appris l'arrestation de la malle de Chambery et la mort du chef de brigade des chasseurs de Macon; elle avait su que son frere etait sauve, mais qu'il avait disparu. Elle n'avait recu aucune lettre de lui. Cette disparition et ce silence, pour elle qui connaissait Roland, c'etait quelque chose de pis qu'une guerre ouverte et declaree. Quant a Morgan, elle ne l'avait pas revu depuis la scene que nous avons racontee, et dans laquelle elle avait pris l'engagement de lui faire parvenir des armes partout ou il serait, si jamais il etait condamne a mort. Cette entrevue demandee par Morgan, Amelie l'attendait donc avec autant d'impatience que celui qui la demandait. Aussi, des qu'elle put croire que Michel et son fils etaient couches, alluma-t-elle aux quatre fenetres les bougies qui devaient servir de signal a Morgan. Puis, comme le lui avait recommande son amant, elle s'enveloppa d'un cachemire rapporte par son frere du champ de bataille des Pyramides, et qu'il avait lui-meme deroule de la tete d'un bey tue par lui: elle jeta par-dessus son cachemire une mante de fourrures, laissa Charlotte pour lui donner avis de ce qui pouvait arriver, et esperant qu'il n'arriverait rien, elle ouvrit la porte du parc et s'achemina vers la riviere. Dans la journee, elle avait ete deux ou trois fois jusqu'a la Reyssouse, et en etait revenue, afin de tracer un reseau de pas dans lesquels les pas nocturnes ne fussent point reconnus. Elle descendit donc, sinon tranquillement, du moins hardiment, la pente qui conduisait jusqu'a la Reyssouse; arrivee au bord de la riviere, elle chercha des yeux la barque amarree sous les saules. Un homme l'y attendait. C'etait Morgan. En deux coups de rame, il arriva jusqu'a un endroit praticable a la descente; Amelie s'elanca, il la recut dans ses bras. La premiere chose que vit la jeune fille, ce fut le rayonnement joyeux qui illuminait, pour ainsi dire, le visage de son amant. -- Oh! s'ecria-t-elle, tu as quelque chose d'heureux a m'annoncer. -- Pourquoi cela, chere amie? demanda Morgan avec son plus doux sourire. -- Il y a sur ton visage, o mon bien aime Charles, quelque chose de plus que le bonheur de me revoir. -- Tu as raison, dit Morgan enroulant la chaine de la barque au tronc d'un saule, et laissant les avirons battre les flancs du canot. Puis, prenant Amelie dans ses bras: -- Tu as raison, mon Amelie, lui dit-il, et mes pressentiments me trompaient. Oh! faibles et aveugles que nous sommes, c'est au moment ou il va toucher le bonheur de la main que l'homme desespere et doute. -- Oh! parle, parle! dit Amelie; qu'est-il donc arrive? -- Te rappelles-tu, mon Amelie, ce que, dans notre derniere entrevue, tu me repondis quand je te parlais de fuir et que je craignais tes repugnances? -- Oh! oui, je m'en souviens: Charles, je te repondis que j'etais a toi, et que, si j'avais des repugnances, je les surmonterais. -- Et moi, je te repondis que j'avais des engagements qui m'empechaient de fuir; que, de meme qu'ils etaient lies a moi, j'etais lie a eux; qu'il y avait un homme dont nous relevions, et a qui nous devions obeissance absolue, et que cet homme, c'etait le futur roi de France, Louis XVIII. -- Oui, tu m'as dit tout cela. -- Eh bien, nous sommes releves de notre voeu d'obeissance, Amelie, non seulement par le roi Louis XVIII, mais encore par notre general Georges Cadoudal. -- Oh! mon ami, tu vas donc redevenir un homme comme tous les autres, au-dessus de tous les autres! -- Je vais redevenir un simple proscrit, Amelie. Il n'y a pas a esperer pour nous l'amnistie vendeenne ou bretonne. -- Et pourquoi cela? -- Nous ne sommes pas des soldats, nous, mon enfant bien-aimee; nous ne sommes pas meme des rebelles: nous sommes des _compagnons de Jehu._ _ _ Amelie poussa un soupir. -- Nous sommes des bandits, des brigands, des devaliseurs de malles-poste, appuya Morgan avec une intention visible. -- Silence! fit Amelie en appuyant sa main sur la bouche de son amant; silence! ne parlons point de cela, dis-moi comment votre roi vous releve de vos engagements, comment votre general vous donne conge. -- Le premier consul a voulu voir Cadoudal. D'abord, il lui a envoye ton frere pour lui faire des propositions; Cadoudal a refuse d'entrer en arrangements; mais, comme nous, Cadoudal a recu de Louis XVIII l'ordre de cesser les hostilites. Coincidant avec cet ordre, est arrive un nouveau message du premier consul; ce messager, c'etait un sauf-conduit pour le general vendeen, une invitation de venir a Paris; un traite enfin de puissance a puissance. Cadoudal a accepte, et doit etre a cette heure sur la route de Paris: Il y a donc sinon paix, du moins treve. -- Oh! quelle joie, mon Charles! -- Ne te rejouis pas trop, mon amour. -- Et pourquoi cela? -- Parce que cet ordre de cesser les hostilites est venu, sais-tu pourquoi? -- Non. -- Eh bien, c'est un homme tres fort que M. Fouche; il a compris que, ne pouvant nous vaincre, il fallait nous deshonorer. Il a organise de faux compagnons de Jehu qu'il a laches dans le Maine et dans l'Anjou, et qui ne contentent pas, eux, de prendre l'argent du gouvernement, mais qui pillent et detroussent les voyageurs, qui entrent la nuit dans les chateaux et dans les fermes, qui mettent les proprietaires de ces fermes et de ces chateaux les pieds sur des charbons ardents, et qui leur arrachent par des tortures le secret de l'endroit ou est cache leur argent. Eh bien, ces hommes, ces miserables, ces bandits, ces chauffeurs, ils prennent le meme nom que nous, et sont censes combattre pour le meme principe; si bien que la police de M. Fouche nous met non seulement hors la loi, mais aussi hors l'honneur. -- Oh! -- Voila, ce que j'avais a te dire, mon Amelie, avant de te proposer une seconde fois de fuir ensemble. Aux yeux de la France, aux yeux de l'etranger, aux yeux du prince meme que nous avons servi et pour qui nous avons risque l'echafaud, nous serons dans l'avenir, nous sommes probablement deja des miserables dignes de l'echafaud. -- Oui... mais, pour moi, mon bien-aime Charles, tu es l'homme devoue, l'homme de conviction, le royaliste obstine qui a continue de combattre quand tout le monde avait mis bas les armes; pour moi, tu es le loyal baron de Sainte-Hermine; pour moi, si tu l'aimes mieux, tu es le noble, le courageux et l'invincible Morgan. -- Ah! voila tout ce que je voulais savoir, ma bien-aimee; tu n'hesiteras donc pas un instant, malgre le nuage infame que l'on essaye d'elever entre nous et l'honneur, tu n'hesiteras donc pas, je ne dirai point a te donner a moi, tu t'es deja donnee, mais a etre ma femme? -- Que dis-tu la? Pas un instant, pas une seconde; mais ce serait la joie de mon etre, le bonheur de ma vie! Ta femme, je suis ta femme devant Dieu; Dieu comblera tous mes desirs les jours ou il permettra que je sois ta femme devant les hommes. Morgan tomba a genoux. -- Eh bien, dit-il, a tes pieds, Amelie, les mains jointes, avec la voix la plus suppliante de mon coeur, je viens te dire: "Amelie, veux-tu fuir? Amelie, veux-tu quitter la France? Amelie, veux-tu etre ma femme?" Amelie se dressa tout debout, prit son front entre ses deux mains, comme si la violence du sang qui affluait a son cerveau allait le faire eclater. Morgan lui saisit les deux mains, et, la regardant avec inquietude: -- Hesites-tu? lui demanda-t-il d'une voix sourde, tremblante, presque brisee. -- Non! oh! non! pas une seconde, s'ecria resolument Amelie; je suis a toi, dans le passe et dans l'avenir, en tout et partout. Seulement, le coup est d'autant plus violent qu'il etait inattendu. -- Reflechis bien, Amelie; ce que je te propose, c'est l'abandon de la patrie et de la famille, c'est-a-dire de tout ce qui est cher, de tout ce qui est sacre: en me suivant, tu quittes le chateau ou tu es nee, la mere qui t'y a enfantee et nourrie, le frere qui t'aime, et qui, lorsqu'il saura que tu es la femme d'un brigand, te haira peut-etre, te meprisera certainement. Et, en parlant ainsi, Morgan interrogeait avec anxiete le visage d'Amelie. Ce visage s'eclaira graduellement d'un doux sourire, et, comme il s'abaissait du ciel sur la terre, s'inclinant sur le jeune homme toujours a genoux. -- Oh! Charles! dit la jeune fille d'une voix douce comme le murmure de la riviere qui s'ecoulait claire et limpide sous ses pieds, il faut que ce soit une chose bien puissante que l'amour qui emane directement de Dieu puisque, malgre les paroles terribles que tu viens de prononcer, sans crainte, sans hesitation, presque sans regrets, je te dis: Charles, me voila; Charles, je suis a toi; Charles, quand partons-nous? -- Amelie, nos destinees ne sont point de celles avec lesquelles on transige et on discute; si nous partons, si tu me suis, c'est a l'instant meme; demain, il faut que nous soyons de l'autre cote de la frontiere. -- Et nos moyens de fuite? -- J'ai, a Montagnac, deux chevaux tout selles: un pour toi, Amelie, un pour moi; j'ai pour deux cent mille francs de lettres de credit sur Londres ou sur Vienne. La ou tu voudras aller, nous irons. -- Ou tu seras, Charles, je serai; que m'importe le pays! que m'importe la ville! -- Alors, viens! -- Cinq minutes, Charles, est-ce trop? -- Ou vas-tu? -- J'ai a dire adieu a bien des choses, j'ai a emporter tes lettres cheries, j'ai a prendre le chapelet d'ivoire de ma premiere communion, j'ai quelques souvenirs cheris, pieux, sacres, des souvenirs d'enfance qui seront la-bas tout ce qui me restera de ma mere, de ma famille, de la France; je vais les prendre et je reviens. -- Amelie! -- Quoi? -- Je voudrais bien ne pas te quitter; il me semble qu'au moment d'etre reunis, te quitter un instant, c'est te perdre pour toujours; Amelie, veux-tu que je te suive? -- Oh! viens; qu'importe qu'on voie tes pas maintenant! nous serons loin demain au jour; viens! Le jeune homme sauta hors de la barque et donna la main a Amelie, puis il l'enveloppa de son bras, et tous deux prirent le chemin de la maison. Sur le perron, Charles s'arreta. -- Va, lui dit-il, la religion des souvenirs a sa pudeur; quoique je la comprenne, je te generais. Je t'attends ici, d'ici je te garde; du moment ou je n'ai qu'a etendre la main pour te prendre, je suis bien sur que tu ne m'echapperas point. Va, mon Amelie, mais reviens vite. Amelie repondit en tendant ses levres au jeune homme; puis elle monta rapidement l'escalier, rentra dans sa chambre, prit un petit coffret de chene sculpte, cercle de fer, ou etait son tresor, les lettres de Charles, depuis la premiere jusqu'a la derniere, detacha de la glace de la cheminee le blanc et virginal chapelet d'ivoire qui y etait suspendu, mit a sa ceinture une montre que son pere lui avait donnee; puis elle passa dans la chambre de sa mere, s'inclina au chevet de son lit, baisa l'oreiller que la tete de madame de Montrevel avait touche, s'agenouilla devant le Christ veillant au pied de son lit, commenca une action de graces qu'elle n'osa continuer, l'interrompit par un acte de foi, puis tout a coup s'arreta. Il lui avait semble que Charles l'appelait. Elle preta l'oreille, et entendit une seconde fois son nom prononce avec un accent d'angoisse dont elle ne pouvait se rendre compte. Elle tressaillit, se redressa et descendit rapidement l'escalier. Charles etait toujours a la meme place; mais, penche en avant, l'oreille tendue, il semblait ecouter avec anxiete un bruit lointain. -- Qu'y a-t-il? demanda Amelie en saisissant la main du jeune homme. -- Ecoute, ecoute, dit celui-ci. Amelie preta l'oreille a son tour. Il lui sembla entendre des detonations successives comme un petillement de mousqueterie. Cela venait du cote de Ceyzeriat. -- Oh! s'ecria Morgan, j'avais bien raison de douter de mon bonheur jusqu'au dernier moment! Mes amis sont attaques! Amelie, adieu, adieu! -- Comment! adieu? s'ecria Amelie palissante; tu me quittes? Le bruit de la fusillade devint plus distinct. -- N'entends-tu pas? Ils se battent, et je ne suis pas la pour me battre avec eux! Fille et soeur de soldat, Amelie comprit tout, et n'essaya point de resister. -- Va, dit-elle en laissant tomber ses bras; tu avais raison, nous sommes perdus. Le jeune homme poussa un cri de rage, saisit une seconde fois la jeune fille, la serra sur sa poitrine, comme s'il voulait l'etouffer; puis, bondissant du haut en bas du perron, et s'elancant dans la direction de la fusillade avec la rapidite du daim poursuivi par les chasseurs: -- Me voila, amis! cria-t-il, me voila! Et il disparut comme une ombre sous les grands arbres du parc. Amelie tomba a genoux, les bras etendus vers lui, mais sans avoir la force de le rappeler; ou, si elle le rappela, ce fut d'une voix si faible que Morgan ne lui repondit point, et ne ralentit point sa course pour lui repondre. XLIX -- LA REVANCHE DE ROLAND On devine ce qui s'etait passe. Roland n'avait point perdu son temps avec le capitaine de gendarmerie et le colonel de dragons. Ceux-ci, de leur cote, n'avaient pas oublie qu'ils avaient une revanche a prendre. Roland avait decouvert au capitaine de gendarmerie le passage souterrain qui communiquait de l'eglise de Brou a la grotte de Ceyzeriat. A neuf heures du soir, le capitaine et les dix-huit hommes qu'il avait sous ses ordres devaient entrer dans l'eglise, descendre dans le caveau des ducs de Savoie, et fermer de leurs baionnettes la communication des carrieres avec le souterrain. Roland, a la tete de vingt dragons, devait envelopper le bois, le battre en resserrant le demi-cercle, afin que les deux ailes de ce demi-cercle vinssent aboutir a la grotte de Ceyzeriat. A neuf heures, le premier mouvement devait etre fait de ce cote, se combinant avec celui du capitaine de gendarmerie. On a vu, par les paroles echangees entre Amelie et Morgan, quelles etaient pendant ce temps les dispositions des compagnons de Jehu. Les nouvelles arrivees a la fois de Mittau et de Bretagne avaient mis tout le monde a l'aise; chacun se sentait libre et, comprenant que l'on faisait une guerre desesperee, etait joyeux de sa liberte. Il y avait donc reunion complete dans la grotte de Ceyzeriat, presque une fete; a minuit, tous se separaient, et chacun, selon les facilites qu'il pouvait avoir de traverser la frontiere, se mettait en route pour quitter la France. On a vu a quoi leur chef occupait ses derniers instants. Les autres, qui n'avaient point les memes liens de coeur, faisaient ensemble dans le carrefour, splendidement eclaire, un repas de separation et d'adieu: car, une fois hors de la France, la Vendee et la Bretagne pacifiees, l'armee de Conde detruite, ou se retrouveraient-ils sur la terre etrangere? Dieu le savait! Tout a coup, le retentissement d'un coup de fusil arriva jusqu'a eux. Comme par un choc electrique, chacun fut debout. Un second coup de fusil se fit entendre. Puis, dans les profondeurs de la carriere, ces deux mots penetrerent, frissonnant comme les ailes d'un oiseau funebre: -- Aux armes! Pour des compagnons de Jehu, soumis a toutes les vicissitudes d'une vie de bandits, le repos d'un instant n'etait jamais la paix. Poignards, pistolets et carabines etaient toujours a la portee de la main. Au cri pousse, selon toute probabilite, par la sentinelle, chacun sauta sur ses armes et resta le cou tendu, la poitrine haletante, l'oreille ouverte. Au milieu du silence, on entendit le bruit d'un pas aussi rapide que pouvait le permettre l'obscurite dans laquelle le pas s'enfoncait. Puis, dans le rayon de lumiere projete par les torches et par les bougies, un homme apparut. -- Aux armes! cria-t-il une seconde, fois, nous sommes attaques! Les deux coups que l'on avait entendus etaient la double detonation du fusil de chasse de la sentinelle. C'etait elle qui accourait, son fusil encore fumant a la main. -- Ou est Morgan? crierent vingt voix. -- Absent, repondit Montbar, et, par consequent, a moi le commandement! Eteignez tout, et en retraite sur l'eglise; un combat est inutile maintenant, et le sang verse serait du sang perdu. On obeit avec cette promptitude qui indique que chacun apprecie le danger. Puis on se serra dans l'obscurite. Montbar, a qui les detours du souterrain etaient aussi bien connus qu'a Morgan, se chargea de diriger la troupe, et s'enfonca, suivi de ses compagnons, dans les profondeurs de la carriere. Tout a coup, il lui sembla entendre a cinquante pas devant lui un commandement prononce a voix basse, puis le claquement d'un certain nombre de fusils que l'on arme. Il etendit les deux bras en murmurant a son tour le mot: "Halte!" Au meme instant, on entendit distinctement le commandement: "Feu!" Ce commandement n'etait pas prononce, que le souterrain s'eclaira avec une detonation terrible. Dix carabines venaient de faire feu a la fois. A la lueur de cet eclair, Montbar et ses compagnons purent apercevoir et reconnaitre l'uniforme des gendarmes. -- Feu! cria a son tour Montbar. Sept ou huit coups de fusil retentirent a ce commandement. La voute obscure s'eclaira de nouveau. Deux compagnons de Jehu gisaient sur le sol, l'un tue raide, l'autre blesse mortellement. -- La retraite est coupee, dit Montbar; volte-face, mes amis; si nous avons une chance, c'est du cote de la foret. Le mouvement se fit avec la regularite d'une manoeuvre militaire. Montbar se retrouva a la tete de ses compagnons, et revint sur ses pas. En ce moment, les gendarmes firent feu une seconde fois. Personne ne riposta: ceux qui avaient decharge leurs armes les rechargerent; ceux qui n'avaient pas tire se tenaient prets pour la veritable lutte, qui allait avoir lieu a l'entree de la grotte. Un ou deux soupirs indiquerent seuls que cette riposte de la gendarmerie n'etait point sans resultat. Au bout de cinq minutes, Montbar s'arreta. On etait revenu a la hauteur du carrefour, a peu pres. -- Tous les fusils et tous les pistolets sont-ils charges? demanda-t-il. -- Tous, repondirent une douzaine de voix. -- Vous vous rappelez le mot d'ordre pour ceux de nous qui tomberont entre les mains de la justice: nous appartenons aux bandes de M. Teyssonnet; nous sommes venus pour recruter des hommes a la cause royaliste; nous ne savons pas ce que l'on veut dire quand on nous parle des malles-poste et des diligences arretees. -- C'est convenu. -- Dans l'un ou l'autre cas, c'est la mort, nous le savons bien; mais c'est la mort du soldat au lieu de la mort des voleurs, la fusillade au lieu de la guillotine. -- Et la fusillade, dit une voix railleuse, nous savons ce que c'est. Vive la fusillade! -- En avant, mes amis, dit Montbar, et vendons-leur notre vie ce qu'elle vaut, c'est-a-dire le plus cher possible. -- En avant! repeterent les compagnons. Et aussi rapidement qu'il etait possible de le faire dans les tenebres, la petite troupe se remit en marche, toujours conduite par Montbar. A mesure qu'ils avancaient, Montbar respirait une odeur de fumee qui l'inquietait. En meme temps, se refletaient sur les parois des murailles et aux angles des piliers, certaines lueurs qui indiquaient qu'il se passait quelque chose d'insolite vers l'ouverture de la grotte. -- Je crois que ces gredins-la nous enfument, dit Montbar. -- J'en ai peur, repondit Adler. -- Ils croient avoir affaire a des renards. -- Oh! repondit la meme voix, ils verront bien a nos griffes que nous sommes des lions. La fumee devenait de plus en plus epaisse, la lueur de plus en plus vive. On arriva au dernier angle. Un amas de bois sec avait ete allume dans l'interieur de la carriere, a une cinquantaine de pas de son ouverture, non pas pour enfumer, mais pour eclairer. A la lumiere repandue par le foyer incandescent, on voyait reluire a l'entree de la grotte les armes des dragons. A dix pas en avant d'eux, un officier attendait, appuye sur sa carabine, non seulement expose a tous les coups, mais semblant les provoquer. C'etait Roland. Il etait facile a reconnaitre: il avait jete loin de lui son chapeau, sa tete etait nue, et la reverberation de la flamme se jouait sur son visage. Mais ce qui eut du le perdre le sauvait. Montbar le reconnut et fit un pas en arriere. -- Roland de Montrevel! dit-il; rappelez-vous la recommandation de Morgan. -- C'est bien, repondirent les compagnons d'une voix sourde. -- Et maintenant, cria Montbar, mourons, mais tuons! Et il s'elanca le premier dans l'espace eclaire par la flamme du foyer, dechargea un des canons de son fusil a deux coups sur les dragons qui repondirent par une decharge generale. Il serait impossible de raconter ce qui se passa alors: la grotte s'emplit d'une fumee au sein de laquelle chaque coup de feu brillait comme un eclair; les deux troupes se joignirent et s'attaquerent corps a corps: ce fut le tour des pistolets et des poignards. Au bruit de la lutte, la gendarmerie accourut; mais il lui fut impossible de faire feu, tant etaient confondus amis et ennemis. Seulement, quelques demons de plus semblerent se meler a cette lutte de demons. On voyait des groupes confus luttant au milieu de cette atmosphere rouge et fumeuse, s'abaissant, se relevant, s'affaissant encore; on entendait un hurlement de rage ou un cri d'agonie: c'etait le dernier soupir d'un homme. Le survivant cherchait un nouvel adversaire, commencait une nouvelle lutte. Cet egorgement dura un quart d'heure, vingt minutes peut-etre. Au bout de ces vingt minutes, on pouvait compter dans la grotte de Ceyzeriat vingt-deux cadavres. Treize appartenaient aux dragons et aux gendarmes, neuf aux compagnons de Jehu. Cinq de ces derniers survivaient; ecrases par le nombre, cribles de blessures, ils avaient ete pris vivants. Les gendarmes et les dragons, au nombre de vingt-cinq, les entouraient. Le capitaine de gendarmerie avait eu le bras gauche casse, le chef de brigade des dragons avait eu la cuisse traversee par une balle. Seul, Roland, couvert de sang mais d'un sang qui n'etait pas le sien, n'avait pas recu une egratignure. Deux des prisonniers etaient si grievement blesses, qu'on renonca a les faire marcher; il fallut les transporter sur des brancards. On alluma des torches preparees a cet effet, et on prit le chemin de la ville. Au moment ou l'on passait de la foret sur la grande route, on entendit le galop d'un cheval. Ce galop se rapprochait rapidement. -- Continuez votre chemin, dit Roland; je reste en arriere pour savoir ce que c'est. C'etait un cavalier qui, comme nous l'avons dit, accourait a toute bride. -- Qui vive? cria Roland, lorsque le cavalier ne fut plus qu'a vingt pas de lui. Et il appreta sa carabine. -- Un prisonnier de plus, monsieur de Montrevel, repondit le cavalier; je n'ai pas pu me trouver au combat, je veux du moins me trouver a l'echafaud. Ou sont mes amis? -- La, monsieur, repondit Roland, qui avait reconnu, non pas la figure, mais la voix du jeune homme, voix qu'il entendait pour la troisieme fois. Et il indiqua de la main le groupe formant le centre de la petite troupe qui suivait la route de Ceyzeriat a Bourg. -- Je vois avec bonheur qu'il ne vous est rien arrive, monsieur de Montrevel, dit le jeune homme avec une courtoisie parfaite, et ce m'est une grande joie, je vous le jure. Et, piquant son cheval, il fut en quelques elans pres des dragons et des gendarmes. -- Pardon, messieurs, dit-il en mettant pied a terre, mais je reclame une place au milieu de mes trois amis, le vicomte de Jahiat, le comte de Valensolle et le marquis de Ribier. Les trois prisonniers jeterent un cri d'admiration et tendirent les mains a leur ami. Les deux blesses se souleverent sur leur brancard et murmurerent: -- Bien, Sainte-Hermine.., bien! -- Je crois, Dieu me pardonne! s'ecria Roland, que le beau cote de l'affaire restera jusqu'au bout a ces bandits! L -- CADOUDAL AUX TUILERIES Le surlendemain du jour, ou plutot de la nuit, ou s'etaient passes les evenements que nous venons de raconter, deux hommes marchaient cote a cote dans le grand salon des Tuileries donnant sur le jardin. Ils parlaient vivement; des deux cotes, les paroles etaient accompagnees de gestes rapides et animes. Ces deux hommes, c'etaient le premier consul Bonaparte et Georges Cadoudal. Georges Cadoudal, touche des malheurs que pouvait entrainer pour la Bretagne une plus longue resistance, venait de signer la paix avec Brune. C'etait apres la signature de cette paix qu'il avait delie de leur serment les compagnons de Jehu. Par malheur, le conge qu'il leur donnait etait arrive, comme nous l'avons vu, vingt-quatre heures trop tard. En traitant avec Brune, Georges Cadoudal n'avait rien stipule pour lui-meme, que la liberte de passer immediatement en Angleterre. Mais Brune avait tant insiste, que le chef vendeen avait consenti a une entrevue avec le premier consul. Il etait, en consequence, parti pour Paris. Le matin meme de son arrivee, il s'etait presente aux Tuileries, s'etait nomme et avait ete recu. C'etait Rapp qui, en l'absence de Roland, l'avait introduit. En se retirant, l'aide de camp avait laisse les deux portes ouvertes, afin de tout voir du cabinet de Bourrienne, et de porter secours au premier consul, s'il etait besoin. Mais Bonaparte, qui avait compris l'intention de Rapp, avait ete fermer la porte. Puis, revenant vivement vers Cadoudal: -- Ah! c'est vous, enfin! lui avait-il dit; je suis bien aise de vous voir; un de vos ennemis, mon aide de camp, Roland de Montrevel, m'a dit le plus grand bien de vous. -- Cela ne m'etonne point, avait repondu Cadoudal; pendant le peu de temps que j'ai vu M. de Montrevel, j'ai cru reconnaitre en lui les sentiments les plus chevaleresques. -- Oui, et cela vous a touche? repondit le premier consul. Puis, fixant sur le chef royaliste son oeil de faucon: -- Ecoutez, Georges, reprit-il, j'ai besoin d'hommes energiques pour accomplir l'oeuvre que j'entreprends. Voulez-vous etre des miens? Je vous ai fait offrir le grade de colonel; vous valez mieux que cela: je vous offre le grade de general de division. -- Je vous remercie du plus profond de mon coeur, citoyen premier consul, repondit Georges; mais vous me mepriseriez si j'acceptais. -- Pourquoi cela? demanda vivement Bonaparte. -- Parce que j'ai prete serment a la maison de Bourbon, et que je lui resterai fidele, quand meme. -- Voyons, reprit le premier consul, n'y a-t-il aucun moyen de vous rallier a moi? -- General, repondit l'officier royaliste, m'est-il permis de vous repeter ce que l'on ma dit? -- Et pourquoi pas? -- C'est que cela touche aux plus profonds arcanes de la politique. -- Bon! quelque niaiserie, fit le premier consul avec un sourire inquiet. Cadoudal s'arreta et regarda fixement son interlocuteur. -- On dit qu'il y a eu un accord fait a Alexandrie, entre vous et le commodore Sidney Smith; que cet accord avait pour objet de vous laisser le retour libre en France, a la condition, acceptee par vous, de relever le trone de nos anciens rois. Bonaparte eclata de rire. -- Que vous etes etonnants, vous autres plebeiens, dit-il, avec votre amour pour vos anciens rois! Supposez que je retablisse ce trone -- chose dont je n'ai nulle envie, je vous le declare -- que vous en reviendra-t-il, a vous qui avez verse votre sang pour le retablissement de ce trone? Pas meme la confirmation du grade que vous avez conquis, colonel! Et ou avez-vous vu dans les armees royales un colonel qui ne fut pas noble? Avez-vous jamais entendu dire que, pres de ces gens-la, un homme se soit eleve par son propre merite? Tandis qu'aupres de moi, Georges, vous pouvez atteindre a tout, puisque plus je m'eleverai, plus j'eleverai avec moi ceux qui m'entoureront. Quant a me voir jouer le role de Monk, n'y comptez pas; Monk vivait dans un siecle ou les prejuges que nous avons combattus et renverses en 1789 avaient toute leur vigueur; Monk eut voulu se faire roi, qu'il ne l'eut pas pu; dictateur, pas davantage! Il fallait etre Cromwell pour cela. Richard n'y a pas pu tenir; il est vrai que c'etait un veritable fils de grand homme, c'est-a-dire un sot. Si j'eusse voulu me faire roi, rien ne m'en eut empeche, et, si l'envie m'en prend jamais, rien ne m'en empechera. Voyons, vous avez quelque chose a repondre! Repondez. -- Vous dites, citoyen premier consul, que la situation n'est point la meme en France en 1800 qu'en Angleterre en 1660; je n'y vois moi aucune difference. Charles Ier avait ete decapite en 1649, Louis XVI l'a ete en 1793; onze ans se sont ecoules en Angleterre entre la mort du pere et la restauration du fils; sept ans se sont deja ecoules en France depuis la mort de Louis XVI... Peut-etre me direz-vous que la revolution anglaise fut une revolution religieuse, tandis que la revolution francaise est une revolution politique; eh bien, je repondrai qu'une charte est aussi facile a faire qu'une abjuration. Bonaparte sourit. -- Non, reprit-il, je ne vous dirai pas cela; je vous dirai simplement: Cromwell avait cinquante ans quand Charles Ier a ete execute; moi, j'en avais vingt-quatre, a la mort de Louis XVI. Cromwell est mort en 1658, c'est-a-dire a cinquante-neuf ans; en dix ans de pouvoir, il a eu le temps d'entreprendre beaucoup, mais d'accomplir peu; et, d'ailleurs, lui, c'etait une reforme complete qu'il entreprenait, reforme politique par la substitution du gouvernement republicain au gouvernement monarchique. Eh bien, accordez-moi de vivre les annees de Cromwell, cinquante-neuf ans, ce n'est pas beaucoup. J'ai encore vingt ans a vivre, juste le double de Cromwell, et, remarquez-le, je ne change rien, je poursuis; je ne renverse pas, j'eleve. Supposez qu'a trente ans, Cesar, au lieu de n'etre encore que le premier debauche de Rome, en ait ete le premier citoyen; supposez que sa campagne des Gaules ait ete faite, sa campagne d'Egypte achevee, sa campagne d'Espagne menee a bonne fin; supposez qu'il ait eu trente ans au lieu d'en avoir cinquante, croyez-vous qu'il n'eut pas ete a la fois Cesar et Auguste? -- Oui, s'il n'eut pas trouve sur son chemin Brutus, Cassius et Casca. -- Ainsi, dit Bonaparte avec melancolie, c'est sur un assassinat que mes ennemis comptent! en ce cas, la chose leur sera facile et a vous tout le premier, qui etes mon ennemi; car qui vous empeche en ce moment, si vous avez la conviction de Brutus, de me frapper comme il a frappe Cesar? Je suis seul avec vous, les portes sont fermees; vous auriez le temps d'etre a moi avant qu'on fut a vous. Cadoudal fit un pas en arriere. -- Non, dit-il, nous ne comptons point sur l'assassinat, et je crois qu'il faudrait une extremite bien grave pour que l'un de nous se determinat a se faire assassin; mais les chances de la guerre sont la. Un seul revers peut vous faire perdre votre prestige; une defaite introduit l'ennemi au coeur de la France: des frontieres de la Provence, on peut voir le feu des bivouacs autrichiens; un boulet peut vous enlever la tete, comme au marechal de Berwick; alors, que devient la France? Vous n'avez point d'enfants, et vos freres... -- Oh! sous ce point de vue, vous avez raison; mais, si vous ne croyez pas a la Providence, j'y crois, moi; je crois qu'elle ne fait rien au hasard; je crois que, lorsqu'elle a permis que, le 15 aout 1769 -- un an jour pour jour apres que Louis XV eut rendu l'edit qui reunissait la Corse a la France -- naquit a Ajaccio un enfant qui ferait le 13 vendemiaire et le 18 brumaire, elle avait sur cet enfant de grandes vues, de supremes projets. Cet enfant, c'est moi; si j'ai une mission, je ne crains rien, ma mission me sert de bouclier; si je n'en ai pas, si je me trompe, si, au lieu de vivre les vingt-cinq ou trente ans qui me sont necessaires pour achever mon oeuvre, je suis frappe d'un coup de couteau comme Cesar, ou atteint d'un boulet comme Berwick, c'est que la Providence aura sa raison d'agir ainsi, et ce sera a elle de pourvoir a ce qui convient a la France... Nous parlions de Cesar tout a l'heure: quand Rome suivait en deuil les funerailles du dictateur et brulait les maisons de ses assassins; quand, aux quatre points cardinaux du monde, la ville eternelle regardait d'ou lui viendrait le genie qui mettrait fin a ses guerres civiles; quand elle tremblait a la vue de l'ivrogne Antoine ou de l'hypocrite Lepide, elle etait loin de songer a l'ecolier d'Apollonie, au neveu de Cesar, au jeune Octave. Qui pensait a ce fils du banquier de Velletri, tout blanchi par la farine de ses aieux? Qui le devina lorsqu'on le vit arriver boitant et clignotant des yeux pour passer en revue les vieilles bandes de Cesar? Pas meme le prevoyant Ciceron: O_rnandum et tollen_dum, disait-il. Eh bien, l'enfant joua toutes les barbes grises du senat, et regna presque aussi longtemps que Louis XIV! Georges, Georges, ne luttez pas contre la Providence qui me suscite; car la Providence vous brisera. -- J'aurai ete brise en suivant la voie et la religion de mes peres, repondit Cadoudal en s'inclinant, et j'espere que Dieu me pardonnera mon erreur qui sera celle d'un chretien fervent et d'un fils pieux. Bonaparte posa la main sur l'epaule du jeune chef: -- Soit, lui dit-il; mais, au moins, restez neutre; laissez les evenements s'accomplir, regardez les trones s'ebranler, regardez tomber les couronnes; ordinairement, ce sont les spectateurs qui payent: moi, je vous payerai pour regarder faire. -- Et combien me donnerez-vous pour cela, citoyen premier consul? demanda en riant Cadoudal. -- Cent mille francs par an, monsieur, repondit Bonaparte. -- Si vous donnez cent mille francs par an a un simple chef de rebelles, dit Cadoudal, combien offrirez-vous au prince pour lequel il a combattu? -- Rien, monsieur; ce que je paye en vous, c'est le courage et non pas le principe qui vous a fait agir; je vous prouve que pour moi, homme de mes oeuvres, les hommes n'existent que par leurs oeuvres. Acceptez, Georges, je vous en prie. -- Et si je refuse? -- Vous aurez tort. -- Serai-je toujours libre de me retirer ou il me conviendra? Bonaparte alla a la porte et l'ouvrit. -- L'aide de camp de service! demanda-t-il. Il s'attendait a voir paraitre Rapp. Il vit paraitre Roland. -- Ah! dit-il, c'est toi? Puis, se retournant vers Cadoudal: -- Je n'ai pas besoin, colonel, de vous presenter mon aide de camp Roland de Montrevel: c'est une de vos connaissances. -- Roland, dis au colonel qu'il est aussi libre a Paris que tu l'etais dans son camp de Muzillac, et que, s'il desire un passeport pour quelque pays du monde que ce soit, Fouche a l'ordre de le lui donner. -- Votre parole me suffit, citoyen premier consul, repondit en s'inclinant Cadoudal; ce soir, je pars. -- Et peut-on vous demander ou vous allez? -- A Londres, general. -- Tant mieux. -- Pourquoi tant mieux? -- Parce que, la, vous verrez de pres les hommes pour lesquels vous vous etes battu. -- Apres? -- Et que, quand vous les aurez vus... -- Eh bien? -- Vous les comparerez a ceux contre lesquels vous vous etes battu... Seulement, une fois sorti de France, colonel... Bonaparte s'arreta. -- J'attends, fit Cadoudal. -- Eh bien, n'y rentrez qu'en me prevenant, ou sinon, ne vous etonnez pas d'etre traite en ennemi. -- Ce sera un honneur pour moi, general, puisque vous me prouverez, en me traitant ainsi, que je suis un homme a craindre. Et Georges salua le premier consul et se retira. -- Eh bien, general, demanda Roland, apres que la porte fut refermee sur Cadoudal, est-ce bien l'homme que je vous avais dit? -- Oui, repondit Bonaparte pensif; seulement, il voit mal l'etat des choses; mais l'exageration de ses principes prend sa source dans de nobles sentiments, qui doivent lui donner une grande influence parmi les siens. Alors, a voix basse: -- Il faudra pourtant en finir! ajouta-t-il. Puis, s'adressant a Roland: -- Et toi? demanda-t-il. -- Moi, repondit Roland, j'en ai fini. -- Ah! ah! de sorte que les compagnons de Jehu...? -- Ont cesse d'exister, general; les trois quarts sont morts, le reste est prisonnier. -- Et toi sain et sauf? -- Ne m'en parlez pas, general; je commence a croire que, sans m'en douter, j'ai fait un pacte avec le diable. Le meme soir, comme il l'avait dit au premier consul, Cadoudal partit pour l'Angleterre. A la nouvelle que le chef breton etait heureusement arrive a Londres, Louis XVIII lui ecrivait: "J'ai appris avec la plus vive satisfaction, general, que vous etes enfin echappe aux mains du tyran, qui vous a meconnu au point de vous proposer de le servir; j'ai gemi des malheureuses circonstances qui vous ont force de traiter avec lui; mais je n'ai jamais concu la plus legere inquietude: le coeur de mes fideles Bretons et le votre en particulier me sont trop bien connus. Aujourd'hui, vous etes libre, vous etes aupres de mon frere: tout mon espoir renait: je n'ai pas besoin d'en dire davantage a un Francais tel que vous. "Louis" A cette lettre etaient joints le brevet de lieutenant-general et le grand cordon de Saint-Louis. LI -- L'ARMEE DE RESERVE Le premier consul en etait arrive au point qu'il desirait: les compagnons de Jehu etaient detruits, la Vendee etait pacifiee. Tout en demandant la paix a l'Angleterre, il avait espere la guerre; il comprenait tres bien que, ne de la guerre, il ne pouvait grandir que par la guerre; il semblait deviner qu'un jour un poete l'appellerait _le geant des batailles._ Mais cette guerre, comment la ferait-il? Un article de la constitution de l'an VIII s'opposait a ce que le premier consul commandat les armees en personne et quittat la France. Il y a toujours dans les constitutions un article absurde; bien heureuses les constitutions ou il n'y en a qu'un! Le premier consul trouva un moyen. Il etablit un camp a Dijon; l'armee qui devait occuper ce camp prendrait le nom d'armee de reserve. Le noyau de cette armee fut forme par ce que l'on put tirer de la Vendee et de la Bretagne, trente mille hommes a peu pres. Vingt mille conscrits y furent incorpores. Le general Berthier en fut nomme commandant en chef. Le plan qu'avait, un jour, dans son cabinet du Luxembourg, explique Bonaparte a Roland, etait reste le meme dans son esprit. Il comptait reconquerir l'Italie par une seule bataille; cette bataille devait etre une grande victoire. Moreau, en recompense de sa cooperation au 18 brumaire, avait obtenu ce commandement militaire qu'il desirait: il etait general en chef de l'armee du Rhin, et avait quatre-vingt mille hommes sous ses ordres. Augereau commandait l'armee gallo-batave, forte de vingt-cinq mille hommes. Enfin, Massena commandait l'armee d'Italie, refugiee dans le pays de Genes, et soutenait avec acharnement le siege de la capitale de ce pays, bloquee du cote de la terre par le general autrichien Ott, et du cote de la mer par l'amiral Keith. Pendant que ces mouvements s'operaient en Italie, Moreau avait pris l'offensive sur le Rhin et battu l'ennemi a Stockach et a Moeskirch. Une seule victoire devait etre, pour l'armee de reserve, le signal d'entrer a son tour en ligue; deux victoires ne laissaient aucun doute sur l'opportunite de ses operations. Seulement, comment cette armee descendrait-elle en Italie? La premiere pensee de Bonaparte avait ete de remonter le Valais et de deboucher par le Simplon: on tournait ainsi le Piemont et l'on entrait a Milan; mais l'operation etait longue et se manifestait au grand jour. Bonaparte y renonca; il entrait dans son plan de surprendre les Autrichiens, et d'etre avec toute son armee dans les plaines du Piemont avant que l'on put se douter qu'il eut passe les Alpes. Il s'etait donc decide a operer son passage par le grand Saint- Bernard. C'etait alors qu'il avait envoye aux peres desservant le monastere qui couronne cette montagne les cinquante mille francs dont s'etaient empares les compagnons de Jehu. Cinquante mille autres avaient ete expedies, qui etaient parvenus heureusement a leur destination. Grace a ces cinquante mille francs, les moines devaient etre abondamment pourvus de rafraichissements necessaires a une armee de cinquante mille hommes faisant une halte d'un jour. En consequence, vers la fin d'avril, toute l'artillerie fut dirigee sur Lausanne, Villeneuve, Martigny et Saint-Pierre. Le general Marmont, commandant l'artillerie, avait ete envoye en avant pour veiller au transport des pieces. Ce transport des pieces etait une chose a peu pres impraticable. Il fallait cependant qu'il eut lieu. Il n'y avait point d'antecedent sur lequel on put s'appuyer; Annibal avec ses elephants, ses Numides et ses Gaulois, Charlemagne avec ses Francs, n'avaient rien eu de semblable a surmonter. Lors de la premiere campagne d'Italie, en 1796, on n'avait pas franchi les Alpes, on les avait tournees; on etait descendu de Nice a Cherasco par la route de la Corniche. Cette fois, on allait entreprendre une oeuvre veritablement gigantesque. Il fallait d'abord s'assurer que la montagne n'etait point occupee; la montagne sans Autrichiens etait deja un ennemi assez difficile a vaincre! Lannes fut lance en enfant perdu avec toute une division; il passa le col du Saint-Bernard, sans artillerie, sans bagages, et s'empara de Chatillon. Les Autrichiens n'avaient rien laisse dans le Piemont, que de la cavalerie, des depots et quelques postes d'observation; il n'y avait donc plus d'autres obstacles a vaincre que ceux de la nature. On commenca les operations. On avait fait construire des traineaux pour transporter les canons; mais, si etroite que fut leur voie, on reconnut qu'elle serait toujours trop large. Il fallut aviser a un autre moyen. On creusa des troncs de sapins, on y emboita les pieces; a l'extremite superieure, on fixa un cable pour tirer; a l'extremite inferieure, un levier pour diriger. Vingt grenadiers s'attelaient au cable, vingt autres portaient, avec leur bagage, le bagage de ceux qui trainaient les pieces. Un artilleur commandait chaque detachement, et avait sur lui pouvoir absolu, au besoin droit de vie et de mort. Le bronze, en pareille circonstance, etait bien autrement precieux que la chair! Avant de partir, on donna a chaque homme une paire de souliers neufs et vingt biscuits. Chacun chaussa les souliers, et se pendit les biscuits au cou. Le premier consul, installe au bas de la montagne, donnait a chaque prolonge le signal du depart. Il faut avoir traverse les memes chemins en simple touriste, a pied ou a mulet, avoir sonde de l'oeil les memes precipices pour se faire une idee de ce qu'etait ce voyage: toujours gravir par des pentes escarpees, par des sentiers etroits, sur des cailloux qui coupaient les souliers d'abord, les pieds ensuite! De temps en temps, on s'arretait, on reprenait haleine et l'on se remettait en route sans une plainte. On arriva aux glaces: avant de s'y engager, les hommes recurent d'autres souliers: ceux du matin etaient en lambeaux; on cassa un morceau de biscuit, on but une goutte d'eau-de-vie a la gourde, et l'on se remit en chemin. On ne savait ou l'on montait; quelques-uns demandaient pour combien de jours on en avait encore; d'autres, s'il serait permis de s'arreter un instant a la lune. Enfin, l'on atteignit les neiges eternelles. La, le travail devenait plus facile; les sapins glissaient sur la neige, et l'on allait plus vite. Un fait donnera la mesure du pouvoir concede a l'artilleur conduisant chaque prolonge. Le general Chamberlhac passait; il trouva que l'on n'allait pas assez vite, et, voulant faire hater le pas, il s'approcha du canonnier et prit avec lui un ton de maitre. -- Ce n'est pas vous qui commandez ici, repondit l'artilleur; c'est moi! c'est moi qui suis responsable de la piece, c'est moi qui la dirige; passez votre chemin! Le general s'avanca vers le canonnier comme pour lui mettre la main au collet. Mais celui-ci, faisant un pas en arriere: -- General, dit-il, ne me touchez pas, ou je vous assomme d'un coup de levier et je vous jette dans le precipice. Apres des fatigues inouies, on atteignit le pied de la montee au sommet de laquelle s'eleve le couvent. Le general se retira. La, on trouva la trace du passage de la division Lannes: comme la pente est tres rapide, les soldats avaient pratique une espece d'escalier gigantesque. On l'escalada. Les peres du Saint-Bernard attendaient sur la plate-forme. Ils conduisirent successivement a l'hospice chaque peloton formant les prolonges. Des tables etaient dressees dans de longs corridors, et, sur ces tables, il y avait du pain, du fromage de Gruyere et du vin. En quittant le couvent, les soldats serraient les mains des moines et embrassaient leurs chiens. La descente, au premier abord, semblait plus commode que l'ascension; aussi les officiers declarerent-ils que c'etait a leur tour de trainer les pieces. Mais, cette fois, les pieces entrainaient l'attelage et quelques-unes descendaient beaucoup plus vite qu'ils n'eussent voulu. Le general Lannes, avec sa division, marchait toujours a l'avant- garde. Il etait descendu avant le reste de l'armee dans la vallee; il etait entre a Aoste et avait recu l'ordre de se porter sur Ivree, a l'entree des plaines du Piemont. Mais, la, il rencontra un obstacle que nul n'avait prevu: c'etait le fort de Bard. Le village de Bard est situe a huit lieues d'Aoste; en descendant le chemin d'Ivree, un peu en arriere du village, un monticule ferme presque hermetiquement la vallee; la Doire coule entre ce monticule et la montagne de droite. La riviere ou plutot le torrent remplit tout l'intervalle. La montagne de gauche presente a peu pres le meme aspect; seulement, au lieu de la riviere, c'est la route qui y passe. C'est de ce cote qu'est bati le fort de Bard; il occupe le sommet du monticule et descend jusqu'a la moitie de son elevation. Comment personne n'avait-il songe a cet obstacle, qui etait tout simplement insurmontable? Il n'y avait pas moyen de le battre en breche du bas de la vallee, et il etait impossible de gravir les rocs qui le dominaient. Cependant, a force de chercher, on trouva un sentier que l'on aplanit et par lequel l'infanterie et la cavalerie pouvaient passer; mais on essaya vainement de le faire gravir a l'artillerie, meme en la demontant comme au Saint-Bernard. Bonaparte fit braquer deux pieces de canon sur la route et ouvrir le feu contre la forteresse; mais on s'apercut bientot que ces pieces etaient sans effet; d'ailleurs, un boulet du fort s'engouffra dans une des deux pieces qui fut brisee et perdue. Le premier consul ordonna un assaut par escalade; des colonnes formees dans le village et munies d'echelles s'elancerent au pas de course et se presenterent sur plusieurs points. Il fallait, pour reussir, non seulement de la celerite, mais encore du silence: c'etait une affaire de surprise. Au lieu de cela, le colonel Dufour, qui commandait une des colonnes, fit battre la charge et marcha bravement a l'assaut. La colonne fut repoussee, et le commandant recut une balle au travers du corps. Alors, on fit choix des meilleurs tireurs; on les approvisionna de vivres et de cartouches; ils se glisserent entre les rochers et parvinrent a une plate-forme d'ou ils dominaient le fort. Du haut de cette plate-forme, on en decouvrait une autre moins elevee et qui cependant plongeait egalement sur le fort; a grand- peine on y hissa deux pieces de canon que l'on mit en batterie. Ces deux pieces d'un cote, et les tirailleurs, de l'autre, commencerent a inquieter l'ennemi. Pendant ce temps, le general Marmont proposait au premier consul un plan tellement hardi, qu'il n'etait pas possible que l'ennemi s'en defiat. C'etait de faire tout simplement passer l'artillerie, la nuit, sur la grande route, malgre la proximite du fort. On fit repandre sur cette route du fumier et la laine de tous les matelas que l'on put trouver dans le village, puis on enveloppa les roues, les chaines et toutes les parties sonnantes des voitures avec du foin tordu. Enfin, on detela les canons et les caissons, et l'on remplaca, pour chaque piece, les chevaux par cinquante hommes places en galere. Cet attelage offrait deux avantages considerables: d'abord, les chevaux pouvaient hennir, tandis que les hommes avaient tout interet a garder le plus profond silence; ensuite un cheval tue arretait tout le convoi, tandis qu'un homme tue ne tenait point a la voiture, etait pousse de cote, remplace par un autre, et n'arretait rien. On mit a la tete de chaque voiture un officier et un sous-officier d'artillerie, et l'on promit six cents francs pour le transport de chaque voiture hors de la vue du fort. Le general Marmont, qui avait donne ce conseil, presidait lui-meme a la premiere operation. Par bonheur, un orage avait rendu la nuit fort obscure. Les six premieres pieces d'artillerie et les six premiers caissons arriverent a leur destination sans qu'un seul coup de fusil eut ete tire du fort. On revint par le meme chemin sur la pointe du pied, a la queue les uns des autres; mais, cette fois, l'ennemi entendit quelque bruit, et, voulant en connaitre la cause, il lanca des grenades. Les grenades, par bonheur, tombaient de l'autre cote du chemin. Pourquoi ces hommes, une fois passes, revenaient-ils sur leurs pas? Pour chercher leurs fusils et leurs bagages; on eut pu leur epargner cette peine et ce danger, en placant bagages et fusils sur les caissons; mais on ne pense pas a tout; et la preuve, c'est que l'on n'avait pas pense non plus au fort de Bard. Une fois la possibilite du passage demontree, le transport de l'artillerie fut un service comme un autre; seulement, l'ennemi prevenu, il devenait plus dangereux. Le fort semblait un volcan, tant il vomissait de flammes et de fumee; mais, vu la facon verticale dont il etait oblige de tirer, il faisait plus de bruit que de mal. On perdit cinq ou six hommes par voiture, c'est-a-dire un dixieme sur cinquante; mais l'artillerie passa, le sort de la campagne etait la! Plus tard, on s'apercut que le col du petit Saint-Bernard etait praticable et que l'on eut pu y faire passer toute l'artillerie sans demonter une seule piece. Il est vrai que le passage eut ete moins beau, etant moins difficile. Enfin, on se trouva dans les magnifiques plaines du Piemont. Sur le Tessin, on rencontra un corps de douze mille hommes detache de l'armee du Rhin par Moreau, qui, apres les deux victoires remportees par lui, pouvait preter a l'armee d'Italie ce supplement de soldats; il avait debouche par le Saint-Gothard, et, renforce de ces douze mille hommes, le premier consul entra dans Milan sans coup ferir. A propos, comment avait fait le premier consul, qui, d'apres un article de la constitution de l'an VIII, ne pouvait sortir de France et se mettre a la tete des armees? Nous allons vous le dire. La veille du jour ou il devait quitter Paris, c'est-a-dire le 5 mai, ou, selon le calendrier du temps, le 15 floreal, il avait fait venir chez lui les deux autres consuls et les ministres, et avait dit a Lucien: -- Preparez pour demain une circulaire aux prefets. Puis, a Fouche: -- Vous ferez publier cette circulaire dans les journaux; elle dira que je suis parti pour Dijon, ou je vais inspecter l'armee de reserve; vous ajouterez, mais sans rien affirmer, que j'irai peut- etre jusqu'a Geneve; en tous cas, faites bien remarquer que je ne serai pas absent plus de quinze jours. S'il se passait quelque chose d'insolite, je reviendrais comme la foudre. Je vous recommande a tous les grands interets de la France; j'espere que bientot on parlera de moi, a Vienne et a Londres. Et, le 6, il etait parti. Des lors, son intention etait bien de descendre dans les plaines du Piemont et d'y livrer une grande bataille; puis, comme il ne doutait pas de la victoire, il repondrait, de meme que Scipion accuse, a ceux qui lui reprocheraient de violer la constitution: "A pareil jour et a pareille heure, je battais les Carthaginois; montons au Capitole et rendons grace aux dieux!" Parti de Paris le 6 mai, le 26 du meme mois, le general en chef campait avec son armee entre Turin et Casal. Il avait plu toute la journee; vers le soir, l'orage se calma, et le ciel, comme il arrive en Italie, passa en quelques instants de la teinte la plus sombre au plus bel azur, et les etoiles s'y montrerent scintillantes. Le premier consul fit signe a Roland de le suivre; tous deux sortirent de la petite ville de Chivasso et suivirent les bords du fleuve. A cent pas au-dela des dernieres maisons, un arbre abattu par la tempete offrait un banc aux promeneurs. Bonaparte s'y assit et fit signe a Roland de prendre place pres de lui. Le general en chef avait evidemment quelque confidence intime a faire a son aide de camp. Tous deux garderent un instant le silence. Bonaparte l'interrompit le premier. -- Te rappelles-tu, Roland, lui dit-il, une conversation que nous eumes ensemble au Luxembourg? -- General, dit Roland en riant, nous avons eu beaucoup de conversations au Luxembourg, une entre autres ou vous m'avez annonce que nous descendrions en Italie au printemps, et que nous battrions le general Melas a Torre di Garofolo ou San-Giuliano; cela tient-il toujours? -- Oui; mais ce n'est pas de cette conversation que je voulais parler. -- Voulez-vous me remettre sur la voie, general? -- Il etait question de mariage. -- Ah! oui, du mariage de ma soeur. Ce doit etre fini a present, general. -- Non pas du mariage de ta soeur, Roland, mais du tien. -- Ah! bon! dit Roland avec son sourire amer, je croyais cette question-la coulee a fond entre nous, general. Et il fit un mouvement pour se lever. Bonaparte le retint par le bras. -- Lorsque je te parlai de cela, Roland, continua-t-il avec un serieux qui prouvait son desir d'etre ecoute, sais-tu qui je te destinais? -- Non, general. -- Et bien, je te destinais ma soeur Caroline. -- Votre soeur? -- Oui; cela t'etonne? -- Je ne croyais pas que jamais vous eussiez pense a me faire un tel honneur. -- Tu es un ingrat, Roland, ou tu ne me dis pas ce que tu penses; tu sais que je t'aime. -- Oh! mon general! s'ecria Roland. Et il prit les deux mains du premier consul, qu'il serra avec une profonde reconnaissance. -- Eh bien, j'aurais voulu t'avoir pour beau-frere. -- Votre soeur et Murat s'aimaient, general, dit Roland: mieux vaut donc que votre projet ne se soit point realise. D'ailleurs, ajouta-t-il d'une voix sourde, je croyais vous avoir deja dit, general, que je ne me marierais jamais. Bonaparte sourit. -- Que ne dis-tu tout de suite que tu te feras trappiste. -- Ma foi; general, retablissez les couvents et enlevez-moi les occasions de me faire tuer, qui, Dieu merci, ne vont point nous manquer, je l'espere, et vous pourriez bien avoir devine la facon dont je finirai. -- Quelque chagrin de coeur? quelque infidelite de femme? -- Ah! bon! fit Roland, vous me croyez amoureux! il ne me manquait plus que cela pour etre dignement classe dans votre esprit. -- Plains-toi de la place que tu y occupes, toi a qui je voulais donner ma soeur. -- Oui; mais, par malheur, voila la chose devenue impossible! vos trois soeurs sont mariees, general; la plus jeune a epouse le general Leclerc, la seconde a epouse le prince Bacciocchi, l'autre a epouse Murat. -- De sorte, dit Bonaparte en riant, que te voila tranquille et heureux; tu te crois debarrasse de mon alliance. -- Oh! general!... fit Roland. -- Tu n'es pas ambitieux, a ce qu'il parait? -- General, laissez-moi vous aimer pour le bien que vous m'avez fait, et non pour celui que vous voulez me faire. -- Et si c'etait par egoisme que je desirasse t'attacher a moi, non seulement par les liens de l'amitie, mais encore par ceux de la parente; si je te disais: "Dans mes projets d'avenir, je compte peu sur mes freres, tandis que je ne douterais pas un instant de toi?" -- Sous le rapport du coeur, vous auriez bien raison. -- Sous tous les rapports! Que veux-tu que je fasse de Leclerc? c'est un homme mediocre; de Bacciocchi, qui n'est pas Francais? de Murat, coeur de lion, mais tete folle? Il faudra pourtant bien qu'un jour j'en fasse des princes, puisqu'ils seront les maris de mes soeurs. Pendant ce temps, que ferais-je de toi? -- Vous ferez de moi un marechal de France. -- Et puis apres? -- Comment, apres? Je trouve que c'est fort joli deja. -- Et alors tu seras un douzieme au lieu d'etre une unite. -- Laissez-moi etre tout simplement votre ami; laissez-moi vous dire eternellement la verite; et, je vous en reponds, vous m'aurez tire de la foule. -- C'est peut-etre assez pour toi, Roland, ce n'est point assez pour moi, insista Bonaparte. Puis, comme Roland gardait le silence: -- Je n'ai plus de soeurs, dit-il, c'est vrai; mais j'ai reve pour toi quelque chose de mieux encore que d'etre mon frere. Roland continua de se taire. -- Il existe de par le monde, Roland, une charmante enfant que j'aime comme ma fille; elle vient d'avoir dix-sept ans; tu en as vingt-six, tu es general de brigade de fait; avant la fin de la campagne, tu seras general de division; eh bien, Roland, a la fin de la campagne, nous reviendrons a Paris, et tu epouseras... -- General, interrompit Roland, voici, je crois, Bourrienne qui vous cherche. En effet, le secretaire du premier consul etait a dix pas a peine des deux causeurs. -- C'est toi, Bourrienne? demanda Bonaparte avec quelque impatience. -- Oui, general... Un courrier de France. -- Ah! -- Et une lettre de madame Bonaparte. -- Bon! dit le premier consul se levant vivement; donne. Et il lui arracha presque la lettre des mains. -- Et pour moi, demanda Roland, rien? -- Rien. -- C'est etrange! fit le jeune homme tout pensif. La lune s'etait levee, et, a la lueur de cette belle lune d'Italie, Bonaparte pouvait lire et lisait. Pendant les deux premieres pages, son visage indiqua la serenite la plus parfaite; Bonaparte adorait sa femme: les lettres publiees par la reine Hortense font foi de cet amour. Roland suivait sur le visage du general les impressions de son ame. Mais, vers la fin de la lettre, son visage se rembrunit, son sourcil se fronca, il jeta a la derobee un regard sur Roland. -- Ah! fit le jeune homme, il parait qu'il est question de moi dans cette lettre. Bonaparte ne repondit point et acheva sa lecture. La lecture achevee, il plia la lettre et la mit dans la poche de cote de son habit; puis, se tournant vers Bourrienne: -- C'est bien, dit-il, nous allons rentrer; probablement expedierai-je un courrier. Allez m'attendre en me taillant des plumes. Bourrienne salua et reprit le chemin de Chivasso. Bonaparte alors s'approcha de Roland, et, lui posant la main sur l'epaule: -- Je n'ai pas de bonheur avec les mariages que je desire, dit-il. -- Pourquoi cela? demanda Roland. -- Le mariage de ta soeur est manque. -- Elle a refuse? -- Non, pas elle. -- Comment! pas elle? Serait-ce lord Tanlay, par hasard? -- Oui. -- Il a refuse ma soeur apres avoir demandee a moi, a ma mere, a vous, a elle-meme? -- Voyons, ne commence point par t'emporter, et tache de comprendre qu'il y a quelque mystere la-dessous. -- Je ne vois pas de mystere, je vois une insulte. -- Ah! voila bien mon homme! cela m'explique pourquoi ni ta mere ni ta soeur n'ont voulu t'ecrire; mais Josephine a pense que, l'affaire etant grave, tu devais en etre instruit. Elle m'annonce donc cette nouvelle en m'invitant a te la transmettre si je le crois convenable. Tu vois que je n'ai pas hesite. -- Je vous remercie sincerement, general... Et lord Tanlay donne- t-il une raison a ce refus? -- Une raison qui n'en est pas une. -- Laquelle? -- Cela ne peut pas etre la veritable cause. -- Mais encore? -- Il ne faut que voir l'homme et causer cinq minutes avec lui pour le juger sous ce rapport. -- Mais, enfin, general, que dit-il pour degager sa parole? -- Que ta soeur est moins riche qu'il ne le croyait. Roland eclata de ce rire nerveux qui decelait chez lui la plus violente agitation. -- Ah! fit-il, justement, c'est la premiere chose que je lui ai dite. -- Laquelle? -- Que ma soeur n'avait pas le sou. Est-ce que nous sommes riches, nous autres enfants de generaux republicains? -- Et que t'a-t-il repondu? -- Qu'il etait assez riche pour deux. -- Tu vois donc que ce ne peut etre la le motif de son refus. -- Et vous etes d'avis qu'un de vos aides de camp ne peut pas recevoir une insulte dans la personne de sa soeur, sans en demander raison? -- Dans ces sortes de situations, mon cher Roland, c'est a la personne qui se croit offensee a peser elle-meme le pour et le contre. -- General, dans combien de jours croyez-vous que nous ayons une affaire decisive? Bonaparte calcula. -- Pas avant quinze jours ou trois semaines, repondit-il. -- General, je vous demande un conge de quinze jours. -- A une condition. -- Laquelle? -- C'est que tu passeras par Bourg et que tu interrogeras ta soeur pour savoir d'elle de quel cote vient le refus. -- C'etait bien mon intention. -- En ce cas, il n'y a pas un instant a perdre. -- Vous voyez bien que je ne perds pas un instant, dit le jeune homme en faisant quelques pas pour rentrer dans le village. -- Une minute encore: tu te chargeras de mes depeches pour Paris, n'est-ce pas? -- Je comprends: je suis le courrier dont vous parliez tout a l'heure a Bourrienne. -- Justement. -- Alors, venez. -- Attends encore. Les jeunes gens que tu as arretes... -- Les compagnons de Jehu? -- Oui... Et bien, il parait que tout cela appartient a des familles nobles; ce sont des fanatiques plutot que des coupables. Il parait que ta mere, victime de je ne sais quelle surprise judiciaire, a temoigne dans leur proces et a ete cause de leur condamnation. -- C'est possible. Ma mere, comme vous le savez, avait ete arretee par eux et avait vu la figure de leur chef. -- Eh bien, ta mere me supplie, par l'intermediaire de Josephine, de faire grace a ces pauvres fous: c'est le terme dont elle se sert. Ils se sont pourvus en cassation. Tu arriveras avant que le pourvoi soit rejete, et, si tu juges la chose convenable, tu diras de ma part au ministre de la justice de surseoir. A ton retour, nous verrons ce qu'il y aura a faire definitivement. -- Merci, general. N'avez-vous rien autre chose a me dire? -- Non, si ce n'est de penser a la conversation que nous venons d'avoir. -- A propos? -- A propos de mariage. LII -- LE JUGEMENT -- Eh bien, je vous dirai comme vous disiez vous-meme tout a l'heure: nous parlerons de cela a mon retour, si je reviens. -- Oh! pardieu! fit Bonaparte, tu tueras encore celui-la comme tu as tue les autres, je suis bien tranquille; cependant, je te l'avoue, si tu le tues, je le regretterai. -- Si vous devez le regretter tant que cela, general, il est bien facile que ce soit moi qui sois tue a sa place. -- Ne vas pas faire une betise comme celle-la, niais! fit vivement le premier consul; je te regretterais encore bien davantage. -- En verite, mon general, fit Roland avec son rire saccade, vous etes l'homme le plus difficile a contenter que je connaisse. Et, cette fois, il reprit le chemin de Chivasso sans que le general le retint. Une demi-heure apres Roland galopait sur la route d'Ivree dans une voiture de poste; il devait voyager ainsi jusqu'a Aoste; a Aoste prendre un mulet, traverser le Saint-Bernard, descendre a Martigny, et, par Geneve, gagner Bourg, et, de Bourg, Paris. Pendant que Roland galope, voyons ce qui s'etait passe en France, et eclaircissons les points qui peuvent etre restes obscurs pour nos lecteurs dans la conversation que nous venons de rapporter entre Bonaparte et son aide de camp. Les prisonniers faits par Roland dans la grotte de Ceyzeriat n'avaient passe qu'une nuit seulement dans la prison de Bourg, et avaient ete immediatement transferes dans celle de Besancon, ou ils devaient comparaitre devant un conseil de guerre. On se rappelle que deux de ces prisonniers avaient ete si grievement blesses, qu'on avait ete oblige de les transporter sur des brancards; l'un etait mort le meme soir, l'autre trois jours apres son arrivee a Besancon. Le nombre des prisonniers etait donc reduit a quatre: Morgan, qui s'etait rendu volontairement et qui etait sain et sauf, et Montbar, Adler et d'Assas, qui avaient ete plus ou moins blesses pendant le combat, mais dont aucun n'avait recu de blessures dangereuses. Ces quatre pseudonymes cachaient, on se le rappellera, les noms du baron de Sainte-Hermine, du comte de Jahiat, du vicomte de Valensolle et du marquis de Ribier. Pendant que l'on instruisait, devant la commission militaire de Besancon, le proces des quatre prisonniers, arriva l'expiration de la loi qui soumettait aux tribunaux militaires les delits d'arrestation de diligences sur les grands chemins. Les prisonniers se trouvaient des lors passibles des tribunaux civils. C'etait une grande difference pour eux, non point relativement a la peine, mais quant au mode d'execution de la peine. Condamnes par les tribunaux militaires, ils etaient fusilles; condamnes par les tribunaux civils, ils etaient guillotines. La fusillade n'etait point infamante, la guillotine l'etait. Du moment ou ils devaient etre juges par un jury, leur proces relevait du jury de Bourg. Vers la fin de mars, les accuses avaient donc ete transferes des prisons de Besancon dans celle de Bourg, et l'instruction avait commence. Mais les quatre accuses avaient adopte un systeme qui ne laissait pas que d'embarrasser le juge d'instruction. Ils declarerent s'appeler le baron de Sainte-Hermine, le comte de Jahiat, le vicomte de Valensolle et le marquis de Rihier, mais n'avoir jamais eu aucune relation avec les detrousseurs de diligences qui s'etaient fait appeler Morgan, Montbar, Adler et d'Assas. Ils avouaient bien avoir fait partie d'un rassemblement a main armee; mais ce rassemblement appartenait aux bandes de M. de Teyssonnet, et etait une ramification de l'armee de Bretagne destinee a operer dans le Midi ou dans l'Est, tandis que l'armee de Bretagne, qui venait de signer la paix, etait destinee a operer dans l'Ouest. Ils n'attendaient eux-memes que la soumission de Cadoudal pour faire la leur, et l'avis de leur chef allait sans doute leur arriver, quand ils avaient ete attaques et pris. La preuve contraire etait difficile a fournir; la spoliation des diligences avait toujours ete faite par des hommes masques, et, a part madame de Montrevel et sir John, personne n'avait vu le visage d'un de nos aventuriers. On se rappelle dans quelles circonstances: sir John, dans la nuit ou il avait ete juge, condamne, frappe par eux; madame de Montrevel, lors de l'arrestation de la diligence, et quand, en se debattant contre une crise nerveuse, elle avait fait tomber le masque de Morgan. Tous deux avaient ete appeles devant le juge d'instruction, tous deux avaient ete confrontes avec les quatre accuses; mais sir John et madame de Montrevel avaient declare ne reconnaitre aucun de ces derniers. D'ou venait cette reserve? De la part de madame de Montrevel, elle etait comprehensible: madame de Montrevel avait garde une double reconnaissance a l'homme qui avait sauvegarde son fils Edouard, et qui lui avait porte secours a elle. De la part de sir John, le silence etait plus difficile a expliquer; car, bien certainement, parmi les quatre prisonniers, sir John reconnaissait au moins deux ses assassins. Eux l'avaient reconnu, et un certain frissonnement avait passe dans leurs veines a sa vue, mais ils n'en avaient pas moins resolument fixe leurs regards sur lui, lorsque, a leur grand etonnement, sir John, malgre l'insistance du juge, avait obstinement repondu: -- _Je n'ai pas l'honneur de reconnaitre ces messieurs._ _ _ Amelie -- nous n'avons point parle d'elle: il y a des douleurs que la plume ne doit pas meme essayer de peindre -- Amelie, pale, fievreuse, mourante depuis la nuit fatale ou Morgan avait ete arrete, Amelie attendait avec anxiete le retour de sa mere et de lord Tanlay de chez le juge d'instruction. Ce fut lord Tanlay qui rentra le premier; madame de Montrevel etait restee un peu en arriere pour donner des ordres a Michel. Des qu'elle apercut sir John, Amelie s'elanca vers lui en s'ecriant: -- Eh bien? Sir John regarda autour de lui pour s'assurer que madame de Montrevel ne pouvait ni le voir ni l'entendre. -- Ni votre mere ni moi n'avons reconnu personne, repondit-il. -- Ah! que vous etes noble! que vous etes genereux! que vous etes bon, milord! s'ecria la jeune fille en essayant de baiser la main de sir John. Mais lui, retirant sa main: -- Je n'ai fait que tenir ce que je vous avais promis, dit-il; mais silence! voici votre mere. Amelie fit un pas en arriere. -- Ainsi, madame, dit-elle, vous n'avez pas contribue a compromettre ces malheureux? -- Comment, repondit madame de Montrevel, voulais-tu que j'envoyasse a l'echafaud un homme qui m'avait porte secours, et qui, au lieu de frapper Edouard, l'avait embrasse? -- Et cependant, madame, demanda Amelie toute tremblante, vous l'aviez reconnu? -- Parfaitement, repondit madame de Montrevel; c'est le blond avec des sourcils et des yeux noirs, celui qui se fait appeler Charles de Sainte-Hermine. Amelie jeta un cri etouffe; puis, faisant un effort sur elle-meme: -- Alors, dit-elle, tout est fini pour vous et pour milord, et vous ne serez plus appeles? -- Il est probable que non, repondit madame de Montrevel. -- En tout cas, repondit sir John, je crois que, comme moi qui n'ai effectivement reconnu personne, madame de Montrevel persisterait dans sa deposition. -- Oh! bien certainement, fit madame de Montrevel; Dieu me garde de causer la mort de ce malheureux jeune homme, je ne me le pardonnerais jamais; c'est bien assez que lui et ses compagnons aient ete arretes par Roland. Amelie poussa un soupir; cependant, un peu de calme se repandit sur son visage. Elle jeta un regard de reconnaissance a sir John et remonta dans son appartement, ou l'attendait Charlotte. Charlotte etait devenue pour Amelie plus qu'une femme de chambre, elle etait devenue presque une amie. Tous les jours, depuis que les accuses avaient ete ramenes a la prison de Bourg, Charlotte allait passer une heure pres de son pere. Pendant cette heure, il n'etait question que des prisonniers, que le digne geolier, en sa qualite de royaliste, plaignait de tout son coeur. Charlotte se faisait renseigner sur les moindres paroles, et, chaque jour, elle rapportait a Amelie des nouvelles des accuses. C'etait sur ces entrefaites qu'etaient arrives aux Noires- Fontaines madame de Montrevel et sir John. Avant de quitter Paris, le premier consul avait fait dire par Roland, et redire par Josephine, a madame de Montrevel qu'il desirait que le mariage eut lieu en son absence et le plus promptement possible. Sir John, en partant avec madame de Montrevel pour les Noires- Fontaines, avait declare que ses desirs les plus ardents seraient accomplis par cette union, et qu'il n'attendait que les ordres d'Amelie pour devenir le plus heureux des hommes. Les choses etant arrivees a ce point, madame de Montrevel -- le matin meme du jour ou sir John et elle devaient deposer comme temoins -- avait autorise un tete-a-tete entre sir John et sa fille. L'entrevue avait dure plus d'une heure, et sir John n'avait quitte Amelie que pour monter en voiture avec madame de Montrevel et aller faire sa deposition. Nous avons vu que cette deposition avait ete tout a la decharge des accuses; nous avons vu encore comment, a son retour, sir John avait ete recu par Amelie. Le soir, madame de Montrevel avait eu a son tour une conference avec sa fille. Aux instances pressantes de sa mere, Amelie s'etait contentee de repondre que son etat de souffrance lui faisait desirer l'ajournement de son mariage, mais qu'elle s'en rapportait sur ce point a la delicatesse de lord Tanlay. Le lendemain, madame de Montrevel avait ete forcee de quitter Bourg pour revenir a Paris, sa position aupres de madame Bonaparte ne lui permettant pas une longue absence. Le matin du depart, elle avait fortement insiste pour qu'Amelie l'accompagnat a Paris; mais Amelie s'etait, sur ce point encore, appuyee de la faiblesse de sa sante. On allait entrer dans les mois doux et vivifiants de l'annee, dans les mois d'avril et de mai; elle demandait a passer ces deux mois a la campagne, certaine, disait-elle, que ces deux mois lui feraient du bien. Madame de Montrevel ne savait rien refuser a Amelie, surtout lorsqu'il s'agissait de sa sante. Ce nouveau delai fut accorde a la malade. Comme, pour venir a Bourg, madame de Montrevel avait voyage avec lord Tanlay, pour retourner a Paris, elle voyagea avec lui; a son grand etonnement, pendant les deux jours que dura le voyage, sir John ne lui avait pas dit un mot de son mariage avec Amelie. Mais madame Bonaparte, en revoyant son amie, lui avait fait sa question accoutumee: -- Eh bien, quand marions-nous Amelie avec sir John? Vous savez que ce mariage est un des desirs du premier consul! Ce a quoi madame de Montrevel avait repondu: -- La chose depend entierement de lord Tanlay. Cette reponse avait longuement fait reflechir madame Bonaparte. Comment, apres avoir paru d'abord si empresse, lord Tanlay etait- il devenu si froid? Le temps seul pouvait expliquer un pareil mystere. Le temps s'ecoulait et le proces des prisonniers s'instruisait. On les avait confrontes avec tous les voyageurs qui avaient signe les differents proces-verbaux que nous avons vus entre les mains du ministre de la police; mais aucun des voyageurs n'avait pu les reconnaitre, aucun ne les ayant vus a visage decouvert. Les voyageurs avaient, en outre, atteste qu'aucun objet leur appartenant, argent ou bijoux, ne leur avait ete pris. Jean Picot avait atteste qu'on lui avait rapporte les deux cents louis qui lui avaient ete enleves par megarde. L'instruction avait pris deux mois, et, au bout de ces deux mois, les accuses, dont nul n'avait pu constater l'identite, restaient sous le seul poids de leurs propres aveux: c'est-a-dire qu'affilies a la revolte bretonne et vendeenne, ils faisaient simplement partie des bandes armees qui parcouraient le Jura sous les ordres de M. de Teyssonnet. Les juges avaient, autant que possible, retarde l'ouverture des debats, esperant toujours que quelque temoin a charge se produirait; leur esperance avait ete trompee. Personne, en realite, n'avait souffert des faits imputes aux quatre jeunes gens, a l'exception du Tresor, dont le malheur n'interessait personne. Il fallait bien ouvrir les debats. De leur cote, les accuses avaient mis le temps a profit. On a vu qu'au moyen d'un habile echange de passeports, Morgan voyageait sous le nom de Ribier, Ribier sous celui de Sainte- Hermine, et ainsi des autres; il en etait resulte dans les temoignages des aubergistes une confusion que leurs livres etaient encore venus augmenter. L'arrivee des voyageurs, consignee sur les registres une heure plus tot ou une heure plus tard, appuyait des alibis irrecusables. Il y avait conviction morale chez les juges; seulement, cette conviction etait impuissante devant les temoignages. Puis, il faut le dire, d'un autre cote, il y avait pour les accuses sympathie complete dans le public. Les debats s'ouvrirent. La prison de Bourg est attenante au pretoire; par les corridors interieurs, on pouvait conduire les prisonniers a la salle d'audience. Si grande que fut cette salle d'audience, elle fut encombree le jour de l'ouverture des debats; toute la ville de Bourg se pressait aux portes du tribunal, et l'on etait venu de Macon, de Lons-le-Saulnier, de Besancon et de Nantua, tant les arrestations de diligences avaient fait de bruit, tant les exploits des compagnons de Jehu etaient devenus populaires. L'entree des quatre accuses fut saluee d'un murmure qui n'avait rien de repulsif: on y demelait en partie presque egale la curiosite et la sympathie. Et leur presence etait bien faite, il faut le dire, pour eveiller ces deux sentiments. Parfaitement beaux, mis a la derniere mode de l'epoque, assures sans impudence, souriants vis-a-vis de l'auditoire, courtois envers leurs juges, quoique railleurs parfois, leur meilleure defense etait dans leur propre aspect. Le plus age des quatre avait a peine trente ans. Interroges sur leurs noms, prenoms, age et lieu de naissance, ils repondirent se nommer: Charles de Sainte-Hermine, ne a Tours, departement d'Indre-et- Loire, age de vingt-quatre ans; Louis-Andre de Jahiat, ne a Bage-le-Chateau, departement de l'Ain, age de vingt-neuf ans; Raoul-Frederic-Auguste de Valensolle, ne a Sainte-Colombe, departement du Rhone, age de vingt-sept ans; Pierre-Hector de Ribier, ne a Bollene, departement de Vaucluse, age de vingt-six ans. Interroges sur leur condition et leur etat, tous quatre declarerent etre gentilshommes et royalistes. Ces quatre beaux jeunes gens qui se defendaient contre la guillotine, mais non contre la fusillade, qui demandaient la mort, qui declaraient l'avoir meritee, mais qui voulaient la mort des soldats, formaient un groupe admirable de jeunesse, de courage et de generosite. Aussi les juges comprenaient que, sous la simple accusation de rebellion a main armee, la Vendee etant soumise, la Bretagne pacifiee, ils seraient acquittes. Et ce n'etait point cela que voulait le ministre de la police; la mort prononcee par un conseil de guerre ne lui suffisait meme pas, il lui fallait la mort deshonorante, la mort des malfaiteurs, la mort des infames. Les debats etaient ouverts depuis trois jours et n'avaient pas fait un seul pas dans le sens du ministere public. Charlotte, qui par la prison pouvait penetrer la premiere dans la salle d'audience, assistait chaque jour aux debats, et chaque soir venait rapporter a Amelie une parole d'esperance. Le quatrieme jour, Amelie n'y put tenir; elle avait fait faire un costume exactement pareil a celui de Charlotte; seulement, la dentelle noire qui enveloppait le chapeau etait plus longue et plus epaisse qu'aux chapeaux ordinaires. Il formait un voile et empechait que l'on ne put voir le visage. Charlotte presenta Amelie a son pere, comme une de ses jeunes amies curieuse d'assister aux debats; le bonhomme Courtois ne reconnut point mademoiselle de Montrevel, et, pour qu'elles vissent bien les accuses, il les placa dans le corridor ou ceux-ci devaient passer et qui conduisait de la chambre du concierge du presidial a la salle d'audience. Le corridor etait si etroit au moment ou l'on passait de la chambre du concierge a l'endroit que l'on designait sous le nom de bucher, que, des quatre gendarmes qui accompagnaient les prisonniers, deux passaient d'abord, puis venaient les prisonniers un a un, puis les deux derniers gendarmes. Ce fut dans le rentrant de la porte du bucher que se rangerent Charlotte et Amelie. Lorsqu'elle entendit ouvrir les portes, Amelie fut obligee de s'appuyer sur l'epaule de Charlotte; il lui semblait que la terre manquait sous ses pieds et la muraille derriere elle. Elle entendit le bruit des pas, les sabres retentissants des gendarmes; enfin, la porte de communication s'ouvrit. Un gendarme passa. Puis un second. Sainte-Hermine marchait le premier, comme s'il se fut encore appele Morgan. Au moment ou il passait: -- Charles! murmura Amelie. Le prisonnier reconnut la voix adoree, poussa un faible cri et sentit qu'on lui glissait un billet dans la main. Il serra cette chere main, murmura le nom d'Amelie et passa. Les autres vinrent ensuite et ne remarquerent point ou firent semblant de ne point remarquer les deux jeunes filles. Quant aux gendarmes, ils n'avaient rien vu ni entendu. Des qu'il fut dans un endroit eclaire, Morgan deplia le billet. Il ne contenait que ces mots: "Sois tranquille, mon Charles, je suis et serai ta fidele Amelie dans la vie comme dans la mort. J'ai tout avoue a lord Tanlay; c'est l'homme le plus genereux de la terre: j'ai sa parole qu'il rompra le mariage et prendra sur lui la responsabilite de cette rupture. Je t'aime!" Morgan baisa le billet et le posa sur son coeur; puis il jeta un regard du cote du corridor; les deux jeunes Bressanes etaient appuyees contre la porte. Amelie avait tout risque pour le voir une fois encore. Il est vrai que l'on esperait que cette seance serait supreme s'il ne se presentait point de nouveaux temoins a charge: il etait impossible de condamner les accuses, vu l'absence de preuves. Les premiers avocats du departement, ceux de Lyon, ceux de Besancon avaient ete appeles par les accuses pour les defendre. Ils avaient parle, chacun a son tour, detruisant piece a piece l'acte d'accusation, comme, dans un tournoi du moyen age, un champion adroit et fort faisait tomber piece a piece l'armure de son adversaire. De flatteuses interruptions avaient, malgre les avertissements des huissiers et les admonestations du president, accueilli les parties les plus remarquables de ces plaidoyers. Amelie, les mains jointes, remerciait Dieu, qui se manifestait si visiblement en faveur des accuses; un poids affreux s'ecartait de sa poitrine brisee; elle respirait avec delices, et elle regardait, a travers des larmes de reconnaissance, le Christ place au-dessus de la tete du president. Les debats allaient etre fermes. Tout a coup, un huissier entra, s'approcha du president et lui dit quelques mots a l'oreille. -- Messieurs, dit le president, la seance est suspendue; que l'on fasse sortir les accuses. Il y eut un mouvement d'inquietude febrile dans l'auditoire. Qu'etait-il arrive de nouveau? qu'allait-il se passer d'inattendu? Chacun regarda son voisin avec anxiete. Un pressentiment serra le coeur d'Amelie; elle porta la main a sa poitrine, elle avait senti quelque chose de pareil a un fer glace, penetrant jusqu'aux sources de sa vie. Les gendarmes se leverent, les accuses les suivirent et reprirent le chemin de leur cachot. Ils repasserent les uns apres les autres devant Amelie. Les mains des deux jeunes gens se toucherent, la main d'Amelie etait froide comme celle d'une morte. -- Quoi qu'il arrive, merci, dit Charles en passant. Amelie voulut lui repondre; les paroles expirerent sur ses levres. Pendant ce temps, le president s'etait leve et avait passe dans la chambre du conseil. Il y avait trouve une femme voilee qui venait de descendre de voiture a la porte meme du tribunal, et qu'on avait amenee ou elle etait sans qu'elle eut echange une seule parole avec qui que ce fut. -- Madame, lui dit-il, je vous presente toutes mes excuses pour la facon un peu brutale dont, en vertu de mon pouvoir discretionnaire, je vous ai fait prendre a Paris et conduire ici: mais il y va de la vie d'un homme, et, devant cette consideration, toutes les autres ont du se taire. -- Vous n'avez pas besoin de vous excuser, monsieur, repondit la dame voilee: je sais quelles sont les prerogatives de la justice, et me voici a ses ordres. -- Madame, reprit le president, le tribunal et, moi apprecions le sentiment d'exquise delicatesse qui vous a poussee, au moment de votre confrontation avec les accuses, a ne pas vouloir reconnaitre celui qui vous avait porte des secours; alors, les accuses niaient leur identite avec les spoliateurs de diligences; depuis, ils ont tout avoue: seulement, nous avons besoin de connaitre celui qui vous a donne cette marque de courtoisie de vous secourir, afin de le recommander a la clemence du premier consul. -- Comment! s'ecria la dame voilee, ils ont avoue? -- Oui, madame, mais ils s'obstinent a taire celui d'entre eux qui vous a secourue; sans doute craignent-ils de vous mettre en contradiction avec votre temoignage, et ne veulent-ils pas que l'un d'eux achete sa grace a ce prix. -- Et que demandez-vous de moi, monsieur? -- Que vous sauviez votre sauveur. -- Oh! bien volontiers, dit la dame en se levant; qu'aurai-je a faire? -- A repondre a la question qui vous sera adressee par moi. -- Je me tiens prete, monsieur. -- Attendez un instant ici; vous serez introduite dans quelques secondes. Le president rentra. Un gendarme place a chaque porte empechait que personne ne communiquat avec la dame voilee. Le president reprit sa place. -- Messieurs, dit-il, la seance est rouverte. Il se fit un grand murmure; les huissiers crierent silence. Le silence se retablit. -- Introduisez le temoin, dit le president. Un huissier ouvrit la porte du conseil; la dame voilee fut introduite. Tous les regards se porterent sur elle. Quelle etait cette dame voilee? que venait-elle faire? a quelle fin etait-elle appelee? Avant ceux de personne, les yeux d'Amelie s'etaient fixes sur elle. -- Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, j'espere que je me trompe. -- Madame, dit le president, les accuses vont rentrer dans cette salle; designez a la justice celui d'entre eux qui, lors de l'arrestation de la diligence de Geneve, vous a prodigue des soins si touchants. Un frissonnement courut dans l'assemblee; on comprit qu'il y avait quelque piege sinistre tendu sous les pas des accuses. Dix voix allaient s'ecrier: "Ne parlez pas!" lorsque, sur un signe du president, l'huissier d'une voix imperative cria: -- Silence! Un froid mortel enveloppa le coeur d'Amelie, une sueur glacee perla son front, ses genoux plierent et tremblerent sous elle. -- Faites entrer les accuses, dit le president en imposant silence du regard comme l'huissier l'avait fait de la voix, et vous, madame, avancez et levez votre voile. La dame voilee obeit a ces deux invitations. -- Ma mere! s'ecria Amelie, mais d'une voix assez sourde pour que ceux qui l'entouraient l'entendissent seuls. -- Madame de Montrevel! murmura l'auditoire. En ce moment, le premier gendarme parut a la porte, puis le second; apres lui venaient les accuses, mais dans un autre ordre: Morgan s'etait place le troisieme, afin que, separe qu'il etait des gendarmes par Montbar et Adler, qui marchaient devant lui, et par d'Assas, qui marchait derriere, il put serrer plus facilement la main d'Amelie. Montbar entra donc d'abord. Madame de Montrevel secoua la tete. Puis vint Adler. Madame de Montrevel fit le meme signe de denegation. En ce moment, Morgan passait devant Amelie. -- Oh! nous sommes perdus! dit-elle. Il la regarda avec etonnement; une main convulsive serrait la sienne. Il entra. -- C'est monsieur, dit madame de Montrevel en apercevant Morgan, ou, si vous le voulez, le baron Charles de Sainte-Hermine, qui ne faisait plus qu'un seul et meme homme du moment ou madame de Montrevel venait de donner cette preuve d'identite. Ce fut dans tout l'auditoire un long cri de douleur. Montbar eclata de rire. -- Oh! par ma foi, dit-il, cela t'apprendra, cher ami, a faire le galant aupres des femmes qui se trouvent mal. Puis, se retournant vers madame de Montrevel: -- Madame, lui dit-il, avec deux mots vous venez de faire tomber quatre tetes. Il se fit un silence terrible, au milieu duquel un sourd gemissement se fit entendre. -- Huissier, dit le president, n'avez-vous pas prevenu le public que toute marque d'approbation ou d'improbation etait defendue? L'huissier s'informa pour savoir qui avait manque a la justice en poussant ce gemissement. C'etait une femme portant le costume de Bressane, et que l'on venait d'emporter chez le concierge de la prison. Des lors, les accuses n'essayerent meme plus de nier; seulement, de meme que Morgan s'etait reuni a eux, ils se reunirent a lui. Leurs quatre tetes devaient etre sauvees ou tomber ensemble. Le meme jour, a dix heures du soir, le jury declara les accuses coupables, et la cour prononca la peine de mort. Trois jours apres, a force de prieres, les avocats obtinrent que les accuses se pourvussent en cassation. Mais ils ne purent obtenir qu'ils se pourvussent en grace. LIII -- OU AMELIE TIENT SA PAROLE Le verdict rendu par le jury de la ville de Bourg avait produit un effet terrible, non seulement dans l'audience, mais encore dans toute la ville. Il y avait parmi les quatre accuses un tel accord de fraternite chevaleresque, une telle elegance de manieres, une telle conviction dans la foi qu'ils professaient, que leurs ennemis eux- memes admiraient cet etrange devouement qui avait fait des voleurs de grand chemin de gentilshommes de naissance et de nom. Madame de Montrevel, desesperee de la part qu'elle venait de prendre au proces et du role qu'elle avait bien involontairement joue dans ce drame au denouement mortel, n'avait vu qu'un moyen de reparer le mal qu'elle avait fait: c'etait de repartir a l'instant meme pour Paris, de se jeter aux pieds du premier consul et de lui demander la grace des quatre condamnes. Elle ne prit pas meme le temps d'aller embrasser Amelie au chateau des Noires-Fontaines; elle savait que le depart de Bonaparte etait fixe aux premiers jours de mai, et l'on etait au 6. Lorsqu'elle avait quitte Paris, tous les apprets du depart etaient faits. Elle ecrivit un mot a sa fille, lui expliqua par quelle fatale suggestion elle venait, en essayant de sauver un des quatre accuses, de les faire condamner tous les quatre. Puis, comme si elle eut eu honte d'avoir manque a la promesse qu'elle avait faite a Amelie, et surtout qu'elle s'etait faite a elle-meme, elle envoya chercher des chevaux frais a la poste, remonta en voiture et repartit pour Paris. Elle y arriva le 8 mai au matin. Bonaparte en etait parti le 6 au soir. Il avait dit, en partant, qu'il n'allait qu'a Dijon, peut-etre a Geneve, mais qu'en tout cas il ne serait pas plus de trois semaines absent. Le pourvoi des condamnes, fut-il rejete, devait prendre au moins cinq ou six semaines. Tout espoir n'etait donc pas perdu. Mais il le fut, lorsqu'on apprit que la revue de Dijon n'etait qu'un pretexte, que le voyage a Geneve n'avait jamais ete serieux, et que Bonaparte, au lieu d'aller en Suisse, allait en Italie. Alors, madame de Montrevel, ne voulant pas s'adresser a son fils, quand elle savait le serment qu'il avait fait au moment ou lord Tanlay avait ete assassine, et la part qu'il avait prise a l'arrestation des compagnons de Jehu; alors, disons-nous, madame de Montrevel s'adressa a Josephine: Josephine promit d'ecrire a Bonaparte. Le meme soir, elle tint parole. Mais le proces avait fait grand bruit; il n'en etait point de ces accuses-la comme d'accuses ordinaires, la justice fit diligence, et, le trente-cinquieme jour apres le jugement, le pourvoi en cassation fut rejete. Le rejet fut expedie immediatement a Bourg, avec ordre d'executer les condamnes dans les vingt-quatre heures. Mais quelque diligence qu'eut faite le ministere de la justice, l'autorite judiciaire ne fut point prevenue la premiere. Tandis que les prisonniers se promenaient dans la cour interieure, une pierre passa par-dessus les murs et vint tomber a leurs pieds. Une lettre etait attachee a cette pierre. Morgan, qui avait, a l'endroit de ses compagnons, conserve, meme en prison, la superiorite d'un chef, ramassa la pierre, ouvrit la lettre et la lut. Puis, se retournant vers ses compagnons: -- Messieurs, dit-il, notre pourvoi est rejete, comme nous devions nous y attendre, et, selon toute probabilite, la ceremonie aura lieu demain. Valensolle et Ribier, qui jouaient au petit palet avec des ecus de six livres et des louis, avaient quitte leur jeu pour ecouter la nouvelle. La nouvelle entendue, ils reprirent leur partie sans faire de reflexion. Jahiat, qui lisait _la Nouvelle Heloise, _reprit sa lecture en disant: -- Je crois que je n'aurai pas le temps de finir le chef-d'oeuvre de M. Jean-Jacques Rousseau; mais, sur l'honneur, je ne le regrette pas: c'est le livre le plus faux et le plus ennuyeux que j'aie lu de ma vie. Sainte-Hermine passa la main sur son front en murmurant: -- Pauvre Amelie! Puis, apercevant Charlotte, qui se tenait a la fenetre de la geole donnant dans la cour des prisonniers, il alla a elle: -- Dites a Amelie que c'est cette nuit qu'elle doit tenir la promesse qu'elle m'a faite. La fille du geolier referma la fenetre et embrassa son pere, en lui annoncant qu'il la reverrait selon toute probabilite dans la soiree. Puis elle prit le chemin des Noires-Fontaines, chemin que depuis deux mois elle faisait tous les jours deux fois: une fois vers le milieu du jour pour aller a la prison, une fois le soir pour revenir au chateau. Chaque soir, en rentrant, elle trouvait Amelie a la meme place, c'est-a-dire assise a cette fenetre qui, dans des jours plus heureux, s'ouvrait pour donner passage a son bien-aime Charles. Depuis le jour de son evanouissement, a la suite du verdict du jury, Amelie n'avait pas verse une larme, et nous pourrions presque ajouter n'avait pas prononce une parole. Au lieu d'etre le marbre de l'antiquite s'animant pour devenir femme, on eut pu croire que c'etait l'etre anime qui peu a peu se petrifiait. Chaque jour, il semblait qu'elle fut devenue un peu plus pale, un peu plus glacee. Charlotte la regardait avec etonnement: les esprits vulgaires, tres impressionnables aux bruyantes demonstrations, c'est-a-dire aux cris et aux pleurs, ne comprennent rien aux douleurs muettes. Il semble que, pour eux, le mutisme, c'est l'indifference. Elle fut donc etonnee du calme avec lequel Amelie recut le message qu'elle etait chargee de transmettre. Elle ne vit pas que son visage, plonge dans la demi-teinte du crepuscule, passait de la paleur a la lividite; elle ne sentit point l'etreinte mortelle qui, comme une tenaille de fer, lui broya le coeur; elle ne comprit point, lorsqu'elle s'achemina vers la porte, qu'une roideur plus automatique encore que de coutume accompagnait ses mouvements. Seulement, elle s'appreta a la suivre. Mais, arrivee a la porte, Amelie etendit la main: -- Attends-moi la, dit-elle. Charlotte obeit. Amelie referma la porte derriere elle et monta a la chambre de Roland. La chambre de Roland etait une veritable chambre de soldat et de chasseur, dont le principal ornement etaient des panoplies et des trophees. Il y avait la des armes de toute espece, indigenes et etrangeres, depuis les pistolets aux canons azures de Versailles jusqu'aux pistolets a pommeau d'argent du Caire, depuis le couteau catalan jusqu'au cangiar turc. Elle detacha des trophees quatre poignards aux lames tranchantes et aigues; elle enleva aux panoplies huit pistolets de differentes formes. Elle prit des balles dans un sac, de la poudre dans une corne. Puis elle descendit rejoindre Charlotte. Dix minutes apres, aidee de sa femme de chambre, elle avait revetu son costume de Bressane. On attendit la nuit; la nuit vient tard au mois de juin. Amelie resta debout, immobile, muette, appuyee a sa cheminee eteinte, regardant par la fenetre ouverte le village de Ceyzeriat, qui disparaissait peu a peu dans les ombres crepusculaires. Lorsque Amelie ne vit plus rien que les lumieres s'allumant de place en place: -- Allons, dit-elle, il est temps. Les deux jeunes filles sortirent; Michel ne fit point attention a Amelie qu'il prit pour une amie de Charlotte qui etait venue voir celle-ci et que celle-ci allait reconduire. Dix heures sonnaient, comme les jeunes filles passaient devant l'eglise de Brou. Il etait dix heures un quart a peu pres lorsque Charlotte frappa a la porte de la prison. Le pere Courtois vint ouvrir. Nous avons dit quelles etaient les opinions politiques du digne geolier. Le pere Courtois etait royaliste. Il avait donc ete pris d'une profonde sympathie pour les quatre condamnes; il esperait, comme tout le monde, que madame de Montrevel, dont on connaissait le desespoir, obtiendrait leur grace du premier consul, et, autant qu'il avait pu le faire sans manquer a ses devoirs, il avait adouci la captivite de ses prisonniers en ecartant d'eux toute rigueur inutile. Il est vrai que, d'un autre cote, malgre cette sympathie, il avait refuse soixante mille francs en or -- somme qui, a cette epoque, valait le triple de ce qu'elle vaut aujourd'hui -- pour les sauver. Mais, nous l'avons vu, mis dans la confidence par sa fille Charlotte, il avait autorise Amelie, deguisee en Bressane, a assister au jugement. On se rappelle les soins et les egards que le digne homme avait eus pour Amelie, lorsque elle-meme avait ete prisonniere avec madame de Montrevel. Cette fois encore, et comme il ignorait le rejet du pourvoi, il se laissa facilement attendrir. Charlotte lui dit que sa jeune maitresse allait dans la nuit meme partir pour Paris, afin de hater la grace, et qu'avant de partir elle venait prendre conge du baron de Sainte-Hermine et lui demander ses instructions pour agir. Il y avait cinq portes a forcer pour gagner celle de la rue: un corps de garde dans la cour, une sentinelle interieure et une exterieure; par consequent, le pere Courtois n'avait point a craindre que les prisonniers s'evadassent. Il permit donc qu'Amelie vit Morgan. Qu'on nous excuse de dire tantot Morgan, tantot Charles, tantot le baron de Sainte-Hermine; nos lecteurs savent bien que, par cette triple appellation, nous designons le meme homme. Le pere Courtois prit une lumiere et marcha devant Amelie. La jeune fille, comme si, sortant de la prison, elle devait partir par la malle-poste, tenait a la main un sac de nuit. Charlotte suivait sa maitresse. -- Vous reconnaitrez le cachot, mademoiselle de Montrevel; c'est celui ou vous avez ete enfermee avec madame votre mere. Le chef de ces malheureux jeunes gens, le baron Charles de Sainte-Hermine, m'a demande comme une faveur la cage n deg. 4. Vous savez que c'est le nom que nous donnons a nos cellules. Je n'ai pas cru devoir lui refuser cette consolation, sachant que le pauvre garcon vous aimait. Oh! soyez tranquille, mademoiselle Amelie: ce secret ne sortira jamais de ma bouche. Puis il m'a fait des questions, m'a demande ou etait le lit de votre mere, ou etait le votre; je le lui ai dit. Alors, il a desire que sa couchette fut placee juste au meme endroit ou la votre se trouvait; ce n'etait pas difficile: non seulement elle etait au meme endroit, mais encore c'etait la meme: De sorte que, depuis le jour de son entree dans votre prison, le pauvre jeune homme est reste presque constamment couche. Amelie poussa un soupir qui ressemblait a un gemissement; elle sentit, chose qu'elle n'avait pas eprouvee depuis longtemps, une larme prete a mouiller sa paupiere. Elle etait donc aimee comme elle aimait, et c'etait une bouche etrangere et desinteressee qui lui en donnait la preuve. Au moment d'une separation eternelle, cette conviction etait le plus beau diamant qu'elle put trouver dans l'ecrin de la douleur. Les portes s'ouvrirent les unes apres les autres devant le pere Courtois. Arrivee a la derniere, Amelie mit la main sur l'epaule du geolier. Il lui semblait entendre quelque chose comme un chant. Elle ecouta avec plus d'attention: une voix disait des vers. Mais cette voix n'etait point celle de Morgan; cette voix lui etait inconnue. C'etait a la fois quelque chose de triste comme une elegie, de religieux comme un psaume. La voix disait: _J'ai revele mon coeur au Dieu de l'innocence;_ _Il a vu mes pleurs penitents;_ _Il guerit mes remords, il m'arme de constance:_ _Les malheureux sont ses enfants, _ _ _ _Mes ennemis, riant, ont dit dans leur colere;_ _"Qu'il meure, et sa gloire avec lui!"_ _Mais a mon coeur calme le Seigneur dit en pere:_ _"Leur haine sera ton appui."_ _ _ _A tes plus chers amis ils ont prete leur rage;_ _Tout trompe ta simplicite:_ _Celui que tu nourris court vendre ton image,_ _Noir de sa mechancete._ _ _ _Mais Dieu t'entend gemir; Dieu, vers qui te ramene_ _Un vrai remords ne de douleurs;_ _Dieu qui pardonne enfin a la nature humaine_ _D'etre faible dans les malheurs._ _ _ _J'eveillerai pour toi la pitie, la justice_ _De l'incorruptible avenir:_ _Eux-memes epureront, par leur long artifice, _ _Ton honneur qu'ils pensent ternir._ _ _ _Soyez beni, mon Dieu, vous qui daignez me rendre_ _L'innocence et son noble orgueil;_ _Vous qui, pour proteger le repos de ma cendre,_ _Veillerez pres de mon cercueil!_ _ _ _Au banquet de la vie, infortune convive,_ _J'apparus un jour, et je meurs;_ _Je meurs, et sur ma tombe, ou lentement j'arrive,_ _Nul ne viendra verser des pleurs._ _ _ _Salut, champs que j'aimais, et vous, douce verdure,_ _Et vous, riant exil des bois!_ _Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature,_ _Salut pour la derniere fois!_ _ _ _Ah! puissent voir longtemps votre beaute sacree_ _Tant d'amis sourds a mes adieux!_ _Qu'ils meurent pleins de jour! que leur mort soit pleuree_ _Qu'un ami leur ferme les yeux!_ La voix se tut; sans doute, la derniere strophe etait dite. Amelie, qui n'avait pas voulu interrompre la meditation supreme des condamnes et qui avait reconnu la belle ode de Gilbert, ecrite par lui sur le grabat d'un hopital, la veille de sa mort, fit signe au geolier qu'il pouvait ouvrir. Le pere Courtois qui, tout geolier qu'il etait, semblait partager l'emotion de la jeune fille, fit le plus doucement possible qu'il put tourner la clef dans la serrure: la porte s'ouvrit. Amelie embrassa d'un coup d'oeil l'ensemble du cachot et des personnages qui l'habitaient. Valensolle, debout, appuye a la muraille, tenait encore a la main le livre ou il venait de lire les vers qu'Amelie avait entendus; Jahiat etait assis pres d'une table, la tete appuyee sur sa main; Ribier etait assis sur la table meme; pres de lui, au fond, Sainte-Hermine, les yeux fermes, et comme s'il eut ete plonge dans le plus profond sommeil, etait couche sur le lit. A la vue de la jeune fille qu'ils reconnurent pour Amelie, Jahiat et Ribier se leverent. Morgan resta immobile; il n'avait rien entendu. Amelie alla droit a lui, et comme si le sentiment qu'elle eprouvait pour son amant etait sanctifie par l'approche de la mort, sans s'inquieter de la presence de ses trois amis, elle s'approcha de Morgan, et, tout en appuyant ses levres sur les levres du prisonnier, elle murmura: -- Reveille-toi, mon Charles; c'est ton Amelie qui vient tenir sa parole. Morgan jeta un cri joyeux et enveloppa la jeune fille de ses deux bras. -- Monsieur Courtois, dit Montbar, vous etes un brave homme; laissez ces deux pauvres jeunes gens ensemble: ce serait une impiete que de troubler par notre presence les quelques minutes qu'ils ont encore a rester ensemble sur cette terre. Le pere Courtois, sans rien dire, ouvrit la porte du cachot voisin. Valensolle, Jahiat et de Ribier y entrerent: il ferma la porte sur eux. Puis, faisant signe a Charlotte de le suivre, il sortit a son tour. Les deux amants se trouverent seuls. Il y a des scenes qu'il ne faut pas tenter de peindre, des paroles qu'il ne faut pas essayer de repeter; Dieu, qui les ecoute de son trone immortel, pourrait seul dire ce qu'elles contiennent de sombres joies et de voluptes ameres. Au bout d'une heure, les deux jeunes gens entendirent la clef tourner de nouveau dans la serrure. Ils etaient tristes, mais calmes, et la conviction que leur separation ne serait pas longue leur donnait cette douce serenite. Le digne geolier avait l'air plus sombre et plus embarrasse encore a cette seconde apparition qu'a la premiere. Morgan et Amelie le remercierent en souriant. Il alla a la porte du cachot ou etaient enfermes les trois amis et ouvrit cette porte en murmurant -- Par ma foi, c'est bien le moins qu'ils passent cette nuit ensemble, puisque c'est leur derniere nuit. Valensolle, Jahiat et Ribier rentrerent. Amelie, en tenant Morgan enveloppe dans son bras gauche, leur tendit la main a tous les trois. Tous les trois baiserent, l'un apres l'autre, sa main froide et humide, puis Morgan la conduisit jusqu'a la porte. -- Au revoir! dit Morgan. -- A bientot! dit Amelie. Et ce rendez-vous pris dans la tombe fut scelle d'un long baiser, apres lequel ils se separerent avec un gemissement si douloureux, qu'on eut dit que leurs deux coeurs venaient de se briser en meme temps. La porte se referma derriere Amelie, les verrous et les clefs grincerent. -- Eh bien? demanderent ensemble Valensolle, Jahiat et Ribier. -- Voici, repondit Morgan en vidant sur la table le sac de nuit. Les trois jeunes gens pousserent un cri de joie en voyant ces pistolets brillants et ces lames aigues. C'etait ce qu'ils pouvaient desirer de plus apres la liberte; c'etait la joie douloureuse et supreme de se sentir maitres de leur vie, et, a la rigueur, de celle des autres. Pendant ce temps, le geolier reconduisait Amelie jusqu'a la porte de la rue. Arrive la, il hesita un instant; puis, enfin, l'arretant par le bras: -- Mademoiselle de Montrevel, lui dit-il, pardonnez-moi de vous causer une telle douleur, mais il est inutile que vous alliez a Paris... -- Parce que le pourvoi est rejete et que l'execution a lieu demain, n'est-ce pas? repondit Amelie. Le geolier, dans son etonnement, fit un pas en arriere. -- Je le savais, mon ami, continua Amelie. Puis, se tournant vers sa femme de chambre: -- Conduis-moi jusqu'a la prochaine eglise, Charlotte, dit-elle; tu viendras m'y reprendre demain lorsque tout sera fini. La prochaine eglise n'etait pas bien eloignee: c'etait Sainte- Claire. Depuis trois mois a peu pres, sous les ordres du premier consul, elle venait d'etre rendue au culte. Comme il etait tout pres de minuit, l'eglise etait fermee; mais Charlotte connaissait la demeure du sacristain et elle se chargea de l'aller eveiller. Amelie attendit debout, appuyee contre la muraille, aussi immobile que les figures de pierre qui ornent la facade. Au bout d'une demi-heure, le sacristain arriva. Pendant cette demi-heure, Amelie avait vu passer une chose qui lui avait paru lugubre. C'etaient trois hommes vetus de noir, conduisant une charrette, qu'a la lueur de la lune elle avait reconnue etre peinte en rouge. Cette charrette portait des objets informes: planches demesurees, echelles etranges peintes de la meme couleur; elle se dirigeait du cote du bastion Montrevel, c'est-a-dire vers la place des executions. Amelie devina ce que c'etait; elle tomba a genoux et poussa un cri. A ce cri, les hommes vetus de noir se retournerent; il leur sembla qu'une des sculptures du porche s'etait detachee de sa niche et s'etait agenouillee. Celui qui paraissait etre le chef des hommes noirs fit quelques pas vers Amelie. -- Ne m'approchez pas, monsieur! cria celle-ci; ne m'approchez pas! L'homme reprit humblement sa place et continua son chemin. La charrette disparut au coin de la rue des Prisons; mais le bruit de ses roues retentit encore longtemps sur le pave, et dans le coeur d'Amelie. Lorsque le sacristain et Charlotte revinrent, ils trouverent la jeune fille a genoux. Le sacristain fit quelques difficultes pour ouvrir l'eglise a une pareille heure; mais une piece d'or et le nom de mademoiselle de Montrevel leverent ses scrupules. Une seconde piece d'or le determina a illuminer une petite chapelle. C'etait celle ou, tout enfant, Amelie avait fait sa premiere communion. Cette chapelle illuminee, Amelie s'agenouilla au pied de l'autel et demanda qu'on la laissat seule. Vers trois heures du matin, elle vit s'eclairer la fenetre aux vitraux de couleurs qui surmontait l'autel de la Vierge. Cette fenetre s'ouvrait par hasard a l'orient, de sorte que le premier rayon du soleil vint droit a la jeune fille comme un messager de Dieu. Peu a peu, la ville s'eveilla: Amelie remarqua qu'elle etait plus bruyante que d'habitude; bientot meme les voutes de l'eglise tremblerent, au bruit des pas d'une troupe de cavaliers; cette troupe se rendait du cote de la prison. Un peu avant neuf heures, la jeune fille entendit une grande rumeur, et il lui sembla que chacun se precipitait du meme cote. Elle essaya de s'enfoncer plus avant encore dans la priere pour ne plus entendre ces differents bruits, qui parlaient a son coeur une langue inconnue, et dont cependant les angoisses qu'elle eprouvait lui disaient tout bas qu'elle comprenait chaque mot. C'est que, en effet, il se passait a la prison une chose terrible, et qui meritait bien que tout le monde courut la voir. Lorsque, vers neuf heures du matin, le pere Courtois etait entre dans leur cachot, pour annoncer aux condamnes tout a la fois que leur pourvoi etait rejete et qu'ils devaient se preparer a la mort, il les avait trouves tous les quatre armes jusqu'aux dents. Le geolier, pris a l'improviste, fut attire dans le cachot, la porte fut fermee derriere lui; puis, sans qu'il essayat meme de se defendre, tant sa surprise etait inouie, les jeunes gens lui arracherent son trousseau de clefs, et, ouvrant puis refermant la porte situee en face de celle par laquelle le geolier etait entre, ils le laisserent enferme a leur place, et se trouverent, eux, dans le cachot voisin, ou, la veille, Valensolle, Jahiat et Ribier avaient attendu que l'entrevue entre Morgan et Amelie fut terminee. Une des clefs du trousseau ouvrait la seconde porte de cet autre cachot; cette porte donnait sur la cour des prisonniers. La cour des prisonniers etait, elle, fermee par trois portes massives qui, toutes trois, donnaient dans une espece de couloir donnant lui-meme dans la loge du concierge du presidial. De cette loge du concierge du presidial, on descendait par quinze marches dans le preau du parquet, vaste cour fermee par une grille. D'habitude, cette grille n'etait fermee que la nuit. Si, par hasard, les circonstances ne l'avaient pas fait fermer le jour, il etait possible que cette ouverture presentat une issue a leur fuite. Morgan trouva la clef de la cour des prisonniers, l'ouvrit, se precipita, avec ses compagnons, de cette cour dans la loge du concierge du presidial, et s'elanca sur le perron donnant dans le preau du tribunal. Du haut de cette espece de plate-forme, les quatre jeunes gens virent que tout espoir etait perdu. La grille du preau etait fermee, et quatre-vingts hommes a peu pres, tant gendarmes que dragons, etaient ranges devant cette grille. A la vue des quatre condamnes libres et bondissant de la loge du Concierge sur le perron, un grand cri, cri d'etonnement et de terreur tout a la fois, s'eleva de la foule. En effet, leur aspect etait formidable. Pour conserver toute la liberte de leurs mouvements, et peut-etre aussi pour dissimuler l'epanchement du sang qui se manifeste si vite sur une toile blanche, ils etaient nus jusqu'a la ceinture. Un mouchoir, noue autour de leur taille, etait herisse d'armes. Il ne leur fallut qu'un regard pour comprendre qu'ils etaient maitres de leur vie, mais qu'ils ne l'etaient pas de leur liberte. Au milieu des clameurs qui s'elevaient de la foule et du cliquetis des sabres qui sortaient des fourreaux, ils confererent un instant. Puis, apres leur avoir serre la main, Montbar se detacha de ses compagnons, descendit les quinze marches et s'avanca vers la grille. Arrive a quatre pas de cette grille, il jeta un dernier regard et un dernier sourire a ses compagnons, salua gracieusement la foule redevenue muette, et, s'adressant aux soldats: -- Tres bien, messieurs les gendarmes! Tres bien, messieurs les dragons! dit-il. Et, introduisant dans sa bouche l'extremite du canon d'un de ses pistolets, il se fit sauter la cervelle. Des cris confus et presque insenses suivirent l'explosion, mais cesserent presque aussitot; Valensolle descendit a son tour: lui tenait simplement a la main un poignard a lame droite, aigue, tranchante. Ses pistolets, dont il ne paraissait pas dispose a faire usage, etaient restes a sa ceinture. Il s'avanca vers une espece de petit hangar supporte par trois colonnes, s'arreta a la premiere colonne, y appuya le pommeau du poignard, dirigea la pointe vers son coeur, prit la colonne entre ses bras, salua une derniere fois ses amis, et serra la colonne jusqu'a ce que la lame tout entiere eut disparu dans sa poitrine. Il resta un instant encore debout; mais une paleur mortelle s'etendit sur son visage, puis ses bras se detacherent, et il tomba mort au pied de la colonne. Cette fois la foule resta muette. Elle etait glacee d'effroi. C'etait le tour de Ribier: lui tenait a la main ses deux pistolets. Il s'avanca jusqu'a la grille; puis, arrive la, il dirigea les canons de ses pistolets sur les gendarmes. Il ne tira pas, mais les gendarmes tirerent. Trois ou quatre coups de feu se firent entendre, et Ribier tomba perce de deux balles. Une sorte d'admiration venait de faire, parmi les assistants, place aux sentiments divers qui, a la vue de ces trois catastrophes successives, s'etaient succede dans son coeur. Elle comprenait que ces jeunes gens voulaient bien mourir, mais qu'ils tenaient a mourir comme ils l'entendraient, et surtout, comme des gladiateurs antiques, a mourir avec grace. Elle fit donc silence lorsque Morgan, reste seul, descendit, en souriant, les marches du perron, et fit signe qu'il voulait parler. D'ailleurs, que lui manquait-il, a cette foule avide de sangs? On lui donnait plus qu'on ne lui avait promis. On lui avait promis quatre morts, mais quatre morts uniformes, quatre tetes tranchees; et on lui donnait quatre morts differentes, pittoresques, inattendues; il etait donc bien naturel qu'elle fit silence lorsqu'elle vit s'avancer Morgan. Morgan ne tenait a la main ni pistolets, ni poignard; poignard et pistolets reposaient a sa ceinture. Il passa pres du cadavre de Valensolle et vint se placer entre ceux de Jahiat et de Ribier. -- Messieurs, dit-il, transigeons. Il se fit un silence comme si la respiration de tous les assistants etait suspendue. -- Vous avez eu un homme qui s'est brule la cervelle (il designa Jahiat); un autre qui s'est poignarde (il designa Valensolle); un troisieme qui a ete fusille (il designa Ribier); vous voudriez voir guillotiner le quatrieme, je comprends cela. Il passa un frissonnement terrible dans la foule. -- Eh bien, continua Morgan, je ne demande pas mieux que de vous donner cette satisfaction. Je suis pret a me laisser faire, mais je desire aller a l'echafaud de mon plein gre et sans que personne me touche; celui qui m'approche, _je le brule, _si ce n'est monsieur, continua Morgan en montrant le bourreau. C'est une affaire que nous avons ensemble et qui, de part et d'autre, ne demande que des procedes. Cette demande, sans doute, ne parut pas exorbitante a la foule, car de toute part on entendit crier: -- Oui! oui! oui! L'officier de gendarmerie vit que ce qu'il y avait de plus court etait de passer par ou voulait Morgan. -- Promettez-vous, dit-il, si l'on vous laisse les pieds et les mains libres, de ne point chercher a vous echapper? -- J'en donne ma parole d'honneur, reprit Morgan. -- Eh bien, dit l'officier de gendarmerie, eloignez-vous et laissez-nous enlever les cadavres de vos camarades. -- C'est trop juste, dit Morgan. Et il alla, a dix pas d'ou il etait, s'appuyer contre la muraille. La grille s'ouvrit. Les trois hommes vetus de noir entrerent dans la cour, ramasserent l'un apres l'autre les trois corps. Ribier n'etait point tout a fait mort; il rouvrit les yeux et parut chercher Morgan. -- Me voila, dit celui-ci, sois tranquille, cher ami, _j'en suis._ Ribier referma les yeux sans faire entendre une parole. Quand les trois corps furent emportes: -- Monsieur, demanda l'officier de gendarmerie a Morgan, etes-vous pret? -- Oui, monsieur, repondit Morgan en saluant avec une exquise politesse. -- Alors, venez. -- Me voici, dit Morgan. Et il alla prendre place entre le peloton de gendarmerie et le detachement de dragons. -- Desirez-vous monter dans la charrette ou aller a pied, monsieur? demanda le capitaine. -- A pied, a pied, monsieur: je tiens beaucoup a ce que l'on sache que c'est une fantaisie que je me passe en me laissant guillotiner; mais je n'ai pas peur. Le cortege sinistre traversa la place des Lices, et longea les murs du jardin de l'hotel Montbazon. La charrette trainant les trois cadavre marchait la premiere; puis venaient les dragons; puis Morgan, marchant seul dans un intervalle libre d'une dizaine de pas; puis les gendarmes, precedes de leur capitaine. A l'extremite du mur, le cortege tourna a gauche. Tout a coup, par l'ouverture qui se trouvait alors entre le jardin et la grande halle, Morgan apercut l'echafaud qui dressait vers le ciel ses deux poteaux rouges comme deux bras sanglants. -- Pouah! dit-il, je n'avais jamais vu de guillotine, et je ne savais point que ce fut aussi laid que cela. Et, sans autre explication, tirant son poignard de sa ceinture, il se le plongea jusqu'au manche dans la poitrine. Le capitaine de gendarmerie vit le mouvement sans pouvoir le prevenir et lanca son cheval vers Morgan, reste debout, au grand etonnement de tout le monde et de lui-meme. Mais Morgan, tirant un de ses pistolets de sa ceinture et l'armant: -- Halte-la! dit-il; il est convenu que personne ne me touchera; je mourrai seul ou nous mourrons trois; c'est a choisir. Le capitaine fit faire a son cheval un pas a reculons. -- Marchons, dit Morgan. Et, en effet, il se remit en marche. Arrive au pied de la guillotine, Morgan tira le poignard de sa blessure et s'en frappa une seconde fois aussi profondement que la premiere. Un cri de rage plutot que de douleur lui echappa. -- Il faut, en verite, que j'aie l'ame chevillee dans le corps, dit-il. Puis, comme les aides voulaient l'aider a monter l'escalier au haut duquel l'attendait le bourreau: -- Oh! dit-il, encore une fois, que l'on ne me touche pas! Et il monta les six degres sans chanceler. Arrive sur la plate-forme, il tira le poignard de sa blessure et s'en donna un troisieme coup. Alors un effroyable eclat de rire sortit de sa bouche, et jetant aux pieds du bourreau le poignard qu'il venait d'arracher de sa troisieme blessure, aussi inutile que les deux premieres: -- Par ma foi! dit-il, j'en ai assez; a ton tour, et tire-toi de la comme tu pourras. Une minute apres, la tete de l'intrepide jeune homme tombait sur l'echafaud, et, par un phenomene de cette implacable vitalite qui s'etait revelee en lui, bondissait et roulait hors de l'appareil du supplice. Allez a Bourg comme j'y ai ete, et l'on vous dira qu'en bondissant, cette tete avait prononce le nom d'Amelie. Les morts furent executes apres le vivant; de sorte que les spectateurs, au lieu de perdre quelque chose aux evenements que nous venons de raconter, eurent double spectacle. LIV -- LA CONFESSION Trois jours apres les evenements dont on vient de lire le recit, vers les sept heures du soir, une voiture couverte de poussiere et attelee de deux chevaux de poste blancs d'ecume, s'arretait a la grille du chateau des Noires-Fontaines. Au grand etonnement de celui qui paraissait si presse d'arriver, la grille etait toute grande ouverte, des pauvres encombraient la cour, et le perron etait couvert d'hommes et de femmes agenouilles. Puis, le sens de l'ouie s'eveillant au fur et a mesure que l'etonnement donnait plus d'acuite a celui de la vue, le voyageur crut entendre le tintement d'une sonnette. Il ouvrit vivement la portiere, sauta a bas de la chaise, traversa la cour d'un pas rapide, monta le perron et vit l'escalier qui menait au premier etage couvert de monde. Il franchit cet escalier comme il avait franchi le perron, et entendit un murmure religieux qui lui parut venir de la chambre d'Amelie. Il s'avanca vers cette chambre; elle etait ouverte. Au chevet etaient agenouilles madame de Montrevel et le petit Edouard, un peu plus loin Charlotte, Michel et son fils. Le cure de Sainte-Claire administrait les derniers sacrements a Amelie; cette scene lugubre n'etait eclairee que par la lueur des cierges. On avait reconnu Roland dans le voyageur dont la voiture venait de s'arreter devant la grille; on s'ecarta sur son passage, il entra la tete decouverte, et alla s'agenouiller pres de sa mere. La mourante, couchee sur le dos, les mains jointes, la tete soulevee par son oreiller, les yeux fixes au ciel dans une espece d'extase, ne parut point s'apercevoir de l'arrivee de Roland. On eut dit que le corps etait encore de ce monde, mais que l'ame etait deja flottante entre la terre et le ciel. La main de madame de Montrevel chercha celle de Roland, et la pauvre mere, l'ayant trouvee, laissa tomber en sanglotant sa tete sur l'epaule de son fils. Ces sanglots maternels ne furent sans doute pas plus entendus d'Amelie que la presence de Roland n'en avait ete remarquee; car la jeune fille garda l'immobilite la plus complete. Seulement, lorsque le viatique lui eut ete administre, lorsque la beatitude eternelle lui eut ete promise par la bouche consolatrice du pretre, ses levres de marbre parurent s'animer, et elle murmura, d'une voix faible, mais intelligible: -- Ainsi soit-il. Alors, la sonnette tinta de nouveau; l'enfant de choeur qui la portait sortit le premier, puis les deux clercs qui portaient les cierges, puis celui qui portait la croix, puis enfin le pretre, qui portait Dieu. Tous les etrangers suivirent le cortege; les personnes de la maison et les membres de la famille resterent seuls. La maison, un instant auparavant pleine de bruit et de monde, resta silencieuse et presque deserte. La mourante n'avait pas bouge: ses levres s'etaient refermees, ses mains etaient restees jointes, ses yeux leves au ciel. Au bout de quelques minutes, Roland se pencha a l'oreille de madame de Montrevel, et lui dit a voix basse: -- Venez, ma mere, j'ai a vous parler. Madame de Montrevel se leva; elle poussa le petit Edouard vers le lit de sa soeur; l'enfant se dressa sur la pointe des pieds, et baisa Amelie au front. Puis madame de Montrevel vint apres lui, s'inclina sur sa fille, et, tout en sanglotant, deposa un baiser a la meme place. Roland vint a son tour, le coeur brise, mais les yeux secs; il eut donne bien des choses pour verser les larmes qui noyaient son coeur. Il embrassa Amelie comme avaient fait son frere et sa mere. Amelie parut aussi insensible a ce baiser qu'elle l'avait ete aux deux precedents. L'enfant marchant le premier, madame de Montrevel et Roland, suivant Edouard, s'avancerent donc vers la porte. Au moment d'en franchir le seuil, tous trois s'arreterent en tressaillant. Ils avaient entendu le nom de Roland distinctement prononce. Roland se retourna. Amelie une seconde fois prononca le nom de son frere. -- M'appelles-tu, Amelie? demanda Roland. -- Oui, repondit la voix de la mourante. -- Seul, ou avec ma mere? -- Seul. Cette voix, sans accentuation, mais cependant parfaitement intelligible, avait quelque chose de glace; elle semblait un echo d'un autre monde. -- Allez, ma mere, dit Roland; vous voyez que c'est a moi seul que veut parler Amelie. -- Oh! mon Dieu! murmura madame de Montrevel, resterait-il un dernier espoir? Si bas que ces mots eussent ete prononces, la mourante les entendit. -- Non, ma mere, dit-elle; Dieu a permis que je revisse mon frere; mais, cette nuit, je serai pres de Dieu. Madame de Montrevel poussa un gemissement profond. -- Roland! Roland! fit-elle, ne dirait-on point qu'elle y est deja? Roland lui fit signe de le laisser seul; madame de Montrevel s'eloigna avec le petit Edouard. Roland rentra, referma la porte, et, avec une indicible emotion, revint au chevet du lit d'Amelie. Tout le corps etait deja en proie a ce qu'on appelle la roideur cadaverique, le souffle eut a peine terni une glace, tant il etait faible; les yeux seuls, demesurement ouverts, etaient fixes et brillants, comme si tout ce qui restait d'existence dans ce corps condamne avant l'age s'etait concentre en eux. Roland avait entendu parler de cet etat etrange que l'on nomme l'extase, et qui n'est rien autre chose que la catalepsie. Il comprit qu'Amelie etait en proie a cette mort anticipee. -- Me voila, ma soeur, dit-il; que me veux-tu? -- Je savais que tu allais arriver, repondit la jeune fille toujours immobile, et j'attendais. -- Comment savais-tu que j'allais arriver? demanda Roland. -- Je te voyais venir. Roland frissonna. -- Et, demanda-t-il, savais-tu pourquoi je venais? -- Oui; aussi j'ai tant prie Dieu du fond de mon coeur, qu'il a permis que je me levasse et que j'ecrivisse. -- Quand cela? -- La nuit derniere. -- Et la lettre? -- Elle est sous mon oreiller, prends-la et lis. Roland hesita un instant; sa soeur n'etait-elle point en proie au delire? -- Pauvre Amelie! murmura Roland. -- Il ne faut pas me plaindre, dit la jeune fille, je vais le rejoindre. -- Qui cela? demanda Roland. -- Celui que j'aimais et que tu as tue. Roland poussa un cri: c'etait bien du delire, de qui sa soeur voulait-elle parler? -- Amelie, dit-il, j'etais venu pour t'interroger. -- Sur lord Tanlay, je le sais, repondit la jeune fille. -- Tu le sais! et comment cela? -- Ne t'ai-je pas dit que je t'avais vu venir et que je savais pourquoi tu venais? -- Alors, reponds-moi. -- Ne me detourne pas de Dieu et de lui, Roland; je t'ai ecrit, lis ma lettre. Roland passa sa main sous l'oreiller, convaincu que sa soeur etait en delire. A son grand etonnement, il sentit un papier qu'il tira a lui. C'etait une lettre sous enveloppe; sur l'enveloppe etaient ecrits ces quelques mots: "Pour Roland, qui arrive demain." Il s'approcha de la veilleuse, afin de lire plus facilement. La lettre etait datee de la veille a onze heures du soir. Roland lut: "Mon frere, nous avons chacun une chose terrible a nous pardonner..." Roland regarda sa soeur, elle etait toujours immobile. Il continua: "J'aimais Charles de Sainte-Hermine; je faisais plus que de l'aimer: il etait mon amant..." -- Oh! murmura le jeune homme entre ses dents, il mourra! -- Il est mort, dit Amelie. Roland jeta un cri d'etonnement; il avait dit si bas les paroles auxquelles repondait Amelie, qu'a peine les avait-il entendues lui-meme. Ses yeux se reporterent sur la lettre: "Il n'y avait aucune union possible entre la soeur de Roland de Montrevel et le chef des compagnons de Jehu; la etait le secret terrible que je ne pouvais pas dire et qui me devorait. "Une seule personne devait le savoir et l'a su; cette personne, c'est sir John Tanlay. "Dieu benisse l'homme au coeur loyal qui m'avait promis de rompre un mariage impossible et qui a tenu parole. "Que la vie de lord Tanlay te soit sacree, o Roland! c'est le seul ami que j'aie eu dans ma douleur, le seul homme dont les larmes se soient melees aux miennes. "J'aimais Charles de Sainte-Hermine, j'etais la maitresse de Charles: voila la chose terrible que tu as a me pardonner. "Mais en echange, c'est toi qui es cause de sa mort: voila la chose terrible que je te pardonne. "Et maintenant arrive vite, o Roland, puisque je ne dois mourir que quand tu seras arrive. "Mourir, c'est le revoir; mourir, c'est le rejoindre pour ne le quitter jamais; je suis heureuse de mourir." Tout etait clair et precis, il etait evident qu'il n'y avait pas dans cette lettre trace de delire. Roland la relut deux fois et resta un instant immobile, muet, haletant, plein d'anxiete; mais, enfin, la pitie l'emporta sur la colere. Il s'approcha d'Amelie, etendit la main sur elle, et d'une voix douce: -- Ma soeur, dit-il, je te pardonne. Un leger tressaillement agita le corps de la mourante. -- Et maintenant, dit-elle, appelle notre mere; c'est dans ses bras que je dois mourir. Roland alla a la porte et appela madame de Montrevel. Sa chambre etait ouverte; elle attendait evidemment, et accourut. -- Qu'y a-t-il de nouveau? s'informa-t-elle vivement. -- Rien, repondit Roland, sinon qu'Amelie demande a mourir dans vos bras. Madame de Montrevel entra et alla tomber a genoux devant le lit de sa fille. Elle, alors, comme si un bras invisible avait detache les liens qui semblaient la retenir sur sa couche d'agonie, se souleva lentement, detachant les mains de dessus sa poitrine et laissant glisser une de ses mains dans celle de sa mere: -- Ma mere, dit-elle, vous m'avez donne la vie, vous me l'avez otee, soyez benie; c'etait ce que vous pouviez faire de plus maternel pour moi, puisqu'il n'y avait plus pour votre fille de bonheur possible en ce monde. Puis, comme Roland etait alle s'agenouiller de l'autre cote du lit; laissant, comme elle avait fait pour sa mere, tomber sa seconde main dans la sienne: -- Nous nous sommes pardonnes tous deux, frere, dit-elle. -- Oui, pauvre Amelie, repondit Roland, et, je l'espere, du plus profond de notre coeur. -- Je n'ai plus qu'une derniere recommandation a te faire. -- Laquelle? -- N'oublie pas que lord Tanlay a ete mon meilleur ami. -- Sois tranquille, dit Roland, la vie de lord Tanlay m'est sacree. Amelie respira. Puis, d'une voix dans laquelle il etait impossible de reconnaitre une autre alteration qu'une faiblesse croissante: -- Adieu, Roland! dit-elle, adieu, ma mere! vous embrasserez Edouard pour moi. Puis, avec un cri sorti du coeur et dans lequel il y avait plus de joie que de tristesse: -- Me voila, Charles; dit-elle, me voila. Et elle retomba sur son lit, retirant a elle, dans le mouvement qu'elle faisait, ses deux mains, qui allerent se rejoindre sur sa poitrine. Roland et madame de Montrevel se releverent et s'inclinerent sur elle chacun de son cote. Elle avait repris sa position premiere; seulement, ses paupieres s'etaient refermees, et le faible souffle qui sortait de sa poitrine s'etait eteint. Le martyre etait consomme, Amelie etait morte. LV -- L'INVULNERABLE Amelie etait morte dans la nuit du lundi au mardi, c'est-a-dire du 2 au 3 juin 1800. Dans la soiree du jeudi, c'est-a-dire du 5, il y avait foule au grand Opera, ou l'on donnait la seconde representation d'_Ossian, ou les Bardes._ On savait l'admiration profonde que le premier consul professait pour les chants recueillis par Mac Pherson, et par flatterie autant que par choix litteraire, l'Academie nationale de musique avait commande un opera qui, malgre les diligences faites, etait arrive un mois environ apres que le general Bonaparte avait quitte Paris pour aller rejoindre l'armee de reserve. Au balcon de gauche, un amateur de musique se faisait remarquer par la profonde attention qu'il pretait au spectacle, lorsque, dans l'intervalle du premier au second acte, l'ouvreuse, se glissant entre les deux rangs de fauteuils, s'approcha de lui et demanda a demi-voix: -- Pardon, monsieur, n'etes-vous point lord Tanlay? -- Oui, repondit l'amateur de musique. -- En ce cas, milord, un jeune homme qui aurait, dit-il, une communication de la plus haute importance a vous faire, vous prie d'etre assez bon pour venir le joindre dans le corridor. -- Oh! oh! fit sir John; un officier? -- Il est en bourgeois, milord; mais, en effet, sa tournure indique un militaire. -- Bon! dit sir John, je sais ce que c'est. Il se leva et suivit l'ouvreuse. A l'entree du corridor attendait Roland. Lord Tanlay ne parut aucunement etonne de le voir; seulement la figure severe du jeune homme reprima en lui ce premier elan de l'amitie profonde, qui l'eut porte a se jeter au cou de celui qui le faisait demander. -- Me voici, monsieur, dit sir John. Roland s'inclina. -- Je viens de votre hotel, milord, dit Roland; vous avez, a ce qu'il parait, pris depuis quelque temps la precaution de dire au concierge ou vous allez, afin que les personnes qui pourraient avoir affaire a vous sachent ou vous rencontrer. -- C'est vrai, monsieur. -- La precaution est bonne, surtout pour les gens qui, venant de loin et etant presses, n'ont, comme moi, pas le loisir de perdre leur temps. -- Alors, demanda sir John, c'est pour me revoir que vous avez quitte l'armee, et que vous etes venu a Paris? -- Uniquement pour avoir cet honneur, milord; et j'espere que vous devinerez la cause de mon empressement, et m'epargnerez toute explication. -- Monsieur, dit sir John, a partir de ce moment, je me tiens a votre disposition. -- A quelle heure deux de mes amis pourront-ils se presenter chez vous demain, milord? -- Mais depuis sept heures du matin jusqu'a minuit, monsieur; a moins que vous n'aimiez mieux que ce soit tout de suite? -- Non, milord; j'arrive a l'instant meme, et il me faut le temps de trouver ces deux amis et de leur donner mes instructions. Ils ne vous derangeront donc, selon toute probabilite, que demain de onze heures a midi; seulement, je vous serais bien oblige si l'affaire que nous avons a regler par leur intermediaire pouvait se regler dans la meme journee. -- Je crois la chose possible, monsieur, et, du moment ou il s'agit de satisfaire votre desir, le retard ne viendra pas de mon cote. -- Voila tout ce que je desirais savoir, milord; je serais donc desole de vous deranger plus longtemps. Et Roland salua. Sir John lui rendit son salut; et, tandis que le jeune homme s'eloignait, il rentra au balcon et alla reprendre sa place. Toutes les paroles echangees l'avaient ete, de part et d'autre, d'une voix si contenue et avec un visage si impassible, que les personnes les plus proches ne pouvaient pas meme se douter qu'il y eut eu la moindre discussion entre deux interlocuteurs qui venaient de se saluer si courtoisement. C'etait le jour de reception du ministre de la guerre; Roland rentra a son hotel, fit disparaitre jusqu'a la derniere trace du voyage qu'il venait de faire, monta en voiture, et, a dix heures moins quelques minutes, put encore se faire annoncer chez le citoyen Carnot. Deux motifs l'y conduisaient: le premier etait une communication verbale qu'il avait a faire au ministre de la guerre de la part du premier consul; le second, l'espoir de trouver dans son salon les deux temoins dont il avait besoin pour regler sa rencontre avec sir John. Tout se passa comme Roland l'avait espere; le ministre de la guerre eut par lui les details les plus precis sur le passage du Saint-Bernard et la situation de l'armee, et il trouva dans les salons ministeriels les deux amis qu'il y venait chercher. Quelques mots suffirent pour les mettre au courant; les militaires, d'ailleurs, sont coulants sur ces sortes de confidences. Roland parla d'une insulte grave qui demeurerait secrete, meme pour ceux qui devaient assister a son expiation. Il declara etre l'offense et reclama pour lui, dans le choix des armes et le mode de combat, tous les avantages reserves aux offenses. Les deux jeunes gens avaient mission de se presenter le lendemain, a neuf heures du matin, a l'hotel Mirabeau, rue de Richelieu, et de s'entendre avec les deux temoins de lord Tanlay; apres quoi, ils viendraient rejoindre Roland, hotel de Paris, meme rue. Roland rentra chez lui a onze heures, ecrivit pendant une heure a peu pres, se coucha et s'endormit. A neuf heures et demie, ses deux amis se presenterent chez lui. Ils quittaient sir John. Sir John avait reconnu tous les droits de Roland, leur avait declare qu'il ne discuterait aucune des conditions du combat, et que, du moment ou Roland se pretendait l'offense, c'etait a lui de dicter les conditions. Sur l'observation faite par eux, qu'ils avaient cru avoir affaire a deux de ses amis et non a lui-meme, lord Tanlay avait repondu qu'il ne connaissait aucune personne assez intimement a Paris pour la mettre dans la confidence d'une pareille affaire, qu'il esperait donc qu'arrive sur le terrain un des deux amis de Roland passerait de son cote et l'assisterait. Enfin, sur tous les points, ils avaient trouve lord Tanlay un parfait gentleman. Roland declara que la demande de son adversaire, a l'endroit d'un de ses temoins, etait non seulement juste, mais convenable, et autorisa l'un des deux jeunes gens a assister sir John et a prendre ses interets. Restait, de la part de Roland, a dicter les conditions du combat. On se battrait au pistolet. Les deux pistolets charges, les adversaires se placeraient a cinq pas. Au troisieme coup frappe dans les mains des temoins, ils feraient feu. C'etait, comme on le voit, un duel a mort, ou celui qui ne tuerait pas ferait evidemment grace a son adversaire. Aussi, les deux jeunes gens multiplierent-ils les observations; mais Roland insista, declarant que, seul juge de la gravite de l'offense qui lui avait ete faite, il la jugeait assez grave pour que la reparation eut lieu ainsi et pas autrement. Il fallut ceder devant cette obstination. Celui des deux amis de Roland qui devait assister sir John fit toutes ses reserves, declarant qu'il ne s'engageait nullement pour son client, et qu'a moins d'ordre absolu de sa part, il ne permettrait jamais un pareil egorgement. -- Ne vous echauffez pas, cher ami, lui dit Roland; je connais sir John, et je crois qu'il sera plus coulant que vous. Les deux jeunes gens sortirent et se presenterent de nouveau chez sir John. Ils le trouverent dejeunant a l'anglaise, c'est-a-dire avec un bifteck, des pommes de terre et du the. Celui-ci, a leur aspect, se leva, leur offrit de partager son repas, et, sur leur refus, se mit a leur disposition. Les deux amis de Roland commencerent par annoncer a lord Tanlay qu'il pouvait compter sur l'un d'eux pour l'assister. Puis celui qui restait dans les interets de Roland etablit les conditions de la rencontre. A chaque exigence de Roland, sir John inclinait la tete en signe d'assentiment, et se contentait de repondre: -- Tres bien. Celui des deux jeunes gens qui etait charge de prendre ses interets voulut faire quelques observations sur un mode de combat qui devait, a moins d'un hasard impossible, amener a la fois la mort des deux combattants; mais lord Tanlay le pria de ne pas insister. -- M. de Montrevel est galant homme, dit-il; je desire ne le contrarier en rien; ce qu'il fera sera bien fait. Restait l'heure a laquelle on se rencontrerait. Sur ce point comme sur les autres, lord Tanlay se mettait entierement a la disposition de Roland. Les deux temoins quitterent sir John encore plus enchantes de lui a cette seconde entrevue qu'a la premiere. Roland les attendait; ils lui raconterent tout. -- Que vous avais-je dit? fit Roland. Ils lui demanderent l'heure et le lieu: Roland fixa sept heures du soir et l'allee de la Muette; c'etait l'heure ou le bois etait a peu pres desert et le jour serait encore assez clair -- on se rappelle que l'on etait au mois de juin -- pour que deux adversaires pussent se battre a quelque arme que ce fut. Personne n'avait parle des pistolets: les deux jeunes gens offrirent a Roland d'en prendre chez un armurier. -- Non, dit Roland; lord Tanlay a une paire d'excellents pistolets dont je me suis deja servi; s'il n'a pas de repugnance a se battre avec ses pistolets, je les prefere a tous les autres. Celui des deux jeunes gens qui devait servir de temoin a sir John alla retrouver son client et lui posa les trois dernieres questions, a savoir: si l'heure et le lieu de la rencontre lui convenaient, et s'il voulait que ses pistolets servissent au combat. Lord Tanlay repondit en reglant sa montre sur celle de son temoin et en lui remettant la boite de pistolets. -- Viendrai-je vous prendre, milord? demanda le jeune homme. Sir John sourit avec melancolie. -- Inutile, dit-il; vous etes l'ami de M. de Montrevel, la route vous sera plus agreable avec lui qu'avec moi, allez donc avec lui; j'irai a cheval avec mon domestique, et vous me trouverez au rendez-vous. Le jeune officier rapporta cette reponse a Roland. -- Que vous avais-je dit? fit celui-ci. Il etait midi; on avait sept heures devant soi; Roland donna a ses deux amis conge d'aller a leurs plaisirs ou a leurs affaires. A six heures et demie precises, ils devaient etre a la porte de Roland avec trois chevaux et deux domestiques. Il importait, pour ne point etre derange, de donner a tous les apprets du duel les apparences d'une promenade. A six heures et demie sonnantes, le garcon de l'hotel prevenait Roland qu'il etait attendu a la porte de la rue. C'etaient les deux temoins et les deux domestiques; un de ces derniers tenait en bride un cheval de main. Roland fit un signe affectueux aux deux officiers et sauta en selle. Puis, par les boulevards, on gagna la place Louis XV et les Champs-Elysees. Pendant la route, cet etrange phenomene qui avait tant etonne sir John lors du duel de Roland avec M. de Barjols se reproduisit. Roland fut d'une gaiete que l'on eut pu croire exageree, si, evidemment, elle n'eut ete si franche. Les deux jeunes gens qui se connaissaient en courage, restaient etourdis devant une pareille insouciance. Ils l'eussent comprise dans un duel ordinaire, ou le sang-froid et l'adresse donnent l'espoir, a l'homme qui les possede, de l'emporter sur son adversaire; mais, dans un combat comme celui au-devant duquel on allait, il n'y avait ni adresse ni sang-froid qui pussent sauver les combattants, sinon de la mort, du moins de quelque effroyable blessure. En outre, Roland poussait son cheval en homme qui a hate d'arriver, de sorte que, cinq minutes avant l'heure fixee, il etait a l'une des extremites de l'allee de la Muette. Un homme se promenait dans cette allee. Roland reconnut sir John. Les deux jeunes gens examinerent d'un meme mouvement la physionomie de Roland a la vue de son adversaire. A leur grand etonnement, la seule expression qui se manifesta sur le visage du jeune homme fut celle d'une bienveillance presque tendre. Un temps de galop suffit pour que les quatre principaux acteurs de la scene qui allait se passer se joignissent et se saluassent. Sir John etait parfaitement calme, mais son visage avait une teinte profonde de melancolie. Il etait evident que cette rencontre lui etait aussi douloureuse qu'elle paraissait agreable a Roland. On mit pied a terre; un des deux temoins prit la boite aux pistolets des mains d'un des domestiques, auxquels il ordonna de continuer de suivre l'allee comme s'ils promenaient les chevaux de leurs maitres. Ils ne devaient se rapprocher qu'au bruit des coups de pistolet. Le groom de sir John devait se joindre a eux et faire ainsi qu'eux. Les deux adversaires et les deux temoins entrerent dans le bois, s'enfoncant au plus epais du taillis, pour trouver une place convenable. Au reste, comme l'avait prevu Roland, le bois etait desert; l'heure du diner avait ramene chez eux les promeneurs. On trouva une espece de clairiere qui semblait faite expres pour la circonstance. Les temoins regarderent Roland et sir John. Ceux-ci firent de la tete un signe d'assentiment. -- Rien n'est change? demanda un des temoins s'adressant a lord Tanlay. -- Demandez a M. de Montrevel, dit lord Tanlay; je suis ici sous son entiere dependance. -- Rien, fit Roland. On tira les pistolets de la boite, et on commenca a les charger. Sir John se tenait a l'ecart, fouillant les hautes herbes du bout de sa cravache. Roland le regarda, sembla hesiter un instant; puis, prenant sa resolution, marcha a lui. Sir John releva la tete et attendit avec une esperance visible. -- Milord, lui dit Roland, je puis avoir a me plaindre de vous sous certains rapports, mais je ne vous en crois pas moins homme de parole. -- Et vous avez raison, monsieur, repondit sir John. -- Etes-vous homme, si vous me survivez, a me tenir ici la promesse que vous m'aviez faite a Avignon? -- Il n'y a pas de probabilite que je vous survive, monsieur, repondit lord Tanlay; mais vous pouvez disposer de moi tant qu'il me restera un souffle de vie. -- Il s'agit des dernieres dispositions a prendre a l'endroit de mon corps. -- Seraient-elles les memes ici qu'a Avignon? -- Elles seraient les memes, milord. -- Bien... Vous pouvez etre parfaitement tranquille. Roland salua sir John et revint a ses deux amis. -- Avez-vous, en cas de malheur, quelque recommandation particuliere a nous faire? demanda l'un d'eux. -- Une seule. -- Faites. -- Vous ne vous opposerez en rien a ce que milord Tanlay decidera de mon corps et de mes funerailles. Au reste, voici dans ma main gauche un billet qui lui est destine au cas ou je serais tue sans avoir le temps de prononcer quelques paroles; vous ouvririez ma main et lui remettriez le billet. -- Est-ce tout? -- C'est tout. -- Les pistolets sont charges. -- Eh bien, prevenez-en lord Tanlay. Un des jeunes gens se detacha et marcha vers sir John. L'autre mesura cinq pas. Roland vit que la distance etait plus grande qu'il ne croyait. -- Pardon, fit-il, j'ai dit trois pas. -- Cinq, repondit l'officier qui mesurait la distance. -- Du tout, cher ami, vous etes dans l'erreur. Il se retourna vers sir John et son temoin en les interrogeant du regard. -- Trois pas vont tres bien, repondit sir John en s'inclinant. Il n'y avait rien a dire puisque les deux adversaires etaient du meme avis. On reduisit les cinq pas a trois. Puis on coucha a terre deux sabres pour servir de limite. Sir John et Roland s'approcherent chacun de son cote, jusqu'a ce qu'ils eussent la pointe de leur botte sur la lame du sabre. Alors, on leur mit a chacun un pistolet tout charge dans la main. Ils se saluerent pour dire qu'ils etaient prets. Les temoins s'eloignerent; ils devaient frapper trois coups dans les mains. Au premier coup, les adversaires armaient leurs pistolets; au second, ils ajustaient; au troisieme, ils lachaient le coup. Les trois battements de mains retentirent a une distance egale au milieu du plus profond silence; on eut dit que le vent lui-meme se taisait, que les feuilles elles-memes etaient muettes. Les adversaires etaient calmes; mais une angoisse visible se peignait sur le visage des deux temoins. Au troisieme coup, les deux detonations retentirent avec une telle simultaneite, qu'elles n'en firent qu'une. Mais, au grand etonnement des temoins, les deux combattants resterent debout. Au moment de tirer, Roland avait detourne son pistolet en l'abaissant vers la terre. Lord Tanlay avait leve le sien et coupe une branche derriere Roland, a trois pieds au-dessus de sa tete. Chacun des combattants etait evidemment etonne d'une chose: c'etait d'etre encore vivant, ayant epargne son adversaire. Roland fut le premier qui reprit la parole: -- Milord! s'ecria-t-il, ma soeur me l'avait bien dit que vous etiez l'homme le plus genereux de la terre. Et, jetant son pistolet loin de lui, il tendit les bras a sir John. Sir John s'y precipita. -- Ah! je comprends, dit-il: cette fois encore, vous vouliez mourir; mais, par bonheur, Dieu n'a pas permis que je fusse votre meurtrier! Les deux temoins s'approcherent. -- Qu'y a-t-il donc? demanderent-ils. -- Rien, fit Roland, sinon que, decide a mourir, je voulais du moins mourir de la main de l'homme que j'aime le mieux au monde; par malheur, vous l'avez vu, il preferait mourir lui-meme plutot que de me tuer. Allons, ajouta Roland d'une voix sourde, je vois bien que c'est une besogne qu'il faut reserver aux Autrichiens. Puis, se jetant encore une fois dans les bras de lord Tanlay, et serrant la main de ses deux amis: -- Excusez-moi, messieurs, dit-il; mais le premier consul va livrer une grande bataille en Italie, et je n'ai pas de temps a perdre si je veux en etre. Et, laissant sir John donner aux officiers les explications que ceux-ci jugeaient convenable de lui demander, Roland regagna l'allee, sauta sur son cheval et retourna vers Paris au galop. Toujours possede de cette fatale manie de la mort, nous avons dit quel etait son dernier espoir. CONCLUSION Cependant l'armee francaise avait continue sa marche, et, le 2 juin, elle etait entree a Milan. Il y avait eu peu de resistance: le fort de Milan avait ete bloque. Murat, envoye a Plaisance, s'en etait empare sans coup ferir. Enfin, Lannes avait battu le general Ott a Montebello. Ainsi place, on se trouvait sur les derrieres de l'armee autrichienne, sans que celle-ci s'en doutat. Dans la nuit du 8 juin etait arrive un courrier de Murat, qui, ainsi que nous venons de le dire, occupait Plaisance; Murat avait intercepte une depeche du general Melas et l'envoyait au premier consul. Cette depeche annoncait la capitulation de Genes: Massena, apres avoir mange les chevaux, les chiens, les chats, les rats, avait ete force de se rendre. Melas, au reste, traitait l'armee de reserve avec le plus profond dedain; il parlait de la presence de Bonaparte en Italie comme d'une fable, et savait de source certaine que le premier consul etait toujours a Paris. C'etaient la des nouvelles qu'il fallait communiquer sans retard a Bonaparte, la reddition de Genes les rangeant dans la categorie des mauvaises. En consequence, Bourrienne reveilla le general a trois heures du matin et lui traduisit la depeche. Le premier mot de Bonaparte fut: -- Bourrienne, vous ne savez pas l'allemand! Mais Bourrienne recommenca la traduction mot a mot. Apres cette seconde lecture, le general se leva, fit reveiller tout le monde, donna ses ordres, puis se recoucha et se rendormit. Le meme jour, il quitta Milan, etablit son quartier general a la Stradella, y resta jusqu'au 12 juin, en partit le 13, et marchant sur la Scrivia, traversa Montebello, ou il vit le champ de bataille tout saignant et tout dechire encore de la victoire de Lannes. La trace de la mort etait partout; l'eglise regorgeait de morts et de blesses. -- Diable! fit le premier consul en s'adressant au vainqueur, il parait qu'il a fait chaud, ici! -- Si chaud, general, que les os craquaient dans ma division comme la grele qui tombe sur les vitrages. Le 11 juin, pendant que le general etait a la Stradella, Desaix l'y avait rejoint. Libre en vertu de la capitulation d'El-Arich, il etait arrive a Toulon le 6 mai, c'est-a-dire le jour meme ou Bonaparte etait parti de Paris. Au pied du Saint-Bernard, le premier consul avait recu une lettre de Desaix, lui demandant s'il devait partir pour Paris ou rejoindre l'armee. -- Ah bien oui, partir pour Paris! avait repondu Bonaparte; ecrivez-lui de nous rejoindre en Italie partout ou nous serons, au quartier general. Bourrienne avait ecrit, et, comme nous l'avons dit, Desaix etait arrive le 12 juin a la Stradella. Le premier consul l'avait recu avec une double joie: d'abord, il retrouvait un homme sans ambition, un officier intelligent, un ami devoue; ensuite, Desaix arrivait juste pour remplacer dans le commandement de sa division, Boudet, qui venait d'etre tue. Sur un faux rapport du general Gardanne, le premier consul avait cru que l'ennemi refusait la bataille et se retirait sur Genes; il envoya Desaix et sa division sur la route de Novi pour lui couper la retraite. La nuit du 13 au 14 s'etait passee le plus tranquillement du monde. Il y avait eu, la veille, malgre un orage terrible, un engagement dans lequel les Autrichiens avaient ete battus. On eut dit que la nature et les hommes etaient fatigues et se reposaient. Bonaparte etait tranquille; un seul pont existait sur la Bormida, et on lui avait affirme que ce pont etait coupe. Des avant-postes avaient ete places aussi loin que possible du cote de la Bormida, et ils etaient eclaires eux-memes par des groupes de quatre hommes. Toute la nuit fut occupee par l'ennemi a passer la riviere. A deux heures du matin, deux des groupes de quatre hommes furent surpris; sept hommes furent egorges; le huitieme s'echappa et vint, en criant: "Aux armes!" donner dans l'un des avant-postes. A l'instant meme un courrier fut expedie au premier consul, qui avait couche a Torre-di-Garofolo. Mais, en attendant les ordres qui allaient arriver, la generale battit sur toute la ligne. Il faut avoir assiste a une pareille scene pour se faire une idee de l'effet que produit sur une armee endormie, le tambour appelant le soldat aux armes, a trois heures du matin. C'est le frisson pour les plus braves. Les soldats s'etaient couches tout habilles; chacun se leva, courut aux faisceaux, sauta sur son arme. Les lignes se formerent dans la vaste plaine de Marengo; le bruit du tambour s'etendait comme une longue trainee de poudre, et, dans la demi-obscurite, on voyait courir et s'agiter l'avant-garde. Quand le jour se leva, nos troupes occupaient les positions suivantes: La division Gardanne et la division Chamberlhac, formant l'extreme avant-garde, etaient campees a la cassine de Petra-Bona, c'est-a- dire dans l'angle que fait, avec la route de Marengo a Tortone, la Bormida traversant cette route pour aller se jeter dans le Tanaro. Le corps du general Lannes etait en avant du village de San- Giuliano, le meme que le premier consul avait montre, trois mois auparavant, sur la carte, a Roland, en lui disant que la se deciderait le sort de la prochaine campagne. La garde des consuls etait placee en arriere des troupes du general Lannes, a une distance de cinq cents toises environ. La brigade de cavalerie aux ordres du general Kellermann et quelques escadrons de hussards et de chasseurs formaient la gauche et remplissaient sur la premiere ligne les intervalles des divisions Gardanne et Chamberlhac. Une seconde brigade de cavalerie, commandee par le general Champeaux, formait la droite et remplissait, sur la seconde ligne, les intervalles de la cavalerie du general Lannes. Enfin, le 12e regiment de hussards et le 21e regiment de chasseurs, detaches par Murat sous les ordres du general Rivaud, occupaient le debouche de Salo situe a l'extreme droite de la position generale. Tout cela pouvait former vingt-cinq ou vingt-six mille hommes sans compter les divisions Monnier et Boudet, dix mille hommes a peu pres, commandees par Desaix et detachees de l'armee pour aller couper la retraite a l'ennemi sur la route de Genes. Seulement, au lieu de battre en retraite, l'ennemi attaquait. En effet, le 13, dans la journee, le general Melas, general en chef de l'armee autrichienne, avait acheve de reunir les troupes des generaux Haddick, Kaim et Ott, avait passe le Tanaro, et etait venu camper en avant d'Alexandrie avec trente-six mille hommes d'infanterie, sept mille de cavalerie et une artillerie nombreuse, bien servie et bien attelee. A quatre heures du matin, la fusillade s'engageait sur la droite, et le general Victor assignait a chacun sa ligne de bataille. A cinq heures, Bonaparte fut reveille par le bruit du canon. Au moment ou il s'habillait a la hate, un aide de camp de Victor accourut lui annoncer que l'ennemi avait passe la Bormida et que l'on se battait sur toute la ligne. Le premier consul se fit amener son cheval, sauta dessus, s'elanca au galop vers l'endroit ou la bataille etait engagee. Du sommet d'un monticule, il vit la position des deux armees. L'ennemi etait forme sur trois colonnes; celle de gauche, composee de toute la cavalerie et de l'infanterie legere, se dirigeait vers Castel-Ceriolo par le chemin de Salo, en meme temps que les colonnes du centre et de la droite, appuyees l'une a l'autre, et comprenant les corps d'infanterie des generaux Haddick, Kaim et O'Reilly et la reserve des grenadiers aux ordres du general Ott, s'avancaient par la route de Tortone en remontant la Bormida. A leurs premiers pas au-dela de la riviere, ces deux dernieres colonnes etaient venues se heurter aux troupes du general Gardanne, postees, comme nous l'avons dit, a la ferme et sur le ravin de Petra-Bona; c'etait le bruit de l'artillerie marchant devant elles qui attirait Bonaparte sur le champ de bataille. Il arriva juste au moment ou la division Gardanne, ecrasee par le feu de cette artillerie, commencait a se replier, et ou le general Victor faisait avancer a son secours la division Chamberlhac. Soutenues par ce mouvement, les troupes de Gardanne operaient leur retraite en bon ordre et couvraient le village de Marengo. La situation etait grave; toutes les combinaisons du general en chef etaient renversees. Au lieu d'attaquer, selon son habitude, avec des forces savamment massees, il se voyait attaque lui-meme avant d'avoir pu concentrer ses troupes. Profitant du terrain qui s'elargissait devant eux, les Autrichiens cessaient de marcher en colonnes et se deployaient en lignes paralleles a celles des generaux Gardanne et Chamberlhac; seulement, ils etaient deux contre un. La premiere des lignes ennemies etait commandee par le general Haddick; la seconde, par le general Melas; la troisieme, par le general Ott. A une tres petite distance en avant de la Bormida, il existe un ruisseau appele le Fontanone; ce ruisseau coule dans un ravin profond, qui forme un demi-cercle autour du village de Marengo et le defend. Le general Victor avait deja vu le parti que l'on pouvait tirer de ce retranchement naturel, et s'en etait servi pour rallier les divisions Gardanne et Chamberlhac. Bonaparte approuvant les dispositions de Victor, lui envoya l'ordre de defendre Marengo jusqu'a la derniere extremite: il lui fallait a lui le temps de reconnaitre son jeu sur ce grand echiquier enferme entre la Bormida, le Fontanone et Marengo. La premiere mesure a prendre etait de rappeler le corps de Desaix, en marche, comme nous l'avons dit, pour couper la route de Genes. Bonaparte expedia deux ou trois aides de camp en leur ordonnant de ne s'arreter que lorsqu'ils auraient rejoint ce corps. Puis il attendit, comprenant qu'il n'y avait rien a faire qu'a battre en retraite le plus regulierement possible, jusqu'au moment ou une masse compacte lui permettrait non seulement d'arreter le mouvement retrograde, mais encore de marcher en avant. Seulement, l'attente etait terrible. Au bout d'un instant, l'action s'etait reengagee sur toute la ligne. Les Autrichiens etaient parvenus au bord du Fontanone, dont les Francais tenaient l'autre rive; on se fusillait de chaque cote du ravin; on s'envoyait et se renvoyait la mitraille a portee de pistolet. Protege par une artillerie terrible, l'ennemi, superieur en nombre, n'a qu'a s'etendre pour nous deborder. Le general Rivaud, de la division Gardanne, le voit qui s'apprete a operer ce mouvement. Il se porte hors du village de Marengo, place un bataillon en rase campagne, lui ordonne de se faire tuer sans reculer d'un pas; puis, tandis que ce bataillon sert de point de mire a l'artillerie ennemie, il forme sa cavalerie en colonne, tourne le bataillon, tombe sur trois mille Autrichiens qui s'avancent au pas de charge, les repousse, les met en desordre, et tout blesse qu'il est, par un biscaien, les force a aller se reformer derriere leur ligne. Apres quoi, il vient se replacer a la droite du bataillon qui n'a pas bouge d'un pas. Mais, pendant ce temps, la division Gardanne, qui depuis le matin lutte contre l'ennemi, est rejetee dans Marengo, ou la suit la premiere ligne des Autrichiens, dont la premiere ligne force bientot la division Chamberlhac a se replier en arriere du village. La, un aide de camp du general en chef ordonne aux deux divisions de se rallier, et coute que coute, de reprendre Marengo. Le general Victor les reforme, se met a leur tete, penetre dans les rues que les Autrichiens n'ont pas eu le temps de barricader, reprend le village, le reperd, le reprend encore; puis, enfin, ecrase par le nombre, le reperd une derniere fois. Il est vrai qu'il est onze heures du matin, et qu'a cette heure, Desaix, rejoint par les aides de camp de Bonaparte, doit marcher au canon. Cependant, les deux divisions de Lannes sont arrivees au secours des divisions engagees; ce renfort aide Gardanne, et Chamberlhac a reformer leurs lignes parallelement a l'ennemi, qui debouche a la fois par Marengo et par la droite et la gauche du village. Les Autrichiens vont nous deborder. Lannes, formant son centre des divisions ralliees de Victor, s'etend avec ses deux divisions moins fatiguees, afin de les opposer aux deux ailes autrichiennes; les deux corps, l'un exalte par un commencement de victoire, l'autre tout frais de son repos, se heurtent avec rage, et le combat, un instant interrompu par la double manoeuvre de l'armee, recommence sur toute la ligne. Apres une lutte d'une heure, pied a pied, baionnette a baionnette, le corps d'armee du general Kaim plie et recule; le general Champeaux, a la tete du 1er et du 8e regiments de dragons, charge sur lui et augmente son desordre. Le general Watrin, avec le 6e leger, les 22e et 44e de ligne, se met a leur poursuite et les rejette a pres de mille toises derriere le ruisseau. Mais le mouvement qu'il vient de faire l'a separe de son corps d'armee; les divisions du centre vont se trouver compromises par la victoire de l'aile droite, et les generaux Champeaux et Watrin sont obliges de revenir prendre le poste qu'ils ont laisse a decouvert. En ce moment, Kellerman faisait a l'aile gauche ce que Watrin et Champeaux venaient de faire a l'aile droite. Deux charges de cavalerie ont perce l'ennemi a jour; mais, derriere la premiere ligne, il en a trouve une seconde, et, n'osant s'engager plus avant a cause de la superiorite du nombre, il a perdu le fruit de sa victoire momentanee. Il est midi. La ligne francaise, qui ondulait comme un serpent de flamme sur une longueur de pres d'une lieue, est brisee vers son centre. Ce centre, en reculant, abandonnait les ailes: les ailes ont donc ete forcees de suivre le mouvement retrograde. Kellermann a gauche, Watrin a droite, ont donne a leurs hommes l'ordre de reculer. La retraite s'opera par echiquier, sous le feu de quatre-vingts pieces d'artillerie qui precedaient la marche des bataillons autrichiens; les rangs se degarnissaient a vue d'oeil: on ne voyait que blesses apportes a l'ambulance par leurs camarades, qui, pour la plupart, ne revenaient plus. Une division battait en retraite a travers un champ de bles murs; un obus eclata et mit le feu a cette paille deja seche, deux ou trois mille hommes se trouverent au milieu d'un incendie. Les gibernes prirent feu et sauterent. Un immense desordre se mit dans les rangs. Alors, Bonaparte lanca la garde consulaire; elle arriva au pas de course, se deploya en bataille et arreta les progres de l'ennemi. De leur cote, les grenadiers a cheval se precipiterent au galop et culbuterent la cavalerie autrichienne. Pendant ce temps, la division echappee a l'incendie se reformait, recevait de nouvelles cartouches et rentrait en ligne. Mais ce mouvement n'avait eu d'autre resultat que d'empecher la retraite de se changer en deroute. Il etait deux heures. Bonaparte regardait cette retraite, assis sur la levee du fosse de la grande route d'Alexandrie; il etait seul; il avait la bride de son cheval passee au bras et faisait voltiger de petites pierres en les fouettant du bout de sa cravache. Les boulets sillonnaient la terre tout autour de lui. Il semblait indifferent a ce grand drame, au denouement duquel cependant etaient suspendues toutes ses esperances. Jamais il n'avait joue si terrible partie: six ans de victoire contre la couronne de France! Tout a coup, il parut sortir de sa reverie; au milieu de l'effroyable bruit de la fusillade et du canon, il lui semblait entendre le bruit d'un galop de cheval. Il leva la tete. En effet, du cote de Novi arrivait un cavalier a toute bride sur un cheval blanc d'ecume. Lorsque le cavalier ne fut plus qu'a cinquante pas, Bonaparte jeta un cri. -- Roland! dit-il. Celui-ci, de son cote, arrivait en criant: -- Desaix! Desaix! Desaix! Bonaparte ouvrit les bras; Roland sauta a bas de son cheval, et se precipita au cou du premier consul. Il y avait pour Bonaparte deux joies dans cette arrivee: celle de revoir un homme qu'il savait lui etre devoue jusqu'a la mort, celle de la nouvelle apportee par lui. -- Ainsi, Desaix?... interrogea le premier consul. -- Desaix est a une lieue a peine; l'un de vos aides de camp l'a rencontre revenant sur ses pas et marchant au canon. -- Allons, dit Bonaparte, peut-etre arrivera-t-il encore a temps. -- Comment, a temps? -- Regarde! Roland jeta un coup d'oeil sur le champ de bataille et comprit la situation. Pendant les quelques minutes ou Bonaparte avait detourne ses yeux de la melee, elle s'etait encore aggravee. La premiere colonne autrichienne, qui s'etait dirigee sur Castel- Ceriolo et qui n'avait pas encore donne, debordait notre droite. Si elle entrait en ligne, c'etait la deroute au lieu de la retraite. Desaix arriverait trop tard. -- Prends mes deux derniers regiments de grenadiers, dit Bonaparte; rallie la garde consulaire, et porte-toi avec eux a l'extreme droite... tu comprends? en carre, Roland! et arrete cette colonne comme une redoute de granit. Il n'y avait pas un instant a perdre; Roland sauta a cheval, prit les deux regiments de grenadiers, rallia la garde consulaire et s'elanca a l'extreme droite. Arrive a cinquante pas de la colonne du general Elsnitz: -- En carre! cria Roland; le premier consul nous regarde. Le carre se forma; chaque homme sembla prendre racine a sa place. Au lieu de continuer son chemin pour venir en aide aux generaux Melas et Kaim, au lieu de mepriser ces neuf cents hommes qui n'etaient point a craindre sur les derrieres d'une armee victorieuse, le general Elsnitz s'acharna contre eux. Ce fut une faute; cette faute sauva l'armee. Ces neuf cents hommes furent veritablement la redoute de granit qu'avait esperee Bonaparte: artillerie, fusillade, baionnettes, tout s'usa sur elle. Elle ne recula point d'un pas. Bonaparte la regardait avec admiration, quand, en detournant enfin les yeux du cote de la route de Novi, il vit apparaitre les premieres baionnettes de Desaix. Place au point le plus eleve du plateau, il voyait ce que ne pouvait voir l'ennemi. Il fit signe a un groupe d'officiers qui se tenait a quelques pas de lui, prets a porter ses ordres. Derriere ces officiers etaient deux ou trois domestiques tenant des chevaux de main. Officiers et domestiques s'avancerent. Bonaparte montra a l'un des officiers la foret de baionnettes qui reluisaient au soleil. -- Au galop vers ces baionnettes, dit-il, et qu'elles se hatent! Quant a Desaix, vous lui direz que je suis ici et que je l'attends. L'officier partit au galop. Bonaparte reporta ses yeux sur le champ de bataille. La retraite continuait; mais le general Elsnitz et sa colonne etaient arretes par Roland et ses neuf cents hommes. La redoute de granit s'etait changee en volcan; elle jetait le feu par ses quatre faces. Alors, s'adressant aux trois autres officiers: -- Un de vous au centre; les deux autres aux ailes! dit Bonaparte; annoncez partout l'arrivee de la reserve et la reprise de l'offensive. Les trois officiers partirent comme trois fleches lancees par le meme arc, s'ecartant de leur point de depart au fur et a mesure qu'ils approchaient de leur but respectif. Au moment ou, apres les avoir suivis des yeux, Bonaparte se retournait, un cavalier portant l'uniforme d'officier general n'etait plus qu'a cinquante pas de lui. C'etait Desaix. Desaix, qu'il avait quitte sur la terre d'Egypte et qui, le matin meme, disait en riant: -- Les boulets d'Europe ne me connaissent plus, il m'arrivera malheur. Une poignee de mains suffit aux deux amis pour echanger leur coeur. Puis Bonaparte etendit le bras vers le champ de bataille. La simple vue en apprenait plus que toutes les paroles du monde. Des vingt mille hommes qui avaient commence le combat vers cinq heures du matin, a peine, sur un rayon de deux lieues, restait-il neuf mille hommes d'infanterie, mille chevaux et dix pieces de canon en etat de faire feu; un quart de l'armee etait hors de combat; l'autre quart, occupe a transporter les blesses que le premier consul avait donne l'ordre de ne pas abandonner. Tout reculait, a l'exception de Roland et de ses neuf cents hommes. Le vaste espace compris entre la Bormida et le point de retraite ou l'on etait arrive, etait couvert de cadavres d'hommes et de chevaux, de canons demontes, de caissons brises. De place en place montaient des colonnes de flamme et de fumee; c'etaient des champs de ble qui brulaient. Desaix embrassa tous ces details d'un coup d'oeil. -- Que pensez-vous de la bataille? demanda Bonaparte. -- Je pense, dit Desaix, qu'elle est perdue; mais comme il n'est encore que trois heures de l'apres-midi, nous avons le temps d'en gagner une autre. -- Seulement, dit une voix, il vous faut du canon. Cette voix, c'etait celle de Marmont, qui commandait en chef l'artillerie. -- Vous avez raison, Marmont; mais ou allez vous en prendre, du canon? -- Cinq pieces que je puis retirer du champ de bataille encore intactes, cinq autres que nous avions laissees sur la Scrivia et qui viennent d'arriver. -- Et huit pieces que j'amene, dit Desaix. -- Dix-huit pieces, reprit Marmont, c'est tout ce qu'il me faut. Un aide de camp partit pour hater l'arrivee des pieces de Desaix. La reserve approchait toujours et n'etait plus qu'a un demi-quart de lieue. La position, du reste, semblait choisie a l'avance; a la gauche de la route s'elevait une haie gigantesque, perpendiculaire au chemin et protegee par un talus. On y fit filer l'infanterie au fur et a mesure qu'elle arrivait; la cavalerie elle-meme put se dissimuler derriere ce large rideau. Pendant ce temps, Marmont avait reuni ses dix-huit pieces de canon et les avait mises en batterie sur le front droit de l'armee. Tout a coup, elles eclaterent et vomirent sur les etrangers un deluge de mitraille. Il y eut dans les rangs ennemis un moment d'hesitation. Bonaparte en profita pour passer sur toute la ligne francaise. -- Camarades, s'ecria-t-il, c'est assez faire de pas en arriere, souvenez-vous que c'est mon habitude de coucher sur le champ de bataille. En meme temps, et comme pour repondre a la canonnade de Marmont, des feux de peloton eclatent a gauche, prenant les Autrichiens en flanc. C'est Desaix et sa division qui les foudroient a bout portant et en plein travers. Toute l'armee comprend que c'est la reserve qui donne et qu'il faut l'aider d'un effort supreme. Le mot "En avant!" retentit de l'extreme gauche a l'extreme droite. Les tambours battent la charge. Les Autrichiens, qui n'ont pas vu les renforts qui viennent d'arriver et qui, croyant la journee a eux, marchaient le fusil sur l'epaule comme a une promenade, sentent qu'il vient de se passer dans nos rangs quelque chose d'etrange, et veulent retenir la victoire qu'ils sentent glisser entre leurs mains. Mais partout les Francais ont repris l'offensive, partout le terrible pas de charge et la victorieuse _Marseillaise _se font entendre; la batterie de Marmont vomit le feu; Kellermann s'elance avec ses cuirassiers et traverse les deux lignes ennemies. Desaix saute les fosses, franchit les haies, arrive sur une petite eminence et tombe au moment ou il se retourne pour voir si sa division le suit; mais sa mort, au lieu de diminuer l'ardeur de ses soldats, la redouble: ils s'elancent a la baionnette sur la colonne du general Zach. En ce moment, Kellermann, qui a traverse les deux lignes ennemies, voit la division Desaix aux prises avec une masse compacte et immobile, il charge en flanc, penetre dans un intervalle, l'ouvre, la brise, l'ecartele; en moins d'un quart d'heure, les cinq mille grenadiers autrichiens qui composent cette masse sont enfonces, culbutes, disperses, foudroyes, aneantis, ils disparaissent comme une fumee; le general Zach et son etat-major sont faits prisonniers; c'est tout ce qu'il en reste. Alors, a son tour, l'ennemi veut faire donner son immense cavalerie; mais le feu continuel de la mousqueterie, la mitraille devorante et la terrible baionnette l'arretent court. Murat manoeuvre sur les flancs avec deux pieces d'artillerie legere et un obusier qui envoient la mort en courant. Un instant il s'arrete pour degager Roland et ses neuf cents hommes; un de ses obus tombe dans les rangs des Autrichiens et eclate; une ouverture se fait pareille a un gouffre de flammes: Roland s'y elance, un pistolet d'une main, son sabre de l'autre; toute la garde consulaire le suit, ouvrant les rangs autrichiens comme un coin de fer ouvre un tronc de chene; il penetre jusqu'a un caisson brise qu'entoure la masse ennemie; il introduit son bras arme du pistolet dans l'ouverture du caisson et fait feu. Une detonation effroyable se fait entendre, un volcan s'est ouvert et a devore tout ce qui l'entourait. Le corps d'armee du general Elsnitz est en pleine deroute. Alors tout plie, tout recule, tout se debande; les generaux autrichiens, veulent en vain soutenir la retraite, l'armee francaise franchit en une demi-heure la plaine qu'elle a defendue pied a pied pendant huit heures. L'ennemi ne s'arrete qu'a Marengo, ou il tente en vain de se reformer sous le feu des artilleurs de Carra-Saint-Cyr, oublies a Castel-Ceriolo, et qu'on retrouve au denouement de la journee; mais arrivent au pas de course les divisions Desaix, Gardanne et Chamberlhac, qui poursuivent les Autrichiens de rue en rue. Marengo est emporte; l'ennemi se retire sur la position de Petra- Bana, qui est emportee comme Marengo. Les Autrichiens se precipitent vers les ponts de la Bormida, mais Carra-Saint-Cyr y est arrive avant eux: alors la multitude des fuyards cherche les gues, et s'elance dans la Bormida sous le feu de toute notre ligne, qui ne s'eteint qu'a dix heures du soir... Les debris de l'armee autrichienne regagnerent leur camp d'Alexandrie; l'armee francaise bivouaqua devant les tetes de pont. La journee avait coute aux Autrichiens quatre mille cinq cents morts, six mille blesses, cinq mille prisonniers, douze drapeaux, trente pieces de canon. Jamais la fortune ne s'etait montree sous deux faces si opposees. A deux heures de l'apres-midi, c'etait pour Bonaparte une defaite et ses desastreuses consequences; a cinq heures, c'etait l'Italie reconquise d'un seul coup et le trone de France en perspective. Le soir meme, le premier consul ecrivait cette lettre a madame de Montrevel: "Madame, "J'ai remporte aujourd'hui ma plus belle victoire; mais cette victoire me coute les deux moities de mon coeur, Desaix et Roland. "Ne pleurez point, madame: depuis longtemps, votre fils voulait mourir et il ne pouvait mourir plus glorieusement. "BONAPARTE." On fit des recherches inutiles pour retrouver le cadavre du jeune aide de camp: comme Romulus, il avait disparu dans une tempete. Nul ne sut jamais quelle cause lui avait fait poursuivre, avec tant d'acharnement, une mort qu'il avait eu tant de peine a rencontrer. UN MOT AU LECTEUR Il y a a peu pres un an que mon vieil ami Jules Simon, l'auteur du _Devoir, _vint me demander de lui faire un roman pour le _Journal pour Tous._ Je lui racontai un sujet de roman que j'avais dans la tete. Le sujet lui convenait. Nous signames le traite seance tenante. L'action se passait de 1791 a 1793, et le premier chapitre s'ouvrait a Varennes, le soir de l'arrestation du roi. Seulement, si presse que fut le _Journal pour Tous_, je demandai a Jules Simon une quinzaine de jours avant de me mettre a son roman. Je voulais aller a Varennes; je ne connaissais pas Varennes. Il y a une chose que je ne sais pas faire: c'est un livre ou un drame sur des localites que je n'ai pas vues. Pour faire _Christine, _j'ai ete a Fontainebleau; pour faire _Henri III_, j'ai ete a Blois; pour faire les _Mousquetaires_, j'ai ete a Boulogne et a Bethune; pour faire _Monte-Cristo, _je suis retourne aux Catalans et au chateau d'If; pour faire _Isaac Laquedem_, je suis retourne a Rome; et j'ai, certes, perdu plus de temps a etudier Jerusalem et Corinthe a distance que si j'y fusse alle. Cela donne un tel caractere de verite a ce que je fais, que les personnages que je plante poussent parfois aux endroits ou je les ai plantes, de telle facon que quelques-uns finissent par croire qu'ils ont existe. Il y a meme des gens qui les ont connus. Ainsi je vais vous dire une chose en confidence, chers lecteurs; seulement, ne la repetez point. Je ne veux pas faire tort a d'honnetes peres de famille qui vivent de cette petite industrie, mais, si vous allez a Marseille, on vous montrera la maison de Morel sur le Cours, la maison de Mercedes aux Catalans, et les cachots de Dantes et de Faria au chateau d'If. Lorsque je mis en scene _Monte-Cristo _au Theatre-Historique, j'ecrivis a Marseille pour que l'on me fit un dessin du chateau d'If, et qu'on me l'envoyat. Ce dessin etait destine au decorateur. Le peintre auquel je m'etais adresse m'envoya le dessin demande. Seulement il fit mieux que je n'eusse ose exiger de lui; il ecrivit sous le dessin: "Vue du chateau d'If, a l'endroit ou Dantes fut precipite." J'ai appris, depuis, qu'un brave homme de cicerone, attache au chateau d'If, vendait des plumes en cartilages de poisson, faites par l'abbe Faria lui-meme. Il n'y a qu'un malheur, c'est que Dantes et l'abbe Faria n'ont jamais existe que dans mon imagination, et que, par consequent, Dantes n'a pu etre precipite du haut en bas du chateau d'If, ni l'abbe Faria faire des plumes. Mais voila ce que c'est de visiter les localites. Je voulais donc visiter Varennes avant de commencer mon roman, dont le premier chapitre s'ouvrait a Varennes. Puis, historiquement, Varennes me tracassait fort: plus je lisais de relations historiques sur Varennes, moins je comprenais topographiquement l'arrestation du roi. Je proposai donc a mon jeune ami Paul Bocage de venir avec moi a Varennes. J'etais sur d'avance qu'il accepterait. Proposer un pareil voyage a cet esprit pittoresque et charmant, c'etait le faire bondir de sa chaise au chemin de fer. Nous primes le chemin de fer de Chalons. A Chalons, nous fimes prix avec un loueur de voitures qui, a raison de dix francs par jour, nous preta un cheval et une carriole. Nous fumes sept jours en chemin: trois jours pour aller de Chalons a Varennes, trois jours de Varennes a Chalons, et un jour pour faire toutes nos recherches locales dans la ville. Je reconnus, avec une satisfaction que vous comprendrez facilement, que pas un historien n'avait ete historique, et, avec une satisfaction plus grande encore, que c'etait M. Thiers qui avait ete le moins historique de tous les historiens. Je m'en doutais bien deja, mais je n'en avais pas la certitude. Le seul qui eut ete exact, mais d'une exactitude absolue, c'etait Victor Hugo, dans son livre intitule _Le Rhin._ _ _ Il est vrai que Victor Hugo est un poete, et non pas un historien. Quels historiens cela ferait, que les poetes, s'ils consentaient a se faire historiens Un jour, Lamartine me demandait a quoi j'attribuais l'immense succes de son _Histoire des Girondins_. -- A ce que vous vous etes eleve a la hauteur du roman, lui repondis-je. Il reflechit longtemps, et finit, je crois, par etre de mon avis. Je restai donc un jour a Varennes, et visitai toutes les localites necessaires a mon roman, qui devait etre intitule _Rene d'Argonne_. Puis je revins. Mon fils etait a la campagne a Sainte-Assise, pres Melun; ma chambre m'attendait; je resolus d'y aller faire mon roman. Je ne sais pas deux caracteres plus opposes que celui d'Alexandre et le mien, et qui cependant aillent mieux ensemble. Nous avons certes de bonnes heures parmi celles que nous passons loin l'un de l'autre; mais je crois que nous n'en avons pas de meilleures que celles que nous passons l'un pres de l'autre. Au reste, depuis trois ou quatre jours, j'etais installe, essayant de me mettre a mon _Rene d'Argonne, _prenant la plume, et la deposant presque aussitot. Cela n'allait pas. Je m'en consolais en racontant des histoires. Le hasard fit que j'en racontai une qui m'avait ete racontee a moi-meme par Nodier: c'etait celle de quatre jeunes gens affilies a la compagnie de Jehu, et qui avaient ete executes a Bourg en Bresse, avec des circonstances du plus haut dramatique. L'un de ces quatre jeunes gens, celui qui eut le plus de peine a mourir, ou plutot celui que l'on eut le plus de peine a tuer, avait dix-neuf ans et demi. Alexandre ecouta mon histoire avec beaucoup d'attention. Puis, quand j'eus fini: -- Sais-tu, me dit-il, ce que je ferais a ta place? -- Je laisserais la _Rene d'Argonne, qui _ne rend pas, et je ferais tes _Compagnons de Jehu_, a la place. -- Mais pense donc que j'ai l'autre roman dans ma tete depuis un an ou deux, et qu'il est presque fini. -- Il ne le sera jamais, puisqu'il ne l'est pas maintenant. -- Tu pourrais bien avoir raison; mais je vais perdre six mois a me retrouver ou j'en suis. -- Bon! dans trois jours, tu auras fait un demi-volume. -- Alors, tu m'aideras. -- Oui, je vais te donner deux personnages. -- Voila tout? -- Tu es trop exigeant! le reste te regarde; moi, je fais ma _Question d'argent_. -- Eh bien, quels sont tes deux personnages? -- Un gentleman anglais et un capitaine francais. -- Voyons l'Anglais d'abord. -- Soit! Et Alexandre me fit le portrait de lord Tanlay. -- Ton gentleman anglais me va, lui dis-je; maintenant, voyons ton capitaine francais. -- Mon capitaine francais est un personnage mysterieux, qui veut se faire tuer a toute force et qui ne peut pas en venir a bout; de sorte que, chaque fois qu'il veut se faire tuer, comme il accomplit une action d'eclat, il monte d'un grade. -- Mais pourquoi veut-il se faire tuer? -- Parce qu'il est degoute de la vie. -- Et pourquoi est-il degoute de la vie? -- Ah! voila le secret du livre. -- Il faudra toujours finir par le dire. -- Moi, a ta place, je ne le dirais pas. -- Les lecteurs le demanderont. -- Tu leur repondras qu'ils n'ont qu'a chercher; il faut bien leur laisser quelque chose a faire, aux lecteurs. -- Cher ami, je vais etre ecrase de lettres. -- Tu n'y repondras pas. -- Oui, mais, pour ma satisfaction personnelle, faut-il au moins que je sache pourquoi mon heros veut se faire tuer. -- Oh! a toi je ne refuse pas de le dire. -- Voyons. -- Eh bien, je suppose qu'au lieu d'etre professeur de dialectique, Abeilard ait ete soldat. -- Apres? -- Eh bien, suppose qu'une balle... -- Tres bien. -- Tu comprends! au lieu de se retirer au Paraclet, il aurait fait tout ce qu'il aurait pu pour se faire tuer. -- Hum! -- Quoi? -- C'est rude! -- Rude, comment? -- A faire avaler au public. -- Puisque tu ne le lui diras pas, au public. -- C'est juste. Par ma foi, je crois que tu as raison... Attends. -- J'attends. -- As-tu les _Souvenirs de la Revolution_, de Nodier? -- J'ai tout Nodier. -- Va me chercher ses _Souvenirs de la revolution_. Je crois qu'il a ecrit une ou deux pages sur Guyon, Lepretre, Amiet et Hyvert. -- Alors, on va dire que tu as vole Nodier. -- Oh! il m'aimait assez de son vivant pour me donner ce que je vais lui prendre apres sa mort. Va me chercher les _Souvenirs de la Revolution_. Alexandre alla me chercher les _Souvenirs de la Revolution_. J'ouvris le livre, je feuilletai trois ou quatre pages, et enfin je tombai sur ce que je cherchais. Un peu de Nodier, chers lecteurs, vous n'y perdrez rien. C'est lui qui parle: "Les voleurs de diligences dont il est question dans l'article Amiet, que j'ai cite tout a l'heure, s'appelaient Lepretre, Hyvert, Guyon et Amiet. "Lepretre avait quarante-huit ans; c'etait un ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, doue d'une physionomie noble, d'une tournure avantageuse et d'une grande elegance de manieres. Guyon et Amiet n'ont jamais ete connus sous leur veritable nom. Ils devaient ceux-la a l'obligeance si commune des marchands de passeports. Qu'on se figure deux etourdis d'entre vingt et trente ans, lies par quelque responsabilite commune qui etait peut-etre celle d'une mauvaise action, ou par un interet plus delicat et plus genereux, la crainte de compromettre leur nom de famille, on connaitra de Guyon et d'Amiet tout ce que je m'en rappelle. Ce dernier avait la figure sinistre, et c'est peut-etre a sa mauvaise apparence qu'il doit la mauvaise reputation dont les biographes l'ont dote. Hyvert etait le fils d'un riche negociant de Lyon, qui avait offert, au sous-officier charge de son transferement, soixante mille francs pour le laisser s'evader. C'etait a la fois l'Achille de Paris et de la bande. Sa taille etait moyenne, mais bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte. On n'avait jamais vu son oeil sans un regard anime, ni sa bouche sans un sourire. Il avait une de ces physionomies qu'on ne peut oublier, et qui se composent d'un melange inexprimable de douceur et de force, de tendresse et d'energie. Quand il se livrait a l'eloquente petulance de ses inspirations, il s'elevait jusqu'a l'enthousiasme. Sa conversation annoncait un commencement d'instruction bien faite et beaucoup d'esprit naturel. Ce qu'il y avait d'effrayant en lui, c'etait l'expression etourdissante de sa gaiete, qui contrastait d'une maniere horrible avec sa position. D'ailleurs, on s'accordait a le trouver bon, genereux, humain, facile a manier pour les faibles; car il aimait a faire parade contre les autres d'une vigueur reellement athletique, que ses traits effemines etaient loin d'indiquer. Il se flattait de n'avoir jamais manque d'argent et de n'avoir jamais eu d'ennemis. Ce fut sa seule reponse a l'imputation de vol et d'assassinat. Il avait vingt-deux ans. "Ces quatre hommes avaient ete charges de l'attaque d'une diligence qui portait quarante mille francs pour le compte du gouvernement. Cette operation s'executait en plein jour, presque a l'amiable, et les voyageurs, desinteresses dans l'affaire, s'en souciaient fort peu. Ce jour-la, un enfant de dix ans, bravement extravagant, s'elanca sur le pistolet du conducteur et tira sur les assaillants. Comme l'arme pacifique n'etait chargee qu'a poudre, suivant l'usage, personne ne fut blesse; mais il y eut dans la voiture une grande et juste apprehension de represailles. La mere du petit garcon fut saisie d'une crise de nerfs si affreuse, que cette nouvelle inquietude fit diversion a toutes les autres, et qu'elle occupa tout particulierement l'attention des brigands. L'un d'eux s'elanca pres d'elle en la rassurant de la maniere la plus affectueuse, en la felicitant sur le courage premature de son fils, en lui prodiguant les sels et les parfums dont ces messieurs etaient ordinairement munis pour leur propre usage. Elle revint a elle, et ses compagnons de voyage remarquerent que, dans ce moment d'emotion, le masque du voleur etait tombe, mais ils ne le virent point. "La police de ce temps-la, retranchee sur une observation impuissante, ne pouvait s'opposer aux operations des bandits; mais elle ne manquait pas de moyens pour se mettre a leur trace. Le mot d'ordre se donnait au cafe, et on se rendait compte d'un fait qui emportait la peine de mort d'un bout du billard a l'autre. Telle etait l'importance qu'y attachaient les coupables et qu'y attachait l'opinion. Ces hommes de terreur et de sang se retrouvaient le soir dans le monde et parlaient de leurs expeditions nocturnes comme d'une veillee de plaisir. Lepretre, Hyvert, Guyon et Amiet furent traduits devant le tribunal d'un departement voisin. Personne n'avait souffert de leur attentat, que le Tresor, qui n'interessait qui que ce fut, car on ne savait plus a qui il appartenait. Personne n'en pouvait reconnaitre un, si ce n'est la belle dame, qui n'eut garde de le faire. Ils furent acquittes a l'unanimite. "Cependant la conviction de l'opinion etait si manifeste et si prononcee, que le ministere public fut oblige d'en appeler. Le jugement fut casse; mais telle etait alors l'incertitude du pouvoir, qu'il redoutait presque de punir des exces qui pouvaient, le lendemain, etre cites comme des titres. Les accuses furent renvoyes devant le tribunal de l'Ain, dans cette ville de Bourg ou etaient une partie de leurs amis, de leurs parents, de leurs fauteurs, de leurs complices. On croyait avoir satisfait aux reclamations d'un parti en lui ramenant ses victimes. On croyait etre assure de ne pas deplaire a l'autre en les placant sous des garanties presque infaillibles. Leur entree dans les prisons fut, en effet, une espece de triomphe. "L'instruction recommenca; elle produisit d'abord les memes resultats que la precedente. Les quatre accuses etaient places sous la faveur d'un alibi tres faux, mais revetu de cent signatures, et pour lequel on en aurait trouve dix mille. Toutes les convictions morales devaient tomber en presence d'une pareille autorite. L'absolution paraissait infaillible, quand une question du president, peut-etre involontairement insidieuse, changea l'aspect du proces. "-- Madame, dit-il a celle qui avait ete si aimablement assistee par un des voleurs, quel est celui des accuses qui vous a accorde tant de soins? "Cette forme inattendue d'interrogation intervertit l'ordre de ses idees. Il est probable que sa pensee admit le fait comme reconnu; et qu'elle ne vit plus dans la maniere de l'envisager qu'un moyen de modifier le sort de l'homme qui l'interessait. "-- C'est monsieur, dit-elle en montrant Lepretre. "Les quatre accuses, compris dans un alibi indivisible, tombaient de ce seul fait sous le fer du bourreau. Ils se leverent et la saluerent en souriant. "-- Pardieu! dit Hyvert en retombant sur sa banquette avec de grands eclats de rire, voila, capitaine, qui vous apprendra a etre galant. "J'ai entendu dire que, peu de temps apres, cette malheureuse dame etait morte de chagrin. "Il y eut le pourvoi accoutume; mais, cette fois, il donnait peu d'esperances. Le parti de la revolution, que Napoleon allait ecraser un mois plus tard, avait repris l'ascendant. Celui de la contre-revolution s'etait compromis par des exces odieux. On voulait des exemples, et on s'etait arrange pour cela, comme on le pratique ordinairement dans les temps difficiles, car il en est des gouvernements comme des hommes; les plus faibles sont les plus cruels. Les compagnies de Jehu n'avaient d'ailleurs plus d'existence compacte. Les heros de ces bandes farouches, Debeauce, Hastier, Bary, Le Coq, Dabri, Delboulbe, Storkenfeld, etaient tombes sur l'echafaud ou a cote. Il n'y avait plus de ressources pour les condamnes dans le courage entreprenant de ces fous fatigues, qui n'etaient pas meme capables, des lors, de defendre leur propre vie, et qui se l'otaient froidement, comme Piard, a la fin d'un joyeux repas, pour en epargner la peine a la justice ou a la vengeance. Nos brigands devaient mourir. "Leur pourvoi fut rejete; mais l'autorite judiciaire n'en fut pas prevenue la premiere. Trois coups de fusil tires sous les murailles, du cachot avertirent les condamnes. Le commissaire du Directoire executif, qui exercait le ministere public pres des tribunaux, epouvante par ce symptome de connivence, requit une partie de la force armee, dont mon oncle etait alors le chef: A six heures du matin, soixante cavaliers etaient ranges devant la grille du preau. "Quoique les guichetiers eussent pris toutes les precautions possibles pour penetrer dans le cachot de ces quatre malheureux, qu'ils avaient laisses la veille si etroitement garrottes et charges de fers si lourds, ils ne purent pas leur opposer une longue resistance. Les prisonniers etaient libres et armes jusqu'aux dents. Ils sortirent sans difficulte, apres avoir enferme leurs gardiens sous les gonds et sous les verrous; et, munis de toutes les clefs, ils traverserent aussi aisement l'espace qui les separait du preau. Leur aspect dut etre terrible pour la populace qui les attendait devant les grilles. Pour conserver toute la liberte de leurs mouvements, pour affecter peut-etre une securite plus menacante encore que la renommee de force et d'intrepidite qui s'attachait a leur nom, peut-etre meme pour dissimuler l'epanchement du sang qui se manifeste si vite sous une toile blanche, et qui trahit les derniers efforts d'un homme blesse a mort, ils avaient le buste nu. Leurs bretelles croisees sur la poitrine, leurs larges ceintures rouges herissees d'armes, leur cri d'attaque et de rage, tout cela devait avoir quelque chose de fantastique. Arrives au preau ils virent la gendarmerie deployee, immobile, impossible a rompre et a traverser. Ils s'arreterent un moment et parurent conferer entre eux. Lepretre, qui etait, comme je l'ai dit, leur aine et leur chef, salua de la main le piquet, en disant avec cette noble grace qui lui etait particuliere: "-- Tres bien, messieurs de la gendarmerie! "Ensuite il passa devant ses camarades, en leur adressant un vif et dernier adieu, et se brula la cervelle. Guyon, Amiet et Hyvert se mirent en etat de defense, le canon de leurs doubles pistolets tourne sur la force armee. Ils ne tirerent point; mais elle regarda cette demonstration comme une hostilite declaree: elle tira. Guyon tomba roide mort sur le corps de Lepretre, qui n'avait pas bouge. Amiet eut la cuisse cassee pres de l'aine. La _Biographie des Contemporains_ dit qu'il fut execute. J'ai entendu raconter bien des fois qu'il avait rendu le dernier soupir au pied de l'echafaud. Hyvert restait seul: sa contenance assuree, son oeil terrible, ses pistolets agites par deux mains vives et exercees qui promenaient la mort sur tous les spectateurs, je ne sais quelle admiration peut-etre qui s'attache au desespoir d'un beau jeune homme aux cheveux flottants, connu pour n'avoir jamais verse le sang, et auquel la justice demande une expiation de sang, l'aspect de ces trois cadavres sur lesquels il bondissait comme un loup excede par des chasseurs, l'effroyable nouveaute de ce spectacle, suspendirent un moment la fureur de la troupe. Il s'en apercut et transigea. "-- Messieurs, dit-il, a la mort! J'y vais! j'y vais de tout mon coeur! mais que personne ne m'approche, ou celui qui m'approche, je le _brule_, si ce n'est monsieur, continua-t-il en montrant le bourreau. Cela, c'est une affaire que nous avons ensemble, et qui ne demande de part et d'autre que des procedes. "La concession etait facile, car il n'y avait la personne qui ne souffrit de la duree de cette horrible tragedie, et qui ne fut presse de la voir finir. Quand il vit que cette concession etait faite, il prit un de ses pistolets aux dents, tira de sa ceinture un poignard, et se le plongea dans la poitrine jusqu'au manche. Il resta debout et en parut etonne. On voulut se precipiter sur lui. "-- Tout beau, messieurs! cria-t-il en dirigeant de nouveau sur les hommes qui se disposaient a l'envelopper les pistolets dont il s'etait ressaisi pendant que le sang jaillissait a grands flots de la blessure ou le poignard etait reste. Vous savez nos conventions: je mourrai seul, ou nous mourrons trois. Marchons! "On le laissa marcher. Il alla droit a la guillotine en tournant le couteau dans son sein. "-- Il faut, ma foi, dit-il, que j'aie l'ame chevillee dans le ventre! je ne peux pas mourir. Tachez de vous tirer de la. "Il adressait ceci aux executeurs. "Un instant apres, sa tete tomba. Soit par hasard, soit quelque phenomene particulier de la vitalite, elle bondit, elle roula hors de tout l'appareil du supplice, et on vous dirait encore a Bourg que la tete d'Hyvert a parle." La lecture n'etait pas achevee, que j'etais decide a laisser de cote _Rene d'Argonne_ pour _les Compagnons de Jehu._ Le lendemain, je descendais, mon sac de nuit sous le bras. -- Tu pars? me dit Alexandre. -- Oui. -- Ou vas-tu? -- A Bourg en Bresse. -- Quoi faire? -- Visiter les localites et consulter les souvenirs des gens qui ont vu executer Lepretre, Amiet, Guyon et Hyvert. *** Deux chemins conduisent a Bourg, quand on vient de Paris, bien entendu: on peut quitter le chemin de fer a Macon, et prendre une diligence qui conduit de Macon a Bourg; on peut continuer jusqu'a Lyon, et prendre le chemin de fer de Bourg a Lyon. J'hesitais entre ces deux voies, lorsque je fus determine par un des voyageurs qui habitaient momentanement le meme wagon que moi. Il allait a Bourg, ou il avait, me dit-il, de frequentes relations; il y allait par Lyon; donc, la route de Lyon etait la meilleure. Je resolus d'aller par la meme route que lui. Je couchai a Lyon, et, le lendemain, a dix heures du matin, j'etais a Bourg. Un journal de la seconde capitale du royaume m'y rejoignit. Il contenait un article aigre-doux sur moi. Lyon n'a pas pu me pardonner depuis 1833, je crois, il y a de cela vingt-quatre ans, d'avoir dit qu'il n'etait pas litteraire. Helas! j'ai encore sur Lyon, en 1857, la meme opinion que j'avais sur lui en 1833. Je ne change pas facilement d'opinion. Il y a en France une seconde ville qui m'en veut presque autant que Lyon: c'est Rouen. Rouen a siffle toutes mes pieces, y compris _le Compte Hermann_. Un jour, un Napolitain se vantait a moi d'avoir siffle Rossini et la Malibran, le _Barbier _et la Desdemona. -- Cela doit etre vrai, lui repondis-je, car Rossini et la Malibran, de leur cote, se vantent d'avoir ete siffles par les Napolitains. Je me vante donc d'avoir ete siffle par les Rouennais. Cependant, un jour que j'avais un Rouennais pur sang sous la main, je resolus de savoir pourquoi on me sifflait a Rouen. Que voulez- vous! j'aime a me rendre compte des plus petites choses. Le Rouennais me repondit: -- Nous vous sifflons, parce que nous vous en voulons. Pourquoi pas? Rouen en avait bien voulu a Jeanne d'Arc. Cependant, ce ne pouvait pas etre pour le meme motif. Je demandai au Rouennais pourquoi lui et ses compatriotes m'en voulaient: je n'avais jamais dit de mal du sucre de pomme; j'avais respecte M. Barbet tout le temps qu'il avait ete maire, et, delegue par la Societe des gens de lettres a l'inauguration de la statue du grand Corneille, j'etais le seul qui eut pense a saluer avant de prononcer son discours. Il n'y avait rien dans tout cela qui dut raisonnablement me meriter la haine des Rouennais. Aussi, a cette fiere reponse: "Nous vous sifflons parce que nous vous en voulons" fis-je humblement cette demande: -- Et pourquoi m'en voulez-vous, mon Dieu? -- Oh! vous le savez bien, repondit le Rouennais. -- Moi? fis je. -- Oui, vous. -- N'importe, faites comme si je ne le savais pas. -- Vous vous rappelez le diner que vous a donne la ville, a propos de la statue de Corneille? -- Parfaitement. M'en voudrait-elle de ne pas le lui avoir rendu? -- Non, ce n'est pas cela. -- Qu'est-ce? -- Eh bien, a ce diner, on vous a dit "Monsieur Dumas, vous devriez bien faire une piece pour la ville de Rouen, sur un sujet tire de son histoire." -- Ce a quoi j'ai repondu: Rien de plus facile; je viendrai, a votre premiere sommation, passer quinze jours a Rouen. On me donnera un sujet, et, pendant ces quinze jours, je ferai la piece, dont les droits d'auteur seront pour les pauvres. -- C'est vrai, vous avez dit cela. -- Je ne vois rien de si blessant la dedans pour les Rouennais, que j'aie encouru leur haine. -- Oui; mais l'on a ajoute: "La ferez-vous en prose?" ce a quoi vous avez repondu... Vous rappelez-vous ce que vous avez repondu? -- Ma foi, non. -- Vous avez repondu: "Je la ferai en vers, ce sera plus tot fait." -- J'en suis bien capable. -- Eh bien! -- Apres? -- Apres, c'etait une insulte pour Corneille, monsieur Dumas; voila pourquoi les Rouennais vous en veulent et vous en voudront encore longtemps. Textuel! O dignes Rouennais! j'espere bien que vous ne me ferez jamais le mauvais tour de me pardonner et de m'applaudir. Le journal disait que M. Dumas n'etait reste qu'une nuit a Lyon, sans doute parce qu'une ville si peu litteraire n'etait pas digne de le garder plus longtemps. M. Dumas n'avait pas songe le moins du monde a cela. Il n'etait reste qu'une nuit a Lyon, parce qu'il etait presse d'arriver a Bourg; aussi, a peine arrive a Bourg, M. Dumas se fit-il conduire au journal du departement. Je savais qu'il etait dirige par un archeologue distingue, editeur de l'ouvrage de mon ami Baux sur l'eglise de Brou. Je demandai M. Milliet. M. Milliet, accourut. Nous echangeames une poignee de main, et je lui exposai le but de mon voyage. -- J'ai votre affaire, me dit-il; je vais vous conduire chez un magistrat de notre pays qui ecrit l'histoire de la province. -- Mais ou en est-il de votre histoire? -- Il en est a 1822. -- Tout va bien, alors. Comme les evenements que j'ai a raconter datent de 1799, et que mes heros ont ete executes en 1800, il aura passe l'epoque et pourra me renseigner. Allons chez votre magistrat. En route, M. Milliet m'apprit que ce meme magistrat etait en meme temps un gourmet distingue. Depuis Brillat-Savarin, c'est une mode que les magistrats soient gourmets. Par malheur, beaucoup se contentent d'etre gourmands; ce qui n'est pas du tout la meme chose. On nous introduisit dans le cabinet du magistrat. Je trouvai un homme a la figure luisante et au sourire goguenard. Il m'accueillit avec cet air protecteur que les historiens daignent avoir pour les poetes. -- Eh bien, monsieur, me demanda-t-il, vous venez donc chercher des sujets de roman dans notre pauvre pays? Non, monsieur: mon sujet est tout trouve; je viens seulement consulter les pieces historiques. -- Bon! je ne croyais pas que, pour faire des romans, il fut besoin de se donner tant de peine. -- Vous etes dans l'erreur, monsieur, a mon endroit du moins. J'ai l'habitude de faire des recherches tres serieuses sur les sujets historiques que je traite. -- Vous auriez pu tout au moins envoyer quelqu'un. -- La personne que j'eusse envoyee, monsieur, n'etant point penetree de mon sujet, eut pu passer pres de faits tres importants sans les voir; puis je m'aide beaucoup des localites, je ne sais pas decrire sans avoir vu. -- Alors, c'est un roman que vous comptez faire vous-meme? -- Eh! oui, monsieur. J'avais fait faire le dernier par mon valet de chambre mais, comme il a eu un grand succes, le drole m'a demande des gages si exorbitants qu'a mon grand regret je n'ai pu le garder. Le magistrat se mordit les levres. Puis, apres un instant de silence: -- Vous voudrez bien m'apprendre, monsieur, me dit-il, a quoi je puis vous etre bon dans cet important travail. -- Vous pouvez me diriger dans mes recherches, monsieur. Ayant fait une histoire du departement, aucun des evenements importants qui se sont passes dans le chef-lieu ne doit vous etre inconnu. -- En effet, monsieur, je crois, sous ce rapport, etre assez bien renseigne. -- Eh bien, monsieur, d'abord votre departement a ete le centre des operations des compagnons de Jehu. -- Monsieur, j'ai entendu parler des compagnons de Jesus, repondit le magistrat en retrouvant son sourire gouailleur. -- C'est-a-dire des jesuites, n'est-ce pas? Ce n'est pas cela que je cherche, monsieur. -- Ce n'est pas de cela que je parle non plus; je parle des voleurs de diligences qui infesterent les routes de 1797 a 1800. -- Eh bien, monsieur, permettez-moi de vous dire que ceux-la justement sur lesquels je viens chercher des renseignements a Bourg s'appelaient les compagnons de Jehu et non les compagnons de Jesus. -- Mais qu'aurait voulu dire ce titre de _Compagnons de Jehu_? J'aime a me rendre compte de tout. -- Moi aussi, monsieur; voila pourquoi je n'ai pas voulu confondre des voleurs de grand chemin avec les apotres. -- En effet, ce ne serait pas tres orthodoxe. -- C'est ce que vous faisiez cependant, monsieur, si je ne fusse pas venu tout expres pour rectifier, moi, poete, votre jugement, a vous, historien. -- J'attends l'explication, monsieur, reprit le magistrat en se pincant les levres. -- Elle sera courte et simple. Jehu etait un roi d'Israel sacre par Elisee pour l'extermination de la maison d'Achab. _Elisee_, c'etait Louis XVIII; _Jehu_, c'etait Cadoudal; _la maison d'Achab_, c'etait la Revolution. Voila pourquoi les detrousseurs de diligences qui pillaient l'argent du gouvernement pour entretenir la guerre de la Vendee s'appelaient les compagnons de Jehu. -- Monsieur, je suis heureux d'apprendre quelque chose a mon age. -- Oh! monsieur, on apprend toujours, en tout temps, a tout age: pendant la vie, on apprend l'homme; pendant la mort, on apprend Dieu. -- Mais, enfin, me dit mon interlocuteur avec un mouvement d'impatience, puis-je savoir a quoi je puis vous etre bon? -- Voici, monsieur. Quatre de ces jeunes gens, les principaux parmi les compagnons de Jehu, ont ete executes a Bourg, sur la place du Bastion. -- D'abord, monsieur, a Bourg, on n'execute pas sur la place du Bastion; on execute au champ de foire. -- Maintenant, monsieur... depuis quinze ou vingt ans, c'est vrai... depuis Peytel. Mais, auparavant, et du temps de la Revolution surtout, on executait sur la place du Bastion. -- C'est possible. -- C'est ainsi... Ces quatre jeunes gens se nommaient Guyon, Lepretre, Amiet et Hyvert. -- C'est la premiere fois que j'entends prononcer ces noms-la. -- Ils ont pourtant eu un certain retentissement, a Bourg surtout. -- Et vous etes sur, monsieur, que ces gens-la ont ete executes ici? -- J'en suis sur. -- De qui tenez-vous le renseignement? -- D'un homme dont l'oncle, commandant de gendarmerie, assistait a l'execution. -- Vous nommez cet homme? -- Charles Nodier. -- Charles Nodier, le romancier, le poete? -- Si c'etait un historien, je n'hesiterais pas monsieur. J'ai appris dernierement, dans un voyage a Varennes, le cas qu'il faut faire des historiens. Mais, justement parce que c'est un poete, un romancier, j'insiste. -- Libre a vous, mais je ne sais rien de ce que vous desirez savoir, et j'ose meme dire que, si vous n'etes venu dire a Bourg que pour avoir des renseignements sur l'execution de MM... Comment les appelez-vous? -- Guyon, Lepretre, Amiet et Hyvert. -- Vous avez fait un voyage inutile. Il y a vingt ans, monsieur, que je compulse les archives de la ville, et je n'ai rien vu de pareil a ce que vous me dites la. -- Les archives de la ville ne sont pas celles du greffe, monsieur; peut-etre, dans celles du greffe, trouverai-je ce que je cherche. -- Ah! monsieur, si vous trouvez quelque chose dans les archives du greffe, vous serez bien malin! c'est un chaos, monsieur, que les archives du greffe, un vrai chaos; il vous faudrait rester ici un mois, et encore... encore... -- Je compte n'y rester qu'un jour, monsieur; mais, si, dans ce jour, je trouve ce que je cherche, me permettez-vous de vous en faire part?... -- Oui, monsieur, oui, monsieur, oui, et vous me rendrez un tres grand service. -- Pas plus grand que celui que je venais vous demander; je vous apprendrai une chose que vous ne saviez pas, voila tout. *** Vous devinez qu'en sortant de chez mon magistrat j'etais pique d'honneur, je voulais, coute que coute, avoir mes renseignements sur les compagnons de Jehu. Je m'en pris a Milliet et le mis au pied du mur. -- Ecoutez, me dit-il, j'ai un beau-frere avocat. -- Voila mon homme! Allons chez le beau-frere. -- C'est qu'a cette heure, il est au Palais. -- Allons au Palais. -- Votre apparition fera rumeur, je vous en previens. -- Alors, allez-y tout seul; dites-lui de quoi il est question; qu'il fasse ses recherches. Moi, je vais aller voir les environs de la ville pour etablir mon travail sur les localites; nous nous retrouverons a quatre heures sur la place du Bastion, si vous le voulez bien. -- Parfaitement. -- Il me semble que j'ai vu une foret en venant. -- La foret de Seillon. -- Bravo! -- Vous avez besoin d'une foret? -- Elle m'est indispensable. -- Alors permettez... -- Quoi? -- Je vais vous conduire chez un de mes amis, M. Leduc, un poete, qui, dans ses moments perdus, est inspecteur. -- Inspecteur de quoi? -- De la foret. -- Il n'y a pas quelques ruines dans la foret? -- Il y a la Chartreuse, qui n'est pas dans la foret, mais qui en est a cent pas. -- Et dans la foret? -- Il y a une espece de fabrique que l'on appelle la Correrie, qui depend de la Chartreuse, et qui communique avec elle par un passage souterrain. -- Bon! Maintenant, si vous pouvez m'offrir une grotte, vous m'aurez comble. -- Nous avons la grotte de Ceyzeriat, mais de l'autre cote de la Reyssouse. -- Peu m'importe. Si la grotte ne vient pas a moi, je ferai comme Mahomet, j'irai a la grotte. En attendant, allons chez M. Leduc. Cinq minutes apres, nous etions chez M. Leduc, qui, sachant de quoi il etait question, se mettait, lui, son cheval et sa voiture, a ma disposition. J'acceptai le tout. Il y a des hommes qui s'offrent d'une certaine facon qui vous met du premier coup tout a l'aise. Nous visitames d'abord la Chartreuse. Je l'eusse fait batir expres, qu'elle n'eut pas ete plus a ma convenance. Cloitre desert, jardin devaste, habitants presque sauvages. Merci, hasard! De la, nous passames a la Correrie; c'etait le complement de la Chartreuse. Je ne savais pas encore ce que j'en ferais; mais il etait evident que cela pouvait m'etre utile. -- Maintenant, monsieur, dis-je a mon obligeant conducteur, j'ai besoin d'un joli site, un peu sombre, sous des grands arbres, pres d'une riviere. Tenez-vous cela dans le pays? -- Pour quoi faire? -- Pour y batir un chateau. -- Quel chateau? -- Un chateau de cartes, parbleu! J'ai une famille a loger, une mere modele, une jeune fille melancolique; un frere espiegle, un jardinier braconnier. -- Nous avons un endroit appele les Noires-Fontaines. -- Voila d'abord un nom charmant. -- Mais il n'y a pas de chateau. -- Tant mieux, car j'aurais ete oblige de l'abattre. -- Allons aux Noires-Fontaines. Nous partimes; un quart d'heure apres, nous descendions a la maison des gardes. -- Prenons ce petit sentier, me dit M. Leduc, il nous conduira ou vous voulez aller. Il nous conduisit, en effet, a un endroit plante de grands arbres, lesquels ombrageaient trois ou quatre sources. -- Voila ce qu'on appelle les Noires-Fontaines, me dit M. Leduc. -- C'est ici que demeureront madame de Montrevel, Amelie et le petit Edouard. Maintenant quels sont les villages que je vois en face de moi? -- Ici, tout pres, Montagnac; la-bas, dans la montagne, Ceyzeriat. -- Est-ce qu'il y a une grotte? -- Oui. Comment savez-vous qu'il y a une grotte a Ceyzeriat? -- Allez toujours. Le nom de ces autres villages, s'il vous plait. -- Saint-Just, Treconnasse, Ramasse, Villereversure. -- Tres bien. -- Vous en avez assez! -- Oui. Je pris mon calepin, je fis le plan de la localite et j'inscrivis a peu pres a leur place le nom des villages que M. Leduc venait de me faire passer en revue. -- C'est fait, lui dis-je. -- Ou allons-nous? -- L'eglise de Brou doit etre sur notre chemin? -- Justement. -- Visitons l'eglise de Brou. -- En avez-vous aussi besoin dans votre roman? -- Sans doute; vous vous imaginez bien que je ne vais pas faire passer mon action dans un pays qui possede le chef-d'oeuvre de l'architecture du XVIe siecle sans utiliser ce chef-d'oeuvre. -- Allons a l'eglise de Brou. Un quart d'heure apres, le sacristain nous introduisait dans cet ecrin de granit ou sont renfermes les trois joyaux de marbre que l'on appelle les tombeaux de Marguerite d'Autriche, de Marguerite de Bourbon et de Philibert le Beau. -- Comment, demandai-je au sacristain, tous ces chefs-d'oeuvre n'ont-ils pas ete mis en poussiere a l'epoque de la Revolution? -- Ah! monsieur, la municipalite avait eu une idee. -- Laquelle? -- C'etait de faire de l'eglise un magasin a fourrage. -- Oui, et le foin a sauve le marbre; vous avez raison, mon ami, c'est une idee. -- L'idee de la municipalite vous en donne-t-elle une? me demanda M. Leduc. -- Ma foi, oui, et j'aurai bien du malheur si je n'en fais pas quelque chose. Je tirai ma montre. -- Trois heures! allons a la prison; j'ai rendez-vous a quatre heures place du Bastion, avec M. Milliet. -- Attendez... une derniere chose. -- Laquelle? -- Avez-vous vu la devise de Marguerite d'Autriche? -- Non; ou cela? -- Tenez, partout; d'abord au-dessus de son tombeau. -- _Fortune, infortune, fortune._ -- Justement. -- Eh bien, que veut dire ce jeu de mots? -- Les savants l'expliquent ainsi: _Le sort persecute beaucoup une femme_. -- Voyons un peu. -- Il faut d'abord supposer la devise latine a sa source. -- Supposons, c'est probable. -- Eh bien: F_ortuna infortunat_... -- Oh! oh! _infortunat_. -- Dame... -- Cela ressemble fort a un barbarisme. -- Que voulez-vous! -- Je veux une explication. -- Donnez-la! -- La voici: _Fortuna, infortuna forti una_ -- _Fortune et infortune sont egales pour le fort_. -- Savez-vous que cela pourrait bien etre la vraie traduction? -- Parbleu! voila ce que c'est que de ne pas etre savant, mon cher monsieur; on est sense, et, avec du sens, on voit plus juste qu'avec de la science. Vous n'avez pas autre chose a me dire? -- Non. -- Allons a la prison, alors. Nous remontames en voiture, rentrames dans la ville et ne nous arretames que devant la porte de la prison. Je passai la tete par la portiere. -- Oh! fis je, on me l'a gatee. -- Comment! on vous l'a gatee? -- Certainement, elle n'etait pas comme cela du temps de mes prisonniers, a moi. Pouvons-nous parler au geolier? -- Sans doute. -- Parlons-lui. Nous frappames a la porte. Un homme d'une quarantaine d'annees vint nous ouvrir. Il reconnut M. Leduc. -- Mon cher, lui dit M. Leduc, voici un savant de mes amis. -- Eh! la-bas, fis-je en l'interrompant, pas de mauvaises plaisanteries. -- Qui pretend, continua M. Leduc, que la prison n'est plus telle qu'au dernier siecle? -- C'est vrai, monsieur Leduc, elle a ete abattue et rebatie en 1816. -- Alors, la disposition interieure n'est plus la meme? -- Oh! non, monsieur, tout a ete change. -- Pourrait-on avoir un ancien plan? -- Ah! M. Martin l'architecte pourrait peut-etre vous en retrouver un. -- Est-ce un parent de M. Martin l'avocat? -- C'est son frere. -- Tres bien, mon ami; j'aurai mon plan. -- Alors, nous n'avons plus besoin ici? demanda M. Leduc. -- Aucunement. -- Je puis rentrer chez moi? -- Cela me fera de la peine de vous quitter, voila tout. -- Vous n'avez pas besoin de moi pour trouver le Bastion? -- C'est a deux pas. -- Que faites-vous de votre soiree? -- Je la passe chez vous, si vous voulez. -- Tres bien! A neuf heures, une tasse de the vous attendra. -- Je l'irai prendre. Je remerciai M. Leduc. Nous echangeames une poignee de main, et nous nous quittames. Je descendis par la rue des Lisses (lisez Lices, a cause d'un combat qui eut lieu sur la place ou elle conduit), et, longeant le jardin Montburon, je me trouvai sur la place du Bastion. C'est un hemicycle ou se tient aujourd'hui le marche de la ville. Au milieu de cet hemicycle s'eleve la statue de Bichat, par David (d'Angers). Bichat, en redingote -- pourquoi cette exageration de realisme -- pose la main sur le coeur d'un enfant de neuf a dix ans, parfaitement nu -- pourquoi cet exces d'idealite? -- tandis qu'aux pieds de Bichat est etendu un cadavre. C'est le livre de Bichat traduit en bronze: _De la vie et de la mort_!... J'etais occupe a regarder cette statue, qui resume les defauts et les qualites de David (d'Angers), lorsque je sentis que l'on me touchait l'epaule. Je me retournai: c'etait M. Milliet. Il tenait un papier a la main. -- Eh bien? lui demandai-je. -- Eh bien, victoire. -- Qu'est-ce que cela? -- Le proces-verbal d'execution. -- ...? -- De vos hommes. -- De Guyon, de Lepretre, d'Amiet?... -- Et d'Hyvert. -- Mais donnez-moi donc cela. -- Le voici. Je pris et je lus: PROCES-VERBAL DE MORT ET EXECUTION DE LAURENT GUYON, ETIENNE HYVERT, FRANCOIS AMIET, ANTOINE LEPRETRE, "Condamnes le 20 thermidor an VIII, et executes le 23 Vendemiaire an IX "Ce jourd'hui, 23 vendemiaire an IX, le commissaire du gouvernement pres le Tribunal, qui a recu, dans la nuit et a onze heures du soir, le paquet du ministre de la justice contenant la procedure et le jugement qui condamne a mort Laurent Guyon, Etienne Hyvert, Francois Amiet et Antoine Lepretre; le jugement du Tribunal de cassation du 6 du courant, qui rejette la requete en cassation contre le jugement du 24 thermidor an VIII, a fait avertir, par lettre, entre sept et huit heures du matin, les quatre accuses que leur jugement a mort serait execute aujourd'hui a onze heures. Dans l'intervalle qui s'est ecoule jusqu'a onze heures, ces quatre accuses se sont tire des coups de pistolet et donne des coups de poignard en prison. Lepretre et Guyon, selon le bruit public, etaient morts; Hyvert blesse a mort et expirant; Amiet blesse a mort, mais conservant sa connaissance. Tous quatre, en cet etat, ont ete conduits a la guillotine, et, _morts ou vivants, _ils ont ete guillotines; a onze heures et demie, l'huissier Colin a remis le proces-verbal de leur supplice a la Municipalite pour les inscrire sur le livre des morts. "Le capitaine de gendarmerie a remis au juge de paix le proces- verbal de ce qui s'est passe en prison, ou il a ete present; pour moi qui n'y ai point assiste, je certifie ce que la voix publique m'a appris. "Bourg, 23 vendemiaire au IX. "Signe: DUBOST, greffier." Ah! c'etait donc le poete qui avait raison contre l'historien! le capitaine de gendarmerie qui avait remis au juge de paix le proces-verbal de ce qui s'etait passe dans la prison -- _ou il etait present_ -- c'etait l'oncle de Nodier. Ce proces-verbal remis au juge de paix, c'etait le recit grave dans la tete du jeune homme, recit qui, apres quarante ans, s'etait fait jour sans alteration dans ce chef-d'oeuvre intitule _Souvenirs de la Revolution._ Toute la procedure etait aux archives du greffe. M. Martin me faisait offrir de la faire copier: interrogatoire, proces-verbaux, jugement. J'avais dans ma poche les _Souvenirs de la Revolution _de Nodier. Je tenais a la main le proces-verbal d'execution qui confirmait les faits avances par lui. -- Allons chez notre magistrat, dis-je a M. Milliet. -- Allons chez notre magistrat, repeta-t-il. Le magistrat fut atterre, et je le laissai convaincu que les poetes savent aussi bien l'histoire que les historiens, s'ils ne la savent pas mieux. Alex. Dumas. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.