Project Gutenberg's Le vicomte de Bragelonne, Tome II., by Alexandre Dumas This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome II. Author: Alexandre Dumas Release Date: November 4, 2004 [EBook #13948] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VICOMTE DE BRAGELONNE, TOME II. *** This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LE VICOMTE DE BRAGELONNE TOME II (1848 -- 1850) Table des matieres Chapitre LXXII -- La grandeur de l'eveque de Vannes Chapitre LXXIII -- Ou Porthos commence a etre fache d'etre venu avec d'Artagnan Chapitre LXXIV -- Ou d'Artagnan court, ou Porthos ronfle, ou Aramis conseille Chapitre LXXV -- Ou M. Fouquet agit Chapitre LXXVI -- Ou d'Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine Chapitre LXXVII -- Un amoureux et une maitresse Chapitre LXXVIII -- Ou l'on voit enfin reparaitre la veritable heroine de cette histoire Chapitre LXXIX -- Malicorne et Manicamp Chapitre LXXX -- Manicamp et Malicorne Chapitre LXXXI -- La cour de l'hotel Grammont Chapitre LXXXII -- Le portrait de Madame Chapitre LXXXIII -- Au Havre Chapitre LXXXIV -- En mer Chapitre LXXXV -- Les tentes Chapitre LXXXVI -- La nuit Chapitre LXXXVII -- Du Havre a Paris Chapitre LXXXVIII -- Ce que le Chevalier de Lorraine pensait de Madame Chapitre LXXXIX -- La surprise de mademoiselle de Montalais Chapitre XC -- Le consentement d'Athos Chapitre XCI -- Monsieur est jaloux du duc de Buckingham Chapitre XCII -- For ever! Chapitre XCIII -- Ou sa Majeste Louis XIV ne trouve Melle de La Valliere ni assez riche, ni assez jolie pour un gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne Chapitre XCIV -- Une foule de coups d'epee dans l'eau Chapitre XCV -- M. Baisemeaux de Montlezun Chapitre XCVI -- Le jeu du roi Chapitre XCVII -- Les petits comptes de M. Baisemeaux de Montlezun Chapitre XCVIII -- Le dejeuner de M. de Baisemeaux Chapitre XCIX -- Le deuxieme de la Bertaudiere Chapitre C -- Les deux amies Chapitre CI -- L'argenterie de Mme de Belliere Chapitre CII -- La dot Chapitre CIII -- Le terrain de Dieu Chapitre CIV -- Triple amour Chapitre CV -- La jalousie de M. de Lorraine Chapitre CVI -- Monsieur est jaloux de Guiche Chapitre CVII -- Le mediateur Chapitre CVIII -- Les conseilleurs Chapitre CIX -- Fontainebleau Chapitre CX -- Le bain Chapitre CXI -- La chasse aux papillons Chapitre CXII -- Ce que l'on prend en chassant aux papillons Chapitre CXIII -- Le ballet des Saisons Chapitre CXIV -- Les nymphes du parc de Fontainebleau Chapitre CXV -- Ce qui se disait sous le chene royal Chapitre CXVI -- L'inquietude du roi Chapitre CXVII -- Le secret du roi Chapitre CXVIII -- Courses de nuit Chapitre CXIX -- Ou Madame acquiert la preuve que l'on peut, en ecoutant, entendre ce qui se dit Chapitre CXX -- La correspondance d'Aramis Chapitre CXXI -- Le commis d'ordre Chapitre CXXII -- Fontainebleau a deux heures du matin Chapitre CXXIII -- Le labyrinthe Chapitre CXXIV -- Comment Malicorne avait ete deloge de l'hotel du Beau-Paon Chapitre CXXV -- Ce qui s'etait passe en realite a l'auberge du Beau-Paon Chapitre CXXVI -- Un jesuite de la onzieme annee Chapitre CXXVII -- Le secret de l'Etat Chapitre CXXVIII -- Mission Chapitre CXXIX -- Heureux comme un prince Chapitre CXXX -- Histoire d'une naiade et d'une dryade Chapitre CXXXI -- Fin de l'histoire d'une naiade et d'une dryade Chapitre LXXII -- La grandeur de l'eveque de Vannes Porthos et d'Artagnan etaient entres a l'eveche par une porte particuliere, connue des seuls amis de la maison. Il va sans dire que Porthos avait servi de guide a d'Artagnan. Le digne baron se comportait un peu partout comme chez lui. Cependant, soit reconnaissance tacite de cette saintete du personnage d'Aramis et de son caractere, soit habitude de respecter ce qui lui imposait moralement, digne habitude qui avait toujours fait de Porthos un soldat modele et un esprit excellent, par toutes ces raisons, disons-nous, Porthos conserva, chez Sa Grandeur l'eveque de Vannes, une sorte de reserve que d'Artagnan remarqua tout d'abord dans l'attitude qu'il prit avec les valets et les commensaux. Cependant cette reserve n'allait pas jusqu'a se priver de questions, Porthos questionna. On apprit alors que Sa Grandeur venait de rentrer dans ses appartements, et se preparait a paraitre, dans l'intimite, moins majestueuse qu'elle n'avait paru avec ses ouailles. En effet, apres un petit quart d'heure que passerent d'Artagnan et Porthos a se regarder mutuellement le blanc des yeux, a tourner leurs pouces dans les differentes evolutions qui vont du nord au midi, une porte de la salle s'ouvrit et l'on vit paraitre Sa Grandeur vetue du petit costume complet de prelat. Aramis portait la tete haute, en homme qui a l'habitude du commandement, la robe de drap violet retroussee sur le cote, et le poing sur la hanche. En outre, il avait conserve la fine moustache et la royale allongee du temps de Louis XIII. Il exhala en entrant ce parfum delicat qui, chez les hommes elegants, chez les femmes du grand monde, ne change jamais, et semble s'etre incorpore dans la personne dont il est devenu l'emanation naturelle. Cette fois seulement le parfum avait retenu quelque chose de la sublimite religieuse de l'encens. Il n'enivrait plus, il penetrait; il n'inspirait plus le desir, il inspirait le respect. Aramis, en entrant dans la chambre, n'hesita pas un instant, et sans prononcer une parole qui, quelle qu'elle fut, eut ete froide en pareille occasion, il vint droit au mousquetaire si bien deguise sous le costume de M. Agnan, et le serra dans ses bras avec une tendresse que le plus defiant n'eut pas soupconnee de froideur ou d'affectation. D'Artagnan, de son cote, l'embrassa d'une egale ardeur. Porthos serra la main delicate d'Aramis dans ses grosses mains, et d'Artagnan remarqua que Sa Grandeur lui serrait la main gauche probablement par habitude, attendu que Porthos devait deja dix fois lui avoir meurtri ses doigts ornes de bagues en broyant sa chair dans l'etau de son poignet. Aramis, averti par la douleur, se defiait donc et ne presentait que des chairs a froisser et non des doigts a ecraser contre de l'or ou des facettes de diamant. Entre deux accolades, Aramis regarda en face d'Artagnan, lui offrit une chaise et s'assit dans l'ombre, observant que le jour donnait sur le visage de son interlocuteur. Cette manoeuvre, familiere aux diplomates et aux femmes, ressemble beaucoup a l'avantage de la garde que cherchent, selon leur habilete ou leur habitude, a prendre les combattants sur le terrain du duel. D'Artagnan ne fut pas dupe de la manoeuvre; mais il ne parut pas s'en apercevoir. Il se sentait pris; mais, justement parce qu'il etait pris, il se sentait sur la voie de la decouverte, et peu lui importait, vieux condottiere, de se faire battre en apparence, pourvu qu'il tirat de sa pretendue defaite les avantages de la victoire. Ce fut Aramis qui commenca la conversation. -- Ah! cher ami! mon bon d'Artagnan! dit-il, quel excellent hasard! -- C'est un hasard, mon reverend compagnon, dit d'Artagnan, que j'appellerai de l'amitie. Je vous cherche, comme toujours je vous ai cherche, des que j'ai eu quelque grande entreprise a vous offrir ou quelques heures de liberte a vous donner. -- Ah! vraiment, dit Aramis sans explosion, vous me cherchez? -- Eh! oui, il vous cherche, mon cher Aramis, dit Porthos, et la preuve, c'est qu'il m'a relance, moi, a Belle-Ile. C'est aimable, n'est-ce pas? -- Ah! fit Aramis, certainement, a Belle-Ile... "Bon! dit d'Artagnan, voila mon butor de Porthos qui, sans y songer, a tire du premier coup le canon d'attaque." -- A Belle-Ile, dit Aramis, dans ce trou, dans ce desert! C'est aimable, en effet. -- Et c'est moi qui lui ai appris que vous etiez a Vannes, continua Porthos du meme ton. D'Artagnan arma sa bouche d'une finesse presque ironique. -- Si fait, je le savais, dit-il; mais j'ai voulu voir. -- Voir quoi? -- Si notre vieille amitie tenait toujours; si, en nous voyant, notre coeur, tout racorni qu'il est par l'age, laissait encore echapper ce bon cri de joie qui salue la venue d'un ami. -- Eh bien! vous avez du etre satisfait? demanda Aramis. -- Couci-couci. -- Comment cela? -- Oui, Porthos m'a dit: "Chut!" et vous... -- Eh bien! et moi? -- Et vous, vous m'avez donne votre benediction. -- Que voulez-vous! mon ami, dit en souriant Aramis, c'est ce qu'un pauvre prelat comme moi a de plus precieux. -- Allons donc, mon cher ami. -- Sans doute. -- On dit cependant a Paris que l'eveche de Vannes est un des meilleurs de France. -- Ah! vous voulez parler des biens temporels? dit Aramis d'un air detache. -- Mais certainement j'en veux parler. J'y tiens, moi. -- En ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un sourire. -- Vous avouez etre un des plus riches prelats de France? -- Mon cher, puisque vous me demandez mes comptes, je vous dirai que l'eveche de Vannes vaut vingt mille livres de rente, ni plus ni moins. C'est un diocese qui renferme cent soixante paroisses. -- C'est fort joli, dit d'Artagnan. -- C'est superbe, dit Porthos. -- Mais cependant, reprit d'Artagnan en couvrant Aramis du regard, vous ne vous etes pas enterre ici a jamais? -- Pardonnez-moi. Seulement je n'admets pas le mot enterre. -- Mais il me semble qu'a cette distance de Paris on est enterre, ou peu s'en faut. -- Mon ami, je me fais vieux, dit Aramis; le bruit et le mouvement de la ville ne me vont plus. "A cinquante-sept ans, on doit chercher le calme et la meditation. Je les ai trouves ici. Quoi de plus beau et de plus severe a la fois que cette vieille Armorique? Je trouve ici, cher d'Artagnan, tout le contraire de ce que j'aimais autrefois, et c'est ce qu'il faut a la fin de la vie, qui est le contraire du commencement. Un peu de mon plaisir d'autrefois vient encore m'y saluer de temps en temps sans me distraire de mon salut. Je suis encore de ce monde, et cependant, a chaque pas que je fais, je me rapproche de Dieu. -- Eloquent, sage, discret, vous etes un prelat accompli, Aramis, et je vous felicite. -- Mais, dit Aramis en souriant, vous n'etes pas seulement venu, cher ami, pour me faire des compliments... Parlez, qui vous amene? Serais-je assez heureux pour que, d'une facon quelconque, vous eussiez besoin de moi? -- Dieu merci, non, mon cher ami, dit d'Artagnan, ce n'est rien de cela. Je suis riche et libre. -- Riche? -- Oui, riche pour moi; pas pour vous ni pour Porthos, bien entendu. J'ai une quinzaine de mille livres de rente. Aramis le regarda soupconneux. Il ne pouvait croire, surtout en voyant son ancien ami avec cet humble aspect, qu'il eut fait une si belle fortune. Alors d'Artagnan, voyant que l'heure des explications etait venue, raconta son histoire d'Angleterre. Pendant le recit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les doigts effiles du prelat. Quant a Porthos, ce n'etait pas de l'admiration qu'il manifestait pour d'Artagnan, c'etait de l'enthousiasme, c'etait du delire. Lorsque d'Artagnan eut acheve son recit: -- Eh bien? fit Aramis. -- Eh bien! dit d'Artagnan, vous voyez que j'ai en Angleterre des amis et des proprietes, en France un tresor. Si le coeur vous en dit, je vous les offre. Voila pourquoi je suis venu. Si assure que fut son regard, il ne put soutenir en ce moment le regard d'Aramis. Il laissa donc devier son oeil sur Porthos, comme fait l'epee qui cede a une pression toute-puissante et cherche un autre chemin. -- En tout cas, dit l'eveque, vous avez pris un singulier costume de voyage, cher ami. -- Affreux! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare. -- Et vous dites donc que vous etes venu a Belle-Ile? fit Aramis sans transition. -- Oui, repliqua d'Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous. -- Moi! s'ecria Aramis. Moi! depuis un an que je suis ici je n'ai point une seule fois passe la mer. -- Oh! fit d'Artagnan, je ne vous savais pas si casanier. -- Ah! cher ami, c'est qu'il faut vous dire que je ne suis plus l'homme d'autrefois. Le cheval m'incommode, la mer me fatigue; je suis un pauvre pretre souffreteux, se plaignant toujours, grognant toujours, et enclin aux austerites, qui me paraissent des accommodements avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je reside, mon cher d'Artagnan, je reside. -- Eh bien! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement devenir voisins. -- Bah! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu'il ne chercha meme pas a dissimuler, vous, mon voisin? -- Eh! mon Dieu, oui. -- Comment cela? -- Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situees entre Piriac et Le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation de douze pour cent de revenu clair; jamais de non- valeur, jamais de faux frais; l'ocean, fidele et regulier, apporte toutes les six heures son contingent a ma caisse. Je suis le premier Parisien qui ait imagine une pareille speculation. N'eventez pas la mine, je vous en prie, et avant peu nous communiquerons, J'aurai trois lieues de pays pour trente mille livres. Aramis lanca un regard a Porthos comme pour lui demander si tout cela etait bien vrai, si quelque piege ne se cachait point sous ces dehors d'indifference. Mais bientot, comme honteux d'avoir consulte ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour une nouvelle defense. -- On m'avait assure, dit-il, que vous aviez eu quelque demele avec la cour, mais que vous en etiez sorti comme vous savez sortir de tout, mon cher d'Artagnan, avec les honneurs de la guerre. -- Moi? s'ecria le mousquetaire avec un grand eclat de rire insuffisant a cacher son embarras; car, a ces mots d'Aramis, il pouvait le croire instruit de ses dernieres relations avec le roi; moi? Ah! racontez-moi donc cela, mon cher Aramis. -- Oui, l'on m'avait raconte, a moi, pauvre eveque perdu au milieu des landes, on m'avait dit que le roi vous avait pris pour confident de ses amours. -- Avec qui? -- Avec Mlle de Mancini. D'Artagnan respira. -- Ah! je ne dis pas non, repliqua-t-il. -- Il parait que le roi vous a emmene un matin au-dela du pont de Blois pour causer avec sa belle. -- C'est vrai, dit d'Artagnan. Ah! vous savez cela? Mais alors, vous devez savoir que, le jour meme, j'ai donne ma demission. -- Sincere? -- Ah! mon ami, on ne peut plus sincere. -- C'est alors que vous allates chez le comte de La Fere? -- Oui. -- Chez moi? -- Oui. -- Et chez Porthos? -- Oui. -- Etait-ce pour nous faire une simple visite? -- Non; je ne vous savais point attaches, et je voulais vous emmener en Angleterre. -- Oui, je comprends, et alors vous avez execute seul, homme merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d'executer a nous quatre. Je me suis doute que vous etiez pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j'appris qu'on vous avait vu aux receptions du roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plutot comme un oblige. -- Mais comment diable avez-vous su tout cela? demanda d'Artagnan, qui craignait que les investigations d'Aramis ne s'etendissent plus loin qu'il ne le voulait. -- Cher d'Artagnan, dit le prelat, mon amitie ressemble un peu a la sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du mole, a l'extremite du quai. Ce brave homme allume tous les soirs une lanterne pour eclairer les barques qui viennent de la mer. Il est cache dans sa guerite, et les pecheurs ne le voient pas; mais lui les suit avec interet; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du port. Je ressemble a ce veilleur; de temps en temps quelques avis m'arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce que j'aimais. Alors je suis les amis d'autrefois sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l'abri d'une guerite. -- Et, dit d'Artagnan, apres l'Angleterre, qu'ai-je fait? -- Ah! voila! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais plus rien depuis votre retour, d'Artagnan; mes yeux se sont troubles. J'ai regrette que vous ne pensiez point a moi. J'ai pleure votre oubli. J'avais tort. Je vous revois, et c'est une fete, une grande fete, je vous le jure... Comment se porte Athos? -- Tres bien, merci. -- Et notre jeune pupille? -- Raoul? -- Oui. -- Il parait avoir herite de l'adresse de son pere Athos et de la force de son tuteur Porthos. -- Et a quelle occasion avez-vous pu juger de cela? -- Eh! mon Dieu! la veille meme de mon depart. -- Vraiment? -- Oui, il y avait execution en Greve, et, a la suite de cette execution, emeute. Nous nous sommes trouves dans l'emeute, et, a la suite de l'emeute, il a fallu jouer de l'epee; il s'en est tire a merveille. -- Bah! et qu'a-t-il fait? dit Porthos. -- D'abord il a jete un homme par la fenetre, comme il eut fait d'un ballot de coton. -- Oh! tres bien! s'ecria Porthos. -- Puis il a degaine, pointe, estocade, comme nous faisions dans notre beau temps, nous autres. -- Et a quel propos cette emeute? demanda Porthos. D'Artagnan remarqua sur la figure d'Aramis une complete indifference a cette question de Porthos. -- Mais, dit-il en regardant Aramis, a propos de deux traitants a qui le roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l'on pendait. A peine un leger froncement de sourcils du prelat indiqua-t-il qu'il avait entendu. -- Oh! oh! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de M. Fouquet? -- MM. d'Emerys et Lyodot, dit d'Artagnan. Connaissez-vous ces noms-la, Aramis? -- Non, fit dedaigneusement le prelat; cela m'a l'air de noms de financiers. -- Justement. -- Oh! M. Fouquet a laisse pendre ses amis? s'ecria Porthos. -- Et pourquoi pas? dit Aramis. -- C'est qu'il me semble... -- Si on a pendu ces malheureux, c'etait par ordre du roi. Or, M. Fouquet, pour etre surintendant des finances, n'a pas, je pense, droit de vie et de mort. -- C'est egal, grommela Porthos, a la place de M. Fouquet... Aramis comprit que Porthos allait dire quelque sottise. Il brisa la conversation. -- Voyons, dit-il, mon cher d'Artagnan, c'est assez parler des autres; parlons un peu de vous. -- Mais, de moi, vous en savez tout ce que je puis vous en dire. Parlons de vous, au contraire, cher Aramis. -- Je vous l'ai dit, mon ami, il n'y a plus d'Aramis en moi. -- Plus meme de l'abbe d'Herblay? -- Plus meme. Vous voyez un homme que Dieu a pris par la main et qu'il a conduit a une position qu'il ne devait ni n'osait esperer. -- Dieu? interrogea d'Artagnan. -- Oui. -- Tiens! c'est etrange; on m'avait dit, a moi, que c'etait M. Fouquet. -- Qui vous a dit cela? fit Aramis sans que toute la puissance de sa volonte put empecher une legere rougeur de colorer ses joues. -- Ma foi! c'est Bazin. -- Le sot! -- Je ne dis pas qu'il soit homme de genie, c'est vrai; mais il me l'a dit, et apres lui, je vous le repete. -- Je n'ai jamais vu M. Fouquet, repondit Aramis avec un regard aussi calme et aussi pur que celui d'une jeune vierge qui n'a jamais menti. -- Mais, repliqua d'Artagnan, quand vous l'eussiez vu et meme connu, il n'y aurait point de mal a cela; c'est un fort brave homme que M. Fouquet. -- Ah! -- Un grand politique. Aramis fit un geste d'indifference. -- Un tout-puissant ministre. -- Je ne releve que du roi et du pape, dit Aramis. -- Dame! ecoutez donc, dit d'Artagnan du ton le plus naif, je vous dis cela, moi, parce que tout le monde ici jure par M. Fouquet. La plaine est a M. Fouquet, les salines que j'ai achetees sont a M. Fouquet, l'ile dans laquelle Porthos s'est fait topographe est a M. Fouquet, la garnison est a M. Fouquet, les galeres sont a M. Fouquet. J'avoue donc que rien ne m'eut surpris dans votre infeodation, ou plutot dans celle de votre diocese, m. Fouquet. C'est un autre maitre que le roi, voila tout, mais aussi puissant qu'un roi. -- Dieu merci! je ne suis infeode a personne; je n'appartiens a personne et suis tout a moi, repondit Aramis, qui, pendant cette conversation, suivait de l'oeil chaque geste de d'Artagnan, chaque clin d'oeil de Porthos. Mais d'Artagnan etait impassible et Porthos immobile; les coups portes habilement etaient pares par un habile adversaire; aucun ne toucha. Neanmoins chacun sentait la fatigue d'une pareille lutte, et l'annonce du souper fut bien recue par tout le monde. Le souper changea le cours de la conversation. D'ailleurs, ils avaient compris que, sur leurs gardes comme ils etaient chacun de son cote, ni l'un ni l'autre n'en saurait davantage. Porthos n'avait rien compris du tout. Il s'etait tenu immobile parce qu'Aramis lui avait fait signe de ne pas bouger. Le souper ne fut donc pour lui que le souper. Mais c'etait bien assez pour Porthos. Le souper se passa donc a merveille. D'Artagnan fut d'une gaiete eblouissante. Aramis se surpassa par sa douce affabilite. Porthos mangea comme feu Pelops. On causa guerre et finance, arts et amours. Aramis faisait l'etonne a chaque mot de politique que risquait d'Artagnan. Celle longue serie de surprises augmenta la defiance de d'Artagnan, comme l'eternelle indifference de d'Artagnan provoquait la defiance d'Aramis. Enfin d'Artagnan laissa a dessein tomber le nom de Colbert. Il avait reserve ce coup pour le dernier. -- Qu'est-ce que Colbert? demanda l'eveque. "oh! pour le coup, se dit d'Artagnan, c'est trop fort. Veillons, mordioux! veillons." Et il donna sur Colbert tous les renseignements qu'Aramis pouvait desirer. Le souper ou plutot la conversation se prolongea jusqu'a une heure du matin entre d'Artagnan et Aramis. A dix heures precises, Porthos s'etait endormi sur sa chaise et ronflait comme un orgue. A minuit, on le reveilla et on l'envoya coucher. -- Hum! dit-il; il me semble que je me suis assoupi; c'etait pourtant fort interessant ce que vous disiez. A une heure, Aramis conduisit d'Artagnan dans la chambre qui lui etait destinee et qui etait la meilleure du palais episcopal. Deux serviteurs furent mis a ses ordres. -- Demain, a huit heures, dit-il en prenant conge de d'Artagnan, nous ferons, si vous le voulez, une promenade a cheval avec Porthos. -- A huit heures! fit d'Artagnan, si tard? -- Vous savez que j'ai besoin de sept heures de sommeil, dit Aramis. -- C'est juste. -- Bonsoir, cher ami! Et il embrassa le mousquetaire avec cordialite. D'Artagnan le laissa partir. -- Bon! dit-il quand sa porte fut fermee derriere Aramis, a cinq heures je serai sur pied. Puis, cette disposition arretee, il se coucha et mit, comme on dit, les morceaux doubles. Chapitre LXXIII -- Ou Porthos commence a etre fache d'etre venu avec d'Artagnan A peine d'Artagnan avait-il eteint sa bougie, qu'Aramis, qui guettait a travers ses rideaux le dernier soupir de la lumiere chez son ami, traversa le corridor sur la pointe du pied et passa chez Porthos. Le geant, couche depuis une heure et demie a peu pres, se prelassait sur l'edredon. Il etait dans ce calme heureux du premier sommeil qui, chez Porthos, resistait au bruit des cloches et du canon. Sa tete nageait dans ce doux balancement qui rappelle le mouvement moelleux d'un navire. Une minute de plus, Porthos allait rever. La porte de sa chambre s'ouvrit doucement sous la pression delicate de la main d'Aramis. L'eveque s'approcha du dormeur. Un epais tapis assourdissait le bruit de ses pas; d'ailleurs, Porthos ronflait de facon a eteindre tout autre bruit. Il lui posa une main sur l'epaule. -- Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos. La voix d'Aramis etait douce et affectueuse, mais elle renfermait plus qu'un avis, elle renfermait un ordre. Sa main etait legere, mais elle indiquait un danger. Porthos entendit la voix et sentit la main d'Aramis au fond de son sommeil. Il tressaillit. -- Qui va la? dit-il avec sa voix de geant. -- Chut! c'est moi, dit Aramis. -- Vous, cher ami! et pourquoi diable m'eveillez-vous? -- Pour vous dire qu'il faut partir. -- Partir? -- Oui. -- Pour ou? -- Pour Paris. Porthos bondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis ses gros yeux effares. -- Pour Paris? -- Oui. -- Cent lieues! fit-il. -- Cent quatre, repliqua l'eveque. -- Ah! mon Dieu! soupira Porthos en se recouchant, pareil a ces enfants qui luttent avec leur bonne pour gagner une heure ou deux de sommeil. -- Trente heures de cheval, ajouta resolument Aramis. Vous savez qu'il y a de bons relais. Porthos bougea une jambe en laissant echapper un gemissement. -- Allons! allons! cher ami, insista le prelat avec une sorte d'impatience. Porthos tira l'autre jambe du lit. -- Et c'est absolument necessaire que je parte? dit-il. -- De toute necessite. Porthos se dressa sur ses jambes et commenca d'ebranler le plancher et les murs de son pas de statue. -- Chut! pour l'amour de Dieu, mon cher Porthos! dit Aramis; vous allez reveiller quelqu'un. -- Ah! c'est vrai, repondit Porthos d'une voix de tonnerre; j'oubliais; mais, soyez tranquille, je m'observerai. Et, en disant ces mots, il fit tomber une ceinture chargee de son epee, de ses pistolets et d'une bourse dont les ecus s'echapperent avec un bruit vibrant et prolonge. Ce bruit fit bouillir le sang d'Aramis, tandis qu'il provoquait chez Porthos un formidable eclat de rire. -- Que c'est bizarre! dit-il de sa meme voix. -- Plus bas, Porthos, plus bas, donc! -- C'est vrai. Et il baissa en effet la voix d'un demi-ton. -- Je disais donc, continua Porthos, que c'est bizarre qu'on ne soit jamais aussi lent que lorsqu'on veut se presser, aussi bruyant que lorsqu'on desire etre muet. -- Oui, c'est vrai; mais faisons mentir le proverbe, Porthos, hatons-nous et taisons-nous. -- Vous voyez que je fais de mon mieux, dit Porthos en passant son haut-de-chausses. -- Tres bien. -- Il parait que c'est presse? -- C'est plus que presse, c'est grave, Porthos. -- Oh! oh! -- D'Artagnan vous a questionne, n'est-ce pas? -- Moi? -- Oui, a Belle-Ile? -- Pas le moins du monde. -- Vous en etes bien sur, Porthos? -- Parbleu! -- C'est impossible. Souvenez-vous bien. -- Il m'a demande ce que je faisais, je lui ai dit: "De la topographie." J'aurais voulu dire un autre mot dont vous vous etiez servi un jour. -- De la castrametation? -- C'est cela; mais je n'ai jamais pu me le rappeler. -- Tant mieux! Que vous a-t-il demande encore? -- Ce que c'etait que M. Getard. -- Et encore? -- Ce que c'etait que M. Jupenet. -- Il n'a pas vu notre plan de fortifications, par hasard? -- Si fait. -- Ah! diable! -- Mais soyez tranquille, j'avais efface votre ecriture avec de la gomme. Impossible de supposer que vous avez bien voulu me donner quelque avis dans ce travail. -- Il a de bien bons yeux, notre ami. -- Que craignez-vous? -- Je crains que tout ne soit decouvert, Porthos; il s'agit donc de prevenir un grand malheur. J'ai donne l'ordre a mes gens de fermer toutes les portes. On ne laissera point sortir d'Artagnan avant le jour. Votre cheval est tout selle; vous gagnez le premier relais; a cinq heures du matin, vous aurez fait quinze lieues. Venez. On vit alors Aramis vetir Porthos piece par piece avec autant de celerite qu'eut pu le faire le plus habile valet de chambre. Porthos, moitie confus, moitie etourdi, se laissait faire et se confondait en excuses. Lorsqu'il fut pret, Aramis le prit par la main et l'emmena, en lui faisant poser le pied avec precaution sur chaque marche de l'escalier, l'empechant de se heurter aux embrasures des portes, le tournant et le retournant comme si lui, Aramis, eut ete le geant et Porthos le nain. Cette ame incendiait et soulevait cette matiere. Un cheval, en effet, attendait tout selle dans la cour. Porthos se mit en selle. Alors Aramis prit lui-meme le cheval par la bride et le guida sur du fumier repandu dans la cour, dans l'intention evidente d'eteindre le bruit. Il lui pincait en meme temps les naseaux pour qu'il ne hennit pas... -- Puis, une fois arrive a la porte exterieure, attirant a lui Porthos, qui allait partir sans meme lui demander pourquoi: -- Maintenant, ami Porthos, maintenant, sans debrider jusqu'a Paris, dit-il a son oreille; mangez a cheval, buvez a cheval, dormez a cheval, mais ne perdez pas une minute. -- C'est dit; on ne s'arretera pas. -- Cette lettre a M. Fouquet, coute que coute; il faut qu'il l'ait demain avant midi. -- Il l'aura. -- Et pensez a une chose, cher ami. -- A laquelle? -- C'est que vous courez apres votre brevet de duc et pair. -- Oh! oh! fit Porthos les yeux etincelants, j'irai en vingt- quatre heures en ce cas. -- Tachez. -- Alors lachez la bride, et en avant, Goliath! Aramis lacha effectivement, non pas la bride, mais les naseaux du cheval. Porthos rendit la main, piqua des deux, et l'animal furieux partit au galop sur la terre. Tant qu'il put voir Porthos dans la nuit, Aramis le suivit des yeux; puis, lorsqu'il l'eut perdu de vue, il rentra dans la cour. Rien n'avait bouge chez d'Artagnan. Le valet mis en faction aupres de sa porte n'avait vu aucune lumiere, n'avait entendu aucun bruit. Aramis referma la porte avec soin, envoya le laquais se coucher, et lui meme se mit au lit. D'Artagnan ne se doutait reellement de rien; aussi crut-il avoir tout gagne, lorsque le matin il s'eveilla vers quatre heures et demie. Il courut tout en chemise regarder par la fenetre: la fenetre donnait sur la cour. Le jour se levait. La cour etait deserte, les poules elles-memes n'avaient pas encore quitte leurs perchoirs. Pas un valet n'apparaissait. Toutes les portes etaient fermees. "Bon! calme parfait, se dit d'Artagnan. N'importe, me voici reveille le premier de toute la maison. Habillons-nous; ce sera autant de fait." Et d'Artagnan s'habilla. Mais cette fois il s'etudia a ne point donner au costume de M. Agnan cette rigidite bourgeoise et presque ecclesiastique qu'il affectait auparavant; il sut meme, en se serrant davantage, en se boutonnant d'une certaine facon, en posant son feutre plus obliquement, rendre a sa personne un peu de cette tournure militaire dont l'absence avait effarouche Aramis. Cela fait, il en usa ou plutot feignit d'en user sans facon avec son hote, et entra tout a l'improviste dans son appartement. Aramis dormait ou feignait de dormir. Un grand livre etait ouvert sur son pupitre de nuit; la bougie brulait encore au-dessus de son plateau d'argent. C'etait plus qu'il n'en fallait pour prouver a d'Artagnan l'innocence de la nuit du prelat et les bonnes intentions de son reveil. Le mousquetaire fit precisement a l'eveque ce que l'eveque avait fait a Porthos. Il lui frappa sur l'epaule. Evidemment; Aramis feignait de dormir, car, au lieu de s'eveiller soudain, lui qui avait le sommeil si leger, il se fit reiterer l'avertissement. -- Ah! ah! c'est vous, dit-il en allongeant les bras. Quelle bonne surprise! Ma foi, le sommeil m'avait fait oublier que j'eusse le bonheur de vous posseder. Quelle heure est-il? -- Je ne sais, dit d'Artagnan un peu embarrasse. De bonne heure, je crois. Mais, vous le savez, cette diable d'habitude militaire de m'eveiller avec le jour me tient encore. -- Est-ce que vous voulez deja que nous sortions, par hasard? demanda Aramis. Il est bien matin, ce me semble. -- Ce sera comme vous voudrez. -- Je croyais que nous etions convenus de ne monter a cheval qu'a huit heures. -- C'est possible; mais, moi, j'avais si grande envie de vous voir, que je me suis dit: "Le plus tot sera le meilleur." -- Et mes sept heures de sommeil? dit Aramis. Prenez garde, j'avais compte la-dessus, et ce qu'il m'en manquera, il faudra que je le rattrape. -- Mais il me semble qu'autrefois vous etiez moins dormeur que cela, cher ami; vous aviez le sang alerte et l'on ne vous trouvait jamais au lit. -- Et c'est justement a cause de ce que vous me dites la que j'aime fort a y demeurer maintenant. -- Aussi, avouez que ce n'etait pas pour dormir que vous m'avez demande jusqu'a huit heures. -- J'ai toujours peur que vous ne vous moquiez de moi si je vous dis la verite. -- Dites toujours. -- Eh bien! de six a huit heures, j'ai l'habitude de faire mes devotions. -- Vos devotions? -- Oui. -- Je ne croyais pas qu'un eveque eut des exercices si severes. -- Un eveque, cher ami, a plus a donner aux apparences qu'un simple clerc. -- Mordioux! Aramis, voici un mot qui me reconcilie avec Votre Grandeur. Aux apparences! c'est un mot de mousquetaire, celui-la, a la bonne heure! Vivent les apparences, Aramis! -- Au lieu de m'en feliciter, pardonnez-le-moi, d'Artagnan. C'est un mot bien mondain que j'ai laisse echapper la. -- Faut-il donc que je vous quitte? -- J'ai besoin de recueillement, cher ami. -- Bon. Je vous laisse; mais a cause de ce paien qu'on appelle d'Artagnan, abregez-les, je vous prie; j'ai soif de votre parole. -- Eh bien! d'Artagnan, je vous promets que dans une heure et demie... -- Une heure et demie de devotions? Ah! mon ami, passez-moi cela au plus juste. Faites-moi le meilleur marche possible. Aramis se mit a rire. -- Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il. Voila que vous etes venu dans mon diocese pour me brouiller avec la grace. -- Bah! -- Et vous savez bien que je n'ai jamais resiste a vos entrainements; vous me couterez mon salut, d'Artagnan. D'Artagnan se pinca les levres. -- Allons, dit-il, je prends le peche sur mon compte, debridez-moi un simple signe de croix de chretien, debridez-moi un Pater et partons. -- Chut! dit Aramis, nous ne sommes deja plus seuls, et j'entends des etrangers qui montent. -- Eh bien! congediez-les. -- Impossible; je leur avais donne rendez-vous hier: c'est le principal du college des jesuites et le superieur des dominicains. -- Votre etat-major, soit. -- Qu'allez-vous faire? -- Je vais aller reveiller Porthos et attendre dans sa compagnie que vous ayez fini vos conferences. Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne precipita ni son geste ni sa parole. -- Allez, dit-il. D'Artagnan s'avanca vers la porte. -- A propos, vous savez ou loge Porthos? -- Non; mais je vais m'en informer. -- Prenez le corridor, et ouvrez la deuxieme porte a gauche. -- Merci! au revoir. Et d'Artagnan s'eloigna dans la direction indiquee par Aramis. Dix minutes ne s'etaient point ecoulees qu'il revint. Il trouva Aramis assis entre le principal du college des jesuites et le superieur des dominicains et le principal du college des jesuites, exactement dans la meme situation ou il l'avait retrouve autrefois dans l'auberge de Crevecoeur. Cette compagnie n'effraya pas le mousquetaire. -- Qu'est-ce? dit tranquillement Aramis. Vous avez quelque chose a me dire, ce me semble, cher ami? -- C'est, repondit d'Artagnan en regardant Aramis, c'est que Porthos n'est pas chez lui. -- Tiens! fit Aramis avec calme; vous etes sur? -- Pardieu! je viens de sa chambre. -- Ou peut-il etre alors? -- Je vous le demande. -- Et vous ne vous en etes pas informe? -- Si fait. -- Et que vous a-t-on repondu? -- Que Porthos sortant souvent le matin sans rien dire a personne, etait probablement sorti. -- Qu'avez-vous fait alors? -- J'ai ete a l'ecurie, repondit indifferemment d'Artagnan. -- Pour quoi faire? -- Pour voir si Porthos est sorti a cheval. -- Et?... interrogea l'eveque. -- Eh bien! il manque un cheval au ratelier, le numero 5, Goliath. Tout ce dialogue, on le comprend, n'etait pas exempt d'une certaine affectation de la part du mousquetaire et d'une parfaite complaisance de la part d'Aramis. -- Oh! je vois ce que c'est, dit Aramis apres avoir reve un moment: Porthos est sorti pour nous faire une surprise. -- Une surprise? -- Oui. Le canal qui va de Vannes a la mer est tres giboyeux en sarcelles et en becassines; c'est la chasse favorite de Porthos; il nous en rapportera une douzaine pour notre dejeuner. -- Vous croyez? fit d'Artagnan. -- J'en suis sur. Ou voulez-vous qu'il soit alle? Je parie qu'il a emporte un fusil. -- C'est possible, dit d'Artagnan. -- Faites une chose, cher ami, montez a cheval et le rejoignez. -- Vous avez raison, dit d'Artagnan, j'y vais. -- Voulez-vous qu'on vous accompagne? -- Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai. -- Prenez-vous une arquebuse? -- Merci. -- Faites-vous seller le cheval que vous voudrez. -- Celui que je montais hier en venant de Belle-Ile. -- Soit; usez de la maison comme de la votre. Aramis sonna et donna l'ordre de seller le cheval que choisirait M. d'Artagnan. D'Artagnan suivit le serviteur charge de l'execution de cet ordre. Arrive a la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer d'Artagnan. Dans ce moment son oeil rencontra l'oeil de son maitre. Un froncement de sourcils fit comprendre a l'intelligent espion que l'on donnait a d'Artagnan ce qu'il avait a faire. D'Artagnan monta a cheval; Aramis entendit le bruit des fers qui battaient le pave. Un instant apres, le serviteur rentra. -- Eh bien? demanda l'eveque. -- Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers la mer, dit le serviteur. -- Bien! dit Aramis. En effet, d'Artagnan, chassant tout soupcon, courait vers l'ocean, esperant toujours voir dans les landes ou sur la greve la colossale silhouette de son ami Porthos. D'Artagnan s'obstinait a reconnaitre des pas de cheval dans chaque flaque d'eau. Quelquefois il se figurait entendre la detonation d'une arme a feu. Cette illusion dura trois heures. Pendant deux heures, d'Artagnan chercha Porthos. Pendant la troisieme, il revint a la maison. -- Nous nous serons croises, dit-il, et je vais trouver les deux convives attendant mon retour. D'Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas plus Porthos a l'eveche qu'il ne l'avait trouve sur le bord du canal. Aramis l'attendait au haut de l'escalier avec une mine desesperee. -- Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher d'Artagnan? cria-t-il du plus loin qu'il apercut le mousquetaire. -- Non. Auriez-vous fait courir apres moi? -- Desole, mon cher ami, desole de vous avoir fait courir inutilement; mais, vers sept heures, l'aumonier de Saint-Paterne est venu; il avait rencontre du Vallon qui s'en allait et qui, n'ayant voulu reveiller personne a l'eveche, l'avait charge de me dire que, craignant que M. Getard ne lui fit quelque mauvais tour en son absence, il allait profiter de la maree du matin pour faire un tour a Belle-Ile. -- Mais, dites-moi, Goliath n'a pas traverse les quatre lieues de mer, ce me semble? -- Il y en a bien six, dit Aramis. -- Encore moins, alors. -- Aussi, cher ami, dit le prelat avec un doux sourire, Goliath est a l'ecurie, fort satisfait meme, j'en reponds, de n'avoir plus Porthos sur le dos. En effet, le cheval avait ete ramene du relais par les soins du prelat, a qui aucun detail n'echappait. D'Artagnan parut on ne peut plus satisfait de l'explication. Il commencait un role de dissimulation qui convenait parfaitement aux soupcons qui s'accentuaient de plus en plus dans son esprit. Il dejeuna entre le jesuite et Aramis, ayant le dominicain en face de lui et souriant particulierement au dominicain, dont la bonne grosse figure lui revenait assez. Le repas fut long et somptueux; d'excellent vin d'Espagne, de belles huitres du Morbihan, les poissons exquis de l'embouchure de la Loire, les enormes chevrettes de Paimboeuf et le gibier delicat des bruyeres en firent les frais. D'Artagnan mangea beaucoup et but peu. Aramis ne but pas du tout, ou du moins ne but que de l'eau. Puis apres le dejeuner: -- Vous m'avez offert une arquebuse? dit d'Artagnan. -- Oui. -- Pretez-la-moi. -- Vous voulez chasser? -- En attendant Porthos, c'est ce que j'ai de mieux a faire, je crois. -- Prenez celle que vous voudrez au trophee. -- Venez-vous avec moi? -- Helas! cher ami, ce serait avec grand plaisir, mais la chasse est defendue aux eveques. -- Ah! dit d'Artagnan, je ne savais pas. -- D'ailleurs, continua Aramis, j'ai affaire jusqu'a midi. -- J'irai donc seul? dit d'Artagnan. -- Helas! oui! mais revenez diner surtout. -- Pardieu! on mange trop bien chez vous pour que je n'y revienne pas. Et la-dessus d'Artagnan quitta son hote, salua les convives, prit son arquebuse, mais, au lieu de chasser, courut tout droit au petit port de Vannes. Il regarda en vain si on le suivait; il ne vit rien ni personne. Il freta un petit batiment de peche pour vingt-cinq livres et partit a onze heures et demie, convaincu qu'on ne l'avait pas suivi. On ne l'avait pas suivi, c'etait vrai. Seulement, un frere jesuite, place au haut du clocher de son eglise, n'avait pas, depuis le matin, a l'aide d'une excellente lunette, perdu un seul de ses pas. A onze heures trois quarts, Aramis etait averti que d'Artagnan voguait vers Belle-Ile. Le voyage de d'Artagnan fut rapide: un bon vent nord-nord-est le poussait vers Belle-Ile. Au fur et a mesure qu'il approchait, ses yeux interrogeaient la cote. Il cherchait a voir, soit sur le rivage, soit au-dessus des fortifications, l'eclatant habit de Porthos et sa vaste stature se detachant sur un ciel legerement nuageux. D'Artagnan cherchait inutilement; il debarqua sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat interroge par lui que M. du Vallon n'etait point encore revenu de Vannes. Alors, sans perdre un instant, d'Artagnan ordonna a sa petite barque de mettre le cap sur Sarzeau. On sait que le vent tourne avec les differentes heures de la journee; le vent etait passe du nord-nord-est au sud-est; le vent etait donc presque aussi bon pour le retour a Sarzeau qu'il l'avait ete pour le voyage de Belle-Ile. En trois heures, d'Artagnan eut touche le continent; deux autres heures lui suffirent pour gagner Vannes. Malgre la rapidite de la course, ce que d'Artagnan devora d'impatience et de depit pendant cette traversee, le pont seul du bateau sur lequel il trepigna pendant trois heures pourrait le raconter a l'histoire. D'Artagnan ne fit qu'un bond du quai ou il etait debarque au palais episcopal. Il comptait terrifier Aramis par la promptitude de son retour, et il voulait lui reprocher sa duplicite, avec reserve toutefois, mais avec assez d'esprit neanmoins pour lui en faire sentir toutes les consequences et lui arracher une partie de son secret. Il esperait enfin, grace a cette verve d'expression qui est aux mysteres ce que la charge a la baionnette est aux redoutes, enlever le mysterieux Aramis jusqu'a une manifestation quelconque. Mais il trouva dans le vestibule du palais le valet de chambre qui lui fermait le passage tout en lui souriant d'un air beat. -- Monseigneur? cria d'Artagnan en essayant de l'ecarter de la main. Un instant ebranle, le valet reprit son aplomb. -- Monseigneur? fit-il. -- Eh! oui, sans doute; ne me reconnais-tu pas, imbecile? -- Si fait; vous etes le chevalier d'Artagnan. -- Alors, laisse-moi passer. -- Inutile. -- Pourquoi inutile? -- Parce que Sa Grandeur n'est point chez elle. -- Comment, Sa Grandeur n'est point chez elle! Mais ou est-elle donc? -- Partie. -- Partie? -- Oui. -- Pour ou? -- Je n'en sais rien; mais peut-etre le dit-elle a Monsieur le chevalier. -- Comment? ou cela? de quelle facon? -- Dans cette lettre qu'elle m'a remise pour Monsieur le chevalier. Et le valet de chambre tira une lettre de sa poche. -- Eh! donne donc, maroufle! fit d'Artagnan en la lui arrachant des mains. Oh! oui, continua d'Artagnan a la premiere ligne; oui, je comprends. Et il lut a demi-voix: "Cher ami, Une affaire des plus urgentes m'appelle dans une des paroisses de mon diocese. J'esperais vous voir avant de partir; mais je perds cet espoir en songeant que vous allez sans doute rester deux ou trois jours a Belle-Ile avec notre cher Porthos. Amusez-vous bien, mais n'essayez pas de lui tenir tete a table; c'est un conseil que je n'eusse pas donne, meme a Athos, dans son plus beau et son meilleur temps. Adieu, cher ami; croyez bien que j'en suis aux regrets de n'avoir pas mieux et plus longtemps profite de votre excellente compagnie." -- Mordioux! s'ecria d'Artagnan, je suis joue. Ah! pecore, brute, triple sot que je suis! mais rira bien qui rira le dernier oh! dupe, dupe comme un singe a qui on donne une noix vide! Et, bourrant un coup de poing sur le museau toujours riant du valet de chambre, il s'elanca hors du palais episcopal. Furet, si bon trotteur qu'il fut, n'etait plus a la hauteur des circonstances. D'Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit un cheval auquel il fit voir, avec de bons eperons et une main legere que les cerfs ne sont point les plus agiles coureurs de la creation. Chapitre LXXIV -- Ou d'Artagnan court, ou Porthos ronfle, ou Aramis conseille Trente a trente-cinq heures apres les evenements que nous venons de raconter, comme M. Fouquet, selon son habitude, ayant interdit sa porte, travaillait dans ce cabinet de sa maison de Saint-Mande que nous connaissons deja, un carrosse attele de quatre chevaux ruisselant de sueur entra au galop dans la cour. Ce carrosse etait probablement attendu, car trois ou quatre laquais se precipiterent vers la portiere, qu'ils ouvrirent tandis que M. Fouquet se levait de son bureau et courait lui-meme a la fenetre. Un homme sortit peniblement du carrosse, descendant avec difficulte les trois degres du marchepied et s'appuyant sur l'epaule des laquais. A peine eut-il dit son nom, que celui sur l'epaule duquel il ne s'appuyait point s'elanca vers le perron et disparut dans le vestibule. Cet homme courait prevenir son maitre; mais il n'eut pas besoin de frapper a la porte. Fouquet etait debout sur le seuil. -- Mgr l'eveque de Vannes! dit le laquais. -- Bien! dit Fouquet. Puis, se penchant sur la rampe de l'escalier, dont Aramis commencait a monter les premiers degres: -- Vous, cher ami, dit-il, vous si tot! -- Oui, moi-meme, monsieur; mais moulu, brise, comme vous voyez. -- Oh! pauvre cher, dit Fouquet en lui presentant son bras sur lequel Aramis s'appuya, tandis que les serviteurs s'eloignerent avec respect. -- Bah! repondit Aramis, ce n'est rien, puisque me voila; le principal etait que j'arrivasse, et me voila arrive. -- Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte du cabinet derriere Aramis et lui. -- Sommes-nous seuls? -- Oui, parfaitement seuls. -- Nul ne peut nous ecouter? nul ne peut nous entendre? -- Soyez donc tranquille. -- M. du Vallon est arrive? -- Oui. -- Et vous avez recu ma lettre? -- Oui, l'affaire est grave, a ce qu'il parait, puisqu'elle necessite votre presence a Paris, dans un moment ou votre presence etait si urgente la-bas. -- Vous avez raison, on ne peut plus grave. -- Merci, merci! De quoi s'agit-il? Mais, pour Dieu, et avant toute chose, respirez, cher ami; vous etes pale a faire fremir! -- Je souffre, en effet; mais, par grace! ne faites pas attention a moi. M. du Vallon ne vous a-t-il rien dit en vous remettant sa lettre? -- Non: j'ai entendu un grand bruit, je me suis mis a la fenetre; j'ai vu, au pied du perron, une espece de cavalier de marbre; je suis descendu, il m'a tendu la lettre, et son cheval est tombe mort. -- Mais lui? -- Lui est tombe avec le cheval; on l'a enleve pour le porter dans les appartements; la lettre lue, j'ai voulu monter pres de lui pour avoir de plus amples nouvelles: mais il etait endormi de telle facon qu'il a ete impossible de le reveiller. J'ai eu pitie de lui, et j'ai ordonne qu'on lui otat ses bottes et qu'on le laissat tranquille. -- Bien; maintenant, voici ce dont il s'agit, monseigneur. Vous avez vu M. d'Artagnan a Paris, n'est-ce pas? -- Certes, et c'est un homme d'esprit et meme un homme de coeur, bien qu'il m'ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d'Emerys. -- Helas! oui, je le sais; j'ai rencontre a Tours le courrier qui m'apportait la lettre de Gourville et les depeches de Pellisson. Avez-vous bien reflechi a cet evenement, monsieur? -- Oui. -- Et vous avez compris que c'etait une attaque directe a votre souverainete? -- Croyez-vous? -- Oh! oui, je le crois. -- Eh bien! je vous l'avouerai, cette sombre idee m'est venue, a moi aussi. -- Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du Ciel, ecoutez bien... j'en reviens a d'Artagnan. -- J'ecoute. -- Dans quelle circonstance l'avez-vous vu? -- Il est venu chercher de l'argent. -- Avec quelle ordonnance? -- Avec un bon du roi. -- Direct? -- Signe de Sa Majeste. -- Voyez-vous! Eh bien! d'Artagnan est venu a Belle-Ile; il etait deguise, il passait pour un intendant quelconque charge par son maitre d'acheter des salines. Or, d'Artagnan n'a pas d'autre maitre que le roi; il venait donc comme envoye du roi. Il a vu Porthos. -- Qu'est-ce que Porthos? -- Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon a Belle-Ile, et il sait, comme vous et moi, que Belle-Ile est fortifiee. -- Et vous croyez que le roi l'aurait envoye? dit Fouquet tout pensif. -- Assurement. -- Et d'Artagnan aux mains du roi est un instrument dangereux? -- Le plus dangereux de tous. -- Je l'ai donc bien juge du premier coup d'oeil. -- Comment cela? -- J'ai voulu me l'attacher. -- Si vous avez juge que ce fut l'homme de France le plus brave, le plus fin et le plus adroit, vous l'avez bien juge. -- Il faut donc l'avoir a tout prix! -- D'Artagnan? -- N'est-ce pas votre avis? -- C'est mon avis; mais vous ne l'aurez pas. -- Pourquoi? -- Parce que nous avons laisse passer le temps. Il etait en dissentiment avec la cour, il fallait profiter de ce dissentiment; depuis il a passe en Angleterre, depuis il a puissamment contribue a la restauration, depuis il a gagne une fortune, depuis enfin il est rentre au service du roi. Eh bien! s'il est rentre au service du roi, c'est qu'on lui a bien paye ce service. -- Nous le paierons davantage, voila tout. -- Oh! monsieur, permettez; d'Artagnan a une parole, et, une fois engagee, cette parole demeure ou elle est. -- Que concluez-vous de cela? dit Fouquet avec inquietude. -- Que pour le moment il s'agit de parer un coup terrible. -- Et comment le parez-vous? -- Attendez... d'Artagnan va venir rendre compte au roi de sa mission. -- Oh! nous avons le temps d'y penser. -- Comment cela? -- Vous avez bonne avance sur lui, je presume? -- Dix heures a peu pres. -- Eh bien! en dix heures... Aramis secoua sa tete pale. -- Voyez ces nuages qui courent au ciel, ces hirondelles qui fendent l'air: d'Artagnan va plus vite que le nuage et que l'oiseau; d'Artagnan, c'est le vent qui les emporte. -- Allons donc! -- Je vous dis que c'est quelque chose de surhumain que cet homme, monsieur; il est de mon age, et je le connais depuis trente-cinq ans. -- Eh bien? -- Eh bien! ecoutez mon calcul, monsieur: je vous ai expedie M. du Vallon a deux heures de la nuit; M. du Vallon avait huit heures d'avance sur moi. Quand M. du Vallon est-il arrive? -- Voila quatre heures, a peu pres. -- Vous voyez bien, j'ai gagne quatre heures sur lui, et cependant c'est un rude cavalier que Porthos, et cependant il a tue sur la route huit chevaux dont j'ai retrouve les cadavres. Moi, j'ai couru la poste cinquante lieues, mais j'ai la goutte, la gravelle, que sais-je? de sorte que la fatigue me tue. J'ai du descendre a Tours; depuis, roulant en carrosse a moitie mort, a moitie verse, souvent traine sur les flancs, parfois sur le dos de la voiture, toujours au galop de quatre chevaux furieux, je suis arrive, arrive gagnant quatre heures sur Porthos; mais, voyez-vous, d'Artagnan ne pese pas trois cents livres comme Porthos, d'Artagnan n'a pas la goutte et la gravelle comme moi: ce n'est pas un cavalier, c'est un centaure; d'Artagnan, voyez-vous, parti pour Belle-Ile quand je partais pour Paris, d'Artagnan, malgre dix heures d'avance que j'ai sur lui, d'Artagnan arrivera deux heures apres moi. -- Mais enfin, les accidents? -- Il n'y a pas d'accidents pour lui. -- Si les chevaux manquent? -- Il courra plus vite que les chevaux. -- Quel homme, bon Dieu! -- Oui, c'est un homme que j'aime et que j'admire; je l'aime, parce qu'il est bon, grand, loyal; je l'admire, parce qu'il represente pour moi le point culminant de la puissance humaine; mais, tout en l'aimant, tout en l'admirant, je le crains et je le prevois. Donc, je me resume, monsieur: dans deux heures, d'Artagnan sera ici; prenez les devants, courez au Louvre, voyez le roi avant qu'il voie d'Artagnan. -- Que dirai-je au roi? -- Rien; donnez-lui Belle-Ile. -- Oh! monsieur d'Herblay, monsieur d'Herblay! s'ecria Fouquet, que de projets manques tout a coup! -- Apres un projet avorte, il y a toujours un autre projet que l'on peut mener a bien! Ne desesperons jamais, et allez, monsieur, allez vite. -- Mais cette garnison si soigneusement triee, le roi la fera changer tout de suite. -- Cette garnison, monsieur, etait au roi quand elle entra dans Belle-Ile; elle est a vous aujourd'hui: il en sera de meme pour toutes les garnisons apres quinze jours d'occupation. Laissez faire, monsieur. Voyez-vous inconvenient a avoir une armee a vous au bout d'un an au lieu d'un ou deux regiments? Ne voyez-vous pas que votre garnison d'aujourd'hui vous fera des partisans a La Rochelle, a Nantes, a Bordeaux, a Toulouse, partout ou on l'enverra? "Allez au roi, monsieur, allez, le temps s'ecoule, et d'Artagnan, pendant que nous perdons notre temps, vole comme une fleche sur le grand chemin. -- Monsieur d'Herblay, vous savez que toute parole de vous est un germe qui fructifie dans ma pensee; je vais au Louvre. -- A l'instant meme, n'est-ce pas? -- Je ne vous demande que le temps de changer d'habits. -- Rappelez-vous que d'Artagnan n'a pas besoin de passer par Saint-Mande, lui, mais qu'il se rendra tout droit au Louvre; c'est une heure a retrancher sur l'avance qui nous reste. -- D'Artagnan peut tout avoir, excepte mes chevaux anglais; je serai au Louvre dans vingt-cinq minutes. Et, sans perdre une seconde, Fouquet commanda le depart. Aramis n'eut que le temps de lui dire: -- Revenez aussi vite que vous serez parti, car je vous attends avec impatience. Cinq minutes apres, le surintendant volait vers Paris. Pendant ce temps, Aramis se faisait indiquer la chambre ou reposait Porthos. A la porte du cabinet de Fouquet, il fut serre dans les bras de Pellisson, qui venait d'apprendre son arrivee et quittait les bureaux pour le voir. Aramis recut, avec cette dignite amicale qu'il savait si bien prendre, ces caresses aussi respectueuses qu'empressees; mais tout a coup, s'arretant sur le palier: -- Qu'entends-je la-haut? demanda-t-il. On entendait, en effet, un rauquement sourd pareil a celui d'un tigre affame ou d'un lion impatient. -- Oh! ce n'est rien, dit Pellisson en souriant. -- Mais enfin?... -- C'est M. du Vallon qui ronfle. -- En effet, dit Aramis, il n'y avait que lui capable de faire un tel bruit. Vous permettez, Pellisson, que je m'informe s'il ne manque de rien? -- Et vous, permettez-vous que je vous accompagne? -- Comment donc! Tous deux entrerent dans la chambre. Porthos etait etendu sur un lit, la face violette plutot que rouge, les yeux gonfles, la bouche beante. Ce rugissement qui s'echappait des profondes cavites de sa poitrine faisait vibrer les carreaux des fenetres. A ses muscles tendus et sculptes en saillie sur sa face, a ses cheveux colles de sueur, aux energiques soulevements de son menton et de ses epaules, on ne pouvait refuser une certaine admiration: la force poussee a ce point, c'est presque de la divinite. Les jambes et les pieds herculeens de Porthos avaient, en se gonflant, fait craquer ses bottes de cuir; toute la force de son enorme corps s'etait convertie en une rigidite de pierre. Porthos ne remuait pas plus que le geant de granit couche dans la plaine d'Agrigente. Sur l'ordre de Pellisson, un valet de chambre s'occupa de couper les bottes de Porthos, car nulle puissance au monde n'eut pu les lui arracher. Quatre laquais y avaient essaye en vain, tirant a eux comme des cabestans. Ils n'avaient pas meme reussi a reveiller Porthos. On lui enleva ses bottes par lanieres, et ses jambes retomberent sur le lit; on lui coupa le reste de ses habits, on le porta dans un bain, on l'y laissa une heure, puis on le revetit de linge blanc et on l'introduisit dans un lit bassine, le tout avec des efforts et des peines qui eussent incommode un mort, mais qui ne firent pas meme ouvrir l'oeil a Porthos et n'interrompirent pas une seconde l'orgue formidable de ses ronflements. Aramis voulait, de son cote, nature seche et nerveuse, armee d'un courage exquis, braver aussi la fatigue et travailler avec Gourville et Pellisson; mais il s'evanouit sur la chaise ou il s'etait obstine a rester. On l'enleva pour le porter dans une chambre voisine, ou le repos du lit ne tarda point a provoquer le calme de la tete. Chapitre LXXV -- Ou M. Fouquet agit Cependant Fouquet courait vers le Louvre au grand galop de son attelage anglais. Le roi travaillait avec Colbert. Tout a coup le roi demeura pensif. Ces deux arrets de mort qu'il avait signes en montant sur le trone lui revenaient parfois en memoire. C'etaient deux taches de deuil qu'il voyait les yeux ouverts; deux taches de sang qu'il voyait les yeux fermes. -- Monsieur, dit-il tout a coup a l'intendant, il me semble parfois que ces deux hommes que vous avez fait condamner n'etaient pas de bien grands coupables. -- Sire, ils avaient ete choisis dans le troupeau des traitants, qui avait besoin d'etre decime. -- Choisis par qui? -- Par la necessite, Sire, repondit froidement Colbert. -- La necessite! grand mot! murmura le jeune roi. -- Grande deesse, Sire. -- C'etaient des amis fort devoues au surintendant, n'est-ce pas? -- Oui, Sire, des amis qui eussent donne leur vie pour M. Fouquet. -- Ils l'ont donnee, monsieur, dit le roi. -- C'est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce qui n'etait pas leur intention. -- Combien ces hommes avaient-ils dilapide d'argent? -- Dix millions peut-etre, dont six ont ete confisques sur eux. -- Et cet argent est dans mes coffres? demanda le roi avec un certain sentiment de repugnance. -- Il y est, Sire; mais cette confiscation, tout en menacant M. Fouquet, ne l'a point atteint. -- Vous concluez, monsieur Colbert?... -- Que si M. Fouquet a souleve contre Votre Majeste une troupe de factieux pour arracher ses amis au supplice, il soulevera une armee quand il s'agira de se soustraire lui-meme au chatiment. Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre d'un eclair d'orage; un de ces regards qui vont illuminer les tenebres des plus profondes consciences. -- Je m'etonne, dit-il, que, pensant sur M. Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas me donner un avis. -- Quel avis, Sire? -- Dites-moi d'abord, clairement et precisement, ce que vous pensez, monsieur Colbert. -- Sur quoi? -- Sur la conduite de M. Fouquet. -- Je pense, Sire, que M. Fouquet, non content d'attirer a lui l'argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver par-la Votre Majeste d'une partie de sa puissance, veut encore attirer a lui tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce qu'enfin les faineants appellent la poesie, et les politiques la corruption; je pense qu'en soudoyant les sujets de Votre Majeste il empiete sur la prerogative royale, et ne peut, si cela continue ainsi, tarder a releguer Votre Majeste parmi les faibles et les obscurs. -- Comment qualifie-t-on tous ces projets, monsieur Colbert? -- Les projets de M. Fouquet, Sire? -- Oui. -- On les nomme crimes de lese-majeste. -- Et que fait-on aux criminels de lese-majeste? -- On les arrete, on les juge, on les punit. -- Vous etes bien sur que M. Fouquet a concu la pensee du crime que vous lui imputez? -- Je dirai plus, Sire, il y a eu chez lui commencement d'execution. -- Eh bien! j'en reviens a ce que je disais, monsieur Colbert. -- Et vous disiez, Sire? -- Donnez-moi un conseil. -- Pardon, Sire, mais auparavant j'ai encore quelque chose a ajouter. -- Dites. -- Une preuve evidente, palpable, materielle de trahison. -- Laquelle? -- Je viens d'apprendre que M. Fouquet fait fortifier Belle-Ile- en-Mer. -- Ah! vraiment! -- Oui, Sire. -- Vous en etes sur? -- Parfaitement; savez-vous, Sire, ce qu'il y a de soldats a Belle-Ile? -- Non, ma foi; et vous? -- Je l'ignore, Sire, je voulais donc proposer a Votre Majeste d'envoyer quelqu'un a Belle-Ile. -- Qui cela? -- Moi, par exemple. -- Qu'iriez-vous faire a Belle-Ile? -- M'informer s'il est vrai qu'a l'exemple des anciens seigneurs feodaux, M. Fouquet fait creneler ses murailles. -- Et dans quel but ferait-il cela? -- Dans le but de se defendre un jour contre son roi. -- Mais s'il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite comme vous disiez: il faut arreter M. Fouquet. -- Impossible! -- Je croyais vous avoir deja dit, monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service. -- Le service de Votre Majeste ne peut empecher M. Fouquet d'etre surintendant general. -- Eh bien? -- Et que par consequent, par cette charge, il n'ait pour lui tout le Parlement, comme il a toute l'armee par ses largesses, toute la litterature par ses graces, toute la noblesse par ses presents. -- C'est-a-dire alors que je ne puis rien contre M. Fouquet? -- Rien absolument, du moins a cette heure, Sire. -- Vous etes un conseiller sterile, monsieur Colbert. -- Oh! non pas, Sire, car je ne me bornerai plus a montrer le peril a Votre Majeste. -- Allons donc! Par ou peut-on saper le colosse? Voyons! Et le roi se mit a rire avec amertume. -- Il a grandi par l'argent, tuez-le par l'argent, Sire. -- Si je lui enlevais sa charge? -- Mauvais moyen. -- Le bon, le bon alors? -- Ruinez-le, Sire, je vous le dis. -- Comment cela? -- Les occasions ne vous manqueront pas, profitez de toutes les occasions. -- Indiquez-les moi. -- En voici une d'abord. Son Altesse Royale Monsieur va se marier, ses noces doivent etre magnifiques. C'est une belle occasion pour votre Majeste de demander un million a M. Fouquet; M. Fouquet, qui paie vingt mille livres d'un coup, lorsqu'il n'en doit que cinq, trouvera facilement ce million quand le demandera Votre Majeste. -- C'est bien, je le lui demanderai, fit Louis XIV. -- Si Votre Majeste veut signer l'ordonnance, je ferai prendre l'argent moi-meme. Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui presenta une plume. En ce moment, l'huissier entrouvrit la porte et annonca M. le surintendant. Louis palit. Colbert laissa tomber la plume et s'ecarta du roi sur lequel il etendait ses ailes noires de mauvais ange. Le surintendant fit son entree en homme de cour, a qui un seul coup d'oeil suffit pour apprecier une situation. Cette situation n'etait pas rassurante pour Fouquet, quelle que fut la conscience de sa force. Le petit oeil noir de Colbert, dilate par l'envie, et l'oeil limpide de Louis XIV, enflamme par la colere, signalaient un danger pressant. Les courtisans sont, pour les bruits de cour, comme les vieux soldats qui distinguent, a travers les rumeurs du vent et des feuillages, le retentissement lointain des pas d'une troupe armee; ils peuvent, apres avoir ecoute, dire a peu pres combien d'hommes marchent, combien d'armes resonnent, combien de canons roulent. Fouquet n'eut donc qu'a interroger le silence qui s'etait fait a son arrivee: il le trouva gros de menacantes revelations. Le roi lui laissa tout le temps de s'avancer jusqu'au milieu de la chambre. Sa pudeur adolescente lui commandait cette abstention du moment. Fouquet saisit hardiment l'occasion. -- Sire, dit-il, j'etais impatient de voir Votre Majeste. -- Et pourquoi? demanda Louis. -- Pour lui annoncer une bonne nouvelle. Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du coeur, ressemblait en beaucoup de points a Fouquet. Meme penetration, meme habitude des hommes. De plus, cette grande force de contraction, qui donne aux hypocrites le temps de reflechir et de se ramasser pour prendre du ressort. Il devina que Fouquet marchait au-devant du coup qu'il allait lui porter. Ses yeux brillerent. -- Quelle nouvelle? demanda le roi. Fouquet deposa un rouleau de papier sur la table. -- Que Votre Majeste veuille bien jeter les yeux sur ce travail, dit-il. Le roi deplia lentement le rouleau. -- Des plans? dit-il. -- Oui, Sire. -- Et quels sont ces plans? -- Une fortification nouvelle, Sire. -- Ah! ah! fit le roi, vous vous occupez donc de tactique et de strategie, monsieur Fouquet. -- Je m'occupe de tout ce qui peut etre utile au regne de Votre Majeste, repliqua Fouquet. -- Belles images! dit le roi en regardant le dessin. -- Votre Majeste comprend sans doute, dit Fouquet en s'inclinant sur le papier: ici est la ceinture de murailles, la les forts, la les ouvrages avances. -- Et que vois-je la, monsieur? -- La mer. -- La mer tout autour? -- Oui, Sire. -- Et quelle est donc cette place dont vous me montrez le plan? -- Sire, c'est Belle-Ile-en-Mer, repondit Fouquet avec simplicite. A ce mot, a ce nom, Colbert fit un mouvement si marque que le roi se retourna pour lui recommander la reserve. Fouquet ne parut pas s'etre emu le moins du monde du mouvement de Colbert, ni du signe du roi. -- Monsieur, continua Louis, vous avez donc fait fortifier Belle- Ile? -- Oui, Sire, et j'en apporte les devis et les comptes a Votre Majeste, repliqua Fouquet; j'ai depense seize cent mille livres a cette operation. -- Pour quoi faire? repliqua froidement Louis qui avait puise de l'initiative dans un regard haineux de l'intendant. -- Pour un but assez facile a saisir, repondit Fouquet, Votre Majeste etait en froid avec la Grande-Bretagne. -- Oui; mais depuis la restauration du roi Charles II, j'ai fait alliance avec elle. -- Depuis un mois, Sire, Votre Majeste l'a bien dit; mais il y a pres de six mois que les fortifications de Belle-Ile sont commencees. -- Alors elles sont devenues inutiles. -- Sire, des fortifications ne sont jamais inutiles. J'avais fortifie Belle-Ile contre MM. Monck et Lambert et tous ces bourgeois de Londres qui jouaient au soldat. Belle-Ile se trouvera toute fortifiee contre les Hollandais a qui ou l'Angleterre ou Votre Majeste ne peut manquer de faire la guerre. Le roi se tut encore une fois et regarda en dessous Colbert. -- Belle-Ile, je crois, ajouta Louis, est a vous, monsieur Fouquet? -- Non, Sire. -- A qui donc alors? -- A Votre Majeste. Colbert fut saisi d'effroi comme si un gouffre se fut ouvert sous ses pieds. Louis tressaillit d'admiration, soit pour le genie, soit pour le devouement de Fouquet. -- Expliquez-vous, monsieur, dit-il. -- Rien de plus facile, Sire; Belle-Ile est une terre a moi; je l'ai fortifiee de mes deniers; mais comme rien au monde ne peut s'opposer a ce qu'un sujet fasse un humble present a son roi, j'offre a Votre Majeste la propriete de la terre dont elle me laissera l'usufruit. Belle-Ile, place de guerre, doit etre occupee par le roi; Sa Majeste, desormais, pourra y tenir une sure garnison. Colbert se laissa presque entierement aller sur le parquet glissant. Il eut besoin, pour ne pas tomber, de se tenir aux colonnes de la boiserie. -- C'est une grande habilete d'homme de guerre que vous avez temoignee la, monsieur, dit Louis XIV. -- Sire, l'initiative n'est pas venue de moi, repondit Fouquet; beaucoup d'officiers me l'ont inspiree; les plans eux-memes ont ete faits par un ingenieur des plus distingues. -- Son nom? -- M. du Vallon. -- M. du Vallon? reprit Louis. Je ne le connais pas. Il est facheux, monsieur Colbert, continua-t-il, que je ne connaisse pas le nom des hommes de talent qui honorent mon regne. Et en disant ces mots, il se retourna vers Colbert. Celui-ci se sentait ecrase, la sueur lui coulait du front, aucune parole ne se presentait a ses levres, il souffrait un martyre inexprimable. -- Vous retiendrez ce nom, ajouta Louis XIV. Colbert s'inclina, plus pale que ses manchettes de dentelles de Flandre. Fouquet continua: -- Les maconneries sont de mastic romain; des architectes me l'ont compose d'apres les relations de l'Antiquite. -- Et les canons? demanda Louis. -- Oh! Sire, ceci regarde Votre Majeste, il ne m'appartient pas de mettre des canons chez moi, sans que Votre Majeste m'ait dit qu'elle etait chez elle. Louis commencait a flotter indecis entre la haine que lui inspirait cet homme si puissant et la pitie que lui inspirait cet autre homme abattu, qui lui semblait la contrefacon du premier. Mais la conscience de son devoir de roi l'emporta sur les sentiments de l'homme. Il allongea son doigt sur le papier. -- Ces plans ont du vous couter beaucoup d'argent a executer? dit- il. -- Je croyais avoir eu l'honneur de dire le chiffre a Votre Majeste. -- Redites, je l'ai oublie. -- Seize cent mille livres. -- Seize cent mille livres! Vous etes enormement riche, monsieur Fouquet. -- C'est Votre Majeste qui est riche, dit le surintendant, puisque Belle-Ile est a elle. -- Oui, merci; mais si riche que je sois, monsieur Fouquet... Le roi s'arreta. -- Eh bien! Sire?... demanda le surintendant. -- Je prevois le moment ou je manquerai d'argent. -- Vous, Sire? -- Oui, moi. -- Et a quel moment donc? -- Demain, par exemple. -- Que Votre Majeste me fasse l'honneur de s'expliquer. -- Mon frere epouse Madame d'Angleterre. -- Eh bien, Sire? -- Eh bien! je dois faire a la jeune princesse une reception digne de la petite-fille de Henri IV. -- C'est trop juste, Sire. -- J'ai donc besoin d'argent. -- Sans doute. -- Et il me faudrait... Louis XIV hesita. La somme qu'il avait a demander etait juste celle qu'il avait ete oblige de refuser a Charles II. Il se tourna vers Colbert pour qu'il donnat le coup. -- Il me faudrait demain... repeta-t-il en regardant Colbert. -- Un million, dit brutalement celui-ci enchante de reprendre sa revanche. Fouquet tournait le dos a l'intendant pour ecouter le roi. Il ne se retourna meme point et attendit que le roi repetat ou plutot murmurat: -- Un million. -- Oh! Sire, repondit dedaigneusement Fouquet, un million! que fera Votre Majeste avec un million? -- Il me semble cependant... dit Louis XIV. -- C'est ce qu'on depense aux noces du plus petit prince d'Allemagne. -- Monsieur... -- Il faut deux millions au moins a Votre Majeste. Les chevaux seuls emporteront cinq cent mille livres. J'aurai l'honneur d'envoyer ce soir seize cent mille livres a Votre Majeste. -- Comment, dit le roi, seize cent mille livres! -- Attendez, Sire, repondit Fouquet sans meme se retourner vers Colbert, je sais qu'il manque quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de l'intendance (et par-dessus son epaule il montrait du pouce Colbert, qui palissait derriere lui), mais ce monsieur de l'intendance... a dans sa caisse neuf cent mille livres a moi. Le roi se retourna pour regarder Colbert. -- Mais... dit celui-ci. -- Monsieur, poursuivit Fouquet toujours parlant indirectement a Colbert, Monsieur a recu il y a huit jours seize cent mille livres; il a paye cent mille livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hopitaux, vingt-cinq mille aux Suisses, cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix mille aux menus frais; je ne me trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent. Alors, se tournant a demi vers Colbert, comme fait un chef dedaigneux vers son inferieur: -- Ayez soin, monsieur, dit-il, que ces neuf cent mille livres soient remises ce soir en or a Sa Majeste. -- Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille livres? -- Sire, les cinq cent mille livres de plus seront la monnaie de poche de Son Altesse Royale. Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir, avant huit heures. Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le surintendant fit a reculons sa sortie sans honorer d'un seul regard l'envieux auquel il venait de raser a moitie la tete. Colbert dechira de rage son point de Flandre et mordit ses levres jusqu'au sang. Fouquet n'etait pas a la porte du cabinet que l'huissier, passant a cote de lui, cria: -- Un courrier de Bretagne pour Sa Majeste. -- M. d'Herblay avait raison, murmura Fouquet en tirant sa montre: une heure cinquante-cinq minutes. Il etait temps! Chapitre LXXVI -- Ou d'Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine Le lecteur sait d'avance qui l'huissier annoncait en annoncant le messager de Bretagne. Ce messager, il etait facile de le reconnaitre. C'etait d'Artagnan, l'habit poudreux, le visage enflamme, les cheveux degouttants de sueur, les jambes roidies; il levait peniblement les pieds a la hauteur de chaque marche sur laquelle resonnaient ses eperons ensanglantes. Il apercut sur le seuil, au moment ou il le franchissait, le surintendant. Fouquet salua avec un sourire celui qui, une heure plus tot, lui amenait la ruine ou la mort. D'Artagnan trouva dans sa bonte d'ame et dans son inepuisable vigueur corporelle assez de presence d'esprit pour se rappeler le bon accueil de cet homme; il le salua donc aussi, bien plutot par bienveillance et par compassion que par respect. Il se sentit sur les levres ce mot qui tant de fois avait ete repete au duc de Guise: "Fuyez!" Mais prononcer ce mot, c'eut ete trahir une cause; dire ce mot dans le cabinet du roi et devant un huissier, c'eut ete se perdre gratuitement sans sauver personne. D'Artagnan se contenta donc de saluer Fouquet sans lui parler et entra. En ce moment meme, le roi flottait entre la surprise ou venaient de le jeter les dernieres paroles de Fouquet et le plaisir du retour de d'Artagnan. Sans etre courtisan, d'Artagnan avait le regard aussi sur et aussi rapide que s'il l'eut ete. Il lut en entrant l'humiliation devorante imprimee au front de Colbert. Il put meme entendre ces mots que lui disait le roi: -- Ah! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf cent mille livres a la surintendance? Colbert, suffoque, s'inclinait sans repondre. Toute cette scene entra donc dans l'esprit de d'Artagnan par les yeux et par les oreilles a la fois. Le premier mot de Louis XIV a son mousquetaire, comme s'il eut voulu faire opposition a ce qu'il disait en ce moment, fut un bonjour affectueux. Puis son second un conge a Colbert. Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et chancelant, tandis que d'Artagnan retroussait les crocs de sa moustache. -- J'aime a voir dans ce desordre un de mes serviteurs, dit le roi, admirant la martiale souillure des habits de son envoye. -- En effet, Sire, dit d'Artagnan, j'ai cru ma presence assez urgente au Louvre pour me presenter ainsi devant vous. -- Vous m'apportez donc de grandes nouvelles, monsieur? demanda le roi en souriant. -- Sire, voici la chose en deux mots: Belle-Ile est fortifiee, admirablement fortifiee; Belle-Ile a une double enceinte, une citadelle, deux forts detaches; son port renferme trois corsaires, et ses batteries de cote n'attendent plus que du canon. -- Je sais tout cela, monsieur, repondit le roi. -- Ah! Votre Majeste sait tout cela? fit le mousquetaire stupefait. -- J'ai le plan des fortifications de Belle-Ile, dit le roi. -- Votre Majeste a le plan?... -- Le voici. -- En effet, Sire, dit d'Artagnan, c'est bien cela, et la-bas j'ai vu le pareil. Le front de d'Artagnan se rembrunit. -- Ah! je comprends, Votre Majeste ne s'est pas fiee a moi seul, et elle a envoye quelqu'un, dit-il d'un ton plein de reproche. -- Qu'importe, monsieur, de quelle facon j'ai appris ce que je sais, du moment que je le sais? -- Soit, Sire, reprit le mousquetaire, sans chercher meme a deguiser son mecontentement; mais je me permettrai de dire a Votre Majeste que ce n'etait point la peine de me faire tant courir, de risquer vingt fois de me rompre les os, pour me saluer en arrivant ici d'une pareille nouvelle. Sire, quand on se defie des gens, ou quand on les croit insuffisants, on ne les emploie pas. Et d'Artagnan, par un mouvement tout militaire, frappa du pied et fit tomber sur le parquet une poussiere sanglante. Le roi le regardait et jouissait interieurement de son premier triomphe. -- Monsieur, dit-il au bout d'un instant, non seulement Belle-Ile m'est connue, mais encore Belle-Ile est a moi. -- C'est bon, c'est bon, Sire; je ne vous en demande pas davantage, repondit d'Artagnan. Mon conge! -- Comment! votre conge? -- Sans doute. Je suis trop fier pour manger le pain du roi sans le gagner, ou plutot pour le gagner mal. Mon conge, Sire! -- Oh! oh! -- Mon conge, ou je le prends. -- Vous vous fachez, monsieur? -- Il y a de quoi, mordioux! Je reste en selle trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais des prodiges de vitesse, j'arrive roide comme un pendu, et un autre est arrive avant moi! Allons! je suis un niais. Mon conge, Sire! -- Monsieur d'Artagnan, dit Louis XIV en appuyant sa main blanche sur le bras poudreux du mousquetaire, ce que je viens de vous dire ne nuira en rien a ce que je vous ai promis. Parole donnee, parole tenue. Et le jeune roi, allant droit a sa table, ouvrit un tiroir et y prit un papier plie en quatre. -- Voici votre brevet de capitaine des mousquetaires; vous l'avez gagne, dit-il, monsieur d'Artagnan. D'Artagnan ouvrit vivement le papier et le regarda a deux fois. Il ne pouvait en croire ses yeux. -- Et ce brevet, continua le roi, vous est donne, non seulement pour votre voyage a Belle-Ile, mais encore pour votre brave intervention a la place de Greve. La, en effet, vous m'avez servi bien vaillamment. -- Ah! ah! dit d'Artagnan, sans que sa puissance sur lui-meme put empecher une certaine rougeur de lui monter aux yeux; vous savez aussi cela, Sire? -- Oui, je le sais. Le roi avait le regard percant et le jugement infaillible, quand il s'agissait de lire dans une conscience. -- Vous avez quelque chose, dit-il au mousquetaire, quelque chose a dire et que vous ne dites pas. Voyons, parlez franchement, monsieur: vous savez que je vous ai dit, une fois pour toutes, que vous aviez toute franchise avec moi. -- Eh bien! Sire, ce que j'ai, c'est que j'aimerais mieux etre nomme capitaine des mousquetaires pour avoir charge a la tete de ma compagnie, fait taire une batterie ou pris une ville, que pour avoir fait pendre deux malheureux. -- Est-ce bien vrai, ce que vous me dites la? -- Et pourquoi Votre Majeste me soupconnerait-elle de dissimulation, je le lui demande? -- Parce que, si je vous connais bien, monsieur, vous ne pouvez vous repentir d'avoir tire l'epee pour moi. -- Eh bien! c'est ce qui vous trompe, Sire, et grandement; oui, je me repens d'avoir tire l'epee a cause des resultats que cette action a amenes; ces pauvres gens qui sont morts, Sire, n'etaient ni vos ennemis ni les miens, et ils ne se defendaient pas. Le roi garda un moment le silence. -- Et votre compagnon, monsieur d'Artagnan, partage-t-il votre repentir? -- Mon compagnon? -- Oui, vous n'etiez pas seul, ce me semble. -- Seul? ou cela? -- A la place de Greve. -- Non, Sire, non, dit d'Artagnan, rougissant au soupcon que le roi pouvait avoir l'idee que lui, d'Artagnan, avait voulu accaparer pour lui seul la gloire qui revenait a Raoul; non, mordioux! et, comme dit Votre Majeste? j'avais un compagnon, et meme un bon compagnon. -- Un jeune homme? -- Oui, Sire, un jeune homme. Oh! mais j'en fais compliment a Votre Majeste, elle est aussi bien informee du dehors que du dedans. C'est M. Colbert qui fait au roi tous ces beaux rapports? -- M. Colbert ne m'a dit que du bien de vous, monsieur d'Artagnan, et il eut ete malvenu a m'en dire autre chose. -- Ah! c'est heureux! -- Mais il a dit aussi beaucoup de bien de ce jeune homme. -- Et c'est justice, dit le mousquetaire. -- Enfin, il parait que ce jeune homme est un brave, dit Louis XIV, pour aiguiser ce sentiment qu'il prenait pour du depit. -- Un brave, oui, Sire, repeta d'Artagnan, enchante, de son cote, de pousser le roi sur le compte de Raoul. -- Savez-vous son nom? -- Mais je pense... -- Vous le connaissez donc? -- Depuis a peu pres vingt-cinq ans, oui, Sire. -- Mais il a vingt-cinq ans a peine! s'ecria le roi. -- Eh bien! Sire, je le connais depuis sa naissance, voila tout. -- Vous m'affirmez cela? -- Sire, dit d'Artagnan, Votre Majeste m'interroge avec une defiance dans laquelle je reconnais un tout autre caractere que le sien. M. Colbert, qui vous a si bien instruit, a-t-il donc oublie de vous dire que ce jeune homme etait le fils de mon ami intime? -- Le vicomte de Bragelonne? -- Eh! certainement, Sire: le vicomte de Bragelonne a pour pere M. le comte de La Fere, qui a si puissamment aide a la restauration du roi Charles II. Oh! Bragelonne est d'une race de vaillants, Sire. -- Alors il est le fils de ce seigneur qui m'est venu trouver, ou plutot qui est venu trouver M. de Mazarin, de la part du roi Charles II, pour nous offrir son alliance? -- Justement. -- Et c'est un brave que ce comte de La Fere, dites-vous? -- Sire, c'est un homme qui a plus de fois tire l'epee pour le roi votre pere qu'il n'y a encore de jours dans la vie bienheureuse de Votre Majeste. Ce fut Louis XIV qui se mordit les levres a son tour. -- Bien, monsieur d'Artagnan, bien! Et M. le comte de La Fere est votre ami? -- Mais depuis tantot quarante ans, oui; Sire. Votre Majeste voit que je ne lui parle pas d'hier. -- Seriez-vous content de voir ce jeune homme, monsieur d'Artagnan? -- Enchante, Sire. Le roi frappa sur son timbre. Un huissier parut. -- Appelez M. de Bragelonne, dit le roi. -- Ah! ah! il est ici? dit d'Artagnan. -- Il est de garde aujourd'hui au Louvre avec la compagnie des gentilshommes de M. le Prince. Le roi achevait a peine, quand Raoul se presenta, et, voyant d'Artagnan, lui sourit de ce charmant sourire qui ne se trouve que sur les levres de la jeunesse. -- Allons, allons, dit familierement d'Artagnan a Raoul, le roi permet que tu m'embrasses; seulement, dis a Sa Majeste que tu la remercies. Raoul s'inclina si gracieusement, que Louis, a qui toutes les superiorites savaient plaire lorsqu'elles n'affectaient rien contre la sienne, admira cette beaute, cette vigueur et cette modestie. -- Monsieur, dit le roi s'adressant a Raoul, j'ai demande a M. le prince qu'il veuille bien vous ceder a moi; j'ai recu sa reponse; vous m'appartenez donc des ce matin. M. le prince etait bon maitre; mais j'espere bien que vous ne perdrez pas au change. -- Oui, oui, Raoul, sois tranquille, le roi a du bon, dit d'Artagnan, qui avait devine le caractere de Louis et qui jouait avec son amour-propre dans certaines limites, bien entendu, reservant toujours les convenances et flattant, lors meme qu'il semblait railler. -- Sire, dit alors Bragelonne d'une voix douce et pleine de charmes, avec cette elocution naturelle et facile qu'il tenait de son pere; Sire, ce n'est point d'aujourd'hui que je suis a Votre Majeste. -- Oh! je sais cela, dit le roi, et vous voulez parler de votre expedition de la place de Greve. Ce jour-la, en effet, vous futes bien a moi, monsieur. -- Sire, ce n'est point non plus de ce jour que je parle; il ne me sierait point de rappeler un service si minime en presence d'un homme comme M. d'Artagnan; je voulais parler d'une circonstance qui a fait epoque dans ma vie et qui m'a consacre, des l'age de seize ans, au service devoue de Votre Majeste. -- Ah! ah! dit le roi, et quelle est cette circonstance, dites, monsieur? -- La voici... Lorsque je partis pour ma premiere campagne, c'est- a-dire pour rejoindre l'armee de M. le prince, M. le comte de La Fere me vint conduire jusqu'a Saint-Denis, ou les restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers degres de la basilique funebre, un successeur que Dieu ne lui enverra point, je l'espere avant longues annees. Alors il me fit jurer sur la cendre de nos maitres de servir la royaute, representee par vous, incarnee en vous, Sire, de la servir en pensees, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et les morts ont recu mon serment. Depuis dix ans, Sire, je n'ai point eu aussi souvent que je l'eusse desire l'occasion de le tenir: je suis un soldat de Votre Majeste, pas autre chose, et en m'appelant pres d'elle, elle ne me fait pas changer de maitre, mais seulement de garnison. Raoul se tut et s'inclina. Il avait fini, que Louis XIV ecoutait encore. -- Mordioux! s'ecria d'Artagnan, c'est bien dit, n'est-ce pas, Votre Majeste? Bonne race, Sire, grande race! -- Oui, murmura le roi emu, sans oser cependant manifester son emotion, car elle n'avait d'autre cause que le contact d'une nature eminemment aristocratique. Oui, monsieur, vous dites vrai; partout ou vous etiez, vous etiez au roi. Mais en changeant de garnison, vous trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous etes digne. Raoul vit que la s'arretait ce que le roi avait a lui dire. Et avec le tact parfait qui caracterisait cette nature exquise, il s'inclina et sortit. -- Vous reste-t-il encore quelque chose a m'apprendre, monsieur? dit le roi lorsqu'il se retrouva seul avec d'Artagnan. -- Oui, Sire et j'avais garde cette nouvelle pour la derniere, car elle est triste et va vetir la royaute europeenne de deuil. -- Que me dites-vous? -- Sire, en passant a Blois, un mot, un triste mot, echo du palais, est venu frapper mon oreille. -- En verite, vous m'effrayez, monsieur d'Artagnan. -- Sire, ce mot etait prononce par un piqueur qui portait un crepe au bras. -- Mon oncle Gaston d'Orleans, peut-etre? -- Sire, il a rendu le dernier soupir. -- Et je ne suis pas prevenu! s'ecria le roi, dont la susceptibilite royale voyait une insulte dans l'absence de cette nouvelle. -- Oh! ne vous fachez point, Sire, dit d'Artagnan, les courriers de Paris et les courriers du monde entier ne vont point comme votre serviteur; le courrier de Blois ne sera pas ici avant deux heures, et il court bien, je vous en reponds, attendu que je ne l'ai rejoint qu'au-dela d'Orleans. -- Mon oncle Gaston, murmura Louis en appuyant la main sur son front et en enfermant dans ces trois mots tout ce que sa memoire lui rappelait a ce nom de sentiments opposes. -- Eh! oui, Sire, c'est ainsi, dit philosophiquement d'Artagnan, repondant a la pensee royale; le passe s'envole. -- C'est vrai, monsieur, c'est vrai; mais il nous reste, Dieu merci, l'avenir, et nous tacherons de ne pas le faire trop sombre. -- Je m'en rapporte pour cela a Votre Majeste, dit le mousquetaire en s'inclinant. Et maintenant... -- Oui, vous avez raison, monsieur, j'oublie les cent dix lieues que vous venez de faire. Allez, monsieur, prenez soin d'un de mes meilleurs soldats, et, quand vous serez repose, venez vous mettre a mes ordres. -- Sire, absent ou present, j'y suis toujours. D'Artagnan s'inclina et sortit. Puis, comme s'il fut arrive de Fontainebleau seulement, il se mit a arpenter le Louvre pour rejoindre Bragelonne. Chapitre LXXVII -- Un amoureux et une maitresse Tandis que les cires brulaient dans le chateau de Blois autour du corps inanime de Gaston d'Orleans, ce dernier representant du passe; tandis que les bourgeois de la ville faisaient son epitaphe, qui etait loin d'etre un panegyrique; tandis que Madame douairiere, ne se souvenant plus que pendant ses jeunes annees elle avait aime ce cadavre gisant, au point de fuir pour le suivre le palais paternel et faisait, a vingt pas de la salle funebre, ses petits calculs d'interet et ses petits sacrifices d'orgueil, d'autres interets et d'autres orgueils s'agitaient dans toutes les parties du chateau ou avait pu penetrer une ame vivante. Ni les sons lugubres des cloches, ni les voix des chantres, ni l'eclat des cierges a travers les vitres, ni les preparatifs de l'ensevelissement n'avaient le pouvoir de distraire deux personnes placees a une fenetre de la cour interieure, fenetre que nous connaissons deja et qui eclairait une chambre faisant partie de ce qu'on appelait les petits appartements. Au reste, un rayon joyeux de soleil, car le soleil paraissait fort peu s'inquieter de la perte que venait de faire la France, un rayon de soleil, disons-nous, descendait sur eux, tirant les parfums des fleurs voisines et animant les murailles elles-memes. Ces deux personnes si occupees, non par la mort du duc, mais de la conversation qui etait la suite de cette mort, ces deux personnes etaient une jeune fille et un jeune homme. Ce dernier personnage, garcon de vingt-cinq a vingt-six ans a peu pres, a la mine tantot eveillee, tantot sournoise, faisait jouer a propos deux yeux immenses recouverts de longs cils, etait petit et brun de peau; il souriait avec une bouche enorme, mais bien meublee, et son menton pointu, qui semblait jouir d'une mobilite que la nature n'accorde pas d'ordinaire a cette portion de visage, s'allongeait parfois tres amoureusement vers son interlocutrice, qui, disons-le, ne se reculait pas toujours aussi rapidement que les strictes bienseances avaient le droit de l'exiger. La jeune fille, nous la connaissons, car nous l'avons deja vue a cette meme fenetre, a la lueur de ce meme soleil; la jeune fille offrait un singulier melange de finesse et de reflexion: elle etait charmante quand elle riait, belle quand elle devenait serieuse; mais, hatons-nous de le dire, elle etait plus souvent charmante que belle. Les deux personnes paraissaient avoir atteint le point culminant d'une discussion moitie railleuse, moitie grave. -- Voyons, monsieur Malicorne, disait la jeune fille, vous plait- il enfin que nous parlions raison? -- Vous croyez que c'est facile, mademoiselle Aure, repliqua le jeune homme. Faire ce qu'on veut, quand on ne peut faire ce que l'on peut... -- Bon! le voila qui s'embrouille dans ses phrases. -- Moi? -- Oui, vous; voyons, quittez cette logique de procureur, mon cher. -- Encore une chose impossible. Clerc je suis, mademoiselle de Montalais. -- Demoiselle je suis, monsieur Malicorne. -- Helas! je le sais bien, et vous m'accablez par la distance; aussi, je ne vous dirai rien. -- Mais non, je ne vous accable pas; dites ce que vous avez a me dire, dites, je le veux! -- Eh bien! je vous obeis. -- C'est bien heureux, vraiment! -- Monsieur est mort. -- Ah! peste, voila du nouveau! Et d'ou arrivez-vous pour nous dire cela? -- J'arrive d'Orleans, mademoiselle. -- Et c'est la seule nouvelle que vous apportez? -- Oh! non pas... J'arrive aussi pour vous dire que Madame Henriette d'Angleterre arrive pour epouser le frere de Sa Majeste. -- En verite, Malicorne, vous etes insupportable avec vos nouvelles du siecle passe; voyons, si vous prenez aussi cette mauvaise habitude de vous moquer, je vous ferai jeter dehors. -- Oh! -- Oui, car vraiment vous m'exasperez. -- La! la! patience, mademoiselle. -- Vous vous faites valoir ainsi. Je sais bien pourquoi, allez... -- Dites, et je vous repondrai franchement oui, si la chose est vraie. -- Vous savez que j'ai envie de cette commission de dame d'honneur que j'ai eu la sottise de vous demander, et vous menagez votre credit. -- Moi? Malicorne abaissa ses paupieres, joignit les mains et prit son air sournois. -- Et quel credit un pauvre clerc de procureur saurait-il avoir, je vous le demande? -- Votre pere n'a pas pour rien vingt mille livres de rente, monsieur Malicorne. -- Fortune de province, mademoiselle de Montalais. -- Votre pere n'est pas pour rien dans les secrets de M. le prince. -- Avantage qui se borne a preter de l'argent a Monseigneur. -- En un mot, vous n'etes pas pour rien le plus ruse compere de la province. -- Vous me flattez. -- Moi? -- Oui, vous. -- Comment cela? -- Puisque c'est moi qui vous soutiens que je n'ai point de credit, et vous qui me soutenez que j'en ai. -- Enfin, ma commission? -- Eh bien! votre commission? -- L'aurai-je ou ne l'aurai-je pas? -- Vous l'aurez. -- Mais quand? -- Quand vous voudrez. -- Ou est-elle, alors? -- Dans ma poche. -- Comment! dans votre poche? -- Oui. Et, en effet, avec son sourire narquois, Malicorne tira de sa poche une lettre dont la Montalais s'empara comme d'une proie et qu'elle lut avec avidite. A mesure qu'elle lisait, son visage s'eclairait. -- Malicorne! s'ecria-t-elle apres avoir lu, en verite vous etes un bon garcon. -- Pourquoi cela, mademoiselle? -- Parce que vous auriez pu vous faire payer cette commission et que vous ne l'avez pas fait. Et elle eclata de rire, croyant decontenancer le clerc. Mais Malicorne soutint bravement l'attaque. -- Je ne vous comprends pas, dit-il. Ce fut Montalais qui fut decontenancee a son tour. -- Je vous ai declare mes sentiments, continua Malicorne; vous m'avez dit trois fois en riant que vous ne m'aimiez pas; vous m'avez embrasse une fois sans rire, c'est tout ce qu'il me faut. -- Tout? dit la fiere et coquette Montalais d'un ton ou percait l'orgueil blesse. -- Absolument tout, mademoiselle, repliqua Malicorne. -- Ah! Ce monosyllabe indiquait autant de colere que le jeune homme eut pu attendre de reconnaissance. Il secoua tranquillement la tete. -- Ecoutez, Montalais, dit-il sans s'inquieter si cette familiarite plaisait ou non a sa maitresse, ne discutons point la- dessus. -- Pourquoi cela? -- Parce que, depuis un an que je vous connais, vous m'eussiez mis a la porte vingt fois si je ne vous plaisais pas. -- En verite! A quel propos vous eusse-je mis a la porte? -- Parce que j'ai ete assez impertinent pour cela. -- Oh! cela, c'est vrai. -- Vous voyez bien que vous etes forcee de l'avouer, fit Malicorne. -- Monsieur Malicorne! -- Ne nous fachons pas; donc, si vous m'avez conserve, ce n'est pas sans cause. -- Ce n'est pas au moins parce que je vous aime! s'ecria Montalais. -- D'accord. Je vous dirai meme qu'en ce moment je suis certain que vous m'execrez. -- Oh! vous n'avez jamais dit si vrai. -- Bien! Moi, je vous deteste. -- Ah! je prends acte. -- Prenez. Vous me trouvez brutal et sot; je vous trouve, moi, la voix dure et le visage decompose par la colere. En ce moment, vous vous jetteriez par cette fenetre plutot que de me laisser baiser le bout de votre doigt; moi, je me precipiterais du haut du clocheton plutot que de toucher le bas de votre robe. Mais dans cinq minutes vous m'aimerez, et moi, je vous adorerai. Oh! c'est comme cela. -- J'en doute. -- Et moi, j'en jure. -- Fat! -- Et puis ce n'est point la veritable raison; vous avez besoin de moi, Aure, et moi, j'ai besoin de vous. Quand il vous plait d'etre gaie, je vous fais rire; quand il me sied d'etre amoureux, je vous regarde. Je vous ai donne une commission de dame d'honneur que vous desiriez; vous m'allez donner tout a l'heure quelque chose que je desirerai. -- Moi? -- Vous! mais en ce moment, ma chere Aure, je vous declare que je ne desire absolument rien; ainsi, soyez tranquille. -- Vous etes un homme odieux, Malicorne; j'allais me rejouir de cette commission, et voila que vous m'otez toute ma joie. -- Bon! il n'y a point de temps perdu; vous vous rejouirez quand je serai parti. -- Partez donc, alors... -- Soit; mais, auparavant, un conseil... -- Lequel? -- Reprenez votre belle humeur; vous devenez laide quand vous boudez. -- Grossier! -- Allons, disons-nous nos verites tandis que nous y sommes. -- O Malicorne! o mauvais coeur! -- O Montalais! o ingrate! Et le jeune homme s'accouda sur l'appui de la fenetre. Montalais prit un livre et l'ouvrit. Malicorne se redressa, brossa son feutre avec sa manche et defripa son pourpoint noir. Montalais, tout en faisant semblant de lire, le regardait du coin de l'oeil. -- Bon! s'ecria-t-elle furieuse, le voila qui prend son air respectueux. Il va bouder pendant huit jours. -- Quinze, mademoiselle, dit Malicorne en s'inclinant. Montalais leva sur lui son poing crispe. -- Monstre! dit-elle. Oh! si j'etais un homme! -- Que me feriez-vous? -- Je t'etranglerais! -- Ah! fort bien, dit Malicorne; je crois que je commence a desirer quelque chose. -- Et que desirez-vous, monsieur le demon! Que je perde mon ame par la colere? Malicorne roulait respectueusement son chapeau entre ses doigts; mais tout a coup il laissa tomber son chapeau, saisit la jeune fille par les deux epaules, l'approcha de lui et appuya sur ses levres deux levres bien ardentes pour un homme ayant la pretention d'etre si indifferent. Aure voulut pousser un cri, mais ce cri s'eteignit dans le baiser. Nerveuse et irritee, la jeune fille repoussa Malicorne contre la muraille. -- Bon! dit philosophiquement Malicorne, en voila pour six semaines; adieu, mademoiselle! agreez mon tres humble salut. Et il fit trois pas pour se retirer. -- Eh bien! non, vous ne sortirez pas! s'ecria Montalais en frappant du pied; restez! je vous l'ordonne! -- Vous l'ordonnez? -- Oui; ne suis-je pas la maitresse? -- De mon ame et de mon esprit, sans aucun doute. -- Belle propriete, ma foi! L'ame est sotte et l'esprit sec. -- Prenez garde, Montalais, je vous connais, dit Malicorne; vous allez vous prendre d'amour pour votre serviteur. -- Eh bien! oui, dit-elle en se pendant a son cou avec une enfantine indolence bien plus qu'avec un voluptueux abandon; eh bien! oui, car il faut que je vous remercie, enfin. -- Et de quoi? -- De cette commission; n'est-ce pas tout mon avenir? -- Et tout le mien. Montalais le regarda. -- C'est affreux, dit-elle, de ne jamais pouvoir deviner si vous parlez serieusement. -- On ne peut plus serieusement; j'allais a Paris, vous y allez, nous y allons. -- Alors, c'est par ce seul motif que vous m'avez servie, egoiste? -- Que voulez-vous, Aure, je ne puis me passer de vous. -- Eh bien! en verite, c'est comme moi; vous etes cependant, il faut l'avouer, un bien mechant coeur! -- Aure, ma chere Aure, prenez garde; si vous retombez dans les injures, vous savez l'effet qu'elles me produisent, et je vais vous adorer. Et, tout en disant ces paroles, Malicorne approcha une seconde fois la jeune fille de lui. Au meme instant un pas retentit dans l'escalier. Les jeunes gens etaient si rapproches qu'on les eut surpris dans les bras l'un de l'autre, si Montalais n'eut violemment repousse Malicorne, lequel alla frapper du dos la porte, qui s'ouvrait en ce moment. Un grand cri, suivi d'injures, retentit aussitot. C'etait Mme de Saint-Remy qui poussait ce cri et qui proferait ces injures: le malheureux Malicorne venait de l'ecraser a moitie entre la muraille et la porte qu'elle entrouvrait. -- C'est encore ce vaurien! s'ecria la vieille dame; toujours la! -- Ah! madame, repondit Malicorne d'une voix respectueuse, il y a huit grands jours que je ne suis venu ici. Chapitre LXXVIII -- Ou l'on voit enfin reparaitre la veritable heroine de cette histoire Derriere Mme de Saint-Remy montait Mlle de La Valliere. Elle entendit l'explosion de la colere maternelle, et comme elle en devinait la cause, elle entra toute tremblante dans la chambre et apercut le malheureux Malicorne, dont la contenance desesperee eut attendri ou egaye quiconque l'eut observe de sang-froid. En effet, il s'etait vivement retranche derriere une grande chaise, comme pour eviter les premiers assauts de Mme de Saint-Remy; il n'esperait pas la flechir par la parole, car elle parlait plus haut que lui et sans interruption, mais il comptait sur l'eloquence de ses gestes. La vieille dame n'ecoutait et ne voyait rien; Malicorne, depuis longtemps, etait une des ses antipathies. Mais sa colere etait trop grande pour ne pas deborder de Malicorne sur sa complice. Montalais eut son tour. -- Et vous, mademoiselle, et vous, comptez-vous que je n'avertirai point Madame de ce qui se passe chez une de ses filles d'honneur? -- Oh! ma mere, s'ecria Mlle de La Valliere, par grace, epargnez... -- Taisez-vous, mademoiselle, et ne vous fatiguez pas inutilement a interceder pour des sujets indignes; qu'une fille honnete comme vous subisse le mauvais exemple, c'est deja certes un assez grand malheur; mais qu'elle l'autorise par son indulgence, c'est ce que je ne souffrirai pas. -- Mais, en verite, dit Montalais se rebellant enfin, je ne sais pas sous quel pretexte vous me traitez ainsi; je ne fais point de mal, je suppose? -- Et ce grand faineant, mademoiselle, reprit Mme de Saint-Remy montrant Malicorne, est-il ici pour faire le bien? je vous le demande. -- Il n'est ici ni pour le bien ni pour le mal, madame; il vient me voir, voila tout. -- C'est bien, c'est bien, dit Mme de Saint-Remy; Son Altesse Royale sera instruite, et elle jugera. -- En tout cas, je ne vois pas pourquoi, repondit Montalais, il serait defendu a M. Malicorne d'avoir dessein sur moi, si son dessein est honnete. -- Dessein honnete, avec une pareille figure! s'ecria Mme de Saint-Remy. -- Je vous remercie au nom de ma figure, madame, dit Malicorne. -- Venez, ma fille, venez, continua Mme de Saint-Remy; allons prevenir Madame qu'au moment meme ou elle pleure un epoux, au moment ou nous pleurons un maitre dans ce vieux chateau de Blois, sejour de la douleur, il y a des gens qui s'amusent et se rejouissent. -- Oh! firent d'un seul mouvement les deux accuses. -- Une fille d'honneur! une fille d'honneur! s'ecria la vieille dame en levant les mains au ciel. -- Eh bien! c'est ce qui vous trompe, madame, dit Montalais exasperee; je ne suis plus fille d'honneur, de Madame du moins. -- Vous donnez votre demission, mademoiselle? Tres bien! je ne puis qu'applaudir a une telle determination et j'y applaudis. -- Je ne donne point ma demission, madame; je prends un autre service, voila tout. -- Dans la bourgeoisie ou dans la robe? demanda Mme de Saint-Remy avec dedain. -- Apprenez, madame, dit Montalais, que je ne suis point fille a servir des bourgeoises ni des robines, et qu'au lieu de la cour miserable ou vous vegetez, je vais habiter une cour presque royale. -- Ah! ah! une cour royale, dit Mme de Saint-Remy en s'efforcant de rire; une cour royale, qu'en pensez-vous, ma fille? Et elle se retournait vers Mlle de La Valliere, qu'elle voulait a toute force entrainer contre Montalais, et qui, au lieu d'obeir a l'impulsion de Mme de Saint-Remy, regardait tantot sa mere, tantot Montalais avec ses beaux yeux conciliateurs. -- Je n'ai point dit une cour royale, madame, repondit Montalais, parce que Madame Henriette d'Angleterre, qui va devenir la femme de Son Altesse Royale Monsieur, n'est point une reine. J'ai dit presque royale, et j'ai dit juste, puisqu'elle va etre la belle- soeur du roi. La foudre tombant sur le chateau de Blois n'eut point etourdi Mme de Saint Remy comme le fit cette derniere phrase de Montalais. -- Que parlez-vous de Son Altesse Royale Madame Henriette? balbutia la vieille dame. -- Je dis que je vais entrer chez elle comme demoiselle d'honneur: voila ce que je dis. -- Comme demoiselle d'honneur! s'ecrierent a la fois Mme de Saint- Remy avec desespoir et Mlle de La Valliere avec joie. -- Oui, madame, comme demoiselle d'honneur. La vieille dame baissa la tete comme si le coup eut ete trop fort pour elle. Cependant, presque aussitot elle se redressa pour lancer un dernier projectile a son adversaire. -- Oh! oh! dit-elle, on parle beaucoup de ces sortes de promesses a l'avance, on se flatte souvent d'esperances folles, et au dernier moment, lorsqu'il s'agit de tenir ces promesses, de realiser ces esperances, on est tout surpris de se voir reduire en vapeur le grand credit sur lequel on comptait. -- Oh! madame, le credit de mon protecteur, a moi, est incontestable, et ses promesses valent des actes. -- Et ce protecteur si puissant, serait-ce indiscret de vous demander son nom? -- Oh! mon Dieu, non; c'est Monsieur que voila, dit Montalais en montrant Malicorne, qui, pendant toute cette scene, avait conserve le plus imperturbable sang-froid et la plus comique dignite. -- Monsieur! s'ecria Mme de Saint-Remy avec une explosion d'hilarite, Monsieur est votre protecteur! Cet homme dont le credit est si puissant, dont les promesses valent des actes, c'est M. Malicorne? Malicorne salua. Quant a Montalais, pour toute reponse elle tira le brevet de sa poche, et le montrant a la vieille dame: -- Voici le brevet, dit-elle. Pour le coup, tout fut fini. Des qu'elle eut parcouru du regard le bienheureux parchemin, la bonne dame joignit les mains, une expression indicible d'envie et de desespoir contracta son visage, et elle fut obligee de s'asseoir pour ne point s'evanouir. Montalais n'etait point assez mechante pour se rejouir outre mesure de sa victoire et accabler l'ennemi vaincu, surtout lorsque cet ennemi c'etait la mere de son amie; elle usa donc, mais n'abusa point du triomphe. Malicorne fut moins genereux; il prit des poses nobles sur son fauteuil et s'etendit avec une familiarite qui, deux heures plus tot, lui eut attire la menace du baton. -- Dame d'honneur de la jeune Madame! repetait Mme de Saint-Remy, encore mal convaincue. -- Oui, madame, et par la protection de M. Malicorne, encore. -- C'est incroyable! repetait la vieille dame; n'est-ce pas, Louise, que c'est incroyable? Mais Louise ne repondit pas; elle etait inclinee, reveuse, presque affligee; une main sur son beau front, elle soupirait. -- Enfin, monsieur, dit tout a coup Mme de Saint-Remy, comment avez vous fait pour obtenir cette charge? -- Je l'ai demandee madame. -- A qui? -- A un de mes amis. -- Et vous avez des amis assez bien en cour pour vous donner de pareilles preuves de credit? -- Dame! il parait. -- Et peut-on savoir le nom de ces amis? -- Je n'ai pas dit que j'eusse plusieurs amis madame, j'ai dit un ami. -- Et cet ami s'appelle? -- Peste! madame, comme vous y allez! Quand on a un ami aussi puissant que le mien, on ne le produit pas comme cela au grand jour pour qu'on vous le vole. -- Vous avez raison, monsieur, de taire le nom de cet ami car je crois qu'il vous serait difficile de le dire. -- En tout cas, dit Montalais, si l'ami n'existe pas, le brevet existe, et voila qui tranche la question. -- Alors je concois, dit Mme de Saint-Remy avec le sourire gracieux du chat qui va griffer, quand j'ai trouve Monsieur chez vous tout a l'heure... -- Eh bien? -- Il vous apportait votre brevet. -- Justement, madame, vous avez devine. -- Mais c'etait on ne peut plus moral, alors. -- Je le crois, madame. -- Et j'ai eu tort, a ce qu'il parait, de vous faire des reproches, mademoiselle. -- Tres grand tort, madame; mais je suis tellement habituee a vos reproches, que je vous les pardonne. -- En ce cas, allons-nous-en, Louise; nous n'avons plus qu'a nous retirer. Eh bien? -- Madame! fit La Valliere en tressaillant, vous dites? -- Tu n'ecoutais pas, a ce qu'il parait, mon enfant? -- Non, madame, je pensais. -- Et a quoi? -- A mille choses. -- Tu ne m'en veux pas au moins, Louise? s'ecria Montalais lui pressant la main. -- Et de quoi t'en voudrais-je, ma chere Aure? repondit la jeune fille avec sa voix douce comme une musique. -- Dame! reprit Mme de Saint-Remy, quand elle vous en voudrait un peu, pauvre enfant! elle n'aurait pas tout a fait tort. -- Et pourquoi m'en voudrait-elle, bon Dieu? -- Il me semble qu'elle est d'aussi bonne famille et aussi jolie que vous. -- Ma mere! s'ecria Louise. -- Plus jolie cent fois, madame; de meilleure famille, non; mais cela ne me dit point pourquoi Louise doit m'en vouloir. -- Croyez-vous donc que ce soit amusant pour elle de s'enterrer a Blois quand vous allez briller a Paris? -- Mais, madame, ce n'est point moi qui empeche Louise de m'y suivre, a Paris; au contraire, je serais certes bien heureuse qu'elle y vint. -- Mais il me semble que M. Malicorne, qui est tout-puissant a la cour... -- Ah! tant pis, madame, fit Malicorne, chacun pour soi en ce pauvre monde. -- Malicorne! fit Montalais. Puis, se baissant vers le jeune homme: -- Occupez Mme de Saint-Remy, soit en disputant, soit en vous raccommodant avec elle; il faut que je cause avec Louise. Et, en meme temps, une douce pression de main recompensait Malicorne de sa future obeissance. Malicorne se rapprocha tout grognant de Mme de Saint-Remy, tandis que Montalais disait a son amie, en lui jetant un bras autour du cou: -- Qu'as-tu? Voyons! Est-il vrai que tu ne m'aimerais plus parce que je brillerais, comme dit ta mere? -- Oh! non, repondit la jeune fille retenant a peine ses larmes; je suis bien heureuse de ton bonheur, au contraire. -- Heureuse! et l'on dirait que tu es prete a pleurer. -- Ne pleure-t-on que d'envie? -- Ah! oui, je comprends, je vais a Paris, et ce mot "Paris" te rappelait certain cavalier. -- Aure! -- Certain cavalier qui, autrefois, habitait Blois, et qui aujourd'hui habite Paris. -- Je ne sais, en verite, ce que j'ai, mais j'etouffe. -- Pleure alors, puisque tu ne peux pas me sourire. Louise releva son visage si doux que des larmes, roulant l'une apres l'autre, illuminaient comme des diamants. -- Voyons, avoue, dit Montalais. -- Que veux-tu que j'avoue? -- Ce qui te fait pleurer; on ne pleure pas sans cause. Je suis ton amie; tout ce que tu voudras que je fasse, je le ferai. Malicorne est plus puissant qu'on ne croit, va! Veux-tu venir a Paris? -- Helas! fit Louise. -- Veux-tu venir a Paris? -- Rester seule ici, dans ce vieux chateau, moi qui avais cette douce habitude d'entendre tes chansons, de te presser la main, de courir avec vous toutes dans ce parc; oh! comme je vais m'ennuyer, comme je vais mourir vite! -- Veux-tu venir a Paris? Louise poussa un soupir. -- Tu ne reponds pas. -- Que veux-tu que je te reponde? -- Oui ou non; ce n'est pas bien difficile, ce me semble. -- Oh! tu es bien heureuse, Montalais! -- Allons, ce qui veut dire que tu voudrais etre a ma place? Louise se tut. -- Petite obstinee! dit Montalais; a-t-on jamais vu avoir des secrets pour une amie! Mais avoue donc que tu voudrais venir a Paris, avoue donc que tu meurs d'envie de revoir Raoul! -- Je ne puis avouer cela. -- Et tu as tort. -- Pourquoi? -- Parce que... Vois-tu ce brevet? -- Sans doute que je le vois. -- Eh bien! je t'en eusse fait avoir un pareil. -- Par qui? -- Par Malicorne. -- Aure, dis-tu vrai? serait-ce possible? -- Dame! Malicorne est la; et ce qu'il a fait pour moi, il faudra bien qu'il le fasse pour toi. Malicorne venait d'entendre prononcer deux fois son nom, il etait enchante d'avoir une occasion d'en finir avec Mme de Saint-Remy, et il se retourna. -- Qu'y a-t-il, mademoiselle? -- Venez ca, Malicorne, fit Montalais avec un geste imperatif. Malicorne obeit. -- Un brevet pareil, dit Montalais. -- Comment cela? -- Un brevet pareil a celui-ci; c'est clair. -- Mais... -- Il me le faut! -- Oh! oh! il vous le faut? -- Oui. -- Il est impossible, n'est-ce pas, monsieur Malicorne? dit Louise avec sa douce voix. -- Dame! si c'est pour vous, mademoiselle... -- Pour moi. Oui, monsieur Malicorne, ce serait pour moi. -- Et si Mlle de Montalais le demande en meme temps que vous ... -- Mlle de Montalais ne le demande pas, elle l'exige. -- Eh bien! on verra a vous obeir, mademoiselle. -- Et vous la ferez nommer? -- On tachera. -- Pas de reponse evasive. Louise de La Valliere sera demoiselle d'honneur de Madame Henriette avant huit jours. -- Comme vous y allez! -- Avant huit jours, ou bien... -- Ou bien? -- Vous reprendrez votre brevet, monsieur Malicorne; je ne quitte pas mon amie. -- Chere Montalais! -- C'est bien, gardez votre brevet; Mlle de La Valliere sera dame d'honneur. -- Est-ce vrai? -- C'est vrai. -- Je puis donc esperer d'aller a Paris? -- Comptez-y. -- Oh! monsieur Malicorne, quelle reconnaissance! s'ecria Louise en joignant les mains et en bondissant de joie. -- Petite dissimulee! dit Montalais, essaie encore de me faire croire que tu n'es pas amoureuse de Raoul. Louise rougit comme la rose de mai; mais, au lieu de repondre, elle alla embrasser sa mere. -- Madame, lui dit-elle, savez-vous que M. Malicorne va me faire nommer demoiselle d'honneur? -- M. Malicorne est un prince deguise, repliqua la vieille dame; il a tous les pouvoirs. -- Voulez-vous aussi etre demoiselle d'honneur? demanda Malicorne a Mme de Saint-Remy. Pendant que j'y suis, autant que je fasse nommer tout le monde. Et, sur ce, il sortit laissant la pauvre dame toute deferree comme dirait Tallemant des Reaux. -- Allons, murmura Malicorne en descendant les escaliers, allons, c'est encore un billet de mille livres que cela va me couter; mais il faut en prendre son parti; mon ami Manicamp ne fait rien pour rien. Chapitre LXXIX -- Malicorne et Manicamp L'introduction de ces deux nouveaux personnages dans cette histoire, et cette affinite mysterieuse de noms et de sentiments meritent quelque attention de la part de l'historien et du lecteur. Nous allons donc entrer dans quelques details sur M. Malicorne et sur M. de Manicamp. Malicorne, on le sait, avait fait le voyage d'Orleans pour aller chercher ce brevet destine a Mlle de Montalais, et dont l'arrivee venait de produire une si vive sensation au chateau de Blois. C'est qu'a Orleans se trouvait pour le moment M. de Manicamp. Singulier personnage s'il en fut que ce M. de Manicamp: garcon de beaucoup d'esprit, toujours a sec, toujours besogneux, bien qu'il puisat a volonte dans la bourse de M. le comte de Guiche, l'une des bourses les mieux garnies de l'epoque. C'est que M. le comte de Guiche avait eu pour compagnon d'enfance, de Manicamp, pauvre gentillatre vassal ne des Grammont. C'est que M. de Manicamp, avec son esprit, s'etait cree un revenu dans l'opulente famille du marechal. Des l'enfance, il avait, par un calcul fort au-dessus de son age, prete son nom et sa complaisance aux folies du comte de Guiche. Son noble compagnon avait-il derobe un fruit destine a Mme la marechale, avait-il brise une glace, eborgne un chien, de Manicamp se declarait coupable du crime commis, et recevait la punition, qui n'en etait pas plus douce pour tomber sur l'innocent. Mais aussi, ce systeme d'abnegation lui etait paye. Au lieu de porter des habits mediocres comme la fortune paternelle lui en faisait une loi, il pouvait paraitre eclatant, superbe, comme un jeune seigneur de cinquante mille livres de revenu. Ce n'est point qu'il fut vil de caractere ou humble d'esprit; non, il etait philosophe, ou plutot il avait l'indifference, l'apathie et la reverie qui eloignent chez l'homme tout sentiment du monde hierarchique. Sa seule ambition etait de depenser de l'argent. Mais, sous ce rapport, c'etait un gouffre que ce bon M. de Manicamp. Trois ou quatre fois regulierement par annee, il epuisait le comte de Guiche, et, quand le comte de Guiche etait bien epuise, qu'il avait retourne ses poches et sa bourse devant lui, et declare qu'il fallait au moins quinze jours a la munificence paternelle pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son energie, il se couchait, restait au lit, ne mangeait plus et vendait ses beaux habits sous pretexte que, restant couche, il n'en avait plus besoin. Pendant cette prostration de force et d'esprit, la bourse du comte de Guiche se remplissait, et, une fois remplie, debordait dans celle de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommencait la meme vie qu'auparavant. Cette manie de vendre ses habits neufs le quart de ce qu'ils valaient avait rendu notre heros assez celebre dans Orleans, ville ou, en general, nous serions fort embarrasses de dire pourquoi il venait passer ses jours de penitence. Les debauches de province, les petits-maitres a six cents livres par an se partageaient les bribes de son opulence. Parmi les admirateurs de ces splendides toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d'un syndic de la ville, a qui M. le prince de Conde, toujours besogneux comme un Conde, empruntait souvent de l'argent a gros interet. M. Malicorne tenait la caisse paternelle. C'est-a-dire qu'en ce temps de facile morale il se faisait de son cote, en suivant l'exemple de son pere et en pretant a la petite semaine, un revenu de dix-huit cents livres, sans compter six cents autres livres que fournissait la generosite du syndic, de sorte que Malicorne etait le roi des raffines d'Orleans, ayant deux mille quatre cents livres a dilapider, a gaspiller, a eparpiller en folies de tout genre. Mais, tout au contraire de Manicamp, Malicorne etait effroyablement ambitieux. Il aimait par ambition, il depensait par ambition, il se fut ruine par ambition. Malicorne avait resolu de parvenir a quelque prix que ce fut; et pour cela, a quelque prix que ce fut, il s'etait donne une maitresse et un ami. La maitresse, Mlle de Montalais, lui etait cruelle dans les dernieres faveurs de l'amour; mais c'etait une fille noble, et cela suffisait a Malicorne. L'ami n'avait pas d'amitie, mais c'etait le favori du comte de Guiche, ami lui-meme de Monsieur, frere du roi, et cela suffisait a Malicorne. Seulement, au chapitre des charges, Mlle de Montalais coutait par an: rubans, gants et sucreries, mille livres. De Manicamp coutait, argent prete jamais rendu, de douze a quinze cents livres par an. Il ne restait donc rien a Malicorne. Ah! si fait, nous nous trompons, il lui restait la caisse paternelle. Il usa d'un procede sur lequel il garda le plus profond secret, et qui consistait a s'avancer a lui-meme, sur la caisse du syndic, une demi-douzaine d'annees, c'est-a-dire une quinzaine de mille livres, se jurant bien entendu, a lui-meme, de combler ce deficit aussitot que l'occasion s'en presenterait. L'occasion devait etre la concession d'une belle charge dans la maison de Monsieur, quand on monterait cette maison a l'epoque de son mariage. Cette epoque etait venue, et l'on allait enfin monter la maison. Une bonne charge chez un prince du sang, lorsqu'elle est donnee par le credit et sur la recommandation d'un ami tel que le comte de Guiche, c'est au moins douze mille livres par an, et, moyennant cette habitude qu'avait prise Malicorne de faire fructifier ses revenus, douze mille livres pouvaient s'elever a vingt. Alors, une fois titulaire de cette charge, Malicorne epouserait Mlle de Montalais; Mlle de Montalais, d'une famille ou le ventre anoblissait, non seulement serait dotee, mais encore ennoblissait Malicorne. Mais, pour que Mlle de Montalais, qui n'avait pas grande fortune patrimoniale, quoiqu'elle fut fille unique, fut convenablement dotee, il fallait qu'elle appartint a quelque grande princesse, aussi prodigue que Madame douairiere etait avare. Et afin que la femme ne fut point d'un cote pendant que le mari serait de l'autre, situation qui presente de graves inconvenients, surtout avec des caracteres comme etaient ceux des futurs conjoints, Malicorne avait imagine de mettre le point central de reunion dans la maison meme de Monsieur, frere du roi. Mlle de Montalais serait fille d'honneur de Madame. M. Malicorne serait officier de Monsieur. On voit que le plan venait d'une bonne tete, on voit aussi qu'il avait ete bravement execute. Malicorne avait demande a Manicamp de demander au comte de Guiche un brevet de fille d'honneur. Et le comte de Guiche avait demande ce brevet a Monsieur, lequel l'avait signe sans hesitation. Le plan moral de Malicorne, car on pense bien que les combinaisons d'un esprit aussi actif que le sien ne se bornaient point au present et s'etendaient a l'avenir, le plan moral de Malicorne, disons-nous, etait celui-ci: Faire entrer chez Madame Henriette une femme devouee a lui, spirituelle, jeune, jolie et intrigante; savoir, par cette femme, tous les secrets feminins du jeune menage, tandis que lui, Malicorne, et son ami Manicamp sauraient, a eux deux, tous les mysteres masculins de la jeune communaute. C'etait par ces moyens qu'on arriverait a une fortune rapide et splendide a la fois. Malicorne etait un vilain nom; celui qui le portait avait trop d'esprit pour se dissimuler cette verite; mais on achetait une terre, et Malicorne de quelque chose, ou meme de Malicorne tout court, sonnait fort noblement a l'oreille. Il n'etait pas invraisemblable que l'on put trouver a ce nom de Malicorne une origine des plus aristocratiques. En effet, ne pouvait-il pas venir d'une terre ou un taureau aux cornes mortelles aurait cause quelque grand malheur et baptise le sol avec le sang qu'il aurait repandu? Certes, ce plan se presentait herisse de difficultes; mais la plus grande de toutes, c'etait Mlle de Montalais elle-meme. Capricieuse, variable, sournoise, etourdie, libertine, prude, vierge armee de griffes, Erigone barbouillee de raisins, elle renversait parfois, d'un seul coup de ses doigts blancs ou d'un seul souffle de ses levres riantes, l'edifice que la patience de Malicorne avait mis un mois a etablir. Amour a part, Malicorne etait heureux; mais cet amour, qu'il ne pouvait s'empecher de ressentir, il avait la force de le cacher avec soin, persuade qu'au moindre relachement de ces liens, dont il avait garrotte son Protee femelle, le demon le terrasserait et se moquerait de lui. Il humiliait sa maitresse en la dedaignant. Brulant de desirs quand elle s'avancait pour le tenter, il avait l'art de paraitre de glace, persuade que, s'il ouvrait ses bras, elle s'enfuirait en le raillant. De son cote, Montalais croyait ne pas aimer Malicorne, et, tout au contraire, elle l'aimait. Malicorne lui repetait si souvent ses protestations d'indifference, qu'elle finissait de temps en temps par y croire, et alors elle croyait detester Malicorne. Voulait-elle le ramener par la coquetterie, Malicorne se faisait plus coquet qu'elle. Mais ce qui faisait que Montalais tenait a Malicorne d'une indissoluble facon, c'est que Malicorne etait toujours bourre de nouvelles fraiches apportees de la cour et de la ville; c'est que Malicorne apportait toujours a Blois une mode, un secret, un parfum; c'est que Malicorne ne demandait jamais un rendez-vous, et, tout au contraire, se faisait supplier pour recevoir des faveurs qu'il brulait d'obtenir. De son cote, Montalais n'etait pas avare d'histoires. Par elle, Malicorne savait tout ce qui se passait chez Madame douairiere, et il en faisait a Manicamp des contes a mourir de rire, que celui-ci, par paresse, portait tout faits a M. de Guiche, qui les portait a Monsieur. Voila en deux mots quelle etait la trame de petits interets et de petites conspirations qui unissait Blois a Orleans et Orleans a Paris, et qui allait amener dans cette derniere ville, ou elle devait produire une si grande revolution, la pauvre petite La Valliere, qui etait bien loin de se douter, en s'en retournant toute joyeuse au bras de sa mere, a quel etrange avenir elle etait reservee. Quant au bonhomme Malicorne, nous voulons parler du syndic d'Orleans, il ne voyait pas plus clair dans le present que les autres dans l'avenir, et ne se doutait guere, en promenant tous les jours, de trois a cinq heures, apres son diner, sur la place Sainte-Catherine, son habit gris taille sous Louis XIII et ses souliers de drap a grosses bouffettes, que c'etait lui qui payait tous ces eclats de rire, tous ces baisers furtifs, tous ces chuchotements, toute cette rubanerie et tous ces projets souffles qui faisaient une chaine de quarante cinq lieues du palais de Blois au Palais-Royal. Chapitre LXXX -- Manicamp et Malicorne Donc, Malicorne partit, comme nous l'avons dit, et alla trouver son ami Manicamp, en retraite momentanee dans la ville d'Orleans. C'etait juste au moment ou ce jeune seigneur s'occupait de vendre le dernier habit un peu propre qui lui restat. Il avait, quinze jours auparavant, tire du comte de Guiche cent pistoles, les seules qui pussent l'aider a se mettre en campagne, pour aller au-devant de Madame, qui arrivait au Havre. Il avait tire de Malicorne, trois jours auparavant, cinquante pistoles, prix du brevet obtenu pour Montalais. Il ne s'attendait donc plus a rien, ayant epuise toutes les ressources, sinon a vendre un bel habit de drap et de satin, tout brode et passemente d'or, qui avait fait l'admiration de la cour. Mais, pour etre en mesure de vendre cet habit, le dernier qui lui restat, comme nous avons ete force de l'avouer au lecteur, Manicamp avait ete oblige de prendre le lit. Plus de feu, plus d'argent de poche, plus d'argent de promenade, plus rien que le sommeil pour remplacer les repas, les compagnies et les bals. On a dit: "Qui dort dine"; mais on n'a pas dit: "Qui dort joue", ou "Qui dort danse". Manicamp, reduit a cette extremite de ne plus jouer ou de ne plus danser de huit jours au moins, etait donc fort triste. Il attendait un usurier et vit entrer Malicorne. Un cri de detresse lui echappa. -- Eh bien! dit-il d'un ton que rien ne pourrait rendre, c'est encore vous, cher ami? -- Bon! vous etes poli! dit Malicorne. -- Ah! voyez-vous, c'est que j'attendais de l'argent, et, au lieu d'argent, vous arrivez. -- Et si je vous en apportais, de l'argent? -- Oh! alors, c'est autre chose. Soyez le bienvenu, cher ami. Et il tendit la main, non pas a la main de Malicorne, mais a sa bourse. Malicorne fit semblant de s'y tromper et lui donna la main. -- Et l'argent? fit Manicamp. -- Mon cher ami, si vous voulez l'avoir, gagnez-le. -- Que faut-il faire pour cela? -- Le gagner, parbleu! -- Et de quelle facon? -- Oh! c'est rude, je vous en avertis! -- Diable! -- II faut quitter le lit et aller trouver sur-le-champ M. le comte de Guiche. -- Moi, me lever? fit Manicamp en se detirant voluptueusement dans son lit. Oh! non pas. -- Vous avez donc vendu tous vos habits? -- Non, il m'en reste un, le plus beau meme, mais j'attends acheteur. -- Et des chausses? -- Il me semble que vous les voyez sur cette chaise. -- Eh bien! puisqu'il vous reste des chausses et un pourpoint, chaussez les unes et endossez l'autre, faites seller un cheval et mettez-vous en chemin. -- Point du tout. -- Pourquoi cela? -- Morbleu! vous ne savez donc pas que M. de Guiche est a Etampes? -- Non, je le croyais a Paris, moi; vous n'aurez que quinze lieues a faire au lieu de trente. -- Vous etes charmant! Si je fais quinze lieues avec mon habit, il ne sera plus mettable, et, au lieu de le vendre trente pistoles, je serai oblige de le donner pour quinze. -- Donnez-le pour ce que vous voudrez, mais il me faut une seconde commission de fille d'honneur. -- Bon! pour qui? La Montalais est donc double? -- Mechant homme! c'est vous qui l'etes. Vous engloutissez deux fortunes: la mienne et celle de M. le comte de Guiche. -- Vous pourriez bien dire celle de M. de Guiche et la votre. -- C'est juste, a tout seigneur tout honneur; mais j'en reviens a mon brevet. -- Et vous avez tort. -- Prouvez-moi cela. -- Mon ami, il n'y aura que douze filles d'honneur pour Madame; j'ai deja obtenu pour vous ce que douze cents femmes se disputent, et pour cela, il m'a fallu deployer une diplomatie... -- Oui, je sais que vous avez ete heroique, cher ami. -- On sait les affaires, dit Manicamp. -- A qui le dites-vous! Aussi, quand je serai roi, je vous promets une chose. -- Laquelle? de vous appeler Malicorne Ier? -- Non, de vous faire surintendant de mes finances; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit. -- Malheureusement. -- Il s'agit de me procurer une seconde charge de fille d'honneur. -- Mon ami, vous me promettriez le ciel que je ne me derangerais pas dans ce moment-ci. Malicorne fit sonner sa poche. -- Il y a la vingt pistoles, dit Malicorne. -- Et que voulez-vous faire de vingt pistoles, mon Dieu? -- Eh! dit Malicorne un peu fache, quand ce ne serait que pour les ajouter aux cinq cents que vous me devez deja! -- Vous avez raison, reprit Manicamp en tendant de nouveau la main, et sous ce point de vue je puis les accepter. Donnez-les moi. -- Un instant, que diable! il ne s'agit pas seulement de tendre la main; si je vous donne les vingt pistoles, aurai-je le brevet? -- Sans doute. -- Bientot? -- Aujourd'hui. -- Oh! prenez garde, monsieur de Manicamp! vous vous engagez beaucoup, et je ne vous en demande pas si long. Trente lieues en un jour, c'est trop, et vous vous tueriez. -- Pour obliger un ami, je ne trouve rien d'impossible. -- Vous etes heroique. -- Ou sont les vingt pistoles? -- Les voici, fit Malicorne en les montrant. -- Bien. -- Mais, mon cher monsieur Manicamp, vous allez les devorer rien qu'en chevaux de poste. -- Non pas; soyez tranquille. -- Pardonnez-moi. -- Quinze lieues d'ici a Etampes... -- Quatorze. -- Soit; quatorze lieues font sept postes; a vingt sous la poste, sept livres; sept livres de courrier, quatorze; autant pour revenir, vingt-huit; coucher et souper autant; c'est une soixantaine de livres que vous coutera cette complaisance. Manicamp s'allongea comme un serpent dans son lit, et fixant ses deux grands yeux sur Malicorne: -- Vous avez raison, dit-il, je ne pourrais pas revenir avant demain. Et il prit les vingt pistoles. -- Alors, partez. -- Puisque je ne pourrai revenir que demain, nous avons le temps. -- Le temps de quoi faire? -- Le temps de jouer. -- Que voulez-vous jouer? -- Vos vingt pistoles, pardieu! -- Non pas, vous gagnerez toujours. -- Je vous les gage, alors. -- Contre quoi! -- Contre vingt autres. -- Et quel sera l'objet du pari? -- Voici. Nous avons dit quatorze lieues pour aller a Etampes. -- Oui. -- Quatorze lieues pour revenir. -- Oui. -- Par consequent vingt-huit lieues. -- Sans doute. -- Pour ces vingt-huit lieues, vous m'accordez bien quatorze heures? -- Je vous les accorde. -- Une heure pour trouver le comte de Guiche? -- Soit. -- Et une heure pour lui faire ecrire la lettre a Monsieur? -- A merveille. -- Seize heures en tout. -- Vous comptez comme M. Colbert. -- Il est midi? -- Et demi. -- Tiens! vous avez une belle montre. -- Vous disiez?... fit Malicorne en remettant sa montre dans son gousset. -- Ah! c'est vrai; je vous offrais de vous gagner vingt pistoles contre celles que vous m'avez pretees, que vous aurez la lettre du comte de Guiche dans... -- Dans combien? -- Dans huit heures. -- Avez-vous un cheval aile? -- Cela me regarde. Pariez-vous toujours? -- J'aurai la lettre du comte dans huit heures? -- Oui. -- Signee? -- Oui. -- En main? -- En main. -- Eh bien, soit! je parie, dit Malicorne, curieux de savoir comment son vendeur d'habits se tirerait de la. -- Est-ce dit? -- C'est dit. -- Passez-moi la plume, l'encre et le papier. -- Voici. -- Ah! Manicamp se souleva avec un soupir, et s'accoudant sur son bras gauche, de sa plus belle ecriture il traca les lignes suivantes: "Bon pour une charge de fille d'honneur de Madame que M. le comte de Guiche se chargera d'obtenir a premiere vue. De Manicamp." Ce travail penible accompli, Manicamp se recoucha tout de son long. -- Eh bien? demanda Malicorne, qu'est-ce que cela veut dire? -- Cela veut dire que si vous etes presse d'avoir la lettre du comte de Guiche pour Monsieur, j'ai gagne mon pari. -- Comment cela? -- C'est limpide, ce me semble; vous prenez ce papier. -- Oui. -- Vous partez a ma place. -- Ah! -- Vous lancez vos chevaux a fond de train. -- Bon! -- Dans six heures, vous etes a Etampes; dans sept heures, vous avez la lettre du comte, et j'ai gagne mon pari sans avoir bouge de mon lit, ce qui m'accommode tout a la fois et vous aussi, j'en suis bien sur. -- Decidement, Manicamp, vous etes un grand homme. -- Je le sais bien. -- Je pars donc pour Etampes. -- Vous partez. -- Je vais trouver le comte de Guiche avec ce bon. -- Il vous en donne un pareil pour Monsieur. -- Je pars pour Paris. -- Vous allez trouver Monsieur avec le bon du comte de Guiche. -- Monsieur approuve. -- A l'instant meme. -- Et j'ai mon brevet. -- Vous l'avez. -- Ah! -- J'espere que je suis gentil, hein? -- Adorable! -- Merci. -- Vous faites donc du comte de Guiche tout ce que vous voulez, mon cher Manicamp? -- Tout, excepte de l'argent. -- Diable! l'exception est facheuse; mais enfin, si au lieu de lui demander de l'argent, vous lui demandiez... -- Quoi? -- Quelque chose d'important. -- Qu'appelez-vous important? -- Enfin, si un de vos amis vous demandait un service? -- Je ne le lui rendrais pas. -- Egoiste! -- Ou du moins je lui demanderais quel service il me rendra en echange. -- A la bonne heure! Eh bien! cet ami vous parle. -- C'est vous, Malicorne? -- C'est moi. -- Ah ca! vous etes donc bien riche? -- J'ai encore cinquante pistoles. -- Juste la somme dont j'ai besoin. Ou sont ces cinquante pistoles? -- La, dit Malicorne en frappant sur son gousset. -- Alors, parlez, mon cher; que vous faut-il? Malicorne reprit l'encre, la plume et le papier, et presenta le tout a Manicamp. -- Ecrivez, lui dit-il. -- Dictez. -- "Bon pour une charge dans la maison de Monsieur." -- Oh! fit Manicamp en levant la plume, une charge dans la maison de Monsieur pour cinquante pistoles? -- Vous avez mal entendu, mon cher. -- Comment avez-vous dit? -- J'ai dit cinq cents. -- Et les cinq cents? -- Les voila. Manicamp devora des yeux le rouleau; mais, cette fois, Malicorne le tenait a distance. -- Ah! qu'en dites-vous? Cinq cents pistoles... -- Je dis que c'est pour rien, mon cher, dit Manicamp en reprenant la plume, et que vous userez mon credit; dictez. Malicorne continua: -- "Que mon ami le comte de Guiche obtiendra de Monsieur pour mon ami Malicorne." -- Voila, dit Manicamp. -- Pardon, vous avez oublie de signer. -- Ah! c'est vrai. Les cinq cents pistoles? -- En voila deux cent cinquante. -- Et les deux cent cinquante autres? -- Quand je tiendrai ma charge. Manicamp fit la grimace. -- En ce cas, rendez-moi la recommandation, dit-il. -- Pourquoi faire? -- Pour que j'y ajoute un mot. -- Un mot? -- Oui, un seul. -- Lequel? -- "Presse." Malicorne rendit la recommandation: Manicamp ajouta le mot. -- Bon! fit Malicorne en reprenant le papier. Manicamp se mit a compter les pistoles. -- Il en manque vingt, dit-il. -- Comment cela? -- Les vingt que j'ai gagnees. -- Ou? -- En pariant que vous auriez la lettre du duc de Guiche dans huit heures. -- C'est juste. Et il lui donna les vingt pistoles. Manicamp se mit a prendre son or a pleines mains et le fit pleuvoir en cascades sur son lit. -- Voila une seconde charge, murmurait Malicorne en faisant secher son papier, qui, au premier abord, parait me couter plus que la premiere; mais... Il s'arreta, prit a son tour la plume, et ecrivit a Montalais: "Mademoiselle, annoncez a votre amie que sa commission ne peut tarder a lui arriver; je pars pour la faire signer: c'est quatre- vingt-six lieues que j'aurai faites pour l'amour de vous..." Puis avec son sourire de demon, reprenant la phrase interrompue: -- Voila, dit-il, une charge qui, au premier abord, parait me couter plus cher que la premiere; mais... le benefice sera, je l'espere, dans la proportion de la depense, et Mlle de La Valliere me rapportera plus que Mlle de Montalais, ou bien, ou bien, je ne m'appelle plus Malicorne. Adieu, Manicamp. Et il sortit. Chapitre LXXXI -- La cour de l'hotel Grammont Lorsque Malicorne arriva a Etampes, il apprit que le comte de Guiche venait de partir pour Paris. Malicorne prit deux heures de repos et s'appreta a continuer son chemin. Il arriva dans la nuit a Paris, descendit a un petit hotel dont il avait l'habitude lors de ses voyages dans la capitale, et le lendemain, a huit heures, il se presenta a l'hotel Grammont. Il etait temps que Malicorne arrivat. Le comte de Guiche se preparait a faire ses adieux a Monsieur avant de partir pour Le Havre, ou l'elite de la noblesse francaise allait chercher Madame a son arrivee d'Angleterre. Malicorne prononca le nom de Manicamp, et fut introduit a l'instant meme. Le comte de Guiche etait dans la cour de l'hotel Grammont, visitant ses equipages, que des piqueurs et des ecuyers faisaient passer en revue devant lui. Le comte louait ou blamait devant ses fournisseurs et ses gens les habits, les chevaux et les harnais qu'on venait de lui apporter, lorsque au milieu de cette importante occupation On lui jeta le nom de Manicamp. -- Manicamp? s'ecria-t-il. Qu'il entre, parbleu! qu'il entre! Et il fit quatre pas vers la porte. Malicorne se glissa par cette porte demi-ouverte, et regardant le comte de Guiche surpris de voir un visage inconnu en place de celui qu'il attendait: -- Pardon, monsieur le comte, dit-il, mais je crois qu'on a fait erreur: on vous a annonce Manicamp lui-meme, et ce n'est que son envoye. -- Ah! ah! fit de Guiche un peu refroidi, et vous m'apportez? -- Une lettre, monsieur le comte. Malicorne presenta le premier bon et observa le visage du comte. Celui-ci lut et se mit a rire. -- Encore! dit-il, encore une fille d'honneur? Ah ca! mais ce drole de Manicamp protege donc toutes les filles d'honneur de France? Malicorne salua. -- Et pourquoi ne vient-il pas lui-meme? demanda-t-il. -- Il est au lit. -- Ah! diable! Il n'a donc pas d'argent? De Guiche haussa les epaules. -- Mais qu'en fait-il donc, de son argent? Malicorne fit un mouvement qui voulait dire que, sur cet article- la, il etait aussi ignorant que le comte. -- Alors qu'il use de son credit, continua de Guiche. -- Ah! mais c'est que je crois une chose. -- Laquelle? -- C'est que Manicamp n'a de credit qu'aupres de vous, monsieur le comte. -- Mais alors il ne se trouvera donc pas au Havre? Autre mouvement de Malicorne. -- C'est impossible, et tout le monde y sera! -- J'espere, monsieur le comte, qu'il ne negligera point une si belle occasion. -- Il devrait deja etre a Paris. -- Il prendra la traverse pour regagner le temps perdu. -- Et ou est-il? -- A Orleans. -- Monsieur, dit de Guiche en saluant, vous me paraissez homme de bon gout. Malicorne avait l'habit de Manicamp. Il salua a son tour. -- Vous me faites grand honneur, monsieur, dit-il. -- A qui ai-je le plaisir de parler? -- Je me nomme Malicorne, monsieur. -- Monsieur de Malicorne, comment trouvez-vous les fontes de ces pistolets? Malicorne etait homme d'esprit; il comprit la situation. D'ailleurs, le de mis avant son nom venait de l'elever a la hauteur de celui qui lui parlait. Il regarda les fontes en connaisseur, et, sans hesiter: -- Un peu lourdes, monsieur, dit-il. -- Vous voyez, fit de Guiche au sellier, Monsieur, qui est homme de gout, trouve vos fontes lourdes: que vous avais-je dit tout a l'heure? Le sellier s'excusa. -- Et ce cheval, qu'en dites-vous? demanda de Guiche. C'est encore une emplette que je viens de faire. -- A la vue, il me parait parfait, monsieur le comte; mais il faudrait que je le montasse pour vous en dire mon avis. -- Eh bien! montez-le, monsieur de Malicorne, et faites-lui faire deux ou trois fois le tour du manege. La cour de l'hotel etait en effet disposee de maniere a servir de manege en cas de besoin. Malicorne, sans embarras, assembla la bride et le bridon, prit la criniere de la main gauche, placa son pied a l'etrier, s'enleva et se mit en selle. La premiere fois il fit faire au cheval le tour de la cour au pas. La seconde fois, au trot. Et la troisieme fois, au galop. Puis il s'arreta pres du comte, mit pied a terre et jeta la bride aux mains d'un palefrenier. -- Eh bien! dit le comte, qu'en pensez-vous, monsieur de Malicorne? -- Monsieur le comte, fit Malicorne, ce cheval est de race mecklembourgeoise. En regardant si le mors reposait bien sur les branches, j'ai vu qu'il prenait sept ans. C'est l'age auquel il faut preparer le cheval de guerre. L'avant-main est leger. Cheval a tete plate, dit-on, ne fatigue jamais la main du cavalier. Le garrot est un peu bas. L'avalement de la croupe me ferait douter de la purete de la race allemande. Il doit avoir du sang anglais. L'animal est droit sur ses aplombs, mais il chasse au trot; il doit se couper. Attention a la ferrure. Il est, au reste, maniable. Dans les voltes et les changements de pied je lui ai trouve les aides fines. -- Bien juge, monsieur de Malicorne, fit le comte. Vous etes connaisseur. Puis, se retournant vers le nouvel arrive: -- Vous avez la un habit charmant, dit de Guiche a Malicorne. Il ne vient pas de province, je presume; on ne taille pas dans ce gout-la a Tours ou a Orleans. -- Non, monsieur le comte, cet habit vient en effet de Paris. -- Oui, cela se voit... Mais retournons a notre affaire... Manicamp veut donc faire une seconde fille d'honneur? -- Vous voyez ce qu'il vous ecrit, monsieur le comte. -- Qui etait la premiere deja? Malicorne sentit le rouge lui monter au visage. -- Une charmante fille d'honneur, se hata-t-il de repondre, Mlle de Montalais. -- Ah! ah! vous la connaissez, monsieur? -- Oui, c'est ma fiancee, ou a peu pres. -- C'est autre chose, alors... Mille compliments! s'ecria de Guiche, sur les levres duquel voltigeait deja une plaisanterie de courtisan, et que ce titre de fiancee donne par Malicorne a Mlle de Montalais rappela au respect des femmes. -- Et le second brevet, pour qui est-ce? demanda de Guiche. Est-ce pour la fiancee de Manicamp?... En ce cas, je la plains. Pauvre fille! elle aura pour mari un mechant sujet. -- Non, monsieur le comte... Le second brevet est pour Mlle La Baume Le Blanc de La Valliere. -- Inconnue, fit de Guiche. -- Inconnue? oui, monsieur, fit Malicorne en souriant a son tour. -- Bon! je vais en parler a Monsieur. A propos, elle est demoiselle? -- De tres bonne maison, fille d'honneur de Madame douairiere. -- Tres bien! Voulez-vous m'accompagner chez Monsieur? -- Volontiers, si vous me faites cet honneur. -- Avez-vous votre carrosse? -- Non, je suis venu a cheval. -- Avec cet habit? -- Non, monsieur; j'arrive d'Orleans en poste, et j'ai change mon habit de voyage contre celui-ci pour me presenter chez vous. -- Ah! c'est vrai, vous m'avez dit que vous arriviez d'Orleans. Et il fourra, en la froissant, la lettre de Manicamp dans sa poche. -- Monsieur, dit timidement Malicorne, je crois que vous n'avez pas tout lu. -- Comment, je n'ai pas tout lu? -- Non, il y avait deux billets dans la meme enveloppe. -- Ah! ah! vous etes sur? -- Oh! tres sur. -- Voyons donc. Et le comte rouvrit le cachet. -- Ah! fit-il, c'est, ma foi, vrai. Et il deplia le papier qu'il n'avait pas encore lu. -- Je m'en doutais, dit-il, un autre bon pour une charge chez Monsieur; oh! mais c'est un gouffre que ce Manicamp. Oh! le scelerat, il en fait donc commerce? -- Non, monsieur le comte, il veut en faire don. -- A qui? -- A moi, monsieur. -- Mais que ne disiez-vous cela tout de suite, mon cher monsieur de Mauvaise corne. -- Malicorne! -- Ah! pardon; c'est le latin qui me brouille, l'affreuse habitude des etymologies. Pourquoi diantre fait-on apprendre le latin aux jeunes gens de famille? _Mala_: mauvaise. Vous comprenez, c'est tout un. Vous me pardonnez, n'est-ce pas, monsieur de Malicorne? -- Votre bonte me touche, monsieur; mais c'est une raison pour que je vous dise une chose tout de suite. -- Quelle chose, monsieur? -- Je ne suis pas gentilhomme: j'ai bon coeur, un peu d'esprit, mais je m'appelle Malicorne tout court. -- Eh bien! s'ecria de Guiche en regardant la malicieuse figure de son interlocuteur, vous me faites l'effet, monsieur, d'un aimable homme. J'aime votre figure, monsieur Malicorne; il faut que vous ayez de furieusement bonnes qualites pour avoir plu a cet egoiste de Manicamp. Soyez franc, vous etes quelque saint descendu sur la terre. -- Pourquoi cela? -- Morbleu! pour qu'il vous donne quelque chose. N'avez-vous pas dit qu'il voulait vous faire don d'une charge chez le roi? -- Pardon, monsieur le comte; si j'obtiens cette charge, ce n'est point lui qui me l'aura donnee, c'est vous. -- Et puis il ne vous l'aura peut-etre pas donnee pour rien tout a fait? -- Monsieur le comte... -- Attendez donc: il y a un Malicorne a Orleans. Parbleu! c'est cela! qui prete de l'argent a M. le prince. -- Je crois que c'est mon pere, monsieur. -- Ah! voila! M. le prince a le pere, et cet affreux devorateur de Manicamp a le fils. Prenez garde, monsieur, je le connais; il vous rongera, mordieu! jusqu'aux os. -- Seulement, je prete sans interet, moi, monsieur, dit en souriant Malicorne. -- Je disais bien que vous etiez un saint ou quelque chose d'approchant, monsieur Malicorne. Vous aurez votre charge ou j'y perdrai mon nom. -- Oh! monsieur le comte, quelle reconnaissance! dit Malicorne transporte. -- Allons chez le prince, mon cher monsieur Malicorne, allons chez le prince. Et de Guiche se dirigea vers la porte en faisant signe a Malicorne de le suivre. Mais au moment ou ils allaient en franchir le seuil, un jeune homme apparut de l'autre cote. C'etait un cavalier de vingt-quatre a vingt-cinq ans, au visage pale, aux levres minces, aux yeux brillants, aux cheveux et aux sourcils bruns. -- Eh! bonjour, dit-il tout a coup en repoussant pour ainsi dire Guiche dans l'interieur de la cour. -- Ah! ah! vous ici, de Wardes. Vous, botte, eperonne, et le fouet a la main! -- C'est la tenue qui convient a un homme qui part pour Le Havre. Demain, il n'y aura plus personne a Paris. Et le nouveau venu salua ceremonieusement Malicorne, a qui son bel habit donnait des airs de prince. -- M. Malicorne, dit de Guiche a son ami. De Wardes salua. -- M. de Wardes, dit de Guiche a Malicorne. Malicorne salua a son tour. -- Voyons, de Wardes, continua de Guiche, dites-nous cela, vous qui etes a l'affut de ces sortes de choses: quelles charges y a-t- il encore a donner a la cour, ou plutot dans la maison de Monsieur? -- Dans la maison de Monsieur? dit de Wardes en levant les yeux en l'air pour chercher. Attendez donc... celle de grand ecuyer, je crois. -- Oh! s'ecria Malicorne, ne parlons point de pareils postes, monsieur; mon ambition ne va pas au quart du chemin. De Wardes avait le coup d'oeil plus defiant que de Guiche, il devina tout de suite Malicorne. -- Le fait est, dit-il en le toisant, que, pour occuper cette charge, il faut etre duc et pair. -- Tout ce que je demande, moi, dit Malicorne, c'est une charge tres humble; je suis peu et ne m'estime point au-dessus de ce que je suis. -- Monsieur Malicorne, que vous voyez, dit de Guiche a de Wardes, est un charmant garcon qui n'a d'autre malheur que de ne pas etre gentilhomme. Mais, vous le savez, moi, je fais peu de cas de l'homme qui n'est que gentilhomme. -- D'accord, dit de Wardes; mais seulement je vous ferai observer, mon cher comte, que, sans qualite, on ne peut raisonnablement esperer d'entrer chez Monsieur. -- C'est vrai, dit le comte, l'etiquette est formelle. Diable! diable! nous n'avions pas pense a cela. -- Helas! voila un grand malheur pour moi, dit Malicorne en palissant legerement, un grand malheur, monsieur le comte. -- Mais qui n'est pas sans remede, j'espere, repondit de Guiche. -- Pardieu! s'ecria de Wardes, le remede est tout trouve; on vous fera gentilhomme, mon cher monsieur: Son Eminence le cardinal Mazarini ne faisait pas autre chose du matin au soir. -- Paix, paix, de Wardes! dit le comte, pas de mauvaise plaisanterie; ce n'est point entre nous qu'il convient de plaisanter de la sorte; la noblesse peut s'acheter, c'est vrai, mais c'est un assez grand malheur pour que les nobles n'en rient pas. -- Ma foi! tu es bien puritain, comme disent les Anglais. -- M. le vicomte de Bragelonne, annonca un valet dans la cour, comme il eut fait dans un salon. -- Ah! cher Raoul, viens, viens donc. Tout botte aussi! tout eperonne aussi! Tu pars donc? Bragelonne s'approcha du groupe de jeunes gens, et salua de cet air grave et doux qui lui etait particulier. Son salut s'adressa surtout a de Wardes, qu'il ne connaissait point, et dont les traits s'etaient armes d'une etrange froideur en voyant apparaitre Raoul. -- Mon ami, dit-il a de Guiche, je viens te demander ta compagnie. Nous partons pour Le Havre, je presume? -- Ah! c'est au mieux! c'est charmant! Nous allons faire un merveilleux voyage. Monsieur Malicorne, M. de Bragelonne. Ah! M. de Wardes, que je te presente. Les jeunes gens echangerent un salut compasse. Les deux natures semblaient des l'abord disposees a se discuter l'une l'autre. De Wardes etait souple, fin, dissimule; Raoul, serieux, eleve, droit. -- Mets-nous d'accord, de Wardes et moi, Raoul. -- A quel propos? -- A propos de noblesse. -- Qui s'y connaitra, si ce n'est un Grammont? -- Je ne te demande pas de compliments, je te demande ton avis. -- Encore faut-il que je connaisse l'objet de la discussion. -- De Wardes pretend que l'on fait abus de titres; moi, je pretends que le titre est inutile a l'homme. -- Et tu as raison, dit tranquillement de Bragelonne. -- Mais, moi aussi, reprit de Wardes avec une espece d'obstination, moi aussi, monsieur le vicomte, je pretends que j'ai raison. -- Que disiez-vous, monsieur? -- Je disais, moi, que l'on fait tout ce qu'on peut en France pour humilier les gentilshommes. -- Et qui donc cela? demanda Raoul. -- Le roi lui-meme; il s'entoure de gens qui ne feraient pas preuve de quatre quartiers. -- Allons donc! fit de Guiche, je ne sais pas ou diable vous avez vu cela, de Wardes. -- Un seul exemple. Et de Wardes couvrit Bragelonne tout entier de son regard. -- Dis. -- Sais-tu qui vient d'etre nomme capitaine general des mousquetaires, charge qui vaut plus que la pairie, charge qui donne le pas sur les marechaux de France? Raoul commenca de rougir, car il voyait ou de Wardes en voulait venir. -- Non; qui a-t-on nomme? Il n'y a pas longtemps en tout cas; car il y a huit jours la charge etait encore vacante; a telle enseigne que le roi l'a refusee a Monsieur, qui la demandait pour un de ses proteges. -- Eh bien! mon cher, le roi l'a refusee au protege de Monsieur pour la donner au chevalier d'Artagnan, a un cadet de Gascogne qui a traine l'epee trente ans dans les antichambres. -- Pardon, monsieur, si je vous arrete, dit Raoul en lancant un regard plein de severite a de Wardes; mais vous me faites l'effet de ne pas connaitre celui dont vous parlez. -- Je ne connais pas M. d'Artagnan! Eh! mon Dieu! qui donc ne le connait pas? -- Ceux qui le connaissent, monsieur, reprit Raoul avec plus de calme et de froideur, sont tenus de dire que, s'il n'est pas aussi bon gentilhomme que le roi, ce qui n'est point sa faute, il egale tous les rois du monde en courage et en loyaute. Voila mon opinion a moi, monsieur, et Dieu merci! je connais M. d'Artagnan depuis ma naissance. De Wardes allait repliquer, mais de Guiche l'interrompit. Chapitre LXXXII -- Le portrait de Madame La discussion allait s'aigrir, de Guiche l'avait parfaitement compris. En effet, il y avait dans le regard de Bragelonne quelque chose d'instinctivement hostile. Il y avait dans celui de de Wardes quelque chose comme un calcul d'agression. Sans se rendre compte des divers sentiments qui agitaient ses deux amis, de Guiche songea a parer le coup qu'il sentait pret a etre porte par l'un ou l'autre et peut-etre par tous les deux. -- Messieurs, dit-il, nous devons nous quitter, il faut que je passe chez Monsieur. Prenons nos rendez-vous: toi, de Wardes, viens avec moi au Louvre; toi, Raoul, demeure le maitre de la maison, et comme tu es le conseil de tout ce qui se fait ici, tu donneras le dernier coup d'oeil a mes preparatifs de depart. Raoul, en homme qui ne cherche ni ne craint une affaire, fit de la tete un signe d'assentiment, et s'assit sur un banc au soleil. -- C'est bien, dit de Guiche, reste la, Raoul, et fais-toi montrer les deux chevaux que je viens d'acheter; tu me diras ton sentiment, car je ne les ai achetes qu'a la condition que tu ratifierais le marche. A propos, pardon! j'oubliais de te demander des nouvelles de M. le comte de La Fere. Et tout en prononcant ces derniers mots, il observait de Wardes et essayait de saisir l'effet que produirait sur lui le nom du pere de Raoul. -- Merci, repondit le jeune homme. M. le comte se porte bien. Un eclair de haine passa dans les yeux de de Wardes. De Guiche ne parut pas remarquer cette lueur funebre, et allant donner une poignee de main a Raoul: -- C'est convenu, n'est-ce pas, Bragelonne, dit-il, tu viens nous rejoindre dans la cour du Palais-Royal? Puis, faisant signe de le suivre a de Wardes, qui se balancait tantot sur un pied, tantot sur l'autre. -- Nous partons, dit-il; venez, monsieur Malicorne. Ce nom fit tressaillir Raoul. Il lui sembla qu'il avait deja entendu prononcer ce nom une fois; mais il ne put se rappeler dans quelle occasion. Tandis qu'il cherchait, moitie reveur, moitie irrite de sa conversation avec de Wardes, les trois jeunes gens s'acheminaient vers le Palais-Royal, ou logeait Monsieur. Malicorne comprit deux choses. La premiere, c'est que les jeunes gens avaient quelque chose a se dire. La seconde, c'est qu'il ne devait pas marcher sur le meme rang qu'eux. Il demeura en arriere. -- Etes-vous fou? dit de Guiche a son compagnon, lorsqu'ils eurent fait quelques pas hors de l'hotel de Grammont; vous attaquez M. d'Artagnan, et cela devant Raoul! -- Eh bien! apres? fit de Wardes. -- Comment, apres? -- Sans doute: est-il defendu d'attaquer M. d'Artagnan? -- Mais vous savez bien que M. d'Artagnan fait le quart de ce tout si glorieux et si redoutable qu'on appelait les Mousquetaires. -- Soit; mais je ne vois pas pourquoi cela peut m'empecher de hair M. d'Artagnan. -- Que vous a-t-il fait? -- Oh! a moi, rien. -- Alors, pourquoi le hair? -- Demandez cela a l'ombre de mon pere. -- En verite, mon cher de Wardes, vous m'etonnez: M. d'Artagnan n'est point de ces hommes qui laissent derriere eux une inimitie sans apurer leur compte. Votre pere, m'a-t-on dit, etait de son cote haut la main. Or, il n'est si rudes inimities qui ne se lavent dans le sang d'un bon et loyal coup d'epee. -- Que voulez-vous, cher ami, cette haine existait entre mon pere et M. d'Artagnan; il m'a, tout enfant, entretenu de cette haine, et c'est un legs particulier qu'il m'a laisse au milieu de son heritage. -- Et cette haine avait pour objet M. d'Artagnan seul? -- Oh! M. d'Artagnan etait trop bien incorpore dans ses trois amis pour que le trop-plein n'en rejaillit pas sur eux; elle est de mesure, croyez-moi, a ce que les autres, le cas echeant, n'aient point a se plaindre de leur part. De Guiche avait les yeux fixes sur de Wardes; il frissonna en voyant le pale sourire du jeune homme. Quelque chose comme un pressentiment fit tressaillir sa pensee; il se dit que le temps etait passe des grands coups d'epee entre gentilshommes, mais que la haine, en s'extravasant au fond du coeur, au lieu de se repandre au-dehors, n'en etait pas moins de la haine; que parfois le sourire etait aussi sinistre que la menace et qu'en un mot, enfin, apres les peres, qui s'etaient hais avec le coeur et combattus avec le bras, viendraient les fils; qu'eux aussi se hairaient avec le coeur, mais qu'ils ne se combattraient plus qu'avec l'intrigue ou la trahison. Or, comme ce n'etait point Raoul qu'il soupconnait de trahison ou d'intrigue, ce fut pour Raoul que de Guiche frissonna. Mais tandis que ces sombres pensees obscurcissaient le front de de Guiche, de Wardes etait redevenu completement maitre de lui-meme. -- Au reste, dit-il, ce n'est pas que j'en veuille personnellement a M. de Bragelonne, je ne le connais pas. -- En tout cas, de Wardes, dit de Guiche avec une certaine severite, n'oubliez pas une chose, c'est que Raoul est le meilleur de mes amis. De Wardes s'inclina. La conversation en demeura la, quoique de Guiche fit tout ce qu'il put pour lui tirer son secret du coeur; mais de Wardes avait sans doute resolu de n'en pas dire davantage, et il demeura impenetrable. De Guiche se promit d'avoir plus de satisfaction avec Raoul. Sur ces entrefaites, on arriva au Palais-Royal, qui etait entoure d'une foule de curieux. La maison de Monsieur attendait ses ordres pour monter a cheval et faire escorte aux ambassadeurs charges de ramener la jeune princesse. Ce luxe de chevaux, d'armes et de livrees compensait en ce temps-la, grace au bon vouloir des peuples et aux traditions de respectueux attachement pour les rois, les enormes depenses couvertes par l'impot. Mazarin avait dit: "Laissez-les chanter, pourvu qu'ils paient." Louis XIV disait: "Laissez-les voir." La vue avait remplace la voix: on pouvait encore regarder, mais on ne pouvait plus chanter. M. de Guiche laissa de Wardes et Malicorne au pied du grand escalier; mais lui, qui partageait la faveur de Monsieur avec le chevalier de Lorraine, qui lui faisait les blanches dents, mais ne pouvait le souffrir, il monta droit chez Monsieur. Il trouva le jeune prince qui se mirait en se posant du rouge. Dans l'angle du cabinet, sur des coussins, M. le chevalier de Lorraine etait etendu, venant de faire friser ses longs cheveux blonds, avec lesquels il jouait comme eut fait une femme. Le prince se retourna au bruit, et, apercevant le comte: -- Ah! c'est toi, Guiche, dit-il; viens ca et dis-moi la verite. -- Oui, monseigneur, vous savez que c'est mon defaut. -- Figure-toi, Guiche, que ce mechant chevalier me fait de la peine. Le chevalier haussa les epaules. -- Et comment cela? demanda de Guiche. Ce n'est pas l'habitude de M. le chevalier. -- Eh bien! il pretend, continua le prince, il pretend que Mlle Henriette est mieux comme femme que je ne suis comme homme. -- Prenez garde, monseigneur, dit de Guiche en froncant le sourcil, vous m'avez demande la verite. -- Oui, dit Monsieur presque en tremblant. -- Eh bien! je vais vous la dire. -- Ne te hate pas, Guiche, s'ecria le prince, tu as le temps; regarde-moi avec attention et rappelle-toi bien Madame; d'ailleurs, voici son portrait; tiens. Et il lui tendit la miniature, du plus fin travail. De Guiche prit le portrait et le considera longtemps. -- Sur ma foi, dit-il, voila, monseigneur, une adorable figure. -- Mais regarde-moi a mon tour, regarde-moi donc, s'ecria le prince essayant de ramener a lui l'attention du comte, absorbee tout entiere par le portrait. -- En verite, c'est merveilleux! murmura de Guiche. -- Eh! ne dirait-on pas, continua Monsieur, que tu n'as jamais vu cette petite fille. -- Je l'ai vue, monseigneur, c'est vrai, mais il y a cinq ans de cela, et il s'opere de grands changements entre une enfant de douze ans et une jeune fille de dix-sept. -- Enfin, ton opinion, dis-la; parle, voyons! -- Mon opinion est que le portrait doit etre flatte, monseigneur. -- Oh! d'abord, oui, dit le prince triomphant, il l'est certainement; mais enfin suppose qu'il ne soit point flatte, et dis-moi ton avis. -- Monseigneur, Votre Altesse est bien heureuse d'avoir une si charmante fiancee. -- Soit, c'est ton avis sur elle; mais sur moi? -- Mon avis, monseigneur, est que vous etes beaucoup trop beau pour un homme. Le chevalier de Lorraine se mit a rire aux eclats. Monseigneur comprit tout ce qu'il y avait de severe pour lui dans l'opinion du comte de Guiche. Il fronca le sourcil. -- J'ai des amis peu bienveillants, dit-il. De Guiche regarda encore le portrait; mais apres quelques secondes de contemplation, le rendant avec effort a Monsieur: -- Decidement, dit-il, monseigneur, j'aimerais mieux contempler dix fois Votre Altesse qu'une fois de plus Madame. Sans doute le chevalier vit quelque chose de mysterieux dans ces paroles qui resterent incomprises du prince, car il s'ecria: -- Eh bien! mariez-vous donc! Monsieur continua a se mettre du rouge; puis, quand il eut fini, il regarda encore le portrait, puis se mira dans la glace et sourit. Sans doute il etait satisfait de la comparaison. -- Au reste, tu es bien gentil d'etre venu, dit-il a de Guiche; je craignais que tu ne partisses sans venir me dire adieu. -- Monseigneur me connait trop pour croire que j'eusse commis une pareille inconvenance. -- Et puis tu as bien quelque chose a me demander avant de quitter Paris? -- Eh bien! Votre Altesse a devine juste; j'ai, en effet, une requete a lui presenter. -- Bon! parle. Le chevalier de Lorraine devint tout yeux et tout oreilles; il lui semblait que chaque grace obtenue par un autre etait un vol qui lui etait fait. Et comme de Guiche hesitait: -- Est-ce de l'argent? demanda le prince. Cela tomberait a merveille, je suis richissime; M. le surintendant des finances m'a fait remettre cinquante mille pistoles. -- Merci a Votre Altesse; mais il ne s'agit pas d'argent. -- Et de quoi s'agit-il? Voyons. -- D'un brevet de fille d'honneur. -- Tudieu! Guiche, quel protecteur tu fais, dit le prince avec dedain; ne me parleras-tu donc jamais que de peronnelles? Le chevalier de Lorraine sourit; il savait que c'etait deplaire a Monseigneur que de proteger les dames. -- Monseigneur, dit le comte, ce n'est pas moi qui protege directement la personne dont je viens de vous parler; c'est un de mes amis. -- Ah! c'est different; et comment se nomme la protegee de ton ami? -- Mlle de La Baume Le Blanc de La Valliere, deja fille d'honneur de Madame douairiere. -- Fi! une boiteuse, dit le chevalier de Lorraine en s'allongeant sur son coussin. -- Une boiteuse! repeta le prince. Madame aurait cela sous les yeux? Ma foi, non, ce serait trop dangereux pour ses grossesses. Le chevalier de Lorraine eclata de rire. -- Monsieur le chevalier, dit de Guiche, ce que vous faites la n'est point genereux; je sollicite et vous me nuisez. -- Ah! pardon, monsieur le comte, dit le chevalier de Lorraine inquiet du ton avec lequel le comte avait accentue ses paroles, telle n'etait pas mon intention, et, au fait, je crois que je confonds cette demoiselle avec une autre. -- Assurement, et je vous affirme, moi, que vous confondez. -- Voyons, y tiens-tu beaucoup, Guiche? demanda le prince. -- Beaucoup, monseigneur. -- Eh bien! accorde; mais ne demande plus de brevet, il n'y a plus de place. -- Ah! s'ecria le chevalier, midi deja; c'est l'heure fixee pour le depart. -- Vous me chassez, monsieur? demanda de Guiche. -- Oh! comte, comme vous me maltraitez aujourd'hui! repondit affectueusement le chevalier. -- Pour Dieu! comte; pour Dieu! chevalier, dit Monsieur, ne vous disputez donc pas ainsi: ne voyez-vous pas que cela me fait de la peine? -- Ma signature? demanda de Guiche. -- Prends un brevet dans ce tiroir, et donne-le-moi. De Guiche prit le brevet indique d'une main, et de l'autre presenta a Monsieur une plume toute trempee dans l'encre. Le prince signa. -- Tiens, dit-il en lui rendant le brevet; mais c'est a une condition. -- Laquelle? -- C'est que tu feras ta paix avec le chevalier. -- Volontiers, dit de Guiche. Et il tendit la main au chevalier avec une indifference qui ressemblait a du mepris. -- Allez, comte, dit le chevalier sans paraitre aucunement remarquer le dedain du comte; allez, et ramenez-nous une princesse qui ne jase pas trop avec son portrait. -- Oui, pars et fais diligence... A propos, qui emmenes-tu? -- Bragelonne et de Wardes. -- Deux braves compagnons. -- Trop braves, dit le chevalier; tachez de les ramener tous deux, comte. -- Vilain coeur! murmura de Guiche; il flaire le mal partout et avant tout. Puis, saluant Monsieur, il sortit. En arrivant sous le vestibule, il eleva en l'air le brevet tout signe. Malicorne se precipita et le recut tout tremblant de joie. Mais, apres l'avoir recu, de Guiche s'apercut qu'il attendait quelque chose encore. -- Patience, monsieur, patience, dit-il a son client; mais M. le chevalier etait la et j'ai craint d'echouer si je demandais trop a la fois. Attendez donc a mon retour. Adieu! -- Adieu, monsieur le comte; mille graces, dit Malicorne. -- Et envoyez-moi Manicamp. A propos, est-ce vrai, monsieur, que Mlle de La Valliere est boiteuse? Au moment ou il prononcait ces mots, un cheval s'arretait derriere lui. Il se retourna et vit palir Bragelonne, qui entrait au moment meme dans la cour. Le pauvre amant avait entendu. Il n'en etait pas de meme de Malicorne, qui etait deja hors de la portee de la voix. "Pourquoi parle-t-on ici de Louise? se demanda Raoul; oh! qu'il n'arrive jamais a ce de Wardes, qui sourit la-bas, de dire un mot d'elle devant moi!" -- Allons, allons, messieurs! cria le comte de Guiche, en route. En ce moment, le prince, dont la toilette etait terminee parut a la fenetre. Toute l'escorte le salua de ses acclamations, et dix minutes apres, bannieres, echarpes et plumes flottaient a l'ondulation du galop des coursiers. Chapitre LXXXIII -- Au Havre Toute cette cour, si brillante, si gaie, si animee de sentiments divers, arriva au Havre quatre jours apres son depart de Paris. C'etait vers les cinq heures du soir; on n'avait encore aucune nouvelle de Madame. On chercha des logements; mais des lors commenca une grande confusion parmi les maitres, de grandes querelles parmi les laquais. Au milieu de tout ce conflit, le comte de Guiche crut reconnaitre Manicamp. C'etait en effet lui qui etait venu; mais comme Malicorne s'etait accommode de son plus bel habit, il n'avait pu trouver, lui, a racheter qu'un habit de velours violet brode d'argent. De Guiche le reconnut autant a son habit qu'a son visage. Il avait vu tres souvent a Manicamp cet habit violet, sa derniere ressource. Manicamp se presenta au comte sous une voute de flambeaux qui incendiaient plutot qu'ils n'illuminaient le porche par lequel on entrait au Havre, et qui etait situe pres de la tour de Francois Ier. Le comte, en voyant la figure attristee de Manicamp, ne put s'empecher de rire. -- Eh! mon pauvre Manicamp, dit-il, comme te voila violet; tu es donc en deuil? -- Je suis en deuil, oui, repondit Manicamp. -- De qui ou de quoi? -- De mon habit bleu et or, qui a disparu, et a la place duquel je n'ai plus trouve que celui-ci; et encore m'a-t-il fallu economiser a force pour le racheter. -- Vraiment? -- Pardieu! etonne-toi de cela; tu me laisses sans argent. -- Enfin, te voila, c'est le principal. -- Par des routes execrables. -- Ou es-tu loge? -- Loge? -- Oui. -- Mais je ne suis pas loge. De Guiche se mit a rire. -- Alors, ou logeras-tu? -- Ou tu logeras. -- Alors, je ne sais pas. -- Comment, tu ne sais pas? -- Sans doute; comment veux-tu que je sache ou je logerai? -- Tu n'as donc pas retenu un hotel? -- Moi? -- Toi ou Monsieur? -- Nous n'y avons pense ni l'un ni l'autre. Le Havre est grand, je suppose, et pourvu qu'il y ait une ecurie pour douze chevaux et une maison propre dans un bon quartier. -- Oh! il y a des maisons tres propres. -- Eh bien! alors... -- Mais pas pour nous. -- Comment, pas pour nous? Et pour qui? -- Pour les Anglais, parbleu! -- Pour les Anglais? -- Oui, elles sont toutes louees. -- Par qui? -- Par M. de Buckingham. -- Plait-il? fit de Guiche, a qui ce mot fit dresser l'oreille. -- Eh! oui, mon cher, par M. de Buckingham. Sa Grace s'est fait preceder d'un courrier; ce courrier est arrive depuis trois jours, et il a retenu tous les logements logeables qui se trouvaient dans la ville. -- Voyons, voyons, Manicamp, entendons-nous. -- Dame! ce que je te dis la est clair, ce me semble. -- Mais M. de Buckingham n'occupe pas tout Le Havre, que diable? -- Il ne l'occupe pas, c'est vrai, puisqu'il n'est pas encore debarque; mais, une fois debarque, il l'occupera. -- Oh! oh! -- On voit bien que tu ne connais pas les Anglais, toi; ils ont la rage d'accaparer. -- Bon! un homme qui a toute une maison s'en contente et n'en prend pas deux. -- Oui, mais deux hommes? -- Soit, deux maisons; quatre, six, dix, si tu veux; mais il y a cent maisons au Havre? -- Eh bien! alors, elles sont louees toutes les cent. -- Impossible! -- Mais, entete que tu es, quand je te dis que M. de Buckingham a loue toutes les maisons qui entourent celle ou doit descendre Sa Majeste la reine douairiere d'Angleterre et la princesse sa fille. -- Ah! par exemple, voila qui est particulier, dit de Wardes en caressant le cou de son cheval. -- C'est ainsi, monsieur. -- Vous en etes bien sur, monsieur de Manicamp? Et, en faisant cette question, il regardait sournoisement de Guiche, comme pour l'interroger sur le degre de confiance qu'on pouvait avoir dans la raison de son ami. Pendant ce temps, la nuit etait venue, et les flambeaux, les pages, les laquais, les ecuyers, les chevaux et les carrosses encombraient la porte et la place, les torches se refletaient dans le chenal qu'emplissait la maree montante, tandis que, de l'autre cote de la jetee, on apercevait mille figures curieuses de matelots et de bourgeois qui cherchaient a ne rien perdre du spectacle. Pendant toutes ces hesitations, Bragelonne, comme s'il y eut ete etranger, se tenait a cheval un peu en arriere de de Guiche, et regardait les jeux de la lumiere qui montaient dans l'eau, en meme temps qu'il respirait avec delices le parfum salin de la vague qui roule bruyante sur les greves, les galets et l'algue, et jette a l'air son ecume, a l'espace son bruit. -- Mais, enfin, s'ecria de Guiche, quelle raison M. de Buckingham a-t-il eue pour faire cette provision de logements? -- Oui, demanda de Wardes, quelle raison? -- Oh! une excellente, repondit Manicamp. -- Mais enfin, la connais-tu? -- Je crois la connaitre. -- Parle donc. -- Penche-toi. -- Diable! cela ne peut se dire que tout bas? -- Tu en jugeras toi-meme. -- Bon. De Guiche se pencha. -- L'amour, dit Manicamp. -- Je ne comprends plus. -- Dis que tu ne comprends pas encore. -- Explique-toi. -- Eh bien! il passe pour certain, monsieur le comte, que Son Altesse Royale Monsieur sera le plus infortune des maris. -- Comment! le duc de Buckingham?... -- Ce nom porte malheur aux princes de la maison de France. -- Ainsi, le duc?... -- Serait amoureux fou de la jeune Madame, a ce qu'on assure, et ne voudrait point que personne approchat d'elle, si ce n'est lui. De Guiche rougit. -- Bien! bien! merci, dit-il en serrant la main de Manicamp. Puis, se relevant: -- Pour l'amour de Dieu! dit-il a Manicamp, fais en sorte que ce projet du duc de Buckingham n'arrive pas a des oreilles francaises, ou sinon, Manicamp, il reluira au soleil de ce pays des epees qui n'ont pas peur de la trempe anglaise. -- Apres tout, dit Manicamp, cet amour ne m'est point prouve a moi, et n'est peut-etre qu'un conte. -- Non, dit de Guiche, ce doit etre la verite. Et malgre lui, les dents du jeune homme se serraient. -- Eh bien! apres tout, qu'est-ce que cela te fait a toi? qu'est- ce que cela me fait, a moi, que Monsieur soit ce que le feu roi fut? Buckingham pere, pour la reine; Buckingham fils, pour la jeune Madame; rien, pour tout le monde. -- Manicamp! Manicamp! -- Eh! que diable! c'est un fait ou tout au moins un dire. -- Silence! dit le comte. -- Et pourquoi silence? dit de Wardes: c'est un fait fort honorable pour la nation francaise. N'etes-vous point de mon avis, monsieur de Bragelonne? -- Quel fait? demanda tristement Bragelonne. -- Que les Anglais rendent ainsi hommage a la beaute de vos reines et de vos princesses. -- Pardon, je ne suis pas a ce que l'on dit, et je vous demanderai une explication. -- Sans doute, il a fallu que M. de Buckingham pere vint a Paris pour que Sa Majeste le roi Louis XIII s'apercut que sa femme etait une des plus belles personnes de la cour de France; il faut maintenant que M. de Buckingham fils consacre a son tour, par l'hommage qu'il lui rend, la beaute d'une princesse de sang francais. Ce sera desormais un brevet de beaute que d'avoir inspire un amour d'outre-mer. -- Monsieur, repondit Bragelonne, je n'aime pas a entendre plaisanter sur ces matieres. Nous autres gentilshommes, nous sommes les gardiens de l'honneur des reines et des princesses. Si nous rions d'elles, que feront les laquais? -- Oh! oh! monsieur, dit de Wardes, dont les oreilles rougirent, comment dois-je prendre cela? -- Prenez-le comme il vous plaira, monsieur, repondit froidement Bragelonne. -- Bragelonne! Bragelonne! murmura de Guiche. -- Monsieur de Wardes! s'ecria Manicamp voyant le jeune homme pousser son cheval du cote de Raoul. -- Messieurs! Messieurs! dit de Guiche, ne donnez pas un pareil exemple en public, dans la rue. De Wardes, vous avez tort. -- Tort! en quoi? Je vous le demande. -- Tort en ce que vous dites toujours du mal de quelque chose ou de quelqu'un, repliqua Raoul avec son implacable sang-froid. -- De l'indulgence, Raoul, fit tout bas de Guiche. -- Et ne vous battez pas avant de vous etre reposes; vous ne feriez rien qui vaille, dit Manicamp. -- Allons! allons! dit de Guiche, en avant, messieurs, en avant! Et la-dessus, ecartant les chevaux et les pages, il se fit une route jusqu'a la place au milieu de la foule, attirant apres lui tout le cortege des Francais. Une grande porte donnant sur une cour etait ouverte; de Guiche entra dans cette cour; Bragelonne, de Wardes, Manicamp et trois ou quatre autres gentilshommes l'y suivirent. La se tint une espece de conseil de guerre; on delibera sur le moyen qu'il fallait employer pour sauver la dignite de l'ambassade. Bragelonne conclut pour que l'on respectat le droit de priorite. De Wardes proposa de mettre la ville a sac. Cette proposition parut un peu vive a Manicamp. Il proposa de dormir d'abord: c'etait le plus sage. Malheureusement, pour suivre son conseil, il ne manquait que deux choses: une maison et des lits. De Guiche reva quelque temps; puis, a haute voix: -- Qui m'aime me suive, dit-il. -- Les gens aussi? demanda un page qui s'etait approche du groupe. -- Tout le monde! s'ecria le fougueux jeune homme. Allons Manicamp, conduis-nous a la maison que Son Altesse Madame doit occuper. Sans rien deviner des projets du comte, ses amis le suivirent, escortes d'une foule de peuple dont les acclamations et la joie formaient un presage heureux pour le projet encore inconnu que poursuivait cette ardente jeunesse. Le vent soufflait bruyamment du port et grondait par lourdes rafales. Chapitre LXXXIV -- En mer Le jour suivant se leva un peu plus calme, quoique le vent soufflat toujours. Cependant le soleil s'etait leve dans un de ces nuages rouges decoupant ses rayons ensanglantes sur la crete des vagues noires. Du haut des vigies, on guettait impatiemment. Vers onze heures du matin, un batiment fut signale: ce batiment arrivait a pleines voiles, deux autres le suivaient a la distance d'un demi-noeud. Ils venaient comme des fleches lancees par un vigoureux archer, et cependant la mer etait si grosse, que la rapidite de leur marche n'otait rien aux mouvements du roulis qui couchait les navires tantot a droite, tantot a gauche. Bientot la forme des vaisseaux et la couleur des flammes firent connaitre la flotte anglaise. En tete marchait le batiment monte par la princesse, portant le pavillon de l'amiraute. Aussitot le bruit se repandit que la princesse arrivait. Toute la noblesse francaise courut au port; le peuple se porta sur les quais et sur les jetees. Deux heures apres, les vaisseaux avaient rallie le vaisseau amiral, et tous les trois, n'osant sans doute pas se hasarder a entrer dans l'etroit goulet du port, jetaient l'ancre entre Le Havre et la Heve. Aussitot la manoeuvre achevee, le vaisseau amiral salua la France de douze coups de canon, qui lui furent rendus coup pour coup par le fort Francois Ier. Aussitot cent embarcations prirent la mer; elles etaient tapissees de riches etoffes; elles etaient destinees a porter les gentilshommes francais jusqu'aux vaisseaux mouilles. Mais en les voyant, meme dans le port, se balancer violemment, en voyant au-dela de la jetee les vagues s'elever en montagnes et venir se briser sur la greve avec un rugissement terrible, on comprenait bien qu'aucune de ces barques n'atteindrait le quart de la distance qu'il y avait a parcourir pour arriver aux vaisseaux sans avoir chavire. Cependant, un bateau pilote, malgre le vent et la mer, s'appretait a sortir du port pour aller se mettre a la disposition de l'amiral anglais. De Guiche avait cherche parmi toutes ces embarcations un bateau un peu plus fort que les autres, qui lui donnat chance d'arriver jusqu'aux batiments anglais, lorsqu'il apercut le pilote cotier qui appareillait. -- Raoul, dit-il, ne trouves-tu point qu'il est honteux pour des creatures intelligentes et fortes comme nous de reculer devant cette force brutale du vent et de l'eau? -- C'est la reflexion que justement je faisais tout bas, repondit Bragelonne. -- Eh bien! veux-tu que nous montions ce bateau et que nous poussions en avant? Veux-tu, de Wardes? -- Prenez garde, vous allez vous faire noyer, dit Manicamp. -- Et pour rien, dit de Wardes, attendu qu'avec le vent debout, comme vous l'aurez, vous n'arriverez jamais aux vaisseaux. -- Ainsi, tu refuses? -- Oui, ma foi! Je perdrais volontiers la vie dans une lutte contre les hommes, dit-il en regardant obliquement Bragelonne; mais me battre a coups d'aviron contre les flots d'eau salee, je n'y ai pas le moindre gout. -- Et moi, dit Manicamp, dusse-je arriver jusqu'aux batiments, je me soucierais peu de perdre le seul habit propre qui me reste; l'eau salee rejaillit, et elle tache. -- Toi aussi, tu refuses? s'ecria de Guiche. -- Mais tout a fait: je te prie de le croire, et plutot deux fois qu'une. -- Mais voyez donc, s'ecria de Guiche; vois donc, de Wardes, vois donc, Manicamp; la-bas, sur la dunette du vaisseau amiral, les princesses nous regardent. -- Raison de plus, cher ami, pour ne pas prendre un bain ridicule devant elles. -- C'est ton dernier mot, Manicamp? -- Oui. -- C'est ton dernier mot, de Wardes? -- Oui. -- Alors j'irai tout seul. -- Non pas, dit Raoul, je vais avec toi: il me semble que c'est chose convenue. Le fait est que Raoul, libre de toute passion, mesurant le danger avec sang-froid, voyait le danger imminent; mais il se laissait entrainer volontiers a faire une chose devant laquelle reculait de Wardes. Le bateau se mettait en route; de Guiche appela le pilote cotier. -- Hola de la barque! dit-il, il nous faut deux places! Et roulant cinq ou dix pistoles dans un morceau de papier, il les jeta du quai dans le bateau. -- Il parait que vous n'avez pas peur de l'eau salee, mes jeunes maitres? dit le patron. -- Nous n'avons peur de rien, repondit de Guiche. -- Alors, venez, mes gentilshommes. Le pilote s'approcha du bord, et l'un apres l'autre, avec une legerete pareille, les deux jeunes gens sauterent dans le bateau. -- Allons, courage, enfants, dit de Guiche; il y a encore vingt pistoles dans cette bourse, et si nous atteignons le vaisseau amiral, elles sont a vous. Aussitot les rameurs se courberent sur leurs rames, et la barque bondit sur la cime des flots. Tout le monde avait pris interet a ce depart si hasarde; la population du Havre se pressait sur les jetees: il n'y avait pas un regard qui ne fut pour la barque. Parfois, la frele embarcation demeurait un instant comme suspendue aux cretes ecumeuses, puis tout a coup elle glissait au fond d'un abime mugissant, et semblait etre precipitee. Neanmoins, apres une heure de lutte, elle arriva dans les eaux du vaisseau amiral, dont se detachaient deja deux embarcations destinees a venir a son aide. Sur le gaillard d'arriere du vaisseau amiral, abritees par un dais de velours et d'hermine que soutenaient de puissantes attaches, Madame Henriette douairiere et la jeune Madame, ayant aupres d'elles l'amiral comte de Norfolk, regardaient avec terreur cette barque tantot enlevee au ciel, tantot engloutie jusqu'aux enfers, contre la voile sombre de laquelle brillaient, comme deux lumineuses apparitions, les deux nobles figures des deux gentilshommes francais. L'equipage, appuye sur les bastingages et grimpe dans les haubans, applaudissait a la bravoure de ces deux intrepides, a l'adresse du pilote et a la force des matelots. Un hourra de triomphe accueillit leur arrivee a bord. Le comte de Norfolk, beau jeune homme de vingt-six a vingt-huit ans, s'avanca au-devant d'eux. De Guiche et Bragelonne monterent lestement l'escalier de tribord, et conduits par le comte de Norfolk, qui reprit sa place aupres d'elles, ils vinrent saluer les princesses. Le respect, et surtout une certaine crainte dont il ne se rendait pas compte, avaient empeche jusque-la le comte de Guiche de regarder attentivement la jeune Madame. Celle-ci, au contraire, l'avait distingue tout d'abord et avait demande a sa mere: -- N'est-ce point Monsieur que nous apercevons sur cette barque? Madame Henriette, qui connaissait Monsieur mieux que sa fille, avait souri a cette erreur de son amour-propre et avait repondu: -- Non, c'est M. de Guiche, son favori, voila tout. A cette reponse, la princesse avait ete forcee de contenir l'instinctive bienveillance provoquee par l'audace du comte. Ce fut au moment ou la princesse faisait cette question que de Guiche, osant enfin lever les yeux sur elle, put comparer l'original au portrait. Lorsqu'il vit ce visage pale, ces yeux animes, ces adorables cheveux chatains, cette bouche fremissante et ce geste si eminemment royal qui semblait remercier et encourager tout a la fois, il fut saisi d'une telle emotion, que, sans Raoul, qui lui preta son bras, il eut chancele. Le regard etonne de son ami, le geste bienveillant de la reine, rappelerent de Guiche a lui. En peu de mots, il expliqua sa mission, dit comment il etait l'envoye de Monsieur, et salua, selon leur rang et les avances qu'ils lui firent, l'amiral et les differents seigneurs anglais qui se groupaient autour des princesses. Raoul fut presente a son tour et gracieusement accueilli; tout le monde savait la part que le comte de La Fere avait prise a la restauration du roi Charles II; en outre, c'etait encore le comte qui avait ete charge de la negociation du mariage qui ramenait en France la petite-fille de Henri IV. Raoul parlait parfaitement anglais; il se constitua l'interprete de son ami pres des jeunes seigneurs anglais auxquels notre langue n'etait point familiere. En ce moment parut un jeune homme d'une beaute remarquable et d'une splendide richesse de costume et d'armes. Il s'approcha des princesses, qui causaient avec le comte de Norfolk, et d'une voix qui deguisait mal son impatience: -- Allons, mesdames, dit-il, il faut descendre a terre. A cette invitation, la jeune Madame se leva et elle allait accepter la main que le jeune homme lui tendait avec une vivacite pleine d'expressions diverses, lorsque l'amiral s'avanca entre la jeune Madame et le nouveau venu. -- Un moment, s'il vous plait, milord de Buckingham, dit-il; le debarquement n'est point possible a cette heure pour des femmes. La mer est trop grosse; mais, vers quatre heures, il est probable que le vent tombera; on ne debarquera donc que ce soir. -- Permettez, milord, dit Buckingham avec une irritation qu'il ne chercha point meme a deguiser. Vous retenez ces dames et vous n'en avez pas le droit. De ces dames, l'une appartient, helas! a la France, et, vous le voyez, la France la reclame par la voix de ses ambassadeurs. Et, de la main, il montra de Guiche et Raoul, qu'il saluait en meme temps. -- Je ne suppose pas, repondit l'amiral, qu'il entre dans les intentions de ces messieurs d'exposer la vie des princesses? -- Milord, ces messieurs sont bien venus malgre le vent; permettez-moi de croire que le danger ne sera pas plus grand pour ces dames, qui s'en iront avec le vent. -- Ces messieurs sont fort braves, dit l'amiral. Vous avez vu que beaucoup etaient sur le port et n'ont point ose les suivre. En outre, le desir qu'ils avaient de presenter le plus tot possible leurs hommages a Madame et a son illustre mere les a portes a affronter la mer, fort mauvaise aujourd'hui, meme pour des marins. Mais ces messieurs, que je presenterai pour exemple a mon etat- major, ne doivent pas en etre un pour ces dames. Un regard derobe de Madame surprit la rougeur qui couvrait les joues du comte. Ce regard echappa a Buckingham. Il n'avait d'yeux que pour surveiller Norfolk. Il etait evidemment jaloux de l'amiral, et semblait bruler du desir d'arracher les princesses a ce sol mouvant des vaisseaux sur lequel l'amiral etait roi. -- Au reste, reprit Buckingham, j'en appelle a Madame elle-meme. -- Et moi, milord, repondit l'amiral, j'en appelle a ma conscience et a ma responsabilite. J'ai promis de rendre saine et sauve Madame a la France, je tiendrai ma promesse. -- Mais, cependant, monsieur... -- Milord, permettez-moi de vous rappeler que je commande seul ici. -- Milord, savez-vous ce que vous dites? repondit avec hauteur Buckingham. -- Parfaitement, et je le repete: Je commande seul ici, milord, et tout m'obeit: la mer, le vent, les navires et les hommes. Cette parole etait grande et noblement prononcee. Raoul en observa l'effet sur Buckingham. Celui-ci frissonna par tout le corps et s'appuya a l'un des soutiens de la tente pour ne pas tomber; ses yeux s'injecterent de sang, et la main dont il ne se soutenait point se porta sur la garde de son epee. -- Milord, dit la reine, permettez-moi de vous dire que je suis en tout point de l'avis du comte de Norfolk; puis le temps, au lieu de se couvrir de vapeur comme il le fait en ce moment, fut-il parfaitement pur et favorable, nous devons bien quelques heures a l'officier qui nous a conduites si heureusement et avec des soins si empresses jusqu'en vue des cotes de France, ou il doit nous quitter. Buckingham, au lieu de repondre, consulta le regard de Madame. Madame, a demi cachee sous les courtines de velours et d'or qui l'abritaient, n'ecoutait rien de ce debat, occupee qu'elle etait a regarder le comte de Guiche qui s'entretenait avec Raoul. Ce fut un nouveau coup pour Buckingham, qui crut decouvrir dans le regard de Madame Henriette un sentiment plus profond que celui de la curiosite. Il se retira tout chancelant et alla heurter le grand mat. -- M. de Buckingham n'a pas le pied marin, dit en francais la reine mere; voila sans doute pourquoi il desire si fort toucher la terre ferme. Le jeune homme entendit ces mots, palit, laissa tomber ses mains avec decouragement a ses cotes, et se retira confondant dans un soupir ses anciennes amours et ses haines nouvelles. Cependant l'amiral, sans se preoccuper autrement de cette mauvaise humeur de Buckingham, fit passer les princesses dans sa chambre de poupe, ou le diner avait ete servi avec une magnificence digne de tous les convives. L'amiral prit place a droite de Madame et mit le comte de Guiche a sa gauche. C'etait la place qu'occupait d'ordinaire Buckingham. Aussi, lorsqu'il entra dans la salle a manger, fut-ce une douleur pour lui que de se voir releguer par l'etiquette, cette autre reine a qui il devait le respect, a un rang inferieur a celui qu'il avait tenu jusque-la. De son cote, de Guiche, plus pale encore peut-etre de son bonheur que son rival ne l'etait de sa colere, s'assit en tressaillant pres de la princesse, dont la robe de soie, en effleurant son corps, faisait passer dans tout son etre des frissons d'une volupte jusqu'alors inconnue. Apres le repas, Buckingham s'elanca pour donner la main a Madame. Mais ce fut au tour de de Guiche de faire la lecon au duc. -- Milord, dit-il, soyez assez bon, a partir de ce moment, pour ne plus vous interposer entre Son Altesse Royale Madame et moi. A partir de ce moment, en effet, Son Altesse Royale appartient a la France, et c'est la main de Monsieur, frere du roi, qui touche la main de la princesse quand Son Altesse Royale me fait l'honneur de me toucher la main. Et, en prononcant ces paroles, il presenta lui-meme sa main a la jeune Madame avec une timidite si visible et en meme temps une noblesse si courageuse, que les Anglais firent entendre un murmure d'admiration, tandis que Buckingham laissait echapper un soupir de douleur. Raoul aimait; Raoul comprit tout. Il attacha sur son ami un de ces regards profonds que l'ami seul ou la mere etendent comme protecteur ou comme surveillant sur l'enfant ou sur l'ami qui s'egare. Vers deux heures, enfin, le soleil parut, le vent tomba, la mer devint unie comme une large nappe de cristal, la brume, qui couvrait les cotes, se dechira comme un voile qui s'envole en lambeaux. Alors les riants coteaux de la France apparurent avec leurs mille maisons blanches, se detachant, ou sur le vert des arbres, ou sur le bleu du ciel. Chapitre LXXXV -- Les tentes L'amiral, comme nous l'avons vu, avait pris le parti de ne plus faire attention aux yeux menacants et aux emportements convulsifs de Buckingham. En effet, depuis le depart d'Angleterre, il devait s'y etre tout doucement habitue. De Guiche n'avait point encore remarque en aucune facon cette animosite que le jeune lord paraissait avoir contre lui; mais il ne se sentait, d'instinct, aucune sympathie pour le favori de Charles II. La reine mere, avec une experience plus grande et un sens plus froid, dominait toute la situation, et, comme elle en comprenait le danger, elle s'appretait a en trancher le noeud lorsque le moment en serait venu. Ce moment arriva. Le calme etait retabli partout, excepte dans le coeur de Buckingham, et celui-ci, dans son impatience, repetait a demi-voix a la jeune princesse: -- Madame, Madame, au nom du Ciel, rendons-nous a terre, je vous en supplie! Ne voyez-vous pas que ce fat de comte de Norfolk me fait mourir avec ses soins et ses adorations pour vous? Henriette entendit ces paroles; elle sourit et, sans se retourner, donnant seulement a sa voix cette inflexion de doux reproche et de langoureuse impertinence avec lesquels la coquetterie sait donner un acquiescement tout en ayant l'air de formuler une defense: -- Mon cher lord, murmura-t-elle, je vous ai deja dit que vous etiez fou. Aucun de ces details, nous l'avons deja dit, n'echappait a Raoul; il avait entendu la priere de Buckingham, la reponse de la princesse; il avait vu Buckingham faire un pas en arriere a cette reponse, pousser un soupir et passer la main sur son front; et n'ayant de voile ni sur les yeux, ni autour du coeur, il comprenait tout et fremissait en appreciant l'etat des choses et des esprits. Enfin l'amiral, avec une lenteur etudiee, donna les derniers ordres pour le depart des canots. Buckingham accueillit ces ordres avec de tels transports, qu'un etranger eut pu croire que le jeune homme avait le cerveau trouble. A la voix du comte de Norfolk, une grande barque, toute pavoisee, descendit lentement des flancs du vaisseau amiral: elle pouvait contenir vingt rameurs et quinze passagers. Des tapis de velours, des housses brodees aux armes d'Angleterre, des guirlandes de fleurs, car en ce temps on cultivait assez volontiers la parabole au milieu des alliances politiques, formaient le principal ornement de cette barque vraiment royale. A peine la barque etait-elle a flot, a peine les rameurs avaient- ils dresse leurs avirons, attendant, comme des soldats au port d'arme, l'embarquement de la princesse, que Buckingham courut a l'escalier pour prendre sa place dans le canot. Mais la reine l'arreta. -- Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous laissiez aller ma fille et moi a terre sans que les logements soient prepares d'une facon certaine. Je vous prie donc, milord, de nous devancer au Havre et de veiller a ce que tout soit en ordre a notre arrivee. Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup d'autant plus terrible qu'il etait inattendu. Il balbutia, rougit, mais ne put repondre. Il avait cru pouvoir se tenir pres de Madame pendant le trajet, et savourer ainsi jusqu'au dernier des moments qui lui etaient donnes par la fortune. Mais l'ordre etait expres. L'amiral, qui l'avait entendu, s'ecria aussitot: -- Le petit canot a la mer! L'ordre fut execute avec cette rapidite particuliere aux manoeuvres des batiments de guerre. Buckingham, desole, adressa un regard de desespoir a la princesse, un regard de supplication a la reine, un regard de colere a l'amiral. La princesse fit semblant de ne pas le voir. La reine detourna la tete. L'amiral se mit a rire. Buckingham, a ce rire, fut tout pret a s'elancer sur Norfolk. La reine mere se leva. -- Partez, monsieur, dit-elle avec autorite. Le jeune duc s'arreta. Mais regardant autour de lui et tentant un dernier effort: -- Et vous, messieurs, demanda-t-il tout suffoque par tant d'emotions diverses, vous, monsieur de Guiche; vous, monsieur de Bragelonne, ne m'accompagnez-vous point? De Guiche s'inclina. -- Je suis, ainsi que M. de Bragelonne, aux ordres de la reine, dit-il; ce qu'elle nous commandera de faire, nous le ferons. Et il regarda la jeune princesse, qui baissa les yeux. -- Pardon, monsieur de Buckingham, dit la reine, mais M. de Guiche represente ici Monsieur; c'est lui qui doit nous faire les honneurs de la France, comme vous nous avez fait les honneurs de l'Angleterre; il ne peut donc se dispenser de nous accompagner; nous devons bien, d'ailleurs, cette legere faveur au courage qu'il a eu de nous venir trouver par ce mauvais temps. Buckingham ouvrit la bouche comme pour repondre; mais, soit qu'il ne trouvat point de pensee ou point de mots pour formuler cette pensee, aucun son ne tomba de ses levres, et, se retournant comme en delire, il sauta du batiment dans le canot. Les rameurs n'eurent que le temps de le retenir et de se retenir eux-memes, car le poids et le contrecoup avaient failli faire chavirer la barque. -- Decidement, Milord est fou, dit tout haut l'amiral a Raoul. -- J'en ai peur pour Milord, repondit Bragelonne. Pendant tout le temps que le canot mit a gagner la terre, le duc ne cessa de couvrir de ses regards le vaisseau amiral, comme ferait un avare qu'on arracherait a son coffre, une mere qu'on eloignerait de sa fille pour la conduire a la mort. Mais rien ne repondit a ses signaux, a ses manifestations, a ses lamentables attitudes. Buckingham en fut tellement etourdi, qu'il se laissa tomber sur un banc, enfonca sa main dans ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux faisaient voler le canot sur les vagues. En arrivant, il etait dans une torpeur telle, que s'il n'eut pas rencontre sur le port le messager auquel il avait fait prendre les devants comme marechal des logis, il n'eut pas su demander son chemin. Une fois arrive a la maison qui lui etait destinee, il s'y enferma comme Achille dans sa tente. Cependant le canot qui portait les princesses quittait le bord du vaisseau amiral au moment meme ou Buckingham mettait pied a terre. Une barque suivait, remplie d'officiers, de courtisans et d'amis empresses. Toute la population du Havre, embarquee a la hate sur des bateaux de peche et des barques plates ou sur de longues peniches normandes, accourut au devant du bateau royal. Le canon des forts retentissait; le vaisseau amiral et les deux autres echangeaient leurs salves, et des nuages de flammes s'envolaient des bouches beantes en flocons ouates de fumee au- dessus des flots, puis s'evaporaient dans l'azur du ciel. La princesse descendit aux degres du quai. Une musique joyeuse l'attendait a terre et accompagnait chacun de ses pas. Tandis que, s'avancant dans le centre de la ville, elle foulait de son pied delicat les riches tapisseries et les jonchees de fleurs, de Guiche et Raoul, se derobant du milieu des Anglais, prenaient leur chemin par la ville et s'avancaient rapidement vers l'endroit designe pour la residence de Madame. -- Hatons-nous, disait Raoul a de Guiche, car, du caractere que je lui connais, ce Buckingham nous fera quelque malheur en voyant le resultat de notre deliberation d'hier. -- Oh! dit le comte, nous avons la de Wardes, qui est la fermete en personne, et Manicamp, qui est la douceur meme. De Guiche n'en fit pas moins diligence, et, cinq minutes apres, ils etaient en vue de l'Hotel de Ville. Ce qui les frappa d'abord, c'etait une grande quantite de gens assembles sur la place. -- Bon! dit de Guiche, il parait que nos logements sont construits. En effet, devant l'hotel, sur la place meme, s'elevaient huit tentes de la plus grande elegance, surmontees des pavillons de France et d'Angleterre unis. L'Hotel de Ville etait entoure par des tentes comme d'une ceinture bigarree; dix pages et douze chevau-legers donnes pour escorte aux ambassadeurs montaient la garde devant ces tentes. Le spectacle etait curieux, etrange; il avait quelque chose de feerique. Ces habitations improvisees avaient ete construites dans la nuit. Revetues au-dedans et au-dehors des plus riches etoffes que de Guiche avait pu se procurer au Havre, elles encerclaient entierement l'Hotel de Ville, c'est-a-dire la demeure de la jeune princesse; elles etaient reunies les unes aux autres par de simples cables de soie, tendus et gardes par des sentinelles, de sorte que le plan de Buckingham se trouvait completement renverse, si ce plan avait ete reellement de garder pour lui et ses Anglais les abords de l'Hotel de Ville. Le seul passage qui donnat acces aux degres de l'edifice, et qui ne fut point ferme par cette barricade soyeuse, etait garde par deux tentes pareilles a deux pavillons, et dont les portes s'ouvraient aux deux cotes de cette entree. Ces deux tentes etaient celles de de Guiche et de Raoul, et en leur absence devaient toujours etre occupees: celle de de Guiche, par de Wardes; celle de Raoul par Manicamp. Tout autour de ces deux tentes et des six autres, une centaine d'officiers, de gentilshommes et de pages reluisaient de soie et d'or, bourdonnant comme des abeilles autour de leur ruche. Tout cela, l'epee a la hanche, etait pret a obeir a un signe de de Guiche ou de Bragelonne, les deux chefs de l'ambassade. Au moment meme ou les deux jeunes gens apparaissaient a l'extremite d'une rue aboutissant sur la place, ils apercurent, traversant cette meme place au galop de son cheval, un jeune gentilhomme d'une merveilleuse elegance. Il fendait la foule des curieux, et, a la vue de ces batisses improvisees, il poussa un cri de colere et de desespoir. C'etait Buckingham, Buckingham sorti de sa stupeur pour revetir un eblouissant costume et pour venir attendre Madame et la reine a l'Hotel de Ville. Mais a l'entree des tentes on lui barra le passage, et force lui fut de s'arreter. Buckingham, exaspere, leva son fouet; deux officiers lui saisirent le bras. Des deux gardiens, un seul etait la. De Wardes, monte dans l'interieur de l'Hotel de Ville, transmettait quelques ordres donnes par de Guiche. Au bruit que faisait Buckingham, Manicamp, couche paresseusement sur les coussins d'une des deux tentes d'entree, se souleva avec sa nonchalance ordinaire, et s'apercevant que le bruit continuait, apparut sous les rideaux. -- Qu'est-ce, dit-il avec douceur, et qui donc mene tout ce grand bruit? Le hasard fit qu'au moment ou il commencait a parler, le silence venait de renaitre, et bien que son accent fut doux et modere, tout le monde entendit sa question. Buckingham se retourna, regarda ce grand corps maigre et ce visage indolent. Probablement la personne de notre gentilhomme, vetu d'ailleurs assez simplement, comme nous l'avons dit, ne lui inspira pas grand respect, car il repondit dedaigneusement: -- Qui etes-vous, monsieur? Manicamp s'appuya au bras d'un enorme chevau-leger, droit comme un pilier de cathedrale, et repondit du meme ton tranquille: -- Et vous, monsieur? -- Moi, je suis milord duc de Buckingham. J'ai loue toutes les maisons qui entourent l'Hotel de Ville, ou j'ai affaire; or, puisque ces maisons sont louees, elles sont a moi, et puisque je les ai louees pour avoir le passage libre a l'Hotel de Ville, vous n'avez pas le droit de me fermer ce passage. -- Mais, monsieur, qui vous empeche de passer? demanda Manicamp. -- Mais vos sentinelles. -- Parce que vous voulez passer a cheval, monsieur, et que la consigne est de ne laisser passer que les pietons. -- Nul n'a le droit de donner de consigne ici, excepte moi, dit Buckingham. -- Comment cela, monsieur? demanda Manicamp avec sa voix douce. Faites-moi la grace de m'expliquer cette enigme. -- Parce que, comme je vous l'ai dit, j'ai loue toutes les maisons de la place. -- Nous le savons bien, puisqu'il ne nous est reste que la place elle-meme. -- Vous vous trompez, monsieur, la place est a moi comme les maisons. -- Oh! pardon, monsieur, vous faites erreur. On dit chez nous le pave du roi; donc, la place est au roi; donc, puisque nous sommes les ambassadeurs du roi, la place est a nous. -- Monsieur, je vous ai deja demande qui vous etiez! s'ecria Buckingham exaspere du sang-froid de son interlocuteur. -- On m'appelle Manicamp, repondit le jeune homme d'une voix eolienne, tant elle etait harmonieuse et suave. Buckingham haussa les epaules. -- Bref, dit-il, quand j'ai loue les maisons qui entourent l'Hotel de Ville, la place etait libre; ces baraques obstruent ma vue, otez ces baraques! Un sourd et menacant murmure courut dans la foule des auditeurs. De Guiche arrivait en ce moment; il ecarta cette foule qui le separait de Buckingham, et, suivi de Raoul, il arriva d'un cote, tandis que de Wardes arrivait de l'autre. -- Pardon, milord, dit-il; mais si vous avez quelque reclamation a faire, ayez l'obligeance de la faire a moi, attendu que c'est moi qui ai donne les plans de cette construction. -- En outre, je vous ferai observer, monsieur, que le mot baraque se prend en mauvaise part, ajouta gracieusement Manicamp. -- Vous disiez donc, monsieur? continua de Guiche. -- Je disais, monsieur le comte, reprit Buckingham avec un accent de colere encore sensible, quoiqu'il fut tempere par la presence d'un egal, je disais qu'il est impossible que ces tentes demeurent ou elles sont. -- Impossible, fit de Guiche, et pourquoi? -- Parce qu'elles me genent. De Guiche laissa echapper un mouvement d'impatience, mais un coup d'oeil froid de Raoul le retint. -- Elles doivent moins vous gener, monsieur, que cet abus de la priorite que vous vous etes permis. -- Un abus! -- Mais sans doute. Vous envoyez ici un messager qui loue, en votre nom, toute la ville du Havre, sans s'inquieter des Francais qui doivent venir au-devant de Madame. C'est peu fraternel, monsieur le duc, pour le representant d'une nation amie. -- La terre est au premier occupant, dit Buckingham. -- Pas en France, monsieur. -- Et pourquoi pas en France? -- Parce que c'est le pays de la politesse. -- Qu'est-ce a dire? s'ecria Buckingham d'une facon si emportee, que les assistants se reculerent, s'attendant a une collision immediate. -- C'est-a-dire, monsieur, repondit de Guiche en palissant, que j'ai fait construire ce logement pour moi et mes amis, comme l'asile des ambassadeurs de France, comme le seul abri que votre exigence nous ait laisse dans la ville, et que dans ce logement j'habiterai, moi et les miens, a moins qu'une volonte plus puissante et surtout plus souveraine que la votre ne me renvoie. -- C'est-a-dire ne nous deboute, comme on dit au palais, dit doucement Manicamp. -- J'en connais un, monsieur, qui sera tel, je l'espere, que vous le desirez, dit Buckingham en mettant la main a la garde de son epee. En ce moment, et comme la deesse Discorde allait, enflammant les esprits, tourner toutes les epees contre des poitrines humaines, Raoul posa doucement sa main sur l'epaule de Buckingham. -- Un mot, milord, dit-il. -- Mon droit! mon droit d'abord! s'ecria le fougueux jeune homme. -- C'est justement sur ce point que je vais avoir l'honneur de vous entretenir, dit Raoul. -- Soit, mais pas de longs discours, monsieur. -- Une seule question; vous voyez qu'on ne peut pas etre plus bref. -- Parlez, j'ecoute. -- Est-ce vous ou M. le duc d'Orleans qui allez epouser la petite- fille du roi Henri IV? -- Plait-il? demanda Buckingham en se reculant tout effare. -- Repondez-moi, je vous prie, monsieur, insista tranquillement Raoul. -- Votre intention est-elle de me railler, monsieur? demanda Buckingham. -- C'est toujours repondre, monsieur, et cela me suffit. Donc, vous l'avouez, ce n'est pas vous qui allez epouser la princesse d'Angleterre. -- Vous le savez bien, monsieur, ce me semble. -- Pardon, mais c'est que, d'apres votre conduite, la chose n'etait plus claire. -- Voyons, au fait, que pretendez-vous dire, monsieur? Raoul se rapprocha du duc. -- Vous avez, dit-il en baissant la voix, des fureurs qui ressemblent a des jalousies; savez-vous cela, milord? or, ces jalousies, a propos d'une femme, ne vont point a quiconque n'est ni son amant, ni son epoux; a bien plus forte raison, je suis sur que vous comprendrez cela, milord, quand cette femme est une princesse. -- Monsieur, s'ecria Buckingham, insultez-vous Madame Henriette? -- C'est vous, repondit froidement Bragelonne, c'est vous qui l'insultez, milord, prenez-y garde. Tout a l'heure, sur le vaisseau amiral, vous avez pousse a bout la reine et lasse la patience de l'amiral. Je vous observais, milord, et vous ai cru fou d'abord; mais depuis j'ai devine le caractere reel de cette folie. -- Monsieur! -- Attendez, car j'ajouterai un mot. J'espere etre le seul parmi les Francais qui l'ait devine. -- Mais, savez-vous, monsieur, dit Buckingham frissonnant de colere et d'inquietude a la fois, savez-vous que vous tenez la un langage qui merite repression? -- Pesez vos paroles, milord, dit Raoul avec hauteur; je ne suis pas d'un sang dont les vivacites se laissent reprimer; tandis qu'au contraire, vous, vous etes d'une race dont les passions sont suspectes aux bons Francais; je vous le repete donc pour la seconde fois, prenez garde, milord. -- A quoi, s'il vous plait? Me menaceriez-vous? -- Je suis le fils du comte de La Fere, monsieur de Buckingham, et je ne menace jamais, parce que je frappe d'abord. Ainsi, entendons-nous bien, la menace que je vous fais, la voici... Buckingham serra les poings; mais Raoul continua comme s'il ne s'apercevait de rien. -- Au premier mot hors des bienseances que vous vous permettrez envers Son Altesse Royale. Oh! soyez patient, monsieur de Buckingham; je le suis bien moi. -- Vous? -- Sans doute. Tant que Madame a ete sur le sol anglais, je me suis tu; mais, a present qu'elle a touche au sol de la France, maintenant que nous l'avons recue au nom du prince, a la premiere insulte que, dans votre etrange attachement, vous commettrez envers la maison royale de France, j'ai deux partis a prendre: ou je declare devant tous la folie dont vous etes affecte en ce moment, et je vous fais renvoyer honteusement en Angleterre; ou, si vous le preferez, je vous donne du poignard dans la gorge en pleine assemblee. Au reste, ce second moyen me parait le plus convenable, et je crois que je m'y tiendrai. Buckingham etait devenu plus pale que le flot de dentelle d'Angleterre qui entourait son cou. -- Monsieur de Bragelonne, dit-il, est-ce bien un gentilhomme qui parle? -- Oui; seulement, ce gentilhomme parle a un fou. Guerissez, milord, et il vous tiendra un autre langage. -- Oh! mais, monsieur de Bragelonne, murmura le duc d'une voix etranglee et en portant la main a son cou, vous voyez bien que je me meurs! -- Si la chose arrivait en ce moment, monsieur, dit Raoul avec son inalterable sang-froid, je regarderais en verite cela comme un grand bonheur, car cet evenement previendrait toutes sortes de mauvais propos sur votre compte et sur celui des personnes illustres que votre devouement compromet si follement. -- Oh! vous avez raison, vous avez raison, dit le jeune homme eperdu; oui, oui, mourir! oui, mieux vaut mourir que souffrir ce que je souffre en ce moment. Et il porta la main sur un charmant poignard au manche tout garni de pierreries qu'il tira a moitie de sa poitrine. Raoul lui repoussa la main. -- Prenez garde, monsieur, dit-il; si vous ne vous tuez pas, vous faites un acte ridicule, si vous vous tuez, vous tachez de sang la robe nuptiale de la princesse d'Angleterre. Buckingham demeura une minute haletant. Pendant cette minute, on vit ses levres trembler, ses joues fremir, ses yeux vaciller, comme dans le delire. Puis, tout a coup: -- Monsieur de Bragelonne, dit-il, je ne connais pas un plus noble esprit que vous; vous etes le digne fils du plus parfait gentilhomme que l'on connaisse. Habitez vos tentes! Et il jeta ses deux bras autour du cou de Raoul. Toute l'assistance emerveillee de ce mouvement auquel on ne pouvait guere attendre, vu les trepignements de l'un des adversaires et la rude insistance de l'autre, l'assemblee se mit a battre des mains, et mille vivats, mille applaudissements joyeux s'elancerent vers le ciel. De Guiche embrassa a son tour Buckingham, un peu a contrecoeur, mais enfin il l'embrassa. Ce fut le signal: Anglais et Francais, qui, jusque-la, s'etaient regardes avec inquietude, fraterniserent a l'instant meme. Sur ces entrefaites arriva le cortege des princesses, qui, sans Bragelonne, eussent trouve deux armees aux prises et du sang sur les fleurs. Tout se remit a l'aspect des bannieres. Chapitre LXXXVI -- La nuit La concorde etait revenue s'asseoir au milieu des tentes. Anglais et Francais rivalisaient de galanterie aupres des illustres voyageuses et de politesse entre eux. Les Anglais envoyerent aux Francais des fleurs dont ils avaient fait provision pour feter l'arrivee de la jeune princesse; les Francais inviterent les Anglais a un souper qu'ils devaient donner le lendemain. Madame recueillit donc sur son passage d'unanimes felicitations. Elle apparaissait comme une reine, a cause du respect de tous; comme une idole, a cause de l'adoration de quelques-uns. La reine mere fit aux Francais l'accueil le plus affectueux. La France etait son pays, a elle, et elle avait ete trop malheureuse en Angleterre pour que l'Angleterre lui put faire oublier la France. Elle apprenait donc a sa fille, par son propre amour, l'amour du pays ou toutes deux avaient trouve l'hospitalite, et ou elles allaient trouver la fortune d'un brillant avenir. Lorsque l'entree fut faite et les spectateurs un peu dissemines, lorsqu'on n'entendit plus que de loin les fanfares et le bruissement de la foule, lorsque la nuit tomba, enveloppant de ses voiles etoiles la mer, le port, la ville et la campagne encore emue de ce grand evenement, de Guiche rentra dans sa tente, et s'assit sur un large escabeau, avec une telle expression de douleur, que Bragelonne le suivit du regard jusqu'a ce qu'il l'eut entendu soupirer; alors il s'approcha. Le comte etait renverse en arriere, l'epaule appuyee a la paroi de la tente, le front dans ses mains, la poitrine haletante et le genou inquiet. -- Tu souffres, ami? lui demanda Raoul. -- Cruellement. -- Du corps, n'est-ce pas? -- Du corps, oui. -- La journee a ete fatigante, en effet, continua le jeune homme, les yeux fixes sur celui qu'il interrogeait. -- Oui, et le sommeil me rafraichirait. -- Veux-tu que je te laisse? -- Non, j'ai a te parler. -- Je ne te laisserai parler qu'apres avoir interroge, moi-meme, de Guiche. -- Interroge. -- Mais sois franc. -- Comme toujours. -- Sais-tu pourquoi Buckingham etait si furieux? -- Je m'en doute. -- Il aime Madame, n'est-ce pas? -- Du moins on en jurerait, a le voir. -- Eh bien! il n'en est rien. -- Oh! cette fois, tu te trompes, Raoul, et j'ai bien lu sa peine dans ses yeux, dans son geste, dans toute sa vie depuis ce matin. -- Tu es poete, mon cher comte, et partout tu vois de la poesie. -- Je vois surtout l'amour. -- Ou il n'est pas. -- Ou il est. -- Voyons, de Guiche, tu crois ne pas te tromper? -- Oh! j'en suis sur! s'ecria vivement le comte. -- Dis-moi, comte, demanda Raoul avec un profond regard, qui te rend si clairvoyant? -- Mais, repondit de Guiche en hesitant, l'amour-propre. -- L'amour-propre! c'est un mot bien long, de Guiche. -- Que veux-tu dire? -- Je veux dire, mon ami, que d'ordinaire tu es moins triste que ce soir. -- La fatigue. -- La fatigue? -- Oui. -- Ecoute, cher ami, nous avons fait campagne ensemble, nous nous sommes vus a cheval pendant dix-huit heures; trois chevaux, ecrases de lassitude ou mourant de faim, tombaient sous nous, que nous riions encore. Ce n'est point la fatigue qui te rend triste, comte. -- Alors, c'est la contrariete. -- Quelle contrariete? -- Celle de ce soir. -- La folie de lord Buckingham? -- Eh! sans doute; n'est-il point facheux, pour nous Francais representant notre maitre, de voir un Anglais courtiser notre future maitresse, la seconde dame du royaume? -- Oui, tu as raison; mais je crois que lord Buckingham n'est pas dangereux. -- Non, mais il est importun. En arrivant ici, n'a-t-il pas failli tout troubler entre les Anglais et nous, et sans toi, sans ta prudence si admirable et ta fermete si etrange, nous tirions l'epee en pleine ville. -- Il a change, tu vois. -- Oui, certes; mais de la meme vient ma stupefaction. Tu lui as parle bas; que lui as-tu dit? Tu crois qu'il l'aime; tu le dis, une passion ne cede pas avec cette facilite; il n'est donc pas amoureux d'elle! Et de Guiche prononca lui-meme ces derniers mots avec une telle expression, que Raoul leva la tete. Le noble visage du jeune homme exprimait un mecontentement facile a lire. -- Ce que je lui ai dit, comte, repondit Raoul, je vais le repeter a toi. Ecoute bien, le voici: "Monsieur, vous regardez d'un air d'envie, d'un air de convoitise injurieuse, la soeur de votre prince, laquelle ne vous est pas fiancee, laquelle n'est pas, laquelle ne peut pas etre votre maitresse; vous faites donc affront a ceux qui, comme nous, viennent chercher une jeune fille pour la conduire a son epoux." -- Tu lui as dit cela? demanda de Guiche en rougissant. -- En propres termes; j'ai meme ete plus loin. De Guiche fit un mouvement. -- Je lui ai dit: "De quel oeil nous regarderiez-vous, si vous aperceviez parmi nous un homme assez insense, assez deloyal, pour concevoir d'autres sentiments que le plus pur respect a l'egard d'une princesse destinee a notre maitre?" Ces paroles etaient tellement a l'adresse de de Guiche, que de Guiche palit, et, saisi d'un tremblement subit, ne put tendre que machinalement une main vers Raoul, tandis que de l'autre il se couvrait les yeux et le front. -- Mais, continua Raoul sans s'arreter a cette demonstration de son ami, Dieu merci! les Francais, que l'on proclame legers, indiscrets, inconsideres, savent appliquer un jugement sain et une saine morale a l'examen des questions de haute convenance. "Or, ai-je ajoute, sachez, monsieur de Buckingham, que nous autres, gentilshommes de France, nous servons nos rois en leur sacrifiant nos passions aussi bien que notre fortune et notre vie; et quand, par hasard, le demon nous suggere une de ces mauvaises pensees qui incendient le coeur, nous eteignons cette flamme, fut-ce en l'arrosant de notre sang. De cette facon, nous sauvons trois honneurs a la fois: celui de notre pays, celui de notre maitre et le notre. Voila, monsieur de Buckingham, comme nous agissons; voila comment tout homme de coeur doit agir." Et voila, mon cher de Guiche, continua Raoul, comment j'ai parle a M. de Buckingham; aussi s'est-il rendu sans resistance a mes raisons. De Guiche, courbe jusqu'alors sous la parole de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main fievreuse, il saisit la main de Raoul; les pommettes de ses joues, apres avoir ete froides comme la glace, etaient de flamme. -- Et tu as bien parle, dit-il d'une voix etranglee; et tu es un brave ami, Raoul, merci; maintenant, je t'en supplie, laisse-moi seul. -- Tu le veux? -- Oui, j'ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ebranle aujourd'hui ma tete et mon coeur; demain, quand tu reviendras, je ne serai plus le meme homme. -- Et bien! soit, je te laisse, dit Raoul en se retirant. Le comte fit un pas vers son ami, et l'etreignit cordialement entre ses bras. Mais, dans cette etreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d'une grande passion combattue. La nuit etait fraiche, etoilee, splendide; apres la tempete, la chaleur du soleil avait ramene partout la vie, la joie et la securite. Il s'etait forme au ciel quelques nuages longs et effiles dont la blancheur azuree promettait une serie de beaux jours temperes par une brise de l'est. Sur la place de l'hotel, de grandes ombres coupees de larges rayons lumineux formaient comme une gigantesque mosaique aux dalles noires et blanches. Bientot tout s'endormit dans la ville; il resta une faible lumiere dans l'appartement de Madame, qui donnait sur la place, et cette douce clarte de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d'une jeune fille, dont la vie a peine se manifeste, a peine est sensible, et dont la flamme se tempere aussi quand le corps est endormi. Bragelonne sortit de sa tente avec la demarche lente et mesuree de l'homme curieux de voir et jaloux de n'etre point vu. Alors, abrite derriere les rideaux epais, embrassant toute la place d'un seul coup d'oeil, il vit, au bout d'un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s'entrouvrir et s'agiter. Derriere les rideaux se dessinait l'ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l'obscurite, attaches ardemment sur le salon de Madame, illumine doucement par la lumiere interieure de l'appartement. Cette douce lueur qui colorait les vitres etait l'etoile du comte. On voyait monter jusqu'a ses yeux l'aspiration de son ame tout entiere. Raoul, perdu dans l'ombre, devinait toutes les pensees passionnees qui etablissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mysterieux et magique de sympathie; lien forme par des pensees empreintes d'une telle volonte, d'une telle obsession, qu'elles sollicitaient certainement les reves amoureux a descendre sur cette couche parfumee que le comte devorait avec les yeux de l'ame. Mais de Guiche et Raoul n'etaient pas les seuls qui veillassent. La fenetre d'une des maisons de la place etait ouverte; c'etait la fenetre d'une maison habitee par Buckingham. Sur la lumiere qui jaillissait hors de cette derniere fenetre se detachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuye sur la traverse sculptee et garnie de velours, envoyait au balcon de Madame ses voeux et les folles visions de son amour. Bragelonne ne put s'empecher de sourire. -- Voila un pauvre coeur bien assiege, dit-il en songeant a Madame. Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur: -- Et voila un pauvre mari bien menace, ajouta-t-il; bien lui est d'etre un grand prince et d'avoir une armee pour garder son bien. Bragelonne epia pendant quelque temps le manege des deux soupirants, ecouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierte que s'il eut eu son habit bleu au lieu d'avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait a lui le chant lointain d'un rossignol; puis, apres avoir fait sa provision de melancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut- etre quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole a lui dans le chateau de Blois. -- Et ce n'est pas une bien solide garnison que Mlle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut. Chapitre LXXXVII -- Du Havre a Paris Le lendemain, les fetes eurent lieu avec toute la pompe et toute l'allegresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner. Pendant les dernieres heures passees au Havre, le depart avait ete prepare. Madame, apres avoir fait ses adieux a la flotte anglaise et salue une derniere fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d'une brillante escorte. De Guiche esperait que le duc de Buckingham retournerait avec l'amiral en Angleterre; mais Buckingham parvint a prouver a la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnee a Paris. Ce point une fois arrete, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d'officiers destines a lui faire cortege a lui-meme; en sorte que ce fut une armee qui s'achemina vers Paris, semant l'or et jetant les demonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu'elle traversait. Le temps etait beau. La France etait belle a voir, surtout de cette route que traversait le cortege. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuillages embaumes sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux vegetations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentes, se presentait comme un paradis pour la nouvelle soeur du roi. Ce n'etait que fetes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout: de Guiche pour reprimer les nouvelles tentatives de l'Anglais, Buckingham pour reveiller dans le coeur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie a laquelle se rattachait la memoire des jours heureux. Mais, helas! le pauvre duc pouvait s'apercevoir que l'image de sa chere Angleterre s'effacait de jour en jour dans l'esprit de Madame, a mesure que s'y imprimait plus profondement l'amour de la France. En effet, il pouvait s'apercevoir que tous ces petits soins n'eveillaient aucune reconnaissance, et il avait beau cheminer avec grace sur l'un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n'etait que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse tombaient sur lui. En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses regards egares dans l'espace ou arretes ailleurs, de faire produire a la nature animale tout ce qu'elle peut reunir de force, de vigueur, de colere et d'adresse: en vain, surexcitant le cheval aux narines de feu, le lancait-il, au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler dans les fosses, pardessus les barrieres et sur la declivite des rapides collines, Madame, attiree par le bruit, tournait un moment la tete, puis, souriant legerement, revenait a ses gardiens fideles, Raoul et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement aux portieres de son carrosse. Alors Buckingham se sentait en proie a toutes les tortures de la jalousie; une douleur inconnue, inouie, brulante, se glissait dans ses veines et allait assieger son coeur; alors, pour prouver qu'il comprenait sa folie, et qu'il voulait racheter par la plus humble soumission ses torts d'etourderie, il domptait son cheval et le forcait, tout ruisselant de sueur, tout blanchi d'une ecume epaisse, a ronger son frein pres du carrosse, dans la foule des courtisans. Quelquefois il obtenait pour recompense un mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il un reproche. -- Bien! monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voila raisonnable. Ou un mot de Raoul. -- Vous tuez votre cheval, monsieur de Buckingham. Et Buckingham ecoutait patiemment Raoul, car il sentait instinctivement, sans qu'aucune preuve lui en eut ete donnee, que Raoul etait le moderateur des sentiments de de Guiche, et que, sans Raoul, deja quelque folle demarche, soit du comte, soit de lui, Buckingham, eut amene une rupture, un eclat, un exil peut- etre. Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l'inconvenance de ses manifestations, Buckingham etait comme malgre lui attire vers Raoul. Souvent il engageait la conversation avec lui, et presque toujours c'etait pour lui parler ou de son pere, ou de d'Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham etait presque aussi enthousiaste que Raoul. Raoul affectait principalement de ramener l'entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui pendant tout le voyage avait ete blesse de la superiorite de Bragelonne, et surtout de son influence sur l'esprit de de Guiche. De Wardes avait cet oeil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature; il avait remarque sur-le-champ la tristesse de de Guiche et ses aspirations amoureuses vers la princesse. Au lieu de traiter le sujet avec la reserve de Raoul, au lieu de menager dignement comme ce dernier les convenances et les devoirs, de Wardes attaquait avec resolution chez le comte cette corde toujours sonore de l'audace juvenile et de l'orgueil egoiste. Or, il arriva qu'un soir, pendant une halte a Mantes, de Guiche et de Wardes causant ensemble appuyes a une barriere, Buckingham et Raoul causant de leur cote en se promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui deja le traitaient sans consequence a cause de la souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de ses manieres et de son caractere conciliant: -- Avoue, dit de Wardes au comte, que te voila bien malade et que ton pedagogue ne te guerit pas. -- Je ne te comprends pas, dit le comte. -- C'est facile cependant: tu desseches d'amour. -- Folie, de Wardes, folie! -- Ce serait folie, oui, j'en conviens, si Madame etait indifferente a ton martyr; mais elle le remarque a un tel point qu'elle se compromet, et je tremble qu'en arrivant a Paris ton pedagogue, M. de Bragelonne, ne vous denonce tous les deux. -- De Wardes! de Wardes! encore une attaque a Bragelonne! -- Allons, treve d'enfantillage, reprit a demi-voix le mauvais genie du comte; tu sais aussi bien que moi tout ce que je veux dire; tu vois bien, d'ailleurs, que le regard de la princesse s'adoucit en te parlant; tu comprends au son de sa voix qu'elle se plait a entendre la tienne; tu sens qu'elle entend les vers que tu lui recites, et tu ne nieras point que chaque matin elle ne te dise qu'elle a mal dormi? -- C'est vrai, de Wardes, c'est vrai; mais a quoi bon me dire tout cela? -- N'est-il pas important de voir clairement les choses? -- Non quand les choses qu'on voit peuvent vous rendre fou. Et il se retourna avec inquietude du cote de la princesse, comme si, tout en repoussant les insinuations de de Wardes, il eut voulu en chercher la confirmation dans ses yeux. -- Tiens! tiens! dit de Wardes, regarde, elle t'appelle, entends- tu? Allons, profite de l'occasion, le pedagogue n'est pas la. De Guiche n'y put tenir; une attraction invincible l'attirait vers la princesse. De Wardes le regarda en souriant. -- Vous vous trompez, monsieur, dit tout a coup Raoul en enjambant la barriere ou, un instant auparavant, s'adossaient les deux causeurs; le pedagogue est la et il vous ecoute. De Wardes, a la voix de Raoul qu'il reconnut sans avoir besoin de le regarder, tira son epee a demi. -- Rentrez votre epee, dit Raoul; vous savez bien que, pendant le voyage que nous accomplissons, toute demonstration de ce genre serait inutile. Rentrez votre epee, mais aussi rentrez votre langue. Pourquoi mettez-vous dans le coeur de celui que vous nommez votre ami tout le fiel qui ronge le votre? A moi, vous voulez faire hair un honnete homme, ami de mon pere et des miens! Au comte, vous voulez faire aimer une femme destinee a votre maitre! En verite, monsieur, vous seriez un traitre et un lache a mes yeux, si, bien plus justement, je ne vous regardais comme un fou. -- Monsieur, s'ecria de Wardes exaspere, je ne m'etais donc pas trompe en vous appelant un pedagogue! Ce ton que vous affectez, cette forme dont vous faites la votre, est celle d'un jesuite fouetteur et non celle d'un gentilhomme Quittez donc, je vous prie, vis-a-vis de moi, cette forme et ce ton. Je hais M. d'Artagnan parce qu'il a commis une lachete envers mon pere. -- Vous mentez, monsieur, dit froidement Raoul. -- Oh! s'ecria de Wardes, vous me donnez un dementi, monsieur? -- Pourquoi pas, si ce que vous dites est faux? -- Vous me donnez un dementi et vous ne mettez pas l'epee a la main? -- Monsieur, je me suis promis a moi-meme de ne vous tuer que lorsque nous aurons remis Madame a son epoux. -- Me tuer? oh! votre poignee de verges ne tue point ainsi, monsieur le pedant. -- Non, repliqua froidement Raoul, mais l'epee de M. d'Artagnan tue; et non seulement j'ai cette epee, monsieur, mais c'est lui qui m'a appris a m'en servir, et c'est avec cette epee, monsieur, que je vengerai, en temps utile, son nom outrage par vous. -- Monsieur, monsieur! s'ecria de Wardes, prenez garde! Si vous ne me rendez pas raison sur-le-champ, tous les moyens me seront bons pour me venger! -- Oh! Oh! monsieur! fit Buckingham en apparaissant tout a coup sur le theatre de la scene, voila une menace qui frise l'assassinat, et qui, par consequent, est d'assez mauvais gout pour un gentilhomme. -- Vous dites, monsieur le duc? dit de Wardes en se retournant. -- Je dis que vous venez de prononcer des paroles qui sonnent mal a mes oreilles anglaises. -- Eh bien! monsieur, si ce que vous dites est vrai, s'ecria de Wardes exaspere, tant mieux! je trouverai au moins en vous un homme qui ne me glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes paroles comme vous l'entendez. -- Je les prends comme il faut, monsieur, repondit Buckingham avec ce ton hautain qui lui etait particulier et qui donnait, meme dans la conversation ordinaire, le ton de defi a ce qu'il disait; M. de Bragelonne est mon ami, vous insultez M. de Bragelonne, vous me rendrez raison de cette insulte. De Wardes jeta un regard sur Bragelonne, qui, fidele a son role, demeurait calme et froid, meme devant le defi du duc. -- Et d'abord, il parait que je n'insulte pas M. de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a une epee au cote, ne se regarde pas comme insulte. -- Mais, enfin, vous insultez quelqu'un? -- Oui, j'insulte M. d'Artagnan, reprit de Wardes, qui avait remarque que ce nom etait le seul aiguillon avec lequel il put eveiller la colere de Raoul. -- Alors, dit Buckingham, c'est autre chose. -- N'est-ce pas? dit de Wardes. C'est donc aux amis de M. d'Artagnan de le defendre. -- Je suis tout a fait de votre avis, monsieur, repondit l'Anglais, qui avait retrouve tout son flegme; pour M. de Bragelonne offense, je ne pouvais, raisonnablement, prendre le parti de M. de Bragelonne, puisqu'il est la; mais des qu'il est question de M. d'Artagnan... -- Vous me laissez la place, n'est-ce pas, monsieur? dit de Wardes. -- Non pas, au contraire, je degaine, dit Buckingham en tirant son epee du fourreau, car si M. d'Artagnan a offense monsieur votre pere, il a rendu ou, du moins, il a tente de rendre un grand service au mien. De Wardes fit un mouvement de stupeur. -- M. d'Artagnan, poursuivit Buckingham, est le plus galant gentilhomme que je connaisse. Je serai donc enchante, lui ayant des obligations personnelles, de vous les payer, a vous, d'un coup d'epee. Et, en meme temps, Buckingham tira gracieusement son epee, salua Raoul et se mit en garde. De Wardes fit un pas pour croiser le fer. -- La! la! messieurs, dit Raoul en s'avancant et en posant a son tour son epee nue entre les combattants, tout cela ne vaut pas la peine qu'on s'egorge presque aux yeux de la princesse. M. de Wardes dit du mal de M. d'Artagnan, mais il ne connait meme pas M. d'Artagnan. -- Oh! oh! fit de Wardes en grincant des dents et en abaissant la pointe de son epee sur le bout de sa botte; vous dites que moi, je ne connais pas M. d'Artagnan? -- Eh! non, vous ne le connaissez pas, reprit froidement Raoul, et meme vous ignorez ou il est. -- Moi! j'ignore ou il est? -- Sans doute, il faut bien que cela soit ainsi, puisque vous cherchez, a son propos, querelle a des etrangers, au lieu d'aller trouver M. d'Artagnan ou il est. De Wardes palit. -- Eh bien! je vais vous le dire, moi, monsieur, ou il est, continua Raoul; M. d'Artagnan est a Paris; il loge au Louvre quand il est de service, rue des Lombards quand il ne l'est pas; M. d'Artagnan est parfaitement trouvable a l'un ou l'autre de ces deux domiciles; donc, ayant tous les griefs que vous avez contre lui, vous n'etes point un galant homme en ne l'allant point querir, pour qu'il vous donne la satisfaction que vous semblez demander a tout le monde, excepte a lui. De Wardes essuya son front ruisselant de sueur. -- Fi! monsieur de Wardes, continua Raoul, il ne sied point d'etre ainsi ferrailleur quand nous avons des edits contre les duels. Songez-y: le roi nous en voudrait de notre desobeissance, surtout dans un pareil moment, et le roi aurait raison. -- Excuses! murmura de Wardes, pretextes! -- Allons donc, reprit Raoul, vous dites la des billevesees, mon cher monsieur de Wardes; vous savez bien que M. le duc de Buckingham est un galant homme qui a tire l'epee dix fois et qui se battra bien onze. Il porte un nom qui oblige, que diable! Quant a moi, n'est-ce pas? vous savez bien que je me bats aussi. Je me suis battu a Lens, a Bleneau, aux Dunes, en avant des canonniers, a cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par parenthese, vous etiez a cent pas en arriere. Il est vrai que la-bas il y avait beaucoup trop de monde pour que l'on vit votre bravoure, c'est pourquoi vous la cachiez; mais ici ce serait un spectacle, un scandale, vous voulez faire parler de vous, n'importe de quelle facon. Eh bien! ne comptez pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous aider dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce plaisir. -- Ceci est plein de raison, dit Buckingham en rengainant son epee, et je vous demande pardon, monsieur de Bragelonne, de m'etre laisse entrainer a un premier mouvement. Mais, au contraire, de Wardes furieux fit un bond en avant, et l'epee haute, menacant Raoul, qui n'eut que le temps d'arriver a une parade de quarte. -- Eh! monsieur, dit tranquillement Bragelonne, prenez donc garde, vous allez m'eborgner. -- Mais vous ne voulez pas vous battre! s'ecria M. de Wardes. -- Non, pas pour le moment; mais voila ce que je vous promets aussitot notre arrivee a Paris: je vous menerai a M. d'Artagnan, auquel vous conterez les griefs que vous pourrez avoir contre lui. M. d'Artagnan demandera au roi la permission de vous allonger un coup d'epee, le roi la lui accordera, et, le coup d'epee recu, eh bien! mon cher monsieur de Wardes, vous considererez d'un oeil plus calme les preceptes de l'Evangile qui commandent l'oubli des injures. -- Ah! s'ecria de Wardes furieux de ce sang-froid, on voit bien que vous etes a moitie batard, monsieur de Bragelonne! Raoul devint pale comme le col de sa chemise; son oeil lanca un eclair qui fit reculer de Wardes. Buckingham lui-meme en fut ebloui, et se jeta entre les deux adversaires, qu'il s'attendait a voir se precipiter l'un sur l'autre. De Wardes avait reserve cette injure pour la derniere; il serrait convulsivement son epee et attendait le choc. -- Vous avez raison, monsieur, dit Raoul en faisant un violent effort sur lui-meme, je ne connais que le nom de mon pere; mais je sais trop combien M. le comte de La Fere est homme de bien et d'honneur pour craindre un seul instant, comme vous semblez le dire, qu'il y ait une tache sur ma naissance. Cette ignorance ou je suis du nom de ma mere est donc seulement pour moi un malheur et non un opprobre. Or, vous manquez de loyaute, monsieur; vous manquez de courtoisie en me reprochant un malheur. N'importe, l'insulte existe, et, cette fois, je me tiens pour insulte! Donc, c'est chose convenue: apres avoir vide votre querelle avec M. d'Artagnan, vous aurez affaire a moi, s'il vous plait. -- Oh! oh! repondit de Wardes avec un sourire amer, j'admire votre prudence, monsieur; tout a l'heure vous me promettiez un coup d'epee de M. d'Artagnan, et c'est apres ce coup d'epee, deja recu par moi, que vous m'offrez le votre. -- Ne vous inquietez point, repondit Raoul avec une sourde colere; M. d'Artagnan est un habile homme en fait d'armes et je lui demanderai cette grace qu'il fasse pour vous ce qu'il a fait pour monsieur votre pere, c'est-a-dire qu'il ne vous tue pas tout a fait, afin qu'il me laisse le plaisir, quand vous serez gueri, de vous tuer serieusement, car vous etes un mechant coeur, monsieur de Wardes, et l'on ne saurait, en verite, prendre trop de precautions contre vous. -- Monsieur, j'en prendrai contre vous-meme, dit de Wardes, soyez tranquille. -- Monsieur, fit Buckingham, permettez-moi de traduire vos paroles par un conseil que je vais donner a M. de Bragelonne: monsieur de Bragelonne, portez une cuirasse. De Wardes serra les poings. -- Ah! je comprends, dit-il, ces messieurs attendent le moment ou ils auront pris cette precaution pour se mesurer contre moi. -- Allons! monsieur, dit Raoul, puisque vous le voulez absolument, finissons-en. Et il fit un pas vers de Wardes en etendant son epee. -- Que faites-vous? demanda Buckingham. -- Soyez tranquille, dit Raoul, ce ne sera pas long. De Wardes tomba en garde: les fers se croiserent. De Wardes s'elanca avec une telle precipitation sur Raoul, qu'au premier froissement du fer, il fut evident pour Buckingham que Raoul menageait son adversaire. Buckingham recula d'un pas et regarda la lutte. Raoul etait calme comme s'il eut joue avec un fleuret, au lieu de jouer avec une epee; il degagea son arme engagee jusqu'a la poignee en faisant un pas de retraite, para avec des contres les trois ou quatre coups que lui porta de Wardes; puis, sur une menace en quarte basse que de Wardes para par le cercle, il lia l'epee et l'envoya a vingt pas de l'autre cote de la barriere. Puis, comme de Wardes demeurait desarme et etourdi, Raoul remit son epee au fourreau, le saisit au collet et a la ceinture et le jeta de l'autre cote de la barriere, fremissant et hurlant de rage. -- Au revoir! au revoir! murmura de Wardes en se relevant et en ramassant son epee. -- Eh! pardieu! dit Raoul, je ne vous repete pas autre chose depuis une heure. Puis, se retournant vers Buckingham: -- Duc, dit-il, pas un mot de tout cela, je vous en supplie; je suis honteux d'en etre venu a cette extremite, mais la colere m'a emporte. Je vous en demande pardon, oubliez. -- Ah! cher vicomte, dit le duc en serrant cette main si rude et si loyale a la fois, vous me permettrez bien de me souvenir, au contraire, et de me souvenir de votre salut, cet homme est dangereux, il vous tuera. -- Mon pere, repondit Raoul, a vecu vingt ans sous la menace d'un ennemi bien plus redoutable, et il n'est pas mort. Je suis d'un sang que Dieu favorise, monsieur le duc. -- Votre pere avait de bons amis, vicomte. -- Oui, soupira Raoul, des amis comme il n'y en a plus. -- Oh! ne dites point cela, je vous en supplie, au moment ou je vous offre mon amitie. Et Buckingham ouvrit ses bras a Bragelonne, qui recut avec joie l'alliance offerte. -- Dans ma famille, ajouta Buckingham, on meurt pour ceux que l'on aime, vous savez cela, monsieur de Bragelonne. -- Oui, duc, je le sais, repondit Raoul. Chapitre LXXXVIII -- Ce que le Chevalier de Lorraine pensait de Madame Rien ne troubla plus la securite de la route. Sous un pretexte qui ne fit pas grand bruit, M. de Wardes s'echappa pour prendre les devants. Il emmena Manicamp, dont l'humeur egale et reveuse lui servait de balance. Il est a remarquer que les esprits querelleurs et inquiets trouvent toujours une association a faire avec des caracteres doux et timides, comme si les uns cherchaient dans le contraste un repos a leur humeur, les autres une defense pour leur propre faiblesse. Buckingham et Bragelonne, initiant de Guiche a leur amitie, formaient tout le long de la route un concert de louanges en l'honneur de la princesse. Seulement Bragelonne avait obtenu que ce concert fut donne par trios au lieu de proceder par solos comme de Guiche et son rival semblaient en avoir la dangereuse habitude. Cette methode d'harmonie plut beaucoup a Madame Henriette, la reine mere; elle ne fut peut-etre pas autant du gout de la jeune princesse, qui etait coquette comme un demon, et qui, sans crainte pour sa voix, cherchait les occasions du peril. Elle avait, en effet, un de ces coeurs vaillants et temeraires qui se plaisent dans les extremes de la delicatesse et cherchent le fer avec un certain appetit de la blessure. Aussi ses regards, ses sourires, ses toilettes, projectiles inepuisables, pleuvaient-ils sur les trois jeunes gens, les criblaient-ils, et de cet arsenal sans fond sortaient encore des oeillades, des baisemains et mille autres delices qui allaient ferir a distance les gentilshommes de l'escorte, les bourgeois, les officiers des villes que l'on traversait, les pages, le peuple, les laquais: c'etait un ravage general, une devastation universelle. Lorsque Madame arriva a Paris, elle avait fait en chemin cent mille amoureux, et ramenait a Paris une demi-douzaine de fous et deux alienes. Raoul seul, devinant toute la seduction de cette femme, et parce qu'il avait le coeur rempli, n'offrant aucun vide ou put se placer une fleche, Raoul arriva froid et defiant dans la capitale du royaume. Parfois, en route, il causait avec la reine d'Angleterre de ce charme enivrant que laissait Madame autour d'elle, et la mere, que tant de malheurs et de deceptions laissaient experimentee, lui repondait: -- Henriette devait etre une femme illustre, soit qu'elle fut nee sur le trone, soit qu'elle fut nee dans l'obscurite; car elle est femme d'imagination, de caprice et de volonte. De Wardes et Manicamp, eclaireurs et courriers, avaient annonce l'arrivee de la princesse. Le cortege vit, a Nanterre, apparaitre une brillante escorte de cavaliers et de carrosses. C'etait Monsieur qui, suivi du chevalier de Lorraine et de ses favoris, suivis eux-memes d'une partie de la maison militaire du roi, venait saluer sa royale fiancee. Des Saint-Germain, la princesse et sa mere avaient change le coche de voyage, un peu lourd, un peu fatigue par la route, contre un elegant et riche coupe traine par six chevaux, harnaches de blanc et d'or. Dans cette sorte de caleche apparaissait, comme sur un trone sous le parasol de soie brodee a longues franges de plumes, la jeune et belle princesse, dont le visage radieux recevait les reflets roses si doux a sa peau de nacre. Monsieur, en arrivant pres du carrosse, fut frappe de cet eclat; il temoigna son admiration en termes assez explicites pour que le chevalier de Lorraine haussat les epaules dans le groupe des courtisans, et pour que le comte de Guiche et Buckingham fussent frappes au coeur. Apres les civilites faites et le ceremonial accompli, tout le cortege reprit plus lentement la route de Paris. Les presentations avaient eu lieu legerement. M. de Buckingham avait ete designe a Monsieur avec les autres gentilshommes anglais. Monsieur n'avait donne a tous qu'une attention assez legere. Mais en chemin, comme il vit le duc s'empresser avec la meme ardeur que d'habitude aux portieres de la caleche: -- Quel est ce cavalier? demanda-t-il au chevalier de Lorraine, son inseparable. -- On l'a presente tout a l'heure a Votre Altesse, repliqua le chevalier de Lorraine; c'est le beau duc de Buckingham. -- Ah! c'est vrai. -- Le chevalier de Madame, ajouta le favori avec un tour et un ton que les seuls envieux peuvent donner aux phrases les plus simples. -- Comment! que veux-tu dire? repliqua le prince toujours chevauchant. -- J'ai dit le chevalier. -- Madame a-t-elle donc un chevalier attitre? -- Dame! il me semble que vous le voyez comme moi; regardez-les seulement rire, et folatrer, et faire du Cyrus tous les deux. -- Tous les trois. -- Comment, tous les trois? -- Sans doute; tu vois bien que de Guiche en est. -- Certes!... Oui, je le vois bien... Mais qu'est-ce que cela prouve?... Que Madame a deux chevaliers au lieu d'un. -- Tu envenimes tout, vipere. -- Je n'envenime rien. Ah! monseigneur, que vous avez l'esprit mal fait! Voila qu'on fait les honneurs du royaume de France a votre femme et vous n'etes pas content. Le duc d'Orleans redoutait la verve satirique du chevalier, lorsqu'il la sentait montee a un certain degre de vigueur. Il coupa court. -- La princesse est jolie, dit-il negligemment comme s'il s'agissait d'une etrangere. -- Oui, repliqua sur le meme ton le chevalier. -- Tu dis ce oui comme un non. Elle a des yeux noirs fort beaux, ce me semble. -- Petits. -- C'est vrai, mais brillants. Elle est d'une taille avantageuse. -- La taille est un peu gatee, monseigneur. -- Je ne dis pas non. L'air est noble. -- Mais le visage est maigre. -- Les dents m'ont paru admirables. -- On les voit. La bouche est assez grande. Dieu merci! decidement, monseigneur, j'avais tort; vous etes plus beau que votre femme. -- Et trouves-tu aussi que je sois plus beau que Buckingham? Dis. -- Oh! oui, et il le sent bien, allez; car, voyez-le, il redouble de soins pres de Madame pour que vous ne l'effaciez pas. Monsieur fit un mouvement d'impatience; mais, comme il vit un sourire de triomphe passer sur les levres du chevalier, il remit son cheval au pas. -- Au fait, dit-il, pourquoi m'occuperais-je plus longtemps de ma cousine? Est-ce que je ne la connais pas? est-ce que je n'ai pas ete eleve avec elle? est-ce que je ne l'ai pas vue tout enfant au Louvre? -- Ah! pardon, mon prince, il y a un changement d'opere en elle, fit le chevalier. A cette epoque dont vous parlez, elle etait un peu moins brillante, et surtout beaucoup moins fiere; ce soir surtout, vous en souvient-il, monseigneur, ou le roi ne voulait pas danser avec elle, parce qu'il la trouvait laide et mal vetue? Ces mots firent froncer le sourcil au duc d'Orleans. Il etait, en effet, assez peu flatteur pour lui d'epouser une princesse dont le roi n'avait pas fait grand cas dans sa jeunesse. Peut-etre allait-il repondre, mais en ce moment de Guiche quittait le carrosse pour se rapprocher du prince. De loin, il avait vu le prince et le chevalier, et il semblait, l'oreille inquiete, chercher a deviner les paroles qui venaient d'etre echangees entre Monsieur et son favori. Ce dernier, soit perfidie, soit impudence, ne prit pas la peine de dissimuler. -- Comte, dit-il, vous etes de bon gout. -- Merci du compliment, repondit de Guiche; mais a quel propos me dites vous cela? -- Dame! j'en appelle a Son Altesse. -- Sans doute, dit Monsieur, et Guiche sait bien que je pense qu'il est parfait cavalier. -- Ceci pose, je reprends, comte; vous etes aupres de Madame depuis huit jours, n'est-ce pas? -- Sans doute, repondit de Guiche rougissant malgre lui. -- Et bien! dites-nous franchement ce que vous pensez de sa personne. -- De sa personne? reprit de Guiche stupefait. -- Oui, de sa personne, de son esprit, d'elle, enfin... Etourdi de cette question, de Guiche hesita a repondre. -- Allons donc! allons donc, de Guiche! reprit le chevalier en riant, dis ce que tu penses, sois franc: Monsieur l'ordonne. -- Oui, oui, sois franc, dit le prince. De Guiche balbutia quelques mots inintelligibles. -- Je sais bien que c'est delicat, reprit Monsieur; mais, enfin, tu sais qu'on peut tout me dire, a moi. Comment la trouves-tu? Pour cacher ce qui se passait en lui, de Guiche eut recours a la seule defense qui soit au pouvoir de l'homme surpris: il mentit. -- Je ne trouve Madame, dit-il, ni bien ni mal, mais cependant mieux que mal. -- Eh! cher comte, s'ecria le chevalier, vous qui aviez fait tant d'extases et de cris a la vue de son portrait! De Guiche rougit jusqu'aux oreilles. Heureusement son cheval un peu vif lui servit, par un ecart, a dissimuler cette rougeur. -- Le portrait!... murmura-t-il en se rapprochant, quel portrait? Le chevalier ne l'avait pas quitte du regard. -- Oui, le portrait. La miniature n'etait-elle donc pas ressemblante? -- Je ne sais. J'ai oublie ce portrait; il s'est efface de mon esprit. -- Il avait fait pourtant sur vous une bien vive impression, dit le chevalier. -- C'est possible. -- A-t-elle de l'esprit, au moins? demanda le duc. -- Je le crois, monseigneur. -- Et M. de Buckingham, en a-t-il? dit le chevalier. -- Je ne sais. -- Moi, je suis d'avis qu'il en a, repliqua le chevalier, car il fait rire Madame, et elle parait prendre beaucoup de plaisir en sa societe, ce qui n'arrive jamais a une femme d'esprit quand elle se trouve dans la compagnie d'un sot. -- Alors c'est qu'il a de l'esprit, dit naivement de Guiche, au secours duquel Raoul arriva soudain, le voyant aux prises avec ce dangereux interlocuteur, dont il s'empara et qu'il forca ainsi de changer d'entretien. L'entree se fit brillante et joyeuse. Le roi, pour feter son frere, avait ordonne que les choses fussent magnifiquement traitees. Madame et sa mere descendirent au Louvre, a ce Louvre ou, pendant les temps d'exil, elles avaient supporte si douloureusement l'obscurite, la misere, les privations. Ce palais inhospitalier pour la malheureuse fille de Henri IV, ces murs nus, ces parquets effondres, ces plafonds tapisses de toiles d'araignees, ces vastes cheminees aux marbres ecornes, ces atres froids que l'aumone du Parlement avait a peine rechauffes pour elles, tout avait change de face. Tentures splendides, tapis epais, dalles reluisantes, peintures fraiches aux larges bordures d'or; partout des candelabres, des glaces, des meubles somptueux; partout des gardes aux fieres tournures, aux panaches flottants, un peuple de valets et de courtisans dans les antichambres et sur les escaliers. Dans ces cours ou naguere l'herbe poussait encore, comme si cet ingrat de Mazarin eut juge bon de prouver aux Parisiens que la solitude et le desordre devaient etre, avec la misere et le desespoir, le cortege des monarchies abattues; dans ces cours immenses, muettes, desolees, paradaient des cavaliers dont les chevaux arrachaient aux paves brillants des milliers d'etincelles. Des carrosses etaient peuples de femmes belles et jeunes, qui attendaient, pour la saluer au passage, la fille de cette fille de France qui, durant son veuvage et son exil, n'avait quelquefois pas trouve un morceau de bois pour son foyer, et un morceau de pain pour sa table, et que dedaignaient les plus humbles serviteurs du chateau. Aussi Madame Henriette rentra-t-elle au Louvre avec le coeur plus gonfle de douleur et d'amers souvenirs que sa fille, nature oublieuse et variable, n'y revint avec triomphe et joie. Elle savait bien que l'accueil brillant s'adressait a l'heureuse mere d'un roi replace sur le second trone de l'Europe, tandis que l'accueil mauvais s'adressait a elle, fille de Henri IV, punie d'avoir ete malheureuse. Apres que les princesses eurent ete installees, apres qu'elles eurent pris quelque repos, les hommes, qui s'etaient aussi remis de leurs fatigues, reprirent leurs habitudes et leurs travaux. Bragelonne commenca par aller voir son pere. Athos etait reparti pour Blois. Il voulut aller voir M. d'Artagnan. Mais celui-ci, occupe de l'organisation d'une nouvelle maison militaire du roi, etait devenu introuvable. Bragelonne se rabattit sur de Guiche. Mais le comte avait avec ses tailleurs et avec Manicamp des conferences qui absorbaient sa journee entiere. C'etait bien pis avec le duc de Buckingham. Celui-ci achetait chevaux sur chevaux, diamants sur diamants. Tout ce que Paris renferme de brodeuses, de lapidaires, de tailleurs, il l'accaparait. C'etait entre lui et de Guiche un assaut plus ou moins courtois pour le succes duquel le duc voulait depenser un million, tandis que le marechal de Grammont avait donne soixante mille livres seulement a de Guiche. Buckingham riait et depensait son million. De Guiche soupirait et se fut arrache les cheveux sans les conseils de de Wardes. -- Un million! repetait tous les jours de Guiche; j'y succomberai. Pourquoi M. le marechal ne veut-il pas m'avancer ma part de succession? -- Parce que tu la devorerais, disait Raoul. -- Eh! que lui importe! Si j'en dois mourir, j'en mourrai. Alors je n'aurai plus besoin de rien. -- Mais quelle necessite de mourir? disait Raoul. -- Je ne veux pas etre vaincu en elegance par un Anglais. -- Mon cher comte, dit alors Manicamp, l'elegance n'est pas une chose couteuse, ce n'est qu'une chose difficile. -- Oui, mais les choses difficiles coutent fort cher, et je n'ai que soixante mille livres. -- Pardieu! dit de Wardes, tu es bien embarrasse; depense autant que Buckingham; ce n'est que neuf cent quarante mille livres de difference. -- Ou les trouver? -- Fais des dettes. -- J'en ai deja. -- Raison de plus. Ces avis finirent par exciter tellement de Guiche, qu'il fit des folies quand Buckingham ne faisait que des depenses. Le bruit de ces prodigalites epanouissait la mine de tous les marchands de Paris, et de l'hotel de Buckingham a l'hotel de Grammont on revait des merveilles. Pendant ce temps, Madame se reposait, et Bragelonne ecrivait a Mlle de La Valliere. Quatre lettres s'etaient deja echappees de sa plume, et pas une reponse n'arrivait, lorsque le matin meme de la ceremonie du mariage, qui devait avoir lieu au Palais-Royal, dans la chapelle, Raoul, a sa toilette, entendit annoncer par son valet: -- M. de Malicorne. "Que me veut ce Malicorne?" pensa Raoul. -- Faites attendre, dit-il au laquais. -- C'est un monsieur qui vient de Blois, dit le valet. -- Ah! faites entrer! s'ecria Raoul vivement. Malicorne entra, beau comme un astre et porteur d'une epee superbe. Apres avoir salue gracieusement: -- Monsieur de Bragelonne, fit-il, je vous apporte mille civilites de la part d'une dame. Raoul rougit. -- D'une dame, dit-il, d'une dame de Blois? -- Oui, monsieur, de Mlle de Montalais. -- Ah! merci, monsieur, je vous reconnais maintenant, dit Raoul. Et que desire de moi Mlle de Montalais? Malicorne tira de sa poche quatre lettres qu'il offrit a Raoul. -- Mes lettres! est-il possible! dit celui-ci en palissant; mes lettres encore cachetees! -- Monsieur, ces lettres n'ont plus trouve a Blois les personnes a qui vous les destiniez; on vous les retourne. -- Mademoiselle de La Valliere est partie de Blois? s'ecria Raoul. -- Il y a huit jours. -- Et ou est-elle? -- Elle doit etre a Paris, monsieur. -- Mais comment sait-on que ces lettres venaient de moi? -- Mlle de Montalais a reconnu votre ecriture et votre cachet, dit Malicorne. Raoul rougit et sourit. -- C'est fort aimable a Mlle Aure, dit-il; elle est toujours bonne et charmante. -- Toujours, monsieur. -- Elle eut bien du me donner un renseignement precis sur Mlle de La Valliere. Je ne chercherais pas dans cet immense Paris. Malicorne tira de sa poche un autre paquet. -- Peut-etre, dit-il, trouverez-vous dans cette lettre ce que vous souhaitez de savoir. Raoul rompit precipitamment le cachet. L'ecriture etait de Mlle Aure, et voici ce que renfermait la lettre: "Paris, Palais-Royal, jour de la benediction nuptiale." -- Que signifie cela? demanda Raoul a Malicorne; vous le savez, vous, monsieur? -- Oui, monsieur le vicomte. -- De grace, dites-le-moi, alors. -- Impossible, monsieur. -- Pourquoi? -- Parce que Mlle Aure m'a defendu de le dire. Raoul regarda ce singulier personnage et resta muet. -- Au moins, reprit-il, est-ce heureux ou malheureux pour moi? -- Vous verrez. -- Vous etes severe dans vos discretions. -- Monsieur, une grace. -- En echange de celle que vous ne me faites pas? -- Precisement. -- Parlez! -- J'ai le plus vif desir de voir la ceremonie et je n'ai pas de billet d'admission, malgre toutes les demarches que j'ai faites pour m'en procurer. Pourriez-vous me faire entrer? -- Certes. -- Faites cela pour moi, monsieur le vicomte, je vous en supplie. -- Je le ferai volontiers, monsieur; accompagnez-moi. -- Monsieur, je suis votre humble serviteur. -- Je vous croyais ami de M. de Manicamp? -- Oui, monsieur. Mais, ce matin, j'ai, en le regardant s'habiller, fait tomber une bouteille de vernis sur son habit neuf, et il m'a charge l'epee a la main, si bien que j'ai du m'enfuir. Voila pourquoi je ne lui ai pas demande de billet. Il m'eut tue. -- Cela se concoit, dit Raoul. Je connais Manicamp capable de tuer l'homme assez malheureux pour commettre le crime que vous avez a vous reprocher a ses yeux, mais je reparerai le mal vis-a-vis de vous; j'agrafe mon manteau, et je suis pret a vous servir de guide et d'introducteur. Chapitre LXXXIX -- La surprise de mademoiselle de Montalais Madame fut mariee au Palais-Royal, dans la chapelle, devant un monde de courtisans severement choisis. Cependant, malgre la haute faveur qu'indiquait une invitation, Raoul, fidele a sa promesse, fit entrer Malicorne, desireux de jouir de ce curieux coup d'oeil. Lorsqu'il eut acquitte cet engagement, Raoul se rapprocha de de Guiche, qui, pour contraste avec ses habits splendides, montrait un visage tellement bouleverse par la douleur, que le duc de Buckingham seul pouvait lui disputer l'exces de la paleur et de l'abattement. -- Prends garde, comte, dit Raoul en s'approchant de son ami et en s'appretant a le soutenir au moment ou l'archeveque benissait les deux epoux. En effet, on voyait M. le prince de Conde regardant d'un oeil curieux ces deux images de la desolation, debout comme des cariatides aux deux cotes de la nef. Le comte s'observa plus soigneusement. La ceremonie terminee, le roi et la reine passerent dans le grand salon, ou ils se firent presenter Madame et sa suite. On observa que le roi, qui avait paru tres emerveille a la vue de sa belle soeur, lui fit les compliments les plus sinceres. On observa que la reine mere, attachant sur Buckingham un regard long et reveur, se pencha vers Mme de Motteville pour lui dire: -- Ne trouvez-vous pas qu'il ressemble a son pere? On observa enfin que Monsieur observait tout le monde et paraissait assez mecontent. Apres la reception des princes et des ambassadeurs, Monsieur demanda au roi la permission de lui presenter, ainsi qu'a Madame, les personnes de sa maison nouvelle. -- Savez-vous, vicomte, demanda tout bas M. le prince a Raoul, si la maison a ete formee par une personne de gout, et si nous aurons quelques visages assez propres? -- Je l'ignore absolument, monseigneur, repondit Raoul. -- Oh! vous jouez l'ignorance. -- Comment cela, monseigneur? -- Vous etes l'ami de de Guiche, qui est des amis du prince. -- C'est vrai, monseigneur: mais la chose ne m'interessant point, je n'ai fait aucune question a de Guiche, et, de son cote, de Guiche, n'etant point interroge, ne s'est point ouvert a moi. -- Mais Manicamp? -- J'ai vu, il est vrai, M. de Manicamp au Havre et sur la route, mais j'ai eu soin d'etre aussi peu questionneur vis-a-vis de lui que je l'avais ete vis-a-vis de de Guiche. D'ailleurs, M. de Manicamp sait-il quelque chose de tout cela, lui qui n'est qu'un personnage secondaire? -- Eh! mon cher vicomte, d'ou sortez-vous? dit le prince; mais ce sont les personnages secondaires qui, en pareille occasion, ont toute influence, et la preuve, c'est que presque tout s'est fait par la presentation de M. de Manicamp a de Guiche, et de Guiche a Monsieur. -- Eh bien! monseigneur, j'ignorais cela completement, dit Raoul, et c'est une nouvelle que Votre Altesse me fait l'honneur de m'apprendre. -- Je veux bien vous croire, quoique ce soit incroyable, et d'ailleurs nous n'aurons pas longtemps a attendre: voici l'escadron volant qui s'avance, comme disait la bonne reine Catherine. Tudieu! les jolis visages! Une troupe de jeunes filles s'avancait en effet dans la salle sous la conduite de Mme de Navailles, et nous devons le dire a l'honneur de Manicamp, si en effet il avait pris a cette election la part que lui accordait le prince de Conde, c'etait un coup d'oeil fait pour enchanter ceux qui, comme M. le prince, etaient appreciateurs de tous les genres de beaute. Une jeune femme blonde, qui pouvait avoir vingt a vingt et un ans, et dont les grands yeux bleus degageaient en s'ouvrant des flammes eblouissantes, marchait la premiere et fut presentee la premiere. -- Mlle de Tonnay-Charente, dit a Monsieur la vieille Mme de Navailles. Et Monsieur repeta en saluant Madame: -- Mlle de Tonnay-Charente. -- Ah! ah! celle-ci me parait assez agreable, dit M. le prince en se retournant vers Raoul... Et d'une. -- En effet, dit Raoul, elle est jolie, quoiqu'elle ait l'air un peu hautain. -- Bah! nous connaissons ces airs-la, vicomte; dans trois mois elle sera apprivoisee; mais regardez donc, voici encore une beaute. -- Tiens, dit Raoul, et une beaute de ma connaissance meme. -- Mlle Aure de Montalais, dit Mme de Navailles. Nom et prenom furent scrupuleusement repetes par Monsieur. -- Grand Dieu! s'ecria Raoul fixant des yeux effares sur la porte d'entree. -- Qu'y a-t-il? demanda le prince, et serait-ce Mlle Aure de Montalais qui vous fait pousser un pareil grand Dieu? -- Non, monseigneur, non, repondit Raoul tout pale et tout tremblant. -- Alors si ce n'est Mlle Aure de Montalais, c'est cette charmante blonde qui la suit. De jolis yeux, ma foi! un peu maigre, mais beaucoup de charme. -- Mlle de La Baume Le Blanc de La Valliere, dit Mme de Navailles. A ce nom retentissant jusqu'au fond du coeur de Raoul, un nuage monta de sa poitrine a ses yeux. De sorte qu'il ne vit plus rien et n'entendit plus rien; de sorte que M. le prince, ne trouvant plus en lui qu'un echo muet a ses railleries, s'en alla voir de plus pres les belles jeunes filles que son premier coup d'oeil avait deja detaillees. -- Louise ici! Louise demoiselle d'honneur de Madame! murmurait Raoul. Et ses yeux, qui ne suffisaient pas a convaincre sa raison, erraient de Louise a Montalais. Au reste, cette derniere s'etait deja defaite de sa timidite d'emprunt, timidite qui ne devait lui servir qu'au moment de la presentation et pour les reverences. Mlle de Montalais, de son petit coin a elle, regardait avec assez d'assurance tous les assistants, et, ayant retrouve Raoul, elle s'amusait de l'etonnement profond ou sa presence et celle de son amie avaient jete le pauvre amoureux. Cet oeil mutin, malicieux, railleur, que Raoul voulait eviter, et qu'il revenait interroger sans cesse, mettait Raoul au supplice. Quant a Louise, soit timidite naturelle, soit toute autre raison dont Raoul ne pouvait se rendre compte, elle tenait constamment les yeux baisses, et, intimidee? eblouie, la respiration breve, elle se retirait le plus qu'elle pouvait a l'ecart, impassible meme aux coups de coude de Montalais. Tout cela etait pour Raoul une veritable enigme dont le pauvre vicomte eut donne bien des choses pour savoir le mot. Mais nul n'etait la pour le lui donner, pas meme Malicorne, qui, un peu inquiet de se trouver avec tant de gentilshommes, et assez effare des regards railleurs de Montalais, avait decrit un cercle, et peu a peu s'etait alle placer a quelques pas de M. le prince, derriere le groupe des filles d'honneur, presque a la portee de la voix de Mlle Aure, planete autour de laquelle, humble satellite, il semblait graviter forcement. En revenant a lui, Raoul crut reconnaitre a sa gauche des voix connues. C'etait, en effet, de Wardes, de Guiche et le chevalier de Lorraine qui causaient ensemble. Il est vrai qu'ils causaient si bas, qu'a peine si l'on entendait le souffle de leurs paroles dans la vaste salle. Parler ainsi de sa place, du haut de sa taille, sans se pencher, sans regarder son interlocuteur, c'etait un talent dont les nouveaux venus ne pouvaient atteindre du premier coup la sublimite. Aussi fallait-il une longue etude a ces causeries, qui, sans regards, sans ondulation de tete, semblaient la conversation d'un groupe de statues. En effet, aux grands cercles du roi et des reines, tandis que Leurs Majestes parlaient et que tous paraissaient les ecouter dans un religieux silence, il se tenait bon nombre de ces silencieux colloques dans lesquels l'adulation n'etait point la note dominante. Mais Raoul etait un de ces habiles dans cette etude toute d'etiquette, et, au mouvement des levres, il eut pu souvent deviner le sens des paroles. -- Qu'est-ce que cette Montalais? demandait de Wardes. Qu'est-ce que cette La Valliere? Qu'est-ce que cette province qui nous arrive? -- La Montalais, dit le chevalier de Lorraine, je la connais: c'est une bonne fille qui amusera la cour. La Valliere, c'est une charmante boiteuse. -- Peuh! dit de Wardes. -- N'en faites pas fi, de Wardes; il y a sur les boiteuses des axiomes latins tres ingenieux et surtout fort caracteristiques. -- Messieurs, messieurs, dit de Guiche en regardant Raoul avec inquietude, un peu de mesure, je vous prie. Mais l'inquietude du comte, en apparence du moins, etait inopportune. Raoul avait garde la contenance la plus ferme et la plus indifferente, quoiqu'il n'eut pas perdu un mot de ce qui venait de se dire. Il semblait tenir registre des insolences et des libertes des deux provocateurs pour regler avec eux son compte a l'occasion. De Wardes devina sans doute cette pensee et continua: -- Quels sont les amants de ces demoiselles? -- De la Montalais? fit le chevalier. -- Oui, de la Montalais d'abord. -- Eh bien! vous? moi, de Guiche, qui voudra, pardieu! -- Et de l'autre? -- De Mlle de La Valliere? -- Oui. -- Prenez garde, messieurs, s'ecria de Guiche pour couper court a la reponse du chevalier; prenez garde, Madame nous ecoute. Raoul enfoncait sa main jusqu'au poignet dans son justaucorps et ravageait sa poitrine et ses dentelles. Mais justement cet acharnement qu'il voyait se dresser contre de pauvres femmes lui fit prendre une resolution serieuse. "Cette pauvre Louise, se dit-il a lui-meme, n'est venue ici que dans un but honorable et sous une honorable protection; mais il faut que je connaisse ce but; il faut que je sache qui la protege." Et, imitant la manoeuvre de Malicorne, il se dirigea vers le groupe des filles d'honneur. Bientot la presentation fut terminee. Le roi, qui n'avait cesse de regarder et d'admirer Madame, sortit alors de la salle de reception avec les deux reines. Le chevalier de Lorraine reprit sa place a cote de Monsieur, et, tout en l'accompagnant, il lui glissa dans l'oreille quelques gouttes de ce poison qu'il avait amasse depuis une heure, en regardant de nouveaux visages et en soupconnant quelques coeurs d'etre heureux. Le roi, en sortant, avait entraine derriere lui une partie des assistants; mais ceux qui, parmi les courtisans, faisaient profession d'independance ou de galanterie, commencerent a s'approcher des dames. M. le prince complimenta Mlle de Tonnay- Charente. Buckingham fit la cour a Mme de Chalais et a Mme de La Fayette, que deja Madame avait distinguees et qu'elle aimait. Quant au comte de Guiche, abandonnant Monsieur depuis qu'il pouvait se rapprocher seul de Madame, il s'entretenait vivement avec Mme de Valentinois, sa soeur, et Mlles de Crequy et de Chatillon. Au milieu de tous ces interets politiques ou amoureux, Malicorne voulait s'emparer de Montalais, mais celle-ci aimait bien mieux causer avec Raoul, ne fut-ce que pour jouir de toutes ses questions et de toutes ses surprises. Raoul etait alle droit a Mlle de La Valliere, et l'avait saluee avec le plus profond respect. Ce que voyant, Louise rougit et balbutia; mais Montalais s'empressa de venir a son secours. -- Eh bien! dit-elle, nous voila, monsieur le vicomte. -- Je vous vois bien, dit en souriant Raoul, et c'est justement sur votre presence que je viens vous demander une petite explication. Malicorne s'approcha avec son plus charmant sourire. -- Eloignez-vous donc, monsieur Malicorne, dit Montalais. En verite, vous etes fort indiscret. Malicorne se pinca les levres et fit deux pas en arriere sans dire un seul mot. Seulement, son sourire changea d'expression, et, d'ouvert qu'il etait, devint railleur. -- Vous voulez une explication, monsieur Raoul? demanda Montalais. -- Certainement, la chose en vaut bien la peine, il me semble; Mlle de la Valliere fille d'honneur de Madame! -- Pourquoi ne serait-elle pas fille d'honneur aussi bien que moi? demanda Montalais. -- Recevez mes compliments, mesdemoiselles, dit Raoul, qui crut s'apercevoir qu'on ne voulait pas lui repondre directement. -- Vous dites cela d'un air fort complimenteur, monsieur le vicomte. -- Moi? -- Dame? j'en appelle a Louise. -- M. de Bragelonne pense peut-etre que la place est au-dessus de ma condition, dit Louise en balbutiant. -- Oh! non pas, mademoiselle, repliqua vivement Raoul; vous savez tres bien que tel n'est pas mon sentiment; je ne m'etonnerais pas que vous occupassiez la place d'une reine, a plus forte raison celle-ci. La seule chose dont je m'etonne, c'est de l'avoir appris aujourd'hui seulement et par accident. -- Ah! c'est vrai, repondit Montalais avec son etourderie ordinaire. Tu ne comprends rien a cela, et, en effet, tu n'y dois rien comprendre. M. de Bragelonne t'avait ecrit quatre lettres, mais ta mere seule etait restee a Blois; il fallait eviter que ces lettres ne tombassent entre ses mains; je les ai interceptees et renvoyees a M. Raoul, de sorte qu'il te croyait a Blois quand tu etais a Paris, et ne savait pas surtout que tu fusses montee en dignite. -- Eh quoi! tu n'avais pas fait prevenir M. Raoul comme je t'en avais priee? s'ecria Louise. -- Bon! pour qu'il fit de l'austerite, pour qu'il prononcat des maximes, pour qu'il defit ce que nous avions eu tant de peine a faire? Ah! non certes. -- Je suis donc bien severe? demanda Raoul. -- D'ailleurs, fit Montalais, cela me convenait ainsi. Je partais pour Paris, vous n'etiez pas la, Louise pleurait a chaudes larmes; interpretez cela comme vous voudrez; j'ai prie mon protecteur, celui qui m'avait fait obtenir mon brevet, d'en demander un pour Louise; le brevet est venu. Louise est partie pour commander ses habits; moi, je suis restee en arriere, attendu que j'avais les miens; j'ai recu vos lettres, je vous les ai renvoyees en y ajoutant un mot qui vous promettait une surprise. Votre surprise, mon cher monsieur, la voila; elle me parait bonne, ne demandez pas autre chose. "Allons, monsieur Malicorne, il est temps que nous laissions ces jeunes gens ensemble; ils ont une foule de choses a se dire; donnez-moi votre main: j'espere que voila un grand honneur que l'on vous fait, monsieur Malicorne. -- Pardon, mademoiselle, dit Raoul en arretant la folle jeune fille et en donnant a ses paroles une intonation dont la gravite contrastait avec celles de Montalais; pardon, mais pourrais-je savoir le nom de ce protecteur? Car si l'on vous protege, vous, mademoiselle, et avec toutes sortes de raisons... Raoul s'inclina: -- ... je ne vois pas les memes raisons pour que Mlle de La Valliere soit protegee. -- Mon Dieu! monsieur Raoul, dit naivement Louise, la chose est bien simple, et je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas moi-meme... Mon protecteur, c'est M. Malicorne. Raoul resta un instant stupefait, se demandant si l'on se jouait de lui; puis il se retourna pour interpeller Malicorne. Mais celui-ci etait deja loin, entraine qu'il etait par Montalais. Mlle de La Valliere fit un mouvement pour suivre son amie; mais Raoul la retint avec une douce autorite. -- Je vous en supplie, Louise, dit-il, un mot. -- Mais, monsieur Raoul, dit Louise toute rougissante, nous sommes seuls... Tout le monde est parti... On va s'inquieter, nous chercher. -- Ne craignez rien, dit le jeune homme en souriant, nous ne sommes ni l'un ni l'autre des personnages assez importants pour que notre absence se remarque. -- Mais mon service, monsieur Raoul? -- Tranquillisez-vous, mademoiselle, je connais les usages de la cour; votre service ne doit commencer que demain; il vous reste donc quelques minutes, pendant lesquelles vous pouvez me donner l'eclaircissement que je vais avoir l'honneur de vous demander. -- Comme vous etes serieux, monsieur Raoul! dit Louise tout inquiete. -- C'est que la circonstance est serieuse, mademoiselle. M'ecoutez-vous? -- Je vous ecoute; seulement, monsieur, je vous le repete, nous sommes bien seuls. -- Vous avez raison, dit Raoul. Et, lui offrant la main, il conduisit la jeune fille dans la galerie voisine de la salle de reception, et dont les fenetres donnaient sur la place. Tout le monde se pressait a la fenetre du milieu, qui avait un balcon exterieur d'ou l'on pouvait voir dans tous leurs details les lents preparatifs du depart. Raoul ouvrit une des fenetres laterales, et la, seul avec Mlle de La Valliere: -- Louise, dit-il, vous savez que, des mon enfance, je vous ai cherie comme une soeur et que vous avez ete la confidente de tous mes chagrins, la depositaire de toutes mes esperances. -- Oui, repondit-elle bien bas, oui, monsieur Raoul, je sais cela. -- Vous aviez l'habitude, de votre cote, de me temoigner la meme amitie, la meme confiance; pourquoi, en cette rencontre, n'avez- vous pas ete mon amie? pourquoi vous etes-vous defiee de moi? La Valliere ne repondit point. -- J'ai cru que vous m'aimiez, dit Raoul, dont la voix devenait de plus en plus tremblante; j'ai cru que vous aviez consenti a tous les plans faits en commun pour notre bonheur, alors que tous deux nous nous promenions dans les grandes allees de Cour-Cheverny et sous les peupliers de l'avenue qui conduit a Blois. Vous ne repondez pas, Louise? Il s'interrompit. -- Serait-ce, demanda-t-il en respirant a peine, que vous ne m'aimeriez plus? -- Je ne dis point cela, repliqua tout bas Louise. -- Oh! dites-le-moi bien, je vous en prie; j'ai mis tout l'espoir de ma vie en vous, je vous ai choisie pour vos habitudes douces et simples. Ne vous laissez pas eblouir, Louise, a present que vous voila au milieu de la cour, ou tout ce qui est pur se corrompt, ou tout ce qui est jeune vieillit vite. Louise, fermez vos oreilles pour ne pas entendre les paroles, fermez vos yeux pour ne pas voir les exemples, fermez vos levres pour ne point respirer les souffles corrupteurs. Sans mensonges, sans detours, Louise, faut- il que je croie ces mots de Mlle de Montalais? Louise, etes-vous venue a Paris parce que je n'etais plus a Blois? La Valliere rougit et cacha son visage dans ses mains. -- Oui, n'est-ce pas, s'ecria Raoul exalte, oui, c'est pour cela que vous etes venue? oh! je vous aime comme jamais je ne vous ai aimee! Merci, Louise, de ce devouement; mais il faut que je prenne un parti pour vous mettre a couvert de toute insulte, pour vous garantir de toute tache. Louise, une fille d'honneur, a la cour d'une jeune princesse, en ce temps de moeurs faciles et d'inconstantes amours, une fille d'honneur est placee dans le centre des attaques sans aucune defense; cette condition ne peut vous convenir: il faut que vous soyez mariee pour etre respectee. -- Mariee? -- Oui. -- Mon Dieu! -- Voici ma main, Louise, laissez-y tomber la votre. -- Mais votre pere? -- Mon pere me laisse libre. -- Cependant... -- Je comprends ce scrupule, Louise; je consulterai mon pere. -- Oh! monsieur Raoul, reflechissez, attendez. -- Attendre, c'est impossible; reflechir, Louise, reflechir, quand il s'agit de vous! ce serait vous insulter; votre main, chere Louise, je suis maitre de moi; mon pere dira oui, je vous le promets; votre main, ne me faites point attendre ainsi, repondez vite un mot, un seul, sinon je croirais que, pour vous changer a jamais, il a suffi d'un seul pas dans le palais, d'un seul souffle de la faveur, d'un seul sourire des reines, d'un seul regard du roi. Raoul n'avait pas prononce ce dernier mot que La Valliere etait devenue pale comme la mort, sans doute par la crainte qu'elle avait de voir s'exalter le jeune homme. Aussi, par un mouvement rapide comme la pensee, jeta-t-elle ses deux mains dans celles de Raoul. Puis elle s'enfuit sans ajouter une syllabe et disparut sans avoir regarde en arriere. Raoul sentit son corps frissonner au contact de cette main. Il recut le serment, comme un serment solennel arrache par l'amour a la timidite virginale. Chapitre XC -- Le consentement d'Athos Raoul etait sorti du Palais-Royal avec des idees qui n'admettaient point de delais dans leur execution. Il monta donc a cheval dans la cour meme et prit la route de Blois, tandis que s'accomplissaient, avec une grande allegresse des courtisans et une grande desolation de Guiche et de Buckingham, les noces de Monsieur et de la princesse d'Angleterre. Raoul fit diligence; en dix-huit heures il arriva a Blois. Il avait prepare en route ses meilleurs arguments. La fievre aussi est un argument sans replique, et Raoul avait la fievre. Athos etait dans son cabinet, ajoutant quelques pages a ses memoires, lorsque Raoul entra conduit par Grimaud. Le clairvoyant gentilhomme n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour reconnaitre quelque chose d'extraordinaire dans l'attitude de son fils. -- Vous me paraissez venir pour affaire de consequence, dit-il en montrant un siege a Raoul apres l'avoir embrasse. -- Oui, monsieur, repondit le jeune homme, et je vous supplie de me preter cette bienveillante attention qui ne m'a jamais fait defaut. -- Parlez, Raoul. -- Monsieur, voici le fait denue de tout preambule indigne d'un homme comme vous: Mlle de La Valliere est a Paris en qualite de fille d'honneur de Madame; je me suis bien consulte, j'aime Mlle de La Valliere par-dessus tout, et il ne me convient pas de la laisser dans un poste ou sa reputation, sa vertu peuvent etre exposees; je desire donc l'epouser, monsieur, et je viens vous demander votre consentement a ce mariage. Athos avait garde, pendant cette communication, un silence et une reserve absolus. Raoul avait commence son discours avec l'affectation du sang- froid, et il avait fini par laisser voir a chaque mot une emotion des plus manifestes. Athos fixa sur Bragelonne un regard profond, voile d'une certaine tristesse. -- Donc, vous avez bien reflechi? demanda-t-il. -- Oui, monsieur. -- Il me semblait vous avoir deja dit mon sentiment a l'egard de cette alliance. -- Je le sais, monsieur, repondit Raoul bien bas; mais vous avez repondu que si j'insistais... -- Et vous insistez? Bragelonne balbutia un oui presque inintelligible. -- Il faut, en effet, monsieur, continua tranquillement Athos, que votre passion soit bien forte, puisque, malgre ma repugnance pour cette union, vous persistez a la desirer. Raoul passa sur son front une main tremblante, il essuyait ainsi la sueur qui l'inondait. Athos le regarda, et la pitie descendit au fond de son coeur. Il se leva. -- C'est bien, dit-il, mes sentiments personnels, a moi, ne signifient rien, puisqu'il s'agit des votres; vous me requerez, je suis a vous. Au fait, voyons, que desirez-vous de moi? -- Oh! votre indulgence, monsieur, votre indulgence d'abord, dit Raoul en lui prenant les mains. -- Vous vous meprenez sur mes sentiments pour vous, Raoul; il y a mieux que cela dans mon coeur, repliqua le comte. Raoul baisa la main qu'il tenait, comme eut pu le faire l'amant le plus passionne. -- Allons, allons, reprit Athos; dites, Raoul, me voila pret, que faut-il signer? -- Oh! rien, monsieur, rien; seulement, il serait bon que vous prissiez la peine d'ecrire au roi, et de demander pour moi a Sa Majeste, a laquelle j'appartiens, la permission d'epouser Mlle de La Valliere. -- Bien, vous avez la une bonne pensee, Raoul. En effet, apres moi, ou plutot avant moi, vous avez un maitre; ce maitre, c'est le roi; vous vous soumettez donc a une double epreuve, c'est loyal. -- Oh! monsieur! -- Je vais sur-le-champ acquiescer a votre demande, Raoul. Le comte s'approcha de la fenetre; et se penchant legerement en dehors: -- Grimaud! cria-t-il. Grimaud montra sa tete a travers une tonnelle de jasmin qu'il emondait. -- Mes chevaux! continua le comte. -- Que signifie cet ordre, monsieur? -- Que nous partons dans deux heures. -- Pour ou? -- Pour Paris. -- Comment, pour Paris! Vous venez a Paris? -- Le roi n'est-il pas a Paris? -- Sans doute. -- Eh bien! ne faut-il pas que nous y allions, et avez-vous perdu le sens? -- Mais, monsieur, dit Raoul presque effraye de cette condescendance paternelle, je ne vous demande point un pareil derangement, et une simple lettre... -- Raoul, vous vous meprenez sur mon importance; il n'est point convenable qu'un simple gentilhomme comme moi ecrive a son roi. Je veux et je dois parler a Sa Majeste. Je le ferai. Nous partirons ensemble, Raoul. -- Oh! que de bontes, monsieur! -- Comment croyez-vous Sa Majeste disposee? -- Pour moi, monsieur? -- Oui. -- Oh! parfaitement. -- Elle vous l'a dit? -- De sa propre bouche. -- A quelle occasion? -- Mais sur une recommandation de M. d'Artagnan, je crois, et a propos d'une affaire en Greve ou j'ai eu le bonheur de tirer l'epee pour Sa Majeste. J'ai donc lieu de me croire, sans amour- propre, assez avance dans l'esprit de Sa Majeste. -- Tant mieux! -- Mais, je vous en conjure, continua Raoul, ne gardez point avec moi ce serieux et cette discretion, ne me faites pas regretter d'avoir ecoute un sentiment plus fort que tout. -- C'est la seconde fois que vous me le dites, Raoul, cela n'etait point necessaire; vous voulez une formalite de consentement, je vous le donne, c'est acquis, n'en parlons plus. Venez voir mes nouvelles plantations, Raoul. Le jeune homme savait qu'apres l'expression d'une volonte du comte, il n'y avait plus de place pour la controverse. Il baissa la tete et suivit son pere au jardin. Athos lui montra lentement les greffes, les pousses et les quinconces. Cette tranquillite deconcertait de plus en plus Raoul; l'amour qui remplissait son coeur lui semblait assez grand pour que le monde put le contenir a peine. Comment le coeur d'Athos restait-il vide et ferme a cette influence? Aussi Bragelonne, rassemblant toutes ses forces, s'ecria-t-il tout a coup: -- Monsieur, il est impossible que vous n'ayez pas quelque raison de repousser Mlle de La Valliere, elle est si bonne, si douce, si pure, que votre esprit, plein d'une supreme sagesse, devrait l'apprecier a sa valeur. Au nom du Ciel! existe-t-il entre vous et sa famille quelque secrete inimitie, quelque haine hereditaire? -- Voyez, Raoul, la belle planche de muguet, dit Athos, voyez comme l'ombre et l'humidite lui vont bien, cette ombre surtout des feuilles de sycomore, par l'echancrure desquelles filtre la chaleur et non la flamme du soleil. Raoul s'arreta, se mordit les levres; puis, sentant le sang affluer a ses tempes: -- Monsieur, dit-il bravement, une explication, je vous en supplie; vous ne pouvez oublier que votre fils est un homme. -- Alors, repondit Athos en se redressant avec severite, alors prouvez-moi que vous etes un homme, car vous ne prouvez point que vous etes un fils. Je vous priais d'attendre le moment d'une illustre alliance, je vous eusse trouve une femme dans les premiers rangs de la riche noblesse; je voulais que vous pussiez briller de ce double eclat que donnent la gloire et la fortune: vous avez la noblesse de la race. -- Monsieur, s'ecria Raoul emporte par un premier mouvement, l'on m'a reproche l'autre jour de ne pas connaitre ma mere. Athos palit; puis, froncant le sourcil comme le dieu supreme de l'Antiquite: -- Il me tarde de savoir ce que vous avez repondu, monsieur, demanda-t-il majestueusement. -- Oh! pardon... pardon!... murmura le jeune homme tombant du haut de son exaltation. -- Qu'avez-vous repondu, monsieur? demanda le comte en frappant du pied. -- Monsieur, j'avais l'epee a la main, celui qui m'insultait, etait en garde, j'ai fait sauter son epee par-dessus une palissade, et je l'ai envoye rejoindre son epee. -- Et pourquoi ne l'avez-vous pas tue? -- Sa Majeste defend le duel, monsieur, et j'etais en ce moment ambassadeur de Sa Majeste. -- C'est bien, dit Athos, mais raison de plus pour que j'aille parler au roi. -- Qu'allez-vous lui demander, monsieur? -- L'autorisation de tirer l'epee contre celui qui nous a fait cette offense. -- Monsieur, si je n'ai point agi comme je devais agir, pardonnez- moi, je vous en supplie. -- Qui vous a fait un reproche, Raoul? -- Mais cette permission que vous voulez demander au roi. -- Raoul, je prierai Sa Majeste de signer a votre contrat de mariage. -- Monsieur... -- Mais a une condition... -- Avez-vous besoin de condition vis-a-vis de moi? ordonnez, monsieur, et j'obeirai. -- A la condition, continua Athos, que vous me direz le nom de celui qui a ainsi parle de votre mere. -- Mais, monsieur, qu'avez-vous besoin de savoir ce nom? -- C'est a moi que l'offense a ete faite, et une fois la permission obtenue de Sa Majeste, c'est moi que la vengeance regarde. -- Son nom, monsieur? -- Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez. -- Me prenez-vous pour un don Diegue? Son nom? -- Vous l'exigez? -- Je le veux. -- Le vicomte de Wardes. -- Ah! dit tranquillement Athos, c'est bien, je le connais. Mais nos chevaux sont prets, monsieur; au lieu de partir dans deux heures, nous partirons tout de suite. A cheval, monsieur, a cheval! Chapitre XCI -- Monsieur est jaloux du duc de Buckingham Tandis que M. le comte de La Fere s'acheminait vers Paris, accompagne de Raoul, le Palais-Royal etait le theatre d'une scene que Moliere eut appelee une bonne comedie. C'etait quatre jours apres son mariage; Monsieur, apres avoir dejeune a la hate, passa dans ses antichambres, les levres en moue, le sourcil fronce. Le repas n'avait pas ete gai. Madame s'etait fait servir dans son appartement. Monsieur avait donc dejeune en petit comite. Le chevalier de Lorraine et Manicamp assistaient seuls a ce dejeuner, qui avait dure trois quarts d'heure sans qu'un seul mot eut ete prononce. Manicamp, moins avance dans l'intimite de Son Altesse Royale que le chevalier de Lorraine, essayait vainement de lire dans les yeux du prince ce qui lui donnait cette mine si maussade. Le chevalier de Lorraine, qui n'avait besoin de rien devenir, attendu qu'il savait tout, mangeait avec cet appetit extraordinaire que lui donnait le chagrin des autres, et jouissait a la fois du depit de Monsieur et du trouble de Manicamp. Il prenait plaisir a retenir a table, en continuant de manger, le prince impatient, qui brulait du desir de lever le siege. Parfois Monsieur se repentait de cet ascendant qu'il avait laisse prendre sur lui au chevalier de Lorraine, et qui exemptait celui-ci de toute etiquette. Monsieur etait dans un de ces moments-la; mais il craignait le chevalier presque autant qu'il l'aimait, et se contentait de rager interieurement. De temps en temps, Monsieur levait les yeux au ciel, puis les abaissait sur les tranches de pate que le chevalier attaquait; puis enfin, n'osant eclater, il se livrait a une pantomime dont Arlequin se fut montre jaloux. Enfin Monsieur n'y put tenir, et au fruit, se levant tout courrouce, comme nous l'avons dit, il laissa le chevalier de Lorraine achever son dejeuner comme il l'entendrait. En voyant Monsieur se lever, Manicamp se leva tout roide, sa serviette a la main. Monsieur courut plutot qu'il ne marcha vers l'antichambre, et, trouvant un huissier, il le chargea d'un ordre a voix basse. Puis, rebroussant chemin, pour ne pas passer par la salle a manger, il traversa ses cabinets, dans l'intention d'aller trouver la reine mere dans son oratoire, ou elle se tenait habituellement. Il pouvait etre dix heures du matin. Anne d'Autriche ecrivait lorsque Monsieur entra. La reine mere aimait beaucoup ce fils, qui etait beau de visage et doux de caractere. Monsieur, en effet, etait plus tendre et, si l'on veut, plus effemine que le roi. Il avait pris sa mere par les petites sensibleries de femme, qui plaisent toujours aux femmes; Anne d'Autriche, qui eut fort aime avoir une fille, trouvait presque en ce fils les attentions, les petits soins et les mignardises d'un enfant de douze ans. Ainsi, Monsieur employait tout le temps qu'il passait chez sa mere a admirer ses beaux bras, a lui donner des conseils sur ses pates et des recettes sur ses essences, ou elle se montrait fort recherchee; puis il lui baisait les mains et les yeux avec un enfantillage charmant, avait toujours quelque sucrerie a lui offrir, quelque ajustement nouveau a lui recommander. Anne d'Autriche aimait le roi, ou plutot la royaute dans son fils aine: Louis XIV lui representait la legitimite divine. Elle etait reine mere avec le roi; elle etait mere seulement avec Philippe. Et ce dernier savait que, de tous les abris, le sein d'une mere est le plus doux et le plus sur. Aussi, tout enfant, allait-il se refugier la quand des orages s'etaient eleves entre son frere et lui; souvent apres les gourmades qui constituaient de sa part des crimes de lese-majeste, apres les combats a coups de poings et d'ongles, que le roi et son sujet tres insoumis se livraient en chemise sur un lit conteste, ayant le valet de chambre La Porte pour tout juge du camp, Philippe, vainqueur, mais epouvante de sa victoire, etait alle demander du renfort a sa mere, ou du moins l'assurance d'un pardon que Louis XIV n'accordait que difficilement et a distance. Anne avait reussi, par cette habitude d'intervention pacifique, a concilier tous les differends de ses fils et a participer par la meme occasion a tous leurs secrets. Le roi, un peu jaloux de cette sollicitude maternelle qui s'epandait surtout sur son frere, se sentait dispose envers Anne d'Autriche a plus de soumission et de prevenances qu'il n'etait dans son caractere d'en avoir. Anne d'Autriche avait surtout pratique ce systeme de politique envers la jeune reine. Aussi regnait-elle presque despotiquement sur le menage royal, et dressait-elle deja toutes ses batteries pour regner avec le meme absolutisme sur le menage de son second fils. Anne d'Autriche etait presque fiere lorsqu'elle voyait entrer chez elle une mine allongee, des joues pales et des yeux rouges, comprenant qu'il s'agissait d'un secours a donner au plus faible ou au plus mutin. Elle ecrivait, disons-nous, lorsque Monsieur entra dans son oratoire, non pas les yeux rouges, non pas les joues pales, mais inquiet, depite, agace. Il baisa distraitement les bras de sa mere, et s'assit avant qu'elle lui en eut donne l'autorisation. Avec les habitudes d'etiquette etablies a la cour d'Anne d'Autriche, cet oubli des convenances etait un signe d'egarement, de la part surtout de Philippe, qui pratiquait si volontiers l'adulation du respect. Mais, s'il manquait si notoirement a tous ces principes, c'est que la cause en devait etre grave. -- Qu'avez-vous, Philippe? demanda Anne d'Autriche en se tournant vers son fils. -- Ah! madame, bien des choses, murmura le prince d'un air dolent. -- Vous ressemblez, en effet, a un homme fort affaire, dit la reine en posant la plume dans l'ecritoire. Philippe fronca le sourcil, mais ne repondit point. -- Dans toutes les choses qui remplissent votre esprit, dit Anne d'Autriche, il doit cependant s'en trouver quelqu'une qui vous occupe plus que les autres? -- Une, en effet, m'occupe plus que les autres, oui, madame. -- Je vous ecoute. Philippe ouvrit la bouche pour donner passage a tous les griefs qui se passaient dans son esprit et semblaient n'attendre qu'une issue pour s'exhaler. Mais tout a coup il se tut, et tout ce qu'il avait sur le coeur se resuma par un soupir. -- Voyons, Philippe, voyons, de la fermete, dit la reine mere. Une chose dont on se plaint, c'est presque toujours une personne qui gene, n'est-ce pas? -- Je ne dis point cela, madame. -- De qui voulez-vous parler? Allons, allons, resumez-vous. -- Mais c'est qu'en verite, madame, ce que j'aurais a dire est fort discret. -- Ah! mon Dieu! -- Sans doute; car, enfin, une femme... -- Ah! vous voulez parler de Madame? demanda la reine mere avec un vif sentiment de curiosite. -- De Madame? -- De votre femme, enfin. -- Oui, oui, j'entends. -- Eh bien! si c'est de Madame que vous voulez me parler, mon fils, ne vous genez pas. Je suis votre mere, et Madame n'est pour moi qu'une etrangere. Cependant, comme elle est ma bru, ne doutez point que je n'ecoute avec interet, ne fut-ce que pour vous, tout ce que vous m'en direz. -- Voyons, a votre tour, madame, dit Philippe, avouez-moi si vous n'avez pas remarque quelque chose? -- Quelque chose, Philippe?... Vous avez des mots d'un vague effrayant... Quelque chose, et de quelle sorte est-ce quelque chose? -- Madame est jolie, enfin. -- Mais oui. -- Cependant ce n'est point une beaute. -- Non; mais, en grandissant, elle peut singulierement embellir encore. Vous avez bien vu les changements que quelques annees deja ont apportes sur son visage. Eh bien! elle se developpera de plus en plus, elle n'a que seize ans. A quinze ans, moi aussi, j'etais fort maigre; mais enfin, telle qu'elle est, Madame est jolie. -- Par consequent, on peut l'avoir remarquee. -- Sans doute, on remarque une femme ordinaire, a plus forte raison une princesse. -- Elle a ete bien elevee, n'est-ce pas, madame? -- Madame Henriette, sa mere, est une femme un peu froide, un peu pretentieuse, mais une femme pleine de beaux sentiments. L'education de la jeune princesse peut avoir ete negligee, mais, quant aux principes, je les crois bons; telle etait du moins mon opinion sur elle lors de son sejour en France; depuis, elle est retournee en Angleterre, et je ne sais ce qui s'est passe. -- Que voulez-vous dire? -- Eh! mon Dieu, je veux dire que certaines tetes, un peu legeres, sont facilement tournees par la prosperite. -- Eh bien! madame, vous avez dit le mot; je crois a la princesse une tete un peu legere, en effet. -- Il ne faudrait pas exagerer, Philippe: elle a de l'esprit et une certaine dose de coquetterie tres naturelle chez une jeune femme; mais, mon fils, chez les personnes de haute qualite ce defaut tourne a l'avantage d'une cour. Une princesse un peu coquette se fait ordinairement une cour brillante; un sourire d'elle fait eclore partout le luxe, l'esprit et le courage meme; la noblesse se bat mieux pour un prince dont la femme est belle. -- Grand merci, madame, dit Philippe avec humeur; en verite, vous me faites la des peintures fort alarmantes, ma mere. -- En quoi? demanda la reine avec une feinte naivete. -- Vous savez, madame, dit dolemment Philippe, vous savez si j'ai eu de la repugnance a me marier. -- Ah! mais, cette fois, vous m'alarmez. Vous avez donc un grief serieux contre Madame? -- Serieux, je ne dis point cela. -- Alors; quittez cette physionomie renversee. Si vous vous montrez ainsi chez vous, prenez-y garde, on vous prendra pour un mari fort malheureux. -- Au fait, repondit Philippe, je ne suis pas un mari satisfait, et je suis aise qu'on le sache. -- Philippe! Philippe! -- Ma foi! madame, je vous dirai franchement, je n'ai point compris la vie comme on me la fait. -- Expliquez-vous. -- Ma femme n'est point a moi, en verite; elle m'echappe en toute circonstance. Le matin, ce sont les visites, les correspondances, les toilettes; le soir, ce sont les bals et les concerts. -- Vous etes jaloux, Philippe! -- Moi? Dieu m'en preserve! A d'autres qu'a moi ce sot role de mari jaloux; mais je suis contrarie. -- Philippe, ce sont toutes choses innocentes que vous reprochez la a votre femme, et tant que vous n'aurez rien de plus considerable... -- Ecoutez donc, sans etre coupable, une femme peut inquieter; il est de certaines frequentations, de certaines preferences que les jeunes femmes affichent et qui suffisent pour faire donner parfois au diable les maris les moins jaloux. -- Ah! nous y voila, enfin; ce n'est point sans peine. Les frequentations, les preferences, bon! Depuis une heure que nous battons la campagne, vous venez enfin d'aborder la veritable question. -- Eh bien! oui... -- Ceci est plus serieux. Madame aurait-elle donc de ces sortes de torts envers vous? -- Precisement. -- Quoi! votre femme, apres quatre jours de mariage, vous prefererait quelqu'un, frequenterait quelqu'un? Prenez-y garde, Philippe, vous exagerez ses torts; a force de vouloir prouver, on ne prouve rien. Le prince, effarouche du serieux de sa mere, voulut repondre, mais il ne put que balbutier quelques paroles inintelligibles. -- Voila que vous reculez, dit Anne d'Autriche, j'aime mieux cela; c'est une reconnaissance de vos torts. -- Non! s'ecria Philippe, non, je ne recule pas, et je vais le prouver. J'ai dit preferences, n'est-ce pas? j'ai dit frequentations, n'est-ce pas? Eh bien! ecoutez. Anne d'Autriche s'appreta complaisamment a ecouter avec ce plaisir de commere que la meilleure femme, que la meilleure mere, fut-elle reine, trouve toujours dans son immixtion a de petites querelles de menage. -- Eh bien! reprit Philippe, dites-moi une chose. -- Laquelle? -- Pourquoi ma femme a-t-elle conserve une cour anglaise? Dites! Et Philippe se croisa les bras en regardant sa mere, comme s'il eut ete convaincu qu'elle ne trouverait rien a repondre a ce reproche. -- Mais, reprit Anne d'Autriche, c'est tout simple, parce que les Anglais sont ses compatriotes, parce qu'ils ont depense beaucoup d'argent pour l'accompagner en France, et qu'il serait peu poli, peu politique meme, de congedier brusquement une noblesse qui n'a recule devant aucun devouement, devant aucun sacrifice. -- Eh! ma mere, le beau sacrifice, en verite, que de se deranger d'un vilain pays pour venir dans une belle contree, ou l'on fait avec un ecu plus d'effet qu'autre part avec quatre! Le beau devouement, n'est-ce pas, que de faire cent lieues pour accompagner une femme dont on est amoureux? -- Amoureux, Philippe? Songez-vous a ce que vous dites? -- Parbleu! -- Et qui donc est amoureux de Madame? -- Le beau duc de Buckingham... N'allez-vous pas aussi me defendre celui la, ma mere? Anne d'Autriche rougit et sourit en meme temps. Ce nom de duc de Buckingham lui rappelait a la fois de si doux et de si tristes souvenirs! -- Le duc de Buckingham? murmura-t-elle. -- Oui, un de ces mignons de couchette, comme disait mon grand- pere Henri IV. -- Les Buckingham sont loyaux et braves, dit courageusement Anne d'Autriche. -- Allons! bien; voila ma mere qui defend contre moi le galant de ma femme! s'ecria Philippe tellement exaspere que sa nature frele en fut ebranlee jusqu'aux larmes. -- Mon fils! mon fils! s'ecria Anne d'Autriche, l'expression n'est pas digne de vous. Votre femme n'a point de galant, et si elle en devait avoir un, ce ne serait pas M. de Buckingham: les gens de cette race, je vous le repete, sont loyaux et discrets; l'hospitalite leur est sacree. -- Eh! madame! s'ecria Philippe, M. de Buckingham est un Anglais, et les Anglais respectent-ils si fort religieusement le bien des princes francais? Anne rougit sous ses coiffes pour la seconde fois, et se retourna sous pretexte de tirer sa plume de l'ecritoire; mais, en realite, pour cacher sa rougeur aux yeux de son fils. -- En verite, Philippe, dit-elle, vous savez trouver des mots qui me confondent, et votre colere vous aveugle, comme elle m'epouvante; reflechissez, voyons! -- Madame, je n'ai pas besoin de reflechir, je vois. -- Et que voyez-vous? -- Je vois que M. de Buckingham ne quitte point ma femme. Il ose lui faire des presents, elle ose les accepter. Hier, elle parlait de sachets a la violette; or, nos parfumeurs francais, vous le savez bien, madame, vous qui en avez demande tant de fois sans pouvoir en obtenir, or, nos parfumeurs francais n'ont jamais pu trouver cette odeur. Eh bien! le duc, lui aussi, avait sur lui un sachet a la violette. C'est donc de lui que venait celui de ma femme. -- En verite, monsieur, dit Anne d'Autriche, vous batissez des pyramides sur des pointes d'aiguilles; prenez garde. Quel mal, je vous le demande, y a-t-il a ce qu'un compatriote donne une recette d'essence nouvelle a sa compatriote? Ces idees etranges, je vous le jure, me rappellent douloureusement votre pere, qui m'a fait souvent souffrir avec injustice. -- Le pere de M. de Buckingham etait sans doute plus reserve, plus respectueux que son fils, dit etourdiment Philippe, sans voir qu'il touchait rudement au coeur de sa mere. La reine palit et appuya une main crispee sur sa poitrine; mais, se remettant promptement: -- Enfin, dit-elle, vous etes venu ici dans une intention quelconque? -- Sans doute. -- Alors, expliquez-vous. -- Je suis venu, madame, dans l'intention de me plaindre energiquement, et pour vous prevenir que je n'endurerai rien de la part de M. de Buckingham. -- Vous n'endurerez rien? -- Non. -- Que ferez-vous? -- Je me plaindrai au roi. -- Et que voulez-vous que vous reponde le roi? -- Eh bien! dit Monsieur avec une expression de feroce fermete qui faisait un etrange contraste avec la douceur habituelle de sa physionomie, eh bien! je me ferai justice moi-meme. -- Qu'appelez-vous vous faire justice vous-meme? demanda Anne d'Autriche avec un certain effroi. -- Je veux que M. de Buckingham quitte Madame; je veux que M. de Buckingham quitte la France, et je lui ferai signifier ma volonte. -- Vous ne ferez rien signifier du tout, Philippe, dit la reine; car si vous agissiez de la sorte, si vous violiez a ce point l'hospitalite, j'invoquerais contre vous la severite du roi. -- Vous me menacez, ma mere! s'ecria Philippe eplore; vous me menacez quand je me plains! -- Non, je ne vous menace pas, je mets une digue a votre emportement. Je vous dis que prendre contre M. de Buckingham ou tout autre Anglais un moyen rigoureux, qu'employer meme un procede peu civil, c'est entrainer la France et l'Angleterre dans des divisions fort douloureuses. Quoi! un prince, le frere du roi de France, ne saurait pas dissimuler une injure, meme reelle, devant une necessite politique! Philippe fit un mouvement. -- D'ailleurs, continua la reine, l'injure n'est ni vraie ni possible, et il ne s'agit que d'une jalousie ridicule. -- Madame, je sais ce que je sais. -- Et moi, quelque chose que vous sachiez, je vous exhorte a la patience. -- Je ne suis point patient, madame. La reine se leva pleine de roideur et de ceremonie glacee. -- Alors expliquez vos volontes, dit-elle. -- Je n'ai point de volonte, madame; mais j'exprime des desirs. Si, de lui-meme, M. de Buckingham ne s'ecarte point de ma maison, je la lui interdirai. -- Ceci est une question dont nous refererons au roi, dit Anne d'Autriche le coeur gonfle, la voix emue. -- Mais, madame, s'ecria Philippe en frappant ses mains l'une contre l'autre, soyez ma mere et non la reine, puisque je vous parle en fils; entre M. de Buckingham et moi, c'est l'affaire d'un entretien de quatre minutes. -- C'est justement cet entretien que je vous interdis, monsieur, dit la reine reprenant son autorite; ce n'est pas digne de vous. -- Eh bien! soit! je ne paraitrai pas, mais j'intimerai mes volontes a Madame. -- Oh! fit Anne d'Autriche avec la melancolie du souvenir, ne tyrannisez jamais une femme, mon fils; ne commandez jamais trop haut imperativement a la votre. Femme vaincue n'est pas toujours convaincue. -- Que faire alors?... Je consulterai autour de moi. -- Oui, vos conseillers hypocrites, votre chevalier de Lorraine, votre de Wardes... Laissez-moi le soin de cette affaire, Philippe; vous desirez que le duc de Buckingham s'eloigne, n'est-ce pas? -- Au plus tot, madame. -- Eh bien! envoyez-moi le duc, mon fils! Souriez-lui, ne temoignez rien a votre femme, au roi, a personne. Des conseils, n'en recevez que de moi. Helas! je sais ce que c'est qu'un menage trouble par des conseillers. -- J'obeirai, ma mere. -- Et vous serez satisfait, Philippe. Trouvez-moi le duc. -- Oh! ce ne sera point difficile. -- Ou croyez-vous qu'il soit? -- Pardieu! a la porte de Madame, dont il attend le lever: c'est hors de doute. -- Bien! fit Anne d'Autriche avec calme. Veuillez dire au duc que je le prie de me venir voir. Philippe baisa la main de sa mere et partit a la recherche de M. de Buckingham. Chapitre XCII -- _For ever!_ Milord Buckingham, soumis a l'invitation de la reine mere, se presenta chez elle une demi-heure apres le depart du duc d'Orleans. Lorsque son nom fut prononce par l'huissier, la reine, qui s'etait accoudee sur sa table, la tete dans ses mains, se releva et recut avec un sourire le salut plein de grace et de respect que le duc lui adressait. Anne d'Autriche etait belle encore. On sait qu'a cet age deja avance ses longs cheveux cendres, ses belles mains, ses levres vermeilles faisaient encore l'admiration de tous ceux qui la voyaient. En ce moment, tout entiere a un souvenir qui remuait le passe dans son coeur, elle etait aussi belle qu'aux jours de la jeunesse, alors que son palais s'ouvrait pour recevoir, jeune et passionne, le pere de ce Buckingham, cet infortune qui avait vecu pour elle, qui etait mort en prononcant son nom. Anne d'Autriche attacha donc sur Buckingham un regard si tendre, que l'on y decouvrait a la fois la complaisance d'une affection maternelle et quelque chose de doux comme une coquetterie d'amante. -- Votre Majeste, dit Buckingham avec respect, a desire me parler? -- Oui, duc, repliqua la reine en anglais. Veuillez vous asseoir. Cette faveur que faisait Anne d'Autriche au jeune homme, cette caresse de la langue du pays dont le duc etait sevre depuis son sejour en France, remuerent profondement son ame. Il devina sur- le-champ que la reine avait quelque chose a lui demander. Apres avoir donne les premiers moments a l'oppression insurmontable qu'elle avait ressentie, la reine reprit son air riant. -- Monsieur, dit-elle en francais, comment trouvez-vous la France? -- Un beau pays, madame, repliqua le duc. -- L'aviez-vous deja vue? -- Deja une fois, oui, madame. -- Mais, comme tout bon Anglais, vous preferez l'Angleterre? -- J'aime mieux ma patrie que la patrie d'un Francais, repondit le duc; mais si Votre Majeste me demande lequel des deux sejours je prefere, Londres ou Paris, je repondrai Paris. Anne d'Autriche remarqua le ton plein de chaleur avec lequel ces paroles avaient ete prononcees. -- Vous avez, m'a-t-on dit, milord, de beaux biens chez vous; vous habitez un palais riche et ancien? -- Le palais de mon pere, repliqua Buckingham en baissant les yeux. -- Ce sont la des avantages precieux et des souvenirs, repliqua la reine en touchant malgre elle des souvenirs dont on ne se separe pas volontiers. -- En effet, dit le duc subissant l'influence melancolique de ce preambule, les gens de coeur revent autant par le passe ou par l'avenir que par le present. -- C'est vrai, dit la reine a voix basse. Il en resulte, ajouta-t- elle, que vous, milord, qui etes un homme de coeur... vous quitterez bientot la France... pour vous renfermer dans vos richesses, dans vos reliques. Buckingham leva la tete. -- Je ne crois pas, dit-il, madame. -- Comment? -- Je pense, au contraire, que je quitterai l'Angleterre pour venir habiter la France. Ce fut au tour d'Anne d'Autriche a manifester son etonnement. -- Quoi! dit-elle, vous ne vous trouvez donc pas dans la faveur du nouveau roi? -- Au contraire, madame, Sa Majeste m'honore d'une bienveillance sans bornes. -- Il ne se peut, dit la reine, que votre fortune soit diminuee; on la disait considerable. -- Ma fortune, madame, n'a jamais ete plus florissante. -- Il faut alors que ce soit quelque cause secrete? -- Non, madame, dit vivement Buckingham, il n'est rien dans la cause de ma determination qui soit secret. J'aime le sejour de France, j'aime une cour pleine de gout et de politesse; j'aime enfin, madame, ces plaisirs un peu serieux qui ne sont pas les plaisirs de mon pays et qu'on trouve en France. Anne d'Autriche sourit avec finesse. -- Les plaisirs serieux! dit-elle; avez-vous bien reflechi, monsieur de Buckingham, a ce serieux-la? Le duc balbutia. -- Il n'est pas de plaisir si serieux, continua la reine, qui doive empecher un homme de votre rang... -- Madame, interrompit le duc, Votre Majeste insiste beaucoup sur ce point, ce me semble. -- Vous trouvez, duc? -- C'est, n'en deplaise a Votre Majeste, la deuxieme fois qu'elle vante les attraits de l'Angleterre aux depens du charme qu'on eprouve a vivre en France. Anne d'Autriche s'approcha du jeune homme, et, posant sa belle main sur son epaule qui tressaillit au contact: -- Monsieur, dit-elle, croyez-moi, rien ne vaut le sejour du pays natal. Il m'est arrive, a moi, bien souvent, de regretter l'Espagne. J'ai vecu longtemps, milord, bien longtemps pour une femme, et je vous avoue qu'il ne s'est point passe d'annee que je n'aie regrette l'Espagne. -- Pas une annee, madame! dit froidement le jeune duc; pas une de ces annees ou vous etiez reine de beaute, comme vous l'etes encore, du reste? -- Oh! pas de flatterie, duc; je suis une femme qui serait votre mere! Elle mit, sur ces derniers mots, un accent, une douceur qui penetrerent le coeur de Buckingham. -- Oui, dit-elle, je serais votre mere, et voila pourquoi je vous donne un bon conseil. -- Le conseil de m'en retourner a Londres? s'ecria-t-il. -- Oui, milord, dit-elle. Le duc joignit les mains d'un air effraye, qui ne pouvait manquer son effet sur cette femme disposee a des sentiments tendres par de tendres souvenirs. -- Il le faut, ajouta la reine. -- Comment! s'ecria-t-il encore, l'on me dit serieusement qu'il faut que je parte, qu'il faut que je m'exile, qu'il faut que je me sauve! -- Que vous vous exiliez, avez-vous dit? Ah! milord, on croirait que la France est votre patrie. -- Madame, le pays des gens qui aiment, c'est le pays de ceux qu'ils aiment. -- Pas un mot de plus, milord, dit la reine, vous oubliez a qui vous parlez! Buckingham se mit a deux genoux. -- Madame, madame, vous etes une source d'esprit, de bonte, de clemence; madame, vous n'etes pas seulement la premiere de ce royaume par le rang, vous etes la premiere du monde par les qualites qui vous font divine; je n'ai rien dit, madame. Ai-je dit quelque chose a quoi vous puissiez me repondre une aussi cruelle parole? Est-ce que je me suis trahi, madame? -- Vous vous etes trahi, dit la reine a voix basse. -- Je n'ai rien dit! je ne sais rien! -- Vous oubliez que vous avez parle, pense devant une femme, et d'ailleurs... -- D'ailleurs, interrompit-il vivement, nul ne sait que vous m'ecoutez. -- On le sait, au contraire, duc; vous avez les defauts et les qualites de la jeunesse. -- On m'a trahi! on m'a denonce! -- Qui cela? -- Ceux qui deja, au Havre, avaient, avec une infernale perspicacite, lu dans mon coeur a livre ouvert. -- Je ne sais de qui vous entendez parler. -- Mais M. de Bragelonne, par exemple. -- C'est un nom que je connais sans connaitre celui qui le porte. Non, M. de Bragelonne n'a rien dit. -- Qui donc, alors? oh, madame, si quelqu'un avait eu l'audace de voir en moi ce que je n'y veux point voir moi-meme... -- Que feriez-vous, duc? -- Il est des secrets qui tuent ceux qui les trouvent. -- Celui qui a trouve votre secret, fou que vous etes, celui-la n'est pas tue encore; il y a plus, vous ne le tuerez pas; celui-la est arme de tous droits: c'est un mari, c'est un jaloux, c'est le second gentilhomme de France, c'est mon fils, le duc d'Orleans. Le duc palit. -- Que vous etes cruelle, madame! dit-il. -- Vous voila bien, Buckingham, dit Anne d'Autriche avec melancolie, passant par tous les extremes et combattant les nuages, quand il vous serait si facile de demeurer en paix avec vous-meme. -- Si nous guerroyons, madame; nous mourrons sur le champ de bataille, repliqua doucement le jeune homme en se laissant aller au plus douloureux abattement. Anne courut a lui et lui prit la main. -- Villiers, dit-elle en anglais avec une vehemence a laquelle nul n'eut pu resister, que demandez-vous? A une mere, de sacrifier son fils; a une reine, de consentir au deshonneur de sa maison! Vous etes un enfant, n'y pensez pas! Quoi! pour vous epargner une larme, je commettrais ces deux crimes, Villiers? Vous parlez des morts; les morts du moins furent respectueux et soumis; les morts s'inclinaient devant un ordre d'exil; ils emportaient leur desespoir comme une richesse en leur coeur, parce que le desespoir venait de la femme aimee, parce que la mort, ainsi trompeuse, etait comme un don, comme une faveur. Buckingham se leva les traits alteres, les mains sur le coeur. -- Vous avez raison, madame, dit-il; mais ceux dont vous parlez avaient recu l'ordre d'exil d'une bouche aimee; on ne les chassait point: on les priait de partir, on ne riait pas d'eux. -- Non, l'on se souvenait! murmura Anne d'Autriche. Mais qui vous dit qu'on vous chasse, qu'on vous exile? Qui vous dit qu'on ne se souvienne pas de votre devouement? Je ne parle pour personne, Villiers, je parle pour moi, partez! Rendez-moi ce service, faites-moi cette grace; que je doive cela encore a quelqu'un de votre nom. -- C'est donc pour vous, madame? -- Pour moi seule. -- Il n'y aura derriere moi aucun homme qui rira, aucun prince qui dira: "J'ai voulu!" -- Duc, ecoutez-moi. Et ici la figure auguste de la vieille reine prit une expression solennelle. -- Je vous jure que nul ici ne commande, si ce n'est moi; je vous jure que non seulement personne ne rira, ne se vantera, mais que personne meme ne manquera au devoir que votre rang impose. Comptez sur moi, duc, comme j'ai compte sur vous. -- Vous ne vous expliquez point, madame; je suis ulcere, je suis au desespoir; la consolation, si douce et si complete qu'elle soit, ne me paraitra pas suffisante. -- Ami, avez-vous connu votre mere? repliqua la reine avec un caressant sourire. -- Oh! bien peu, madame, mais je me rappelle que cette noble dame me couvrait de baisers et de pleurs quand je pleurais. -- Villiers! murmura la reine en passant son bras au cou du jeune homme, je suis une mere pour vous, et, croyez-moi bien, jamais personne ne fera pleurer mon fils. -- Merci, madame, merci! dit le jeune homme attendri et suffoquant d'emotion; je sens qu'il y avait place encore dans mon coeur pour un sentiment plus doux, plus noble que l'amour. La reine mere le regarda et lui serra la main. -- Allez, dit-elle. -- Quand faut-il que je parte? ordonnez! -- Mettez le temps convenable, milord, reprit la reine; vous partez, mais vous choisissez votre jour... Ainsi, au lieu de partir aujourd'hui, comme vous le desireriez sans doute; demain, comme on s'y attendait, partez apres demain au soir; seulement, annoncez des aujourd'hui votre volonte. -- Ma volonte? murmura le jeune homme. -- Oui, duc. -- Et... je ne reviendrai jamais en France? Anne d'Autriche reflechit un moment, et s'absorba dans la douloureuse gravite de cette meditation. -- Il me sera doux, dit-elle, que vous reveniez le jour ou j'irai dormir eternellement a Saint-Denis pres du roi mon epoux. -- Qui vous fit tant souffrir! dit Buckingham. -- Qui etait roi de France, repliqua la reine. -- Madame, vous etes pleine de bonte, vous entrez dans la prosperite, vous nagez dans la joie; de longues annees vous sont promises. -- Eh bien! vous viendrez tard alors, dit la reine en essayant de sourire. -- Je ne reviendrai pas, dit tristement Buckingham, moi qui suis jeune. -- Oh! Dieu merci... -- La mort, madame, ne compte pas les annees; elle est impartiale; on meurt quoique jeune, on vit quoique vieillard. -- Duc, pas de sombres idees; je vais vous egayer. Venez dans deux ans. Je vois sur votre charmante figure que les idees qui vous font si lugubre aujourd'hui seront des idees decrepites avant six mois; donc, elles seront mortes et oubliees dans le delai que je vous assigne. -- Je crois que vous me jugiez mieux tout a l'heure, madame, repliqua le jeune homme, quand vous disiez que, sur nous autres de la maison de Buckingham, le temps n'a pas de prise. -- Silence! oh! silence! fit la reine en embrassant le duc sur le front avec une tendresse qu'elle ne put reprimer; allez! allez! ne m'attendrissez point, ne vous oubliez plus! Je suis la reine, vous etes sujet du roi d'Angleterre; le roi Charles vous attend; adieu, Villiers! _farewell_, Villiers! -- _For ever!_ repliqua le jeune homme. Et il s'enfuit en devorant ses larmes. Anne appuya ses mains sur son front; puis, se regardant au miroir: -- On a beau dire, murmura-t-elle, la femme est toujours jeune; on a toujours vingt ans dans quelque coin du coeur. Chapitre XCIII -- Ou sa Majeste Louis XIV ne trouve Melle de La Valliere ni assez riche, ni assez jolie pour un gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne Raoul et le comte de La Fere arriverent a Paris le soir du jour ou Buckingham avait eu cet entretien avec la reine mere. A peine arrive, le comte fit demander par Raoul une audience au roi. Le roi avait passe une partie de la journee a regarder avec Madame et les dames de la cour des etoffes de Lyon dont il faisait present a sa belle-soeur. Il y avait eu ensuite diner a la cour, puis jeu, et, selon son habitude, le roi, quittant le jeu a huit heures, avait passe dans son cabinet pour travailler avec M. Colbert et M. Fouquet. Raoul etait dans l'antichambre au moment ou les deux ministres sortirent, et le roi l'apercut par la porte entrebaillee. -- Que veut M. de Bragelonne? demanda-t-il. Le jeune homme s'approcha. -- Sire, repliqua-t-il, une audience pour M. le comte de La Fere, qui arrive de Blois avec grand desir d'entretenir Votre Majeste. -- J'ai une heure avant le jeu et mon souper, dit le roi. M. de La Fere est-il pret? -- M. le comte est en bas, aux ordres de Votre Majeste. -- Qu'il monte. Cinq minutes apres, Athos entrait chez Louis XIV, accueilli par le maitre avec cette gracieuse bienveillance que Louis, avec un tact au-dessus de son age, reservait pour s'acquerir les hommes que l'on ne conquiert point avec des faveurs ordinaires. -- Comte, dit le roi, laissez-moi esperer que vous venez me demander quelque chose. -- Je ne le cacherai point a Votre Majeste, repliqua le comte; je viens en effet solliciter. -- Voyons! dit le roi d'un air joyeux. -- Ce n'est pas pour moi, Sire. -- Tant pis! mais enfin, pour votre protege, comte, je ferai ce que vous me refusez de faire pour vous. -- Votre Majeste me console... Je viens parler au roi pour le vicomte de Bragelonne. -- Comte, c'est comme si vous parliez pour vous. -- Pas tout a fait, Sire... Ce que je desire obtenir de vous, je ne le puis pour moi-meme. Le vicomte pense a se marier. -- Il est jeune encore; mais qu'importe... C'est un homme distingue, je lui veux trouver une femme. -- Il l'a trouvee, Sire, et ne cherche que l'assentiment de Votre Majeste. -- Ah! il ne s'agit que de signer un contrat de mariage? Athos s'inclina. -- A-t-il choisi sa fiancee riche et d'une qualite qui vous agree? Athos hesita un moment. -- La fiancee est demoiselle, repliqua-t-il; mais pour riche, elle ne l'est pas. -- C'est un mal auquel nous voyons remede. -- Votre Majeste me penetre de reconnaissance; toutefois, elle me permettra de lui faire une observation. -- Faites, comte. -- Votre Majeste semble annoncer l'intention de doter cette jeune fille? -- Oui, certes. -- Et ma demarche au Louvre aurait eu ce resultat? J'en serais chagrin, Sire. -- Pas de fausse delicatesse, comte; comment s'appelle la fiancee? -- C'est, dit Athos froidement, Mlle de La Valliere de La Baume Le Blanc. -- Ah! fit le roi en cherchant dans sa memoire; je connais ce nom; un marquis de La Valliere... -- Oui, Sire, c'est sa fille. -- Il est mort? -- Oui, Sire. -- Et la veuve s'est remariee a M. de Saint-Remy, maitre d'hotel de Madame douairiere? -- Votre Majeste est bien informee. -- C'est cela, c'est cela!... Il y a plus: la demoiselle est entree dans les filles d'honneur de Madame la jeune. -- Votre Majeste sait mieux que moi toute l'histoire. Le roi reflechit encore, et regardant a la derobee le visage assez soucieux d'Athos: -- Comte, dit-il, elle n'est pas fort jolie, cette demoiselle, il me semble? -- Je ne sais trop, repondit Athos. -- Moi, je l'ai regardee: elle ne m'a point frappe. -- C'est un air de douceur et de modestie, mais peu de beaute, Sire. -- De beaux cheveux blonds, cependant. -- Je crois que oui. -- Et d'assez beaux yeux bleus. -- C'est cela meme. -- Donc, sous le rapport de la beaute, le parti est ordinaire. Passons a l'argent. -- Quinze a vingt mille livres de dot au plus, Sire; mais les amoureux sont desinteresses; moi-meme, je fais peu de cas de l'argent. -- Le superflu, voulez-vous dire; mais le necessaire, c'est urgent. Avec quinze mille livres de dot, sans apanages, une femme ne peut aborder la cour. Nous y suppleerons; je veux faire cela pour Bragelonne. Athos s'inclina. Le roi remarqua encore sa froideur. -- Passons de l'argent a la qualite, dit Louis XIV; fille du marquis de La Valliere, c'est bien; mais nous avons ce bon Saint- Remy qui gate un peu la maison... par les femmes, je le sais, enfin cela gate; et vous, comte, vous tenez fort, je crois, a votre maison. -- Moi, Sire, je ne tiens plus a rien du tout qu'a mon devouement pour Votre Majeste. Le roi s'arreta encore. -- Tenez, dit-il, monsieur, vous me surprenez beaucoup depuis le commencement de votre entretien. Vous venez me faire une demande en mariage, et vous paraissez fort afflige de faire cette demande. Oh! je me trompe rarement, tout jeune que je suis, car avec les uns, je mets mon amitie au service de l'intelligence; avec les autres, je mets ma defiance que double la perspicacite. Je le repete, vous ne faites point cette demande de bon coeur. -- Eh bien! Sire, c'est vrai. -- Alors, je ne vous comprends point; refusez. -- Non, Sire: j'aime Bragelonne de tout mon amour; il est epris de Mlle de La Valliere, il se forge des paradis pour l'avenir; je ne suis pas de ceux qui veulent briser les illusions de la jeunesse. Ce mariage me deplait, mais je supplie Votre Majeste d'y consentir au plus vite, et de faire ainsi le bonheur de Raoul. -- Voyons, voyons, comte, l'aime-t-elle? -- Si Votre Majeste veut que je lui dise la verite, je ne crois pas a l'amour de Mlle de La Valliere; elle est jeune, elle est enfant, elle est enivree; le plaisir de voir la cour, l'honneur d'etre au service de Madame, balanceront dans sa tete ce qu'elle pourrait avoir de tendresse dans le coeur, ce sera donc un mariage comme Votre Majeste en voit beaucoup a la cour; mais Bragelonne le veut; que cela soit ainsi. -- Vous ne ressemblez cependant pas a ces peres faciles qui se font esclaves de leurs enfants? dit le roi. -- Sire, j'ai de la volonte contre les mechants, je n'en ai point contre les gens de coeur. Raoul souffre, il prend du chagrin; son esprit, libre d'ordinaire, est devenu lourd et sombre; je ne veux pas priver Votre Majeste des services qu'il peut rendre. -- Je vous comprends, dit le roi, et je comprends surtout votre coeur. -- Alors, repliqua le comte, je n'ai pas besoin de dire a Votre Majeste que mon but est de faire le bonheur de ces enfants ou plutot de cet enfant. -- Et moi, je veux, comme vous, le bonheur de M. de Bragelonne. -- Je n'attends plus, Sire, que la signature de Votre Majeste. Raoul aura l'honneur de se presenter devant vous, et recevra votre consentement. -- Vous vous trompez, comte, dit fermement le roi; je viens de vous dire que je voulais le bonheur du vicomte; aussi m'oppose-je en ce moment a son mariage. -- Mais, Sire, s'ecria Athos, Votre Majeste m'a promis... -- Non pas cela, comte; je ne vous l'ai point promis, car cela est oppose a mes vues. -- Je comprends tout ce que l'initiative de Votre Majeste a de bienveillant et de genereux pour moi; mais je prends la liberte de vous rappeler que j'ai pris l'engagement de venir en ambassadeur. -- Un ambassadeur, comte, demande souvent et n'obtient pas toujours. -- Ah! Sire, quel coup pour Bragelonne! -- Je donnerai le coup, je parlerai au vicomte. -- L'amour, Sire, c'est une force irresistible. -- On resiste a l'amour; je vous le certifie, comte. -- Lorsqu'on a l'ame d'un roi, votre ame, Sire. -- Ne vous inquietez plus a ce sujet. J'ai des vues sur Bragelonne; je ne dis pas qu'il n'epousera pas Mlle de La Valliere; mais je ne veux point qu'il se marie si jeune; je ne veux point qu'il epouse avant qu'il ait fait fortune, et lui, de son cote, merite mes bonnes graces, telles que je veux les lui donner. En un mot, je veux qu'on attende. -- Sire, encore une fois... -- Monsieur le comte, vous etes venu, disiez-vous, me demander une faveur? -- Oui, certes. -- Eh bien! accordez-m'en une, ne parlons plus de cela. Il est possible qu'avant un long temps je fasse la guerre; j'ai besoin de gentilshommes libres autour de moi. J'hesiterais a envoyer sous les balles et le canon un homme marie, un pere de famille, j'hesiterais aussi, pour Bragelonne, a doter, sans raison majeure, une jeune fille inconnue, cela semerait de la jalousie dans ma noblesse. Athos s'inclina et ne repondit rien. -- Est-ce tout ce qu'il vous importait de me demander? ajouta Louis XIV. -- Tout absolument, Sire, et je prends conge de Votre Majeste. Mais faut-il que je previenne Raoul? -- Epargnez-vous ce soin, epargnez-vous cette contrariete. Dites au vicomte que demain, a mon lever, je lui parlerai; quant a ce soir, comte, vous etes de mon jeu. -- Je suis en habit de voyage, Sire. -- Un jour viendra, j'espere, ou vous ne me quitterez pas. Avant peu, comte, la monarchie sera etablie de facon a offrir une digne hospitalite a tous les hommes de votre merite. -- Sire, pourvu qu'un roi soit grand dans le coeur de ses sujets, peu importe le palais qu'il habite, puisqu'il est adore dans un temple. En disant ces mots, Athos sortit du cabinet et retrouva Bragelonne qui l'attendait. -- Eh bien! monsieur? dit le jeune homme. -- Raoul, le roi est bien bon pour nous, peut-etre pas dans le sens que vous croyez, mais il est bon et genereux pour notre maison. -- Monsieur, vous avez une mauvaise nouvelle a m'apprendre, fit le jeune homme en palissant. -- Le roi vous dira demain matin que ce n'est pas une mauvaise nouvelle. -- Mais enfin, monsieur, le roi n'a pas signe? -- Le roi veut faire votre contrat lui-meme, Raoul; et il veut le faire si grand, que le temps lui manque. Prenez-vous-en a votre impatience bien plutot qu'a la bonne volonte du roi. Raoul, consterne, parce qu'il connaissait la franchise du comte et en meme temps son habilete, demeura plonge dans une morne stupeur. -- Vous ne m'accompagnez pas chez moi? dit Athos. -- Pardonnez-moi, monsieur, je vous suis, balbutia-t-il. Et il descendit les degres derriere Athos. -- Oh! pendant que je suis ici, fit tout a coup ce dernier, ne pourrais-je voir M. d'Artagnan? -- Voulez-vous que je vous mene a son appartement? dit Bragelonne. -- Oui, certes. -- C'est dans l'autre escalier, alors. Et ils changerent de chemin; mais, arrives au palier de la grande galerie, Raoul apercut un laquais a la livree du comte de Guiche qui accourut aussitot vers lui en entendant sa voix. -- Qu'y a-t-il? dit Raoul. -- Ce billet, monsieur. M. le comte a su que vous etiez de retour, et il vous a ecrit sur-le-champ; je vous cherche depuis une heure. Raoul se rapprocha d'Athos pour decacheter la lettre. -- Vous permettez, monsieur? dit-il. -- Faites. "Cher Raoul, disait le comte de Guiche, j'ai une affaire d'importance a traiter sans retard; je sais que vous etes arrive; venez vite." Il achevait a peine de lire, lorsque, debouchant de la galerie, un valet, a la livree de Buckingham, reconnaissant Raoul, s'approcha de lui respectueusement. -- De la part de milord duc, dit-il. -- Ah! s'ecria Athos, je vois, Raoul, que vous etes deja en affaires comme un general d'armee; je vous laisse, je trouverai seul M. d'Artagnan. -- Veuillez m'excuser, je vous prie, dit Raoul. -- Oui, oui, je vous excuse; adieu, Raoul. Vous me retrouverez chez moi jusqu'a demain; au jour, je pourrai partir pour Blois, a moins de contrordre. -- Monsieur, je vous presenterai demain mes respects. Athos partit. Raoul ouvrit la lettre de Buckingham. "Monsieur de Bragelonne, disait le duc, vous etes de tous les Francais que j'ai vus celui qui me plait le plus; je vais avoir besoin de votre amitie. Il m'arrive certain message ecrit en bon francais. Je suis Anglais, moi, et j'ai peur de ne pas assez bien comprendre. La lettre est signee d'un bon nom, voila tout ce que je sais. Serez-vous assez obligeant pour me venir voir, car j'apprends que vous etes arrive de Blois? Votre devoue, Villiers, duc de Buckingham." -- Je vais trouver ton maitre, dit Raoul au valet de Guiche en le congediant. Et, dans une heure, je serai chez M. de Buckingham, ajouta-t-il en faisant de la main un signe au messager du duc. Chapitre XCIV -- Une foule de coups d'epee dans l'eau Raoul, en se rendant chez de Guiche, trouva celui-ci causant avec de Wardes et Manicamp. De Wardes, depuis l'aventure de la barriere, traitait Raoul en etranger. On eut dit qu'il ne s'etait rien passe entre eux; seulement, ils avaient l'air de ne pas se connaitre. Raoul entra, de Guiche marcha au-devant de lui. Raoul, tout en serrant la main de son ami, jeta un regard rapide sur les deux jeunes gens. Il esperait lire sur leur visage ce qui s'agitait dans leur esprit. De Wardes etait froid et impenetrable. Manicamp semblait perdu dans la contemplation d'une garniture qui l'absorbait. De Guiche emmena Raoul dans un cabinet voisin et le fit asseoir. -- Comme tu as bonne mine! lui dit-il. -- C'est assez etrange, repondit Raoul, car je suis fort peu joyeux. -- C'est comme moi, n'est-ce pas, Raoul? L'amour va mal. -- Tant mieux, de ton cote, comte; la pire nouvelle, celle qui pourrait le plus m'attrister, serait une bonne nouvelle. -- Oh! alors, ne t'afflige pas, car non seulement je suis tres malheureux, mais encore je vois des gens heureux autour de moi. -- Voila ce que je ne comprends plus, repondit Raoul; explique, mon ami, explique. -- Tu vas comprendre. J'ai vainement combattu le sentiment que tu as vu naitre en moi, grandir en moi, s'emparer de moi; j'ai appele a la fois tous les conseils et toute ma force; j'ai bien considere le malheur ou je m'engageais; je l'ai sonde, c'est un abime, je le sais; mais n'importe, je poursuivrai mon chemin. -- Insense! tu ne peux faire un pas de plus sans vouloir aujourd'hui ta ruine, demain ta mort. -- Advienne que pourra! -- De Guiche! -- Toutes reflexions sont faites; ecoute. -- Oh! tu crois reussir, tu crois que Madame t'aimera! -- Raoul, je ne crois rien, j'espere, parce que l'espoir est dans l'homme et qu'il y vit jusqu'au tombeau. -- Mais j'admets que tu obtiennes ce bonheur que tu esperes, et tu es plus surement perdu encore que si tu ne l'obtiens pas. -- Je t'en supplie, ne m'interromps plus, Raoul, tu ne me convaincras point; car, je te le dis d'avance, je ne veux pas etre convaincu; j'ai tellement marche que je ne puis reculer, j'ai tellement souffert que la mort me paraitrait un bienfait. Je ne suis plus seulement amoureux jusqu'au delire, Raoul, je suis jaloux jusqu'a la fureur. Raoul frappa l'une contre l'autre ses deux mains avec un sentiment qui ressemblait a de la colere. -- Bien! dit-il. -- Bien ou mal, peu importe. Voici ce que je reclame de toi, de mon ami, de mon frere. Depuis trois jours, Madame est en fetes, en ivresse. Le premier jour, je n'ai point ose la regarder; je la haissais de ne pas etre aussi malheureuse que moi. Le lendemain, je ne la pouvais plus perdre de vue; et de son cote, oui, je crus le remarquer, du moins, Raoul, de son cote, elle me regarda, sinon avec quelque pitie, du moins avec quelque douceur. Mais entre ses regards et les miens vint s'interposer une ombre; le sourire d'un autre provoque son sourire. A cote de son cheval galope eternellement un cheval qui n'est pas le mien; a son oreille vibre incessamment une voix caressante qui n'est pas ma voix. Raoul, depuis trois jours, ma tete est en feu; c'est de la flamme qui coule dans mes veines. Cette ombre, il faut que je la chasse; ce sourire, que je l'eteigne; cette voix, que je l'etouffe. -- Tu veux tuer Monsieur? s'ecria Raoul. -- Eh! non. Je ne suis pas jaloux de Monsieur; je ne suis pas jaloux du mari; je suis jaloux de l'amant. -- De l'amant? -- Mais ne l'as-tu donc pas remarque ici, toi qui la-bas etais si clairvoyant? -- Tu es jaloux de M. de Buckingham? -- A en mourir! -- Encore. -- Oh! cette fois la chose sera facile a regler entre nous, j'ai pris les devants, je lui ai fait passer un billet. -- Tu lui as ecrit? c'est toi? -- Comment sais-tu cela? -- Je le sais, parce qu'il me l'a appris. Tiens. Et il tendit a de Guiche la lettre qu'il avait recue presque en meme temps que la sienne. De Guiche la lut avidement. -- C'est d'un brave homme et surtout d'un galant homme, dit-il. -- Oui, certes, le duc est un galant homme; je n'ai pas besoin de te demander si tu lui as ecrit en aussi bons termes. -- Je te montrerai ma lettre quand tu l'iras trouver de ma part. -- Mais c'est presque impossible. -- Quoi? -- Que j'aille le trouver. -- Comment? -- Le duc me consulte, et toi aussi. -- Oh! tu me donneras la preference, je suppose. Ecoute, voici ce que je te prie de dire a Sa Grace... C'est bien simple... Un de ces jours, aujourd'hui, demain, apres-demain, le jour qui lui conviendra, je veux le rencontrer a Vincennes. -- Reflechis. -- Je croyais t'avoir deja dit que mes reflexions etaient faites. -- Le duc est etranger; il a une mission qui le fait inviolable... Vincennes est tout pres de la Bastille. -- Les consequences me regardent. -- Mais la raison de cette rencontre? quelle raison veux-tu que je lui donne? -- Il ne t'en demandera pas, sois tranquille... Le duc doit etre aussi las de moi que je le suis de lui; le duc doit me hair autant que je le hais. Ainsi, je t'en supplie, va trouver le duc, et, s'il faut que je le supplie d'accepter ma proposition, je le supplierai. -- C'est inutile... Le duc m'a prevenu qu'il me voulait parler. Le duc est au jeu du roi... Allons-y tous deux. Je le tirerai a quartier dans la galerie. Tu resteras a l'ecart. Deux mots suffiront. -- C'est bien. Je vais emmener de Wardes pour me servir de contenance. -- Pourquoi pas Manicamp? De Wardes nous rejoindra toujours, le laissassions-nous ici. -- Oui, c'est vrai. -- Il ne sait rien? -- Oh! rien absolument. Vous etes toujours en froid, donc! -- Il ne t'a rien raconte? -- Non. -- Je n'aime pas cet homme, et, comme je ne l'ai jamais aime, il resulte de cette antipathie que je ne suis pas plus en froid avec lui aujourd'hui que je ne l'etais hier. -- Partons alors. Tous quatre descendirent. Le carrosse de de Guiche attendait a la porte et les conduisit au Palais-Royal. En chemin, Raoul se forgeait un theme. Seul depositaire des deux secrets, il ne desesperait pas de conclure un accommodement entre les deux parties. Il se savait influent pres de Buckingham; il connaissait son ascendant sur de Guiche: les choses ne lui paraissaient donc point desesperees. En arrivant dans la galerie, resplendissante de lumiere, ou les femmes les plus belles et les plus illustres de la cour s'agitaient comme des astres dans leur atmosphere de flammes, Raoul ne put s'empecher d'oublier un instant de Guiche pour regarder Louise, qui, au milieu de ses compagnes, pareille a une colombe fascinee, devorait des yeux le cercle royal, tout eblouissant de diamants et d'or. Les hommes etaient debout, le roi seul etait assis. Raoul apercut Buckingham. Il etait a dix pas de Monsieur, dans un groupe de Francais et d'Anglais qui admiraient le grand air de sa personne et l'incomparable magnificence de ses habits. Quelques-uns des vieux courtisans se rappelaient avoir vu le pere, et ce souvenir ne faisait aucun tort au fils. Buckingham causait avec Fouquet. Fouquet lui parlait tout haut de Belle-Ile. -- Je ne puis l'aborder dans ce moment, dit Raoul. -- Attends et choisis ton occasion, mais termine tout sur l'heure. Je brule. -- Tiens, voici notre sauveur, dit Raoul apercevant d'Artagnan, qui, magnifique dans son habit neuf de capitaine des mousquetaires, venait de faire dans la galerie une entree de conquerant. Et il se dirigea vers d'Artagnan. -- Le comte de La Fere vous cherchait, chevalier, dit Raoul. -- Oui, repondit d'Artagnan, je le quitte. -- J'avais cru comprendre que vous deviez passer une partie de la nuit ensemble. -- Rendez-vous est pris pour nous retrouver. Et tout en repondant a Raoul, d'Artagnan promenait ses regards distraits a droite et a gauche, cherchant dans la foule quelqu'un ou dans l'appartement quelque chose. Tout a coup son oeil devint fixe comme celui de l'aigle qui apercoit sa proie. Raoul suivit la direction de ce regard. Il vit que de Guiche et d'Artagnan se saluaient. Mais il ne put distinguer a qui s'adressait ce coup d'oeil si curieux et si fier du capitaine. -- Monsieur le chevalier, dit Raoul, il n'y a que vous qui puissiez me rendre un service. -- Lequel, mon cher vicomte? -- Il s'agit d'aller deranger M. de Buckingham, a qui j'ai deux mots a dire, et comme M. de Buckingham cause avec M. Fouquet, vous comprenez que ce n'est point moi qui puis me jeter au milieu de la conversation. -- Ah! ah! M. Fouquet; il est la? demanda d'Artagnan. -- Le voyez-vous? Tenez. -- Oui, ma foi! Et tu crois que j'ai plus de droits que toi? -- Vous etes un homme plus considerable. -- Ah! c'est vrai, je suis capitaine des mousquetaires; il y a si longtemps qu'on me promettait ce grade et si peu de temps que je l'ai, que j'oublie toujours ma dignite. -- Vous me rendrez ce service, n'est-ce pas? -- M. Fouquet, diable! -- Avez-vous quelque chose contre lui? -- Non, ce serait plutot lui qui aurait quelque chose contre moi; mais enfin, comme il faudra qu'un jour ou l'autre... -- Tenez, je crois qu'il vous regarde; ou bien serait-ce?... -- Non, non, tu ne te trompes pas, c'est bien a moi qu'il fait cet honneur. -- Le moment est bon, alors. -- Tu crois? -- Allez, je vous en prie. -- J'y vais. De Guiche ne perdait pas de vue Raoul; Raoul lui fit signe que tout etait arrange. D'Artagnan marcha droit au groupe, et salua civilement M. Fouquet comme les autres. -- Bonjour, monsieur d'Artagnan. Nous parlions de Belle-Ile-en- Mer, dit Fouquet avec cet usage du monde et cette science du regard qui demandent la moitie de la vie pour etre bien appris, et auxquels certaines gens, malgre toute leur etude, n'arrivent jamais. -- De Belle-Ile-en-Mer? Ah! ah! fit d'Artagnan. C'est a vous, je crois, monsieur Fouquet? -- Monsieur vient de me dire qu'il l'avait donnee au roi, dit Buckingham. Serviteur, monsieur d'Artagnan. -- Connaissez-vous Belle-Ile, chevalier? demanda Fouquet au mousquetaire. -- J'y ai ete une seule fois, monsieur, repondit d'Artagnan en homme d'esprit et en galant homme. -- Y etes-vous reste longtemps? -- A peine une journee, monseigneur. -- Et vous y avez vu? -- Tout ce qu'on peut voir en un jour. -- C'est beaucoup d'un jour quand on a votre regard, monsieur. D'Artagnan s'inclina. Pendant ce temps, Raoul faisait signe a Buckingham. -- Monsieur le surintendant, dit Buckingham, je vous laisse le capitaine, qui se connait mieux que moi en bastions, en escarpes et en contrescarpes, et je vais rejoindre un ami qui me fait signe. Vous comprenez... En effet, Buckingham se detacha du groupe et s'avanca vers Raoul, mais tout en s'arretant un instant a la table ou jouaient Madame, la reine mere, la jeune reine et le roi. -- Allons, Raoul, dit de Guiche, le voila; ferme et vite! Buckingham en effet, apres avoir presente un compliment a Madame, continuait son chemin vers Raoul. Raoul vint au-devant de lui. De Guiche demeura a sa place. Il le suivit des yeux. La manoeuvre etait combinee de telle facon que la rencontre des deux jeunes gens eut lieu dans l'espace reste vide entre le groupe du jeu et la galerie ou se promenaient, en s'arretant de temps en temps, pour causer, quelques braves gentilshommes. Mais, au moment ou les deux lignes allaient s'unir, elles furent rompues par une troisieme. C'etait Monsieur qui s'avancait vers le duc de Buckingham. Monsieur avait sur ses levres roses et pommadees son plus charmant sourire. -- Eh! mon Dieu! dit-il avec une affectueuse politesse, que vient- on de m'apprendre, mon cher duc? Buckingham se retourna: il n'avait pas vu venir Monsieur; il avait entendu sa voix, voila tout. Il tressaillit malgre lui. Une legere paleur envahit ses joues. -- Monseigneur, demanda-t-il, qu'a-t-on dit a Votre Altesse qui paraisse lui causer ce grand etonnement? -- Une chose qui me desespere, monsieur, dit le prince, une chose qui sera un deuil pour toute la cour. -- Ah! Votre Altesse est trop bonne, dit Buckingham, car je vois qu'elle veut parler de mon depart. -- Justement. -- Helas! monseigneur, a Paris depuis cinq a six jours a peine, mon depart ne peut etre un deuil que pour moi. De Guiche entendit le mot de la place ou il etait reste et tressaillit a son tour. -- Son depart! murmura-t-il. Que dit-il donc? Philippe continua avec son meme air gracieux: -- Que le roi de la Grande-Bretagne vous rappelle, monsieur, je concois cela; on sait que Sa Majeste Charles II, qui se connait en gentilshommes, ne peut se passer de vous. Mais que nous vous perdions sans regret, cela ne se peut comprendre; recevez donc l'expression des miens. -- Monseigneur, dit le duc, croyez que si je quitte la cour de France... -- C'est qu'on vous rappelle, je comprends cela; mais enfin, si vous croyez que mon desir ait quelque poids pres du roi, je m'offre a supplier Sa Majeste Charles II de vous laisser avec nous quelque temps encore. -- Tant d'obligeance me comble, monseigneur, repondit Buckingham; mais j'ai recu des ordres precis. Mon sejour en France etait limite; je l'ai prolonge au risque de deplaire a mon gracieux souverain. Aujourd'hui seulement, je me rappelle que, depuis quatre jours, je devrais etre parti. -- Oh! fit Monsieur. -- Oui, mais, ajouta Buckingham en elevant la voix, meme de maniere a etre entendu des princesses, mais je ressemble a cet homme de l'orient qui, pendant plusieurs jours, devint fou d'avoir fait un beau reve, et qui, un beau matin, se reveilla gueri, c'est-a-dire raisonnable. La cour de France a des enivrements qui peuvent ressembler a ce reve, monseigneur, mais on se reveille enfin et l'on part. Je ne saurais donc prolonger mon sejour comme Votre Altesse veut bien me le demander. -- Et quand partez-vous? demanda Philippe d'un air plein de sollicitude. -- Demain, monseigneur... Mes equipages sont prets depuis trois jours. Le duc d'Orleans fit un mouvement de tete qui signifiait: "Puisque c'est une resolution prise, duc, il n'y a rien a dire." Buckingham leva les yeux sur les reines; son regard rencontra celui d'Anne d'Autriche, qui le remercia et l'approuva par un geste. Buckingham lui rendit ce geste en cachant sous un sourire le serrement de son coeur. Monsieur s'eloigna par ou il etait venu. Mais en meme temps, du cote oppose, s'avancait de Guiche. Raoul craignit que l'impatient jeune homme ne vint faire la proposition lui meme, et se jeta au- devant de lui. -- Non, non, Raoul, tout est inutile maintenant, dit de Guiche en tendant ses deux mains au duc et en l'entrainant derriere une colonne... Oh! duc, duc! dit de Guiche, pardonnez-moi ce que je vous ai ecrit; j'etais un fou! Rendez-moi ma lettre! -- C'est vrai, repliqua le jeune duc avec un sourire melancolique, vous ne pouvez plus m'en vouloir. -- Oh! duc, duc, excusez-moi!... Mon amitie, mon amitie eternelle... -- Pourquoi, en effet, m'en voudriez-vous, comte, du moment ou je la quitte, du moment ou je ne la verrai plus? Raoul entendit ces mots, et, comprenant que sa presence etait desormais inutile entre ces deux jeunes gens qui n'avaient plus que des paroles amies, il recula de quelques pas. Ce mouvement le rapprocha de de Wardes. De Wardes parlait du depart de Buckingham. Son interlocuteur etait le chevalier de Lorraine. -- Sage retraite! disait de Wardes. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'il economise un coup d'epee au cher duc. Et tous se mirent a rire. Raoul, indigne, se retourna, le sourcil fronce, le sang aux tempes, la bouche dedaigneuse. Le chevalier de Lorraine pivota sur ses talons; de Wardes demeura ferme et attendit. -- Monsieur, dit Raoul a de Wardes, vous ne vous deshabituerez donc pas d'insulter les absents? Hier, c'etait M. d'Artagnan; aujourd'hui, c'est M. de Buckingham. -- Monsieur, monsieur, dit de Wardes, vous savez bien que parfois aussi j'insulte ceux qui sont la. De Wardes touchait Raoul, leurs epaules s'appuyaient l'une a l'autre, leurs visages se penchaient l'un vers l'autre comme pour s'embraser reciproquement du feu de leur souffle et de leur colere. On sentait que l'un etait au sommet de sa haine, l'autre au bout de sa patience. Tout a coup ils entendirent une voix pleine de grace et de politesse qui disait derriere eux: -- On m'a nomme, je crois. Ils se retournerent: c'etait d'Artagnan qui l'oeil souriant et la bouche en coeur, venait de poser sa main sur l'epaule de de Wardes. Raoul s'ecarta d'un pas pour faire place au mousquetaire. De Wardes frissonna par tout le corps, palit, mais ne bougea point. D'Artagnan, toujours avec son sourire, prit la place que Raoul lui abandonnait. -- Merci, mon cher Raoul, dit-il. Monsieur de Wardes, j'ai a causer avec vous. Ne vous eloignez pas, Raoul; tout le monde peut entendre ce que j'ai a dire a M. de Wardes. Puis son sourire s'effaca, et son regard devint froid et aigu comme une lame d'acier. -- Je suis a vos ordres, monsieur, dit de Wardes. -- Monsieur, reprit d'Artagnan, depuis longtemps je cherchais l'occasion de causer avec vous; aujourd'hui seulement, je l'ai trouvee. Quant au lieu, il est mal choisi, j'en conviens; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusque chez moi, mon chez-moi est justement dans l'escalier qui aboutit a la galerie. -- Je vous suis, monsieur, dit de Wardes. -- Est-ce que vous etes seul ici, monsieur? fit d'Artagnan. -- Non pas, j'ai MM. Manicamp et de Guiche, deux de mes amis. -- Bien, dit d'Artagnan; mais deux personnes, c'est peu. Vous en trouverez bien encore quelques-unes, n'est-ce pas? -- Certes! dit le jeune homme, qui ne savait pas ou d'Artagnan voulait en venir. Tant que vous en voudrez. -- Des amis? -- Oui, monsieur. -- De bons amis? -- Sans doute. -- Eh bien! faites-en provision, je vous prie. Et vous, Raoul, venez... Amenez aussi M. de Guiche; amenez M. de Buckingham, s'il vous plait. -- Oh! mon Dieu, monsieur, que de tapage! repondit de Wardes en essayant de sourire. Le capitaine lui fit, de la main, un petit signe pour lui recommander la patience. -- Je suis toujours impassible. Donc, je vous attends, monsieur, dit-il. -- Attendez-moi. -- Alors, au revoir! Et il se dirigea du cote de son appartement. La chambre de d'Artagnan n'etait point solitaire: le comte de La Fere attendait, assis dans l'embrasure d'une fenetre. -- Eh bien? demanda-t-il a d'Artagnan en le voyant rentrer. -- Eh bien! dit celui-ci, M. de Wardes veut bien m'accorder l'honneur de me faire une petite visite, en compagnie de quelques- uns de ses amis et des notres. En effet, derriere le mousquetaire apparurent de Wardes et Manicamp. De Guiche et Buckingham les suivaient, assez surpris et ne sachant ce qu'on leur voulait. Raoul venait avec deux ou trois gentilshommes. Son regard erra, en entrant, sur toutes les parties de la chambre. Il apercut le comte et alla se placer pres de lui. D'Artagnan recevait ses visiteurs avec toute la courtoisie dont il etait capable. Il avait conserve sa physionomie calme et polie. Tous ceux qui se trouvaient la etaient des hommes de distinction occupant un poste a la cour. Puis, lorsqu'il eut fait a chacun ses excuses du derangement qu'il lui causait, il se retourna vers de Wardes, qui, malgre sa puissance sur lui-meme, ne pouvait empecher sa physionomie d'exprimer une surprise melee d'inquietude. -- Monsieur, dit-il, maintenant que nous voici hors du palais du roi, maintenant que nous pouvons causer tout haut sans manquer aux convenances, je vais vous faire savoir pourquoi j'ai pris la liberte de vous prier de passer chez moi et d'y convoquer en meme temps ces messieurs. J'ai appris, par M. le comte de La Fere, mon ami, les bruits injurieux que vous semiez sur mon compte; vous m'avez dit que vous me teniez pour votre ennemi mortel, attendu que j'etais, dites-vous, celui de votre pere. -- C'est vrai, monsieur, j'ai dit cela, reprit de Wardes, dont la paleur se colora d'une legere flamme. -- Ainsi, vous m'accusez d'un crime, d'une faute ou d'une lachete. Je vous prie de preciser votre accusation. -- Devant temoins, monsieur? -- Oui, sans doute, devant temoins, et vous voyez que je les ai choisis experts en matiere d'honneur. -- Vous n'appreciez pas ma delicatesse, monsieur. Je vous ai accuse, c'est vrai; mais j'ai garde le secret sur l'accusation. Je ne suis entre dans aucun detail, je me suis contente d'exprimer ma haine devant des personnes pour lesquelles c'etait presque un devoir de vous la faire connaitre. Vous ne m'avez pas tenu compte de ma discretion, quoique vous fussiez interesse a mon silence. Je ne reconnais point la votre prudence habituelle, monsieur d'Artagnan. D'Artagnan se mordit le coin de la moustache. -- Monsieur, dit-il, j'ai deja eu l'honneur de vous prier d'articuler les griefs que vous aviez contre moi. -- Tout haut? -- Parbleu! -- Je parlerai donc. -- Parlez, monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant, nous vous ecoutons tous. -- Eh bien! monsieur, il s'agit, non pas d'un tort envers moi, mais d'un tort envers mon pere. -- Vous l'avez deja dit. -- Oui, mais il y a certaines choses qu'on n'aborde qu'avec hesitation. -- Si cette hesitation existe reellement, je vous prie de la surmonter, monsieur. -- Meme dans le cas ou il s'agirait d'une action honteuse? -- Dans tous les cas. Les temoins de cette scene commencerent par se regarder entre eux avec une certaine inquietude. Cependant, ils se rassurerent en voyant que le visage de d'Artagnan ne manifestait aucune emotion. De Wardes gardait le silence. -- Parlez, monsieur, dit le mousquetaire. Vous voyez bien que vous nous faites attendre. -- Eh bien! ecoutez. Mon pere aimait une femme, une femme noble; cette femme aimait mon pere. D'Artagnan echangea un regard avec Athos. De Wardes continua. -- M. d'Artagnan surprit des lettres qui indiquaient un rendez- vous, se substitua, sous un deguisement, a celui qui etait attendu et abusa de l'obscurite. -- C'est vrai, dit d'Artagnan. Un leger murmure se fit entendre parmi les assistants. -- Oui, j'ai commis cette mauvaise action. Vous auriez du ajouter, monsieur, puisque vous etes si impartial, qu'a l'epoque ou se passa l'evenement que vous me reprochez, je n'avais point encore vingt et un ans. -- L'action n'en est pas moins honteuse, dit de Wardes, et l'age de raison suffit a un gentilhomme pour ne pas commettre une indelicatesse. Un nouveau murmure se fit entendre, mais d'etonnement et presque de doute. -- C'etait une supercherie honteuse, en effet, dit d'Artagnan, et je n'ai point attendu que M. de Wardes me la reprochat pour me la reprocher moi-meme et bien amerement. L'age m'a fait plus raisonnable, plus probe surtout, et j'ai expie ce tort par de longs regrets. Mais j'en appelle a vous, messieurs; cela se passait en 1626, et c'etait un temps, heureusement pour vous, vous ne savez cela que par tradition, et c'etait un temps ou l'amour n'etait pas scrupuleux, ou les consciences ne distillaient pas, comme aujourd'hui, le venin et la myrrhe. Nous etions de jeunes soldats toujours battants, toujours battus, toujours l'epee hors du fourreau ou tout au moins a moitie tiree, toujours entre deux morts; la guerre nous faisait durs, et le cardinal nous faisait presses. Enfin, je me suis repenti, et, il y a plus, je me repens encore, monsieur de Wardes. -- Oui, monsieur, je comprends cela, car l'action comportait le repentir; mais vous n'en avez pas moins cause la perte d'une femme. Celle dont vous parlez, voilee par sa honte, courbee sous son affront, celle dont vous parlez a fui, elle a quitte la France, et l'on n'a jamais su ce qu'elle etait devenue... -- Oh! fit le comte de La Fere en etendant le bras vers de Wardes avec un sinistre sourire, si fait, monsieur, on l'a vue, et il est meme ici quelques personnes qui, en ayant entendu parler, peuvent la reconnaitre au portrait que j'en vais faire. C'etait une femme de vingt-cinq ans, mince, pale, blonde, qui s'etait mariee en Angleterre. -- Mariee? fit de Wardes. -- Ah! vous ignoriez qu'elle fut mariee? Vous voyez que nous sommes mieux instruits que vous, monsieur de Wardes. Savez-vous qu'on l'appelait habituellement Milady, sans ajouter aucun nom a cette qualification? -- Oui, monsieur, je sais cela. -- Mon Dieu! murmura Buckingham. -- Eh bien! cette femme, qui venait d'Angleterre, retourna en Angleterre, apres avoir trois fois conspire la mort de M. d'Artagnan. C'etait justice, n'est-ce pas? Je le veux bien, M. d'Artagnan l'avait insultee. Mais ce qui n'est plus justice, c'est qu'en Angleterre, par ses seductions, cette femme conquit un jeune homme qui etait au service de lord de Winter, et que l'on nommait Felton. Vous palissez, milord de Buckingham? vos yeux s'allument a la fois de colere et de douleur? Alors, achevez le recit, milord, et dites a M. de Wardes quelle etait cette femme qui mit le couteau a la main de l'assassin de votre pere. Un cri s'echappa de toutes les bouches. Le jeune duc passa un mouchoir sur son front inonde de sueur. Un grand silence s'etait fait parmi tous les assistants. -- Vous voyez, monsieur de Wardes, dit d'Artagnan, que ce recit avait d'autant plus impressionne que ses propres souvenirs se ravivaient aux paroles d'Athos; vous voyez que mon crime n'est point la cause d'une perte d'ame, et que l'ame etait bel et bien perdue avant mon regret. C'est donc bien un acte de conscience. Or, maintenant que ceci est etabli, il me reste, monsieur de Wardes, a vous demander bien humblement pardon de cette action honteuse, comme bien certainement j'eusse demande pardon a M. votre pere, s'il vivait encore, et si je l'eusse rencontre apres mon retour en France depuis la mort de Charles Ier. -- Mais c'est trop, monsieur d'Artagnan, s'ecrierent vivement plusieurs voix. -- Non, messieurs, dit le capitaine. Maintenant, monsieur de Wardes, j'espere que tout est fini entre nous deux, et qu'il ne vous arrivera plus de mal parler de moi. C'est une affaire purgee, n'est-ce pas? De Wardes s'inclina en balbutiant. -- J'espere aussi, continua d'Artagnan en se rapprochant du jeune homme, que vous ne parlerez plus mal de personne comme vous en avez la facheuse habitude; car un homme aussi consciencieux, aussi parfait que vous l'etes, vous qui reprochez une vetille de jeunesse a un vieux soldat, apres trente-cinq ans, vous, dis-je, qui arborez cette purete de conscience, vous prenez de votre cote, l'engagement tacite de ne rien faire contre la conscience et l'honneur. Or, ecoutez bien ce qui me reste a vous dire, monsieur de Wardes. Gardez-vous qu'une histoire ou votre nom figurera ne parvienne a mes oreilles. -- Monsieur, dit de Wardes, il est inutile de menacer pour rien. -- Oh! je n'ai point fini, monsieur de Wardes, reprit d'Artagnan, et vous etes condamne a m'entendre encore. Le cercle se rapprocha curieusement. -- Vous parliez haut tout a l'heure de l'honneur d'une femme et de l'honneur de votre pere; vous nous avez plu en parlant ainsi, car il est doux de songer que ce sentiment de delicatesse et de probite qui ne vivait pas, a ce qu'il parait, dans notre ame, vit dans l'ame de nos enfants, et il est beau enfin de voir un jeune homme a l'age ou d'habitude on se fait le larron de l'honneur des femmes, il est beau de voir ce jeune homme le respecter et le defendre. De Wardes serrait les levres et les poings, evidemment fort inquiet de savoir comment finirait ce discours dont l'exorde s'annoncait si mal. -- Comment se fait-il donc alors, continua d'Artagnan, que vous vous soyez permis de dire a M. le vicomte de Bragelonne qu'il ne connaissait point sa mere? Les yeux de Raoul etincelerent. -- Oh! s'ecria-t-il en s'elancant, monsieur le chevalier, monsieur le chevalier, c'est une affaire qui m'est personnelle. De Wardes sourit mechamment. D'Artagnan repoussa Raoul du bras. -- Ne m'interrompez pas, jeune homme, dit-il. Et dominant de Wardes du regard: -- Je traite ici une question qui ne se resout point par l'epee, continua-t-il. Je la traite devant des hommes d'honneur, qui tous ont mis plus d'une fois l'epee a la main. Je les ai choisis expres. Or, ces messieurs savent que tout secret pour lequel on se bat cesse d'etre un secret. Je reitere donc ma question a M. de Wardes: A quel propos avez-vous offense ce jeune homme en offensant a la fois son pere et sa mere? -- Mais il me semble, dit de Wardes, que les paroles sont libres, quand on offre de les soutenir par tous les moyens qui sont a la disposition d'un galant homme. -- Ah! monsieur, quels sont les moyens, dites-moi, a l'aide desquels un galant homme peut soutenir une mechante parole? -- Par l'epee. -- Vous manquez non seulement de logique en disant cela, mais encore de religion et d'honneur; vous exposez la vie de plusieurs hommes, sans parler de la votre, qui me parait fort aventuree. Or, toute mode passe, monsieur, et la mode est passee des rencontres, sans compter les edits de Sa Majeste qui defendent le duel. Donc, pour etre consequent avec vos idees de chevalerie, vous allez presenter vos excuses a M. Raoul de Bragelonne; vous lui direz que vous regrettez d'avoir tenu un propos leger; que la noblesse et la purete de sa race sont ecrites non seulement dans son coeur, mais encore dans toutes les actions de sa vie. Vous allez faire cela, monsieur de Wardes, comme je l'ai fait tout a l'heure, moi, vieux capitaine, devant votre moustache d'enfant. -- Et si je ne le fais pas? demanda de Wardes. -- Eh bien! il arrivera... -- Ce que vous croyez empecher, dit de Wardes en riant; il arrivera que votre logique de conciliation aboutira a une violation des defenses du roi. -- Non, monsieur, dit tranquillement le capitaine, et vous etes dans l'erreur. -- Qu'arrivera-t-il donc, alors? -- Il arrivera que j'irai trouver le roi, avec qui je suis assez bien; le roi, a qui j'ai eu le bonheur de rendre quelques services qui datent d'un temps ou vous n'etiez pas encore ne; le roi, enfin, qui, sur ma demande, vient de m'envoyer un ordre en blanc pour M. Baisemeaux de Montlezun gouverneur de la Bastille, et que je dirai au roi: "Sire, un homme a insulte lachement M. de Bragelonne dans la personne de sa mere. J'ai ecrit le nom de cet homme sur la lettre de cachet que Votre Majeste a bien voulu me donner, de sorte que M. de Wardes est a la Bastille pour trois ans." Et d'Artagnan, tirant de sa poche l'ordre signe du roi, le tendit a de Wardes. Puis, voyant que le jeune homme n'etait pas bien convaincu, et prenait l'avis pour une menace vaine, il haussa les epaules et se dirigea froidement vers la table sur laquelle etaient une ecritoire et une plume dont la longueur eut epouvante le topographe Porthos. Alors de Wardes vit que la menace etait on ne peut plus serieuse; la Bastille, a cette epoque, etait deja chose effrayante. Il fit un pas vers Raoul, et d'une voix presque inintelligible: -- Monsieur, dit-il, je vous fais les excuses que m'a dictees tout a l'heure M. d'Artagnan, et que force m'est de vous faire. -- Un instant, un instant, monsieur, dit le mousquetaire avec la plus grande tranquillite; vous vous trompez sur les termes. Je n'ai pas dit: "Et que force m'est de vous faire." J'ai dit: "Et que ma conscience me porte a vous faire." Ce mot vaut mieux que l'autre, croyez-moi; il vaudra d'autant mieux qu'il sera l'expression plus vraie de vos sentiments. -- J'y souscris donc, dit de Wardes; mais, en verite messieurs, avouez qu'un coup d'epee au travers du corps, comme on se le donnait autrefois, valait mieux qu'une pareille tyrannie. -- Non, monsieur, repondit Buckingham, car le coup d'epee ne signifie pas, si vous le recevez, que vous avez tort ou raison; il signifie seulement que vous etes plus ou moins adroit. -- Monsieur! s'ecria de Wardes. -- Ah! vous allez dire quelque mauvaise chose, interrompit d'Artagnan coupant la parole a de Wardes, et je vous rends service en vous arretant la. -- Est-ce tout, monsieur? demanda de Wardes. -- Absolument tout, repondit d'Artagnan, et ces messieurs et moi sommes satisfaits de vous. -- Croyez-moi, monsieur, repondit de Wardes, vos conciliations ne sont pas heureuses! -- Et pourquoi cela? -- Parce que nous allons nous separer, je le gagerais, M. de Bragelonne et moi, plus ennemis que jamais. -- Vous vous trompez quant a moi, monsieur, repondit Raoul, et je ne conserve pas contre vous un atome de fiel dans le coeur. Ce dernier coup ecrasa de Wardes. Il jeta les yeux autour de lui en homme egare. D'Artagnan salua gracieusement les gentilshommes qui avaient bien voulu assister a l'explication, et chacun se retira en lui donnant la main. Pas une main ne se tendit vers de Wardes. -- Oh! s'ecria le jeune homme succombant a la rage qui lui mangeait le coeur; oh! je ne trouverai donc personne sur qui je puisse me venger! -- Si fait, monsieur, car je suis la, moi, dit a son oreille une voix toute chargee de menaces. De Wardes se retourna et vit le duc de Buckingham qui, reste sans doute dans cette intention, venait de s'approcher de lui. -- Vous, monsieur! s'ecria de Wardes. -- Oui, moi. Je ne suis pas sujet du roi de France, moi, monsieur; moi, je ne reste pas sur le territoire, puisque je pars pour l'Angleterre. J'ai amasse aussi du desespoir et de la rage, moi. J'ai donc, comme vous, besoin de me venger sur quelqu'un. J'approuve fort les principes de M. d'Artagnan, mais je ne suis pas tenu de les appliquer a vous. Je suis Anglais, et je viens vous proposer a mon tour ce que vous avez inutilement propose aux autres. -- Monsieur le duc! -- Allons, cher monsieur de Wardes, puisque vous etes si fort courrouce, prenez-moi pour quintaine. Je serai a Calais dans trente-quatre heures. Venez avec moi, la route nous paraitra moins longue ensemble que separes. Nous tirerons l'epee la-bas, sur le sable que couvre la maree, et qui, six heures par jour, est le territoire de la France, mais pendant six autres heures le territoire de Dieu. -- C'est bien, repliqua de Wardes; j'accepte. -- Pardieu! dit le duc, si vous me tuez, mon cher monsieur de Wardes, vous me rendrez, je vous en reponds, un signale service. -- Je ferai ce que je pourrai pour vous etre agreable, duc, dit de Wardes. -- Ainsi, c'est convenu, je vous emmene. -- Je serai a vos ordres. Pardieu! j'avais besoin pour me calmer d'un bon danger, d'un peril mortel. -- Eh bien! je crois que vous avez trouve votre affaire. Serviteur, monsieur de Wardes; demain, au matin, mon valet de chambre vous dira l'heure precise du depart; nous voyagerons ensemble comme deux bons amis. Je voyage d'ordinaire en homme presse. Adieu! Buckingham salua de Wardes et rentra chez le roi. De Wardes, exaspere, sortit du Palais-Royal et prit rapidement le chemin de la maison qu'il habitait. Chapitre XCV -- M. Baisemeaux de Montlezun Apres la lecon un peu dure donnee a de Wardes, Athos et d'Artagnan descendirent ensemble l'escalier qui conduit a la cour du Palais- Royal. -- Voyez-vous, disait Athos a d'Artagnan, Raoul ne peut echapper tot ou tard a ce duel avec de Wardes; de Wardes est brave autant qu'il est mechant. -- Je connais ces droles-la, repliqua d'Artagnan; j'ai eu affaire au pere. Je vous declare, et en ce temps j'avais de bons muscles et une sauvage assurance, je vous declare, dis-je, que le pere m'a donne du mal. Il fallait voir cependant comme j'en decousais. Ah! mon ami, on ne fait plus des assauts pareils aujourd'hui; j'avais une main qui ne pouvait rester un moment en place, une main de vif-argent, vous le savez, Athos, vous m'avez vu a l'oeuvre. Ce n'etait plus un simple morceau d'acier, c'etait un serpent qui prenait toutes ses formes et toutes ses longueurs pour parvenir a placer convenablement sa tete, c'est-a-dire sa morsure; je me donnais six pieds, puis trois, je pressais l'ennemi corps a corps, puis je me jetais a dix pieds. Il n'y avait pas force humaine capable de resister a ce feroce entrain. Eh bien! de Wardes le pere, avec sa bravoure de race, sa bravoure hargneuse, m'occupa fort longtemps, et je me souviens que mes doigts, a l'issue du combat, etaient fatigues. -- Donc, je vous le disais bien, reprit Athos, le fils cherchera toujours Raoul et finira par le rencontrer, car on trouve Raoul facilement lorsqu'on le cherche. -- D'accord, mon ami, mais Raoul calcule bien; il n'en veut point a de Wardes, il l'a dit: il attendra d'etre provoque; alors sa position est bonne. Le roi ne peut se facher; d'ailleurs, nous saurons le moyen de calmer le roi. Mais pourquoi ces craintes, ces inquietudes chez vous qui ne vous alarmez pas aisement? -- Voici: tout me trouble. Raoul va demain voir le roi qui lui dira sa volonte sur certain mariage. Raoul se fachera comme un amoureux qu'il est, et, une fois dans sa mauvaise humeur, s'il rencontre de Wardes, la bombe eclatera. -- Nous empecherons l'eclat, cher ami. -- Pas moi, car je veux retourner a Blois. Toute cette elegance fardee de cour, toutes ces intrigues me degoutent. Je ne suis plus un jeune homme pour pactiser avec les mesquineries d'aujourd'hui. J'ai lu dans le grand livre de Dieu beaucoup de choses trop belles et trop larges pour m'occuper avec interet des petites phrases que se chuchotent ces hommes quand ils veulent se tromper. En un mot, je m'ennuie a Paris, partout ou je ne vous ai pas, et, comme je ne puis toujours vous avoir, je veux m'en retourner a Blois. -- Oh! que vous avez tort, Athos! que vous mentez a votre origine et a la destinee de votre ame! Les hommes de votre trempe sont faits pour aller jusqu'au dernier jour dans la plenitude de leurs facultes. Voyez ma vieille epee de La Rochelle, cette lame espagnole; elle servit trente ans aussi parfaite; un jour d'hiver, en tombant sur le marbre du Louvre, elle se cassa net, mon cher. On m'en a fait un couteau de chasse qui durera cent ans encore. Vous, Athos, avec votre loyaute, votre franchise, votre courage froid et votre instruction solide, vous etes l'homme qu'il faut pour avertir et diriger les rois. Restez ici: M. Fouquet ne durera pas aussi longtemps que ma lame espagnole. -- Allons, dit Athos en souriant, voila d'Artagnan qui, apres m'avoir eleve aux nues, fait de moi une sorte de dieu, me jette du haut de l'Olympe et m'aplatit sur terre. J'ai des ambitions plus grandes, ami. Etre ministre, etre esclave, allons donc! Ne suis-je pas plus grand? je ne suis rien. Je me souviens de vous avoir entendu m'appeler quelquefois le grand Athos. Or, je vous defie, si j'etais ministre, de me confirmer cette epithete. Non, non, je ne me livre pas ainsi. -- Alors n'en parlons plus; abdiquez tout, meme la fraternite! -- Oh! cher ami, c'est presque dur, ce que vous me dites la! D'Artagnan serra vivement la main d'Athos. -- Non, non, abdiquez sans crainte. Raoul peut se passer de vous, je suis a Paris. -- Eh bien! alors, je retournerai a Blois. Ce soir, vous me direz adieu; demain, au point du jour, je remonterai a cheval. -- Vous ne pouvez pas rentrer seul a votre hotel; pourquoi n'avez- vous pas amene Grimaud? -- Mon ami, Grimaud dort; il se couche de bonne heure. Mon pauvre vieux se fatigue aisement. Il est venu avec moi de Blois, et je l'ai force de garder le logis; car s'il lui fallait, pour reprendre haleine, remonter les quarante lieues qui nous separent de Blois, il en mourrait sans se plaindre. Mais je tiens a mon Grimaud. -- Je vais vous donner un mousquetaire pour porter le flambeau. Hola! quelqu'un! Et d'Artagnan se pencha sur la rampe doree. Sept ou huit tetes de mousquetaires apparurent. -- Quelqu'un de bonne volonte pour escorter M. le comte de La Fere, cria d'Artagnan. -- Merci de votre empressement, messieurs, dit Athos. Je ne saurais ainsi deranger des gentilshommes. -- J'escorterais bien Monsieur, dit quelqu'un, si je n'avais a parler a M. d'Artagnan. -- Qui est la? fit d'Artagnan en cherchant dans la penombre. -- Moi, cher monsieur d'Artagnan. -- Dieu me pardonne, si ce n'est pas la voix de Baisemeaux! -- Moi-meme, monsieur. -- Eh! mon cher Baisemeaux, que faites-vous la dans la cour? -- J'attends vos ordres, mon cher monsieur d'Artagnan. -- Ah! malheureux que je suis, pensa d'Artagnan; c'est vrai, vous avez ete prevenu pour une arrestation; mais venir vous-meme au lieu d'envoyer un ecuyer! -- Je suis venu parce que j'avais a vous parler. -- Et vous ne m'avez pas fait prevenir? -- J'attendais, dit timidement M. Baisemeaux. -- Je vous quitte. Adieu, d'Artagnan, fit Athos a son ami. -- Pas avant que je vous presente M. Baisemeaux de Montlezun, gouverneur du chateau de la Bastille. Baisemeaux salua. Athos egalement. -- Mais vous devez vous connaitre, ajouta d'Artagnan. -- J'ai un vague souvenir de Monsieur, dit Athos. -- Vous savez bien, mon cher ami, Baisemeaux, ce garde du roi avec qui nous fimes de si bonnes parties autrefois sous le cardinal. -- Parfaitement, dit Athos en prenant conge avec affabilite. -- M. le comte de La Fere, qui avait nom de guerre Athos, dit d'Artagnan a l'oreille de Baisemeaux. -- Oui, oui, un galant homme, un des quatre fameux, dit Baisemeaux. -- Precisement. Mais, voyons, mon cher Baisemeaux, causons-nous? -- S'il vous plait! -- D'abord, quant aux ordres, c'est fait, pas d'ordres. Le roi renonce a faire arreter la personne en question. -- Ah! tant pis, dit Baisemeaux avec un soupir. -- Comment, tant pis? s'ecria d'Artagnan en riant. -- Sans doute, s'ecria le gouverneur de la Bastille, mes prisonniers sont mes rentes, a moi. -- Eh! c'est vrai. Je ne voyais pas la chose sous ce jour-la. -- Donc, pas d'ordres? Et Baisemeaux soupira encore. -- C'est vous, reprit-il, qui avez une belle position: capitaine- lieutenant des mousquetaires! -- C'est assez bon, oui. Mais je ne vois pas ce que vous avez a m'envier: gouverneur de la Bastille, qui est le premier chateau de France. -- Je le sais bien, dit tristement Baisemeaux. -- Vous dites cela comme un penitent, mordioux! Je changerai mes benefices contre les votres, si vous voulez? -- Ne parlons pas benefices, dit Baisemeaux, si vous ne voulez pas me fendre l'ame. -- Mais vous regardez de droite et de gauche comme si vous aviez peur d'etre arrete, vous qui gardez ceux qu'on arrete. -- Je regarde qu'on nous voit et qu'on nous entend, et qu'il serait plus sur de causer a l'ecart, si vous m'accordiez cette faveur. -- Baisemeaux! Baisemeaux! vous oubliez donc que nous sommes des connaissances de trente-cinq ans. Ne prenez donc pas avec moi des airs contrits. Soyez a l'aise. Je ne mange pas crus des gouverneurs de la Bastille. -- Plut au Ciel! -- Voyons, venez dans la cour, nous nous prendrons par le bras; il fait un clair de lune superbe, et le long des chenes, sous les arbres, vous me conterez votre histoire lugubre. Venez. Il attira le dolent gouverneur dans la cour, lui prit le bras, comme il l'avait dit, et avec sa brusque bonhomie: -- Allons, flamberge au vent! dit-il, degoisez. Baisemeaux, que voulez vous me dire? -- Ce sera bien long. -- Vous aimez donc mieux vous lamenter? M'est avis que ce sera plus long encore. Gage que vous vous faites cinquante mille livres sur vos pigeons de la Bastille. -- Quand cela serait, cher monsieur d'Artagnan? -- Vous m'etonnez, Baisemeaux; regardez-vous donc, mon cher. Vous faites l'homme contrit, mordioux! je vais vous conduire devant une glace, vous y verrez que vous etes grassouillet, fleuri, gras et rond comme un fromage; que vous avez des yeux comme des charbons allumes, et que, sans ce vilain pli que vous affectez de vous creuser au front, vous ne paraitriez pas cinquante ans. Or, vous en avez soixante, hein? -- Tout cela est vrai... -- Pardieu! je le sais bien que c'est vrai, vrai comme les cinquante mille livres de benefice. Le petit Baisemeaux frappa du pied. -- La, la! dit d'Artagnan, je m'en vais vous faire votre compte; vous etiez capitaine des gardes de M. de Mazarin: douze mille livres par an; vous les avez touchees douze ans, soit cent quarante mille livres. -- Douze mille livres! Etes-vous fou! s'ecria Baisemeaux Le vieux grigou n'a jamais donne que six mille, et les charges de la place allaient a six mille cinq cents. M. Colbert, qui m'avait fait rogner les six mille autres livres, daignait me faire toucher cinquante pistoles comme gratification. En sorte que, sans ce petit fief de Montlezun, qui donne douze mille livres, je n'eusse pas fait honneur a mes affaires. -- Passons condamnation, arrivons aux cinquante mille livres de la Bastille. La, j'espere, vous etes nourri, loge; vous avez six mille livres de traitement. -- Soit. -- Bon an mal an, cinquante prisonniers qui, l'un dans l'autre, vous rapportent mille livres. -- Je n'en disconviens pas. -- C'est bien cinquante mille livres par an; vous occupez depuis trois ans, c'est donc cent cinquante mille livres que vous avez. -- Vous oubliez un detail, cher monsieur d'Artagnan. -- Lequel? -- C'est que, vous, vous avez recu la charge de capitaine des mains du roi. -- Je le sais bien. -- Tandis que, moi, j'ai recu celle de gouverneur de MM. Tremblay et Louviere. -- C'est juste, et Tremblay n'etait pas homme a vous laisser sa charge pour rien. -- Oh! Louviere non plus. Il en resulte que j'ai donne soixante- quinze mille livres a Tremblay pour sa part. -- Joli! Et a Louviere? -- Autant. -- Tout de suite? -- Non pas, c'eut ete impossible. Le roi ne voulait pas, ou plutot M. de Mazarin ne voulait pas paraitre destituer ces deux gaillards issus de la barricade; il a donc souffert qu'ils fissent pour se retirer des conditions leonines. -- Quelles conditions? -- Fremissez!... trois annees du revenu comme pot-de-vin. -- Diable! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passe dans leurs mains? -- Juste. -- Et outre cela? -- Une somme de quinze mille ecus ou cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en trois paiements. -- C'est exorbitant. -- Ce n'est pas tout. -- Allons donc! -- Faute a moi de remplir l'une des conditions, ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi. -- C'est enorme, c'est incroyable! -- C'est comme cela. -- Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de Mazarin vous a-t-il accorde cette pretendue faveur? Il etait plus simple de vous la refuser. -- Oh! oui! mais il a eu la main forcee par mon protecteur. -- Votre protecteur! qui cela? -- Parbleu! un de vos amis, M. d'Herblay. -- M. d'Herblay? Aramis? -- Aramis, precisement, il a ete charmant pour moi. -- Charmant! de vous faire passer sous ces fourches? -- Ecoutez donc! je voulais quitter le service du cardinal. M. d'Herblay parla pour moi a Louviere et a Tremblay; ils resisterent; j'avais envie de la place, car je sais ce qu'elle peut donner; je m'ouvris a M. d'Herblay sur ma detresse: il m'offrit de repondre pour moi a chaque paiement. -- Bah! Aramis? Oh! vous me stupefiez. Aramis repondit pour vous? -- En galant homme. Il obtint la signature; Tremblay et Louviere se demirent; j'ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque annee de benefice a un de ces deux messieurs; chaque annee aussi, en mai, M. d'Herblay vint lui-meme a la Bastille m'apporter deux mille cinq cents pistoles pour distribuer a mes crocodiles. -- Alors, vous devez cent cinquante mille livres a Aramis? -- Eh! voila mon desespoir, je ne lui en dois que cent mille. -- Je ne vous comprends pas parfaitement. -- Eh! sans doute, il n'est venu que deux ans. Mais aujourd'hui nous sommes le 31 mai, et il n'est pas venu, et c'est demain l'echeance, a midi. Et demain, si je n'ai pas paye, ces messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer dans le marche; je serai depouille et j'aurai travaille trois ans et donne deux cent cinquante mille livres pour rien, mon cher monsieur d'Artagnan, pour rien absolument. -- Voila qui est curieux, murmura d'Artagnan. -- Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front? -- Oh! oui. -- Concevez-vous que, malgre cette rondeur de fromage et cette fraicheur de pomme d'api, malgre ces yeux brillants comme des charbons allumes, je sois arrive a craindre de n'avoir plus meme un fromage ni une pomme d'api a manger, et de n'avoir plus que des yeux pour pleurer? -- C'est desolant. -- Je suis donc venu a vous, monsieur d'Artagnan, car vous seul pouvez me tirer de peine. -- Comment cela? -- Vous connaissez l'abbe d'Herblay? -- Pardieu! -- Vous le connaissez mysterieux? -- Oh! oui. -- Vous pouvez me donner l'adresse de son presbytere, car j'ai cherche a Noisy-le-Sec, et il n'y est plus. -- Parbleu! il est eveque de Vannes. -- Vannes, en Bretagne? -- Oui. Le petit homme se mit a s'arracher les cheveux. -- Helas! dit-il, comment aller a Vannes d'ici demain a midi?... Je suis un homme perdu. Vannes! Vannes! criait Baisemeaux. -- Votre desespoir me fait mal. Ecoutez donc, un eveque ne reside pas toujours; Mgr d'Herblay pourrait n'etre pas si loin que vous le craignez. -- Oh! dites-moi son adresse. -- Je ne sais, mon ami. -- Decidement me voila perdu! Je vais aller me jeter aux pieds du roi. -- Mais, Baisemeaux, vous m'etonnez; comment, la Bastille pouvant produire cinquante mille livres, n'avez-vous pas pousse la vis pour en faire produire cent mille? -- Parce que je suis un honnete homme, cher monsieur d'Artagnan, et que mes prisonniers sont nourris comme des potentats. -- Pardieu! vous voila bien avance; donnez-vous une bonne indigestion avec vos belles nourritures, et crevez-moi d'ici a demain midi. -- Cruel! il a le coeur de rire. -- Non, vous m'affligez... Voyons, Baisemeaux, avez-vous une parole d'honneur? -- Oh! capitaine! -- Eh bien! donnez-moi votre parole que vous n'ouvrirez la bouche a personne de ce que je vais vous dire. -- Jamais! jamais! -- Vous voulez mettre la main sur Aramis? -- A tout prix! -- Eh bien! allez trouver M. Fouquet. -- Quel rapport... -- Mais que vous etes!... Ou est Vannes? -- Dame!... -- Vannes est dans le diocese de Belle-Ile, ou Belle-Ile dans le diocese de Vannes. Belle-Ile est a M. Fouquet: M. Fouquet a fait nommer M. d'Herblay a cet eveche. -- Vous m'ouvrez les yeux et vous me rendez la vie. -- Tant mieux. Allez donc dire tout simplement a M. Fouquet que vous desirez parler a M. d'Herblay. -- C'est vrai! c'est vrai! s'ecria Baisemeaux transporte. -- Et, fit d'Artagnan en l'arretant avec un regard severe, la parole d'honneur? -- Oh! sacree! repliqua le petit homme en s'appretant a courir. -- Ou allez-vous? -- Chez M. Fouquet. -- Non pas, M. Fouquet est au jeu du roi. Que vous alliez chez M. Fouquet demain de bonne heure, c'est tout ce que vous pouvez faire. -- J'irai; merci! -- Bonne chance! -- Merci! -- Voila une drole d'histoire, murmura d'Artagnan, qui, apres avoir quitte Baisemeaux, remonta lentement son escalier. Quel diable d'interet Aramis peut-il avoir a obliger ainsi Baisemeaux? Hein!... nous saurons cela un jour ou l'autre. Chapitre XCVI -- Le jeu du roi Fouquet assistait, comme l'avait dit d'Artagnan, au jeu du roi. Il semblait que le depart de Buckingham eut jete du baume sur tous les coeurs ulceres la veille. Monsieur, rayonnant, faisait mille signaux affectueux a sa mere. Le comte de Guiche ne pouvait se separer de Buckingham, et, tout en jouant, il s'entretenait avec lui des eventualites de son voyage... Buckingham, reveur et affectueux comme un homme de coeur qui a pris son parti, ecoutait le comte et adressait de temps en temps a Madame un regard de regrets et de tendresse eperdue. La princesse, au sein de son enivrement, partageait encore sa pensee entre le roi, qui jouait avec elle, Monsieur, qui la raillait doucement sur des gains considerables, et de Guiche, qui temoignait une joie extravagante. Quant a Buckingham, elle s'en occupait legerement; pour elle, ce fugitif, ce banni etait un souvenir, non plus un homme. Les coeurs legers sont ainsi faits; entiers au present, ils rompent violemment avec tout ce qui peut deranger leurs petits calculs de bien-etre egoiste. Madame se fut accommodee des sourires, des gentillesses, des soupirs de Buckingham present; mais de loin, soupirer, sourire, s'agenouiller, a quoi bon? Le vent du detroit, qui enleve les navires pesants, ou balaie-t-il les soupirs? Le sait-on? Le duc ne se dissimula point ce changement; son coeur en fut mortellement blesse. Nature delicate, fiere et susceptible de profond attachement, il maudit le jour ou la passion etait entree dans son coeur. Les regards qu'il envoyait a Madame se refroidirent peu a peu au souffle glacial de sa pensee. Il ne pouvait mepriser encore, mais il fut assez fort pour imposer silence aux cris tumultueux de son coeur. A mesure que Madame devinait ce changement, elle redoublait d'activite pour recouvrer le rayonnement qui lui echappait; son esprit, timide et indecis d'abord, se fit jour en brillants eclats; il fallait a tout prix qu'elle fut remarquee par-dessus tout, par-dessus le roi lui-meme. Elle le fut. Les reines, malgre leur dignite, le roi, malgre les respects de l'etiquette, furent eclipses. Les reines, roides et guindees, des l'abord, s'humaniserent et rirent. Madame Henriette, reine mere, fut eblouie de cet eclat qui revenait sur sa race, grace a l'esprit de la petite-fille de Henri IV. Le roi, si jaloux comme jeune homme, si jaloux comme roi de toutes les superiorites qui l'entouraient, ne put s'empecher de rendre les armes a cette petulance francaise dont l'humeur anglaise rehaussait encore l'energie. Il fut saisi comme un enfant par cette radieuse beaute que suscitait l'esprit. Les yeux de Madame lancaient des eclairs. La gaiete s'echappait de ses levres de pourpre comme la persuasion des levres du vieux Grec Nestor. Autour des reines et du roi, toute la cour, soumise a ces enchantements, s'apercevait, pour la premiere fois, qu'on pouvait rire devant le plus grand roi du monde, comme des gens dignes d'etre appeles les plus polis et les plus spirituels du monde. Madame eut, des ce soir, un succes capable d'etourdir quiconque n'eut pas pris naissance dans ces regions elevees qu'on appelle un trone et qui sont a l'abri de semblables vertiges, malgre leur hauteur. A partir de ce moment, Louis XIV regarda Madame comme un personnage. Buckingham la regarda comme une coquette digne des plus cruels supplices. De Guiche la regarda comme une divinite. Les courtisans, comme un astre dont la lumiere devait devenir un foyer pour toute faveur, pour toute puissance. Cependant Louis XIV, quelques annees auparavant, n'avait pas seulement daigne donner la main a ce laideron pour un ballet. Cependant Buckingham avait adore cette coquette a deux genoux. Cependant de Guiche avait regarde cette divinite comme une femme. Cependant les courtisans n'avaient pas ose applaudir sur le passage de cet astre dans la crainte de deplaire au roi, a qui cet astre avait autrefois deplu. Voila ce qui se passait, dans cette memorable soiree, au jeu du roi. La jeune reine, quoique Espagnole et niece d'Anne d'Autriche, aimait le roi et ne savait pas dissimuler. Anne d'Autriche, observatrice, comme toute femme et imperieuse comme toute reine, sentit la puissance de Madame et s'inclina tout aussitot. Ce qui determina la jeune reine a lever le siege et a rentrer chez elle. A peine le roi fit-il attention a ce depart, malgre les symptomes affectes d'indisposition qui l'accompagnaient. Fort des lois de l'etiquette qu'il commencait a introduire chez lui comme element de toute relation, Louis XIV ne s'emut point; il offrit la main a Madame sans regarder Monsieur, son frere, et conduisit la jeune princesse jusqu'a la porte de son appartement. On remarqua que, sur le seuil de la porte, Sa Majeste, libre de toute contrainte ou moins forte que la situation, laissa echapper un enorme soupir. Les femmes, car elles remarquent tout, Mlle de Montalais, par exemple, ne manquerent pas de dire a leurs compagnes: -- Le roi a soupire. -- Madame a soupire. C'etait vrai. Madame avait soupire sans bruit, mais avec un accompagnement bien plus dangereux pour le repos du roi. Madame avait soupire en fermant ses beaux yeux noirs, puis elle les avait rouverts, et, tout charges qu'ils etaient d'une indicible tristesse, elle les avait releves sur le roi, dont le visage, a ce moment, s'etait empourpre visiblement. Il resultait de cette rougeur, de ces soupirs echanges et de tout ce mouvement royal, que Montalais avait commis une indiscretion, et que cette indiscretion avait certainement affecte sa compagne, car Mlle de La Valliere, moins perspicace sans doute, palit quand rougit le roi, et, son service l'appelant chez Madame, entra toute tremblante derriere la princesse, sans songer a prendre les gants, ainsi que le ceremonial le voulait. Il est vrai que cette provinciale pouvait alleguer pour excuse le trouble ou la jetait la majeste royale. En effet, Mlle de La Valliere, tout occupee de refermer la porte, avait involontairement les yeux attaches sur le roi, qui marchait a reculons. Le roi rentra dans la salle de jeu; il voulut parler a diverses personnes mais l'on put voir qu'il n'avait pas l'esprit fort present. Il brouilla divers comptes dont profiterent divers seigneurs qui avaient retenu ces habitudes depuis M. de Mazarin, mauvaise memoire, mais bonne arithmetique. Ainsi Manicamp, distrait personnage s'il en fut, que le lecteur ne s'y trompe pas, Manicamp, l'homme le plus honnete du monde, ramassa purement et simplement vingt mille livres qui trainaient sur le tapis et dont la propriete ne paraissait legitimement acquise a personne. Ainsi M. de Wardes, qui avait la tete un peu embarrassee par les affaires de la soiree, laissa-t-il soixante louis doubles qu'il avait gagnes a M. de Buckingham, et que celui- ci, incapable comme son pere de salir ses mains avec une monnaie quelconque, abandonna au chandelier, ce chandelier dut il etre vivant. Le roi ne recouvra un peu de son attention qu'au moment ou M. Colbert, qui guettait depuis quelques instants, s'approcha, et, fort respectueusement sans doute, mais avec insistance, deposa un de ses conseils dans l'oreille encore bourdonnante de Sa Majeste. Au conseil, Louis preta une attention nouvelle, et, aussitot, jetant ses regards devant lui: -- Est-ce que M. Fouquet, dit-il, n'est plus la? -- Si fait, si fait, Sire, repliqua la voix du surintendant, occupe avec Buckingham. Et il s'approcha. Le roi fit un pas vers lui d'un air charmant et plein de negligence. -- Pardon, monsieur le surintendant, si je trouble votre conversation, dit Louis; mais je vous reclame partout ou j'ai besoin de vous. -- Mes services sont au roi toujours, repliqua Fouquet. -- Et surtout votre caisse, dit le roi en riant d'un sourire faux. -- Ma caisse plus encore que le reste, dit froidement Fouquet. -- Voici le fait, monsieur: je veux donner une fete a Fontainebleau. Quinze jours de maison ouverte. J'ai besoin de... Il regarda obliquement Colbert. Fouquet attendit sans se troubler. -- De... dit-il. -- De quatre millions, fit le roi, repondant au sourire cruel de Colbert. -- Quatre millions? dit Fouquet en s'inclinant profondement. Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y creuserent un sillon sanglant sans que la serenite de son visage en fut un moment alteree. -- Oui, monsieur, dit le roi. -- Quand, Sire? -- Mais... prenez votre temps... C'est-a-dire... non... le plus tot possible. -- Il faut le temps. -- Le temps! s'ecria Colbert triomphant. -- Le temps de compter les ecus, fit le surintendant avec un majestueux mepris; l'on ne tire et l'on ne pese qu'un million par jour, monsieur. -- Quatre jours, alors, dit Colbert. -- Oh! repliqua Fouquet en s'adressant au roi, mes commis font des prodiges pour le service de Sa Majeste. La somme sera prete dans trois jours. Colbert palit a son tour. Louis le regarda etonne. Fouquet se retira sans forfanterie, sans faiblesse, souriant aux nombreux amis dans le regard desquels, seul, il sait une veritable amitie, un interet allant jusqu'a la compassion. Il ne fallait pas juger Fouquet sur ce sourire; Fouquet avait, en realite, la mort dans le coeur. Quelques gouttes de sang tachaient, sous son habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine. L'habit cachait le sang, le sourire, la rage. A la facon dont il aborda son carrosse, ses gens devinerent que le maitre n'etait pas de joyeuse humeur. Il resulta de cette intelligence que les ordres s'executerent avec cette precision de manoeuvre que l'on trouve sur un vaisseau de guerre commande pendant l'orage par un capitaine irrite. Le carrosse ne roula point, il vola. A peine si Fouquet eut le temps de se recueillir durant le trajet. En arrivant, il monta chez Aramis. Aramis n'etait point encore couche. Quant a Porthos, il avait soupe fort convenablement d'un gigot braise, de deux faisans rotis et d'une montagne d'ecrevisses; puis il s'etait fait oindre le corps avec des huiles parfumees, a la facon des lutteurs antiques; puis, l'onction achevee, il s'etait etendu dans des flanelles et fait transporter dans un lit bassine. Aramis, nous l'avons dit, n'etait point couche. A l'aise dans une robe de chambre de velours, il ecrivait lettres sur lettres, de cette ecriture si fine et si pressee dont une page tient un quart de volume. La porte s'ouvrit precipitamment; le surintendant parut, pale, agite, soucieux. Aramis releva la tete. -- Bonsoir, cher hote! dit-il. Et son regard observateur devina toute cette tristesse, tout ce desordre. -- Beau jeu chez le roi? demanda Aramis pour engager la conversation. Fouquet s'assit, et, du geste, montra la porte au laquais qui l'avait suivi. Puis, quand le laquais fut sorti: -- Tres beau! dit-il. Et Aramis, qui le suivait de l'oeil, le vit, avec une impatience febrile, s'allonger sur les coussins. -- Vous avez perdu, comme toujours? demanda Aramis, sa plume a la main. -- Mieux que toujours, repliqua Fouquet. -- Mais on sait que vous supportez bien la perte, vous. -- Quelquefois. -- Bon! M. Fouquet, mauvais joueur? -- Il y a jeu et jeu, monsieur d'Herblay. -- Combien avez-vous donc perdu, monseigneur? demanda Aramis avec une certaine inquietude. Fouquet se recueillit un moment pour poser convenablement sa voix, et puis, sans emotion aucune: -- La soiree me coute quatre millions, dit-il. Et un rire amer se perdit sur la derniere vibration de ces paroles. Aramis ne s'attendait point a un pareil chiffre; il laissa tomber sa plume. -- Quatre millions! dit-il. Vous avez joue quatre millions? Impossible! -- M. Colbert tenait mes cartes, repondit le surintendant avec le meme rire sinistre. -- Ah! je comprends maintenant, monseigneur. Ainsi, nouvel appel de fonds? -- Oui, mon ami. -- Par le roi? -- De sa bouche meme. Il est impossible d'assommer un homme avec un plus beau sourire. -- Diable! -- Que pensez-vous de cela? -- Parbleu! je pense que l'on veut vous ruiner: c'est clair. -- Ainsi, c'est toujours votre avis? -- Toujours. Il n'y a rien la, d'ailleurs, qui doive vous etonner, puisque c'est ce que nous avons prevu. -- Soit; mais je ne m'attendais pas aux quatre millions. -- Il est vrai que la somme est lourde; mais, enfin, quatre millions ne sont point la mort d'un homme, c'est la le cas de le dire, surtout quand cet homme s'appelle M. Fouquet. -- Si vous connaissiez le fond du coffre, mon cher d'Herblay, vous seriez moins tranquille. -- Et vous avez promis? -- Que vouliez-vous que je fisse? -- C'est vrai. -- Le jour ou je refuserai, Colbert en trouvera; ou? je n'en sais rien; mais il en trouvera et je serai perdu! -- Incontestablement. Et dans combien de jours avez-vous promis ces quatre millions? -- Dans trois jours. Le roi parait fort presse. -- Dans trois jours! -- Oh! mon ami, reprit Fouquet, quand on pense que tout a l'heure, quand je passais dans la rue, des gens criaient: "Voila le riche M. Fouquet qui passe!" En verite, cher d'Herblay, c'est a en perdre la tete! -- Oh! non, monseigneur, halte-la! la chose n'en vaut pas la peine, dit flegmatiquement Aramis en versant de la poudre sur la lettre qu'il venait d'ecrire. -- Alors, un remede, un remede a ce mal sans remede? -- Il n'y en a qu'un: payez. -- Mais a peine si j'ai la somme. Tout doit etre epuise; on a paye Belle-Ile; on a paye la pension; l'argent, depuis les recherches des traitants, est rare. En admettant qu'on paie cette fois, comment paiera-t-on l'autre? Car, croyez-le bien, nous ne sommes pas au bout! Quand les rois ont goute de l'argent, c'est comme les tigres quand ils ont goute de la chair: ils devorent! Un jour, il faudra bien que je dise: "Impossible, Sire!" Eh bien! ce jour-la, je serai perdu! Aramis haussa legerement les epaules. -- Un homme dans votre position, monseigneur, dit-il, n'est perdu que lorsqu'il veut l'etre. -- Un homme, dans quelque position qu'il soit, ne peut lutter contre un roi. -- Bah! dans ma jeunesse, j'ai bien lutte, moi, avec le cardinal de Richelieu, qui etait roi de France, plus, cardinal! -- Ai-je des armees, des troupes, des tresors? Je n'ai meme plus Belle-Ile! -- Bah! la necessite est la mere de l'invention. Quand vous croirez tout perdu... -- Eh bien? -- On decouvrira quelque chose d'inattendu qui sauvera tout. -- Et qui decouvrira ce merveilleux quelque chose? -- Vous. -- Moi? Je donne ma demission d'inventeur. -- Alors, moi. -- Soit. Mais alors mettez-vous a l'oeuvre sans retard. -- Ah! nous avons bien le temps. -- Vous me tuez avec votre flegme, d'Herblay, dit le surintendant en passant son mouchoir sur son front. -- Ne vous souvenez-vous donc pas de ce que je vous ai dit un jour? -- Que m'avez-vous dit? -- De ne pas vous inquieter, si vous avez du courage. En avez- vous? -- Je le crois. -- Ne vous inquietez donc pas. -- Alors, c'est dit, au moment supreme, vous venez a mon aide, d'Herblay? -- Ce ne sera que vous rendre ce que je vous dois, monseigneur. -- C'est le metier des gens de finance que d'aller au-devant des besoins des hommes comme vous, d'Herblay. -- Si l'obligeance est le metier des hommes de finance, la charite est la vertu des gens d'Eglise. Seulement, cette fois encore, executez-vous, monseigneur. Vous n'etes pas encore assez bas; au dernier moment, nous verrons. -- Nous verrons dans peu, alors. -- Soit. Maintenant, permettez-moi de vous dire que, personnellement, je regrette beaucoup que vous soyez si fort a court d'argent. -- Pourquoi cela? -- Parce que j'allais vous en demander, donc! -- Pour vous? -- Pour moi ou pour les miens, pour les miens ou pour les notres. -- Quelle somme? -- Oh! tranquillisez-vous; une somme rondelette, il est vrai, mais peu exorbitante. -- Dites le chiffre! -- Oh! cinquante mille livres. -- Misere! -- Vraiment? -- Sans doute, on a toujours cinquante mille livres. Ah! pourquoi ce coquin que l'on nomme M. Colbert ne se contente-t-il pas comme vous, je me mettrais moins en peine que je ne le fais. Et quand vous faut-il cette somme? -- Pour demain matin. -- Bien, et... -- Ah! c'est vrai, la destination, voulez-vous dire? -- Non, chevalier, non; je n'ai pas besoin d'explication. -- Si fait; c'est demain le 1er juin? -- Eh bien? -- Echeance d'une de nos obligations. -- Nous avons donc des obligations? -- Sans doute, nous payons demain notre dernier tiers. -- Quel tiers? -- Des cent cinquante mille livres de Baisemeaux. -- Baisemeaux! Qui cela? -- Le gouverneur de la Bastille. -- Ah! oui, c'est vrai; vous me faites payer cent cinquante mille francs pour cet homme. -- Allons donc! -- Mais a quel propos? -- A propos de sa charge qu'il a achetee, ou plutot que nous avons achetee a Louviere et a Tremblay. -- Tout cela est fort vague dans mon esprit. -- Je concois cela, vous avez tant d'affaires! Cependant, je ne crois pas que vous en ayez de plus importante que celle-ci. -- Alors, dites-moi a quel propos nous avons achete cette charge. -- Mais pour lui etre utile. -- Ah! -- A lui d'abord. -- Et puis ensuite? -- Ensuite a nous. -- Comment, a nous? Vous vous moquez. -- Monseigneur, il y a des temps ou un gouverneur de la Bastille est une fort belle connaissance. -- J'ai le bonheur de ne pas vous comprendre, d'Herblay. -- Monseigneur, nous avons nos postes, notre ingenieur, notre architecte, nos musiciens, notre imprimeur, nos peintres; il nous fallait notre gouverneur de la Bastille. -- Ah! vous croyez? -- Monseigneur, ne nous faisons pas illusion; nous sommes fort exposes a aller a la Bastille, cher monsieur Fouquet, ajouta le prelat en montrant sous ses levres pales des dents qui etaient encore ces belles dents adorees trente ans auparavant par Marie Michon. -- Et vous croyez que ce n'est pas trop de cent cinquante mille livres pour cela, d'Herblay? Je vous assure que d'ordinaire vous placez mieux votre argent. -- Un jour viendra ou vous reconnaitrez votre erreur. -- Mon cher d'Herblay, le jour ou l'on entre a la Bastille, on n'est plus protege par le passe. -- Si fait, si les obligations souscrites sont bien en regle; et puis, croyez-moi, cet excellent Baisemeaux n'a pas un coeur de courtisan. Je suis sur qu'il me gardera bonne reconnaissance de cet argent; sans compter, comme je vous le dis, monseigneur, que je garde les titres. -- Quelle diable d'affaire! De l'usure en matiere de bienfaisance! -- Monseigneur, monseigneur, ne vous melez point de tout cela; s'il y a usure, c'est moi qui la fais seul; nous en profitons a nous deux, voila tout. -- Quelque intrigue, d'Herblay?... -- Je ne dis pas non. -- Et Baisemeaux complice. -- Et pourquoi pas? On en a de pires. Ainsi je puis compter demain sur les cinq mille pistoles? -- Les voulez-vous ce soir? -- Ce serait encore mieux, car je veux me mettre en chemin de bonne heure; ce pauvre Baisemeaux, qui ne sait pas ce que je suis devenu, il est sur des charbons ardents. -- Vous aurez la somme dans une heure. Ah! d'Herblay, l'interet de vos cent cinquante mille francs ne paiera jamais mes quatre millions, dit Fouquet en se levant. -- Pourquoi pas, monseigneur? -- Bonsoir! j'ai affaire aux commis avant de me coucher. -- Bonne nuit, monseigneur! -- D'Herblay vous me souhaitez l'impossible. -- J'aurai mes cinquante mille livres ce soir? -- Oui. -- Eh bien! dormez sur les deux oreilles, c'est moi qui vous le dis. Bonne nuit, monseigneur! Malgre cette assurance et le ton avec lequel elle etait donnee, Fouquet sortit en hochant la tete et en poussant un soupir. Chapitre XCVII -- Les petits comptes de M. Baisemeaux de Montlezun Sept heures sonnaient a Saint-Paul, lorsque Aramis a cheval, en costume de bourgeois, c'est-a-dire vetu de drap de couleur, ayant pour toute distinction une espece de couteau de chasse au cote, passa devant la rue du Petit-Musc et vint s'arreter en face de la rue des Tournelles, a la porte du chateau de la Bastille. Deux factionnaires gardaient cette porte. Ils ne firent aucune difficulte pour admettre Aramis, qui entra tout a cheval comme il etait, et le conduisirent du geste par un long passage borde de batiments a droite et a gauche. Ce passage conduisait jusqu'au pont-levis, c'est-a-dire jusqu'a la veritable entree. Le pont-levis etait baisse, le service de la place commencait a se faire. La sentinelle du corps de garde exterieur arreta Aramis, et lui demanda d'un ton assez brusque quelle etait la cause qui l'amenait. Aramis expliqua avec sa politesse habituelle que la cause qui l'amenait etait le desir de parler a M. Baisemeaux de Montlezun. Le premier factionnaire appela un second factionnaire place dans une cage interieure. Celui-ci mit la tete a son guichet et regarda fort attentivement le nouveau venu. Aramis reitera l'expression de son desir. Le factionnaire appela aussitot un bas officier qui se promenait dans une cour assez spacieuse, lequel, apprenant ce dont il s'agissait, courut chercher un officier de l'etat-major du gouverneur. Ce dernier, apres avoir ecoute la demande d'Aramis, le pria d'attendre un moment, fit quelques pas et revint pour lui demander son nom. -- Je ne puis vous le dire, monsieur, dit Aramis; seulement sachez que j'ai des choses d'une telle importance a communiquer a M. le gouverneur, que je puis repondre d'avance d'une chose, c'est que M. de Baisemeaux sera enchante de me voir. Il y a plus, c'est que, lorsque vous lui aurez dit que c'est la personne qu'il attend au 1er juin, je suis convaincu qu'il accourra lui-meme. L'officier ne pouvait faire entrer dans sa pensee qu'un homme aussi important que M. le gouverneur se derangeat pour un autre homme aussi peu important que paraissait l'etre ce petit bourgeois a cheval. -- Justement, monsieur, cela tombe a merveille. M. le gouverneur se preparait a sortir, et vous voyez son carrosse attele dans la cour du Gouvernement; il n'aura donc pas besoin de venir au-devant de vous, mais il vous verra en passant. Aramis fit de la tete un signe d'assentiment: il ne voulait pas donner de lui-meme une trop haute idee; il attendit donc patiemment et en silence, penche sur les arcons de son cheval. Dix minutes ne s'etaient pas ecoulees, l'on vit s'ebranler le carrosse du gouverneur. Il s'approcha de la porte. Le gouverneur parut, monta dans le carrosse qui s'appreta a sortir. Mais alors la meme ceremonie eut lieu pour le maitre du logis que pour un etranger suspect; la sentinelle de la cage s'avanca au moment ou le carrosse allait passer sous la voute, et le gouverneur ouvrit sa portiere pour obeir le premier a la consigne. De cette facon, la sentinelle put se convaincre que nul ne sortait de la Bastille en fraude. Le carrosse roula sous la voute. Mais, au moment ou l'on ouvrait la grille, l'officier s'approcha du carrosse arrete pour la seconde fois, et dit quelques mots au gouverneur. Aussitot le gouverneur passa la tete hors de la portiere et apercut Aramis a cheval a l'extremite du pont-levis. Il poussa aussitot un grand cri de joie, et sortit, ou plutot s'elanca de son carrosse, et vint, tout courant, saisir les mains d'Aramis en lui faisant mille excuses. Peu s'en fallut qu'il ne les lui baisat. -- Que de mal pour entrer a la Bastille, monsieur le gouverneur! Est-ce de meme pour ceux qu'on y envoie malgre eux que pour ceux qui y viennent volontairement? -- Pardon, pardon. Ah! monseigneur, que de joie j'eprouve a voir Votre Grandeur! -- Chut! Y songez-vous, mon cher monsieur de Baisemeaux! Que voulez vous qu'on pense de voir un eveque dans l'attirail ou je suis? -- Ah! pardon, excuse, je n'y songeais pas... Le cheval de Monsieur a l'ecurie! cria Baisemeaux. -- Non pas, non pas, dit Aramis, peste! -- Pourquoi cela? -- Parce qu'il y a cinq mille pistoles dans le porte-manteau. Le visage du gouverneur devint si radieux, que les prisonniers, s'ils l'eussent vu, eussent pu croire qu'il lui arrivait quelque prince du sang. -- Oui, oui, vous avez raison, au Gouvernement le cheval. Voulez- vous, mon cher monsieur d'Herblay, que nous remontions en voiture pour aller jusque chez moi? -- Monter en voiture pour traverser une cour, monsieur le gouverneur! me croyez-vous donc si invalide? Non pas, a pied, monsieur le gouverneur, a pied. Baisemeaux offrit alors son bras comme appui, mais le prelat n'en fit point usage. Ils arriverent ainsi au Gouvernement, Baisemeaux se frottant les mains et lorgnant le cheval du coin de l'oeil, Aramis regardant les murailles noires et nues. Un vestibule assez grandiose, un escalier droit en pierres blanches, conduisaient aux appartements de Baisemeaux. Celui-ci traversa l'antichambre, la salle a manger, ou l'on appretait le dejeuner, ouvrit une petite porte derobee, et s'enferma avec son hote dans un grand cabinet dont les fenetres s'ouvraient obliquement sur les cours et les ecuries. Baisemeaux installa le prelat avec cette obsequieuse politesse dont un bon homme ou un homme reconnaissant connait seul le secret. Fauteuil a bras, coussin sous les pieds, table roulante pour appuyer la main, le gouverneur prepara tout lui-meme. Lui-meme aussi placa sur cette table avec un soin religieux le sac d'or qu'un de ses soldats avait monte avec non moins de respect qu'un pretre apporte le saint sacrement. Le soldat sortit. Baisemeaux alla fermer derriere lui la porte, tira un rideau de la fenetre, et regarda dans les yeux d'Aramis pour voir si le prelat ne manquait de rien. -- Eh bien! monseigneur, dit-il sans s'asseoir, vous continuez a etre le plus fidele des gens de parole? -- En affaires, cher monsieur de Baisemeaux, l'exactitude n'est pas une vertu, c'est un simple devoir. -- Oui, en affaires, je comprends; mais ce n'est point une affaire que vous faites avec moi, monseigneur, c'est un service que vous me rendez. -- Allons, allons, cher monsieur Baisemeaux, avouez que, malgre cette exactitude, vous n'avez point ete sans quelque inquietude. -- Sur votre sante, oui, certainement, balbutia Baisemeaux. -- Je voulais venir hier, mais je n'ai pu, etant trop fatigue, continua Aramis. Baisemeaux s'empressa de glisser un autre coussin sous les reins de son hote. -- Mais, reprit Aramis, je me suis promis de venir vous visiter aujourd'hui de bon matin. -- Vous etes excellent, monseigneur. -- Et bien m'en a pris de ma diligence, ce me semble. -- Comment cela? -- Oui, vous alliez sortir. Baisemeaux rougit. -- En effet, dit-il, je sortais. -- Alors je vous derange? L'embarras de Baisemeaux devint visible. -- Alors je vous gene, continua Aramis, en fixant son regard incisif sur le pauvre gouverneur. Si j'eusse su cela, je ne fusse point venu. -- Ah! monseigneur, comment pouvez-vous croire que vous me genez jamais, vous! -- Avouez que vous alliez en quete d'argent. -- Non! balbutia Baisemeaux; non, je vous jure. -- M. le gouverneur va-t-il toujours chez M. Fouquet? cria d'en bas la voix du major. Baisemeaux courut comme un fou a la fenetre. -- Non, non, cria-t-il desespere. Qui diable parle donc de M. Fouquet? Est on ivre la-bas? Pourquoi me derange-t-on quand je suis en affaire? -- Vous alliez chez M. Fouquet, dit Aramis en se pincant les levres; chez l'abbe ou chez le surintendant? Baisemeaux avait bonne envie de mentir, mais il n'en eut pas le courage. -- Chez M. le surintendant, dit-il. -- Alors, vous voyez bien que vous aviez besoin d'argent, puisque vous alliez chez celui qui en donne. -- Mais non, monseigneur. -- Allons, vous vous defiez de moi. -- Mon cher seigneur, la seule incertitude, la seule ignorance ou j'etais du lieu que vous habitez... -- Oh! vous eussiez eu de l'argent chez M. Fouquet, cher monsieur Baisemeaux, c'est un homme qui a la main ouverte. -- Je vous jure que je n'eusse jamais ose demander de l'argent a M. Fouquet. Je lui voulais demander votre adresse, voila tout. -- Mon adresse chez M. Fouquet? s'ecria Aramis en ouvrant malgre lui les yeux. -- Mais, fit Baisemeaux trouble par le regard du prelat, oui, sans doute, chez M. Fouquet. -- Il n'y a pas de mal a cela, cher monsieur Baisemeaux; seulement, je me demande pourquoi chercher mon adresse chez M. Fouquet. -- Pour vous ecrire. -- Je comprends, fit Aramis en souriant; aussi, n'etait-ce pas cela que je voulais dire; je ne vous demande pas pour quoi faire vous cherchiez mon adresse, je vous demande a quel propos vous alliez la chercher chez M. Fouquet? -- Ah! dit Baisemeaux, parce que M. Fouquet ayant Belle-Ile... -- Eh bien? -- Belle-Ile, qui est du diocese de Vannes, et que; comme vous etes eveque de Vannes... -- Cher monsieur de Baisemeaux, puisque vous saviez que j'etais eveque de Vannes, vous n'aviez point besoin de demander mon adresse a M. Fouquet. -- Enfin, monsieur, dit Baisemeaux aux abois, ai-je commis une inconsequence? En ce cas, je vous en demande bien pardon. -- Allons donc! Et en quoi pouviez-vous avoir commis une inconsequence? demanda tranquillement Aramis. Et tout en rasserenant son visage, et tout en souriant au gouverneur, Aramis se demandait comment Baisemeaux, qui ne savait pas son adresse, savait cependant que Vannes etait sa residence. "J'eclaircirai cela", dit-il en lui-meme. Puis tout haut: -- Voyons, mon cher gouverneur, dit-il, voulez-vous que nous fassions nos petits comptes? -- A vos ordres, monseigneur. Mais auparavant, dites-moi, monseigneur... -- Quoi? -- Ne me ferez-vous point l'honneur de dejeuner avec moi comme d'habitude? -- Si fait, tres volontiers. -- A la bonne heure! Baisemeaux frappa trois coups sur un timbre. -- Cela veut dire? demanda Aramis. -- Que j'ai quelqu'un a dejeuner et que l'on agisse en consequence. -- Ah! diable! Et vous frappez trois fois! Vous m'avez l'air, savez-vous bien, mon cher gouverneur, de faire des facons avec moi? -- Oh! par exemple! D'ailleurs, c'est bien le moins que je vous recoive du mieux que je puis. -- A quel propos? -- C'est qu'il n'y a pas de prince qui ait fait pour moi ce que vous avez fait, vous! -- Allons, encore! -- Non, non... -- Parlons d'autre chose. Ou plutot, dites-moi, faites-vous vos affaires a la Bastille? -- Mais oui. -- Le prisonnier donne donc? -- Pas trop. -- Diable! -- M. de Mazarin n'etait pas assez rude. -- Ah! oui, il vous faudrait un gouvernement soupconneux, notre ancien cardinal... -- Oui, sous celui-la, cela allait bien. Le frere de Son Eminence grise y a fait sa fortune. -- Croyez-moi, mon cher gouverneur, dit Aramis en se rapprochant de Baisemeaux, un jeune roi vaut un vieux cardinal. La jeunesse a ses defiances, ses coleres, ses passions, si la vieillesse a ses haines, ses precautions, ses craintes. Avez-vous paye vos trois ans de benefices a Louviere et a Tremblay? -- Oh! mon Dieu, oui. -- De sorte qu'il ne vous reste plus a leur donner que les cinquante mille livres que je vous apporte? -- Oui. -- Ainsi, pas d'economies? -- Ah! monseigneur, en donnant cinquante mille livres de mon cote a ces messieurs, je vous jure que je leur donne tout ce que je gagne. C'est ce que je disais encore hier au soir a M. d'Artagnan. -- Ah! fit Aramis, dont les yeux brillerent mais s'eteignirent a l'instant, ah! hier, vous avez vu d'Artagnan!... Et comment se porte-t-il, ce cher ami? -- A merveille. -- Et que lui disiez-vous, monsieur de Baisemeaux? -- Je lui disais, continua le gouverneur sans s'apercevoir de son etourderie, je lui disais que je nourrissais trop bien mes prisonniers. -- Combien en avez-vous? demanda negligemment Aramis. -- Soixante. -- Eh! eh! c'est un chiffre assez rond. -- Ah! monseigneur, autrefois il y avait des annees de deux cents. -- Mais enfin un minimum de soixante, voyons, il n'y a pas encore trop a se plaindre. -- Non, sans doute, car a tout autre que moi chacun devrait rapporter cent cinquante pistoles. -- Cent cinquante pistoles! -- Dame! calculez: pour un prince du sang, par exemple, j'ai cinquante livres par jour. -- Seulement, vous n'avez pas de prince du sang, a ce que je suppose du moins, fit Aramis avec un leger tremblement dans la voix. -- Non, Dieu merci! c'est-a-dire non, malheureusement. -- Comment, malheureusement? -- Sans doute, ma place en serait bonifiee. -- C'est vrai. -- J'ai donc, par prince du sang, cinquante livres. -- Oui. -- Par marechal de France, trente-six livres. -- Mais pas plus de marechal de France en ce moment que de prince du sang, n'est-ce pas? -- Helas! non; il est vrai que les lieutenants generaux et les brigadiers sont a vingt-quatre livres, et que j'en ai deux. -- Ah! ah! -- Il y a apres cela les conseillers au Parlement, qui me rapportent quinze livres. -- Et combien en avez-vous? -- J'en ai quatre. -- Je ne savais pas que les conseillers fussent d'un si bon rapport. -- Oui, mais de quinze livres, je tombe tout de suite a dix. -- A dix? -- Oui, pour un juge ordinaire, pour un homme defenseur, pour un ecclesiastique, dix livres. -- Et vous en avez sept? Bonne affaire! -- Non, mauvaise! -- En quoi? -- Comment voulez-vous que je ne traite pas ces pauvres gens, qui sont quelque chose, enfin, comme je traite un conseiller au Parlement? -- En effet, vous avez raison, je ne vois pas cinq livres de difference entre eux. -- Vous comprenez, si j'ai un beau poisson, je le paie toujours quatre ou cinq livres; si j'ai un beau poulet, il me coute une livre et demie. J'engraisse bien des eleves de basse-cour; mais il me faut acheter le grain, et vous ne pouvez vous imaginer l'armee de rats que nous avons ici. -- Eh bien! pourquoi ne pas leur opposer une demi-douzaine de chats? -- Ah! bien oui, des chats, ils les mangent; j'ai ete force d'y renoncer; jugez comme ils traitent mon grain. Je suis force d'avoir des terriers que je fais venir d'Angleterre pour etrangler les rats. Les chiens ont un appetit feroce; ils mangent autant qu'un prisonnier de cinquieme ordre, sans compter qu'ils m'etranglent quelquefois mes lapins et mes poules. Aramis ecoutait-il, n'ecoutait-il pas? nul n'eut pu le dire: ses yeux baisses annoncaient l'homme attentif, sa main inquiete annoncait l'homme absorbe. Aramis meditait. -- Je vous disais donc, continua Baisemeaux, qu'une volaille passable me revenait a une livre et demie, et qu'un bon poisson me coutait quatre ou cinq livres. On fait trois repas a la Bastille, les prisonniers, n'ayant rien a faire, mangent toujours; un homme de dix livres me coute sept livres et dix sous. -- Mais vous me disiez que ceux de dix livres, vous les traitiez comme ceux de quinze livres? -- Oui, certainement. -- Tres bien! alors vous gagnez sept livres dix sous sur ceux de quinze livres? -- Il faut bien compenser, dit Baisemeaux, qui vit qu'il s'etait laisse prendre. -- Vous avez raison, cher gouverneur; mais est-ce que vous n'avez pas de prisonniers au-dessous de dix livres? -- Oh! que si fait; nous avons le bourgeois et l'avocat. -- A la bonne heure. Taxes a combien? -- A cinq livres. -- Est-ce qu'ils mangent, ceux-la? -- Pardieu! seulement, vous comprenez qu'on ne leur donne pas tous les jours une sole ou un poulet degraisse, ni des vins d'Espagne a tous leurs repas; mais enfin ils voient encore trois fois la semaine un bon plat a leur diner. -- Mais c'est de la philanthropie, cela, mon cher gouverneur, et vous devez vous ruiner. -- Non. Comprenez bien: quand le quinze livres n'a pas acheve sa volaille, ou que le dix livres a laisse un bon reste, je l'envoie au cinq livres; c'est une ripaille pour le pauvre diable. Que voulez-vous! il faut etre charitable. -- Et qu'avez-vous a peu pres sur les cinq livres? -- Trente sous. -- Allons, vous etes un honnete homme, Baisemeaux! -- Merci! -- Non, en verite, je le declare. -- Merci, merci, monseigneur. Mais je crois que vous avez raison, maintenant. Savez-vous pourquoi je souffre? -- Non. -- Eh bien! c'est pour les petits-bourgeois et les clercs d'huissier taxes a trois livres. Ceux-la ne voient pas souvent des carpes du Rhin ni des esturgeons de la Manche. -- Bon! est-ce que les cinq livres ne feraient pas de restes par hasard? -- Oh! monseigneur, ne croyez pas que je sois ladre a ce point, et je comble de bonheur le petit-bourgeois ou le clerc d'huissier, en lui donnant une aile de perdrix rouge, un filet de chevreuil, une tranche de pate aux truffes, des mets qu'il n'a jamais vus qu'en songe; enfin ce sont les restes des vingt-quatre livres; il mange, il boit, au dessert il crie: "Vive le roi!" et benit la Bastille, avec deux bouteilles d'un joli vin de Champagne qui me revient a cinq sous, je le grise chaque dimanche. Oh! ceux-la me benissent, ceux-la regrettent la prison lorsqu'ils la quittent. Savez-vous ce que j'ai remarque? -- Non, en verite. -- Eh bien! j'ai remarque... Savez-vous que c'est un bonheur pour ma maison? Eh bien! j'ai remarque que certains prisonniers liberes se sont fait reincarcerer presque aussitot. Pourquoi serait-ce faire, sinon pour gouter de ma cuisine? Oh! mais c'est a la lettre! Aramis sourit d'un air de doute. -- Vous souriez? -- Oui. -- Je vous dis que nous avons des noms portes trois fois dans l'espace de deux ans. -- Il faudrait que je le visse pour le croire. -- Oh! l'on peut vous montrer cela, quoiqu'il soit defendu de communiquer les registres aux etrangers. -- Je le crois. -- Mais vous, monseigneur, si vous tenez a voir la chose de vos yeux... -- J'en serais enchante, je l'avoue. -- Eh bien! soit! Baisemeaux alla vers une armoire et en tira un grand registre. Aramis le suivait ardemment des yeux. Baisemeaux revint, posa le registre sur la table, le feuilleta un instant, et s'arreta a la lettre M. -- Tenez, dit-il, par exemple, vous voyez bien. -- Quoi? -- "Martinier, janvier 1659. Martinier, juin 1660. Martinier, mars 1661, pamphlets, mazarinades, etc." Vous comprenez que ce n'est qu'un pretexte: on n'etait pas embastille pour des mazarinades; le compere allait se denoncer lui-meme pour qu'on l'embastillat. Et dans quel but, monsieur? Dans le but de revenir manger ma cuisine a trois livres. -- A trois livres! le malheureux! -- Oui, monseigneur; le poete est au dernier degre, cuisine du petit-bourgeois et du clerc d'huissier; mais, je vous le disais, c'est justement a ceux-la que je fais des surprises. Et Aramis, machinalement, tournait les feuillets du registre, continuant de lire sans paraitre seulement s'interesser aux noms qu'il lisait. -- En 1661, vous voyez, dit Baisemeaux, quatre-vingts ecrous; en 1659, quatre-vingts. -- Ah! Seldon, dit Aramis; je connais ce nom, ce me semble. N'est- ce pas vous qui m'aviez parle d'un jeune homme? -- Oui! oui! un pauvre diable d'etudiant qui fit... Comment appelez-vous ca, deux vers latins qui se touchent? -- Un distique. -- Oui, c'est cela. -- Le malheureux! pour un distique! -- Peste! comme vous y allez! Savez-vous qu'il l'a fait contre les jesuites, ce distique? -- C'est egal, la punition me parait bien severe. -- Ne le plaignez pas: l'annee passee, vous avez paru vous interesser a lui. -- Sans doute. -- Eh bien! comme votre interet est tout-puissant ici, monseigneur, depuis ce jour je le traite comme un quinze livres. -- Alors, comme celui-ci, dit Aramis, qui avait continue de feuilleter, et qui s'etait arrete a un des noms qui suivaient celui de Martinier. -- Justement, comme celui-ci. -- Est-ce un Italien que ce Marchiali? demanda Aramis en montrant du bout du doigt le nom qui avait attire son attention. -- Chut! fit Baisemeaux. -- Comment, chut? dit Aramis en crispant involontairement sa main blanche. -- Je croyais vous avoir deja parle de ce Marchiali. -- Non, c'est la premiere fois que j'entends prononcer son nom. -- C'est possible, je vous en aurai parle sans vous le nommer. -- Et c'est un vieux pecheur, celui-la? demanda Aramis en essayant de sourire. -- Non, il est tout jeune, au contraire. -- Ah! ah! son crime est donc bien grand? -- Impardonnable! -- Il a assassine? -- Bah! -- Incendie? -- Bah! -- Calomnie? -- Eh! non. C'est celui qui... Et Baisemeaux s'approcha de l'oreille d'Aramis en faisant de ses deux mains un cornet d'acoustique. -- C'est celui qui se permet de ressembler au... -- Ah! oui, oui, dit Aramis. Je sais en effet, vous m'en aviez deja parle l'an dernier; mais le crime m'avait paru si leger... -- Leger! -- Ou plutot si involontaire... -- Monseigneur, ce n'est pas involontairement que l'on surprend une pareille ressemblance. -- Enfin, je l'avais oublie, voila le fait. Mais, tenez, mon cher hote, dit Aramis en fermant le registre, voila, je crois, que l'on nous appelle. Baisemeaux prit le registre, le reporta vivement vers l'armoire qu'il ferma, et dont il mit la clef dans sa poche. -- Vous plait-il que nous dejeunions, monseigneur? dit-il. Car vous ne vous trompez pas, on nous appelle pour le dejeuner. -- A votre aise, mon cher gouverneur. Et ils passerent dans la salle a manger. Chapitre XCVIII -- Le dejeuner de M. de Baisemeaux Aramis etait sobre d'ordinaire; mais, cette fois, tout en se menageant fort sur le vin, il fit honneur au dejeuner de Baisemeaux, qui d'ailleurs etait excellent. Celui-ci, de son cote, s'animait d'une gaiete folatre; l'aspect des cinq mille pistoles, sur lesquelles il tournait de temps en temps les yeux, epanouissait son coeur. De temps en temps aussi, il regardait Aramis avec un doux attendrissement. Celui-ci se renversait sur sa chaise et prenait du bout des levres dans son verre quelques gouttes de vin qu'il savourait en connaisseur. -- Qu'on ne vienne plus me dire du mal de l'ordinaire de la Bastille, dit-il en clignant les yeux; heureux les prisonniers qui ont par jour seulement une demi-bouteille de ce bourgogne! -- Tous les quinze francs en boivent, dit Baisemeaux. C'est un Volnay fort vieux. -- Ainsi notre pauvre ecolier, notre pauvre Seldon, en a, de cet excellent Volnay? -- Non pas! non pas! -- Je croyais vous avoir entendu dire qu'il etait a quinze livres. -- Lui! jamais! un homme qui fait des districts... Comment dites- vous cela? -- Des distiques. -- A quinze livres! allons donc! C'est son voisin qui est a quinze livres. -- Son voisin? -- Oui. -- Lequel? -- L'autre; le deuxieme Bertaudiere. -- Mon cher gouverneur, excusez-moi, mais vous parlez une langue pour laquelle il faut un certain apprentissage. -- C'est vrai, pardon; deuxieme Bertaudiere, voyez-vous, veut dire celui qui occupe le deuxieme etage de la tour de la Bertaudiere. -- Ainsi la Bertaudiere est le nom d'une des tours de la Bastille? J'ai, en effet, entendu dire que chaque tour avait son nom. Et ou est cette tour? -- Tenez, venez, dit Baisemeaux en allant a la fenetre. C'est cette tour a gauche, la deuxieme. -- Tres bien. Ah! c'est la qu'est le prisonnier a quinze livres? -- Oui. -- Et depuis combien de temps y est-il? -- Ah! dame! depuis sept ou huit ans, a peu pres. -- Comment, a peu pres? Vous ne savez pas plus surement vos dates? -- Ce n'etait pas de mon temps, cher monsieur d'Herblay. -- Mais Louviere, mais Tremblay, il me semble qu'ils eussent du vous instruire. -- Oh! mon cher monsieur... Pardon, pardon, monseigneur. -- Ne faites pas attention. Vous disiez? -- Je disais que les secrets de la Bastille ne se transmettent pas avec les clefs du gouvernement. -- Ah ca? c'est donc un mystere que ce prisonnier, un secret d'Etat? -- Oh! un secret Etat, non, je ne crois pas; c'est un secret comme tout ce qui se fait a la Bastille. -- Tres bien, dit Aramis; mais alors pourquoi parlez-vous plus librement de Seldon que de... -- Que du deuxieme Bertaudiere? -- Oui. -- Mais parce qu'a mon avis le crime d'un homme qui a fait un distique est moins grand que celui qui ressemble au... -- Oui, oui, je vous comprends, mais les guichetiers... -- Eh bien! les guichetiers? -- Ils causent avec vos prisonniers. -- Sans doute. -- Alors vos prisonniers doivent leur dire qu'ils ne sont pas coupables. -- Ils ne leur disent que cela, c'est la formule generale, c'est l'antienne universelle. -- Oui, mais maintenant cette ressemblance dont vous parliez tout a l'heure? -- Apres? -- Ne peut-elle pas frapper vos guichetiers? -- Oh! mon cher monsieur d'Herblay, il faut etre homme de cour comme vous pour s'occuper de tous ces details-la. -- Vous avez mille fois raison, mon cher monsieur de Baisemeaux. Encore une goutte de ce Volnay, je vous prie. -- Pas une goutte, un verre. -- Non, non. Vous etes reste mousquetaire jusqu'au bout des ongles, tandis que, moi, je suis devenu eveque. Une goutte pour moi, un verre pour vous. -- Soit. Aramis et le gouverneur trinquerent. -- Et puis, dit Aramis en fixant son regard brillant sur le rubis en fusion eleve par sa main a la hauteur de son oeil, comme s'il eut voulu jouir par tous les sens a la fois; et puis ce que vous appelez une ressemblance, vous, un autre ne la remarquerait peut- etre pas. -- Oh! que si. Tout autre qui connaitrait, enfin, la personne a laquelle il ressemble. -- Je crois, cher monsieur de Baisemeaux, que c'est tout simplement un jeu de votre esprit. -- Non pas, sur ma parole. -- Ecoutez, continua Aramis: j'ai vu beaucoup de gens ressembler a celui que nous disons, mais par respect on n'en parlait pas. -- Sans doute parce qu'il y a ressemblance et ressemblance; celle- la est frappante, et si vous le voyiez... -- Eh bien? -- Vous en conviendriez vous-meme. -- Si je le voyais, dit Aramis d'un air degage; mais je ne le verrai pas, selon toute probabilite. -- Et pourquoi? -- Parce que, si je mettais seulement le pied dans une de ces horribles chambres, je me croirais a tout jamais enterre. -- Eh non! l'habitation est bonne. -- Nenni. -- Comment, nenni? -- Je ne vous crois pas sur parole, voila tout. -- Permettez, permettez, ne dites pas de mal de la deuxieme... Bertaudiere. Peste! c'est une bonne chambre, meublee fort agreablement, ayant tapis. -- Diable! -- Oui! oui! il n'a pas ete malheureux, ce garcon-la, le meilleur logement de la Bastille a ete pour lui. En voila une chance! -- Allons! allons! dit froidement Aramis, vous ne me ferez jamais croire qu'il y ait de bonnes chambres a la Bastille; et quant a vos tapis... -- Eh bien! quant a mes tapis?... -- Eh bien! ils n'existent que dans votre imagination; je vois des araignees, des rats, des crapauds meme. -- Des crapauds? Ah! dans les cachots, je ne dis pas. -- Mais je vois peu de meubles et pas du tout de tapis. -- Etes-vous homme a vous convaincre par vos yeux? dit Baisemeaux avec entrainement. -- Non! oh! pardieu, non! -- Meme pour vous assurer de cette ressemblance, que vous niez comme les tapis? -- Quelque spectre, quelque ombre, un malheureux mourant. -- Non pas! non pas! Un gaillard se portant comme le pont Neuf. -- Triste, maussade? -- Pas du tout: folatre. -- Allons donc! -- C'est le mot. Il est lache, je ne le retire pas. -- C'est impossible! -- Venez. -- Ou cela? -- Avec moi. -- Quoi faire? -- Un tour de Bastille. -- Comment? -- Vous verrez, vous verrez par vous-meme, vous verrez de vos yeux. -- Et les reglements? -- Oh! qu'a cela ne tienne. C'est le jour de sortie de mon major; le lieutenant est en ronde sur les bastions; nous sommes maitres chez nous. -- Non, non, cher gouverneur; rien que de penser au bruit des verrous qu'il nous faudra tirer, j'en ai le frisson. -- Allons donc! -- Vous n'auriez qu'a m'oublier dans quelque troisieme ou quatrieme Bertaudiere... Brou!... -- Vous voulez rire? -- Non, je vous parle serieusement. -- Vous refusez une occasion unique. Savez-vous que, pour obtenir la faveur que je vous propose gratis, certains princes du sang ont offert jusqu'a cinquante mille livres? -- Decidement, c'est donc bien curieux? -- Le fruit defendu, monseigneur! le fruit defendu! Vous qui etes d'Eglise, vous devez savoir cela. -- Non. Si j'avais quelque curiosite, moi, ce serait pour le pauvre ecolier du distique. -- Eh bien! voyons, celui-la; il habite la troisieme Bertaudiere, justement. -- Pourquoi dites-vous justement? -- Parce que, moi, si j'avais une curiosite, ce serait pour la belle chambre tapissee et pour son locataire. -- Bah! des meubles, c'est banal; une figure insignifiante, c'est sans interet. -- Un quinze livres, monseigneur, un quinze livres, c'est toujours interessant. -- Eh! justement j'oubliais de vous interroger la-dessus. Pourquoi quinze livres a celui-la et trois livres seulement au pauvre Seldon? -- Ah! voyez, c'est une chose superbe que cette distinction, mon cher monsieur, et voila ou l'on voit eclater la bonte du roi... -- Du roi! du roi! -- Du cardinal, je veux dire." Ce malheureux, s'est dit M. de Mazarin, ce malheureux est destine a demeurer toujours en prison." -- Pourquoi? -- Dame! il me semble que son crime est eternel, et que, par consequent, le chatiment doit l'etre aussi. -- Eternel? -- Sans doute. S'il n'a pas le bonheur d'avoir la petite verole, vous comprenez... et cette chance meme lui est difficile, car on n'a pas de mauvais air a la Bastille. -- Votre raisonnement est on ne peut plus ingenieux, cher monsieur de Baisemeaux. -- N'est-ce pas? -- Vous vouliez donc dire que ce malheureux devait souffrir sans treve et sans fin... -- Souffrir, je n'ai pas dit cela, monseigneur; un quinze livres ne souffre pas. -- Souffrir la prison, au moins? -- Sans doute, c'est une fatalite; mais cette souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en conviendrez, ce gaillard-la n'etait pas venu au monde pour manger toutes les bonnes choses qu'il mange. Pardieu! vous allez voir: nous avons ici ce pate intact, ces ecrevisses auxquelles nous avons a peine touche, des ecrevisses de Marne, grosses comme des langoustes, voyez. Eh bien! tout cela va prendre le chemin de la Deuxieme Bertaudiere, avec une bouteille de ce Volnay que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous ne douterez plus, j'espere. -- Non, mon cher gouverneur, non; mais, dans tout cela, vous ne pensez qu'aux bienheureuses quinze livres, et vous oubliez toujours le pauvre Seldon, mon protege. -- Soit! a votre consideration, jour de fete pour lui: il aura des biscuits et des confitures, avec ce flacon de porto. -- Vous etes un brave homme, je vous l'ai deja dit et je vous le repete, mon cher Baisemeaux. -- Partons, partons, dit le gouverneur un peu etourdi, moitie par le vin qu'il avait bu, moitie par les eloges d'Aramis. -- Souvenez-vous que c'est pour vous obliger, ce que j'en fais, dit le prelat. -- Oh! vous me remercierez en rentrant. -- Partons donc. -- Attendez que je previenne le porte-clefs. Baisemeaux sonna deux coups, un homme parut. -- Je vais aux tours! cria le gouverneur. Pas de gardes, pas de tambours, pas de bruit, enfin! -- Si je ne laissais ici mon manteau, dit Aramis, en affectant la crainte, je croirais, en verite, que je vais en prison pour mon propre compte. Le porte-clefs preceda le gouverneur; Aramis prit la droite; quelques soldats epars dans la cour se rangerent, fermes comme des pieux, sur le passage du gouverneur. Baisemeaux fit franchir a son hote plusieurs marches qui menaient a une espece d'esplanade; de la, on vint au pont-levis, sur lequel les factionnaires recurent le gouverneur et le reconnurent. -- Monsieur, dit alors le gouverneur en se retournant du cote d'Aramis et en parlant de facon que les factionnaires ne perdissent point une de ses paroles; monsieur, vous avez bonne memoire, n'est-ce pas? -- Pourquoi? demanda Aramis. -- Pour vos plans et pour vos mesures, car vous savez qu'il n'est pas permis, meme aux architectes, d'entrer chez les personnes avec du papier, des plumes ou un crayon. "Bon! se dit Aramis a lui-meme, il parait que je suis un architecte. N'est-ce pas encore la une plaisanterie de d'Artagnan, qui m'a vu ingenieur a Belle-Ile?" Puis, tout haut: -- Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur; dans notre etat, le coup d'oeil et la memoire suffisent. Baisemeaux ne sourcilla point: les gardes prirent Aramis pour ce qu'il semblait etre. -- Eh bien! allons d'abord a la Bertaudiere, dit Baisemeaux toujours avec l'intention d'etre entendu des factionnaires. -- Allons, repondit Aramis. Puis, s'adressant au porte-clefs: -- Tu profiteras de cela, lui dit-il, pour porter au numero 2 les friandises que j'ai designees. -- Le numero 3, cher monsieur de Baisemeaux, le numero 3, vous l'oubliez toujours. -- C'est vrai. Ils monterent. Ce qu'il y avait de verrous, de grilles et de serrures pour cette seule cour eut suffi a la surete d'une ville entiere. Aramis n'etait ni un reveur ni un homme sensible; il avait fait des vers dans sa jeunesse; mais il etait sec de coeur, comme tout homme de cinquante cinq ans qui a beaucoup aime les femmes ou plutot qui en a ete fort aime. Mais, lorsqu'il posa le pied sur les marches de pierre usees par lesquelles avaient passe tant d'infortunes, lorsqu'il se sentit impregne de l'atmosphere de ces sombres voutes humides de larmes, il fut, sans nul doute, attendri, car son front se baissa, car ses yeux se troublerent, et il suivit Baisemeaux sans lui adresser une parole. Chapitre XCIX -- Le deuxieme de la Bertaudiere Au deuxieme etage, soit fatigue, soit emotion, la respiration manqua au visiteur. Il s'adossa contre le mur. -- Voulez-vous commencer par celui-ci? dit Baisemeaux. Puisque nous allons de l'un chez l'autre, peu importe, ce me semble, que nous montions du second au troisieme, ou que nous descendions du troisieme au second. Il y a, d'ailleurs, aussi certaines reparations a faire dans cette chambre, se hata-t-il d'ajouter a l'intention du guichetier qui se trouvait a la portee de la voix. -- Non! non! s'ecria vivement Aramis; plus haut, plus haut, monsieur le gouverneur, s'il vous plait; le haut est le plus presse. Ils continuerent de monter. -- Demandez les clefs au geolier, souffla tout bas Aramis. -- Volontiers. Baisemeaux prit les clefs et ouvrit lui-meme la porte de la troisieme chambre. Le porte-clefs entra le premier et deposa sur une table les provisions que le bon gouverneur appelait des friandises. Puis il sortit. Le prisonnier n'avait pas fait un mouvement. Alors Baisemeaux entra a son tour, tandis qu'Aramis se tenait sur le seuil. De la, il vit un jeune homme, un enfant de dix-huit ans qui, levant la tete au bruit inaccoutume, se jeta a bas de son lit en apercevant le gouverneur, et, joignant les mains, se mit a crier: -- Ma mere! ma mere! L'accent de ce jeune homme contenait tant de douleur, qu'Aramis se sentit frissonner malgre lui. -- Mon cher hote, lui dit Baisemeaux en essayant de sourire, je vous apporte a la fois une distraction et un extra, la distraction pour l'esprit et l'extra pour le corps. Voila Monsieur qui va prendre des mesures sur vous, et voila des confitures pour votre dessert. -- Oh! monsieur! monsieur! dit le jeune homme, laissez-moi seul pendant un an, nourrissez-moi de pain et d'eau pendant un an, mais dites-moi qu'au bout d'un an je sortirai d'ici, dites-moi qu'au bout d'un an je reverrai ma mere! -- Mais, mon cher ami, dit Baisemeaux, je vous ai entendu dire a vous-meme qu'elle etait fort pauvre, votre mere, que vous etiez fort mal loge chez elle, tandis qu'ici, peste! -- Si elle etait pauvre, monsieur, raison de plus pour qu'on lui rende son soutien. Mal loge chez elle? Oh! monsieur, on est toujours bien loge quand on est libre. -- Enfin, puisque vous dites vous-meme que vous n'avez fait que ce malheureux distique... -- Et sans intention, monsieur, sans intention aucune, je vous jure; je lisais _Martial_ quand l'idee m'en est venue. Oh! monsieur, qu'on me punisse, moi, qu'on me coupe la main avec laquelle je l'ai ecrit, je travaillerai de l'autre; mais qu'on me rende ma mere. -- Mon enfant, dit Baisemeaux, vous savez que cela ne depend pas de moi; je ne puis que vous augmenter votre ration, vous donner un petit verre de porto, vous glisser un biscuit entre deux assiettes. -- O mon Dieu! mon Dieu! s'ecria le jeune homme en se renversant en arriere et en se roulant sur le parquet. Aramis, incapable de supporter plus longtemps cette scene, se retira jusque sur le palier. -- Le malheureux! murmurait-il tout bas. -- Oh! oui, monsieur, il est bien malheureux; mais c'est la faute de ses parents. -- Comment cela? -- Sans doute... Pourquoi lui faisait-on apprendre le latin?... Trop de science, voyez-vous, monsieur, ca nuit... Moi, je ne sais ni lire ni ecrire: aussi je ne suis pas en prison. Aramis regarda cet homme, qui appelait n'etre pas en prison etre geolier a la Bastille. Quant a Baisemeaux, voyant le peu d'effet de ses conseils et de son vin de Porto, il sortit tout trouble. -- Eh bien! et la porte! la porte! dit le geolier, vous oubliez de refermer la porte. -- C'est vrai, dit Baisemeaux. Tiens, tiens, voila les clefs. -- Je demanderai la grace de cet enfant, dit Aramis. -- Et si vous ne l'obtenez pas, dit Baisemeaux, demandez au moins qu'on le porte a dix livres, cela fait que nous y gagnerons tous les deux. -- Si l'autre prisonnier appelle aussi sa mere, fit Aramis, j'aime mieux ne pas entrer, je prendrai mesure du dehors. -- Oh! oh! dit le geolier, n'ayez pas peur, monsieur l'architecte, celui-la, il est doux comme un agneau; pour appeler sa mere, il faudrait qu'il parlat, et il ne parle jamais. -- Alors entrons, dit sourdement Aramis. -- Oh! monsieur, dit le porte-clefs, vous etes architecte des prisons? -- Oui. -- Et vous n'etes pas plus habitue a la chose? C'est etonnant! Aramis vit que, pour ne pas inspirer de soupcons, il lui fallait appeler toute sa force a son secours. Baisemeaux avait les clefs, il ouvrit la porte. -- Reste dehors, dit-il au porte-clefs, et attends-nous au bas du degre. Le porte-clefs obeit et se retira. Baisemeaux passa le premier et ouvrit lui-meme la deuxieme porte. Alors on vit, dans le carre de lumiere qui filtrait par la fenetre grillee, un beau jeune homme, de petite taille, aux cheveux courts, a la barbe deja croissante; il etait assis sur un escabeau, le coude dans un fauteuil auquel s'appuyait tout le haut de son corps. Son habit, jete sur le lit, etait de fin velours noir, et il aspirait l'air frais qui venait s'engouffrer dans sa poitrine couverte d'une chemise de la plus belle batiste que l'on avait pu trouver. Lorsque le gouverneur entra, ce jeune homme tourna la tete avec un mouvement plein de nonchalance, et, comme il reconnut Baisemeaux, il se leva et salua courtoisement. Mais, quand ses yeux se porterent sur Aramis, demeure dans l'ombre, celui-ci frissonna; il palit et son chapeau, qu'il tenait a la main, lui echappa comme si tous les muscles venaient de se detendre a la fois. Baisemeaux, pendant ce temps, habitue a la presence de son prisonnier, semblait ne partager aucune des sensations que partageait Aramis; il etalait sur la table son pate et ses ecrevisses, comme eut pu faire un serviteur plein de zele. Ainsi occupe, il ne remarquait point le trouble de son hote. Mais, quand il eut fini, adressant la parole au jeune prisonnier: -- Vous avez bonne mine, dit-il, cela va bien? -- Tres bien, monsieur, merci, repondit le jeune homme. Cette voix faillit renverser Aramis. Malgre lui il fit un pas en avant, les levres fremissantes. Ce mouvement etait si visible, qu'il ne put echapper a Baisemeaux, tout preoccupe qu'il etait. -- Voici un architecte qui va examiner votre cheminee, dit Baisemeaux; fume-t-elle? -- Jamais, monsieur. -- Vous disiez qu'on ne pouvait pas etre heureux en prison, dit le gouverneur en se frottant les mains; voici pourtant un prisonnier qui l'est. Vous ne vous plaignez pas, j'espere? -- Jamais. -- Vous ne vous ennuyez pas? dit Aramis. -- Jamais. -- Hein! fit tout bas Baisemeaux, avais-je raison? -- Dame! que voulez-vous, mon cher gouverneur, il faut bien se rendre a l'evidence. Est-il permis de lui faire des questions? -- Tout autant qu'il vous plaira. -- Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui demander s'il sait pourquoi il est ici. -- Monsieur me charge de vous demander, dit Baisemeaux, si vous connaissez la cause de votre detention. -- Non, monsieur, dit simplement le jeune homme, je ne la connais pas. -- Mais c'est impossible, dit Aramis emporte malgre lui. Si vous ignoriez la cause de votre detention, vous seriez furieux. -- Je l'ai ete pendant les premiers jours. -- Pourquoi ne l'etes-vous plus? -- Parce que j'ai reflechi. -- C'est etrange, dit Aramis. -- N'est-ce pas qu'il est etonnant? fit Baisemeaux. -- Et a quoi avez-vous reflechi? demanda Aramis. Peut-on vous le demander, monsieur? -- J'ai reflechi que, n'ayant commis aucun crime, Dieu ne pouvait me chatier. -- Mais qu'est-ce donc que la prison, demanda Aramis, si ce n'est un chatiment? -- Helas! dit le jeune homme, je ne sais; tout ce que je puis vous dire, c'est que c'est tout le contraire de ce que j'avais dit il y a sept ans. -- A vous entendre, monsieur, a voir votre resignation, on serait tente de croire que vous aimez la prison. -- Je la supporte. -- C'est dans la certitude d'etre libre un jour? -- Je n'ai pas de certitude, monsieur; de l'espoir, voila tout; et cependant, chaque jour, je l'avoue, cet espoir se perd. -- Mais enfin, pourquoi ne seriez-vous pas libre, puisque vous l'avez deja ete? -- C'est justement, repondit le jeune homme, la raison qui m'empeche d'attendre la liberte; pourquoi m'eut-on emprisonne, si l'on avait l'intention de me faire libre plus tard? -- Quel age avez-vous? -- Je ne sais. -- Comment vous nommez-vous? -- J'ai oublie le nom qu'on me donnait. -- Vos parents? -- Je ne les ai jamais connus. -- Mais ceux qui vous ont eleve? -- Ils ne m'appelaient pas leur fils. -- Aimiez-vous quelqu'un avant de venir ici? -- J'aimais ma nourrice et mes fleurs. -- Est-ce tout? -- J'aimais aussi mon valet. -- Vous regrettez cette nourrice et ce valet? -- J'ai beaucoup pleure quand ils sont morts. -- Sont-ils morts depuis que vous etes ici ou auparavant que vous y fussiez? -- Ils sont morts la veille du jour ou l'on m'a enleve. -- Tous deux en meme temps? -- Tous deux en meme temps. -- Et comment vous enleva-t-on? -- Un homme me vint chercher, me fit monter dans un carrosse qui se trouva ferme avec des serrures, et m'amena ici. -- Cet homme, le reconnaitriez-vous? -- Il avait un masque. -- N'est-ce pas que cette histoire est extraordinaire? dit tout bas Baisemeaux a Aramis. Aramis pouvait a peine respirer. -- Oui, extraordinaire, murmura-t-il. -- Mais ce qu'il y a de plus extraordinaire encore, c'est que jamais il ne m'en a dit autant qu'il vient de vous en dire. -- Peut-etre cela tient-il aussi a ce que vous ne l'avez jamais questionne, dit Aramis. -- C'est possible, repondit Baisemeaux, je ne suis pas curieux. Au reste, vous voyez la chambre: elle est belle, n'est-ce pas? -- Fort belle. -- Un tapis... -- Superbe. -- Je gage qu'il n'en avait pas de pareil avant de venir ici. -- Je le crois. Puis, se retournant vers le jeune homme: -- Ne vous rappelez-vous point avoir ete jamais visite par quelque etranger ou quelque etrangere? demanda Aramis au jeune homme. -- Oh! si fait, trois fois par une femme, qui chaque fois s'arreta en voiture a la porte, entra, couverte d'un voile qu'elle ne leva que lorsque nous fumes enfermes et seuls. -- Vous vous rappelez cette femme? -- Oui. -- Que vous disait-elle? Le jeune homme sourit tristement. -- Elle me demandait ce que vous me demandez, si j'etais heureux et si je m'ennuyais. -- Et lorsqu'elle arrivait ou partait? -- Elle me pressait dans ses bras, me serrait sur son coeur, m'embrassait. -- Vous vous la rappelez? -- A merveille. -- Je vous demande si vous vous rappelez les traits de son visage. -- Oui. -- Donc, vous la reconnaitriez si le hasard l'amenait devant vous ou vous conduisait a elle? -- Oh! bien certainement. Un eclair de fugitive satisfaction passa sur le visage d'Aramis. En ce moment Baisemeaux entendit le porte-clefs qui remontait. -- Voulez-vous que nous sortions? dit-il vivement a Aramis. Probablement Aramis savait tout ce qu'il voulait savoir. -- Quand il vous plaira, dit-il. Le jeune homme les vit se disposer a partir et les salua poliment. Baisemeaux repondit par une simple inclination de tete. Aramis, rendu respectueux par le malheur sans doute, salua profondement le prisonnier. Ils sortirent. Baisemeaux ferma la porte derriere eux. -- Eh bien! fit Baisemeaux dans l'escalier, que dites-vous de tout cela? -- J'ai decouvert le secret, mon cher gouverneur, dit-il. -- Bah! Et quel est ce secret? -- Il y a eu un assassinat commis dans cette maison. -- Allons donc! -- Comprenez-vous, le valet et la nourrice morts le meme jour? -- Eh bien? -- Poison. -- Ah! ah! -- Qu'en dites-vous? -- Que cela pourrait bien etre vrai... Quoi! ce jeune homme serait un assassin? -- Eh! qui vous dit cela? Comment voulez-vous que le pauvre enfant soit un assassin? -- C'est ce que je disais. -- Le crime a ete commis dans sa maison; c'est assez; peut-etre a- t-il vu les criminels, et l'on craint qu'il ne parle. -- Diable! si je savais cela. -- Eh bien? -- Je redoublerais de surveillance. -- Oh! il n'a pas l'air d'avoir envie de se sauver. -- Ah! les prisonniers, vous ne les connaissez pas. -- A-t-il des livres? -- Jamais; defense absolue de lui en donner. -- Absolue? -- De la main meme de M. Mazarin. -- Et vous avez cette note? -- Oui, monseigneur; la voulez-vous voir en revenant prendre votre manteau? -- Je le veux bien, les autographes me plaisent fort. -- Celui-la est d'une certitude superbe; il n'y a qu'une rature. -- Ah! ah! une rature! et a quel propos, cette rature? -- A propos d'un chiffre. -- D'un chiffre? -- Oui. Voila ce qu'il y avait d'abord: pension a cinquante livres. -- Comme les princes du sang, alors? -- Mais le cardinal aura vu qu'il se trompait, vous comprenez bien; il a biffe le zero et a ajoute un un devant le cinq. Mais, a propos... -- Quoi? -- Vous ne parlez pas de la ressemblance. -- Je n'en parle pas, cher monsieur de Baisemeaux, par une raison bien simple; je n'en parle pas, parce qu'elle n'existe pas. -- Oh! par exemple! -- Ou que, si elle existe, c'est dans votre imagination, et que meme, existat-elle ailleurs, je crois que vous feriez bien de n'en point parler. -- Vraiment! -- Le roi Louis XIV, vous le comprenez bien, vous en voudrait mortellement s'il apprenait que vous contribuez a repandre ce bruit qu'un de ses sujets a l'audace de lui ressembler. -- C'est vrai, c'est vrai, dit Baisemeaux tout effraye, mais je n'ai parle de la chose qu'a vous, et vous comprenez, monseigneur, que je compte assez sur votre discretion. -- Oh! soyez tranquille. -- Voulez-vous toujours voir la note? dit Baisemeaux ebranle. -- Sans doute. En causant ainsi, ils etaient rentres; Baisemeaux tira de l'armoire un registre particulier pareil a celui qu'il avait deja montre a Aramis, mais ferme par une serrure. La clef qui ouvrait cette serrure faisait partie d'un petit trousseau que Baisemeaux portait toujours sur lui. Puis, posant le livre sur la table, il l'ouvrit a la lettre M et montra a Aramis cette note a la colonne des observations: "Jamais de livres, linge de la plus grande finesse, habits recherches, pas de promenades, pas de changement de geolier, pas de communications. Instruments de musique; toute licence pour le bien-etre; quinze livres de nourriture. M. de Baisemeaux peut reclamer si les 15 livres ne lui suffisent pas." -- Tiens, au fait, dit Baisemeaux, j'y songe: je reclamerai. Aramis referma le livre. -- Oui, dit-il, c'est bien de la main de M. de Mazarin; je reconnais son ecriture. Maintenant, mon cher gouverneur, continua- t-il, comme si cette derniere communication avait epuise son interet, passons, si vous le voulez bien, a nos petits arrangements. -- Eh bien! quel terme voulez-vous que je prenne? Fixez vous-meme. -- Ne prenez pas de terme; faites-moi une reconnaissance pure et simple de cent cinquante mille francs. -- Exigible? -- A ma volonte. Mais, vous comprenez, je ne voudrai que lorsque vous voudrez vous-meme. -- Oh! je suis tranquille, dit Baisemeaux en souriant; mais je vous ai deja donne deux recus. -- Aussi, vous voyez, je les dechire. Et Aramis, apres avoir montre les deux recus au gouverneur, les dechira en effet. Vaincu par une pareille marque de confiance, Baisemeaux souscrivit sans hesitation une obligation de cent cinquante mille francs remboursable a la volonte du prelat. Aramis, qui avait suivi la plume par-dessus l'epaule du gouverneur, mit l'obligation dans sa poche sans avoir l'air de l'avoir lue, ce qui donna toute tranquillite a Baisemeaux. -- Maintenant, dit Aramis, vous ne m'en voudrez point, n'est-ce pas, si je vous enleve quelque prisonnier? -- Comment cela? -- Sans doute en obtenant sa grace. Ne vous ai je pas dit, par exemple, que le pauvre Seldon m'interessait? -- Ah! c'est vrai! -- Eh bien? -- C'est votre affaire; agissez comme vous l'entendrez. Je vois que vous avez le bras long et la main large. Et Aramis partit, emportant les benedictions du gouverneur. Chapitre C -- Les deux amies A l'heure ou M. de Baisemeaux montrait a Aramis les prisonniers de la Bastille, un carrosse s'arretait devant la porte de Mme de Belliere, et a cette heure encore matinale deposait au perron une jeune femme enveloppee de coiffes de soie. Lorsqu'on annonca Mme Vanel a Mme de Belliere, celle-ci s'occupait ou plutot s'absorbait a lire une lettre qu'elle cacha precipitamment. Elle achevait a peine sa toilette du matin, ses femmes etaient encore dans la chambre voisine. Au nom, au pas de Marguerite Vanel, Mme de Belliere courut a sa rencontre. Elle crut voir dans les yeux de son amie un eclat qui n'etait pas celui de la sante ou de la joie. Marguerite l'embrassa, lui serra les mains, lui laissa a peine le temps de parler. -- Ma chere, dit-elle, tu m'oublies donc? Tu es donc tout entiere aux plaisirs de la cour? -- Je n'ai pas vu seulement les fetes du mariage. -- Que fais-tu alors? -- Je me prepare a aller a Belliere. -- A Belliere! -- Oui. -- Campagnarde alors. J'aime a te voir dans ces dispositions. Mais tu es pale. -- Non, je me porte a ravir. -- Tant mieux, j'etais inquiete. Tu ne sais pas ce qu'on m'avait dit? -- On dit tant de choses! -- Oh! celle-la est extraordinaire. -- Comme tu sais faire languir ton auditoire, Marguerite. -- M'y voici. C'est que j'ai peur de te facher. -- Oh! jamais. Tu admires toi-meme mon egalite d'humeur. -- Eh bien! on dit que... Ah! vraiment, je ne pourrai jamais t'avouer cela. -- N'en parlons plus alors, fit Mme de Belliere, qui devinait une mechancete sous ces preambules, mais qui cependant se sentait devoree de curiosite. -- Eh bien! ma chere marquise, on dit que depuis quelque temps tu regrettes beaucoup moins M. de Belliere, le pauvre homme! -- C'est un mauvais bruit, Marguerite; je regrette et regretterai toujours mon mari; mais voila deux ans qu'il est mort; je n'en ai que vingt-huit, et la douleur de sa perte ne doit pas dominer toutes les actions, toutes les pensees de ma vie. Je le dirais, que toi, toi, Marguerite, la femme par excellence, tu ne le croirais pas. -- Pourquoi? Tu as le coeur si tendre! repliqua mechamment Mme Vanel. -- Tu l'as aussi, Marguerite, et je n'ai pas vu que tu te laissasses abattre par le chagrin quand le coeur etait blesse. Ces mots etaient une allusion directe a la rupture de Marguerite avec le surintendant. Ils etaient aussi un reproche voile, mais direct, fait au coeur de la jeune femme. Comme si elle n'eut attendu que ce signal pour decocher sa fleche, Marguerite s'ecria: -- Eh bien! Elise, on dit que tu es amoureuse. Et elle devora du regard Mme de Belliere, qui rougit sans pouvoir s'en empecher. -- On ne se fait jamais faute de calomnier les femmes, repliqua la marquise apres un instant de silence. -- Oh! on ne te calomnie pas, Elise -- Comment! on dit que je suis amoureuse, et on ne me calomnie pas? -- D'abord, si c'est vrai, il n'y a pas de calomnie, il n'y a que medisance; ensuite, car tu ne me laisses pas achever, le public ne dit pas que tu t'abandonnes a cet amour. Il te peint, au contraire, comme une vertueuse amante armee de griffes et de dents, te renfermant chez toi comme dans une forteresse, et dans une forteresse autrement impenetrable que celle de Danae, bien que la tour de Danae fut faite d'airain. -- Tu as de l'esprit, Marguerite, dit Mme de Belliere, tremblante. -- Tu m'as toujours flattee, Elise... Bref, on te dit incorruptible et inaccessible. Tu vois si l'on te calomnie... Mais a quoi reves-tu pendant que je te parle? -- Moi? -- Oui, tu es toute rouge et toute muette. -- Je cherche, dit la marquise relevant ses beaux yeux brillant d'un commencement de colere, je cherche a quoi tu as pu faire allusion, toi, si savante dans la mythologie, en me comparant a Danae. -- Ah! ah! fit Marguerite en riant, tu cherches cela? -- Oui; ne te souvient-il pas qu'au couvent, lorsque nous cherchions des problemes d'arithmetique... Ah! c'est savant aussi ce que je vais te dire, mais a mon tour... Ne te souviens-tu pas que, si l'un des termes etait donne, nous devions trouver l'autre? Cherche, alors, cherche. -- Mais je ne devine pas ce que tu veux dire. -- Rien de plus simple, pourtant. Tu pretends que je suis amoureuse, n'est ce pas? -- On me l'a dit. -- Eh bien! on ne dit pas que je sois amoureuse d'une abstraction. Il y a un nom dans tout ce bruit? -- Certes, oui, il y a un nom. -- Eh bien! ma chere, il n'est pas etonnant que je doive chercher ce nom, puisque tu ne me le dis pas. -- Ma chere marquise, en te voyant rougir, je croyais que tu ne chercherais pas longtemps. -- C'est ton mot Danae qui m'a surprise. Qui dit Danae dit pluie d'or, n'est ce pas? -- C'est-a-dire que le Jupiter de Danae se changea pour elle en pluie d'or. -- Mon amant alors... celui que tu me donnes... -- Oh! pardon; moi, je suis ton amie et ne te donne personne. -- Soit!... mais les ennemis. -- Veux-tu que je te dise le nom? -- Il y a une demi-heure que tu me le fais attendre. -- Tu vas l'entendre. Ne t'effarouche pas, c'est un homme puissant. -- Bon! La marquise s'enfoncait dans les mains ses ongles effiles, comme le patient a l'approche du fer. -- C'est un homme tres riche, continua Marguerite, le plus riche peut-etre. C'est enfin... La marquise ferma un instant les yeux. -- C'est le duc de Buckingham, dit Marguerite en riant aux eclats. La perfidie avait ete calculee avec une adresse incroyable. Ce nom, qui tombait a faux a la place du nom que la marquise attendait, faisait bien l'effet sur la pauvre femme de ces haches mal aiguisees qui avaient dechiquete, sans les tuer, MM. de Chalais et de Thou sur leurs echafauds. Elle se remit pourtant. -- J'avais bien raison, dit-elle, de t'appeler une femme d'esprit; tu me fais passer un agreable moment. La plaisanterie est charmante... Je n'ai jamais vu M. de Buckingham. -- Jamais? fit Marguerite en contenant ses eclats. -- Je n'ai pas mis le pied hors de chez moi depuis que le duc est a Paris. -- Oh! reprit Mme Vanel en allongeant son pied mutin vers un papier qui frissonnait pres de la fenetre sur un tapis. On peut ne pas se voir, mais on s'ecrit. La marquise fremit. Ce papier etait l'enveloppe de la lettre qu'elle lisait a l'entree de son amie. Cette enveloppe etait cachetee aux armes du surintendant. En se reculant sur son sofa, Mme de Belliere fit rouler sur ce papier les plis epais de sa large robe de soie, et l'ensevelit ainsi. -- Voyons, dit-elle alors, voyons, Marguerite, est-ce pour me dire toutes ces folies que tu es venue de si bon matin? -- Non, je suis venue pour te voir d'abord et pour te rappeler nos anciennes habitudes si douces et si bonnes, tu sais, lorsque nous allions nous promener a Vincennes, et que, sous un chene, dans un taillis, nous causions de ceux que nous aimions et qui nous aimaient. -- Tu me proposes une promenade. -- J'ai mon carrosse et trois heures de liberte. -- Je ne suis pas vetue, Marguerite... et... si tu veux que nous causions, sans aller au bois de Vincennes, nous trouverions dans le jardin de l'hotel un bel arbre, des charmilles touffues, un gazon seme de paquerettes, et toute cette violette que l'on sent d'ici. -- Ma chere marquise, je regrette que tu me refuses... J'avais besoin d'epancher mon coeur dans le tien. -- Je te le repete, Marguerite, mon coeur est a toi, aussi bien dans cette chambre, aussi bien ici pres, sous ce tilleul de mon jardin, que la-bas, sous un chene dans le bois. -- Pour moi, ce n'est pas la meme chose... En me rapprochant de Vincennes, marquise, je rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils tendent depuis quelques jours. La marquise leva tout a coup la tete. -- Cela t'etonne, n'est-ce pas... que je pense encore a Saint- Mande? -- A Saint-Mande! s'ecria Mme de Belliere. Et les regards des deux femmes se croiserent comme deux epees inquietes au premier engagement du combat. -- Toi, si fiere?... dit avec dedain la marquise. -- Moi... si fiere!... repliqua Mme Vanel. Je suis ainsi faite... Je ne pardonne pas l'oubli, je ne supporte pas l'infidelite. Quand je quitte et qu'on pleure, je suis tentee d'aimer encore; mais, quand on me quitte et qu'on rit, j'aime eperdument. Mme de Belliere fit un mouvement involontaire. "Elle est jalouse", se dit Marguerite. -- Alors, continua la marquise, tu es eperdument eprise... de M. de Buckingham... non, je me trompe... de M. Fouquet? Elle sentit le coup, et tout son sang afflua sur son coeur. -- Et tu voulais aller a Vincennes... a Saint-Mande meme! -- Je ne sais ce que je voulais, tu m'eusses conseillee peut-etre. -- En quoi? -- Tu l'as fait souvent. -- Certes, ce n'eut point ete en cette occasion; car, moi, je ne pardonne pas comme toi. J'aime moins peut-etre; mais quand mon coeur a ete froisse, c'est pour toujours. -- Mais M. Fouquet ne t'a pas froissee, dit avec une naivete de vierge Marguerite Vanel. -- Tu comprends parfaitement ce que je veux te dire. M. Fouquet ne m'a pas froissee; il ne m'est connu ni par faveur, ni par injure, mais tu as a te plaindre de lui. Tu es mon amie, je ne te conseillerais donc pas comme tu voudrais. -- Ah! tu prejuges? -- Les soupirs dont tu parlais sont plus que des indices. -- Ah! mais tu m'accables, fit tout a coup la jeune femme en rassemblant toutes ses forces comme le lutteur qui s'apprete a porter le dernier coup; tu ne comptes qu'avec mes mauvaises passions et mes faiblesses. Quant a ce que j'ai de sentiments purs et genereux, tu n'en parles point. Si je me sens entrainee en ce moment vers M. le surintendant, si je fais meme un pas vers lui, ce qui est probable, je te le confesse, c'est que le sort de M. Fouquet me touche profondement, c'est qu'il est, selon moi, un des hommes les plus malheureux qui soient. -- Ah! fit la marquise en appuyant une main sur son coeur, il y a donc quelque chose de nouveau? -- Tu ne sais donc pas? -- Je ne sais rien, dit Mme de Belliere avec cette palpitation de l'angoisse qui suspend la pensee et la parole, qui suspend jusqu'a la vie. -- Ma chere, il y a d'abord que toute la faveur du roi s'est retiree de M. Fouquet pour passer a M. Colbert. -- Oui, on le dit. -- C'est tout simple, depuis la decouverte du complot de Belle-Ile -- On m'avait assure que cette decouverte de fortifications avait tourne a l'honneur de M. Fouquet. Marguerite se mit a rire d'une facon si cruelle, que Mme de Belliere lui eut en ce moment plonge avec joie un poignard dans le coeur. -- Ma chere, continua Marguerite, il ne s'agit plus meme de l'honneur de M. Fouquet; il s'agit de son salut. Avant trois jours, la ruine du surintendant est consommee. -- Oh! fit la marquise en souriant a son tour, c'est aller un peu vite. -- J'ai dit trois jours, parce que j'aime a me leurrer d'une esperance. Mais tres certainement la catastrophe ne passera pas vingt-quatre heures. -- Et pourquoi? -- Par la plus humble de toutes les raisons: M. Fouquet n'a plus d'argent. -- Dans la finance, ma chere Marguerite, tel n'a pas d'argent aujourd'hui, qui demain fait rentrer des millions. -- Cela pouvait etre pour M. Fouquet alors qu'il avait deux amis riches et habiles qui amassaient pour lui et faisaient sortir l'argent de tous les coffres; mais ces amis sont morts. -- Les ecus ne meurent pas, Marguerite; ils sont caches, on les cherche, on les achete et on les trouve. -- Tu vois en blanc et en rose, tant mieux pour toi. Il est bien facheux que tu ne sois pas l'egerie de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source ou il pourra puiser les millions que le roi lui a demandes hier. -- Des millions? fit la marquise avec effroi. -- Quatre... c'est un nombre pair. -- Infame! murmura Mme de Belliere torturee par cette feroce joie... -- M. Fouquet a bien quatre millions, je pense, repliqua-t-elle courageusement. -- S'il a ceux que le roi lui demande aujourd'hui, dit Marguerite, peut-etre n'aura-t-il pas ceux que le roi lui demandera dans un mois. -- Le roi lui redemandera de l'argent? -- Sans doute, et voila pourquoi je te dis que la ruine de ce pauvre M, Fouquet devient infaillible. Par orgueil, il fournira de l'argent, et, quand il n'en aura plus, il tombera. -- C'est vrai, dit la marquise en frissonnant; le plan est fort... Dis-moi, M. Colbert hait donc bien M. Fouquet? -- Je crois qu'il ne l'aime pas... Or, c'est un homme puissant que M. Colbert; il gagne a etre vu de pres; des conceptions gigantesques, de la volonte, de la discretion; il ira loin. -- Il sera surintendant? -- C'est probable... Voila pourquoi, ma bonne marquise, je me sentais emue en faveur de ce pauvre homme qui m'a aimee, adoree meme; voila pourquoi, le voyant si malheureux, je lui pardonnais son infidelite... dont il se repent, j'ai lieu de le croire; voila pourquoi je n'eusse pas ete eloignee de lui porter une consolation, un bon conseil; il aurait compris ma demarche et m'en aurait su gre. C'est doux d'etre aimee, vois-tu. Les hommes apprecient fort l'amour quand ils ne sont pas aveugles par la puissance. La marquise, etourdie, ecrasee par ces atroces attaques, calculees avec la justesse et la precision d'un tir d'artillerie, ne savait plus comment repondre; elle ne savait plus comment penser. La voix de la perfide avait pris les intonations les plus affectueuses; elle parlait comme une femme et cachait les instincts d'une panthere. -- Eh bien! dit Mme de Belliere, qui espera vaguement que Marguerite cessait d'accabler l'ennemi vaincu; eh bien! que n'allez-vous trouver M. Fouquet? -- Decidement, marquise, tu m'as fait reflechir. Non, il serait inconvenant que je fisse la premiere demarche. M. Fouquet m'aime sans doute, mais il est trop fier. Je ne puis m'exposer a un affront... J'ai mon mari, d'ailleurs, a menager. Tu ne me dis rien. Allons! je consulterai la-dessus M. Colbert. Elle se leva en souriant comme pour prendre conge. La marquise n'eut pas la force de l'imiter. Marguerite fit quelques pas pour continuer a jouir de l'humiliante douleur ou sa rivale etait plongee; puis soudain: -- Tu ne me reconduis pas? dit-elle. La marquise se leva, pale et froide, sans s'inquieter davantage de cette enveloppe qui l'avait si fort preoccupee au commencement de la conversation et que son premier pas laissa a decouvert. Puis elle ouvrit la porte de son oratoire, et, sans meme retourner la tete du cote de Marguerite Vanel, elle s'y enferma. Marguerite prononca ou plutot balbutia trois ou quatre paroles que Mme de Belliere n'entendit meme pas. Mais, aussitot que la marquise eut disparu, son envieuse ennemie ne put resister au desir de s'assurer que ses soupcons etaient fondes; elle s'allongea comme une panthere et saisit l'enveloppe. -- Ah! dit-elle en grincant des dents, c'etait bien une lettre de M. Fouquet qu'elle lisait quand je suis arrivee! Et elle s'elanca, a son tour, hors de la chambre. Pendant ce temps, la marquise, arrivee derriere le rempart de sa porte, sentait qu'elle etait au bout de ses forces; un instant elle resta roide, pale et immobile comme une statue; puis, comme une statue qu'un vent d'orage ebranle sur sa base, elle chancela et tomba inanimee sur le tapis. Le bruit de sa chute retentit en meme temps que retentissait le roulement de la voiture de Marguerite sortant de l'hotel. Chapitre CI -- L'argenterie de Mme de Belliere Le coup avait ete d'autant plus douloureux qu'il etait inattendu; la marquise fut donc quelque temps a se remettre; mais, une fois remise, elle se prit aussitot a reflechir sur les evenements tels qu'ils s'annoncaient. Alors elle reprit, dut sa vue se briser encore en chemin, cette ligne d'idees que lui avait fait suivre son implacable amie. Trahison, puis noires menaces voilees sous un semblant d'interet public, voila pour les manoeuvres de Colbert. Joie odieuse d'une chute prochaine, efforts incessants pour arriver a ce but, seductions non moins coupables que le crime lui- meme: voila ce que Marguerite mettait en oeuvre. Les atomes crochus de Descartes triomphaient; a l'homme sans entrailles s'etait unie la femme sans coeur. La marquise vit avec tristesse, encore plus qu'avec indignation, que le roi trempat dans un complot qui decelait la duplicite de Louis XIII deja vieux, et l'avarice de Mazarin lorsqu'il n'avait pas encore eu le temps de se gorger de l'or francais. Mais bientot l'esprit de cette courageuse femme reprit toute son energie et cessa de s'arreter aux speculations retrogrades de la compassion. La marquise n'etait point de ceux qui pleurent quand il faut agir et qui s'amusent a plaindre un malheur qu'ils ont moyen de soulager. Elle appuya, pendant dix minutes a peu pres, son front dans ses mains glacees; puis, relevant le front, elle sonna ses femmes d'une main ferme et avec un geste plein d'energie. Sa resolution etait prise. -- A-t-on tout prepare pour mon depart? demanda-t-elle a une de ses femmes qui entrait. -- Oui, madame; mais on ne comptait pas que Madame la marquise dut partir pour Belliere avant trois jours. -- Cependant tout ce qui est parures et valeurs est en caisse? -- Oui, madame; mais nous avons l'habitude de laisser tout cela a Paris; Madame, ordinairement, n'emporte pas ses pierreries a la campagne. -- Et tout cela est range, dites-vous? -- Dans le cabinet de Madame. -- Et l'orfevrerie? -- Dans les coffres. -- Et l'argenterie? -- Dans la grande armoire de chene. La marquise se tut; puis, d'une voix tranquille: -- Que l'on fasse venir mon orfevre, dit-elle. Les femmes disparurent pour executer l'ordre. Cependant la marquise etait entree dans son cabinet, et, avec le plus grand soin, considerait ses ecrins. Jamais elle n'avait donne pareille attention a ces richesses qui font l'orgueil d'une femme; jamais elle n'avait regarde ces parures que pour les choisir selon leurs montures ou leurs couleurs. Aujourd'hui elle admirait la grosseur des rubis et la limpidite des diamants; elle se desolait d'une tache, d'un defaut; elle trouvait l'or trop faible et les pierres miserables. L'orfevre la surprit dans cette occupation lorsqu'il arriva. -- Monsieur Faucheux, dit-elle, vous m'avez fourni mon orfevrerie, je crois? -- Oui, madame la marquise. -- Je ne me souviens plus a combien se montait la note. -- De la nouvelle, madame, ou de celle que M. de Belliere vous donna en vous epousant? Car j'ai fourni les deux. -- Eh bien! de la nouvelle, d'abord. -- Madame, les aiguieres, les gobelets et les plats avec leurs etuis, le surtout et les mortiers a glace, les bassins a confitures et les fontaines ont coute a Madame la marquise soixante mille livres. -- Rien que cela, mon Dieu? -- Madame trouva ma note bien chere... -- C'est vrai! c'est vrai! Je me souviens qu'en effet c'etait cher; le travail, n'est-ce pas? -- Oui, madame: gravures, ciselures, formes nouvelles. -- Le travail entre pour combien dans le prix? N'hesitez pas. -- Un tiers de la valeur, madame. Mais... -- Nous avons encore l'autre service, le vieux, celui de mon mari? -- Oh! madame, il est moins ouvre que celui dont je vous parle. Il ne vaut que trente mille livres, valeur intrinseque. -- Soixante-dix! murmura la marquise. Mais, monsieur Faucheux, il y a encore l'argenterie de ma mere; vous savez, tout ce massif dont je n'ai pas voulu me defaire a cause du souvenir? -- Ah! madame, par exemple, c'est la une fameuse ressource pour des gens qui, comme Madame la marquise, ne seraient pas libres de garder leur vaisselle. En ce temps, madame, on ne travaillait pas leger comme aujourd'hui. On travaillait dans des lingots. Mais cette vaisselle n'est plus presentable; seulement, elle pese. -- Voila tout, voila tout ce qu'il faut. Combien pese-t-elle? -- Cinquante mille livres, au moins. Je ne parle pas des enormes vases de buffet qui, seuls, pesent cinq mille livres d'argent: soit dix mille livres les deux. -- Cent trente! murmura la marquise. Vous etes sur de ces chiffres, monsieur Faucheux? -- Sur, madame. D'ailleurs, ce n'est pas difficile a peser. -- Les quantites sont ecrites sur mes livres. -- Oh! vous etes une femme d'ordre, madame la marquise. -- Passons a autre chose, dit Mme de Belliere. Et elle ouvrit un ecrin. -- Je reconnais ces emeraudes, dit le marchand, c'est moi qui les ai fait monter; ce sont les plus belles de la cour; c'est-a-dire, non: les plus belles sont a Mme de Chatillon; elles lui viennent de MM. de Guise; mais les votres, madame, sont les secondes. -- Elles valent? -- Montees? -- Non; supposez qu'on voulut les vendre. -- Je sais bien qui les acheterait! s'ecria M. Faucheux. -- Voila precisement ce que je vous demande. On les acheterait donc? -- On acheterait toutes vos pierreries, madame; on sait que vous avez le plus bel ecrin de Paris. Vous n'etes pas de ces femmes qui changent; quand vous achetez, c'est du beau; lorsque vous possedez, vous gardez. -- Donc, on paierait ces emeraudes? -- Cent trente mille livres. La marquise ecrivit sur des tablettes, avec un crayon, le chiffre cite par l'orfevre. -- Ce collier de rubis? dit-elle. -- Des rubis balais? -- Les voici. -- Ils sont beaux, ils sont superbes. Je ne vous connaissais pas ces pierres, madame. -- Estimez. -- Deux cent mille livres. Celui du milieu en vaut cent a lui seul. -- Oui, oui, c'est ce que je pensais, dit la marquise. Les diamants, les diamants! oh! j'en ai beaucoup: bagues, chaines, pendants et girandoles, agrafes, ferrets! Estimez, monsieur Faucheux, estimez. L'orfevre prit sa loupe, ses balances, pesa, lorgna, et tout bas, faisant son addition: -- Voila des pierres, dit-il, qui coutent a Madame la marquise quarante mille livres de rente. -- Vous estimez huit cent mille livres?... -- A peu pres. -- C'est bien ce que je pensais. Mais les montures sont a part. -- Comme toujours, madame, si j'etais appele a vendre ou a acheter, je me contenterais, pour benefice, de l'or seul de ces montures; j'aurais encore vingt-cinq bonnes mille livres. -- C'est joli! -- Oui, madame, tres joli. -- Acceptez-vous le benefice a la condition de faire argent comptant des pierreries? -- Mais, madame! s'ecria l'orfevre effare, vous ne vendez pas vos diamants, je suppose? -- Silence, monsieur Faucheux, ne vous inquietez pas de cela, rendez-moi seulement reponse. Vous etes honnete homme, fournisseur de ma maison depuis trente ans, vous avez connu mon pere et ma mere, que servaient votre pere et votre mere. Je vous parle comme a un ami; acceptez-vous l'or des montures contre une somme comptant que vous verserez entre mes mains? -- Huit cent mille livres! mais c'est enorme! -- Je le sais. -- Impossible a trouver! -- Oh! que non. -- Mais madame, songez a l'effet que ferait, dans le monde, le bruit d'une vente de vos pierreries! -- Nul ne le saurait... Vous me ferez fabriquer autant de parures fausses semblables aux fines. Ne repondez rien je le veux. Vendez en detail, vendez seulement les pierres. -- Comme cela, c'est facile... Monsieur cherche des ecrins, des pierres nues pour la toilette de Madame. Il y a concours. Je placerai facilement chez Monsieur pour six cent mille livres. Je suis sur que les votres sont les plus belles. -- Quand cela? -- Sous trois jours. -- Eh bien! le reste, vous le placerez a des particuliers; pour le present, faites-moi un contrat de vente garanti... paiement sous quatre jours. -- Madame, madame, reflechissez, je vous en conjure... Vous perdrez la cent mille livres, si vous vous hatez. -- J'en perdrai deux cent mille s'il le faut. Je veux que tout soit fait ce soir. Acceptez-vous? -- J'accepte, madame la marquise... Je ne dissimule pas que je gagnerai a cela cinq mille pistoles. -- Tant mieux! comment aurai-je l'argent? -- En or ou en billets de la Banque de Lyon, payables chez M. Colbert. -- J'accepte, dit vivement la marquise; retournez chez vous et apportez vite la somme en billets, entendez-vous? -- Oui, madame; mais, de grace... -- Plus un mot, monsieur Faucheux. A propos, l'argenterie, que j'oubliais... Pour combien en ai-je? -- Cinquante mille livres, madame. -- C'est un million, se dit tout bas la marquise. Monsieur Faucheux, vous ferez prendre aussi l'orfevrerie et l'argenterie avec toute la vaisselle. Je pretexte une refonte pour des modeles plus a mon gout... Fondez, dis-je, et rendez-moi la valeur en or... sur-le-champ. -- Bien, madame la marquise. -- Vous mettrez cet or dans un coffre; vous ferez accompagner cet or d'un de vos commis et sans que mes gens le voient; ce commis m'attendra dans un carrosse. -- Celui de Mme Faucheux? dit l'orfevre. -- Si vous le voulez, je le prendrai chez vous. -- Oui, madame la marquise. -- Prenez trois de mes gens pour porter chez vous l'argenterie. -- Oui, madame. La marquise sonna. -- Le fourgon, dit-elle, a la disposition de M. Faucheux. L'orfevre salua et sortit en commandant que le fourgon le suivit de pres et en annoncant, lui-meme, que la marquise faisait fondre sa vaisselle pour en avoir de plus nouvelle. Trois heures apres, elle se rendait chez M. Faucheux et recevait de lui huit cent mille livres en billets de la Banque de Lyon, deux cent cinquante mille livres en or, enfermees dans un coffre que portait peniblement un commis jusqu'a la voiture de Mme Faucheux. Car Mme Faucheux avait un coche. Fille d'un president des comptes, elle avait apporte trente mille ecus a son mari, syndic des orfevres. Les trente mille ecus avaient fructifie depuis vingt ans. L'orfevre etait millionnaire et modeste. Pour lui, il avait fait l'emplette d'un venerable carrosse, fabrique en 1648, dix annees apres la naissance du roi. Ce carrosse, ou plutot cette maison roulante, faisait l'admiration du quartier; elle etait couverte de peintures allegoriques et de nuages semes d'etoiles d'or et d'argent dore. C'est dans cet equipage, un peu grotesque, que la noble femme monta, en regard du commis, qui dissimulait ses genoux de peur d'effleurer la robe de la marquise. C'est ce meme commis qui dit au cocher, fier de conduire une marquise: Route de Saint-Mande! Chapitre CII -- La dot Les chevaux de M. Faucheux etaient d'honnetes chevaux du Perche, ayant de gros genoux et des jambes tant soit peu engorgees. Comme la voiture, ils dataient de l'autre moitie du siecle. Ils ne couraient donc pas comme les chevaux anglais de M. Fouquet. Aussi mirent-ils deux heures a se rendre a Saint-Mande. On peut dire qu'ils marchaient majestueusement. La majeste exclut le mouvement. La marquise s'arreta devant une porte bien connue, quoiqu'elle ne l'eut vue qu'une fois, on se le rappelle, dans une circonstance non moins penible que celle qui l'amenait cette fois encore. Elle tira de sa poche une clef, l'introduisit de sa petite main blanche dans la serrure, poussa la porte qui ceda sans bruit, et donna l'ordre au commis de monter le coffret au premier etage. Mais le poids de ce coffret etait tel, que le commis fut force de se faire aider par le cocher. Le coffret fut depose dans ce petit cabinet, antichambre ou plutot boudoir, attenant au salon ou nous avons vu M. Fouquet aux pieds de la marquise. Mme de Belliere donna un louis au cocher, un sourire charmant au commis, et les congedia tous deux. Derriere eux, elle referma la porte et attendit ainsi, seule et barricadee. Nul domestique n'apparaissait a l'interieur. Mais toute chose etait appretee comme si un genie invisible eut devine les besoins et les desirs de l'hote ou plutot de l'hotesse qui etait attendue. Le feu prepare, les bougies aux candelabres, les rafraichissements sur l'etagere, les livres sur les tables, les fleurs fraiches dans les vases du Japon. On eut dit une maison enchantee. La marquise alluma les candelabres, respira le parfum des fleurs, s'assit et tomba bientot dans une profonde reverie. Mais cette reverie, toute melancolique, etait impregnee d'une certaine douceur. Elle voyait devant elle un tresor etale dans cette chambre. Un million qu'elle avait arrache de sa fortune comme la moissonneuse arrache un bleuet de sa couronne. Elle se forgeait les plus doux songes. Elle songeait surtout et avant tout au moyen de laisser tout cet argent a M. Fouquet sans qu'il put savoir d'ou venait le don. Ce moyen etait celui qui naturellement s'etait presente le premier a son esprit. Mais, quoique, en y reflechissant, la chose lui eut paru difficile, elle ne desesperait point de parvenir a ce but. Elle devait sonner pour appeler M. Fouquet, et s'enfuir plus heureuse que si, au lieu de donner un million, elle trouvait un million elle-meme. Mais, depuis qu'elle etait arrivee la, depuis qu'elle avait vu ce boudoir si coquet, qu'on eut dit qu'une femme de chambre venait d'en enlever jusqu'au dernier atome de poussiere; quand elle avait vu ce salon si bien tenu, qu'on eut dit qu'elle en avait chasse les fees qui l'habitaient, elle se demanda si deja les regards de ceux qu'elle avait fait fuir, genies, fees, lutins ou creatures humaines, ne l'avaient pas reconnue. Alors Fouquet saurait tout; ce qu'il ne saurait pas, il le devinerait; Fouquet refuserait d'accepter comme don ce qu'il eut peut-etre accepte a titre de pret, et, ainsi menee, l'entreprise manquerait de but comme de resultat. Il fallait donc que la demarche fut faite serieusement pour reussir Il fallait que le surintendant comprit toute la gravite de sa position pour se soumettre au caprice genereux d'une femme; il fallait enfin, pour le persuader, tout le charme d'une eloquente amitie, et, si ce n'etait point assez, tout l'enivrement d'un ardent amour que rien ne detournerait dans son absolu desir de convaincre. En effet, le surintendant n'etait-il pas connu pour un homme plein de delicatesse et de dignite? Se laisserait-il charger des depouilles d'une femme? Non, il lutterait, et si une voix au monde pouvait vaincre sa resistance, c'etait la voix de la femme qu'il aimait. Maintenant, autre doute, doute cruel qui passait dans le coeur de Mme de Belliere avec la douleur et le froid aigu d'un poignard: Aimait-il? Cet esprit leger, ce coeur volage se resoudrait-il a se fixer un moment, fut-ce pour contempler un ange? N'en etait-il pas de Fouquet, malgre tout son genie, malgre toute sa probite, comme des conquerants qui versent des larmes sur le champ de bataille lorsqu'ils ont remporte la victoire? "Eh bien! c'est de cela qu'il faut que je m'eclaircisse, c'est sur cela qu'il faut que je le juge, dit la marquise. Qui sait si ce coeur tant convoite n'est pas un coeur vulgaire et plein d'alliage, qui sait si cet esprit ne se trouvera pas etre, quand j'y appliquerai la pierre de touche, d'une nature triviale et inferieure? Allons! allons! s'ecria-t-elle, c'est trop de doute, trop d'hesitation, l'epreuve! l'epreuve!" Elle regarda la pendule. "Voila sept heures, il doit etre arrive, c'est l'heure des signatures. Allons!" Et, se levant avec une febrile impatience, elle marcha vers la glace, dans laquelle elle se souriait avec l'energique sourire du devouement; elle fit jouer le ressort et tira le bouton de la sonnette. Puis, comme epuisee a l'avance par la lutte qu'elle venait d'engager, elle alla s'agenouiller eperdue devant un vaste fauteuil, ou sa tete s'ensevelit dans ses mains tremblantes. Dix minutes apres, elle entendit grincer le ressort de la porte. La porte roula sur ses gonds invisibles. Fouquet parut. Il etait pale; il etait courbe sous le poids d'une pensee amere. Il n'accourait pas; il venait, voila tout. Il fallait que la preoccupation fut bien puissante pour que cet homme de plaisir, pour qui le plaisir etait tout, vint si lentement a un semblable appel. En effet, la nuit, feconde en reves douloureux, avait amaigri ses traits d'ordinaire si noblement insoucieux, avait trace autour de ses yeux des orbites de bistre. Il etait toujours beau, toujours noble, et l'expression melancolique de sa bouche, expression si rare chez cet homme, donnait a sa physionomie un caractere nouveau qui la rajeunissait. Vetu de noir, la poitrine toute gonflee de dentelles ravagees par sa main inquiete, le surintendant s'arreta l'oeil plein de reverie au seuil de cette chambre ou tant de fois il etait venu chercher le bonheur attendu. Cette douceur morne, cette tristesse souriante remplacant l'exaltation de la joie, firent sur Mme de Belliere, qui le regardait de loin, un effet indicible. L'oeil d'une femme sait lire tout orgueil ou toute souffrance sur les traits de l'homme qu'elle aime; on dirait qu'en raison de leur faiblesse, Dieu a voulu accorder aux femmes plus qu'il n'accorde aux autres creatures. Elles peuvent cacher leurs sentiments a l'homme; l'homme ne peut leur cacher les siens. La marquise devina d'un seul coup d'oeil tout le malheur du surintendant. Elle devina une nuit passee sans sommeil, un jour passe en deceptions. Des lors elle fut forte, elle sentait qu'elle aimait Fouquet au- dela de toute chose. Elle se releva, et, s'approchant de lui: -- Vous m'ecriviez ce matin, dit-elle, que vous commenciez a m'oublier, et que, moi que vous n'aviez pas revue, j'avais sans doute fini de penser a vous. Je viens vous dementir, monsieur, et cela d'autant plus surement que je lis dans vos yeux une chose. -- Laquelle, madame? demanda Fouquet etonne. -- C'est que vous ne m'avez jamais tant aimee qu'a cette heure; de meme que vous devez lire dans ma demarche, a moi, que je ne vous ai point oublie. -- Oh! vous, marquise, dit Fouquet, dont un eclair de joie illumina un instant la noble figure, vous, vous etes un ange, et les hommes n'ont pas le droit de douter de vous! Ils n'ont donc qu'a s'humilier et a demander grace! -- Grace vous soit donc accordee alors! Fouquet voulut se mettre a genoux. -- Non, dit-elle, a cote de moi, asseyez-vous. Ah! voila une pensee mauvaise qui passe dans votre esprit! -- Et a quoi voyez-vous cela, madame? -- A votre sourire, qui vient de gater toute votre physionomie. Voyons, a quoi songez-vous? Dites, soyez franc, pas de secrets entre amis? -- Eh bien! madame, dites-moi alors pourquoi cette rigueur de trois ou quatre mois. -- Cette rigueur? -- Oui; ne m'avez-vous pas defendu de vous visiter? -- Helas! mon ami, dit Mme de Belliere avec un profond soupir, parce que votre visite chez moi vous a cause un grand malheur, parce que l'on veille sur ma maison, parce que les memes yeux qui vous ont vu pourraient vous voir encore, parce que je trouve moins dangereux pour vous, a moi de venir ici, qu'a vous de venir chez moi; enfin, parce que je vous trouve assez malheureux pour ne pas vouloir augmenter encore votre malheur... Fouquet tressaillit. Ces mots venaient de le rappeler aux soucis de la surintendance, lui qui pendant quelques minutes ne se souvenait plus que des esperances de l'amant. -- Malheureux, moi? dit-il en essayant un sourire. Mais en verite, marquise, vous me le feriez croire avec votre tristesse. Ces beaux yeux ne sont-ils donc leves sur moi que pour me plaindre? Oh! j'attends d'eux un autre sentiment. -- Ce n'est pas moi qui suis triste, monsieur: regardez dans cette glace; c'est vous. -- Marquise, je suis un peu pale, c'est vrai, mais c'est l'exces du travail; le roi m'a demande hier de l'argent. -- Oui, quatre millions; je sais cela. -- Vous le savez! s'ecria Fouquet, surpris. Et comment le savez- vous? C'est au jeu seulement, apres le depart des reines et en presence d'une seule personne, que le roi... -- Vous voyez que je le sais; cela suffit, n'est-ce pas? Eh bien! continuez, mon ami: c'est que le roi vous a demande... -- Eh bien! vous comprenez, marquise, il a fallu se le procurer, puis le faire compter, puis le faire enregistrer, c'est long. Depuis la mort de M. de Mazarin, il y a un peu de fatigue et d'embarras dans le service des finances. Mon administration se trouve surchargee, voila pourquoi j'ai veille cette nuit. -- De sorte que vous avez la somme? demanda la marquise, inquiete. -- Il ferait beau voir, marquise, repliqua gaiement Fouquet, qu'un surintendant des finances n'eut pas quatre pauvres millions dans ses coffres. -- Oui, je crois que vous les avez ou que vous les aurez. -- Comment, que je les aurai? -- Il n'y a pas longtemps qu'il vous en avait deja fait demander deux. -- Il me semble, au contraire, qu'il y a un siecle, marquise; mais ne parlons plus argent, s'il vous plait. -- Au contraire, parlons-en, mon ami. -- Oh! -- Ecoutez, je ne suis venue que pour cela. -- Mais que voulez-vous donc dire? demanda le surintendant, dont les yeux exprimerent une inquiete curiosite. -- Monsieur, est-ce une charge inamovible que la surintendance? -- Marquise! -- Vous voyez que je vous reponds, et franchement meme. -- Marquise, vous me surprenez, vous me parlez comme un commanditaire. -- C'est tout simple: je veux placer de l'argent chez vous, et, naturellement, je desire savoir si vous etes sur. -- En verite, marquise, je m'y perds et ne sais plus ou vous voulez en venir. -- Serieusement, mon cher monsieur Fouquet, j'ai quelques fonds qui m'embarrassent. Je suis lasse d'acheter des terres et desire charger un ami de faire valoir mon argent. -- Mais cela ne presse pas, j'imagine? dit Fouquet. -- Au contraire, cela presse, et beaucoup. -- Eh bien! nous en causerons plus tard. -- Non pas plus tard, car mon argent est la. La marquise montra le coffret au surintendant, et, l'ouvrant, lui fit voir des liasses de billets et une masse d'or. Fouquet s'etait leve en meme temps que Mme de Belliere; il demeura un instant pensif; puis tout a coup, se reculant, il palit et tomba sur une chaise en cachant son visage dans ses mains. -- Oh! marquise! marquise! murmura-t-il. -- Eh bien? -- Quelle opinion avez-vous donc de moi pour me faire une pareille offre? -- De vous? -- Sans doute. -- Mais que pensez-vous donc vous-meme? Voyons. -- Cet argent, vous me l'apportez pour moi: vous me l'apportez parce que vous me savez embarrasse. Oh! ne niez pas. Je devine. Est-ce que je ne connais pas votre coeur? -- Eh bien! si vous connaissez mon coeur, vous voyez que c'est mon coeur que je vous offre. -- J'ai donc devine! s'ecria Fouquet. Oh! madame, en verite, je ne vous ai jamais donne le droit de m'insulter ainsi. -- Vous insulter! dit-elle en palissant. Etrange delicatesse humaine! Vous m'aimez, m'avez-vous dit? Vous m'avez demande au nom de cet amour ma reputation, mon honneur? Et quand je vous offre mon argent, vous me refusez! -- Marquise, marquise, vous avez ete libre de garder ce que vous appelez votre reputation et votre honneur. Laissez-moi la liberte de garder les miens. Laissez-moi me ruiner, laissez-moi succomber sous le fardeau des haines qui m'environnent, sous le fardeau des fautes que j'ai commises, sous le fardeau de mes remords meme; mais, au nom du Ciel! marquise, ne m'ecrasez pas sous ce dernier coup. -- Vous avez manque tout a l'heure d'esprit, monsieur Fouquet, dit-elle. -- C'est possible, madame. -- Et maintenant, voila que vous manquez de coeur. Fouquet comprima de sa main crispee sa poitrine haletante. -- Accablez-moi, madame, dit-il, je n'ai rien a repondre. -- Je vous ai offert mon amitie, monsieur Fouquet. -- Oui, madame; mais vous vous etes bornee la. -- Ce que je fais est-il d'une amie? -- Sans doute. -- Et vous refusez cette preuve de mon amitie? -- Je la refuse. -- Regardez-moi, monsieur Fouquet. Les yeux de la marquise etincelaient. -- Je vous offre mon amour. -- Oh! madame! dit Fouquet. -- Je vous aime, entendez-vous, depuis longtemps; les femmes ont comme les hommes leur fausse delicatesse. Depuis longtemps je vous aime, mais je ne voulais pas vous le dire. -- Oh! fit Fouquet en joignant les mains. -- Eh bien! je vous le dis. Vous m'avez demande cet amour a genoux, je vous l'ai refuse; j'etais aveugle comme vous l'etiez tout a l'heure. Mon amour, je vous l'offre. -- Oui, votre amour, mais votre amour seulement. -- Mon amour, ma personne, ma vie! tout, tout, tout! -- Oh! mon Dieu! s'ecria Fouquet ebloui. -- Voulez-vous de mon amour? -- Oh! mais vous m'accablez sous le poids de mon bonheur! -- Serez-vous heureux? Dites, dites... si je suis a vous, tout entiere a vous? -- C'est la felicite supreme! -- Alors, prenez-moi. Mais, si je vous fais le sacrifice d'un prejuge, faites moi celui d'un scrupule. -- Madame, madame, ne me tentez pas! -- Mon ami, mon ami, ne me refusez pas! -- Oh! faites attention a ce que vous proposez! -- Fouquet, un mot... "Non!..." et j'ouvre cette porte. Elle montra celle qui conduisait a la rue. Et vous ne me verrez plus. Un autre mot... "Oui!..." et je vous suis ou vous voudrez, les yeux fermes, sans defense, sans refus, sans remords. -- Elise!... Elise!... Mais ce coffret? -- C'est ma dot! -- C'est votre ruine! s'ecria Fouquet en bouleversant l'or et les papiers; il y a la un million... -- Juste... Mes pierreries, qui ne me serviront plus si vous ne m'aimez pas; qui ne me serviront plus si vous m'aimez comme je vous aime! -- Oh! c'en est trop! c'en est trop! s'ecria Fouquet. Je cede, je cede: ne fut-ce que pour consacrer un pareil devouement. J'accepte la dot... -- Et voici la femme, dit la marquise en se jetant dans ses bras. Chapitre CIII -- Le terrain de Dieu Pendant ce temps, Buckingham et de Wardes faisaient en bons compagnons et en harmonie parfaite la route de Paris a Calais. Buckingham s'etait hate de faire ses adieux, de sorte qu'il en avait brusque la meilleure partie. Les visites a Monsieur et a Madame, a la jeune reine et a la reine douairiere avaient ete collectives. Prevoyance de la reine mere, qui lui epargnait la douleur de causer encore en particulier avec Monsieur, qui lui epargnait le danger de revoir Madame. Buckingham embrassa de Guiche et Raoul; il assura le premier de toute sa consideration; le second d'une constante amitie destinee a triompher de tous les obstacles et a ne se laisser ebranler ni par la distance ni par le temps. Les fourgons avaient deja pris les devants; il partit le soir en carrosse avec toute sa maison. De Wardes, tout froisse d'etre pour ainsi dire emmene a la remorque par cet Anglais, avait cherche dans son esprit subtil tous les moyens d'echapper a cette chaine; mais nul ne lui avait donne assistance, et force lui etait de porter la peine de son mauvais esprit et de sa causticite. Ceux a qui il eut pu s'ouvrir, en qualite de gens spirituels l'eussent raille sur la superiorite du duc. Les autres esprits, plus lourds, mais plus senses, lui eussent allegue les ordres du roi, qui defendaient le duel. Les autres enfin, et c'etaient les plus nombreux, qui, par charite chretienne ou par amour-propre national, lui eussent prete assistance, ne se souciaient point d'encourir une disgrace, et eussent tout au plus prevenu les ministres d'un depart qui pouvait degenerer en un petit massacre. Il en resulta que, tout bien pese, de Wardes fit son portemanteau, prit deux chevaux, et, suivi d'un seul laquais, s'achemina vers la barriere ou le carrosse de Buckingham le devait prendre. Le duc recut son adversaire comme il eut fait de la plus aimable connaissance, se rangea pour le faire asseoir, lui offrit des sucreries, etendit sur lui le manteau de martre zibeline jete sur le siege de devant. Puis on causa: De la cour, sans parler de Madame; De Monsieur, sans parler de son menage; Du roi, sans parler de sa belle-soeur; De la reine mere, sans parler de sa bru; Du roi d'Angleterre, sans parler de sa soeur; De l'etat de coeur de chacun des voyageurs, sans prononcer aucun nom dangereux. Aussi le voyage, qui se faisait a petites journees, fut-il charmant. Aussi Buckingham, veritablement Francais par l'esprit et l'education, fut-il enchante d'avoir si bien choisi son _partner_. Bons repas effleures du bout des dents, essais de chevaux dans les belles prairies que coupait la route, chasses aux lievres, car Buckingham avait ses levriers. Tel fut l'emploi du temps. Le duc ressemblait un peu a ce beau fleuve de Seine, qui embrasse mille fois la France dans ses meandres amoureux avant de se decider a gagner l'Ocean. Mais, en quittant la France, c'etait surtout la Francaise nouvelle qu'il avait amenee a Paris que Buckingham regrettait; pas une de ses pensees qui ne fut un souvenir et, par consequent, un regret. Aussi quand, parfois, malgre sa force sur lui-meme, il s'abimait dans ses pensees, de Wardes le laissait-il tout entier a ses reveries. Cette delicatesse eut certainement touche Buckingham et change ses dispositions a l'egard de de Wardes, si celui-ci, tout en gardant le silence, eut eu l'oeil moins mechant et le sourire moins faux. Mais les haines d'instinct sont inflexibles; rien ne les eteint; un peu de cendre les recouvre parfois, mais sous cette cendre elles couvent plus furieuses. Apres avoir epuise toutes les distractions que presentait la route, on arriva, comme nous l'avons dit, a Calais. C'etait vers la fin du sixieme jour. Des la veille, les gens du duc avaient pris les devants et avaient frete une barque. Cette barque etait destinee a aller joindre le petit yacht qui courait des bordees en vue, ou s'embossait, lorsqu'il sentait ses ailes blanches fatiguees, a deux ou trois portees de canon de la jetee. Cette barque allant et venant devait porter tous les equipages du duc. Les chevaux avaient ete embarques; on les hissait de la barque sur le pont du batiment dans des paniers faits expres, et ouates de telle facon que leurs membres, dans les plus violentes crises meme de terreur ou d'impatience, ne quittaient pas l'appui moelleux des parois, et que leur poil n'etait pas meme rebrousse. Huit de ces paniers juxtaposes emplissaient la cale. On sait que, pendant les courtes traversees, les chevaux tremblants ne mangent point et frissonnent en presence des meilleurs aliments qu'ils eussent convoites sur terre. Peu a peu l'equipage entier du duc fut transporte a bord du yacht, et alors ses gens revinrent lui annoncer que tout etait pret, et que, lorsqu'il voudrait s'embarquer avec le gentilhomme francais, on n'attendait plus qu'eux. Car nul ne supposait que le gentilhomme francais put avoir a regler avec milord duc autre chose que des comptes d'amitie. Buckingham fit repondre au patron du yacht qu'il eut a se tenir pret, mais que la mer etait belle, que la journee promettant un coucher de soleil magnifique, il comptait ne s'embarquer que la nuit et profiter de la soiree pour faire une promenade sur la greve. D'ailleurs, il ajouta que, se trouvant en excellente compagnie, il n'avait pas la moindre hate de s'embarquer. En disant cela, il montra aux gens qui l'entouraient le magnifique spectacle du ciel empourpre a l'horizon, et d'un amphitheatre de nuages floconneux qui montaient du disque du soleil jusqu'au zenith, en affectant les formes d'une chaine de montagnes aux sommets entasses les uns sur les autres. Tout cet amphitheatre etait teint a sa base d'une espece de mousse sanglante, se fondant dans des teintes d'opale et de nacre au fur et a mesure que le regard montait de la base au sommet. La mer, de son cote, se teignait de ce meme reflet, et sur chaque cime de vague bleue dansait un point lumineux comme un rubis expose au reflet d'une lame. Tiede soiree, parfums salins chers aux reveuses imaginations, vent d'est epais et soufflant en harmonieuses rafales, puis au loin le yacht se profilant en noir avec ses agres a jour, sur le fond empourpre du ciel, et ca et la sur l'horizon les voiles latines courbees sous l'azur comme l'aile d'une mouette qui plonge, le spectacle, en effet, valait bien qu'on l'admirat. La foule des curieux suivit les valets dores, parmi lesquels, voyant l'intendant et le secretaire, elle croyait voir le maitre et son ami. Quant a Buckingham, simplement vetu d'une veste de satin gris et d'un pourpoint de petit velours violet, le chapeau sur les yeux, sans ordres ni broderies, il ne fut pas plus remarque que de Wardes, vetu de noir comme un procureur. Les gens du duc avaient recu l'ordre de tenir une barque prete au mole et de surveiller l'embarquement de leur maitre, sans venir a lui avant que lui ou son ami appelat. -- Quelque chose qu'ils vissent, avait-il ajoute en appuyant sur ces mots de facon qu'ils fussent compris. Apres quelques pas faits sur la plage: -- Je crois, monsieur, dit Buckingham a de Wardes, je crois qu'il va falloir nous faire nos adieux. Vous le voyez, la mer monte; dans dix minutes elle aura tellement imbibe le sable ou nous marchons, que nous serons hors d'etat de sentir le sol. -- Milord, je suis a vos ordres; mais... -- Mais nous sommes encore sur le terrain du roi, n'est-ce pas? -- Sans doute. -- Eh bien! venez; il y a la-bas, comme vous le voyez, une espece d'ile entouree par une grande flaque circulaire; la flaque va s'augmentant et l'ile disparaissant de minute en minute. Cette ile est bien a Dieu, car elle est entre deux mers et le roi ne l'a point sur ses cartes. La voyez-vous? -- Je la vois. Nous ne pouvons meme guere l'atteindre maintenant sans nous mouiller les pieds. -- Oui; mais remarquez qu'elle forme une eminence assez elevee, et que la mer monte de chaque cote en epargnant sa cime. Il en resulte que nous serons a merveille sur ce petit theatre. Que vous en semble? -- Je serai bien partout ou mon epee aura l'honneur de rencontrer la votre, milord. -- Eh bien! allons donc. Je suis desespere de vous faire mouiller les pieds, monsieur de Wardes; mais il est necessaire, je crois, que vous puissiez dire au roi: "Sire, je ne me suis point battu sur la terre de Votre Majeste." C'est peut-etre un peu bien subtil, mais depuis Port-Royal vous nagez dans les subtilites. Oh! ne nous en plaignons pas, cela vous donne un fort charmant esprit, et qui n'appartient qu'a vous autres. Si vous voulez bien, nous nous haterons, monsieur de Wardes, car voici la mer qui monte et la nuit qui vient. -- Si je ne marchais pas plus vite, milord, c'etait pour ne point passer devant Votre Grace. Etes-vous a pied sec, monsieur le duc? -- Oui, jusqu'a present. Regardez donc la-bas: voici mes droles qui ont peur de nous voir nous noyer et qui viennent faire une croisiere avec le canot. Voyez donc comme ils dansent sur la pointe des lames, c'est curieux; mais cela me donne le mal de mer. Voudriez-vous me permettre de leur tourner le dos? -- Vous remarquerez qu'en leur tournant le dos vous aurez le soleil en face, milord. -- Oh! il est bien faible a cette heure et aura bien vite disparu; ne vous inquietez donc point de cela. -- Comme vous voudrez, milord; ce que j'en disais, c'etait par delicatesse. -- Je le sais, monsieur de Wardes, et j'apprecie votre observation. Voulez vous oter nos pourpoints? -- Decidez, milord. -- C'est plus commode. -- Alors je suis tout pret. -- Dites-moi, la, sans facon, monsieur de Wardes, si vous vous sentez mal sur le sable mouille, ou si vous vous croyez encore un peu trop sur le territoire francais? Nous nous battrons en Angleterre ou sur mon yacht. -- Nous sommes fort bien ici, milord; seulement j'aurai l'honneur de vous faire observer que, comme la mer monte, nous aurons a peine le temps... Buckingham fit un signe d'assentiment, ota son pourpoint et le jeta sur le sable. De Wardes en fit autant. Les deux corps, blancs comme deux fantomes pour ceux qui les regardaient du rivage, se dessinaient sur l'ombre d'un rouge violet qui descendait du ciel. -- Ma foi! monsieur le duc, nous ne pouvons guere rompre, dit de Wardes. Sentez-vous comme nos pieds tiennent dans le sable? -- J'y suis enfonce jusqu'a la cheville, dit Buckingham, sans compter que voila l'eau qui nous gagne. -- Elle m'a gagne deja... Quand vous voudrez, monsieur le duc. De Wardes mit l'epee a la main. Le duc l'imita. -- Monsieur de Wardes, dit alors Buckingham, un dernier mot, s'il vous plait... Je me bats contre vous, parce que je ne vous aime pas, parce que vous m'avez dechire le coeur en raillant certaine passion que j'ai, que j'avoue en ce moment, et pour laquelle je serais tres heureux de mourir. Vous etes un mechant homme, monsieur de Wardes, et je veux faire tous mes efforts pour vous tuer; car, je le sens, si vous ne mourez pas de ce coup, vous ferez dans l'avenir beaucoup de mal a mes amis. Voila ce que j'avais a vous dire, monsieur de Wardes. Et Buckingham salua. -- Et moi, milord, voici ce que j'ai a vous repondre: je ne vous haissais pas; mais, maintenant que vous m'avez devine, je vous hais, et vais faire tout ce que je pourrai pour vous tuer. Et de Wardes salua Buckingham. Au meme instant, les fers se croiserent; deux eclairs se joignirent dans la nuit. Les epees se cherchaient, se devinaient, se touchaient. Tous deux etaient habiles tireurs; les premieres passes n'eurent aucun resultat. La nuit s'etait avancee rapidement; la nuit etait si sombre, qu'on attaquait et se defendait d'instinct. Tout a coup de Wardes sentit son fer arrete; il venait de piquer l'epaule de Buckingham. L'epee du duc s'abaissa avec son bras. -- Oh! fit-il. -- Touche, n'est-ce pas, milord? dit de Wardes en reculant de deux pas. -- Oui, monsieur, mais legerement. -- Cependant, vous avez quitte la garde. -- C'est le premier effet du froid du fer, mais je suis remis. Recommencons, s'il vous plait, monsieur. Et, degageant avec un sinistre froissement de lame, le duc dechira la poitrine du marquis. -- Touche aussi, dit-il. -- Non, dit de Wardes restant ferme a sa place. -- Pardon; mais, voyant votre chemise toute rouge.... dit Buckingham. -- Alors, dit de Wardes furieux, alors... a vous! Et, se fendant a fond, il traversa l'avant-bras de Buckingham. L'epee passa entre les deux os. Buckingham sentit son bras droit paralyse; il avanca le bras gauche, saisit son epee, prete a tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes se fut remis en garde, il lui traversa la poitrine. De Wardes chancela, ses genoux plierent, et, laissant son epee engagee encore dans le bras du duc, il tomba dans l'eau qui se rougit d'un reflet plus reel que celui que lui envoyaient les nuages. De Wardes n'etait pas mort. Il sentit le danger effroyable dont il etait menace: la mer montait. Le duc sentit le danger aussi. Avec un effort et un cri de douleur, il arracha le fer demeure dans son bras; puis, se retournant vers de Wardes: -- Est-ce que vous etes mort, marquis? dit-il. -- Non, repliqua de Wardes d'une voix etouffee par le sang qui montait de ses poumons a sa gorge, mais peu s'en faut. -- Eh bien qu'y a-t-il a faire? Voyons, pouvez-vous marcher? Buckingham le souleva sur un genou. -- Impossible, dit-il. Puis, retombant: -- Appelez vos gens, fit-il, ou je me noie. -- Hola! cria Buckingham; hola! de la barque! nagez vivement, nagez! La barque fit force de rames. Mais la mer montait plus vite que la barque ne marchait. Buckingham vit de Wardes pret a etre recouvert par une vague: de son bras gauche, sain et sans blessure, il lui fit une ceinture et l'enleva. La vague monta jusqu'a mi-corps, mais ne put l'ebranler. Mais a peine eut-il fait dix pas qu'une seconde vague, accourant plus haute, plus menacante, plus furieuse que la premiere, vint le frapper a la hauteur de la poitrine, le renversa, l'ensevelit. Puis, le reflux l'emportant, elle laissa un instant a decouvert le duc et de Wardes couches sur le sable. De Wardes etait evanoui. En ce moment quatre matelots du duc, qui comprirent le danger, se jeterent a la mer et en une seconde furent pres du duc. Leur terreur fut grande lorsqu'ils virent leur maitre se couvrir de sang a mesure que l'eau dont il etait impregne coulait vers les genoux et les pieds. Ils voulurent l'emporter. -- Non, non! dit le duc; a terre! a terre, le marquis! -- A mort! a mort, le Francais! crierent sourdement les Anglais. -- Miserables droles! s'ecria le duc se dressant avec un geste superbe qui les arrosa de sang, obeissez. M. de Wardes a terre, M. de Wardes en surete avant toutes choses ou je vous fais pendre! La barque s'etait approchee pendant ce temps. Le secretaire et l'intendant sauterent a leur tour a la mer et s'approcherent du marquis. Il ne donnait plus signe de vie. -- Je vous recommande cet homme sur votre tete, dit le duc. Au rivage! M. de Wardes au rivage! On le prit a bras et on le porta jusqu'au sable sec. Quelques curieux et cinq ou six pecheurs s'etaient groupes sur le rivage, attires par le singulier spectacle de deux hommes se battant avec de l'eau jusqu'aux genoux. Les pecheurs, voyant venir a eux un groupe d'hommes portant un blesse, entrerent, de leur cote, jusqu'a mi-jambe dans la mer. Les Anglais leur remirent le blesse au moment ou celui-ci commencait a rouvrir les yeux. L'eau salee de la mer et le sable fin s'etaient introduits dans ses blessures et lui causaient d'inexprimables souffrances. Le secretaire du duc tira de sa poche une bourse pleine et la remit a celui qui paraissait le plus considerable d'entre les assistants. -- De la part de mon maitre, milord duc de Buckingham, dit-il, pour que l'on prenne de M. le marquis de Wardes tous les soins imaginables. Et il s'en retourna, suivi des siens, jusqu'au canot que Buckingham avait regagne a grand-peine, mais seulement lorsqu'il avait vu de Wardes hors de danger. La mer etait deja haute; les habits brodes et les ceintures de soie furent noyes. Beaucoup de chapeaux furent enleves par les lames. Quant aux habits de milord duc et a ceux de de Wardes, le flux les avait portes vers le rivage. On enveloppa de Wardes dans l'habit du duc, croyant que c'etait le sien, et on le transporta a bras vers la ville. Chapitre CIV -- Triple amour Depuis le depart de Buckingham, de Guiche se figurait que la terre lui appartenait sans partage. Monsieur, qui n'avait plus le moindre sujet de jalousie et qui, d'ailleurs, se laissait accaparer par le chevalier de Lorraine, accordait dans sa maison autant de liberte que les plus exigeants pouvaient en souhaiter. De son cote, le roi, qui avait pris gout a la societe de Madame, imaginait plaisirs sur plaisirs pour egayer le sejour de Paris, en sorte qu'il ne se passait pas un jour sans une fete au Palais- Royal ou une reception chez Monsieur. Le roi faisait disposer Fontainebleau pour y recevoir la cour, et tout le monde s'employait pour etre du voyage. Madame menait la vie la plus occupee. Sa voix, sa plume ne s'arretaient pas un moment. Les conversations avec de Guiche prenaient peu a peu l'interet auquel on ne peut meconnaitre les preludes des grandes passions. Lorsque les yeux languissent a propos d'une discussion sur des couleurs d'etoffes, lorsque l'on passe une heure a analyser les merites et le parfum d'un sachet ou d'une fleur, il y a dans ce genre de conversation des mots que tout le monde peut entendre, mais il y a des gestes ou des soupirs que tout le monde ne peut voir. Quand Madame avait bien cause avec M. de Guiche, elle causait avec le roi, qui lui rendait visite regulierement chaque jour. On jouait, on faisait des vers, on choisissait des devises et des emblemes; ce printemps n'etait pas seulement le printemps de la nature, c'etait la jeunesse de tout un peuple dont cette cour formait la tete. Le roi etait beau, jeune, galant plus que tout le monde. Il aimait amoureusement toutes les femmes, meme la reine sa femme. Seulement le grand roi etait le plus timide ou le plus reserve de son royaume, tant qu'il ne s'etait pas avoue a lui-meme ses sentiments. Cette timidite le retenait dans les limites de la simple politesse, et nulle femme ne pouvait se vanter d'avoir la preference sur une autre. On pouvait pressentir que le jour ou il se declarerait serait l'aurore d'une souverainete nouvelle; mais il ne se declarait pas. M. de Guiche en profitait pour etre le roi de toute la cour amoureuse. On l'avait dit au mieux avec Mlle de Montalais, on l'avait dit assidu pres de Mlle de Chatillon; maintenant il n'etait plus meme civil avec aucune femme de la cour. Il n'avait d'yeux, d'oreilles que pour une seule. Aussi prenait-il insensiblement sa place chez Monsieur, qui l'aimait et le retenait le plus possible dans sa maison. Naturellement sauvage, il s'eloignait trop avant l'arrivee de Madame, une fois que Madame etait arrivee, il ne s'eloignait plus assez. Ce qui, remarque de tout le monde, le fut particulierement du mauvais genie de la maison, le chevalier de Lorraine, a qui Monsieur temoignait un vif attachement parce qu'il avait l'humeur joyeuse, meme dans ses mechancetes, et qu'il ne manquait jamais d'idees pour employer le temps. Le chevalier de Lorraine, disons-nous, voyant que de Guiche menacait de le supplanter, eut recours au grand moyen. Il disparut, laissant Monsieur bien empeche. Le premier jour de sa disparition, Monsieur ne le chercha presque pas, car de Guiche etait la, et, sauf les entretiens avec Madame, il consacrait bravement les heures du jour et de la nuit au prince. Mais le second jour, Monsieur, ne trouvant personne sous la main, demanda ou etait le chevalier. Il lui fut repondu que l'on ne savait pas. De Guiche, apres avoir passe sa matinee a choisir des broderies et des franges avec Madame, vint consoler le prince. Mais, apres le diner, il y avait encore des tulipes et des amethystes a estimer; de Guiche retourna dans le cabinet de Madame. Monsieur demeura seul; c'etait l'heure de sa toilette: il se trouva le plus malheureux des hommes et demanda encore si l'on avait des nouvelles du chevalier. -- Nul ne sait ou trouver M. le chevalier, fut la reponse que l'on rendit au prince. Monsieur, ne sachant plus ou porter son ennui, s'en alla en robe de chambre et coiffe chez Madame. Il y avait la grand cercle de gens qui riaient et chuchotaient a tous les coins: ici un groupe de femmes autour d'un homme et des eclats etouffes; la Manicamp et Malicorne pilles par Montalais, Mlle de Tonnay-Charente et deux autres rieuses. Plus loin, Madame, assise sur des coussins, et de Guiche eparpillant, a genoux pres d'elle, une poignee de perles et de pierres dans lesquelles le doigt fin et blanc de la princesse designait celles qui lui plaisaient le plus. Dans un autre coin, un joueur de guitare qui chantonnait des seguedilles espagnoles dont Madame raffolait depuis qu'elle les avait entendu chanter a la jeune reine avec une certaine melancolie; seulement ce que l'Espagnole avait chante avec des larmes dans les paupieres, l'Anglaise le fredonnait avec un sourire qui laissait voir ses dents de nacre. Ce cabinet, ainsi habite, presentait la plus riante image du plaisir. En entrant, Monsieur fut frappe de voir tant de gens qui se divertissaient sans lui. Il en fut tellement jaloux, qu'il ne put s'empecher de dire comme un enfant: -- Eh quoi! vous vous amusez ici, et moi, je m'ennuie tout seul! Sa voix fut comme le coup de tonnerre qui interrompt le gazouillement d'oiseaux sous le feuillage; il se fit un grand silence. De Guiche fut debout en un moment. Malicorne se fit petit derriere les jupes de Montalais. Manicamp se redressa et prit ses grands airs de ceremonie. Le _guitarrero_ fourra sa guitare sous une table et tira le tapis pour la dissimuler aux yeux du prince. Madame seule ne bougea point, et, souriant a son epoux, lui repondit: -- Est-ce que ce n'est pas l'heure de votre toilette? -- Que l'on choisit pour se divertir, grommela le prince. Ce mot malencontreux fut le signal de la deroute: les femmes s'enfuirent comme une volee d'oiseaux effrayes; le joueur de guitare s'evanouit comme une ombre; Malicorne, toujours protege par Montalais, qui elargissait sa robe, se glissa derriere une tapisserie Pour Manicamp, il vint en aide a de Guiche, qui, naturellement, restait aupres de Madame, et tous deux soutinrent bravement le choc avec la princesse. Le comte etait trop heureux pour en vouloir au mari; mais Monsieur en voulait a sa femme. Il lui fallait un motif de querelle; il le cherchait, et le depart precipite de cette foule, si joyeuse avant son arrivee et si troublee par sa presence, lui servit de pretexte. -- Pourquoi donc prend-on la fuite a mon aspect? dit-il d'un ton rogue. Madame repliqua froidement que, toutes les fois que le maitre paraissait, la famille se tenait a l'ecart par respect. Et, en disant ces mots, elle fit une mine si drole et si plaisante, que de Guiche et Manicamp ne purent se retenir. Ils eclaterent de rire; madame les imita; l'acces gagna Monsieur lui- meme, qui fut force de s'asseoir, parce que, en riant, il perdait trop de sa gravite. Enfin il cessa, mais sa colere s'etait augmentee. Il etait encore plus furieux de s'etre laisse aller a rire qu'il ne l'avait ete de voir rire les autres. Il regardait Manicamp avec de gros yeux, n'osant pas montrer sa colere au comte de Guiche. Mais, sur un signe qu'il fit avec trop de depit, Manicamp et de Guiche sortirent. En sorte que Madame, demeuree seule, se mit a ramasser tristement ses perles, ne rit plus du tout et parla encore moins. -- Je suis bien aise de voir, dit le duc, que l'on me traite comme un etranger chez vous, madame. Et il sortit exaspere. En chemin, il rencontra Montalais, qui veillait dans l'antichambre. -- Il fait beau venir vous voir, dit-il, mais a la porte. Montalais fit la reverence la plus profonde. -- Je ne comprends pas bien, dit-elle, ce que Votre Altesse Royale me fait l'honneur de me dire. -- Je dis, mademoiselle, que quand vous riez tous ensemble, dans l'appartement de Madame, est mal venu celui qui ne reste pas dehors. -- Votre Altesse Royale ne pense pas et ne parle pas ainsi pour elle, sans doute? -- Au contraire, mademoiselle, c'est pour moi que je parle, c'est a moi que je pense. Certes, je n'ai pas lieu de m'applaudir des receptions qui me sont faites ici. Comment! pour un jour qu'il y a chez Madame, chez moi, musique et assemblee, pour un jour que je compte me divertir un peu a mon tour, on s'eloigne!... Ah ca! craignait-on donc de me voir, que tout le monde a pris la fuite en me voyant?... On fait donc mal, quand je suis absent?... -- Mais, repartit Montalais, on ne fait pas aujourd'hui, monseigneur, autre chose que l'on ne fasse les autres jours. -- Quoi! tous les jours on rit comme cela! -- Mais, oui, monseigneur. -- Tous les jours, ce sont des groupes comme ceux que je viens de voir? -- Absolument pareils, monseigneur. -- Et enfin tous les jours on racle le boyau? -- Monseigneur, la guitare est d'aujourd'hui; mais, quand nous n'avons pas de guitare, nous avons les violons et les flutes; des femmes s'ennuient sans musique. -- Peste! et des hommes? -- Quels hommes, monseigneur? -- M. de Guiche, M. de Manicamp et les autres. -- Tous de la maison de Monseigneur. -- Oui, oui, vous avez raison, mademoiselle. Et le prince rentra dans ses appartements: il etait tout reveur. Il se precipita dans le plus profond de ses fauteuils, sans se regarder au miroir. -- Ou peut etre le chevalier? dit-il. Il y avait un serviteur aupres du prince. Sa question fut entendue. -- On ne sait, monseigneur. -- Encore cette reponse!... Le premier qui me repondra: "Je ne sais", je le chasse. Tout le monde, a cette parole, s'enfuit de chez Monsieur comme on s'etait enfui de chez Madame. Alors le prince entra dans une colere inexprimable. Il donna du pied dans un chiffonnier, qui roula sur le parquet, brise en trente morceaux. Puis, du plus grand sang-froid, il alla aux galeries, et renversa l'un sur l'autre un vase d'email, une aiguiere de porphyre et un candelabre de bronze. Le tout fit un fracas effroyable. Tout le monde parut aux portes. -- Que veut Monseigneur? se hasarda de dire timidement le capitaine des gardes. -- Je me donne de la musique, repliqua Monseigneur en grincant des dents. Le capitaine des gardes envoya chercher le medecin de Son Altesse Royale. Mais avant le medecin, arriva Malicorne, qui dit au prince: -- Monseigneur, M. le chevalier de Lorraine me suit. Le duc regarda Malicorne et lui sourit. Le chevalier entra en effet. Chapitre CV -- La jalousie de M. de Lorraine Le duc d'Orleans poussa un cri de satisfaction en apercevant le chevalier de Lorraine. -- Ah! c'est heureux, dit-il, par quel hasard vous voit-on? N'etiez-vous pas disparu, comme on le disait? -- Mais, oui, monseigneur. -- Un caprice? -- Un caprice! moi, avoir des caprices avec Votre Altesse? Le respect... -- Laisse la le respect, auquel tu manques tous les jours. Je t'absous. Pourquoi etais-tu parti? -- Parce que j'etais parfaitement inutile a Monseigneur. -- Explique-toi? -- Monseigneur a pres de lui des gens plus divertissants que je ne le serai jamais. Je ne me sens pas de force a lutter, moi; je me suis retire. -- Toute cette reserve n'a pas le sens commun. Quels sont ces gens contre qui tu ne veux pas lutter? Guiche? -- Je ne nomme personne. -- C'est absurde! Guiche te gene? -- Je ne dis pas cela, monseigneur; ne me faites pas parler: vous savez bien que de Guiche est de nos bons amis. -- Qui, alors? -- De grace, monseigneur, brisons la, je vous en supplie. Le chevalier savait bien que l'on irrite la curiosite comme la soif en eloignant le breuvage ou l'explication. -- Non, je veux savoir pourquoi tu as disparu. -- Eh bien! je vais vous le dire; mais ne le prenez pas en mauvaise part. -- Parle. -- Je me suis apercu que je genais. -- Qui? -- Madame. -- Comment cela? dit le duc etonne. -- C'est tout simple Madame est peut-etre jalouse de l'attachement que vous voulez bien avoir pour moi. -- Elle te le temoigne? -- Monseigneur, Madame ne m'adresse jamais la parole, surtout depuis un certain temps. -- Quel temps? -- Depuis que M. de Guiche lui ayant plu mieux que moi, elle le recoit a toute heure. Le duc rougit. -- A toute heure... Qu'est-ce que ce mot-la, chevalier? dit-il severement. -- Vous voyez bien, monseigneur, que je vous ai deplu; j'en etais bien sur. -- Vous ne me deplaisez pas, mais vous dites les choses un peu vivement. En quoi Madame prefere-t-elle Guiche a vous? -- Je ne dirai plus rien, fit le chevalier avec un salut plein de ceremonie. -- Au contraire, j'entends que vous parliez. Si vous vous etes retire pour cela, vous etes donc bien jaloux? -- Il faut etre jaloux quand on aime, monseigneur; est-ce que Votre Altesse n'est pas jalouse de Madame? est-ce que Votre Altesse, si elle voyait toujours quelqu'un pres de Madame, et quelqu'un traite favorablement, ne prendrait pas de l'ombrage? On aime ses amis comme ses amours. Votre Altesse Royale m'a fait quelquefois l'insigne honneur de m'appeler son ami. -- Oui, oui, mais voila encore un mot equivoque; chevalier, vous avez la conversation malheureuse. -- Quel mot, monseigneur? -- Vous avez dit: Traite favorablement... Qu'entendez-vous par ce favorablement? -- Rien que de fort simple, monseigneur, dit le chevalier avec une grande bonhomie. Ainsi, par exemple, quand un mari voit sa femme appeler de preference tel ou tel homme pres d'elle; quand cet homme se trouve toujours a la tete de son lit ou bien a la portiere de son carrosse; lorsqu'il y a toujours une petite place pour le pied de cet homme dans la circonference des robes de la femme; lorsque les gens se rencontrent hors des appels de la conversation; lorsque le bouquet de celle-ci est de la couleur des rubans de celui-la; lorsque les musiques sont dans l'appartement, les soupers dans les ruelles; lorsque, le mari paraissant, tout se tait chez la femme; lorsque le mari se trouve avoir soudain pour compagnon le plus assidu, le plus tendre des hommes qui, huit jours auparavant, semblait le moins a lui... alors... -- Alors, acheve. -- Alors, je dis, monseigneur, qu'on est peut-etre jaloux; mais tous ces details-la ne sont pas de mise, il ne s'agit en rien de cela dans notre conversation. Le duc s'agitait et se combattait evidemment. -- Vous ne me dites pas, finit-il par dire, pourquoi vous vous eloignates. Tout a l'heure, vous disiez que c'etait dans la crainte de gener, vous ajoutiez meme que vous aviez remarque de la part de Madame un penchant a frequenter un de Guiche. -- Ah! monseigneur, je n'ai pas dit cela. -- Si fait. -- Mais si je l'ai dit, je ne voyais rien la que d'innocent. -- Enfin, vous voyiez quelque chose? -- Monseigneur m'embarrasse. -- Qu'importe! parlez. Si vous dites la verite, pourquoi vous embarrasser? -- Je dis toujours la verite, monseigneur, mais j'hesite toujours aussi quand il s'agit de repeter ce que disent les autres. -- Ah! vous repetez... Il parait qu'on a dit alors? -- J'avoue qu'on m'a parle. -- Qui? Le chevalier prit un air presque courrouce. -- Monseigneur, dit-il, vous me soumettez a une question, vous me traitez comme un accuse sur la sellette... et les bruits qui effleurent en passant l'oreille d'un gentilhomme n'y sejournent pas. Votre Altesse veut que je grandisse le bruit a la hauteur d'un evenement. -- Enfin, s'ecria le duc avec depit, un fait constant, c'est que vous vous etes retire a cause de ce bruit. -- Je dois dire la verite: on m'a parle des assiduites de M. de Guiche pres de Madame, rien de plus; plaisir innocent, je le repete, et, de plus, permis; mais, monseigneur, ne soyez pas injuste et ne poussez pas les choses a l'exces. Cela ne vous regarde pas. -- Il ne me regarde pas qu'on parle des assiduites de Guiche chez Madame?... -- Non, monseigneur, non; et ce que je vous dis, je le dirais a de Guiche lui-meme, tant je vois en beau la cour qu'il fait a Madame; je le lui dirais a elle-meme. Seulement vous comprenez ce que je crains? Je crains de passer pour un jaloux de faveur, quand je ne suis qu'un jaloux d'amitie. Je connais votre faible, je connais que, quand vous aimez, vous etes exclusif. Or, vous aimez Madame, et d'ailleurs qui ne l'aimerait pas? Suivez bien le cercle ou je me promene: Madame a distingue dans vos amis le plus beau et le plus attrayant; elle va vous influencer de telle facon au sujet de celui-la, que vous negligerez les autres. Un dedain de vous me ferait mourir; c'est assez deja de supporter ceux de Madame. J'ai donc pris mon parti, monseigneur, de ceder la place au favori dont j'envie le bonheur, tout en professant pour lui une amitie sincere et une sincere admiration. Voyons, avez-vous quelque chose contre ce raisonnement? Est-il d'un galant homme? La conduite est-elle d'un brave ami? Repondez au moins, vous qui m'avez si rudement interroge. Le duc s'etait assis, il tenait sa tete a deux mains et ravageait sa coiffure. Apres un silence assez long pour que le chevalier eut pu apprecier tout l'effet de ses combinaisons oratoires, Monseigneur se releva. -- Voyons, dit-il, et sois franc. -- Comme toujours. -- Bon! Tu sais que nous avons deja remarque quelque chose au sujet de cet extravagant de Buckingham. -- Oh! monseigneur, n'accusez pas Madame, ou je prends conge de vous. Quoi! vous allez a ces systemes? quoi, vous soupconnez? -- Non, non, chevalier, je ne soupconne pas Madame; mais enfin... je vois... je compare... -- Buckingham etait un fou! -- Un fou sur lequel tu m'as parfaitement ouvert les yeux. -- Non! non! dit vivement le chevalier, ce n'est pas moi qui vous ai ouvert les yeux, c'est de Guiche. Oh! ne confondons pas. Et il se mit a rire de ce rire strident qui ressemble au sifflet d'une couleuvre. -- Oui, oui, en effet... tu dis quelques mots, mais Guiche se montra le plus jaloux. -- Je crois bien, continua le chevalier sur le meme ton; il combattait pour l'autel et le foyer. -- Plait-il? fit le duc imperieusement et revolte de cette plaisanterie perfide. -- Sans doute, M. de Guiche n'est-il pas le premier gentilhomme de votre maison? -- Enfin, repliqua le duc un peu plus calme, cette passion de Buckingham avait ete remarquee? -- Certes! -- Eh bien! dit-on que celle de M. de Guiche soit remarquee autant? -- Mais, monseigneur, vous retombez encore; on ne dit pas que M. de Guiche ait de la passion. -- C'est bien! c'est bien! -- Vous voyez, monseigneur, qu'il valait mieux, cent fois mieux, me laisser dans ma retraite que d'aller vous forger avec mes scrupules des soupcons que Madame regardera comme des crimes, et elle aura raison. -- Que feras-tu, toi? -- Une chose raisonnable. -- Laquelle? -- Je ne ferais plus la moindre attention a la societe de ces epicuriens nouveaux, et de cette facon les bruits tomberaient. -- Je verrai, je me consulterai. -- Oh! vous avez le temps, le danger n'est pas grand, et puis il ne s'agit ni de danger ni de passion; il s'agit d'une crainte que j'ai eue de voir s'affaiblir votre amitie pour moi. Des que vous me la rendez avec une assurance aussi gracieuse, je n'ai plus d'autre idee en tete. Le duc secoua la tete, comme s'il voulait dire: "Si tu n'as plus d'idees, moi, j'en ai." Mais l'heure du diner etant arrivee, Monseigneur envoya prevenir Madame. Il fut repondu que Madame ne pouvait assister au grand couvert et qu'elle dinerait chez elle. -- Cela n'est pas ma faute, dit le duc; ce matin, tombant au milieu de toutes leurs musiques, j'ai fait le jaloux, et on me boude. -- Nous dinerons seuls, dit le chevalier avec un soupir; je regrette Guiche. -- Oh! de Guiche ne boudera pas longtemps, c'est un bon naturel. -- Monseigneur, dit tout a coup le chevalier, il me vient une bonne idee: tantot, dans notre conversation, j'ai pu aigrir Votre Altesse et donner sur lui des ombrages. Il convient que je sois le mediateur... Je vais aller a la recherche du comte et je le ramenerai. -- Ah! chevalier, tu es une bonne ame. -- Vous dites cela comme si vous etiez surpris. -- Dame! tu n'es pas tendre tous les jours. -- Soit; mais je sais reparer un tort que j'ai fait, avouez. -- J'avoue. -- Votre Altesse veut bien me faire la grace d'attendre ici quelques moments? -- Volontiers, va... J'essaierai mes habits de Fontainebleau. Le chevalier partit, il appela ses gens avec un grand soin, comme s'il leur donnait divers ordres. Tous partirent dans differentes directions; mais il retint son valet de chambre. -- Sache, dit-il, et sache tout de suite si M. de Guiche n'est pas chez Madame. Vois; comment savoir cela? -- Facilement, monsieur le chevalier; je le demanderai a Malicorne, qui le saura de Mlle de Montalais. Cependant je dois dire que la demande sera vaine, car tous les gens de M. de Guiche sont partis: le maitre a du partir avec eux. -- Informe-toi, neanmoins. Dix minutes ne s'etaient pas ecoulees, que le valet de chambre revint. Il attira mysterieusement son maitre dans un escalier de service, et le fit entrer dans une petite chambre dont la fenetre donnait sur le jardin. -- Qu'y a-t-il? dit le chevalier; pourquoi tant de precautions? -- Regardez, monsieur, dit le valet de chambre. -- Quoi? -- Regardez sous le marronnier, en bas. -- Bien... Ah! mon Dieu! je vois Manicamp qui attend; qu'attend- il? -- Vous allez le voir, si vous prenez patience... La! voyez-vous, maintenant? -- Je vois un, deux, quatre musiciens avec leurs instruments, et derriere eux, les poussant, de Guiche en personne. Mais que fait- il la? -- Il attend qu'on lui ouvre la porte de l'escalier des dames d'honneur; il montera par la chez Madame, ou l'on va faire entendre une nouvelle musique pendant le diner. -- C'est superbe ce que tu dis la. -- N'est-ce pas, monsieur? -- Et c'est M. Malicorne qui t'a dit cela? -- Lui-meme. -- Il t'aime donc? -- Il aime Monsieur. -- Pourquoi? -- Parce qu'il veut etre de sa maison. -- Mordieu! il en sera. Combien t'as-t-il donne pour cela? -- Le secret que je vous vends, monsieur. -- Je te le paie cent pistoles. Prends! -- Merci, monsieur... Voyez-vous, la petite porte s'ouvre, une femme fait entrer les musiciens... -- C'est la Montalais? -- Tout beau, monsieur, ne criez pas ce nom; qui dit Montalais dit Malicorne. Si vous vous brouillez avec l'un, vous serez mal avec l'autre. -- Bien, je n'ai rien vu. -- Et moi rien recu, dit le valet en emportant la bourse. Le chevalier, ayant la certitude que de Guiche etait entre, revint chez Monsieur, qu'il trouva splendidement vetu et rayonnant de joie comme de beaute. -- On dit, s'ecria-t-il, que le roi prend le soleil pour devise; vrai, monseigneur, c'est a vous que cette devise conviendrait. -- Et Guiche? -- Introuvable! Il a fui, il s'est evapore. Votre algarade du matin l'a effarouche. On ne l'a pas trouve chez lui. -- Bah! il est capable, ce cerveau fele, d'avoir pris la poste pour aller dans ses terres. Pauvre garcon! nous le rappellerons, va. Dinons. -- Monseigneur, c'est le jour des idees; j'en ai encore une. -- Laquelle? -- Monseigneur, Madame vous boude, et elle a raison. Vous lui devez une revanche; allez diner avec elle. -- Oh! c'est d'un mari faible. -- C'est d'un bon mari. La princesse s'ennuie: elle va pleurer dans son assiette, elle aura les yeux rouges. Un mari se fait odieux qui rougit les yeux de sa femme. Allons, monseigneur, allons! -- Non, mon service est commande pour ici. -- Voyons, voyons, monseigneur, nous serons tristes; j'aurai le coeur gros de savoir que Madame est seule; vous, tout feroce que vous voudrez etre, vous soupirerez. Emmenez-moi au diner de Madame, et ce sera une charmante surprise. Je gage que nous nous divertirons; vous aviez tort ce matin. -- Peut-etre bien. -- Il n'y a pas de peut-etre, c'est un fait. -- Chevalier, chevalier! tu me conseilles mal. -- Je vous conseille bien, vous etes dans vos avantages: votre habit pensee, brode d'or, vous va divinement. Madame sera encore plus subjuguee par l'homme que par le procede. Voyons, monseigneur. -- Tu me decides, partons. Le duc sortit avec le chevalier de son appartement, et se dirigea vers celui de Madame. Le chevalier glissa ces mots a l'oreille de son valet: -- Du monde devant la petite porte! Que nul ne puisse s'echapper par la! Cours. Et derriere le duc il parvint aux antichambres de Madame. Les huissiers allaient annoncer. -- Que nul ne bouge, dit le chevalier en riant, Monseigneur veut faire une surprise. Chapitre CVI -- Monsieur est jaloux de Guiche Monsieur entra brusquement comme les gens qui ont une bonne intention et qui croient faire plaisir, ou comme ceux qui esperent surprendre quelque secret, triste aubaine des jaloux. Madame, enivree par les premieres mesures de la musique, dansait comme une folle, laissant la son diner commence. Son danseur etait M. de Guiche, les bras en l'air, les yeux a demi fermes, le genou en terre, comme ces danseurs espagnols aux regards voluptueux, au geste caressant. La princesse tournait autour de lui avec le meme sourire et la meme seduction provocante. Montalais admirait. La Valliere, assise dans un coin, regardait toute reveuse. Il est impossible d'exprimer l'effet que produisit sur ces gens heureux la presence de Monsieur. Il serait tout aussi impossible d'exprimer l'effet que produisit sur Philippe la vue de ces gens heureux. Le comte de Guiche n'eut pas la force de se relever; Madame demeura au milieu de son pas et de son attitude, sans pouvoir articuler un mot. Le chevalier de Lorraine, adosse au chambranle de la porte, souriait comme un homme plonge dans la plus naive admiration. La paleur du prince, le tremblement convulsif de ses mains et de ses jambes furent les premiers symptomes qui frapperent les assistants. Un profond silence succeda au bruit de la danse. Le chevalier de Lorraine profita de cet intervalle pour venir saluer respectivement Madame et de Guiche; en affectant de les confondre dans ses reverences, comme les deux maitres de la maison. Monsieur, s'approchant a son tour: -- Je suis enchante, dit-il d'une voix rauque; j'arrivais ici croyant vous trouver malade et triste, je vous vois livree a de nouveaux plaisirs; en verite, c'est heureux! Ma maison est la plus joyeuse de l'univers. Se retournant vers de Guiche: -- Comte, dit-il, je ne vous savais pas si brave danseur. Puis, revenant a sa femme: -- Soyez meilleure pour moi, dit-il avec une amertume qui voilait sa colere; chaque fois qu'on se rejouira chez vous, invitez-moi... Je suis un prince fort abandonne. De Guiche avait repris toute son assurance, et, avec une fierte naturelle qui lui allait bien: -- Monseigneur, dit-il, sait bien que toute ma vie est a son service; quand il s'agira de la donner, je suis pret; pour aujourd'hui il ne s'agit que de danser aux violons, je danse. -- Et vous avez raison, dit froidement le prince. Et puis, Madame, continua-t-il, vous ne remarquez pas que vos dames m'enlevent mes amis: M. de Guiche n'est pas a vous, madame, il est a moi. Si vous voulez diner sans moi, vous avez vos dames. Quand je dine seul, j'ai mes gentilshommes; ne me depouillez pas tout a fait. Madame sentit le reproche et la lecon. La rougeur monta soudain jusqu'a ses yeux. -- Monsieur, repliqua-t-elle, j'ignorais, en venant a la cour de France, que les princesses de mon rang dussent etre considerees comme les femmes de Turquie. J'ignorais qu'il fut defendu de voir des hommes; mais, puisque telle est votre volonte, je m'y conformerai; ne vous genez point si vous voulez faire griller mes fenetres. Cette riposte, qui fit sourire Montalais et de Guiche, ramena dans le coeur du prince la colere, dont une bonne partie venait de s'evaporer en paroles. -- Tres bien! dit-il d'un ton concentre, voila comme on me respecte chez moi! -- Monseigneur! monseigneur! murmura le chevalier a l'oreille de Monsieur, de facon que tout le monde remarquat bien qu'il le moderait. -- Venez! repliqua le duc pour toute reponse, en l'entrainant et en pirouettant par un mouvement brusque, au risque de heurter Madame. Le chevalier suivit son maitre jusque dans l'appartement, ou le prince ne fut pas plutot assis, qu'il donna un libre cours a sa fureur. Le chevalier levait les yeux au ciel, joignait les mains et ne disait mot. -- Ton avis? s'ecria Monsieur. -- Sur quoi, monseigneur? -- Sur tout ce qui se passe ici. -- Oh! monseigneur, c'est grave. -- C'est odieux! la vie ne peut se passer ainsi. -- Voyez, comme c'est malheureux! dit le chevalier. Nous esperions avoir la tranquillite apres le depart de ce fou de Buckingham. -- Et c'est pire! -- Je ne dis pas cela, monseigneur. -- Non, mais je le dis, moi, car Buckingham n'eut jamais ose faire le quart de ce que nous avons vu. -- Quoi donc? -- Se cacher pour danser, feindre une indisposition pour diner tete a tete. -- Oh! monseigneur, non! non! -- Si! si! cria le prince en s'excitant lui-meme comme les enfants volontaires; mais je n'endurerai pas cela plus longtemps, il faut qu'on sache ce qui se passe. -- Monseigneur, un eclat... -- Pardieu! dois-je me gener quand on se gene si peu avec moi? Attends moi ici, chevalier, attends-moi! Le prince disparut dans la chambre voisine, et s'informa de l'huissier si la reine mere etait revenue de la chapelle. Anne d'Autriche etait heureuse: la paix revenue au foyer de sa famille, tout un peuple charme par la presence d'un souverain jeune et bien dispose pour les grandes choses, les revenus de l'Etat agrandis, la paix exterieure assuree, tout lui presageait un avenir tranquille. Elle se reprenait parfois au souvenir de ce pauvre jeune homme qu'elle avait recu en mere et chasse en maratre. Un soupir achevait sa pensee. Tout a coup le duc d'Orleans entra chez elle. -- Ma mere, s'ecria-t-il en fermant vivement les portieres, les choses ne peuvent subsister ainsi. Anne d'Autriche leva sur lui ses beaux yeux, et, avec une inalterable douceur: -- De quelle chose voulez-vous parler? dit-elle. -- Je veux parler de Madame. -- Votre femme? -- Oui, ma mere. -- Je gage que ce fou de Buckingham lui aura ecrit quelque lettre d'adieu. -- Ah bien! oui, ma mere, est-ce qu'il s'agit de Buckingham! -- Et de qui donc alors? Car ce pauvre garcon etait bien a tort le point de mire de votre jalousie, et je croyais... -- Ma mere, Madame a deja remplace M. de Buckingham. -- Philippe, que dites-vous? Vous prononcez la des paroles legeres. -- Non pas, non pas. Madame a si bien fait que je suis encore jaloux. -- Et de qui, bon Dieu? -- Quoi! vous n'avez pas remarque? -- Non. -- Vous n'avez pas vu que M. de Guiche est toujours chez elle, toujours avec elle? La reine frappa ses deux mains l'une contre l'autre et se mit a rire. -- Philippe, dit-elle, ce n'est pas un defaut que vous avez la; c'est une maladie. -- Defaut ou maladie, madame, j'en souffre. -- Et vous pretendez qu'on guerisse un mal qui existe seulement dans votre imagination? Vous voulez qu'on vous approuve, jaloux, quand il n'y a aucun fondement a votre jalousie? -- Allons, voila que vous allez recommencer pour celui-ci ce que vous disiez pour celui-la. -- C'est que, mon fils, dit sechement la reine, ce que vous faisiez pour celui-la, vous le recommencez pour celui-ci. Le prince s'inclina un peu pique. -- Et si je cite des faits, dit-il, croirez-vous? -- Mon fils, pour toute autre chose que la jalousie, je vous croirais sans l'allegation des faits; mais, pour la jalousie, je ne vous promets rien. -- Alors, c'est comme si Votre Majeste m'ordonnait de me taire et me renvoyait hors de cause. -- Nullement; vous etes mon fils, je vous dois toute l'indulgence d'une mere. -- Oh! dites votre pensee: vous me devez toute l'indulgence que merite un fou. -- N'exagerez pas, Philippe, et prenez garde de me representer votre femme comme un esprit deprave... -- Mais les faits! -- J'ecoute. -- Ce matin, on faisait de la musique chez Madame, a dix heures. -- C'est innocent. -- M. de Guiche causait seul avec elle... Ah! j'oublie de vous dire que, depuis huit jours, il ne la quitte pas plus que son ombre. -- Mon ami, s'ils faisaient mal, ils se cacheraient. -- Bon! s'ecria le duc; je vous attendais la. Retenez bien ce que vous venez de dire. Ce matin, dis-je, je les surpris, et temoignai vivement mon mecontentement. -- Soyez sur que cela suffira; c'est peut-etre meme un peu vif. Ces jeunes femmes sont ombrageuses. Leur reprocher le mal qu'elles n'ont pas fait, c'est parfois leur dire qu'elles pourraient le faire. -- Bien, bien, attendez. Retenez aussi ce que vous venez de dire, Madame: "La lecon de ce matin eut du suffire, et, s'ils faisaient mal, ils se cacheraient." -- Je l'ai dit. -- Or, tantot, me repentant de cette vivacite du matin et sachant que Guiche boudait chez lui, j'allai chez Madame. Devinez ce que j'y trouvai? D'autres musiques, des danses, et Guiche; on l'y cachait. Anne d'Autriche fronca le sourcil. -- C'est imprudent, dit-elle. Qu'a dit Madame? -- Rien. -- Et Guiche? -- De meme... Si fait... il a balbutie quelques impertinences. -- Que concluez-vous, Philippe? -- Que j'etais joue, que Buckingham n'etait qu'un pretexte, et que le vrai coupable, c'est Guiche. Anne haussa les epaules. -- Apres? -- Je veux que Guiche sorte de chez moi comme Buckingham, et je le demanderai au roi, a moins que... -- A moins que? -- Vous ne fassiez vous-meme la commission, madame, vous qui etes si spirituelle et si bonne. -- Je ne la ferai point. -- Quoi, ma mere! -- Ecoutez, Philippe, je ne suis pas tous les jours disposee a faire aux gens de mauvais compliments; j'ai de l'autorite sur cette jeunesse, mais je ne saurais m'en prevaloir sans la perdre; d'ailleurs, rien ne prouve que M. de Guiche soit coupable. -- Il m'a deplu. -- Cela vous regarde. -- Bien, je sais ce que je ferai, dit le prince impetueusement. Anne le regarda inquiete. -- Et que ferez-vous? dit-elle. -- Je le ferai noyer dans mon bassin la premiere fois que je le trouverai chez moi. Et, cette ferocite lancee, le prince attendit un effet d'effroi. La reine fut impassible. -- Faites, dit-elle. Philippe etait faible comme une femme, il se mit a hurler. -- On me trahit, personne ne m'aime: voila ma mere qui passe a mes ennemis! -- Votre mere y voit plus loin que vous et ne se soucie pas de vous conseiller, puisque vous ne l'ecoutez pas. -- J'irai au roi. -- J'allais vous le proposer. J'attends Sa Majeste ici, c'est l'heure de sa visite; expliquez-vous. Elle n'avait pas fini, que Philippe entendit la porte de l'antichambre s'ouvrir bruyamment. La peur le prit. On distinguait le pas du roi, dont les semelles craquaient sur les tapis. Le duc s'enfuit par une petite porte, laissant la reine aux prises. Anne d'Autriche se mit a rire, et riait encore lorsque le roi entra. Il venait, tres affectueusement, savoir des nouvelles de la sante, deja chancelante, de la reine mere. Il venait lui annoncer aussi que tous les preparatifs pour le voyage de Fontainebleau etaient termines. La voyant rire, il sentit diminuer son inquietude et l'interrogea lui-meme en riant. Anne d'Autriche lui prit la main, et, d'une voix pleine d'enjouement; -- Savez-vous, dit-elle, que je suis fiere d'etre Espagnole. -- Pourquoi, madame? -- Parce que les Espagnoles valent mieux au moins que les Anglaises. -- Expliquez-vous. -- Depuis que vous etes marie, vous n'avez pas un seul reproche a faire a la reine? -- Non, certes. -- Et voila un certain temps que vous etes marie. Votre frere, au contraire, est marie depuis quinze jours... -- Eh bien? -- Il se plaint de Madame pour la seconde fois. -- Quoi! encore Buckingham? -- Non, un autre. -- Qui? -- Guiche. -- Ah ca! mais c'est donc une coquette que Madame? -- Je le crains. -- Mon pauvre frere! dit le roi en riant. -- Vous excusez la coquetterie, a ce que je vois? -- Chez Madame, oui; Madame n'est pas coquette au fond. -- Soit; mais votre frere en perdra la tete. -- Que demande-t-il? -- Il veut faire noyer Guiche. -- C'est violent. -- Ne riez pas, il est exaspere. Avisez a quelque moyen. -- Pour sauver Guiche, volontiers. -- Oh! si votre frere vous entendait, il conspirerait contre vous comme faisait votre oncle, Monsieur, contre le roi votre pere. -- Non. Philippe m'aime trop et je l'aime trop de mon cote; nous vivrons bons amis. Le resume de la requete? -- C'est que vous empechiez Madame d'etre coquette et Guiche d'etre aimable. -- Rien que cela? Mon frere se fait une bien haute idee du pouvoir royal... corriger une femme! Passe encore pour un homme. -- Comment vous y prendrez-vous? -- Avec un mot dit a Guiche, qui est un garcon d'esprit, je le persuaderai. -- Mais Madame? -- C'est plus difficile; un mot ne suffira pas; je composerai une homelie, je la precherai. -- Cela presse. -- Oh! j'y mettrai toute la diligence possible. Nous avons repetition de ballet cette apres-dinee. -- Vous precherez en dansant? -- Oui, madame. -- Vous promettez de convertir? -- J'extirperai l'heresie par la conviction ou par le feu. -- A la bonne heure! Ne me melez point dans tout cela, Madame ne me le pardonnerait de sa vie; et, belle-mere, je dois vivre avec ma bru. -- Madame, ce sera le roi qui prendra tout sur lui. Voyons, je reflechis. -- A quoi? -- Il serait peut-etre mieux que j'allasse trouver Madame chez elle? -- C'est un peu solennel. -- Oui, mais la solennite ne messied pas aux predicateurs, et puis le violon du ballet mangerait la moitie de mes arguments. En outre, il s'agit d'empecher quelque violence de mon frere... Mieux vaut un peu de precipitation... Madame est-elle chez elle? -- Je le crois. -- L'exposition des griefs, s'il vous plait. -- En deux mots, voici: Musique perpetuelle... assiduite de Guiche... soupcons de cachotteries et de complots... -- Les preuves? -- Aucune. -- Bien; je me rends chez Madame. Et le roi se prit a regarder, dans les glaces, sa toilette qui etait riche et son visage qui resplendissait comme ses diamants. -- On eloigne bien un peu Monsieur? dit-il. -- Oh! le feu et l'eau ne se fuient pas avec plus d'acharnement. -- Il suffit. Ma mere, je vous baise les mains... les plus belles mains de France. -- Reussissez, Sire... Soyez le pacificateur du menage. -- Je n'emploie pas d'ambassadeur, repliqua Louis. C'est vous dire que je reussirai. Il sortit en riant et s'epousseta soigneusement tout le long du chemin. Chapitre CVII -- Le mediateur Quand le roi parut chez Madame, tous les courtisans, que la nouvelle d'une scene conjugale avait dissemines autour des appartements, commencerent a concevoir les plus graves inquietudes. Il se formait aussi de ce cote un orage dont le chevalier de Lorraine, au milieu des groupes, analysait avec joie tous les elements, grossissant les plus faibles et manoeuvrant, selon ses mauvais desseins, les plus forts, afin de produire les plus mechants effets possibles. Ainsi que l'avait annonce Anne d'Autriche, la presence du roi donna un caractere solennel a l'evenement. Ce n'etait pas une petite affaire, en 1662, que le mecontentement de Monsieur contre Madame, et l'intervention du roi dans les affaires privees de Monsieur. Aussi vit-on les plus hardis, qui entouraient le comte de Guiche des le premier moment, s'eloigner de lui avec une sorte d'epouvante; et le comte lui-meme, gagne par la panique generale, se retirer chez lui tout seul. Le roi entra chez Madame en saluant, comme il avait toujours l'habitude de le faire. Les dames d'honneur etaient rangees en file sur son passage dans la galerie. Si fort preoccupee que fut Sa Majeste, elle donna un coup d'oeil de maitre a ces deux rangs de jeunes et charmantes femmes qui baissaient modestement les yeux. Toutes etaient rouges de sentir sur elles le regard du roi. Une seule, dont les longs cheveux se roulaient en boucles soyeuses sur la plus belle peau du monde, une seule etait pale et se soutenait a peine, malgre les coups de coude de sa compagne. C'etait La Valliere, que Montalais etayait de la sorte en lui soufflant tout bas le courage dont elle-meme etait si abondamment pourvue. Le roi ne put s'empecher de se retourner. Tous les fronts, qui deja s'etaient releves, se baisserent de nouveau; mais la seule tete blonde demeura immobile, comme si elle eut epuise tout ce qui lui restait de force et d'intelligence. En entrant chez Madame, Louis trouva sa belle-soeur a demi couchee sur les coussins de son cabinet. Elle se souleva et fit une reverence profonde en balbutiant quelques remerciements sur l'honneur qu'elle recevait. Puis elle se rassit, vaincue par une faiblesse, affectee sans doute, car un coloris charmant animait ses joues, et ses yeux, encore rouges de quelques larmes repandues recemment, n'avaient que plus de feu. Quand le roi fut assis et qu'il eut remarque, avec cette surete d'observation qui le caracterisait, le desordre de la chambre et celui, non moins grand, du visage de Madame, il prit un air enjoue. -- Ma soeur, dit-il, a quelle heure vous plait-il que nous repetions le ballet aujourd'hui? Madame, secouant lentement et languissamment sa tete charmante: -- Ah! Sire, dit-elle, veuillez m'excuser pour cette repetition; j'allais faire prevenir Votre Majeste que je ne saurais aujourd'hui. -- Comment! dit le roi avec une surprise moderee; ma soeur, seriez-vous indisposee? -- Oui, Sire. -- Je vais faire appeler vos medecins, alors. -- Non, car les medecins ne peuvent rien a mon mal. -- Vous m'effrayez! -- Sire, je veux demander a Votre Majeste la permission de m'en retourner en Angleterre. Le roi fit un mouvement. -- En Angleterre! Dites-vous bien ce que vous voulez dire, madame? -- Je le dis a contrecoeur, Sire, repliqua la petite-fille de Henri IV avec resolution. Et elle fit etinceler ses beaux yeux noirs. -- Oui, je regrette de faire a Votre Majeste des confidences de ce genre; mais je me trouve trop malheureuse a la cour de Votre Majeste; je veux retourner dans ma famille. -- Madame! Madame! Et le roi s'approcha. -- Ecoutez, Sire, continua la jeune femme en prenant peu a peu sur son interlocuteur l'ascendant que lui donnaient sa beaute, sa nerveuse nature; je suis accoutumee a souffrir. Jeune encore, j'ai ete humiliee, j'ai ete dedaignee. Oh! ne me dementez pas, Sire, dit-elle avec un sourire. Le roi rougit. -- Alors, dis-je, j'ai pu croire que Dieu m'avait fait naitre pour cela, moi, fille d'un roi puissant; mais, puisqu'il avait frappe la vie dans mon pere, il pouvait bien frapper en moi l'orgueil. J'ai bien souffert, j'ai bien fait souffrir ma mere; mais j'ai jure que, si jamais Dieu me rendait une position independante, fut-ce celle de l'ouvriere du peuple qui gagne son pain avec son travail, je ne souffrirais plus la moindre humiliation. Ce jour est arrive; j'ai recouvre la fortune due a mon rang, a ma naissance; j'ai remonte jusqu'aux degres du trone; j'ai cru que, m'alliant a un prince francais, je trouverais en lui un parent, un ami, un egal; mais je m'apercois que je n'ai trouve qu'un maitre, et je me revolte, Sire. Ma mere n'en saura rien, vous que je respecte et que... j'aime... Le roi tressaillit; nulle voix n'avait ainsi chatouille son oreille. -- Vous, dis-je, Sire, qui savez tout, puisque vous venez ici, vous me comprendrez peut-etre. Si vous ne fussiez pas venu, j'allais a vous. C'est l'autorisation de partir librement que je veux. J'abandonne a votre delicatesse, a vous, l'homme par excellence, de me disculper et de me proteger. -- Ma soeur! ma soeur! balbutia le roi courbe par cette rude attaque, avez vous bien reflechi a l'enorme difficulte du projet que vous formez? -- Sire, je ne reflechis pas, je sens. Attaquee, je repousse d'instinct l'attaque; voila tout. -- Mais que vous a-t-on fait? Voyons. La princesse venait, on le voit, par cette manoeuvre particuliere aux femmes, d'eviter tout reproche et d'en formuler un plus grave, d'accusee elle devenait accusatrice. C'est un signe infaillible de culpabilite; mais de ce mal evident, les femmes, meme les moins adroites, savent toujours tirer parti pour vaincre. Le roi ne s'apercut pas qu'il etait venu chez elle pour lui dire: "Qu'avez vous fait a mon frere?" Et qu'il se reduisait a dire: -- Que vous a-t-on fait? -- Ce qu'on m'a fait? repliqua Madame. Oh! il faut etre femme pour le comprendre, Sire: on m'a fait pleurer. Et d'un doigt qui n'avait pas son egal en finesse et en blancheur nacree, elle montrait des yeux brillants noyes dans le fluide, et elle recommencait a pleurer. -- Ma soeur, je vous en supplie, dit le roi en s'avancant pour lui prendre une main qu'elle lui abandonna moite et palpitante. -- Sire, on m'a tout d'abord privee de la presence d'un ami de mon frere. Milord de Buckingham etait pour moi un hote agreable, enjoue, un compatriote qui connaissait mes habitudes, je dirai presque un compagnon, tant nous avons passe de jours ensemble avec nos autres amis sur mes belles eaux de Saint-James. -- Mais, ma soeur, Villiers etait amoureux de vous? -- Pretexte! Que fait cela, dit-elle serieusement, que M. de Buckingham ait ete ou non amoureux de moi? Est-ce donc dangereux pour moi, un homme amoureux?... Ah! Sire, il ne suffit pas qu'un homme vous aime. Et elle sourit si tendrement, si finement, que le roi sentit son coeur battre et defaillir dans sa poitrine. -- Enfin, si mon frere etait jaloux? interrompit le roi. -- Bien, j'y consens, voila une raison; et l'on a chasse M. de Buckingham. -- Chasse!... Oh! non. -- Expulse, evince, congedie, si vous aimez mieux, Sire; un des premiers gentilshommes de l'Europe s'est vu force de quitter la cour du roi de France, de Louis XIV, comme un manant, a propos d'une oeillade ou d'un bouquet. C'est bien peu digne de la cour la plus galante... Pardon, Sire, j'oubliais qu'en parlant ainsi j'attentais a votre souverain pouvoir. -- Ma foi! non, ma soeur, ce n'est pas moi qui ai congedie M. de Buckingham... Il me plaisait fort. -- Ce n'est pas vous? dit habilement Madame. Ah! tant mieux! Et elle accentua ce tant mieux comme si elle eut, a la place de ce mot, prononce celui de tant pis. Il y eut un silence de quelques minutes. Elle reprit: -- M. de Buckingham parti... je sais a present pourquoi et par qui... je croyais avoir recouvre la tranquillite... Point... Voila que Monsieur trouve un autre pretexte; voila que... -- Voila que, dit le roi avec enjouement, un autre se presente. Et c'est naturel; vous etes belle, madame; on vous aimera toujours. -- Alors, s'ecria la princesse, je ferai la solitude autour de moi. Oh! c'est bien ce qu'on veut, c'est bien ce qu'on me prepare; mais, non, je prefere retourner a Londres. La, on me connait, on m'apprecie. J'aurai mes amis sans craindre que l'on ose les nommer mes amants. Fi! c'est un indigne soupcon de la part d'un gentilhomme! Oh! Monsieur a tout perdu dans mon esprit depuis que je le vois, depuis qu'il s'est revele a moi, comme le tyran d'une femme. -- La! la! mon frere n'est coupable que de vous aimer. -- M'aimer! Monsieur m'aimer? Ah! Sire... Et elle rit aux eclats. -- Monsieur n'aimera jamais une femme, dit-elle; Monsieur s'aime trop lui-meme; non, malheureusement pour moi, Monsieur est de la pire espece des jaloux: jaloux sans amour. -- Avouez cependant, dit le roi, qui commencait a s'animer dans cet entretien varie, brulant, avouez que Guiche vous aime. -- Ah! Sire, je n'en sais rien. -- Vous devez le voir. Un homme qui aime se trahit. -- M. de Guiche ne s'est pas trahi. -- Ma soeur, ma soeur, vous defendez M. de Guiche. -- Moi! par exemple! moi? Oh! Sire, il ne manquerait plus a mon infortune qu'un soupcon de vous. -- Non, madame, non, reprit vivement le roi. Ne vous affligez pas. Oh! vous pleurez! Je vous en conjure, calmez-vous. Elle pleurait cependant, de grosses larmes coulaient sur ses mains. Le roi prit une de ses mains et but une de ses larmes. Elle le regarda si tristement et si tendrement, qu'il en fut frappe au coeur. -- Vous n'avez rien pour Guiche? dit-il plus inquiet qu'il ne convenait a son role de mediateur. -- Mais rien, rien. -- Alors je puis rassurer mon frere. -- Eh! Sire, rien ne le rassurera. Ne croyez donc pas qu'il soit jaloux. Monsieur a recu de mauvais conseils, et Monsieur est d'un caractere inquiet. -- On peut l'etre lorsqu'il s'agit de vous. Madame baissa les yeux et se tut. Le roi fit comme elle. Il lui tenait toujours la main. Ce silence d'une minute dura un siecle. Madame retira doucement sa main. Elle etait sure desormais du triomphe. Le champ de bataille etait a elle. -- Monsieur se plaint, dit timidement le roi, que vous preferez a son entretien, a sa societe, des societes particulieres. -- Sire, Monsieur passe sa vie a regarder sa figure dans un miroir et a comploter des mechancetes contre les femmes avec M. le chevalier de Lorraine. -- Oh! vous allez un peu loin. -- Je dis ce qui est. Observez, vous verrez, Sire, si j'ai raison. -- J'observerai. Mais, en attendant, quelle satisfaction donner a mon frere? -- Mon depart. -- Vous repetez ce mot! s'ecria imprudemment le roi, comme si depuis dix minutes un changement tel eut ete produit, que Madame en eut toutes ses idees retournees. -- Sire, je ne puis plus etre heureuse ici, dit-elle. M. de Guiche gene Monsieur. Le fera-t-on partir aussi? -- S'il le faut, pourquoi pas? repondit en souriant Louis XIV. -- Eh bien! apres M. de Guiche?... que je regretterai, du reste, je vous en previens, Sire. -- Ah! vous le regretterez? -- Sans doute; il est aimable, il a pour moi de l'amitie, il me distrait. -- Ah! si Monsieur vous entendait! fit le roi pique. Savez-vous que je ne me chargerais point de vous raccommoder et que je ne le tenterais meme pas? -- Sire, a l'heure qu'il est, pouvez-vous empecher Monsieur d'etre jaloux du premier venu? Je sais bien que M. de Guiche n'est pas le premier venu. -- Encore! Je vous previens qu'en bon frere je vais prendre M. de Guiche en horreur. -- Ah! Sire, dit Madame, ne prenez, je vous en supplie, ni les sympathies ni les haines de Monsieur. Restez le roi; mieux vaudra pour vous et pour tout le monde. -- Vous etes une adorable railleuse, madame, et je comprends que ceux memes que vous raillez vous adorent. -- Et voila pourquoi, vous, Sire, que j'eusse pris pour mon defenseur, vous allez vous joindre a ceux qui me persecutent, dit Madame. -- Moi, votre persecuteur? Dieu m'en garde! -- Alors, continua-t-elle languissamment, accordez-moi ma demande. -- Que demandez-vous? -- A retourner en Angleterre. -- Oh! cela, jamais! jamais! s'ecria Louis XIV. -- Je suis donc prisonniere? -- En France, oui. -- Que faut-il que je fasse alors? -- Eh bien! ma soeur, je vais vous le dire. -- J'ecoute Votre Majeste en humble servante. -- Au lieu de vous livrer a des intimites un peu inconsequentes, au lieu de nous alarmer par votre isolement, montrez-vous a nous toujours, ne nous quittez pas, vivons en famille. Certes, M. de Guiche est aimable; mais, enfin, si nous n'avons pas son esprit... -- Oh! Sire, vous savez bien que vous faites le modeste. -- Non, je vous jure. On peut etre roi et sentir soi-meme que l'on a moins de chance de plaire que tel ou tel gentilhomme. -- Je jure bien que vous ne croyez pas un seul mot de ce que vous dites la, Sire. Le roi regarda Madame tendrement. -- Voulez-vous me promettre une chose? dit-il. -- Laquelle? -- C'est de ne plus perdre dans votre cabinet, avec des etrangers, le temps que vous nous devez. Voulez-vous que nous fassions contre l'ennemi commun une alliance offensive et defensive? -- Une alliance avec vous, Sire? -- Pourquoi pas? N'etes-vous pas une puissance? -- Mais vous, Sire, etes-vous un allie bien fidele? -- Vous verrez, madame. -- Et de quel jour datera cette alliance? -- D'aujourd'hui. -- Je redigerai le traite? -- Tres bien! -- Et vous le signerez? -- Aveuglement. -- Oh! alors, Sire, je vous promets merveille; vous etes l'astre de la cour, quand vous me paraitrez... -- Eh bien? -- Tout resplendira. -- Oh! madame, madame, dit Louis XIV, vous savez bien que toute lumiere vient de vous, et que, si je prends le soleil pour devise, ce n'est qu'un embleme. -- Sire, vous flattez votre alliee; donc, vous voulez la tromper, dit Madame en menacant le roi de son doigt mutin. -- Comment! vous croyez que je vous trompe, lorsque je vous assure de mon affection? -- Oui. -- Et qui vous fait douter? -- Une chose. -- Une seule? -- Oui. -- Laquelle? Je serai bien malheureux si je ne triomphe pas d'une seule chose. -- Cette chose n'est point en votre pouvoir, Sire, pas meme au pouvoir de Dieu. -- Et quelle est cette chose? -- Le passe. -- Madame, je ne comprends pas, dit le roi, justement parce qu'il avait trop bien compris. La princesse lui prit la main. -- Sire, dit-elle, j'ai eu le malheur de vous deplaire si longtemps, que j'ai presque le droit de me demander aujourd'hui comment vous avez pu m'accepter comme belle-soeur. -- Me deplaire! vous m'avez deplu? -- Allons, ne le niez pas. -- Permettez. -- Non, non, je me rappelle. -- Notre alliance date d'aujourd'hui, s'ecria le roi avec une chaleur qui n'etait pas feinte; vous ne vous souvenez donc plus du passe, ni moi non plus, mais je me souviens du present. Je l'ai sous les yeux, le voici; regardez. Et il mena la princesse devant une glace, ou elle se vit rougissante et belle a, faire succomber un saint. -- C'est egal, murmura-t-elle, ce ne sera point la une bien vaillante alliance. -- Faut-il jurer? demanda le roi, enivre par la tournure voluptueuse qu'avait prise tout cet entretien. -- Oh! je ne refuse pas un bon serment, dit Madame. C'est toujours un semblant de surete. Le roi s'agenouilla sur un carreau et prit la main de Madame. Elle, avec un sourire qu'un peintre ne rendrait point et qu'un poete ne pourrait qu'imaginer, lui donna ses deux mains dans lesquelles il cacha son front brulant. Ni l'un ni l'autre ne put trouver une parole. Le roi sentit que Madame retirait ses mains en lui effleurant les joues. Il se releva aussitot et sortit de l'appartement. Les courtisans remarquerent sa rougeur, et en conclurent que la scene avait ete orageuse. Mais le chevalier de Lorraine se hata de dire: -- Oh! non, messieurs, rassurez-vous. Quand Sa Majeste est en colere, elle est pale. Chapitre CVIII -- Les conseilleurs Le roi quitta Madame dans un etat d'agitation qu'il eut eu peine a s'expliquer lui-meme. Il est impossible, en effet, d'expliquer le jeu secret de ces sympathies etranges qui s'allument subitement et sans cause apres de nombreuses annees passees dans le plus grand calme, dans la plus grande indifference de deux coeurs destines a s'aimer. Pourquoi Louis avait-il autrefois dedaigne, presque hai Madame? Pourquoi maintenant trouvait-il cette meme femme si belle, si desirable, et pourquoi non seulement s'occupait-il, mais encore etait-il si occupe d'elle? Pourquoi Madame enfin, dont les yeux et l'esprit etaient sollicites d'un autre cote, avait-elle depuis huit jours, pour le roi, un semblant de faveur qui faisait croire a de plus parfaites intimites? Il ne faut pas croire que Louis se proposat a lui-meme un plan de seduction: le lien qui unissait Madame a son frere etait, ou du moins lui semblait, une barriere infranchissable; il etait meme encore trop loin de cette barriere pour s'apercevoir qu'elle existat Mais sur la pente de ces passions dont le coeur se rejouit, vers lesquelles la jeunesse nous pousse, nul ne peut dire ou il s'arretera pas meme celui qui, d'avance, a calcule toutes les chances de succes ou de chute. Quant a Madame, on expliquera facilement son penchant pour le roi: elle etait jeune, coquette, et passionnee pour inspirer de l'admiration. C'etait une de ces natures a elans impetueux qui, sur un theatre, franchiraient les brasiers ardents pour arracher un cri d'applaudissement aux spectateurs. Il n'etait donc pas surprenant que, progression gardee, apres avoir ete adoree de Buckingham, de Guiche, qui etait superieur a Buckingham, ne fut-ce que par ce grand merite si bien apprecie des femmes, la nouveaute, il n'etait donc pas etonnant, disons-nous, que la princesse elevat son ambition jusqu'a etre admiree par le roi, qui etait non seulement le premier du royaume, mais un des plus beaux et des plus spirituels. Quant a la soudaine passion de Louis pour sa belle-soeur, la physiologie en donnerait l'explication par des banalites, et la nature par quelques-unes de ses affinites mysterieuses. Madame avait les plus beaux yeux noirs, Louis les plus beaux yeux bleus du monde. Madame etait rieuse et expansive, Louis melancolique et discret. Appeles a se rencontrer pour la premiere fois sur le terrain d'un interet et d'une curiosite communs, ces deux natures opposees s'etaient enflammees par le contact de leurs asperites reciproques. Louis, de retour chez lui, s'apercut que Madame etait la femme la plus seduisante de la cour. Madame, demeuree seule, songea, toute joyeuse, qu'elle avait produit sur le roi une vive impression. Mais ce sentiment chez elle devait etre passif, tandis que chez le roi il ne pouvait manquer d'agir avec toute la vehemence naturelle a l'esprit inflammable d'un jeune homme, et d'un jeune homme qui n'a qu'a vouloir pour voir ses volontes executees. Le roi annonca d'abord a Monsieur que tout etait pacifie: que Madame avait pour lui le plus grand respect, la plus sincere affection; mais que c'etait un caractere altier, ombrageux meme, et dont il fallait soigneusement menager les susceptibilites. Monsieur repliqua, sur le ton aigre-doux qu'il prenait d'ordinaire avec son frere, qu'il ne s'expliquait pas bien les susceptibilites d'une femme dont la conduite pouvait, a son avis, donner prise a quelque censure, et que si quelqu'un avait droit d'etre blesse, c'etait a lui, Monsieur, que ce droit appartenait sans conteste. Mais alors le roi repondit d'un ton assez vif et qui prouvait tout l'interet qu'il prenait a sa belle-soeur: -- Madame est au-dessus des censures, Dieu merci! -- Des autres, oui, j'en conviens, dit Monsieur, mais pas des miennes, je presume. -- Eh bien! dit le roi, a vous, mon frere, je dirai que la conduite de Madame ne merite pas vos censures. Oui, c'est sans doute une jeune femme fort distraite et fort etrange, mais qui fait profession des meilleurs sentiments. Le caractere anglais n'est pas toujours bien compris en France, mon frere, et la liberte des moeurs anglaises etonne parfois ceux qui ne savent pas combien cette liberte est rehaussee d'innocence. -- Ah! dit Monsieur, de plus en plus pique, des que Votre Majeste absout ma femme, que j'accuse, ma femme n'est pas coupable, et je n'ai rien a dire. -- Mon frere, repartit vivement le roi, qui sentait la voix de la conscience murmurer tout bas a son coeur que Monsieur n'avait pas tout a fait tort, mon frere, ce que j'en dis et surtout ce que j'en fais, c'est pour votre bonheur. J'ai appris que vous vous etiez plaint d'un manque de confiance ou d'egards de la part de Madame, et je n'ai point voulu que votre inquietude se prolongeat plus longtemps. Il entre dans mon devoir de surveiller votre maison comme celle du plus humble de mes sujets. J'ai donc vu avec le plus grand plaisir que vos alarmes n'avaient aucun fondement. -- Et, continua Monsieur d'un ton interrogateur et en fixant les yeux sur son frere, ce que Votre Majeste a reconnu pour Madame, et je m'incline devant votre sagesse royale, l'avez-vous aussi verifie pour ceux qui ont ete la cause du scandale dont je me plains? -- Vous avez raison, mon frere, dit le roi; j'aviserai. Ces mots renfermaient un ordre en meme temps qu'une consolation. Le prince le sentit et se retira. Quant a Louis, il alla retrouver sa mere; il sentait qu'il avait besoin d'une absolution plus complete que celle qu'il venait de recevoir de son frere. Anne d'Autriche n'avait pas pour M. de Guiche les memes raisons d'indulgence qu'elle avait eues pour Buckingham. Elle vit, aux premiers mots, que Louis n'etait pas dispose a etre severe, elle le fut. C'etait une des ruses habituelles de la bonne reine pour arriver a connaitre la verite. Mais Louis n'en etait plus a son apprentissage: depuis pres d'un an deja, il etait roi. Pendant cette annee, il avait eu le temps d'apprendre a dissimuler. Ecoutant Anne d'Autriche, afin de la laisser devoiler toute sa pensee, l'approuvant seulement du regard et du geste, il se convainquit, a certains coups d'oeil profonds, a certaines insinuations habiles, que la reine, si perspicace en matiere de galanterie, avait, sinon devine, du moins soupconne sa faiblesse pour Madame. De toutes ses auxiliaires, Anne d'Autriche devait etre la plus importante: de toutes ses ennemies, Anne d'Autriche eut ete la plus dangereuse. Louis changea donc de manoeuvre, Il chargea Madame, excusa Monsieur, ecouta ce que sa mere disait de Guiche comme il avait ecoute ce qu'elle avait dit de Buckingham. Puis, quand il vit qu'elle croyait avoir remporte sur lui une victoire complete, il la quitta. Toute la cour, c'est-a-dire tous les favoris et les familiers, et ils etaient nombreux, puisque l'on comptait deja cinq maitres, se reunirent au soir pour la repetition du ballet. Cet intervalle avait ete rempli pour le pauvre de Guiche par quelques visites qu'il avait recues. Au nombre de ces visites, il en etait une qu'il esperait et craignait presque d'un egal sentiment. C'etait celle du chevalier de Lorraine. Vers les trois heures de l'apres-midi, le chevalier de Lorraine entra chez de Guiche. Son aspect etait des plus rassurants. Monsieur, dit-il a de Guiche, etait de charmante humeur, et l'on n'eut pas dit que le moindre nuage eut passe sur le ciel conjugal. D'ailleurs, Monsieur avait si peu de rancune! Depuis tres longtemps a la cour, le chevalier de Lorraine avait etabli que, des deux fils de Louis XIII, Monsieur etait celui qui avait pris le caractere paternel, le caractere flottant, irresolu; bon par elan, mauvais au fond, mais certainement nul pour ses amis. Il avait surtout ranime de Guiche en lui demontrant que Madame arriverait avant peu a mener son mari, et que, par consequent, celui-la gouvernerait Monsieur qui parviendrait a gouverner Madame. Ce a quoi de Guiche, plein de defiance et de presence d'esprit, avait repondu: -- Oui, chevalier; mais je crois Madame fort dangereuse. -- Et en quoi? -- En ce qu'elle a vu que Monsieur n'etait pas un caractere tres passionne pour les femmes. -- C'est vrai, dit en riant le chevalier de Lorraine. -- Et alors... -- Eh bien? -- Eh bien! Madame choisit le premier venu pour en faire l'objet de ses preferences et ramener son mari par la jalousie. -- Profond! profond! s'ecria le chevalier. -- Vrai! repondit de Guiche. Et ni l'un ni l'autre ne disait sa pensee. De Guiche, au moment ou il attaquait ainsi le caractere de Madame, lui en demandait mentalement pardon du fond du coeur. Le chevalier, en admirant la profondeur de vue de Guiche, le conduisait les yeux fermes au precipice. De Guiche alors l'interrogea plus directement sur l'effet produit par la scene du matin, sur l'effet plus serieux encore produit par la scene du diner. -- Mais je vous ai deja dit qu'on en riait, repondit le chevalier de Lorraine, et Monsieur tout le premier. -- Cependant, hasarda de Guiche, on m'a parle d'une visite du roi a Madame. -- Eh bien! precisement; Madame etait la seule qui ne rit pas, et le roi est passe chez elle pour la faire rire. -- En sorte que? -- En sorte que rien n'est change aux dispositions de la journee. -- Et l'on repete le ballet ce soir? -- Certainement. -- Vous en etes sur? -- Tres sur. En ce moment de la conversation des deux jeunes gens, Raoul entra le front soucieux. En l'apercevant, le chevalier, qui avait pour lui, comme pour tout noble caractere, une haine secrete, le chevalier se leva. -- Vous me conseillez donc, alors?... demanda de Guiche au chevalier. -- Je vous conseille de dormir tranquille, mon cher comte. -- Et moi, de Guiche, dit Raoul, je vous donnerai un conseil tout contraire. -- Lequel, ami? -- Celui de monter a cheval, et de partir pour une de vos terres; arrive la, si vous voulez suivre le conseil du chevalier, vous y dormirez aussi longtemps et aussi tranquillement que la chose pourra vous etre agreable. -- Comment, partir? s'ecria le chevalier en jouant la surprise; et pourquoi de Guiche partirait-il? -- Parce que, et vous ne devez pas l'ignorer, vous surtout, parce que tout le monde parle deja d'une scene qui se serait passee ici entre Monsieur et de Guiche. De Guiche palit. -- Nullement, repondit le chevalier, nullement, et vous avez ete mal instruit, monsieur de Bragelonne. -- J'ai ete parfaitement instruit, au contraire, monsieur, repondit Raoul, et le conseil que je donne a de Guiche est un conseil d'ami. Pendant ce debat, de Guiche, un peu atterre, regardait alternativement l'un et l'autre de ses deux conseillers. Il sentait en lui-meme qu'un jeu, important pour le reste de sa vie, se jouait a ce moment-la. -- N'est-ce pas, dit le chevalier interpellant le comte lui-meme, n'est-ce pas, de Guiche, que la scene n'a pas ete aussi orageuse que semble le penser M. le vicomte de Bragelonne, qui, d'ailleurs, n'etait pas la? -- Monsieur, insista Raoul, orageuse ou non, ce n'est pas precisement de la scene elle-meme que je parle, mais des suites qu'elle peut avoir. Je sais que Monsieur a menace; je sais que Madame a pleure. -- Madame a pleure? s'ecria imprudemment de Guiche en joignant les mains. -- Ah! par exemple, dit en riant le chevalier, voila un detail que j'ignorais. Vous etes decidement mieux instruit que moi, monsieur de Bragelonne. -- Et c'est aussi comme etant mieux instruit que vous, chevalier, que j'insiste pour que de Guiche s'eloigne. -- Mais non, non encore une fois, je regrette de vous contredire, monsieur le vicomte, mais ce depart est inutile. -- Il est urgent. -- Mais pourquoi s'eloignerait-il? Voyons. -- Mais le roi? le roi? -- Le roi! s'ecria de Guiche. -- Eh! oui, te dis-je, le roi prend l'affaire a coeur. -- Bah! dit le chevalier, le roi aime de Guiche et surtout son pere; songez que, si le comte partait, ce serait avouer qu'il a fait quelque chose de reprehensible. -- Comment cela? -- Sans doute, quand on fuit, c'est qu'on est coupable ou qu'on a peur. -- Ou bien que l'on boude, comme un homme accuse a tort, dit Bragelonne; donnons a son depart le caractere de la bouderie, rien n'est plus facile; nous dirons que nous avons fait tous deux ce que nous avons pu pour le retenir, et vous au moins ne mentirez pas. Allons! allons! de Guiche, vous etes innocent; la scene d'aujourd'hui a du vous blesser; partez, partez, de Guiche. -- Eh! non, de Guiche, restez, dit le chevalier, restez, justement, comme le disait M. de Bragelonne, parce que vous etes innocent. Pardon, encore une fois, vicomte; mais je suis d'un avis tout oppose au votre. -- Libre a vous, monsieur; mais remarquez bien que l'exil que de Guiche s'imposera lui-meme sera un exil de courte duree. Il le fera cesser lorsqu'il voudra, et, revenant d'un exil volontaire, il trouvera le sourire sur toutes les bouches; tandis qu'au contraire une mauvaise humeur du roi peut amener un orage dont personne n'oserait prevoir le terme. Le chevalier sourit. -- C'est pardieu! bien ce que je veux, murmura-t-il tout bas, et pour lui meme. Et en meme temps, il haussait les epaules. Ce mouvement n'echappa point au comte; il craignit, s'il quittait la cour, de paraitre ceder a un sentiment de crainte. -- Non, non, s'ecria-t-il; c'est decide. Je reste, Bragelonne. -- Prophete je suis, dit tristement Raoul. Malheur a toi, de Guiche, malheur! -- Moi aussi, je suis prophete, mais pas prophete de malheur; au contraire, comte, et je vous dis: Restez, restez. -- Le ballet se repete toujours, demanda de Guiche, vous en etes sur? -- Parfaitement sur. -- Eh bien! tu le vois, Raoul, reprit de Guiche en s'efforcant de sourire; tu le vois, ce n'est pas une cour bien sombre et bien preparee aux guerres intestines qu'une cour ou l'on danse avec une telle assiduite. Voyons, avoue cela, Raoul. Raoul secoua la tete. -- Je n'ai plus rien a dire, repliqua-t-il. -- Mais enfin, demanda le chevalier, curieux de savoir a quelle source Raoul avait puise des renseignements dont il etait force de reconnaitre interieurement l'exactitude, vous vous dites bien informe, monsieur le vicomte; comment le seriez-vous mieux que moi qui suis des plus intimes du prince? -- Monsieur, repondit Raoul, devant une pareille declaration, je m'incline. Oui, vous devez etre parfaitement informe, je le reconnais, et, comme un homme d'honneur est incapable de dire autre chose que ce qu'il sait, de parler autrement qu'il ne le pense, je me tais, me reconnais vaincu, et vous laisse le champ de bataille. Et effectivement, Raoul, en homme qui parait ne desirer que le repos, s'enfonca dans un vaste fauteuil, tandis que le comte appelait ses gens pour se faire habiller. Le chevalier sentait l'heure s'ecouler et desirait partir; mais il craignait aussi que Raoul, demeure seul avec de Guiche, ne le decidat a rompre la partie. Il usa donc de sa derniere ressource. -- Madame sera resplendissante, dit-il; elle essaie aujourd'hui son costume de Pomone. -- Ah! c'est vrai, s'ecria le comte. -- Oui, oui, continua le chevalier: elle vient de donner ses ordres en consequence. Vous savez, monsieur de Bragelonne, que c'est le roi qui fait le Printemps. -- Ce sera admirable, dit de Guiche, et voila une raison meilleure que toutes celles que vous m'avez donnees pour rester; c'est que, comme c'est moi qui fais Vertumne et qui danse le pas avec Madame, je ne puis m'en aller sans un ordre du roi, attendu que mon depart desorganiserait le ballet. -- Et moi, dit le chevalier, je fais un simple egypan; il est vrai que je suis mauvais danseur, et que j'ai la jambe mal faite. Messieurs, au revoir. N'oubliez pas la corbeille de fruits que vous devez offrir a Pomone, comte. -- Oh! je n'oublierai rien, soyez tranquille, dit de Guiche transporte. -- Je suis bien sur qu'il ne partira plus maintenant, murmura en sortant le chevalier de Lorraine. Raoul, une fois le chevalier parti, n'essaya pas meme de dissuader son ami; il sentait que c'est ete peine perdue. -- Comte, lui dit-il seulement de sa voix triste et melodieuse, comte, vous vous embarquez dans une passion terrible. Je vous connais; vous etes extreme en tout; celle que vous aimez l'est aussi... Eh bien! j'admets pour un instant qu'elle vienne a vous aimer... -- Oh! jamais, s'ecria de Guiche. -- Pourquoi dites-vous jamais? -- Parce que ce serait un grand malheur pour tous deux. -- Alors, cher ami, au lieu de vous regarder comme un imprudent, permettez-moi de vous regarder comme un fou. -- Pourquoi? -- Etes-vous bien assure, voyons, repondez franchement, de ne rien desirer de celle que vous aimez? -- Oh! oui, bien sur. -- Alors, aimez-la de loin. -- Comment, de loin? -- Sans doute; que vous importe la presence ou l'absence, puisque vous ne desirez rien d'elle? Aimez un portrait, aimez un souvenir. -- Raoul! -- Aimez une ombre, une illusion, une chimere; aimez l'amour, en mettant un nom sur votre realite. Ah! vous detournez la tete? Vos valets arrivent, je ne dis plus rien. Dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, comptez sur moi, de Guiche. -- Pardieu! si j'y compte. -- Eh bien! voila tout ce que j'avais a vous dire. Faites-vous beau, de Guiche, faites-vous tres beau. Adieu! -- Vous ne viendrez pas a la repetition du ballet, vicomte? -- Non, j'ai une visite a faire en ville. Embrassez-moi, de Guiche. Adieu! La reunion avait lieu chez le roi. Les reines d'abord, puis Madame, quelques dames d'honneur choisies, bon nombre de courtisans choisis egalement, preludaient aux exercices de la danse par des conversations comme on savait en faire dans ce temps-la. Nulle des dames invitees n'avait revetu le costume de fete, ainsi que l'avait predit le chevalier de Lorraine; mais on causait beaucoup des ajustements riches et ingenieux dessines par differents peintres pour le Ballet des demi-dieux. Ainsi appelait- on les rois et les reines dont Fontainebleau allait etre le Pantheon. Monsieur arriva tenant a la main le dessin qui representait son personnage; il avait le front encore un peu soucieux; son salut a la jeune reine et a sa mere fut plein de courtoisie et d'affection. Il salua presque cavalierement Madame, et pirouetta sur ses talons. Ce geste et cette froideur furent remarques. M. de Guiche dedommagea la princesse par son regard plein de flammes, et Madame, il faut le dire, en relevant les paupieres, le lui rendit avec usure. Il faut le dire, jamais de Guiche n'avait ete si beau, le regard de Madame avait en quelque sorte illumine le visage du fils du marechal de Grammont. La belle-soeur du roi sentait un orage grondant au-dessus de sa tete; elle sentait aussi que pendant cette journee, si feconde en evenements futurs, elle avait, envers celui qui l'aimait avec tant d'ardeur et de passion, commis une injustice, sinon une grave trahison. Le moment lui semblait venu de rendre compte au pauvre sacrifie de cette injustice de la matinee. Le coeur de Madame parlait alors, et au nom de de Guiche. Le comte etait sincerement plaint, le comte l'emportait donc sur tous. Il n'etait plus question de Monsieur, du roi, de milord de Buckingham. De Guiche a ce moment regnait sans partage. Cependant Monsieur etait aussi bien beau; mais il etait impossible de le comparer au comte. On le sait, toutes les femmes le disent, il y a toujours une difference enorme entre la beaute de l'amant et celle du mari. Or, dans la situation presente, apres la sortie de Monsieur, apres cette salutation courtoise et affectueuse a la jeune reine et a la reine mere, apres ce salut leste et cavalier fait a Madame, et dont tous les courtisans avaient fait la remarque, tous ces motifs, disons-nous, dans cette reunion, donnaient l'avantage a l'amant sur l'epoux. Monsieur etait trop grand seigneur pour remarquer ce detail. Il n'est rien d'efficace comme l'idee bien arretee de la superiorite pour assurer l'inferiorite de l'homme qui garde cette opinion de lui-meme. Le roi arriva. Tout le monde chercha les evenements dans le coup d'oeil qui commencait a remuer le monde comme le sourcil du Jupiter tonnant. Louis n'avait rien de la tristesse de son frere, il rayonnait. Ayant examine la plupart des dessins qu'on lui montrait de tous cotes, il donna ses conseils ou ses critiques et fit des heureux ou des infortunes avec un seul mot. Tout a coup son oeil, qui souriait obliquement vers Madame, remarqua la muette correspondance etablie entre la princesse et le comte. La levre royale se pinca, et, lorsqu'elle fut rouverte une fois encore pour donner passage a quelques phrases banales: -- Mesdames, dit le roi en s'avancant vers les reines, je recois la nouvelle que tout est prepare selon mes ordres a Fontainebleau. Un murmure de satisfaction partit des groupes. Le roi lut sur tous les visages le desir violent de recevoir une invitation pour les fetes. -- Je partirai demain, ajouta-t-il. Silence profond dans l'assemblee. -- Et j'engage, termina le roi, les personnes qui m'entourent a se preparer pour m'accompagner. Le sourire illuminait toutes les physionomies. Celle de Monsieur seule garda son caractere de mauvaise humeur. Alors on vit successivement defiler devant le roi et les dames les seigneurs qui se hataient de remercier Sa Majeste du grand honneur de l'invitation. Quand ce fut au tour de Guiche: -- Ah! monsieur, lui dit le roi, je ne vous avais pas vu. Le comte salua. Madame palit. De Guiche allait ouvrir la bouche pour formuler son remerciement. -- Comte, dit le roi, voici le temps des secondes semailles. Je suis sur que vos fermiers de Normandie vous verront avec plaisir dans vos terres. Et le roi tourna le dos au malheureux apres cette brutale attaque. Ce fut au tour de de Guiche a palir; il fit deux pas vers le roi, oubliant qu'on ne parle jamais a Sa Majeste sans avoir ete interroge. -- J'ai mal compris, peut-etre, balbutia-t-il. Le roi tourna legerement la tete, et, de ce regard froid et fixe qui plongeait comme une epee inflexible dans le coeur des disgracies: -- J'ai dit vos terres, repeta-t-il lentement en laissant tomber ses paroles une a une. Une sueur froide monta au front du comte, ses mains s'ouvrirent et laisserent tomber le chapeau qu'il tenait entre ses doigts tremblants. Louis chercha le regard de sa mere, comme pour lui montrer qu'il etait le maitre. Il chercha le regard triomphant de son frere, comme pour lui demander si la vengeance etait de son gout. Enfin, il arreta ses yeux sur Madame. La princesse souriait et causait avec Mme de Noailles. Elle n'avait rien entendu, ou plutot avait feint de ne rien entendre. Le chevalier de Lorraine regardait aussi avec une de ces insistances ennemies qui semblent donner au regard d'un homme la puissance du levier lorsqu'il souleve, arrache et fait jaillir au loin l'obstacle. M. de Guiche demeura seul dans le cabinet du roi; tout le monde s'etait evapore. Devant les yeux du malheureux dansaient des ombres. Soudain il s'arracha au fixe desespoir qui le dominait, et courut d'un trait s'enfermer chez lui, ou l'attendait encore Raoul, tenace dans ses sombres pressentiments. -- Eh bien? murmura celui-ci en voyant son ami entrer tete nue, l'oeil egare, la demarche chancelante. -- Oui, oui, c'est vrai, oui... Et de Guiche n'en put dire davantage; il tomba epuise sur les coussins. -- Et elle?... demanda Raoul. -- Elle! s'ecria l'infortune en levant vers le ciel un poing crispe par la colere. Elle!... -- Que dit-elle? -- Elle dit que sa robe lui va bien. -- Que fait-elle? -- Elle rit. Et un acces de rire extravagant fit bondir tous les nerfs du pauvre exile. Il tomba bientot a la renverse; il etait aneanti. Chapitre CIX -- Fontainebleau Depuis quatre jours, tous les enchantements reunis dans les magnifiques jardins de Fontainebleau faisaient de ce sejour un lieu de delices. M. Colbert se multipliait... Le matin, comptes des depenses de la nuit; le jour, programmes, essais, enrolements, paiements. M. Colbert avait reuni quatre millions, et les disposait avec une savante economie. Il s'epouvantait des frais auxquels conduit la mythologie. Tout sylvain, toute dryade ne coutait pas moins de cent livres par jour. Le costume revenait a trois cents livres. Ce qui se brulait de poudre et de soufre en feux d'artifice montait chaque nuit a cent mille livres. Il y avait en outre des illuminations sur les bords de la piece d'eau pour trente mille livres par soiree. Ces fetes avaient paru magnifiques. Colbert ne se possedait plus de joie. Il voyait a tous moments Madame et le roi sortir pour des chasses ou pour des receptions de personnages fantastiques, solennites qu'on improvisait depuis quinze jours et qui faisaient briller l'esprit de Madame et la munificence du roi. Car Madame, heroine de la fete, repondait aux harangues de ces deputations de peuples inconnus, Garamanthes, Scythes, Hyperboreens, Caucasiens et Patagons, qui semblaient sortir de terre pour venir la feliciter, et a chaque representant de ces peuples le roi donnait quelque diamant ou quelque meuble de valeur. Alors les deputes comparaient, en vers plus ou moins grotesques, le roi au Soleil, Madame a Phoebe sa soeur, et l'on ne parlait pas plus des reines ou de Monsieur, que si le roi eut epouse Madame Henriette d'Angleterre et non Marie-Therese d'Autriche. Le couple heureux, se tenant les mains, se serrant imperceptiblement les doigts, buvait a longues gorgees ce breuvage si doux de l'adulation, que rehaussent la jeunesse, la beaute, la puissance et l'amour. Chacun s'etonnait a Fontainebleau du degre d'influence que Madame avait si rapidement acquis sur le roi. Chacun se disait tout bas que Madame etait veritablement la reine. Et, en effet, le roi proclamait cette etrange verite par chacune de ses pensees, par chacune de ses paroles et par chacun de ses regards. Il puisait ses volontes, il cherchait ses inspirations dans les yeux de Madame, et il s'enivrait de sa joie lorsque Madame daignait sourire. Madame, de son cote, s'enivrait-elle de son pouvoir en voyant tout le monde a ses pieds? Elle ne pouvait le dire elle-meme; mais ce qu'elle savait, c'est qu'elle ne formait aucun desir, c'est qu'elle se trouvait parfaitement heureuse. Il resultait de toutes ces transpositions, dont la source etait dans la volonte royale, que Monsieur, au lieu d'etre le second personnage du royaume, en etait reellement devenu le troisieme. C'etait bien pis que du temps ou de Guiche faisait sonner ses guitares chez Madame. Alors, Monsieur avait au moins la satisfaction de faire peur a celui qui le genait. Mais, depuis le depart de l'ennemi chasse par son alliance avec le roi, Monsieur avait sur les epaules un joug bien autrement lourd qu'auparavant. Chaque soir, Madame rentrait excedee. Le cheval, les bains dans la Seine, les spectacles, les diners sous les feuilles, les bals au bord du grand canal, les concerts, c'eut ete assez pour tuer, non pas une femme mince et frele, mais le plus robuste Suisse du chateau. Il est vrai qu'en fait de danses, de concerts, de promenades, une femme est bien autrement forte que le plus vigoureux enfant des treize cantons. Mais, si etendues que soient les forces d'une femme, elles ont un terme, et elles ne sauraient tenir longtemps contre un pareil regime. Quant a Monsieur, il n'avait pas meme la satisfaction de voir Madame abdiquer la royaute le soir. Le soir, Madame habitait un pavillon royal avec la jeune reine et la reine mere. Il va sans dire que M. le chevalier de Lorraine ne quittait pas Monsieur, et venait verser sa goutte de fiel sur chaque blessure qu'il recevait. Il en resultait que Monsieur, qui s'etait d'abord trouve tout hilare et tout rajeuni depuis le depart de Guiche, retomba dans la melancolie trois jours apres l'installation de la cour a Fontainebleau. Or, il arriva qu'un jour, vers deux heures, Monsieur, qui s'etait leve tard, qui avait mis plus de soin encore que d'habitude a sa toilette, il arriva que Monsieur, qui n'avait entendu parler de rien pour la journee, forma le projet de reunir sa cour a lui et d'emmener Madame souper a Moret, ou il avait une belle maison de campagne. Il s'achemina donc vers le pavillon des reines, et entra, fort etonne de ne trouver la aucun homme du service royal. Il entra tout seul dans l'appartement. Une porte ouvrait a gauche sur le logis de Madame, une a droite sur le logis de la jeune reine. Monsieur apprit chez sa femme, d'une lingere qui travaillait, que tout le monde etait parti a onze heures pour s'aller baigner a la Seine, qu'on avait fait de cette partie une grande fete, que toutes les caleches avaient ete disposees aux portes du parc, et que le depart s'etait effectue depuis plus d'une heure. "Bon! se dit Monsieur, l'idee est heureuse; il fait une chaleur lourde, je me baignerai volontiers." Et il appela ses gens... Personne ne vint. Il appela chez Madame, tout le monde etait sorti. Il descendit aux remises. Un palefrenier lui apprit qu'il n'y avait plus de caleches ni de carrosses. Alors il commanda qu'on lui sellat deux chevaux, un pour lui, un pour son valet de chambre. Le palefrenier lui repondit poliment qu'il n'y avait plus de chevaux. Monsieur, pale de colere, remonta chez les reines. Il entra jusque dans l'oratoire d'Anne d'Autriche. De l'oratoire, a travers une tapisserie entrouverte, il apercut sa jeune belle soeur agenouillee devant la reine mere et qui paraissait tout en larmes. Il n'avait ete vu ni entendu. Il s'approcha doucement de l'ouverture et ecouta; le spectacle de cette douleur piquait sa curiosite. Non seulement la jeune reine pleurait, mais encore elle se plaignait. -- Oui, disait-elle, le roi me neglige, le roi ne s'occupe plus que de plaisirs, et de plaisirs auxquels je ne participe point. -- Patience, patience, ma fille, repliquait Anne d'Autriche en espagnol. Puis, en espagnol encore, elle ajoutait des conseils que Monsieur ne comprenait pas. La reine y repondait par des accusations melees de soupirs et de larmes, parmi lesquelles Monsieur distinguait souvent le mot _banos_ que Marie Therese accentuait avec le depit de la colere. "Les bains, se disait Monsieur, les bains. Il parait que c'est aux bains qu'elle en a." Et il cherchait a recoudre les parcelles de phrases qu'il comprenait a la suite les unes des autres. Toutefois, il etait aise de deviner que la reine se plaignait amerement, et que, si Anne d'Autriche ne la consolait point, elle essayait au moins de la consoler. Monsieur craignait d'etre surpris ecoutant a la porte, il prit le parti de tousser. Les deux reines se retournerent au bruit. Monsieur entra. A la vue du prince, la jeune reine se releva precipitamment, et essuya ses yeux. Monsieur savait trop bien son monde pour questionner, et savait trop bien la politesse pour rester muet, il salua donc. La reine mere lui sourit agreablement. -- Que voulez-vous, mon fils? dit-elle. -- Moi?... Rien... balbutia Monsieur; je cherchais... -- Qui? -- Ma mere, je cherchais Madame. -- Madame est aux bains. -- Et le roi? dit Monsieur d'un ton qui fit trembler la reine. -- Le roi aussi, toute la cour aussi, repliqua Anne d'Autriche. -- Alors vous, madame? dit Monsieur. -- Oh! moi, fit la jeune reine, je suis l'effroi de tous ceux qui se divertissent. -- Et moi aussi, a ce qu'il parait, reprit Monsieur. Anne d'Autriche fit un signe muet a sa bru, qui se retira en fondant en larmes. Monsieur fronca le sourcil. -- Voila une triste maison, dit-il, qu'en pensez-vous, ma mere? -- Mais... non... non... tout le monde ici cherche son plaisir. -- C'est pardieu bien ce qui attriste ceux que ce plaisir gene. -- Comme vous dites cela, mon cher Philippe! -- Ma foi! ma mere, je le dis comme je le pense. -- Expliquez-vous; qu'y a-t-il? -- Mais demandez a ma belle-soeur, qui tout a l'heure vous contait ses peines. -- Ses peines... quoi?... -- Oui, j'ecoutais; par hasard, je l'avoue, mais enfin j'ecoutais... Eh bien! j'ai trop entendu ma soeur se plaindre des fameux bains de Madame. -- Ah! folie... -- Non, non, non, lorsqu'on pleure, on n'est pas toujours fou... _Banos_, disait la reine; cela ne veut-il pas dire bains? -- Je vous repete, mon fils, dit Anne d'Autriche, que votre belle- soeur est d'une jalousie puerile. -- En ce cas, madame, repondit le prince, je m'accuse bien humblement d'avoir le meme defaut qu'elle. -- Vous aussi, mon fils? -- Certainement. -- Vous aussi, vous etes jaloux de ces bains? -- Parbleu! -- Oh! -- Comment! le roi va se baigner avec ma femme et n'emmene pas la reine? Comment! Madame va se baigner avec le roi, et l'on ne me fait pas l'honneur de me prevenir? Et vous voulez que ma belle- soeur soit contente? et vous voulez que je sois content? -- Mais, mon cher Philippe, dit Anne d'Autriche, vous extravaguez; vous avez fait chasser M. de Buckingham, vous avez fait exiler M. de Guiche; ne voulez-vous pas maintenant renvoyer le roi de Fontainebleau? -- Oh! telle n'est point ma pretention, madame, dit aigrement Monsieur. Mais je puis bien me retirer, moi, et je me retirerai. -- Jaloux du roi! jaloux de votre frere! -- Jaloux de mon frere! du roi! oui, madame, jaloux! jaloux! jaloux! -- Ma foi, monsieur, s'ecria Anne d'Autriche en jouant l'indignation et la colere, je commence a vous croire fou et ennemi jure de mon repos, et vous quitte la place, n'ayant pas de defense contre de pareilles imaginations. Elle dit, leva le siege et laissa Monsieur en proie au plus furieux emportement. Monsieur resta un instant tout etourdi; puis, revenant a lui, pour retrouver toutes ses forces, il descendit de nouveau a l'ecurie, retrouva le palefrenier, lui redemanda un carrosse, lui redemanda un cheval; et sur sa double reponse qu'il n'y avait ni cheval ni carrosse, Monsieur arracha une chambriere aux mains d'un valet d'ecurie et se mit a poursuivre le pauvre diable a grands coups de fouet tout autour de la cour des communs, malgre ses cris et ses excuses; puis, essouffle, hors d'haleine, ruisselant de sueur, tremblant de tous ses membres, il remonta chez lui, mit en pieces ses plus charmantes porcelaines, puis se coucha, tout botte, tout eperonne dans son lit, en criant: -- Au secours! Chapitre CX -- Le bain A Vulaines, sous des voutes impenetrables d'osiers fleuris, de saules qui, inclinant leurs tetes vertes, trempaient les extremites de leur feuillage dans l'onde bleue, une barque, longue et plate, avec des echelles couvertes de longs rideaux bleus, servait de refuge aux Dianes baigneuses que guettaient a leur sortie de l'eau vingt Acteons empanaches qui galopaient, ardents et pleins de convoitise, sur le bord moussu et parfume de la riviere. Mais Diane, meme la Diane pudique, vetue de la longue chlamyde, etait moins chaste, moins impenetrable que Madame, jeune et belle comme la deesse. Car, malgre la fine tunique de la chasseresse, on voyait son genou rond et blanc; malgre le carquois sonore, on apercevait ses brunes epaules; tandis qu'un long voile cent fois roule enveloppait Madame, alors qu'elle se remettait aux bras de ses femmes, et la rendait inabordable aux plus indiscrets comme aux plus penetrants regards. Lorsqu'elle remonta l'escalier, les poetes presents, et tous etaient poetes quand il s'agissait de Madame, les vingt poetes galopants s'arreterent, et, d'une voix commune, s'ecrierent que ce n'etaient pas des gouttes d'eau, mais bien des perles qui tombaient du corps de Madame et s'allaient perdre dans l'heureuse riviere. Le roi, centre de ces poesies et de ces hommages, imposa silence aux amplificateurs dont la verve n'eut pas tari, et tourna bride, de peur d'offenser, meme sous les rideaux de soie, la modestie de la femme et la dignite de la princesse. Il se fit donc un grand vide dans la scene et un grand silence dans la barque. Aux mouvements, au jeu des plis, aux ondulations des rideaux, on devinait les allees et venues des femmes empressees pour leur service. Le roi ecoutait en souriant les propos de ses gentilshommes, mais on pouvait deviner en le regardant que son attention n'etait point a leurs discours. En effet, a peine le bruit des anneaux glissant sur les tringles eut-il annonce que Madame etait vetue et que la deesse allait paraitre, que le roi, se retournant sur-le-champ, et courant aupres du rivage, donna le signal a tous ceux que leur service ou leur plaisir appelaient aupres de Madame. On vit les pages se precipiter, amenant avec eux les chevaux de main; on vit les caleches, restees a couvert sous les branches, s'avancer aupres de la tente, plus cette nuee de valets, de porteurs, de femmes qui, pendant le bain des maitres, avaient echange a l'ecart leurs observations, leurs critiques, leurs discussions d'interets, journal fugitif de cette epoque, dont nul ne se souvient, pas meme les flots, miroir des personnages, echo des discours; les flots, temoins que Dieu a precipites eux-memes dans l'immensite, comme il a precipite les acteurs dans l'eternite. Tout ce monde encombrant les bords de la riviere, sans compter une foule de paysans attires par le desir de voir le roi et la princesse, tout ce monde fut, pendant huit ou dix minutes, le plus desordonne, le plus agreable pele-mele qu'on put imaginer. Le roi avait mis pied a terre: tous les courtisans l'avaient imite; il avait offert la main a Madame, dont un riche habit de cheval developpait la taille elegante, qui ressortait sous ce vetement de fine laine, broche d'argent. Ses cheveux, humides encore, et plus fonces que le jais, mouillaient son cou si blanc et si pur. La joie et la sante brillaient dans ses beaux yeux; elle etait reposee, nerveuse, elle aspirait l'air a longs traits sous le parasol brode que lui portait un page. Rien de plus tendre, de plus gracieux, de plus poetique que ces deux figures noyees sous l'ombre rose du parasol: le roi, dont les dents blanches eclataient dans un continuel sourire; Madame, dont les yeux noirs brillaient comme deux escarboucles au reflet micace de la soie changeante. Quand Madame fut arrivee a son cheval, magnifique haquenee andalouse, d'un blanc sans tache, un peu lourde peut-etre, mais a la tete intelligente et fine, dans laquelle on retrouvait le melange du sang arabe si heureusement uni au sang espagnol, et a la longue queue balayant la terre, comme la princesse se faisait paresseuse pour atteindre l'etrier, le roi la prit dans ses bras, de telle facon que le bras de Madame se trouva comme un cercle de feu au cou du roi. Louis, en se retirant, effleura involontairement de ses levres ce bras qui ne s'eloignait pas. Puis, la princesse ayant remercie son royal ecuyer, tout le monde fut en selle au meme instant. Le roi et Madame se rangerent pour laisser passer les caleches, les piqueurs, les courriers. Bon nombre de cavaliers, affranchis du joug de l'etiquette, rendirent la main a leurs chevaux et s'elancerent apres les carrosses qui emportaient les filles d'honneur, fraiches comme autant d'Orcades autour de Diane, et les tourbillons, riant, jasant, bruissant, s'envolerent. Le roi et Madame maintinrent leurs chevaux au pas. Derriere Sa Majeste et la princesse sa belle-soeur, mais a une respectueuse distance, les courtisans, graves ou desireux de se tenir a la portee et sous les regards du roi, suivirent, retenant leurs chevaux impatients, reglant leur allure sur celle du coursier du roi et de Madame, et se livrerent a tout ce que presente de douceur et d'agrement le commerce des gens d'esprit qui debitent avec courtoisie mille atroces noirceurs sur le compte du prochain. Dans les petits rires etouffes, dans les reticences de cette hilarite sardonique, Monsieur, ce pauvre absent, ne fut pas menage. Mais on s'apitoya, on gemit sur le sort de de Guiche, et, il faut l'avouer, la compassion n'etait pas la deplacee. Cependant le roi et Madame ayant mis leurs chevaux en haleine et repete cent fois tout ce que leur mettaient dans la bouche les courtisans qui les faisaient parler, prirent le petit galop de chasse, et alors on entendit resonner sous le poids de cette cavalerie les allees profondes de la foret. Aux entretiens a voix basse, aux discours en forme de confidences, aux paroles echangees avec une sorte de mystere, succederent les bruyants eclats; depuis les piqueurs jusqu'aux princes, la gaiete s'epandit. Tout le monde se mit a rire et a s'ecrier. On vit les pies et les geais s'enfuir avec leurs cris gutturaux sous les voutes ondoyantes des chenes, le coucou interrompit sa monotone plainte au fond des bois, les pinsons et les mesanges s'envolerent en nuees, pendant que les daims, les chevreuils et les biches bondissaient, effares, au milieu des halliers. Cette foule, repandant, comme en trainee, la joie, le bruit et la lumiere sur son passage, fut precedee, pour ainsi dire, au chateau par son propre retentissement. Le roi et Madame entrerent dans la ville, salues tous deux par les acclamations universelles de la foule. Madame s'empressa d'aller trouver Monsieur. Elle comprenait instinctivement qu'il etait reste trop longtemps en dehors de cette joie. Le roi alla rejoindre les reines; il savait leur devoir, a une surtout, un dedommagement de sa longue absence. Mais Madame ne fut pas recue chez Monsieur. Il lui fut repondu que Monsieur dormait. Le roi, au lieu de rencontrer Marie-Therese souriante comme toujours, trouva dans la galerie Anne d'Autriche qui, guettant son arrivee, s'avanca au-devant de lui, le prit par la main et l'emmena chez elle. Ce qu'ils se dirent, ou plutot ce que la reine mere dit a Louis XIV, nul ne l'a jamais su; mais on aurait pu bien certainement le deviner a la figure contrariee du roi a la sortie de cet entretien. Mais nous, dont le metier est d'interpreter, comme aussi de faire part au lecteur de nos interpretations, nous manquerions a notre devoir en lui laissant ignorer le resultat de cette entrevue. Il le trouvera suffisamment developpe, nous l'esperons du moins, dans le chapitre suivant. Chapitre CXI -- La chasse aux papillons Le roi, en rentrant chez lui pour donner quelques ordres et pour asseoir ses idees, trouva sur sa toilette un petit billet dont l'ecriture semblait deguisee. Il l'ouvrit et lut: "Venez vite, j'ai mille choses a vous dire." Il n'y avait pas assez longtemps que le roi et Madame s'etaient quittes, pour que ces mille choses fussent la suite des trois mille que l'on s'etait dites pendant la route qui separe Vulaines de Fontainebleau. Aussi la confusion du billet et sa precipitation donnerent-elles beaucoup a penser au roi. Il s'occupa quelque peu de sa toilette et partit pour aller rendre visite a Madame. La princesse, qui n'avait pas voulu paraitre l'attendre, etait descendue aux jardins avec toutes ses dames. Quand le roi eut appris que Madame avait quitte ses appartements pour se rendre a la promenade, il recueillit tous les gentilshommes qu'il put trouver sous sa main et les convia a le suivre aux jardins. Madame faisait la chasse aux papillons sur une grande pelouse bordee d'heliotropes et de genets. Elle regardait courir les plus intrepides et les plus jeunes de ses dames, et, le dos tourne a la charmille, attendait fort impatiemment l'arrivee du roi, auquel elle avait assigne ce rendez-vous. Le craquement de plusieurs pas sur le sable la fit retourner. Louis XIV etait nu-tete; il avait abattu de sa canne un papillon petit-paon, que M. de Saint Aignan avait ramasse tout etourdi sur l'herbe. -- Vous voyez, madame, dit le roi, que, moi aussi, je chasse pour vous. Et il s'approcha. -- Messieurs, dit-il en se tournant vers les gentilshommes qui formaient sa suite, rapportez-en chacun autant a ces dames. C'etait congedier tout le monde. On vit alors un spectacle assez curieux; les vieux courtisans, les courtisans obeses, coururent apres les papillons en perdant leurs chapeaux et en chargeant, canne levee, les myrtes et les genets comme ils eussent fait des Espagnols. Le roi offrit la main a Madame, choisit avec elle pour centre d'observation un banc couvert d'une toiture de mousse, sorte de chalet ebauche par le genie timide de quelque jardinier qui avait inaugure le pittoresque et la fantaisie dans le style severe du jardinage d'alors. Cet auvent, garni de capucines et de rosiers grimpants, recouvrait un banc sans dossier, de maniere que les spectateurs, isoles au milieu de la pelouse, voyaient et etaient vus de tous cotes, mais ne pouvaient etre entendus sans voir eux-memes ceux qui se fussent approches pour entendre. De ce siege, sur lequel les deux interesses se placerent, le roi fit un signe d'encouragement aux chasseurs; puis, comme s'il eut disserte avec Madame sur le papillon traverse d'une epingle d'or et fixe a son chapeau: -- Ne sommes-nous pas bien ici pour causer? dit-il. -- Oui, Sire, car j'avais besoin d'etre entendue de vous seul et vue de tout le monde. -- Et moi aussi, dit Louis. -- Mon billet vous a surpris? -- Epouvante! Mais ce que j'ai a vous dire est plus important. -- Oh! non pas. Savez-vous que Monsieur m'a ferme sa porte? -- A vous! et pourquoi? -- Ne le devinez-vous pas? -- Ah! madame! mais alors nous avions tous les deux la meme chose a nous dire? -- Que vous est-il donc arrive, a vous? -- Vous voulez que je commence? -- Oui. Moi, j'ai tout dit. -- A mon tour, alors. Sachez qu'en arrivant j'ai trouve ma mere qui m'a entraine chez elle. -- Oh! la reine mere! fit Madame avec inquietude, c'est serieux. -- Je le crois bien. Voici ce quelle m'a dit... Mais, d'abord. permettez-moi un preambule. -- Parlez, Sire. -- Est-ce que Monsieur vous a jamais parle de moi? -- Souvent. -- Est-ce que Monsieur vous a jamais parle de sa jalousie? -- Oh! plus souvent encore. -- A mon egard? -- Non pas, mais a l'egard... -- Oui, je sais, de Buckingham, de Guiche. -- Precisement. -- Eh bien! madame, voila que Monsieur s'avise a present d'etre jaloux de moi. -- Voyez! repliqua en souriant malicieusement la princesse. -- Enfin, ce me semble, nous n'avons jamais donne lieu... -- Jamais! moi du moins... Mais comment avez-vous su la jalousie de Monsieur? -- Ma mere m'a represente que Monsieur etait entre chez elle comme un furieux, qu'il avait exhale mille plaintes contre votre... Pardonnez-moi... -- Dites, dites. -- Sur votre coquetterie. Il parait que Monsieur se mele aussi d'injustice. -- Vous etes bien bon, Sire. -- Ma mere l'a rassure; mais il a pretendu qu'on le rassurait trop souvent et qu'il ne voulait plus l'etre. -- N'eut-il pas mieux fait de ne pas s'inquieter du tout? -- C'est ce que j'ai dit. -- Avouez, Sire, que le monde est bien mechant. Quoi! un frere, une soeur ne peuvent causer ensemble, se plaire dans la societe l'un de l'autre sans donner lieu a des commentaires, a des soupcons? Car enfin, Sire, nous ne faisons pas mal, nous n'avons nulle envie de faire mal. Et elle regardait le roi de cet oeil fier et provocateur qui allume les flammes du desir chez les plus froids et les plus sages. -- Non, c'est vrai, soupira Louis. -- Savez-vous bien, Sire, que, si cela continuait, je serais forcee de faire un eclat? Voyons, jugez notre conduite: est-elle ou n'est-elle pas reguliere? -- Oh! certes, elle est reguliere. -- Seuls souvent, car nous nous plaisons aux memes choses, nous pourrions nous egarer aux mauvaises; l'avons-nous fait?... Pour moi vous etes un frere, rien de plus. Le roi fronca le sourcil. Elle continua. -- Votre main, qui rencontre souvent la mienne, ne me produit pas ces tressaillements, cette emotion... que des amants, par exemple... -- Oh! assez, assez, je vous en conjure! dit le roi au supplice. Vous etes impitoyable et vous me ferez mourir. -- Quoi donc? -- Enfin... vous dites clairement que vous n'eprouvez rien aupres de moi. -- Oh! Sire... je ne dis pas cela... mon affection... -- Henriette... assez, je vous le demande encore. Si vous me croyez de marbre comme vous, detrompez-vous. -- Je ne vous comprends pas. -- C'est bien, soupira le roi en baissant les yeux. Ainsi nos rencontres... nos serrements de mains... nos regards echanges... Pardon, pardon... Oui, vous avez raison, et je sais ce que vous voulez dire. Il cacha sa tete dans ses mains. -- Prenez garde, Sire, dit vivement Madame, voici que M. de Saint- Aignan vous regarde. -- C'est vrai! s'ecria Louis en fureur; jamais l'ombre de la liberte, jamais de sincerite dans les relations... On croit trouver un ami, l'on n'a qu'un espion... une amie, l'on n'a qu'une... soeur. Madame se tut, elle baissa les yeux. -- Monsieur est jaloux! murmura-t-elle avec un accent dont rien ne saurait rendre la douceur et le charme. -- Oh! s'ecria soudain le roi, vous avez raison. -- Vous voyez bien, fit-elle en le regardant de maniere a lui bruler le coeur, vous etes libre; on ne vous soupconne pas; on n'empoisonne pas toute la joie de votre maison. -- Helas! vous ne savez encore rien: c'est que la reine est jalouse. -- Marie-Therese? -- Jusqu'a la folie. Cette jalousie de Monsieur est nee de la sienne; elle pleurait, elle se plaignait a ma mere, elle nous reprochait ces parties de bains si douces pour moi. "Pour moi", fit le regard de Madame. -- Tout a coup, Monsieur, aux ecoutes, surprit le mot _banos_, que prononcait la reine avec amertume; cela l'eclaira. Il entra effare, se mela aux entretiens et querella ma mere si aprement, qu'elle dut fuir sa presence; en sorte que vous avez affaire a un mari jaloux, et que je vais voir se dresser devant moi perpetuellement, inexorablement, le spectre de la jalousie aux yeux gonfles, aux joues amaigries, a la bouche sinistre. -- Pauvre roi! murmura Madame en laissant sa main effleurer celle de Louis. Il retint cette main, et, pour la serrer sans donner d'ombrage aux spectateurs qui ne cherchaient pas si bien les papillons qu'ils ne cherchassent aussi les nouvelles et a comprendre quelque mystere dans l'entretien du roi et de Madame, Louis rapprocha de sa belle- soeur le papillon expirant: tous deux se pencherent comme pour compter les mille yeux de ses ailes ou les grains de leur poussiere d'or. Seulement, ni l'un ni l'autre ne parla; leurs cheveux se touchaient, leurs haleines se melaient, leurs mains brulaient l'une dans l'autre. Cinq minutes s'ecoulerent ainsi. Chapitre CXII -- Ce que l'on prend en chassant aux papillons Les deux jeunes gens resterent un instant la tete inclinee sous cette double pensee d'amour naissant qui fait naitre tant de fleurs dans les imaginations de vingt ans. Madame Henriette regardait Louis de cote. C'etait une de ces natures bien organisees qui savent a la fois regarder en elles- memes et dans les autres. Elle voyait l'amour au fond du coeur de Louis, comme un plongeur habile voit une perle au fond de la mer. Elle comprit que Louis etait dans l'hesitation, sinon dans le doute, et qu'il fallait pousser en avant ce coeur paresseux ou timide. -- Ainsi?... dit-elle, interrogeant en meme temps qu'elle rompait le silence. -- Que voulez-vous dire? demanda Louis apres avoir attendu un instant. -- Je veux dire qu'il me faudra revenir a la resolution que j'avais prise. -- A laquelle? -- A celle que j'avais deja soumise a Votre Majeste. -- Quand cela? -- Le jour ou nous nous expliquames a propos des jalousies de Monsieur. -- Que me disiez-vous donc ce jour-la? demanda Louis, inquiet. -- Vous ne vous en souvenez plus, Sire? -- Helas! si c'est un malheur encore, je m'en souviendrai toujours assez tot. -- Oh! ce n'est un malheur que pour moi, Sire, repondit Madame Henriette; mais c'est un malheur necessaire. -- Mon Dieu! -- Et je le subirai. -- Enfin, dites, quel est ce malheur? -- L'absence! -- Oh! encore cette mechante resolution? -- Sire, croyez que je ne l'ai point prise sans lutter violemment contre moi meme... Sire, il me faut, croyez-moi, retourner en Angleterre. -- Oh! jamais, jamais, je ne permettrai que vous quittiez la France! s'ecria le roi. -- Et cependant, dit Madame en affectant une douce et triste fermete, cependant, Sire, rien n'est plus urgent; et, il y a plus, je suis persuadee que telle est la volonte de votre mere. -- La volonte! s'ecria le roi. Oh! oh! chere soeur, vous avez dit la un singulier mot devant moi. -- Mais, repondit en souriant Madame Henriette, n'etes-vous pas heureux de subir les volontes d'une bonne mere? -- Assez, je vous en conjure; vous me dechirez le coeur. -- Moi? -- Sans doute, vous parlez de ce depart avec une tranquillite. -- Je ne suis pas nee pour etre heureuse, Sire, repondit melancoliquement la princesse, et j'ai pris, toute jeune, l'habitude de voir mes plus cheres pensees contrariees. -- Dites-vous vrai? Et votre depart contrarierait-il une pensee qui vous soit chere? -- Si je vous repondais oui, n'est-il pas vrai, Sire, que vous prendriez deja votre mal en patience? -- Cruelle! -- Prenez garde, Sire, on se rapproche de nous. Le roi regarda autour de lui. -- Non, dit-il. Puis, revenant a Madame: -- Voyons, Henriette, au lieu de chercher a combattre la jalousie de Monsieur par un depart qui me tuerait... Henriette haussa legerement les epaules, en femme qui doute. -- Oui, qui me tuerait, repondit Louis. Voyons, au lieu de vous arreter a ce depart, est-ce que votre imagination... Ou plutot est-ce que votre coeur ne vous suggererait rien? -- Et que voulez-vous que mon coeur me suggere, mon Dieu? -- Mais enfin, dites, comment prouve-t-on a quelqu'un qu'il a tort d'etre jaloux? -- D'abord, Sire, en ne lui donnant aucun motif de jalousie, c'est-a-dire en n'aimant que lui. -- Oh! j'attendais mieux. -- Qu'attendiez-vous? -- Que vous repondiez tout simplement qu'on tranquillise les jaloux en dissimulant l'affection que l'on porte a l'objet de leur jalousie. -- Dissimuler est difficile, Sire. -- C'est pourtant par les difficultes vaincues qu'on arrive a tout bonheur. Quant a moi, je vous jure que je dementirai mes jaloux, s'il le faut, en affectant de vous traiter comme toutes les autres femmes. -- Mauvais moyen, faible moyen, dit la jeune femme en secouant sa charmante tete. -- Vous trouvez tout mauvais, chere Henriette, dit Louis mecontent. Vous detruisez tout ce que je propose. Mettez donc au moins quelque chose a la place. Voyons, cherchez. Je me fie beaucoup aux inventions des femmes. Inventez a votre tour. -- Eh bien! je trouve ceci. Ecoutez-vous, Sire? -- Vous me le demandez! Vous parlez de ma vie ou de ma mort, et vous me demandez si j'ecoute! -- Eh bien! j'en juge par moi-meme. S'il s'agissait de me donner le change sur les intentions de mon mari a l'egard d'une autre femme, une chose me rassurerait par-dessus tout. -- Laquelle? -- Ce serait de voir, d'abord, qu'il ne s'occupe pas de cette femme. -- Eh bien! voila precisement ce que je vous disais tout a l'heure. -- Soit. Mais je voudrais, pour etre pleinement rassuree, le voir encore s'occuper d'une autre. -- Ah! je vous comprends, repondit Louis en souriant. Mais, dites- moi, chere Henriette... -- Quoi? -- Si le moyen est ingenieux, il n'est guere charitable. -- Pourquoi? -- En guerissant l'apprehension de la blessure dans l'esprit du jaloux, vous lui en faites une au coeur. Il n'a plus la peur, c'est vrai; mais il a le mal, ce qui me semble bien pis. -- D'accord; mais au moins il ne surprend pas, il ne soupconne pas l'ennemi reel, il ne nuit pas a l'amour; il concentre toutes ses forces du cote ou ses forces ne feront tort a rien ni a personne. En un mot, Sire, mon systeme, que je m'etonne de vous voir combattre, je l'avoue, fait du mal aux jaloux, c'est vrai, mais fait du bien aux amants. Or, je vous le demande, Sire, excepte vous peut-etre, qui a jamais songe a plaindre les jaloux? Ne sont- ce pas des betes melancoliques, toujours aussi malheureuses sans sujet qu'avec sujet? Otez le sujet, vous ne detruirez pas leur affliction. Cette maladie git dans l'imagination, et, comme toutes les maladies imaginaires, elle est incurable. Tenez, il me souvient a ce propos, tres cher Sire, d'un aphorisme de mon pauvre medecin Dawley, savant et spirituel docteur, que, sans mon frere, qui ne peut se passer de lui, j'aurais maintenant pres de moi: "Lorsque vous souffrirez de deux affections, me disait-il, choisissez celle qui vous gene le moins, je vous laisserai celle- la; car, par Dieu! disait-il, celle-la m'est souverainement utile pour que j'arrive a vous extirper l'autre." -- Bien dit, bien juge, chere Henriette, repondit le roi en souriant. -- Oh! nous avons d'habiles gens a Londres, Sire. -- Et ces habiles gens font d'adorables eleves; ce Daley, Darley... comment l'appelez-vous? -- Dawley. -- Eh bien! je lui ferai pension des demain pour son aphorisme; vous, Henriette, commencez, je vous prie, par choisir le moindre de vos maux. Vous ne repondez pas, vous souriez; je devine, le moindre de vos maux, n'est-ce pas, c'est votre sejour en France? Je vous laisserai ce mal-la, et, pour debuter dans la cure de l'autre, je veux chercher des aujourd'hui un sujet de divagation pour les jaloux de tout sexe qui nous persecutent. -- Chut! cette fois-ci, on vient bien reellement, dit Madame. Et elle se baissa pour cueillir une pervenche dans le gazon touffu. On venait, en effet, car soudain se precipiterent, par le sommet du monticule, une foule de jeunes femmes que suivaient les cavaliers; la cause de toute cette irruption etait un magnifique sphinx des vignes aux ailes superieures semblables au plumage du chat-huant, aux ailes inferieures pareilles a des feuilles de rose. Cette proie opime etait tombee dans les filets de Mlle de Tonnay- Charente, qui la montrait avec fierte a ses rivales, moins bonnes chercheuses qu'elle. La reine de la chasse s'assit a vingt pas a peu pres du banc ou se tenaient Louis et Madame Henriette, s'adossa a un magnifique chene enlace de lierres, et piqua le papillon sur le jonc de sa longue canne. Mlle de Tonnay-Charente etait fort belle; aussi les hommes deserterent-ils les autres femmes pour venir, sous pretexte de lui faire compliment sur son adresse, se presser en cercle autour d'elle. Le roi et la princesse regardaient sournoisement cette scene comme les spectateurs d'un autre age regardent les jeux des petits enfants. -- On s'amuse la-bas, dit le roi. -- Beaucoup, Sire; j'ai toujours remarque qu'on s'amusait la ou etaient la jeunesse et la beaute. -- Que dites-vous de Mlle de Tonnay-Charente, Henriette? demanda le roi. -- Je dis qu'elle est un peu blonde, repondit Madame, tombant du premier coup sur le seul defaut que l'on put reprocher a la beaute presque parfaite de la future Mme de Montespan. -- Un peu blonde, soit! mais belle, ce me semble, malgre cela. -- Est-ce votre avis, Sire? -- Mais oui. -- Eh bien! alors, c'est le mien aussi. -- Et recherchee, vous voyez. -- Oh! pour cela, oui: les amants voltigent. Si nous faisions la chasse aux amants, au lieu de faire la chasse aux papillons, voyez donc la belle capture que nous ferions autour d'elle. -- Voyons, Henriette, que dirait-on si le roi se melait a tous ces amants et laissait tomber son regard de ce cote? Serait-on encore jaloux la-bas? -- Oh! Sire, Mlle de Tonnay-Charente est un remede bien efficace, dit Madame avec un soupir; elle guerirait le jaloux, c'est vrai, mais elle pourrait bien faire une jalouse. -- Henriette! Henriette! s'ecria Louis, vous m'emplissez le coeur de joie! Oui, oui, vous avez raison, Mlle de Tonnay-Charente est trop belle pour servir de manteau. -- Manteau de roi, dit en souriant Madame Henriette; manteau de roi doit etre beau. -- Me le conseillez-vous? demanda Louis. -- Oh! moi, que vous dirais-je, Sire, sinon que donner un pareil conseil serait donner des armes contre moi? Ce serait folie ou orgueil que vous conseiller de prendre pour heroine d'un faux amour une femme plus belle que celle pour laquelle vous pretendez eprouver un amour vrai. Le roi chercha la main de Madame avec la main, les yeux avec les yeux, puis il balbutia quelques mots si tendres, mais en meme temps prononces si bas, que l'historien, qui doit tout entendre, ne les entendit point. Puis tout haut: -- Eh bien! dit-il, choisissez-moi vous-meme celle qui devra guerir nos jaloux. A celle-la tous mes soins, toutes mes attentions, tout le temps que je vole aux affaires; a celle-la, Henriette, la fleur que je cueillerai pour vous, les pensees de tendresse que vous ferez naitre en moi; a celle-la le regard que je n'oserai vous adresser, et qui devrait aller vous eveiller dans votre insouciance. Mais choisissez-la bien, de peur qu'en voulant songer a elle, de peur qu'en lui offrant la rose detachee par mes doigts, je ne me trouve vaincu par vous-meme, et que l'oeil, la main, les levres ne retournent sur-le champ a vous, dut l'univers tout entier deviner mon secret. Pendant que ces paroles s'echappaient de la bouche du roi, comme un flot d'amour, Madame rougissait, palpitait, heureuse, fiere, enivree; elle ne trouva rien a repondre, son orgueil et sa soif des hommages etaient satisfaits. -- J'echouerai, dit-elle en relevant ses beaux yeux, mais non pas comme vous m'en priez, car tout cet encens que vous voulez bruler sur l'autel d'une autre deesse, ah! Sire, j'en suis jalouse aussi et je veux qu'il me revienne, et je ne veux pas qu'il s'en egare un atome en chemin. Donc, Sire, je choisirai, avec votre royale permission, ce qui me paraitra le moins capable de vous distraire, et qui laissera mon image bien intacte dans votre ame. -- Heureusement, dit le roi, que votre coeur n'est point mal compose, sans cela je fremirais de la menace que vous me faites; nous avons pris sur ce point nos precautions, et autour de vous, comme autour de moi, il serait difficile de rencontrer un facheux visage. Pendant que le roi parlait ainsi, Madame s'etait levee, avait parcouru des yeux toute la pelouse, et, apres un examen detaille et silencieux, appelant a elle le roi: -- Tenez, Sire, dit-elle, voyez-vous sur le penchant de la colline, pres de ce massif de boules-de-neige, cette belle arrieree qui va seule, tete baissee, bras pendants, cherchant dans les fleurs qu'elle foule aux pieds, comme tous ceux qui ont perdu leur pensee. -- Mlle de La Valliere? fit le roi. -- Oui. -- Oh! -- Ne vous convient-elle pas, Sire? -- Mais voyez donc la pauvre enfant, elle est maigre, presque decharnee! -- Bon! suis-je grasse, moi? -- Mais elle est triste a mourir! -- Cela fera contraste avec moi, que l'on accuse d'etre trop gaie. -- Mais elle boite! -- Vous croyez? -- Sans doute. Voyez donc, elle a laisse passer tout le monde de peur que sa disgrace ne soit remarquee. -- Eh bien! elle courra moins vite que Daphne et ne pourra pas fuir Apollon. -- Henriette! Henriette! fit le roi tout maussade, vous avez ete justement me chercher la plus defectueuse de vos filles d'honneur. -- Oui, mais c'est une de mes filles d'honneur, notez cela. -- Sans doute. Que voulez-vous dire? -- Je veux dire que, pour visiter cette divinite nouvelle, vous ne pourrez vous dispenser de venir chez moi, et que, la decence interdisant a votre flamme d'entretenir particulierement la deesse, vous serez contraint de la voir a mon cercle, de me parler en lui parlant. Je veux dire, enfin, que les jaloux auront tort s'ils croient que vous venez chez moi pour moi, puisque vous y viendrez pour Mlle de La Valliere. -- Qui boite. -- A peine. -- Qui n'ouvre jamais la bouche. -- Mais qui, quand elle l'ouvre, montre des dents charmantes. -- Qui peut servir de modele aux osteologistes. -- Votre faveur l'engraissera. -- Henriette! -- Enfin, vous m'avez laissee maitresse? -- Helas! oui. -- Eh bien! c'est mon choix; je vous l'impose. Subissez-le. -- Oh! je subirais une des Furies, si vous me l'imposiez. -- La Valliere est douce comme un agneau; ne craignez pas qu'elle vous contredise jamais quand vous lui direz que vous l'aimez. Et Madame se mit a rire. -- Oh! vous n'avez pas peur que je lui en dise trop, n'est-ce pas? -- C'etait dans mon droit. -- Soit. -- C'est donc un traite fait? -- Signe. -- Vous me conserverez une amitie de frere, une assiduite de frere, une galanterie de roi, n'est-ce pas? -- Je vous conserverai un coeur qui n'a deja plus l'habitude de battre qu'a votre commandement. -- Eh bien! voyez-vous l'avenir assure de cette facon? -- Je l'espere. -- Votre mere cessera-t-elle de me regarder en ennemie? -- Oui. -- Marie-Therese cessera-t-elle de parler en espagnol devant Monsieur, qui a horreur des colloques faits en langue etrangere, parce qu'il croit toujours qu'on l'y maltraite? -- Helas! a-t-il tort? murmura le roi tendrement. -- Et pour terminer, fit la princesse, accusera-t-on encore le roi de songer a des affections illegitimes, quand il est vrai que nous n'eprouvons rien l'un pour l'autre, si ce n'est des sympathies pures de toute arriere-pensee? -- Oui, oui, balbutia le roi. Mais on dira encore autre chose. -- Et que dira-t-on, Sire? En verite, nous ne serons donc jamais en repos? -- On dira, continua le roi, que j'ai bien mauvais gout; mais qu'est-ce que mon amour-propre aupres de votre tranquillite? -- De mon honneur, Sire, et de celui de notre famille, voulez-vous dire. D'ailleurs, croyez-moi, ne vous hatez point ainsi de vous piquer contre La Valliere; elle boite, c'est vrai, mais elle ne manque pas d'un certain bon sens. Tout ce que le roi touche, d'ailleurs, se convertit en or. -- Enfin, madame, soyez certaine d'une chose, c'est que je vous suis encore reconnaissant; vous pouviez me faire payer plus cher encore votre sejour en France. -- Sire, on vient a nous. -- Eh bien? -- Un dernier mot. -- Lequel? -- Vous etes prudent et sage, Sire, mais c'est ici qu'il faudra appeler a votre secours toute votre prudence, toute votre sagesse. -- Oh! s'ecria Louis en riant, je commence des ce soir a jouer mon role, et vous verrez si j'ai de la vocation pour representer les bergers. Nous avons grande promenade dans la foret apres le gouter, puis nous avons souper et ballet a dix heures. -- Je le sais bien. -- Or, ma flamme va ce soir meme eclater plus haut que les feux d'artifice, briller plus clairement que les lampions de notre ami Colbert; cela resplendira de telle sorte que les reines et Monsieur auront les yeux brules. -- Prenez garde, Sire, prenez garde! -- Eh! mon Dieu, qu'ai-je donc fait? -- Voila que je vais rentrer mes compliments de tout a l'heure... Vous, prudent! vous, sage! ai-je dit... Mais vous debutez par d'abominables folies! Est-ce qu'une passion s'allume ainsi, comme une torche, en une seconde? Est-ce que, sans preparation aucune, un roi fait comme vous tombe aux pieds d'une fille comme La Valliere? -- Oh! Henriette! Henriette! Henriette! je vous y prends... Nous n'avons pas encore commence la campagne et vous me pillez! -- Non, mais je vous rappelle aux idees saines. Allumez progressivement votre flamme, au lieu de la faire eclater ainsi tout a coup. Jupiter tonne et fait briller l'eclair avant d'incendier les palais. Toute chose a son prelude. Si vous vous echauffez ainsi, nul ne vous croira epris, et tout le monde vous croira fou. A moins toutefois qu'on ne vous devine. Les gens sont moins sots parfois qu'ils n'en ont l'air. Le roi fut oblige de convenir que Madame etait un ange de savoir et un diable d'esprit. -- Eh bien! soit, dit-il, je ruminerai mon plan d'attaque; les generaux, mon cousin de Conde, par exemple, palissent sur leurs cartes strategiques avant de faire mouvoir un seul de ces pions qu'on appelle des corps d'armee; moi, je veux dresser tout un plan d'attaque. Vous savez que le Tendre est subdivise en toutes sortes de circonscriptions. Eh bien! je m'arreterai au village de Petits- Soins, au hameau de Billets-Doux, avant de prendre la route de Visible-Amour; le chemin est tout trace, vous le savez, et cette pauvre Mlle de Scudery ne me pardonnerait point de bruler ainsi les etapes. -- Nous voila revenus en bon chemin, Sire. Maintenant, vous plait- il que nous nous separions? -- Helas! il le faut bien; car, tenez, on nous separe. -- Ah! dit Madame Henriette, en effet, voila qu'on nous apporte le sphinx de Mlle de Tonnay-Charente, avec les sons de trompe en usage chez les grands veneurs. -- C'est donc bien entendu: ce soir, pendant la promenade, je me glisserai dans la foret, et trouvant La Valliere sans vous... -- Je l'eloignerai. Cela me regarde. -- Tres bien! Je l'aborderai au milieu de ses compagnes, et lancerai le premier trait. -- Soyez adroit, dit Madame en riant, ne manquez pas le coeur. Et la princesse prit conge du roi pour aller au-devant de la troupe joyeuse, qui accourait avec force ceremonies et fanfares de chasse entonnees par toutes les bouches. Chapitre CXIII -- Le ballet des Saisons Apres la collation, qui eut lieu vers cinq heures, le roi entra dans son cabinet, ou l'attendaient les tailleurs. Il s'agissait d'essayer enfin ce fameux habit du Printemps qui avait coute tant d'imagination, tant d'efforts de pensee aux dessinateurs et aux ornementistes de la cour. Quant au ballet lui-meme, tout le monde savait son pas et pouvait figurer. Le roi avait resolu d'en faire l'objet d'une surprise. Aussi a peine eut-il termine sa conference et fut-il rentre chez lui, qu'il manda ses deux maitres de ceremonies, Villeroy et Saint- Aignan. Tous deux lui repondirent qu'on n'attendait que son ordre, et qu'on etait pret a commencer; mais cet ordre, pour qu'il le donnat, il fallait du beau temps et une nuit propice. Le roi ouvrit sa fenetre; la poudre d'or du soir tombait a l'horizon par les dechirures du bois; blanche comme une neige, la lune se dessinait deja au ciel. Pas un pli sur la surface des eaux vertes; les cygnes eux-memes, reposant sur leurs ailes fermees comme des navires a l'ancre, semblaient se penetrer de la chaleur de l'air, de la fraicheur de l'eau, et du silence d'une admirable soiree. Le roi, ayant vu toutes ces choses, contemple ce magnifique tableau, donna l'ordre que demandaient MM. de Villeroy et de Saint-Aignan. Pour que cet ordre fut execute royalement, une derniere question etait necessaire; Louis XIV la posa a ces deux gentilshommes. La question avait quatre mots: -- Avez-vous de l'argent? -- Sire, repondit Saint-Aignan, nous nous sommes entendus avec M. Colbert. -- Ah! fort bien. -- Oui, Sire, et M. Colbert a dit qu'il serait aupres de Votre Majeste aussitot que Votre Majeste manifesterait l'intention de donner suite aux fetes dont elle a donne le programme. -- Qu'il vienne alors. Comme si Colbert eut ecoute aux portes pour se maintenir au courant de la conversation, il entra des que le roi eut prononce son nom devant les deux courtisans. -- Ah! fort bien, monsieur Colbert, dit Sa Majeste. A vos postes donc, messieurs! Saint-Aignan et Villeroy prirent conge. Le roi s'assit dans un fauteuil pres de la fenetre. -- Je danse ce soir mon ballet, monsieur Colbert, dit-il. -- Alors, Sire, c'est demain que je paie les notes? -- Comment cela? -- J'ai promis aux fournisseurs de solder leurs comptes le lendemain du jour ou le ballet aurait eu lieu. -- Soit, monsieur Colbert, vous avez promis, payez. -- Tres bien, Sire; mais, pour payer, comme disait M. de Lesdiguieres, il faut de l'argent. -- Quoi! les quatre millions promis par M. Fouquet n'ont-ils donc pas ete remis? J'avais oublie de vous en demander compte. -- Sire, ils etaient chez Votre Majeste a l'heure dite. -- Eh bien? -- Eh bien! Sire, les verres de couleur, les feux d'artifice, les violons et les cuisiniers ont mange quatre millions en huit jours. -- Entierement? -- Jusqu'au dernier sou. Chaque fois que Votre Majeste a ordonne d'illuminer les bords du grand canal, cela a brule autant d'huile qu'il y a d'eau dans les bassins. -- Bien, bien, monsieur Colbert. Enfin, vous n'avez plus d'argent? -- Oh! je n'en ai plus, mais M. Fouquet en a. Et le visage de Colbert s'eclaira d'une joie sinistre. -- Que voulez-vous dire? demanda Louis. -- Sire, nous avons deja fait donner six millions a M. Fouquet. Il les a donnes de trop bonne grace pour n'en pas donner encore d'autres si besoin etait. Besoin est aujourd'hui; donc, il faut qu'il s'execute. Le roi fronca le sourcil. -- Monsieur Colbert, dit-il en accentuant le nom du financier, ce n'est point ainsi que je l'entends, je ne veux pas employer contre un de mes serviteurs des moyens de pression qui le genent et qui entravent son service. M. Fouquet a donne six millions en huit jours, c'est une somme. Colbert palit. -- Cependant, fit-il, Votre Majeste ne parlait pas ce langage il y a quelque temps; lorsque les nouvelles de Belle-Ile arriverent, par exemple. -- Vous avez raison, monsieur Colbert. -- Rien n'est change depuis cependant, bien au contraire. -- Dans ma pensee, monsieur, tout est change. -- Comment, Sire, Votre Majeste ne croit plus aux tentatives? -- Mes affaires me regardent, monsieur le sous-intendant, et je vous ai deja dit que je les faisais moi-meme. -- Alors, je vois que j'ai eu le malheur, dit Colbert en tremblant de rage et de peur, de tomber dans la disgrace de Votre Majeste. -- Nullement; vous m'etes, au contraire, fort agreable. -- Eh! Sire, dit le ministre avec cette brusquerie affectee et habile quand il s'agissait de flatter l'amour-propre de Louis, a quoi bon etre agreable a Votre Majeste si on ne lui est plus utile? -- Je reserve vos services pour une occasion meilleure, et, croyez-moi, ils n'en vaudront que mieux. -- Ainsi le plan de Votre Majeste en cette affaire?... -- Vous avez besoin d'argent, monsieur Colbert? -- De sept cent mille livres, Sire. -- Vous les prendrez dans mon tresor particulier. Colbert s'inclina. -- Et, ajouta Louis, comme il me parait difficile que, malgre votre economie, vous satisfassiez avec une somme aussi exigue aux depenses que je veux faire, je vais vous signer une cedule de trois millions. Le roi prit une plume et signa aussitot. Puis, remettant le papier a Colbert: -- Soyez tranquille, dit-il, le plan que j'ai adopte est un plan de roi, monsieur Colbert. Et sur ces mots, prononces avec toute la majeste que le jeune prince savait prendre dans ces circonstances, il congedia Colbert pour donner audience aux tailleurs. L'ordre donne par le roi etait connu dans tout Fontainebleau; on savait deja que le roi essayait son habit et que le ballet serait danse le soir. Cette nouvelle courut avec la rapidite de l'eclair, et sur son passage elle alluma toutes les coquetteries, tous les desirs, toutes les folles ambitions. A l'instant meme, et comme par enchantement, tout ce qui savait tenir une aiguille, tout ce qui savait distinguer un pourpoint d'avec un haut-de-chausses, comme dit Moliere, fut convoque pour servir d'auxiliaire aux elegants et aux dames. Le roi eut acheve sa toilette a neuf heures; il parut dans son carrosse decouvert et orne de feuillages et de fleurs. Les reines avaient pris place sur une magnifique estrade disposee, sur les bords de l'etang, dans un theatre d'une merveilleuse elegance. En cinq heures, les ouvriers charpentiers avaient assemble toutes les pieces de rapport de ce theatre; les tapissiers avaient tendu leurs tapisseries, dresse leurs sieges, et, comme au signal d'une baguette d'enchanteur, mille bras, s'aidant les uns les autres au lieu de se gener, avaient construit l'edifice dans ce lieu au son des musiques, pendant que deja les artificiers illuminaient le theatre et les bords de l'etang par un nombre incalculable de bougies. Comme le ciel s'etoilait et n'avait pas un nuage, comme on n'entendait pas un souffle d'air dans les grands bois, comme si la nature elle-meme s'etait accommodee a la fantaisie du prince, on avait laisse ouvert le fond de ce theatre. En sorte que, derriere les premiers plans du decor, on apercevait pour fond ce beau ciel ruisselant d'etoiles cette nappe d'eau embrasee de feux qui s'y reflechissaient, et les silhouettes bleuatres des grandes masses de bois aux cimes arrondies. Quand le roi parut, toute la salle etait pleine, et presentait un groupe etincelant de pierreries et d'or, dans lequel le premier regard ne pouvait distinguer aucune physionomie. Peu a peu, quand la vue s'accoutumait a tant d'eclat, les plus rares beautes apparaissaient, comme dans le ciel du soir les etoiles, une a une, pour celui qui a ferme les yeux et qui les rouvre. Le theatre representait un bocage; quelques faunes levant leurs pieds fourchus sautillaient ca et la; une dryade, apparaissant, les excitait a la poursuite; d'autres se joignaient a elle pour la defendre, et l'on se querellait en dansant. Soudain devaient paraitre, pour ramener l'ordre et la paix, le Printemps et toute sa cour. Les elements, les puissances subalternes et la mythologie avec leurs attributs, se precipitaient sur les traces de leur gracieux souverain. Les Saisons, alliees du Printemps, venaient a ses cotes former un quadrille, qui, sur des paroles plus ou moins flatteuses, entamait la danse. La musique, hautbois, flutes et violes, peignait les plaisirs champetres. Deja le roi entrait au milieu d'un tonnerre d'applaudissements. Il etait vetu d'une tunique de fleurs, qui degageait, au lieu de l'alourdir, sa taille svelte et bien prise. Sa jambe, une des plus elegantes de la cour, paraissait avec avantage dans un bas de soie couleur chair, soie si fine et si transparente que l'on eut dit la chair elle-meme. Les plus charmants souliers de satin lilas clair, a bouffettes de fleurs et de feuilles, emprisonnaient son petit pied. Le buste etait en harmonie avec cette base; de beaux cheveux ondoyants, un air de fraicheur rehausse par l'eclat de beaux yeux bleus qui brulaient doucement les coeurs, une bouche aux levres appetissantes, qui daignait s'ouvrir pour sourire: tel etait le prince de l'annee, qu'on eut, et a juste titre ce soir-la, nomme le roi de tous les Amours. Il y avait dans sa demarche quelque chose de la legere majeste d'un dieu. Il ne dansait pas, il planait. Cette entree fit donc l'effet le plus brillant. Soudain, comme nous l'avons dit, on apercut le comte de Saint-Aignan qui cherchait a s'approcher du roi ou de Madame. La princesse, vetue d'une robe longue, diaphane et legere comme les plus fines resilles que tissent les savantes Malinoises, le genou parfois dessine sous les plis de la tunique, son petit pied chausse de soie, s'avancait radieuse avec son cortege de bacchantes, et touchait deja la place qui lui etait assignee pour danser. Les applaudissements durerent si longtemps, que le comte eut tout le loisir de joindre le roi arrete sur une pointe. -- Qu'y a-t-il, Saint-Aignan? fit le Printemps. -- Mon Dieu, Sire, repliqua le courtisan tout pale, il y a que Votre Majeste n'a pas songe au pas des Fruits. -- Si fait; il est supprime. -- Non pas, Sire. Votre Majeste n'en a point donne l'ordre, et la musique l'a conserve. -- Voila qui est facheux! murmura le roi. Ce pas n'est point executable, puisque M. de Guiche est absent. Il faudra le supprimer. -- Oh! Sire, un quart d'heure de musique sans danses, ce sera froid a tuer le ballet. -- Mais, comte, alors... -- Oh! Sire, le grand malheur n'est pas la; car, apres tout, l'orchestre couperait encore tant bien que mal, s'il etait necessaire; mais... -- Mais quoi? -- C'est que M. de Guiche est ici. -- Ici? repliqua le roi en froncant le sourcil, ici?... Vous etes sur?... -- Tout habille pour le ballet, Sire. Le roi sentit le rouge lui monter au visage. -- Vous vous serez trompe, dit-il. -- Si peu, Sire, que Votre Majeste peut regarder a sa droite. Le comte attend. Louis se tourna vivement de ce cote; et, en effet, a sa droite, eclatant de beaute sous son habit de Vertumne, de Guiche attendait que le roi le regardat pour lui adresser la parole. Dire la stupefaction du roi, celle de Monsieur qui s'agita dans sa loge, dire les chuchotements, l'oscillation des tetes dans la salle, dire l'etrange saisissement de Madame a la vue de son _partner_, c'est une tache que nous laissons a de plus habiles. Le roi etait reste bouche beante et regardait le comte. Celui-ci s'approcha, respectueux, courbe: -- Sire, dit-il, le plus humble serviteur de Votre Majeste vient lui faire service en ce jour, comme il a fait au jour de bataille. Le roi, en manquant ce pas des Fruits, perdait la plus belle scene de son ballet. Je n'ai pas voulu qu'un semblable dommage resultat par moi, pour la beaute, l'adresse et la bonne grace du roi; j'ai quitte mes fermiers, afin devenir en aide a mon prince. Chacun de ces mots tombait, mesure, harmonieux, eloquent, dans l'oreille de Louis XIV. La flatterie lui plut autant que le courage l'etonna. Il se contenta de repondre: -- Je ne vous avais pas dit de revenir, comte. -- Assurement, Sire; mais Votre Majeste ne m'avait pas dit de rester. Le roi sentait le temps courir. La scene, en se prolongeant, pouvait tout brouiller. Une seule ombre a ce tableau le gatait sans ressource. Le roi, d'ailleurs, avait le coeur tout plein de bonnes idees; il venait de puiser dans les yeux si eloquents de Madame une inspiration nouvelle. Ce regard d'Henriette lui avait dit: -- Puisqu'on est jaloux de vous, divisez les soupcons; qui se defie de deux rivaux ne se defie d'aucun. Madame, avec cette habile diversion, l'emporta. Le roi sourit a de Guiche. De Guiche ne comprit pas un mot au langage muet de Madame. Seulement, il vit bien qu'elle affectait de ne le point regarder. Sa grace obtenue, il l'attribua au coeur de la princesse. Le roi en sut gre a tout le monde. Monsieur seul ne comprit pas. Le ballet commenca; il fut splendide. Quand les violons enleverent, par leurs elans, ces illustres danseurs, quand la pantomime naive de cette epoque, bien plus naive encore par le jeu, fort mediocre, des augustes histrions, fut parvenue a son point culminant de triomphe, la salle faillit crouler sous les applaudissements. De Guiche brilla comme un soleil, mais comme un soleil courtisan qui se resigne au deuxieme role. Dedaigneux de ce succes, dont Madame ne lui temoignait aucune reconnaissance, il ne songea plus qu'a reconquerir bravement la preference ostensible de la princesse. Elle ne lui donna pas un seul regard. Peu a peu toute sa joie, tout son brillant s'eteignirent dans la douleur et l'inquietude: en sorte que ses jambes devinrent molles, ses bras lourds, sa tete hebetee. Le roi, des ce moment, fut reellement le premier danseur du quadrille. Il jeta un regard de cote sur son rival vaincu. De Guiche n'etait meme plus courtisan; il dansait mal, sans adulation; bientot il ne dansa plus du tout. Le roi et Madame triompherent. Chapitre CXIV -- Les nymphes du parc de Fontainebleau Le roi demeura un instant a jouir de son triomphe, qui, nous l'avons dit, etait aussi complet que possible. Puis il se retourna vers Madame pour l'admirer aussi un peu a son tour. Les jeunes gens aiment peut-etre avec plus de vivacite, plus d'ardeur, plus de passion que les gens d'un age mur; mais ils ont en meme temps tous les autres sentiments developpes dans la proportion de leur jeunesse et de leur vigueur, en sorte que l'amour-propre etant presque toujours, chez eux, l'equivalent de l'amour, ce dernier sentiment, combattu par les lois de la ponderation, n'atteint jamais le degre de perfection qu'il acquiert chez les hommes et les femmes de trente a trente-cinq ans. Louis pensait donc a Madame, mais seulement apres avoir bien pense a lui-meme, et Madame pensait beaucoup a elle-meme, peut-etre sans penser le moins du monde au roi. Mais la victime, au milieu de tous ces amours et amours-propres royaux, c'etait de Guiche. Aussi tout le monde put-il remarquer a la fois l'agitation et la prostration du pauvre gentilhomme, et cette prostration, surtout, etait d'autant plus remarquable que l'on n'avait pas l'habitude de voir ses bras tomber, sa tete s'alourdir, ses yeux perdre leur flamme. On n'etait pas d'ordinaire inquiet sur son compte quand il s'agissait d'une question d'elegance et de gout. Aussi la defaite de Guiche fut-elle attribuee, par le plus grand nombre, a son habilete de courtisan. Mais d'autres aussi -- les yeux clairvoyants sont a la cour -- mais d'autres aussi remarquerent sa paleur et son atonie, paleur et atonie qu'il ne pouvait ni feindre ni cacher, et ils en conclurent, avec raison, que de Guiche ne jouait pas une comedie d'adulation. Ces souffrances, ces succes, ces commentaires furent enveloppes, confondus, perdus dans le bruit des applaudissements. Mais, quand les reines eurent temoigne leur satisfaction, les spectateurs leur enthousiasme, quand le roi se fut rendu a sa loge pour changer de costume, tandis que Monsieur, habille en femme, selon son habitude, dansait a son tour, de Guiche, rendu a lui- meme, s'approcha de Madame, qui, assise au fond du theatre, attendait la deuxieme entree, et s'etait fait une solitude au milieu de la foule, comme pour mediter a l'avance ses effets choregraphiques. On comprend que, absorbee par cette grave meditation, elle ne vit point ou fit semblant de ne pas voir ce qui se passait autour d'elle. De Guiche, la trouvant donc seule aupres d'un buisson de toile peinte, s'approcha de Madame. Deux de ses demoiselles d'honneur, vetues en hamadryades, voyant de Guiche s'approcher, se reculerent par respect. De Guiche s'avanca donc au milieu du cercle et salua Son Altesse Royale. Mais Son Altesse Royale, qu'elle eut remarque ou non le salut, ne tourna meme point la tete. Un frisson passa dans les veines du malheureux; il ne s'attendait point a une aussi complete indifference, lui qui n'avait rien vu, lui qui n'avait rien appris, lui qui, par consequent, ne pouvait rien deviner. Donc, voyant que son salut n'obtenait aucune reponse; il fit un pas de plus, et, d'une voix qu'il s'efforcait, mais inutilement, de rendre calme: -- J'ai l'honneur, dit-il, de presenter mes bien humbles respects a Madame. Cette fois Son Altesse Royale daigna tourner ses yeux languissants vers le comte. -- Ah! monsieur de Guiche, dit-elle, c'est vous; bonjour! Et elle se retourna. La patience faillit manquer au comte. -- Votre Altesse Royale a danse a ravir tout a l'heure, dit-il. -- Vous trouvez? fit negligemment Madame. -- Oui, le personnage est tout a fait celui qui convient au caractere de Son Altesse Royale. Madame se retourna tout a fait, et, regardant de Guiche avec son oeil clair et fixe: -- Comment cela? dit-elle. -- Sans doute. -- Expliquez-vous. -- Vous representez une divinite, belle, dedaigneuse et legere, fit-il. -- Vous voulez parler de Pomone, monsieur le comte? -- Je parle de la deesse que represente Votre Altesse Royale. Madame demeura un instant les levres crispees. -- Mais vous-meme, monsieur, dit-elle, n'etes-vous pas aussi un danseur parfait? -- Oh! moi, madame, je suis de ceux qu'on ne distingue point, et qu'on oublie si par hasard on les a distingues. Et sur ces paroles, accompagnees d'un de ces soupirs profonds qui font tressaillir les dernieres fibres de l'etre, le coeur plein d'angoisses et de palpitations, la tete en feu, l'oeil vacillant, il salua, haletant, et se retira derriere le buisson de toile. Madame, pour toute reponse, haussa legerement les epaules. Et comme ses dames d'honneur s'etaient, ainsi que nous l'avons dit, retirees par discretion durant le colloque, elle les rappela du regard. C'etaient Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais. Toutes deux, a ce signe de Madame, s'approcherent avec empressement. -- Avez-vous entendu, mesdemoiselles? demanda la princesse. -- Quoi, madame? -- Ce que M. le comte de Guiche a dit. -- Non. -- En verite, c'est une chose remarquable, continua la princesse avec l'accent de la compassion, combien l'exil a fatigue l'esprit de ce pauvre M. de Guiche. Et plus haut encore, de peur que le malheureux ne perdit une parole: -- Il a mal danse d'abord, continua-t-elle; puis, ensuite, il n'a dit que des pauvretes. Puis elle se leva, fredonnant l'air sur lequel elle allait danser. Guiche avait tout entendu. Le trait penetra au plus profond de son coeur et le dechira. Alors, au risque d'interrompre tout l'ordre de la fete par son depit, il s'enfuit, mettant en lambeaux son bel habit de Vertumne, et semant sur son chemin les pampres, les mures, les feuilles d'amandier et tous les petits attributs artificiels de sa divinite. Un quart d'heure apres, il etait de retour sur le theatre. Mais il etait facile de comprendre qu'il n'y avait qu'un puissant effort de la raison sur la folie qui avait pu le ramener, ou peut-etre, le coeur est ainsi fait, l'impossibilite meme de rester plus longtemps eloigne de celle qui lui brisait le coeur. Madame achevait son pas. Elle le vit, mais ne le regarda point; et lui, irrite, furieux, lui tourna le dos a son tour lorsqu'elle passa escortee de ses nymphes et suivie de cent flatteurs. Pendant ce temps, a l'autre bout du theatre, pres de l'etang, une femme etait assise, les yeux fixes sur une des fenetres du theatre. De cette fenetre s'echappaient des flots de lumiere. Cette fenetre, c'etait celle de la loge royale. De Guiche en quittant le theatre, de Guiche en allant chercher l'air dont il avait si grand besoin, de Guiche passa pres de cette femme et la salua. Elle, de son cote, en apercevant le jeune homme, s'etait levee comme une femme surprise au milieu d'idees qu'elle voudrait se cacher a elle-meme. Guiche la reconnut. Il s'arreta. -- Bonsoir, mademoiselle! dit-il vivement. -- Bonsoir, monsieur le comte! -- Ah! mademoiselle de La Valliere, continua de Guiche, que je suis heureux de vous rencontrer! -- Et moi aussi, monsieur le comte, je suis heureuse de ce hasard, dit la jeune fille en faisant un mouvement pour se retirer. -- Oh! non! non! ne me quittez pas, dit de Guiche en etendant la main vers elle; car vous dementiriez ainsi les bonnes paroles que vous venez de dire. Restez, je vous en supplie, il fait la plus belle soiree du monde. Vous fuyez le bruit, vous! Vous aimez votre societe a vous seule, vous! Eh bien! oui, je comprends cela; toutes les femmes qui ont du coeur sont ainsi. Jamais on n'en verra une s'ennuyer loin du tourbillon de tous ces plaisirs bruyants! Oh! mademoiselle! mademoiselle! -- Mais qu'avez-vous donc, monsieur le comte? demanda La Valliere avec un certain effroi. Vous semblez agite. -- Moi? Non pas; non. -- Alors, monsieur de Guiche, permettez-moi de vous faire ici le remerciement que je me proposais de vous faire a la premiere occasion. C'est a votre protection, je le sais, que je dois d'avoir ete admise parmi les filles d'honneur de Madame. -- Ah! oui, vraiment, je m'en, souviens et je m'en felicite, mademoiselle. Aimez-vous quelqu'un, vous? -- Moi? -- Oh! pardon, je ne sais ce que je dis; pardon mille fois. Madame avait raison, bien raison; cet exil brutal a completement bouleverse mon esprit. -- Mais le roi vous a bien recu, ce me semble, monsieur le comte? -- Trouvez-vous?... Bien recu... peut-etre... Oui... -- Sans doute, bien recu; car, enfin, vous revenez sans conge de lui? -- C'est vrai, et je crois que vous avez raison, mademoiselle. Mais n'avez vous point vu par ici M. le vicomte de Bragelonne? La Valliere tressaillit a ce nom. -- Pourquoi cette question? demanda-t-elle. -- Oh! mon Dieu! vous blesserais-je encore? fit de Guiche. En ce cas, je suis bien malheureux, bien a plaindre! -- Oui, bien malheureux, bien a plaindre, monsieur de Guiche, car vous paraissez horriblement souffrir. -- Oh! mademoiselle, que n'ai-je une soeur devouee, une amie veritable! -- Vous avez des amis, monsieur de Guiche, et M. le vicomte de Bragelonne, dont vous parliez tout a l'heure, est, il me semble, un de ces bons amis. -- Oui, oui, en effet, c'est un de mes bons amis. Adieu, mademoiselle, adieu! recevez tous mes respects. Et il s'enfuit comme un fou du cote de l'etang. Son ombre noire glissait grandissante parmi les ifs lumineux et les larges moires resplendissantes de l'eau. La Valliere le regarda quelque temps avec compassion. -- Oh! oui, oui, dit-elle, il souffre et je commence a comprendre pourquoi. Elle achevait a peine, lorsque ses compagnes, Mlles de Montalais et de Tonnay-Charente, accoururent. Elles avaient fini leur service, depouille leurs habits de nymphes, et, joyeuses de cette belle nuit, du succes de la soiree, elles revenaient trouver leur compagne. -- Eh quoi! deja! lui dirent-elles. Nous croyions arriver les premieres au rendez-vous. -- J'y suis depuis un quart d'heure, repondit La Valliere. -- Est-ce que la danse ne vous a point amusee? -- Non. -- Et tout le spectacle? -- Non plus. En fait de spectacle, j'aime bien mieux celui de ces bois noirs au fond desquels brille ca et la une lumiere qui passe comme un oeil rouge, tantot ouvert, tantot ferme. -- Elle est poete, cette La Valliere, dit Tonnay-Charente. -- C'est-a-dire insupportable, fit Montalais. Toutes les fois qu'il s'agit de rire un peu ou de s'amuser de quelque chose, La Valliere pleure; toutes les fois qu'il s'agit de pleurer, pour nous autres femmes, chiffons perdus, amour-propre pique, parure sans effet, La Valliere rit. -- Oh! quant a moi, je ne puis etre de ce caractere, dit Mlle de Tonnay-Charente. Je suis femme, et femme comme on ne l'est pas; qui m'aime me flatte, qui me flatte me plait par sa flatterie, et qui me plait... -- Eh bien! tu n'acheves pas? dit Montalais. -- C'est trop difficile, repliqua Mlle de Tonnay-Charente en riant aux eclats. Acheve pour moi, toi qui as tant d'esprit. -- Et vous, Louise, dit Montalais, vous plait-on? -- Cela ne regarde personne, dit la jeune fille en se levant du banc de mousse ou elle etait restee etendue pendant tout le temps qu'avait dure le ballet. Maintenant, mesdemoiselles, nous avons forme le projet de nous divertir cette nuit sans surveillants et sans escorte. Nous sommes trois, nous nous plaisons l'une a l'autre, il fait un temps superbe; regardez la-bas, voyez la lune qui monte doucement au ciel et argente les cimes des marronniers et des chenes. Oh! la belle promenade! oh! la belle liberte! la belle herbe fine des bois, la belle faveur que me fait votre amitie; prenons-nous par le bras et gagnons les grands arbres. Ils sont tous, en ce moment, attables et actifs la-bas, occupes a se parer pour une promenade d'apparat; on selle les chevaux, on attelle les voitures, les mules de la reine ou les quatre cavales blanches de Madame. Nous, gagnons vite un endroit ou nul oeil ne vous devine, ou nul pas ne marche dans notre pas. Vous rappelez- vous, Montalais, les bois de Cheverny et de Chambord, les peupliers sans fin de Blois? nous avons echange la-bas bien des esperances. -- Bien des confidences aussi. -- Oui. -- Moi, dit Mlle de Tonnay-Charente, je pense beaucoup aussi; mais prenez garde... -- Elle ne dit rien, fit Montalais, de sorte que ce que pense Mlle de Tonnay Charente, Athenais seule le sait. -- Chut! s'ecria Mlle de La Valliere, j'entends des pas qui viennent de ce cote. -- Eh! vite! vite! dans les roseaux, dit Montalais; baissez-vous, Athenais, vous qui etes si grande. Mlle de Tonnay-Charente se baissa effectivement. Presque aussitot on vit, en effet, deux gentilshommes s'avancer, la tete inclinee, les bras entrelaces et marchant sur le sable fin de l'allee parallele au rivage. Les femmes se firent petites, imperceptibles. -- C'est M. de Guiche, dit Montalais a l'oreille de Mlle de Tonnay Charente. -- C'est M. de Bragelonne, dit celle-ci a l'oreille de La Valliere. Les deux jeunes gens continuaient de s'approcher en causant d'une voix animee. -- C'est par ici qu'elle etait tout a l'heure, dit le comte. Si je n'avais fait que la voir, je dirais que c'est une apparition; mais je lui ai parle. -- Ainsi, vous etes sur? -- Oui; mais peut-etre aussi lui ai-je fait peur. -- Comment cela? -- Eh! mon Dieu! j'etais encore fou de ce que vous savez, de sorte qu'elle n'aura rien compris a mes discours et aura pris peur. -- Oh! dit Bragelonne, ne vous inquietez pas, mon ami. Elle est bonne, elle excusera; elle a de l'esprit, elle comprendra. -- Oui; mais si elle a compris, trop bien compris. -- Apres? -- Et qu'elle parle. -- Oh! vous ne connaissez pas Louise, comte, dit Raoul. Louise a toutes les vertus, et n'a pas un seul defaut. Et les jeunes gens passerent la-dessus, et, comme ils s'eloignaient, leurs voix se perdirent peu a peu. -- Comment! La Valliere, dit Mlle de Tonnay-Charente. M. le vicomte de Bragelonne a dit "Louise" en parlant de vous. Comment cela se fait-il? -- Nous avons ete eleves ensemble, repondit Mlle de La Valliere; tout enfants, nous nous connaissions. -- Et puis M. de Bragelonne est ton fiance, chacun sait cela. -- Oh! je ne le savais pas, moi. Est-ce vrai, mademoiselle? -- C'est-a-dire, repondit Louise en rougissant, c'est-a-dire que M. de Bragelonne m'a fait l'honneur de me demander ma main... mais... -- Mais quoi? -- Mais il parait que le roi... -- Eh bien? -- Que le roi ne veut pas consentir a ce mariage. -- Eh! pourquoi le roi? et qu'est-ce que le roi? s'ecria Aure avec aigreur. Le roi a-t-il donc le droit de se meler de ces choses-la, bon Dieu?..." _La poulitique est la poulitique_, comme disait M. de Mazarin; _ma l'amor, il est l'amor._" Si donc tu aimes M. de Bragelonne, et, s'il t'aime, epousez-vous. Je vous donne mon consentement, moi. Athenais se mit a rire. -- Oh! je parle serieusement, repondit Montalais, et mon avis en ce cas vaut bien l'avis du roi, je suppose. N'est-ce pas, Louise? -- Voyons, voyons, ces messieurs sont passes, dit La Valliere; profitons donc de la solitude pour traverser la prairie et nous jeter dans le bois. -- D'autant mieux, dit Athenais, que voila des lumieres qui partent du chateau et du theatre, et qui me font l'effet de preceder quelque illustre compagnie. -- Courons, dirent-elles toutes trois. Et relevant gracieusement les longs plis de leurs robes de soie, elles franchirent lestement l'espace qui s'etendait entre l'etang et la partie la plus ombragee du parc. Montalais, legere comme une biche, Athenais, ardente comme une jeune louve, bondissaient dans l'herbe seche, et parfois un Acteon temeraire eut pu apercevoir dans la penombre leur jambe pure et hardie se dessinant sous l'epais contour des jupes de satin. La Valliere, plus delicate et plus pudique, laissa flotter ses robes; retardee ainsi par la faiblesse de son pied, elle ne tarda point a demander sa grace. Et, demeuree en arriere, elle forca ses deux compagnes a l'attendre. En ce moment, un homme, cache dans un fosse plein de jeunes pousses de saules, remonta vivement sur le talus de ce fosse et se mit a courir dans la direction du chateau. Les trois femmes, de leur cote, atteignirent les lisieres du parc, dont toutes les allees leur etaient connues. De grandes allees fleuries s'elevaient autour des fosses; des barrieres fermees protegeaient de ce cote les promeneurs contre l'envahissement des chevaux et des caleches. En effet, on entendait rouler dans le lointain, sur le sol ferme des chemins, les carrosses des reines et de Madame. Plusieurs cavaliers les suivaient avec le bruit si bien imite par les vers cadences de Virgile. Quelques musiques lointaines repondaient au bruit, et, quand les harmonies cessaient, le rossignol, chanteur plein d'orgueil, envoyait a la compagnie qu'il sentait rassemblee sous les ombrages les chants les plus compliques, les plus suaves et les plus savants. Autour du chanteur, brillaient, dans le fond noir des gros arbres, les yeux de quelque chat-huant sensible a l'harmonie. De sorte que cette fete de toute la cour etait aussi la fete des hotes mysterieux des bois; car assurement la biche ecoutait dans sa fougere, le faisan sur sa branche, le renard dans son terrier. On devinait la vie de toute cette population nocturne et invisible, aux brusques mouvements qui s'operaient tout a coup dans les feuilles. Alors les nymphes des bois poussaient un petit cri; puis, rassurees a l'instant meme, riaient et reprenaient leur marche. Et elles arriverent ainsi au chene royal, venerable reste d'un chene, qui, dans sa jeunesse, avait entendu les soupirs de Henri II pour la belle Diane de Poitiers, et plus tard ceux de Henri IV pour la belle Gabrielle d'Estrees. Sous ce chene, les jardiniers avaient accumule la mousse et le gazon, de telle sorte que jamais siege circulaire n'avait mieux repose les membres fatigues d'un roi. Le tronc de l'arbre formait un dossier rugueux, mais suffisamment large pour quatre personnes. Sous les rameaux qui obliquaient vers le tronc, les voix se perdaient en filtrant vers les cieux. Chapitre CXV -- Ce qui se disait sous le chene royal Il y avait dans la douceur de l'air, dans le silence du feuillage, un muet engagement pour ces jeunes femmes a changer tout de suite la conversation badine en une conversation plus serieuse. Celle meme dont le caractere etait le plus enjoue, Montalais, par exemple, y penchait la premiere. Elle debuta par un gros soupir. -- Quelle joie, dit-elle, de nous sentir ici, libres, seules, et en droit d'etre franches, surtout envers nous-memes! -- Oui, dit Mlle de Tonnay-Charente; car la cour, si brillante qu'elle soit, cache toujours un mensonge sous les plis du velours ou sous les feux des diamants. -- Moi, repliqua La Valliere, je ne mens jamais; quand je ne puis dire la verite, je me tais. -- Vous ne serez pas longtemps en faveur, ma chere, dit Montalais; ce n'est point ici comme a Blois, ou nous disions a la vieille Madame tous nos depits et toutes nos envies. Madame avait ses jours ou elle se souvenait d'avoir ete jeune. Ces jours-la, quiconque causait avec Madame trouvait une amie sincere. Madame nous contait ses amours avec Monsieur, et nous, nous lui contions ses amours avec d'autres, ou du moins les bruits qu'on avait fait courir sur ses galanteries. Pauvre femme! si innocente! elle en riait, nous aussi; ou est-elle a present? -- Ah! Montalais, rieuse Montalais, s'ecria La Valliere, voila que tu soupires encore; les bois t'inspirent, et tu es presque raisonnable ce soir. -- Mesdemoiselles, dit Athenais, vous ne devez pas tellement regretter la cour de Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous. Une cour, c'est l'endroit ou viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les meres et les tuteurs, que les confesseurs surtout, defendent avec severite. A la cour, on se dit ces choses sous privilege du roi et des reines, n'est-ce pas agreable? -- Oh! Athenais, dit Louise en rougissant. -- Athenais est franche ce soir, dit Montalais, profitons-en. -- Oui, profitons-en, car on m'arracherait ce soir les plus intimes secrets de mon coeur. -- Ah! si M. de Montespan etait la! dit Montalais. -- Vous croyez que j'aime M. de Montespan? murmura la belle jeune fille. -- Il est beau, je suppose? -- Oui, et ce n'est pas un mince avantage a mes yeux. -- Vous voyez bien. -- Je dirai plus, il est, de tous les hommes qu'on voit ici, le plus beau et le plus... -- Qu'entend-on la? dit La Valliere en faisant sur le banc de mousse un brusque mouvement. -- Quelque daim qui fuit dans les branches. -- Je n'ai peur que des hommes, dit Athenais. -- Quand ils ne ressemblent pas a M. de Montespan? -- Finissez cette raillerie... M. de Montespan est aux petits soins pour moi; mais cela n'engage a rien. N'avons-nous pas ici M. de Guiche qui est aux petits soins pour Madame? -- Pauvre, pauvre garcon! dit La Valliere. -- Pourquoi pauvre?... Madame est assez belle et assez grande dame, je suppose. La Valliere secoua douloureusement la tete. -- Quand on aime, dit-elle, ce n'est ni la belle ni la grande dame; mes cheres amies, quand on aime, ce doit etre le coeur et les yeux seuls de celui ou de celle qu'on aime. Montalais se mit a rire bruyamment. -- Coeur, yeux, oh! sucrerie! dit-elle. -- Je parle pour moi, repliqua La Valliere. -- Nobles sentiments! dit Athenais d'un air protecteur, mais froid. -- Ne les avez-vous pas, mademoiselle? dit Louise. -- Parfaitement, mademoiselle; mais je continue. Comment peut-on plaindre un homme qui rend des soins a une femme comme Madame? S'il y a disproportion, c'est du cote du comte. -- Oh! non, non, fit La Valliere, c'est du cote de Madame. -- Expliquez-vous. -- Je m'explique. Madame n'a pas meme le desir de savoir ce que c'est que l'amour. Elle joue avec ce sentiment comme les enfants avec les artifices dont une etincelle embraserait un palais. Cela brille, voila tout ce qu'il lui faut. Or, joie et amour sont le tissu dont elle veut que soit tramee sa vie. M. de Guiche aimera cette dame illustre; elle ne l'aimera pas. Athenais partit d'un eclat de rire dedaigneux. -- Est-ce qu'on aime? dit-elle. Ou sont vos nobles sentiments de tout a l'heure? la vertu d'une femme n'est-elle point dans le courageux refus de toute intrigue a consequence. Une femme bien organisee et douee d'un coeur genereux doit regarder les hommes, s'en faire aimer, adorer meme, et dire une fois au plus dans sa vie: "Tiens! il me semble que, si je n'eusse pas ete ce que je suis, j'eusse moins deteste celui-la que les autres." -- Alors, s'ecria La Valliere en joignant les mains, voila ce que vous promettez a M. de Montespan? -- Eh! certes, a lui comme a tout autre. Quoi! je vous ai dit que je lui reconnaissais une certaine superiorite, et cela ne suffirait pas! Ma chere, on est femme, c'est-a-dire reine dans tout le temps que nous donne la nature pour occuper cette royaute, de quinze a trente-cinq ans. Libre a vous d'avoir du coeur apres, quand vous n'aurez plus que cela. -- Oh! oh! murmura La Valliere. -- Parfait! s'ecria Montalais, voila une maitresse femme. Athenais, vous irez loin! -- Ne m'approuvez-vous point? -- Oh! des pieds et des mains! dit la railleuse. -- Vous plaisantez, n'est-ce pas, Montalais? dit Louise. -- Non, non, j'approuve tout ce que vient de dire Athenais; seulement... -- Seulement quoi? -- Eh bien! je ne puis le mettre en action. J'ai les plus complets principes; je me fais des resolutions, pres desquelles les projets du stathouder et ceux du roi d'Espagne sont des jeux d'enfants, puis, le jour de la mise a execution, rien. -- Vous faiblissez? dit Athenais avec dedain. -- Indignement. -- Malheureuse nature, reprit Athenais. Mais, au moins, vous choisissez? -- Ma foi!... ma foi, non! Le sort se plait a me contrarier en tout; je reve des empereurs et je trouve des... -- Aure! Aure! s'ecria La Valliere, par pitie, ne sacrifiez pas, au plaisir de dire un mot, ceux qui vous aiment d'une affection si devouee. -- Oh! pour cela, je m'en embarrasse peu: ceux qui m'aiment sont assez heureux que je ne les chasse point, ma chere. Tant pis pour moi si j'ai une faiblesse; mais tant pis pour eux si je m'en venge sur eux. Ma foi! je m'en venge! -- Aure! -- Vous avez raison, dit Athenais, et peut-etre aussi arriverez- vous au meme but. Cela s'appelle etre coquette, voyez-vous, mesdemoiselles. Les hommes, qui sont des sots en beaucoup de choses, le sont surtout en celle-ci, qu'ils confondent sous ce mot de coquetterie la fierte d'une femme et sa variabilite. Moi, je suis fiere, c'est-a-dire imprenable, je rudoie les pretendants, mais sans aucune espece de pretention a les retenir. Les hommes disent que je suis coquette, parce qu'ils ont l'amour-propre de croire que je les desire. D'autres femmes, Montalais, par exemple, se sont laisse entamer par les adulations; elles seraient perdues sans le bienheureux ressort de l'instinct qui les pousse a changer soudain et a chatier celui dont elles acceptaient naguere l'hommage. -- Savante dissertation! dit Montalais d'un ton de gourmet qui se delecte. -- Odieux! murmura Louise. -- Grace a cette coquetterie, car voila la veritable coquetterie, poursuivit Mlle de Tonnay-Charente, l'amant bouffi d'orgueil, il y a une heure, maigrit en une minute de toute l'enflure de son amour-propre. Il prenait deja des airs vainqueurs, il recule; il allait nous proteger, il se prosterne de nouveau. Il en resulte qu'au lieu d'avoir un mari jaloux, incommode, habitue, nous avons un amant toujours tremblant, toujours convoiteux, toujours soumis, par cette seule raison qu'il trouve, lui, une maitresse toujours nouvelle. Voila, et soyez-en persuadees, mesdemoiselles, ce que vaut la coquetterie. C'est avec cela qu'on est reine entre les femmes, quand on n'a pas recu de Dieu la faculte si precieuse de tenir en bride son coeur et son esprit. -- Oh! que vous etes habile! dit Montalais, et que vous comprenez bien le devoir des femmes! -- Je m'arrange un bonheur particulier, dit Athenais avec modestie; je me defends, comme tous les amoureux faibles, contre l'oppression des plus forts. -- La Valliere ne dit pas un mot. -- Est-ce qu'elle ne nous approuve point? -- Moi, je ne comprends seulement pas, dit Louise. Vous parlez comme des etres qui ne seraient point appeles a vivre sur cette terre. -- Elle est jolie, votre terre! dit Montalais. -- Une terre, reprit Athenais, ou l'homme encense la femme pour la faire tomber etourdie, ou il l'insulte quand elle est tombee? -- Qui vous parle de tomber? dit Louise. -- Ah! voila une theorie nouvelle, ma chere; indiquez-moi, s'il vous plait, votre moyen pour ne pas etre vaincue, si vous vous laissez entrainer par l'amour? -- Oh! s'ecria la jeune fille en levant au ciel noir ses beaux yeux humides, oh! si vous saviez ce que c'est qu'un coeur; je vous expliquerais et je vous convaincrais; un coeur aimant est plus fort que toute votre coquetterie et plus que toute votre fierte. Jamais une femme n'est aimee je le crois, et Dieu m'entend; jamais un homme n'aime avec idolatrie que s'il se sent aime. Laissez aux vieillards de la comedie de se croire adores par des coquettes. Le jeune homme s'y connait, lui, il ne s'abuse point; s'il a pour la coquette un desir, une effervescence, une rage, vous voyez que je vous fais le champ libre et vaste; en un mot, la coquette peut le rendre fou, jamais elle ne le rendra amoureux. L'amour, voyez- vous, tel que je le concois, c'est un sacrifice incessant, absolu, entier; mais ce n'est pas le sacrifice d'une seule des deux parties unies. C'est l'abnegation complete de deux ames qui veulent se fondre en une seule. Si j'aime jamais, je supplierai mon amant de me laisser libre et pure; je lui dirai, ce qu'il comprendra, que mon ame est dechiree par le refus que je lui fais; et lui! lui qui m'aimera, sentant la douloureuse grandeur de mon sacrifice, a son tour il se devouera comme moi, il me respectera, il ne cherchera point a me faire tomber pour m'insulter quand je serai tombee, ainsi que vous le disiez tout a l'heure en blasphemant contre l'amour que je comprends. Voila, moi, comment j'aime. Maintenant, venez me dire que mon amant me meprisera; je l'en defie, a moins qu'il ne soit le plus vil des hommes, et mon coeur m'est garant que je ne choisirai pas ces gens-la. Mon regard lui paiera ses sacrifices ou lui imposera des vertus qu'il n'eut jamais cru avoir. -- Mais, Louise, s'ecria Montalais, vous nous dites cela et vous ne le pratiquez point! -- Que voulez-vous dire? -- Vous etes adoree de Raoul de Bragelonne, aimee a deux genoux. Le pauvre garcon est victime de votre vertu, comme il le serait, plus qu'il ne le serait meme de ma coquetterie ou de la fierte d'Athenais. -- Ceci est tout simplement une subdivision de la coquetterie, dit Athenais, et Mademoiselle, a ce que je vois, la pratique sans s'en douter. -- Oh! fit La Valliere. -- Oui, cela s'appelle l'instinct: parfaite sensibilite, exquise recherche de sentiments, montre perpetuelle d'elans passionnes qui n'aboutissent jamais. Oh! c'est fort habile aussi et tres efficace. J'eusse meme, maintenant que j'y reflechis, prefere cette tactique a ma fierte pour combattre les hommes, parce qu'elle offre l'avantage de faire croire parfois a la conviction; mais, des a present, sans passer condamnation tout a fait pour moi-meme, je la declare superieure a la simple coquetterie de Montalais. Les deux jeunes filles se mirent a rire. La Valliere seule garda le silence et secoua la tete. Puis, apres un instant: -- Si vous me disiez le quart de ce que vous venez de me dire devant un homme, fit-elle, ou meme que je fusse persuadee que vous le pensez, je mourrais de honte et de douleur sur cette place. -- Eh bien! mourez, tendre petite, repondit Mlle de Tonnay- Charente: car, s'il n'y a pas d'hommes ici, il y a au moins deux femmes, vos amies, qui vous declarent atteinte et convaincue d'etre une coquette d'instinct, une coquette naive; c'est-a-dire la plus dangereuse espece de coquette qui existe au monde. -- Oh! mesdemoiselles! repondit La Valliere rougissante et pres de pleurer. Les deux compagnes eclaterent de rire sur de nouveaux frais. -- Eh bien! je demanderai des renseignements a Bragelonne. -- A Bragelonne? fit Athenais. -- Eh! oui, a ce grand garcon courageux comme Cesar, fin et spirituel comme M. Fouquet, a ce pauvre garcon qui depuis douze ans te connait, t'aime, et qui cependant, s'il faut t'en croire, n'a jamais baise le bout de tes doigts. -- Expliquez-nous cette cruaute, vous la femme de coeur? dit Athenais a La Valliere. -- Je l'expliquerai par un seul mot: la vertu. Nierez-vous la vertu, par hasard? -- Voyons, Louise, ne mens pas, dit Aure en lui prenant la main. -- Mais que voulez-vous donc que je vous dise? s'ecria La Valliere. -- Ce que vous voudrez. Mais vous aurez beau dire, je persiste dans mon opinion sur vous. Coquette d'instinct, coquette naive, c'est-a-dire, je l'ai dit et je le redis, la plus dangereuse de toutes les coquettes. -- Oh! non, non, par grace! ne croyez pas cela. -- Comment! douze ans de rigueur absolue! -- Oh! il y a douze ans, j'en avais cinq. L'abandon d'un enfant ne peut pas etre compte a la jeune fille. -- Eh bien! vous avez dix-sept ans; trois ans au lieu de douze. Depuis trois ans, vous avez ete constamment et entierement cruelle. Vous avez contre vous les muets ombrages de Blois, les rendez-vous ou l'on compte les etoiles, les seances nocturnes sous les platanes, ses vingt ans parlant a vos quatorze ans, le feu de ses yeux vous parlant a vous-meme. -- Soit, soit; mais il en est ainsi! -- Allons donc, impossible! -- Mais, mon Dieu, pourquoi donc impossible! -- Dis-nous des choses croyables, ma chere, et nous te croirons. -- Mais enfin, supposez une chose. -- Laquelle? Voyons. -- Achevez, ou nous supposerons bien plus que vous ne voudrez. -- Supposons, alors; supposons que je croyais aimer, et que je n'aime pas. -- Comment, tu n'aimes pas? -- Que voulez-vous! si j'ai ete autrement que ne sont les autres quand elles aiment, c'est que je n'aime pas; c'est que mon heure n'est pas encore venue. -- Louise! Louise! dit Montalais, prends garde, je vais te retourner ton mot de tout a l'heure. Raoul n'est pas la, ne l'accable pas en son absence; sois charitable, et si, en y regardant de bien pres, tu penses ne pas l'aimer, dis-le lui a lui-meme. Pauvre garcon! Et elle se mit a rire. -- Mademoiselle plaignait tout a l'heure M. de Guiche, dit Athenais; ne pourrait-on pas trouver l'explication de cette indifference pour l'un dans cette compassion pour l'autre? -- Accablez-moi, mesdemoiselles, fit tristement La Valliere, accablez-moi, puisque vous ne me comprenez pas. -- Oh! oh! repondit Montalais, de l'humeur, du chagrin, des larmes; nous rions, Louise, et ne sommes pas, je t'assure, tout a fait les monstres que tu crois; regarde Athenais la fiere, comme on l'appelle, elle n'aime pas M. de Montespan, c'est vrai, mais elle serait au desespoir que M. de Montespan ne l'aimat pas... Regarde-moi, je ris de M. Malicorne, mais ce pauvre Malicorne dont je ris sait bien quand il veut faire aller ma main sur ses levres. Et puis la plus agee de nous n'a pas vingt ans... quel avenir! -- Folles! folles que vous etes! murmura Louise. -- C'est vrai, fit Montalais, et toi seule as dit des paroles de sagesse. -- Certes! -- Accorde, repondit Athenais. Ainsi, decidement, vous n'aimez pas ce pauvre M. de Bragelonne? -- Peut-etre! dit Montalais; elle n'en est pas encore bien sure. Mais, en tout cas, ecoute, Athenais: si M. de Bragelonne devient libre, je te donne un conseil d'amie. -- Lequel? -- C'est de bien le regarder avant de te decider pour M. de Montespan. -- Oh! si vous le prenez par la, ma chere, M. de Bragelonne n'est pas le seul que l'on puisse trouver du plaisir a regarder. Et, par exemple, M. de Guiche a bien son prix. -- Il n'a pas brille ce soir, dit Montalais, et je sais de bonne part que Madame l'a trouve odieux. -- Mais M. de Saint-Aignan, il a brille, lui, et, j'en suis certaine, plus d'une de celles qui l'ont vu danser ne l'oublieront pas de sitot. N'est-ce pas, La Valliere? -- Pourquoi m'adressez-vous cette question, a moi? Je ne l'ai pas vu, je ne le connais pas. -- Vous n'avez pas vu M. de Saint-Aignan? Vous ne le connaissez pas? -- Non. -- Voyons, voyons, n'affectez pas cette vertu plus farouche que nos fiertes; vous avez des yeux, n'est-ce pas? -- Excellents. -- Alors vous avez vu tous nos danseurs ce soir? -- Oui, a peu pres. -- Voila un a-peu-pres bien impertinent pour eux. -- Je vous le donne pour ce qu'il est. -- Eh bien! voyons, parmi tous ces gentilshommes que vous avez a peu pres vus, lequel preferez-vous? -- Oui, dit Montalais, oui, de M. de Saint-Aignan, de M. de Guiche, de M... -- Je ne prefere personne, mesdemoiselles, je les trouve egalement bien. -- Alors dans toute cette brillante assemblee, au milieu de cette cour, la premiere du monde, personne ne vous a plu? -- Je ne dis pas cela. -- Parlez donc, alors. Voyons, faites-nous part de votre ideal. -- Ce n'est pas un ideal. -- Alors, cela existe? -- En verite, mesdemoiselles, s'ecria La Valliere poussee a bout, je n'y comprends rien. Quoi! comme moi vous avez un coeur, comme moi vous avez des yeux, et vous parlez de M. de Guiche, de M. de Saint-Aignan, de M... qui sais-je? quand le roi etait la. Ces mots, jetes avec precipitation par une voix troublee, ardente, firent a l'instant meme eclater aux deux cotes de la jeune fille une exclamation dont elle eut peur. -- Le roi! s'ecrierent a la fois Montalais et Athenais. La Valliere laissa tomber sa tete dans ses deux mains. -- Oh! oui, le roi! le roi! murmura-t-elle; avez-vous donc jamais vu quelque chose de pareil au roi? -- Vous aviez raison de dire tout a l'heure que vous aviez des yeux excellents, mademoiselle; car vous voyez loin, trop loin. Helas! le roi n'est pas de ceux sur lesquels nos pauvres yeux, a nous, ont le droit de se fixer. -- Oh! c'est vrai, c'est vrai! s'ecria La Valliere; il n'est pas donne a tous les yeux de regarder en face le soleil; mais je le regarderai, moi, dusse-je en etre aveuglee. En ce moment, et comme s'il eut ete cause par les paroles qui venaient de s'echapper de la bouche de La Valliere, un bruit de feuilles et de froissements soyeux retentit derriere le buisson voisin. Les jeunes filles se leverent effrayees. Elles virent distinctement remuer les feuilles, mais sans voir l'objet qui les faisait remuer. -- Oh! un loup ou un sanglier! s'ecria Montalais. Fuyons, mesdemoiselles, fuyons! Et les trois jeunes filles se leverent en proie a une terreur indicible, et s'enfuirent par la premiere allee qui s'offrit a elles, et ne s'arreterent qu'a la lisiere du bois. La, hors d'haleine, appuyees les unes aux autres, sentant mutuellement palpiter leurs coeurs, elles essayerent de se remettre, mais elles n'y reussirent qu'au bout de quelques instants. Enfin, apercevant des lumieres du cote du chateau, elles se deciderent a marcher vers les lumieres. La Valliere etait epuisee de fatigue. -- Oh! nous l'avons echappe belle, dit Montalais. -- Mesdemoiselles! Mesdemoiselles! dit La Valliere, j'ai bien peur que ce ne soit pis qu'un loup. Quant a moi, je le dis comme je le pense, j'aimerais mieux avoir couru le risque d'etre devoree toute vive par un animal feroce, que d'avoir ete ecoutee et entendue. Oh! folle! folle que je suis! Comment ai-je pu penser, comment ai- je pu dire de pareilles choses! Et la-dessus son front plia comme la tete d'un roseau; elle sentit ses jambes flechir, et, toutes ses forces l'abandonnant, elle glissa, presque inanimee, des bras de ses compagnes sur l'herbe de l'allee. Chapitre CXVI -- L'inquietude du roi Laissons la pauvre La Valliere a moitie evanouie entre ses deux compagnes, et revenons aux environs du chene royal. Les trois jeunes filles n'avaient pas fait vingt pas en fuyant, que le bruit qui les avait si fort epouvantees redoubla dans le feuillage. La forme, se dessinant plus distincte en ecartant les branches du massif, apparut sur la lisiere du bois, et, voyant la place vide, partit d'un eclat de rire. Il est inutile de dire que cette forme etait celle d'un jeune et beau gentilhomme, lequel incontinent fit signe a un autre qui parut a son tour. -- Eh bien! Sire, dit la seconde forme en s'avancant avec timidite, est-ce que Votre Majeste aurait fait fuir nos jeunes amoureuses? -- Eh! mon Dieu, oui, dit le roi; tu peux te montrer en toute liberte, Saint Aignan. -- Mais, Sire, prenez garde, vous serez reconnu. -- Puisque je te dis qu'elles ont fui. -- Voila une rencontre heureuse, Sire, et, si j'osais donner un conseil a Votre Majeste, nous devrions les poursuivre. -- Elles sont loin. -- Bah! elles se laisseraient facilement rejoindre, surtout si elles savent quels sont ceux qui les poursuivent. -- Comment cela, monsieur le fat? -- Dame! il y en a une qui me trouve de son gout, et l'autre qui vous a compare au soleil. -- Raison de plus pour que nous demeurions caches, Saint-Aignan. Le soleil ne se montre pas la nuit. -- Par ma foi! Sire, Votre Majeste n'est pas curieuse. A sa place, moi, je voudrais connaitre quelles sont les deux nymphes, les deux dryades, les deux hamadryades qui ont si bonne opinion de nous. -- Oh! je les reconnaitrai bien sans courir apres elles, je t'en reponds. -- Et comment cela? -- Parbleu! a la voix. Elles sont de la cour; et celle qui parlait de moi avait une voix charmante. -- Ah! voila Votre Majeste qui se laisse influencer par la flatterie. -- On ne dira pas que c'est le moyen que tu emploies, toi. -- Oh! pardon, Sire, je suis un niais. -- Voyons, viens, et cherchons ou je t'ai dit... -- Et cette passion dont vous m'aviez fait confidence, Sire, est- elle donc deja oubliee? -- Oh! par exemple, non. Comment veux-tu qu'on oublie des yeux comme ceux de Mlle de La Valliere? -- Oh! l'autre a une si charmante voix! -- Laquelle? -- Celle qui aime le soleil. -- Monsieur de Saint-Aignan! -- Pardon, Sire. -- D'ailleurs, je ne suis pas fache que tu croies que j'aime autant les douces voix que les beaux yeux. Je te connais, tu es un affreux bavard, et demain je paierai la confiance que j'ai eue en toi. -- Comment cela? -- Je dis que demain tout le monde saura que j'ai des idees sur cette petite La Valliere; mais, prends garde, Saint-Aignan, je n'ai confie mon secret qu'a toi, et, si une seule personne m'en parle, je saurai qui a trahi mon secret. -- Oh! quelle chaleur, Sire! -- Non, mais, tu comprends, je ne veux pas compromettre cette pauvre fille. -- Sire, ne craignez rien. -- Tu me promets? -- Sire, je vous engage ma parole. "Bon! pensa le roi riant en lui-meme, tout le monde saura demain que j'ai couru cette nuit apres La Valliere." Puis, essayant de s'orienter: -- Ah! ca, mais nous sommes perdus, dit-il. -- Oh! pas bien dangereusement. -- Ou va-t-on par cette porte? -- Au Rond-Point, Sire. -- Ou nous nous rendions quand nous avons entendu des voix de femmes? -- Oui, Sire, et cette fin de conversation ou j'ai eu l'honneur d'entendre prononcer mon nom a cote du nom de Votre Majeste. -- Tu reviens bien souvent la-dessus, Saint-Aignan. -- Que Votre Majeste me pardonne, mais je suis enchante de savoir qu'il y a une femme occupee de moi, sans que je le sache et sans que j'aie rien fait pour cela. Votre Majeste ne comprend pas cette satisfaction, elle dont le rang et le merite attirent l'attention et forcent l'amour. -- Eh bien! non, Saint-Aignan, tu me croiras si tu veux, dit le roi en s'appuyant familierement sur le bras de Saint-Aignan, et prenant le chemin qu'il croyait devoir le conduire du cote du chateau, mais cette naive confidence, cette preference toute desinteressee d'une femme qui peut-etre n'attirera jamais mes yeux... en un mot, le mystere de cette aventure me pique, et, en verite, si je n'etais pas si occupe de La Valliere... -- Oh! que cela n'arrete point Votre Majeste, elle a du temps devant elle. -- Comment cela? -- On dit La Valliere fort rigoureuse. -- Tu me piques, Saint-Aignan, il me tarde de la retrouver. Allons, allons. Le roi mentait, rien au contraire ne lui tardait moins; mais il avait un role a jouer. Et il se mit a marcher vivement. Saint-Aignan le suivit en conservant une legere distance. Tout a coup, le roi s'arretant, le courtisan imita son exemple. -- Saint-Aignan, dit-il, n'entends-tu pas des soupirs? -- Moi? -- Oui, ecoute. -- En effet, et meme des cris, ce me semble. -- C'est de ce cote, dit le roi en indiquant une direction. -- On dirait des larmes, des sanglots de femme, fit M. de Saint- Aignan. -- Courons! Et le roi et le favori, prenant un petit chemin de traverse, coururent dans l'herbe. A mesure qu'ils avancaient, les cris devenaient plus distincts. -- Au secours! au secours! disaient deux voix. Les deux jeunes gens redoublerent de vitesse. Au fur et a mesure qu'ils approchaient, les soupirs devenaient des cris. -- Au secours! au secours! repetait-on. Et ces cris doublaient la rapidite de la course du roi et de son compagnon. Tout a coup, au revers d'un fosse, sous des saules aux branches echevelees, ils apercurent une femme a genoux tenant une autre femme evanouie. A quelques pas de la, une troisieme appelait au secours au milieu du chemin. En apercevant les deux gentilshommes dont elle ignorait la qualite, les cris de la femme qui appelait au secours redoublerent. Le roi devanca son compagnon, franchit le fosse, et se trouva aupres du groupe au moment ou, par l'extremite de l'allee qui donnait du cote du chateau, s'avancaient une douzaine de personnes attirees par les memes cris qui avaient attire le roi et M. de Saint-Aignan. -- Qu'y a-t-il donc, mesdemoiselles? demanda Louis. -- Le roi! s'ecria Mlle de Montalais en abandonnant dans son etonnement la tete de La Valliere, qui tomba entierement couchee sur le gazon. -- Oui, le roi. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner votre compagne. Qui est-elle? -- C'est Mlle de La Valliere, Sire. -- Mlle de La Valliere! -- Qui vient de s'evanouir... -- Ah! mon Dieu, dit le roi, pauvre enfant! Et vite, vite un chirurgien! Mais, avec quelque empressement que le roi eut prononce ces paroles, il n'avait pas si bien veille sur lui-meme qu'elles ne dussent paraitre, ainsi que le geste qui les accompagnait, un peu froides a M. de Saint-Aignan, qui avait recu la confidence de ce grand amour dont le roi etait atteint. -- Saint-Aignan, continua le roi, veillez sur Mlle de La Valliere, je vous prie. Appelez un chirurgien. Moi, je cours prevenir Madame de l'accident qui vient d'arriver a sa demoiselle d'honneur. En effet, tandis que M. de Saint-Aignan s'occupait de faire transporter Mlle de La Valliere au chateau, le roi s'elancait en avant, heureux de trouver cette occasion de se rapprocher de Madame et d'avoir a lui parler sous un pretexte specieux. Heureusement, un carrosse passait; on fit arreter le cocher, et les personnes qui le montaient, ayant appris l'accident, s'empresserent de ceder la place a Mlle de La Valliere. Le courant d'air provoque par la rapidite de la course rappela promptement la malade a l'existence. Arrivee au chateau, elle put, quoique tres faible, descendre du carrosse, et gagner, avec l'aide d'Athenais et de Montalais, l'interieur des appartements. On la fit asseoir dans une chambre attenante aux salons du rez-de- chaussee. Ensuite, comme cet accident n'avait pas produit beaucoup d'effet sur les promeneurs, la promenade fut reprise. Pendant ce temps, le roi avait retrouve Madame sous un quinconce; il s'etait assis pres d'elle, et son pied cherchait doucement celui de la princesse sous la chaise de celle-ci. -- Prenez garde, Sire, lui dit Henriette tout bas, vous ne paraissez pas un homme indifferent. -- Helas! repondit Louis XIV sur le meme diapason, j'ai bien peur que nous n'ayons fait une convention au-dessus de nos forces. Puis, tout haut: -- Savez-vous l'accident? dit-il. -- Quel accident? -- Oh! mon Dieu! en vous voyant, j'oubliais que j'etais venu tout expres pour vous le raconter. J'en suis pourtant affecte douloureusement; une de vos demoiselles d'honneur, la pauvre La Valliere, vient de perdre connaissance. -- Ah! pauvre enfant, dit tranquillement la princesse; et a quel propos? Puis, tout bas: -- Mais vous n'y pensez pas, Sire, vous pretendez faire croire a une passion pour cette fille, et vous demeurez ici quand elle se meurt la-bas. -- Ah! madame, madame, dit en soupirant le roi, que vous etes bien mieux que moi dans votre role, et comme vous pensez a tout! Et il se leva. -- Madame, dit-il assez haut pour que tout le monde l'entendit, permettez que je vous quitte; mon inquietude est grande, et je veux m'assurer par moi meme si les soins ont ete donnes convenablement. Et le roi partit pour se rendre de nouveau pres de La Valliere, tandis que tous les assistants commentaient ce mot du roi: "Mon inquietude est grande." Chapitre CXVII -- Le secret du roi En chemin, Louis rencontra le comte de Saint-Aignan. -- Eh bien! Saint-Aignan, demanda-t-il avec affectation, comment se trouve la malade? -- Mais, Sire, balbutia Saint-Aignan, j'avoue a ma honte que je l'ignore. -- Comment, vous l'ignorez? fit le roi feignant de prendre au serieux ce manque d'egards pour l'objet de sa predilection. -- Sire, pardonnez-moi; mais je venais de rencontrer une de nos trois causeuses, et j'avoue que cela m'a distrait. -- Ah! vous avez trouve? dit vivement le roi. -- Celle qui daignait parler si avantageusement de moi, et, ayant trouve la mienne, je cherchais la votre, Sire, lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer Votre Majeste. -- C'est bien; mais, avant tout, Mlle de La Valliere, dit le roi, fidele a son role. -- Oh! que voila une belle interessante, dit Saint-Aignan, et comme son evanouissement etait de luxe, puisque Votre Majeste s'occupait d'elle avant cela. -- Et le nom de votre belle, a vous, Saint-Aignan, est-ce un secret? -- Sire, ce devrait etre un secret, et un tres grand meme; mais pour vous, Votre Majeste sait bien qu'il n'existe pas de secrets. -- Son nom alors? -- C'est Mlle de Tonnay-Charente. -- Elle est belle? -- Par-dessus tout, oui, Sire, et j'ai reconnu la voix qui disait si tendrement mon nom. Alors je l'ai abordee, questionnee autant que j'ai pu le faire au milieu de la foule, et elle m'a dit, sans se douter de rien, que tout a l'heure elle etait au grand chene avec deux amies, lorsque l'apparition d'un loup ou d'un voleur les avait epouvantees et mises en fuite. -- Mais, demanda vivement le roi, le nom de ses deux amies? -- Sire, dit Saint-Aignan, que Votre Majeste me fasse mettre a la Bastille. -- Pourquoi cela? -- Parce que je suis un egoiste et un sot. Ma surprise etait si grande d'une pareille conquete et d'une si heureuse decouverte, que j'en suis reste la. D'ailleurs, je n'ai pas cru que, preoccupee comme elle l'etait de Mlle de La Valliere, Votre Majeste attachat une tres grande importance a ce qu'elle avait entendu; puis Mlle de Tonnay-Charente m'a quitte precipitamment pour retourner pres de Mlle de La Valliere. -- Allons, esperons que j'aurai une chance egale a la tienne. Viens, Saint Aignan. -- Mon roi a de l'ambition, a ce que je vois, et il ne veut permettre a aucune conquete de lui echapper. Eh bien! je lui promets que je vais chercher consciencieusement, et, d'ailleurs, par l'une des trois graces, on saura le nom des autres, et, par le nom, le secret. -- Oh! moi aussi, dit le roi; je n'ai besoin que d'entendre sa voix pour la reconnaitre. Allons, brisons la-dessus et conduis-moi pres de cette pauvre La Valliere. "Eh! mais, pensa Saint-Aignan, voila en verite une passion qui se dessine, et pour cette petite fille, c'est extraordinaire; je ne l'eusse jamais cru." Et comme, en pensant cela, il avait montre au roi la salle dans laquelle on avait conduit La Valliere, le roi etait entre. Saint-Aignan le suivit. Dans une salle basse, aupres d'une grande fenetre donnant sur les parterres, La Valliere, placee dans un vaste fauteuil, aspirait a longs traits l'air embaume de la nuit. De sa poitrine desserree, les dentelles tombaient froissees parmi les boucles de ses beaux cheveux blonds epars sur ses epaules. L'oeil languissant, charge de feux mal eteints, noye dans de grosses larmes, elle ne vivait plus que comme ces belles visions de nos reves qui passent toutes pales et toutes poetiques devant les yeux fermes du dormeur, entrouvrant leurs ailes sans les mouvoir, leurs levres sans faire entendre un son. Cette paleur nacree de La Valliere avait un charme que rien ne saurait rendre; la souffrance d'esprit et du corps avait fait a cette douce physionomie une harmonie de noble douleur; l'inertie absolue de ses bras et de son buste la rendait plus semblable a une trepassee qu'a un etre vivant; elle semblait n'entendre ni les chuchotements de ses compagnes ni le bruit lointain qui montait des environs. Elle s'entretenait avec elle-meme, et ses belles mains longues et fines tressaillaient de temps en temps comme au contact d'invisibles pressions. Le roi entra sans qu'elle s'apercut de son arrivee, tant elle etait absorbee dans sa reverie. Il vit de loin cette figure adorable sur laquelle la lune ardente versait la pure lumiere de sa lampe d'argent. -- Mon Dieu! s'ecria-t-il avec un involontaire effroi, elle est morte! -- Non, non, Sire, dit tout bas Montalais, elle va mieux, au contraire. N'est ce pas, Louise, que tu vas mieux? La Valliere ne repondit point. -- Louise, continua Montalais, c'est le roi qui daigne s'inquieter de ta sante. -- Le roi! s'ecria Louise en se redressant soudain, comme si une source de flamme eut remonte des extremites a son coeur, le roi s'inquiete de ma sante? -- Oui, dit Montalais. -- Le roi est donc ici? dit La Valliere sans oser regarder autour d'elle. -- Cette voix! cette voix! dit vivement Louis a l'oreille de Saint-Aignan. -- Eh! mais, repliqua Saint-Aignan, Votre Majeste a raison, c'est l'amoureuse du soleil. -- Chut! dit le roi. Puis, s'approchant de La Valliere: -- Vous etes indisposee, mademoiselle? Tout a l'heure, dans le parc, je vous ai meme vue evanouie. Comment cela vous a-t-il pris? -- Sire, balbutia la pauvre enfant tremblante et sans couleur, en verite, je ne saurais le dire. -- Vous avez trop marche, dit le roi, et peut-etre la fatigue... -- Non, Sire, repliqua vivement Montalais repondant pour son amie, ce ne peut etre la fatigue, car nous avons passe une partie de la soiree assises sous le chene royal. -- Sous le chene royal? reprit le roi en tressaillant. Je ne m'etais pas trompe, et c'est bien cela. Et il adressa au comte un coup d'oeil d'intelligence. -- Ah! oui, dit Saint-Aignan, sous le chene royal, avec Mlle de Tonnay Charente. -- Comment savez-vous cela? demanda Montalais. -- Mais je le sais d'une facon bien simple; Mlle de Tonnay- Charente me l'a dit. -- Alors elle a du vous apprendre aussi la cause de l'evanouissement de La Valliere? -- Dame! elle m'a parle d'un loup ou d'un voleur, je ne sais plus trop. La Valliere ecoutait les yeux fixes, la poitrine haletante comme si elle eut pressenti une partie de la verite, grace a un redoublement d'intelligence. Louis prit cette attitude et cette agitation pour la suite d'un effroi mal eteint. -- Ne craignez rien, mademoiselle, dit-il avec un commencement d'emotion qu'il ne pouvait cacher; ce loup qui vous a fait si grand-peur etait tout simplement un loup a deux pieds. -- C'etait un homme! c'etait un homme! s'ecria Louise; il y avait la un homme aux ecoutes? -- Eh bien! mademoiselle, quel grand mal voyez-vous donc a avoir ete ecoutee? Auriez-vous dit, selon vous, des choses qui ne pouvaient etre entendues? La Valliere frappa ses deux mains l'une contre l'autre et les porta vivement a son front dont elle essaya de cacher ainsi la rougeur. -- Oh! demanda-t-elle, au nom du Ciel, qui donc etait cache? qui donc a entendu? Le roi s'avanca pour prendre une de ses mains. -- C'etait moi, mademoiselle, dit-il en s'inclinant avec un doux respect; vous ferais-je peur, par hasard? La Valliere poussa un grand cri; pour la seconde fois, ses forces l'abandonnerent, et froide, gemissante, desesperee, elle retomba tout d'une piece dans son fauteuil. Le roi eut le temps d'etendre le bras, de sorte qu'elle se trouva a moitie soutenue par lui. A deux pas du roi et de La Valliere, Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais, immobiles et comme petrifiees au souvenir de leur conversation avec La Valliere, ne songeaient meme pas a lui porter secours, retenues qu'elles etaient par la presence du roi, qui, un genou en terre, tenait La Valliere a bras-le-corps. -- Vous avez entendu, Sire? murmura Athenais. Mais le roi ne repondit pas; il avait les yeux fixes sur les yeux a moitie fermes de La Valliere; il tenait sa main pendante dans sa main. -- Parbleu! repliqua Saint-Aignan, qui esperait de son cote l'evanouissement de Mlle de Tonnay-Charente, et qui s'avancait les bras ouverts, nous n'en avons meme pas perdu un mot. Mais la fiere Athenais n'etait pas femme a s'evanouir ainsi; elle lanca un regard terrible a Saint-Aignan et s'enfuit. Montalais, plus courageuse, s'avanca vivement vers Louise et la recut des mains du roi, qui deja perdait la tete en se sentant le visage inonde des cheveux parfumes de la mourante. -- A la bonne heure, dit Saint-Aignan, voila une aventure, et, si je ne suis pas le premier a la raconter, j'aurai du malheur. Le roi s'approcha de lui, la voix tremblante, la main furieuse. -- Comte, dit-il, pas un mot. Le pauvre roi oubliait qu'une heure auparavant il faisait au meme homme la meme recommandation, avec le desir tout oppose, c'est-a- dire que cet homme fut indiscret. Aussi cette recommandation fut-elle aussi superflue que la premiere. Une demi-heure apres, tout Fontainebleau savait que Mlle de La Valliere avait eu sous le chene royal une conversation avec Montalais et Tonnay-Charente, et que dans cette conversation elle avait avoue son amour pour le roi. On savait aussi que le roi, apres avoir manifeste toute l'inquietude que lui inspirait l'etat de Mlle de La Valliere, avait pali et tremble en recevant dans ses bras la belle evanouie; de sorte qu'il fut bien arrete, chez tous les courtisans, que le plus grand evenement de l'epoque venait de se reveler; que Sa Majeste aimait Mlle de La Valliere, et que, par consequent, Monsieur pouvait dormir parfaitement tranquille. C'est, au reste, ce que la reine mere, aussi surprise que les autres de ce brusque revirement, se hata de declarer a la jeune reine et a Philippe d'Orleans. Seulement, elle opera d'une facon bien differente en s'attaquant a ces deux interets. A sa bru: -- Voyez, Therese, dit-elle, si vous n'aviez pas grandement tort d'accuser le roi; voila qu'on lui donne aujourd'hui une nouvelle maitresse; pourquoi celle d'aujourd'hui serait-elle plus vraie que celle d'hier, et celle d'hier que celle d'aujourd'hui? Et a Monsieur, en lui racontant l'aventure du chene royal: -- Etes-vous absurde dans vos jalousies, mon cher Philippe? Il est avere que le roi perd la tete pour cette petite La Valliere. N'allez pas en parler a votre femme: la reine le saurait tout de suite. Cette derniere confidence eut son ricochet immediat. Monsieur, rasserene, triomphant, vint retrouver sa femme, et, comme il n'etait pas encore minuit et que la fete devait durer jusqu'a deux heures du matin, il lui offrit la main pour la promenade. Mais, au bout de quelques pas, la premiere chose qu'il fit fut de desobeir a sa mere. -- N'allez pas dire a la reine, au moins, tout ce que l'on raconte du roi, fit-il mysterieusement. -- Et que raconte-t-on? demanda Madame. -- Que mon frere s'etait epris tout a coup d'une passion etrange. -- Pour qui? -- Pour cette petite La Valliere. Il faisait nuit, Madame put sourire a son aise. -- Ah! dit-elle, et depuis quand cela le tient-il? -- Depuis quelques jours, a ce qu'il parait. Mais ce n'etait que fumee, et c'est seulement ce soir que la flamme s'est revelee. -- Le roi a bon gout, dit Madame, et a mon avis la petite est charmante. -- Vous m'avez l'air de vous moquer, ma toute chere. -- Moi! et comment cela? -- En tout cas, cette passion fera toujours le bonheur de quelqu'un, ne fut-ce que celui de La Valliere. -- Mais, reprit la princesse, en verite, vous parlez, monsieur, comme si vous aviez lu au fond de l'ame de ma fille d'honneur. Qui vous a dit qu'elle consent a repondre a la passion du roi? -- Et qui vous dit, a vous, qu'elle n'y repondra pas? -- Elle aime le vicomte de Bragelonne. -- Ah! vous croyez? -- Elle est meme sa fiancee. -- Elle l'etait. -- Comment cela? -- Mais, quand on est venu demander au roi la permission de conclure le mariage, il a refuse cette permission. -- Refuse? -- Oui, quoique ce fut au comte de La Fere lui-meme, que le roi honore, vous le savez, d'une grande estime pour le role qu'il a joue dans la restauration de votre frere, et dans quelques autres evenements encore, arrives depuis longtemps. -- Eh bien! les pauvres amoureux attendront qu'il plaise au roi de changer d'avis; ils sont jeunes, ils ont le temps. -- Ah! ma mie, dit Philippe en riant a son tour, je vois que vous ne savez pas le plus beau de l'affaire. -- Non. -- Ce qui a le plus profondement touche le roi. -- Le roi a ete profondement touche? -- Au coeur. -- Mais de quoi? Dites vite, voyons! -- D'une aventure on ne peut plus romanesque. -- Vous savez combien j'aime ces aventures-la, et vous me faites attendre, dit la princesse avec impatience. -- Eh bien! voici... Et Monsieur fit une pause. -- J'ecoute. -- Sous le chene royal... Vous savez ou est le chene royal? -- Peu importe: sous le chene royal, dites-vous? -- Eh bien! Mlle de La Valliere, se croyant seule avec deux amies, leur a fait confidence de sa passion pour le roi. -- Ah! fit Madame avec un commencement d'inquietude, de sa passion pour le roi? -- Oui. -- Et quand cela? -- Il y a une heure. Madame tressaillit. -- Et cette passion, personne ne la connaissait? -- Personne. -- Pas meme Sa Majeste? -- Pas meme Sa Majeste. La petite personne gardait son secret entre cuir et chair, quand tout a coup son secret a ete plus fort qu'elle et lui a echappe. -- Et de qui la tenez-vous, cette absurdite? -- Mais comme tout le monde. -- De qui la tient tout le monde, alors? -- De La Valliere elle-meme, qui avouait cet amour a Montalais et a Tonnay-Charente, ses compagnes. Madame s'arreta, et, par un brusque mouvement, lacha la main de son mari. -- Il y a une heure qu'elle faisait cet aveu? demanda Madame. -- A peu pres. -- Et le roi en a-t-il connaissance? -- Mais voila ou est justement le romanesque de la chose, c'est que le roi etait avec Saint-Aignan derriere le chene royal, et qu'il a entendu toute cette interessante conversation sans en perdre un seul mot. Madame se sentit frappee d'un coup au coeur. -- Mais j'ai vu le roi depuis, dit-elle etourdiment, et il ne m'a pas dit un mot de tout cela. -- Parbleu! dit Monsieur, naif comme un mari qui triomphe, il n'avait garde de vous en parler lui-meme, puisqu'il recommandait a tout le monde de ne pas vous en parler. -- Plait-il? s'ecria Madame irritee. -- Je dis qu'on voulait vous escamoter la chose. -- Et pourquoi donc se cacherait-on de moi? -- Dans la crainte que votre amitie ne vous entraine a reveler quelque chose a la jeune reine, voila tout. Madame baissa la tete; elle etait blessee mortellement. Alors elle n'eut plus de repos qu'elle n'eut rencontre le roi. Comme un roi est tout naturellement le dernier du royaume qui sache ce que l'on dit de lui, comme un amant est le seul qui ne sache point ce que l'on dit de sa maitresse, quand le roi apercut Madame qui le cherchait, il vint a elle un peu trouble, mais toujours empresse et gracieux. Madame attendit qu'il parlat le premier de La Valliere. Puis, comme il n'en parlait pas: -- Et cette petite? demanda-t-elle. -- Quelle petite? fit le roi. -- La Valliere... Ne m'avez-vous pas dit, Sire, qu'elle avait perdu connaissance? -- Elle est toujours fort mal, dit le roi en affectant la plus grande indifference. -- Mais voila qui va nuire au bruit que vous deviez repandre, Sire. -- A quel bruit? -- Que vous vous occupiez d'elle. -- Oh! j'espere qu'il se repandra la meme chose, repondit le roi distraitement. Madame attendit encore; elle voulait savoir si le roi lui parlerait de l'aventure du chene royal. Mais le roi n'en dit pas un mot. Madame, de son cote, n'ouvrit pas la bouche de l'aventure de sorte que le roi prit conge d'elle, sans lui avoir fait la moindre confidence. A peine eut-elle vu le roi s'eloigner, qu'elle chercha Saint- Aignan. Saint-Aignan etait facile a trouver, il etait comme les batiments de suite qui marchent toujours de conserve avec les gros vaisseaux. Saint-Aignan etait bien l'homme qu'il fallait a Madame dans la disposition d'esprit ou Madame se trouvait. Il ne cherchait qu'une oreille un peu plus digne que les autres pour y raconter l'evenement dans tous ses details. Aussi ne fit-il pas grace a Madame d'un seul mot. Puis, quand il eut fini: -- Avouez, dit Madame, que voila un charmant conte. -- Conte, non; histoire, oui. -- Avouez, conte ou histoire, qu'on vous l'a dit comme vous me le dites a moi, mais que vous n'y etiez pas? -- Madame, sur l'honneur, j'y etais. -- Et vous croyez que ces aveux auraient fait impression sur le roi? -- Comme ceux de Mlle de Tonnay-Charente sur moi, repliqua Saint- Aignan; ecoutez donc, madame, Mlle de La Valliere a compare le roi au soleil, c'est flatteur! -- Le roi ne se laisse pas prendre a de pareilles flatteries. -- Madame, le roi est au moins autant homme que soleil et je l'ai bien vu tout a l'heure quand La Valliere est tombee dans ses bras. -- La Valliere est tombee dans les bras du roi? -- Oh! c'etait un tableau des plus gracieux; imaginez-vous que La Valliere etait renversee et que... -- Eh bien! qu'avez-vous vu? Dites, parlez. -- J'ai vu ce que dix autres personnes ont vu en meme temps que moi, j'ai vu que, lorsque La Valliere est tombee dans ses bras, le roi a failli s'evanouir. Madame poussa un petit cri, seul indice de sa sourde colere. -- Merci, dit-elle en riant convulsivement, vous etes un charmant conteur, monsieur de Saint-Aignan. Et elle s'enfuit seule et etouffant vers le chateau. Chapitre CXVIII -- Courses de nuit Monsieur avait quitte la princesse de la plus belle humeur du monde, et comme il avait beaucoup fatigue dans la journee, il etait rentre chez lui, laissant chacun achever la nuit comme il lui plairait. En rentrant, Monsieur s'etait mis a sa toilette de nuit avec un soin qui redoublait encore dans ses paroxysmes de satisfaction. Aussi chanta-t-il, pendant tout le travail de ses valets de chambre, les principaux airs du ballet que les violons avaient joues et que le roi avait danses. Puis il appela ses tailleurs, se fit montrer ses habits du lendemain, et, comme il etait tres satisfait d'eux, il leur distribua quelques gratifications. Enfin, comme le chevalier de Lorraine, l'ayant vu rentrer, rentrait a son tour, Monsieur combla d'amities le chevalier de Lorraine. Celui-ci, apres avoir salue le prince, garda un instant le silence, comme un chef de tirailleurs qui etudie pour savoir sur quel point il commencera le feu; puis, paraissant se decider: -- Avez-vous remarque une chose singuliere, monseigneur? dit-il. -- Non, laquelle? -- C'est la mauvaise reception que Sa Majeste a faite en apparence au comte de Guiche. -- En apparence? -- Oui, sans doute, puisque, en realite, il lui a rendu sa faveur. -- Mais je n'ai pas vu cela, moi, dit le prince. -- Comment! vous n'avez pas vu qu'au lieu de le renvoyer dans son exil, comme cela etait naturel, il l'a autorise dans son etrange resistance en lui permettant de reprendre sa place au ballet. -- Et vous trouvez que le roi a eu tort, chevalier? demanda Monsieur. -- N'etes-vous point de mon avis, prince? -- Pas tout a fait, mon cher chevalier, et j'approuve le roi de n'avoir point fait rage contre un malheureux plus fou que malintentionne. -- Ma foi! dit le chevalier, quant a moi, j'avoue que cette magnanimite m'etonne au plus haut point. -- Et pourquoi cela? demanda Philippe. -- Parce que j'eusse cru le roi plus jaloux, repliqua mechamment le chevalier. Depuis quelques instants, Monsieur sentait quelque chose d'irritant remuer sous les paroles de son favori; ce dernier mot mit le feu aux poudres. -- Jaloux! s'ecria le prince; jaloux! Que veut dire ce mot-la? Jaloux de quoi, s'il vous plait, ou jaloux de qui? Le chevalier s'apercut qu'il venait de laisser echapper un de ces mots mechants comme parfois il en faisait. Il essaya donc de le rattraper, tandis qu'il etait encore a portee de sa main. -- Jaloux de son autorite, dit-il avec une naivete affectee; de quoi voulez vous que le roi soit jaloux! -- Ah! fit Monseigneur, tres bien. -- Est-ce que, continua le chevalier, Votre Altesse Royale aurait demande la grace de ce cher comte de Guiche? -- Ma foi, non! dit Monsieur. Guiche est un garcon d'esprit et de courage, mais il a ete leger avec Madame, et je ne lui veux ni mal ni bien. Le chevalier avait envenime sur de Guiche comme il avait essaye d'envenimer sur le roi; mais il crut s'apercevoir que le temps etait a l'indulgence, et meme a l'indifference la plus absolue, et que, pour eclairer la question, force lui serait de mettre la lampe sous le nez meme du mari. Avec ce jeu on brule quelquefois les autres, mais souvent l'on se brule soi meme. "C'est bien, c'est bien, se dit en lui-meme le chevalier, j'attendrai de Wardes; il fera plus en un jour que moi en un mois, car je crois, Dieu me pardonne! ou plutot Dieu lui pardonne! qu'il est encore plus jaloux que je ne le suis. Et puis ce n'est pas de Wardes qui m'est necessaire, c'est un evenement, et dans tout cela je n'en vois point. Que de Guiche soit revenu lorsqu'on l'avait chasse, certes, cela est grave; mais toute gravite disparait quand on reflechit que de Guiche est revenu au moment ou Madame ne s'occupe plus de lui. En effet, Madame s'occupe du roi, c'est clair. Mais, outre que mes dents ne sauraient mordre et n'ont pas besoin de mordre sur le roi, voila que Madame ne pourra plus longtemps s'occuper du roi si, comme on le dit, le roi ne s'occupe plus de Madame. Il resulte de tout ceci que nous devons demeurer tranquille et attendre la venue d'un nouveau caprice, et celui-la determinera le resultat." Et la-dessus le chevalier s'etendit avec resignation dans le fauteuil ou Monsieur lui permettait de s'asseoir en sa presence, et, n'ayant plus de mechancetes a dire, il se trouva que le chevalier n'eut plus d'esprit. Fort heureusement, Monsieur avait sa provision de bonne humeur, comme nous avons dit, et il en avait pour deux jusqu'au moment ou, congediant valets et officiers, il passa dans sa chambre a coucher. En se retirant, il chargea le chevalier de faire ses compliments a Madame et de lui dire que, la lune etant fraiche, Monsieur, qui craignait pour ses dents, ne descendrait plus dans le parc de tout le reste de la nuit. Le chevalier entra precisement chez la princesse au moment ou celle-ci rentrait elle-meme. Il s'acquitta de cette commission en fidele messager, et remarqua d'abord l'indifference, le trouble meme avec lesquels Madame accueillit la communication de son epoux. Cela lui parut renfermer quelque nouveaute. Si Madame fut sortie de chez elle avec cet air etrange, il l'eut suivie. Mais Madame rentrait, rien donc a faire; il pirouetta sur ses talons comme un heron desoeuvre, interrogea l'air, la terre et l'eau, secoua la tete et s'orienta machinalement, de maniere a se diriger vers les parterres. Il n'eut pas fait cent pas qu'il rencontra deux jeunes gens qui se tenaient par le bras et qui marchaient, tete baissee, en crossant du pied les petits cailloux qui se trouvaient devant eux, et qui de ce vague amusement accompagnaient leurs pensees. C'etaient MM. de Guiche et de Bragelonne. Leur vue opera comme toujours sur le chevalier de Lorraine un effet d'instinctive repulsion. Il ne leur en fit pas moins un grand salut, qui lui fut rendu avec les interets. Puis, voyant que le parc se depeuplait, que les illuminations commencaient a s'eteindre, que la brise du matin commencait a souffler, il prit a gauche et rentra au chateau par la petite cour. Eux tirerent a droite et continuerent leur chemin vers le grand parc. Au moment ou le chevalier montait le petit escalier qui conduisait a l'entree derobee, il vit une femme, suivie d'une autre femme, apparaitre sous l'arcade qui donnait passage de la petite dans la grande cour. Ces deux femmes acceleraient leur marche que le froissement de leurs robes de soie trahissait dans la nuit deja sombre. Cette forme de mantelet, cette taille elegante, cette allure mysterieuse et hautaine a la fois qui distinguaient ces deux femmes, et surtout celle qui marchait la premiere, frapperent le chevalier. "Voila deux femmes que je connais certainement", se dit-il en s'arretant sur la derniere marche du perron. Puis, comme avec son instinct de limier il s'appretait a les suivre, un de ses laquais, qui courait apres lui depuis quelques instants, l'arreta. -- Monsieur, dit-il, le courrier est arrive. -- Bon! bon! fit le chevalier. Nous avons le temps; a demain. -- C'est qu'il y a des lettres pressees que Monsieur le chevalier sera peut etre bien aise de lire. -- Ah! fit le chevalier; et d'ou viennent-elles? -- Une vient d'Angleterre, et l'autre de Calais; cette derniere arrive par estafette, et parait etre fort importante. -- De Calais! Et qui diable m'ecrit de Calais? -- J'ai cru reconnaitre l'ecriture de votre ami le comte de Wardes. -- Oh! je monte en ce cas, s'ecria le chevalier oubliant a l'instant meme son projet d'espionnage. Et il monta, en effet, tandis que les deux dames inconnues disparaissaient a l'extremite de la cour opposee a celle par laquelle elles venaient d'entrer. Ce sont elles que nous suivrons, laissant le chevalier tout entier a sa correspondance. Arrivee au quinconce, la premiere s'arreta un peu essoufflee, et, relevant avec precaution sa coiffe: -- Sommes-nous encore loin de cet arbre? dit-elle. -- Oh! oui, madame, a plus de cinq cents pas; mais que Madame s'arrete un instant: elle ne pourrait marcher longtemps de ce pas. -- Vous avez raison. Et la princesse, car c'etait elle, s'appuya contre un arbre. -- Voyons, mademoiselle, reprit-elle apres avoir souffle un instant, ne me cachez rien, dites-moi la verite. -- Oh! madame, vous voila deja severe, dit la jeune fille d'une voix emue. -- Non, ma chere Athenais; rassurez-vous donc, car je ne vous en veux nullement. Ce ne sont pas mes affaires, apres tout. Vous etes inquiete de ce que vous avez pu dire sous ce chene; vous craignez d'avoir blesse le roi, et je veux vous tranquilliser en m'assurant par moi-meme si vous pouvez avoir ete entendue. -- Oh! oui, madame, le roi etait si pres de nous. -- Mais, enfin, vous ne parliez pas tellement haut que quelques paroles n'aient pu se perdre? -- Madame, nous nous croyions absolument seules. -- Et vous etiez trois? -- Oui, La Valliere, Montalais et moi. -- De sorte que vous avez, vous personnellement, parle legerement du roi? -- J'en ai peur. Mais, en ce cas, Votre Altesse aurait la bonte de faire ma paix avec Sa Majeste, n'est-ce pas, Madame? -- Si besoin est, je vous le promets. Cependant, comme je vous le disais, mieux vaut ne pas aller au-devant du mal et se bien assurer surtout si le mal a ete fait. Il fait nuit sombre, et plus sombre encore sous ces grands bois. Vous n'aurez pas ete reconnue du roi. Le prevenir en parlant la premiere, c'est vous denoncer vous-meme. -- Oh! madame! madame! si l'on a reconnu Mlle de La Valliere, on m'aura reconnue aussi. D'ailleurs, M. de Saint-Aignan ne m'a point laisse de doute a ce sujet. -- Mais, enfin, vous disiez donc des choses bien desobligeantes pour le roi? -- Nullement, madame, nullement. C'est une autre qui disait des choses trop obligeantes, et alors mes paroles auront fait contraste avec les siennes. -- Cette Montalais est si folle! dit Madame. -- Oh! ce n'est pas Montalais. Montalais n'a rien dit, elle, c'est La Valliere. Madame tressaillit comme si elle ne l'eut pas deja su parfaitement. -- Oh! non, non, dit-elle, le roi n'aura pas entendu. D'ailleurs, nous allons faire l'epreuve pour laquelle nous sommes sorties. Montrez-moi le chene. Et Madame se remit en marche. -- Savez-vous ou il est? continua-t-elle. -- Helas! oui madame. -- Et vous le retrouverez? -- Je le retrouverais les yeux fermes. -- Alors c'est a merveille; vous vous assierez sur le banc ou vous etiez, sur le banc ou etait La Valliere, et vous parlerez du meme ton et dans le meme sens; moi, je me cacherai dans le buisson, et, si l'on entend, je vous le dirai bien. -- Oui, madame. -- Il s'ensuit que, si vous avez effectivement parle assez haut pour que le roi vous ait entendues, eh bien... Athenais parut attendre avec anxiete la fin de la phrase commencee. -- Eh bien! dit Madame d'une voix etouffee sans doute par la rapidite de sa course, eh bien, je vous defendrai... Et Madame doubla encore le pas. Tout a coup elle s'arreta. -- Il me vient une idee, dit-elle. -- Oh! une bonne idee, assurement, repondit Mlle de Tonnay- Charente. -- Montalais doit etre aussi embarrassee que vous deux? -- Moins; car elle est moins compromise, ayant moins dit. -- N'importe, elle vous aidera bien par un petit mensonge. -- Oh! surtout si elle sait que Madame veut bien s'interesser a moi. -- Bien! j'ai, je crois, trouve ce qu'il nous faut, mon enfant. -- Quel bonheur! -- Vous direz que vous saviez parfaitement toutes trois la presence du roi derriere cet arbre, ou derriere ce buisson, je ne sais plus bien, ainsi que celle de M. de Saint-Aignan. -- Oui, madame. -- Car, vous ne vous le dissimulez pas, Athenais, Saint-Aignan prend avantage de quelques mots tres flatteurs pour lui que vous auriez prononces. -- Eh! madame, vous voyez bien qu'on entend, s'ecria Athenais, puisque M. de Saint-Aignan a entendu. Madame avait dit une legerete, elle se mordit les levres. -- Oh! vous savez bien comme est Saint-Aignan! dit elle; la faveur du roi le rend fou, et il dit, il dit a tort et a travers; souvent meme il invente. La, d'ailleurs, n'est point la question. Le roi a-t-il entendu ou n'a-t-il pas entendu? Voila le fait. -- Eh bien! oui, madame, il a entendu! fit Athenais desesperee. -- Alors, faites ce que je disais: soutenez hardiment que vous connaissiez toutes trois, entendez-vous, toutes trois, car, si l'on doute pour l'une, on doutera pour les autres; soutenez, dis- je, que vous connaissiez toutes trois la presence du roi et de M. de Saint-Aignan, et que vous avez voulu vous divertir aux depens des ecouteurs. -- Ah! madame, aux depens du roi! jamais nous n'oserons dire cela! -- Mais, plaisanterie, plaisanterie pure; raillerie innocente et bien permise a des femmes que des hommes veulent surprendre. De cette facon tout s'explique. Ce que Montalais a dit de Malicorne, raillerie; ce que vous avez dit de M. de Saint-Aignan, raillerie; ce que La Valliere a pu dire... -- Et qu'elle voudrait bien rattraper. -- En etes-vous sure? -- Oh! oui, j'en reponds. -- Eh bien! raison de plus, raillerie que tout cela; M. de Malicorne n'aura point a se facher. M. de Saint-Aignan sera confondu, on rira de lui au lieu de rire de vous. Enfin, le roi sera puni de sa curiosite peu digne de son rang. Que l'on rie un peu du roi en cette circonstance, et je ne crois pas qu'il s'en plaigne. -- Ah! madame, vous etes en verite un ange de bonte et d'esprit. -- C'est mon interet. -- Comment cela? -- Vous me demandez comment c'est mon interet d'epargner a mes demoiselles d'honneur des quolibets, des desagrements, des calomnies peut-etre! Helas! vous le savez, mon enfant, la cour n'a pas d'indulgence pour ces sortes de peccadilles. Mais voila deja longtemps que nous marchons; ne sommes-nous donc point bientot arrivees? -- Encore cinquante ou soixante pas. Tournons a gauche, madame, s'il vous plait. -- Ainsi, vous etes sure de Montalais? dit Madame. -- Oh! oui. -- Elle fera tout ce que vous voudrez? -- Tout. Elle sera enchantee. -- Quant a La Valliere?... hasarda la princesse. -- Oh! pour elle ce sera plus difficile, madame; elle repugne a mentir. -- Cependant, lorsqu'elle y trouvera son interet... -- J'ai peur que cela ne change absolument rien a ses idees. -- Oui, oui, dit Madame, on m'avait deja prevenue de cela; c'est une personne tres precieuse, une de ces mijaurees qui mettent Dieu en avant pour se cacher derriere lui. Mais, si elle ne veut pas mentir, comme elle s'exposera aux railleries de toute la cour, comme elle aura provoque le roi par un aveu aussi ridicule qu'indecent, Mlle de La Baume Le Blanc de La Valliere trouvera bon que je la renvoie a ses pigeons, afin que la-bas, en Touraine, ou dans le Blaisois, je ne sais ou, elle puisse tout a son aise faire du sentiment et de la bergerie. Ces paroles furent dites avec une vehemence et meme une durete qui effrayerent Mlle de Tonnay-Charente. En consequence, elle se promit, quant a elle, de mentir autant qu'il le faudrait. Ce fut dans ces bonnes dispositions que Madame et sa compagne arriverent aux environs du chene royal. -- Nous y voila, dit Tonnay-Charente. -- Nous allons bien voir si l'on entend, repondit Madame. -- Chut! fit la jeune fille en retenant Madame avec une rapidite assez oublieuse de l'etiquette. Madame s'arreta. -- Voyez-vous que l'on entend, dit Athenais. -- Comment cela? -- Ecoutez. Madame retint son souffle, et l'on entendit, en effet, ces mots, prononces par une voix suave et triste, flotter dans l'air: -- Oh! je te dis, vicomte, je te dis que je l'aime eperdument; je te dis que je l'aime a en mourir. A cette voix, Madame tressaillit, et sous sa mante un rayon joyeux illumina son visage. Elle arreta sa compagne a son tour, et, d'un pas leger, la reconduisant a vingt pas en arriere, c'est-a-dire hors de la portee de la voix: -- Demeurez la, lui dit-elle, ma chere Athenais et que nul ne puisse nous surprendre. Je pense qu'il est question de vous dans cet entretien. -- De moi, madame? -- De vous, oui, ou plutot de votre aventure. Je vais ecouter; a deux, nous serions decouvertes. Allez chercher Montalais et revenez m'attendre avec elle sur la lisiere du bois. Puis, comme Athenais hesitait: -- Allez! dit la princesse d'une voix qui n'admettait pas d'observations. Elle rangea donc ses jupes bruyantes, et, par un sentier qui coupait le massif, elle regagna le parterre. Quant a Madame, elle se blottit dans le buisson, adossee a un gigantesque chataignier, dont une des tiges avait ete coupee a la hauteur d'un siege. Et la, pleine d'anxiete et de crainte: "Voyons, dit-elle, voyons, puisque l'on entend d'ici, ecoutons ce que va dire de moi a M. de Bragelonne cet autre fou amoureux qu'on appelle le comte de Guiche." Chapitre CXIX -- Ou Madame acquiert la preuve que l'on peut, en ecoutant, entendre ce qui se dit Il se fit un instant de silence comme si tous les bruits mysterieux de la nuit s'etaient tus pour ecouter en meme temps que Madame cette juvenile et amoureuse confidence. C'etait a Raoul de parler. Il s'appuya paresseusement au tronc du grand chene et repondit de sa voix douce et harmonieuse: -- Helas! mon cher de Guiche, c'est un grand malheur. -- Oh! oui, s'ecria celui-ci, bien grand! -- Vous ne m'entendez pas, de Guiche, ou plutot vous ne me comprenez pas. Je dis qu'il vous arrive un grand malheur, non pas d'aimer, mais de ne savoir point cacher votre amour. -- Comment cela? s'ecria de Guiche. -- Oui, vous ne vous apercevez point d'une chose, c'est que maintenant ce n'est plus a votre seul ami, c'est-a-dire a un homme qui se ferait tuer plutot que de vous trahir; vous ne vous apercevez point, dis-je, que ce n'est plus a votre seul ami que vous faites confidence de vos amours, mais au premier venu. -- Au premier venu! s'ecria de Guiche; etes-vous fou, Bragelonne, de me dire de pareilles choses? -- Il en est ainsi. -- Impossible! Comment et de quelle facon serais-je donc devenu indiscret a ce point? -- Je veux dire, mon ami, que vos yeux, vos gestes, vos soupirs parlent malgre vous; que toute passion exageree conduit et entraine l'homme hors de lui-meme. Alors cet homme ne s'appartient plus; il est en proie a une folie qui lui fait raconter sa peine aux arbres, aux chevaux, a l'air, du moment ou il n'a aucun etre intelligent a la portee de sa voix. Or, mon pauvre ami, rappelez- vous ceci: qu'il est bien rare qu'il n'y ait pas toujours la quelqu'un pour entendre particulierement les choses qui ne doivent pas etre entendues. De Guiche poussa un profond soupir. -- Tenez, continua Bragelonne, en ce moment vous me faites peine; depuis votre retour ici, vous avez cent fois et de cent manieres differentes raconte votre amour pour elle; et cependant, n'eussiez-vous rien dit, votre retour seul etait deja une indiscretion terrible. J'en reviens donc a conclure ceci: que, si vous ne vous observez mieux que vous ne le faites, un jour ou l'autre arrivera qui amenera une explosion. Qui vous sauvera alors? Dites, repondez-moi. Qui la sauvera elle-meme? Car, toute innocente qu'elle sera de votre amour, votre amour sera aux mains de ses ennemis une accusation contre elle. -- Helas! mon Dieu! murmura de Guiche. Et un profond soupir accompagna ces paroles. -- Ce n'est point repondre, cela, de Guiche. -- Si fait. -- Eh bien! voyons, que repondez-vous? -- Je reponds que, ce jour-la, mon ami, je ne serai pas plus mort que je ne le suis aujourd'hui. -- Je ne comprends pas. -- Oui; tant d'alternatives m'ont use! Aujourd'hui, je ne suis plus un etre pensant, agissant; aujourd'hui, je ne vaux plus un homme, si mediocre qu'il soit; aussi, vois-tu, aujourd'hui mes dernieres forces se sont eteintes, mes dernieres resolutions se sont evanouies, et je renonce a lutter. Quand on est au camp, comme nous y avons ete ensemble, et qu'on part seul pour escarmoucher, parfois on rencontre un parti de cinq ou six fourrageurs, et, quoique seul, on se defend; alors, il en survient six autres, on s'irrite et l'on persevere; mais, s'il en arrive encore, six, huit, dix autres a la traverse, on se met a piquer son cheval, si l'on a encore un cheval, ou bien on se fait tuer pour ne pas fuir. Eh bien! j'en suis la: j'ai d'abord lutte contre moi-meme; puis contre Buckingham. Maintenant, le roi est venu; je ne lutterai pas contre le roi, ni meme, je me hate de te le dire, le roi se retirat-il, ni meme contre le caractere tout seul de cette femme. Oh! je ne m'abuse point: entre au service de cet amour, je m'y ferai tuer. -- Ce n'est point a elle qu'il faut faire des reproches, repondit Raoul, c'est a toi. -- Pourquoi cela? -- Comment, tu connais la princesse un peu legere, fort eprise de nouveaute, sensible a la louange, dut la louange lui venir d'un aveugle ou d'un enfant, et tu prends feu au point de te consumer toi-meme? Regarde la femme, aime-la; car quiconque n'a pas le coeur pris ailleurs ne peut la voir sans l'aimer. Mais, tout en l'aimant, respecte en elle, d'abord, le rang de son mari, puis lui-meme, puis, enfin, ta propre surete. -- Merci, Raoul. -- Et de quoi? -- De ce que, voyant que je souffre par cette femme, tu me consoles, de ce que tu me dis d'elle tout le bien que tu en penses et peut-etre meme celui que tu ne penses pas. -- Oh! fit Raoul, tu te trompes, de Guiche, ce que je pense je ne le dis pas toujours, et alors je ne dis rien; mais, quand je parle, je ne sais ni feindre ni tromper, et qui m'ecoute peut me croire. Pendant ce temps, Madame, le cou tendu, l'oreille avide, l'oeil dilate et cherchant a voir dans l'obscurite, pendant ce temps, Madame aspirait avidement jusqu'au moindre souffle qui bruissait dans les branches. -- Oh! je la connais mieux que toi, alors! s'ecria de Guiche. Elle n'est pas legere, elle est frivole; elle n'est pas eprise de nouveaute, elle est sans memoire et sans foi; elle n'est pas purement et simplement sensible aux louanges, mais elle est coquette avec raffinement et cruaute. Mortellement coquette! oh! oui, je le sais. Tiens, crois-moi, Bragelonne, je souffre tous les tourments de l'enfer; brave, aimant passionnement le danger, je trouve un danger plus grand que ma force et mon courage. Mais, vois-tu, Raoul, je me reserve une victoire qui lui coutera bien des larmes. Raoul regarda son ami, et, comme celui-ci, presque etouffe par l'emotion, renversait sa tete contre le tronc du chene: -- Une victoire! demanda-t-il, et laquelle? -- Laquelle? -- Oui. -- Un jour, je l'aborderai; un jour, je lui dirai: "J'etais jeune, j'etais fou d'amour; j'avais pourtant assez de respect pour tomber a vos pieds et y demeurer le front dans la poussiere si vos regards ne m'eussent releve jusqu'a votre main. Je crus comprendre vos regards, je me relevai, et, alors, sans que je vous eusse rien fait que vous aimer davantage encore, si c'etait possible, alors vous m'avez, de gaiete de coeur, terrasse par un caprice, femme sans coeur, femme sans foi, femme sans amour! Vous n'etes pas digne, toute princesse de sang royal que vous etes, vous n'etes pas digne de l'amour d'un honnete homme; et je me punis de mort pour vous avoir trop aimee, et je meurs en vous haissant." -- Oh! s'ecria Raoul epouvante de l'accent de profonde verite qui percait dans les paroles du jeune homme, oh! je te l'avais bien dit, de Guiche, que tu etais un fou. -- Oui, oui, s'ecria de Guiche poursuivant son idee, puisque nous n'avons plus de guerres ici, j'irai la-bas, dans le Nord, demander du service a l'Empire, et quelque Hongrois, quelque Croate, quelque Turc me fera bien la charite d'une balle. De Guiche n'acheva point, ou plutot, comme il achevait, un bruit le fit tressaillir qui mit sur pied Raoul au meme moment. Quant a de Guiche, absorbe dans sa parole et dans sa pensee, il resta assis, la tete comprimee entre ses deux mains. Les buissons s'ouvrirent, et une femme apparut devant les deux jeunes gens, pale, en desordre. D'une main, elle ecartait les branches qui eussent fouette son visage, et, de l'autre, elle relevait le capuchon de la mante dont ses epaules etaient couvertes. A cet oeil humide et flamboyant, a cette demarche royale, a la hauteur de ce geste souverain, et, bien plus encore qu'a tout cela, au battement de son coeur, de Guiche reconnut Madame, et, poussant un cri, il ramena ses mains de ses tempes sur ses yeux. Raoul, tremblant, decontenance, roulait son chapeau dans ses mains, balbutiant quelques vagues formules de respect. -- Monsieur de Bragelonne, dit la princesse, veuillez, je vous prie, voir si mes femmes ne sont point quelque part la-bas dans les allees ou dans les quinconces. Et vous, monsieur le comte, demeurez, je suis lasse, vous me donnerez votre bras. La foudre tombant aux pieds du malheureux jeune homme l'eut moins epouvante que cette froide et severe parole. Neanmoins, comme, ainsi qu'il venait de le dire, il etait brave, comme il venait, au fond du coeur, de prendre toutes ses resolutions, de Guiche se redressa, et, voyant l'hesitation de Bragelonne, lui adressa un coup d'oeil plein de resignation et de supreme remerciement. Au lieu de repondre a l'instant meme a Madame, il fit un pas vers le vicomte, et, lui tendant la main que la princesse lui avait demandee, il serra la main toute loyale de son ami avec un soupir, dans lequel il semblait donner a l'amitie tout ce qui restait de vie au fond de son coeur. Madame attendit, elle si fiere, elle qui ne savait pas attendre, Madame attendit que ce colloque muet fut acheve. Sa main, sa royale main demeura suspendue en l'air, et, quand Raoul fut parti, retomba sans colere, mais non sans emotion, dans celle de Guiche. Ils etaient seuls au milieu de la foret sombre et muette, et l'on n'entendait plus que le pas de Raoul s'eloignant avec precipitation par les sentiers ombreux. Sur leur tete s'etendait la voute epaisse et odorante du feuillage de la foret, par les dechirures duquel on voyait briller ca et la quelques etoiles. Madame entraina doucement de Guiche a une centaine de pas de cet arbre indiscret qui avait entendu et laisse entendre tant de choses dans cette soiree, et, le conduisant a une clairiere voisine qui permettait de voir a une certaine distance autour de soi: -- Je vous amene ici, dit-elle toute fremissante, parce que la-bas ou nous etions, toute parole s'entend. -- Toute parole s'entend, dites-vous, madame? repeta machinalement le jeune homme. -- Oui. -- Ce qui veut dire? murmura de Guiche. -- Ce qui veut dire que j'ai entendu toutes vos paroles. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! il me manquait encore cela! balbutia de Guiche. Et il baissa la tete comme fait le nageur fatigue sous le flot qui l'engloutit. -- Alors, dit-elle, vous me jugez comme vous avez dit? De Guiche palit, detourna la tete et ne repondit rien; il se sentait pres de s'evanouir. -- C'est fort bien, continua la princesse d'un son de voix plein de douceur; j'aime mieux cette franchise qui doit me blesser qu'une flatterie qui me tromperait. Soit! selon vous, monsieur de Guiche, je suis donc coquette et vile. -- Vile! s'ecria le jeune homme, vile, vous? Oh! je n'ai certes pas dit, je n'ai certes pas pu dire que ce qu'il y a au monde de plus precieux pour moi fut une chose vile; non, non, je n'ai pas dit cela. -- Une femme qui voit perir un homme consume du feu qu'elle a allume et qui n'eteint pas ce feu est, a mon avis, une femme vile. -- Oh! que vous importe ce que j'ai dit? reprit le comte. Que suis-je, mon Dieu! pres de vous, et comment vous inquietez-vous meme si j'existe ou si je n'existe pas? -- Monsieur de Guiche, vous etes un homme comme je suis une femme, et, vous connaissant ainsi que je vous connais, je ne veux point vous exposer a mourir; je change avec vous de conduite et de caractere. Je serai, non pas franche, je le suis toujours, mais vraie. Je vous supplie donc, monsieur le comte, de ne plus m'aimer et d'oublier tout a fait que je vous aie jamais adresse une parole ou un regard. De Guiche se retourna, couvrant Madame d'un regard passionne. -- Vous, dit-il, vous vous excusez; vous me suppliez, vous! -- Oui, sans doute; puisque j'ai fait le mal, je dois reparer le mal. Ainsi, monsieur le comte, voila qui est convenu. Vous me pardonnerez ma frivolite, ma coquetterie. Ne m'interrompez pas. Je vous pardonnerai, moi, d'avoir dit que j'etais frivole et coquette, quelque chose de pis, peut-etre; et vous renoncerez a votre idee de mort, et vous conserverez a votre famille, au roi et aux dames un cavalier que tout le monde estime et que beaucoup cherissent. Et Madame prononca ce dernier mot avec un tel accent de franchise et meme de tendresse, que le coeur du jeune homme sembla pret a s'elancer de sa poitrine. -- Oh! madame, madame!... balbutia-t-il. -- Ecoutez encore, continua-t-elle. Quand vous aurez renonce a moi, par necessite d'abord, puis pour vous rendre a ma priere, alors vous me jugerez mieux, et, j'en suis sure, vous remplacerez cet amour, pardon de cette folie, par une sincere amitie que vous viendrez m'offrir, et qui, je vous le jure, sera cordialement acceptee. De Guiche, la sueur au front, la mort au coeur, le frisson dans les veines, se mordait les levres, frappait du pied, devorait, en un mot, toutes ses douleurs. -- Madame, dit-il, ce que vous m'offrez la est impossible et je n'accepte point un pareil marche. -- Eh quoi! dit Madame, vous refusez mon amitie?... -- Non! non! pas d'amitie, madame, j'aime mieux mourir d'amour que vivre d'amitie. -- Monsieur le comte! -- Oh! madame, s'ecria de Guiche, j'en suis arrive a ce moment supreme ou il n'y a plus d'autre consideration, d'autre respect que la consideration et le respect d'un honnete homme envers une femme adoree. Chassez-moi, maudissez-moi, denoncez-moi, vous serez juste; je me suis plaint de vous, mais je ne m'en suis plaint si amerement que parce que je vous aime; je vous ai dit que je mourrai, je mourrai; vivant, vous m'oublierez; mort, vous ne m'oublierez point, j'en suis sur. Et cependant, elle, qui se tenait debout et toute reveuse, aussi agitee que le jeune homme, detourna un moment la tete, comme un instant auparavant il venait de la detourner lui-meme. Puis apres un silence: -- Vous m'aimez donc bien? demanda-t-elle. -- Oh! follement. Au point d'en mourir, comme vous le disiez. Au point d'en mourir, soit que vous me chassiez, soit que vous m'ecoutiez encore. -- Alors, c'est un mal sans espoir, dit-elle d'un air enjoue, un mal qu'il convient de traiter par les adoucissants. La! donnez-moi votre main... Elle est glacee! De Guiche s'agenouilla, collant sa bouche, non pas sur l'une, mais sur les deux mains brulantes de Madame. -- Allons, aimez-moi donc, dit la princesse, puisqu'il n'en saurait etre autrement. Et elle lui serra les doigts presque imperceptiblement, le relevant ainsi, moitie comme eut fait une reine, et moitie comme eut fait une amante. De Guiche frissonna par tout le corps. Madame sentit courir ce frisson dans les veines du jeune homme, et comprit que celui-la aimait veritablement. -- Votre bras, comte, dit-elle, et rentrons. -- Ah! madame, lui dit le comte chancelant, ebloui, un nuage de flamme sur les yeux. Ah! vous avez trouve un troisieme moyen de me tuer. -- Heureusement que c'est le plus long, n'est-ce pas? repliqua-t- elle. Et elle l'entraina vers le quinconce. Chapitre CXX -- La correspondance d'Aramis Tandis que les affaires de de Guiche, raccommodees ainsi tout a coup sans qu'il put deviner la cause de cette amelioration, prenaient cette tournure inesperee que nous leur avons vu prendre, Raoul, ayant compris l'invitation de Madame, s'etait eloigne pour ne pas troubler cette explication dont il etait loin de deviner les resultats, et il avait rejoint les dames d'honneur eparses dans le parterre. Pendant ce temps, le chevalier de Lorraine, remonte dans sa chambre, lisait avec surprise la lettre de de Wardes, laquelle lui racontait ou plutot lui faisait raconter, par la main de son valet de chambre, le coup d'epee recu a Calais et tous les details de cette aventure avec invitation d'en communiquer a de Guiche et a Monsieur ce qui, dans cet evenement, pouvait etre particulierement desagreable a chacun d'eux. De Wardes s'attachait surtout a demontrer au chevalier la violence de cet amour de Buckingham pour Madame, et il terminait sa lettre en annoncant qu'il croyait cette passion payee de retour. A la lecture de ce dernier paragraphe, le chevalier haussa les epaules; en effet, de Wardes etait fort arriere, comme on a pu le voir. De Wardes n'en etait encore qu'a Buckingham. Le chevalier jeta par-dessus son epaule le papier sur une table voisine, et, d'un ton dedaigneux: -- En verite, dit-il, c'est incroyable; ce pauvre de Wardes est pourtant un garcon d'esprit; mais, en verite, il n'y parait pas, tant on s'encroute en province. Que le diable emporte ce benet, qui devait m'ecrire des choses importantes et qui m'ecrit de pareilles niaiseries! Au lieu de cette pauvrete de lettre qui ne signifie rien, j'eusse trouve la-bas, dans les quinconces, une bonne petite intrigue qui eut compromis une femme, valu peut-etre un coup d'epee a un homme et diverti Monsieur pendant trois jours. Il regarda sa montre. -- Maintenant, fit-il, il est trop tard. Une heure du matin: tout le monde doit etre rentre chez le roi, ou l'on acheve la nuit; allons, c'est une piste perdue, et a moins de chance extraordinaire... Et, en disant ces mots, comme pour en appeler a sa bonne etoile, le chevalier s'approcha avec depit de la fenetre qui donnait sur une portion assez solitaire du jardin. Aussitot, et comme si un mauvais genie eut ete a ses ordres, il apercut, revenant vers le chateau en compagnie d'un homme, une mante de soie de couleur sombre, et reconnut cette tournure qui l'avait frappe une demi-heure auparavant. "Eh! mon Dieu! pensa-t-il en frappant des mains, Dieu me damne! comme dit notre ami Buckingham, voici mon mystere." Et il s'elanca precipitamment a travers les degres dans l'esperance d'arriver a temps dans la cour pour reconnaitre la femme a la mante et son compagnon. Mais, en arrivant a la porte de la petite cour, il se heurta presque avec Madame, dont le visage radieux apparaissait plein de revelations charmantes sous cette mante qui l'abritait sans la cacher. Malheureusement, Madame etait seule. Le chevalier comprit que, puisqu'il l'avait vue, il n'y avait pas cinq minutes, avec un gentilhomme, le gentilhomme ne devait pas etre bien loin. En consequence, il prit a peine le temps de saluer la princesse, tout en se rangeant pour la laisser passer; puis, lorsqu'elle eut fait quelques pas avec la rapidite d'une femme qui craint d'etre reconnue, lorsque le chevalier vit qu'elle etait trop preoccupee d'elle-meme pour s'inquieter de lui, il s'elanca dans le jardin, regardant rapidement de tous cotes et embrassant le plus d'horizon qu'il pouvait dans son regard. Il arrivait a temps: le gentilhomme qui avait accompagne Madame etait encore a portee de la vue; seulement, il s'avancait rapidement vers une des ailes du chateau derriere laquelle il allait disparaitre. Il n'y avait pas une minute a perdre; le chevalier s'elanca a sa poursuite, quitte a ralentir le pas en s'approchant de l'inconnu; mais, quelque diligence qu'il fit, l'inconnu avait tourne le perron avant lui. Cependant, il etait evident que comme celui que le chevalier poursuivait marchait doucement, tout pensif, et la tete inclinee sous le poids du chagrin ou du bonheur, une fois l'angle tourne, a moins qu'il ne fut entre par quelque porte, le chevalier ne pouvait manquer de le rejoindre. C'est ce qui fut certainement arrive si, au moment ou il tournait cet angle, le chevalier ne se fut jete dans deux personnes qui le tournaient elles-memes dans le sens oppose. Le chevalier etait tout pret a faire un assez mauvais parti a ces deux facheux, lorsqu'en relevant la tete il reconnut M. le surintendant. Fouquet etait accompagne d'une personne que le chevalier voyait pour la premiere fois. Cette personne, c'etait Sa Grandeur l'eveque de Vannes. Arrete par l'importance du personnage, et force par les convenances a faire des excuses la ou il s'attendait a en recevoir, le chevalier fit un pas en arriere; et comme M. Fouquet avait sinon l'amitie, du moins les respects de tout le monde, comme le roi lui-meme, quoiqu'il fut plutot son ennemi que son ami, traitait M. Fouquet en homme considerable, le chevalier fit ce que le roi eut fait, il salua M. Fouquet, qui le saluait avec une bienveillante politesse, voyant que ce gentilhomme l'avait heurte par megarde et sans mauvaise intention aucune. Puis, presque aussitot, ayant reconnu le chevalier de Lorraine, il lui fit quelques compliments auxquels force fut au chevalier de repondre. Si court que fut ce dialogue, le chevalier de Lorraine vit peu a peu avec un deplaisir mortel son inconnu diminuer et s'effacer dans l'ombre. Le chevalier se resigna, et, une fois resigne, revint completement a M. Fouquet. -- Ah! monsieur, dit-il, vous arrivez bien tard. On s'est fort occupe ici de votre absence, et j'ai entendu Monsieur s'etonner de ce qu'ayant ete invite par le roi, vous n'etiez pas venu. -- La chose m'a ete impossible, monsieur, et, aussitot libre, j'arrive. -- Paris est tranquille? -- Parfaitement. Paris a fort bien recu sa derniere taxe. -- Ah! je comprends que vous ayez voulu vous assurer de ce bon vouloir avant de venir prendre part a nos fetes. -- Je n'en arrive pas moins un peu tard. Je m'adresserai donc a vous, monsieur, pour vous demander si le roi est dehors ou au chateau, si je pourrai le voir ce soir ou si je dois attendre a demain. -- Nous avons perdu de vue le roi depuis une demi-heure a peu pres, dit le chevalier. -- Il sera peut-etre chez Madame? demanda Fouquet. -- Chez Madame, je ne crois pas, car je viens de rencontrer Madame qui rentrait par le petit escalier; et a moins que ce gentilhomme que vous venez de croiser tout a l'heure ne fut le roi en personne... Et le chevalier attendit, esperant qu'il saurait ainsi le nom de celui qu'il avait poursuivi. Mais Fouquet, qu'il eut reconnu ou non de Guiche, se contenta de repondre: -- Non, monsieur, ce n'etait pas lui. Le chevalier, desappointe, salua; mais, tout en saluant, ayant jete un dernier coup d'oeil autour de lui et ayant apercu M. Colbert au milieu d'un groupe: -- Tenez, monsieur, dit-il au surintendant, voici la-bas, sous les arbres, quelqu'un qui vous renseignera mieux que moi. -- Qui? demanda Fouquet, dont la vue faible ne percait pas les ombres. -- M. Colbert, repondit le chevalier. -- Ah! fort bien. Cette personne qui parle la-bas a ces hommes portant des torches, c'est M. Colbert? -- Lui-meme. Il donne ses ordres pour demain aux dresseurs d'illuminations. -- Merci, monsieur. Et Fouquet fit un mouvement de tete qui indiquait qu'il avait appris tout ce qu'il desirait savoir. De son cote, le chevalier, qui, tout au contraire, n'avait rien appris, se retira sur un profond salut. A peine fut-il eloigne, que Fouquet, froncant le sourcil, tomba dans une profonde reverie. Aramis le regarda un instant avec une espece de compassion pleine de tristesse. -- Eh bien, lui dit-il, vous voila emu au seul nom de cet homme. Eh quoi! triomphant et joyeux tout a l'heure, voila que vous vous rembrunissez a l'aspect de ce mediocre fantome. Voyons, monsieur, croyez-vous en votre fortune? -- Non, repondit tristement Fouquet. -- Et pourquoi? -- Parce que je suis trop heureux en ce moment, repliqua-t-il d'une voix tremblante. Ah! mon cher d'Herblay, vous qui etes si savant, vous devez connaitre l'histoire d'un certain tyran de Samos. Que puis-je jeter a la mer qui desarme le malheur a venir? Oh! je vous le repete, mon ami, je suis trop heureux! si heureux que je ne desire plus rien au-dela de ce que j'ai... Je suis monte si haut... Vous savez ma devise: Quo non ascendam? Je suis monte si haut, que je n'ai plus qu'a descendre. Il m'est donc impossible de croire au progres d'une fortune qui est deja plus qu'humaine. Aramis sourit en fixant sur Fouquet son oeil si caressant et si fin. -- Si je connaissais votre bonheur, dit-il, je craindrais peut- etre votre disgrace; mais vous me jugez en veritable ami, c'est-a- dire que vous me trouvez bon pour l'infortune, voila tout. C'est deja immense et precieux, je le sais; mais, en verite, j'ai bien le droit de vous demander de me confier de temps en temps les choses heureuses qui vous arrivent et auxquelles je prendrais part, vous le savez, plus qu'a celles qui m'arriveraient a moi meme. -- Mon cher prelat, dit en riant Fouquet, mes secrets sont par trop profanes pour que je les confie a un eveque, si mondain qu'il soit. -- Bah! en confession? -- Oh! je rougirais trop si vous etiez mon confesseur. Et Fouquet se mit a soupirer. Aramis le regarda encore sans autre manifestation de sa pensee que son muet sourire. -- Allons, dit-il, c'est une grande vertu que la discretion. -- Silence! dit Fouquet. Voici cette venimeuse bete qui m'a reconnu et qui s'approche de nous. -- Colbert? -- Oui; ecartez-vous, mon cher d'Herblay; je ne veux pas que ce cuistre vous voie avec moi, il vous prendrait en aversion. Aramis lui serra la main. -- Qu'ai-je de son amitie? dit-il; n'etes-vous pas la? -- Oui; mais peut-etre n'y serai-je pas toujours, repondit melancoliquement Fouquet. -- Ce jour-la, si ce jour-la vient jamais, dit tranquillement Aramis, nous aviserons a nous passer de l'amitie ou a braver l'aversion de M. Colbert. Mais dites-moi, cher monsieur Fouquet, au lieu de vous entretenir avec ce cuistre, comme vous lui faites l'honneur de l'appeler, conversation dont je ne sens pas l'utilite, que ne vous rendez-vous, sinon aupres du roi, du moins aupres de Madame? -- De Madame? fit le surintendant distrait par ses souvenirs. Oui, sans doute, pres de Madame. -- Vous vous rappelez, continua Aramis, qu'on nous a appris la grande faveur dont Madame jouit depuis deux ou trois jours. Il entre, je crois, dans votre politique et dans nos plans que vous fassiez assidument votre cour aux amies de Sa Majeste. C'est le moyen de balancer l'autorite naissante de M. Colbert. Rendez-vous donc le plus tot possible pres de Madame et menagez-vous cette alliee. -- Mais, dit Fouquet, etes-vous bien sur que c'est veritablement sur elle que le roi a les yeux fixes en ce moment? -- Si l'aiguille avait tourne, ce serait depuis ce matin. Vous savez que j'ai ma police. -- Bien! j'y vais de ce pas et a tout hasard j'aurai mon moyen d'introduction: c'est une magnifique paire de camees antiques enchasses dans des diamants. -- Je l'ai vue; rien de plus riche et de plus royal. Ils furent interrompus en ce moment par un laquais conduisant un courrier. -- Pour Monsieur le surintendant, dit tout haut ce courrier en presentant a Fouquet une lettre. -- Pour Monseigneur l'eveque de Vannes, dit tout bas le laquais en remettant une lettre a Aramis. Et, comme le laquais portait une torche, il se placa entre le surintendant et l'eveque, afin que tous deux pussent lire en meme temps. A l'aspect de l'ecriture fine et serree de l'enveloppe, Fouquet tressaillit de joie; ceux-la seuls qui aiment ou qui ont aime comprendront son inquietude d'abord, puis son bonheur ensuite. Il decacheta vivement la lettre, qui ne renfermait que ces seuls mots: "Il y a une heure que je t'ai quitte, il y a un siecle que je ne t'ai dit: Je t'aime." C'etait tout. Mme de Belliere avait, en effet, quitte Fouquet depuis une heure, apres avoir passe deux jours avec lui; et de peur que son souvenir ne s'ecartat trop longtemps du coeur qu'elle regrettait, elle lui envoyait le courrier porteur de cette importante missive. Fouquet baisa la lettre et la paya d'une poignee d'or. Quant a Aramis, il lisait, comme nous avons dit, de son cote, mais avec plus de froideur et de reflexion, le billet suivant: "Le roi a ete frappe ce soir d'un coup etrange: une femme l'aime. Il l'a su par hasard en ecoutant la conversation de cette jeune fille avec ses compagnes. De sorte que le roi est tout entier a ce nouveau caprice. La femme s'appelle Mlle de La Valliere et est d'une assez mediocre beaute pour que ce caprice devienne une grande passion. Prenez garde a Mlle de La Valliere." Pas un mot de Madame. Aramis replia lentement le billet et le mit dans sa poche. Quant a Fouquet, il savourait toujours les parfums de sa lettre. -- Monseigneur! dit Aramis touchant le bras de Fouquet. -- Hein! demanda celui-ci. -- Il me vient une idee. Connaissez-vous une petite fille qu'on appelle La Valliere? -- Ma foi! non. -- Cherchez bien. -- Ah! oui, je crois, une des filles d'honneur de Madame. -- Ce doit etre cela. -- Eh bien! apres? -- Eh bien! monseigneur, c'est a cette petite fille qu'il faut que vous rendiez une visite ce soir. -- Bah! et comment? -- Et, de plus, c'est a cette petite fille qu'il faut que vous donniez vos camees. -- Allons donc! -- Vous savez, monseigneur, que je suis de bon conseil. -- Mais cet imprevu... -- C'est mon affaire. Vite une cour en regle a la petite La Valliere, monseigneur. Je me ferai garant pres de Mme de Belliere que c'est une cour toute politique. -- Que dites-vous la, mon ami, s'ecria vivement Fouquet, et quel nom avez vous prononce? -- Un nom qui doit vous prouver, monsieur le surintendant, que, bien instruit pour vous, je puis etre aussi bien instruit pour les autres. Faites la cour a la petite La Valliere. -- Je ferai la cour a qui vous voudrez, repondit Fouquet avec le paradis dans le coeur. -- Voyons, voyons, redescendez sur la terre, voyageur du septieme ciel, dit Aramis; voici M. de Colbert. Oh! mais il a recrute tandis que nous lisions; il est entoure, loue, congratule; decidement, c'est une puissance. En effet, Colbert s'avancait escorte de tout ce qui restait de courtisans dans les jardins, et chacun lui faisait, sur l'ordonnance de la fete, des compliments dont il s'enflait a eclater. -- Si La Fontaine etait la, dit en souriant Fouquet, quelle belle occasion pour lui de reciter la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un boeuf. Colbert arriva dans un cercle eblouissant de lumiere; Fouquet l'attendit impassible et legerement railleur. Colbert lui souriait aussi; il avait vu son ennemi deja depuis pres d'un quart d'heure, il s'approchait tortueusement. Le sourire de Colbert presageait quelque hostilite. -- Oh! oh! dit Aramis tout bas au surintendant, le coquin va vous demander encore quelques millions pour payer ses artifices et ses verres de couleur. Colbert salua le premier d'un air qu'il s'efforcait de rendre respectueux. Fouquet remua la tete a peine. -- Eh bien! monseigneur, demanda Colbert, que disent vos yeux? Avons nous eu bon gout? -- Un gout parfait, repondit Fouquet, sans qu'on put remarquer dans ces paroles la moindre raillerie. -- Oh! dit Colbert mechamment, vous y mettez de l'indulgence... Nous sommes pauvres, nous autres gens du roi, et Fontainebleau n'est pas un sejour comparable a Vaux. -- C'est vrai, repondit flegmatiquement Fouquet, qui dominait tous les acteurs de cette scene. -- Que voulez-vous, monseigneur! continua Colbert, nous avons agi selon nos petites ressources. Fouquet fit un geste d'assentiment. -- Mais, poursuivit Colbert, il serait digne de votre magnificence, monseigneur, d'offrir a Sa Majeste une fete dans vos merveilleux jardins... dans ces jardins qui vous ont coute soixante millions. -- Soixante-douze, dit Fouquet. -- Raison de plus, reprit Colbert. Voila qui serait vraiment magnifique. -- Mais, croyez-vous, monsieur, dit Fouquet, que Sa Majeste daigne accepter mon invitation? -- Oh! je n'en doute pas, s'ecria vivement Colbert, et je m'en porterai caution. -- C'est fort aimable a vous, dit Fouquet. J'y puis donc compter? -- Oui, monseigneur, oui, certainement. -- Alors, je me consulterai, dit Fouquet. -- Acceptez, acceptez, dit tout bas et vivement Aramis. -- Vous vous consulterez? repeta Colbert. -- Oui, repondit Fouquet, pour savoir quel jour je pourrai faire mon invitation au roi. -- Oh! des ce soir, monseigneur, des ce soir. -- Accepte, fit le surintendant. Messieurs, je voudrais vous faire mes invitations; mais vous savez que, partout ou va le roi, le roi est chez lui, c'est donc a vous de vous faire inviter par Sa Majeste. Il y eut une rumeur joyeuse dans la foule. Fouquet salua et partit. -- Miserable orgueilleux! dit Colbert, tu acceptes, et tu sais que cela te coutera dix millions. -- Vous m'avez ruine, dit tout bas Fouquet a Aramis. -- Je vous ai sauve, repliqua celui-ci, tandis que Fouquet montait les degres du perron et faisait demander au roi s'il etait encore visible. Chapitre CXXI -- Le commis d'ordre Le roi, presse de se retrouver seul avec lui-meme pour etudier ce qui se passait dans son propre coeur, s'etait retire chez lui, ou M. de Saint-Aignan etait venu le retrouver apres sa conversation avec Madame. Nous avons rapporte la conversation. Le favori, fier de sa double importance, et sentant que, depuis deux heures, il etait devenu le confident du roi, commencait, tout respectueux qu'il etait, a traiter d'un peu haut les affaires de cour, et, du point ou il s'etait mis, ou plutot ou le hasard l'avait place, il ne voyait qu'amour et guirlandes autour de lui. L'amour du roi pour Madame, celui de Madame pour le roi, celui de de Guiche pour Madame, celui de La Valliere pour le roi, celui de Malicorne pour Montalais, celui de Mlle de Tonnay-Charente pour lui, Saint-Aignan, n'etait-ce pas veritablement plus qu'il n'en fallait pour faire tourner une tete de courtisan? Or, Saint-Aignan etait le modele des courtisans passes, presents et futurs. Au reste, Saint-Aignan se montra si bon narrateur et appreciateur si subtil, que le roi l'ecouta en marquant beaucoup d'interet, surtout quand il conta la facon passionnee avec laquelle Madame avait recherche sa conversation a propos des affaires de Mlle de La Valliere. Quand le roi n'eut plus rien ressenti pour Madame Henriette de ce qu'il avait eprouve, il y avait dans cette ardeur de Madame a se faire donner ces renseignements une satisfaction d'amour-propre qui ne pouvait echapper au roi. Il eprouva donc cette satisfaction, mais voila tout, et son coeur ne fut point un seul instant alarme de ce que Madame pouvait penser ou ne point penser de toute cette aventure. Seulement, lorsque Saint-Aignan eut fini, le roi, tout en se preparant a sa toilette de nuit, demanda: -- Maintenant, Saint-Aignan, tu sais ce que c'est que Mlle de La Valliere, n'est-ce pas? -- Non seulement ce qu'elle est, mais ce qu'elle sera. -- Que veux-tu dire? -- Je veux dire qu'elle est tout ce qu'une femme peut desirer d'etre, c'est-a-dire aimee de Votre Majeste; je veux dire qu'elle sera tout ce que Votre Majeste voudra qu'elle soit. -- Ce n'est pas cela que je demande... Je ne veux pas savoir ce qu'elle est aujourd'hui ni ce qu'elle sera demain: tu l'as dit, cela me regarde, mais ce qu'elle etait hier. Repete-moi donc ce qu'on dit d'elle. -- On dit qu'elle est sage. -- Oh! fit le roi en souriant, c'est un bruit. -- Assez rare a la cour, Sire, pour qu'il soit cru quand on le repand. -- Vous avez peut-etre raison, mon cher... Et de bonne naissance? -- Excellente; fille du marquis de La Valliere et belle-fille de cet excellent M. de Saint-Remy. -- Ah! oui, le majordome de ma tante... Je me rappelle cela, et je me souviens maintenant: je l'ai vue en passant a Blois. Elle a ete presentee aux reines. J'ai meme a me reprocher, a cette epoque, de n'avoir pas fait a elle toute l'attention qu'elle meritait. -- Oh! Sire, je m'en rapporte a Votre Majeste pour reparer le temps perdu. -- Et le bruit serait donc, dites-vous, que Mlle de La Valliere n'aurait pas d'amant? -- En tout cas, je ne crois pas que Votre Majeste s'effrayat beaucoup de la rivalite. -- Attends donc, s'ecria tout a coup le roi avec un accent des plus serieux. -- Plait-il, Sire? -- Je me souviens. -- Ah! -- Si elle n'a pas d'amant, elle a un fiance. -- Un fiance! -- Comment! tu ne sais pas cela, comte? -- Non. -- Toi, l'homme aux nouvelles. -- Votre Majeste m'excusera. Et le roi connait ce fiance? -- Pardieu! son pere est venu me demander de signer au contrat; c'est... Le roi allait sans doute prononcer le nom du vicomte de Bragelonne, quand il s'arreta en froncant le sourcil. -- C'est?... repeta Saint-Aignan. -- Je ne me rappelle plus, repondit Louis XIV, essayant de cacher une emotion qu'il dissimulait avec peine. -- Puis-je mettre Votre Majeste sur la voie? demanda le comte de Saint Aignan. -- Non; car je ne sais plus moi-meme de qui je voulais parler, non, en verite; je me rappelle bien vaguement qu'une des filles d'honneur devait epouser... mais le nom m'echappe. -- Etait-ce Mlle de Tonnay-Charente qu'il devait epouser? demanda Saint Aignan. -- Peut-etre, fit le roi. -- Alors le futur etait de M. de Montespan; mais Mlle de Tonnay- Charente n'en a point parle, ce me semble, de maniere a effrayer les pretentions. -- Enfin, dit le roi, je ne sais rien, ou presque rien, sur Mlle de La Valliere. Saint-Aignan, je te charge d'avoir des renseignements sur elle. -- Oui, Sire, et quand aurai-je l'honneur de revoir Votre Majeste pour les lui fournir? -- Quand tu les auras. -- Je les aurai vite, si les renseignements vont aussi vite que mon desir de revoir le roi. -- Bien parle! A propos, est-ce que Madame a temoigne quelque chose contre cette pauvre fille? -- Rien, Sire. -- Madame ne s'est point fachee? -- Je ne sais; seulement, elle a toujours ri. -- Tres bien; mais j'entends du bruit dans les antichambres, ce me semble; on me vient sans doute annoncer quelque courrier. -- En effet, Sire. -- Informe-toi, Saint-Aignan. Le comte courut a la porte et echangea quelques mots avec l'huissier. -- Sire, dit-il en revenant, c'est M. Fouquet qui arrive a l'instant meme sur un ordre du roi a ce qu'il dit. Il s'est presente, mais l'heure avancee fait qu'il n'insiste pas meme pour avoir audience ce soir; il se contente de constater sa presence. -- M. Fouquet! Je lui ai ecrit a trois heures en l'invitant a etre a Fontainebleau le lendemain matin; il arrive a Fontainebleau a deux heures, c'est du zele! s'ecria le roi radieux de se voir si bien obei. Eh bien! au contraire, M. Fouquet aura son audience. Je l'ai mande, je le recevrai. Qu'on l'introduise. Toi, comte, aux recherches, et a demain! Le roi mit un doigt sur ses levres, et Saint-Aignan s'esquiva la joie dans le coeur, en donnant l'ordre a l'huissier d'introduire M. Fouquet. Fouquet fit alors son entree dans la chambre royale. Louis XIV se leva pour le recevoir. -- Bonsoir, monsieur Fouquet, dit-il avec un aimable sourire. Je vous felicite de votre ponctualite; mon message a du vous arriver tard cependant? -- A neuf heures du soir, Sire. -- Vous avez beaucoup travaille ces jours-ci, monsieur Fouquet, car on m'a assure que vous n'aviez pas quitte votre cabinet de Saint-Mande depuis trois ou quatre jours. -- Je me suis, en effet, enferme trois jours, Sire, repliqua Fouquet en s'inclinant. -- Savez-vous, monsieur Fouquet, que j'avais beaucoup de choses a vous dire? continua le roi de son air le plus gracieux. -- Votre Majeste me comble, et, puisqu'elle est si bonne pour moi, me permet-elle de lui rappeler une promesse d'audience qu'elle m'avait faite? -- Ah! oui, quelqu'un d'Eglise qui croit avoir a me remercier, n'est-ce pas? -- Justement, Sire. L'heure est peut-etre mal choisie, mais le temps de celui que j'amene est precieux, et comme Fontainebleau est sur la route de son diocese... -- Qui donc deja? -- Le dernier eveque de Vannes, que Votre Majeste, a ma recommandation, a daigne investir il y a trois mois. -- C'est possible, dit le roi, qui avait signe sans lire, et il est la? -- Oui, Sire; Vannes est un diocese important: les ouailles de ce pasteur ont besoin de sa parole divine; ce sont des sauvages qu'il importe de toujours polir en les instruisant, et M. d'Herblay n'a pas son egal pour ces sortes de missions. -- M. d'Herblay! dit le roi en cherchant au fond de ses souvenirs, comme si ce nom, entendu depuis longtemps, ne lui etait cependant pas inconnu. -- Oh! fit vivement Fouquet, Votre Majeste ne connait pas ce nom obscur d'un de ses plus fideles et de ses plus precieux serviteurs? -- Non, je l'avoue... Et il veut repartir? -- C'est-a-dire qu'il a recu aujourd'hui des lettres qui necessiteront peut-etre son depart; de sorte qu'avant de se remettre en route pour le pays perdu qu'on appelle la Bretagne, il desirerait presenter ses respects a Votre Majeste. -- Et il attend? -- Il est la, Sire. -- Faites-le entrer. Fouquet fit un signe a l'huissier, qui attendait derriere la tapisserie. La porte s'ouvrit, Aramis entra. Le roi lui laissa dire son compliment, et attacha un long regard sur cette physionomie que nul ne pouvait oublier apres l'avoir vue. -- Vannes! dit-il: vous etes eveque de Vannes, monsieur? -- Oui, Sire. -- Vannes est en Bretagne? Aramis s'inclina. -- Pres de la mer? Aramis s'inclina encore. -- A quelques lieues de Belle-Ile? -- Oui, Sire, repondit Aramis; a six lieues, je crois. -- Six lieues, c'est un pas, fit Louis XIV. -- Non pas pour nous autres, pauvres Bretons, Sire, dit Aramis; six lieues, au contraire, c'est une distance, si ce sont six lieues de terre; si ce sont six lieues de mer, c'est une immensite. Or, j'ai eu l'honneur de le dire au roi, on compte six lieues de mer de la riviere a Belle-Ile -- On dit que M. Fouquet a la une fort belle maison? demanda le roi. -- Oui, on le dit, repondit Aramis en regardant tranquillement Fouquet. -- Comment, on le dit? s'ecria le roi. -- Oui, Sire. -- En verite, monsieur Fouquet, une chose m'etonne, je vous l'avoue. -- Laquelle? -- Comment, vous avez a la tete de vos paroisses un homme tel que M. d'Herblay, et vous ne lui avez pas montre Belle-Ile? -- Oh! Sire, repliqua l'eveque sans donner a Fouquet le temps de repondre, nous autres, pauvres prelats bretons, nous pratiquons la residence. -- Monsieur de Vannes, dit le roi, je punirai M. Fouquet de son insouciance. -- Et comment cela, Sire? -- Je vous changerai. Fouquet se mordit la levre. Aramis sourit. -- Combien rapporte Vannes? continua le roi. -- Six mille livres, Sire, dit Aramis. -- Ah! mon Dieu! si peu de chose! Mais vous avez du bien, monsieur de Vannes? -- Je n'ai rien, Sire; seulement, M. Fouquet me compte douze cents livres par an pour son banc d'oeuvre. -- Allons, allons, monsieur d'Herblay, je vous promets mieux que cela. -- Sire... -- Je songerai a vous. Aramis s'inclina. De son cote, le roi le salua presque respectueusement, comme c'etait, au reste, son habitude de faire avec les femmes et avec les gens Eglise Aramis comprit que son audience etait finie; il prit conge par une phrase des plus simples, par une veritable phrase de pasteur campagnard, et disparut. -- Voila une remarquable figure, dit le roi en le suivant des yeux aussi longtemps qu'il put le voir, et meme en quelque sorte lorsqu'il ne le voyait plus. -- Sire, repondit Fouquet, si cet eveque avait l'instruction premiere, nul prelat en ce royaume ne meriterait comme lui les premieres distinctions. -- Il n'est pas savant? -- Il a change l'epee pour la chasuble, et cela un peu tard. Mais n'importe; si Votre Majeste me permet de lui reparler de M. de Vannes en temps et lieu... -- Je vous en prie. Mais, avant de parler de lui, parlons de vous, monsieur Fouquet. -- De moi, Sire? -- Oui, j'ai mille compliments a vous faire. -- Je ne saurais, en verite, exprimer a Votre Majeste la joie dont elle me comble. -- Oui, monsieur Fouquet, je comprends. Oui, j'ai eu contre vous des preventions. -- Alors j'etais bien malheureux, Sire. -- Mais elles sont passees. Ne vous etes-vous pas apercu?... -- Si fait, Sire; mais j'attendais avec resignation le jour de la verite. Il parait que ce jour est venu? -- Ah! vous saviez etre en ma disgrace? -- Helas! oui, Sire. -- Et savez-vous pourquoi? -- Parfaitement; le roi me croyait un dilapidateur. -- Oh! non. -- Ou plutot un administrateur mediocre. Enfin, Votre Majeste croyait que, les peuples n'ayant pas d'argent, le roi n'en aurait pas non plus. -- Oui, je l'ai cru; mais je suis detrompe. Fouquet s'inclina. -- Et pas de rebellions, pas de plaintes? -- Et de l'argent, dit Fouquet. -- Le fait est que vous m'en avez prodigue le mois dernier. -- J'en ai encore, non seulement pour tous les besoins, mais pour tous les caprices de Votre Majeste. -- Dieu merci! monsieur Fouquet, repliqua le roi serieusement, je ne vous mettrai point a l'epreuve. D'ici a deux mois, je ne veux rien vous demander. -- J'en profiterai pour amasser au roi cinq ou six millions qui lui serviront de premiers fonds en cas de guerre. -- Cinq ou six millions! -- Pour sa maison seulement, bien entendu. -- Vous croyez donc a la guerre, monsieur Fouquet? -- Je crois que, si Dieu a donne a l'aigle un bec et des serres, c'est pour qu'il s'en serve a montrer sa royaute. Le roi rougit de plaisir. -- Nous avons beaucoup depense tous ces jours-ci, monsieur Fouquet; ne me gronderez-vous pas? -- Sire, Votre Majeste a encore vingt ans de jeunesse et un milliard a depenser pendant ces vingt ans. -- Un milliard! c'est beaucoup, monsieur Fouquet, dit le roi. -- J'economiserai, Sire... D'ailleurs, Votre Majeste a en M. Colbert et en moi deux hommes precieux. L'un lui fera depenser son argent, et ce sera moi, si toutefois mon service agree toujours a Sa Majeste; l'autre le lui economisera, et ce sera M. Colbert. -- M. Colbert? reprit le roi etonne. -- Sans doute, Sire; M. Colbert compte parfaitement bien. A cet eloge fait de l'ennemi par l'ennemi lui-meme, le roi se sentit penetre de confiance et d'admiration. C'est qu'en effet il n'y avait ni dans la voix ni dans le regard de Fouquet rien qui detruisit une lettre des paroles qu'il avait prononcees; il ne faisait point un eloge pour avoir le droit de placer deux reproches. Le roi comprit, et, rendant les armes a tant de generosite et d'esprit: -- Vous louez M. Colbert? dit-il. -- Oui, Sire, je le loue; car, outre que c'est un homme de merite, je le crois tres devoue aux interets de Votre Majeste. -- Est-ce parce que souvent il a heurte vos vues? dit le roi en souriant. -- Precisement, Sire. -- Expliquez-moi cela? -- C'est bien simple. Moi, je suis l'homme qu'il faut pour faire entrer l'argent, lui l'homme qu'il faut pour l'empecher de sortir. -- Allons, allons, monsieur le surintendant, que diable! vous me direz bien quelque chose qui corrige toute cette bonne opinion? -- Administrativement, Sire? -- Oui. -- Pas le moins du monde, Sire. -- Vraiment? -- Sur l'honneur, je ne connais pas en France un meilleur commis que M. Colbert. Ce mot commis n'avait pas, en 1661, la signification un peu subalterne qu'on lui donne aujourd'hui; mais, en passant par la bouche de Fouquet que le roi venait d'appeler M. le surintendant, il prit quelque chose d'humble et de petit qui mettait admirablement Fouquet a sa place et Colbert a la sienne. -- Eh bien! dit Louis XIV, c'est cependant lui qui, tout econome qu'il est, a ordonne mes fetes de Fontainebleau; et je vous assure, monsieur Fouquet, qu'il n'a pas du tout empeche mon argent de sortir. Fouquet s'inclina, mais sans repondre. -- N'est-ce pas votre avis? dit le roi. -- Je trouve, Sire, repondit-il, que M. Colbert a fait les choses avec infiniment d'ordre, et merite, sous ce rapport, toutes les louanges de Votre Majeste. Ce mot ordre fit le pendant du mot commis. Nulle organisation, plus que celle du roi, n'avait cette vive sensibilite, cette finesse de tact qui percoit et saisit l'ordre des sensations avant les sensations memes. Louis XIV comprit donc que le commis avait eu pour Fouquet trop d'ordre, c'est-a-dire que les fetes si splendides de Fontainebleau eussent pu etre plus splendides encore. Le roi sentit, en consequence, que quelqu'un pouvait reprocher quelque chose a ses divertissements; il eprouva un peu de depit de ce provincial qui, pare des plus sublimes habits de sa garde-robe, arrive a Paris, ou l'homme elegant le regarde trop ou trop peu. Cette partie de la conversation, si sobre, mais si fine de Fouquet, donna encore au roi plus d'estime pour le caractere de l'homme et la capacite du ministre. Fouquet prit conge a deux heures du matin, et le roi se mit au lit un peu inquiet, un peu confus de la lecon voilee qu'il venait de recevoir; et deux bons quarts d'heure furent employes par lui a se rememorer les broderies, les tapisseries, les menus des collations, les architectures des arcs de triomphe, les dispositions d'illuminations et d'artifices imagines par l'ordre du commis Colbert. Il resulta que le roi, repassant sur tout ce qui s'etait passe depuis huit jours, trouva quelques taches a ses fetes. Mais Fouquet, par sa politesse, par sa bonne grace et par sa generosite, venait d'entamer Colbert plus profondement que celui- ci, avec sa fourbe, sa mechancete, sa perseverante haine, n'avait jamais reussi a entamer Fouquet. Chapitre CXXII -- Fontainebleau a deux heures du matin Comme nous l'avons vu, de Saint-Aignan avait quitte la chambre du roi au moment ou le surintendant y faisait son entree. De Saint-Aignan etait charge d'une mission pressee; c'est dire que de Saint-Aignan allait faire tout son possible pour tirer bon parti de son temps. C'etait un homme rare que celui que nous avons introduit comme l'ami du roi; un de ces courtisans precieux dont la vigilance et la nettete d'intention faisaient des cette epoque ombrage a tout favori passe ou futur, et balancait par son exactitude la servilite de Dangeau. Aussi Dangeau n'etait-il pas le favori, c'etait le complaisant du roi. De Saint-Aignan s'orienta donc. Il pensa que les premiers renseignements qu'il avait a recevoir lui devaient venir de de Guiche. Il courut donc apres de Guiche. De Guiche, que nous avons vu disparaitre a l'aile du chateau et qui avait tout l'air de rentrer chez lui, de Guiche n'etait pas rentre. De Saint-Aignan se mit en quete de de Guiche. Apres avoir bien tourne, vire, cherche, de Saint-Aignan apercut quelque chose comme une forme humaine appuyee a un arbre. Cette forme avait l'immobilite d'une statue et paraissait fort occupee a regarder une fenetre, quoique les rideaux de cette fenetre fussent hermetiquement fermes. Comme cette fenetre etait celle de Madame, de Saint-Aignan pensa que cette forme devait etre celle de de Guiche. Il s'approcha doucement et vit qu'il ne se trompait point. De Guiche avait emporte de son entretien avec Madame une telle charge de bonheur, que toute sa force d'ame ne pouvait suffire a la porter. De son cote, de Saint-Aignan savait que de Guiche avait ete pour quelque chose dans l'introduction de La Valliere chez Madame; un courtisan sait tout et se souvient de tout. Seulement, il avait toujours ignore a quel titre et a quelles conditions de Guiche avait accorde sa protection a La Valliere. Mais comme, en questionnant beaucoup, il est rare que l'on n'apprenne point un peu, de Saint-Aignan comptait apprendre peu ou prou en questionnant de Guiche avec toute la delicatesse et en meme temps avec toute l'insistance dont il etait capable. Le plan de Saint-Aignan etait celui-ci: Si les renseignements etaient bons, dire avec effusion au roi qu'il avait mis la main sur une perle, et reclamer le privilege d'enchasser cette perle dans la couronne royale. Si les renseignements etaient mauvais, chose possible apres tout, examiner a quel point le roi tenait a La Valliere, et diriger le compte rendu de facon a expulser la petite fille pour se faire un merite de cette expulsion pres de toutes les femmes qui pouvaient avoir des pretentions sur le coeur du roi, a commencer par Madame et a finir par la reine. Au cas ou le roi se montrerait tenace dans son desir, dissimuler les mauvaises notes; faire savoir a La Valliere que ces mauvaises notes, sans aucune exception, habitent un tiroir secret de la memoire du confident; etaler ainsi de la generosite aux yeux de la malheureuse fille, et la tenir perpetuellement suspendue par la reconnaissance et la crainte de maniere a s'en faire une amie de cour, interessee comme une complice a faire la fortune de son complice tout en faisant sa propre fortune. Quant au jour ou la bombe du passe eclaterait, en supposant que cette bombe eclatat jamais, de Saint-Aignan se promettait bien d'avoir pris toutes les precautions et de faire l'ignorant pres du roi. Aupres de La Valliere, il aurait encore ce jour-la meme un superbe role de generosite. C'est avec toutes ces idees, ecloses en une demi-heure au feu de la convoitise, que de Saint-Aignan, le meilleur fils du monde, comme eut dit La Fontaine, s'en allait avec l'intention bien arretee de faire parler de Guiche, c'est-a-dire de le troubler dans son bonheur qu'au reste de Saint Aignan ignorait. Il etait une heure du matin quand de Saint-Aignan apercut de Guiche debout, immobile, appuye au tronc d'un arbre, et les yeux cloues sur cette fenetre lumineuse. Une heure du matin: c'est-a-dire l'heure la plus douce de la nuit, celle que les peintres couronnent de myrtes et de pavots naissants, l'heure aux yeux battus, au coeur palpitant, a la tete alourdie, qui jette sur le jour ecoule un regard de regret, qui adresse un salut amoureux au jour nouveau. Pour de Guiche, c'etait l'aurore d'un ineffable bonheur: il eut donne un tresor au mendiant dresse sur son chemin pour obtenir qu'il ne le derangeat point en ses reves. Ce fut justement a cette heure que Saint-Aignan, mal conseille, l'egoisme conseille toujours mal, vint lui frapper sur l'epaule au moment ou il murmurait un mot ou plutot un nom. -- Ah! s'ecria-t-il lourdement, je vous cherchais. -- Moi? dit de Guiche tressaillant. -- Oui, et je vous trouve revant a la lune. Seriez-vous atteint, par hasard, du mal de poesie, mon cher comte, et feriez-vous des vers? Le jeune homme forca sa physionomie a sourire, tandis que mille et mille contradictions grondaient contre Saint-Aignan au plus profond de son coeur. -- Peut-etre, dit-il. Mais quel heureux hasard? -- Ah! voila qui me prouve que vous m'avez mal entendu. -- Comment cela? -- Oui, j'ai debute par vous dire que je vous cherchais. -- Vous me cherchiez? -- Oui, et je vous y prends. -- A quoi, je vous prie? -- Mais a chanter Philis. -- C'est vrai, je n'en disconviens pas, dit de Guiche en riant; oui, mon cher comte, je chante Philis. -- Cela vous est acquis. -- A moi? -- Sans doute, a vous. A vous, l'intrepide protecteur de toute femme belle et spirituelle. -- Que diable me venez-vous conter la. -- Des verites reconnues, je le sais bien. Mais attendez, je suis amoureux. -- Vous? -- Oui. -- Tant mieux, cher comte. Venez et contez-moi cela. Et de Guiche, craignant un peu tard peut-etre que Saint-Aignan ne remarquat cette fenetre eclairee; prit le bras du comte et essaya de l'entrainer. -- Oh! dit celui-ci en resistant, ne me menez point du cote de ces bois noirs, il fait trop humide par la. Restons a la lune, voulez- vous? Et, tout en cedant a la pression du bras de de Guiche, il demeura dans les parterres qui avoisinaient le chateau. -- Voyons, dit de Guiche resigne, conduisez-moi ou il vous plaira, et demandez-moi ce qui vous est agreable. -- On n'est pas plus charmant. Puis, apres une seconde de silence: -- Cher comte, continua de Saint-Aignan, je voudrais que vous me disiez deux mots sur une certaine personne que vous avez protegee. -- Et que vous aimez? -- Je ne dis ni oui ni non, tres cher... Vous comprenez qu'on ne place pas ainsi son coeur a fonds perdu, et qu'il faut bien prendre a l'avance ses suretes. -- Vous avez raison, dit de Guiche avec un soupir; c'est precieux, un coeur. -- Le mien surtout, il est tendre, et je vous le donne comme tel. -- Oh! vous etes connu, comte. Apres? -- Voici. Il s'agit tout simplement de Mlle de Tonnay-Charente. -- Ah ca! mon cher Saint-Aignan, vous devenez fou, je presume! -- Pourquoi cela? -- Je n'ai jamais protege Mlle de Tonnay-Charente, moi! -- Bah! -- Jamais! -- Ce n'est pas vous qui avez fait entrer Mlle de Tonnay-Charente chez Madame? -- Mlle de Tonnay-Charente, et vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher comte, est d'assez bonne maison pour qu'on la desire, a plus forte raison pour qu'on l'admette. -- Vous me raillez. -- Non, sur l'honneur, je ne sais ce que vous voulez dire. -- Ainsi, vous n'etes pour rien dans son admission? -- Non. -- Vous ne la connaissez pas? -- Je l'ai vue pour la premiere fois le jour de sa presentation a Madame. Ainsi, comme je ne l'ai pas protegee, comme je ne la connais pas, je ne saurais vous donner sur elle, mon cher comte, les eclaircissements que vous desirez. Et de Guiche fit un mouvement pour quitter son interlocuteur. -- La! la! dit Saint-Aignan, un instant, mon cher comte; vous ne m'echapperez point ainsi. -- Pardon, mais il me semblait qu'il etait l'heure de rentrer chez soi. -- Vous ne rentriez pas cependant, quand je vous ai, non pas rencontre, mais trouve. -- Aussi, mon cher comte, du moment ou vous avez encore quelque chose a me dire, je me mets a votre disposition. -- Et vous faites bien, pardieu! Une demi-heure de plus ou de moins, vos dentelles n'en seront ni plus ni moins fripees. Jurez- moi que vous n'aviez pas de mauvais rapports a me faire sur son compte, et que ces mauvais rapports que vous eussiez pu me faire ne sont point la cause de votre silence. -- Oh! la chere enfant, je la crois pure comme un cristal. -- Vous me comblez de joie. Cependant, je ne veux pas avoir l'air pres de vous d'un homme si mal renseigne que je parais. Il est certain que vous avez fourni la maison de la princesse de dames d'honneur. On a meme fait une chanson sur cette fourniture. -- Vous savez, mon cher ami, que l'on fait des chansons sur tout. -- Vous la connaissez? -- Non; mais chantez-la-moi, je ferai sa connaissance. -- Je ne saurais vous dire comment elle commence, mais je me rappelle comment elle finit. -- Bon! c'est deja quelque chose. _Des demoiselles d'honneur, _ _Guiche est nomme fournisseur._ -- L'idee est faible et la rime pauvre. -- Ah! que voulez-vous, mon cher, ce n'est ni de Racine ni de Moliere, c'est de La Feuillade, et un grand seigneur ne peut pas rimer comme un croquant. -- C'est facheux, en verite, que vous ne vous souveniez que de la fin. -- Attendez, attendez, voila le commencement du second couplet qui me revient. -- J'ecoute. _Il a rempli la voliere, _ _Montalais et..._ -- Pardieu! et La Valliere! s'ecria de Guiche impatiente et surtout ignorant completement ou Saint-Aignan en voulait venir. -- Oui, oui, c'est cela, La Valliere. Vous avez trouve la rime, mon cher. -- Belle trouvaille, ma foi! -- Montalais et La Valliere, c'est cela. Ce sont ces deux petites filles que vous avez protegees. Et Saint-Aignan se mit a rire. -- Donc, vous ne trouvez pas dans la chanson Mlle de Tonnay- Charente? dit de Guiche. -- Non, ma foi! -- Vous etes satisfait, alors? -- Sans doute; mais j'y trouve Montalais, dit Saint-Aignan en riant toujours. -- Oh! vous la trouverez partout. C'est une demoiselle fort remuante. -- Vous la connaissez? -- Par intermediaire. Elle etait protegee par un certain Malicorne que protege Manicamp; Manicamp m'a fait demander un poste de demoiselle d'honneur pour Montalais dans la maison de Madame, et une place d'officier pour Malicorne dans la maison de Monsieur. J'ai demande; vous savez bien que j'ai un faible pour ce drole de Manicamp. -- Et vous avez obtenu? -- Pour Montalais, oui; pour Malicorne, oui et non, il n'est encore que tolere. Est-ce tout ce que vous vouliez savoir? -- Reste la rime. -- Quelle rime? -- La rime que vous avez trouvee. -- La Valliere? -- Oui. Et de Saint-Aignan reprit son air qui agacait tant de Guiche. -- Eh bien! dit ce dernier, je l'ai fait entrer chez Madame, c'est vrai. -- Ah! ah! ah! fit de Saint-Aignan. -- Mais, continua de Guiche de son air le plus froid, vous me ferez tres heureux, cher comte, si vous ne plaisantez point sur ce nom. Mlle La Baume Le Blanc de La Valliere est une personne parfaitement sage. -- Parfaitement sage? -- Oui. -- Mais vous ne savez donc pas le nouveau bruit? s'ecria Saint- Aignan. -- Non, et meme vous me rendrez service, mon cher comte, en gardant ce bruit pour vous et pour ceux qui le font courir. -- Ah! bah, vous prenez la chose si serieusement? -- Oui; Mlle de La Valliere est aimee par un de mes bons amis. Saint-Aignan tressaillit. -- Oh! oh! fit-il. -- Oui, comte, continua de Guiche. Par consequent, vous comprenez, vous l'homme le plus poli de France, je ne puis laisser faire a mon ami une position ridicule. -- Oh! a merveille. Et Saint-Aignan se rongeait les doigts, moitie depit, moitie curiosite decue. De Guiche lui fit un beau salut. -- Vous me chassez, dit Saint-Aignan qui mourait d'envie de savoir le nom de l'ami. -- Je ne vous chasse point, tres cher... J'acheve mes vers a Philis. -- Et ces vers?... -- Sont un quatrain. Vous comprenez, n'est-ce pas? un quatrain, c'est sacre. -- Ma foi! oui. -- Et comme, sur quatre vers dont il doit naturellement se composer, il me reste encore trois vers et un hemistiche a faire, j'ai besoin de toute ma tete. -- Cela se comprend. Adieu, comte! -- Adieu! -- A propos... -- Quoi? -- Avez-vous de la facilite? -- Enormement. -- Aurez-vous bien fini vos trois vers et demi demain matin? -- Je l'espere. -- Eh bien! a demain. -- A demain; adieu! Force etait a Saint-Aignan d'accepter le conge; il l'accepta et disparut derriere la charmille. La conversation avait entraine de Guiche et Saint-Aignan assez loin du chateau. Tout mathematicien, tout poete et tout reveur a ses distractions; Saint-Aignan se trouvait donc, quand le quitta de Guiche, aux limites du quinconce, a l'endroit ou les communes commencent et ou, derriere de grands bouquets d'acacias et de marronniers croisant leurs grappes sous des monceaux de clematite et de vigne vierge, s'eleve le mur de separation entre les bois et la cour des communs. Saint-Aignan, laisse seul, prit le chemin de ces batiments; de Guiche tourna en sens inverse. L'un revenait donc vers les parterres, tandis que l'autre allait aux murs. Saint-Aignan marchait sous une impenetrable voute de sorbiers, de lilas et d'aubepines gigantesques, les pieds sur un sable mou, enfoui dans l'ombre. Il ruminait une revanche qui lui paraissait difficile a prendre, tout deferre, comme eut dit Tallemant des Reaux, de n'en avoir pas appris davantage sur La Valliere, malgre l'ingenieuse tactique qu'il avait employee pour arriver jusqu'a elle. Tout a coup un gazouillement de voix humaines parvint a son oreille. C'etait comme des chuchotements, comme des plaintes feminines melees d'interpellations; c'etaient de petits rires, des soupirs, des cris de surprise etouffes; mais, par-dessus tout, la voix feminine dominait. Saint-Aignan s'arreta pour s'orienter; il reconnut avec la plus vive surprise que les voix venaient, non pas de la terre, mais du sommet des arbres. Il leva la tete en se glissant sous l'allee, et apercut a la crete du mur une femme juchee sur une grande echelle, en grande communication de gestes et de paroles avec un homme perche sur un arbre, et dont on ne voyait que la tete, perdu qu'etait le corps dans l'ombre d'un marronnier. La femme etait en deca du mur; l'homme au-dela. Chapitre CXXIII -- Le labyrinthe De Saint-Aignan ne cherchait que des renseignements et trouvait une aventure. C'etait du bonheur. Curieux de savoir pourquoi et surtout de quoi cet homme et cette femme causaient a une pareille heure et dans une si singuliere situation, de Saint Aignan se fit tout petit et arriva presque sous les batons de l'echelle. Alors, prenant ses mesures pour etre le plus confortablement possible, il s'appuya contre un arbre et ecouta. Il entendit le dialogue suivant. C'etait la femme qui parlait. -- En verite, monsieur Manicamp, disait-elle d'une voix qui, au milieu des reproches qu'elle articulait, conservait un singulier accent de coquetterie, en verite, vous etes de la plus dangereuse indiscretion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans etre surpris. -- C'est tres probable, interrompit l'homme du ton le plus calme et le plus flegmatique. -- Eh bien! alors, que dira-t-on? Oh! si quelqu'un me voyait, je vous declare que j'en mourrais de honte. -- Oh! ce serait un grand enfantillage et dont je vous crois incapable. -- Passe encore s'il y avait quelque chose entre nous; mais se faire tort gratuitement, en verite, je suis bien sotte. Adieu, monsieur de Manicamp! "Bon! je connais l'homme; a present, je vais voir la femme" se dit de Saint-Aignan guettant aux batons de l'echelle l'extremite de deux jambes elegamment chaussees dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des bas couleur de chair. -- Oh! voyons, voyons; par grace, ma chere Montalais, s'ecria de Manicamp, ne fuyez pas, que diable! j'ai encore des choses de la plus haute importance a vous dire. "Montalais! pensa tout bas de Saint-Aignan; et de trois! Les trois commeres ont chacune leur aventure; seulement il m'avait semble que l'aventure de celle-ci s'appelait M. Malicorne et non de Manicamp." A cet appel de son interlocuteur, Montalais s'arreta au milieu de sa descente. On vit alors l'infortune de Manicamp grimper d'un etage dans son marronnier, soit pour s'avantager, soit pour combattre la lassitude de sa mauvaise position. -- Voyons, dit-il, ecoutez-moi; vous savez bien, je l'espere, que je n'ai aucun mauvais dessein. -- Sans doute... Mais, enfin, pourquoi cette lettre que vous m'ecrivez, en stimulant ma reconnaissance? Pourquoi ce rendez-vous que vous me demandez a une pareille heure et dans un pareil lieu? -- J'ai stimule votre reconnaissance en vous rappelant que c'etait moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, desirant vivement l'entrevue que vous avez bien voulu m'accorder, j'ai employe, pour l'obtenir, le moyen le plus sur. Pourquoi je vous l'ai demandee a pareille heure et dans un pareil lieu? C'est que l'heure m'a paru discrete et le lieu solitaire, Or, j'avais a vous demander de ces choses qui reclament a la fois la discretion et la solitude. -- Monsieur de Manicamp! -- En tout bien tout honneur, chere demoiselle. -- Monsieur de Manicamp, je crois qu'il serait plus convenable que je me retirasse. -- Ecoutez ou je saute de mon nid dans le votre, et prenez garde de me defier, car il y a juste, en ce moment, une branche de marronnier qui m'est genante et qui me provoque a des exces. N'imitez pas cette branche et ecoutez-moi. -- Je vous ecoute, j'y consens; mais soyez bref, car, si vous avez une branche qui vous provoque, j'ai, moi, un echelon triangulaire qui s'introduit dans la plante de mes pieds. Mes souliers sont mines, je vous en previens. -- Faites-moi l'amitie de me donner la main, mademoiselle. -- Et pourquoi? -- Donnez toujours. -- Voici ma main; mais que faites-vous donc? -- Je vous tire a moi. -- Dans quel but? Vous ne voulez pas que j'aille vous rejoindre dans votre arbre, j'espere? -- Non; mais je desire que vous vous asseyiez sur le mur; la, bien! la place est large et belle et je donnerais beaucoup pour que vous me permissiez de m'y asseoir a cote de vous. -- Non pas! vous etes bien ou vous etes; on vous verrait. -- Croyez-vous? demanda Manicamp d'une voix insinuante. -- J'en suis sure. -- Soit! je reste sur mon marronnier, quoique j'y sois on ne peut plus mal. -- Monsieur Manicamp! monsieur Manicamp! nous nous eloignons du fait. -- C'est juste. -- Vous m'avez ecrit? -- Tres bien. -- Mais pourquoi m'avez-vous ecrit? -- Imaginez-vous qu'aujourd'hui, a deux heures, de Guiche est parti. -- Apres? -- Le voyant partir, je l'ai suivi, comme c'est mon habitude. -- Je le vois bien, puisque vous voila. -- Attendez donc... Vous savez, n'est-ce pas, que ce pauvre de Guiche etait jusqu'au cou dans la disgrace? -- Helas! oui. -- C'etait donc le comble de l'imprudence a lui de venir trouver a Fontainebleau ceux qui l'avaient exile a Paris, et surtout ceux dont on l'eloignait. -- Vous raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp. -- Or, de Guiche est tetu comme un amoureux; il n'ecouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai, il ne voulut rien entendre a rien... Ah! diable! -- Qu'avez-vous? -- Pardon, mademoiselle, mais c'est cette maudite branche dont j'ai deja eu l'honneur de vous entretenir et qui vient de dechirer mon haut-de-chausses. -- Il fait nuit, repliqua Montalais en riant: continuons, monsieur Manicamp. -- De Guiche partit donc a cheval tout courant, et moi, je le suivis, mais au pas. Vous comprenez, s'aller jeter a l'eau avec un ami aussi vite qu'il y va lui-meme, c'est d'un sot ou d'un insense. Je laissai donc de Guiche prendre les devants et cheminai avec une sage lenteur, persuade que j'etais que le malheureux ne serait pas recu, ou, s'il l'etait, tournerait bride au premier coup de boutoir, et que je le verrais revenir encore plus vite qu'il n'etait alle, sans avoir ete plus loin, moi, que Ris ou Melun, et c'etait deja trop, vous en conviendrez, que onze lieues pour aller et autant pour revenir. Montalais haussa les epaules. -- Riez tant qu'il vous plaira, mademoiselle; mais si, au lieu d'etre carrement assise sur la tablette d'un mur comme vous etes, vous vous trouviez a cheval sur la branche que voici, vous aspireriez a descendre. -- Un peu de patience, mon cher monsieur Manicamp! un instant est bientot passe: vous disiez donc que vous aviez depasse Ris et Melun. -- Oui, j'ai depasse Ris et Melun; j'ai continue de marcher, toujours etonne de ne point le voir revenir; enfin, me voici a Fontainebleau, je m'informe, je m'enquiers partout de de Guiche; personne ne l'a vu, personne ne lui a parle dans la ville: il est arrive au grand galop, est entre dans le chateau et a disparu. Depuis huit heures du soir, je suis a Fontainebleau, demandant de Guiche a tous les echos; pas de de Guiche. Je meurs d'inquietude! vous comprenez que je n'ai pas ete me jeter dans la gueule du loup, en entrant moi-meme au chateau, comme a fait mon imprudent ami: je suis venu droit aux communs, et je vous ai fait parvenir une lettre. Maintenant, mademoiselle, au nom du Ciel, tirez-moi d'inquietude. -- Ce ne sera pas difficile, mon cher monsieur Manicamp: votre ami de Guiche a ete recu admirablement. -- Bah! -- Le roi lui a fait fete. -- Le roi, qui l'avait exile! -- Madame lui a souri; Monsieur parait l'aimer plus que devant! -- Ah! ah! fit Manicamp, cela m'explique pourquoi et comment il est reste. Et il n'a point parle de moi? -- Il n'en a pas dit un mot. -- C'est mal a lui. Que fait-il en ce moment? -- Selon toute probabilite, il dort, ou, s'il ne dort pas, il reve. -- Et qu'a-t-on fait pendant toute la soiree? -- On a danse. -- Le fameux ballet? Comment a ete de Guiche? -- Superbe. -- Ce cher ami! Maintenant, pardon, mademoiselle, mais il me reste a passer de chez moi chez vous. -- Comment cela? -- Vous comprenez: je ne presume pas que l'on m'ouvre la porte du chateau a cette heure, et, quant a coucher sur cette branche, je le voudrais bien, mais je declare la chose impossible a tout autre animal qu'un papegai. -- Mais moi, monsieur Manicamp, je ne puis pas comme cela introduire un homme par-dessus un mur? -- Deux, mademoiselle, dit une seconde voix, mais avec un accent si timide, que l'on comprenait que son proprietaire sentait toute l'inconvenance d'une pareille demande. -- Bon Dieu! s'ecria Montalais essayant de plonger son regard jusqu'au pied du marronnier; qui me parle? -- Moi, mademoiselle. -- Qui vous? -- Malicorne, votre tres humble serviteur. Et Malicorne, tout en disant ces paroles, se hissa de la tete aux premieres branches, et des premieres branches a la hauteur du mur. -- M. Malicorne!... Bonte divine! mais vous etes enrages tous deux! -- Comment vous portez-vous, mademoiselle, demanda Malicorne avec force civilites. -- Celui-la me manquait! s'ecria Montalais desesperee. -- Oh! mademoiselle, murmura Malicorne, ne soyez pas si rude, je vous en supplie! -- Enfin, mademoiselle, dit Manicamp, nous sommes vos amis, et l'on ne peut desirer la mort de ses amis. Or, nous laisser passer la nuit ou nous sommes, c'est nous condamner a mort. -- Oh! fit Montalais, M. Malicorne est robuste, et il ne mourra pas pour une nuit passee a la belle etoile. -- Mademoiselle! -- Ce sera une juste punition de son escapade. -- Soit! Que Malicorne s'arrange donc comme il voudra avec vous; moi, je passe, dit Manicamp. Et, courbant cette fameuse branche contre laquelle il avait porte des plaintes si ameres, il finit, en s'aidant de ses mains et de ses pieds, par s'asseoir cote a cote de Montalais. Montalais voulut repousser Manicamp, Manicamp chercha a se maintenir. Ce conflit, qui dura quelques secondes, eut son cote pittoresque, cote auquel l'oeil de M. de Saint-Aignan trouva certainement son compte. Mais Manicamp l'emporta. Maitre de l'echelle, il y posa le pied, puis il offrit galamment la main a son ennemie. Pendant ce temps, Malicorne s'installait dans le marronnier, a la place qu'avait occupee Manicamp, se promettant en lui-meme de lui succeder en celle qu'il occupait. Manicamp et Montalais descendirent quelques echelons, Manicamp insistant, Montalais riant et se defendant. On entendit alors la voix de Malicorne qui suppliait. -- Mademoiselle, disait Malicorne, ne m'abandonnez pas, je vous en supplie! Ma position est fausse, et je ne puis sans accident parvenir seul de l'autre cote du mur; que Manicamp dechire ses habits, tres bien: il a ceux de M. de Guiche; mais, moi, je n'aurai pas meme ceux de Manicamp, puisqu'ils seront dechires. -- M'est avis, dit Manicamp, sans s'occuper des lamentations de Malicorne, m'est avis que le mieux est que j'aille trouver de Guiche a l'instant meme. Plus tard peut-etre ne pourrais-je plus penetrer chez lui. -- C'est mon avis aussi, repliqua Montalais; allez donc, monsieur Manicamp. -- Mille graces! Au revoir, mademoiselle, dit Manicamp en sautant a terre, on n'est pas plus aimable que vous. -- Monsieur de Manicamp, votre servante; je vais maintenant me debarrasser de M. Malicorne. Malicorne poussa un soupir. -- Allez, allez, continua Montalais. Manicamp fit quelques pas; puis, revenant au pied de l'echelle: -- A propos, mademoiselle, dit-il, par ou va-t-on chez M. de Guiche? -- Ah! c'est vrai... Rien de plus simple. Vous suivez la charmille... -- Oh! tres bien. -- Vous arrivez au carrefour vert. -- Bon! -- Vous y trouvez quatre allees... -- A merveille. -- Vous en prenez une... -- Laquelle? -- Celle de droite. -- Celle de droite? -- Non, celle de gauche. -- Ah! diable! -- Non, non... attendez donc... -- Vous ne paraissez pas tres sure. Rememorez-vous, je vous prie, mademoiselle. -- Celle du milieu. -- Il y en a quatre. -- C'est vrai. Tout ce que je sais, c'est que, sur les quatre, il y en a une qui mene tout droit chez Madame; celle-la, je la connais. -- Mais M. de Guiche n'est point chez Madame, n'est-ce pas? -- Dieu merci! non. -- Celle qui mene chez Madame m'est donc inutile, et je desirerais la troquer contre celle qui mene chez M. de Guiche. -- Oui, certainement, celle-la, je la connais aussi; mais quant a l'indiquer ici, la chose me parait impossible. -- Mais, enfin, mademoiselle, supposons que j'aie trouve cette bienheureuse allee. -- Alors, vous etes arrive. -- Bien. -- Oui, vous n'avez plus a traverser que le labyrinthe. -- Plus que cela? Diable! il y a donc un labyrinthe? -- Assez complique, oui; le jour meme, on s'y trompe parfois; ce sont des tours et des detours sans fin; il faut d'abord faire trois tours a droite, puis deux tours a gauche, puis un tour... Est-ce un tour ou deux tours? Attendez donc! Enfin, en sortant du labyrinthe, vous trouvez une allee de sycomores, et cette allee de sycomores vous conduit droit au pavillon qu'habite M. de Guiche. -- Mademoiselle, dit Manicamp, voila une admirable indication, et je ne doute pas que, guide par elle, je ne me perde a l'instant meme. J'ai, en consequence, un petit service a vous demander. -- Lequel? -- C'est de m'offrir votre bras et de me guider vous-meme comme une autre... comme une autre.... Je savais cependant ma mythologie, mademoiselle; mais la gravite des evenements me l'a fait oublier. Venez donc, je vous en supplie. -- Et moi! s'ecria Malicorne, et moi, l'on m'abandonne donc! -- Eh! monsieur, impossible!... dit Montalais a Manicamp; on peut me voir avec vous a une pareille heure, et jugez donc ce que l'on dira. -- Vous aurez votre conscience pour vous, mademoiselle, dit sentencieusement Manicamp. -- Impossible, monsieur, impossible! -- Alors, laissez-moi aider Malicorne a descendre; c'est un garcon tres intelligent et qui a beaucoup de flair; il me guidera, et, si nous nous perdons, nous nous perdrons a deux et nous nous sauverons l'un et l'autre. A deux, si nous sommes rencontres, nous aurons l'air de quelque chose; tandis que, seul, j'aurais l'air d'un amant ou d'un voleur. Venez, Malicorne, voici l'echelle. -- Monsieur Malicorne, s'ecria Montalais, je vous defends de quitter votre arbre, et cela sous peine d'encourir toute ma colere. Malicorne avait deja allonge vers le faite du mur une jambe qu'il retira tristement. -- Chut! dit tout bas Manicamp. -- Qu'y a-t-il? demanda Montalais. -- J'entends des pas. -- Oh! mon Dieu! En effet, les pas soupconnes devinrent un bruit manifeste, le feuillage s'ouvrit, et de Saint-Aignan parut, l'oeil riant et la main tendue, surprenant chacun dans la position ou il etait: c'est-a-dire Malicorne sur son arbre et le cou tendu, Montalais sur son echelon et collee a l'echelle, Manicamp a terre et le pied en avant, pret a se mettre en route. -- Eh! bonsoir, Manicamp, dit le comte, soyez le bienvenu, cher ami; vous nous manquiez ce soir, et l'on vous demandait. Mademoiselle de Montalais, votre... tres humble serviteur! Montalais rougit. -- Ah! mon Dieu! balbutia-t-elle en cachant sa tete dans ses deux mains. -- Mademoiselle, dit de Saint-Aignan, rassurez-vous, je connais toute votre innocence et j'en rendrai bon compte. Manicamp, suivez-moi. Charmille, carrefour et labyrinthe me connaissent; je serai votre Ariane. Hein! voila votre nom mythologique retrouve. -- C'est ma foi! vrai, comte, merci! -- Mais, par la meme occasion, comte, dit Montalais, emmenez aussi M. Malicorne. -- Non pas, non pas, dit Malicorne. M. Manicamp a cause avec vous tant qu'il a voulu; a mon tour, s'il vous plait, mademoiselle; j'ai, de mon cote, une multitude de choses a vous dire concernant notre avenir. -- Vous entendez, dit le comte en riant; demeurez avec lui, mademoiselle. Ne savez-vous pas que cette nuit est la nuit aux secrets? Et, prenant le bras de Manicamp, le comte l'emmena d'un pas rapide dans la direction du chemin que Montalais connaissait si bien et indiquait si mal. Montalais les suivit des yeux aussi longtemps qu'elle put les apercevoir. Chapitre CXXIV -- Comment Malicorne avait ete deloge de l'hotel du Beau-Paon Pendant que Montalais suivait des yeux le comte et Manicamp, Malicorne avait profite de la distraction de la jeune fille pour se faire une position plus tolerable. Quand elle se retourna, cette difference qui s'etait faite dans la position de Malicorne frappa donc immediatement ses yeux. Malicorne etait assis comme une maniere de singe, le derriere sur le mur, les pieds sur le premier echelon. Les pampres sauvages et les chevrefeuilles le coiffaient comme un faune, les torsades de la vigne vierge figuraient assez bien ses pieds de bouc. Quant a Montalais, rien ne lui manquait pour qu'on put la prendre pour une dryade accomplie. -- Oh! dit-elle en remontant un echelon, me rendez-vous malheureuse, me persecutez-vous assez, tyran que vous etes! -- Moi? fit Malicorne, moi, un tyran? -- Oui, vous me compromettez sans cesse, monsieur Malicorne; vous etes un monstre de mechancete. -- Moi? -- Qu'aviez-vous a faire a Fontainebleau? Dites! est-ce que votre domicile n'est point a Orleans? -- Ce que j'ai a faire ici, demandez-vous? Mais j'ai affaire de vous voir. -- Ah! la belle necessite. -- Pas pour vous, peut-etre, mademoiselle, mais bien certainement pour moi. Quant a mon domicile, vous savez bien que je l'ai abandonne, et que je n'ai plus dans l'avenir d'autre domicile que celui que vous avez vous-meme. Donc, votre domicile etant pour le moment a Fontainebleau, a Fontainebleau je suis venu. Montalais haussa les epaules. -- Vous voulez me voir, n'est-ce pas? -- Sans doute. -- Eh bien! vous m'avez vue, vous etes content, partez! -- Oh! non, fit Malicorne. -- Comment! oh! non? -- Je ne suis pas venu seulement pour vous voir; je suis venu pour causer avec vous. -- Eh bien! nous causerons plus tard et dans un autre endroit. -- Plus tard! Dieu sait si je vous rencontrerai plus tard dans un autre endroit! Nous n'en trouverons jamais de plus favorable que celui-ci. -- Mais je ne puis ce soir, je ne puis en ce moment. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'il est arrive cette nuit mille choses. -- Eh bien! ma chose, a moi, fera mille et une. -- Non, non, Mlle de Tonnay-Charente m'attend dans notre chambre pour une communication de la plus haute importance. -- Depuis longtemps? -- Depuis une heure au moins. -- Alors, dit tranquillement Malicorne, elle attendra quelques minutes de plus. -- Monsieur Malicorne, dit Montalais, vous vous oubliez. -- C'est-a-dire que vous m'oubliez, mademoiselle, et que, moi, je m'impatiente du role que vous me faites jouer ici. Mordieu! mademoiselle, depuis huit jours, je rode parmi vous toutes, sans que vous ayez daigne une seule fois vous apercevoir que j'etais la. -- Vous rodez ici, vous, depuis huit jours? -- Comme un loup-garou; brule ici par les feux d'artifice qui m'ont roussi deux perruques, noye la dans les osiers par l'humidite du soir ou la vapeur des jets d'eau, toujours affame, toujours echine, avec la perspective d'un mur ou la necessite d'une escalade. Morbleu! ce n'est pas un sort cela, mademoiselle, pour une creature qui n'est ni ecureuil, ni salamandre, ni loutre; mais, puisque vous poussez l'inhumanite jusqu'a vouloir me faire renier ma condition d'homme, je l'arbore. Homme je suis, mordieu! et homme je resterai, a moins d'ordres superieurs. -- Eh bien! voyons, que desirez-vous, que voulez-vous, qu'exigez- vous? dit Montalais soumise. -- N'allez-vous pas me dire que vous ignoriez que j'etais a Fontainebleau? -- Je... -- Soyez franche. -- Je m'en doutais. -- Eh bien! depuis huit jours, ne pouviez-vous pas me voir une fois par jour au moins? -- J'ai toujours ete empechee, monsieur Malicorne. -- Tarare! -- Demandez a ces demoiselles, si vous ne me croyez pas. -- Je ne demande jamais d'explication sur les choses que je sais mieux que personne. -- Calmez-vous, monsieur Malicorne, cela changera. -- Il le faudra bien. -- Vous savez, qu'on vous voie ou qu'on ne vous voie point, vous savez que l'on pense a vous, dit Montalais avec son air calin. -- Oh! l'on pense a moi... -- Parole d'honneur. -- Et rien de nouveau? -- Sur quoi? -- Sur ma charge dans la maison de Monsieur. -- Ah! mon cher monsieur Malicorne, on n'abordait pas Son Altesse Royale pendant ces jours passes. -- Et maintenant? -- Maintenant, c'est autre chose: depuis hier, il n'est plus jaloux. -- Bah! Et comment la jalousie lui est-elle passee? -- Il y a eu diversion. -- Contez-moi cela. -- On a repandu le bruit que le roi avait jete les yeux sur une autre femme, et Monsieur s'en est trouve calme tout d'un coup. -- Et qui a repandu ce bruit? Montalais baissa la voix. -- Entre nous, dit-elle, je crois que Madame et le roi s'entendent. -- Ah! ah! fit Malicorne, c'etait le seul moyen. Mais M. de Guiche, le pauvre soupirant? -- Oh! celui-la, il est tout a fait deloge. -- S'est-on ecrit? -- Mon Dieu non; je ne leur ai pas vu tenir une plume aux uns ni aux autres depuis huit jours. -- Comment etes-vous avec Madame? -- Au mieux. -- Et avec le roi? -- Le roi me fait des sourires quand je passe. -- Bien! Maintenant, sur quelle femme les deux amants ont-ils jete leur devolu pour leur servir de paravent? -- Sur La Valliere. -- Oh! oh! pauvre fille! Mais il faudrait empecher cela, ma mie! -- Pourquoi? -- Parce que M. Raoul de Bragelonne la tuera ou se tuera s'il a un soupcon. -- Raoul! ce bon Raoul! Vous croyez? -- Les femmes ont la pretention de se connaitre en passions, dit Malicorne, et les femmes ne savent pas seulement lire elles-memes ce qu'elles pensent dans leurs propres yeux ou dans leur propre coeur. Eh bien! je vous dis, moi, que M. de Bragelonne aime La Valliere a tel point, que, si elle fait mine de le tromper, il se tuera ou la tuera. -- Le roi est la pour la defendre, dit Montalais. -- Le roi! s'ecria Malicorne. -- Sans doute. -- Eh! Raoul tuera le roi comme un reitre! -- Bonte divine! fit Montalais, mais vous devenez fou, monsieur Malicorne! -- Non pas; tout ce que je vous dis est, au contraire, du plus grand serieux, ma mie, et, pour mon compte je sais une chose. -- Laquelle? -- C'est que je previendrai tout doucement Raoul de la plaisanterie. -- Chut! malheureux! fit Montalais en remontant encore un echelon pour se rapprocher d'autant de Malicorne, n'ouvrez point la bouche a ce pauvre Bragelonne. -- Pourquoi cela? -- Parce que vous ne savez rien encore. -- Qu'y a-t-il donc? -- Il y a que ce soir... Personne ne nous ecoute? -- Non. -- Il y a que ce soir, sous le chene royal, La Valliere a dit tout haut et tout naivement ces paroles: "Je ne concois pas que, lorsqu'on a vu le roi, on puisse jamais aimer un autre homme." Malicorne fit un bond sur son mur. -- Ah! mon Dieu! dit-il, elle a dit cela, la malheureuse? -- Mot pour mot. -- Et elle le pense? -- La Valliere pense toujours ce qu'elle dit. -- Mais cela crie vengeance! mais les femmes sont des serpents! dit Malicorne. -- Calmez-vous, mon cher Malicorne, calmez-vous! -- Non pas! Coupons le mal dans sa racine, au contraire. Prevenons Raoul, il est temps. -- Maladroit! c'est qu'au contraire il n'est plus temps, repondit Montalais. -- Comment cela? -- Ce mot de La Valliere... -- Oui. -- Ce mot a l'adresse du roi... -- Eh bien? -- Eh bien! il est arrive a son adresse. -- Le roi le connait? Il a ete rapporte au roi? -- Le roi l'a entendu. -- _Ohime!_ comme disait M. le cardinal. -- Le roi etait precisement cache dans le massif le plus voisin du chene royal. -- Il en resulte, dit Malicorne, que dorenavant le plan du roi et de Madame va marcher sur des roulettes, en passant sur le corps du pauvre Bragelonne. -- Vous l'avez dit. -- C'est affreux. -- C'est comme cela. -- Ma foi! dit Malicorne apres une minute de silence donnee a la meditation, entre un gros chene et un grand roi, ne mettons pas notre pauvre personne, nous y serions broyes, ma mie. -- C'est ce que je voulais vous dire. -- Songeons a nous. -- C'est ce que je pensais. -- Ouvrez donc vos jolis yeux. -- Et vous, vos grandes oreilles. -- Approchez votre petite bouche pour un bon gros baiser. -- Voici, dit Montalais, qui paya sur-le-champ en especes sonnantes. -- Maintenant, voyons. Voici M. de Guiche qui aime Madame; voila La Valliere qui aime le roi; voila le roi qui aime Madame et La Valliere; voila Monsieur qui n'aime personne que lui. Entre toutes ces amours, un imbecile ferait sa fortune, a plus forte raison des personnes de sens comme nous. -- Vous voila encore avec vos reves. -- C'est-a-dire avec mes realites. Laissez-vous conduire par moi, ma mie, vous ne vous en etes pas trop mal trouvee jusqu'a present, n'est-ce pas? -- Non. -- Eh bien! l'avenir vous repond du passe. Seulement, puisque chacun pense a soi ici, pensons a nous. -- C'est trop juste. -- Mais a nous seuls. -- Soit! -- Alliance offensive et defensive! -- Je suis prete a la jurer. -- Etendez la main; c'est cela: Tout pour Malicorne! -- Tout pour Malicorne! -- Tout pour Montalais! repondit Malicorne en etendant la main a son tour. -- Maintenant, que faut-il faire? -- Avoir incessamment les yeux ouverts, les oreilles ouvertes, amasser des armes contre les autres, n'en jamais laisser trainer qui puissent servir contre nous-memes. -- Convenu. -- Arrete. -- Jure. Et maintenant que le pacte est fait, adieu. -- Comment, adieu? -- Sans doute. Retournez a votre auberge. -- A mon auberge? -- Oui; n'etes-vous pas loge a l'auberge du Beau-Paon? -- Montalais! Montalais! vous le voyez bien, que vous connaissiez ma presence a Fontainebleau. -- Qu'est-ce que cela prouve? Qu'on s'occupe de vous au-dela de vos merites, ingrat! -- Hum! -- Retournez donc au Beau-Paon. -- Eh bien! voila justement! -- Quoi? -- C'est devenu chose impossible. -- N'aviez-vous point une chambre? -- Oui, mais je ne l'ai plus. -- Vous ne l'avez plus? et qui vous l'a prise? -- Attendez... Tantot je revenais de courir apres vous, j'arrive tout essouffle a l'hotel, lorsque j'apercois une civiere sur laquelle quatre paysans apportaient un moine malade. -- Un moine? -- Oui, un vieux franciscain a barbe grise. Comme je regardais ce moine malade, on l'entre dans l'auberge. Comme on lui faisait monter l'escalier, je le suis, et, comme j'arrive au haut de l'escalier, je m'apercois qu'on le fait entrer dans ma chambre. -- Dans votre chambre? -- Oui, dans ma propre chambre. Je crois que c'est une erreur, j'interpelle l'hote: l'hote me declare que la chambre louee par moi depuis huit jours etait louee a ce franciscain pour le neuvieme. -- Oh! oh! -- C'est justement ce que je fis: Oh! oh! Je fis meme plus encore, je voulus me facher. Je remontai. Je m'adressai au franciscain lui-meme. Je voulus lui remontrer l'inconvenance de son procede; mais ce moine, tout moribond qu'il paraissait etre, se souleva sur son coude, fixa sur moi deux yeux flamboyants, et, d'une voix qui eut avantageusement commande une charge de cavalerie: "Jetez-moi ce drole a la porte", dit-il. Ce qui fut a l'instant meme execute par l'hote et par les quatre porteurs, qui me firent descendre l'escalier un peu plus vite qu'il n'etait convenable Voila comment il se fait, ma mie, que je n'ai plus de gite. -- Mais qu'est-ce que c'est que ce franciscain? demanda Montalais. C'est donc un general? -- Justement; il me semble que c'est la le titre qu'un des porteurs lui a donne en lui parlant a demi-voix. -- De sorte que?... dit Montalais. -- De sorte que je n'ai plus de chambre, plus d'auberge, plus de gite, et que je suis aussi decide que l'etait tout a l'heure mon ami Manicamp a ne pas coucher dehors. -- Comment faire? s'ecria Montalais. -- Voila! dit Malicorne. -- Mais rien de plus simple, dit une troisieme voix. Montalais et Malicorne pousserent un cri simultane. De Saint-Aignan parut. -- Cher monsieur Malicorne, dit de Saint-Aignan, un heureux hasard me ramene ici pour vous tirer d'embarras. Venez, je vous offre une chambre chez moi, et celle-la, je vous le jure, nul franciscain ne vous l'otera. Quant a vous, ma chere demoiselle, rassurez-vous; j'ai deja le secret de Mlle de La Valliere, celui de Mlle de Tonnay-Charente; vous venez d'avoir la bonte de me confier le votre, merci: j'en garderai aussi bien trois qu'un seul. Malicorne et Montalais se regarderent comme deux ecoliers pris en maraude; mais, comme au bout du compte Malicorne voyait un grand avantage dans la proposition qui lui etait faite, il fit a Montalais un signe de resignation que celle-ci lui rendit. Puis Malicorne descendit l'echelle echelon par echelon, reflechissant a chaque degre au moyen d'arracher bribe par bribe a M. de Saint-Aignan tout ce qu'il pourrait savoir sur le fameux secret. Montalais etait deja partie legere comme une biche, et ni carrefour ni labyrinthe n'eurent le pouvoir de la tromper. Quant a de Saint-Aignan, il ramena en effet Malicorne chez lui, en lui faisant mille politesses, enchante qu'il etait de tenir sous sa main les deux hommes qui, en supposant que de Guiche restat muet, pouvaient le mieux renseigner sur le compte des filles d'honneur. Chapitre CXXV -- Ce qui s'etait passe en realite a l'auberge du Beau-Paon D'abord, donnons a nos lecteurs quelques details sur l'auberge du Beau-Paon; puis nous passerons au signalement des voyageurs qui l'habitaient. L'auberge du Beau-Paon, comme toute auberge, devait son nom a son enseigne. Cette enseigne representait un paon qui faisait la roue. Seulement, a l'instar de quelques peintres qui ont donne la figure d'un joli garcon au serpent qui tente Eve, le peintre de l'enseigne avait donne au beau paon une figure de femme. Cette auberge, epigramme vivante contre cette moitie du genre humain qui fait le charme de la vie, dit M. Legouve, s'elevait a Fontainebleau dans la premiere rue laterale de gauche, laquelle coupait, en venant de Paris, cette grande artere qui forme a elle seule la ville tout entiere de Fontainebleau. La rue laterale s'appelait alors la rue de Lyon, sans doute parce que, geographiquement, elle s'avancait dans la direction de la seconde capitale du royaume. Cette rue se composait de deux maisons habitees par des bourgeois, maisons separees l'une de l'autre par deux grands jardins bordes de haies. En apparence, il semblait y avoir cependant trois maisons dans la rue; expliquons comment, malgre ce semblant, il n'y en avait que deux. L'auberge du Beau-Paon avait sa facade principale sur la grande rue; mais, en retour, sur la rue de Lyon, deux corps de batiments, divises par des cours, renfermaient de grands logements propres a recevoir tous voyageurs, soit a pied, soit a cheval, soit meme en carrosse, et a fournir non seulement logis et table, mais encore promenade et solitude aux plus riches courtisans, lorsque, apres un echec a la cour, ils desiraient se renfermer avec eux memes pour devorer l'affront ou mediter la vengeance. Des fenetres de ce corps de batiment en retour, les voyageurs apercevaient la rue d'abord, avec son herbe croissant entre les paves, qu'elle disjoignait peu a peu. Ensuite les belles haies de sureau et d'aubepine qui enfermaient, comme entre deux bras verts et fleuris, ces maisons bourgeoises dont nous avons parle. Puis, dans les intervalles de ces maisons, formant fond de tableau et se dessinant comme un horizon infranchissable, une ligne de bois touffus, plantureux, premieres sentinelles de la vaste foret qui se deroule en avant de Fontainebleau. On pouvait donc, pour peu qu'on eut un appartement faisant angle par la grande rue de Paris, participer a la vue et au bruit des passants et des fetes, et, par la rue de Lyon, a la vue et au calme de la campagne. Sans compter qu'en cas d'urgence, au moment ou l'on frappait a la grande porte de la rue de Paris, on pouvait s'esquiver par la petite porte de la rue de Lyon, et, longeant les jardins des maisons bourgeoises, gagner les premiers taillis de la foret. Malicorne, qui, le premier, on se le rappelle, nous a parle de cette auberge du Beau-Paon, pour en deplorer son expulsion, Malicorne, preoccupe de ses propres affaires, etait bien loin d'avoir dit a Montalais tout ce qu'il y avait a dire sur cette curieuse auberge. Nous allons essayer de remplir cette facheuse lacune laissee par Malicorne. Malicorne avait oublie de dire, par exemple, de quelle facon il etait entre dans l'auberge du Beau-Paon. En outre, a part le franciscain dont il avait dit un mot, il n'avait donne aucun renseignement sur les voyageurs qui habitaient cette auberge. La facon dont ils etaient entres, la facon dont ils vivaient, la difficulte qu'il y avait pour toute autre personne que les voyageurs privilegies d'entrer dans l'hotel sans mot d'ordre, et d'y sejourner sans certaines precautions preparatoires, avaient cependant du frapper, et avaient meme, nous oserions en repondre, frappe certainement Malicorne. Mais, comme nous l'avons dit, Malicorne avait des preoccupations personnelles qui l'empechaient de remarquer bien des choses. En effet, tous les appartements de l'hotel du Beau-Paon etaient occupes et retenus par des etrangers sedentaires et d'un commerce fort calme, porteurs de visages prevenants, dont aucun n'etait connu de Malicorne. Tous ces voyageurs etaient arrives a l'hotel depuis qu'il y etait arrive lui-meme, chacun y etait entre avec une espece de mot d'ordre qui avait d'abord preoccupe Malicorne; mais il s'etait informe directement, et il avait su que l'hote donnait pour raison de cette espece de surveillance que la ville, pleine comme elle l'etait de riches seigneurs, devait l'etre aussi d'adroits et d'ardents filous. Il allait donc de la reputation d'une maison honnete comme celle du Beau Paon de ne pas laisser voler les voyageurs. Aussi, Malicorne se demandait-il parfois, lorsqu'il rentrait en lui-meme et sondait sa position a l'hotel du Beau-Paon, comment on l'avait laisse entrer dans cette hotellerie, tandis que, depuis qu'il y etait entre, il avait vu refuser la porte a tant d'autres. Il se demandait surtout comment Manicamp, qui, selon lui, devait etre un seigneur en veneration a tout le monde, ayant voulu faire manger son cheval au Beau-Paon, des son arrivee, cheval et cavalier avaient ete econduits avec un _nescio vos[1]_ des plus intraitables. C'etait donc pour Malicorne un probleme que, du reste, occupe comme il l'etait d'intrigue amoureuse et ambitieuse, il ne s'etait point applique a approfondir. L'eut-il voulu que, malgre l'intelligence que nous lui avons accordee, nous n'oserions dire qu'il eut reussi. Quelques mots prouveront au lecteur qu'il n'eut pas fallu moins qu'Oedipe en personne pour resoudre une pareille enigme. Depuis huit jours etaient entres dans cette hotellerie sept voyageurs, tous arrives le lendemain du bienheureux jour ou Malicorne avait jete son devolu sur le Beau-Paon. Ces sept personnages, venus, avec un train raisonnable, etaient: D'abord, un brigadier des armees allemandes, son secretaire, son medecin, trois laquais, sept chevaux. Ce brigadier se nommait le comte de Wostpur. Un cardinal espagnol avec deux neveux, deux secretaires, un officier de sa maison et douze chevaux. Ce cardinal se nommait Mgr Herrebia. Un riche negociant de Breme avec son laquais et deux chevaux. Ce negociant se nommait _mein herr_ Bonstett. Un senateur venitien avec sa femme et sa fille, toutes deux d'une parfaite beaute. Ce senateur se nommait il _signor_ Marini. Un laird d'Ecosse avec sept montagnards de son clan; tous a pied. Le laird se nommait Mac Cumnor. Un Autrichien de Vienne, sans titre ni blason, venu en carrosse; il avait beaucoup du pretre, un peu du soldat. On l'appelait le conseiller. Enfin une dame flamande, avec un laquais, une femme de chambre et une demoiselle de compagnie. Grand train, grande mine, grands chevaux. On l'appelait la dame flamande. Tous ces voyageurs etaient arrives le meme jour, comme nous avons dit, et cependant leur arrivee n'avait cause aucun embarras dans l'auberge, aucun encombrement dans la rue, leurs logements ayant ete marques d'avance sur la demande de leurs courriers ou de leurs secretaires, arrives la veille ou le matin meme. Malicorne, arrive un jour avant eux et voyageant sur un maigre cheval charge d'une mince valise, s'etait annonce a l'hotel du Beau-Paon comme l'ami d'un seigneur curieux de voir les fetes, et qui lui, a son tour, devait arriver incessamment. L'hote, a ces paroles, avait souri comme s'il connaissait beaucoup, soit Malicorne, soit le seigneur son ami, et il lui avait dit: -- Choisissez, monsieur, tel appartement qui vous conviendra, puisque vous arrivez le premier. Et cela avec cette obsequiosite significative chez les aubergistes, et qui veut dire: "Soyez tranquille, monsieur, on sait a qui l'on a affaire, et l'on vous traitera en consequence." Ces mots et le geste qui les accompagnait avaient paru bienveillants, mais peu clairs a Malicorne. Or, comme il ne voulait pas faire une grosse depense, et que, demandant une petite chambre, il eut sans doute ete refuse a cause de son peu d'importance meme, il se hata de ramasser au bond les paroles de l'aubergiste, et de le duper avec sa propre finesse. Aussi, souriant en homme pour lequel on ne fait qu'absolument ce que l'on doit faire: -- Mon cher hote, dit-il, je prendrai l'appartement le meilleur et le plus gai. -- Avec ecurie? -- Avec ecurie. -- Pour quel jour? -- Pour tout de suite, si c'est possible. -- A merveille. -- Seulement, se hata d'ajouter Malicorne, je n'occuperai pas incontinent le grand appartement. -- Bon! fit l'hote avec un air d'intelligence. -- Certaines raisons, que vous comprendrez plus tard, me forcent de ne mettre a mon compte que cette petite chambre. -- Oui, oui, oui, fit l'hote. -- Mon ami, quand il viendra, prendra le grand appartement, et naturellement, comme ce grand appartement sera le sien, il reglera directement. -- Tres bien! fit l'hote, tres bien! c'etait convenu ainsi. -- C'etait convenu ainsi? -- Mot pour mot. -- C'est extraordinaire, murmura Malicorne. Ainsi, vous comprenez? -- Oui. -- C'est tout ce qu'il faut. Maintenant que vous comprenez... car vous comprenez bien, n'est-ce pas? -- Parfaitement. -- Eh bien! vous allez me conduire a ma chambre. L'hote du Beau-Paon marcha devant Malicorne, son bonnet a la main. Malicorne s'installa dans sa chambre et y demeura tout surpris de voir l'hote, a chaque ascension ou a chaque descente, lui faire de ces petits clignements d'yeux qui indiquent la meilleure intelligence entre deux correspondants. "Il y a quelque meprise la-dessous, se disait Malicorne; mais, en attendant qu'elle s'eclaircisse, j'en profite, et c'est ce qu'il y a de mieux a faire." Et de sa chambre il s'elancait comme un chien de chasse a la piste des nouvelles et des curiosites de la cour, se faisant rotir ici et noyer la, comme il avait dit a Mlle de Montalais. Le lendemain de son installation, il avait vu arriver successivement les sept voyageurs qui remplissaient toute l'hotellerie. A l'aspect de tout ce monde, de tous ces equipages, de tout ce train, Malicorne se frotta les mains, en songeant que, faute d'un jour, il n'eut pas trouve un lit pour se reposer au retour de ses explorations. Apres que tous les etrangers se furent cases, l'hote entra dans sa chambre, et, avec sa gracieusete habituelle: -- Mon cher monsieur, lui dit-il, il vous reste le grand appartement du troisieme corps de logis; vous savez cela? -- Sans doute, je le sais. -- Et c'est un veritable cadeau que je vous fais. -- Merci! -- De sorte que, lorsque votre ami viendra... -- Eh bien? -- Eh bien! il sera content de moi, ou, dans le cas contraire, c'est qu'il sera bien difficile. -- Pardon! voulez-vous me permettre de dire quelques mots a propos de mon ami? -- Dites, pardieu! vous etes bien le maitre. -- Il devait venir, comme vous savez... -- Et il le doit toujours. -- C'est qu'il pourrait avoir change d'avis. -- Non. -- Vous en etes sur? -- J'en suis sur. -- C'est que, dans le cas ou vous auriez quelque doute... -- Apres? -- Je vous dirais, moi: je ne vous reponds pas qu'il vienne. -- Mais il vous a dit cependant... -- Certainement il m'a dit; mais vous savez; l'homme propose et Dieu dispose, verba volant, scripta manent. -- Ce qui veut dire? -- Les mots s'envolent, les ecrits restent, et, comme il ne m'a pas ecrit, qu'il s'est contente de me dire, je vous autoriserai donc, sans cependant vous y inviter... vous sentez, c'est fort embarrassant. -- A quoi m'autorisez-vous? -- Dame! a louer son appartement, si vous en trouvez un bon prix. -- Moi? -- Oui, vous. -- Jamais, monsieur, jamais je ne ferai une pareille chose. S'il ne vous a pas ecrit, a vous... -- Non. -- Il m'a ecrit, a moi. -- Ah! -- Oui. -- Et dans quels termes? Voyons si sa lettre s'accorde avec ses paroles. -- En voici a peu pres le texte: "Monsieur le proprietaire de l'hotel du Beau-Paon, Vous devez etre prevenu du rendez-vous pris dans votre hotel par quelques personnages d'importance; je fais partie de la societe qui se reunit a Fontainebleau. Retenez donc a la fois, et une petite chambre pour un ami qui arrivera avant moi ou apres moi..." -- C'est vous cet ami, n'est-ce pas? fit en s'interrompant l'hote du Beau Paon. Malicorne s'inclina modestement. L'hote reprit: "Et un grand appartement pour moi. Le grand appartement me regarde mais je desire que le prix de la chambre soit modique, cette chambre etant destinee a un pauvre diable." -- C'est toujours bien vous, n'est-ce pas? dit l'hote. -- Oui, certes, dit Malicorne. -- Alors, nous sommes d'accord: votre ami soldera le prix de son appartement, et vous solderez le prix du votre. "Je veux etre roue vif, se dit en lui-meme Malicorne, si je comprends quelque chose a ce qui m'arrive." Puis, tout haut: -- Et, dites-moi, vous avez ete content du nom? -- De quel nom? -- Du nom qui terminait la lettre. Il vous a presente toute garantie? -- J'allais vous le demander, dit l'hote. -- Comment! la lettre n'etait pas signee? -- Non, fit l'hote en ecarquillant des yeux pleins de mystere et de curiosite. -- Alors, repliqua Malicorne imitant ce geste et ce mystere, s'il ne s'est pas nomme... -- Eh bien? -- Vous comprendrez qu'il doit avoir ses raisons pour cela. -- Sans doute. -- Et que je n'irai pas, moi, son ami, moi, son confident, trahir son incognito. -- C'est juste, monsieur, repondit l'hote; aussi je n'insiste pas. -- J'apprecie cette delicatesse. Quant a moi, comme l'a dit mon ami, ma chambre est a part, convenons-en bien. -- Monsieur, c'est tout convenu. -- Vous comprenez, les bons comptes font les bons amis. Comptons donc. -- Ce n'est pas presse. -- Comptons toujours. Chambre, nourriture, pour moi, place a la mangeoire et nourriture de mon cheval: combien par jour? -- Quatre livres, monsieur. -- Cela fait donc douze livres pour les trois jours ecoules? -- Douze livres; oui, monsieur. -- Voici vos douze livres. -- Eh! monsieur, a quoi bon payer tout de suite? -- Parce que, dit Malicorne en baissant la voix et en recourant au mysterieux, puisqu'il voyait le mysterieux reussir, parce que, si l'on avait a partir soudain, a decamper d'un moment a l'autre, ce serait tout compte fait. -- Monsieur, vous avez raison. -- Donc, je suis chez moi. -- Vous etes chez vous. -- Eh bien! a la bonne heure. Adieu! L'hote se retira. Reste seul, Malicorne se fit le raisonnement suivant: "Il n'y a que M. de Guiche ou Manicamp capables d'avoir ecrit a mon hote; M. de Guiche, parce qu'il veut se menager un logement hors de cour, en cas de succes ou d'insucces; Manicamp, parce qu'il aura ete charge de cette commission par M. de Guiche. "Voici donc ce que M. de Guiche ou Manicamp auront imagine: le grand appartement pour recevoir d'une facon convenable quelque dame epais voilee, avec reserve, pour la susdite dame, d'une double sortie sur une rue a peu pres deserte et aboutissant a la foret. "La chambre pour abriter momentanement soit Manicamp, confident de M. de Guiche et vigilant gardien de la porte, soit M. de Guiche lui-meme, jouant a la fois pour plus de surete le role du maitre et celui du confident. "Mais cette reunion qui doit avoir lieu, qui a eu effectivement lieu dans l'hotel? "Ce sont sans doute gens qui doivent etre presentes au roi. "Mais le pauvre diable a qui la chambre est destinee? "Ruse pour mieux cacher de Guiche ou Manicamp. "S'il en est ainsi, comme c'est chose probable, il n'y a que demi- mal: et de Manicamp a Malicorne, il n'y a que la bourse." Depuis ce raisonnement, Malicorne avait dormi sur les deux oreilles, laissant les sept etrangers occuper et arpenter en tous sens les sept logements de l'hotellerie du Beau-Paon. Lorsque rien ne l'inquietait a la cour, lorsqu'il etait las d'excursions et d'inquisitions, las d'ecrire des billets que jamais il n'avait l'occasion de remettre a leur adresse, alors il rentrait dans sa bienheureuse petite chambre, et, accoude sur le balcon garni de capucines et d'oeillets palisses, il s'occupait de ces etranges voyageurs pour qui Fontainebleau semblait n'avoir ni lumieres, ni joies, ni fetes. Cela dura ainsi jusqu'au septieme jour, jour que nous avons detaille longuement avec sa nuit dans les precedents chapitres. Cette nuit-la, Malicorne prenait le frais a sa fenetre vers une heure du matin, quand Manicamp parut a cheval, le nez au vent, l'air soucieux et ennuye. "Bon! se dit Malicorne en le reconnaissant du premier coup, voila mon homme qui vient reclamer son appartement, c'est-a-dire ma chambre." Et il appela Manicamp. Manicamp leva la tete, et a son tour reconnut Malicorne. -- Ah! pardieu! dit celui-ci en se deridant, soyez le bienvenu, Malicorne. Je rode dans Fontainebleau, cherchant trois choses que je ne puis trouver: de Guiche, une chambre et une ecurie. -- Quant a M. de Guiche, je ne puis vous en donner ni bonnes ni mauvaises nouvelles, car je ne l'ai point vu; mais, quant a votre chambre et a une ecurie, c'est autre chose. -- Ah! -- Oui; c'est ici qu'elles ont ete retenues? -- Retenues, et par qui? -- Par vous, ce me semble. -- Par moi? -- N'avez-vous donc point retenu un logement? -- Pas le moins du monde. L'hote, en ce moment, parut sur le seuil. -- Une chambre? demanda Manicamp. -- L'avez-vous retenue, monsieur? -- Non. -- Alors, pas de chambre. -- S'il en est ainsi, j'ai retenu une chambre, dit Manicamp. -- Une chambre ou un logement? -- Tout ce que vous voudrez. -- Par lettre? demanda l'hote. Malicorne fit de la tete un signe affirmatif a Manicamp. -- Eh! sans doute par lettre, fit Manicamp. N'avez-vous pas recu une lettre de moi? -- En date de quel jour? demanda l'hote, a qui les hesitations de Manicamp donnaient du soupcon. Manicamp se gratta l'oreille et regarda a la fenetre de Malicorne; mais Malicorne avait quitte sa fenetre et descendait l'escalier pour venir en aide a son ami. Juste au meme moment, un voyageur, enveloppe dans une longue cape a l'espagnole, apparaissait sous le porche, a portee d'entendre le colloque. -- Je vous demande a quelle date vous m'avez ecrit cette lettre pour retenir un logement chez moi? repeta l'hote en insistant. -- A la date de mercredi dernier, dit d'une voix douce et polie l'etranger mysterieux en touchant l'epaule de l'hote. Manicamp se recula, et Malicorne, qui apparaissait sur le seuil, se gratta l'oreille a son tour. L'hote salua le nouveau venu en homme qui reconnait son veritable voyageur. -- Monsieur, lui dit-il civilement, votre appartement vous attend, ainsi que vos ecuries. Seulement... Il regarda autour de lui. -- Vos chevaux? demanda-t-il. -- Mes chevaux arriveront ou n'arriveront pas. La chose vous importe peu, n'est-ce pas? pourvu qu'on vous paie ce qui a ete retenu. L'hote salua plus bas. -- Vous m'avez, en outre, continua le voyageur inconnu, garde la petite chambre que je vous ai demandee? -- Aie! fit Malicorne, en essayant de se dissimuler. -- Monsieur, votre ami l'occupe depuis huit jours, dit l'hote en montrant Malicorne qui se faisait le plus petit qu'il lui etait possible. Le voyageur, en ramenant son manteau jusqu'a la hauteur de son nez, jeta un coup d'oeil rapide sur Malicorne. -- Monsieur n'est pas mon ami, dit-il. L'hote fit un bond. -- Je ne connais pas Monsieur, continua le voyageur. -- Comment! s'ecria l'aubergiste s'adressant a Malicorne, comment! vous n'etes pas l'ami de Monsieur? -- Que vous importe, pourvu que l'on vous paie? dit Malicorne parodiant majestueusement l'etranger. -- Il importe si bien, dit l'hote, qui commencait a s'apercevoir qu'il y avait substitution de personnage, que je vous prie, monsieur, de vider les lieux retenus d'avance et par un autre que vous. -- Mais enfin, dit Malicorne, Monsieur n'a pas besoin tout a la fois d'une chambre au premier et d'un appartement au second... Si Monsieur prend la chambre, je prends, moi, l'appartement; si Monsieur choisit l'appartement, je garde la chambre. -- Je suis desespere, monsieur, dit le voyageur de sa voix douce; mais j'ai besoin a la fois de la chambre et de l'appartement. -- Mais enfin pour qui? demanda Malicorne. -- De l'appartement, pour moi. -- Soit; mais de la chambre? -- Regardez, dit le voyageur en etendant la main vers une espece de cortege qui s'avancait. Malicorne suivit du regard la direction indiquee et vit arriver sur une civiere ce franciscain dont il avait, avec quelques details ajoutes par lui, raconte a Montalais l'installation dans sa chambre, et qu'il avait si inutilement essaye de convertir a de plus humbles vues. Le resultat de l'arrivee du voyageur inconnu et du franciscain malade fut l'expulsion de Malicorne, maintenu sans aucun egard hors de l'auberge du Beau-Paon par l'hote et les paysans qui servaient de porteurs au franciscain. Il a ete donne connaissance au lecteur des suites de cette expulsion, de la conversation de Manicamp, avec Montalais, que Manicamp, plus adroit que Malicorne, avait su trouver pour avoir des nouvelles de de Guiche; de la conversation subsequente de Montalais avec Malicorne; enfin du double billet de logement fourni a Manicamp et a Malicorne, par le comte de Saint Aignan. Il nous reste a apprendre a nos lecteurs ce qu'etaient le voyageur au manteau, principal locataire du double appartement dont Malicorne avait occupe une portion, et le franciscain, tout aussi mysterieux, dont l'arrivee, combinee avec celle du voyageur au manteau, avait eu le malheur de deranger les combinaisons des deux amis. Chapitre CXXVI -- Un jesuite de la onzieme annee Et d'abord, pour ne point faire languir le lecteur, nous nous haterons de repondre a la premiere question. Le voyageur au manteau rabattu sur le nez etait Aramis, qui, apres avoir quitte Fouquet et tire d'un porte-manteau ouvert par son laquais un costume complet de cavalier, etait sorti du chateau et s'etait rendu a l'hotellerie du Beau-Paon, ou, par lettre, depuis sept jours, il avait bien, ainsi que l'avait annonce l'hote, commande une chambre et un appartement. Aramis, aussitot apres l'expulsion de Malicorne et de Manicamp, s'approcha du franciscain et lui demanda lequel il preferait de l'appartement ou de la chambre. Le franciscain demanda ou etaient places l'un et l'autre. On lui repondit que la chambre etait au premier et l'appartement au second. -- Alors, la chambre, dit-il. Aramis n'insista point, et, avec une entiere soumission: -- La chambre, dit-il a l'hote. Et, saluant avec respect, il se retira dans l'appartement. Le franciscain fut aussitot porte dans la chambre. Maintenant, n'est-ce pas une chose etonnante que ce respect d'un prelat pour un simple moine, et pour un moine d'un ordre mendiant, auquel on donnait ainsi, sans meme qu'il l'eut demandee, une chambre qui faisait l'ambition de tant de voyageurs. Comment expliquer aussi cette arrivee inattendue d'Aramis a l'hotel du Beau-Paon, lui qui, entre avec M. Fouquet au chateau, pouvait loger au chateau avec M. Fouquet? Le franciscain supporta le transport dans l'escalier sans pousser une plainte, quoique l'on vit que sa souffrance etait grande, et qu'a chaque heurt de la civiere contre la muraille ou contre la rampe de l'escalier, il eprouvait par tout son corps une secousse terrible. Enfin, lorsqu'il fut arrive dans la chambre: -- Aidez-moi a me mettre sur ce fauteuil, dit-il aux porteurs. Ceux-ci deposerent la civiere sur le sol, et, soulevant le plus doucement qu'il leur fut possible le malade, ils le deposerent sur le fauteuil qu'il avait designe et qui etait place a la tete du lit. -- Maintenant, ajouta-t-il avec une grande douceur de gestes et de paroles, faites-moi monter l'hote. Ils obeirent. Cinq minutes apres, l'hote du Beau-Paon apparaissait sur le seuil de la porte. -- Mon ami, lui dit le franciscain, congediez, je vous prie, ces braves gens; ce sont des vassaux de la vicomte de Melun. Ils m'ont trouve evanoui de chaleur sur la route, et, sans se demander si leur peine serait payee, ils m'ont voulu porter chez eux. Mais je sais ce que coute aux pauvres l'hospitalite qu'ils donnent a un malade, et j'ai prefere l'hotellerie, ou, d'ailleurs, j'etais attendu. L'hote regarda le franciscain avec etonnement. Le franciscain fit avec son pouce et d'une certaine facon le signe de croix sur sa poitrine. L'hote repondit en faisant le meme signe sur son epaule gauche. -- Oui, c'est vrai, dit-il, vous etiez attendu, mon pere; mais nous esperions que vous arriveriez en meilleur etat. Et, comme les paysans regardaient avec etonnement cet hotelier si fier, devenu tout a coup respectueux en presence d'un pauvre moine, le franciscain tira de sa longue poche deux ou trois pieces d'or, qu'il montra. -- Voila, mes amis, dit-il, de quoi payer les soins qu'on me donnera. Ainsi tranquillisez-vous et ne craignez pas de me laisser ici. Ma compagnie, pour laquelle je voyage, ne veut pas que je mendie; seulement, comme les soins qui m'ont ete donnes par vous meritent aussi recompense, prenez ces deux louis et retirez-vous en paix. Les paysans n'osaient accepter; l'hote prit les deux louis de la main du moine, et les mit dans celle d'un paysan. Les quatre porteurs se retirerent en ouvrant des yeux plus grands que jamais. La porte refermee, et tandis que l'hote se tenait respectueusement debout pres de cette porte, le franciscain se recueillit un instant. Puis il passa sur son front jauni une main seche de fievre, et de ses doigts crispes frotta en tremblant les boucles grisonnantes de sa barbe. Ses grands yeux, creuses par la maladie et l'agitation, semblaient suivre dans le vague une idee douloureuse et inflexible. -- Quels medecins avez-vous a Fontainebleau? demanda-t-il enfin. -- Nous en avons trois, mon pere. -- Comment les nommez-vous? -- Luiniguet d'abord. -- Ensuite? -- Puis un frere carme nomme Frere Hubert. -- Ensuite? -- Ensuite un seculier nomme Grisart. -- Ah! Grisart! murmura le moine. Appelez vite M. Grisart. L'hote fit un mouvement d'obeissance empressee. -- A propos, quels pretres a-t-on sous la main ici? -- Quels pretres? -- Oui, de quels ordres? -- Il y a des jesuites, des augustins et des cordeliers; mais, mon pere, les jesuites sont les plus pres d'ici. J'appellerai donc un confesseur jesuite, n'est-ce pas? -- Oui, allez. L'hote sortit. On devine qu'au signe de croix echange entre eux l'hote et le malade s'etaient reconnus pour deux affilies de la redoutable Compagnie de Jesus. Reste seul, le franciscain tira de sa poche une liasse de papiers dont il parcourut quelques-uns avec une attention scrupuleuse. Cependant la force du mal vainquit son courage: ses yeux tournerent, une sueur froide coula de son front, et il se laissa aller presque evanoui, la tete renversee en arriere, les bras pendants aux deux cotes de son fauteuil. Il etait depuis cinq minutes sans mouvement aucun, lorsque l'hote rentra, conduisant le medecin, auquel il avait a peine donne le temps de s'habiller. Le bruit de leur entree, le courant d'air qu'occasionna l'ouverture de la porte reveillerent les sens du malade. Il saisit a la hate ses papiers epars, et de sa main longue et decharnee les cacha sous les coussins du fauteuil. L'hote sortit, laissant ensemble le malade et le medecin. -- Voyons, dit le franciscain au docteur, voyons, monsieur Grisart, approchez-vous, car il n'y a pas de temps a perdre; palpez, auscultez, jugez et prononcez la sentence. -- Notre hote, repondit le medecin, m'a assure que j'avais le bonheur de donner mes soins a un affilie. -- A un affilie, oui, repondit le franciscain. Dites-moi donc la verite; je me sens bien mal; il me semble que je vais mourir. Le medecin prit la main du moine et lui tata le pouls. -- Oh! oh! dit-il, fievre dangereuse. -- Qu'appelez-vous une fievre dangereuse? demanda le malade avec un regard imperieux. -- A un affilie de la premiere ou de la seconde annee, repondit le medecin en interrogeant le moine des yeux, je dirais fievre curable. -- Mais a moi? dit le franciscain. Le medecin hesita. -- Regardez mon poil gris et mon front bourre de pensees, continua-t-il; regardez les rides par lesquelles je compte mes epreuves; je suis un jesuite de la onzieme annee, monsieur Grisart. Le medecin tressaillit. En effet, un jesuite de la onzieme annee, c'etait un des ces hommes inities a tous les secrets de l'ordre, un de ces hommes pour lesquels la science n'a plus de secrets, la societe plus de barrieres, l'obeissance temporelle plus de liens. -- Ainsi, dit Grisart en saluant avec respect, je me trouve en face d'un maitre? -- Oui, agissez donc en consequence. -- Et vous voulez savoir?... -- Ma situation reelle. -- Eh bien! dit le medecin, c'est une fievre cerebrale, autrement dit une meningite aigue, arrivee a son plus haut point d'intensite. -- Alors, il n'y a pas d'espoir, n'est-ce pas? demanda le franciscain d'un ton bref. -- Je ne dis pas cela, repondit le docteur; cependant, eu egard au desordre du cerveau, a la brievete du souffle, a la precipitation du pouls, a l'incandescence de la terrible fievre qui vous devore... -- Et qui m'a terrasse trois fois depuis ce matin, dit le frere. -- Aussi l'appelai-je terrible. Mais comment n'etes-vous pas demeure en route? -- J'etais attendu ici, il fallait que j'arrivasse. -- Dussiez-vous mourir? -- Dusse-je mourir. -- Eh bien! eu egard a tous ces symptomes, je vous dirai que la situation est presque desesperee. Le franciscain sourit d'une facon etrange. -- Ce que vous me dites la est peut-etre assez pour ce qu'on doit a un affilie, meme de la onzieme annee, mais pour ce qu'on me doit a moi, maitre Grisart, c'est trop peu, et j'ai le droit d'exiger davantage. Voyons, soyons encore plus vrai que cela, soyons franc, comme s'il s'agissait de parler a Dieu. D'ailleurs, j'ai deja fait appeler un confesseur. -- Oh! j'espere cependant, balbutia le docteur. -- Repondez, dit le malade en montrant avec un geste de dignite un anneau d'or dont le chaton avait jusque-la ete tourne en dedans, et qui portait grave le signe representatif de la Societe de Jesus. Grisart poussa une exclamation. -- Le general! s'ecria-t-il. -- Silence! dit le franciscain; vous comprenez qu'il s'agit d'etre vrai. -- Seigneur, seigneur, appelez le confesseur, murmura Grisart; car, dans deux heures, au premier redoublement, vous serez pris du delire, et vous passerez dans la crise. -- A la bonne heure, dit le malade, dont les sourcils se froncerent un moment; j'ai donc deux heures? -- Oui, surtout si vous prenez la potion que je vais vous envoyer. -- Et elle me donnera deux heures? -- Deux heures. -- Je la prendrai, fut-elle du poison, car ces deux heures sont necessaires non seulement a moi, mais a la gloire de l'ordre. -- Oh! quelle perte! murmura le medecin, quelle catastrophe pour nous! -- C'est la perte d'un homme, voila tout, repondit le franciscain, et Dieu pourvoira a ce que le pauvre moine qui vous quitte trouve un digne successeur. Adieu, monsieur Grisart; c'est deja une permission du Seigneur que je vous aie rencontre. Un medecin qui n'eut point ete affilie a notre sainte congregation m'eut laisse ignorer mon etat, et, comptant encore sur des jours d'existence, je n'eusse pu prendre des precautions necessaires. Vous etes savant, monsieur Grisart, cela nous fait honneur a tous: il m'eut repugne de voir un des notres mediocre dans sa profession. Adieu, maitre Grisart, adieu! et envoyez-moi vite votre cordial. -- Benissez-moi, du moins, monseigneur! -- D'esprit, oui... allez... d'esprit, vous dis-je... _Animo_ maitre Grisart... _viribus impossibile_. Et il retomba sur son fauteuil, presque evanoui de nouveau. Maitre Grisart balanca pour savoir s'il lui porterait un secours momentane, ou s'il courrait lui preparer le cordial promis. Sans doute se decida-t-il en faveur du cordial, car il s'elanca hors de la chambre et disparut dans l'escalier. Chapitre CXXVII -- Le secret de l'Etat Quelques moments apres la sortie du docteur Grisart, le confesseur arriva. A peine eut-il depasse le seuil de la porte, que le franciscain attacha sur lui son regard profond. Puis, secouant sa tete pale: -- Voila un pauvre esprit, murmura-t-il, et j'espere que Dieu me pardonnera de mourir sans le secours de cette infirmite vivante. Le confesseur de son cote, regardait avec etonnement, presque avec terreur, le moribond. Il n'avait jamais vu yeux si ardents au moment de se fermer, regards si terribles au moment de s'eteindre. Le franciscain fit de la main un signe rapide et imperatif. -- Asseyez-vous la, mon pere, dit-il, et m'ecoutez. Le confesseur jesuite, bon pretre, simple et naif initie, qui des mysteres de l'ordre n'avait vu que l'initiation, obeit a la superiorite du penitent. -- Il y a dans cette hotellerie plusieurs personnes, continua le franciscain. -- Mais, demanda le jesuite, je croyais etre venu pour une confession. Est ce une confession que vous me faites la? -- Pourquoi cette question? -- Pour savoir si je dois garder secretes vos paroles. -- Mes paroles sont termes de confession; je les fie a votre devoir de confesseur. -- Tres bien! dit le pretre s'installant dans le fauteuil que le franciscain venait de quitter a grand-peine pour s'etendre sur le lit. Le franciscain continua. -- Il y a, vous disais-je, plusieurs personnes dans cette hotellerie. -- Je l'ai entendu dire. -- Ces personnes doivent etre au nombre de huit. Le jesuite fit un signe qu'il comprenait. -- La premiere a laquelle je veux parler, dit le moribond, est un Allemand de Vienne, et s'appelle le baron de Wostpur. Vous me ferez le plaisir de l'aller trouver, et de lui dire que celui qu'il attendait est arrive. Le confesseur, etonne, regarda son penitent; la confession lui paraissait singuliere. -- Obeissez, dit le franciscain avec le ton irresistible du commandement. Le bon jesuite, entierement subjugue, se leva et quitta la chambre. Une fois le jesuite sorti, le franciscain reprit les papiers qu'une crise de fievre l'avait force deja de quitter une premiere fois. -- Le baron de Wostpur? Bon! dit-il: ambitieux, sot, etroit. Il replia les papiers qu'il poussa sous son traversin. Des pas rapides se faisaient entendre au bout du corridor. Le confesseur rentra, suivi du baron de Wostpur, lequel marchait tete levee, comme s'il se fut agi de crever le plafond avec son plumet. Aussi, a l'aspect de ce franciscain au regard sombre, et de cette simplicite dans la chambre: -- Qui m'appelle? demanda l'Allemand. -- Moi! fit le franciscain. Puis, se tournant vers le confesseur: -- Bon pere, lui dit-il, laissez-nous un instant seuls; quand Monsieur sortira, vous rentrerez. Le jesuite sortit, et sans doute profita de cet exil momentane de la chambre de son moribond pour demander a l'hote quelques explications sur cet etrange penitent, qui traitait son confesseur comme on traite un valet de chambre. Le baron s'approcha du lit et voulut parler, mais de la main le franciscain lui imposa silence. -- Les moments sont precieux, dit ce dernier a la hate. Vous etes venu ici pour le concours, n'est-ce pas? -- Oui, mon pere. -- Vous esperez etre elu general? -- Je l'espere. -- Vous savez a quelles conditions seulement on peut parvenir a ce haut grade, qui fait un homme le maitre des rois, l'egal des papes? -- Qui etes-vous, demanda le baron, pour me faire subir cet interrogatoire? -- Je suis celui que vous attendez. -- L'electeur general? -- Je suis l'elu. -- Vous etes... Le franciscain ne lui donna point le temps d'achever; il etendit sa main amaigrie: a sa main brillait l'anneau du generalat. Le baron recula de surprise; puis, tout aussitot, s'inclinant avec un profond respect: -- Quoi! s'ecria-t-il, vous ici, monseigneur? vous dans cette pauvre chambre, vous sur ce miserable lit, vous cherchant et choisissant le general futur, c'est-a-dire votre successeur? -- Ne vous inquietez point de cela, monsieur; remplissez vite la condition principale, qui est de fournir a l'ordre un secret d'une importance telle, que l'une des plus grandes cours de l'Europe soit, par votre entremise, a jamais infeodee a l'ordre. Eh bien! avez-vous ce secret, comme vous avez promis de l'avoir dans votre demande adressee au Grand Conseil? -- Monseigneur... -- Mais procedons par ordre... Vous etes bien le baron de Wostpur? -- Oui, monseigneur. -- Cette lettre est bien de vous? Le general des jesuites tira un papier de sa liasse et le presenta au baron. Le baron y jeta les yeux, et avec un signe affirmatif: -- Oui, monseigneur, cette lettre est bien de moi, dit-il. -- Et vous pouvez me montrer la reponse faite par le secretaire du Grand Conseil? -- La voici, monseigneur. Le baron tendit au franciscain une lettre portant cette simple adresse: A Son Excellence le baron de Wostpur. Et contenant cette seule phrase: Du 15 au 22 mai, Fontainebleau, hotel du Beau-Paon. A M D G. -- Bien! dit le franciscain, nous voici en presence, parlez. -- J'ai un corps de troupes compose de cinquante mille hommes; tous les officiers sont gagnes. Je campe sur le Danube. Je puis en quatre jours renverser l'empereur, oppose, comme vous savez, au progres de notre ordre, et le remplacer par celui des princes de sa famille que l'ordre nous designera. Le franciscain ecoutait sans donner signe d'existence. -- C'est tout? dit-il. -- Il y a une revolution europeenne dans mon plan, dit le baron. -- C'est bien, monsieur de Wostpur, vous recevrez la reponse; rentrez chez vous, et soyez parti de Fontainebleau dans un quart d'heure. Le baron sortit a reculons, et aussi obsequieux que s'il eut pris conge de cet empereur qu'il allait trahir. -- Ce n'est pas la un secret, murmura le franciscain? c'est un complot... D'ailleurs, ajouta-t-il apres un moment de reflexion, l'avenir de l'Europe n'est plus aujourd'hui dans la maison d'Autriche. Et, d'un crayon rouge qu'il tenait a la main, il raya sur la liste le nom du baron de Wostpur. -- Au cardinal, maintenant, dit-il; du cote de l'Espagne, nous devons avoir quelque chose de plus serieux. Levant les yeux, il apercut le confesseur qui attendait ses ordres, soumis comme un ecolier. -- Ah! ah! dit-il, remarquant cette soumission, vous avez parle a l'hote? -- Oui, monseigneur, et au medecin. -- A Grisart. -- Oui. -- Il est donc la? -- Il attend, avec la potion promise. -- C'est bien! si besoin est, j'appellerai; maintenant, vous comprenez toute l'importance de ma confession, n'est-ce pas? -- Oui, monseigneur. -- Alors, allez me querir le cardinal espagnol Herrebia. Hatez- vous. Cette fois seulement, comme vous savez ce dont il s'agit, vous resterez pres de moi, car j'eprouve des defaillances. -- Faut-il appeler le medecin? -- Pas encore, pas encore... Le cardinal espagnol, voila tout... Allez. Cinq minutes apres, le cardinal entrait, pale et inquiet, dans la petite chambre. -- J'apprends, monseigneur... balbutia le cardinal. -- Au fait, dit le franciscain d'une voix eteinte. Et il montra au cardinal une lettre ecrite par ce dernier au Grand Conseil. -- Est-ce votre ecriture? demanda-t-il. -- Oui; mais... -- Et votre convocation?... Le cardinal hesitait a repondre. Sa pourpre se revoltait contre la bure du pauvre franciscain. Le moribond etendit la main et montra l'anneau. L'anneau fit son effet, plus grand a mesure que grandissait le personnage sur lequel le franciscain s'exercait. -- Le secret, le secret, vite! demanda le malade en s'appuyant sur son confesseur. -- _Coram isti?_ demanda le cardinal, inquiet. -- Parlez espagnol, dit le franciscain en pretant la plus vive attention. -- Vous savez, monseigneur, dit le cardinal continuant la conversation en castillan, que la condition du mariage de l'infante avec le roi de France est une renonciation absolue des droits de ladite infante, comme aussi du roi Louis, a tout apanage de la couronne d'Espagne? Le franciscain fit un signe affirmatif. -- Il en resulte, continua le cardinal, que la paix et l'alliance entre les deux royaumes dependent de l'observation de cette clause du contrat. Meme signe du franciscain. -- Non seulement la France et l'Espagne, dit le cardinal, mais encore l'Europe tout entiere seraient ebranlees par l'infidelite d'une des parties. Nouveau mouvement de tete du malade. -- Il en resulte, continua l'orateur, que celui qui pourrait prevoir les evenements et donner comme certain ce qui n'est jamais qu'un nuage dans l'esprit de l'homme, c'est-a-dire l'idee du bien ou du mal a venir, preserverait le monde d'une immense catastrophe; on ferait tourner au profit de l'ordre l'evenement devine dans le cerveau meme de celui qui le prepare. -- _Pronto! pronto!_ murmura le franciscain, qui palit et se pencha sur le pretre. Le cardinal s'approcha de l'oreille du moribond. -- Eh bien! monseigneur, dit-il, je sais que le roi de France a decide qu'au premier pretexte, une mort par exemple, soit celle du roi d'Espagne, soit celle d'un frere de l'infante, la France revendiquera, les armes a la main, l'heritage, et je tiens tout prepare le plan politique arrete par Louis XIV a cette occasion. -- Ce plan? dit le franciscain. -- Le voici, dit le cardinal. -- De quelle main est-il ecrit? -- De la mienne. -- N'avez-vous rien de plus a dire? -- Je crois avoir dit beaucoup, monseigneur, repondit le cardinal. -- C'est vrai, vous avez rendu un grand service a l'ordre. Mais comment vous etes-vous procure les details a l'aide desquels vous avez bati ce plan? -- J'ai a ma solde les bas valets du roi de France, et je tiens d'eux tous les papiers de rebut que la cheminee a epargnes. -- C'est ingenieux, murmura le franciscain en essayant de sourire. Monsieur le cardinal, vous partirez de cette hotellerie dans un quart d'heure; reponse vous sera faite, allez! Le cardinal se retira. -- Appelez-moi Grisart, et allez me chercher le Venitien Marini, dit le malade. Pendant que le confesseur obeissait, le franciscain, au lieu de biffer le nom du cardinal comme il avait fait de celui du baron, traca une croix a cote de ce nom. Puis, epuise par l'effort, il tomba sur son lit en murmurant le nom du docteur Grisart. Quand il revint a lui, il avait bu la moitie d'une potion dont le reste attendait dans un verre, et il etait soutenu par le medecin, tandis que le Venitien et le confesseur se tenaient pres de la porte. Le Venitien passa par les memes formalites que ses deux concurrents, hesita comme eux a la vue des deux etrangers, et, rassure par l'ordre du general, revela que le pape, effraye de la puissance de l'ordre, ourdissait un plan d'expulsion generale des jesuites, et pratiquait les cours de l'Europe a l'effet d'obtenir leur aide. Il indiqua les auxiliaires du pontife, ses moyens d'action, et designa l'endroit de l'archipel ou, par un coup de main, deux cardinaux adeptes de la onzieme annee, et par consequent chefs superieurs, devaient etre deportes avec trente- deux des principaux affilies de Rome. Le franciscain remercia le _signor_ Marini. Ce n'etait pas un mince service rendu a la societe que la denonciation de ce projet pontifical. Apres quoi, le Venitien recut l'ordre de partir dans un quart d'heure, et s'en alla radieux, comme s'il tenait deja l'anneau, insigne du commandement de la societe. Mais, tandis qu'il s'eloignait, le franciscain murmurait sur son lit: -- Tous ces hommes sont des espions ou des sbires, pas un n'est general; tous ont decouvert un complot, pas un n'a un secret. Ce n'est point avec la ruine, avec la guerre, avec la force que l'on doit gouverner la Societe de Jesus, c'est avec l'influence mysterieuse que donne une superiorite morale. Non, l'homme n'est pas trouve, et, pour comble de malheur, Dieu me frappe, et je meurs. Oh! faudra-t-il que la societe tombe avec moi faute d'une colonne; faut-il que la mort qui m'attend devore avec moi l'avenir de l'ordre? Cet avenir que dix ans de ma vie eussent eternise, car il s'ouvre radieux et splendide, cet avenir, avec le regne du nouveau roi! Ces mots a demi penses, a demi prononces, le bon jesuite les ecoutait avec epouvante comme on ecoute les divagations d'un fievreux, tandis que Grisart, esprit plus eleve, les devorait comme les revelations d'un monde inconnu ou son regard plongeait sans que sa main put y atteindre. Soudain le franciscain se releva. -- Terminons, dit-il, la mort me gagne. Oh! tout a l'heure, je mourais tranquille, j'esperais... Maintenant je tombe desespere, a moins que dans ceux qui restent... Grisart! Grisart, faites-moi vivre une heure encore! Grisart s'approcha du moribond et lui fit avaler quelques gouttes, non pas de la potion qui etait dans le verre, mais du contenu d'un flacon qu'il portait sur lui. -- Appelez l'Ecossais! s'ecria le franciscain; appelez le marchand de Breme! Appelez! appelez! Jesus! je me meurs! Jesus! j'etouffe! Le confesseur s'elanca pour aller chercher du secours, comme s'il y eut eu une force humaine qui put soulever le doigt de la mort qui s'appesantissait sur le malade; mais sur le seuil de la porte, il trouva Aramis, qui, un doigt sur les levres, comme la statue d'Harpocrate, dieu du silence, le repoussa du regard jusqu'au fond de la chambre. Le medecin et le confesseur firent cependant un mouvement, apres s'etre consultes des yeux, pour ecarter Aramis. Mais celui-ci, avec deux signes de croix faits chacun d'une facon differente, les cloua tous deux a leur place. -- Un chef! murmurerent-ils tous deux. Aramis penetra lentement dans la chambre ou le moribond luttait contre les premieres atteintes de l'agonie. Quant au franciscain, soit que l'elixir fit son effet, soit que cette apparition d'Aramis lui rendit des forces, il fit un mouvement, et, l'oeil ardent, la bouche entrouverte, les cheveux humides de sueur, il se dressa sur le lit. Aramis sentit que l'air de cette chambre etait etouffant; toutes les fenetres etaient closes, du feu brulait dans l'atre, deux bougies de cire jaune se repandaient en nappe sur les chandeliers de cuivre et chauffaient encore l'atmosphere de leur vapeur epaisse.: Aramis ouvrit la fenetre, et, fixant sur le moribond un regard plein d'intelligence et de respect: -- Monseigneur, lui dit-il, je vous demande pardon d'arriver ainsi sans que vous m'ayez mande, mais votre etat m'effraie, et j'ai pense que vous pouviez etre mort avant de m'avoir vu, car je ne venais que le sixieme sur votre liste. Le moribond tressaillit et regarda sa liste. -- Vous etes donc celui qu'on a appele autrefois Aramis et depuis le chevalier d'Herblay? Vous etes donc l'eveque de Vannes. -- Oui, monseigneur. -- Je vous connais, je vous ai vu. -- Au jubile dernier, nous nous sommes trouves ensemble chez le Saint Pere. -- Ah! oui, c'est vrai, je me rappelle. Et vous vous mettez sur les rangs? -- Monseigneur, j'ai oui dire que l'ordre avait besoin de posseder un grand secret d'Etat, et, sachant que par modestie vous aviez resigne d'avance vos fonctions en faveur de celui qui apporterait ce secret, j'ai ecrit que j'etais pret a concourir, possedant seul un secret que je crois important. -- Parlez, dit le franciscain; je suis pret a vous entendre et a juger de l'importance de ce secret. -- Monseigneur, un secret de la valeur de celui que je vais avoir l'honneur de vous confier ne se dit point avec la parole. Toute idee qui est sortie une fois des limbes de la pensee et s'est manifestee par une manifestation quelconque n'appartient plus meme a celui qui l'a enfantee. La parole peut etre recoltee par une oreille attentive et ennemie; il ne faut donc point la semer au hasard, car, alors, le secret ne s'appelle plus un secret. -- Comment donc alors comptez-vous transmettre votre secret? demanda le moribond. Aramis fit d'une main signe au medecin et au confesseur de s'eloigner, et, de l'autre, il tendit au franciscain un papier qu'une double enveloppe recouvrait. -- Et l'ecriture, demanda le franciscain, n'est-elle pas plus dangereuse encore que la parole, dites? -- Non, monseigneur, dit Aramis, car vous trouverez dans cette enveloppe des caracteres que vous seul et moi pouvons comprendre. Le franciscain regardait Aramis avec un etonnement toujours croissant. -- C'est, continua celui-ci, le chiffre que vous aviez en 1655, et que votre secretaire, Juan Jujan, qui est mort, pourrait seul dechiffrer s'il revenait au monde. -- Vous connaissiez donc ce chiffre, vous? -- C'est moi qui le lui avais donne. Et Aramis, s'inclinant avec une grace pleine de respect, s'avanca vers la porte comme pour sortir. Mais un geste du franciscain, accompagne d'un cri d'appel, le retint. -- Jesus! dit-il; ecce homo! Puis, relisant une seconde fois le papier: -- Venez vite, dit-il, venez. Aramis se rapprocha du franciscain avec le meme visage calme et le meme air respectueux. Le franciscain, le bras etendu, brulait a la bougie le papier que lui avait remis Aramis. Alors, prenant la main d'Aramis et l'attirant a lui: -- Comment et par qui avez-vous pu savoir un pareil secret? demanda-t-il. -- Par Mme de Chevreuse, l'amie intime, la confidente de la reine. -- Et Mme de Chevreuse? -- Elle est morte. -- Et d'autres, d'autres savaient-ils?... -- Un homme et une femme du peuple seulement. -- Quels etaient-ils? -- Ceux qui l'avaient elevee. -- Que sont-ils devenus? -- Morts aussi... Ce secret brule comme le feu. -- Et vous avez survecu? -- Tout le monde ignore que je le connaisse. -- Depuis combien de temps avez-vous ce secret? -- Depuis quinze ans. -- Et vous l'avez garde? -- Je voulais vivre. -- Et vous le donnez a l'ordre, sans ambition, sans retour? -- Je le donne a l'ordre avec ambition et avec retour, dit Aramis; car, si vous vivez, monseigneur, vous ferez de moi, maintenant que vous me connaissez, ce que je puis, ce que je dois etre. -- Et comme je meurs, s'ecria le franciscain, je fais de toi mon successeur... Tiens! Et, arrachant la bague, il la passa au doigt d'Aramis. Puis, se retournant vers les deux spectateurs de cette scene: -- Soyez temoins, dit-il, et attestez dans l'occasion que, malade de corps, mais sain d'esprit, j'ai librement et volontairement remis cet anneau, marque de la toute-puissance, a Mgr d'Herblay, eveque de Vannes, que je nomme mon successeur, et devant lequel, moi, humble pecheur, pret a paraitre devant Dieu, je m'incline le premier, pour donner l'exemple a tous. Et le franciscain s'inclina effectivement, tandis que le medecin et le jesuite tombaient a genoux. Aramis, tout en devenant plus pale que le moribond lui-meme, etendit successivement son regard sur tous les acteurs de cette scene. L'ambition satisfaite affluait avec le sang vers son coeur. -- Hatons-nous, dit le franciscain; ce que j'avais a faire ici me presse, me devore! Je n'y parviendrai jamais. -- Je le ferai, moi, dit Aramis. -- C'est bien, dit le franciscain. Puis, s'adressant au jesuite et au medecin: -- Laissez-nous seuls, dit-il. Tous deux obeirent. -- Avec ce signe, dit-il, vous etes l'homme qu'il faut pour remuer la terre; avec ce signe vous renverserez; avec ce signe vous edifierez: In hoc signo vinces! Fermez la porte, dit le franciscain a Aramis. Aramis poussa les verrous et revint pres du franciscain. -- Le pape a conspire contre l'ordre, dit le franciscain, le pape doit mourir. -- Il mourra, dit tranquillement Aramis. -- Il est du sept cent mille livres a un marchand, a Breme, nomme Bonstett, qui venait ici chercher la garantie de ma signature. -- Il sera paye, dit Aramis. -- Six chevaliers de Malte, dont voici les noms, ont decouvert, par l'indiscretion d'un affilie de onzieme annee, les troisiemes mysteres; il faut savoir ce que ces hommes ont fait du secret, le reprendre et l'eteindre. -- Cela sera fait. -- Trois affilies dangereux doivent etre renvoyes dans le Thibet pour y perir; ils sont condamnes. Voici leurs noms. -- Je ferai executer la sentence. -- Enfin, il y a une dame d'Anvers, petite-niece de Ravaillac; elle a entre les mains certains papiers qui compromettent l'ordre. Il y a dans la famille, depuis cinquante et un ans, une pension de cinquante mille livres. La pension est lourde; l'ordre n'est pas riche... Racheter les papiers pour une somme d'argent une fois donnee, ou, en cas de refus, supprimer la pension... sans risque. -- J'aviserai, dit Aramis. -- Un navire venant de Lima a du entrer la semaine derniere dans le port de Lisbonne; il est charge ostensiblement de chocolat, en realite d'or. Chaque lingot est cache sous une couche de chocolat. Ce navire est a l'ordre; il vaut dix-sept millions de livres, vous le ferez reclamer: voici les lettres de charge. -- Dans quel port le ferai-je venir? -- A Bayonne. -- Sauf vents contraires, avant trois semaines il y sera. Est-ce tout? Le franciscain fit de la tete un signe affirmatif, car il ne pouvait plus parler; le sang envahissait sa gorge et sa tete et jaillit par la bouche, par les narines et par les yeux. Le malheureux n'eut que le temps de presser la main d'Aramis et tomba tout crispe de son lit sur le plancher. Aramis lui mit la main sur le coeur; le coeur avait cesse de battre. En se baissant, Aramis remarqua qu'un fragment du papier qu'il avait remis au franciscain avait echappe aux flammes. Il le ramassa et le brula jusqu'au dernier atome. Puis, rappelant le confesseur et le medecin: -- Votre penitent est avec Dieu, dit-il au confesseur; il n'a plus besoin que des prieres et de la sepulture des morts. Allez tout preparer pour un enterrement simple, et tel qu'il convient de le faire a un pauvre moine... Allez. Le jesuite sortit. Alors, se tournant vers le medecin, et voyant sa figure pale et anxieuse: -- Monsieur Grisart, dit-il tout bas, videz ce verre et le nettoyez; il y reste trop de ce que le Grand Conseil vous avait commande d'y mettre. Grisart, etourdi, atterre, ecrase, faillit tomber a la renverse. Aramis haussa les epaules en signe de pitie, prit le verre, et en vida le contenu dans les cendres du foyer. Puis il sortit, emportant les papiers du mort. Chapitre CXXVIII -- Mission Le lendemain, ou plutot le jour meme, car les evenements que nous venons de raconter avaient pris fin a trois heures du matin seulement, avant le dejeuner, et comme le roi partait pour la messe avec les deux reines, comme Monsieur, avec le chevalier de Lorraine et quelques autres familiers, montait a cheval pour se rendre a la riviere, afin d'y prendre un de ces fameux bains dont les dames etaient folles, comme il ne restait enfin au chateau que Madame, qui, sous pretexte d'indisposition, ne voulut pas sortir, on vit, ou plutot on ne vit pas, Montalais se glisser hors de la chambre des filles d'honneur, attirant apres elle La Valliere, qui se cachait le plus possible; et toutes deux s'esquivant par les jardins, parvinrent, tout en regardant autour d'elles, a gagner les quinconces. Le temps etait nuageux; un vent de flamme courbait les fleurs et les arbustes; la poussiere brulante, arrachee aux chemins, montait par tourbillons sur les arbres. Montalais, qui, pendant toute la marche, avait rempli les fonctions d'un eclaireur habile, Montalais fit quelques pas encore, et, se retournant pour etre bien sure que personne n'ecoutait ni ne venait: -- Allons, dit-elle, Dieu merci! nous sommes bien seules. Depuis hier, tout le monde espionne ici, et l'on forme un cercle autour de nous comme si vraiment nous etions pestiferees. La Valliere baissa la tete et poussa un soupir. -- Enfin, c'est inoui, continua Montalais; depuis M. Malicorne jusqu'a M. de Saint-Aignan, tout le monde en veut a notre secret. Voyons, Louise, recordons-nous un peu, que je sache a quoi m'en tenir. La Valliere leva sur sa compagne ses beaux yeux purs et profonds comme l'azur d'un ciel de printemps. -- Et moi, dit-elle, je te demanderai pourquoi nous avons ete appelees chez Madame; pourquoi nous avons couche chez elle au lieu de coucher comme d'habitude chez nous; pourquoi tu es rentree si tard, et d'ou viennent les mesures de surveillance qui ont ete prises ce matin a notre egard? -- Ma chere Louise, tu reponds a ma question par une question, ou plutot par dix questions, ce qui n'est pas repondre. Je te dirai cela plus tard, et, comme ce sont choses de secondaire importance, tu peux attendre. Ce que je te demande, car tout decoulera de la, c'est s'il y a ou s'il n'y a pas secret. -- Je ne sais s'il y a secret, dit La Valliere, mais ce que je sais, de ma part du moins, c'est qu'il y a eu imprudence depuis ma sotte parole et mon plus sot evanouissement d'hier; chacun ici fait ses commentaires sur nous. -- Parle pour toi, ma chere, dit Montalais en riant, pour toi et pour Tonnay-Charente, qui avez fait chacune hier vos declarations aux nuages, declarations qui malheureusement ont ete interceptees. La Valliere baissa la tete. -- En verite, dit-elle, tu m'accables. -- Moi? -- Oui, ces plaisanteries me font mourir. -- Ecoute, ecoute, Louise. Ce ne sont point des plaisanteries, et rien n'est plus serieux, au contraire. Je ne t'ai pas arrachee au chateau, je n'ai pas manque la messe, je n'ai pas feint une migraine comme Madame, migraine que Madame n'avait pas plus que moi; je n'ai pas enfin deploye dix fois plus de diplomatie que M. Colbert n'en a herite de M. de Mazarin et n'en pratique vis-a- vis de M. Fouquet, pour parvenir a te confier mes quatre douleurs, a cette seule fin que, lorsque nous sommes seules, que personne ne nous ecoute, tu viennes jouer au fin avec moi. Non, non, crois-le bien, quand je t'interroge, ce n'est pas seulement par curiosite, c'est parce qu'en verite la situation est critique. On sait ce que tu as dit hier, on jase sur ce texte. Chacun brode de son mieux et des fleurs de sa fantaisie; tu as eu l'honneur cette nuit, et tu as encore l'honneur ce matin d'occuper toute la cour, ma chere, et le nombre des choses tendres et spirituelles qu'on te prete ferait crever de depit Mlle de Scudery et son frere, si elles leur etaient fidelement rapportees. -- Eh! ma bonne Montalais, dit la pauvre enfant, tu sais mieux que personne ce que j'ai dit, puisque c'est devant toi que je le disais. -- Oui, je le sais. Mon Dieu! la question n'est pas la. Je n'ai meme pas oublie une seule des paroles que tu as dites; mais pensais-tu ce que tu disais? Louise se troubla. -- Encore des questions? s'ecria-t-elle. Mon Dieu! quand je donnerais tout au monde pour oublier ce que j'ai dit... comment se fait-il donc que chacun se donne le mot pour m'en faire souvenir? Oh! voila une chose affreuse. -- Laquelle? voyons. -- C'est d'avoir une amie qui me devrait epargner, qui pourrait me conseiller, m'aider a me sauver, et qui me tue, qui m'assassine! -- La! la! fit Montalais, voila qu'apres avoir dit trop peu, tu dis trop maintenant. Personne ne songe a te tuer, pas meme a te voler, meme ton secret: on veut l'avoir de bonne volonte, et non pas autrement; car ce n'est pas seulement de tes affaires qu'il s'agit, c'est des notres; et Tonnay-Charente te le dirait comme moi si elle etait la. Car enfin, hier au soir, elle m'avait demande un entretien dans notre chambre, et je m'y rendais apres les colloques _manicampiens_ et _malicorniens_, quand j'apprends a mon retour, un peu attarde, c'est vrai, que Madame a sequestre les filles d'honneur, et que nous couchons chez elle, au lieu de coucher chez nous. Or, Madame a sequestre les filles d'honneur pour qu'elles n'aient pas le temps de se recorder, et, ce matin, elle s'est enfermee avec Tonnay-Charente dans ce meme but. Dis-moi donc, chere amie, quel fond Athenais et moi pouvons faire sur toi, comme nous te dirons quel fond tu peux faire sur nous. -- Je ne comprends pas bien la question que tu me fais, dit Louise tres agitee. -- Hum! tu m'as l'air, au contraire, de tres bien comprendre. Mais je veux preciser mes questions, afin que tu n'aies pas la ressource du moindre faux fuyant. Ecoute donc. Aimes-tu M. de Bragelonne? C'est clair, cela, hein? A cette question, qui tomba comme le premier projectile d'une armee assiegeante dans une place assiegee, Louise fit un mouvement. -- Si j'aime Raoul! s'ecria-t-elle, mon ami d'enfance, mon frere! -- Eh! non, non, non! Voila encore que tu m'echappes, ou que plutot tu veux m'echapper. Je ne te demande pas si tu aimes Raoul, ton ami d'enfance et ton frere; je te demande si tu aimes M. le vicomte de Bragelonne, ton fiance? -- Oh! mon Dieu, ma chere, dit Louise, quelle severite dans la parole! -- Pas de remission, je ne suis ni plus ni moins severe que de coutume. Je t'adresse une question; reponds a cette question. -- Assurement, dit Louise d'une voix etranglee, tu ne me parles pas en amie, mais je te repondrai, moi, en amie sincere. -- Reponds. -- Eh bien! je porte un coeur plein de scrupule et de ridicules fiertes a l'endroit de tout ce qu'une femme doit garder secret, et nul n'a jamais lu sous ce rapport jusqu'au fond de mon ame. -- Je le sais bien. Si j'y avais lu, je ne t'interrogerais pas, je te dirais simplement: "Ma bonne Louise, tu as le bonheur de connaitre M. de Bragelonne, qui est un gentil garcon et un parti avantageux pour une fille sans fortune. M. de La Fere laissera quelque chose comme quinze mille livres de rente a son fils. Tu auras donc un jour quinze mille livres de rente comme la femme de ce fils; c'est admirable. Ne va donc ni a droite ni a gauche, va franchement a M. de Bragelonne, c'est-a-dire a l'autel ou il doit te conduire. Apres? Eh bien! apres, selon son caractere, tu seras ou emancipee ou esclave, c'est-a-dire que tu auras le droit de faire toutes les folies que font les gens trop libres ou trop esclaves." Voila donc, ma chere Louise, ce que je te dirais d'abord, si j'avais lu au fond de ton coeur. -- Et je te remercierais, balbutia Louise, quoique le conseil ne me paraisse pas completement bon. -- Attends, attends... Mais, tout de suite apres te l'avoir donne, j'ajouterais: "Louise, il est dangereux de passer des journees entieres la tete inclinee sur son sein, les mains inertes, l'oeil vague; il est dangereux de chercher les allees sombres et de ne plus sourire aux divertissements qui epanouissent tous les coeurs de jeunes filles; il est dangereux, Louise, d'ecrire avec le bout du pied, comme tu le fais, sur le sable, des lettres que tu as beau effacer, mais qui paraissent encore sous le talon, surtout quand ces lettres ressemblent plus a des L qu'a des B; il est dangereux enfin de se mettre dans l'esprit mille imaginations bizarres, fruits de la solitude et de la migraine; ces imaginations creusent les joues d'une pauvre fille en meme temps qu'elles creusent sa cervelle; de sorte qu'il n'est point rare, en ces occasions, de voir la plus agreable personne du monde en devenir la plus maussade, de voir la plus spirituelle en devenir la plus niaise." -- Merci, mon Aure cherie, repondit doucement La Valliere; il est dans ton caractere de me parler ainsi, et je te remercie de me parler selon ton caractere. -- Et c'est pour les songe-creux que je parle; ne prends donc de mes paroles que ce que tu croiras devoir en prendre. Tiens, je ne sais plus quel conte me revient a la memoire d'une fille vaporeuse ou melancolique, car M. Dangeau m'expliquait l'autre jour que melancolie devait, grammaticalement, s'ecrire _melancholie_, avec un _h_, attendu que le mot francais est forme de deux mots grecs, dont l'un veut dire noir et l'autre bile. Je revais donc a cette jeune personne qui mourut de bile noire, pour s'etre imaginee que le prince, que le roi ou que l'empereur... ma foi! n'importe lequel, s'en allait l'adorant; tandis que le prince, le roi ou l'empereur... comme tu voudras, aimait visiblement ailleurs, et, chose singuliere, chose dont elle ne s'apercevait pas, tandis que tout le monde s'en apercevait autour d'elle, la prenait pour paravent d'amour. Tu ris, comme moi, de cette pauvre folle, n'est- ce pas, La Valliere? -- Je ris, balbutia Louise, pale comme une morte; oui, certainement je ris. -- Et tu as raison, car la chose est divertissante. L'histoire ou le conte, comme tu voudras, m'a plu; voila pourquoi je l'ai retenu et te le raconte. Te figures-tu, ma bonne Louise, le ravage que ferait dans ta cervelle, par exemple, une _melancholie_, avec un _h_, de cette espece-la? Quant a moi, j'ai resolu de te raconter la chose; car, si la chose arrivait a l'une de nous, il faudrait qu'elle fut bien convaincue de cette verite: aujourd'hui c'est un leurre; demain, ce sera une risee; apres-demain, ce sera la mort. La Valliere tressaillit et palit encore, si c'etait possible. -- Quand un roi s'occupe de nous, continua Montalais, il nous le fait bien voir, et, si nous sommes le bien qu'il convoite, il sait se menager son bien. Tu vois donc, Louise, qu'en pareilles circonstances, entre jeunes filles exposees a un semblable danger, il faut se faire toutes confidences, afin que les coeurs non melancoliques surveillent les coeurs qui le peuvent devenir. -- Silence! silence! s'ecria La Valliere, on vient. -- On vient en effet, dit Montalais; mais qui peut venir? Tout le monde est a la messe avec le roi, ou au bain avec Monsieur. Au bout de l'allee, les jeunes filles apercurent presque aussitot sous l'arcade verdoyante la demarche gracieuse et la riche stature d'un jeune homme qui, son epee sous le bras et un manteau dessus, tout botte et tout eperonne, les saluait de loin avec un doux sourire. -- Raoul! s'ecria Montalais. -- M. de Bragelonne! murmura Louise. -- C'est un juge tout naturel qui nous vient pour notre differend, dit Montalais. -- Oh! Montalais! Montalais, par pitie! s'ecria La Valliere, apres avoir ete cruelle, ne sois point inexorable! Ces mots, prononces avec toute l'ardeur d'une priere, effacerent du visage, sinon du coeur de Montalais, toute trace d'ironie. -- Oh! vous voila beau comme Amadis, monsieur de Bragelonne! cria- t elle a Raoul, et tout arme, tout botte comme lui. -- Mille respects, mesdemoiselles, repondit Bragelonne en s'inclinant. -- Mais enfin, pourquoi ces bottes? repeta Montalais, tandis que La Valliere, tout en regardant Raoul avec un etonnement pareil a celui de sa compagne, gardait neanmoins le silence. -- Pourquoi? demanda Raoul. -- Oui, hasarda La Valliere a son tour. -- Parce que je pars, dit Bragelonne en regardant Louise. La jeune fille se sentit frappee d'une superstitieuse terreur et chancela. -- Vous partez, Raoul! s'ecria-t-elle; et ou donc allez-vous? -- Ma chere Louise, dit le jeune homme avec cette placidite qui lui etait naturelle, je vais en Angleterre. -- Et qu'allez-vous faire en Angleterre? -- Le roi m'y envoie. -- Le roi! s'exclamerent a la fois Louise et Aure, qui involontairement echangerent un coup d'oeil, se rappelant l'une et l'autre l'entretien qui venait d'etre interrompu. Ce coup d'oeil, Raoul l'intercepta, mais il ne pouvait le comprendre. Il l'attribua donc tout naturellement a l'interet que lui portaient les deux jeunes filles. -- Sa Majeste, dit-il, a bien voulu se souvenir que M. le comte de La Fere est bien vu du roi Charles II. Ce matin donc, au depart pour la messe, le roi, me voyant sur son chemin, m'a fait un signe de tete. Alors, je me suis approche." Monsieur de Bragelonne, m'a- t-il dit, vous passerez chez M. Fouquet, qui a recu de moi des lettres pour le roi de la Grande-Bretagne; ces lettres, vous les porterez." Je m'inclinai." Ah! auparavant que de partir, ajouta-t- il, vous voudrez bien prendre les commissions de Madame pour le roi son frere." -- Mon Dieu!murmura Louise toute nerveuse et toute pensive a la fois. -- Si vite! on vous ordonne de partir si vite? dit Montalais paralysee par cet evenement etrange. -- Pour bien obeir a ceux qu'on respecte, dit Raoul, il faut obeir vite. Dix minutes apres l'ordre recu, j'etais pret. Madame, prevenue, ecrit la lettre dont elle veut bien me faire l'honneur de me charger. Pendant ce temps, sachant de Mlle de Tonnay- Charente que vous deviez etre du cote des quinconces, j'y suis venu, et je vous trouve toutes deux. -- Et toutes deux assez souffrantes, comme vous voyez, dit Montalais pour venir en aide a Louise, dont la physionomie s'alterait visiblement. -- Souffrantes! repeta Raoul en pressant avec une tendre curiosite la main de Louise de La Valliere. Oh! en effet, votre main est glacee. -- Ce n'est rien. -- Ce froid ne va pas jusqu'au coeur, n'est-ce pas, Louise? demanda le jeune homme avec un doux sourire. Louise releva vivement la tete, comme si cette question eut ete inspiree par un soupcon et eut provoque un remords. -- Oh! vous savez, dit-elle avec effort, que jamais mon coeur ne sera froid pour un ami tel que vous, monsieur de Bragelonne. -- Merci, Louise. Je connais et votre coeur et votre ame, et ce n'est point au contact de la main, je le sais, que l'on juge une tendresse comme la votre. Louise, vous savez combien je vous aime, avec quelle confiance et quel abandon je vous ai donne ma vie; vous me pardonnerez donc, n'est-ce pas, de vous parler un peu en enfant? -- Parlez, monsieur Raoul, dit Louise toute tremblante; je vous ecoute. -- Je ne puis m'eloigner de vous en emportant un tourment, absurde, je le sais, mais qui cependant me dechire. -- Vous eloignez-vous donc pour longtemps? demanda La Valliere d'une voix oppressee, tandis que Montalais detournait la tete. -- Non, et je ne serai probablement pas meme quinze jours absent. La Valliere appuya une main sur son coeur, qui se brisait. -- C'est etrange, poursuivit Raoul en regardant melancoliquement la jeune fille; souvent je vous ai quittee pour aller en des rencontres perilleuses, je partais joyeux alors, le coeur libre, l'esprit tout enivre de joies a venir, de futures esperances, et cependant alors il s'agissait pour moi d'affronter les balles des Espagnols ou les dures hallebardes des Wallons. Aujourd'hui, je vais, sans nul danger, sans nulle inquietude, chercher par le plus facile chemin du monde une belle recompense que me promet cette faveur du roi, je vais vous conquerir peut-etre; car quelle autre faveur plus precieuse que vous-meme le roi pourrait-il m'accorder? Eh bien! Louise, je ne sais en verite comment cela se fait, mais tout ce bonheur, tout cet avenir fuit devant mes yeux comme une vaine fumee, comme un reve chimerique, et j'ai la, j'ai la au fond du coeur, voyez-vous, un grand chagrin, un inexprimable abattement, quelque chose de morne, d'inerte et de mort, comme un cadavre. Oh! je sais bien pourquoi, Louise; c'est parce que je ne vous ai jamais tant aimee que je le fais en ce moment. Oh! mon Dieu! mon Dieu! A cette derniere exclamation sortie d'un coeur brise, Louise fondit en larmes et se renversa dans les bras de Montalais. Celle-ci, qui cependant n'etait pas des plus tendres, sentit ses yeux se mouiller et son coeur se serrer dans un cercle de fer. Raoul vit les pleurs de sa fiancee. Son regard ne penetra point, ne chercha pas meme a penetrer au-dela de ses pleurs. Il flechit un genou devant elle et lui baisa tendrement la main. On voyait que, dans ce baiser, il mettait tout son coeur. -- Relevez-vous, relevez-vous, lui dit Montalais, pres de pleurer elle-meme, car voici Athenais qui nous arrive. Raoul essuya son genou du revers de sa manche, sourit encore une fois a Louise, qui ne le regardait plus, et, ayant serre la main de Montalais avec effusion, il se retourna pour saluer Mlle de Tonnay-Charente, dont on commencait a entendre la robe soyeuse effleurant le sable des allees. -- Madame a-t-elle acheve sa lettre? lui demanda-t-il lorsque la jeune fille fut a la portee de sa voix. -- Oui, monsieur le vicomte, la lettre est achevee, cachetee, et Son Altesse Royale vous attend. Raoul, a ce mot, prit a peine le temps de saluer Athenais, jeta un dernier regard a Louise, fit un dernier signe a Montalais, et s'eloigna dans la direction du chateau. Mais, tout en s'eloignant, il se retournait encore. Enfin, au detour de la grande allee, il eut beau se retourner, il ne vit plus rien. De leur cote, les trois jeunes filles, avec des sentiments bien divers, l'avaient regarde disparaitre. -- Enfin, dit Athenais, rompant la premiere le silence, enfin, nous voila seules, libres de causer de la grande affaire d'hier, et de nous expliquer sur la conduite qu'il importe que nous suivions. Or, si vous voulez me preter attention, continua-t-elle en regardant de tous cotes, je vais vous expliquer, le plus brievement possible, d'abord notre devoir comme je l'entends, et, si vous ne me comprenez pas a demi-mot, la volonte de Madame. Et Mlle de Tonnay-Charente appuya sur ces derniers mots, de maniere a ne pas laisser de doute a ses compagnes sur le caractere officiel dont elle etait revetue. -- La volonte de Madame! s'ecrierent a la fois Montalais et Louise. -- Ultimatum! repliqua diplomatiquement Mlle de Tonnay-Charente. -- Mais, mon Dieu! mademoiselle, murmura La Valliere, Madame sait donc?... -- Madame en sait plus que nous n'en avons dit, articula nettement Athenais. Ainsi, mesdemoiselles, tenons-nous bien. -- Oh! oui, fit Montalais. Aussi j'ecoute de toutes mes oreilles. Parle, Athenais. -- Mon Dieu! mon Dieu! murmura Louise toute tremblante, survivrai- je a cette cruelle soiree? -- Oh! ne vous effarouchez point ainsi, dit Athenais, nous avons le remede. Et, s'asseyant entre ses deux compagnes, a chacune desquelles elle prit une main qu'elle reunit dans les siennes, elle commenca. Sur le chuchotement de ses premieres paroles, on eut pu entendre le bruit d'un cheval qui galopait sur le pave de la grande route, hors des grilles du chateau. Chapitre CXXIX -- Heureux comme un prince Au moment ou il allait entrer au chateau, Bragelonne avait rencontre de Guiche. Mais, avant d'etre rencontre par Raoul, de Guiche avait rencontre Manicamp, lequel avait rencontre Malicorne. Comment Malicorne avait-il rencontre Manicamp? Rien de plus simple: il l'avait attendu a son retour de la messe, a laquelle il avait ete en compagnie de M. de Saint-Aignan. Reunis, ils s'etaient felicites sur cette bonne fortune, et Manicamp avait profite de la circonstance pour demander a son ami si quelques ecus n'etaient pas restes au fond de sa poche. Celui-ci, sans s'etonner de la question, a laquelle il s'attendait peut-etre, avait repondu que toute poche dans laquelle on puise toujours sans jamais y rien mettre ressemble aux puits, qui fournissent encore de l'eau pendant l'hiver, mais que les jardiniers finissent par epuiser l'ete; que sa poche, a lui, Malicorne, avait certainement de la profondeur, et qu'il y aurait plaisir a y puiser en temps d'abondance, mais que, malheureusement, l'abus avait amene la sterilite. Ce a quoi Manicamp, tout reveur, avait replique: -- C'est juste. -- Il s'agirait donc de la remplir, avait ajoute Malicorne. -- Sans doute; mais comment? -- Mais rien de plus facile, cher monsieur Manicamp. -- Bon! Dites. -- Un office chez Monsieur, et la poche est pleine. -- Cet office, vous l'avez? -- C'est-a-dire que j'en ai le titre. -- Eh bien? -- Oui; mais le titre sans l'office, c'est la bourse sans l'argent. -- C'est juste, avait repondu une seconde fois Manicamp. -- Poursuivons donc l'office, avait insiste le titulaire. -- Cher, tres cher, soupira Manicamp, un office chez Monsieur, c'est une des graves difficultes de notre situation. -- Oh! oh! -- Sans doute, nous ne pouvons rien demander a Monsieur en ce moment ci. -- Pourquoi donc? -- Parce que nous sommes en froid avec lui. -- Chose absurde, articula nettement Malicorne. -- Bah! Et si nous faisons la cour a Madame, dit Manicamp, est-ce que, franchement, nous pouvons agreer a Monsieur? -- Justement, si nous faisons la cour a Madame et que nous soyons adroits, nous devons etre adores de Monsieur. -- Hum! -- Ou nous sommes des sots! Depechez-vous donc, monsieur Manicamp, vous qui etes un grand politique, de raccommoder M. de Guiche avec Son Altesse Royale. -- Voyons, que vous a appris M. de Saint-Aignan, a vous, Malicorne? -- A moi? Rien; il m'a questionne, voila tout. -- Eh bien! il a ete moins discret avec moi. -- Il vous a appris, a vous? -- Que le roi est amoureux fou de Mlle de La Valliere. -- Nous savions cela, pardieu! repliqua ironiquement Malicorne, et chacun le crie assez haut pour que tous le sachent, mais, en attendant, faites, je vous prie, comme je vous conseille: parlez a M. de Guiche, et tachez d'obtenir de lui qu'il fasse une demarche vers Monsieur. Que diable! il doit bien cela a Son Altesse Royale. -- Mais il faudrait voir de Guiche. -- Il me semble qu'il n'y a point la une grande difficulte. Faites pour le voir, vous, ce que j'ai fait pour vous voir, moi; attendez-le, vous savez qu'il est promeneur de son naturel. -- Oui, mais ou se promene-t-il? -- La belle demande, par ma foi! Il est amoureux de Madame, n'est- ce pas? -- On le dit. -- Eh bien! il se promene du cote des appartements de Madame. -- Eh! tenez, mon cher Malicorne, vous ne vous trompiez pas, le voici qui vient. -- Et pourquoi voulez-vous que je me trompe? Avez-vous remarque que ce soit mon habitude? Dites. Voyons, il n'est tel que de s'entendre. Voyons, vous avez besoin d'argent? -- Ah! fit lamentablement Manicamp. -- Moi, j'ai besoin de mon office. Que Malicorne ait l'office, Malicorne aura de l'argent. Ce n'est pas plus difficile que cela. -- Eh bien! alors, soyez tranquille. Je vais faire de mon mieux. -- Faites. De Guiche s'avancait; Malicorne tira de son cote, Manicamp happa de Guiche. Le comte etait reveur et sombre. -- Dites-moi quelle rime vous cherchez, mon cher comte, dit Manicamp. J'en tiens une excellente pour faire le pendant de la votre, surtout si la votre est en _ame_. De Guiche secoua la tete, et, reconnaissant un ami, il lui prit le bras. -- Mon cher Manicamp, dit-il, je cherche autre chose qu'une rime. -- Que cherchez-vous? -- Et vous allez m'aider a trouver ce que je cherche, continua le comte, vous qui etes un paresseux, c'est-a-dire un esprit d'ingeniosite. -- J'apprete mon ingeniosite, cher comte. -- Voila le fait: je veux me rapprocher d'une maison ou j'ai affaire. -- Il faut aller du cote de cette maison, dit Manicamp. -- Bon. Mais cette maison est habitee par un mari jaloux. -- Est-il plus jaloux que le chien Cerberus? -- Non, pas plus, mais autant. -- A-t-il trois gueules, comme ce desesperant gardien des enfers? Oh! ne haussez pas les epaules, mon cher comte; je fais cette question avec une raison parfaite, attendu que les poetes pretendent que, pour flechir mon Cerberus, il faut que le voyageur apporte un gateau. Or, moi qui vois la chose du cote de la prose, c'est-a-dire du cote de la realite, je dis: "Un gateau, c'est bien peu pour trois gueules. Si votre jaloux a trois gueules, comte, demandez trois gateaux." -- Manicamp, des conseils comme celui-la, j'en irai chercher chez M. Beautru. -- Pour en avoir de meilleurs, monsieur le comte, dit Manicamp avec un serieux comique, vous adopterez alors une formule plus nette que celle que vous m'avez exposee. -- Ah! si Raoul etait la, dit de Guiche, il me comprendrait, lui. -- Je le crois, surtout si vous lui disiez: J'aimerais fort a voir Madame de plus pres, mais je crains Monsieur, qui est jaloux. -- Manicamp! s'ecria le comte avec colere et en essayant d'ecraser le railleur sous son regard. Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus petite emotion. -- Qu'y a-t-il donc, mon cher comte? demanda Manicamp. -- Comment! c'est ainsi que vous blasphemez les noms les plus sacres! s'ecria de Guiche. -- Quels noms? -- Monsieur! Madame! les premiers noms du royaume. -- Mon cher comte, vous vous trompez etrangement, et je ne vous ai pas nomme les premiers noms du royaume. Je vous ai repondu a propos d'un mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui necessairement a une femme; je vous ai repondu: Pour voir Madame, rapprochez-vous de Monsieur. -- Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, est-ce cela que tu as dit? -- Pas autre chose. -- Bien! alors. -- Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous qu'il s'agisse de Mme la duchesse... et de M. le duc... soit, je vous dirai: "Rapprochons-nous de cette maison quelle qu'elle soit; car c'est une tactique qui, dans aucun cas, ne peut etre defavorable a votre amour." -- Ah! Manicamp, un pretexte, un bon pretexte, trouve-le-moi? -- Un pretexte, pardieu! cent pretextes, mille pretextes. Si Malicorne etait la, c'est lui qui vous aurait deja trouve cinquante mille pretextes excellents! -- Qu'est-ce que Malicorne? dit de Guiche en clignant des yeux comme un homme qui cherche. Il me semble que je connais ce nom- la... -- Si vous le connaissez! je crois bien; vous devez trente mille ecus a son pere. -- Ah! oui; c'est ce digne garcon d'Orleans... -- A qui vous avez promis un office chez Monsieur; pas le mari jaloux, l'autre. -- Eh bien! puisqu'il a tant d'esprit, ton ami Malicorne, qu'il me trouve donc un moyen d'etre adore de Monsieur, qu'il me trouve un pretexte pour faire ma paix avec lui. -- Soit, je lui en parlerai. -- Mais qui nous arrive la? -- C'est le vicomte de Bragelonne. -- Raoul! Oui, en effet. Et de Guiche marcha rapidement au-devant du jeune homme. -- C'est vous, mon cher Raoul? dit de Guiche. -- Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami! repliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour, monsieur Manicamp. -- Comment! tu pars, vicomte? -- Oui, je pars... Mission du roi. -- Ou vas-tu? -- Je vais a Londres. De ce pas, je vais chez Madame; elle doit me remettre une lettre pour Sa Majeste le roi Charles II. -- Tu la trouveras seule, car Monsieur est sorti. -- Pour aller?... -- Pour aller au bain. -- Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de Monsieur, charge-toi de lui faire mes excuses. Je l'eusse attendu pour prendre ses ordres, si le desir de mon prompt depart ne m'avait ete manifeste par M. Fouquet, et de la part de Sa Majeste. Manicamp poussa de Guiche du coude. -- Voila le pretexte, dit-il. -- Lequel? -- Les excuses de M. de Bragelonne. -- Faible pretexte, dit de Guiche. -- Excellent, si Monsieur ne vous en veut pas; mechant comme tout autre, si Monsieur vous en veut. -- Vous avez raison, Manicamp; un pretexte, quel qu'il soit, c'est tout ce qu'il me faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul! Et la-dessus les deux amis s'embrasserent. Cinq minutes apres, Raoul entrait chez Madame, comme l'y avait invite Mlle de Montalais. Madame etait encore a la table ou elle avait ecrit sa lettre. Devant elle brulait la bougie de cire rose qui lui avait servi a la cacheter. Seulement, dans sa preoccupation, car Madame paraissait fort preoccupee, elle avait oublie de souffler cette bougie. Bragelonne etait attendu: on l'annonca aussitot qu'il parut. Bragelonne etait l'elegance meme: il etait impossible de le voir une fois sans se le rappeler toujours; et non seulement Madame l'avait vu une fois, mais encore, on se le rappelle, c'etait un des premiers qui eussent ete au devant d'elle, et il l'avait accompagnee du Havre a Paris. Madame avait donc conserve un excellent souvenir de Bragelonne. -- Ah! lui dit-elle, vous voila, monsieur; vous allez voir mon frere, qui sera heureux de payer au fils une portion de la dette de reconnaissance qu'il a contractee avec le pere. -- Le comte de La Fere, madame, a ete largement recompense du peu qu'il a eu le bonheur de faire pour le roi par les bontes que le roi a eues pour lui, et c'est moi qui vais lui porter l'assurance du respect, du devouement et de la reconnaissance du pere et du fils. -- Connaissez-vous mon frere, monsieur le vicomte? -- Non, Votre Altesse; c'est la premiere fois que j'aurai le bonheur de voir Sa Majeste. -- Vous n'avez pas besoin d'etre recommande pres de lui. Mais enfin, si vous doutez de votre valeur personnelle, prenez-moi hardiment pour votre repondant, je ne vous dementirai point. -- Oh! Votre Altesse est trop bonne. -- Non, monsieur de Bragelonne. Je me souviens que nous avons fait route ensemble, et que j'ai remarque votre grande sagesse au milieu des supremes folies que faisaient, a votre droite et a votre gauche, deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne parlons pas d'eux; parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un etablissement? Excusez ma question: ce n'est point la curiosite, c'est le desir de vous etre bonne a quelque chose qui me la dicte. -- Non, madame; je vais en Angleterre pour remplir une mission qu'a bien voulu me confier Sa Majeste, voila tout. -- Et vous comptez revenir en France? -- Aussitot cette mission remplie, a moins que Sa Majeste le roi Charles II ne me donne d'autres ordres. -- Il vous fera tout au moins la priere, j'en suis sure, de rester pres de lui le plus longtemps possible. -- Alors, comme je ne saurai pas refuser, je prierai d'avance Votre Altesse Royale de vouloir bien rappeler au roi de France qu'il a loin de lui un de ses serviteurs les plus devoues. -- Prenez garde que, lorsqu'il vous rappellera, vous ne regardiez son ordre comme un abus de pouvoir. -- Je ne comprends pas, Madame. -- La cour de France est incomparable, je le sais bien; mais nous avons quelques jolies femmes aussi a la cour d'Angleterre. Raoul sourit. -- Oh! dit Madame, voila un sourire qui ne presage rien de bon a mes compatriotes. C'est comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne: "Je viens a vous, mais je laisse mon coeur de l'autre cote du detroit." N'est-ce point cela que signifiait votre sourire? -- Votre Altesse a le don de lire jusqu'au plus profond des ames; elle comprendra donc pourquoi maintenant tout sejour prolonge a la cour d'Angleterre serait une douleur pour moi. -- Et je n'ai pas besoin de m'informer si un si brave cavalier est paye de retour? -- Madame, j'ai ete eleve avec celle que j'aime, et je crois qu'elle a pour moi les memes sentiments que j'ai pour elle. -- Eh bien! partez vite, monsieur de Bragelonne, revenez vite, et, a votre retour, nous verrons deux heureux, car j'espere qu'il n'y a aucun obstacle a votre bonheur? -- Il y en a un grand, madame. -- Bah! et lequel? -- La volonte du roi. -- La volonte du roi!... Le roi s'oppose a votre mariage? -- Ou du moins il le differe. J'ai fait demander au roi son agrement par le comte de La Fere, et, sans le refuser tout a fait, il a au moins dit positivement qu'il le lui ferait attendre. -- La personne que vous aimez est-elle donc indigne de vous? -- Elle est digne de l'amour d'un roi, madame. -- Je veux dire: peut-etre n'est-elle point d'une noblesse egale a la votre? -- Elle est d'excellente famille. -- Jeune, belle? -- Dix-sept ans, et pour moi belle a ravir! -- Est-elle en province ou a Paris? -- Elle est a Fontainebleau, madame. -- A la cour? -- Oui. -- Je la connais? -- Elle a l'honneur de faire partie de la maison de Votre Altesse Royale. -- Son nom? demanda la princesse avec anxiete, si toutefois, ajouta-t-elle en se reprenant vivement, son nom n'est pas un secret? -- Non, madame; mon amour est assez pur pour que je n'en fasse de secret a personne, et a plus forte raison a Votre Altesse, si parfaitement bonne pour moi. C'est Mlle Louise de La Valliere. Madame ne put retenir un cri, dans lequel il y avait plus que de l'etonnement. -- Ah! dit-elle, La Valliere... celle qui hier... Elle s'arreta. -- Celle qui, hier, s'est trouvee indisposee, je crois, continua- t-elle. -- Oui, madame, j'ai appris l'accident qui lui etait arrive ce matin seulement. -- Et vous l'avez vue avant que de venir ici? -- J'ai eu l'honneur de lui faire mes adieux. -- Et vous dites, reprit Madame en faisant un effort sur elle- meme, que le roi a... ajourne votre mariage avec cette enfant? -- Oui, madame, ajourne. -- Et a-t-il donne quelque raison a cet ajournement? -- Aucune. -- Il y a longtemps que le comte de La Fere lui a fait cette demande? -- Il y a plus d'un mois, madame. -- C'est etrange, fit la princesse. Et quelque chose comme un nuage passa sur ses yeux. -- Un mois? repeta-t-elle. -- A peu pres. -- Vous avez raison, monsieur le vicomte, dit la princesse avec un sourire dans lequel Bragelonne eut pu remarquer quelque contrainte, il ne faut pas que mon frere vous garde trop longtemps la-bas; partez donc vite, et, dans la premiere lettre que j'ecrirai en Angleterre, je vous reclamerai au nom du roi. Et Madame se leva pour remettre sa lettre aux mains de Bragelonne. Raoul comprit que son audience etait finie; il prit la lettre, s'inclina devant la princesse et sortit. -- Un mois! murmura la princesse; aurais-je donc ete aveugle a ce point, et l'aimerait-il depuis un mois? Et, comme Madame n'avait rien a faire, elle se mit a commencer pour son frere la lettre dont le post-scriptum devait rappeler Bragelonne. Le comte de Guiche avait, comme nous l'avons vu, cede aux insistances de Manicamp, et s'etait laisse entrainer par lui jusqu'aux ecuries; ou ils firent seller leurs chevaux; apres quoi, par la petite allee dont nous avons deja donne la description a nos lecteurs, ils s'avancerent au-devant de Monsieur, qui, sortant du bain, s'en revenait tout frais vers le chateau, ayant sur le visage un voile de femme, afin que le soleil, deja chaud, ne halat pas son teint. Monsieur etait dans un de ces acces de belle humeur qui lui inspiraient parfois l'admiration de sa propre beaute. Il avait, dans l'eau, pu comparer la blancheur de son corps a celle du corps de ses courtisans, et, grace au soin que Son Altesse Royale prenait d'elle-meme, nul n'avait pu, meme le chevalier de Lorraine, soutenir la concurrence. Monsieur avait de plus nage avec un certain succes, et tous ses nerfs tendus dans une sage mesure par cette salutaire immersion dans l'eau fraiche, tenaient son corps et son esprit dans un heureux equilibre. Aussi, a la vue de de Guiche, qui venait au petit galop au-devant de lui sur un magnifique cheval blanc, le prince ne put-il retenir une joyeuse exclamation. -- Il me semble que cela va bien, dit Manicamp, qui crut lire cette bienveillance sur la physionomie de Son Altesse Royale. -- Ah! bonjour, Guiche, bonjour, mon pauvre Guiche, s'ecria le prince. -- Salut a Monseigneur! repondit de Guiche, encourage par le ton de voix de Philippe; sante, joie, bonheur et prosperite a Votre Altesse! -- Sois le bienvenu, Guiche, et prends ma droite, mais tiens ton cheval en bride, car je veux revenir au pas sous ces voutes fraiches. -- A vos ordres, monseigneur. Et de Guiche se rangea a la droite du prince comme il venait d'y etre invite. -- Voyons, mon cher de Guiche, dit le prince, voyons, donne-moi un peu des nouvelles de ce de Guiche que j'ai connu autrefois et qui faisait la cour a ma femme? De Guiche rougit jusqu'au blanc des yeux, tandis que Monsieur eclatait de rire comme s'il eut fait la plus spirituelle plaisanterie du monde. Les quelques privilegies qui entouraient Monsieur crurent devoir l'imiter, quoiqu'ils n'eussent pas entendu ses paroles, et ils pousserent un bruyant eclat de rire qui prit au premier, traversa le cortege et ne s'eteignit qu'au dernier. De Guiche, tout rougissant qu'il etait, fit cependant bonne contenance: Manicamp le regardait. -- Ah! monseigneur, repondit de Guiche, soyez charitable a un malheureux; ne m'immolez pas a M. le chevalier de Lorraine! -- Comment cela? -- S'il vous entend me railler, il rencherira sur Votre Altesse et me raillera sans pitie. -- Sur ton amour pour la princesse? -- Oh! monseigneur, par pitie! -- Voyons, voyons, de Guiche, avoue que tu as fait les yeux doux a Madame. -- Jamais je n'avouerai une pareille chose, monseigneur. -- Par respect pour moi? Eh bien! je t'affranchis du respect, de Guiche. Avoue, comme s'il s'agissait de Mme de Chalais, ou de Mlle de La Valliere. Puis, s'interrompant: -- Allons, bon! dit-il en recommencant a rire, voila que je joue avec une epee a deux tranchants, moi. Je frappe sur toi et je frappe sur mon frere, Chalais et La Valliere, ta fiancee a toi, et sa future a lui. -- En verite, monseigneur, dit le comte, vous etes aujourd'hui d'une adorable humeur. -- Ma foi, oui! je me sens bien, et puis ta vue me fait plaisir. -- Merci, monseigneur. -- Tu m'en voulais donc? -- Moi, monseigneur? -- Oui. -- Et de quoi, mon Dieu? -- De ce que j'avais interrompu tes sarabandes et tes espagnoleries. -- Oh! Votre Altesse! -- Voyons, ne nie point. Tu es sorti ce jour-la de chez la princesse avec des yeux furibonds; cela t'a porte malheur, mon cher, et tu as danse le ballet d'hier d'une pitoyable facon. Ne boude pas, de Guiche; cela te nuit en ce que tu prends l'air d'un ours. Si la princesse t'a regarde hier, je suis sur d'une chose... -- De laquelle, monseigneur? Votre Altesse m'effraie. -- Elle t'aura tout a fait renie. Et le prince de rire de plus belle. "Decidement, pensa Manicamp, le rang n'y fait rien, et ils sont tous pareils." Le prince continua. -- Enfin, te voila revenu; il y a espoir que le chevalier redevienne aimable. -- Comment, cela, monseigneur, et par quel miracle puis-je avoir cette influence sur M. de Lorraine? -- C'est tout simple, il est jaloux de toi. -- Ah bah! vraiment? -- C'est comme je te le dis. -- Il me fait trop d'honneur. -- Tu comprends, quand tu es la, il me caresse; quand tu es parti, il me martyrise. Je regne par bascule. Et puis tu ne sais pas l'idee qui m'est venue? -- Je ne m'en doute pas, monseigneur. -- Eh bien! quand tu etais en exil, car tu as ete exile, mon pauvre Guiche... -- Pardieu! monseigneur, a qui la faute? dit de Guiche en affectant un air bourru. -- Oh! ce n'est certainement pas a moi, cher comte, repliqua Son Altesse Royale. Je n'ai pas demande au roi de t'exiler, foi de prince! -- Non pas vous, monseigneur, je le sais bien; mais... -- Mais Madame? Oh! quant a cela, je ne dis pas non. Que diable lui as-tu donc fait, a Madame? -- En verite, monseigneur... -- Les femmes ont leur rancune, je le sais bien, et la mienne n'est pas exempte de ce travers. Mais, si elle t'a fait exiler, elle, je ne t'en veux pas, moi. -- Alors, monseigneur, dit de Guiche, je ne suis qu'a moitie malheureux. Manicamp, qui venait derriere de Guiche et qui ne perdait pas une parole de ce que disait le prince, plia les epaules jusque sur le cou de son cheval pour cacher le rire qu'il ne pouvait reprimer. -- D'ailleurs, ton exil m'a fait pousser un projet dans la tete. -- Bon! -- Quand le chevalier, ne te voyant plus la et sur de regner seul, me malmenait, voyant, au contraire de ce mechant garcon, ma femme si aimable et si bonne pour moi qui la neglige, j'eus l'idee de me faire un mari modele, une rarete, une curiosite de cour; j'eus l'idee d'aimer ma femme. De Guiche regarda le prince avec un air de stupefaction qui n'avait rien de joue. -- Oh! balbutia de Guiche tremblant, cette idee-la, monseigneur, elle ne vous est pas venue serieusement? -- Ma foi, si! J'ai du bien que mon frere m'a donne au moment de mon mariage; elle a de l'argent, elle, et beaucoup, puisqu'elle en tire tout a la fois de son frere et de son beau-frere, d'Angleterre et de France. Eh bien! nous eussions quitte la cour. Je me fusse retire au chateau de Villers-Cotterets, qui est de mon apanage, au milieu d'une foret, dans laquelle nous eussions file le parfait amour aux memes endroits que faisait mon grand pere Henri IV avec la belle Gabrielle, Que dis-tu de cette idee, de Guiche? -- Je dis que c'est a faire fremir, monseigneur, repondit de Guiche, qui fremissait reellement. -- Ah! je vois que tu ne supporterais pas d'etre exile une seconde fois. -- Moi, monseigneur? -- Je ne t'emmenerai donc pas avec nous comme j'en avais eu le dessein d'abord. -- Comment, avec vous, monseigneur? -- Oui, si par hasard l'idee me reprend de bouder la cour. -- Oh! monseigneur, qu'a cela ne tienne, je suivrai Votre Altesse jusqu'au bout du monde. -- Maladroit que vous etes! grommela Manicamp en poussant son cheval sur de Guiche, de facon a le desarconner. Puis, en passant pres de lui comme s'il n'etait pas maitre de son cheval: -- Mais pensez donc a ce que vous dites, lui glissa-t-il tout bas. -- Alors, dit le prince, c'est convenu; puisque tu m'es si devoue, je t'emmene. -- Partout, monseigneur, partout, repliqua joyeusement de Guiche; partout, a l'instant meme. Etes-vous pret? Et de Guiche rendit en riant la main a son cheval, qui fit deux bonds en avant. -- Un instant, un instant, dit le prince; passons par le chateau. -- Pour quoi faire? -- Pour prendre ma femme, parbleu! -- Comment? demanda de Guiche. -- Sans doute, puisque je te dis que c'est un projet d'amour conjugal; il faut bien que j'emmene ma femme. -- Alors, monseigneur, repondit le comte, j'en suis desespere, mais pas de de Guiche pour vous. -- Bah! -- Oui. Pourquoi emmenez-vous Madame? -- Tiens! parce que je m'apercois que je l'aime. De Guiche palit legerement, en essayant toutefois de conserver son apparente gaiete. -- Si vous aimez Madame, monseigneur, dit-il, cet amour doit vous suffire, et vous n'avez plus besoin de vos amis. -- Pas mal, pas mal, murmura Manicamp. -- Allons, voila la peur de Madame qui te reprend, repliqua le prince. -- Ecoutez donc, monseigneur, je suis paye pour cela; une femme qui m'a fait exiler. -- Oh! mon Dieu! le vilain caractere que tu as, de Guiche; comme tu es rancunier, mon ami. -- Je voudrais bien vous y voir, vous, monseigneur. -- Decidement, c'est a cause de cela que tu as si mal danse hier; tu voulais te venger en faisant faire a Madame de fausses figures; ah! de Guiche, ceci est mesquin, et je le dirai a Madame. -- Oh! vous pouvez lui dire tout ce que vous voudrez, monseigneur. Son Altesse ne me haira point plus qu'elle ne le fait. -- La! la! tu exageres, pour quinze pauvres jours de campagne forcee qu'elle t'a imposes. -- Monseigneur, quinze jours sont quinze jours, et, quand on les passe a s'ennuyer, quinze jours sont une eternite. -- De sorte que tu ne lui pardonneras pas? -- Jamais. -- Allons, allons, de Guiche, sois meilleur garcon, je veux faire ta paix avec elle; tu reconnaitras, en la frequentant, qu'elle n'a point de mechancete et qu'elle est pleine d'esprit. -- Monseigneur... -- Tu verras qu'elle sait recevoir comme une princesse et rire comme une bourgeoise; tu verras qu'elle fait, quand elle le veut, que les heures s'ecoulent comme des minutes. De Guiche, mon ami, il faut que tu reviennes sur le compte de ma femme. "Decidement, se dit Manicamp, voila un mari a qui le nom de sa femme portera malheur, et feu le roi Candaule etait un veritable tigre aupres de monseigneur." -- Enfin, ajouta le prince, tu reviendras sur le compte de ma femme, de Guiche; je te le garantis. Seulement, il faut que je te montre le chemin. Elle n'est point banale, et ne parvient pas qui veut a son coeur. -- Monseigneur... -- Pas de resistance, de Guiche, ou nous nous facherons, repliqua le prince. -- Mais puisqu'il le veut, murmura Manicamp a l'oreille de de Guiche, satisfaites-le donc. -- Monseigneur, dit le comte, j'obeirai. -- Et pour commencer, reprit Monseigneur, on joue ce soir chez Madame; tu dineras avec moi et je te conduirai chez elle. -- Oh! pour cela, monseigneur, objecta de Guiche, vous me permettrez de resister. -- Encore! mais c'est de la rebellion. -- Madame m'a trop mal recu hier devant tout le monde. -- Vraiment! dit le prince en riant. -- A ce point qu'elle ne m'a pas meme repondu quand je lui ai parle; il peut etre bon de n'avoir pas d'amour-propre, mais trop peu, c'est trop peu, comme on dit. -- Comte, apres le diner, tu iras t'habiller chez toi et tu viendras me reprendre, je t'attendrai. -- Puisque Votre Altesse le commande absolument... -- Absolument. -- Il n'en demordra point, dit Manicamp, et ces sortes de choses sont celles qui tiennent le plus obstinement a la tete des maris. Ah! pourquoi donc M. Moliere n'a-t-il pas entendu celui-la, il l'aurait mis en vers. Le prince et sa cour, ainsi devisant, rentrerent dans les plus frais appartements du chateau. -- A propos, dit de Guiche sur le seuil de la porte, j'avais une commission pour Votre Altesse Royale. -- Fais ta commission. -- M. de Bragelonne est parti pour Londres avec un ordre du roi, et il m'a charge de tous ses respects pour Monseigneur. -- Bien! bon voyage au vicomte, que j'aime fort. Allons, va t'habiller, de Guiche, et reviens-nous. Et si tu ne reviens pas... -- Qu'arrivera-t-il, monseigneur? -- Il arrivera que je te fais jeter a la Bastille. -- Allons, decidement, dit de Guiche en riant, Son Altesse Royale Monsieur est la contrepartie de Son Altesse Royale Madame. Madame me fait exiler parce qu'elle ne m'aime pas assez, Monsieur me fait emprisonner parce qu'il m'aime trop. Merci, monsieur! Merci, madame! -- Allons, allons, dit le prince, tu es un charmant ami, et tu sais bien que je ne puis me passer de toi. Reviens vite. -- Soit, mais il me plait de faire de la coquetterie a mon tour, monseigneur. -- Bah? -- Aussi je ne rentre chez Votre Altesse qu'a une seule condition. -- Laquelle? -- J'ai l'ami d'un de mes amis a obliger. -- Tu l'appelles? -- Malicorne. -- Vilain nom. -- Tres bien porte, monseigneur. -- Soit. Eh bien? -- Eh bien! je dois a M. Malicorne une place chez vous, monseigneur. -- Une place de quoi? -- Une place quelconque; une surveillance, par exemple. -- Parbleu! cela se trouve bien, j'ai congedie hier le maitre des appartements. -- Va pour le maitre des appartements, monseigneur. Qu'a-t-il a faire? -- Rien, sinon a regarder et a rapporter. -- Police interieure? -- Justement. -- Oh! comme cela va bien a Malicorne, se hasarda de dire Manicamp. -- Vous connaissez celui dont il s'agit, monsieur Manicamp? demanda le prince. -- Intimement, monseigneur. C'est mon ami. -- Et votre opinion est? -- Que Monseigneur n'aura jamais un maitre des appartements pareil a celui-la. -- Combien rapporte l'office? demanda le comte au prince. -- Je l'ignore; seulement, on m'a toujours dit qu'il ne pouvait assez se payer quand il etait bien occupe. -- Qu'appelez-vous bien occupe, prince? -- Cela va sans dire, quand le fonctionnaire est homme d'esprit. -- Alors, je crois que Monseigneur sera content, car Malicorne a de l'esprit comme un diable. -- Bon! l'office me coutera cher en ce cas, repliqua le prince en riant. Tu me fais la un veritable cadeau, comte. -- Je le crois, monseigneur. -- Eh bien! va donc annoncer a ton M. Melicorne... -- Malicorne, monseigneur. -- Je ne me ferai jamais a ce nom-la. -- Vous dites bien Manicamp, monseigneur. -- Oh! je dirais tres bien aussi Manicorne. L'habitude m'aiderait. -- Dites, dites, monseigneur, je vous promets que votre inspecteur des appartements ne se fachera point; il est du plus heureux caractere qui se puisse voir. -- Eh bien! alors, mon cher de Guiche, annoncez-lui sa nomination... Mais, attendez... -- Quoi, monseigneur? -- Je veux le voir auparavant. S'il est aussi laid que son nom, je me dedis. -- Monseigneur le connait. -- Moi? -- Sans doute. Monseigneur l'a deja vu au Palais-Royal; a telles enseignes que c'est meme moi qui le lui ai presente. -- Ah! fort bien, je me rappelle... Peste! c'est un charmant garcon! -- Je savais bien que Monseigneur avait du le remarquer. -- Oui, oui, oui! Vois-tu, de Guiche, je ne veux pas que, ma femme ni moi, nous ayons des laideurs devant les yeux. Ma femme prendra pour demoiselles d'honneur toutes filles jolies; je prendrai, moi, tous gentilshommes bien faits. De cette facon, vois-tu, de Guiche, si je fais des enfants, ils seront d'une bonne inspiration, et, si ma femme en fait, elle aura vu de beaux modeles. -- C'est puissamment raisonne, monseigneur, dit Manicamp approuvant de l'oeil et de la voix. Quant a de Guiche, sans doute ne trouva-t-il pas le raisonnement aussi heureux, car il opina seulement du geste, et encore le geste garda-t-il un caractere marque d'indecision. Manicamp s'en alla prevenir Malicorne de la bonne nouvelle qu'il venait d'apprendre. De Guiche parut s'en aller a contrecoeur faire sa toilette de cour. Monsieur, chantant, riant et se mirant, atteignit l'heure du diner dans des dispositions qui eussent justifie ce proverbe: "Heureux comme un prince." Chapitre CXXX -- Histoire d'une naiade et d'une dryade Tout le monde avait fait la collation au chateau, et, apres la collation, toilette de cour. La collation avait lieu d'habitude a cinq heures. Mettons une heure de collation et deux heures de toilette. Chacun etait donc pret vers les huit heures du soir. Aussi vers huit heures du soir commencait-on a se presenter chez Madame. Car, ainsi que nous l'avons dit, c'etait Madame qui recevait ce soir-la. Et aux soirees de Madame nul n'avait garde de manquer; car les soirees passaient chez elle avec tout le charme que la reine, cette pieuse et excellente princesse, n'avait pu, elle, donner a ses reunions. C'est malheureusement un des avantages de la bonte d'amuser moins qu'un mechant esprit. Et cependant, hatons-nous de le dire, mechant esprit n'etait pas une epithete que l'on put appliquer a Madame. Cette nature toute d'elite renfermait trop de generosite veritable, trop d'elans nobles et de reflexions distinguees pour qu'on put l'appeler une mechante nature. Mais Madame avait le don de la resistance, don si souvent fatal a celui qui le possede, car il se brise ou un autre eut plie; il en resultait que les coups ne s'emoussaient point sur elle comme sur cette conscience ouatee de Marie-Therese. Son coeur rebondissait a chaque attaque, et, pareille aux quintaines agressives des jeux de bagues, Madame, si on ne la frappait pas de maniere a l'etourdir, rendait coup pour coup a l'imprudent quel qu'il fut qui osait jouter contre elle. Etait-ce mechancete? etait-ce tout simplement malice? Nous estimons, nous, que les riches et puissantes natures sont celles qui, pareilles a l'arbre de science, produisent a la fois le bien et le mal, double rameau toujours fleuri, toujours fecond, dont savent distinguer le bon fruit ceux qui en ont faim, dont meurent pour avoir trop mange le mauvais les inutiles et les parasites, ce qui n'est pas un mal. Donc, Madame, qui avait son plan de seconde reine, ou meme de premiere reine, bien arrete dans son esprit, Madame, disons-nous, rendait sa maison agreable par la conversation, par les rencontres, par la liberte parfaite qu'elle laissait a chacun de placer son mot, a la condition, toutefois, que le mot fut joli ou utile. Et, le croira-t-on, par cela meme, on parlait peut-etre moins chez Madame qu'ailleurs. Madame haissait les bavards et se vengeait cruellement d'eux. Elle les laissait parler. Elle haissait aussi la pretention et ne passait pas meme ce defaut au roi. C'etait la maladie de Monsieur, et la princesse avait entrepris cette tache exorbitante de l'en guerir. Au reste, poetes, hommes d'esprit, femmes belles, elle accueillait tout en maitresse superieure a ses esclaves. Assez reveuse au milieu de toutes ses espiegleries pour faire rever les poetes; assez forte de ses charmes pour briller meme au milieu des plus jolies; assez spirituelle pour que les plus remarquables l'ecoutassent avec plaisir. On concoit ce que des reunions pareilles a celles qui se tenaient chez Madame devaient attirer de monde: la jeunesse y affluait. Quand le roi est jeune, tout est jeune a la cour. Aussi voyait-on bouder les vieilles dames, tetes fortes de la Regence ou du dernier regne; mais on repondait a leurs bouderies en riant de ces venerables personnes qui avaient pousse l'esprit de domination jusqu'a commander des partis de soldats dans la guerre de la Fronde, afin, disait Madame, de ne pas perdre tout empire sur les hommes. A huit heures sonnant, Son Altesse Royale entra dans le grand salon avec ses dames d'honneur, et trouva plusieurs courtisans qui attendaient deja depuis plus de dix minutes. Parmi tous ces precurseurs de l'heure dite, elle chercha celui qu'elle croyait devoir etre arrive le premier de tous. Elle ne le trouva point. Mais presque au meme instant ou elle achevait cette investigation, on annonca Monsieur. Monsieur etait splendide a voir. Toutes les pierreries du cardinal Mazarin, celles bien entendu que le ministre n'avait pu faire autrement que de laisser, toutes les pierreries de la reine mere, quelques-unes meme de sa femme, Monsieur les portait ce jour-la. Aussi Monsieur brillait-il comme un soleil. Derriere lui, a pas lents et avec un air de componction parfaitement joue, venait de Guiche, vetu d'un habit de velours gris perle, brode d'argent et a rubans bleus. De Guiche portait, en outre, des malines aussi belles dans leur genre que les pierreries de Monsieur l'etaient dans le leur. La plume de son chapeau etait rouge. Madame avait plusieurs couleurs. Elle aimait le rouge en tentures, le gris en vetements, le bleu en fleurs. M. de Guiche, ainsi vetu, etait d'une beaute que tout le monde pouvait remarquer. Certaine paleur interessante, certaine langueur d'yeux, des mains mates de blancheur sous de grandes dentelles, la bouche melancolique; il ne fallait, en verite, que voir M. de Guiche pour avouer que peu d'hommes a la cour de France valaient celui-la. Il en resulta que Monsieur, qui eut eu la pretention d'eclipser une etoile, si une etoile se fut mise en parallele avec lui, fut, au contraire, completement eclipse dans toutes les imaginations, lesquelles sont des juges fort silencieux, certes, mais aussi fort altiers dans leur jugement. Madame avait regarde vaguement de Guiche; mais, si vague que fut ce regard, il amena une charmante rougeur sur son front. Madame, en effet, avait trouve de Guiche si beau et si elegant, qu'elle en etait presque a ne plus regretter la conquete royale qu'elle sentait etre sur le point de lui echapper. Son coeur laissa donc, malgre lui, refluer tout son sang jusqu'a ses joues. Monsieur, prenant son air mutin, s'approcha d'elle. Il n'avait pas vu la rougeur de la princesse, ou, s'il l'avait vue, il etait bien loin de l'attribuer a sa veritable cause. -- Madame, dit-il en baisant la main de sa femme, il y a ici un disgracie, un malheureux exile que je prends sur moi de vous recommander. Faites bien attention, je vous prie, qu'il est de mes meilleurs amis, et que votre accueil me touchera beaucoup. -- Quel exile? quel disgracie? demanda Madame, regardant tout autour d'elle et sans plus s'arreter au comte qu'aux autres. C'etait le moment de pousser son protege. Le prince s'effaca et laissa passer de Guiche, qui, d'un air assez maussade, s'approcha de Madame et lui fit sa reverence. -- Eh quoi! demanda Madame, comme si elle eprouvait le plus vif etonnement, c'est M. le comte de Guiche qui est le disgracie, l'exile? -- Oui-da! reprit le duc. -- Eh! dit Madame, on ne voit que lui ici. -- Ah! madame, vous etes injuste, fit le prince. -- Moi? -- Sans doute. Voyons, pardonnez-lui, a ce pauvre garcon. -- Lui pardonner quoi? Qu'ai-je donc a pardonner a M. de Guiche, moi? -- Mais, au fait, explique-toi, de Guiche. Que veux-tu qu'on te pardonne? demanda le prince. -- Helas! Son Altesse Royale le sait bien, repliqua celui-ci hypocritement. -- Allons, allons, donnez-lui votre main, Madame, dit Philippe. -- Si cela vous fait plaisir, monsieur. Et, avec un indescriptible mouvement des yeux et des epaules, Madame tendit sa belle main parfumee au jeune homme, qui y appuya ses levres. Il faut croire qu'il les appuya longtemps et que Madame ne retira pas trop vite sa main, car le duc ajouta: -- De Guiche n'est point mechant, madame, et il ne vous mordra certainement pas. On prit pretexte, dans la galerie, de ce mot, qui n'etait peut- etre pas fort risible, pour rire a l'exces. En effet, la situation etait remarquable, et quelques bonnes ames l'avaient remarque. Monsieur jouissait donc encore de l'effet de son mot quand on annonca le roi. En ce moment, l'aspect du salon etait celui que nous allons essayer de decrire. Au centre, devant la cheminee encombree de fleurs, se tenait Madame, avec ses demoiselles d'honneur formees en deux ailes, sur les lignes desquelles voltigeaient les papillons de cour. D'autres groupes occupaient les embrasures des fenetres, comme font dans leurs tours reciproques les postes d'une meme garnison, et, de leurs places respectives, percevaient les mots partis du groupe principal. De l'un de ces groupes, le plus rapproche de la cheminee, Malicorne, promu, seance tenante, par Manicamp et de Guiche, au poste de maitre des appartements; Malicorne, dont l'habit d'officier etait pret depuis tantot deux mois, flamboyait dans ses dorures et rayonnait sur Montalais, extreme gauche de Madame, avec tout le feu de ses yeux et tout le reflet de son velours. Madame causait avec Mme de Chatillon et Mme de Crequi, ses deux voisines, et renvoyait quelques paroles a Monsieur, qui s'effaca aussitot que cette annonce fut faite: -- Le roi! Mlle de La Valliere etait, comme Montalais, a la gauche de Madame, c'est-a-dire l'avant-derniere de la ligne; a sa droite, on avait place Mlle de Tonnay-Charente. Elle se trouvait donc dans la situation de ces corps de troupe dont on soupconne la faiblesse, et que l'on place entre deux forces eprouvees. Ainsi flanquee de ses deux compagnes d'aventures, La Valliere, soit qu'elle fut chagrine de voir partir Raoul, soit qu'elle fut encore emue des evenements recents qui commencaient a populariser son nom dans le monde des courtisans, La Valliere, disons-nous, cachait derriere son eventail ses yeux un peu rougis, et paraissait preter une grande attention aux paroles que Montalais et Athenais lui glissaient alternativement dans l'une et l'autre oreille. Lorsque le nom du roi retentit, un grand mouvement se fit dans le salon. Madame, comme la maitresse du logis, se leva pour recevoir le royal visiteur; mais, en se levant, si preoccupee qu'elle dut etre, elle lanca un regard a sa droite, et ce regard que le presomptueux de Guiche interpreta comme envoye a son adresse, s'arreta pourtant en faisant le tour du cercle sur La Valliere, dont il put remarquer la vive rougeur et l'inquiete emotion. Le roi entra au milieu du groupe, devenu general par un mouvement qui s'opera naturellement de la circonference au centre. Tous les fronts s'abaissaient devant Sa Majeste, les femmes ployant, comme de freles et magnifiques lis devant le roi Aquilo. Sa Majeste n'avait rien de farouche, nous pourrions meme dire rien de royal ce soir-la, n'etaient cependant sa jeunesse et sa beaute. Certain air de joie vive et de bonne disposition mit en eveil toutes les cervelles; et voila que chacun se promit une charmante soiree, rien qu'a voir le desir qu'avait Sa Majeste de s'amuser chez Madame. Si quelqu'un pouvait, par sa joie et sa belle humeur, balancer le roi, c'etait M. de Saint-Aignan, rose d'habits, de figure et de rubans, rose d'idees surtout, et, ce soir-la, M. de Saint-Aignan avait beaucoup d'idees. Ce qui avait donne une floraison a toutes ces idees qui germaient dans son esprit riant, c'est qu'il venait de s'apercevoir que Mlle de Tonnay-Charente etait comme lui vetue de rose; Nous ne voudrions pas dire cependant que le ruse courtisan ne sut pas d'avance que la belle Athenais dut revetir cette couleur: il connaissait tres bien l'art de faire jaser un tailleur ou une femme de chambre sur les projets de sa maitresse. Il envoya tout autant d'oeillades assassines a Mlle Athenais qu'il avait de noeuds de rubans aux chausses et au pourpoint, c'est-a- dire qu'il en decocha une quantite furieuse. Le roi ayant fait ses compliments a Madame, et Madame ayant ete invitee a s'asseoir, le cercle se forma aussitot. Louis demanda a Monsieur des nouvelles du bain; il raconta, tout en regardant les dames, que des poetes s'occupaient de mettre en vers ce galant divertissement des bains de Vulaines, et que l'un d'eux, surtout, M. Loret, semblait avoir recu les confidences d'une nymphe des eaux, tant il avait dit de verites dans ses rimes. Plus d'une dame crut devoir rougir. Le roi profita de ce moment pour regarder a son aise; Montalais seule ne rougissait pas assez pour ne pas regarder le roi, et elle le vit devorer du regard Mlle de La Valliere. Cette hardie fille d'honneur, que l'on nommait la Montalais, fit baisser les yeux au roi, et sauva ainsi Louise de La Valliere d'un feu sympathique qui lui fut peut-etre arrive par ce regard! Louis etait pris par Madame, qui l'accablait de questions, et nulle personne au monde ne savait questionner comme elle. Mais lui cherchait a rendre la conversation generale, et pour y reussir, il redoubla d'esprit et de galanterie. Madame voulait des compliments; elle se resolut a en arracher a tout prix, et, s'adressant au roi: -- Sire, dit-elle, Votre Majeste, qui sait tout ce qui se passe en son royaume, doit savoir d'avance les vers contes a M. Loret par cette nymphe; Votre Majeste veut-elle bien nous en faire part? -- Madame, repliqua le roi avec une grace parfaite, je n'ose... Il est certain que, pour vous personnellement, il y aurait de la confusion a ecouter certains details... Mais de Saint-Aignan conte assez bien et retient parfaitement les vers; s'il ne les retient pas, il en improvise. Je vous le certifie poete renforce. De Saint-Aignan, mis en scene, fut contraint de se produire le moins desavantageusement possible. Malheureusement pour Madame, il ne songea qu'a ses affaires particulieres, c'est-a-dire qu'au lieu de rendre a Madame les compliments dont elle se faisait fete, il s'ingera de se prelasser un peu lui-meme dans sa bonne fortune. Lancant donc un centieme coup d'oeil a la belle Athenais, qui pratiquait tout au long sa theorie de la veille, c'est-a-dire qui ne daignait pas regarder son adorateur: -- Sire, dit-il, Votre Majeste me pardonnera sans doute d'avoir trop peu retenu les vers dictes a Loret par la nymphe; mais ou le roi n'a rien retenu, qu'eusse-je fait, moi chetif? Madame accueillit avec peu de faveur cette defaite de courtisans. -- Ah! madame, ajouta de Saint-Aignan, c'est qu'il ne s'agit plus aujourd'hui de ce que disent les nymphes d'eau douce. En verite, on serait tente de croire qu'il ne se fait plus rien d'interessant dans les royaumes liquides. C'est sur terre, madame, que les grands evenements arrivent. Ah! sur terre, madame, que de recits pleins de... -- Bon! fit Madame, et que se passe-t-il donc sur terre? -- C'est aux dryades qu'il faut le demander, repliqua le comte; les dryades habitent les bois, comme Votre Altesse Royale le sait. -- Je sais meme qu'elles sont naturellement bavardes, monsieur de Saint Aignan. -- C'est vrai, madame; mais, quand elles ne rapportent que de jolies choses, on aurait mauvaise grace a les accuser de bavardage. -- Elles rapportent donc de jolies choses? demanda nonchalamment la princesse. En verite, monsieur de Saint-Aignan, vous piquez ma curiosite, et, si j'etais le roi, je vous sommerais sur-le-champ de nous raconter les jolies choses que disent Mmes les dryades, puisque vous seul ici semblez connaitre leur langage. -- Oh! pour cela, madame, je suis bien aux ordres de Sa Majeste, repliqua vivement le comte. -- Il comprend le langage des dryades? dit Monsieur. Est-il heureux, ce Saint-Aignan! -- Comme le francais, monseigneur. -- Contez alors, dit Madame. Le roi se sentit embarrasse; nul doute que son confident ne l'allat embarquer dans une affaire difficile. Il le sentait bien a l'attention universelle excitee par le preambule de Saint-Aignan, excitee aussi par l'attitude particuliere de Madame. Les plus discrets semblaient prets a devorer chaque parole que le comte allait prononcer. On toussa, on se rapprocha, on regarda du coin de l'oeil certaines dames d'honneur qui elles-memes, pour soutenir plus decemment ou avec plus de fermete ce regard inquisiteur si pesant, arrangerent leurs eventails, et se composerent un maintien de duelliste qui va essuyer le feu de son adversaire. En ce temps, on avait tellement l'habitude des conversations ingenieuses et des recits epineux, que la ou tout un salon moderne flairerait scandale, eclat, tragedie, et s'enfuirait d'effroi, le salon de Madame s'accommodait a ses places, afin de ne pas perdre un mot, un geste, de la comedie composee a son profit par M. de Saint-Aignan, et dont le denouement, quels que fussent le style et l'intrigue, devait necessairement etre parfait de calme et d'observation. Le comte etait connu pour un homme poli et un parfait conteur. Il commenca donc bravement au milieu d'un silence profond et partant redoutable pour tout autre que lui. -- Madame, le roi permet que je m'adresse d'abord a Votre Altesse Royale, puisqu'elle se proclame la plus curieuse de son cercle; j'aurai donc l'honneur de dire a Votre Altesse Royale que la dryade habite plus particulierement le creux des chenes et, comme les dryades sont de belles creatures mythologiques, elles habitent de tres beaux arbres, c'est-a-dire les plus gros qu'elles puissent trouver. A cet exorde, qui rappelait sous un voile transparent la fameuse histoire du chene royal, qui avait joue un si grand role dans la derniere soiree, tant de coeurs battirent de joie ou d'inquietude, que, si de Saint-Aignan n'eut pas eu la voix bonne et sonore, ce battement des coeurs eut ete entendu par-dessus sa voix. -- Il doit y avoir des dryades a Fontainebleau, dit Madame d'un ton parfaitement calme, car jamais de ma vie je n'ai vu de plus beaux chenes que dans le parc royal. Et, en disant ces mots, elle envoya droit a l'adresse de de Guiche un regard dont celui-ci n'eut pas a se plaindre comme du precedent, qui, nous l'avons dit, avait conserve certaine nuance de vague bien penible pour un coeur aussi aimant. -- Precisement, madame, c'est de Fontainebleau que j'allais parler a Votre Altesse Royale, dit de Saint-Aignan, car la dryade dont le recit nous occupe habite le parc du chateau de Sa Majeste. L'affaire etait engagee; l'action commencait: auditeurs et narrateur, personne ne pouvait plus reculer. -- Ecoutons, dit Madame, car l'histoire m'a l'air d'avoir non seulement tout le charme d'un recit national, mais encore celui d'une chronique tres contemporaine. -- Je dois commencer par le commencement, dit le comte. Donc, a Fontainebleau, dans une chaumiere de belle apparence, habitent des bergers. "L'un est le berger Tircis, auquel appartiennent les plus riches domaines, transmis par l'heritage de ses parents. Tircis est jeune et beau, et ses qualites en font le premier des bergers de la contree. On peut donc dire hardiment qu'il en est le roi." Un leger murmure d'approbation encouragea le narrateur, qui continua: -- Sa force egale son courage; nul n'a plus d'adresse a la chasse des betes sauvages, nul n'a plus de sagesse dans les conseils. Manoeuvre-t-il un cheval dans les belles plaines de son heritage, conduit-il aux jeux d'adresse et de vigueur les bergers qui lui obeissent, on dirait le dieu Mars agitant sa lance dans les plaines de la Thrace, ou mieux encore Apollon, dieu du jour, lorsqu'il rayonne sur la terre avec ses dards enflammes. Chacun comprend que ce portrait allegorique du roi n'etait pas le pire exorde que le conteur eut pu choisir. Aussi ne manqua-t-il son effet ni sur les assistants, qui, par devoir et par plaisir, y applaudirent a tout rompre; ni sur le roi lui-meme, a qui la louange plaisait fort lorsqu'elle etait delicate, et ne deplaisait pas toujours lors meme qu'elle etait un peu outree. De Saint Aignan poursuivit: -- Ce n'est pas seulement, mesdames, aux jeux de gloire que le berger Tircis a acquis cette renommee qui en a fait le roi des bergers. -- Des bergers de Fontainebleau, dit le roi en souriant a Madame. -- Oh! s'ecria Madame, Fontainebleau est pris arbitrairement par le poete; moi, je dis: des bergers du monde entier. Le roi oublia son role d'auditeur passif et s'inclina. -- C'est, poursuivit de Saint-Aignan au milieu d'un murmure flatteur, c'est aupres des belles surtout que le merite de ce roi des bergers eclate le plus manifestement. C'est un berger dont l'esprit est fin comme le coeur est pur; il sait debiter un compliment avec une grace qui charme invinciblement, il sait aimer avec une discretion qui promet a ses aimables et heureuses conquetes le sort le plus digne d'envie. Jamais un eclat, jamais un oubli. Quiconque a vu Tircis et l'a entendu doit l'aimer; quiconque l'aime et est aime de lui a rencontre le bonheur. De Saint-Aignan fit la une pause; il savourait le plaisir des compliments, et ce portrait, si grotesquement ampoule qu'il fut, avait trouve grace devant de certaines oreilles surtout, pour qui les merites du berger ne semblaient point avoir ete exageres. Madame engagea l'orateur a continuer. -- Tircis, dit le comte, avait un fidele compagnon, ou plutot un serviteur devoue qui s'appelait... Amyntas. -- Ah! voyons le portrait d'Amyntas! dit malicieusement Madame; vous etes si bon peintre, monsieur de Saint-Aignan! -- Madame... -- Oh! comte de Saint-Aignan, n'allez pas, je vous prie, sacrifier ce pauvre Amyntas! je ne vous le pardonnerais jamais. -- Madame, Amyntas est de condition trop inferieure, surtout pres de Tircis, pour que sa personne puisse avoir l'honneur d'un parallele. Il en est de certains amis comme de ces serviteurs de l'Antiquite, qui se faisaient enterrer vivants aux pieds de leur maitre. Aux pieds de Tircis, la est la place d'Amyntas; il n'en reclame pas d'autre, et si quelquefois l'illustre heros... -- Illustre berger, voulez-vous dire? fit Madame feignant de reprendre M. de Saint-Aignan. -- Votre Altesse Royale a raison, je me trompais, reprit le courtisan: si, dis-je, le berger Tircis daigne parfois appeler Amyntas son ami et lui ouvrir son coeur, c'est une faveur non pareille, dont le dernier fait cas comme de la plus insigne felicite. -- Tout cela, interrompit Madame, etablit le devouement absolu d'Amyntas a Tircis, mais ne nous donne pas le portrait d'Amyntas. Comte, ne le flattez pas si vous voulez, mais peignez-nous-le; je veux le portrait d'Amyntas. De Saint-Aignan s'executa, apres s'etre incline profondement devant la belle-soeur de Sa Majeste: -- Amyntas, dit-il, est un peu plus age que Tircis; ce n'est pas un berger tout a fait disgracie de la nature; meme on dit que les Muses ont daigne sourire a sa naissance comme Hebe sourit a la jeunesse. Il n'a point l'ambition de briller; il a celle d'etre aime, et peut-etre n'en serait-il pas indigne s'il etait bien connu. Ce dernier paragraphe, renforce d'une oeillade meurtriere, fut envoye droit a Mlle de Tonnay-Charente, qui supporta le choc sans s'emouvoir. Mais la modestie et l'adresse de l'allusion avaient produit un bon effet; Amyntas en recueillit le fruit en applaudissements; la tete de Tircis lui meme en donna le signal par un consentement plein de bienveillance. -- Or, continua de Saint-Aignan, Tircis et Amyntas se promenaient un soir dans la foret en causant de leurs chagrins amoureux. Notez que c'est deja le recit de la dryade, mesdames; autrement eut-on pu savoir ce que disaient Tircis et Amyntas, les deux plus discrets de tous les bergers de la terre? Ils gagnaient donc l'endroit le plus touffu de la foret pour s'isoler et se confier plus librement leurs peines, lorsque tout a coup leurs oreilles furent frappees d'un bruit de voix. -- Ah! ah! fit-on autour du narrateur. Voila qui devient on ne peut plus interessant. Ici, Madame, semblable au general vigilant qui inspecte son armee, redressa d'un coup d'oeil Montalais et Tonnay-Charente, qui pliaient sous l'effort. -- Ces voix harmonieuses, reprit de Saint-Aignan, etaient celles de quelques bergeres qui avaient voulu, elles aussi, jouir de la fraicheur des ombrages, et qui, sachant l'endroit ecarte, presque inabordable, s'y etaient reunies pour mettre en commun quelques idees sur la bergerie. Un immense eclat de rire, souleve par cette phrase de Saint- Aignan, un imperceptible sourire du roi en regardant Tonnay- Charente, tels furent les resultats de la sortie. -- La dryade assure, continua Saint-Aignan, que les bergeres etaient trois, et que toutes trois etaient jeunes et belles. -- Leurs noms? dit Madame tranquillement. -- Leurs noms! fit de Saint-Aignan, qui se cabra contre cette indiscretion. -- Sans doute. Vous avez appele vos bergers Tircis et Amyntas: appelez vos bergeres d'une facon quelconque. -- Oh! madame, je ne suis pas un inventeur, un trouvere, comme on disait autrefois; je raconte sous la dictee de la dryade. -- Comment votre dryade nommait-elle ces bergeres? En verite, voila une memoire bien rebelle. Cette dryade-la etait donc brouillee avec la deesse Mnemosyne? -- Madame, ces bergeres... Faites bien attention que reveler des noms de femmes est un crime! -- Dont une femme vous absout, comte, a la condition que vous nous revelerez le nom des bergeres. -- Elles se nommaient Philis, Amaryllis et Galatee. -- A la bonne heure! elles n'ont pas perdu pour attendre, dit Madame, et voila trois noms charmants. Maintenant, les portraits? De Saint-Aignan fit encore un mouvement. -- Oh! procedons par ordre, je vous prie, comte, reprit Madame. N'est-ce pas, Sire, qu'il nous faut les portraits des bergeres? Le roi, qui s'attendait a cette insistance, et qui commencait a ressentir quelques inquietudes, ne crut pas devoir piquer une aussi dangereuse interrogatrice. Il pensait d'ailleurs que de Saint-Aignan, dans ses portraits, trouverait le moyen de glisser quelques traits delicats dont feraient leur profit les oreilles que Sa Majeste avait interet a charmer. C'est dans cet espoir, c'est avec cette crainte, que Louis autorisa de Saint-Aignan a tracer le portrait des bergeres Philis, Amaryllis et Galatee. -- Eh bien! donc, soit! dit de Saint-Aignan comme un homme qui prend son parti. Et il commenca. Chapitre CXXXI -- Fin de l'histoire d'une naiade et d'une dryade -- Philis, dit Saint-Aignan en jetant un coup d'oeil provocateur a Montalais, a peu pres comme fait dans un assaut un maitre d'armes qui invite un rival digne de lui a se mettre en garde, Philis n'est ni brune ni blonde, ni grande ni petite, ni froide ni exaltee; elle est, toute bergere qu'elle est, spirituelle comme une princesse et coquette comme un demon. "Sa vue est excellente. Tout ce qu'embrasse sa vue, son coeur le desire. C'est comme un oiseau qui, gazouillant toujours, tantot rase l'herbe, tantot s'enleve voletant a la poursuite d'un papillon, tantot se perche au plus haut d'un arbre, et de la defie tous les oiseleurs, ou de venir le prendre, ou de le faire tomber dans leurs filets. Le portrait etait si ressemblant, que tous les yeux se tournerent sur Montalais, qui, l'oeil eveille, le nez au vent, ecoutait M. de Saint-Aignan comme s'il etait question d'une personne qui lui fut tout a fait etrangere. -- Est-ce tout, monsieur de Saint-Aignan? demanda la princesse. -- Oh! Votre Altesse Royale, le portrait n'est qu'esquisse, et il y aurait bien des choses a dire. Mais je crains de lasser la patience de Votre Altesse ou de blesser la modestie de la bergere, de sorte que je passe a sa compagne Amaryllis. -- C'est cela, dit Madame, passez a Amaryllis, monsieur de Saint- Aignan, nous vous suivons. -- Amaryllis est la plus agee des trois; et cependant, se hata de dire Saint Aignan, ce grand age n'atteint pas vingt ans. Le sourcil de Mlle de Tonnay-Charente, qui s'etait fronce au debut du recit, se defronca avec un leger sourire. -- Elle est grande, avec d'immenses cheveux qu'elle renoue a la maniere des statues de la Grece; elle a la demarche majestueuse et le geste altier: aussi a-t-elle bien plutot l'air d'une deesse que d'une simple mortelle, et, parmi les deesses, celle a qui elle ressemble le plus, c'est Diane chasseresse; avec cette seule difference que la cruelle bergere, ayant un jour derobe le carquois de l'Amour tandis que le pauvre Cupidon dormait dans un buisson de roses, au lieu de diriger ses traits sur les hotes des forets, les decoche impitoyablement sur tous les pauvres bergers qui passent a la portee de son arc et de ses yeux. -- Oh! la mechante bergere! dit Madame; ne se piquera-t-elle point quelque jour avec un de ces traits qu'elle lance si impitoyablement a droite et a gauche? -- C'est l'espoir de tous les bergers en general, dit de Saint- Aignan. -- Et celui du berger Amyntas en particulier, n'est-ce pas? dit Madame. -- Le berger Amyntas est si timide, reprit de Saint-Aignan de l'air le plus modeste qu'il put prendre, que, s'il a cet espoir, nul n'en a jamais rien su, car il le cache au plus profond de son coeur. Un murmure des plus flatteurs accueillit cette profession de foi du narrateur a propos du berger. -- Et Galatee? demanda Madame. Je suis impatiente de voir une main aussi habile reprendre le portrait ou Virgile l'a laisse, et l'achever a nos yeux. -- Madame, dit de Saint-Aignan, pres du grand poete Virgilius Maro, votre humble serviteur n'est qu'un bien pauvre poete; cependant, encourage par votre ordre, je ferai de mon mieux. -- Nous ecoutons, dit Madame. Saint-Aignan allongea le pied, la main et les levres. -- Blanche comme le lait, dit-il, doree comme les epis, elle secoue dans l'air les parfums de sa blonde chevelure. Alors on se demande si ce n'est point cette belle Europe qui donna de l'amour a Jupiter, lorsqu'elle se jouait avec ses compagnes dans les pres en fleurs. "De ses yeux, bleus comme l'azur du ciel dans les plus beaux jours d'ete, tombe une douce flamme; la reverie l'alimente, l'amour la dispense. Quand elle fronce le sourcil ou qu'elle penche son front vers la terre, le soleil se voile en signe de deuil. "Lorsqu'elle sourit, au contraire, toute la nature reprend sa joie, et les oiseaux, un moment muets, recommencent leurs chants au sein des arbres. "Celle-la surtout, dit de Saint-Aignan pour en finir, celle-la est digne des adorations du monde; et, si jamais son coeur se donne, heureux le mortel dont son amour virginal consentira a faire un dieu! Madame, en ecoutant ce portrait, que chacun ecouta comme elle, se contenta de marquer son approbation aux endroits les plus poetiques par quelques hochements de tete; mais il etait impossible de dire si ces marques d'assentiment etaient donnees au talent du narrateur ou a la ressemblance du portrait. Il en resulta que, Madame n'applaudissant pas ouvertement, personne ne se permit d'applaudir, pas meme Monsieur, qui trouvait au fond du coeur que de Saint-Aignan s'appesantissait trop sur les portraits des bergeres, apres avoir passe un peu vivement sur les portraits des bergers. L'assemblee parut donc glacee. De Saint-Aignan, qui avait epuise sa rhetorique et ses pinceaux a nuancer le portrait de Galatee, et qui pensait, d'apres la faveur qui avait accueilli les autres morceaux, entendre des trepignements pour le dernier, de Saint Aignan fut encore plus glace que le roi et toute la compagnie. Il y eut un instant de silence qui enfin fut rompu par Madame. -- Eh bien! Sire, demanda-t-elle, que dit Votre Majeste de ces trois portraits? Le roi voulut venir au secours de Saint-Aignan sans se compromettre. -- Mais Amaryllis est belle, dit-il, a mon avis. -- Moi, j'aime mieux Philis, dit Monsieur; c'est une bonne fille, ou plutot un bon garcon de nymphe. Et chacun de rire. Cette fois, les regards furent si directs, que Montalais sentit le rouge lui monter au visage en flammes violettes. -- Donc, reprit Madame, ces bergeres se disaient?... Mais de Saint-Aignan, frappe dans son amour-propre, n'etait pas en etat de soutenir une attaque de troupes fraiches et reposees. -- Madame, dit-il, ces bergeres s'avouaient reciproquement leurs petits penchants. -- Allez, allez, monsieur de Saint-Aignan, vous etes un fleuve de poesie pastorale, dit Madame avec un aimable sourire qui reconforta un peu le narrateur. -- Elles se dirent que l'amour est un danger, mais que l'absence de l'amour est la mort du coeur. -- De sorte qu'elles conclurent?... demanda Madame. -- De sorte qu'elles conclurent qu'on devait aimer. -- Tres bien! Y mettaient-elles des conditions? -- La condition de choisir, dit de Saint-Aignan. Je dois meme ajouter, c'est la dryade qui parle, qu'une des bergeres, Amaryllis, je crois, s'opposait completement a ce qu'on aimat, et cependant elle ne se defendait pas trop d'avoir laisse penetrer jusqu'a son coeur l'image de certain berger. -- Amyntas ou Tircis? -- Amyntas, madame, dit modestement de Saint-Aignan. Mais aussitot Galatee, la douce Galatee aux yeux purs, repondit que ni Amyntas, ni Alphesibee, ni Tityre, ni aucun des bergers les plus beaux de la contree ne pourraient etre compares a Tircis, que Tircis effacait tous les hommes, de meme que le chene efface en grandeur tous les arbres, le lis en majeste toutes les fleurs. Elle fit meme de Tircis un tel portrait que Tircis, qui l'ecoutait, dut veritablement etre flatte malgre sa grandeur. Ainsi Tircis et Amyntas avaient ete distingues par Amaryllis et Galatee. Ainsi le secret des deux coeurs avait ete revele sous l'ombre de la nuit et dans le secret des bois. "Voila, madame, ce que la dryade m'a raconte, elle qui sait tout ce qui se passe dans le creux des chenes et dans les touffes de l'herbe; elle qui connait les amours des oiseaux, qui sait ce que veulent dire leurs chants; elle qui comprend enfin le langage du vent dans les branches et le bourdonnement des insectes d'or ou d'emeraude dans la corolle des fleurs sauvages; elle me l'a redit, je le repete. -- Et maintenant vous avez fini, n'est-ce pas, monsieur de Saint- Aignan? dit Madame avec un sourire qui fit trembler le roi. -- J'ai fini, oui, madame, repondit de Saint-Aignan; heureux si j'ai pu distraire Votre Altesse pendant quelques instants. -- Instants trop courts, repondit la princesse, car vous avez parfaitement raconte tout ce que vous saviez; mais, mon cher monsieur de Saint-Aignan, vous avez eu le malheur de ne vous renseigner qu'a une seule dryade, n'est ce pas? -- Oui, madame, a une seule, je l'avoue. -- Il en resulte que vous etes passe pres d'une petite naiade qui n'avait l'air de rien, et qui en savait autrement long que votre dryade, mon cher comte. -- Une naiade? repeterent plusieurs voix qui commencaient a se douter que l'histoire allait avoir une suite. -- Sans doute: a cote de ce chene dont vous parlez, et qui s'appelle le chene royal, a ce que je crois du moins, n'est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan? Saint-Aignan et le roi se regarderent. -- Oui, madame, repondit de Saint-Aignan. -- Eh bien! il y a une jolie petite source qui gazouille sur des cailloux, au milieu des myosotis et des paquerettes. -- Je crois que Madame a raison, dit le roi toujours inquiet et suspendu aux levres de sa belle-soeur. -- Oh! il y en a une, c'est moi qui vous en reponds, dit Madame; et la preuve, c'est que la naiade qui regne sur cette source m'a arretee au passage, moi qui vous parle. -- Bah! fit Saint-Aignan. -- Oui, continua la princesse, et cela pour me conter une quantite de choses que M. de Saint-Aignan n'a pas mises dans son recit. -- Oh! racontez vous-meme, dit Monsieur, vous racontez d'une facon charmante. La princesse s'inclina devant le compliment conjugal. -- Je n'aurai pas la poesie du comte et son talent pour faire ressortir tous les details. -- Vous ne serez pas ecoutee avec moins d'interet, dit le roi, qui sentait d'avance quelque chose d'hostile dans le recit de sa belle-soeur. -- Je parle d'ailleurs, continua Madame, au nom de cette pauvre petite naiade, qui est bien la plus charmante demi-deesse que j'aie jamais rencontree. Or, elle riait tant pendant le recit qu'elle m'a fait, qu'en vertu de cet axiome medical: "Le rire est contagieux", je vous demande la permission de rire un peu moi-meme quand je me rappelle ses paroles. Le roi et de Saint-Aignan, qui virent sur beaucoup de physionomies s'epanouir un commencement d'hilarite pareille a celle que Madame annoncait, finirent par se regarder entre eux et se demander du regard s'il n'y aurait pas la-dessous quelque petite conspiration. Mais Madame etait bien decidee a tourner et a retourner le couteau dans la plaie; aussi reprit-elle avec son air de naive candeur, c'est-a-dire avec le plus dangereux de tous ses airs: -- Donc, je passais par la, dit-elle, et, comme je trouvais sous mes pas beaucoup de fleurs fraiches ecloses, nul doute que Philis, Amaryllis, Galatee, et toutes vos bergeres, n'eussent passe sur le chemin avant moi. Le roi se mordit les levres. Le recit devenait de plus en plus menacant. -- Ma petite naiade, continua Madame, roucoulait sa petite chanson sur le lit de son ruisselet; comme je vis qu'elle m'accostait en touchant le bas de ma robe, je ne songeai pas a lui faire un mauvais accueil, et cela d'autant mieux, apres tout, qu'une divinite, fut-elle de second ordre, vaut toujours mieux qu'une princesse mortelle. Donc, j'abordai la naiade, et voici ce qu'elle me dit en eclatant de rire: "Figurez-vous, princesse..." -- Vous comprenez, Sire, c'est la naiade qui parle. Le roi fit un signe d'assentiment; Madame reprit: -- "Figurez-vous, princesse, que les rives de mon ruisseau viennent d'etre temoins d'un spectacle des plus amusants. Deux bergers, curieux jusqu'a l'indiscretion, se sont fait mystifier d'une facon rejouissante par trois nymphes ou trois bergeres..." Je vous demande pardon, mais je ne me rappelle plus si c'est nymphes ou bergeres qu'elle a dit. Mais il importe peu, n'est-ce pas? Passons donc. A ce preambule, le roi rougit visiblement, et de Saint-Aignan, perdant toute contenance, se mit a ecarquiller les yeux le plus anxieusement du monde. -- "Les deux bergers, poursuivit ma petite naiade en riant toujours, suivaient la trace des trois demoiselles..." Non, je veux dire des trois nymphes; pardon, je me trompe, des trois bergeres. Cela n'est pas toujours sense, cela peut gener celles que l'on suit. J'en appelle a toutes ces dames, et pas une de celles qui sont ici ne me dementira, j'en suis certaine. Le roi, fort en peine de ce qui allait suivre, opina du geste. -- "Mais, continua la naiade, les bergeres avaient vu Tircis et Amyntas se glisser dans le bois; et, la lune aidant, elles les avaient reconnus a travers les quinconces..." Ah! vous riez, interrompit Madame. Attendez, attendez, vous n'etes pas au bout. Le roi palit; de Saint-Aignan essuya son front humide de sueur. Il y avait dans les groupes des femmes de petits rires etouffes, des chuchotements furtifs. -- Les bergeres, disais-je, voyant l'indiscretion des deux bergers, les bergeres s'allerent asseoir au pied du chene royal, et, lorsqu'elles sentirent leurs indiscrets ecouteurs a portee de ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire, elles leur adresserent innocemment, le plus innocemment du monde, une declaration incendiaire dont l'amour-propre naturel a tous les hommes, et meme aux bergers les plus sentimentaux, fit paraitre aux deux auditeurs les termes doux comme des rayons de miel. Le roi, a ces mots que l'assemblee ne put ecouter sans rire, laissa echapper un eclair de ses yeux. Quant a de Saint-Aignan, il laissa tomber sa tete sur sa poitrine, et voila, sous un amer eclat de rire, le depit profond qu'il ressentait. -- Oh! fit le roi en se redressant de toute sa taille, voila, sur ma parole, une plaisanterie charmante assurement et, racontee par vous, madame, d'une facon non moins charmante: mais reellement, bien reellement, avez-vous compris la langue des naiades? -- Mais le comte pretend bien avoir compris celle des dryades, repartit vivement Madame. -- Sans doute, dit le roi. Mais, vous le savez, le comte a la faiblesse de viser a l'Academie, de sorte qu'il a appris, dans ce but, toutes sortes de choses que bien heureusement vous ignorez, et il se serait pu que la langue de la nymphe des eaux fut au nombre des choses que vous n'avez pas etudiees. -- Vous comprenez, Sire, repondit Madame, que pour de pareils faits on ne s'en fie pas a soi toute seule; l'oreille d'une femme n'est pas chose infaillible, a dit saint Augustin; aussi ai-je voulu m'eclairer d'autres opinions que la mienne, et, comme ma naiade, qui, en qualite de deesse, est polyglotte... n'est-ce point ainsi que cela se dit, monsieur de Saint-Aignan? -- Oui, madame, dit de Saint-Aignan tout deferre. -- Et, continua la princesse, comme ma naiade, qui, en qualite de deesse, est polyglotte, m'avait d'abord parle en anglais, je craignis, comme vous dites, d'avoir mal entendu et fis venir Mlles de Montalais, de Tonnay-Charente et La Valliere, priant ma naiade de me refaire en langue francaise le recit qu'elle m'avait deja fait en anglais. -- Et elle le fit? demanda le roi. -- Oh! c'est la plus complaisante divinite qui existe... Oui, Sire, elle le refit. De sorte qu'il n'y a aucun doute a conserver. N'est-ce pas, mesdemoiselles, dit la princesse en se tournant vers la gauche de son armee, n'est-ce pas que la naiade a parle absolument comme je raconte, et que je n'ai en aucune facon failli a la verite?... Philis?... Pardon! je me trompe... mademoiselle Aure de Montalais, est-ce vrai? -- Oh! absolument, madame, articula nettement Mlle de Montalais. -- Est-ce vrai, mademoiselle de Tonnay-Charente? -- Verite pure, repondit Athenais d'une voix non moins ferme, mais cependant moins intelligible. -- Et vous, La Valliere? demanda Madame. La pauvre enfant sentait le regard ardent du roi dirige sur elle; elle n'osait pas nier, elle n'osait pas mentir; elle baissa la tete en signe d'acquiescement. Seulement sa tete ne se releva point, a demi glacee qu'elle etait par un froid plus douloureux que celui de la mort. Ce triple temoignage ecrasa le roi. Quant a Saint-Aignan, il n'essayait meme pas de dissimuler son desespoir, et sans savoir ce qu'il disait, il begayait: -- Excellente plaisanterie! bien joue, mesdames les bergeres! -- Juste punition de la curiosite, dit le roi d'une voix rauque. Oh! qui s'aviserait, apres le chatiment de Tircis et d'Amyntas, qui s'aviserait de chercher a surprendre ce qui se passe dans le coeur des bergeres? Certes, ce ne sera pas moi... Et vous, messieurs? -- Ni moi! ni moi! repeta en choeur le groupe des courtisans. Madame triomphait de ce depit du roi; elle se delectait, croyant que son recit avait ete ou devait etre le denouement de tout. Quant a Monsieur, qui avait ri de ce double recit sans y rien comprendre, il se tourna vers de Guiche: -- Eh! comte, lui dit-il, tu ne dis rien; tu ne trouves donc rien a dire? Est ce que tu plaindrais MM. Tircis et Amyntas, par hasard? -- Je les plains de toute mon ame, repondit de Guiche; car, en verite, l'amour est une si douce chimere, que le perdre, toute chimere qu'il est, c'est perdre plus que la vie. Donc, si ces deux bergers ont cru etre aimes, s'ils s'en sont trouves heureux, et qu'au lieu de ce bonheur ils rencontrent non seulement le vide qui egale la mort, mais une raillerie de l'amour qui vaut cent mille morts... eh bien! je dis que Tircis et Amyntas sont les deux hommes les plus malheureux que je connaisse. -- Et vous avez raison, monsieur de Guiche, dit le roi; car enfin, la mort, c'est bien dur pour un peu de curiosite. -- Alors, c'est donc a dire que l'histoire de ma naiade a deplu au roi? demanda naivement Madame. -- Oh! madame, detrompez-vous, dit Louis en prenant la main de la princesse; votre naiade m'a plu d'autant mieux qu'elle a ete plus veridique, et que son recit, je dois le dire, est appuye par d'irrecusables temoignages. Et ces mots tomberent sur La Valliere avec un regard que nul, depuis Socrate jusqu'a Montaigne, n'eut pu definir parfaitement. Ce regard et ces mots acheverent d'accabler la malheureuse jeune fille, qui, appuyee sur l'epaule de Montalais, semblait avoir perdu connaissance. Le roi se leva sans remarquer cet incident, auquel nul, au reste, ne prit garde; et contre sa coutume, car d'ordinaire il demeurait tard chez Madame, il prit conge pour entrer dans ses appartements. De Saint-Aignan le suivit, tout aussi desespere a sa sortie qu'il s'etait montre joyeux a son entree. Mlle de Tonnay-Charente, moins sensible que La Valliere aux emotions, ne s'effraya guere et ne s'evanouit point. Cependant le coup d'oeil supreme de Saint-Aignan avait ete bien autrement majestueux que le dernier regard du roi. Fin du tome II [1] Formule familiere de refus, empruntee du latin. End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Le vicomte de Bragelonne, Tome II. by Alexandre Dumas *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VICOMTE DE BRAGELONNE, TOME II. *** ***** This file should be named 13948.txt or 13948.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/9/4/13948/ This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.