Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Les Quarante-Cinq, by Alexandre Dumas #33 in our series by Alexandre Dumas Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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A dix heures trois quarts, une garde de vingt Suisses, qu'on reconnaissait a leur uniforme pour etre des Suisses des petits cantons, c'est-a-dire des meilleurs amis du roi Henri III, alors regnant, deboucha de la rue de la Mortellerie et s'avanca vers la rue Saint-Antoine qui s'ouvrit devant eux et se referma derriere eux: une fois hors de cette porte, ils allerent se ranger le long des haies qui, a l'exterieur de la barriere, bordaient les enclos epars de chaque cote de la route, et, par sa seule apparition, refoula bon nombre de paysans et de petits bourgeois venant de Montreuil, de Vincennes ou de Saint-Maur pour entrer en ville avant midi, entree qu'ils n'avaient pu operer la porte se trouvant fermee, comme nous l'avons dit. S'il est vrai que la foule amene naturellement le desordre avec elle, on eut pu croire que, par l'envoi de cette garde, M. le prevot voulait prevenir le desordre qui pouvait avoir lieu a la porte Saint-Antoine. En effet, la foule etait grande; il arrivait par les trois routes convergentes, et cela a chaque instant, des moines des couvents de la banlieue, des femmes assises de cote sur les bats de leurs anes, des paysans dans des charrettes, lesquelles venaient s'agglomerer a cette masse deja considerable que la fermeture inaccoutumee des portes arretait a la barriere, et tous, par leurs questions plus ou moins pressantes, formaient une espece de rumeur faisant basse continue, tandis que parfois quelques voix, sortant du diapason general, montaient jusqu'a l'octave de la menace ou de la plainte. On pouvait encore remarquer, outre cette masse d'arrivants qui voulaient entrer dans la ville, quelques groupes particuliers qui semblaient en etre sortis. Ceux-la, au lieu de plonger leur regard dans Paris par les interstices des barrieres, ceux-la devoraient l'horizon, borne par le couvent des Jacobins, le prieure de Vincennes et la croix Faubin, comme si, par quelqu'une de ces trois routes formant eventail, il devait leur arriver quelque Messie. Les derniers groupes ne ressemblaient pas mal aux tranquilles ilots qui s'elevent au milieu de la Seine, tandis qu'autour d'eux, l'eau, en tourbillonnant et en se jouant, detache, soit une parcelle de gazon, soit quelque vieux tronc de saule qui finit par s'en aller en courant apres avoir hesite quelque temps sur les remous. Ces groupes, sur lesquels nous revenons avec insistance parce qu'ils meritent toute notre attention, etaient formes, pour la plupart, par des bourgeois de Paris fort hermetiquement calfeutres dans leurs chausses et leurs pourpoints; car, nous avions oublie de le dire, le temps etait froid, la bise agacante, et de gros nuages, roulant pres de terre, semblaient vouloir arracher aux arbres les dernieres feuilles jaunissantes qui s'y balancaient encore tristement. Trois de ces bourgeois causaient ensemble, ou plutot deux causaient et le troisieme ecoutait. Exprimons mieux notre pensee et disons: le troisieme ne paraissait pas meme ecouter, tant etait grande l'attention qu'il mettait a regarder vers Vincennes. Occupons-nous d'abord de ce dernier. C'etait un homme qui devait etre de haute taille lorsqu'il se tenait debout; mais en ce moment, ses longues jambes, dont il semblait ne savoir que faire lorsqu'il ne les employait pas a leur active destination, etaient repliees sous lui, tandis que ses bras, non moins longs proportionnellement que ses jambes, se croisaient sur son pourpoint. Adosse a la haie, convenablement etaye sur les buissons elastiques, il tenait, avec une obstination qui ressemblait a la prudence d'un homme qui desire n'etre point reconnu, son visage, cache derriere sa large main, risquant seulement un oeil dont le regard percant dardait entre le medium et l'annulaire ecartes a la distance strictement necessaire pour le passage du rayon visuel. A cote de ce singulier personnage, un petit homme, grimpe sur une butte, causait avec un gros homme qui trebuchait a la pente de cette meme butte, et se raccrochait a chaque trebuchement aux boutons du pourpoint de son interlocuteur. C'etaient les deux autres bourgeois, formant, avec ce personnage assis, le nombre cabalistique trois, que nous avons annonce dans un des paragraphes precedents. -- Oui, maitre Miton, disait le petit homme au gros; oui, je le dis et je le repete, qu'il y aura cent mille personnes autour de l'echafaud de Salcede, cent mille au moins. Voyez, sans compter ceux qui sont deja sur la place de Greve, ou qui se rendent a cette place des differents quartiers de Paris, -- voyez, que de gens ici, et ce n'est qu'une porte. -- Jugez donc, puisqu'en comptant bien, nous en trouverions seize, des portes. -- Cent mille, c'est beaucoup, compere Friard, repondit le gros homme; beaucoup, croyez-moi, suivront mon exemple, et n'iront pas voir ecarteler ce malheureux Salcede, dans la crainte d'un hourvari, et ils auront raison. -- Maitre Miton, maitre Miton, prenez garde, repondit le petit homme, vous parlez la comme un politique. Il n'y aura rien, absolument rien, je vous en reponds. Puis, voyant que son interlocuteur secouait la tete d'un air de doute: -- N'est-ce pas, monsieur? continua-t-il en se retournant vers l'homme aux longs bras et aux longues jambes, qui, au lieu de continuer a regarder du cote de Vincennes, venait, sans oter sa main de dessus son visage, venait, disons-nous, de faire un quart de conversion et de choisir la barriere pour point de mire de son attention. -- Plait-il? demanda celui-ci, comme s'il n'eut entendu que l'interpellation qui lui etait adressee et non les paroles precedant cette interpellation qui avaient ete adressees au second bourgeois. -- Je dis qu'il n'y aura rien en Greve aujourd'hui. -- Je crois que vous vous trompez, et qu'il y aura l'ecartelement de Salcede, repondit tranquillement l'homme aux longs bras. -- Oui, sans doute; mais j'ajoute qu'il n'y aura aucun bruit a propos de cet ecartelement. -- Il y aura le bruit des coups de fouet que l'on donnera aux chevaux. -- Vous ne m'entendez pas. Par bruit j'entends emeute; or, je dis qu'il n'y aura aucune emeute en Greve: s'il avait du y avoir emeute, le roi n'aurait pas fait decorer une loge a l'Hotel-de-Ville pour assister au supplice avec les deux reines et une partie de la cour. -- Est-ce que les rois savent jamais quand il doit y avoir des emeutes? dit en haussant les epaules, avec un air de souveraine pitie, l'homme aux longs bras et aux longues jambes. -- Oh! oh! fit maitre Miton en se penchant a l'oreille de son interlocuteur, voila un homme qui parle d'un singulier ton: le connaissez- vous, compere? -- Non, repondit le petit homme. -- Eh bien, pourquoi lui parlez-vous donc alors? -- Je lui parle pour lui parler. -- Et vous avez tort; vous voyez bien qu'il n'est point d'un naturel causeur. -- Il me semble cependant, reprit le compere Friard assez haut pour etre entendu de l'homme aux longs bras, qu'un des grands bonheurs de la vie est d'echanger sa pensee. -- Avec ceux qu'on connait, tres bien, repondit maitre Miton, mais non avec ceux que l'on ne connait pas. -- Tous les hommes ne sont-ils pas freres? comme dit le cure de Saint-Leu, ajouta le compere Friard d'un ton persuasif. -- C'est-a-dire qu'ils l'etaient primitivement; mais, dans des temps comme les notres, la parente s'est singulierement relachee, compere Friard. Causez donc avec moi, si vous tenez absolument a causer, et laissez cet etranger a ses preoccupations. -- C'est que je vous connais depuis longtemps, vous, comme vous dites, et je sais d'avance ce que vous me repondrez, tandis qu'au contraire peut- etre cet inconnu aurait-il quelque chose de nouveau a me dire. -- Chut! il vous ecoute. -- Tant mieux, s'il nous ecoute; peut-etre me repondra-t-il. Ainsi donc, monsieur, continua le compere Friard en se tournant vers l'inconnu, vous pensez qu'il y aura du bruit en Greve? -- Moi, je n'ai pas dit un mot de cela. -- Je ne pretends pas que vous l'ayez dit, continua Friard d'un ton qu'il essayait de rendre fin; je pretends que vous le pensez, voila tout. -- Et sur quoi appuyez-vous cette certitude? seriez-vous sorcier, monsieur Friard? -- Tiens! il me connait! s'ecria le bourgeois au comble de l'etonnement, et d'ou me connait-il? -- Ne vous ai-je pas nomme deux ou trois fois, compere? dit Miton en haussant les epaules comme un homme honteux devant un etranger du peu d'intelligence de son interlocuteur. -- Ah! c'est vrai, reprit Friard, faisant un effort pour comprendre, et comprenant, grace a cet effort; c'est, sur ma parole, vrai; eh bien! puisqu'il me connait, il va me repondre. Eh bien! monsieur, continua-t-il en se retournant vers l'inconnu, je pense que vous pensez qu'il y aura du bruit en Greve, attendu que si vous ne le pensiez pas vous y seriez, et qu'au contraire vous etes ici... ha! Ce ha! prouvait que le compere Friard avait atteint, dans sa deduction, les bornes les plus eloignees de sa logique et de son esprit. -- Mais vous, monsieur Friard, puisque vous pensez le contraire de ce que vous pensez que je pense, repondit l'inconnu, en appuyant sur mots prononces deja par son interrogateur et repetes par lui, pourquoi n'y etes-vous pas, en Greve? Il me semble cependant que le spectacle est assez rejouissant pour que les amis du roi s'y foulent. Apres cela, peut-etre me repondrez-vous que vous n'etes pas des amis du roi, mais de ceux de M. de Guise, et que vous attendez ici les Lorrains qui, dit-on, doivent faire invasion dans Paris pour delivrer M. de Salcede. -- Non, monsieur, repondit vivement le petit homme, visiblement effraye de ce que supposait l'inconnu; non, monsieur, j'attends ma femme, mademoiselle Nicole Friard, qui est allee reporter vingt-quatre nappes au prieure des Jacobins, ayant l'honneur d'etre blanchisseuse particuliere de don Modeste Gorenflot, abbe dudit prieure des Jacobins. Mais pour en revenir au hourvari dont parlait le compere Miton, et auquel je ne crois pas ni vous non plus, a ce que vous dites du moins... -- Compere, compere! s'ecria Miton, regardez donc ce qui se passe. Maitre Friard suivit la direction indiquee par le doigt de son compagnon, et vit qu'outre les barrieres dont la fermeture preoccupait deja si serieusement les esprits, on fermait encore la porte. Cette porte fermee, une partie des Suisses vint s'etablir en avant du fosse. -- Comment! comment! s'ecria Friard palissant, ce n'est point assez de la barriere, et voila qu'on ferme la porte, maintenant! -- Eh bien! que vous disais-je? repondit Miton, palissant a son tour. -- C'est drole, n'est-ce pas? fit l'inconnu en riant. Et, en riant, il decouvrit, entre la barbe de ses moustaches et celle de son menton, une double rangee de dents blanches et aigues qui paraissaient merveilleusement aiguisees par l'habitude de s'en servir au moins quatre fois par jour. A la vue de cette nouvelle precaution prise, un long murmure d'etonnement et quelques cris d'effroi s'eleverent de la foule compacte qui encombrait les abords de la barriere. -- Faites faire le cercle! cria la voix imperative d'un officier. La manoeuvre fut operee a l'instant meme, mais non sans encombre: les gens a cheval et les gens en charrette, forces de retrograder, ecraserent ca et la quelques pieds et enfoncerent a droite et a gauche quelques cotes dans la foule. Les femmes criaient, les hommes juraient; ceux qui pouvaient fuir fuyaient en se renversant les uns sur les autres. -- Les Lorrains! les Lorrains! cria une voix au milieu de tout ce tumulte. Le cri le plus terrible, emprunte au pale vocabulaire de la peur, n'eut pas produit un effet plus prompt et plus decisif que ce cri: -- Les Lorrains!!! -- Eh bien! voyez-vous? voyez-vous? s'ecria Miton tremblant, les Lorrains, les Lorrains, fuyons! -- Fuir, et ou cela? demanda Friard. -- Dans cet enclos, s'ecria Miton en se dechirant les mains pour saisir les epines de cette haie sur laquelle etait moelleusement assis l'inconnu. -- Dans cet enclos, dit Friard; cela vous est plus aise a dire qu'a faire, maitre Miton. Je ne vois pas de trou pour entrer dans cet enclos, et vous n'avez pas la pretention de franchir cette haie qui est plus haute que moi. -- Je tacherai, dit Miton, je tacherai. Et il fit de nouveaux efforts. -- Ah! prenez donc garde, ma bonne femme! cria Friard du ton de detresse d'un homme qui commence a perdre la tete, votre ane me marche sur les talons. Ouf! monsieur le cavalier, faites donc attention, votre cheval va ruer. Tudieu! charretier, mon ami, vous me fourrez le brancard de votre charrette dans les cotes. Pendant que maitre Miton se cramponnait aux branches de la haie pour passer par-dessus, et que le compere Friard cherchait vainement une ouverture pour se glisser par-dessous, l'inconnu s'etait leve, avait purement et simplement ouvert le compas de ses longues jambes, et d'un simple mouvement, pareil a celui que fait un cavalier pour se mettre en selle, il avait enjambe la haie sans qu'une seule branche effleurat son haut-de-chausse. Maitre Miton l'imita en dechirant le sien en trois endroits, mais il n'en fut point ainsi du compere Friard, qui, ne pouvant passer ni par-dessous ni par-dessus, et, de plus en plus menace d'etre ecrase par la foule, poussait des cris dechirants, lorsque l'inconnu allongea son grand bras, le saisit a la fois par sa fraise et par le collet de son pourpoint, et, l'enlevant, le transporta de l'autre cote de la haie avec la meme facilite qu'il eut fait d'un enfant. [Illustration: Risquant seulement un oeil, le regard percant dardait entre le medium et l'annulaire. -- PAGE 2.] -- Oh! oh! oh! s'ecria maitre Miton, rejoui de ce spectacle et suivant des yeux l'ascension et la descente de son ami maitre Friard, vous avez l'air de l'enseigne du Grand-Absalon. -- Ouf! s'ecria Friard en touchant le sol, que j'aie l'air de tout ce que vous voudrez, me voila de l'autre cote de la haie, et grace a monsieur. Puis, se redressant pour regarder l'inconnu a la poitrine duquel il atteignait a peine: Ah! monsieur, continua-t-il, que d'actions de graces! Monsieur, vous etes un veritable Hercule, parole d'honneur, foi de Jean Friard. Votre nom, monsieur, le nom de mon sauveur, le nom de mon... ami? Et le brave homme prononca en effet ce dernier mot avec l'effusion d'un coeur profondement reconnaissant. -- Je m'appelle Briquet, monsieur, repondit l'inconnu, Robert Briquet, pour vous servir. -- Et vous m'avez deja considerablement servi, monsieur Robert Briquet, j'ose le dire; oh! ma femme vous benira; Mais, a propos, ma pauvre femme! o mon Dieu, mon Dieu! elle va etre etouffee dans cette foule. Ah! maudits Suisses qui ne sont bons qu'a faire ecraser les gens! Le compere Friard achevait a peine cette apostrophe, qu'il sentit tomber sur son epaule une main lourde comme celle d'une statue de pierre. Il se retourna pour voir quel etait l'audacieux qui prenait avec lui une pareille liberte. Cette main etait celle d'un Suisse. -- Foulez-fous qu'on vous assomme, mon bedit ami? dit le robuste soldat. -- Ah! nous sommes cernes! s'ecria Friard. -- Sauve qui peut! ajouta Miton. Et tous deux, grace a la haie franchie, ayant l'espace devant eux, gagnerent le large, poursuivis par le regard railleur et le rire silencieux de l'homme aux longs bras et aux longues jambes qui, les ayant perdus de vue, s'approcha du Suisse qu'on venait de placer la en vedette. -- La main est bonne, compagnon, dit-il, a ce qu'il parait? -- Mais foui, moussieu, pas mauvaise, pas mauvaise. -- Tant mieux, car c'est chose importante, surtout si les Lorrains venaient comme on le dit. -- Ils ne fiennent bas. -- Non? -- Bas di tout. -- D'ou vient donc alors que l'on ferme cette porte! Je ne comprends pas. -- Fous bas besoin di gombrendre, repliqua le Suisse en riant aux eclats de sa plaisanterie. -- C'etre chuste, mon gamarate, tres chuste, dit Robert Briquet, merci. Et Robert Briquet s'eloigna du Suisse pour se rapprocher d'un autre groupe, tandis que le digne Helvetien, cessant de rire, murmurait: -- Bei Gott!... Ich glaube er spottet meiner. -- Was ist das fur ein Mann, der sich erlaubt einen Schweizer seiner koeniglichen Majestaet auszulachen? Ce qui, traduit en francais, voulait dire: -- Vrai Dieu! je crois que c'est lui qui se moque de moi. Qu'est-ce que c'est donc que cet homme qui ose se moquer d'un Suisse de Sa Majeste? II CE QUI SE PASSAIT A L'EXTERIEUR DE LA PORTE SAINT-ANTOINE Un de ces groupes etait forme d'un nombre considerable de citoyens surpris hors de la ville par cette fermeture inattendue des portes. Ces citadins entouraient quatre ou cinq cavaliers d'une tournure fort martiale et que la cloture de ces portes genait fort, a ce qu'il parait, car ils criaient de tous leurs poumons: -- La porte! la porte! Lesquels cris, repetes par tous les assistants avec des recrudescences d'emportement, occasionnaient dans ces moments-la un bruit d'enfer. Robert Briquet s'avanca vers ce groupe, et se mit a crier plus haut qu'aucun de ceux qui le composaient: -- La porte! la porte! Il en resulta qu'un des cavaliers, charme de cette puissance vocale, se retourna de son cote, le salua et lui dit: -- N'est-ce pas honteux, monsieur, qu'on ferme une porte de ville en plein jour, comme si les Espagnols ou les Anglais assiegeaient Paris? Robert Briquet regarda avec attention celui qui lui adressait la parole et qui etait un homme de quarante a quarante-cinq ans. Cet homme, en outre, paraissait etre le chef de trois ou quatre autres cavaliers qui l'entouraient. Cet examen donna sans doute confiance a Robert Briquet, car aussitot il s'inclina a son tour et repondit: -- Ah! monsieur, vous avez raison, dix fois raison, vingt fois raison; mais, ajouta-t-il, sans etre trop curieux, oserais-je vous demander quel motif vous soupconnez a cette mesure? -- Pardieu! dit un assistant, la crainte qu'ils ont qu'on ne leur mange leur Salcede. -- Cap de Bious! dit une voix, triste mangeaille. Robert Briquet se retourna du cote ou venait cette voix dont l'accent lui indiquait un Gascon renforce, et il apercut un jeune homme de vingt ou vingt-cinq ans, qui appuyait sa main sur la croupe du cheval de celui qui lui avait paru le chef des autres. Le jeune homme etait nu-tete; sans doute il avait perdu son chapeau dans la bagarre. Maitre Briquet paraissait un observateur; mais, en general, ses observations etaient courtes; aussi detourna-t-il rapidement son regard du Gascon, qui sans doute lui parut sans importance, pour le ramener sur le cavalier. -- Mais, dit-il, puisqu'on annonce que ce Salcede appartient a M. de Guise, ce n'est deja point un si mauvais ragout. -- Bah! on dit cela? reprit le Gascon curieux ouvrant de grandes oreilles. -- Oui, sans doute, on dit cela, on dit cela, repondit le cavalier en haussant les epaules; mais, par le temps qui court, on dit tant de sornettes. -- Ah! ainsi, hasarda Briquet avec son oeil interrogateur et son sourire narquois, ainsi, vous croyez, monsieur, que Salcede n'est point a M. de Guise? -- Non-seulement je le crois, mais j'en suis sur, repondit le cavalier. Puis comme il vit que Robert Briquet, en se rapprochant de lui, faisait un mouvement qui voulait dire: Ah bah! et sur quoi appuyez-vous cette certitude? il continua: -- Sans doute, si Salcede eut ete au _duc_, le duc ne l'eut pas laisse prendre, ou tout au moins ne l'eut pas laisse amener ainsi de Bruxelles a Paris, pieds et poings lies, sans faire au moins en sa faveur une tentative d'enlevement. -- Une tentative d'enlevement, reprit Briquet, c'etait bien hasardeux; car enfin, qu'elle reussit ou qu'elle echouat, du moment ou elle venait de la part de M. de Guise, M. de Guise avouait qu'il avait conspire contre le duc d'Anjou. -- M. de Guise, reprit sechement le cavalier, n'eut point ete retenu far cette consideration, j'en suis sur, et, du moment ou il n'a ni reclame ni defendu Salcede, c'est que Salcede n'est point a lui. -- Cependant, excusez si j'insiste, continua Briquet; mais ce n'est pas moi qui invente; il parait certain que Salcede a parle. -- Ou cela? devant les juges? -- Non, pas devant les juges, monsieur, a la torture. -- N'est-ce donc pas la meme chose? demanda maitre Robert Briquet, d'un air qu'il essayait inutilement de rendre naif. -- Non, certes, ce n'est pas la meme chose, il s'en faut: d'ailleurs on pretend qu'il a parle soit; mais on ne repete point ce qu'il a dit. -- Vous m'excuserez encore, monsieur, reprit Robert Briquet: on le repete et tres longuement meme. -- Et qu'a-t-il dit? voyons! demanda avec impatience le cavalier; parlez, vous qui etes si bien instruit. -- Je ne me vante pas d'etre bien instruit, monsieur, puisque je cherche au contraire a m'instruire pres de vous, repondit Briquet. -- Voyons! entendons-nous! dit le cavalier avec impatience; vous avez pretendu qu'on repetait les paroles de Salcede; ses paroles, quelles sont- elles? dites. -- Je ne puis repondre, monsieur, que ce soient ses propres paroles, dit Robert Briquet qui paraissait prendre plaisir a pousser le cavalier. [Illustration: Le Gascon avait le regard clair et les cheveux jaunes et crepus. -- PAGE 10.] -- Mais enfin, quelles sont celles qu'on lui prete? -- On pretend qu'il a avoue qu'il conspirait pour M. de Guise. -- Contre le roi de France sans doute? toujours meme chanson! -- Non pas contre Sa Majeste le roi de France, mais bien contre Son Altesse monseigneur le duc d'Anjou. -- S'il a avoue cela.... -- Eh bien? demanda Robert Briquet. -- Eh bien! c'est un miserable, dit le cavalier en froncant le sourcil. -- Oui, dit tout bas Robert Briquet; mais s'il a fait ce qu'il a avoue, c'est un brave homme. Ah! monsieur, les brodequins, l'estrapade et le coquemar font dire bien des choses aux honnetes gens. -- Helas! vous dites la une grande verite, monsieur, dit le cavalier en se radoucissant et en poussant un soupir. -- Bah! interrompit le Gascon qui, en allongeant la tete dans la direction de chaque interlocuteur, avait tout entendu, bah! brodequins, estrapade, coquemar, belle misere que tout cela! Si ce Salcede a parle, c'est un coquin, et son patron un autre. -- Oh! oh! fit le cavalier ne pouvant reprimer un soubresaut d'impatience, -- vous chantez bien haut, monsieur le Gascon. -- Moi? -- Oui, vous. -- Je chante sur le ton qu'il me plait, cap de Bious! tant pis pour ceux a qui mon chant ne plait pas. Le cavalier fit un mouvement de colere. -- Du calme! dit une voix douce en meme temps qu'imperative, dont Robert Briquet chercha vainement a reconnaitre le proprietaire. Le cavalier parut faire un effort sur lui-meme; cependant il n'eut pas la puissance de se contenir tout a fait. -- Et connaissez-vous bien ceux dont vous parlez, monsieur? demanda-t-il au Gascon. -- Si je connais Salcede? -- Oui. -- Pas le moins du monde. -- Et le duc de Guise? -- Pas davantage. -- Et le duc d'Alencon? -- Encore moins. -- Savez-vous que M. de Salcede est un brave? -- Tant mieux; il mourra bravement alors. -- Et que M. de Guise, quand il veut conspirer, conspire lui-meme? -- Cap de Bious! que me fait cela? -- Et que M. le duc d'Anjou, autrefois M. d'Alencon, a fait tuer ou laisse tuer quiconque s'est interesse a lui, -- La Mole, -- Coconas, -- Bussy et le reste? -- Je m'en moque. -- Comment! vous vous en moquez? -- Mayneville! Mayneville! murmura la meme voix. -- Sans doute, je m'en moque. Je ne sais qu'une chose, moi, sang-dieu! j'ai affaire a Paris aujourd'hui meme, ce matin, et a cause de cet enrage de Salcede, on me ferme les portes au nez. Cap de Bious! ce Salcede est un belitre, et encore tous ceux qui avec lui sont cause que les portes sont fermees au lieu d'etre ouvertes. -- Oh! oh! voici un rude Gascon, murmura Robert Briquet, et nous allons voir sans doute quelque chose de curieux. Mais cette chose curieuse a laquelle s'attendait le bourgeois n'arrivait aucunement. Le cavalier, a qui cette derniere apostrophe avait fait monter le sang au visage, baissa le nez, se tut et avala sa colere. -- Au fait, vous avez raison, dit-il, foin de tous ceux qui nous empechent d'entrer a Paris! -- Oh! oh! se dit Robert Briquet, qui n'avait perdu ni les nuances du visage du cavalier, ni les deux appels qui avaient ete faits a sa patience: ah! ah! il parait que je verrai une chose plus curieuse encore que celle a laquelle je m'attendais. Comme il faisait cette reflexion, un son de trompe retentit, et presque aussitot les Suisses, fendant toute cette foule avec leurs hallebardes, comme s'ils decoupaient un gigantesque pate de mauviettes, separerent les groupes en deux morceaux compactes qui s'allerent aligner de chaque cote du chemin, en laissant le milieu vide. Dans ce milieu, l'officier dont nous avons parle, et a la garde duquel la porte paraissait confiee, passa avec son cheval, allant et revenant; puis, apres un moment d'examen qui ressemblait a un defi, il ordonna aux trompes de sonner. Ce qui fut execute a l'instant meme, et fit regner dans toutes les masses un silence qu'on eut cru impossible apres tant d'agitation et de vacarme. Alors le crieur, avec sa tunique fleurdelisee, portant sur sa poitrine un ecusson aux armes de Paris, s'avanca, un papier a la main, et lut de cette voix nasillarde toute particuliere aux lecteurs: " Savoir faisons a notre bon peuple de Paris et des environs que les portes seront closes d'ici a une heure de relevee, et que nul ne penetrera dans la ville avant cette heure, et cela par la volonte du roi et par la vigilance de M. le prevot de Paris. " Le crieur s'arreta pour reprendre haleine. Aussitot l'assistance profita de cette pause pour temoigner son etonnement et son mecontentement par une longue huee, que le crieur, il faut lui rendre cette justice, soutint sais sourciller. L'officier fit un signe imperatif avec la main, et aussitot le silence se retablit. Le crieur continua sans trouble et sans hesitation, comme si l'habitude l'avait cuirasse contre ces manifestations a l'une desquelles il venait d'etre en butte. " Seront exceptes de cette mesure ceux qui se presenteront porteurs d'un signe de reconnaissance, ou qui seront bien et dument appeles par lettres et mandats. Donne en l'hotel de la prevote de Paris, sur l'ordre expres de Sa Majeste, le 26 octobre de l'an de grace 1585. " -- Trompes, sonnez! Les trompes pousserent aussitot leurs rauques aboiements. A peine le crieur eut-il cesse de parler que, derriere la haie des Suisses et des soldats, la foule se mit a onduler comme un serpent dont les anneaux se gonflent et se tordent. -- Que signifie cela? se demandait-on chez les plus paisibles; sans doute encore quelque complot! -- Oh! oh! c'est pour nous empecher d'entrer a Paris, sans nul doute, que la chose a ete combinee ainsi, dit en parlant a voix basse a ses compagnons le cavalier qui avait supporte avec une si etrange patience les rebuffades du Gascon: ces Suisses, ce crieur, ces verrous, ces troupes, c'est pour nous; sur mon ame j'en suis fier. -- Place! place! vous autres, cria l'officier qui commandait le detachement. Mille diables! vous voyez bien que vous empechez de passer ceux qui ont le droit de se faire ouvrir les portes. -- Cap de Bious! j'en sais un qui passera quand tous les bourgeois de la terre seraient entre lui et la barriere, dit, en jouant des coudes, ce Gascon qui, par ses rudes repliques, s'etait attire l'admiration de maitre Robert Briquet. Et, en effet, il fut en un instant dans l'espace vide qui s'etait forme, grace aux Suisses, entre les deux haies des spectateurs. Qu'on juge si les yeux se porterent avec empressement et curiosite sur un homme, favorise a ce point d'entrer quand il etait enjoint de demeurer dehors. Mais le Gascon s'inquieta peu de tous ces regards d'envie; il se campa fierement en faisant saillir a travers son maigre pourpoint vert tous les muscles de son corps, qui semblaient autant de cordes tendues par une manivelle interieure. Ses poignets secs et osseux depassaient de trois bons pouces ses manches rapees; il avait le regard clair, les cheveux jaunes et crepus, soit de nature, soit de hasard, car la poussiere entrait pour un bon dixieme dans leur couleur. Ses pieds, grands et souples, s'emmanchaient a des chevilles nerveuses et seches comme celles d'un daim. A l'une de ses mains, a une seule, il avait passe un gant de peau brode, tout surpris de se voir destine a proteger cette autre peau plus rude que la sienne; de son autre main il agitait une baguette de coudrier. Il regarda un instant autour de lui; puis, pensant que l'officier dont nous avons parle etait la personne la plus considerable de cette troupe, il marcha droit a lui. Celui-ci le considera quelque temps avant de lui parler. Le Gascon sans se demonter le moins du monde en fit autant. -- Mais vous avez perdu votre chapeau, ce me semble? lui dit-il. -- Oui, monsieur. -- Est-ce dans la foule? -- Non, je venais de recevoir une lettre de ma maitresse. Je la lisais, cap de Bious! pres de la riviere, a un quart de lieue d'ici, quand tout a coup un coup de vent m'enleve lettre et chapeau. Je courus apres la lettre, quoique le bouton de mon chapeau fut un seul diamant. Je rattrapai ma lettre; mais quand je revins au chapeau, le vent l'avait emporte dans la riviere, et la riviere dans Paris! -- il fera la fortune de quelque pauvre diable; tant mieux! -- De sorte que vous etes nu-tete? -- Ne trouve-t-on pas de chapeaux a Paris, cap de Bious! j'en acheterai un plus magnifique, et j'y mettrai un diamant deux fois gros comme le premier. L'officier haussa imperceptiblement les epaules; mais, si imperceptible que fut ce mouvement, il n'echappa point au Gascon. -- S'il vous plait? fit-il. -- Vous avez une carte? demanda l'officier. -- Certes que j'en ai une, et plutot deux qu'une. -- Une seule suffira si elle est en regle. -- Mais je ne me trompe pas, continua le Gascon en ouvrant des yeux enormes; eh! non, cap de Bious! je ne me trompe pas; j'ai le plaisir de parler a M. de Loignac? -- C'est possible, monsieur, repondit sechement l'officier, visiblement peu charme de cette reconnaissance. -- A monsieur de Loignac, mon compatriote? -- Je ne dis pas non. -- Mon cousin? -- C'est bon, votre carte? -- La voici. Le Gascon tira de son gant la moitie d'une carte decoupee avec art. -- Suivez-moi, dit Loignac sans regarder la carte, vous et vos compagnons, si vous en avez; nous allons verifier les laisser-passer. Et il alla prendre poste pres de la porte. Le Gascon a tete nue le suivit. Cinq autres individus suivirent le Gascon a tete nue. Le premier etait couvert d'une magnifique cuirasse si merveilleusement travaillee qu'on eut cru qu'elle sortait des mains de Benvenuto Cellini. Cependant, comme le patron sur lequel cette cuirasse avait ete faite avait un peu passe de mode, cette magnificence eveilla plutot le rire que l'admiration. Il est vrai qu'aucune autre partie du costume de l'individu porteur de cette cuirasse ne repondait a la splendeur presque royale du prospectus. Le second qui emboita le pas etait suivi d'un gros laquais grisonnant et maigre, et hale comme il l'etait, semblait le precurseur de don Quichotte comme son serviteur pouvait passer pour le precurseur de Sancho. Le troisieme parut portant un enfant de dix mois entre ses bras, suivi d'une femme qui se cramponnait a sa ceinture de cuir, tandis que deux autres enfants, l'un de quatre ans, l'autre de cinq, se cramponnaient a la robe de la femme. Le quatrieme apparut boitant et attache a une longue epee. Enfin, pour clore la marche, un jeune homme d'une belle mine s'avanca sur un cheval noir, poudreux, mais d'une belle race. Celui-la, pres des autres, avait l'air d'un roi. Force de marcher assez doucement pour ne pas depasser ses collegues, peut- etre d'ailleurs interieurement satisfait de ne point marcher trop pres d'eux, ce jeune homme demeura un instant sur les limites de la haie formee par le peuple. En ce moment il se sentit tirer par le fourreau de son epee, et se pencha en arriere. Celui qui attirait son attention par cet attouchement etait un jeune homme aux cheveux noirs, a l'oeil etincelant, petit, fluet, gracieux, et les mains gantees. -- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda le cavalier. -- Monsieur, une grace. -- Parlez, mais parlez vite, je vous prie: vous voyez que l'on m'attend. -- J'ai besoin d'entrer en ville, monsieur, besoin imperieux, comprenez- vous? -- De votre cote, vous etes seul, et avez besoin d'un page qui fasse encore honneur a votre bonne mine. -- Eh bien? -- Eh bien, donnant donnant: faites-moi entrer, je serai votre page. -- Merci, dit le cavalier; mais je ne veux etre servi par personne. -- Pas meme par moi? demanda le jeune homme avec un si etrange sourire que le cavalier sentit se fondre l'enveloppe de glace ou il avait tente d'enfermer son coeur. -- Je voulais dire que je ne pouvais pas etre servi. -- Oui, je sais que vous n'etes pas riche, monsieur Ernauton de Carmainges, dit le jeune page. Le cavalier tressaillit; mais, sans faire attention a ce tressaillement, l'enfant continua: -- Aussi ne parlerons-nous pas de gages, et c'est vous au contraire, si vous m'accordez ce que je vous demande, qui serez paye, et cela au centuple des services que vous m'aurez rendus; laissez-moi donc vous servir, je vous prie en songeant que celui qui vous prie, a ordonne quelquefois. Le jeune homme lui serra la main, ce qui etait bien familier pour un page; puis se retournant vers le groupe de cavaliers que nous connaissons deja: -- Je passe, moi, dit-il, c'est le plus important; vous Mayneville, tachez d'en faire autant par quelque moyen que ce soit. -- Ce n'est pas tout que vous passiez, repondit le gentilhomme; il faut qu'il vous voie. -- Oh! soyez tranquille, du moment ou j'aurai franchi cette porte, il me verra. -- N'oubliez pas le signe convenu. -- Deux doigts sur la bouche, n'est-ce pas? -- Oui, maintenant que Dieu vous aide. -- Eh bien, fit le maitre du cheval noir, -- mons le page, nous decidons- nous? -- Me voici, maitre, repondit le jeune homme, et il sauta legerement en croupe derriere son compagnon qui alla rejoindre les cinq autres elus occupes a exhiber leurs cartes et a justifier de leurs droits. -- Ventre de biche! dit Robert Briquet qui les avait suivis des yeux, -- voila tout un arrivage de Gascons, ou le diable m'emporte! III LA REVUE Cet examen que devaient passer nos six privilegies que nous avons vus sortir des rangs du populaire pour se rapprocher de la porte, n'etait ni bien long, ni bien complique. Il s'agissait de tirer une moitie de carte de sa poche et de la presenter a l'officier, lequel la comparait a une autre moitie, et si, en la rapprochant, ces deux moities s'emboitaient en faisant un tout, les droits du porteur de la carte etaient etablis. Le Gascon a tete nue s'etait approche le premier. Ce fut en consequence par lui que la revue commenca. -- Votre nom? demanda l'officier. -- Mon nom, monsieur l'officier? il est ecrit sur cette carte sur laquelle vous verrez encore autre chose. -- N'importe! votre nom? repeta l'officier avec impatience; ne savez-vous pas votre nom? -- Si fait, je le sais; cap de Bious! et je l'aurais oublie que vous pourriez me le dire, puisque nous sommes compatriotes et meme cousins. -- Votre nom? mille diables! Croyez-vous que j'aie du temps a perdre en reconnaissances? -- C'est bon. Je me nomme Perducas de Pincornay. -- Perducas de Pincornay? reprit M. de Loignac, a qui nous donnerons desormais le nom dont l'avait salue son compatriote. Puis jetant les yeux sur la carte: -- Perducas de Pincornay, 26 octobre 1585, a midi precis. -- Porte Saint-Antoine, ajouta le Gascon en allongeant son doigt noir et sec sur la carte: -- Tres bien! en regle: entrez, fit M. de Loignac pour couper court a tout dialogue ulterieur entre lui et son compatriote; a vous maintenant, dit-il au second. L'homme a la cuirasse s'approcha. -- Votre carte? demanda Loignac. -- Eh quoi? monsieur de Loignac, s'ecria celui-ci, ne reconnaissez-vous pas le fils de l'un de vos amis d'enfance que vous avez fait sauter vingt fois sur vos genoux? -- Non. -- Pertinax de Montcrabeau, reprit le jeune homme avec etonnement; vous ne le reconnaissez pas? -- Quand je suis de service, je ne reconnais personne, monsieur. Votre carte. Le jeune homme a la cuirasse tendit sa carte. -- Pertinax de Montcrabeau, 26 octobre, midi precis, porte Saint-Antoine. Passez. Le jeune homme passa, et, un peu etourdi de la reception, alla rejoindre Perducas, qui attendait l'ouverture de la porte. Le troisieme Gascon s'approcha; c'etait le Gascon a la femme et aux enfants. -- Votre carte? demanda Loignac. Sa main obeissante plonge aussitot dans une petite gibeciere de peau de chevre qu'il portait au cote droit. Mais ce fut inutilement: embarrasse qu'il etait par l'enfant qu'il portait dans ses bras, il ne trouvait point le papier qu'on lui demandait. -- Que diable faites-vous de cet enfant, monsieur? vous voyez bien qu'il vous gene. -- C'est mon fils, monsieur de Loignac. -- Eh bien! deposez votre fils a terre. Le Gascon obeit; l'enfant se mit a hurler. -- Ah ca! vous etes donc marie? demanda Loignac. -- Oui, monsieur l'officier. -- A vingt ans? -- On se marie jeune chez nous, vous le savez bien, monsieur de Loignac, vous qui vous etes marie a dix-huit. -- Bon! fit Loignac, en voila encore un qui me connait. La femme s'etait approchee pendant ce temps, et les enfants, pendus a sa robe, l'avaient suivie. -- Et pourquoi ne serait-il point marie? demanda-t-elle en se redressant et en ecartant de son front hale ses cheveux noirs que la poussiere du chemin y fixait comme une pate; est-ce que c'est passe de mode de se marier a Paris? Oui, monsieur, il est marie, et voici encore deux autres enfants qui l'appellent leur pere. -- Oui, mais qui ne sont que les fils de ma femme, monsieur de Loignac, comme aussi ce grand garcon qui tient derriere; avancez, Militor, et saluez monsieur de Loignac, notre compatriote. Un garcon de seize a dix-sept ans, vigoureux, agile et ressemblant a un faucon par son oeil rond et son nez crochu, s'approcha les deux mains passees dans sa ceinture de buffle; il etait vetu d'une bonne casaque de laine tricotee, portait sur ses jambes musculeuses un haut-de-chausse en peau de chamois, et une moustache naissante ombrageait sa levre a la fois insolente et sensuelle. -- C'est Militor, mon beau-fils, monsieur de Loignac, le fils aine de ma femme, qui est une Chavantrade, parente des Loignac, Militor de Chavantrade, pour vous servir. Saluez donc, Militor. Puis se baissant vers l'enfant qui se roulait en criant sur la route: -- Tais-toi, Scipion, tais-toi, petit, ajouta-t-il tout en cherchant sa carte dans toutes ses poches. Pendant ce temps, Militor, pour obeir a l'injonction de son pere, s'inclinait legerement et sans sortir ses mains de sa ceinture. -- Pour l'amour de Dieu, monsieur, votre carte! s'ecria Loignac, impatiente. -- Venez ca et m'aidez, Lardille, dit a sa femme le Gascon tout rougissant. Lardille detacha l'une apres l'autre les deux mains cramponnees a sa robe, et fouilla elle-meme dans la gibeciere et dans les poches de son mari. -- Rien! dit-elle, il faut que nous l'ayons perdue. -- Alors, je vous fais arreter, dit Loignac. Le Gascon devint pale. -- Je m'appelle Eustache de Miradoux, dit-il, et je me recommanderai de M. de Sainte-Maline, mon parent. -- Ah! vous etes parent de Sainte-Maline, dit Loignac un peu radouci. Il est vrai que, si on les ecoutait, ils sont parents de tout le monde! eh bien, cherchez encore, et surtout cherchez fructueusement. -- Voyez, Lardille, voyez dans les hardes de vos enfants, dit Eustache, tremblant de depit et d'inquietude. Lardille s'agenouilla devant un petit paquet de modestes effets, qu'elle retourna en murmurant. Le jeune Scipion continuait de s'egosiller; il est vrai que ses freres de mere, voyant qu'on ne s'occupait pas d'eux, s'amusaient a lui entonner du sable dans la bouche. Militor ne bougeait pas; on eut dit que les miseres de la vie de famille passaient au-dessous ou au-dessus de ce grand garcon sans l'atteindre. -- Eh! fit tout a coup monsieur de Loignac; que vois-je la-bas, sur la manche de ce dadais, dans une enveloppe de peau? -- Oui, oui, c'est cela! s'ecria Eustache triomphant; c'est une idee de Lardille, je me le rappelle maintenant; elle a cousu cette carte sur Militor. -- Pour qu'il portat quelque chose, dit ironiquement de Loignac. Fi! le grand veau! qui ne tient meme pas ses bras ballants, dans la crainte de porter ses bras. Les levres de Militor blemirent de colere, tandis que son visage se marbrait de rouge sur le nez, le menton et les sourcils. -- Un veau n'a pas de bras; grommela-t-il avec de mechants yeux, il a des pattes comme certaines gens de ma connaissance. -- La paix! dit Eustache; vous voyez bien, Militor, que monsieur de Loignac nous fait l'honneur de plaisanter avec nous. -- Non, pardioux! je ne plaisante pas, repliqua Loignac, et je veux au contraire que ce grand drole prenne mes paroles comme je les dis. S'il etait mon beau-fils, je lui ferais porter mere, frere, paquet, et, corbleu! je monterais dessus le tout, quitte a lui allonger les oreilles pour lui prouver qu'il n'est qu'un ane. Militor perdit toute contenance, Eustache parut inquiet; mais sous cette inquietude percait je ne sais quelle joie de cette humiliation infligee a son beau-fils. Lardille, pour trancher toute difficulte et sauver son premier-ne des sarcasmes de M. de Loignac, offrit a l'officier la carte, debarrassee de son enveloppe de peau. M. de Loignac la prit et lut. -- Eustache de Miradoux, 26 octobre, midi precis, porte Saint-Antoine. -- Allez donc, dit-il, et voyez si vous n'oubliez pas quelqu'un de vos marmots, beaux ou laids. Eustache de Miradoux reprit le jeune Scipion entre ses bras, Lardille s'empoigna de nouveau a sa ceinture, les deux enfants saisirent derechef la robe de leur mere, et cette grappe de famille, suivie du silencieux Militor, alla se ranger pres de ceux qui attendaient apres l'examen subi. -- La peste! murmura Loignac entre ses dents, en regardant Eustache de Miradoux et les siens faire leur evolution, la peste de soldats que M. d'Epernon aura la. Puis se retournant: -- Allons, a vous! dit-il. Ces paroles s'adressaient au quatrieme postulant. Il etait seul et fort raide, reunissant le pouce et le medium pour donner des chiquenaudes a son pourpoint gris de fer et en chasser la poussiere; sa moustache, qui paraissait faite de poils de chat, ses yeux verts et etincelants, ses sourcils dont l'arcade formait un demi-cercle saillant au-dessus de deux pommettes saillantes, ses levres minces enfin imprimaient a sa physionomie ce type de defiance et de parcimonieuse reserve auquel on reconnait l'homme qui cache aussi bien le fond de sa bourse que le fond de son coeur. -- Chalabre, 26 octobre, midi precis, porte Saint-Antoine. C'est bon, allez! dit Loignac. -- Il y aura des frais de route alloues au voyage, je presume, fit observer doucement le Gascon. -- Je ne suis pas tresorier, Monsieur, dit sechement Loignac, je ne suis encore que portier, passez. Chalabre passa. Derriere Chalabre venait un cavalier jeune et blond, qui, en tirant sa carte, laissa tomber de sa poche un cle et plusieurs tarots. Il declara s'appeler Saint-Capautel, et sa declaration etant confirmee par sa carte qui se trouva etre en regle, il suivit Chalabre. Restait le sixieme qui, sur l'injonction du page improvise, etait descendu de cheval et qui exhiba a M. de Loignac une carte sur laquelle on lisait: "Ernauton de Carmainges, 26 octobre, midi precis, porte Saint- Antoine." Tandis que M. de Loignac lisait, le page, descendu de son cote, s'occupait a cacher sa tete en rattachant la gourmette parfaitement attachee du cheval de son faux maitre. -- Le page est a vous, monsieur? demanda Loignac a Ernauton en lui designant du doigt le jeune homme. -- Vous voyez, monsieur le capitaine, dit Ernauton qui ne voulait mentir ni trahir, vous voyez qu'il bride mon cheval. -- Passez, fit Loignac en examinant avec attention M. de Carmainges dont la figure et la tournure paraissaient lui mieux convenir que celles de tous les autres. -- En voila un supportable au moins, murmura-t-il. Ernauton remonta a cheval; le page, sans affectation, mais sans lenteur, l'avait precede et se trouvait deja mele au groupe de ses devanciers. -- Ouvrez la porte, dit Loignac, et laissez passer ces six personnes et les gens de leur suite. -- Allons, vite, vite, mon maitre, dit le page, en selle, et partons. Ernauton ceda encore une fois a l'ascendant qu'exercait sur lui cette bizarre creature, et la porte etant ouverte, il piqua son cheval et s'enfonca, guide par les indications du page, jusque dans le coeur du faubourg Saint-Antoine. Loignac fit derriere les six elus refermer la porte, au grand mecontentement de la foule qui, la formalite remplie, croyait qu'elle allait passer a son tour, et qui, voyant son attente trompee, temoigna bruyamment son improbation. Maitre Miton qui avait, apres une course effrenee a travers champs, repris peu a peu courage et qui, tout en sondant le terrain a chaque pas, avait fini par revenir a la place d'ou il etait parti, maitre Miton hasarda quelques plaintes sur la facon arbitraire dont la soldatesque interceptait les communications. Le compere Friard, qui avait reussi a retrouver sa femme et qui, protege par elle, paraissait ne plus rien craindre, le compere Friard contait a son auguste moitie les nouvelles du jour, enrichies de commentaires de sa facon. Enfin les cavaliers, dont l'un avait ete nomme Mayneville par le petit page, tenaient conseil pour savoir s'ils ne devaient pas tourner le mur d'enceinte, dans l'esperance assez bien fondee d'y trouver une breche, d'entrer dans Paris sans avoir besoin de se presenter plus longtemps a la porte Saint-Antoine ou a aucune autre. Robert Briquet, en philosophe qui analyse, et en savant qui extrait la quintessence, Robert Briquet, disons-nous, s'apercut que tout ce denoument de la scene que nous venons de raconter allait se faire pres de la porte, et que les conversations particulieres des cavaliers, des bourgeois et des paysans ne lui apprendraient plus rien. Il s'approcha donc le plus qu'il put d'une petite baraque qui servait de loge au portier et qui etait eclairee par deux fenetres, l'une s'ouvrant sur Paris, l'autre sur la campagne. A peine etait-il installe a ce nouveau poste qu'un homme, accourant de l'interieur de Paris au grand galop de son cheval, sauta a bas de sa monture, et, entrant dans la loge, apparut a la fenetre. -- Ah! ah! fit Loignac. -- Me voici, monsieur de Loignac, dit cet homme. -- Bien, d'ou venez-vous? -- De la porte Saint-Victor. -- Votre bordereau? -- Cinq. -- Les cartes? -- Les voici. Loignac prit les cartes, les verifia, et ecrivit sur une ardoise qui paraissait avoir ete preparee a cet effet, le chiffre 5. Le messager partit. Cinq minutes ne s'etaient point ecoulees que deux autres messagers arrivaient. Loignac les interrogea successivement; et toujours a travers son guichet. L'un venait de la porte Bourdelle, et apportait le chiffre 4. L'autre de la porte du Temple, et annoncait le chiffre 6. Loignac ecrivit avec soin ces chiffres sur son ardoise. Ces messagers disparurent comme les premiers et furent successivement remplaces par quatre autres, lesquels arrivaient: Le premier, de la porte Saint-Denis, avec le chiffre 5; Le second, de la porte Saint-Jacques, avec le chiffre 3; Le troisieme, de la porte Saint-Honore, avec le chiffre 8; Le quatrieme, de la porte Montmartre, avec le chiffre 4. Un dernier apparut enfin, venant de la porte Bussy, et apportant le chiffre 4. Alors Loignac aligna avec attention, et tout bas, les lieux et les chiffres suivants: Porte Saint-Victor 5 Porte Bourdelle 4 Porte du Temple 6 Porte Saint-Denis 5 Porte Saint-Jacques 3 Porte Saint-Honore 8 Porte Montmartre 4 Porte Bussy 4 Enfin porte Saint-Antoine 6 __ Total, quarante-cinq, ci 45 -- C'est bien. -- Maintenant, cria Loignac d'une voix forte, ouvrez les portes, et entre qui veut! Les portes s'ouvrirent. Aussitot chevaux, mules, femmes, enfants, charrettes, se ruerent dans Paris, au risque de s'etouffer dans l'etranglement des deux piliers du pont-levis. En un quart d'heure s'ecoula, par cette vaste artere qu'on appelait la rue Saint-Antoine, tout l'amas du flot populaire qui, depuis le matin, sejournait autour de cette digue momentanee. Les bruits s'eloignerent peu a peu. M. de Loignac remonta a cheval avec ses gens. Robert Briquet, demeure le dernier, apres avoir ete le premier, enjamba flegmatiquement la chaine du pont en disant: -- Tous ces gens-la voulaient voir quelque chose, et ils n'ont rien vu, meme dans leurs affaires; moi je ne voulais rien voir, et je suis le seul qui ait vu quelque chose. C'est engageant, continuons; mais a quoi bon continuer? j'en sais, pardieu! bien assez. Cela me sera-t-il bien avantageux de voir dechirer M. de Salcede en quatre morceaux? Non, pardieu! D'ailleurs j'ai renonce a la politique. Allons diner; le soleil marquerait midi s'il y avait du soleil; il est temps. Il dit, et rentra dans Paris avec son tranquille et malicieux sourire. IV LA LOGE EN GREVE DE S.M. LE ROI HENRI III Si nous suivions maintenant jusqu'a la place de Greve, ou elle aboutit, cette voie populeuse du quartier Saint-Antoine, nous retrouverions dans la foule beaucoup de nos connaissances; mais tandis que tous ces pauvres citadins, moins sages que Robert Briquet, s'en vont, heurtes, coudoyes, meurtris, les uns derriere les autres, nous preferons, grace au privilege que nous donnent nos ailes d'historien, nous transporter sur la place elle-meme, et quand nous aurons embrasse tout le spectacle d'un coup d'oeil, nous retourner un instant vers le passe, afin d'approfondir la cause apres avoir contemple l'effet. [Illustration: Sous un auvent de la place, quatre vigoureux chevaux du Perche, aux crins blancs, aux pieds chevelus, battaient le pave et se mordaient les uns les autres. -- PAGE 18.] On peut dire que maitre Friard avait raison en portant a cent mille hommes au moins le chiffre des spectateurs qui devaient s'entasser sur la place de Greve et aux environs pour jouir du spectacle qui s'y preparait. Paris tout entier s'etait donne rendez-vous a l'Hotel-de-Ville, et Paris est fort exact; Paris ne manque pas une fete, et c'est une fete, et meme une fete extraordinaire, que la mort d'un homme, lorsqu'il a su soulever tant de passions, que les uns le maudissent et que les autres le louent, tandis que le plus grand nombre le plaint. Le spectateur qui reussissait a deboucher sur la place soit par le quai, pres du cabaret de l'Image Notre Dame, soit par le porche meme de la place Beaudoyer, apercevait tout d'abord, au milieu de la Greve, les archers du lieutenant de robe courte, Tanchon, et bon nombre de Suisses et de chevau- legers entourant un petit echafaud eleve de quatre pieds environ. Cet echafaud, si bas qu'il n'etait visible que pour ceux qui l'entouraient, ou pour ceux qui avaient le bonheur d'avoir place a quelque fenetre, attendait le patient dont les moines s'etaient empares depuis le matin, et que, suivant l'energique expression du peuple, ses chevaux attendaient pour lui faire faire le grand voyage. En effet, sous un auvent de la premiere maison apres la rue du Mouton, sur la place, quatre vigoureux chevaux du Perche, aux crins blancs, aux pieds chevelus, battaient le pave avec impatience et se mordaient les uns les autres, en hennissant, au grand effroi des femmes qui avaient choisi cette place de leur bonne volonte, ou qui avaient ete poussees de ce cote par la foule. Ces chevaux etaient neufs; a peine quelquefois, par hasard, avaient-ils, dans les plaines herbeuses de leur pays natal, supporte sur leur large echine l'enfant joufflu de quelque paysan attarde au retour des champs, lorsque le soleil se couche. Mais apres l'echafaud vide, apres les chevaux hennissants, ce qui attirait d'une facon plus constante les regards de la foule, c'etait la principale fenetre de l'Hotel-de-Ville, tendue de velours rouge et or, et au balcon de laquelle pendait un tapis de velours, orne de l'ecusson royal. C'est qu'en effet cette fenetre etait la loge du roi. Une heure et demie sonnait a Saint-Jean en Greve, lorsque cette fenetre, pareille a la bordure d'un tableau, s'emplit de personnages qui venaient poser dans leur cadre. Ce fut d'abord le roi Henri III, pale, presque chauve, quoiqu'il n'eut a cette epoque que trente-quatre a trente-cinq ans; l'oeil enfonce dans son orbite bistree, et la bouche toute fremissante de contractions nerveuses. Il entra, morne, le regard fixe, a la fois majestueux et chancelant, etrange dans sa tenue, etrange dans sa demarche, ombre plutot que vivant, spectre plutot que roi; mystere toujours incomprehensible et toujours incompris pour ses sujets, qui, en le voyant paraitre, ne savaient jamais s'ils devaient crier: Vive le roi! ou prier pour son ame. Henri etait vetu d'un pourpoint noir passemente de noir; il n'avait ni ordre ni pierreries; un seul diamant brillait a son toquet, servant d'agrafe a trois plumes courtes et frisees. Il portait dans sa main gauche un petit chien noir que sa belle-soeur, Marie Stuart, lui avait envoye de sa prison, et sur la robe soyeuse duquel brillaient ses doigts fins et blancs comme des doigts d'albatre. Derriere lui venait Catherine de Medicis, deja voutee par l'age, car la reine-mere pouvait avoir a cette epoque de soixante-six a soixante-sept ans, mais pourtant encore la tete ferme et droite, lancant sous son sourcil fronce par l'habitude un regard acere, et, malgre ce regard, toujours mate et froide comme une statue de cire sous ses habits de deuil eternel. Sur la meme ligne apparaissait la figure melancolique et douce de la reine Louise de Lorraine, femme de Henri III, compagne insignifiante en apparence, mais fidele en realite, de sa vie bruyante et infortunee. La reine Catherine de Medicis marchait a un triomphe. La reine Louise assistait a un supplice. Le roi Henri traitait la une affaire. Triple nuance qui se lisait sur le front hautain de la premiere, sur le front resigne de la seconde, et sur le front nuageux et ennuye du troisieme. Derriere les illustres personnages que le peuple admirait, si pales et si muets, venaient deux beaux jeunes gens: l'un de vingt ans a peine, l'autre de vingt-cinq ans au plus. Ils se tenaient par le bras, malgre l'etiquette qui defend devant les rois, -- comme a l'eglise devant Dieu, -- que les hommes paraissent s'attacher a quelque chose. Ils souriaient: Le plus jeune avec une tristesse ineffable, l'aine avec une grace enchanteresse: ils etaient beaux, ils etaient grands, ils etaient freres. Le plus jeune s'appelait Henri de Joyeuse, comte de Bouchage; l'autre, le duc Anne de Joyeuse. Recemment encore il n'etait connu que sous le nom d'Arques; mais le roi Henri, qui l'aimait par-dessus toutes choses, l'avait fait, depuis un an, pair de France, en erigeant en duche-pairie la vicomte de Joyeuse. Le peuple n'avait pas pour ce favori la haine qu'il portait autrefois a Maugiron, a Quelus et a Schomberg, haine dont d'Epernon seul avait herite. Le peuple accueillit donc le prince et les deux freres par de discretes, mais flatteuses acclamations. Henri salua la foule gravement et sans sourire, puis il baisa son chien sur la tete. Alors, se retournant vers les jeunes gens: -- Adossez-vous a la tapisserie, Anne, dit-il a l'aine; ne vous fatiguez pas a demeurer debout: ce sera long peut-etre. -- Je l'espere bien, interrompit Catherine, -- long et bon, sire. -- Vous croyez donc que Salcede parlera, ma mere? demanda Henri. -- Dieu donnera, je l'espere, cette confusion a nos ennemis. Je dis nos ennemis, car ce sont vos ennemis aussi, ma fille, ajouta-t-elle en se tournant vers la reine, qui palit et baissa son doux regard. Le roi hocha la tete en signe de doute. Puis, se retournant une seconde fois vers Joyeuse, et voyant que celui-ci se tenait debout malgre son invitation: -- Voyons, Anne, dit-il, faites ce que j'ai dit; adossez-vous au mur, ou accoudez-vous sur mon fauteuil. -- Votre Majeste est en verite trop bonne, dit le jeune duc, et je ne profiterai de la permission que quand je serai veritablement fatigue. -- En nous n'attendrons pas que vous le soyez, n'est-ce pas, mon frere? dit tout bas Henri. -- Sois tranquille, repondit Anne des yeux plutot que de la voix. -- Mon fils, dit Catherine, ne vois-je pas du tumulte la-bas, au coin du quai? -Quelle vue percante! ma mere; -- oui, en effet, je crois que vous avez raison. Oh! les mauvais yeux que j'ai, moi, qui ne suis pas vieux pourtant! -- Sire, interrompit librement Joyeuse, ce tumulte vient du refoulement du peuple sur la place par la compagnie des archers. C'est le condamne qui arrive, bien certainement. -- Comme c'est flatteur pour des rois, dit Catherine, de voir ecarteler un homme qui a dans les veines une goutte de sang royal! Et en disant ces paroles, son regard pesait sur Louise. -- Oh! Madame, pardonnez-moi, epargnez-moi, dit la jeune reine avec un desespoir qu'elle essayait en vain de dissimuler; non, ce monstre n'est point de ma famille, et vous n'avez point voulu dire qu'il en etait. -- Certes, non, dit le roi; -- et je suis bien certain que ma mere n'a point voulu dire cela. -- Eh! mais, fit aigrement Catherine, il tient aux Lorrains, et les Lorrains sont votres, madame; je le pense, du moins. Ce Salcede vous touche donc, et meme d'assez pres. -- C'est-a-dire, interrompit Joyeuse avec une honnete indignation qui etait le trait distinctif de son caractere, et qui se faisait jour en toute circonstance contre celui qui l'avait excitee, quel qu'il fut, c'est-a-dire qu'il touche a M. de Guise peut-etre, mais point a la reine de France. -- Ah! vous etes la, monsieur de Joyeuse, dit Catherine avec une hauteur indefinissable, et rendant une humiliation pour une contrariete. Ah! vous etes la? Je ne vous avais point vu. -- J'y suis, non-seulement de l'aveu, mais encore par l'ordre, du roi, madame, repondit Joyeuse en interrogeant Henri du regard. Ce n'est pas une chose si recreative que de voir ecarteler un homme, pour que je vienne a un pareil spectacle si je n'y etais force. -- Joyeuse a raison, madame, dit Henri; il ne s'agit ici ni de Lorrains, ni de Guise, ni surtout de la reine; il s'agit de voir separer en quatre morceaux M. de Salcede, c'est-a-dire un assassin qui voulait tuer mon frere. -- Je suis mal en fortune aujourd'hui, dit Catherine en pliant tout a coup, ce qui etait sa tactique la plus habile, je fais pleurer ma fille, et, Dieu me pardonne! je crois que je fais rire M. de Joyeuse. -- Ah! madame, s'ecria Louise en saisissant les mains de Catherine, est-il possible que Votre Majeste se meprenne a ma douleur? -- Et a mon respect profond, ajouta Anne de Joyeuse, en s'inclinant sur le bras du fauteuil royal. -- C'est vrai, c'est vrai, repliqua Catherine, enfoncant un dernier trait dans le coeur de sa belle-fille. Je devrais savoir combien il vous est penible, ma chere enfant, de voir devoiler les complots de vos allies de Lorraine; et, bien que vous n'y puissiez mais, vous ne souffrez pas moins de cette parente. -- Ah! quant a cela, ma mere, c'est un peu vrai, dit le roi, cherchant a mettre tout le monde d'accord; car enfin, cette fois, nous savons a quoi nous en tenir sur la participation de MM. de Guise a ce complot. -- Mais, sire, interrompit plus hardiment qu'elle n'avait fait encore Louise de Lorraine, -- Votre Majeste sait bien qu'en devenant reine de France, j'ai laisse mes parents tout en bas du trone. -- Oh! s'ecria Anne de Joyeuse, vous voyez que je ne me trompais pas, sire; voici le patient qui parait sur la place. Corbleu! la vilaine figure! -- Il a peur, dit Catherine; il parlera. -- S'il en a la force, dit le roi. Voyez donc, ma mere, sa tete vacille comme celle d'un cadavre. -- Je ne m'en dedis pas, sire, dit Joyeuse, il est affreux. -- Comment voudriez-vous que ce fut beau, un homme dont la pensee est si laide? Ne vous ai-je point explique, Anne, les rapports secrets du physique et du moral, comme Hippocrate et Galenus les comprenaient et les ont expliques eux-memes? -- Je ne dis pas non, sire; mais je ne suis pas un eleve de votre force, moi, et j'ai vu quelquefois de fort laids hommes etre de tres braves soldats. N'est-ce pas, Henri? Joyeuse se retourna vers son frere, comme pour appeler son approbation a son aide; mais Henri regardait sans voir, ecoutait sans entendre; il etait plonge dans une profonde reverie; ce fut donc le roi qui repondit pour lui. -- Eh! mon Dieu! mon cher Anne, s'ecria-t-il, qui vous dit que celui-la ne soit pas brave? Il l'est pardieu! comme un ours, comme un loup, comme un serpent. Ne vous rappelez-vous pas ses facons? Il a brule, dans sa maison, un gentilhomme normand, son ennemi. Il s'est battu dix fois, et a tue trois de ses adversaires; il a ete surpris faisant de la fausse monnaie, et condamne a mort pour ce fait. -- A telles enseignes, dit Catherine de Medicis, qu'il a ete gracie par l'intercession de M. le duc de Guise, votre cousin, ma fille. Cette fois, Louise etait a bout de ses forces; elle se contenta de pousser un soupir. -- Allons, dit Joyeuse, voila une existence bien remplie, et qui va finir bien vite. -- J'espere, monsieur de Joyeuse, dit Catherine, qu'elle va, au contraire, finir le plus lentement possible. -- Madame, dit Joyeuse en secouant la tete, je vois la-bas sous cet auvent de si bons chevaux et qui me paraissent si impatients d'etre obliges de demeurer la a ne rien faire, que je ne crois pas a une bien longue resistance des muscles, tendons et cartilages de M. de Salcede. -- Oui, si l'on ne prevoyait point le cas; mais mon fils est misericordieux, ajouta la reine avec un de ces sourires qui n'appartenaient qu'a elle; il fera dire aux aides de tirer mollement. -- Cependant, madame, objecta timidement la reine, je vous ai entendu dire ce matin a madame de Mercoeur, il me semble cela du moins, que ce malheureux ne subirait que deux tirades. -- Oui-da, s'il se conduit bien, dit Catherine; en ce cas, il sera expedie le plus couramment possible; mais vous entendez, ma fille, et je voudrais, puisque vous vous interessez a lui, que vous puissiez le lui faire dire: qu'il se conduise bien, cela le regarde. -- C'est que, madame, dit la reine, Dieu ne m'ayant point, comme a vous, donne la force, je n'ai pas grand coeur a voir souffrir. -- Eh bien! vous ne regarderez point, ma fille. Louise se tut. Le roi n'avait rien entendu; il etait tout yeux, car on s'occupait d'enlever le patient de la charrette qui l'avait apporte, pour le deposer sur le petit echafaud. Pendant ce temps, les hallebardiers, les archers et les Suisses avaient fait elargir considerablement l'espace, en sorte que, tout autour de l'echafaud, il regnait un vide assez grand pour que tous les regards distinguassent Salcede, malgre le peu d'elevation de son piedestal funebre. Salcede pouvait avoir trente-quatre a trente-cinq ans: il etait fort et vigoureux; les traits pales de son visage, sur lequel perlaient quelques gouttes de sueur et de sang, s'animaient quand il regardait autour de lui d'une indefinissable expression, tantot d'espoir, tantot d'angoisse. Il avait tout d'abord jete les yeux sur la loge royale; mais comme s'il eut compris qu'au lieu du salut c'etait la mort qui lui venait de la, son regard ne s'y etait point arrete. C'etait a la foule qu'il en voulait, c'etait dans le sein de cette orageuse mer qu'il fouillait avec ses yeux ardents et avec son ame fremissante au bord de ses levres. La foule se taisait. [Illustration: Salcede. -- PAGE 20.] Salcede n'etait point un assassin vulgaire: Salcede etait d'abord de bonne naissance, puisque Catherine de Medicis, qui se connaissait d'autant mieux en genealogie qu'elle paraissait en faire fi, avait decouvert une goutte de sang royal dans ses veines; en outre, Salcede avait ete un capitaine de renom. Cette main, liee par une corde honteuse, avait vaillamment porte l'epee; cette tete livide sur laquelle se peignaient les terreurs de la mort, terreurs que le patient eut renfermees sans doute au plus profond de son ame, si l'espoir n'y avait tenu trop de place, cette tete livide avait abrite de grands desseins. Il resultait de ce que nous venons de dire que, pour beaucoup de spectateurs, Salcede etait un heros; pour beaucoup d'autres une victime; quelques-uns le regardaient bien comme un assassin, mais la foule a grand peine d'admettre dans ses mepris, au rang des criminels ordinaires, ceux- la qui ont tente ces grands assassinats qu'en registre le livre de l'histoire en meme temps que celui de la justice. Aussi racontait-on dans la foule que Salcede etait ne d'une race de guerriers, que son pere avait combattu rudement M. le cardinal de Lorraine, ce qui lui avait valu une mort glorieuse au milieu du massacre de la Saint-Barthelemy, mais que plus tard le fils, oublieux de cette mort, ou plutot sacrifiant sa haine a une certaine ambition pour laquelle les populations ont toujours quelque sympathie, que ce fils, disons-nous, avait pactise avec l'Espagne et avec les Guises pour aneantir, dans les Flandres, la souverainete naissante du duc d'Anjou, si fort hai des Francais. On citait ses relations avec Baza et Balouin, auteurs presumes du complot qui avait failli couter la vie au duc Francois, frere de Henri III; on citait l'adresse qu'avait deployee Salcede dans toute cette procedure pour echapper a la roue, au gibet et au bucher sur lesquels fumait encore le sang de ses complices; seul il avait, par des revelations fausses et pleines d'artifice, disaient les Lorrains, alleches ses juges, a tel point que, pour en savoir plus, le duc d'Anjou, l'epargnant momentanement, l'avait fait conduire en France, au lieu de le faire decapiter a Anvers ou a Bruxelles; il est vrai qu'il avait fini par en arriver au meme resultat; mais dans le voyage qui etait le but de ses revelations, Salcede esperait etre enleve par ses partisans; malheureusement pour lui il avait compte sans M. de Bellievre, lequel, charge de ce depot precieux, avait fait si bonne garde que ni Espagnols, ni Lorrains, ni ligueurs n'en avaient approche d'une lieue. A la prison, Salcede avait espere; Salcede avait espere a la torture; sur la charrette, il avait espere encore; sur l'echafaud, il esperait toujours. Ce n'est point qu'il manquat de courage ou de resignation; mais il etait de ces creatures vivaces qui se defendent jusqu'a leur dernier souffle avec cette tenacite et cette vigueur que la force humaine n'atteint pas toujours chez les esprits d'une valeur secondaire. Le roi ne perdait pas plus que le peuple cette pensee incessante de Salcede. Catherine, de son cote, etudiait avec anxiete jusqu'au moindre mouvement du malheureux jeune homme; mais elle etait trop eloignee pour suivre la direction de ses regards et remarquer leur jeu continuel. A l'arrivee du patient, il s'etait eleve comme par enchantement, dans la foule, des etages d'hommes, de femmes et d'enfants; chaque fois qu'il apparaissait une tete nouvelle au-dessus de ce niveau mouvant, mais deja toise par l'oeil vigilant de Salcede, il l'analysait tout entiere dans un examen d'une seconde qui suffisait comme un examen d'une heure a cette organisation surexcitee, en qui le temps, devenu si precieux, decuplait ou plutot centuplait toutes les facultes. Puis ce coup d'oeil, cet eclair lance sur le visage inconnu et nouveau, Salcede redevenait morne et tournait autre part son attention. Cependant le bourreau avait commence a s'emparer de lui, et il l'attachait par le milieu du corps au centre de l'echafaud. Deja meme, sur un signe de maitre Tanchon, lieutenant de robe courte et commandant l'execution, deux archers, percant la foule, etaient alles chercher les chevaux. Dans une autre circonstance ou dans une autre intention, les archers n'eussent pu faire un pas au milieu de cette masse compacte; mais la foule savait ce qu'allaient faire les archers, et elle se serrait et elle faisait passage, comme, sur un theatre encombre, on fait toujours place aux acteurs charges de roles importants. En ce moment, il se fit quelque bruit a la porte de la loge royale, et l'huissier, soulevant la tapisserie, prevint LL. MM. que le president Brisson et quatre conseillers, dont l'un etait le rapporteur du proces, desiraient avoir l'honneur de converser un instant avec le roi au sujet de l'execution. -- C'est a merveille, dit le roi. Puis se retournant vers Catherine: -- Eh bien! ma mere, continua-t-il, vous allez etre satisfaite? Catherine fit un leger signe de tete en temoignage d'approbation. -- Faites entrer ces messieurs, reprit le roi. -- Sire, une grace, demanda Joyeuse. -- Parle, Joyeuse, fit le roi, et pourvu que ce ne soit pas celle du condamne.... -- Rassurez-vous, sire. -- J'ecoute. -- Sire, il y a une chose qui blesse particulierement la vue de mon frere et surtout la mienne, ce sont les robes rouges et les robes noires; que Votre Majeste soit donc assez bonne pour nous permettre de nous retirer. -- Comment! vous vous interessez si peu a mes affaires, monsieur de Joyeuse, que vous demandez a vous retirer dans un pareil moment! s'ecria Henri. -- N'en croyez rien, sire, tout ce qui touche Votre Majeste est d'un profond interet pour moi; mais je suis d'une miserable organisation, et la femme la plus faible est, sur ce point, plus forte que moi. Je ne puis voir une execution que je n'en sois malade huit jours. Or, comme il n'y a plus guere que moi qui rie a la cour depuis que mon frere, je ne sais pas pourquoi, ne rit plus, jugez ce que va devenir ce pauvre Louvre, deja si triste, si je m'avise, moi, de le rendre plus triste encore. Ainsi, par grace, sire.... -- Tu veux me quitter, Anne? dit Henri avec un accent d'indefinissable tristesse. -- Peste, sire! vous etes exigeant: une execution en Greve, c'est la vengeance et le spectacle a la fois, et quel spectacle! celui dont, tout au contraire de moi; vous etes le plus curieux; la vengeance et le spectacle ne vous suffisent pas, et il faut encore que vous jouissiez en meme temps de la faiblesse de vos amis. -- Reste, Joyeuse, reste; tu verras que c'est interessant. -- Je n'en doute pas; je crains meme, comme je l'ai dit a Votre Majeste, que l'interet ne soit porte a un point ou je ne puisse plus le soutenir; ainsi vous permettez, n'est-ce pas, sire? -- Allons, dit Henri III en soupirant, fais donc a ta fantaisie; ma destinee est de vivre seul. Et le roi se retourna, le front plisse, vers sa mere, craignant qu'elle n'eut entendu le colloque qui venait d'avoir lieu entre lui et son favori. Catherine avait l'ouie aussi fine que la vue; mais lorsqu'elle ne voulait pas entendre, nulle oreille n'etait plus dure que la sienne. Pendant ce temps, Joyeuse s'etait penche a l'oreille de son frere et lui avait dit: -- Alerte, alerte, du Bouchage! tandis que ces conseillers vont entrer, glisse-toi derriere leurs grandes robes, et esquivons-nous; le roi dit oui maintenant, dans cinq minutes il dira non. -- Merci, merci, mon frere, repondit le jeune homme; j'etais comme vous, j'avais hate de partir. -- Allons, allons, voici les corbeaux qui paraissent, disparais, tendre rossignol. En effet, derriere MM. les conseillers, on vit fuir, comme deux ombres rapides, les deux jeunes gens. Sur eux retomba la tapisserie aux pans lourds. Quand le roi tourna la tete, ils avaient deja disparu. Henri poussa un soupir et baisa son petit chien. V LE SUPPLICE Les conseillers se tenaient au fond de la loge du roi, debout et silencieux, attendant que le roi leur adressat la parole. Le roi se laissa attendre un instant, puis, se retournant de leur cote: -- Eh bien! messieurs, -- quoi de nouveau? demanda-t-il. Bonjour, monsieur le president Brisson. -- Sire, repondit le president avec sa dignite facile que l'on appelait a la cour sa courtoisie de huguenot, -- nous venons supplier Votre Majeste, ainsi que l'a desire M. de Thou, de menager la vie du coupable. -- Il a sans doute quelques revelations a faire, et en lui promettant la vie on les obtiendrait. [Illustration: Quatre coups de fouet retentirent, et les quatre chevaux s'elancerent dans des directions opposees. -- PAGE 27.] -- Mais, dit le roi, ne les a-t-on pas obtenues, monsieur le president? -- Oui, sire, -- en partie: -- est-ce suffisant pour Votre Majeste? -- Je sais ce que je sais, messire. -- Votre Majeste sait alors a quoi s'en tenir sur la participation de l'Espagne dans cette affaire? -- De l'Espagne? oui, monsieur le president, et meme de plusieurs autres puissances. -- Il serait important de constater cette participation, sire. -- Aussi, interrompit Catherine, le roi a-t-il l'intention, monsieur le president, de surseoir a l'execution, si le coupable signe une confession analogue a ses depositions devant le juge qui lui a fait infliger la question. Brisson interrogea le roi des yeux et du geste. -- C'est mon intention, dit Henri, et je ne le cache pas plus longtemps; vous pouvez vous en assurer, monsieur Brisson, en faisant parler au patient par votre lieutenant de robe. -- Votre Majeste n'a rien de plus a recommander? -- Rien. Mais pas de variation dans les aveux, ou je retire ma parole. -- Ils sont publics, ils doivent etre complets. -- Oui, sire. -- Avec les noms des personnages compromis? -- Avec les noms, tous les noms! -- Meme lorsque ces noms seraient entaches, par l'aveu du patient, de haute trahison et revolte au premier chef? -- Meme lorsque ces noms seraient ceux de mes plus proches parents! dit le roi. -- Il sera fait comme Votre Majeste l'ordonne. -- Je m'explique, monsieur Brisson; ainsi donc, pas de malentendu. On apportera au condamne du papier et des plumes; il ecrira sa confession, montrant par la publiquement qu'il s'en refere a notre misericorde et se met a notre merci. Apres, nous verrons. -- Mais je puis promettre? -- Eh oui! promettez toujours. -- Allez, messieurs, dit le president en congediant les conseillers. Et ayant salue respectueusement le roi, il sortit derriere eux. -- Il parlera, sire, dit Louise de Lorraine toute tremblante; il parlera, et Votre Majeste fera grace. Voyez comme l'ecume nage sur ses levres. -- Non, non, il cherche, dit Catherine; il cherche et pas autre chose. Que cherche-t-il donc? -- Parbleu! dit Henri III, ce n'est pas difficile a deviner; il cherche M. le duc de Parme, M. le duc de Guise; il cherche monsieur mon frere, le roi tres catholique. Oui, cherche! cherche! attends! crois-tu que la place de Greve soit lieu plus commode pour les embuscades que la route des Flandres? crois-tu que je n'aie pas ici cent Bellievre pour t'empecher de descendre de l'echafaud ou un seul t'a conduit? Salcede avait vu les archers partir pour aller chercher les chevaux. Il avait apercu le president et les conseillers dans la loge du roi, -- puis il les avait vus disparaitre: il comprit que le roi venait de donner l'ordre du supplice. Ce fut alors que parut sur sa bouche livide cette sanglante ecume remarquee par la jeune reine: le malheureux, dans la mortelle impatience qui le devorait, se mordait les levres jusqu'au sang. -- Personne! personne! murmurait-il, pas un de ceux qui m'avaient promis secours! Laches! laches! laches!... Le lieutenant Tanchon s'approcha de l'echafaud, et s'adressant au bourreau: -- Preparez-vous, maitre, dit-il. L'executeur fit un signe a l'autre bout de la place, et l'on vit les chevaux, fendant la foule, laisser derriere eux un tumultueux sillage qui, pareil a celui de la mer, se referma sur eux. Ce sillage etait produit par les spectateurs que refoulait ou renversait le passage rapide des chevaux; mais le mur demoli se refermait aussitot, et parfois les premiers devenaient les derniers, et reciproquement, -- car les forts se lancaient dans l'espace vide. On put voir alors au coin de la rue de la Vannerie, lorsque les chevaux y passerent, un beau jeune homme de notre connaissance sauter au bas de la borne sur laquelle il etait monte, pousse par un enfant qui paraissait quinze a seize ans a peine, et qui paraissait fort ardent a ce terrible spectacle. C'etait le page mysterieux et le vicomte Ernauton de Carmainges. -- Eh! vite, vite, glissa le page a l'oreille de son compagnon, jetez-vous dans la trouee, il n'y a pas un instant a perdre. -- Mais nous serons etouffes, repondit Ernauton, -- vous etes fou, mon petit ami. -- Je veux voir, -- voir de pres, dit le page d'un ton si imperieux qu'il etait facile de voir que cet ordre partait d'une bouche qui avait l'habitude du commandement. Ernauton obeit. -- Serrez les chevaux, serrez les chevaux, dit le page; ne les quittez pas d'une semelle, ou nous n'arriverons pas. -- Mais avant que nous arrivions, vous serez mis en morceaux. -- Ne vous inquietez pas de moi. -- En avant! en avant! -- Les chevaux vont ruer. -- Empoignez la queue du dernier; jamais un cheval ne rue quand on le tient de la sorte. Ernauton subissait malgre lui l'influence etrange de cet enfant; il obeit, s'accrocha aux crins du cheval, tandis que de son cote le page s'attachait a sa ceinture. Et au milieu de cette foule onduleuse comme une mer, epineuse comme un buisson, laissant ici un pan de leur manteau, la un fragment de leur pourpoint, plus loin la fraise de leur chemise, ils arriverent en meme temps que l'attelage a trois pas de l'echafaud sur lequel se tordait Salcede, dans les convulsions du desespoir. -- Sommes-nous arrives? murmura le jeune homme suffoquant et hors d'haleine, quand il sentit Ernauton s'arreter. -- Oui, repondit le vicomte, -- heureusement, -- car j'etais au bout de mes forces. -- Je ne vois pas. -- Passez devant moi. -- Non, non, pas encore... Que fait-on? -- Des noeuds coulants a l'extremite des cordes. -- Et lui, que fait-il? -- Qui, lui? -- Le patient. -- Ses yeux tournent autour de lui comme ceux de l'autour qui guette. Les chevaux etaient assez pres de l'echafaud pour que les valets de l'executeur attachassent aux pieds et aux poings de Salcede les traits fixes a leurs colliers. Salcede poussa un rugissement quand il sentit autour de ses chevilles le rugueux contact des cordes, qu'un noeud coulant serrait autour de sa chair. Il adressa alors un supreme, un indefinissable regard a toute cette immense place dont il embrassa les cent mille spectateurs dans le cercle de son rayon visuel. -- Monsieur, lui dit poliment le lieutenant Tanchon, vous plait-il de parler au peuple avant que nous ne procedions? Et il s'approcha de l'oreille du patient pour ajouter tout bas: -- Un bon aveu... pour la vie sauve. Salcede le regarda jusqu'au fond de l'ame. Ce regard etait si eloquent qu'il sembla arracher la verite du coeur de Tanchon et la fit remonter jusque dans ses yeux, ou elle eclata. Salcede ne s'y trompa point; il comprit que le lieutenant etait sincere et tiendrait ce qu'il promettait. -- Vous voyez, continua Tanchon, on vous abandonne; plus d'autre espoir en ce monde que celui que je vous offre. -- Eh bien! dit Salcede avec un rauque soupir, faites faire silence, je suis pret a parler. -- C'est une confession ecrite et signee que le roi exige. -- Alors deliez-moi les mains et donnez-moi une plume, je vais ecrire. -- Votre confession? -- Ma confession, soit. Tanchon, transporte de joie, n'eut qu'un signe a faire; le cas etait prevu. Un archer tenait toutes choses pretes: il lui passa l'ecritoire, les plumes, le papier, que Tanchon deposa sur le bois meme de l'echafaud. En meme temps on lachait de trois pieds environ la corde qui tenait le poignet droit de Salcede, et on le soulevait sur l'estrade pour qu'il put ecrire. Salcede, assis enfin, commenca par respirer avec force et par faire usage de sa main pour essuyer ses levres et relever ses cheveux qui tombaient humides de sueur sur ses genoux. -- Allons, allons, dit Tanchon, mettez-vous a votre aise, et ecrivez bien tout. -- Oh! n'ayez pas peur, repondit Salcede en allongeant sa main vers la plume; soyez tranquille, je n'oublierai pas ceux qui m'oublient, moi. Et sur ce mot il hasarda un dernier coup d'oeil. Sans doute le moment etait venu pour le page de se montrer; car, saisissant la main d'Ernauton: -- Monsieur, lui dit-il, par grace, prenez-moi dans vos bras et soulevez- moi au-dessus des tetes qui m'empechent de voir. -- Ah ca! mais vous etes insatiable, jeune homme, en verite. -- Encore ce service, monsieur. -- Vous abusez. -- Il faut que je voie le condamne, entendez-vous? il faut que je le voie. Puis, comme Ernauton ne repondait pas assez vivement sans doute a l'injonction: -- Par pitie, monsieur, par grace! dit-il, je vous en supplie! L'enfant n'etait plus un tyran fantasque, mais un suppliant irresistible. Ernauton le souleva dans ses bras, non sans quelque etonnement de la delicatesse de ce corps qu'il serrait entre ses mains. La tete du page domina donc les autres tetes. Justement Salcede venait de saisir la plume en achevant sa revue circulaire. Il vit cette figure du jeune homme et demeura stupefait. En ce moment les deux doigts du page s'appuyerent sur ses levres. Une joie indicible epanouit aussitot le visage du patient; on eut dit l'ivresse du mauvais riche quand Lazare laisse tomber une goutte d'eau sur sa langue aride. Il venait de reconnaitre le signal qu'il attendait avec impatience et qui lui annoncait du secours. Salcede, apres une contemplation de plusieurs secondes, s'empara du papier que lui offrait Tanchon, inquiet de son hesitation, et il se mit a ecrire avec une febrile activite. -- Il ecrit! il ecrit! murmura la foule. -- Il ecrit! repeta la reine-mere avec une joie manifeste. -- Il ecrit! dit le roi; par la mordieu! je lui ferai grace. Tout a coup Salcede s'interrompit pour regarder encore le jeune homme. Le jeune homme repeta le meme signe, et Salcede se remit a ecrire. Puis, apres un intervalle plus court, il s'interrompit encore pour regarder de nouveau. Cette fois le page fit signe des doigts et de la tete. -- Avez-vous fini? dit Tanchon qui ne perdait pas de vue son papier. -- Oui, fit machinalement Salcede. -- Signez, alors. Salcede signa sans jeter sur le papier ses yeux qui restaient rives sur le jeune homme. Tanchon avanca la main vers la confession. -- Au roi, au roi seul! dit Salcede. Et il remit le papier au lieutenant de robe courte, mais avec hesitation, et comme un soldat vaincu qui rend sa derniere arme. -- Si vous avez bien avoue tout, dit le lieutenant, vous etes sauf, monsieur de Salcede. Un sourire melange d'ironie et d'inquietude se fit jour sur les levres du patient, qui semblait interroger impatiemment son interlocuteur mysterieux. Enfin Ernauton, fatigue, voulut deposer son genant fardeau; il ouvrit les bras: le page glissa jusqu'a terre. Avec lui disparut la vision qui avait soutenu le condamne. Lorsque Salcede ne le vit plus, il le chercha des yeux; puis, comme egare: -- Eh bien! cria-t-il, eh bien! Personne ne lui repondit. -- Eh! vite, vite, hatez-vous! dit-il; le roi tient le papier, il va lire! Nul ne bougea. Le roi depliait vivement la confession. -- Oh! mille demons! cria Salcede, se serait-on joue de moi? Je l'ai cependant bien reconnue. C'etait elle, c'etait elle! A peine le roi eut-il parcouru les premieres lignes qu'il parut saisi d'indignation. Puis il palit et s'ecria: -- Oh! le miserable! -- oh! le mechant homme! -- Qu'y a-t-il, mon fils? demanda Catherine, -- Il y a qu'il se retracte, ma mere; -- il y a qu'il pretend n'avoir jamais rien avoue. -- Et ensuite? -- Ensuite il declare innocents et etrangers a tous complots MM. de Guise. -- Au fait, balbutia Catherine, si c'est vrai? -- Il ment! s'ecria le roi; il ment comme un paien! -- Qu'en savez-vous, mon fils? M. de Guise sont peut-etre calomnies. -- Les juges ont peut-etre, dans leur trop grand zele, interprete faussement les depositions. -- Eh! madame, s'ecria Henri ne pouvant se maitriser plus longtemps, -- j'ai tout entendu. -- Vous, mon fils? -- Oui, moi. -- Et quand cela, s'il vous plait? -- Quand le coupable a subi la gene, -- j'etais derriere un rideau; je n'ai pas perdu une seule de ses paroles, et chacune de ses paroles m'entrait dans la tete comme un clou sous le marteau. -- Eh bien! faites-le parler avec la torture, puisque la torture il lui faut; ordonnez que les chevaux tirent. Henri, emporte par la colere, leva la main. Le lieutenant Tanchon repeta ce signe. Deja les cordes avaient ete rattachees aux quatre membres du patient: quatre hommes sauterent sur les quatre chevaux; quatre coups de fouet retentirent, et les quatre chevaux s'elancerent dans des directions opposees. Un horrible craquement et un horrible cri jaillirent a la fois du plancher de l'echafaud. On vit les membres du malheureux Salcede bleuir, s'allonger et s'injecter de sang; sa face n'etait plus celle d'une creature humaine, c'etait le masque d'un demon. -- Ah! trahison! trahison! cria-t-il. Eh bien! je vais parler, je veux parler, je veux tout dire! Ah! maudite duch... La voix dominait les hennissements des chevaux et les rumeurs de la foule; mais tout a coup elle s'eteignit. -- Arretez! arretez! cria Catherine. Il etait trop tard. La tete de Salcede, naguere raidie par la souffrance et la fureur, retomba tout a coup sur le plancher de l'echafaud. -- Laissez-le parler, vocifera la reine-mere. Arretez, mais arretez donc! L'oeil de Salcede etait demesurement dilate, fixe, et plongeant obstinement dans le groupe ou etait apparu le page. Tanchon en suivait habilement la direction. Mais Salcede ne pouvait plus parler, il etait mort. Tanchon donna tout bas quelques ordres a ses archers, qui se mirent a fouiller la foule dans la direction indiquee par les regards denonciateurs de Salcede. -- Je suis decouverte, dit le jeune page a l'oreille d'Ernauton; par pitie, aidez-moi, secourez-moi, monsieur; ils viennent! ils viennent! -- Mais que voulez-vous donc encore? -- Fuir: ne voyez-vous point que c'est moi qu'ils cherchent? -- Mais qui etes-vous donc? -- Une femme... sauvez-moi! protegez-moi! Ernauton palit; mais la generosite l'emporta sur l'etonnement et la crainte. Il placa devant lui sa protegee, lui fraya un chemin a grands coups de pommeau de dague et la poussa jusqu'au coin de la rue du Mouton, vers une porte ouverte. Le jeune page s'elanca et disparut dans cette porte qui semblait l'attendre et qui se referma derriere lui. Il n'avait pas meme eu le temps de lui demander son nom ni ou il le retrouverait. Mais en disparaissant, le jeune page, comme s'il eut devine sa pensee, lui avait fait un signe plein de promesses. Libre alors, Ernauton se retourna vers le centre de la place, et embrassa d'un meme coup d'oeil l'echafaud et la loge royale. Salcede etait etendu raide et livide sur l'echafaud. Catherine etait debout, livide et fremissante dans la loge. -- Mon fils, dit-elle enfin en essuyant la sueur de son front, mon fils, vous ferez bien de changer votre maitre des hautes oeuvres, c'est un ligueur! -- Et a quoi donc voyez-vous cela, ma mere? demanda Henri. -- Regardez, regardez! -- Eh bien! je regarde. -- Salcede n'a souffert qu'une tirade, et il est mort. -- Parce qu'il etait trop sensible a la douleur. -- Non pas! non pas! fit Catherine avec un sourire de mepris arrache par le peu de perspicacite de son fils, mais parce qu'il a ete etrangle par dessous l'echafaud avec une corde fine, au moment ou il allait accuser ceux qui le laissent mourir. Faites visiter le cadavre par un savant docteur, et vous trouverez, j'en suis sure, autour de son cou le cercle que la corde y aura laisse. -- Vous avez raison, dit Henri, dont les yeux etincelerent un instant, mon cousin de Guise est mieux servi que moi. -- Chut! chut! mon fils, dit Catherine, pas d'eclat, on se moquerait de nous; car cette fois encore c'est partie perdue. -- Joyeuse a bien fait d'aller s'amuser autre part, dit le roi; on ne peut plus compter sur rien en ce monde, meme sur les supplices. Partons, mesdames, partons! VI LES DEUX JOYEUSE Messieurs de Joyeuse, comme nous l'avons vu, s'etaient derobes pendant toute cette scene par les derrieres de l'Hotel-de-Ville, et laissant aux equipages du roi leurs laquais qui les attendaient avec des chevaux, ils marchaient cote a cote dans les rues de ce quartier populeux, qui ce jour- la etaient desertes, tant la place de Greve avait ete vorace de spectateurs. Une fois dehors ils avaient marche se tenant par le bras, mais sans s'adresser la parole. Henri, si joyeux naguere, etait preoccupe et presque sombre. Anne semblait inquiet et comme embarrasse de ce silence de son frere. Ce fut lui qui rompit le premier le silence. -- Eh bien! Henri, demanda-t-il, ou me conduis-tu? -- Je ne vous conduis pas, mon frere, je marche devant moi, repondit Henri comme s'il se reveillait en sursaut. -- Desirez-vous aller quelque part, mon frere? -- Et toi? Henri sourit tristement. -- Oh! moi, dit-il, peu m'importe ou je vais. -- Tu vas cependant quelque part chaque soir, dit Anne, car chaque soir tu sors a la meme heure pour ne rentrer qu'assez avant dans la nuit, et parfois pour ne pas rentrer du tout. -- Me questionnez-vous, mon frere? demanda Henri avec une charmante douceur melee d'un certain respect pour son aine. -- Moi te questionner? dit Anne, Dieu m'en preserve; les secrets sont a ceux qui les gardent. -- Quand vous le desirerez, mon frere, repliqua Henri, je n'aurai pas de secrets pour vous; vous le savez bien. -- Tu n'auras pas de secrets pour moi, Henri? -- Jamais, mon frere; n'etes-vous pas a la fois mon seigneur et mon ami? -- Dame! je pensais que tu en avais avec moi, qui ne suis qu'un pauvre laique; je pensais que tu avais notre savant frere, ce pilier de la theologie, ce flambeau de la religion, ce docte architecte de cas de conscience de la cour, qui sera cardinal un jour, que tu te confiais a lui, et que tu trouvais en lui a la fois confession, absolution, et qui sait?... et conseil; car, dans notre famille, ajouta Anne en riant, on est bon a tout, tu le sais: temoin notre tres cher pere. Henri du Bouchage saisit la main de son frere et la lui serra affectueusement. -- Vous etes pour moi plus que directeur, plus que confesseur, plus que pere, mon cher Anne, dit-il, je vous repete que vous etes mon ami. -- Alors, mon ami, pourquoi de gai que tu etais, t'ai-je vu peu a peu devenir triste, et pourquoi, au lieu de sortir le jour, ne sors-tu plus maintenant que la nuit? -- Mon frere, je ne suis pas triste, repondit Henri en souriant. -- Qu'es-tu donc? -- Je suis amoureux. -- Bon! et cette preoccupation? -- Vient de ce que je pense sans cesse a mon amour. -- Et tu soupires en me disant cela? -- Oui. -- Tu soupires, toi, Henri, comte du Bouchage, toi le frere de Joyeuse, toi que les mauvaises langues appellent le troisieme roi de France. Tu sais que M. de Guise est le second, si toutefois ce n'est pas le premier; toi qui es riche, toi qui es beau, toi qui seras pair de France, comme moi, et duc, comme moi, a la premiere occasion que j'en trouverai; tu es amoureux, tu penses et tu soupires; tu soupires, toi qui as pris pour devise: _Hilariter_ (joyeusement). -- Mon cher Anne, tous ces dons du passe ou toutes ces promesses de l'avenir n'ont jamais compte pour moi au rang des choses qui devaient faire mon bonheur. Je n'ai point d'ambition. -- C'est-a-dire que tu n'en as plus. -- Ou du moins que je ne poursuis pas les choses dont vous parlez. -- En ce moment peut-etre; mais plus tard tu y reviendras. -- Jamais, mon frere. Je ne desire rien. Je ne veux rien. -- Et tu as tort, mon frere. Quand on s'appelle Joyeuse, c'est-a-dire un des plus beaux noms de France; quand on a son frere favori du roi, on desire tout, on veut tout, et l'on a tout. Henri baissa melancoliquement et secoua sa tete blonde. -- Voyons, dit Anne, nous voici bien seuls, bien perdus. Le diable m'emporte, nous avons passe l'eau, si bien que nous voila sur le pont de la Tournelle, et cela, sans nous en etre apercus. Je ne crois pas que sur cette greve isolee, par cette bise froide, pres de cette eau verte, personne vienne nous ecouter. As-tu quelque chose de serieux a me dire, Henri? -- Rien, rien, sinon que je suis amoureux, et vous le savez deja, mon frere, puisque tout a l'heure je vous l'ai avoue. -- Mais, que diable! ce n'est point serieux cela, dit Anne en frappant du pied. Moi aussi, par le pape! je suis amoureux. -- Pas comme moi, mon frere. -- Moi aussi, je pense quelquefois a ma maitresse. -- Oui, mais pas toujours. -- Moi aussi, j'ai des contrarietes, des chagrins meme. -- Oui, mais vous avez aussi des joies, car on vous aime. -- Oh! j'ai de grands obstacles aussi; on exige de moi de grands mysteres. -- Ou exige? vous avez dit: On exige, mon frere. Si votre maitresse exige, elle est a vous. -- Sans doute qu'elle est a moi, c'est-a-dire a moi et a M. de Mayenne; car, confidence pour confidence, Henri, j'ai justement la maitresse de ce paillard de Mayenne, une fille folle de moi, qui quitterait Mayenne a l'instant meme, si elle n'avait peur que Mayenne ne la tuat: c'est son habitude de tuer les femmes, tu sais. Puis je deteste ces Guises, et cela m'amuse... de m'amuser aux depens de l'un d'eux. Eh bien! je te le dis, je te le repete, j'ai parfois des contraintes, des querelles, mais je n'en deviens pas sombre comme un chartreux pour cela; je n'en ai pas les yeux gros. Je continue de rire, sinon toujours, au moins de temps en temps. Voyons, dis-moi qui tu aimes, Henri; ta maitresse est-elle belle au moins? -- Helas! mon frere, ce n'est point ma maitresse. -- Est-elle belle? -- Trop belle. -- Son nom? -- Je ne le sais pas. -- Allons donc! -- Sur l'honneur. -- Mon ami, je commence a croire que c'est plus dangereux encore que je ne le pensais. -- Ce n'est point de la tristesse, par le pape! c'est de la folie. -- Elle ne m'a parle qu'une seule fois, ou plutot elle n'a parle qu'une seule fois devant moi, et depuis ce temps je n'ai pas meme entendu le son de sa voix. -- Et tu ne t'es pas informe? -- A qui? -- Comment! a qui? aux voisins. -- Elle habite une maison a elle seule et personne ne la connait. -- Ah ca! mais est-ce une ombre? -- C'est une femme, grande et belle comme une nymphe, serieuse et grave comme l'ange Gabriel. -- Comment l'as-tu connue? ou l'as-tu rencontree? -- Un jour je poursuivais une jeune fille au carrefour de la Gypecienne; j'entrai dans le petit jardin qui attient a l'eglise, il y a la un banc sous les arbres. Etes-vous jamais entre dans ce jardin, mon frere? -- Jamais; n'importe, continue; il y a la un banc sous des arbres, apres? -- L'ombre commencait a s'epaissir; je perdis de vue la jeune fille, et, en la cherchant, j'arrivai a ce banc. -- Va, va, j'ecoute. -- Je venais d'entrevoir un vetement de femme de ce cote, j'etendis les mains. -- Pardon, monsieur, me dit tout a coup la voix d'un homme que je n'avais pas apercu, pardon. Et la main de cet homme m'ecarta doucement, mais avec fermete. -- Il osa te toucher, Joyeuse. -- Ecoute, cet homme avait le visage cache dans une sorte de froc; je le pris pour un religieux, puis il m'imposa par le ton affectueux et poli de son avertissement, car en meme temps qu'il me parlait, il me designait du doigt, a dix pas, cette femme dont le vetement blanc m'avait attire de ce cote, et qui venait de s'agenouiller devant ce banc de pierre, comme si c'eut ete un autel. Je m'arretai, mon frere. C'est vers le commencement de septembre que cette aventure m'arriva: l'air etait tiede; les violettes et les roses que font pousser les fideles sur les tombes de l'enclos m'envoyaient leurs delicats parfums; la lune dechirait un nuage blanchatre derriere le clocheton de l'eglise, et les vitraux commencaient a s'argenter a leur faite, tandis qu'ils se doraient en bas du reflet des cierges allumes. Mon ami, soit majeste du lieu, soit dignite personnelle, cette femme a genoux resplendissait pour moi dans les tenebres comme une statue de marbre et comme si elle eut ete de marbre reellement. Elle m'imprima je ne sais quel respect qui me fit froid au coeur. Je la regardais avidement. Elle se courba sur le banc, l'enveloppa de ses deux bras, y colla les levres, et aussitot je vis ses epaules onduler sous l'effort de ses soupirs et de ses sanglots; jamais vous n'avez oui de pareils accents, mon frere; jamais fer acere n'a dechire si douloureusement un coeur! Tout en pleurant, elle baisait la pierre avec une ivresse qui m'a perdu; ses larmes m'ont attendri, ses baisers m'ont rendu fou. -- Mais c'est elle, par le pape! qui etait folle, dit Joyeuse; est-ce que l'on baise une pierre ainsi, est-ce que l'on sanglote ainsi pour rien? -- Oh! c'etait une grande douleur qui la faisait sangloter, c'etait un profond amour qui lui faisait baiser cette pierre; seulement, qui aimait- elle? qui pleurait-elle? pour qui priait-elle? je ne sais. -- Mais cet homme, tu ne l'as pas questionne? -- Si fait. -- Et que t'a-t-il repondu? -- Qu'elle avait perdu son mari. -- Est-ce qu'on pleure un mari de cette facon-la? dit Joyeuse; voila, pardieu! une belle reponse; et tu t'en es contente? -- Il l'a bien fallu, puisqu'il n'a pas voulu m'en faire d'autre. -- Mais cet homme lui-meme, quel est-il? -- Une sorte de serviteur qui habite avec elle. -- Son nom? -- Il a refuse de me le dire. -- Jeune? vieux? -- Il peut avoir de vingt-huit a trente ans... -- Voyons, apres?... Elle n'est pas restee toute la nuit a prier et a pleurer, n'est-ce pas? -- Non: quand elle eut fini de pleurer, c'est-a-dire quand elle eut epuise ses larmes, quand elle eut use ses levres sur le banc, elle se leva, mon frere; il y avait dans cette femme un tel mystere de tristesse qu'au lieu de m'avancer vers elle, comme j'eusse fait pour toute autre femme, je me reculai; ce fut elle alors qui vint a moi ou plutot de mon cote, car, moi, elle ne me voyait meme pas; alors un rayon de la lune frappa son visage, et son visage m'apparut illumine, splendide: il avait repris sa morne severite; plus une contraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, le sillon humide qu'ils avaient trace. Ses yeux seuls brillaient encore; sa bouche s'entr'ouvrait doucement pour respirer la vie qui, un instant, avait paru prete a l'abandonner; elle fit quelques pas avec une molle langueur, et pareille a ceux qui marchent en reve; l'homme alors courut a elle et la guida, car elle semblait avoir oublie qu'elle marchait sur la terre. Oh! mon frere, quelle effrayante beaute, quelle surhumaine puissance! je n'ai jamais rien vu qui lui ressemblat sur la terre; quelquefois seulement dans mes reves, quand le ciel s'ouvrait, il en etait descendu des visions pareilles a cette realite. -- Apres, Henri, apres? demanda Anne, prenant malgre lui interet a ce recit dont il avait d'abord eu l'intention de rire. -- Oh! voila qui est bientot fini, mon frere; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, et alors elle baissa son voile. Il lui disait que j'etais la sans doute; mais elle ne regarda meme pas de mon cote, elle baissa son voile, et je ne la vis plus, mon frere; il me sembla que le ciel venait de s'obscurcir, et que ce n'etait plus une creature vivante, mais une ombre echappee a ces tombeaux, qui, parmi les hautes herbes, glissait silencieusement devant moi. Elle sortit de l'enclos; je la suivis. De temps en temps l'homme se retournait et pouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout etourdi que je fusse: que veux-tu? j'avais encore les anciennes habitudes vulgaires dans l'esprit, l'ancien levain grossier dans le coeur. -- Que veux-tu dire, Henri? demanda Anne; je ne comprends pas. Le jeune homme sourit. -- Je veux dire, mon frere, reprit-il, que ma jeunesse a ete bruyante, que j'ai cru aimer souvent, et que toutes les femmes, pour moi jusqu'a ce moment, ont ete des femmes a qui je pouvais offrir mon amour. -- Oh! oh! qu'est donc celle-la? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaite quelque peu alteree, malgre lui, par la confidence de son frere. Prends garde, Henri, tu divagues, ce n'est donc pas une femme de chair et d'os, celle-la? -- Mon frere, dit le jeune homme en enfermant la main de Joyeuse dans une fievreuse etreinte, mon frere, dit-il si bas que son souffle arrivait a peine a l'oreille de son aine, aussi vrai que Dieu m'entend, je ne sais pas si c'est une creature de ce monde. -- Par le pape! dit-il, tu me ferais peur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur. Puis, essayant de reprendre sa gaite: -- Mais enfin, dit-il, toujours est-il qu'elle marche, qu'elle pleure et qu'elle donne tres bien des baisers; toi-meme me l'as dit, et c'est, ce me semble, d'un assez bon augure cela, cher ami. Mais ce n'est pas tout: voyons, apres, apres? -- Apres, il y a peu de chose. Je la suivis donc, elle n'essaya point de se derober a moi, de changer de chemin, de faire fausse route; elle ne semblait meme point songer a cela. -- Eh bien! ou demeurait-elle? -- Du cote de la Bastille, dans la rue de Lesdiguieres; a sa porte, son compagnon se retourna et me vit. -- Tu lui fis alors quelque signe pour lui donner a entendre que tu desirais lui parler? -- Je n'osai pas; c'est ridicule ce que je vais te dire, mais le serviteur m'imposait presque autant que la maitresse. -- N'importe, tu entras dans la maison? -- Non, mon frere. -- En verite, Henri, j'ai bien envie de te renier pour un Joyeuse; mais au moins tu revins le lendemain? -- Oui, mais inutilement, inutilement a la Gypecienne, inutilement a la rue de Lesdiguieres. -- Elle avait disparu? -- Comme une ombre qui se serait envolee. -- Mais enfin tu t'informas? -- La rue a peu d'habitants, nul ne put me satisfaire; je guettais l'homme pour le questionner, il ne reparut pas plus que la femme; cependant une lumiere, que je voyais briller le soir a travers les jalousies, me consolait en m'indiquant qu'elle etait toujours la. J'usai de cent moyens pour penetrer dans la maison: lettres, messages, fleurs, presents, tout echoua. Un soir la lumiere disparut a son tour et ne reparut plus; la dame, fatiguee de mes poursuites sans doute, avait quitte la rue de Lesdiguieres; nul ne savait sa nouvelle demeure. -- Cependant tu l'as retrouvee, cette belle sauvage? -- Le hasard l'a permis; je suis injuste, mon frere, c'est la Providence qui ne veut pas que l'on traine la vie. Ecoutez: en verite, c'est etrange. Je passais dans la rue de Bussy, il y a quinze jours, a minuit; vous savez, mon frere, que les ordonnances pour le feu sont severement executees; eh bien! non seulement je vis du feu aux vitres d'une maison, mais encore un incendie veritable qui eclatait au deuxieme etage. Je frappai vigoureusement a la porte, un homme parut a la fenetre. -- Vous avez le feu chez vous! lui criai-je. -- Silence, par pitie! me dit-il, silence, je suis occupe a l'eteindre. -- Voulez-vous que j'appelle le guet? -- Non, non au nom du ciel, n'appelez personne! -- Mais cependant si l'on peut vous aider. -- Le voulez-vous? alors venez, et vous me rendrez un service dont je vous serai reconnaissant toute ma vie. -- Et comment voulez-vous que je vienne? -- Voici la clef de la porte. Et il me jeta la clef par la fenetre. Je montai rapidement les escaliers et j'entrai dans la chambre theatre de l'incendie. C'etait le plancher qui brulait: j'etais dans le laboratoire d'un chimiste. En faisant je ne sais quelle experience, une liqueur inflammable s'etait repandue a terre: de la l'incendie. Quand j'entrai, il etait deja maitre du feu, ce qui fit que je pus le regarder. C'etait un homme de vingt-huit a trente ans; du moins il me parut avoir cet age: une effroyable cicatrice lui labourait la moitie de la joue, une autre lui sillonnait le crane; sa barbe touffue cachait le reste de son visage. -- Je vous remercie; mais, vous le voyez, tout est fini maintenant; si vous etes aussi galant homme que vous en avez l'air, ayez la bonte de vous retirer, car ma maitresse pourrait entrer d'un moment a l'autre, et elle s'irriterait en voyant a cette heure un etranger chez moi, ou plutot chez elle. Le son de cette voix me frappa d'inertie et presque d'epouvante. J'ouvris la bouche pour lui crier: Vous etes l'homme de la Gypecienne, l'homme de la rue de Lesdiguieres, l'homme de la dame inconnue; car vous vous rappelez, mon frere, qu'il etait couvert d'un froc, que je n'avais pas vu son visage, que j'avais entendu sa voix seulement. J'allais lui dire cela, l'interroger, le supplier, quand tout a coup une porte s'ouvrit et une femme entra. -- Qu'y a-t-il donc, Remy? demanda-t-elle en s'arretant majestueusement sur le seuil de la porte, et pourquoi ce bruit? Oh! mon frere, c'etait elle, plus belle encore au feu mourant de l'incendie qu'elle ne m'avait apparu aux rayons de la lune! c'etait elle, c'etait cette femme dont le souvenir incessant me rongeait le coeur! Au cri que je poussai, le serviteur me regarda plus attentivement a son tour. -- Merci, monsieur, me dit-il encore une fois, merci; mais, vous le voyez, le feu est eteint. Sortez, je vous en supplie, sortez. -- Mon ami, lui dis-je, vous me congediez bien durement. -- Madame, dit le serviteur, c'est lui. -- Qui, lui? demanda-t-elle. -- Ce jeune cavalier que nous avons rencontre dans le jardin de la Gypecienne, et qui nous a suivis rue de Lesdiguieres. Elle arreta alors son regard sur moi, et a ce regard je compris qu'elle me voyait pour la premiere fois. -- Monsieur, dit-elle, par grace, eloignez-vous! J'hesitais, je voulais parler, prier; mais les paroles manquaient a mes levres; je restais immobile et muet, occupe a la regarder, -- Prenez garde, monsieur, dit le serviteur avec plus de tristesse que de severite, prenez garde, vous forceriez madame a fuir une seconde fois. -- Oh! qu'a Dieu ne plaise! repondis-je en m'inclinant; mais, madame, je ne vous offense point cependant. Elle ne me repondit point. Aussi insensible, aussi muette, aussi glacee que si elle ne m'eut point entendu, elle se retourna, et je la vis disparaitre graduellement dans l'ombre, descendant les marches d'un escalier sur lequel son pas ne retentissait pas plus que ne l'eut fait le pas d'un fantome. -- Et voila tout? demanda Joyeuse. -- Voila tout. Alors le serviteur me conduisit jusqu'a la porte, en me disant: -- Oubliez, monsieur, au nom de Jesus et de la Vierge Marie, je vous en supplie, oubliez! Je m'enfuis, eperdu, egare, stupide, serrant ma tete entre mes deux mains, et me demandant si je ne devenais pas fou. Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, et voila pourquoi, en sortant de l'Hotel-de-Ville, mes pas se sont diriges tout naturellement de ce cote; chaque soir, disais-je, je vais dans cette rue, je me cache a l'angle d'une maison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dont l'ombre m'enveloppe entierement; une fois sur dix, je vois passer de la lumiere dans la chambre qu'elle habite: c'est la ma vie, c'est la mon bonheur. -- Quel bonheur! s'ecria Joyeuse. -- Helas! je le perds si j'en desire un autre. -- Mais si tu te perds toi-meme avec cette resignation? -- Mon frere, dit Henri avec un triste sourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi. -- C'est impossible. -- Que veux-tu, le bonheur est relatif; je sais qu'elle est la, qu'elle vit la, qu'elle respire la; je la vois a travers la muraille, ou plutot il me semble la voir; si elle quittait cette maison, si je passais encore quinze jours comme ceux que je passai quand je l'eus perdue, mon frere, je deviendrais fou ou je me ferais moine. -- Non pas, mordieu! il y a deja bien assez d'un fou et d'un moine dans la famille; restons-en la maintenant, mon cher ami. -- Pas d'observations, Anne, pas de railleries; les observations seraient inutiles, les railleries ne feraient rien. -- Et qui te parle d'observations et de railleries? -- A la bonne heure. Mais.... -- Laisse-moi seulement te dire une chose. -- Laquelle? -- C'est que tu t'y es pris comme un franc ecolier. -- Je n'ai fait ni combinaisons ni calculs, je ne m'y suis pas pris, je me suis abandonne a quelque chose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieux vaut suivre le courant que de lutter contre lui. -- Et s'il conduit a quelque abime? -- Il faut s'y engloutir, mon frere. -- C'est ton avis? -- Oui. -- Ce n'est pas le mien, et a ta place... -- Qu'eussiez-vous fait, Anne? -- Assez, certainement, pour savoir son nom, son age; a ta place.... -- Anne, Anne, vous ne la connaissez pas. -- Non, mais je te connais. Comment, Henri, vous aviez cinquante mille ecus que je vous ai donnes sur les cent mille dont le roi m'a fait cadeau a sa fete.... -- Ils sont encore dans mon coffre, Anne: pas un ne manque. -- Mordieu! tant pis; s'ils n'etaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votre alcove. -- Oh! mon frere. -- Il n'y a pas de: oh! mon frere; un serviteur ordinaire se vend pour dix ecus, un bon pour cent, un excellent pour mille, un merveilleux pour trois mille. Voyons maintenant, supposons le phenix des serviteurs; revons le dieu de la fidelite, et moyennant vingt mille ecus, par le pape, il sera a vous! Donc il vous restait cent trente mille livres pour payer le phenix des serviteurs. Henri, mon ami, vous etes un niais. -- Anne, dit Henri en soupirant, il y a des gens qui ne se vendent pas; il y a des coeurs qu'un roi meme n'est pas assez riche pour acheter. Joyeuse se calma. -- Eh bien, je l'admets, dit-il; mais il n'en est pas qui ne se donnent. -- A la bonne heure. -- Eh bien! qu'avez-vous fait pour que le coeur de cette belle insensible se donnat a vous? -- J'ai la conviction, Anne, d'avoir fait tout ce que je pouvais faire. -- Allons donc, comte du Bouchage, vous voyez une femme triste, enfermee, gemissante, et vous vous faites plus triste, plus reclus, plus gemissant, c'est-a-dire plus assommant qu'elle-meme! En verite, vous parliez des facons vulgaires de l'amour, et vous etes banal comme un quartenier. Elle est seule, faites-lui compagnie; elle est triste, soyez gai; elle regrette, consolez-la, et remplacez. -- Impossible, mon frere. -- As-tu essaye? -- Pourquoi faire? -- Dame! ne fut-ce que pour essayer. Tu es amoureux, dis-tu? -- Je ne connais pas de mot pour exprimer mon amour. -- Eh bien! dans quinze jours, tu auras ta maitresse. -- Mon frere! -- Foi de Joyeuse. Tu n'as pas desespere, je pense? -- Non, car je n'ai jamais espere. -- A quelle heure la vois-tu? -- A quelle heure je la vois? -- Sans doute. -- Mais je vous ai dit que je ne la voyais pas, mon frere. -- Jamais? -- Jamais. -- Pas meme a sa fenetre? -- Pas meme son ombre, vous dis-je. -- Il faut que cela finisse. Voyons, a-t-elle un amant? -- Je n'ai jamais vu un homme entrer dans sa maison, excepte ce Remy dont je vous ai parle. -- Comment est la maison? -- Deux etages, petite porte sur un degre, terrasse au-dessus de la deuxieme fenetre. -- Mais par cette terrasse, ne peut-on entrer? -- Elle est isolee des autres maisons. -- Et en face, qu'y a-t-il? -- Une autre maison a peu pres pareille, quoique plus elevee, ce me semble. -- Par qui est habitee cette maison? -- Par une espece de bourgeois. -- De mechante ou de bonne humeur? -- De bonne humeur, car parfois je l'entends rire tout seul. -- Achete-lui sa maison. -- Qui vous dit qu'elle soit a vendre? -- Offre-lui-en le double de ce qu'elle vaut. -- Et si la dame m'y voit? -- Eh bien? -- Elle disparaitra encore, tandis qu'en dissimulant ma presence, j'espere qu'un jour ou l'autre je la reverrai. -- Tu la reverras ce soir. -- Moi? -- Va te camper sous son balcon a huit heures. -- J'y serai comme j'y suis chaque jour, mais sans plus d'espoir que les autres jours. -- A propos! l'adresse au juste? -- Entre la porte Bussy et l'hotel Saint-Denis, presque au coin de la rue des Augustins, a vingt pas d'une grande hotellerie ayant enseigne; _A l'Epee du fier Chevalier_. -- Tres bien, a huit heures, ce soir. -- Mais que ferez-vous? -- Tu le verras, tu l'entendras. En attendant, retourne chez toi, endosse tes plus beaux habits, prends tes plus riches joyaux, verse sur tes cheveux tes plus fines essences; ce soir tu entres dans la place. -- Dieu vous entende, mon frere! -- Henri, quand Dieu est sourd, le diable ne l'est pas. Je te quitte, ma maitresse m'attend; non, je veux dire la maitresse de M. de Mayenne. Par le pape! celle-la n'est point une begueule. -- Mon frere! -- Pardon, beau servant d'amour; je ne fais aucune comparaison entre ces deux dames, sois-en bien persuade, quoique, d'apres ce que tu me dis, j'aime mieux la mienne, ou plutot la notre. Mais elle m'attend, et je ne veux pas la faire attendre. Adieu, Henri, a ce soir. -- A ce soir, Anne. Les deux freres se serrerent la main et se separerent. L'un, au bout de deux cents pas, souleva hardiment et laissa retomber avec bruit le heurtoir d'une belle maison gothique sise au parvis Notre-Dame. L'autre s'enfonca silencieusement dans une des rues tortueuses qui aboutissent au Palais. VII EN QUOI L'EPEE DU FIER CHEVALIER EUT RAISON SUR LE ROSIER D'AMOUR. Pendant la conversation que nous venons de rapporter, la nuit etait venue, enveloppant de son humide manteau de brumes la ville si bruyante deux heures auparavant. En outre, Salcede mort, les spectateurs avaient songe a regagner leurs gites, et l'on ne voyait plus que des pelotons eparpilles dans les rues, au lieu de cette chaine non interrompue de curieux qui dans la journee etaient descendus ensemble vers un meme point. Jusqu'aux quartiers les plus eloignes de la Greve, il y avait des restes de tressaillements bien faciles a comprendre apres la longue agitation du centre. Ainsi du cote de la porte Bussy, par exemple, ou nous devons nous transporter a cette heure pour suivre quelques-uns des personnages que nous avons mis en scene au commencement de cette histoire, et pour faire connaissance avec des personnages nouveaux; a cette extremite, disons- nous, on entendait bruire, comme une ruche au coucher du soleil, certaine maison teintee en rose et relevee de peintures bleues et blanches, qui s'appelait _la Maison de l'Epee du fier Chevalier_, et qui cependant n'etait qu'une hotellerie de proportions gigantesques, recemment installee dans ce quartier neuf. En ce temps-la Paris ne comptait pas une seule bonne hotellerie qui n'eut sa triomphante enseigne. _L'Epee du fier Chevalier_ etait une de ces magnifiques exhibitions destinees a rallier tous les gouts, a resumer toutes les sympathies. On voyait peint sur l'entablement le combat d'un archange ou d'un saint contre un dragon, lancant, comme le monstre d'Hippolyte, des torrents de flamme et de fumee. Le peintre, anime d'un sentiment heroique et pieux tout a la fois, avait mis dans les mains du fier chevalier, arme de toutes pieces, non pas une epee, mais une immense croix avec laquelle il tranchait en deux, mieux qu'avec la lame la mieux aceree, le malheureux dragon dont les morceaux saignaient sur la terre. On voyait au fond de l'enseigne, ou plutot du tableau, car l'enseigne meritait bien certainement ce nom, on voyait des quantites de spectateurs levant leurs bras en l'air, tandis que, dans le ciel, des anges etendaient sur le casque du fier chevalier des lauriers et des palmes. Enfin au premier plan, l'artiste, jaloux de prouver qu'il peignait tous les genres, avait groupe des citrouilles, des raisins, des scarabees, des lezards, un escargot sur une rose; enfin deux lapins, l'un blanc, l'autre gris, lesquels, malgre la difference des couleurs, ce qui eut pu indiquer une difference d'opinions, se grattaient tous les deux le nez, en rejouissance probablement de la memorable victoire remportee par le fier chevalier sur le dragon parabolique qui n'etait autre que Satan. Assurement, ou le proprietaire de l'enseigne etait d'un caractere bien difficile, ou il devait etre satisfait de la conscience du peintre. En effet, son artiste n'avait pas perdu une ligne de l'espace, et s'il eut fallu ajouter un ciron au tableau, la place eut manque. Maintenant avouons une chose, et cet aveu, quoique penible, est impose a notre conscience d'historien: il ne resultait pas de cette belle enseigne que le cabaret s'emplit comme elle aux bons jours; au contraire, par des raisons que nous allons expliquer tout a l'heure et que le public comprendra, nous l'esperons, il y avait, nous ne dirons pas meme parfois, mais presque toujours, de grands vides a l'hotellerie du _Fier Chevalier_. Cependant, comme on dirait de nos jours, la maison etait grande et confortable; batie carrement, cramponnee au sol par de larges bases, elle etendait superbement, au-dessus de son enseigne, quatre tourelles contenant chacune sa chambre octogone; le tout bati, il est vrai, en pans de bois; mais coquet et mysterieux comme doit l'etre toute maison qui veut plaire aux hommes et surtout aux femmes; mais la gisait le mal. On ne peut pas plaire a tout le monde. Telle n'etait pas cependant la conviction de dame Fournichon, hotesse du _Fier Chevalier_. En consequence de cette conviction, elle avait engage son epoux a quitter une maison de bains dans laquelle ils vegetaient, rue Saint-Honore, pour faire tourner la broche et mettre le vin en perce au profit des amoureux du carrefour Bussy, et meme des autres quartiers de Paris. Malheureusement pour les pretentions de dame Fournichon, son hotellerie etait situee un peu bien voisinement du Pre-aux-Clercs, de sorte qu'il venait, attires a la fois par le voisinage et l'enseigne, a _l'Epee du fier Chevalier_, tant de couples prets a se battre, que les autres couples moins belliqueux fuyaient comme peste la pauvre hotellerie, dans la crainte du bruit et des estocades. Ce sont gens paisibles et qui n'aiment point a etre deranges que les amoureux, de sorte que, dans ces petites tourelles si galantes, force etait de ne loger que des soudards, et que tous les Cupidons, peints interieurement sur les panneaux de bois par le peintre de l'enseigne, avaient ete ornes de moustaches et d'autres appendices plus ou moins decents par le charbon des habitues. Aussi, dame Fournichon pretendait-elle, non sans raison jusque-la, il faut bien le dire, que l'enseigne avait porte malheur a la maison, et elle affirmait que si on avait voulu s'en rapporter a son experience, et peindre au-dessus de la porte, et au lieu de ce fier chevalier et de ce hideux dragon qui repoussaient tout le monde, quelque chose de galant, comme par exemple, le _Rosier d'Amour_, avec des coeurs enflammes au lieu de roses, toutes les ames tendres eussent elu domicile dans son hotellerie. Malheureusement, maitre Fournichon, incapable d'avouer qu'il se repentait de son idee et de l'influence que cette idee avait eue sur son enseigne, ne tenait aucun compte des observations de sa menagere, et repondait en haussant les epaules que lui, ancien porte-hocqueton de M. Danville, devait naturellement rechercher la clientele des gens de guerre; il ajoutait qu'un reitre, qui n'a a penser qu'a boire, boit comme six amoureux et que ne payat-il que la moitie de l'ecot, on y gagne encore, puisque les amoureux les plus prodigues ne paient jamais comme trois reitres. D'ailleurs, concluait-il, le vin est plus moral que l'amour. A ces paroles, dame Fournichon haussait a son tour des epaules assez dodues pour qu'on interpretat malignement ses idees en matiere de moralite. Les choses en etaient dans le menage Fournichon a cet etat de schisme, et les deux epoux vegetaient au carrefour Bussy, comme ils avaient vegete rue Saint-Honore, quand une circonstance imprevue vint changer la face des choses et faire triompher les opinions de maitre Fournichon, a la plus grande gloire de cette digne enseigne, ou chaque regne de la nature avait son representant. Un mois avant le supplice de Salcede, a la suite de quelques exercices militaires qui avaient eu lieu dans le Pre-aux-Clercs, dame Fournichon et son epoux etaient installes, selon leur habitude, chacun a une tourelle angulaire de leur etablissement, oisifs, reveurs et froids, parce que toutes les tables et toutes les chambres de l'hotellerie du _Fier Chevalier_ etaient completement vides. Ce jour-la le _Rosier d'Amour_ n'avait pas donne de roses. Ce jour-la, _l'Epee du fier Chevalier_ avait frappe dans l'eau. Les deux epoux regardaient donc tristement la plaine d'ou disparaissaient, s'embarquant dans le bac de la tour de Nesle pour retourner au Louvre, les soldats qu'un capitaine venait de faire manoeuvrer, et tout en les regardant et en gemissant sur le despotisme militaire qui forcait de rentrer a leur corps de garde des soldats qui devaient naturellement etre si alteres, ils virent ce capitaine mettre son cheval au trot et s'avancer, avec un seul homme d'ordonnance, dans la direction de la porte Bussy. Cet officier tout emplume, tout fier sur son cheval blanc, et dont l'epee au fourreau dore relevait un beau manteau de drap de Flandre, fut en dix minutes en face de l'hotellerie. Mais comme ce n'etait pas a l'hotellerie qu'il se rendait, il allait passer outre, sans avoir meme admire l'enseigne, car il paraissait soucieux et preoccupe, ce capitaine, quand maitre Fournichon, dont le coeur defaillait a l'idee de ne pas etrenner ce jour-la, se pencha hors de sa tourelle en disant: -- Vois donc, femme, le beau cheval! Ce a quoi madame Fournichon, saisissant la replique en hoteliere accorte, ajouta: -- Et le beau cavalier donc! Le capitaine, qui ne paraissait pas insensible aux eloges, de quelque part qu'ils lui vinssent, leva la tete comme s'il se reveillait en sursaut. Il vit l'hote, l'hotesse et l'hotellerie, arreta son cheval et appela son ordonnance. Puis, toujours en selle, il regarda fort attentivement la maison et le quartier. Fournichon avait degringole quatre a quatre les marches de son escalier et se tenait a la porte, son bonnet roule entre ses deux mains. Le capitaine, ayant reflechi quelques instants, descendit de cheval. -- N'y a-t-il personne ici? demanda-t-il. -- Pour le moment, non, monsieur, repondit l'hote humilie. Et il s'appretait a ajouter: -- Ce n'est cependant pas l'habitude de la maison. Mais dame Fournichon, comme presque toutes les femmes, etait plus perspicace que son mari; elle se hata, en consequence, de crier du haut de sa fenetre: -- Si monsieur cherche la solitude, il sera parfaitement chez nous. Le cavalier leva la tete, et voyant cette bonne figure, apres avoir entendu cette bonne reponse, il repliqua: -- Pour le moment, oui; c'est justement ce que je cherche, ma bonne femme. Dame Fournichon se precipita aussitot a la rencontre du voyageur, en se disant: -- Pour cette fois, c'est le _Rosier d'Amour_ qui etrenne, et non _l'Epee du fier Chevalier_. Le capitaine qui, a cette heure, attirait l'attention des deux epoux, et qui merite d'attirer en meme temps celle du lecteur, ce capitaine etait un homme de trente a trente-cinq ans, qui paraissait en avoir vingt-huit, tant il avait soin de sa personne. Il etait grand, bien fait, d'une physionomie expressive et fine; peut-etre, en l'examinant bien, eut-on trouve quelque affectation dans son grand air; affecte ou non, son air etait grand. Il jeta aux mains de son compagnon la bride d'un magnifique cheval qui battait d'un pied la terre, et lui dit: -- Attends-moi ici, en promenant les chevaux. Le soldat recut la bride et obeit. Une fois entre dans la grande salle de l'hotellerie, il s'arreta, et jetant un regard de satisfaction autour de lui. -- Oh! oh! dit-il, une si grande salle et pas un buveur! tres bien! Maitre Fournichon le regardait avec etonnement, tandis que madame Fournichon lui souriait avec intelligence. -- Mais, continua le capitaine, il y a donc quelque chose dans votre conduite ou dans votre maison qui eloigne de chez vous les consommateurs? -- Ni l'un ni l'autre, monsieur, Dieu merci, repliqua madame Fournichon; seulement le quartier est neuf, et, quant aux clients, nous choisissons. -- Ah! fort bien, dit le capitaine. Maitre Fournichon daignait pendant ce temps approuver de la tete les reponses de sa femme. -- Par exemple, ajouta-t-elle avec un certain clignement d'yeux, qui revelait l'auteur du projet du _Rosier d'Amour_, par exemple, pour un client comme Votre Seigneurie, on en laisserait volontiers aller douze. -- C'est poli, ma belle hotesse, merci. -- Monsieur veut-il gouter le vin? dit Fournichon de sa moins rauque voix. -- Monsieur veut-il visiter les logis? dit madame Fournichon de sa voix la plus douce. -- L'un et l'autre, s'il vous plait, repondit le capitaine. Fournichon descendit au cellier, tandis que sa femme indiquait a son hote l'escalier conduisant aux tourelles, sur lequel deja, retroussant son jupon coquet, elle le precedait, en faisant craquer a chaque marche un vrai soulier de Parisienne. -- Combien pouvez-vous loger de personnes ici? demanda le capitaine lorsqu'il fut arrive au premier. -- Trente personnes, dont dix maitres. -- Ce n'est point assez, belle hotesse, repondit le capitaine. -- Pourquoi cela, monsieur? -- J'avais un projet, n'en parlons plus. -- Ah! monsieur, vous ne trouverez certainement pas mieux que l'hotellerie du _Rosier d'Amour_. -- Comment! du _Rosier d'Amour_? -- Du _Fier Chevalier_, je veux dire, et a moins d'avoir le Louvre et ses dependances... L'etranger attacha sur elle un singulier regard. -- Vous avez raison, dit-il, et a moins d'avoir le Louvre... Puis a part: -- Pourquoi pas, continua-t-il; ce serait plus commode et moins cher. Vous dites donc, ma bonne dame, reprit-il tout haut, que vous pourriez a demeure recevoir ici trente personnes? -- Oui, sans doute. -- Mais pour un jour? -- Oh! pour un jour, quarante et meme quarante-cinq. -- Quarante-cinq? parfandious! c'est juste mon compte. -- Vraiment! voyez donc comme c'est heureux! -- Et sans que cela fasse esclandre au dehors? -- Quelquefois, le dimanche, nous avons ici quatre-vingts soldats. -- Et pas de foule devant la maison, pas d'espion parmi les voisins? -- Oh! mon Dieu, non; nous n'avons pour voisin qu'un digne bourgeois qui ne se mele des affaires de personne, et pour voisine qu'une dame qui vit si retiree que depuis trois semaines qu'elle habite le quartier, je ne l'ai pas encore vue; tous les autres sont de petites gens. -- Voila qui me convient a merveille. -- Oh! tant mieux, fit madame Fournichon. -- Et d'ici en un mois, continua le capitaine, retenez bien ceci, madame, d'ici en un mois... -- Le 26 octobre alors? -- Precisement, le 26 octobre. -- Eh bien? -- Eh bien, le 26 octobre, je loue votre hotellerie. -- Tout entiere? -- Tout entiere. Je veux faire une surprise a quelques compatriotes, officiers, ou tout au moins gens d'epee pour la plupart, qui viennent a Paris chercher fortune; d'ici la ils auront recu avis de descendre chez vous. -- Et comment auront-ils recu cet avis, si c'est une surprise que vous leur faites? demanda imprudemment madame Fournichon. -- Ah! repondit le capitaine, visiblement contrarie par la question; ah! si vous etes curieuse ou indiscrete, parfandious!... -- Non, non, monsieur, se hata de dire madame Fournichon effrayee. Fournichon avait entendu; aux mots: officiers ou gens d'epee, son coeur avait battu d'aise. Il accourut. -- Monsieur, s'ecria-t-il, vous serez le maitre ici, le despote de la maison, et sans questions, mon Dieu! Tous vos amis seront les bienvenus. -- Je n'ai pas dit mes amis, mon brave, dit le capitaine avec hauteur; j'ai dit mes compatriotes. -- Oui, oui, les compatriotes de Sa Seigneurie; c'est moi que me trompais. Dame Fournichon tourna le dos avec humeur: les roses d'amour venaient de se changer en buissons de hallebardes. -- Vous leur donnerez a souper, continua le capitaine. -- Tres bien. -- Vous les ferez meme coucher au besoin, si je n'avais pu encore preparer leurs logements. -- A merveille. -- En un mot, vous vous mettrez a leur entiere discretion, sans le moindre interrogatoire. -- C'est dit. -- Voila trente livres d'arrhes. -- C'est marche fait, monseigneur; vos compatriotes seront traites en rois, et si vous voulez vous en assurer en goutant le vin.... -- Je ne bois jamais; merci. Le capitaine s'approcha de la fenetre et appela le gardien des chevaux. Maitre Fournichon pendant ce temps avait fait une reflexion. -- Monseigneur, dit-il (depuis la reception des trois pistoles si genereusement payees a l'avance, maitre Fournichon appelait l'etranger monseigneur), monseigneur, comment reconnaitre-je ces messieurs? -- C'est vrai, parfandious! j'oubliais; donnez-moi de la cire, du papier et de la lumiere. Dame Fournichon apporta tout. Le capitaine appuya sur la cire bouillante le chaton d'une bague qu'il portait a la main gauche. -- Tenez, dit-il, vous voyez cette figure? -- Une belle femme, ma foi. -- Oui, c'est une Cleopatre; eh bien! chacun de mes compatriotes vous apportera une empreinte pareille; vous hebergerez donc le porteur de cette empreinte; c'est entendu, n'est-ce pas? -- Combien de temps? -- Je ne sais point encore; vous recevrez mes ordres a ce sujet. -- Nous les attendrons. Le beau capitaine descendit l'escalier, se remit en selle et partit au trot de son cheval. En attendant son retour, les epoux Fournichon empocherent leurs trente livres d'arrhes, a la grande joie de l'hote qui ne cessait de repeter: -- Des gens d'epee! allons, decidement l'enseigne n'a pas tort, et c'est par l'epee que nous ferons fortune. Et il se mit a fourbir toutes ses casseroles, en attendant le fameux 26 octobre. VIII SILHOUETTE DE GASCON Dire que dame Fournichon fut absolument aussi discrete que le lui avait recommande l'etranger, nous ne l'oserions pas. D'ailleurs elle se croyait sans doute degagee de toute obligation envers lui, par l'avantage qu'il avait donne a maitre Fournichon a l'endroit de _l'Epee du fier Chevalier_; mais comme il lui restait encore plus a deviner qu'on ne lui en avait dit, elle commenca, pour etablir ses suppositions sur une base solide, par chercher quel etait le cavalier inconnu qui payait si genereusement l'hospitalite a ses compatriotes. Aussi ne manqua-t-elle point d'interroger le premier soldat qu'elle vit passer sur le nom du capitaine qui avait passe la revue. Le soldat, qui probablement etait d'un caractere plus discret que son interlocutrice, lui demanda d'abord, avant de repondre, a quel propos elle faisait cette question. -- Parce qu'il sort d'ici, repondit madame Fournichon, qu'il a cause avec nous, et qu'on est bien aise de savoir a qui l'on parle. Le soldat se mit a rire. -- Le capitaine qui commandait la revue ne serait pas entre a _l'Epee du Fier Chevalier_, madame Fournichon, dit-il. -- Et pourquoi cela? demanda l'hotesse; il est donc trop grand seigneur pour cela? -- Peut-etre. -- Eh bien, si je vous disais que ce n'est pas pour lui qu'il est entre a l'hotellerie du _Fier Chevalier_? -- Et pour qui donc? -- Pour ses amis. -- Le capitaine qui commandait la revue ne logerait pas ses amis a _l'Epee du fier Chevalier_, j'en reponds. -- Peste! comme vous y allez, mon brave homme! Et quel est donc ce monsieur qui est trop grand seigneur pour loger ses amis au meilleur hotel de Paris? -- Vous voulez parler de celui qui commandait la revue, n'est-ce pas? -- Sans doute. -- Eh bien! ma bonne femme, celui qui commandait la revue est purement et simplement M. le duc Nogaret de Lavalette d'Epernon, pair de France, colonel general de l'infanterie du roi, et un peu plus roi que Sa Majeste elle-meme. Eh bien! qu'en dites-vous, de celui-la? -- Que si c'est lui qui est venu, il m'a fait honneur. -- L'avez-vous entendu dire parfandious? -- Eh! eh! fit la dame Fournichon, qui avait vu bien des choses extraordinaires dans sa vie, et a qui le mot parfandious n'etait pas tout a fait inconnu. Maintenant on peut juger si le 26 octobre etait attendu avec impatience. Le 25 au soir, un homme entra, portant un sac assez lourd, qu'il deposa sur le buffet de Fournichon. -- C'est le prix du repas commande pour demain, dit-il. -- A combien par tete? demanderent ensemble les deux epoux. -- A six livres. -- Les compatriotes du capitaine ne feront-ils donc ici qu'un seul repas? -- Un seul. -- Le capitaine leur a donc trouve un logement? -- Il parait. [Illustration: Un homme entra portant un sac assez lourd. -- PAGE 40.] Et le messager sortit malgre les questions du _Rosier_ et de _l'Epee_, et sans vouloir davantage repondre a aucune d'elles. Enfin le jour tant desire se leva sur les cuisines du _Fier Chevalier_. Midi et demi venait de sonner aux Augustins, quand des cavaliers s'arreterent a la porte de l'hotellerie, descendirent de cheval et entrerent. Ceux-la etaient venus par la porte Bussy et se trouvaient naturellement les premiers arrives, d'abord parce qu'ils avaient des chevaux, ensuite parce que l'hotellerie de _l'Epee_ etait a cent pas a peine de la porte Bussy. Un d'eux meme, qui paraissait leur chef, tant par sa bonne mine que par son luxe, etait venu avec deux laquais bien montes. Chacun d'eux exhiba son cachet a l'image de Cleopatre et fut recu par les deux epoux avec toutes sortes de prevenances, surtout le jeune homme aux deux laquais. Cependant, a l'exception de ce dernier, les nouveaux arrivants ne s'installerent que timidement et avec une certaine inquietude; on voyait que quelque chose de grave les preoccupait, surtout lorsque machinalement ils portaient leur main a leur poche. Les uns demanderent a se reposer, les autres a parcourir la ville avant le souper; le jeune homme aux deux laquais s'informa s'il n'y avait rien de nouveau a voir dans Paris. -- Ma foi, dit dame Fournichon, sensible a la bonne mine du cavalier, si vous ne craignez pas la foule et si vous ne vous effrayez pas de demeurer sur vos jambes quatre heures de suite, vous pouvez vous distraire en allant voir M. de Salcede, un Espagnol, qui a conspire. -- Tiens, dit le jeune homme, c'est vrai; j'ai entendu parler de cette affaire; j'y vais, pardioux! Et il sortit avec ses deux laquais. Vers deux heures arriverent par groupes de quatre et cinq une douzaine de voyageurs nouveaux. Quelques-uns d'entre eux arriverent isoles. Il y en eut meme un qui entra en voisin, sans chapeau, une badine a la main; il jurait contre Paris, ou les voleurs sont si audacieux que son chapeau lui avait ete pris du cote de la Greve, en traversant un groupe, et si adroits qu'il n'avait jamais pu voir qui le lui avait pris. Au reste, c'etait sa faute; il n'aurait pas du entrer dans Paris avec un chapeau orne d'une si magnifique agrafe. Vers quatre heures il y avait deja quarante compatriotes du capitaine installes dans l'hotellerie des Fournichon. -- Est-ce etrange? dit l'hote a sa femme, ils sont tous Gascons. -- Que trouves-tu d'etrange a cela? repondit la dame; le capitaine n'a-t- il pas dit que c'etaient des compatriotes qu'il recevait? -- Eh bien? -- Puisqu'il est Gascon lui-meme, ses compatriotes doivent etre Gascons. -- Tiens, c'est vrai, dit l'hote. -- Est-ce que M. d'Epernon n'est pas de Toulouse? -- C'est vrai, c'est vrai; tu tiens donc toujours pour M. d'Epernon? -- Est-ce qu'il n'a pas lache trois fois le fameux parfandious? -- Il a lache le fameux parfandious? demanda Fournichon inquiet; qu'est-ce que cet animal-la? -- Imbecile! c'est son juron favori. -- Ah! c'est juste. -- Ne vous etonnez donc que d'une chose, c'est de n'avoir que quarante Gascons, quand vous devriez en avoir quarante-cinq. Mais, vers cinq heures, les cinq autres Gascons arriverent, et les convives de _l'Epee_ se trouverent au grand complet. Jamais surprise pareille n'avait epanoui des visages de Gascons: ce furent pendant une heure des sandioux, des mordioux, des cap de Bious, des elans enfin de joie si bruyante, qu'il sembla aux epoux Fournichon que toute la Saintonge, que tout le Poitou, tout l'Aunis et tout le Languedoc avaient fait irruption dans leur grande salle. Quelques-uns se connaissaient: ainsi Eustache de Miradoux vint embrasser le cavalier aux deux laquais, et lui presenta Lardille, Militor et Scipion. -- Et par quel hasard es-tu a Paris? demanda celui-ci. -- Mais toi-meme, mon cher Sainte-Maline? -- J'ai une charge dans l'armee, et toi? -- Moi, je viens pour affaire de succession. -- Ah! ah! tu traines donc toujours apres toi la vieille Lardille? -- Elle a voulu me suivre. -- Ne pouvais-tu partir secretement, au lieu de t'embarrasser de tout ce monde qu'elle traine apres ses jupes? -- Impossible, c'est elle qui a ouvert la lettre du procureur. -- Ah! tu as recu la nouvelle de cette succession par une lettre? demanda Sainte-Maline. -- Oui, repondit Miradoux. Puis se hatant de changer la conversation: -- N'est-ce pas singulier, dit-il, que cette hotellerie soit pleine, et ne soit pleine que de compatriotes? -- Non, ce n'est point singulier; l'enseigne est appetissante pour des gens d'honneur, interrompit notre ancienne connaissance Perducas de Pincorney, en se melant a la conversation. -- Ah! ah! c'est vous, compagnon, dit Sainte-Maline, vous ne m'avez toujours pas explique ce que vous alliez me raconter vers la place de Greve, lorsque cette grande foule nous a separes? -- Et qu'allais-je vous expliquer? demanda Pincorney en rougissant quelque peu. -- Comment, entre Angouleme et Angers, je vous ai rencontre sur la route, comme je vous vois aujourd'hui, a pied, une badine a la main et sans chapeau. -- Cela vous preoccupe, monsieur? -- Ma foi, oui, dit Sainte-Maline; il y a loin de Poitiers ici, et vous venez de plus loin que de Poitiers. -- Je venais de Saint-Andre de Cubsac. -- Voyez-vous; et comme cela, sans chapeau? -- C'est bien simple. -- Je ne trouve pas. -- Si fait, et vous allez comprendre. Mon pere a deux chevaux magnifiques, auxquels il tient de telle facon qu'il est capable de me desheriter apres le malheur qui m'est arrive. -- Et quel malheur vous est-il arrive? -- Je promenais l'un des deux, le plus beau, quand tout a coup un coup d'arquebuse part a dix pas de moi, mon cheval s'effarouche, s'emporte et prend la route de la Dordogne. -- Ou il s'elance? -- Parfaitement. -- Avec vous? -- Non; par bonheur, j'avais eu le temps de me glisser a terre; sans cela je me noyais avec lui. -- Ah! ah! la pauvre bete s'est donc noyee? -- Pardioux! vous connaissez la Dordogne, une demi-lieue de large. -- Et alors? -- Alors, je resolus de ne pas rentrer a la maison, et de me soustraire le plus loin possible a la colere paternelle. -- Mais votre chapeau? -- Attendez donc, que diable! mon chapeau, il etait tombe. -- Comme vous? -- Moi, je n'etais pas tombe; je m'etais laisse glisser a terre; un Pincorney ne tombe pas de cheval: les Pincorney sont ecuyers au maillot. -- C'est connu, dit Sainte-Maline; mais votre chapeau? -- Ah! voila, mon chapeau? -- Oui. -- Mon chapeau etait donc tombe; je me mis a sa recherche, car c'etait ma seule ressource, etant sorti sans argent. -- Et comment votre chapeau pouvait-il vous etre une ressource? insista Sainte-Maline, decide a pousser Pincorney a bout. -- Sandioux! et une grande! Il faut vous dire que la plume de ce chapeau etait retenue par une agrafe en diamant que S.M. l'empereur Charles V donna a mon grand-pere, lorsqu'en se rendant d'Espagne en Flandre il s'arreta dans notre chateau. -- Ah! ah! et vous avez vendu l'agrafe et le chapeau avec. Alors, mon cher ami, vous devez etre le plus riche de nous tous, et vous auriez bien du, avec l'argent de votre agrafe, acheter un second gant; vous avez des mains depareillees: l'une est blanche comme une main de femme, l'autre est noire comme une main de negre. -- Attendez donc: au moment ou je me retournais pour chercher mon chapeau, je vois un corbeau enorme qui fond dessus. -- Sur votre chapeau? -- Ou plutot sur mon diamant; vous savez que cet animal derobe tout ce qui brille: il fond donc sur mon diamant et me le derobe. -- Votre diamant? -- Oui, monsieur. Je le suis des yeux d'abord; puis ensuite, en courant, je crie: Arretez! arretez! au voleur! La peste! au bout de cinq minutes il etait disparu, et jamais plus je n'en ai entendu parler. -- De sorte qu'accable par cette double perte.... -- Je n'ai plus ose rentrer dans la maison paternelle, et je me suis decide a venir chercher fortune a Paris. -- Bon! dit un troisieme, le vent s'est donc change en corbeau? Je vous ai entendu, ce me semble, raconter a M. de Loignac qu'occupe a lire une lettre de votre maitresse, le vent vous avait emporte lettre et chapeau, et qu'en veritable Amadis, vous aviez couru apres la lettre, laissant aller le chapeau ou bon lui semblait? -- Monsieur, dit Sainte-Maline, j'ai l'honneur de connaitre M. d'Aubigne, qui, quoique fort brave soldat, manie assez bien la plume; narrez-lui, quand vous le rencontrerez, l'histoire de votre chapeau, et il fera un charmant conte la-dessus. Quelques rires a demi etouffes se firent entendre. -- Eh! eh! messieurs, dit le Gascon irritable, rirait-on de moi par hasard? Chacun se retourna pour rire plus a l'aise. Perducas jeta un regard inquisiteur autour de lui et vit pres de la cheminee un jeune homme qui cachait sa tete dans ses mains; il crut que celui-la n'en agissait ainsi que pour se mieux cacher. Il alla a lui. -- Eh! monsieur, dit-il, si vous riez, riez au moins en face, que l'on voie votre visage. Et il frappa sur l'epaule du jeune homme, qui releva un front grave et severe. Le jeune homme n'etait autre que notre ami Ernauton de Carmainges, encore tout etourdi de son aventure de la Greve. -- Je vous prie de me laisser tranquille, monsieur, lui dit-il, et surtout, si vous me touchez encore, de ne me toucher que de la main ou vous avez un gant; vous voyez bien que je ne m'occupe pas de vous. -- A la bonne heure, grommela Pincorney, si vous ne vous occupez pas de moi, je n'ai rien a dire. -- Ah! monsieur, fit Eustache de Miradoux a Carmainges, avec les plus conciliantes intentions, vous n'etes pas gracieux pour notre compatriote. -- Et de quoi diable vous melez-vous, monsieur? reprit Ernauton de plus en plus contrarie. -- Vous avez raison, monsieur, dit Miradoux en saluant, cela ne me regarde point. Et il tourna les talons pour aller rejoindre Lardille, assise dans un coin de la grande cheminee; mais quelqu'un lui barra le passage. C'etait Militor, avec ses deux mains dans sa ceinture et son rire narquois sur les levres. -- Dites donc, beau-papa? fit le vaurien. -- Apres? -- Qu'en dites-vous? -- De quoi? -- De la facon dont ce gentilhomme vous a rive votre clou? -- Heim! -- Il vous a secoue de la belle facon. -- Ah! tu as remarque cela, toi? dit Eustache essayant de tourner Militor. Mais celui-ci fit echouer la manoeuvre en se portant a gauche et en se retrouvant de nouveau devant lui. -- Non-seulement moi, continua Militor, mais encore tout le monde; voyez comme chacun rit autour de nous. Le fait est qu'on riait, mais pas plus de cela que d'autre chose. Eustache devint rouge comme un charbon. -- Allons, allons, beau-papa, ne laissez pas refroidir l'affaire, dit Militor. Eustache se dressa sur ses ergots et s'approcha de Carmainges. -- On pretend, monsieur, lui dit-il, que vous avez voulu m'etre particulierement desagreable? -- Quand cela? -- Tout a l'heure. -- A vous? -- A moi. -- Et qui pretend cela? -- Monsieur, dit Eustache en montrant Militor. -- Alors, monsieur, repondit Carmainges en appuyant ironiquement sur la qualification, alors _monsieur_ est un etourneau. -- Oh! oh! fit Militor furieux. -- Et je l'engage, continua Carmainges, a ne point venir donner du bec sur moi, ou sinon je me rappellerai les conseils de M. de Loignac. -- M. de Loignac n'a point dit que je fusse un etourneau, monsieur. -- Non, il a dit que vous etiez un ane: preferez-vous cela? Bien peu m'importe a moi; si vous etes un ane, je vous sanglerai; si vous etes un etourneau, je vous plumerai. -- Monsieur, dit Eustache, c'est mon beau-fils; traitez-le mieux, je vous prie, par egard pour moi. -- Ah! voila comme vous me defendez, beau-papa! s'ecria Militor exaspere; s'il en est ainsi, je me defendrai mieux tout seul. -- A l'ecole, les enfants! dit Ernauton, a l'ecole! -- A l'ecole! s'ecria Militor en s'avancant, le poing leve, sur M. de Carmainges; j'ai dix-sept ans, entendez-vous, monsieur? -- Et moi, j'en ai vingt-cinq, dit Ernauton; voila pourquoi je vais vous corriger selon vos merites. Et le saisissant par le collet et par la ceinture, il le souleva de terre et le jeta, comme il eut fait d'un paquet, par la fenetre du rez-de- chaussee, dans la rue, et cela tandis que Lardille poussait des cris a faire crouler les murs. [Illustration: Il le souleva de terre et le jeta. -- PAGE 44.] -- Maintenant, ajouta tranquillement Ernauton, beau-pere, belle-mere, beau-fils et toutes les familles du monde, j'en fais de la chair a pate, si l'on veut me deranger encore. -- Ma foi, dit Miradoux, je trouve qu'il a raison, moi: pourquoi l'agacer, ce gentilhomme? -- Ah! lache! lache! qui laisse battre son fils! s'ecria Lardille en s'avancant vers Eustache et en secouant ses cheveux epars. -- La, la, la, fit Eustache, du calme, cela lui fera le caractere. -- Ah ca! dites donc, on jette donc des hommes par la fenetre ici? dit un officier en entrant: que diable! quand on se livre a ces sortes de plaisanteries, on devrait crier au moins: Gare la-dessous! -- Monsieur de Loignac! s'ecrierent une vingtaine de voix. -- Monsieur de Loignac! repeterent les quarante-cinq. Et a ce nom, connu par toute la Gascogne, chacun se leva et se tut. IX M. DE LOIGNAC Derriere M. de Loignac entra a son tour Militor, moulu de sa chute et cramoisi de colere. -- Serviteur, messieurs, dit Loignac; nous menons grand bruit, ce me semble. -- Ah! ah! maitre Militor a encore fait le hargneux, a ce qu'il parait, et son nez en souffre. -- On me paiera mes coups, grommela Militor en montrant le poing a Carmainges. -- Servez, maitre Fournichon, cria Loignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c'est possible. Il s'agit, a partir de ce moment, de s'aimer comme des freres. -- Hum! fit Sainte-Maline. -- La charite est rare, dit Chalabre en etendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de maniere a ce que, quelle que fut l'abondance des sauces, il ne lui arrivat aucun accident. -- Et s'aimer de si pres, c'est difficile, ajouta Ernauton: il est vrai que nous ne sommes pas ensemble pour longtemps. -- Voyez, s'ecria Pincorney qui avait encore les railleries de Sainte- Maline sur le coeur, on se moque de moi parce que je n'ai point de chapeau, et l'on ne dit rien a M. de Montcrabeau, qui va diner avec une cuirasse du temps de l'empereur Pertinax dont il descend selon toute probabilite... Ce que c'est que la defensive! Montcrabeau, pique au jeu, se redressa, et avec une voix de fausset: -- Messieurs, dit-il, je l'ote: avis a ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu'avec des armes defensives. Et il delaca majestueusement sa cuirasse en faisant signe a son laquais, gros grison d'une cinquantaine d'annees, de s'approcher de lui. -- Allons, la paix! la paix! fit M. de Loignac, et mettons-nous a table. -- Debarrassez-moi de cette cuirasse, je vous prie, dit Pertinax a son laquais. Le gros homme la lui prit des mains. -- Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-je point diner aussi? Fais-moi donc servir quelque chose, Pertinax, je meurs de faim. Cette interpellation, si etrangement familiere qu'elle fut, n'excita aucun etonnement chez celui auquel elle etait adressee. -- J'y ferai mon possible, dit-il; mais, pour plus grande certitude, enquerez-vous de votre cote. -- Hum! fit le laquais d'un ton maussade, voila qui n'est point rassurant. -- Ne vous reste-t-il absolument rien? demanda Pertinax. -- Nous avons mange notre dernier ecu a Sens. -- Dame! voyez a faire argent de quelque chose. Il achevait a peine, quand on entendit crier dans la rue, puis sur le seuil de l'hotellerie: -- Marchand de vieux fer! qui vend son fer et sa ferraille? A ce cri, madame Fournichon courut vers la porte, tandis que Fournichon transportait majestueusement les premiers plats sur la table. Si l'on en juge d'apres l'accueil qui lui fut fait, la cuisine de Fournichon etait exquise. Fournichon, ne pouvant faire face a tous les compliments qui lui etaient adresses, voulut admettre sa femme a leur partage. Il la chercha des yeux, mais inutilement: elle avait disparu. Il l'appela. -- Que fait-elle donc? demanda-t-il a un marmiton en voyant qu'elle ne venait pas. -- Ah! maitre, un marche d'or, repondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour de l'argent neuf. -- J'espere qu'il n'est pas question de ma cuirasse de guerre ni de mon armet de bataille! s'ecria Fournichon en s'elancant vers la porte. -- Et non, et non, dit Loignac, puisque l'achat des armes est defendu par ordonnance du roi. -- N'importe, dit Fournichon. Et il courut vers la porte. Madame Fournichon rentrait triomphante. -- Eh bien, qu'avez-vous? dit-elle en regardant son mari tout effare. -- J'ai qu'on me previent que vous vendez mes armes. -- Apres? -- C'est que je ne veux pas qu'on les vende, moi! -- Bah! puisque nous sommes en paix, mieux valent deux casseroles neuves qu'une vieille cuirasse. -- Ce doit cependant etre un assez pauvre commerce que celui du vieux fer, depuis cet edit du roi dont parlait tout a l'heure M. de Loignac! dit Chalabre. -- Au contraire, monsieur, dit dame Fournichon, et depuis longtemps se meme marchand-la me tentait avec ses offres. Ma foi, aujourd'hui je n'ai pu y resister, et retrouvant l'occasion, je l'ai saisie. Dix ecus, monsieur, sont dix ecus, et une vieille cuirasse n'est jamais qu'une vieille cuirasse. -- Comment! dix ecus! fit Chalabre; si cher que cela? diable! Et il devint pensif. -- Dix ecus! repeta Pertinax en jetant un coup d'oeil eloquent sur son laquais; entendez-vous, monsieur Samuel? Mais M. Samuel n'etait deja plus la. -- Ah ca! mais, dit M. de Loignac, ce marchand-la risque la corde, ce me semble? -- Oh! c'est un brave homme, bien doux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon. -- Mais que fait-il de toute cette ferraille? -- Il la revend au poids. -- Au poids! fit Loignac, et vous dites qu'il vous a donne dix ecus? de quoi? -- D'une vieille cuirasse et d'une vieille salade. -- En supposant qu'elles pesassent vingt livres a elle deux, c'est un demi-ecu la livre. Parfandious! comme dit quelqu'un de ma connaissance, ceci cache un mystere! -- Que ne puis-je tenir ce brave homme de marchand en mon chateau! dit Chalabre dont les yeux s'allumerent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de heaumes, de brassards et de cuirasses. -- Comment! vous vendriez les armures de vos ancetres? dit Sainte-Maline d'un ton railleur. -- Ah! monsieur, dit Eustache de Miradoux, vous auriez tort; ce sont des reliques sacrees. -- Bah! dit Chalabre; a l'heure qu'il est, mes ancetres sont des reliques eux-memes, et n'ont plus besoin que de messes. Le repas allait s'echauffant, grace au vin de Bourgogne dont les epices de Fournichon acceleraient la consommation. Les voix montaient a un diapason superieur, les assiettes sonnaient, les cerveaux s'emplissaient de vapeurs au travers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, excepte Militor qui songeait a sa chute, et Carmainges qui songeait a son page. -- Voila beaucoup de gens joyeux, dit Loignac a son voisin, qui justement etait Ernauton, et ils ne savent pas pourquoi. -- Ni moi non plus, repondit Carmainges. Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pas le moins du monde en joie. -- Vous avez tort, quant a vous, monsieur, reprit Loignac; car vous etes de ceux pour qui Paris est une mine d'or, un paradis d'honneurs, un monde de felicites. Ernauton secoua la tete. -- Eh bien, voyons! -- Ne me raillez pas, monsieur de Loignac, dit Ernauton; et vous qui paraissez tenir tous les fils qui font mouvoir la plupart de nous, faites- moi du moins cette grace de ne point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comedien de bois. -- Je vous ferai encore d'autres graces que celle-la, monsieur le vicomte, dit Loignac en s'inclinant avec politesse; je vous ai distingue au premier coup d'oeil entre tous, vous dont l'oeil est fier et doux, et cet autre jeune homme la-bas dont l'oeil est sournois et sombre. -- Vous l'appelez? -- M. de Sainte-Maline. [Illustration: Ernauton de Carmainges. -- PAGE 48.] -- Et la cause de cette distinction, monsieur, si cette demande n'est pas toutefois une trop grande curiosite de ma part? -- C'est que je vous connais, voila tout. -- Moi, fit Ernauton surpris; moi, vous me connaissez? -- Vous et lui, lui et tous ceux qui sont ici. -- C'est etrange. -- Oui, mais c'est necessaire. -- Pourquoi est-ce necessaire? -- Parce qu'un chef doit connaitre ses soldats. -- Et que tous ces hommes.... -- Seront mes soldats demain. -- Mais je croyais que M. d'Epernon.... -- Chut! Ne prononcez pas ce nom-la ici, ou plutot ici ne prononcez aucun nom; ouvrez les oreilles et fermez la bouche, et puisque j'ai promis de vous faire toutes graces, prenez d'abord ce conseil comme un acompte. -- Merci, monsieur, dit Ernauton. Loignac essuya sa moustache, et se levant: -- Messieurs, dit-il, puisque le hasard reunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vin d'Espagne a la prosperite de tous les assistants. Cette proposition souleva des applaudissements frenetiques. -- Ils sont ivres pour la plupart, dit Loignac a Ernauton: ce serait un bon moment pour faire raconter a chacun son histoire, mais le temps nous manque. Puis haussant la voix: -- Hola! maitre Fournichon, dit-il, faites sortir d'ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais. Lardille se leva en maugreant; elle n'avait point acheve son dessert. Militor ne bougea point. -- M'a-t-on entendu la-bas? dit Loignac avec un coup d'oeil qui ne souffrait pas de replique... Allons, allons, a la cuisine, monsieur Militor! Au bout de quelques instants, il ne restait plus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. de Loignac. -- Messieurs, dit ce dernier, chacun de vous sait qui l'a fait venir a Paris, ou du moins s'en doute. Bon, bon, ne criez pas son nom; vous le savez, cela suffit. Vous savez aussi que vous etes venus pour lui obeir. Un murmure d'assentiment s'eleva de toutes les parties de la salle; seulement, comme chacun savait uniquement la chose qui le concernait et ignorait que son voisin fut venu, mu par la meme puissance que lui, tous se regarderent avec etonnement. -- C'est bien, dit Loignac; vous vous regarderez plus tard, messieurs. Soyez tranquilles, vous avez le temps de faire connaissance. Vous etes donc venus pour obeir a cet homme, reconnaissez-vous cela? -- Oui! oui! crierent les quarante-cinq, nous le reconnaissons. -- Eh bien, pour commencer, continua Loignac, vous allez partir sans bruit de cette hotellerie pour venir habiter le logement qu'on vous a designe. -- A tous? demanda Sainte-Maline. -- A tous. -- Nous sommes tous mandes, nous sommes tous egaux ici, continua Perducas dont les jambes etaient si incertaines qu'il lui fallut, pour maintenir son centre de gravite, passer un bras autour du cou de Chalabre. -- Prenez donc garde, dit celui-ci, vous froissez mon pourpoint. -- Oui, tous egaux, reprit Loignac, devant la volonte du maitre. -- Oh! oh! monsieur, dit en rougissant Carmainges, pardon, mais on ne m'avait pas dit que M. d'Epernon s'appellerait mon maitre. -- Attendez. -- Ce n'est point cela que j'avais compris. -- Mais attendez donc, maudite tete! Il se fit de la part du plus grand nombre un silence curieux, et de la part de quelques autres un silence impatient. -- Je ne vous ai pas dit encore qui serait votre maitre, messieurs... -- Oui, dit Sainte-Maline; mais vous avez dit que nous en aurions un. -- Tout le monde a un maitre! s'ecria Loignac; mais si votre air est trop fier pour s'arreter ou vous venez de dire, cherchez plus haut; non- seulement je ne vous le defends pas, mais je vous y autorise. -- Le roi, murmura Carmainges. -- Silence, dit Loignac, vous etes venus ici pour obeir, obeissez donc; en attendant voici un ordre que vous allez me faire le plaisir de lire a haute voix, monsieur Ernauton. Ernauton deplia lentement le parchemin que lui tendait M. de Loignac, et lut a haute voix: " Ordre a M. de Loignac d'aller prendre, pour les commander, les quarante-cinq gentilshommes que j'ai mandes a Paris, avec l'assentiment de Sa Majeste. NOGARET DE LA VALETTE, Duc d'Epernon. " Ivres ou rassis, tous s'inclinerent: il n'y eut d'inegalites que dans l'equilibre, lorsqu'il fallut se relever. -- Ainsi, vous m'avez entendu, dit M. de Loignac: il s'agit de me suivre a l'instant meme. Vos equipages et vos gens demeureront ici, chez maitre Fournichon qui en aura soin, et ou je les ferai reprendre plus tard; mais, pour le present, hatez-vous, les bateaux attendent. -- Les bateaux? repeterent tous les Gascons; nous allons donc nous embarquer? Et ils echangerent entre eux des regards affames de curiosite. -- Sans doute, dit Loignac, que vous allez vous embarquer. Pour aller au Louvre, ne faut-il point passer l'eau? -- Au Louvre, au Louvre! murmurerent les Gascons joyeux; cap de Bious! nous allons au Louvre! Loignac quitta la table, fit passer devant lui les quarante-cinq, en les comptant comme des moutons, et les conduisit par les rues jusqu'a la tour de Nesle. La se trouvaient trois grandes barques qui prirent chacune quinze passagers a bord et s'eloignerent du rivage. -- Que diable allons-nous faire au Louvre? se demanderent les plus intrepides, degrises par l'air froid de la riviere, et fort mesquinement couverts pour la plupart. -- Si j'avais ma cuirasse au moins! murmura Pertinax de Moncrabeau. X L'HOMME AUX CUIRASSES Pertinax avait bien raison de regretter sa cuirasse absente, car a cette heure justement, par l'intermediaire de ce singulier laquais que nous avons vu parler si familierement a son maitre, il venait de s'en defaire a tout jamais. En effet, sur ces mots magiques prononces par madame Fournichon: dix ecus, le valet de Pertinax avait couru apres le marchand. Comme il faisait deja nuit et que sans doute le marchand de ferraille etait presse, ce dernier avait deja fait une trentaine de pas lorsque Samuel sortit de l'hotel. Celui-ci fut donc oblige d'appeler le marchand de ferraille. Celui-ci s'arreta avec crainte et jeta un coup d'oeil percant sur l'homme qui venait a lui; mais le voyant charge de marchandises, il s'arreta. -- Que voulez-vous, mon ami? lui dit-il. -- Eh! pardieu! dit le laquais d'un air fin, ce que je veux, c'est faire affaire avec vous. -- Eh bien, alors faisons vite. -- Vous etes presse? -- Oui. -- Oh! vous me donnerez bien le temps de souffler, que diable! -- Sans doute, mais soufflez vite, on m'attend. Il etait evident que le marchand conservait une certaine defiance a l'endroit du laquais. -- Quand vous aurez vu ce que je vous apporte, dit ce dernier, comme vous me paraissez amateur, vous prendrez votre temps. -- Et que m'apportez-vous? -- Une magnifique piece, un ouvrage dont.... Mais vous ne m'ecoutez pas. -- Non, je regarde. -- Quoi? -- Vous ne savez donc pas, mon ami, dit l'homme aux cuirasses, que le commerce des armes est defendu par un edit du roi? Et il jetait autour de lui des regards inquiets. Le laquais jugea qu'il etait bon de paraitre ignorer. -- Je ne sais rien, moi, dit-il; j'arrive de Mont-de-Marsan. -- Ah! c'est different alors, dit l'homme aux cuirasses, que cette reponse parut rassurer un peu; mais quoique vous-arriviez de Mont-de-Marsan, continua-t-il, vous savez cependant deja que j'achete des armes? -- Oui, je le sais. -- Et qui vous a dit cela? -- Sangdioux! nul n'a eu besoin de me le dire, et vous l'avez crie assez fort tout a l'heure. -- Ou cela? -- A la porte de l'hotellerie de _l'Epee du fier Chevalier_. -- Vous y etiez donc? -- Oui. -- Avec qui? -- Avec une foule d'amis. -- Avec une foule d'amis? Il n'y a jamais personne d'ordinaire a cette hotellerie. -- Alors, vous avez du la trouver bien changee? -- En effet. Mais d'ou venaient tous ces amis? -- De Gascogne, comme moi. -- Etes-vous au roi de Navarre? -- Allons donc! nous sommes Francais de coeur et de sang. -- Oui, mais huguenots? -- Catholiques comme notre saint pere le pape, Dieu merci, dit Samuel en otant son bonnet; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit, il s'agit de cette cuirasse. -- Rapprochons-nous un peu des murs, s'il vous plait; nous sommes par trop a decouvert en pleine rue. Et ils remonterent de quelques pas jusqu'a une maison de bourgeoise apparence, aux vitraux de laquelle on n'apercevait aucune lumiere. Cette maison avait sa porte sous une sorte d'auvent formant balcon. Un banc de pierre accompagnait sa facade, dont il faisait le seul ornement. C'etait en meme temps l'utile et l'agreable, car il servait d'etriers aux passants pour monter sur leurs mules ou sur leurs chevaux. -- Voyons cette cuirasse, dit le marchand, quand ils furent arrives sous l'auvent. -- Tenez. -- Attendez; on remue, je crois, dans la maison. -- Non, c'est en face. Le marchand se retourna. En effet, en face il y avait une maison a deux etages, dont le second s'eclairait parfois fugitivement. -- Faisons vite, dit le marchand en palpant la cuirasse. -- Hein! comme elle est lourde! dit Samuel. -- Vieille, massive, hors de mode. -- Objet d'art. -- Six ecus, voulez-vous? -- Comment! six ecus! et vous en avez donne dix la-bas pour un vieux debris de corselet! -- Six ecus, oui ou non, repeta le marchand. -- Mais considerez donc les ciselures? -- Pour revendre au poids, qu'importent les ciselures? -- Oh! oh! vous marchandez ici, dit Samuel, et la-bas vous avez donne tout ce qu'on a voulu. -- Je mettrai un ecu de plus, dit le marchand avec impatience. -- Il y a pour quatorze ecus, rien que de dorures. -- Allons, faisons vite, dit le marchand, ou ne faisons pas. -- Bon, dit Samuel, vous etes un drole de marchand: vous vous cachez pour faire votre commerce; vous etes en contravention avec les edits du roi, et vous marchandez les honnetes gens. -- Voyons, voyons, ne criez pas comme cela. -- Oh! je n'ai pas peur, dit Samuel en haussant la voix; je ne fais pas un commerce illicite, et rien ne m'oblige a me cacher. -- Voyons, voyons, prenez dix ecus et taisez-vous. -- Dix ecus? Je vous dis que l'or seul le vaut; ah! vous voulez vous sauver? -- Mais non; quel enrage! -- Ah! c'est que si vous vous sauvez, voyez-vous, je crie a la garde, moi! En disant ces mots, Samuel avait tellement hausse la voix qu'autant eut valu qu'il eut effectue sa menace sans la faire. A ce bruit, une petite fenetre s'etait ouverte au balcon de la maison contre laquelle le marche se faisait; et le grincement qu'avait produit cette fenetre en s'ouvrant, le marchand l'avait entendu avec terreur. -- Allons, allons, dit-il, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous voulez; voila quinze ecus, et allez-vous-en. -- A la bonne heure, dit Samuel en empochant les quinze ecus. -- C'est bien heureux. -- Mais ces quinze ecus sont pour mon maitre, continua Samuel, et il me faut bien aussi quelque chose pour moi. Le marchand jeta les yeux autour de lui en tirant a demi sa dague du fourreau. Evidemment il avait l'intention de faire a la peau de Samuel un accroc qui l'eut dispense a tout jamais de racheter une cuirasse pour remplacer celle qu'il venait de vendre; mais Samuel avait l'oeil alerte comme un moineau qui vendange, et il recula en disant: -- Oui, oui, bon marchand, je vois ta dague; mais je vois encore autre chose: cette figure au balcon qui te voit aussi. Le marchand, bleme de frayeur, regarda dans la direction indiquee par Samuel, et vit en effet au balcon une longue et fantastique creature, enveloppee dans une robe de chambre en fourrures de peaux de chat: cet argus n'avait perdu ni une syllabe ni un geste de la derniere scene. -- Allons, allons, vous faites de moi ce que vous voulez, dit le marchand avec un rire pareil a celui du chacal qui montre ses dents, voila un ecus en plus. Et que le diable vous etrangle! ajouta-t-il tout bas. -- Merci, dit Samuel; bon negoce! Et saluant l'homme aux cuirasses, il disparut en ricanant. Le marchand, demeure seul dans la rue, se mit a ramasser la cuirasse de Pertinax et a l'enchasser dans celle de Fournichon. Le bourgeois regardait toujours, puis quand il vit le marchand bien empeche: -- Il parait, monsieur, lui dit-il, que vous achetez des armures? -- Mais non, monsieur, repondit le malheureux marchand; c'est par hasard et parce que l'occasion s'en est presentee ainsi. -- Alors, le hasard me sert a merveille. -- En quoi, monsieur? demanda le marchand. -- Imaginez-vous que j'ai justement la, a la portee de ma main, un tas de vieilles ferrailles qui me genent. -- Je ne vous dis pas non; mais pour le moment, vous le voyez, j'en ai tout ce que j'en puis porter. -- Je vais toujours vous les montrer. -- Inutile, je n'ai plus d'argent. -- Qu'a cela ne tienne, je vous ferai credit; vous m'avez l'air d'un parfait honnete homme. -- Merci, mais on m'attend. -- C'est etrange comme il me semble que je vous connais! fit le bourgeois. -- Moi? dit le marchand essayant inutilement de reprimer un frisson. -- Regardez donc cette salade, dit le bourgeois amenant avec son long pied l'objet annonce, car il ne voulait point quitter la fenetre de peur que le marchand ne se derobat. Et il deposa la salade dans la main du marchand. -- Vous me connaissez, dit celui-ci, c'est-a-dire que vous croyez me connaitre? -- C'est-a-dire que je vous connais. N'etes-vous point... Le bourgeois sembla chercher; le marchand resta immobile et attendant. -- N'etes-vous pas Nicolas? La figure du marchand se decomposa, on voyait le casque trembler dans sa main. -- Nicolas? repeta-t-il. -- Nicolas Truchou, marchand quincaillier, rue de la Cossonnerie. -- Non, non, repliqua le marchand qui sourit et respira en homme quatre fois heureux. -- N'importe, vous avez une bonne figure; il s'agit donc de m'acheter l'armure complete, cuirasse, brassards et epee. -- Faites attention que c'est commerce defendu, monsieur. -- Je le sais, votre vendeur vous l'a crie assez haut tout a l'heure. -- Vous avez entendu? -- Parfaitement; vous avez meme ete large en affaire: c'est ce qui m'a donne l'idee de me mettre en relations avec vous; mais, soyez tranquille, je n'abuserai pas, moi; je sais ce que c'est que le commerce: j'ai ete negociant aussi. -- Ah! et que vendiez-vous? -- Ce que je vendais? -- Oui. -- De la faveur. -- Bon commerce, monsieur. -- Aussi j'y ai fait fortune, et vous me voyez bourgeois. -- Je vous en fais mon compliment. -- Il en resulte que j'aime mes aises, et que je vends toute ma ferraille parce qu'elle me gene. -- Je comprends cela. -- Il y a encore la les cuissards; ah! et puis les gants. -- Mais je n'ai pas besoin de tout cela. -- Ni moi non plus. -- Je prendrai seulement la cuirasse. -- Vous n'achetez donc que des cuirasses? -- Oui. -- C'est drole, car enfin vous achetez pour revendre au poids; vous l'avez dit du moins, et du fer est du fer. -- C'est vrai, mais, voyez-vous, de preference... -- Comme il vous plaira: achetez la cuirasse, ou plutot, vous avez raison, allez, n'achetez rien du tout. -- Que voulez-vous dire? -- Je veux dire que, dans des temps comme ceux ou nous vivons, chacun a besoin de ses armes. -- Quoi! en pleine paix? -- Mon cher ami, si nous etions en pleine paix, il ne se ferait pas un tel commerce de cuirasses, ventre de biche! Ce n'est point a moi qu'on dit de ces choses-la. -- Monsieur? -- Et si clandestin surtout. Le marchand fit un mouvement pour s'eloigner. -- Mais, en verite, plus je vous regarde, dit le bourgeois, plus je suis sur que je vous connais; non, vous n'etes pas Nicolas Truchou, mais je vous connais tout de meme. -- Silence. -- Et si vous achetez des cuirasses. -- Eh bien? -- Eh bien, je suis sur que c'est pour accomplir une oeuvre agreable a Dieu. -- Taisez-vous! -- Vous m'enchantez, dit le bourgeois en tendant par le balcon un immense bras dont la main alla s'emmancher a la main du marchand. -- Mais qui diable etes-vous? demanda celui-ci qui sentit sa main prise comme dans un etau. -- Je suis Robert Briquet, surnomme la terreur du schisme, ami de l'Union, et catholique enrage; maintenant je vous reconnais positivement. Le marchand devint bleme. -- Vous etes Nicolas.... Grimbelot, corroyeur a la Vache sans os. -- Non, vous vous trompez. Adieu, maitre Robert Briquet; enchante d'avoir fait votre connaissance. Et le marchand tourna le dos au balcon. -- Comment, vous vous en allez? -- Vous le voyez bien. -- Sans me prendre ma ferraille? -- Je n'ai pas d'argent sur moi, je vous l'ai dit. -- Mon valet vous suivra. -- Impossible. -- Alors, comment faire? -- Dame! restons comme nous sommes. -- Ventre de biche! je m'en garderais bien, j'ai trop grande envie de cultiver votre connaissance. -- Et moi de fuir la votre, repliqua le marchand qui, cette fois, se resignant a abandonner ses cuirasses et a tout perdre plutot que d'etre reconnu, prit ses jambes a son cou et s'enfuit. Mais Robert Briquet n'etait pas homme a se laisser battre ainsi; il enfourcha son balcon, descendit dans la rue sans avoir presque besoin de sauter, et en cinq ou six enjambees il atteignit le marchand. -- Etes-vous fou, mon ami? dit-il en posant sa large main sur l'epaule du pauvre diable; si j'etais votre ennemi, si je voulais vous faire arreter, je n'aurais qu'a crier: le guet passe a cette heure dans la rue des Augustins; mais non, vous etes mon ami, ou le diable m'emporte! et la preuve, c'est que maintenant je me rappelle positivement votre nom. Cette fois le marchand se mit a rire. Robert Briquet se placa en face de lui. -- Vous vous nommez Nicolas Poulain, dit-il, vous etes lieutenant de la prevote de Paris; je me souvenais bien qu'il y avait du Nicolas la- dessous. -- Je suis perdu! balbutia le marchand. -- Au contraire, vous etes sauve; ventre de biche! vous ne ferez jamais pour la bonne cause ce que j'ai intention de faire, moi. Nicolas Poulain laissa echapper un gemissement. -- Voyons, voyons, du courage, dit Robert Briquet; remettez-vous; vous avez trouve un frere, frere Briquet; prenez une cuirasse, je prendrai les deux autres: je vous fais cadeau de mes brassards, de mes cuissards et de mes gants par dessus le marche; allons, en route, et vive l'Union! -- Vous m'accompagnez? -- Je vous aide a porter ces armes qui doivent vaincre les Philistins: montrez-moi la route, je vous suis. Il y eut dans l'ame du malheureux lieutenant de la prevote un eclair de soupcon bien naturel, mais qui s'evanouit aussitot qu'il eut brille. -- S'il voulait me perdre, se murmura-t-il a lui-meme, eut-il avoue qu'il me connaissait? Puis tout haut: -- Allons, puisque vous le voulez absolument, venez avec moi, dit-il. -- A la vie, a la mort! cria Robert Briquet en serrant d'une main la main de son allie, tandis que de l'autre il levait triomphalement en l'air sa charge de ferraille. Tous deux se mirent en route. Apres vingt minutes de marche, Nicolas Poulain arriva dans le Marais; il etait tout en sueur, tant a cause de la rapidite de la marche que du feu de leur conversation politique. -- Quelle recrue j'ai faite! murmura Nicolas Poulain en s'arretant a peu de distance de l'hotel de Guise. -- Je me doutais que mon armure allait de ce cote, pensa Briquet. -- Ami, dit Nicolas Poulain en se retournant avec un geste tragique vers Briquet, tout confit en airs innocents, avant d'entrer dans le repaire du lion, je vous laisse une derniere minute de reflexion; il est temps de vous retirer si vous n'etes pas fort de votre conscience. -- Bah! dit Briquet, j'en ai vu bien d'autres: _Et non intremuit medulla mea_, declama-t-il; ah! pardon, vous ne savez peut-etre pas le latin? -- Vous le savez, vous? -- Comme vous voyez. -- Lettre, hardi, vigoureux, riche, quelle trouvaille! se dit Poulain; allons, entrons. Et il conduisit Briquet a la gigantesque porte de l'hotel de Guise, qui s'ouvrit au troisieme coup du heurtoir de bronze. La cour etait pleine de gardes et d'hommes enveloppes de manteaux qui la parcouraient comme des fantomes. Il n'y avait pas une seule lumiere dans l'hotel. Huit chevaux selles et brides attendaient dans un coin. Le bruit du marteau fit retourner la plupart de ces hommes, lesquels formerent une espece de haie pour recevoir les nouveaux venus. Alors Nicolas Poulain, se penchant a l'oreille d'une sorte de concierge qui tenait le guichet entrebaille, lui declina son nom. -- Et j'amene un bon compagnon, ajouta-t-il. -- Passez, messires, dit le concierge. -- Portez ceci aux magasins, fit alors Poulain en remettant a un garde les trois cuirasses, plus la ferraille de Robert Briquet. -- Bon! il y a un magasin, se dit celui-ci; de mieux en mieux: peste! quel organisateur vous faites, messire prevot? -- Oui, oui, l'on a du jugement, repondit Poulain en souriant avec orgueil; mais venez que je vous presente. -- Prenez garde, dit le bourgeois, je suis excessivement timide. Qu'on me tolere, c'est tout ce que je veux; quand j'aurai fait mes preuves, je me presenterai tout seul, comme dit le Grec, par mes faits. -- Comme il vous plaira, repondit le lieutenant de la prevote; attendez- moi donc ici. Et il alla serrer la main de la plupart des promeneurs. -- Qu'attendons-nous donc encore? demanda une voix. -- Le maitre, repondit une autre voix. En ce moment, un homme de haute taille venait d'entrer dans l'hotel; il avait entendu les derniers mots echanges entre les mysterieux promeneurs. -- Messieurs, dit-il, je viens en son nom. -- Ah! c'est monsieur de Mayneville! s'ecria Poulain. -- Eh! mais me voila en pays de connaissance, se dit Briquet a lui-meme, et en etudiant une grimace qui le defigura completement. -- Messieurs, nous voila au complet; deliberons, reprit la voix qui s'etait fait entendre la premiere. -- Ah! bon, dit Briquet, et de deux; celui-ci c'est mon procureur, maitre Marteau. Et il changea de grimace avec une facilite qui prouvait combien les etudes physionomiques lui etaient familieres. -- Montons, messieurs, fit Poulain. M. de Mayneville passa le premier, Nicolas Poulain le suivit; les hommes a manteaux vinrent apres Nicolas Poulain, et Robert Briquet apres les hommes a manteaux. Tous monterent les degres d'un escalier exterieur aboutissant a une voute. Robert Briquet montait comme les autres, tout en murmurant: -- Mais le page, ou donc est ce diable de page? XI ENCORE LA LIGUE Au moment ou Robert Briquet montait l'escalier a la suite de tout le monde, en se donnant un air assez decent de conspirateur, il s'apercut que Nicolas Poulain, apres avoir parle a plusieurs de ses mysterieux collegues, attendait a la porte de la voute. -- Ce doit etre pour moi, se dit Briquet. En effet, le lieutenant de la prevote arreta son nouvel ami au moment meme ou il allait franchir le redoutable seuil. -- Vous ne m'en voudrez point, lui dit-il: mais la plupart de nos amis ne vous connaissent point et desirent prendre des informations sur vous avant de vous admettre au conseil. -- C'est trop juste, repliqua Briquet, et vous savez que ma modestie naturelle avait deja prevu cette objection. -- Je vous rends justice, repliqua Poulain, vous etes un homme accompli. -- Je me retire donc, poursuivit Briquet, bien heureux d'avoir vu en un soir tant de braves defenseurs de l'Union catholique. -- Voulez-vous que je vous reconduise? demanda Poulain. -- Non, merci, ce n'est point la peine. -- C'est que l'on peut vous faire des difficultes a la porte; cependant d'un autre cote, on m'attend. -- N'avez-vous pas un mot d'ordre pour sortir? Je ne vous reconnaitrais point la, maitre Nicolas; ce ne serait pas prudent. -- Si fait. -- Et bien! donnez-le-moi. -- Au fait! puisque vous etes entre.... -- Et que nous sommes amis. -- Soit; vous n'avez qu'a dire: _Parme et Lorraine_. -- Et le portier m'ouvrira? -- A l'instant meme. -- Tres bien, merci. Allez a vos affaires, je retourne aux miennes. Nicolas Poulain se separa de son compagnon et alla rejoindre ses collegues. Briquet fit quelques pas comme s'il allait redescendre dans la cour, mais arrive a la premiere marche de l'escalier, il s'arreta pour explorer les localites. Le resultat de ses observations fut que la voute s'allongeait parallelement au mur exterieur, qu'elle abritait par un large auvent. Il etait evident que cette voute aboutissait a quelque salle basse, propre a cette mysterieuse reunion a laquelle Briquet n'avait pas eu l'honneur d'etre admis. Ce qui le confirma dans cette supposition, qui devint bientot une certitude, c'est qu'il vit apparaitre une lumiere a une fenetre grillee, percee dans ce mur, et defendue par une espece d'entonnoir en bois, comme on en met aujourd'hui aux fenetres des prisons ou des couvents, pour intercepter la vue du dehors et ne laisser que l'air et l'aspect du ciel. Briquet pensa bien que cette fenetre etait celle de la salle des reunions, et que si l'on pouvait arriver jusqu'a elle, l'endroit serait favorable a l'observation, et que, place a cet observatoire, l'oeil pouvait facilement suppleer aux autres sens. Seulement la difficulte etait d'arriver a cet observatoire et d'y prendre place pour voir sans etre vu. Briquet regarda autour de lui. Il y avait dans la cour les pages avec leurs chevaux, les soldats avec leurs hallebardes, et le portier avec ses clefs; en somme, tous gens alertes et clairvoyants. Par bonheur, la cour etait fort grande et la nuit fort noire. D'ailleurs, pages et soldats, ayant vu disparaitre les affides sous la voute, ne s'occupaient plus de rien, et le portier, sachant les portes bien closes et l'impossibilite ou l'on etait de sortir sans le mot de passe, ne s'occupait plus que de preparer son lit pour la nuit et de soigner un beau coquemar de vin epice qui tiedissait devant le feu. Il y a dans la curiosite des stimulants aussi energiques que dans les elans de toute passion. Ce desir de savoir est si grand qu'il a devore la vie de plus d'un curieux. Briquet avait ete trop bien renseigne jusque-la pour ne point desirer de completer ses renseignements. Il jeta un second regard autour de lui, et, fascine par la lumiere que renvoyait cette fenetre sur les barreaux de fer, il crut voir dans ce signal d'appel, et dans ces barreaux si reluisants, quelque provocation pour ses robustes poignets. En consequence, resolu d'atteindre son entonnoir, Briquet se glissa le long de la corniche qui, du perron qu'elle semblait continuer comme ornement, aboutissait a cette fenetre, et suivit le mur comme aurait pu le faire un chat ou un singe marchant appuye des mains et des pieds aux ornements sculptes dans la muraille meme. Si les pages et les soldats eussent pu distinguer dans l'ombre cette silhouette fantastique glissant sur le milieu du mur sans support apparent, ils n'eussent certes pas manque de crier a la magie, et plus d'un, parmi les plus braves, eut senti herisser ses cheveux. Mais Robert Briquet, ne leur laissa point le temps de voir ses sorcelleries. En quatre enjambees, il toucha les barreaux, s'y cramponna, se tapit entre ces barreaux et l'entonnoir, de telle facon que du dehors il ne put etre apercu, et que du dedans il fut a peu pres masque par le grillage. Briquet ne s'etait pas trompe, et il fut dedommage amplement de ses peines et de son audace, lorsqu'une fois il en fut arrive la. En effet, son regard embrassait une grande salle eclairee par une lampe de fer a quatre becs, et remplie d'armures de toute espece, parmi lesquelles, en cherchant bien, il eut pu certainement reconnaitre ses brassards et son gorgerin. Ce qu'il y avait la de piques, d'estocs, de hallebardes et de mousquets ranges en pile ou en faisceaux, eut suffi a armer quatre bons regiments. Briquet donna cependant moins d'attention a la superbe ordonnance de ces armes qu'a l'assemblee chargee de les mettre en usage ou de les distribuer. Ses yeux ardents percaient la vitre epaisse et enduite d'une couche grasse de fumee et de poussiere, pour deviner les visages de connaissance sous les visieres ou les capuchons. -- Oh! oh! dit-il, voici maitre Cruce, notre revolutionnaire; voici notre petit Brigard, l'epicier au coin de la rue des Lombards; voici maitre Leclerc, qui se fait appeler Bussy, et qui, n'eut certes pas ose commettre un tel sacrilege du temps que le vrai Bussy vivait. Il faudra quelque jour que je demande a cet ancien maitre, en fait d'armes, s'il connait la botte secrete dont un certain David de ma connaissance est mort a Lyon. Peste! la bourgeoisie est grandement representee, mais la noblesse... ah! M. de Mayneville; Dieu me pardonne! il serre la main de Nicolas Poulain: c'est touchant, on fraternise. Ah! ah! ce M. de Mayneville est donc orateur? il se pose, ce me semble, pour prononcer une harangue; il a le geste agreable et roule des yeux persuasifs. [Illustration: Maintenant je me rappelle positivement votre nom. -- PAGE 53.] Et, en effet, M. de Mayneville avait commence un discours. Robert Briquet secouait la tete, tandis que M. de Mayneville parlait, non pas qu'il put entendre un seul mot de la harangue; mais il interpretait ses gestes et ceux de l'assemblee. -- Il ne semble guere persuader son auditoire. Cruce lui fait la grimace, Lachapelle-Marteau lui tourne le dos, et Bussy-Leclerc hausse les epaules. Allons, allons, monsieur de Mayneville, parlez, suez, soufflez, soyez eloquent, ventre de biche! Oh! a la bonne heure, voici les gens de l'auditoire qui se raniment. Oh! oh! on se rapproche, on lui serre la main, on jette en l'air les chapeaux; diable! Briquet, comme nous l'avons dit, voyait et ne pouvait entendre; mais nous qui assistons en esprit aux deliberations de l'orageuse assemblee, nous allons dire au lecteur ce qui venait de s'y passer. D'abord Cruce, Marteau et Bussy s'etaient plaints a M. de Mayneville de l'inaction du duc de Guise. Marteau, en sa qualite de procureur, avait pris la parole. -- Monsieur de Mayneville, avait-il dit, vous venez de la part du duc Henri de Guise? -- Merci. -- Et nous vous acceptons comme ambassadeur; mais la presence du duc lui-meme nous est indispensable. Apres la mort de son glorieux pere, a l'age de dix-huit ans, il a fait adopter a tous les bons Francais le projet de l'Union et nous a enroles tous sous cette banniere. Selon notre serment, nous avons expose nos personnes et sacrifie notre fortune pour le triomphe de cette sainte cause; et voila que, malgre nos sacrifices, rien ne progresse, rien ne se decide. Prenez garde, monsieur de Mayneville, les Parisiens se lasseront; or, Paris une fois las, que fera-t-on en France? M. le duc devrait y songer. Cet exorde obtint l'assentiment de tous les ligueurs, et Nicolas Poulain surtout se distingua par son zele a l'applaudir. M. de Mayneville repondit avec simplicite. -- Messieurs, si rien ne se decide, c'est que rien n'est mur encore. Examinez la situation, je vous prie. M. le duc et son frere, M. le cardinal, sont a Nancy en observation: l'un met sur pied une armee destinee a contenir les huguenots de Flandre, que M. le duc d'Anjou veut jeter sur nous pour nous occuper; l'autre expedie courrier sur courrier a tout le clerge de France, et au pape, pour faire adopter l'Union. M. le duc de Guise sait ce que vous ne savez pas, messieurs, c'est que cette vieille alliance, mal rompue entre le duc d'Anjou et le Bearnais, est prete a se renouer. Il s'agit d'occuper l'Espagne du cote de la Navarre, et de l'empecher de nous envoyer des armes et de l'argent. Or, M. le duc veut etre, avant de rien faire et surtout avant de venir a Paris, en etat de combattre l'heresie et l'usurpation. Mais, a defaut de M. de Guise, nous avons M. de Mayenne qui se multiplie comme general et comme conseiller, et que j'attends d'un moment a l'autre. -- C'est-a-dire, interrompit Bussy, et ce fut a ce moment qu'il haussa les epaules, c'est-a-dire que vos princes sont partout ou nous ne sommes pas, et jamais ou nous avons besoin qu'ils soient. Que fait madame de Montpensier, par exemple? -- Monsieur, madame de Montpensier est entree ce matin a Paris. -- Et personne ne l'a vue? -- Si fait, monsieur. -- Et quelle est cette personne? -- Salcede. -- Oh! oh! fit toute l'assemblee. -- Mais, dit Cruce, elle s'est donc rendue invisible? -- Pas tout a fait, mais insaisissable, je l'espere. -- Et comment sait-on qu'elle est ici? demanda Nicolas Poulain; je ne presume pas que ce soit Salcede qui vous l'ait dit. -- Je sais qu'elle est ici, repondit Mayneville, parce que je l'ai accompagnee jusqu'a la porte Saint-Antoine. -- J'ai entendu dire qu'on avait ferme les portes, interrompit Marteau qui convoitait l'occasion de placer un second discours. -- Oui, monsieur, repondit Mayneville avec son eternelle politesse dont aucune attaque ne pouvait le faire sortir. -- Comment se les est-elle fait ouvrir alors? -- A sa facon. -- Et elle a le pouvoir de se faire ouvrir les portes de Paris? dirent les ligueurs, jaloux et soupconneux comme sont toujours les petits lorsqu'ils s'allient aux grands. -- Messieurs, dit Mayneville, il se passait ce matin aux portes de Paris une chose que vous paraissez ignorer ou du moins ne savoir que vaguement. La consigne avait ete donnee de ne laisser franchir la barriere qu'a ceux qui seraient porteurs d'une carte d'admission: de qui devait etre signee cette carte? je l'ignore. Or, devant nous, a la porte Saint-Antoine, cinq ou six hommes dont quatre assez pauvrement vetus et d'assez mauvaise mine, six hommes sont venus; ils etaient porteurs de ces cartes obligees et nous ont passe devant la face. Quelques-uns d'entre eux avaient l'insolente bouffonnerie des gens qui se croient en pays conquis. -- Quels sont ces hommes, quelles sont ces cartes? repondez-nous, messieurs de Paris, vous qui avez charge de ne rien ignorer touchant les affaires de votre ville. Ainsi, Mayneville, d'accuse, s'etait fait accusateur, ce qui est le grand art de l'art oratoire. -- Des cartes, des gens insolents, des admissions exceptionnelles aux portes de Paris; oh! oh! que veut dire cela? demanda Nicolas Poulain tout reveur. -- Si vous ne savez pas ces choses, vous qui vivez ici, comment les saurions-nous, nous qui vivons en Lorraine, passant tout notre temps a courir sur les routes pour joindre les deux bouts de ce cercle qu'on appelle l'Union? -- Et ces gens, enfin, comment venaient-ils? -- Les uns a pied, les autres a cheval; les uns seuls, d'autres avec des laquais. -- Sont-ce des gens du roi? -- Trois ou quatre avaient l'air de mendiants. -- Sont-ce des gens de guerre? -- Ils n'avaient que deux epees a eux six. -- Ce sont des etrangers? -- Je les suppose Gascons. -- Oh! firent quelques voix avec un accent de mepris. -- N'importe, dit Bussy, fussent-ils Turcs, ils doivent eveiller notre attention. On s'informera d'eux. Monsieur Poulain, c'est votre affaire. Mais tout cela ne nous dit rien des affaires de la Ligue. -- Il y a un nouveau plan, repondit M. de Mayneville. Vous saurez demain que Salcede, qui nous avait deja trahis et qui devait nous trahir encore, non-seulement n'a point parle, mais encore s'est retracte sur l'echafaud; et cela grace a la duchesse qui, entree a la suite d'un de ces porteurs de cartes, a eu le courage de penetrer jusqu'a l'echafaud, au risque d'etre broyee mille fois, et de se faire voir au patient, au risque d'etre reconnue. C'est en ce moment que Salcede s'est arrete dans son effusion: un instant apres, notre brave bourreau l'arretait dans son repentir. Ainsi, messieurs, vous n'avez rien a craindre du cote de nos entreprises de Flandre. Ce secret terrible s'en est alle roulant dans une tombe. Ce fut cette derniere phrase qui rapprocha les ligueurs de M. de Mayneville. Briquet devinait leur joie a leurs mouvements. Cette joie inquietait beaucoup le digne bourgeois, qui parut prendre une resolution soudaine. Il se laissa glisser du haut de son entonnoir sur le pave de la cour, et se dirigea vers la porte ou, sur l'enonciation des deux mots: _Parme et Lorraine_, le portier lui livra passage. Une fois dans la rue, maitre Robert Briquet respira si bruyamment que l'on comprenait que depuis bien longtemps il retenait son souffle. Le conciliabule durait toujours; l'histoire nous apprend ce qui s'y passait. M. de Mayneville apportait de la part des Guises, aux insurges futurs de Paris, tout le plan de l'insurrection. Il ne s'agissait de rien moins que d'egorger les personnages importants de la ville, connus pour tenir en faveur du roi, de parcourir les rues en criant: _Vive la messe! mort aux politiques!_ et d'allumer ainsi une Saint-Barthelemy nouvelle avec les vieux debris de l'ancienne; seulement, dans celle-ci, on confondait les catholiques mal pensants avec les huguenots de toute espece. En agissant ainsi on servait deux dieux, celui qui regne au ciel et celui qui allait regner sur la France: L'Eternel et M. de Guise. XII LA CHAMBRE DE SA MAJESTE HENRI III AU LOUVRE Dans cette grande chambre du Louvre, ou deja tant de fois nos lecteurs sont entres avec nous et ou nous avons vu le pauvre roi Henri III depenser de si longues et de si cruelles heures, nous allons le retrouver encore une fois, non plus roi, non plus maitre, mais abattu, pale, inquiet et livre sans reserve a la persecution de toutes les ombres que son souvenir evoque incessamment sous ces voutes illustres. Henri etait bien change depuis cette mort fatale de ses amis que nous avons racontee ailleurs: ce deuil avait passe sur sa tete comme un ouragan devastateur, et le pauvre roi, qui, se souvenant sans cesse qu'il etait un homme, n'avait mis sa force et sa confiance que dans les affections privees, s'etait vu depouiller, par la mort jalouse, de toute confiance et de toute force, anticipant ainsi sur le moment terrible ou les rois vont a Dieu, seuls, sans amis, sans garde et sans couronne. Henri III avait ete cruellement frappe: tout ce qu'il aimait etait successivement tombe au tour de lui. Apres Schomberg, Quelus et Maugiron tues en duel par Livarot et Antraguet, Saint-Megrin avait ete assassine par M. de Mayenne: les plaies etaient restees vives et saignantes.... L'affection qu'il portait a ses nouveaux favoris, d'Epernon et Joyeuse, ressemblait a celle qu'un pere qui a perdu ses meilleurs enfants reporte sur ceux qui lui restent: tout en connaissant parfaitement les defauts de ceux-ci, il les aime, il les menage, il les garde pour ne donner sur eux aucune prise a la mort. Il avait comble de biens d'Epernon, et cependant il n'aimait d'Epernon que par soubresauts et par caprice; en de certains moments meme il le haissait. C'est alors que Catherine, cette impitoyable conseillere en qui veillait toujours la pensee, comme la lampe dans le tabernacle, c'est alors que Catherine, incapable de folies meme dans sa jeunesse, prenait la voix du peuple pour fronder les affections du roi. Jamais elle ne lui eut dit, quand il vidait le tresor pour eriger en duche la terre de Lavalette et l'agrandir royalement, jamais elle ne lui eut dit: Sire, haissez ces hommes qui ne vous aiment pas, ou, ce qui est bien pis, qui ne vous aiment que pour eux. Mais voyait-elle le sourcil du roi se froncer, l'entendait-elle, dans un moment de lassitude, accuser d'Epernon d'avarice ou de couardise, elle trouvait aussitot le mot inflexible qui resumait tous les griefs du peuple et de la royaute contre d'Epernon, et qui creusait un nouveau sillon dans la haine royale. D'Epernon, Gascon incomplet, avait pris, avec sa finesse et sa perversite native, la mesure de la faiblesse royale; il savait cacher son ambition, ambition vague, et dont le but lui etait encore inconnu a lui-meme; seulement son avidite lui tenait lieu de boussole pour se diriger vers le monde lointain et ignore que lui cachaient encore les horizons de l'avenir, et c'etait d'apres cette avidite seule qu'il se gouvernait. [Illustration: Le duc d'Epernon.] Le tresor se trouvait-il par hasard un peu garni, on voyait surgir et s'approcher d'Epernon, le bras arrondi et le visage riant; le tresor etait-il vide, il disparaissait, la levre dedaigneuse et le sourcil fronce, pour s'enfermer, soit dans son hotel, soit dans quelqu'un de ses chateaux, ou il pleurait misere jusqu'a ce qu'il eut pris le pauvre roi par la faiblesse du coeur et tire de lui quelque don nouveau. Par lui le favoritisme avait ete erige en metier, metier dont il exploitait habilement tous les revenus possibles. D'abord il ne passait pas au roi le moindre retard a payer aux echeances; puis, lorsqu'il devint plus tard courtisan et que les bises capricieuses de la faveur royale furent revenues assez frequentes pour solidifier sa cervelle gasconne, plus tard, disons-nous, il consentit a se donner une part du travail, c'est-a-dire a cooperer a la rentree des fonds dont il voulait faire sa proie. Cette necessite, il le sentait bien, l'entrainait a devenir, de courtisan paresseux, ce qui est le meilleur de tous les etats, courtisan actif, ce qui est la pire de toutes les conditions. Il deplora bien amerement alors les doux loisirs de Quelus, de Schomberg et de Maugiron, qui, eux, n'avaient de leur vie parle affaires publiques ni privees, et qui convertissaient si facilement la faveur en argent et l'argent en plaisirs; mais les temps avaient change: l'age de fer avait succede a l'age d'or; l'argent ne venait plus comme autrefois: il fallait aller a l'argent, fouiller, pour le prendre, dans les veines du peuple, comme dans une mine a moitie tarie. D'Epernon se resigna et se lanca en affame dans les inextricables ronces de l'administration, devastant ca et la sur son passage, et pressurant sans tenir compte des maledictions, chaque fois que le bruit des ecus d'or couvrait la voix des plaignants. * * * * * L'esquisse rapide et bien incomplete que nous avons tracee du caractere de Joyeuse peut montrer au lecteur quelle difference il y avait entre les deux favoris qui se partageaient, nous ne dirons pas l'amitie, mais cette large portion d'influence que Henri laissait toujours prendre sur la France et sur lui-meme a ceux qui l'entouraient. Joyeuse, tout naturellement et sans y reflechir, avait suivi la trace et adopte la tradition des Quelus, des Schomberg, des Maugiron et des Saint-Megrin: il aimait le roi et se faisait insoucieusement aimer par lui; seulement tous ces bruits etranges qui avaient couru sur la merveilleuse amitie que le roi portait aux predecesseurs de Joyeuse, etaient morts avec cette amitie; aucune tache infame ne souillait cette affection presque paternelle de Henri pour Joyeuse. D'une famille de gens illustres et honnetes, Joyeuse avait du moins en public le respect de la royaute, et sa familiarite ne depassait jamais certaines bornes. Dans le milieu de la vie morale, Joyeuse etait un ami veritable d'Henri; mais ce milieu ne se presentait guere. Anne etait jeune, emporte, amoureux, egoiste; c'etait peu pour lui d'etre heureux par le roi et de faire remonter le bonheur vers sa source; c'etait tout pour lui d'etre heureux de quelque facon qu'il le fut. Brave, beau, riche, il brillait de ce triple reflet qui fait aux jeunes fronts une aureole d'amour. La nature avait trop fait pour Joyeuse, et Henri maudissait quelquefois la nature, qui lui avait laisse, a lui roi, si peu de chose a faire pour son ami. Henri connaissait bien ces deux hommes, et les aimait sans doute a cause du contraste. Sous son enveloppe sceptique et superstitieuse, Henri cachait un fonds de philosophie qui, sans Catherine, se fut developpe dans un sens d'utilite remarquable. Trahi souvent, Henri ne fut jamais trompe. C'est donc avec cette parfaite intelligence du caractere de ses amis, avec cette profonde connaissance de leurs defauts et de leurs qualites, qu'eloigne d'eux, isole, triste, dans cette chambre sombre, il pensait a eux, a lui, a sa vie, et regardait dans l'ombre ces funebres horizons deja dessines dans l'avenir pour beaucoup de regards moins clairvoyants que les siens. Cette affaire de Salcede l'avait fort assombri. Seul entre deux femmes dans un pareil moment, Henri avait senti son denument; la faiblesse de Louise l'attristait; la force de Catherine l'epouvantait. Henri sentait enfin en lui cette vague et eternelle terreur qu'eprouvent les rois marques par la fatalite, pour qu'une race s'eteigne en eux et avec eux. S'apercevoir en effet que, quoique eleve au-dessus de tous les hommes, cette grandeur n'a par de base solide; sentir qu'on est la statue qu'on encense, l'idole qu'on adore; mais que les pretres et le peuple, les adorateurs et les ministres, vous inclinent ou vous relevent selon leur interet, vous font osciller selon leur caprice, c'est, pour un esprit altier, la plus cruelle des disgraces. Henri le sentait vivement et s'irritait de le sentir. Et cependant, de temps en temps, il se reprenait a l'energie de sa jeunesse eteinte en lui bien avant la fin de cette jeunesse. -- Apres tout, se disait-il, pourquoi m'inquieterais-je? Je n'ai plus de guerres a subir; Guise est a Nancy, Henri a Pau; l'un est oblige de renfermer son ambition en lui-meme, l'autre n'en a jamais eu. Les esprits se calment; nul Francais n'a serieusement envisage cette entreprise impossible de detroner son roi; cette troisieme couronne promise par les ciseaux d'or de madame de Montpensier n'est qu'un propos de femme blessee dans son amour-propre; ma mere seule reve toujours a son fantome d'usurpation, sans pouvoir serieusement me montrer l'usurpateur; mais moi, qui suis un homme, moi qui suis un cerveau jeune encore malgre mes chagrins, je sais a quoi m'en tenir sur les pretendants qu'elle redoute. Je rendrai Henri de Navarre ridicule, Guise odieux, et je dissiperai, l'epee a la main, les ligues etrangeres. Par la mordieu! je ne valais pas mieux que je ne vaux aujourd'hui, a Jarnac et a Montcontour. Oui, continuait Henri en laissant retomber sa tete sur sa poitrine; oui, mais, en attendant, je m'ennuie, et c'est mortel de s'ennuyer. Eh! voila mon seul, mon veritable conspirateur, l'ennui! et ma mere ne me parle jamais de celui-la. Voyez, s'il me viendra quelqu'un ce soir! Joyeuse avait tant promis d'etre ici de bonne heure: il s'amuse, lui; mais comment diable fait-il pour s'amuser? D'Epernon? ah! celui-la, il ne s'amuse pas: il boude: il n'a pas encore touche sa traite de vingt-cinq mille ecus sur les pieds fourchus; eh bien, ma foi! qu'il boude tout a son aise. -- Sire, dit la voix de l'huissier, M. le duc d'Epernon. Tous ceux qui connaissent les ennuis de l'attente, les recriminations qu'elle suggere contre les personnes attendues, la facilite avec laquelle se dissipe le nuage lorsque la personne parait, comprendront l'empressement que mit le roi a ordonner que l'on avancat un pliant pour le duc. -- Ah! bonsoir, duc, dit-il, je suis enchante de vous voir. D'Epernon s'inclina respectueusement. -- Pourquoi donc n'etes-vous point venu voir ecarteler ce coquin d'Espagnol; vous saviez bien que vous aviez une place dans ma loge, puisque je vous l'avais fait dire? -- Sire, je n'ai pas pu. -- Vous n'avez pas pu? -- Non, sire, j'avais affaire. -- Ne dirait-on pas, en verite, qu'il est mon ministre avec sa mine d'une coudee, et qu'il vient m'annoncer qu'un subside n'a pas ete paye, dit Henri en levant les epaules. -- Ma foi, sire, dit d'Epernon prenant au bond la balle, Votre Majeste est dans le vrai; le subside n'a pas ete paye, et je suis sans un ecu. -- Bon, fit Henri impatient. -- Mais, reprit d'Epernon, ce n'est point de cela qu'il s'agit, et je me hate de le dire a Votre Majeste, car elle pourrait croire que ce sont la les affaires dont je me suis occupe. -- Voyons ces affaires, duc. -- Votre Majeste sait ce qui s'est passe au supplice de Salcede. -- Parbleu, puisque j'y etais. -- On a tente d'enlever le condamne. -- Je n'ai pas vu cela. -- C'est le bruit qui court par la ville cependant. -- Bruit, sans cause et sans resultat: on n'a pas remue. -- Je crois que Votre Majeste est dans l'erreur. -- Et sur quoi bases-tu ta croyance? -- Sur ce que Salcede a dementi devant le peuple ce qu'il avait dit devant les juges. -- Ah! vous savez deja cela, vous? -- Je tache de savoir tout ce qui interesse Votre Majeste. -- Merci, mais ou voulez-vous en venir avec ce preambule? -- A ceci: un homme qui meurt comme Salcede est mort en bien bon serviteur, sire. -- Eh bien! apres? -- Le maitre qui a de tels serviteurs est bien heureux: voila tout. -- Et tu veux dire que je n'ai pas de tels serviteurs, moi, ou plutot que je n'en ai plus? Tu as raison, si c'est cela que tu veux dire. -- Ce n'est pas cela que je veux dire. Votre Majeste trouverait dans l'occasion, et je puis en repondre mieux que personne, des serviteurs aussi fideles qu'en a trouve le maitre de Salcede. -- Le maitre de Salcede, le maitre de Salcede! nommez donc une fois les choses par leur nom, vous tous qui m'entourez. Comment s'appelle-t-il ce maitre? -- Votre Majeste doit le savoir mieux que moi, elle qui s'occupe de politique. -- Je sais ce que je sais. Dites-moi ce que vous savez, vous. -- Moi, je ne sais rien; seulement je me doute de beaucoup de choses. -- Bon! dit Henri ennuye, vous venez ici pour m'effrayer et me dire des choses desagreables, n'est-ce pas? Merci, duc, je vous reconnais bien la. -- Allons, voila que Votre Majeste me maltraite, dit d'Epernon. -- C'est assez juste, je crois. -- Non pas, sire. L'avertissement d'un homme devoue peut tomber a faux; mais cet homme n'en fait pas moins son devoir en donnant cet avertissement. [Illustration: Son visage me revient assez. -- PAGE 69.] -- Ce sont mes affaires. -- Ah! du moment que Votre Majeste le prend ainsi, vous avez raison, sire; n'en parlons donc plus. Ici, il se fit un silence que le roi rompit le premier. -- Voyons, dit-il, ne m'assombris pas, duc. Je suis deja lugubre comme un Pharaon d'Egypte en sa pyramide. Egaie-moi. -- Ah! sire, la joie ne se commande point. Le roi frappa la table de son poing avec colere. -- Vous etes un entete, un mauvais ami, duc! s'ecria-t-il. Helas! helas! je ne croyais pas avoir tout perdu en perdant mes serviteurs d'autrefois. -- Oserais-je faire remarquer a Votre Majeste qu'elle n'encourage guere les nouveaux? Ici le roi fit une nouvelle pause pendant laquelle, pour toute reponse, il regarda cet homme, dont il avait fait la haute fortune, avec une expression des plus significatives. D'Epernon comprit. -- Votre Majeste me reproche ses bienfaits, dit-il du ton d'un Gascon acheve. Moi, je ne lui reproche pas mon devoument. Et le duc, qui ne s'etait pas encore assis, prit le pliant que le roi avait fait preparer pour lui. -- Lavalette, Lavalette, dit Henri avec tristesse, tu me navres le coeur, toi qui as tant d'esprit, toi qui pourrais, par ta bonne humeur, me faire gai et joyeux. Dieu m'est temoin que je n'ai point entendu parler de Quelus, si brave; de Schomberg, si bon; de Maugiron, si chatouilleux sur le point de mon honneur. Non, il y avait meme en ce temps-la Bussy, Bussy, qui n'etait point a moi si tu veux, mais que je me fusse acquis si je n'avais craint de donner de l'ombrage aux autres; Bussy, qui est la cause involontaire de leur mort, helas! Ou en suis-je venu, que je regrette meme mes ennemis! Certes, tous quatre etaient de braves gens. Eh! mon Dieu! ne te fache point de ce que je dis la. Que veux-tu, Lavalette, ce n'est point ton temperament de donner a chaque heure du jour de grands coups de rapiere sur tout venant; mais enfin, cher ami, si tu n'es pas aventureux et haut a la main, tu es facetieux, fin, de bon conseil parfois. Tu connais toutes mes affaires, comme cet autre ami plus humble avec lequel je n'eprouvai jamais un seul moment d'ennui. -- De qui Votre Majeste veut-elle parler? demanda le duc. -- Tu devrais lui ressembler, d'Epernon. -- Mais encore faut-il que je sache qui Votre Majeste regrette. -- Oh! pauvre Chicot, ou es-tu? D'Epernon se leva tout pique. -- Eh bien! que fais-tu? dit le roi. -- Il parait, sire, que Votre Majeste est en memoire aujourd'hui; mais, en verite, ce n'est pas heureux pour tout le monde. -- Et pourquoi cela? -- C'est que Votre Majeste, sans y songer peut-etre, me compare a messire Chicot, et que je me sens assez peu flatte de la comparaison. -- Tu as tort, d'Epernon. Je ne puis comparer a Chicot qu'un homme que j'aime et qui m'aime. C'etait un solide et ingenieux serviteur que celui- la. Et Henri poussa un profond soupir. -- Ce n'est pas pour ressembler a maitre Chicot, je presume, que Votre Majeste m'ait fait duc et pair, dit d'Epernon. -- Allons, ne recriminons pas, dit le roi avec un si malicieux sourire que le Gascon, si fin et si impudent qu'il fut a la fois, se trouva plus mal a l'aise devant ce sarcasme timide qu'il ne l'eut ete devant un reproche flagrant. -- Chicot m'aimait, continua Henri, et il me manque; voila tout ce que je puis dire. Oh! quand je songe qu'a cette meme place ou tu es ont passe tous ces jeunes hommes, beaux, braves et fideles; que la-bas, sur le fauteuil ou tu as pose ton chapeau, Chicot s'est endormi plus de cent fois! -- Peut-etre etait-ce fort spirituel, interrompit d'Epernon; mais, en tout cas, c'etait peu respectueux. -- Helas! continua Henri, ce cher ami n'a pas plus d'esprit que de corps aujourd'hui. Et il agita tristement son chapelet de tetes de mort, qui fit entendre un cliquetis lugubre comme s'il eut ete fait d'ossements reels. -- Eh! qu'est-il donc devenu, votre Chicot? demanda insoucieusement d'Epernon. -- Il est mort! repondit Henri, mort comme tout ce qui m'a aime! -- Eh bien! sire, reprit le duc, je crois en verite qu'il a bien fait de mourir; il vieillissait, beaucoup moins cependant que ses plaisanteries, et l'on m'a dit que la sobriete n'etait pas sa vertu favorite. De quoi est mort le pauvre diable, sire, d'indigestion? -- Chicot est mort de chagrin, mauvais coeur, repliqua aigrement le roi. -- Il l'aura dit pour vous faire rire une derniere fois. -- Voila qui te trompe: c'est qu'il n'a pas meme voulu m'attrister par l'annonce de sa maladie. C'est qu'il savait combien je regrette mes amis, lui qui tant de fois m'a vu les pleurer. -- Alors c'est son ombre qui est revenue. -- Plut a Dieu que je le revisse, meme en ombre! Non, c'est son ami, le digne prieur Gorenflot, qui m'a ecrit cette triste nouvelle. -- Gorenflot! qu'est-ce que cela? -- Un saint homme que j'ai fait prieur des Jacobins, et qui habite ce beau couvent hors de la porte Saint-Antoine, en face de la croix Faubin, pres de Bel-Esbat. -- Fort bien! quelque mauvais precheur a qui Votre Majeste aura donne un prieure de trente mille livres et a qui elle se garde bien de le reprocher. -- Vas-tu devenir impie a present? -- Si cela pouvait desennuyer Votre Majeste, j'essaierais. -- Veux-tu te taire, duc; tu offenses Dieu! -- Chicot l'etait bien impie, lui, et il me semble qu'on lui pardonnait. -- Chicot est venu dans un temps ou je pouvais encore rire de quelque chose. -- Alors, Votre Majeste a tort de le regretter. -- Pourquoi cela? -- Si elle ne peut plus rire de rien, Chicot, si gai qu'il fut, ne lui serait pas d'un grand secours. -- L'homme etait bon a tout, et ce n'est pas seulement a cause de son esprit que je le regrette. -- Et a cause de quoi? Ce n'est point a cause de son visage, je presume, car il etait fort laid, mons Chicot. -- Il avait des conseils sages. -- Allons! je vois que, s'il vivait, Votre Majeste en ferait un garde des sceaux, comme elle a fait un prieur de ce frocard. -- Allez, duc, ne riez pas, je vous prie, de ceux qui m'ont temoigne de l'affection et pour qui j'en ai eu moi-meme. Chicot, depuis qu'il est mort, m'est sacre comme un ami serieux, et quand je n'ai point envie de rire, j'entends que personne ne rie. -- Oh! soit, sire; je n'ai pas plus envie de rire que Votre Majeste. Ce que j'en disais, c'est que tout a l'heure vous regrettiez Chicot pour sa belle humeur; c'est que tout a l'heure vous me demandiez de vous egayer, tandis que maintenant vous desirez que je vous attriste... Parfandious! Oh! pardon, sire, ce maudit juron m'echappe toujours. -- Bien, bien, maintenant je suis refroidi; maintenant je suis au point ou tu voulais me voir quand tu as commence la conversation par de sinistres propos. Dis-moi donc tes mauvaises nouvelles, d'Epernon; il y a toujours chez le roi la force d'un homme. -- Je n'en doute pas, sire. -- Et c'est heureux, car, mal garde comme je le suis, si je ne me gardais point moi-meme, je serais mort dix fois le jour. -- Ce qui ne deplairait pas a certaines gens que je connais. -- Contre ceux-la, duc, j'ai les hallebardes de mes Suisses. -- C'est bien impuissant a atteindre de loin. -- Contre ceux qu'il faut atteindre de loin, j'ai les mousquets de mes arquebusiers. -- C'est genant pour frapper de pres: pour defendre une poitrine royale, ce qui vaut mieux que des hallebardes et des mousquets, ce sont de bonnes poitrines. -- Helas! dit Henri, voila ce que j'avais autrefois, et dans ces poitrines de nobles coeurs. Jamais on ne fut arrive a moi du temps de ces vivants remparts qu'on appelait Quelus, Schomberg, Saint-Luc, Maugiron et Saint- Megrin. -- Voila donc ce que Votre Majeste regrette? demanda d'Epernon, comptant saisir sa revanche en prenant le roi en flagrant delit d'egoisme. -- Je regrette les coeurs qui battaient dans ces poitrines, avant toutes choses, dit Henri. -- Sire, dit d'Epernon, si j'osais, je ferais remarquer a Votre Majeste que je suis Gascon, c'est-a-dire prevoyant et industrieux; que je tache de suppleer par l'esprit aux qualites que m'a refusees la nature; en un mot, que je fais tout ce que je puis, c'est-a-dire tout ce que je dois, et que par consequent j'ai le droit de dire: Advienne que pourra! -- Ah! voila comme tu t'en tires, toi; tu viens me faire grand etalage des dangers vrais ou faux que je cours, et quand tu es parvenu a m'effrayer, tu te resumes par ces mots: Advienne que pourra!... Bien oblige, duc. -- Votre Majeste veut donc bien croire un peu a des dangers? -- Soit: j'y croirai si tu me prouves que tu peux les combattre. -- Je crois que je le puis. -- Tu le peux? -- Oui, sire. -- Je sais bien. Tu as tes ressources, tes petits moyens, renard que tu es! -- Pas si petits. -- Voyons, alors. -- Votre Majeste consent-elle a se lever? -- Pourquoi faire? -- Pour venir avec moi jusqu'aux anciens batiments du Louvre. -- Du cote de la rue de l'Astruce? -- Precisement a l'endroit ou l'on s'occupait de batir un garde-meubles, projet qui a ete abandonne depuis que Votre Majeste ne veut plus d'autres meubles que des prie-Dieu et des chapelets de tetes de mort. -- A cette heure? -- Dix heures sonnent a l'horloge du Louvre; ce n'est pas si tard, il me semble. -- Que verrai-je dans ces batiments? -- Ah! dame! si je vous le dis, c'est le moyen que vous ne veniez pas. -- C'est bien loin, duc. -- Par les galeries, on y va en cinq minutes, sire. -- D'Epernon, d'Epernon. -- Eh bien, sire? -- Si ce que tu veux me faire voir n'est pas tres curieux, prends garde. -- Je vous reponds, sire, que ce sera curieux. -- Allons donc, fit le roi en se soulevant avec un effort. Le duc prit son manteau et presenta au roi son epee; puis, prenant un flambeau de cire, il se mit a preceder dans la galerie Sa Majeste tres chretienne, qui le suivit d'un pas trainant. XIII LE DORTOIR Quoiqu'il ne fut encore que dix heures, comme l'avait dit d'Epernon, un silence de mort envahissait deja le Louvre; a peine, tant le vent soufflait avec rage, entendait-on le pas alourdi des sentinelles et le grincement des ponts-levis. En moins de cinq minutes, en effet, les deux promeneurs arriverent aux batiments de la rue de l'Astruce, qui avaient conserve ce nom, meme depuis l'edification de Saint-Germain-l'Auxerrois. Le duc tira une clef de son aumoniere, descendit quelques marches, traversa une petite cour, ouvrit une porte cintree, enfermee sous des ronces jaunissantes, et dont le bas s'embarrassait encore dans de longues herbes. Il suivit pendant dix pas une route sombre, au bout de laquelle il se trouva dans une cour interieure que dominait a l'un de ses angles un escalier de pierre. Cet escalier aboutissait a une vaste chambre, ou plutot a un immense corridor. D'Epernon avait aussi la clef de ce corridor. Il en ouvrit doucement la porte, et fit remarquer a Henri l'etrange amenagement qui, cette porte ouverte, frappait tout d'abord les yeux. Quarante-cinq lits le garnissaient: chacun de ces lits etait occupe par un dormeur. Le roi regarda tous ces lits, tous ces dormeurs, puis se retournant du cote du duc avec une curiosite inquiete: -- Eh bien! lui demanda-t-il, quels sont tous ces gens qui dorment? -- Des gens qui dorment encore ce soir, mais qui des demain ne dormiront plus, qu'a leur tour s'entend. -- Et pourquoi ne dormiront-ils plus? -- Pour que Votre Majeste puisse dormir, elle. -- Explique-toi; tous ces gens-la sont donc tes amis? -- Choisis par moi, sire, tries comme le grain dans l'aire; des gardes intrepides qui ne quitteront pas Votre Majeste plus que son ombre, et qui, gentilshommes tous, ayant le droit d'aller partout ou Votre Majeste ira, ne laisseront personne approcher de vous a la longueur d'une epee. -- C'est toi qui as invente cela, d'Epernon? -- Eh! mon Dieu, oui, moi tout seul, sire. -- On en rira. -- Non pas, on en aura peur. -- Ils sont donc bien terribles, tes gentilshommes? -- Sire, c'est une meute que vous lancerez sur tel gibier qu'il vous plaira, et qui, ne connaissant que vous, n'ayant de relation qu'avec Votre Majeste, ne s'adresseront qu'a vous pour avoir la lumiere, la chaleur, la vie. -- Mais cela va me ruiner. -- Est-ce qu'un roi se ruine jamais? -- Je ne puis deja point payer les Suisses. -- Regardez bien ces nouveaux venus, sire, et dites-moi s'ils vous paraissent gens de grande depense? Le roi jeta un regard sur ce long dortoir qui presentait un aspect assez digne d'attention, meme pour un roi accoutume aux belles divisions architecturales. Cette salle longue etait coupee, dans toute sa longueur, par une cloison sur laquelle le constructeur avait pris quarante-cinq alcoves, placees comme autant de chapelles a cote les unes des autres, et donnant sur le passage a l'une des extremites duquel se tenaient le roi et d'Epernon. Une porte, percee dans chacune de ces alcoves, donnait acces dans une sorte de logement voisin. Il resultait de cette distribution ingenieuse que chaque gentilhomme avait sa vie publique et sa vie privee. Au public, il apparaissait par l'alcove. En famille, il se cachait dans sa petite loge. La porte de chacune de ces petites loges donnait sur un balcon, courant dans toute la longueur du batiment. Le roi ne comprit pas tout d'abord ces subtiles distinctions. -- Pourquoi me les faites-vous voir tous ainsi dormant dans leurs lits? demanda le roi. -- Parce que, sire, j'ai pense qu'ainsi l'inspection serait plus facile a faire pour Votre Majeste; puis ces alcoves, qui portent chacune un numero, ont un avantage, c'est de transmettre ce numero a leur locataire: ainsi chacun de ces locataires sera, selon le besoin, un homme ou un chiffre. -- C'est assez bien imagine, dit le roi, surtout si nous seuls conservons la clef de toute cette arithmetique. Mais les malheureux etoufferont a toujours vivre dans ce bouge. -- Votre Majeste va faire le tour avec moi si elle le desire, et entrer dans les loges de chacun d'eux. -- Tudieu! quel garde-meubles tu viens de me faire, d'Epernon! dit le roi, jetant les yeux sur les chaises chargees de la defroque des dormeurs. Si j'y renferme les loques de ces gaillards-la, Paris rira beaucoup. -- Il est de fait, sire, repondit le duc, que mes quarante-cinq ne sont pas tres somptueusement vetus; mais, sire, s'ils eussent ete tous ducs et pairs... -- Oui, je comprends, dit en souriant le roi, ils me couteraient plus cher qu'ils ne vont me couter. -- Eh bien, c'est cela meme, sire. -- Combien me couteront-ils, voyons? Cela me decidera peut-etre, car en verite, d'Epernon, la mine n'est pas appetissante. -- Sire, je sais bien qu'ils sont un peu maigris et hales par le soleil qu'il fait dans nos provinces du sud, mais j'etais maigre et hale comme eux lorsque je vins a Paris: ils engraisseront et blanchiront comme moi. -- Hum! fit Henri, en jetant un regard oblique sur d'Epernon. Puis, apres une pause: -- Sais-tu qu'ils ronflent comme des chantres, tes gentilshommes? dit le roi. -- Sire, il ne faut pas les juger sur cet apercu, ils ont tres bien dine ce soir, voyez-vous. -- Tiens, en voici un qui reve tout haut, dit le roi en tendant l'oreille avec curiosite. -- Vraiment? -- Oui, que dit-il donc? ecoute. En effet, un des gentilshommes, la tete et les bras pendants hors du lit, la bouche demi-close, soupirait quelques mots avec un melancolique sourire. Le roi s'approcha de lui sur la pointe du pied. -- Si vous etes une femme, disait-il, fuyez! fuyez! -- Ah! ah! dit Henri, il est galant celui-la. -- Qu'en dites-vous, sire? -- Son visage me revient assez. D'Epernon approcha son flambeau. -- Puis il a les mains blanches, et la barbe bien peignee. -- C'est le sire Ernauton de Carmainges, un joli garcon, et qui ira loin. -- Il a laisse la-bas quelque amour ebauche, pauvre diable! -- Pour n'avoir plus d'autre amour que celui de son roi, sire; nous lui tiendrons compte du sacrifice. -- Oh! oh! voila une bizarre figure qui vient apres ton sire... comment donc l'appelles-tu deja? -- Ernauton de Carmainges. -- Ah! oui! peste! quelle chemise a le numero 34! on dirait d'un sac de penitent. -- Celui-la c'est M. de Chalabre: s'il ruine Votre Majeste, lui, ce ne sera pas, je vous en reponds, sans s'enrichir un peu. -- Et cet autre visage sombre, et qui n'a pas l'air de rever d'amour? -- Quel numero, sire? -- Numero 42. -- Fine lame, coeur de bronze, homme de ressources, M. de Sainte-Maline, sire. -- Ah ca! mais j'y reflechis; sais-tu que tu as eu la une idee, Lavalette? -- Je le crois bien; jugez donc un peu, sire, quel effet vont produire ces nouveaux chiens de garde, qui ne quitteront pas plus Votre Majeste que l'ombre le corps; ces molosses qu'on n'a jamais vus nulle part, et qui, a la premiere occasion, vont se montrer d'une facon qui nous fera honneur a tous. -- Oui, oui, tu as raison, c'est une idee. Mais attends donc. -- Quoi? -- Ils ne vont pas me suivre comme mon ombre dans cet equipage-la, je presume. Mon corps a bonne facon, et je ne veux pas que son ombre, ou plutot que ses ombres le deshonorent. -- Ah! nous en revenons, sire, a la question du chiffre. -- Comptais-tu l'eluder? -- Non pas, au contraire, c'est en toutes choses la question fondamentale; mais a l'endroit de ce chiffre, j'ai encore eu une idee. -- D'Epernon, d'Epernon! dit le roi. -- Que voulez-vous, sire, le desir de plaire a Votre Majeste double mon imagination. -- Allons, voyons, dis cette idee. -- Eh bien, si cela dependait de moi, chacun de ces gentilshommes trouveraient demain matin, sur le tabouret qui porte ses guenilles, une bourse de mille ecus pour le paiement du premier semestre. -- Mille ecus pour le premier semestre, six mille livres par an? allons donc! vous etes fou, duc; un regiment tout entier ne couterait point cela. -- Vous oubliez, sire, qu'ils sont destines a etre les ombres de Votre Majeste; et, vous l'avez dit vous-meme, vous desirez que vos ombres soient decemment habillees. Chacun aura donc a prendre sur ses mille ecus pour se vetir et s'armer de maniere a vous faire honneur; et sur le mot honneur, laissez la longe un peu lache aux Gascons. Or, en mettant quinze cents livres pour l'equipement, ce serait donc quatre mille cinq cents livres pour la premiere annee, trois mille pour la seconde et les autres. -- C'est plus acceptable. -- Et Votre Majeste accepte? -- Il n'y a qu'une difficulte, duc. -- Laquelle? -- Le manque d'argent. -- Le manque d'argent? -- Dame! tu dois savoir mieux que personne que ce n'est point une mauvaise raison que je te donne la, toi qui n'as pas encore pu te faire payer ta traite. -- Sire, j'ai trouve un moyen. -- De me faire avoir de l'argent? -- Pour votre garde, oui, sire. -- Quelque tour de pince-maille, pensa le roi en regardant d'Epernon de cote. Puis tout haut: -- Voyons ce moyen, dit-il. -- On a enregistre, il y a eu six mois aujourd'hui meme, un edit sur les droits de gibier et de poisson. -- C'est possible. -- Le paiement du premier semestre a donne soixante-cinq mille ecus que le tresorier de l'epargne a encaisses ce matin, lorsque je l'ai prevenu de n'en rien faire, de sorte qu'au lieu de verser au tresor, il tient a la disposition de Votre Majeste l'argent de la taxe. -- Je le destinais aux guerres. -- Eh bien, justement, sire. La premiere condition de la guerre, c'est d'avoir des hommes; le premier interet du royaume, c'est la defense et la surete du roi; en soldant la garde du roi, on remplit toutes ces conditions. -- La raison n'est pas mauvaise; mais, a ton compte, je ne vois que quarante-cinq mille ecus employes; il va donc m'en rester vingt mille pour mes regiments. -- Pardon, sire, j'ai dispose, sauf le plaisir de Votre Majeste, de ces vingt mille ecus. -- Ah! tu en as dispose? -- Oui, sire, ce sera un acompte sur ma traite. -- J'en etais sur, dit le roi, tu me donnes une garde pour rentrer dans ton argent. -- Oh! par exemple, sire! -- Mais pourquoi juste ce compte de quarante-cinq? demanda le roi, passant a une autre idee. -- Voila, sire. Le nombre trois est primordial et divin, de plus, il est commode. Par exemple, quand un cavalier a trois chevaux, jamais il n'est a pied: le second remplace le premier qui est las, et puis il en reste un troisieme pour suppleer au second, en cas de blessure ou de maladie. Vous aurez donc toujours trois fois quinze gentilshommes: quinze de service, trente qui se reposeront. Chaque service durera douze heures; et pendant ces douze heures vous en aurez toujours cinq a droite, cinq a gauche, deux devant et trois derriere. Que l'on vienne un peu vous attaquer avec une pareille garde. -- Par la mordieu! c'est habilement combine, duc, et je te fais mon compliment. -- Regardez-les, sire; en verite ils font bon effet. -- Oui, habilles ils ne seront pas mal. -- Croyez-vous maintenant que j'aie le droit de parler des dangers qui vous menacent, sire? -- Je ne dis pas. -- J'avais donc raison? -- Soit. -- Ce n'est pas M. de Joyeuse qui aurait eu cette idee-la. -- D'Epernon! d'Epernon! il n'est point charitable de dire du mal des absents. -- Parfandious! vous dites bien du mal des presents, sire. -- Ah! Joyeuse m'accompagne toujours. Il etait avec moi a la Greve aujourd'hui, lui, Joyeuse. -- Eh bien! moi j'etais ici, sire, et Votre Majeste voit que je ne perdais pas mon temps. -- Merci, Lavalette. -- A propos, sire, fit d'Epernon, apres un silence d'un instant, j'avais une chose a demander a Votre Majeste. -- Cela m'etonnait beaucoup, en effet, duc, que tu ne me demandasses rien. -- Votre Majeste est amere aujourd'hui, sire. -- Eh! non, tu ne comprends pas, mon ami, dit le roi dont la raillerie avait satisfait la vengeance, ou plutot tu me comprends mal: je disais que, m'ayant rendu service, tu avais droit a me demander quelque chose; demande donc. -- C'est different, sire. D'ailleurs, ce que je demande a Votre Majeste, c'est une charge. -- Une charge! toi, colonel general de l'infanterie, tu veux encore une charge; mais elle t'ecrasera. -- Je suis fort comme Samson pour le service de Votre Majeste; je porterais le ciel et la terre. -- Demande alors, dit le roi en soupirant. -- Je desire que Votre Majeste me donne le commandement de ces quarante- cinq gentilshommes. -- Comment! dit le roi stupefait, tu veux marcher devant moi, derriere moi? tu veux te devouer a ce point, tu veux etre capitaine des gardes? -- Non pas, non pas, sire. -- A la bonne heure, que veux-tu donc alors? parle. -- Je veux que ces gardes, mes compatriotes, comprennent mieux mon commandement que celui de tout autre; mais je ne les precederai ni ne les suivrai: j'aurai un second moi-meme. -- Il y a encore quelque chose la-dessous, pensa Henri en secouant la tete; ce diable d'homme donne toujours pour avoir. Puis tout haut: -- Eh bien, soit, tu auras ton commandement. -- Secret? -- Oui. Mais qui donc sera officiellement le chef de mes quarante-cinq? -- Le petit Loignac. -- Ah! tant mieux. -- Il agree a Votre Majeste? -- Parfaitement. -- Est-ce arrete ainsi, sire? -- Oui, mais.... -- Mais? -- Quel role joue-t-il pres de toi, ce Loignac? -- Il est mon d'Epernon, sire. -- Il te coute cher alors, grommela le roi. -- Votre Majeste dit? -- Je dis que j'accepte. -- Sire, je vais chez le tresorier de l'epargne chercher les quarante-cinq bourses. -- Ce soir? -- Ne faut-il pas que nos hommes les trouvent demain sur leurs chaises. -- C'est juste. Va; moi, je rentre chez moi. -- Content, sire? -- Assez. -- Bien garde dans tous les cas. -- Oui, par des gens qui dorment les poings fermes. -- Ils veilleront demain, sire. D'Epernon reconduisit Henri jusqu'a la porte de la galerie et le quitta en se disant: -- Si je ne suis pas roi, j'ai des gardes comme un roi, et qui ne me coutent rien, parfandious! XIV L'OMBRE DE CHICOT Le roi, nous l'avons dit il n'y a qu'un instant, n'avait jamais de deceptions sur le compte de ses amis. Il connaissait leurs defauts et leurs qualites, et il lisait, roi de la terre, aussi exactement au plus profond de leur coeur que pouvait le faire le roi du ciel. Il avait compris tout de suite ou voulait en venir d'Epernon; mais comme il s'attendait a ne rien recevoir en echange de ce qu'il donnerait, et qu'il recevait quarante-cinq estafiers en echange de soixante-cinq mille ecus, l'idee du Gascon lui parut une trouvaille. Et puis c'etait une nouveaute. Un pauvre roi de France n'est pas toujours grassement fourni de cette marchandise si rare meme pour des sujets, le roi Henri III surtout qui, lorsqu'il avait fait ses processions, peigne ses chiens, aligne ses tetes de mort et pousse sa quantite voulue de soupirs, n'avait plus rien a faire. La garde instituee par d'Epernon plut donc au roi, surtout parce qu'on en parlerait, et qu'il pourrait en consequence lire sur les physionomies autre chose que ce qu'il y voyait tous les jours depuis qu'il etait revenu de Pologne. Peu a peu et a mesure qu'il se rapprochait de sa chambre ou l'attendait l'huissier, assez intrigue de cette excursion nocturne et insolite, Henri se developpait a lui-meme les avantages de l'institution des quarante- cinq, et, comme tous les esprits faibles ou affaiblis, il entrevoyait, s'eclaircissant, les idees que d'Epernon avait mises en lumiere dans la conversation qu'il venait d'avoir avec lui. -- Au fait, pensa le roi, ces gens-la seront sans doute fort braves: il y en aura, Dieu merci! pour tout le monde... et puis, c'est beau, un cortege de quarante-cinq epees toujours pretes a sortir du fourreau! Ce dernier chainon de sa pensee se soudant au souvenir de ces autres epees si devouees qu'il regrettait si amerement tout haut et plus amerement encore tout bas, amena Henri a une tristesse profonde dans laquelle il tombait si souvent a l'epoque ou nous sommes parvenus, qu'on eut pu dire que c'etait son etat habituel. Les temps si durs, les hommes si mechants, les couronnes si chancelantes au front des rois, lui imprimerent une seconde fois cet immense besoin de mourir ou de s'egayer, pour sortir un instant de cette maladie que deja, a cette epoque, les Anglais, nos maitres en melancolie, avaient baptisee du nom de _spleen_. Il chercha des yeux Joyeuse, puis ne l'apercevant nulle part, il le demanda. -- M. le duc n'est point encore revenu, dit l'huissier. -- C'est bien. Appelez mes valets de chambre, et retirez-vous. -- Sire, la chambre de Votre Majeste est prete, et Sa Majeste la reine a fait demander les ordres du roi. Henri fit la sourde oreille. -- Doit-on faire dire a Sa Majeste, hasarda l'huissier, de mettre le chevet? -- Non pas, dit Henri, non pas. J'ai mes devotions, j'ai mes travaux; et puis je suis souffrant, je dormirai seul. L'huissier s'inclina. -- A propos, dit Henri le rappelant, portez a la reine ces confitures d'Orient qui font dormir. Et il remit son drageoir a l'huissier. Le roi entra dans sa chambre, que les valets avaient en effet preparee. Une fois la, Henri jeta un coup d'oeil sur tous les accessoires si recherches, si minutieux de ces toilettes extravagantes qu'il faisait naguere pour etre le plus bel homme de la chretiente, ne pouvant pas en etre le plus grand roi. Mais rien ne lui parlait plus en faveur de ce travail force, auquel autrefois il s'assujettissait si bravement. Tout ce qu'il y avait autrefois de la femme dans cette organisation hermaphrodite avait disparu. Henri etait comme ces vieilles coquettes qui ont change leur miroir contre un livre de messe: il avait presque horreur des objets qu'il avait le plus cheris. Gants parfumes et onctueux, masques de toile fine impregnes de pates, combinaisons chimiques pour friser les cheveux, noircir la barbe, rougir l'oreille et faire briller les yeux, il negligea tout cela encore comme il le faisait deja depuis longtemps. -- Mon lit, dit-il avec un soupir. Deux serviteurs le deshabillerent, lui passerent un calecon de fine laine de Frise, et, le soulevant avec precaution, ils le glisserent entre ses draps. -- Le lecteur de Sa Majeste! cria une voix. Car Henri, l'homme aux longues et cruelles insomnies, se faisait quelquefois endormir avec une lecture, et encore fallait-il maintenant du polonais pour accomplir le miracle, tandis qu'autrefois, c'est-a-dire primitivement, le francais lui suffisait. -- Non, personne, dit Henri, ou qu'il lise des prieres chez lui a mon intention. Seulement, si M. de Joyeuse rentre, amenez-le-moi. -- Mais s'il rentre tard, sire? -- Helas! dit Henri, il rentre toujours tard; mais a quelque heure qu'il rentre, vous entendez, amenez-le. Les serviteurs eteignirent les cires, allumerent pres du feu une lampe d'essences qui donnaient des flammes pales et bleuatres, sorte de recreation fantasmagorique dont le roi se montrait fort epris depuis le retour de ses idees sepulcrales, puis ils quitterent sur la pointe des pieds sa chambre silencieuse. Henri, brave en face d'un danger veritable, avait toutes les craintes, toutes les faiblesses des enfants et des femmes. Il craignait les apparitions, il avait peur des fantomes, et cependant ce sentiment l'occupait. Ayant peur, il s'ennuyait moins. Semblable en cela a ce prisonnier qui, ennuye de l'oisivete d'une longue detention, repondait a ceux qui lui annoncaient qu'il allait subir la question: -- Bon, cela me fera toujours passer un instant. Cependant, tout en suivant les reflets de sa lampe sur la muraille, tout en sondant du regard les angles les plus obscurs de la chambre, tout en essayant de saisir les moindres bruits qui eussent pu denoncer la mysterieuse entree d'une ombre, les yeux de Henri, fatigues du spectacle de la journee et de la course du soir, se voilerent, et bientot il s'endormit ou plutot s'engourdit dans ce calme et cette solitude. Mais les repos de Henri n'etaient pas longs. Mine par cette fievre sourde qui usait la vie en lui pendant le sommeil comme pendant la veille, il crut entendre du bruit dans sa chambre et se reveilla. -- Joyeuse, demanda-t-il, est-ce toi? Personne ne repondit. Les flammes de la lampe bleue s'etaient affaiblies; elles ne renvoyaient plus au plafond de chene sculpte qu'un cercle blafard qui verdissait l'or des caissons. -- Seul! seul encore, murmura le roi. Ah! le prophete a raison: Majeste devrait toujours soupirer. Il eut mieux fait de dire: Elle soupire toujours. Puis, apres une pause d'un instant: -- Mon Dieu! marmotta-t-il en forme de priere, donnez-moi la force d'etre toujours seul pendant ma vie, comme seul je serai apres ma mort! -- Eh! eh! seul apres ta mort, ce n'est pas sur, repondit une voix stridente qui vibra comme une percussion metallique a quelques pas du lit; et les vers, pour qui les prends-tu? Le roi, effare, se souleva sur son seant, interrogeant avec anxiete chaque meuble de la chambre. -- Oh! je connais cette voix, murmura-t-il. -- C'est heureux, repliqua la voix. Une sueur froide passa sur le front du roi. -- On dirait la voix de Chicot, soupira-t-il. -- Tu brules, Henri, tu brules, repondit la voix. Alors Henri, jetant une jambe hors du lit, apercut a quelque distance de la cheminee, dans ce meme fauteuil qu'il avait designe une heure auparavant a d'Epernon, une tete sur laquelle le feu attachait un de ces reflets fauves qui seuls, dans les fonds de Rembrandt, illuminent un personnage qu'au premier coup d'oeil on a peine a apercevoir. Ce reflet descendait sur le bras du fauteuil ou etait appuye le bras du personnage, puis sur son genou osseux et saillant, puis sur un cou-de-pied formant angle droit avec une jambe nerveuse, maigre et longue outre mesure. -- Que Dieu me protege! s'ecria Henri, c'est l'ombre de Chicot! -- Ah! mon pauvre Henriquet, dit la voix, tu es donc toujours aussi niais? -- Qu'est-ce a dire? -- Les ombres ne parlent pas, imbecile, puisqu'elles n'ont pas de corps, et par consequent pas de langue, reprit la figure assise dans le fauteuil. -- Tu es bien Chicot, alors? s'ecria le roi ivre de joie. -- Je ne veux rien decider a cet egard; nous verrons plus tard ce que je suis, nous verrons. -- Comment, tu n'es donc pas mort, mon pauvre Chicot? -- Allons, bon! voila que tu cries comme un aigle; si fait, au contraire, je suis mort, cent fois mort. -- Chicot, mon seul ami! -- Au moins tu as cet avantage sur moi, de dire toujours la meme chose. Tu n'es pas change, peste! -- Mais toi, toi, dit tristement le roi, es-tu change, Chicot? -- Je l'espere bien. -- Chicot, mon ami, dit le roi en posant ses deux pieds sur le parquet, pourquoi m'as-tu quitte, dis? -- Parce que je suis mort. -- Mais tu disais tout a l'heure que tu ne l'etais pas? -- Et je le repete. -- Que veut dire cette contradiction? -- Cette contradiction veut dire, Henri, que je suis mort pour les uns et vivant pour les autres. -- Et pour moi, qu'es-tu? -- Pour toi je suis mort. -- Pourquoi mort pour moi? -- C'est facile a comprendre: ecoute bien. -- Oui. -- Tu n'es pas maitre chez toi. -- Comment! -- Tu ne peux rien pour ceux qui te servent. -- Mons Chicot! -- Ne nous fachons pas, ou je me fache. -- Oui, tu as raison, dit le roi tremblant que l'ombre de Chicot ne s'evanouit; parle, mon ami, parle. -- Eh bien donc, j'avais une petite affaire a vider avec M. de Mayenne, tu te le rappelles? -- Parfaitement. -- Je la vide: bien; je rosse ce capitaine sans pareil; tres bien; il me fait chercher pour me pendre, et toi, sur qui je comptais pour me defendre contre ce heros, tu m'abandonnes; au lieu de l'achever, tu te raccommodes avec lui. Qu'ai-je fait alors? je me suis declare mort et enterre par l'intermediaire de mon ami Gorenflot; de sorte que depuis ce temps M. de Mayenne, qui me cherchait, ne me cherche plus. -- Affreux courage que tu as eu la, Chicot! ne savais-tu pas la douleur que me causerait ta mort, dis? -- Oui, c'est courageux, mais ce n'est pas affreux du tout. Je n'ai jamais vecu si tranquille que depuis que tout le monde est persuade que je ne vis plus. -- Chicot! Chicot! mon ami, s'ecria le roi, tu m'epouvantes, ma tete se perd. -- Ah bah! c'est d'aujourd'hui que tu t'apercois de cela, toi? Je ne sais que croire. -- Dame! il faut pourtant t'arreter a quelque chose: que crois-tu, voyons? -- Eh bien! je crois que tu es mort et que tu reviens. -- Alors je mens: tu es poli. -- Tu me caches une partie de la verite, du moins; mais tout a l'heure, comme les spectres de l'antiquite, tu vas me dire des choses terribles. -- Ah! quant a cela, je ne dis pas non. Apprete-toi donc, pauvre roi! -- Oui, oui, continua Henri, avoue que tu es une ombre suscitee par le Seigneur. -- J'avouerai tout ce que tu voudras. -- Sans cela, enfin, comment serais-tu venu ici par ces corridors gardes? comment te trouverais-tu la, dans ma chambre, pres de moi? Le premier venu entre donc au Louvre, maintenant? c'est donc comme cela qu'on garde le roi? Et Henri, s'abandonnant tout entier a la terreur imaginaire qui venait de le saisir, se rejeta dans son lit, pret a se couvrir la tete avec ses draps. -- La, la, la, dit Chicot avec un accent qui cachait quelque pitie et beaucoup de sympathie, la, ne t'echauffe pas, tu n'as qu'a me toucher pour te convaincre. -- Tu n'es donc pas un messager de vengeance? -- Ventre de biche! est-ce que j'ai des cornes comme Satan ou une epee flamboyante comme l'archange Michel? -- Alors, comment es-tu entre? -- Tu y reviens? -- Sans doute. -- Eh bien, comprends donc que j'ai toujours ma clef, celle que tu me donnas et que je me pendis au cou pour faire enrager les gentilshommes de ta chambre, qui n'avaient que le droit de se la pendre au derriere; eh bien! avec cette clef on entre, et je suis entre. -- Par la porte secrete, alors? -- Eh! sans doute. -- Mais pourquoi es-tu entre aujourd'hui plutot qu'hier? -- Ah! c'est vrai, voila la question; eh bien! tu vas le savoir. Henri abaissa ses draps, et avec le meme accent de naivete qu'eut pris un enfant: -- Ne me dis rien de desagreable, Chicot, reprit-il, je t'en prie; oh! si tu savais quel plaisir me fait eprouver ta voix! -- Moi, je te dirai la verite, voila tout: tant pis si la verite est desagreable. -- Ce n'est pas serieux, n'est-ce pas, dit le roi, ta crainte de M. de Mayenne? -- C'est tres serieux, au contraire. Tu comprends: M. de Mayenne m'a fait donner cinquante coups de baton, j'ai pris ma belle et lui ai donne cent coups de fourreau d'epee: suppose que deux coups de fourreau d'epee valent un coup de baton, et nous sommes manche a manche; gare la belle! suppose qu'un coup de fourreau d'epee vaille un coup de baton, ce peut etre l'avis de M. de Mayenne; alors il me redoit cinquante coups de baton ou de fourreau d'epee: or, je ne crains rien tant que les debiteurs de ce genre, et je ne fusse pas meme venu ici, quelque besoin que tu eusses de moi, si je n'eusses pas su M. de Mayenne a Soissons. -- Eh bien! Chicot, cela etant, puisque c'est pour moi que tu es revenu, je te prends sous ma protection, et je veux.... -- Que veux-tu? prends garde, Henriquet, toutes les fois que tu prononces les mots: je veux, tu es pret a dire quelque sottise. -- Je veux que tu ressuscites, que tu sortes en plein jour. -- La! je le disais bien. -- Je te defendrai. -- Bon. -- Chicot, je t'engage ma parole royale. -- Bast! j'ai mieux que cela. -- Qu'as-tu? -- J'ai mon trou, et j'y reste. -- Je te defendrai, te dis-je! s'ecria energiquement le roi en se dressant sur la marche de son lit. -- Henri, dit Chicot, tu vas t'enrhumer; recouche-toi, je t'en supplie. -- Tu as raison; mais c'est qu'aussi tu m'exasperes, dit le roi en se rengainant entre ses draps. Comment, quand moi, Henri de Valois, roi de France, je me trouve assez de Suisses, d'Ecossais, de gardes francaises et de gentilshommes pour ma defense, monsieur Chicot ne se trouve point content et en surete? -- Ecoute, voyons: comment as tu dit cela? Tu as les Suisses.... -- Oui, commandes par Tocquenot. -- Bien. Tu as les Ecossais.... -- Oui, commandes par Larchant. -- Tres bien. Tu as les gardes francaises.... -- Commandes par Crillon. -- A merveille. Et puis apres? -- Et puis apres? Je ne sais si je devrais te dire cela. -- Ne le dis pas: qui te le demande? -- Et puis apres, une nouveaute, Chicot. -- Une nouveaute? -- Oui, figure-toi quarante-cinq braves gentilshommes. -- Quarante-cinq! comment dis-tu cela? -- Quarante-cinq gentilshommes. -- Ou les as-tu trouves? ce n'est pas a Paris, en tout cas? -- Non, mais ils y sont arrives aujourd'hui, a Paris. -- Oui-da! oui-da! dit Chicot, illumine d'une idee subite; je les connais tes gentilshommes. -- Vraiment! -- Quarante-cinq gueux auxquels il ne manque que la besace. -- Je ne dis pas. -- Des figures a mourir de rire! -- Chicot, il y a parmi eux des hommes superbes. -- Des Gascons enfin, comme le colonel general de ton infanterie. -- Et comme toi, Chicot. -- Oh! mais moi, Henri, c'est bien different; je ne suis plus Gascon depuis que j'ai quitte la Gascogne. -- Tandis qu'eux?... -- C'est tout le contraire: ils n'etaient pas Gascons en Gascogne, et ils sont doubles Gascons ici. -- N'importe, j'ai quarante-cinq redoutables epees. -- Commandees par cette quarante-sixieme redoutable epee qu'on appelle d'Epernon? -- Pas precisement. -- Et par qui? -- Par Loignac. -- Peuh! -- Ne vas-tu pas deprecier Loignac a present? -- Je m'en garderais fort, c'est mon cousin au vingt-septieme degre. -- Vous etes tous parents, vous autres Gascons. -- C'est tout le contraire de vous autres Valois, qui ne l'etes jamais. -- Enfin, repondras-tu? -- A quoi? -- A mes quarante-cinq. -- Et c'est avec cela que tu comptes te defendre? -- Oui, par la mordieu! oui, s'ecria Henri irrite. Chicot, ou son ombre, car n'etant pas mieux renseigne que le roi la- dessus, nous sommes oblige de laisser nos lecteurs dans le doute; Chicot, disons-nous, se laissa glisser dans le fauteuil, tout en appuyant ses talons au rebord de ce meme fauteuil, de sorte que ses genoux formaient le sommet d'un angle plus eleve que sa tete. -- Eh bien, moi, dit-il, j'ai plus de troupes que toi. -- Des troupes? tu as des troupes? -- Tiens! pourquoi pas? -- Et quelles troupes? -- Tu vas voir. J'ai d'abord toute l'armee que MM. de Guise se font en Lorraine. -- Es-tu fou? -- Non pas, une vraie armee, six mille hommes au moins. -- Mais a quel propos, voyons, toi qui as si peur de M. de Mayenne, irais- tu te faire defendre precisement par les soldats de M. de Guise? -- Parce que je suis mort. -- Encore cette plaisanterie! -- Or, c'etait a Chicot que M. de Mayenne en voulait. J'ai donc profite de cette mort pour changer de corps, de nom et de position sociale. -- Alors tu n'es plus Chicot? dit le roi. -- Non. -- Qu'es-tu donc? -- Je suis Robert Briquet, ancien negociant et ligueur. -- Toi, ligueur, Chicot? -- Enrage; ce qui fait, vois-tu, qu'a la condition de ne pas voir de trop pres M. de Mayenne, j'ai pour ma defense personnelle, a moi Briquet, membre de la sainte Union, d'abord l'armee des Lorrains, ci, six mille hommes; retiens bien les chiffres. -- J'y suis. -- Ensuite cent mille Parisiens a peu pres. -- Fameux soldats! -- Assez fameux pour te gener fort, mon prince. Donc, cent mille et six mille, cent six mille; ensuite le parlement, le pape, les Espagnols, M. le cardinal de Bourbon, les Flamands, Henri de Navarre, le duc d'Anjou. -- Commences-tu a epuiser la liste? dit Henri impatiente. -- Allons donc! il me reste encore trois sortes de gens. -- Dis. -- Lesquels t'en veulent beaucoup. -- Dis. -- Les catholiques d'abord. -- Ah! oui, parce que je n'ai extermine qu'aux trois quarts les huguenots. -- Puis les huguenots, parce que tu les as aux trois quarts extermines. -- Ah! oui; et les troisiemes? -- Que dis-tu des politiques, Henri? -- Ah! oui, ceux qui ne veulent ni de moi, ni de mon frere, ni de M. de Guise. -- Mais qui veulent bien de ton beau-frere de Navarre. -- Pourvu qu'il abjure. -- Belle affaire! et comme la chose l'embarrasse, n'est-ce pas? -- Ah ca! mais les gens dont tu me parles la.... -- Eh bien? -- C'est toute la France. -- Justement: voila mes troupes, a moi, qui suis ligueur. Allons, allons! additionne et compare. -- Nous plaisantons, n'est-ce pas, Chicot? dit Henri, sentant certains frissonnements courir dans ses veines. -- Avec cela que c'est l'heure de plaisanter, quand tu es seul contre tout le monde, mon pauvre Henriquet! Henri prit un air de dignite tout a fait royal. -- Seul je suis, dit-il; mais seul aussi je commande. Tu me fais voir une armee, tres bien. Maintenant montre-moi un chef. Oh! tu vas me designer M. de Guise; ne vois-tu pas que je le tiens a Nancy? M. de Mayenne? tu avoues toi-meme qu'il est a Soissons; le duc d'Anjou? tu sais qu'il est a Bruxelles; le roi de Navarre? il est a Pau; tandis que moi, je suis seul, c'est vrai, mais libre chez moi et voyant venir l'ennemi comme, du milieu d'une plaine, le chasseur voit sortir des bois environnants son gibier, poil ou plume. Chicot se gratta le nez. Le roi le crut vaincu. -- Qu'as-tu a repondre a cela? demanda Henri. -- Que tu es toujours eloquent, Henri; il te reste la langue: c'est en verite plus que je ne croyais, et je t'en fais mon bien sincere compliment; mais je n'attaquerai qu'une chose dans ton discours. -- Laquelle? -- Oh! mon Dieu, rien, presque rien, une figure de rhetorique; j'attaquerai ta comparaison. -- En quoi? -- En ce que tu pretends que tu es le chasseur attendant le gibier a l'affut, tandis que je dis, moi, que tu es au contraire le gibier que le chasseur traque jusque dans son gite. -- Chicot! -- Voyons, l'homme a l'embuscade, qui as-tu vu venir? dis. -- Personne, pardieu! -- Il est venu quelqu'un cependant. -- Parmi ceux que je t'ai cites? -- Non, pas precisement, mais a peu pres. -- Et qui est venu? -- Une femme. -- Ma soeur, Margot? -- Non, la duchesse de Montpensier. -- Elle! a Paris? -- Eh! mon Dieu, oui. -- Eh bien! quand cela serait, depuis quand ai-je peur des femmes? -- C'est vrai, on ne doit avoir peur que des hommes. Attends un peu alors. Elle vient en avant-coureur, entends-tu? elle vient annoncer l'arrivee de son frere. -- L'arrivee de M. de Guise? -- Oui. -- Et tu crois que cela m'embarrasse? -- Oh! toi, tu n'es embarrasse de rien. -- Passe-moi l'encre et le papier. -- Pourquoi faire? pour signer l'ordre a M. de Guise de rester a Nancy? -- Justement. L'idee est bonne, puisqu'elle t'est venue en meme temps qu'a moi. -- Execrable! au contraire. -- Pourquoi? -- Il n'aura pas plus tot recu cet ordre-la qu'il devinera que sa presence est urgente a Paris, et qu'il accourra. Le roi sentit la colere lui monter au front. Il regarda Chicot de travers. -- Si vous n'etes revenu que pour me faire des communications comme celle- la, vous pouviez bien vous tenir ou vous etiez. -- Que veux-tu, Henri, les fantomes ne sont pas flatteurs. -- Tu avoues donc que tu es un fantome? -- Je ne l'ai jamais nie. -- Chicot! -- Allons! ne te fache pas, car de myope que tu es, tu deviendrais aveugle. Voyons, ne m'as-tu pas dit que tu retenais ton frere en Flandre? -- Oui, certes, et c'est d'une bonne politique, je le maintiens. -- Maintenant, ecoute, ne nous fachons pas. Dans quel but penses-tu que M. de Guise reste a Nancy? -- Pour y organiser une armee. -- Bien! du calme... A quoi destine-t-il cette armee? -- Ah! Chicot, vous me fatiguez avec toutes ces questions. -- Fatigue-toi, fatigue-toi, Henri! tu t'en reposeras mieux plus tard: c'est moi qui te le promets. Nous disions donc qu'il destine cette armee? -- A combattre les huguenots du nord. -- Ou plutot a contrarier ton frere d'Anjou, qui s'est fait nommer duc de Brabant, qui tache de se batir un petit trone en Flandre, et qui te demande constamment des secours pour arriver a ce but. -- Secours que je lui promets toujours et que je ne lui enverrai jamais, bien entendu. -- A la grande joie de M. le duc de Guise. Eh bien! Henri, un conseil? -- Lequel? -- Si tu feignais une bonne fois d'envoyer ces secours promis, si ce secours s'avancait vers Bruxelles, ne dut-il aller qu'a moitie chemin? -- Ah! oui! s'ecria Henri, je comprends; M. de Guise ne bougerait pas de la frontiere. -- Et la promesse que nous a faite madame de Montpensier, a nous autres ligueurs, que M. de Guise serait a Paris avant huit jours? -- Cette promesse tomberait a l'eau. -- C'est toi qui l'as dit, mon maitre, fit Chicot en prenant toutes ses aises. Voyons, que penses-tu du conseil, Henri? -- Je le crois bon... cependant.... -- Quoi encore? -- Tandis que ces deux messieurs seront occupes l'un de l'autre, la-bas, au nord.... -- Ah! oui, le midi, n'est-ce pas? tu as raison, Henri, c'est du midi que viennent les orages. -- Pendant ce temps-la, mon troisieme fleau ne se mettra-t-il pas en branle? Tu sais ce qu'il fait, le Bearnais? -- Non, le diable m'emporte! -- Il reclame. -- Quoi? -- Les villes qui forment la dot de sa femme. -- Bah! voyez-vous l'insolent, a qui l'honneur d'etre allie a la maison de France ne suffit pas, et qui se permet de reclamer ce qui lui appartient! -- Cahors, par exemple, comme si c'etait d'un bon politique d'abandonner une pareille ville a un ennemi. -- Non, en effet, ce ne serait pas d'un bon politique; mais ce serait d'un honnete homme, par exemple. -- Monsieur Chicot! -- Prenons que je n'ai rien dit; tu sais que je ne me mele pas de tes affaires de famille. -- Mais cela ne m'inquiete pas: j'ai mon idee. -- Bon! -- Revenons donc au plus presse. -- A la Flandre? -- J'y vais donc envoyer quelqu'un, en Flandre, a mon frere... Mais qui enverrai-je? a qui puis-je me fier, mon Dieu! pour une mission de cette importance? -- Dame!... -- Ah! j'y songe. -- Moi aussi. -- Vas-y, toi, Chicot. -- Que j'aille en Flandre, moi? -- Pourquoi pas? -- Un mort aller en Flandre! allons donc! -- Puisque tu n'es plus Chicot, puisque tu es Robert Briquet. -- Bon! un bourgeois, un ligueur, un ami de M. de Guise, faisant les fonctions d'ambassadeur pres de M. le duc d'Anjou. -- C'est-a-dire que tu refuses? -- Pardieu! -- Que tu me desobeis? -- Moi, te desobeir! Est-ce que je te dois obeissance? -- Tu ne me dois pas obeissance, malheureux? -- M'as-tu jamais rien donne qui m'engage avec toi? Le peu que j'ai me vient d'heritage. Je suis gueux et obscur. Fais-moi duc et pair, erige en marquisat ma terre de la Chicoterie; dote-moi de cinq cent mille ecus, et alors nous causerons ambassade. Henri allait repondre et trouver une de ces bonnes raisons comme en trouvent toujours les rois quand on leur fait de semblables reproches, lorsqu'on entendit grincer sur sa tringle la massive portiere de velours. -- M. le duc de Joyeuse! dit la voix de l'huissier. -- Eh! ventre de biche! voila ton affaire! s'ecria Chicot. Trouve-moi un ambassadeur pour te representer mieux que ne le fera messire Anne, je t'en defie! -- Au fait, murmura Henri, decidement ce diable d'homme est de meilleur conseil que ne l'a jamais ete aucun de mes ministres. -- Ah! tu en conviens donc? dit Chicot. Et il se renfonca dans son fauteuil en prenant la forme d'une boule, de sorte que le plus habile marin du royaume, accoutume a distinguer le moindre point des lignes de l'horizon, n'eut pu distinguer une saillie au- dela des sculptures du grand fauteuil dans lequel il etait enseveli. M. de Joyeuse avait beau etre grand-amiral de France, il n'y voyait pas plus qu'un autre. Le roi poussa un cri de joie en apercevant son jeune favori, et lui tendit la main. -- Assieds-toi, Joyeuse, mon enfant, lui dit-il. Mon Dieu! que tu viens tard. -- Sire, repondit Joyeuse, Votre Majeste est bien obligeante de s'en apercevoir. Et le duc, s'approchant de l'estrade du lit, s'assit sur les coussins fleurdelises epars a cet effet sur les marches de cette estrade. XV DE LA DIFFICULTE QU'A UN ROI DE TROUVER DE BONS AMBASSADEURS Chicot, toujours invisible dans son fauteuil; Joyeuse, a demi couche sur les coussins; Henri, moelleusement pelotonne dans son lit, la conversation commenca. -- Eh bien! Joyeuse, demanda Henri, avez-vous bien vagabonde par la ville? -- Mais oui, sire, fort bien; merci, repondit nonchalamment le duc. -- Comme vous avez disparu vite la-bas a la Greve? -- Ecoutez, sire, franchement c'etait peu recreatif; et puis je n'aime pas a voir souffrir les hommes. -- Coeur misericordieux! -Non, coeur egoiste... la souffrance d'autrui me prend sur les nerfs. -- Tu sais ce qui s'est passe? -- Ou cela, sire? -- En Greve. -- Ma foi, non. -- Salcede a nie. -- Ah! -- Vous prenez cela bien indifferemment, Joyeuse. -- Moi? -- Oui. -- Je vous avoue, sire, que je n'ajoutais pas grande importance a ce qu'il pouvait dire; d'ailleurs, j'etais sur qu'il nierait. -- Mais puisqu'il a avoue. -- Raison de plus. Les premiers aveux ont mis les Guises sur leur garde; ils ont travaille pendant que Votre Majeste restait tranquille: c'etait force, cela. -- Comment! tu prevois de pareilles choses, et tu ne me les dis pas? -- Est-ce que je suis ministre, moi, pour parler politique? -- Laissons cela, Joyeuse. -- Sire.... -- J'aurais besoin de ton frere. -- Mon frere comme moi, sire, est tout au service de Votre Majeste. -- Je puis donc compter sur lui? -- Sans doute. -- Eh bien! je veux le charger d'une petite mission. -- Hors de Paris? -- Oui. -- En ce cas, impossible, sire. -- Comment cela? -- Du Bouchage ne peut se deplacer en ce moment. Henri se souleva sur son coude et regarda Joyeuse en ouvrant de grands yeux. -- Qu'est-ce a dire? fit-il. Joyeuse supporta le regard interrogateur du roi avec la plus grande serenite. -- Sire, dit-il, c'est la chose du monde la plus facile a comprendre. Du Bouchage est amoureux, seulement il avait mal entame les negociations amoureuses; il faisait fausse route, de sorte que le pauvre enfant maigrissait, maigrissait.... -- En effet, dit le roi, je l'ai remarque. -- Et devenait sombre, sombre, mordieu! comme s'il eut vecu a la cour de Votre Majeste. Un certain grognement, parti du coin de la cheminee, interrompit Joyeuse qui regarda tout etonne autour de lui. -- Ne fais pas attention, Anne, dit Henri en riant, c'est quelque chien qui reve sur un fauteuil. Tu disais donc, mon ami, que ce pauvre du Bouchage devenait triste. -- Oui, sire, triste comme la mort: il parait qu'il a rencontre de par le monde une femme d'humeur funebre; c'est terrible, ces rencontres-la. Toutefois, avec ce genre de caractere, on reussit tout aussi bien qu'avec les femmes rieuses; le tout est de savoir s'y prendre. -- Ah! tu n'aurais pas ete embarrasse, toi, libertin! -- Allons! voila que vous m'appelez libertin parce que j'aime les femmes. Henri poussa un soupir. -- Tu dis donc que cette femme est d'un caractere funebre? -- A ce que pretend du Bouchage, au moins: je ne la connais pas. -- Et malgre cette tristesse, tu reussirais, toi? -- Parbleu! il ne s'agit que d'operer par les contrastes; je ne connais de difficultes serieuses qu'avec les femmes d'un temperament mitoyen: celles- la exigent, de la part de l'assiegeant, un melange de graces et de severite que peu de personnes reussissent a combiner. Du Bouchage est donc tombe sur une femme sombre, et il a un amour noir. -- Pauvre garcon! dit le roi. -- Vous comprenez, sire, continua Joyeuse, qu'il ne m'a pas eu plus tot fait sa confidence que je me suis occupe de le guerir. -- De sorte que.... -- De sorte qu'a l'heure qu'il est, la cure commence. -- Il est deja moins amoureux? -- Non pas, sire; mais il a espoir que la femme devienne plus amoureuse, ce qui est une facon plus agreable de guerir les gens que de leur oter leur amour: donc, a partir de ce soir, au lieu de soupirer a l'unisson de la dame, il va l'egayer par tous les moyens possibles; ce soir, par exemple, j'envoie a sa maitresse une trentaine de musiciens d'Italie qui vont faire rage sous son balcon. -- Fi! dit le roi, c'est commun. -- Comment! c'est commun! trente musiciens qui n'ont pas leurs pareils dans le monde entier! -- Ah! ma foi, du diable si, quand j'etais amoureux de madame de Conde, on m'eut distrait avec de la musique. -- Oui, mais vous etiez amoureux, vous, sire. -- Comme un fou, dit le roi. Un nouveau grognement se fit entendre, qui ressemblait fort a un ricanement railleur. -- Vous voyez bien que c'est toute autre chose, sire, dit Joyeuse en essayant, mais inutilement, de voir d'ou venait l'etrange interruption. La dame, au contraire, est indifferente comme une statue, et froide comme un glacon. -- Et tu crois que la musique fondra le glacon, animera la statue? -- Certainement que je le crois. Le roi secoua la tete. -- Dame, je ne dis pas, continua Joyeuse, qu'au premier coup d'archet la dame ira se jeter dans les bras de du Bouchage: non; mais elle sera frappee que l'on fasse tout ce bruit a son intention; peu a peu elle s'accoutumera aux concerts, et si elle ne s'y accoutume pas, eh bien, il nous restera la comedie, les bateleurs, les enchantements, la poesie, les chevaux, toutes les folies de la terre enfin, si bien que si la gaite ne lui revient pas, a cette belle desolee, il faudra bien au moins qu'elle revienne a du Bouchage. -- Je le lui souhaite, dit Henri; mais laissons du Bouchage, puisqu'il serait si genant pour lui de quitter Paris en ce moment; il n'est pas indispensable pour moi que ce soit lui qui accomplisse cette mission; mais j'espere que toi, qui donnes de si bons conseils, tu ne t'es pas fait esclave, comme lui, de quelque belle passion? -- Moi! s'ecria Joyeuse, je n'ai jamais ete si parfaitement libre de ma vie. -- C'est a merveille; ainsi tu n'as rien a faire? -- Absolument rien, sire. -- Mais je te croyais en sentiment avec une belle dame? -- Ah! oui, la maitresse de M. de Mayenne; une femme qui m'adorait. -- Eh bien! [Illustration: Le duc de Joyeuse.] -- Eh bien, imaginez-vous que ce soir, apres avoir fait la lecon a du Bouchage, je le quitte pour aller chez elle; j'arrive la tete echauffee par les theories que je viens de developper; je vous jure, sire, que je me croyais presque aussi amoureux que Henri; voila que je trouve une femme tremblante, effaree; la premiere idee qui m'arrive est que je derange quelqu'un; j'essaie de la rassurer, inutile; je l'interroge, elle ne repond point: je veux l'embrasser, elle detourne la tete, et comme je froncais le sourcil, elle se fache, se leve, nous nous querellons et elle m'avertit qu'elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m'y presenterai. -- Pauvre Joyeuse, dit le roi en riant, et qu'as-tu fait? -- Pardieu! sire, j'ai pris mon epee et mon manteau, j'ai fait un beau salut et je suis sorti sans regarder en arriere. -- Bravo, Joyeuse! c'est courageux! dit le roi. -- D'autant plus courageux, sire, qu'il me semblait l'entendre soupirer, la pauvre fille. -- Ne vas-tu pas te repentir de ton stoicisme? dit Henri. -- Non, sire; si je me repentais un seul instant j'y courrais bien vite, vous comprenez... mais rien ne m'otera de l'idee que la pauvre femme me quitte malgre elle. -- Et cependant tu es parti? -- Me voila. -- Et tu n'y retourneras point? -- Jamais... Si j'avais le ventre de M. de Mayenne, je ne dis pas; mais je suis mince, j'ai le droit d'etre fier. -- Mon ami, dit serieusement Henri, c'est bien heureux pour ton salut, cette rupture-la. -- Je ne dis pas non, sire; mais, en attendant, je vais m'ennuyer cruellement pendant huit jours, n'ayant plus rien a faire, ne sachant plus que devenir; aussi m'a-t-il pousse des idees de paresse delicieuses; c'est amusant de s'ennuyer, vrai... je n'en avais pas l'habitude, et je trouve cela distingue. -- Je crois bien que c'est distingue, dit le roi; j'ai mis la chose a la mode. -- Or, voila mon plan, sire; je l'ai fait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendrai tous les jours ici en litiere; Votre Majeste dira ses oraisons, moi je lirai des livres d'alchimie ou de marine, ce qui vaudra encore mieux, puisque je suis marin. J'aurai de petits chiens que je ferai jouer avec les votres, ou plutot de petits chats, c'est plus gracieux; ensuite nous mangerons de la creme et M. d'Epernon nous fera des contes. Je veux engraisser aussi, moi; puis, quand la femme de du Bouchage sera de triste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaie devienne triste; cela nous changera; mais, tout cela sans bouger, sire: on n'est decidement bien qu'assis, et tres bien couche. Oh! les bons coussins, sire! on voit bien que les tapissiers de Votre Majeste travaillent pour un roi qui s'ennuie. -- Fi donc! Anne, dit le roi. -- Quoi! fi donc! -- Un homme de ton age et de ton rang devenir paresseux et gras; les laides idees! -- Je ne trouve pas, sire. -- Je veux t'occuper a quelque chose, moi. -- Si c'est ennuyeux, je le veux bien. Un troisieme grognement se fit entendre: on eut dit que le chien riait des paroles que venait de prononcer Joyeuse. -- Voila un chien bien intelligent, dit Henri; il devine ce que je veux te faire faire. -- Que voulez-vous me faire faire, sire? voyons un peu cela. -- Tu vas te botter. Joyeuse fit un mouvement de terreur. -- Oh! non, ne me demandez pas cela, sire; c'est contre toutes mes idees. -- Tu vas monter a cheval. Joyeuse fit un bond. -- A cheval! non pas, je ne vais plus qu'en litiere; Votre Majeste n'a donc pas entendu? -- Voyons, Joyeuse, treve de raillerie, tu m'entends? tu vas te botter et monter a cheval. -- Non, sire, repondit le duc avec le plus grand serieux, c'est impossible. -- Et pourquoi cela, impossible? demanda Henri avec colere. -- Parce que... parce que... je suis amiral. -- Eh bien? -- Et que les amiraux ne montent pas a cheval. -- Ah! c'est comme cela! fit Henri. Joyeuse repondit par un de ces signes de tete comme les enfants en font lorsqu'ils sont assez obstines pour ne pas repondre. -- Eh bien! soit, monsieur l'amiral de France; vous n'irez pas a cheval: vous avez raison, ce n'est pas l'etat d'un marin d'aller a cheval; mais c'est l'etat d'un marin d'aller en bateau et en galere; vous vous rendrez donc a l'instant meme a Rouen, en bateau; a Rouen, vous trouverez votre galere amirale: vous la monterez immediatement et vous ferez appareiller pour Anvers. -- Pour Anvers! s'ecria Joyeuse, aussi desespere que s'il eut recu l'ordre de partir pour Canton ou pour Valparaiso. -- Je crois l'avoir dit, fit le roi d'un ton glacial qui etablissait sans conteste son droit de chef et sa volonte de souverain; je crois l'avoir dit, et je ne veux pas le repeter. Joyeuse, sans temoigner la moindre resistance, agrafa son manteau, remit son epee sur son epaule et prit sur un fauteuil son toquet de velours. -- Que de peine pour se faire obeir, vertubleu! continua de grommeler Henri; si j'oublie quelquefois que je suis le maitre, tout le monde, excepte moi, devrait au moins s'en souvenir. Joyeuse, muet et glace, s'inclina et mit, selon l'ordonnance, une main sur la garde de son epee. -- Les ordres, sire? dit-il d'un voix qui, par son accent de soumission, changea immediatement en cire fondante la volonte du monarque. -- Tu vas te rendre, lui dit-il, a Rouen ou je desire que tu t'embarques, a moins que tu ne preferes aller par terre a Bruxelles. Henri attendait un mot de Joyeuse; celui-ci se contenta d'un salut. -- Aimes-tu mieux la route de terre? demanda Henri. -- Je n'ai pas de preference quand il s'agit d'executer un ordre, sire, repondit Joyeuse. -- Allons, boude, va! boude, affreux caractere! s'ecria Henri. Ah! les rois n'ont pas d'amis! -- Qui donne des ordres ne peut s'attendre qu'a trouver des serviteurs, repondit Joyeuse avec solennite. -- Monsieur, reprit le roi blesse, vous irez donc a Rouen; vous monterez votre galere, vous rallierez les garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferai remplacer; vous en chargerez six navires que vous mettrez au service de mon frere, lequel attend le secours que je lui ai promis. -- Ma commission, s'il vous plait, sire? dit Joyeuse. -- Et depuis quand, repondit le roi, n'agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d'amiral? -- Je n'ai droit qu'a obeir, et autant que je le puis, sire, j'evite toute responsabilite. -- C'est bien, monsieur le duc; vous recevrez la commission a votre hotel au moment du depart. -- Et quand sera ce moment, sire? -- Dans une heure. Joyeuse s'inclina respectueusement et se dirigea vers la porte. Le coeur du roi faillit se rompre. -- Quoi! dit-il, pas meme la politesse d'un adieu! Monsieur l'amiral, vous etes peu civil; c'est le reproche que l'on fait a messieurs les gens de mer. Allons, peut-etre aurai-je plus de satisfaction de mon colonel general d'infanterie. -- Veuillez me pardonner, sire, balbutia Joyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvais marin, et je comprends que Votre Majeste regrette ce qu'elle a fait pour moi. Et il sortit, en fermant la porte avec violence, derriere la tapisserie qui se gonfla, repoussee par le vent. -- Voila donc comme m'aiment ceux pour lesquels j'ai tant fait! s'ecria le roi. Ah! Joyeuse! ingrat Joyeuse! -- Eh bien! ne vas-tu pas le rappeler? dit Chicot en s'avancant vers le lit. Quoi! parce que par hasard tu as eu un peu de volonte, voila que tu te repens. -- Ecoute donc, repondit le roi, tu es charmant, toi! crois-tu qu'il soit agreable d'aller au mois d'octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer? je voudrais bien t'y voir, egoiste! -- Libre a toi, grand roi, libre a toi. -- De te voir par vaux et par chemins. -- Par vaux et par chemins; c'est en ce moment-ci mon desir le plus vif que de voyager. -- Ainsi, si je t'envoyais quelque part, comme je viens d'envoyer Joyeuse, tu accepterais? -- Non-seulement j'accepterais, mais je postule, j'implore. -- Une mission? -- Une mission. -- Tu irais en Navarre? -- J'irais au diable, grand roi! -- Railles-tu, bouffon? -- Sire, je n'etais pas deja trop gai pendant ma vie, et je vous jure que je suis bien plus triste depuis ma mort. -- Mais tu refusais tout a l'heure de quitter Paris. -- Mon gracieux souverain, j'avais tort, tres grand tort, et je me repens. -- De sorte que tu desires quitter Paris maintenant? -- Tout de suite, illustre roi, a l'instant meme, grand monarque! -- Je ne comprends plus, dit Henri. -- Tu n'as donc pas entendu les paroles du grand-amiral de France? -- Lesquelles? -- Celles ou il t'a annonce sa rupture avec la maitresse de M. de Mayenne. -- Oui; eh bien, apres? -- Si cette femme, amoureuse d'un charmant garcon comme le duc, car il est charmant, Joyeuse.... -- Sans doute. -- Si cette femme le congedie en soupirant, c'est qu'elle a un motif. -- Probablement; sans cela elle ne le congedierait pas. -- Eh bien, ce motif, le sais-tu? -- Non. -- Tu ne le devines pas? -- Non. -- C'est que M. de Mayenne va revenir. -- Oh! oh! fit le roi. -- Tu comprends enfin, je t'en felicite. -- Oui, je comprends; mais cependant.... -- Cependant? -- Je ne trouve pas ta raison tres forte. -- Donne-moi les tiennes, Henri, je ne demande pas mieux que de les trouver excellentes, donne. -- Pourquoi cette femme ne romprait-elle pas avec Mayenne, au lieu de renvoyer Joyeuse? Crois-tu que Joyeuse ne lui en saurait pas assez de gre pour conduire M. de Mayenne au Pre-aux-Clercs et lui trouer son gros ventre? Il a l'epee mauvaise, notre Joyeuse. -- Fort bien; mais M. de Mayenne a le poignard traitre, lui, si Joyeuse a l'epee mauvaise. Rappelle-toi Saint-Megrin. -- Henri poussa un soupir et leva les yeux au ciel. -- La femme qui est veritablement amoureuse ne se soucie pas qu'on lui tue son amant, elle prefere le quitter, gagner du temps; elle prefere surtout ne pas se faire tuer elle-meme. On est diablement brutal dans cette chere maison de Guise. -- Ah! tu peux avoir raison. -- C'est bien heureux. -- Oui, et je commence a croire que Mayenne reviendra; mais toi, toi, Chicot, tu n'es pas une femme peureuse ou amoureuse? -- Moi, Henri, je suis un homme prudent, un homme qui ai un compte ouvert avec M. de Mayenne, une partie engagee: s'il me trouve, il voudra recommencer encore; il est joueur a faire fremir, ce bon M. de Mayenne! -- Eh bien? -- Eh bien! il jouera si bien que je recevrai un coup de couteau. -- Bah! je connais mon Chicot, il ne recoit pas sans rendre. -- Tu as raison, je lui en rendrai dix dont il crevera. -- Tant mieux, voila la partie finie. -- Tant pis, morbleu! au contraire: tant pis, la famille poussera des cris affreux, tu auras toute la Ligue sur les bras, et quelque beau matin tu me diras: Chicot, mon ami, excuse-moi, mais je suis oblige de te faire rouer. -- Je dirai cela? -- Tu diras cela, et meme, ce qui est bien pis, tu le feras, grand roi. J'aime donc mieux que cela tourne autrement, comprends-tu? Je ne suis pas mal comme je suis, j'ai envie de m'y tenir. Vois-tu, toutes ces progressions arithmetiques, appliquees a la rancune, me paraissent dangereuses; j'irai donc en Navarre, si tu veux bien m'y envoyer. -- Sans doute, je le veux. -- J'attends tes ordres, gracieux prince. Et Chicot, prenant la meme pose que Joyeuse, attendit. -- Mais, dit le roi, tu ne sais pas si la mission te conviendra. -- Du moment ou je te la demande. -- C'est que, vois-tu, Chicot, dit Henri, j'ai certains projets de brouille entre Margot et son mari. -- Diviser pour regner, dit Chicot; il y a deja cent ans que c'etait l'A B C de la politique. -- Ainsi tu n'as aucune repugnance? -- Est-ce que cela me regarde? repondit Chicot; tu feras ce que tu voudras, grand prince. Je suis ambassadeur, voila tout; tu n'as pas de comptes a me rendre, et pourvu que je sois inviolable... oh! quant a cela, tu comprends, j'y tiens. -- Mais encore, dit Henri, faut-il que tu saches ce que tu diras a mon beau-frere. -- Moi, dire quelque chose! non, non, non! -- Comment, non, non, non? -- J'irai ou tu voudras, mais je ne dirai rien du tout. Il y a un proverbe la-dessus: trop gratter... -- Alors, tu refuses donc? -- Je refuse la parole, mais j'accepte la lettre. Celui qui porte la parole a toujours quelque responsabilite; celui qui presente une lettre n'est jamais bouscule que de seconde main. -- Eh bien! soit, je te donnerai une lettre; cela rentre dans ma politique. -- Vois un peu comme cela se trouve! donne. -- Comment dis-tu cela? -- Je dis: donne. [Illustration: C'est dit: a demain. -- PAGE 86.] Et Chicot etendit la main. -- Ah! ne te figure pas qu'une lettre comme celle-la peut etre ecrite tout de suite; il faut qu'elle soit combinee, reflechie, pesee. -- Eh bien! pese, reflechis, combine. Je repasserai demain a la pointe du jour, ou je l'enverrai prendre. -- Pourquoi ne coucherais-tu pas ici? -- Ici? -- Oui, dans ton fauteuil. -- Peste! c'est fini. Je ne coucherai plus au Louvre; un fantome qu'on verrait dormir dans un fauteuil, quelle absurdite! -- Mais enfin, s'ecria le roi, je veux cependant que tu connaisses mes intentions a l'egard de Margot et de son mari. Tu es Gascon; ma lettre va faire du bruit a la cour de Navarre: on te questionnera; il faut que tu puisses repondre. Que diable! tu me representes; je ne veux pas que tu aies l'air d'un sot. -- Mon Dieu! fit Chicot en haussant les epaules, que tu as donc l'esprit obtus, grand roi! Comment! tu te figures que je vais porter une lettre a deux cent cinquante lieues sans savoir ce qu'il y a dedans! Mais sois donc tranquille, ventre de biche! au premier coin de rue, sous le premier arbre ou je m'arreterai, je vais l'ouvrir, ta lettre. Comment! tu envoies depuis dix ans des ambassadeurs dans toutes les parties du monde, et tu ne les connais pas mieux que cela! Allons, mets-toi le corps et l'ame en repos, moi je retourne a ma solitude. -- Ou est-elle, ta solitude? -- Au cimetiere des Grands-Innocents, grand prince. Henri regarda Chicot avec cet etonnement qu'il n'avait pas encore pu, depuis deux heures qu'il l'avait revu, chasser de son regard. -- Tu ne t'attendais pas a tout, n'est-ce pas? dit Chicot, prenant son feutre et son manteau: ce que c'est cependant que d'avoir des relations avec des gens de l'autre monde! C'est dit: a demain, moi ou mon messager. -- Soit, mais encore faut-il que ton messager ait un mot d'ordre, afin qu'on sache qu'il vient de ta part, et que les portes lui soient ouvertes. -- A merveille! si c'est moi, je viens de ma part, si c'est mon messager, il vient de la part de l'_ombre_. Et sur ces paroles, il disparut si legerement que l'esprit superstitieux de Henri douta si c'etait reellement un corps ou une ombre qui avait passe par une porte sans la faire crier, sous cette tapisserie sans en agiter un des plis. XVI COMMENT ET POUR QUELLE CAUSE CHICOT ETAIT MORT Chicot, veritable corps, n'en deplaise a ceux de nos lecteurs qui seraient assez partisans du merveilleux pour croire que nous avons eu l'audace d'introduire une ombre dans cette histoire, Chicot etait donc sorti apres avoir dit au roi, selon son habitude, sous forme de raillerie, toutes les verites qu'il avait a lui dire. Voila ce qui etait arrive: Apres la mort des amis du roi, depuis les troubles et les conspirations fomentes par les Guises, Chicot avait reflechi. Brave, comme on sait, et insouciant, il faisait cependant le plus grand cas de la vie qui l'amusait, comme il arrive a tous les hommes d'elite. Il n'y a guere que les sots qui s'ennuient en ce monde et qui vont chercher la distraction dans l'autre. Le resultat de cette reflexion que nous avons indiquee, fut que la vengeance de M. de Mayenne lui parut plus redoutable que la protection du roi n'etait efficace; et il se disait, avec cette philosophie pratique qui le distinguait, qu'en ce monde rien ne defait ce qui est materiellement fait; qu'ainsi toutes les hallebardes et toutes les cours de justice du roi de France ne raccommoderait pas, si peu visible qu'elle fut, certaine ouverture que le couteau de M. de Mayenne aurait faite au pourpoint de Chicot. Il avait donc pris son parti en homme fatigue d'ailleurs du role de plaisant, qu'a chaque minute il brulait de changer en role serieux, et des familiarites royales qui, par les temps qui couraient, le conduisaient droit a sa perte. Chicot avait donc commence par mettre entre l'epee de M. de Mayenne et la peau de Chicot la plus grande distance possible. A cet effet, il etait parti pour Beaune, dans le triple but de quitter Paris, d'embrasser son ami Gorenflot, et de gouter ce fameux vin de 1550, dont il avait ete si chaleureusement question dans cette fameuse lettre qui termine notre recit de la _Dame de Monsoreau_. Disons-le, la consolation avait ete efficace: au bout de deux mois, Chicot s'apercut qu'il engraissait a vue d'oeil et s'apercut aussi qu'en engraissant il se rapprochait de Gorenflot, plus qu'il n'etait convenable a un homme d'esprit. L'esprit l'emporta donc sur la matiere. Apres que Chicot eut bu quelques centaines de bouteilles de ce fameux vin de 1550, et devore les vingt-deux volumes dont se composait la bibliotheque du prieure, et dans lesquels le prieur avait lu cet axiome latin: _Bonum vinum laetificat cor hominis_, Chicot se sentit un grand poids a l'estomac et un grand vide au cerveau. -- Je me ferais bien moine, pensa-t-il; mais chez Gorenflot je serais trop le maitre, et dans une autre abbaye je ne le serais point assez; certes, le froc me deguiserait a tout jamais aux yeux de M. de Mayenne; mais, de par tous les diables! il y a d'autres moyens que les moyens vulgaires: cherchons. J'ai lu dans un autre livre, il est vrai que celui-la n'est point dans la bibliotheque de Gorenflot: _Quaere et invenies_. Chicot chercha donc, et voici ce qu'il trouva. Pour le temps, c'etait assez neuf. Il s'ouvrit a Gorenflot, et le pria d'ecrire au roi sous sa dictee. Gorenflot ecrivit difficilement, c'est vrai, mais enfin il ecrivit que Chicot s'etait retire au prieure, que le chagrin d'avoir ete oblige de se separer de son maitre, lorsque celui-ci s'etait reconcilie avec M. de Mayenne, avait altere sa sante, qu'il avait essaye de lutter en se distrayant, mais que la douleur avait ete la plus forte, et qu'enfin il avait succombe. De son cote, Chicot avait ecrit lui-meme une lettre au roi. Cette lettre, datee de 1580, etait divisee en cinq paragraphes. Chacun de ces paragraphes etait cense ecrit a un jour de distance et selon que la maladie faisait des progres. Le premier paragraphe etait ecrit et signe d'une main assez ferme. Le second etait trace d'une main mal assuree, et la signature, quoique lisible encore, etait deja fort tremblee. Il avait ecrit _Chic_... a la fin du troisieme. _Chi_... a la fin du quatrieme. Enfin il y avait un _C_ avec un pate a la fin du cinquieme. Ce pate d'un mourant avait produit sur le roi le plus douloureux effet. C'est ce qui explique pourquoi il avait cru Chicot fantome et ombre. Nous citerions bien ici la lettre de Chicot, mais Chicot etait, comme on dirait aujourd'hui, un homme fort excentrique, et comme le style est l'homme, son style epistolaire surtout etait si excentrique que nous n'osons reproduire ici cette lettre, quelque effet que nous devions en attendre. Mais on la retrouvera dans les Memoires de l'Etoile. Elle est datee de 1580, comme nous l'avons dit, " annee des grands cocuages, " ajouta Chicot. Au bas de cette lettre, et pour ne pas laisser se refroidir l'interet de Henri, Gorenflot ajoutait que, depuis la mort de son ami, le prieure de Beaune lui etait devenu odieux, et qu'il aimait mieux Paris. C'etait surtout ce post-scriptum que Chicot avait eu grand peine a tirer du bout des doigts de Gorenflot. Gorenflot, au contraire, se trouvait merveilleusement a Beaune, et Panurge aussi. Il faisait piteusement observer a Chicot que le vin est toujours frelate quand on n'est point la pour le choisir sur les lieux. Mais Chicot promit au digne prieur de venir en personne tous les ans faire sa provision de romanee, de volnay et de chambertin, et comme, sur ce point et sur beaucoup d'autres, Gorenflot reconnaissait la superiorite de Chicot, il finit par ceder aux sollicitations de son ami. [Illustration: Alors attachant la proue a un pieu. -- PAGE 91.] A son tour, en reponse a la lettre de Gorenflot et aux derniers adieux de Chicot, le roi avait ecrit de sa propre main: " Monsieur le prieur, vous donnerez une sainte et poetique sepulture au pauvre Chicot, que je regrette de toute mon ame, car c'etait non- seulement un ami devoue, mais encore un assez bon gentilhomme, quoiqu'il n'ait jamais pu voir lui-meme dans sa genealogie au-dela de son trisaieul. Vous l'entourerez de fleurs, et ferez en sorte qu'il repose au soleil, qu'il aimait beaucoup, etant du midi. Quant a vous dont j'honore d'autant mieux la tristesse que je la partage, vous quitterez, ainsi que vous m'en temoignez le desir, votre prieure de Beaune. J'ai trop besoin a Paris d'hommes devoues et bons clercs pour vous tenir eloigne. En consequence, je vous nomme prieur des Jacobins, votre residence etant fixee pres la porte Saint-Antoine, a Paris, quartier que notre pauvre ami affectionnait tout particulierement. Votre affectionne HENRI, qui vous prie de ne pas l'oublier dans vos saintes prieres. " Qu'on juge si un pareil autographe, sorti tout entier d'une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s'il admira la puissance du genie de Chicot, et s'il se hata de prendre son vol vers les honneurs qui l'attendaient. Car l'ambition avait pousse autrefois deja, on se le rappelle, un de ces tenaces surgeons dans le coeur de Gorenflot, dont le prenom avait toujours ete _Modeste_, et qui, depuis deja qu'il etait prieur de Beaune, s'appelait dom Modeste Gorenflot. Tout s'etait passe a la fois selon les desirs du roi et de Chicot. Un fagot d'epines, destine a representer physiquement et allegoriquement le cadavre, avait ete enterre au soleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne; puis, une fois mort et enterre en effigie, Chicot avait aide Gorenflot a faire son demenagement. Dom Modeste s'etait vu installer en grande pompe au prieure des Jacobins. Chicot avait choisi la nuit pour se glisser dans Paris. Il avait achete, pres de la porte Bussy, une petite maison qui lui avait coute trois cents ecus; et quand il voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes: celle de la ville, qui etait plus courte; celle des bords de l'eau, qui etait la plus poetique; enfin celle qui longeait les murailles de Paris, qui etait la plus sure. Mais Chicot, qui etait un reveur, choisissait presque toujours celle de la Seine; et comme, en ce temps, le fleuve n'etait pas encore encaisse dans des murs de pierre, l'eau venait, comme dit le poete, lecher ses larges rives, le long desquelles, plus d'une fois, les habitants de la Cite purent voir la longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs de lune. Une fois installe, et ayant change de nom, Chicot s'occupa a changer de visage: il s'appelait Robert Briquet, comme nous le savons deja, et marchait legerement courbe en avant; puis l'inquietude et le retour successif de cinq ou six annees l'avaient rendu a peu pres chauve, si bien que sa chevelure d'autrefois, crepue et noire, s'etait, comme la mer au reflux, retiree de son front vers la nuque. En outre, comme nous l'avons dit, il avait travaille cet art si cher aux mimes anciens, qui consiste a changer, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscles et le jeu habituel de la physionomie. Il etait resulte de cette etude assidue que, vu au grand jour, Chicot etait, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, un Robert Briquet veritable, c'est-a-dire un homme dont la bouche allait d'une oreille a l'autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeux louchaient a faire fremir; le tout sans grimaces, mais non sans charme pour les amateurs du changement, puisque de fine, longue et anguleuse qu'elle etait, sa figure etait devenue large, epanouie, obtuse et confite. Il n'y avait que ses longs bras et ses jambes immenses que Chicot ne put raccourcir; mais, comme il etait fort industrieux, il avait, ainsi que nous l'avons dit, courbe son dos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que les jambes. Il joignit a ces exercices physionomiques la precaution de ne lier de relations avec personne. En effet, si disloque que fut Chicot, il ne pouvait eternellement garder la meme posture. Comment alors paraitre bossu a midi, quand on avait ete droit a dix heures, et quel pretexte a donner a un ami qui vous voit tout a coup changer de figure, parce qu'en vous promenant avec lui vous rencontrez par hasard un visage suspect. Robert Briquet pratiqua donc la vie de reclus; elle convenait d'ailleurs a ses gouts; toute sa distraction etait d'aller rendre visite a Gorenflot, et d'achever avec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s'etait bien garde de laisser dans les caves de Beaune. Mais les esprits vulgaires sont sujets au changement, comme les grands esprits: Gorenflot changea, non pas physiquement. Il vit en sa puissance, et a sa discretion, celui qui jusque-la avait tenu ses destinees entre ses mains. Chicot venant diner au prieure lui parut un Chicot esclave, et Gorenflot, a partir de ce moment, pensa trop de soi, et pas assez de Chicot. Chicot vit sans s'offenser le changement de son ami: ceux qu'il avait eprouves pres du roi Henri l'avaient faconne a cette sorte de philosophie. Il s'observa davantage, et ce fut tout. Au lieu d'aller tous les deux jours au prieure, il n'y alla plus qu'une fois la semaine, puis tous les quinze jours, enfin tous les mois. Gorenflot etait si gonfle qu'il ne s'en apercut pas. Chicot etait trop philosophe pour etre sensible; il rit sous cap de l'ingratitude de Gorenflot et se gratta le nez et le menton, selon son ordinaire. -- L'eau et le temps, dit-il, sont les deux plus puissants dissolvants que je connaisse: l'un fend la pierre, l'autre l'amour-propre. Attendons; et il attendit. Il etait dans cette attente lorsque arriverent les evenements que nous venons de raconter, et au milieu desquels il lui parut surgir quelques-uns de ces evenements nouveaux qui presagent les grandes catastrophes politiques. Or comme son roi, qu'il aimait toujours, tout trepasse qu'il etait, lui parut, au milieu des evenements futurs, courir quelques dangers analogues a ceux dont il l'avait deja preserve, il prit sur lui de lui apparaitre a l'etat de fantome, et, dans ce seul but, de lui presager l'avenir. Nous avons vu comment l'annonce de l'arrivee prochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppee dans le renvoi de Joyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait ete chercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot de l'etat de fantome a la condition de vivant, et de la position de prophete a celle d'ambassadeur. Maintenant que tout ce qui pourrait paraitre obscur dans notre recit est explique, nous reprendrons, si nos lecteurs le veulent bien, Chicot a sa sortie du Louvre, et nous le suivrons jusqu'a sa petite maison du carrefour Bussy. XVII LA SERENADE. Pour aller du Louvre chez lui, Chicot n'avait pas longue route a faire. Il descendit sur la berge, et commenca a traverser la Seine sur un petit bateau qu'il dirigeait seul, et que, de la rive de Nesle, il avait amene et amarre au quai desert du Louvre. -- C'est etrange, disait-il, en ramant et en regardant, tout en ramant, les fenetres du palais dont une seule, celle de la chambre du roi, demeurait eclairee, malgre l'heure avancee de la nuit; c'est etrange, apres bien des annees, Henri est toujours le meme: d'autres ont grandi, d'autres se sont abaisses, d'autres sont morts, lui a gagne quelques rides au visage et au coeur, voila tout; c'est eternellement le meme esprit, faible et distingue, fantasque et poetique; c'est eternellement cette meme ame egoiste, demandant toujours plus qu'on ne peut lui donner, l'amitie a l'indifference, l'amour a l'amitie, le devoument a l'amour, et malheureux roi, pauvre roi, triste, avec tout cela, plus qu'aucun homme de son royaume. Il n'y a en verite que moi, je crois, qui ai sonde ce singulier melange de debauche et de repentir, d'impiete et de superstition, comme il n'y a que moi aussi qui connaisse le Louvre, dans les corridors duquel tant de favoris ont passe allant a la tombe, a l'exil ou a l'oubli; comme il n'y a que moi qui manie sans danger et qui joue avec cette couronne qui brule la pensee de tant de gens, en attendant qu'elle leur brule les doigts. Chicot poussa un soupir plus philosophe que triste, et appuya vigoureusement sur ses avirons. -- A propos, dit-il tout a coup, le roi ne m'a point parle d'argent pour le voyage: cette confiance m'honore en ce qu'elle me prouve que je suis toujours son ami. Et Chicot se mit a rire silencieusement, comme c'etait son habitude; puis, d'un dernier coup d'aviron, il lanca son bateau sur le sable fin ou il demeura engrave. Alors, attachant la proue a un pieu par un noeud dont il avait le secret, et qui, dans ces temps d'innocence, nous parlons par comparaison, etait une surete suffisante, il se dirigea vers sa demeure, situee, comme on sait, a deux portees de fusil a peine du bord de la riviere. En entrant dans la rue des Augustins, il fut fort frappe et surtout fort surpris d'entendre resonner des instruments et des voix qui remplissaient d'harmonie le quartier, si paisible d'ordinaire a ces heures avancees. -- On se marie donc par ici? pensa-t-il tout d'abord; ventre de biche! je n'avais que cinq heures a dormir et je vais etre force de veiller, moi qui ne me marie pas. En approchant, il vit une grande lueur danser sur les vitres des rares maisons qui peuplaient sa rue; cette lueur etait produite par une douzaine de flambeaux que portaient des pages et des valets de pied, tandis que vingt-quatre musiciens, sous les ordres d'un Italien energumene, faisaient rage de leurs violes, psalterions, cistres, rebecs, violons, trompettes et tambours. Cette armee de tapageurs etait placee en bel ordre devant une maison que Chicot, non sans surprise, reconnut etre la sienne. Le general invisible qui avait dirige cette manoeuvre avait dispose musiciens et pages de maniere a ce que tous, le visage tourne vers la maison de Robert Briquet, l'oeil attache sur les fenetres, semblassent ne respirer, ne vivre, ne s'animer que pour cette contemplation. Chicot demeura un instant stupefait a regarder toute cette evolution et a ecouter tout ce tintamarre. Puis frappant ses deux cuisses de ses mains osseuses: -- Mais, dit-il, il y a meprise; il est impossible que ce soit pour moi que l'on mene si grand bruit. Alors, s'approchant davantage, il se mela aux curieux que la serenade avait attires, et regardant attentivement autour de lui, il s'assura que toute la lumiere des torches se refletait sur sa maison, comme toute l'harmonie s'y engouffrait: nul dans cette foule ne s'occupait, ni de la maison en face, ni des maisons voisines. -- En verite, se dit Chicot, c'est bien pour moi: est-ce que quelque princesse inconnue serait tombee amoureuse de moi par hasard? Cependant cette supposition, toute flatteuse qu'elle etait, ne parut point convaincre Chicot. Il se retourna vers la maison qui faisait face a la sienne. Les deux seules fenetres de cette maison, placees au second, les seules qui n'eussent point de volets, absorbaient par intervalles des eclairs de lumiere; mais c'etait pour son plaisir a elle, pauvre maison, qui paraissait privee de toute vue, veuve de tout visage humain. -- Il faut qu'on dorme durement dans cette maison, dit Chicot, ventre de biche! un pareil bacchanal reveillerait des morts! Pendant toutes ces interrogations et toutes ces reponses que Chicot se faisait a lui-meme, l'orchestre continuait ses symphonies comme s'il eut joue devant une assemblee de rois et d'empereurs. -- Pardon, mon ami, dit alors Chicot, s'adressant a un porte-flambeau, mais pourriez-vous, s'il vous plait, me dire pour qui toute cette musique? -- Pour le bourgeois qui habite la, repondit le valet en designant a Chicot la maison de Robert Briquet. -- Pour moi, reprit Chicot, decidement c'est pour moi. Chicot perca la foule pour lire l'explication de l'enigme sur la manche et sur la poitrine des pages; mais tout blason avait soigneusement disparu sous une espece de tabart couleur de muraille. -- A qui etes-vous, mon ami? demanda Chicot a un tambourin qui chauffait ses doigts avec son haleine, n'ayant rien a tambouriner en ce moment-la. -- Au bourgeois qui loge ici, repondit l'instrumentiste, designant avec sa baguette le logis de Robert Briquet. -- Ah! ah! dit Chicot, non-seulement ils sont ici pour moi, mais ils sont a moi. De mieux en mieux; enfin nous allons bien voir. Et armant son visage de la plus compliquee grimace qu'il put trouver, il coudoya de droite et de gauche pages, laquais, musiciens, afin de gagner la porte, manoeuvre a laquelle il parvint non sans difficulte, et la, visible et resplendissant dans le cercle forme par les porte-flambeaux, il tira sa clef de sa poche, ouvrit la porte, entra, repoussa la porte et ferma les verrous. Puis, montant a son balcon, il apporta sur la saillie une chaise de cuir, s'y installa commodement, le menton appuye sur la rampe, et la sans paraitre remarquer les rires qui accueillaient son apparition: -- Messieurs, dit-il, ne vous trompez-vous point, et vos trilles, cadences et roulades, sont-elles bien a mon adresse? -- Vous etes maitre Robert Briquet? demanda le directeur de tout cet orchestre. -- En personne. -- Eh bien! nous sommes tout a votre service, monsieur, repliqua l'Italien, avec un mouvement de baton qui souleva une nouvelle bourrasque de melodie. -- Decidement, c'est inintelligible, se dit Chicot en promenant ses yeux actifs sur toute cette foule et sur les maisons du voisinage. Tout ce que les maisons avaient d'habitants etaient a leurs fenetres, sur le seuil de leurs maisons, ou meles aux groupes qui stationnaient devant la porte. Maitre Fournichon, sa femme et toute la suite des quarante-cinq, femmes, enfants et laquais, peuplaient les ouvertures de _l'Epee du fier Chevalier_. Seule, la maison en face etait sombre, muette comme un tombeau. Chicot cherchait toujours des yeux le mot de cette indechiffrable enigme, quand tout a coup il crut voir, sous l'auvent meme de sa maison, a travers les fentes du plancher du balcon, un peu au-dessous de ses pieds, un homme tout enveloppe d'un manteau de couleur sombre, portant chapeau noir, plume rouge et longue epee, lequel, croyant n'etre point vu, regardait de toute son ame la maison en face, cette maison, deserte, muette et morte. De temps en temps le chef d'orchestre quittait son poste pour aller parler bas a cet homme. Chicot devina bien vite que tout l'interet de la scene etait la, et que ce chapeau noir cachait une figure de gentilhomme. Des lors toute son attention fut pour ce personnage: le role d'observateur lui etait facile, sa position sur la rampe du balcon permettait a sa vue de distinguer dans la rue et sous l'auvent; il reussit donc a suivre chaque mouvement du mysterieux inconnu dont la premiere imprudence ne pouvait manquer de lui devoiler les traits. Tout a coup, et tandis que Chicot etait tout absorbe dans ces observations, un cavalier, suivi de deux ecuyers, parut a l'angle de la rue, et chassa energiquement, a coups de houssine, les curieux qui s'obstinaient a faire galerie aux musiciens. -- M. Joyeuse, murmura Chicot, qui reconnut dans le cavalier le grand- amiral de France, botte et eperonne par ordre du roi. Les curieux disperses, l'orchestre se tut. Probablement un signe du maitre lui avait impose le silence. Le cavalier s'approcha du gentilhomme cache sous l'auvent. -- En bien! Henri, lui demanda-t-il, quoi de nouveau? -- Rien, mon frere, rien. -- Rien! -- Non, elle n'a pas meme paru. -- Ces droles n'ont donc point fait vacarme! -- Ils ont assourdi tout le quartier. -- Ils n'ont donc pas crie, comme on le leur avait recommande, qu'ils jouaient en l'honneur de ce bourgeois? -- Ils l'ont si bien crie qu'il est la en personne, sur son balcon, ecoutant la serenade. -- Et elle n'a point paru? -- Ni elle ni personne. -- L'idee etait ingenieuse, cependant, dit Joyeuse pique, car enfin elle pouvait, sans se compromettre, faire comme tous ces braves gens et profiter de la musique donnee a son voisin. Henri secoua la tete. -- Ah! l'on voit bien que vous ne la connaissez point, mon frere, dit-il. -- Si fait, si fait, je la connais; c'est-a-dire que je connais toutes les femmes, et comme elle est comprise dans le nombre, eh bien! ne nous decourageons pas. -- Oh! mon Dieu, mon frere, vous me dites cela d'un ton tout decourage. -- Pas le moins du monde; seulement a partir d'aujourd'hui, il faut que chaque soir le bourgeois ait sa serenade. -- Mais elle va demenager. -- Pourquoi, si tu ne dis rien, si tu ne la designes pas, si tu restes toujours cache? Le bourgeois a-t-il parle quand on lui a fait cette galanterie? -- Il a harangue l'orchestre. Eh! tenez, mon frere, le voila qui va parler encore. En effet, Briquet, decide a tirer la chose au clair, se levait pour interroger une seconde fois le chef de l'orchestre. -- Taisez-vous, la-haut, et rentrez, cria Anne de mauvaise humeur; que diable! puisque vous avez eu votre serenade, vous n'avez rien a dire, tenez-vous donc en repos. -- Ma serenade, ma serenade, repondit Chicot de l'air le plus gracieux; mais je veux savoir au moins a qui elle est adressee, ma serenade. -- A votre fille, imbecile! -- Pardon, monsieur, mais je n'ai pas de fille. -- A votre femme alors. -- Grace a Dieu! je ne suis pas marie. -- Alors a vous, a vous en personne. -- Oui, a toi, et si tu ne rentres pas. Joyeuse, joignant l'effet a la menace, poussa son cheval vers le balcon de Chicot, et cela, tout au travers des instrumentistes. -- Ventre de biche! cria Chicot, si la musique est pour moi, qui donc vient ici m'ecraser ma musique? -- Vieux fou! grommela Joyeuse en levant la tete, si tu ne caches pas ta laide figure dans ton nid de corbeau, les musiciens vont te casser leurs instruments sur la nuque. -- Laissez ce pauvre homme, mon frere, dit du Bouchage; le fait est qu'il doit etre fort etonne. -- Et pourquoi s'etonne-t-il, morbleu! D'ailleurs tu vois bien qu'en faisant naitre une querelle, nous attirerons quelqu'un a la fenetre; donc, rossons le bourgeois, brulons sa maison s'il le faut, mais, corbleu! remuons-nous, remuons-nous! -- Par pitie, mon frere, dit Henri, n'extorquons pas l'attention de cette femme, nous sommes vaincus; resignons-nous. Briquet n'avait pas perdu un mot de ce dernier dialogue qui avait introduit un grand jour dans ses idees encore confuses; il faisait donc mentalement ses preparatifs de defense, connaissant l'humeur de celui qui l'attaquait. Mais Joyeuse, se rendant au raisonnement de Henri, n'insista point davantage; il congedia pages, valets, musiciens et maestro. Puis tirant son frere a part: -- Tu me vois au desespoir, dit-il, tout conspire contre nous. -- Que veux-tu dire? -- Le temps me manque pour t'aider. -- En effet, tu es en costume de voyage, je n'avais point encore remarque cela. -- Je pars cette nuit pour Anvers avec une mission du roi. -- Quand donc te l'a-t-il donnee? -- Ce soir. -- Mon Dieu! -- Viens avec moi, je t'en supplie? Henri laissa tomber ses bras. -- Me l'ordonnez-vous, mon frere? demanda-t-il, palissant a l'idee de ce depart. Anne fit un mouvement. -- Si vous l'ordonnez, continua Henri, j'obeirai. -- Je te prie, du Bouchage, rien autre chose. -- Merci, mon frere. Joyeuse haussa les epaules. -- Tant que vous voudrez, Joyeuse; mais, voyez-vous, s'il me fallait renoncer a passer les nuits dans cette rue, s'il me fallait cesser de regarder cette fenetre.... -- Eh bien? -- Je mourrais. -- Pauvre fou! -- Mon coeur est la, voyez-vous, mon frere, dit Henri en etendant la main vers la maison, ma vie est la; ne me demandez pas de vivre, si vous m'arrachez le coeur de la poitrine. Le duc croisa ses bras avec une colere melee de pitie, mordit sa fine moustache, et apres avoir reflechi pendant quelques minutes de silence: -- Si notre pere vous priait, Henri, dit-il, de vous laisser soigner par Miron, qui est un philosophe en meme temps que medecin.... -- Je repondrais a notre pere que je ne suis point malade, que ma tete est saine, et que Miron ne guerit pas du mal d'amour. -- Il faut donc adopter votre facon de voir, Henri; mais pourquoi irais-je m'inquieter? Cette femme est femme, vous etes perseverant, rien n'est donc desespere, et a mon retour je vous verrai plus allegre, plus jovial et plus chantant que moi. -- Oui, oui, mon bon frere, reprit le jeune homme en serrant les mains de son ami; oui, je guerirai, oui, je serai heureux, oui, je serai allegre; merci de votre amitie, merci! c'est mon bien le plus precieux. -- Apres votre amour. -- Avant ma vie. Joyeuse, profondement touche malgre sa frivolite apparente, interrompit brusquement son frere. -- Partons-nous? dit-il; voila que les flambeaux sont eteints, les instruments au dos des musiciens, les pages en route. -- Allez, allez, mon frere, je vous suis, dit du Bouchage en soupirant de quitter la rue. -- Je vous entends, dit Joyeuse; le dernier adieu a la fenetre, c'est juste. Alors adieu aussi pour moi, Henri. Henri passa ses bras au cou de son frere, qui se penchait pour l'embrasser. -- Non, dit-il, je vous accompagnerai jusqu'aux portes; attendez-moi seulement a cent pas d'ici. En croyant la rue solitaire, peut-etre se montrera-t-elle. Anne poussa son cheval vers l'escorte arretee a cent pas. -- Allons, allons, dit-il, nous n'avons plus besoin de vous jusqu'a nouvel ordre; partez. Les flambeaux disparurent, les conversations des musiciens et les rires des pages s'eteignirent, comme aussi les derniers gemissements arraches aux cordes des violes et des luths par le frolement d'une main egaree. Henri donna un dernier regard a la maison, envoya une derniere priere aux fenetres, et rejoignit lentement, et en se retournant sans cesse, son frere, que precedaient les deux ecuyers. Robert Briquet, voyant les deux jeunes gens partir avec les musiciens, jugea que le denoument de cette scene, si toutefois cette scene devait avoir un denoument, allait avoir lieu. En consequence, il se retira bruyamment du balcon et ferma la fenetre. Quelques curieux obstines demeurerent encore fermes a leur poste; mais, au bout de dix minutes, le plus perseverant avait disparu. Pendant ce temps, Robert Briquet avait gagne le toit de sa maison, dentele comme celui des maisons flamandes, et se cachant derriere une de ces dentelures, il observait les fenetres d'en face. Sitot que le bruit eut cesse dans la rue, qu'on n'entendit plus ni instruments, ni pas, ni voix; sitot que tout enfin fut rentre dans l'ordre accoutume, une des fenetres superieures de cette maison etrange s'ouvrit mysterieusement, et une tete prudente s'avanca au dehors. -- Plus rien, murmura une voix d'homme, par consequent plus de danger; c'etait quelque mystification a l'adresse de notre voisin; vous pouvez quitter votre cachette, madame, et redescendre chez vous. A ces mots, l'homme referma la fenetre, fit jaillir le feu d'une pierre, et alluma une lampe qu'il tendit vers un bras allonge pour la recevoir. Chicot regardait de toutes les forces de sa prunelle. Mais il n'eut pas plus tot apercu la pale et sublime figure de la femme qui recevait cette lampe, il n'eut pas plus tot saisi le regard doux et triste qui fut echange entre le serviteur et la maitresse, qu'il palit lui-meme et sentit comme un frisson glace courant dans ses veines. La jeune femme, a peine avait-elle vingt-quatre ans, la jeune femme alors descendit l'escalier: son serviteur la suivit. -- Ah! murmura Chicot, passant la main sur son front pour en essuyer la sueur, et comme si en meme temps il eut voulu chasser une vision terrible, ah! comte du Bouchage, brave, beau jeune homme, amoureux insense qui parles maintenant de devenir joyeux, chantant et allegre, passe ta devise a ton frere, car jamais plus tu ne diras: _hilariter_. [Note: _Joyeusement_; la devise de Henri de Joyeuse, nous l'avons deja dit, etait le mot latin _hilariter_.] Puis il descendit a son tour dans sa chambre, le front assombri comme s'il fut descendu dans quelque passe terrible, dans quelque abime sanglant, et s'assit dans l'ombre, subjugue, lui, le dernier, mais le plus completement peut-etre, par l'incroyable influence de melancolie qui rayonnait du centre de cette maison. XVIII LA BOURSE DE CHICOT Chicot passa toute la nuit a rever sur son fauteuil. Rever est le mot, car, en verite, ce furent moins des pensees qui l'occuperent que des reves. Revenir au passe, voir s'eclairer au feu d'un seul regard toute une epoque presque effacee deja de la memoire, ce n'est pas penser. Chicot habita toute la nuit un monde deja laisse par lui bien en arriere, et peuple d'ombres illustres ou gracieuses que le regard de la femme pale, semblable a une lampe fidele, lui montrait defilant une a une devant lui avec son cortege de souvenirs heureux et terribles. Chicot, qui regrettait tant son sommeil en revenant du Louvre, ne songea pas meme a se coucher. Aussi quand l'aube vint argenter les vitraux de sa fenetre: -- L'heure des fantomes est passee, dit-il, il s'agit de songer un peu aux vivants. Il se leva, ceignit sa longue epee, jeta sur ses epaules un surtout de laine lie de vin, d'un tissu impenetrable aux plus fortes pluies, et, avec la stoique fermete du sage, il examina d'un coup d'oeil le fond de sa bourse et la semelle de ses souliers. Ceux-ci parurent a Chicot dignes de commencer une campagne; celle-la meritait une attention particuliere. Nous ferons donc une halte a notre recit pour prendre le temps de la decrire a nos lecteurs. Chicot, homme d'ingenieuse imagination, comme chacun sait, avait creuse la maitresse poutre qui traversait sa maison de bout en bout, concourant ainsi a la fois a l'ornement, car elle etait peinte de diverses couleurs, et a la solidite, car elle avait dix-huit pouces au moins de diametre. Dans cette poutre, au moyen d'une concavite d'un pied et demi de long sur six pouces de large, il s'etait fait un coffre-fort dont les flancs contenaient mille ecus d'or. Or, voici le calcul que s'etait fait Chicot. -- Je depense par jour, avait-il dit, la vingtieme partie d'un de ces ecus: j'ai donc la de quoi vivre vingt mille jours. Je ne les vivrai jamais, mais je puis aller a la moitie; et puis, a mesure que je vieillirai, mes besoins et par consequent mes depenses s'augmenteront, car encore faut-il que le bien-etre progresse en proportion de la diminution de la vie. Tout cela me fait vingt-cinq ou trente bonnes annees a vivre. Allons, c'est, Dieu merci! bien assez. Chicot se trouvait donc, grace au calcul que nous venons de faire apres lui, un des plus riches rentiers de la ville de Paris, et cette tranquillite sur son avenir lui donnait un certain orgueil. Non pas que Chicot fut avare, longtemps meme il avait ete prodigue; mais la misere lui faisait horreur, car il savait qu'elle tombe comme un manteau de plomb sur les epaules, et qu'elle courbe les plus forts. Ce matin donc, en ouvrant sa caisse pour faire ses comptes vis-a-vis de lui-meme, il se dit: -- Ventre de biche! le siecle est dur et les temps ne sont point a la generosite. Je n'ai pas de delicatesse a faire avec Henri, moi. Ces mille ecus d'or ne viennent pas meme de lui, mais d'un oncle qui m'en avait promis six fois davantage: il est vrai que cet oncle etait garcon. S'il faisait nuit encore, j'irais prendre cent ecus dans la poche du roi, mais il est jour, et je n'ai plus de ressources qu'en moi-meme... et en Gorenflot. Cette idee de tirer de l'argent de Gorenflot fit sourire son digne ami. -- Il ferait beau voir, continua-t-il, que maitre Gorenflot, qui me doit sa fortune, refusat cent ecus a son ami pour le service du roi qui l'a nomme prieur des Jacobins. Ah! continua-t-il en hochant la tete, ce n'est plus Gorenflot. Oui, mais Robert Briquet est toujours Chicot. Mais cette lettre du roi, cette fameuse epitre destinee a incendier la cour de Navarre, je devais l'aller chercher avant le jour, et voila que le jour est venu. Bah! cet expedient, je l'aurai, et meme il frappera un terrible coup sur le crane de Gorenflot, si sa cervelle me parait trop dure a persuader. En route, donc. Chicot rajusta la planche qui fermait sa cachette, l'assura avec quatre clous, la recouvrit de la dalle sur laquelle il sema la poussiere convenable a boucher des jointures, puis, pret au depart, il regarda une derniere fois cette petite chambre ou, depuis bien des heureux jours, il etait impenetrable et garde comme le coeur dans la poitrine. Puis il donna son coup d'oeil a la maison d'en face. -- Au fait, se dit-il, ces diables de Joyeuse pourraient bien, une belle nuit, mettre le feu a mon hotel pour attirer un instant a sa fenetre la dame invisible. Eh! eh! mais s'ils brulaient ma maison, c'est qu'en meme temps ils feraient un lingot de mes mille ecus! En verite, je crois que je ferais prudemment d'enfouir la somme. Allons donc! eh bien! si messieurs de Joyeuse brulent ma maison, le roi me la paiera. Ainsi rassure, Chicot ferma sa porte dont il emporta la clef; puis comme il sortait pour gagner le bord de la riviere: -- Eh! eh! dit-il, ce Nicolas Poulain pourrait fort bien venir ici, trouver mon absence suspecte, et... Ah ca! mais ce matin je n'ai que des idees de lievre. En route, en route! Comme Chicot fermait la porte de la rue, avec non moins de soin qu'il avait ferme la porte de sa chambre, il apercut a sa fenetre le serviteur de la dame inconnue qui prenait l'air, esperant sans doute, vu le bon matin, n'etre point apercu. Cet homme, comme nous l'avons deja dit, etait completement defigure par une blessure recue a la tempe gauche et qui s'etendait sur une partie de la joue. L'un de ses sourcils, en outre, deplace par la violence du coup, cachait presque entierement l'oeil gauche, renfonce dans son orbite. Chose etrange! avec ce front chauve et sa barbe grisonnante, il avait le regard vif, et comme une fraicheur de jeunesse sur la joue qui avait ete epargnee. A l'aspect de Robert Briquet qui descendait le seuil de sa porte, il se couvrit la tete de son capuchon. Il fit un mouvement pour rentrer, mais Chicot lui fit un signe pour qu'il demeurat. -- Voisin! lui cria Chicot, le tintamarre d'hier m'a degoute de ma maison; je vais aller quelques semaines a ma metairie: seriez-vous assez obligeant pour donner de temps en temps un coup d'oeil de ce cote? -- Oui, monsieur, repondit l'inconnu, bien volontiers. -- Et si vous aperceviez des larrons.... -- J'ai une bonne arquebuse, monsieur, soyez tranquille. -- Merci. Toutefois j'aurais encore un service a vous demander, mon voisin. -- Parlez, je vous ecoute. Chicot sembla mesurer de l'oeil la distance qui le separait de son interlocuteur. -- C'est bien delicat a vous crier de si loin, cher voisin, dit-il. -- Je vais descendre alors, repondit l'inconnu. En effet, Chicot le vit disparaitre, et comme pendant cette disparition il s'etait rapproche de la maison, il entendit son pas s'approcher, puis la porte s'ouvrit, et ils se trouverent face a face. Cette fois le serviteur avait completement enveloppe son visage dans son capuchon. -- Il fait bien froid, ce matin, dit-il, pour dissimuler ou excuser cette mysterieuse precaution. [Illustration: En partant je laisse de l'argent chez moi. -- PAGE 97.] -- Une bise glaciale, mon voisin, repliqua Chicot, affectant de ne pas regarder son interlocuteur pour le mettre plus a l'aise. -- Je vous ecoute, monsieur. -- Voici, reprit Chicot je pars. -- Vous m'avez deja fait l'honneur de me le dire. -- Je m'en souviens parfaitement; mais en partant je laisse de l'argent chez moi. -- Tant pis, monsieur, tant pis, emportez-le. -- Non pas, l'homme est plus lourd et moins resolu quand il cherche a sauver sa bourse en meme temps que sa vie. Je laisse donc ici de l'argent bien cache toutefois, si bien cache meme que je n'ai a redouter qu'une mauvaise chance d'incendie. Si cela m'arrivait, veuillez, vous qui etes mon voisin, surveiller la combustion de certaine grosse poutre dont vous voyez la, a droite, le bout sculpte en forme de gargouille, surveillez, dis-je, et cherchez dans les cendres. -- En verite, monsieur, dit l'inconnu avec un mecontentement visible, vous me genez fort. Cette confidence serait mieux faite a un ami qu'a un homme que vous ne connaissez pas, que vous ne pouvez connaitre. Tout en disant ces mots, son oeil brillant interrogeait la grimace doucereuse de Chicot. -- C'est vrai, repondit celui-ci, je ne vous connais pas; mais je suis tres confiant aux physionomies et je trouve que votre physionomie celle est d'un honnete homme. -- Voyez cependant, monsieur, de quelle responsabilite vous me chargez. Ne se peut-il pas aussi que toute cette musique ennuie ma maitresse comme elle vous a ennuye vous-meme, et qu'alors nous demenagions? -- Eh bien, repondit Chicot, alors tout est dit, et ce n'est point a vous que je m'en prendrai, voisin. -- Merci de la confiance que vous temoignez a un pauvre inconnu, dit le serviteur en s'inclinant; je tacherai de m'en montrer digne. Et saluant Chicot, il se retira chez lui. Chicot, de son cote, le salua affectueusement; puis voyant la porte refermee sur lui: -- Pauvre jeune homme! murmura-t-il, voila pour cette fois un vrai fantome; et cependant je l'ai vu si gai, si vivant, si beau! XIX LE PRIEURE DES JACOBINS Le prieure dont le roi avait fait don a Gorenflot, pour recompenser ses loyaux services et surtout sa brillante faconde, etait situe a deux portees de mousquet, a peu pres, de l'autre cote de la porte Saint- Antoine. C'etait alors un quartier fort noblement frequente, que le quartier de la porte Saint-Antoine, le roi faisant de nombreuses visites au chateau de Vincennes, que l'on appelait encore a cette epoque _le bois de Vincennes_. Ca et la sur la route du donjon, quelques petites maisons de grands seigneurs, avec des jardins charmants et des cours magnifiques, faisaient comme un apanage au chateau, et bon nombre de rendez-vous s'y donnaient, dont, malgre la manie qu'avait alors le moindre bourgeois de s'occuper des affaires de l'Etat, nous oserons dire que la politique etait soigneusement exclue. Il resultait de ces allees et venues de la cour, que la route, toute proportion gardee, avait alors l'importance qu'ont conquise aujourd'hui les Champs-Elysees. C'etait, on en conviendra, une belle position pour le prieure qui se levait fierement, a droite du chemin de Vincennes. Ce prieure se composait d'un quadrilatere de batiments, enfermant une enorme cour plantee d'arbres, d'un jardin potager situe derriere les batiments, et d'une foule de dependances qui donnaient a ce prieure l'etendue d'un village. Deux cents religieux jacobins occupaient les dortoirs situes au fond de la cour, parallelement a la route. Sur le devant, quatre belles fenetres, avec un seul balcon de fer regnant le long de ces quatre fenetres, donnaient aux appartements du prieure l'air, le jour et la vie. Semblable a une ville que l'on presume pouvoir etre assiegee, le prieure trouvait en lui toutes ses ressources sur les territoires tributaires de Charonne, de Montreuil et de Saint-Mande. Ses paturages engraissaient un troupeau toujours complet de cinquante boeufs et de quatre-vingt-dix-neuf moutons; les ordres religieux, soit tradition, soit loi ecrite, ne pouvaient rien posseder par cent. Un palais particulier abritait aussi quatre-vingt-dix-neuf porcs d'une espece particuliere, qu'elevait avec amour; et surtout avec amour-propre, un charcutier choisi par dom Modeste lui-meme. De ce choix honorable, le charcutier etait redevable aux exquises saucisses, aux oreilles farcies et aux boudins a la ciboulette qu'il fournissait autrefois a l'hotellerie de la Corne-d'Abondance. Dom Modeste, reconnaissant des bons repas qu'il avait faits autrefois chez maitre Bonhommet, acquittait ainsi les dettes de frere Gorenflot. Il est inutile de parler des offices et de la cave. L'espalier du prieure, expose au levant et au midi, donnait des peches, des abricots et des raisins incomparables; en outre, des conserves de ces fruits et des pates sucrees etaient confectionnees par un certain frere Eusebe, auteur du fameux rocher de confitures que l'Hotel-de-Ville de Paris avait offert aux deux reines, lors du dernier banquet de ceremonie qui avait eu lieu. Quant a la cave, Gorenflot l'avait montee lui-meme en demontant toutes celles de Bourgogne, car il avait cette predilection innee chez tous les veritables buveurs, lesquels pretendent, en general, que le vin de Bourgogne est le seul qui soit veritablement du vin. C'est au sein de ce prieure, veritable paradis de paresseux et de gourmands, dans cet appartement somptueux du premier etage, dont le balcon donne sur le grand chemin, que nous allons retrouver Gorenflot, orne d'un menton de plus, et de cette sorte de gravite venerable que l'habitude constante du repos et du bien-etre donne aux physionomies les plus vulgaires. Dans sa robe blanche comme la neige, avec son collet noir qui rechauffe ses larges epaules, Gorenflot n'a plus autant de liberte de geste que dans sa robe grise de simple moine, mais il a plus de majeste. Sa main grasse comme une eclanche s'appuie sur un in-quarto qu'elle couvre completement; ses deux gros pieds ecrasent un chauffe-doux, et ses bras n'ont plus assez de longueur pour faire une ceinture a son ventre. Sept heures et demie du matin viennent de sonner. Le prieur s'est leve le dernier, profitant de la regle qui donne au chef une heure de sommeil de plus qu'aux autres moines; mais il continue tranquillement sa nuit dans un grand fauteuil a oreilles, moelleux comme un edredon. L'ameublement de la chambre ou sommeille le digne abbe est plus mondain que religieux: une table a pieds tournes et couverte d'un riche tapis, des tableaux de religion galante, singulier melange d'amour et de devotion, qu'on ne trouve qu'a cette epoque-la dans l'art; des vases precieux d'eglise ou de table sur des dressoirs; aux fenetres, de grands rideaux de brocart venitien, plus splendides, malgre leur vetuste, que les plus cheres etoffes neuves; voila le detail des richesses dont etait devenu possesseur dom Modeste Gorenflot, et cela par la grace de Dieu, du roi, et surtout de Chicot. Donc le prieur dormait sur son fauteuil, tandis que le jour venait lui faire sa visite quotidienne, et caressait de ses lueurs argentees les tons purpurins et nacres du visage du dormeur. La porte de la chambre s'ouvrit doucement, et deux moines entrerent sans reveiller le prieur. Le premier etait un homme de trente a trente-cinq ans, maigre, bleme, et nerveusement cambre dans sa robe de jacobin: il portait la tete haute; son regard, decoche comme un trait de ses yeux de faucon, commandait avant meme qu'il eut parle, et cependant ce regard s'adoucissait par le jeu de longues paupieres blanches qui faisaient ressortir en s'abaissant le large cercle de bistre dont ses yeux etaient bordes. Mais quand au contraire brillait cette prunelle noire entre ces sourcils epais et cet encadrement fauve de l'orbite, on eut dit l'eclair qui jaillit des plis de deux nuages de cuivre. Ce moine s'appelait frere Borromee: il etait depuis trois semaines tresorier du couvent. L'autre etait un jeune homme de dix-sept a dix-huit ans, aux yeux noirs et vifs, a la mine hardie, au menton saillant, de petite taille, mais bien prise, et qui, ayant retrousse ses larges manches, laissait voir avec une sorte d'orgueil deux bras nerveux prompts a gesticuler. -- Le prieur dort encore, frere Borromee, dit le plus jeune des deux moines a l'autre; le reveillerons-nous? -- Gardons-nous-en bien, frere Jacques, repliqua le tresorier. -- En verite, c'est dommage d'avoir un prieur qui dorme si longtemps, reprit le jeune frere, car on aurait pu essayer les armes ce matin. Avez- vous remarque quelles belles cuirasses et quelles belles arquebuses il y a dans le nombre? -- Silence, mon frere! vous allez etre entendu. -- Quel malheur! reprit le petit moine en frappant du pied un coup qui fut assourdi par l'epais tapis, quel malheur! il fait si beau aujourd'hui, la cour est si seche! quel bel exercice on ferait, frere tresorier! -- Il faut attendre, mon enfant, dit frere Borromee avec une feinte soumission, dementie par le feu de ses regards. -- Mais que n'ordonnez-vous toujours que l'on distribue les armes? repliqua impetueusement Jacques en relevant ses manches retombees. -- Moi, ordonner? -- Oui, vous. -- Je ne commande pas, vous le savez bien, mon frere, reprit Borromee avec componction; ne voila-t-il pas le maitre la? -- Sur ce fauteuil... endormi... quand tout le monde veille, dit Jacques d'un ton moins respectueux qu'impatient... le maitre? Et un regard de superbe intelligence sembla vouloir penetrer jusqu'au fond du coeur de frere Borromee. -- Respectons son rang et son sommeil, dit celui-ci en s'avancant au milieu de la chambre, et cela si malheureusement, qu'il renversa un escabeau sur le parquet. Bien que le tapis eut amorti le bruit du tabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frere Jacques, dom Modeste, a ce bruit, fit un bond et s'eveilla. -- Qui va la? s'ecria-t-il de la voix tressaillante d'une sentinelle endormie. -- Seigneur prieur, dit frere Borromee, pardonnez si nous troublons votre pieuse meditation; mais je viens prendre vos ordres. -- Ah! bonjour, frere Borromee, fit Gorenflot avec un leger signe de tete. Puis apres un moment de reflexion, pendant lequel il etait evident qu'il venait de tendre toutes les cordes de sa memoire: -- Quels ordres? demanda-t-il en clignant trois ou quatre fois des yeux. -- Relativement aux armes et aux armures. -- Aux armes? aux armures? demanda Gorenflot. -- Sans doute, Votre Seigneurie a commande d'apporter des armes et des armures. -- A qui cela? -- A moi. -- A vous?... J'ai commande des armes, moi? -- Sans aucun doute, seigneur prieur, dit Borromee d'une voix egale et ferme. -- Moi! repeta dom Modeste au comble de l'etonnement, moi! et quand cela? -- Il y a huit jours. -- Ah! s'il y a huit jours... Mais pourquoi faire, des armes? -- Vous m'avez dit, seigneur, et je vais repeter vos propres paroles, vous m'avez dit: Frere Borromee, il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nos freres; les exercices gymnastiques developpent les forces du corps, comme les pieuses exhortations developpent celles de l'esprit. -- J'ai dit cela? fit Gorenflot. -- Oui, reverend prieur, et moi, frere indigne et obeissant, je me suis hate d'accomplir vos ordres, et je me suis procure des armes de guerre. -- Voila qui est etrange, murmura Gorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela. -- Vous avez meme ajoute, reverend prieur, ce texte latin: _Militat spiritu, militat gladio_. -- Oh! s'ecria dom Modeste en ouvrant demesurement les yeux, j'ai ajoute le texte? [Illustration: Ah! vous voila, fit Gorenflot. -- PAGE 102.] -- J'ai la memoire fidele, reverend prieur, repondit Borromee en baissant modestement ses paupieres. -- Si je l'ai dit, reprit Gorenflot en secouant doucement la tete de haut en bas, c'est que j'ai eu mes raisons pour le dire, frere Borromee. En effet, cela a toujours ete mon opinion, qu'il fallait exercer le corps; et quand j'etais simple moine, j'ai combattu de la parole et de l'epee: _Militat... spiritus..._ Tres bien, frere Borromee; c'etait une inspiration du Seigneur. -- Je vais donc achever d'executer vos ordres, reverend prieur, dit Borromee en se retirant avec frere Jacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sa robe. -- Allez, dit majestueusement Gorenflot. -- Ah! seigneur prieur, reprit frere Borromee en rentrant quelques secondes apres sa disparition, j'oubliais.... -- Quoi? -- Il y a au parloir un ami de Votre Seigneurie qui demande a vous parler. -- Comment se nomme-t-il? -- Maitre Robert Briquet. -- Maitre Robert Briquet, reprit Gorenflot, ce n'est point un ami, frere Borromee, c'est une simple connaissance. -- Alors Votre Reverence ne le recevra point? -- Si fait, si fait, dit nonchalamment Gorenflot, cet homme me distrait; faites-le monter. Frere Borromee salua une seconde fois et sortit. Quant a frere Jacques, il n'avait fait qu'un bond de l'appartement du prieur a la chambre ou etaient deposees les armes. Cinq minutes apres, la porte se rouvrit et Chicot parut. XX LES DEUX AMIS Dom Modeste ne quitta point la position beatement inclinee qu'il avait prise. Chicot traversa la chambre pour venir a lui. Seulement le prieur voulut bien pencher doucement sa tete pour indiquer au nouveau venu qu'il l'apercevait. Chicot ne parut pas un seul instant s'etonner de l'indifference du prieur; il continua de marcher, puis, lorsqu'il fut a une distance respectueusement mesuree, il le salua. -- Bonjour, monsieur le prieur, dit-il. -- Ah! vous voila, fit Gorenflot, vous ressuscitez a ce qu'il parait? -- Est-ce que vous m'avez cru mort, monsieur le prieur. -- Dame! on ne vous voyait plus. -- J'avais affaire. -- Ah! Chicot savait qu'a moins d'etre echauffe par deux ou trois bouteilles de vieux bourgogne, Gorenflot etait avare de paroles. Or, comme selon toute probabilite, vu l'heure peu avancee de la journee, Gorenflot etait encore a jeun, il prit un bon fauteuil et s'installa silencieusement au coin de la cheminee, en etendant ses pieds sur les chenets et en appuyant ses reins au dossier moelleux. -- Est-ce que vous dejeunerez avec moi, monsieur Briquet? demanda dom Modeste. -- Peut-etre, seigneur prieur. -- Il ne faudrait pas m'en vouloir, monsieur Briquet, s'il me devenait impossible de vous donner tout le temps que je voudrais. -- Eh! qui diable vous demande votre temps, monsieur le prieur? ventre de biche! je ne vous demandais pas meme a dejeuner, et c'est vous qui me l'avez offert. -- Assurement, monsieur Briquet, fit dom Modeste avec une inquietude que justifiait le ton assez ferme de Chicot; oui, sans doute, je vous ai offert, mais.... -- Mais vous avez cru que je n'accepterais pas? -- Oh! non. Est-ce que c'est mon habitude d'etre politique, dites, monsieur Briquet? -- On prend toutes les habitudes que l'on veut prendre, quand on est un homme de votre superiorite, monsieur le prieur, repondit Chicot avec un de ces sourires qui n'appartenaient qu'a lui. Dom Modeste regarda Chicot en clignant des yeux. Il lui etait impossible de deviner si Chicot raillait ou parlait serieusement. Chicot s'etait leve. -- Pourquoi vous levez-vous, monsieur Briquet? demanda Gorenflot. -- Parce que je m'en vais. -- Et pourquoi vous en allez-vous, puisque vous aviez dit que vous dejeuneriez avec moi? -- Je n'ai pas dit que je dejeunerais avec vous, d'abord. -- Pardon, je vous ai offert. -- Et j'ai repondu peut-etre: peut-etre ne veut pas dire oui. -- Vous vous fachez? Chicot se mit a rire. -- Moi, me facher, dit-il, et de quoi me facherais-je? de ce que vous etes impudent, ignare et grossier? Oh! cher seigneur prieur, je vous connais depuis trop longtemps pour me facher de vos petites imperfections. Gorenflot, foudroye par cette naive sortie de son hote, demeura la bouche ouverte et les bras etendus. -- Adieu, monsieur le prieur, continua Chicot. -- Oh! ne partez pas. -- Mon voyage ne peut se retarder. -- Vous voyagez? -- J'ai une mission. -- Et de qui? -- Du roi. Gorenflot roulait d'abimes en abimes. -- Une mission, dit-il, une mission du roi! vous l'avez donc revu? -- Sans doute. -- Et comment vous a-t-il recu? -- Avec enthousiasme; il a de la memoire, lui, tout roi qu'il est. -- Une mission du roi, balbutia Gorenflot, et moi impudent, moi ignare, moi grossier.... Son coeur se degonflait a mesure, comme fait un ballon qui perd son vent par des piqures d'aiguille. -- Adieu, repeta Chicot. Gorenflot se souleva sur son fauteuil, et, de sa large main, arreta le fugitif qui, avouons-le, se laissa facilement violenter. -- Voyons, expliquons-nous, dit le prieur. -- Sur quoi? demanda Chicot. -- Sur votre susceptibilite d'aujourd'hui. -- Moi, je suis aujourd'hui comme toujours. -- Non. -- Simple miroir des gens avec qui je suis. -- Non. -- Vous riez, je ris; vous boudez, je fais la grimace. -- Non, non, non! -- Si, si, si! -- Eh bien, voyons, je l'avoue, j'etais preoccupe. -- Vraiment! -- Ne voulez-vous point etre indulgent pour un homme en proie aux plus penibles travaux? Ai-je ma tete a moi, mon Dieu! Ce prieure n'est-il pas comme un gouvernement de province? Songez donc que je commande a deux cents hommes, que je suis tout a la fois econome, architecte, intendant; tout cela sans compter mes fonctions spirituelles. -- Oh! c'est trop, en effet, pour un serviteur indigne de Dieu! -- Oh! voila qui est ironique, dit Gorenflot; monsieur Briquet, auriez- vous perdu votre charite chretienne? -- J'en avais donc? -- Je crois aussi qu'il entre de l'envie dans votre fait: prenez-y garde, l'envie est un peche capital. -- De l'envie dans mon fait; et que puis-je envier, moi? je vous le demande. -- Hum! vous vous dites: le prieur dom Modeste Gorenflot monte progressivement, il est sur la ligne ascendante. -- Tandis que moi, je suis sur la ligne descendante, n'est-ce pas? repondit ironiquement Chicot. -- C'est la faute de votre fausse position, monsieur Briquet. -- Monsieur le prieur, souvenez-vous du texte de l'Evangile. -- Quel texte? -- Celui qui s'eleve sera abaisse, et celui qui s'abaisse sera eleve. -- Peuh! fit Gorenflot. [Illustration: Vous avez la un magnifique armet, frere Borromee. -- PAGE 112.] -- Allons, voila qu'il met en doute les textes saints, l'heretique! s'ecria Chicot en joignant les deux mains. -- Heretique! repeta Gorenflot; ce sont les huguenots qui sont heretiques. -- Schismatique alors! -- Voyons, que voulez-vous dire, monsieur Briquet? en verite, vous m'eblouissez. -- Rien, sinon que je pars pour un voyage et que je venais vous faire mes adieux, donc. Adieu, seigneur dom Modeste. -- Vous ne me quitterez pas ainsi. -- Si fait, pardieu! -- Vous? -- Oui, moi. -- Un ami? -- Dans la grandeur on n'a plus d'amis. -- Vous, Chicot? -- Je ne suis plus Chicot, vous me l'avez reproche tout a l'heure. -- Moi! quand cela? -- Quand vous avez parle de ma fausse position. -- Reproche! ah! quels mots vous avez aujourd'hui! Et le prieur baissa sa grosse tete dont les trois mentons s'aplatirent en un seul contre son cou de taureau. Chicot l'observait du coin de l'oeil: il le vit legerement palir. -- Adieu, et sans rancune pour les verites que je vous ai dites. Et il fit un mouvement pour sortir. -- Dites-moi tout ce que vous voudrez, monsieur Chicot, dit dom Modeste; mais n'ayez plus de ces regards-la pour moi! -- Ah! ah! il est un peu tard. -- Jamais trop tard! eh! tenez, on ne part pas sans manger, que diable! ce n'est pas sain, vous me l'avez dit vingt fois vous-meme! eh bien! dejeunons. Chicot etait decide a reprendre tous ses avantages d'un seul coup. -- Ma foi, non! dit-il, on mange trop mal ici. Gorenflot avait supporte les autres atteintes avec courage; il succomba sous celle-ci. -- On mange mal chez moi? balbutia-t-il eperdu. -- C'est mon avis du moins, dit Chicot. -- Vous avez eu a vous plaindre de votre dernier diner? -- J'en ai encore l'atroce saveur au palais; pouah! -- Vous avez fait pouah! s'ecria Gorenflot en levant les bras au ciel. -- Oui, dit resolument Chicot, j'ai fait pouah! -- Mais a quel propos? parlez. -- Les cotelettes de porc etaient indignement brulees. -- Oh! -- Les oreilles farcies ne croquaient pas sous la dent. -- Oh! -- Le chapon au riz ne sentait que l'eau. -- Juste ciel! -- La bisque n'etait pas degraissee. -- Misericorde! -- On voyait sur les coulis une huile qui nage encore dans mon estomac. -- Chicot! Chicot! soupira dom Modeste, du meme ton dont Cesar expirant dit a son assassin: Brutus! Brutus!... -- Et puis vous n'avez pas de temps a me donner. -- Moi? -- Vous m'avez dit que vous aviez affaire: me l'avez-vous dit, oui ou non? Il ne vous manquait plus que de devenir menteur. -- Eh bien! cette affaire, on peut la remettre. C'est une solliciteuse a revoir, voila tout. -- Recevez-la donc. -- Non! non! cher monsieur Chicot! quoiqu'elle m'ait envoye cent bouteilles de vin de Sicile. -- Cent bouteilles de vin de Sicile? -- Je ne la recevrai pas, quoique ce soit probablement une tres grande dame; je ne la recevrai pas: je ne veux recevoir que vous, cher monsieur Chicot. Elle voulait devenir ma penitente, cette grande dame qui envoie les bouteilles de vin de Sicile par centaine; eh bien, si vous l'exigez, je lui refuserai mes conseils spirituels; je lui ferai dire de prendre un autre directeur. -- Et vous ferez tout cela?... -- Pour dejeuner avec vous, cher monsieur Chicot! pour reparer mes torts envers vous. -- Vos torts viennent de votre feroce orgueil, dom Modeste. -- Je m'humilierai, mon ami. -- De votre insolente paresse. -- Chicot! Chicot! a partir du demain, je me mortifie en faisant faire tous les jours l'exercice a mes moines. -- A vos moines, l'exercice! fit Chicot en ouvrant les yeux; et quel exercice, celui de la fourchette? -- Non, celui des armes. -- L'exercice des armes? -- Oui, et cependant c'est fatigant de commander. -- Vous, commander l'exercice aux Jacobins? -- Je vais le commander du moins. -- A partir de demain? -- A partir d'aujourd'hui, si vous l'exigez. -- Et qui donc a eu cette idee de faire faire l'exercice a des frocards? -- Moi, a ce qu'il parait, dit Gorenflot. -- Vous? impossible! -- Si fait, j'en ai donne l'ordre a frere Borromee. -- Qu'est-ce encore que frere Borromee? -- Ah! c'est vrai, vous ne le connaissez pas. -- Qu'est-il? -- C'est le tresorier. -- Comment as-tu un tresorier que je ne connaisse pas, belitre? -- Il est ici depuis votre derniere visite. -- Et d'ou te vient ce tresorier? -- M. le cardinal de Guise me l'a recommande. -- En personne? -- Par lettre, cher monsieur Chicot, par lettre. -- Serait-ce cette figure de milan que j'ai vue en bas? -- C'est cela meme. -- Qui m'a annonce? -- Oui. -- Oh! oh! fit involontairement Chicot; et quelle qualite a-t-il, ce tresorier si chaudement appuye par M. le cardinal de Guise? -- Il compte comme Pythagore. -- Et c'est avec lui que vous avez decide ces exercices d'armes? -- Oui, mon ami. -- C'est-a-dire que c'est lui qui vous a propose d'armer vos moines, n'est-ce pas? -- Non, cher monsieur Chicot; l'idee est de moi, entierement de moi. -- Et dans quel but? -- Dans le but de les armer. -- Pas d'orgueil, pecheur endurci, l'orgueil est un peche capital; ce n'est point a vous qu'est venue cette idee. -- A moi ou a lui, je ne sais plus bien si c'est a lui ou a moi que l'idee est venue. Non, non, decidement, c'est a moi; il parait meme qu'a cette occasion j'ai prononce un mot latin tres judicieux et tres brillant. Chicot se rapprocha du prieur. -- Un mot latin, vous, mon cher prieur! dit Chicot, et vous le rappelez- vous, ce mot latin? -- _Militat spiritu...._ -- _Militat spiritu, militat gladio._ -- C'est cela, c'est cela! s'ecria dom Modeste avec enthousiasme. -- Allons, allons, dit Chicot, il est impossible de s'excuser de meilleure grace que vous ne le faites, dom Modeste; je vous pardonne. -- Oh! fit Gorenflot avec attendrissement. -- Vous etes toujours mon ami, mon veritable ami. Gorenflot essuya une larme. -- Mais dejeunons, et je serai indulgent pour le dejeuner. -- Ecoutez, dit Gorenflot avec enthousiasme, je vais faire dire au frere cuisinier que si la chere n'est pas royale, je le fais fourrer au cachot. -- Faites, faites, dit Chicot, vous etes le maitre, mon cher prieur. -- Et nous decoifferons quelques-unes des bouteilles de la penitente. -- Je vous aiderai de mes lumieres, mon ami. -- Que je vous embrasse, Chicot! -- Ne m'etouffez pas, et causons. XXI LES CONVIVES Gorenflot ne fut pas long a donner ses ordres. Si le digne prieur etait bien sur la ligne ascendante, comme il le pretendait, c'etait surtout en ce qui concernait les details d'un repas et les progres de la science culinaire. Dom Modeste manda frere Eusebe, qui comparut, non pas devant son chef, mais devant son juge. A la maniere dont il avait ete requis, il avait au reste devine qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire a son endroit chez le reverend prieur. -- Frere Eusebe, dit Gorenflot d'une voix severe, ecoutez ce que va vous dire M. Robert Briquet, mon ami. Vous vous negligez, a ce qu'il parait. J'ai oui parler d'incorrections graves dans votre derniere bisque, et d'une fatale negligence a propos du croquant de vos oreilles. Prenez garde, frere Eusebe, prenez garde, un seul pas fait dans la mauvaise voie entraine tout le corps. Le moine rougit et palit tour a tour, et balbutia une excuse qui ne fut point admise. -- Assez, dit Gorenflot. Frere Eusebe se tut. -- Qu'avez-vous aujourd'hui pour dejeuner? demanda le reverend prieur. -- J'aurai des oeufs brouilles aux cretes de coq. -- Apres? -- Des champignons farcis. -- Apres? -- Des ecrevisses au vin de Madere. -- Menu pied que tout cela, menu pied; quelque chose qui fasse un fond, voyons, dites vite. -- J'aurai en outre un jambon aux pistaches. -- Peuh! fit Chicot. -- Pardon, interrompit timidement Eusebe; il est cuit dans du vin de Xeres sec. Je l'ai pique d'un boeuf attendri dans une marinade d'huile d'Aix, ce qui fait qu'avec le gras du boeuf on mange le maigre du jambon, et avec le gras du jambon le maigre du boeuf. Gorenflot hasarda vers Chicot un regard accompagne d'un geste d'approbation. -- Bien cela, n'est-ce pas, dit-il, monsieur Robert? Chicot fit un geste de demi-satisfaction. -- Et apres, demanda Gorenflot, qu'avez-vous encore? -- On peut vous accommoder une anguille a la minute. -- Foin de l'anguille, dit Chicot. -- Je crois, monsieur Briquet, reprit Eusebe en s'enhardissant peu a peu, je crois que vous pouvez gouter de mes anguilles sans trop vous en repentir. -- Qu'ont-elles donc de rare, vos anguilles? -- Je les nourris d'une facon particuliere. -- Oh! oh! -- Oui, ajouta Gorenflot, il parait que les Romains ou les Grecs, je ne sais plus trop, un peuple d'Italie enfin, nourrissaient des lamproies comme fait Eusebe. Il a lu cela dans un auteur ancien nomme Suetone, lequel a ecrit sur la cuisine. -- Comment! frere Eusebe, s'ecria Chicot, vous donnez des hommes a manger a vos anguilles? -- Non, monsieur, je hache menu les intestins et les foies des volailles et du gibier, j'y ajoute un peu de viande de porc, je fais de tout cela une espece de chair a saucisse que je jette a mes anguilles, qui, dans l'eau douce et renouvelee sur un gravier fin, deviennent grasses en un mois, et, tout en engraissant, allongent considerablement. Celle que j'offrirai au seigneur prieur aujourd'hui, par exemple, pese neuf livres. -- C'est un serpent alors, dit Chicot. -- Elle avalait d'une bouchee un poulet de six jours. -- Et comment l'avez-vous accommodee? demanda Chicot. -- Oui, comment l'avez-vous accommodee? repeta le prieur. -- Depouillee, rissolee, passee au beurre d'anchois, roulee dans une fine chapelure, puis remise sur le gril, pendant dix secondes; apres quoi j'aurai l'honneur de vous la servir baignant dans une sauce epicee de piment et d'ail. -- Mais la sauce? -- Oui, la sauce elle-meme? -- Simple sauce d'huile d'Aix, battue avec des citrons et de la moutarde. -- Parfait, dit Chicot. Frere Eusebe respira. -- Maintenant il manque les confiteries, fit observer judicieusement Gorenflot. -- J'inventerai quelque mets capable d'agreer au seigneur prieur. -- C'est bien, je m'en rapporte a vous, dit Gorenflot; montrez-vous digne de ma confiance. Eusebe salua. -- Je puis donc me retirer? demanda-t-il. Le prieur consulta Chicot. -- Qu'il se retire, dit Chicot. -- Retirez-vous et envoyez-moi le frere sommelier. Eusebe salua et sortit. Le frere sommelier succeda au frere Eusebe et recut des ordres non moins precis et non moins detailles. Dix minutes apres, devant la table couverte d'une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deux larges fauteuils tout garnis de coussins, s'opposaient l'un a l'autre, fourchettes et couteaux en main, comme deux duellistes. La table, suffisamment grande pour six personnes, etait pourtant remplie, tant le sommelier avait accumule les bouteilles de formes et d'etiquettes differentes. Eusebe, fidele au programme, venait d'envoyer des oeufs brouilles, des ecrevisses et des champignons qui parfumaient l'air d'une moelleuse vapeur de truffe, de beurre frais comme la creme, de thym et de vin de Madere. Chicot attaqua en homme affame. Le prieur, au contraire, en homme qui se defie de lui-meme, de son cuisinier et de son convive. Mais, apres quelques minutes, ce fut Gorenflot qui devora, tandis que Chicot observait. On commenca par le vin du Rhin, puis l'on passa au bourgogne de 1550; on fit une excursion dans un ermitage dont on ignorait la date; on effleura le saint-perey; enfin l'on passa au vin de la penitente. -- Qu'en dites-vous? demanda Gorenflot apres en avoir goute trois fois sans oser se prononcer. -- Veloute, mais leger, fit Chicot; et comment s'appelle votre penitente? -- Je ne la connais pas, moi. -- Ouais! vous ne savez pas son nom? -- Non, ma foi, nous traitons par ambassadeur. Chicot fit une pause pendant laquelle il ferma doucement les yeux comme pour savourer une gorgee de vin qu'il retenait dans sa bouche avant de l'avaler, mais en realite pour reflechir. -- Ainsi donc, dit-il au bout de cinq minutes, c'est en face d'un general d'armee que j'ai l'honneur de diner? -- Oh! mon Dieu, oui! -- Comment, vous soupirez en disant cela? -- Ah! c'est bien fatigant, allez. -- Sans doute, mais c'est honorable, mais c'est beau. -- Superbe! seulement je n'ai plus de silence aux offices... et avant-hier j'ai ete oblige de supprimer un plat au souper. -- Supprimer un plat... et pourquoi donc? -- Parce que plusieurs de mes meilleurs soldats, je dois l'avouer, ont eu l'audace de trouver insuffisant le plat de raisine de Bourgogne qu'on donne en troisieme le vendredi. -- Voyez-vous cela!... insuffisant!... et quelle raison donnaient-ils de cette insuffisance? -- Ils pretendaient qu'ils avaient encore faim, et reclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard, ou poisson de haut gout. Comprenez- vous ces devorants? -- Dame! s'ils font des exercices, ce n'est point etonnant qu'ils aient faim, ces moines. -- Ou serait donc le merite? dit frere Modeste; bien manger et bien travailler, c'est ce que peut faire tout le monde. Que diable! il faut savoir offrir ses privations au Seigneur, continua le digne abbe en empilant un quartier de jambon et de boeuf sur une bouchee deja respectable de galantine dont frere Eusebe n'avait point parle, le mets etant trop simple, non pour etre servi, mais pour figurer sur la carte. -- Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot, vous allez vous etrangler, mon cher ami; vous devenez cramoisi. -- C'est d'indignation, repliqua le prieur en vidant son verre qui contenait une demi-pinte. Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenflot eut repose son verre sur la table: -- Voyons, dit Chicot, achevons votre histoire, elle m'interesse vivement, parole d'honneur. Vous leur avez donc retire un plat parce qu'ils trouvaient qu'ils n'avaient pas assez a manger. -- Tout juste. -- C'est ingenieux. -- Aussi la punition a-t-elle fait un rude effet; j'ai cru qu'on allait se revolter; les yeux brillaient, les dents claquaient. -- Ils avaient faim, dit Chicot; ventre de biche! c'est bien naturel. -- Ils avaient faim, n'est-ce pas? -- Sans doute. -- Vous le dites? vous le croyez? -- J'en suis sur. -- Eh bien! j'ai remarque, ce soir-la, un fait bizarre et que je recommanderai a l'analyse de la science; j'ai donc appele frere Borromee, en le chargeant de mes instructions touchant cette privation d'un plat, a laquelle j'ai ajoute, voyant la rebellion, privation de vin. -- Enfin? demanda Chicot. -- Enfin, pour couronner l'oeuvre, j'ai commande un nouvel exercice, voulant terrasser l'hydre de la revolte: les psaumes disent cela, vous savez; attendez donc: _Cabis poriabis diagonem_, eh! vous ne connaissez que cela, mordieu! -- _Proculcabis draconem_, fit Chicot en versant a boire au prieur. -- _Draconem_, c'est cela, bravo! A propos de dragon, mangez donc de cette anguille, elle emporte la bouche, c'est merveilleux! -- Merci, je ne puis plus respirer; mais racontez, racontez. -- Quoi? -- Votre fait bizarre. -- Lequel? je ne m'en souviens plus. -- Celui que vous vouliez recommander aux savants. -- Ah! oui, j'y suis, tres bien. -- J'ecoute. -- Je prescris donc un exercice pour le soir; je m'attendais a voir mes droles extenues, haves, suants, et j'avais prepare un sermon assez beau sur ce texte: _Celui qui mange mon pain_. -- Pain sec, dit Chicot. -- Precisement, pain sec, s'ecria Gorenflot, en dilatant, par un rire cyclopeen, ses robustes machoires. J'aurais joue sur le mot, et d'avance j'en avais ri tout seul une heure, quand je me trouve au milieu de la cour en presence d'une troupe de gaillards animes, nerveux, bondissants comme des sauterelles, et ceci est l'illusion sur laquelle je veux consulter les savants. -- Voyons l'illusion. -- Et sentant le vin d'une lieue. -- Le vin! Frere Borromee vous avait donc trahi? -- Oh! je suis sur de Borromee, s'ecria Gorenflot, c'est l'obeissance passive en personne: je dirais a frere Borromee de se bruler a petit feu, qu'il irait a l'instant meme chercher le gril et chaufferait les fagots. -- Ce que c'est que d'etre mauvais physionomiste, dit Chicot en se grattant le nez, il ne me fait pas du tout cet effet-la, a moi. -- C'est possible, mais moi, je connais mon Borromee, vois-tu, comme je te connais, mon cher Chicot, dit dom Modeste qui devenait tendre en devenant ivre. -- Et tu dis qu'ils sentaient le vin? -- Borromee? -- Non, tes moines. -- Comme des futailles, sans compter qu'ils etaient rouges comme des ecrevisses; j'en ai fait l'observation a Borromee. -- Bravo! -- Ah! c'est que je ne m'endors pas, moi. -- Et qu'a-t-il repondu? -- Attends, c'est fort subtil. -- Je le crois. -- Il a repondu que l'appetence tres vive produit des effets pareils a ceux de la satisfaction. -- Oh! oh! fit Chicot; en effet, c'est fort subtil, comme tu dis, ventre de biche! C'est un homme tres fort que ton Borromee; je ne m'etonne plus s'il a le nez et les levres si minces; et cela t'a convaincu? -- Tout a fait, et tu vas etre convaincu toi-meme; mais voyons, approche- toi un peu de moi, car je ne me remue plus sans etourdissement. Chicot s'approcha. Gorenflot fit de sa large main un cornet acoustique qu'il appliqua sur l'oreille de Chicot. -- Eh bien? demanda Chicot. -- Attends donc, je me resume. Vous souvenez-vous du temps ou nous etions jeunes, Chicot? -- Je m'en souviens. -- Du temps ou le sang brulait... ou les desirs immodestes?... -- Prieur! prieur! fit le chaste Chicot. -- C'est Borromee qui parle, et je maintiens qu'il a raison; l'appetence ne produisait-elle point parfois les illusions de la realite? Chicot se mit a rire si violemment que la table, avec toutes les bouteilles, trembla comme un plancher de navire. -- Bien, bien, dit-il, je vais me mettre a l'ecole de frere Borromee, et quand il m'aura bien penetre de ses theories, je vous demanderai une grace, mon reverend. -- Elle vous sera accordee, Chicot, comme tout ce que vous demanderez a votre ami. Maintenant, dites, quelle est cette grace? -- Vous me chargerez de l'economat du prieure pendant huit jours seulement. -- Et que ferez-vous pendant ces huit jours? -- Je nourrirai frere Borromee de ses theories; je lui servirai un plat, un verre vide, en lui disant: Desirez de toute la force de votre faim et de votre soif une dinde aux champignons et une bouteille de chambertin; mais prenez garde de vous griser avec ce chambertin, prenez garde d'avoir une indigestion de cette dinde, cher frere philosophe. -- Ainsi, dit Gorenflot, tu ne crois pas a l'appetence, paien? -- C'est bien! c'est bien! je crois ce que je crois; mais brisons sur les theories. -- Soit, dit Gorenflot, brisons et parlons un peu de la realite. Et Gorenflot se versa un verre plein. -- A ce bon temps dont tu parlais tout a l'heure, Chicot, dit-il, a nos soupers a la _Corne-d'Abondance_! -- Bravo! je croyais que tu avais oublie tout cela, reverend. -- Profane! tout cela dort sous la majeste de ma position; mais, morbleu! je suis toujours le meme. Et Gorenflot se mit a entonner sa chanson favorite, malgre les chuts de Chicot. Quand l'anon est deslache, Quand le vin est debouche, L'anon dresse son oreille, Le vin sort de la bouteille; Mais rien n'est si evente Que le moine en pleine treille; Mais rien n'est si debate Que le moine en liberte. -- Mais chut! donc, malheureux! dit Chicot; si frere Borromee entrait, il croirait qu'il y a huit jours que vous n'avez ni bu ni mange. -- Si frere Borromee entrait, il chanterait avec nous. -- Je ne crois pas. -- Et moi, je te dis.... -- De te taire et de repondre a mes questions. -- Parle alors. -- Tu ne m'en donnes pas le temps, ivrogne! -- Oh! ivrogne, moi! -- Voyons, il resulte de l'exercice des armes que ton couvent est change en une veritable caserne. -- Oui, mon ami, c'est le mot, veritable caserne, caserne veritable; jeudi dernier, est-ce jeudi? oui, c'est jeudi; attends donc, je ne sais plus si c'est jeudi. -- Jeudi ou vendredi, la date n'y fait rien. -- C'est juste, le fait, voila tout, n'est-ce pas? -- Eh bien! jeudi ou vendredi, dans le corridor, j'ai trouve deux novices qui se battaient au sabre avec deux seconds qui se preparaient de leur cote a en decoudre. -- Et qu'as-tu fait? -- Je me suis fait apporter un fouet pour rosser les novices qui se sont enfuis; mais Borromee.... -- Ah! ah! Borromee, encore Borromee. -- Toujours. -- Mais Borromee?... -- Borromee les a rattrapes et vous les a fustiges de telle facon qu'ils sont encore au lit, les malheureux! -- Je demande a voir leurs epaules pour apprecier la vigueur du bras de frere Borromee, fit Chicot. -- Nous deranger pour voir d'autres epaules que des epaules de mouton, jamais! Mangez donc de ces pates d'abricot. -- Non pas, morbleu! j'etoufferais. -- Buvez alors. -- Non plus: j'ai a marcher, moi. -- Eh bien! moi, crois-tu donc que je n'aie point a marcher? et cependant je bois. -- Oh! vous, c'est different; et puis pour crier les commandements il vous faut des poumons. -- Alors, un verre, rien qu'un verre de cette liqueur digestive, dont Eusebe a seul le secret. -- D'accord. -- Elle est si efficace, qu'eut-on dine de facon gloutonne, on se trouverait necessairement avoir faim deux heures apres son diner. -- Quelle recette pour les pauvres! Savez-vous que si j'etais roi, je ferais trancher la tete a Eusebe; sa liqueur est capable d'affamer un royaume. Oh! oh! qu'est-ce que cela? -- C'est l'exercice qui commence, dit Gorenflot. En effet, on venait d'entendre un grand bruit de voix et de ferraille venant de la cour. -- Sans le chef? dit Chicot. Oh! oh! voila des soldats assez mal disciplines, ce me semble. -- Sans moi? jamais! dit Gorenflot; d'ailleurs cela ne se peut pas, comprends-tu? puisque c'est moi qui commande, puisque l'instructeur, c'est moi; et, tiens, la preuve, c'est que j'entends frere Borromee qui vient prendre mes ordres. En effet, au moment meme, Borromee entrait, lancant a Chicot un regard oblique et prompt comme la fleche traitresse du Parthe. -- Oh! oh! pensa Chicot, tu as eu tort de me lancer ce regard-la; il t'a trahi. -- Seigneur prieur, dit Borromee, on n'attend plus que vous pour commencer la visite des armes et des cuirasses. -- Des cuirasses! oh! oh! se dit tout bas Chicot, un instant, j'en suis, j'en suis! Et il se leva precipitamment. -- Vous assisterez a mes manoeuvres, dit Gorenflot en se soulevant a son tour, comme ferait un bloc de marbre qui prendrait des jambes; votre bras, mon ami; vous allez voir une belle instruction. -- Le fait est que le seigneur prieur est un tacticien profond, dit Borromee, sondant l'imperturbable physionomie de Chicot. -- Dom Modeste est un homme superieur en toutes choses, repondit Chicot en s'inclinant. Puis tout bas, a lui-meme: -- Oh! oh! murmura-t-il, jouons serre, mon aiglon, ou voila un milan qui t'arracherait les plumes. XXII FRERE BORROMEE Lorsque Chicot, soutenant le reverend prieur, arriva par le grand escalier dans la cour du prieure, le coup d'oeil fut exactement celui d'une immense caserne en pleine activite. Partage en deux bandes de cent hommes chacune, les moines, la hallebarde, la pique ou le mousquet au pied, attendaient comme des soldats l'apparition de leur commandant. Cinquante a peu pres, parmi les plus forts et les plus zeles, avaient couvert leurs tetes de casques ou de salades: une ceinture attachait a leurs reins une longue epee; il ne leur manquait absolument qu'un bouclier de main pour ressembler aux anciens Medes, ou des yeux retrousses pour ressembler a des Chinois modernes. D'autres etalaient avec orgueil des cuirasses bombees, sur lesquelles ils aimaient a faire bruir un gantelet de fer. D'autres enfin, enfermes dans des brassards et dans des cuissards, s'exercaient a developper leurs jointures privees d'elasticite par ces carapaces partielles. Frere Borromee prit un casque des mains d'un novice, et se le posa sur la tete par un mouvement aussi prompt, aussi regulier que l'eut pu faire un reitre ou un lansquenet. Tandis qu'il en attachait les brides, Chicot ne pouvait s'empecher de regarder le casque; et tout en le regardant, sa bouche souriait; enfin, tout en souriant, il tournait autour de Borromee, comme pour l'admirer sur toutes ses faces. Il fit plus, il s'approcha du tresorier, et passa la main sur une des inegalites du heaume. -- Vous avez la un magnifique armet, frere Borromee, dit-il; ou l'avez- vous donc achete, mon cher prieur? Gorenflot ne put repondre, parce qu'en ce moment on l'attachait dans une cuirasse resplendissante, laquelle, bien que spacieuse a loger l'Hercule Farnese, etreignait douloureusement les ondulations luxuriantes de la chair du digne prieur. -- Ne bridez pas ainsi, mordieu! s'ecriait Gorenflot; ne serrez pas de cette force, j'etoufferais, je n'aurais plus de voix; assez! assez! -- Vous demandiez, je crois, au reverend prieur, dit Borromee, ou il avait achete mon casque? -- Je demandais cela au reverend prieur et non a vous, reprit Chicot, parce que je presume qu'en ce couvent, comme dans tous les autres, rien ne se fait que sur l'ordre du superieur. -- Certainement, dit Gorenflot, rien ici ne se fait que par mon ordre. Que demandez-vous, cher monsieur Briquet? -- Je demande a frere Borromee s'il sait d'ou vient ce casque. -- Il faisait partie d'un lot d'armures que le reverend prieur a achetees hier pour armer le couvent. -- Moi? fit Gorenflot. -- Votre Seigneurie a commande, elle se le rappelle, que l'on apportat ici plusieurs casques et plusieurs cuirasses, et l'on a execute les ordres de Votre Seigneurie. -- C'est vrai, c'est vrai, dit Gorenflot. -- Ventre de biche! dit Chicot, mon casque etait donc bien attache a son maitre, qu'apres l'avoir conduit moi-meme a l'hotel de Guise, il vienne comme un chien perdu me retrouver au prieure des Jacobins! En ce moment, sur un geste de frere Borromee, les lignes se faisaient regulieres et le silence s'etablit dans les rangs. Chicot s'assit sur un banc, afin d'assister a son aise aux manoeuvres. Gorenflot se tint debout, d'aplomb sur ses jambes comme sur deux poteaux. -- Attention! dit tout bas frere Borromee. Dom Modeste tira un sabre gigantesque de son fourreau de fer, et, le brandissant en l'air, il cria d'une voix de Stentor: -- Attention! -- Votre Reverence se fatiguerait peut-etre a faire les commandements, dit alors frere Borromee avec une douce prevenance. Votre Reverence souffrait ce matin: s'il lui plait menager sa precieuse sante, je commanderai aujourd'hui l'exercice. -- Je le veux bien, dit dom Modeste: en effet je suis souffrant, j'etouffe; allez. Borromee s'inclina, et, en homme habitue a ces sortes de consentements, il vint se placer au front de la troupe. -- Quel serviteur complaisant! dit Chicot; c'est une perle que ce gaillard-la. -- Il est charmant! je te le disais bien, repondit dom Modeste. -- Je suis sur qu'il te fait la meme chose tous les jours, dit Chicot. -- Oh! tous les jours. Il est soumis comme un esclave; je ne fais que lui reprocher ses prevenances. L'humilite n'est pas la servitude, ajouta sentencieusement Gorenflot. -- En sorte que tu n'as vraiment rien a faire ici, et que tu peux dormir sur les deux oreilles: frere Borromee veille pour toi. -- Oh! mon Dieu, oui. -- Voila ce que je voulais savoir, dit Chicot dont l'attention se porta sur Borromee tout seul. C'etait merveille que de voir, pareil a un cheval de guerre, se redresser sous le harnais le tresorier des moines. Son oeil dilate lancait des flammes, son bras vigoureux imprimait a l'epee des secousses tellement savantes qu'on eut dit un maitre en fait d'armes s'escrimant devant un peloton de soldats. Chaque fois que frere Borromee faisait une demonstration, Gorenflot la repetait en ajoutant: -- Borromee a raison; mais je vous ai deja dit cela, moi; rappelez-vous donc ma lecon d'hier. Passez l'arme d'une main dans l'autre; soutenez la pique, soutenez-la donc: le fer a la hauteur de l'oeil; de la tenue, par saint Georges! du jarret; demi-tour a gauche est exactement la meme chose que demi-tour a droite, excepte que c'est tout le contraire. -- Ventre de biche! dit Chicot, tu es un habile demonstrateur. -- Oui, oui, fit Gorenflot en caressant son triple menton, j'entends assez bien la manoeuvre. -- Et tu as dans Borromee un excellent eleve. -- Il m'a compris, dit Gorenflot; il est on ne peut plus intelligent. Les moines executerent la course militaire, sorte de manoeuvre fort en vogue a cette epoque, les passes d'armes, les passes d'epee, les passes de pique et les exercices a feu. Lorsqu'on en fut a cette derniere epreuve: -- Tu vas voir mon petit Jacques, dit le prieur a Chicot. -- Qu'est-ce que c'est que ton petit Jacques? -- Un gentil garcon que j'ai voulu attacher a ma personne, parce qu'il a des dehors calmes et une main vigoureuse, et avec tout cela la vivacite du salpetre. -- Ah! vraiment! Et ou donc est-il, ce charmant enfant? -- Attends, attends, je vais te le montrer; la, tiens, la-bas; celui qui tient un mousquet a la main et qui s'apprete a tirer le premier. -- Et il tire bien? -- C'est-a-dire qu'a cent pas le drole ne manque pas un noble a la rose. -- Voila un gaillard qui doit vertement servir une messe; mais attends donc, a ton tour. -- Quoi donc? -- Mais si, mais non. -- Tu connais mon petit Jacques? -- Moi, pas le moins du monde. -- Mais tu croyais le connaitre d'abord? -- Oui, il me semblait l'avoir vu dans certaine eglise, un jour, ou plutot une nuit que j'etais renferme dans un confessionnal; mais non, je me trompais, ce n'etait pas lui. Cette fois, nous devons l'avouer, les paroles de Chicot n'etaient pas exactement d'accord avec la verite. Chicot etait trop bon physionomiste, quand il avait vu une figure une fois, pour oublier jamais cette figure. Pendant qu'il etait, sans s'en douter, l'objet de l'attention du prieur et de son ami, le petit Jacques, comme l'appelait Gorenflot, chargeait en effet un mousquet pesant, long comme lui-meme, puis le mousquet charge, il vint se camper fierement a cent pas du but, et la, ramenant sa jambe droite en arriere, avec une precision toute militaire, il ajusta. Le coup partit, et la balle alla se loger au milieu du but, au grand applaudissement des moines. -- Tudieu! c'est bien vise, dit Chicot, et sur ma parole, voila un joli garcon. -- Merci, monsieur, repondit Jacques, dont les joues pales se colorerent d'une rougeur de plaisir. -- Tu manies les armes habilement, mon enfant, reprit Chicot. -- Mais, monsieur, j'etudie, fit Jacques. Et sur ces mots, laissant son mousquet inutile, apres la preuve d'adresse qu'il avait donnee, il prit une pique des mains de son voisin, et fit un moulinet que Chicot trouva parfaitement execute. Chicot renouvela ses compliments. -- C'est surtout a l'epee qu'il excelle, dit dom Modeste. Ceux qui s'y connaissent le jugent tres fort; il est vrai que le drole a des jarrets de fer, des poignets d'acier, et qu'il gratte le fer depuis le matin jusqu'au soir. -- Ah! voyons cela, dit Chicot. -- Vous voulez essayer sa force? dit Borromee. -- Je voudrais en avoir la preuve, repondit Chicot. -- Ah! continua le tresorier, c'est qu'ici personne, excepte moi peut- etre, n'est capable de lutter contre lui; etes-vous d'une certaine force, vous? -- Je ne suis qu'un pauvre bourgeois, dit Chicot en secouant la tete; autrefois j'ai pousse ma brette comme un autre; mais aujourd'hui mes jambes tremblent, mon bras vacille et ma tete n'est plus fort presente. -- Mais cependant vous pratiquez toujours? dit Borromee. -- Un peu, repondit Chicot en lancant a Gorenflot qui souriait un coup d'oeil qui arracha aux levres de celui-ci le nom de Nicolas David. Mais Borromee ne vit point le sourire, Borromee n'entendit pas ce nom, et avec un sourire plein de tranquillite, il ordonna que l'on apportat les fleurets et les masques d'escrime. Jacques, tout petillant de joie sous son enveloppe froide et sombre, releva sa robe jusqu'aux genoux et assura sa sandale sur le sable en faisant un appel. -- Decidement, dit Chicot, comme n'etant ni moine ni soldat, il y a quelque temps que je n'ai fait des armes, veuillez, je vous prie, frere Borromee, vous qui n'etes que muscles et tendons, donner la lecon a frere Jacques. Y consentez-vous, cher prieur? demanda Chicot a dom Modeste. -- Je l'ordonne! declama le prieur, toujours enchante de placer ce mot. Borromee ota son casque, Chicot se hata de tendre les deux mains, et le casque, depose entre les mains de Chicot, permit de nouveau a son ancien maitre de constater son identite; puis, tandis que notre bourgeois accomplissait cet examen, le tresorier relevait sa robe dans sa ceinture et se preparait. Tous les moines, animes de l'esprit de corps, vinrent faire cercle autour de l'eleve et du professeur. Gorenflot se pencha a l'oreille de son ami. -- C'est aussi amusant que de chanter vepres, n'est-ce pas? dit-il naivement. -- C'est ce que disent les chevau-legers, repondit Chicot avec la meme naivete. Les deux combattants se mirent en garde; Borromee, sec et nerveux, avait l'avantage de la taille; il avait en outre celui que donnent l'aplomb et l'experience. Le feu montait par vives lueurs aux yeux de Jacques, et animait les pommettes de ses joues d'une rougeur febrile. On voyait peu a peu tomber le masque religieux de Borromee, qui, le fleuret a la main, emporte par l'action si entrainante de la lutte d'adresse, se transformait en homme d'armes; il entremelait chaque coup d'une exhortation, d'un conseil, d'un reproche; mais souvent la vigueur, la promptitude, l'elan de Jacques triomphaient des qualites de son maitre, et frere Borromee recevait quelque bon coup en pleine poitrine. Chicot devorait ce spectacle des yeux, et comptait les coups de bouton. Lorsque l'assaut fut fini, ou plutot lorsque les tireurs firent une premiere pause: -- Jacques a touche six fois, dit Chicot, frere Borromee, neuf; c'est fort joli pour l'ecolier, mais ce n'est point assez pour le maitre. Un eclair inapercu a tout le monde, excepte a Chicot, passa dans les yeux de Borromee, et vint reveler un nouveau trait de son caractere. -- Bon! pensa Chicot, il est orgueilleux. -- Monsieur, repliqua Borromee d'une voix qu'a grand'peine il parvint a faire doucereuse, l'exercice des armes est bien rude pour tout le monde, et surtout pour de pauvres moines comme nous. -- N'importe, dit Chicot, decide a pousser maitre Borromee jusqu'en ses derniers retranchements; le maitre ne doit-pas avoir moins de la moitie en avantage sur son eleve. -- Ah! monsieur Briquet, fit Borromee, tout pale et se mordant les levres, vous etes bien absolu, ce me semble. -- Bon! il est colere, pensa Chicot, deux peches mortels; on dit qu'un seul suffit pour perdre un homme; j'ai beau jeu. Puis tout haut: -- Et si Jacques avait plus de calme, continua-t-il, je suis certain qu'il ferait jeu egal. -- Je ne crois pas, dit Borromee. -- Eh bien! j'en suis sur, moi. -- Monsieur Briquet, qui connait les armes, dit Borromee avec un ton amer, devrait peut-etre essayer la force de Jacques par lui-meme; il s'en rendrait mieux compte alors. -- Oh! moi, je suis vieux, dit Chicot. -- Oui, mais savant, dit Borromee. -- Ah! tu railles, pensa Chicot; attends, attends. Mais, continua-t-il, il y a une chose qui ote de la valeur a mon observation. -- Laquelle? -- C'est que frere Borromee, en digne maitre, a, j'en suis sur, laisse toucher Jacques un peu par complaisance. -- Ah! ah! fit Jacques a son tour en froncant le sourcil. -- Non certes, repondit Borromee en se contenant, mais exaspere au fond; j'aime Jacques certainement, mais je ne le perds point avec ces sortes de complaisances. -- C'est etonnant, fit Chicot comme se parlant a lui-meme, je l'avais cru, excusez-moi. -- Mais enfin, vous qui parlez, dit Borromee, essayez donc, monsieur Briquet. -- Oh! ne m'intimidez pas, dit Chicot. -- Soyez tranquille, monsieur, dit Borromee, on aura de l'indulgence pour vous; on connait les lois de l'Eglise. -- Paien! murmura Chicot. -- Voyons, monsieur Briquet, une passe seulement. -- Essaie, dit Gorenflot, essaie. -- Je ne vous ferai point de mal, monsieur, dit Jacques prenant a son tour le parti de son maitre, et desirant de son cote, donner son petit coup de dent; j'ai la main tres douce. -- Cher enfant! murmura Chicot en attachant sur le jeune moine un inexprimable regard qui se termina par un silencieux sourire. -- Voyons, dit-il, puisque tout le monde le veut.... -- Ah! bravo! firent les interesses avec l'appetit du triomphe. -- Seulement, dit Chicot, je vous previens que je n'accepte pas plus de trois passes. -- Comme il vous plaira, monsieur, fit Jacques. Et se levant lentement du banc sur lequel il etait retourne s'asseoir, Chicot serra son pourpoint, passa son gant d'arme, et assujettit son masque avec l'agilite d'une tortue qui attrape des mouches. -- Si celui-la arrive a la parade sur tes coups droits, souffla Borromee a Jacques, je ne fais plus assaut avec toi, je t'en previens. Jacques fit un signe de tete, accompagne d'un sourire qui signifiait: -- Soyez tranquille, maitre. Chicot, toujours avec la meme lenteur et la meme circonspection, se mit en garde, allongeant ses grands bras et ses longues jambes, que, par un miracle de precision, il disposa de maniere a en dissimuler l'enorme ressort et l'incalculable developpement. XXIII LA LECON L'escrime n'etait point, a l'epoque dont nous essayons, non-seulement de raconter les evenements, mais encore de peindre les moeurs et les habitudes, ce qu'elle est aujourd'hui. Les epees, tranchantes des deux cotes, faisaient que l'on frappait presque aussi souvent de taille que de pointe; en outre, la main gauche, armee d'une dague, etait a la fois defensive et offensive: il en resultait une foule de blessures, ou plutot d'egratignures, qui etaient dans un combat reel un puissant motif d'excitation. Quelus, perdant son sang par dix-huit blessures, se tenait debout encore, continuait de combattre, et ne fut pas tombe, si une dix- neuvieme blessure ne l'eut couche dans le lit qu'il ne quitta plus que pour le tombeau. L'escrime, apportee d'Italie, mais encore dans l'enfance de l'art, consistait donc a cette epoque dans une foule d'evolutions qui deplacaient considerablement le tireur et devaient, sur un terrain choisi par le hasard, rencontrer une foule d'obstacles dans les moindres accidents du sol. Il n'etait point rare de voir le tireur s'allonger, se raccourcir, sauter a droite, sauter a gauche, appuyer une main a terre; l'agilite non- seulement de la main, mais encore des jambes, mais de tout le corps, devait etre une des premieres conditions de l'art. Chicot ne paraissait pas avoir appris l'escrime a cette ecole; on eut dit, au contraire, qu'il avait pressenti l'art moderne, dont toute la superiorite, et surtout toute la grace, est dans l'agilite des mains et la presque immobilite du corps. Il se posa droit et ferme sur l'une et l'autre jambe, avec un poignet souple et nerveux a la fois, avec une epee qui semblait un jonc flexible et pliant, depuis la pointe jusqu'a la moitie de la lame, et qui etait d'un inflexible acier depuis la garde jusqu'au milieu. Aux premieres passes, en voyant devant lui cet homme de bronze dont le poignet seul semblait vivant, frere Jacques eut des impatiences de fer qui ne produisirent sur Chicot d'autre effet que de faire detendre son bras et sa jambe au moindre jour qu'il apercevait dans le jeu de son adversaire, et l'on comprend qu'avec cette habitude de frapper autant d'estoc que de pointe, ces jours etaient frequents. A chacun de ces jours, ce grand bras s'allongeait donc de trois pieds, et poussait droit dans la poitrine du frere un coup de bouton aussi methodique que si un mecanisme l'eut dirige, et non un organe de chair incertain et inegal. A chacun de ces coups de bouton, Jacques, rouge de colere et d'emulation, faisait un bond en arriere. Pendant dix minutes, l'enfant deploya toutes les ressources de son agilite prodigieuse; il s'elancait comme un chat-tigre, il se repliait comme un serpent, il se glissait sous la poitrine de Chicot, bondissait a droite et a gauche; mais celui-ci, avec son air calme et son grand bras, saisissait son temps, et, tout en ecartant le fleuret de son adversaire, envoyait toujours le terrible bouton a son adresse. Frere Borromee palissait du refoulement de toutes les passions qui l'avaient surexcite naguere. Enfin Jacques se rua une derniere fois sur Chicot, qui, le voyant mal d'aplomb sur ses jambes, lui presenta un jour pour qu'il se fendit a fond. Jacques n'y manqua point, et Chicot parant avec raideur, ecarta le pauvre eleve de la ligne d'equilibre, a tel point qu'il perdit contenance et tomba. Chicot, immobile comme un roc, etait reste a la meme place. Frere Borromee se rongeait les doigts jusqu'au sang. -- Vous ne nous aviez pas dit, monsieur, que vous etiez un pilier de salle d'armes, dit-il. -- Lui! s'ecria Gorenflot ebahi, mais triomphant par un sentiment d'amitie facile a comprendre; lui, il ne sort jamais! -- Moi, un pauvre bourgeois, dit Chicot; moi, Robert Briquet, un pilier de salle d'armes, ah! monsieur le tresorier! -- Mais enfin, monsieur, s'ecria frere Borromee, pour manier une epee comme vous le faites, il faut avoir enormement exerce. -- Eh! mon Dieu, oui, monsieur, repondit Chicot avec bonhomie; j'ai en effet tenu quelquefois l'epee; mais en la tenant j'ai toujours vu une chose. -- Laquelle? -- C'est que, pour celui qui la tient, l'orgueil est un mauvais conseiller, et la colere un mauvais aide; maintenant ecoutez, mon petit frere Jacques, ajouta-t-il, vous avez un joli poignet, mais vous n'avez ni jambes ni tete; vous etes vif, mais ne raisonnez pas. Il y a dans les armes trois choses essentielles: la tete d'abord, puis la main et les jambes; avec la premiere on peut se defendre, avec la premiere et la seconde on peut vaincre; mais en reunissant les trois on vainc toujours. -- Oh! monsieur, dit Jacques, faites donc assaut avec frere Borromee; ce sera certainement bien beau a voir. Chicot, dedaigneux, allait refuser la proposition; mais il reflechit que peut-etre l'orgueilleux tresorier en prendrait-il davantage. -- Soit, dit-il, et si frere Borromee y consent, je suis a ses ordres. -- Non, monsieur, repondit le tresorier, je serais battu; j'aime mieux l'avouer que de faire preuve. -- Oh! qu'il est modeste, qu'il est aimable! dit Gorenflot. -- Tu te trompes, lui repondit a l'oreille l'impitoyable Chicot, il est fou de vanite; a son age, si j'eusse trouve pareille occasion, j'eusse demande a genoux la lecon que Jacques vient de recevoir. Cela dit, Chicot reprit son gros dos, ses jambes circonflexes, sa grimace eternelle, et revint s'asseoir sur son banc. Jacques le suivit; l'admiration l'emportait chez le jeune homme sur la honte de la defaite. -- Donnez-moi donc des lecons, monsieur Robert, disait-il; le seigneur prieur le permettra: n'est-ce pas, Votre Reverence? -- Oui, mon enfant, repondit Gorenflot; avec plaisir. -- Je ne veux point marcher sur les brisees de votre maitre, mon ami, dit Chicot; et il salua Borromee. Borromee prit la parole. -- Je ne suis pas le seul maitre de Jacques, dit-il, je n'enseigne pas seul les armes ici; n'ayant pas seul l'honneur, permettez que je n'aie pas seul la defaite. -- Qui donc est son autre professeur? se hata de demander Chicot, voyant chez Borromee la rougeur qui decelait la crainte d'avoir commis une imprudence. -- Mais personne, reprit Borromee, personne. -- Si fait! si fait, dit Chicot, j'ai parfaitement entendu. Quel est donc votre autre maitre, Jacques? -- Eh! oui, oui, dit Gorenflot; un gros court que vous m'avez presente, Borromee, et qui vient ici quelquefois; une bonne figure, et qui boit agreablement. -- Je ne me rappelle plus son nom, dit Borromee. Frere Eusebe, avec sa mine beate et son couteau passe dans sa ceinture, s'avanca niaisement. -- Je le sais, moi, dit-il. Borromee lui fit des signes multiplies qu'il ne vit pas. -- C'est maitre Bussy-Leclerc, continua-t-il, lequel a ete professeur d'armes a Bruxelles. -- Ah! oui-da, fit Chicot, maitre Bussy-Leclerc! une bonne lame, ma foi! Et tout en disant cela avec toute la naivete dont il etait capable, Chicot attrapait au passage le coup d'oeil furibond que dardait Borromee sur le malencontreux complaisant. -- Tiens, je ne savais pas qu'il s'appelat Bussy-Leclerc. On avait oublie de m'en informer, dit Gorenflot. -- Je n'avais pas cru que le nom interessat le moins du monde Votre Seigneurie, dit Borromee. -- En effet, reprit Chicot, un maitre d'armes ou un autre, pourvu qu'il soit bon, n'importe. -- En effet, n'importe, reprit Gorenflot, pourvu qu'il soit bon. Et la-dessus il prit le chemin de l'escalier de son appartement, escorte de l'admiration generale. L'exercice etait termine. Au pied de l'escalier, Jacques reitera sa demande a Chicot, au grand deplaisir de Borromee; mais Chicot repondit: -- Je ne sais pas demontrer, mon ami; je me suis fait tout seul avec de la reflexion et de la pratique; faites comme moi: a tout sain esprit le bien profite. Borromee commanda un mouvement qui tourna tous les moines vers les batiments pour la rentree. Gorenflot s'appuya sur Chicot et monta majestueusement l'escalier. -- J'espere, dit-il avec orgueil, que voila une maison devouee au service du roi, et bonne a quelque chose, heim! -- Peste! je le crois bien, dit Chicot; on en voit de belles, reverend prieur, lorsque l'on vient chez vous. -- En un mois tout cela, en moins d'un mois meme. -- Et fait par vous? -- Fait par moi, par moi seul, comme vous voyez, dit Gorenflot en se redressant. -- C'est plus que je n'attendais, mon ami, et quand je reviendrai de ma mission.... -- Ah! c'est vrai, cher ami! parlons donc de votre mission. -- D'autant plus volontiers que j'ai un message, ou plutot un messager, a envoyer au roi avant mon depart. -- Au roi, cher ami, un messager? vous correspondez donc avec le roi? -- Directement. -- Et il vous faut un messager, dites-vous? -- Il me faut un messager. -- Voulez-vous un de nos freres? Ce serait un honneur pour le couvent si un de nos freres voyait le roi. -- Assurement. -- Je vais mettre deux de nos meilleures jambes a vos ordres. Mais contez- moi, Chicot, comment le roi qui vous croyait mort.... -- Je vous l'ai deja dit, je n'etais qu'en lethargie... et au moment venu j'ai ressuscite. -- Et pour rentrer en faveur? demanda Gorenflot. -- Plus que jamais, dit Chicot. -- Alors, fit Gorenflot en s'arretant, vous pourrez donc dire au roi tout ce que nous faisons ici dans son interet? -- Je n'y manquerai pas, mon ami, je n'y manquerai pas, soyez tranquille. -- Oh! cher Chicot, s'ecria Gorenflot qui se voyait eveque. -- Mais d'abord, j'ai deux choses a vous demander. -- Lesquelles? -- La premiere, de l'argent, que le roi vous rendra. -- De l'argent! s'ecria Gorenflot en se levant avec precipitation, j'en ai plein mes coffres. -- Vous etes bien heureux, par ma foi, dit Chicot. -- Voulez-vous mille ecus? -- Non pas, c'est beaucoup trop, cher ami, je suis modeste dans mes gouts, humble dans mes desirs; mon titre d'ambassadeur ne m'enorgueillit pas, et je le cache plutot que je ne m'en vante: cent ecus me suffiront. -- Les voila. Et la seconde chose? -- Un ecuyer. -- Un ecuyer? -- Oui, pour m'accompagner; j'aime la societe, moi. -- Ah! mon ami, si j'etais encore libre comme autrefois, dit Gorenflot en poussant un soupir. -- Oui, mais vous ne l'etes plus. -- La grandeur m'enchaine, murmura Gorenflot. -- Helas! dit Chicot, on ne peut pas tout faire a la fois; ne pouvant avoir votre honorable compagnie, tres cher prieur, je me contenterai donc de celle du petit frere Jacques. -- Du petit frere Jacques? -- Oui, il me plait, le gaillard. -- Et tu as raison, Chicot, c'est un sujet rare et qui ira loin. -- Je vais d'abord le mener a deux cent cinquante lieues, moi, si tu me l'accordes. -- Il est a toi, mon ami. Le prieur frappa sur un timbre, au bruit duquel accourut un frere servant. -- Qu'on fasse monter le frere Jacques et le frere charge des courses de la ville. Dix minutes apres, tous deux parurent sur le seuil de la porte. -- Jacques, dit Gorenflot, je vous donne une mission extraordinaire. -- A moi, monsieur le prieur? demanda le jeune homme etonne. -- Oui, vous allez accompagner M. Robert Briquet dans un grand voyage. -- Oh! s'ecria dans un enthousiasme nomade le jeune frere, moi en voyage avec M. Briquet, moi au grand air, moi en liberte! Ah! monsieur Robert Briquet, nous ferons des armes tous les jours, n'est-ce pas? -- Oui, mon enfant. -- Et je pourrai emporter mon arquebuse? -- Tu l'emporteras. Jacques bondit et s'elanca hors de la chambre avec des cris de joie. -- Quant a la commission, dit Gorenflot, je vous prie de donner vos ordres. Avancez, frere Panurge. -- Panurge, dit Chicot a qui ce nom rappelait des souvenirs qui n'etaient pas exempts de douceur; Panurge! -- Helas! oui, fit Gorenflot, j'ai choisi ce frere qui s'appelle comme l'autre, Panurge, pour lui faire faire les courses que l'autre faisait. -- Il est-donc hors de service, notre ancien ami? -- Il est mort, dit Gorenflot, il est mort. -- Oh! fit Chicot avec commiseration, le fait est qu'il devait se faire vieux. -- Dix-neuf ans, mon ami, il avait dix-neuf ans. -- C'est un fait de longevite remarquable, dit Chicot; il n'y a que les couvents pour offrir de pareils exemples. XXIV LA PENITENTE Panurge, ainsi annonce par le prieur, se montra bientot. Ce n'etait certes pas en raison de sa configuration morale ou physique qu'il avait ete admis a remplacer son defunt homonyme, car jamais figure plus intelligente n'avait ete deshonoree par l'application d'un nom d'ane. C'etait a un renard que ressemblait frere Panurge, avec ses petits yeux, son nez pointu et sa machoire en avant. Chicot le regarda un instant, et pendant cet instant, si court qu'il fut, il parut avoir apprecie a sa valeur le messager du couvent. Panurge resta humblement pres de la porte. -- Venez la, monsieur le courrier, dit Chicot; connaissez-vous le Louvre? -- Mais oui, monsieur, repondit Panurge. -- Et dans le Louvre, connaissez-vous un certain Henri de Valois? -- Le roi? -- Je ne sais pas si c'est bien le roi, en effet, dit Chicot; mais enfin on a l'habitude de le nommer ainsi. -- C'est au roi que j'aurai affaire! -- Justement: le connaissez-vous? -- Beaucoup, monsieur Briquet. -- Eh bien, vous demanderez a lui parler. -- On me laissera arriver? -- Jusqu'a son valet de chambre, oui; votre habit est un passeport; Sa Majeste est fort religieuse, comme vous savez. -- Et que dirai-je au valet de chambre de Sa Majeste? -- Vous direz que vous etes envoye par l'ombre. -- Par quelle ombre? -- La curiosite est un vilain defaut, mon frere. -- Pardon. -- Vous direz donc que vous etes envoye par l'ombre. -- Oui. -- Et que vous attendez la lettre. -- Quelle lettre? -- Encore! -- Ah! c'est vrai. -- Mon reverend, dit Chicot en se retournant vers Gorenflot, decidement j'aimais mieux l'autre Panurge. -- Voila tout ce qu'il y a a faire? demanda le courrier. -- Vous ajouterez que l'ombre attendra en suivant tout doucement la route de Charenton. -- C'est sur cette route que j'aurai a vous rejoindre, alors. -- Parfaitement. Panurge s'achemina vers la porte et souleva a portiere pour sortir: il sembla a Chicot qu'en accomplissant ce mouvement, frere Panurge avait demasque un ecouteur. Au reste, la portiere retomba si rapidement que Chicot n'eut pas pu repondre que ce qu'il prenait pour une realite n'etait pas une vision. L'esprit subtil de Chicot le conduisit bien vite a la presque certitude que c'etait frere Borromee qui ecoutait. -- Ah! tu ecoutes, pensa-t-il; tant mieux, en ce cas je vais parler pour toi. -- Ainsi, dit Gorenflot, vous voila honore d'une mission du roi, cher ami. -- Confidentielle, oui. -- Qui a rapport a la politique, je le presume? -- Et moi aussi. -- Comment! vous ne savez pas de quelle mission vous etes charge? -- Je sais que je porte une lettre, voila tout. -- Un secret d'Etat sans doute? -- Je le crois. -- Et vous ne vous doutez pas?... -- Nous sommes assez seuls pour que je vous dise ce que je pense, n'est-ce pas? -- Dites; je suis un tombeau pour les secrets. -- Eh bien, le roi s'est enfin decide a secourir le duc d'Anjou. -- En verite? -- Oui; M. de Joyeuse a du partir cette nuit pour cela. -- Mais vous, mon ami? -- Moi, je vais du cote de l'Espagne. -- Et comment voyagez-vous? -- Dame! comme nous faisions autrefois, a pied, a cheval, en chariot, selon que cela se trouvera. -- Jacques vous sera d'une bonne compagnie pour le voyage, et vous avez bien fait de le demander, il comprend le latin, le petit drole! -- J'avoue, quant a moi, qu'il me plait fort. -- Cela suffirait pour que je vous le donnasse, mon ami; mais je crois, en outre, qu'il vous serait un rude second, en cas de rencontre. -- Merci, cher ami, maintenant je n'ai plus, je crois, qu'a vous faire mes adieux. -- Adieu! -- Que faites-vous? -- Je m'apprete a vous donner ma benediction. -- Bah! entre nous, dit Chicot, inutile. -- Vous avez raison, repliqua Gorenflot, c'est bon pour des etrangers. Et les deux amis s'embrasserent tendrement. -- Jacques! cria le prieur, Jacques! Panurge montra son visage de fouine entre les deux portieres. -- Quoi! vous n'etes pas encore parti? s'ecria Chicot. [Illustration: Un homme prenait des mesures avec un long baton. -- PAGE 124.] -- Pardon, monsieur. -- Partez vite, dit Gorenflot, M. Briquet est presse; ou est Jacques? Frere Borromee apparut a son tour, l'air doucereux et la bouche riante. -- Frere Jacques? repeta le prieur. -- Frere Jacques est parti, dit le tresorier. -- Comment, parti! s'ecria Chicot. -- N'avez-vous pas desire que quelqu'un allat au Louvre, monsieur? -- Mais c'etait frere Panurge, dit Gorenflot. -- Oh! sot que je suis! j'avais entendu Jacques, dit Borromee en se frappant le front. Chicot fronca le sourcil; mais le regret de Borromee etait en apparence si sincere qu'un reproche eut paru cruel. -- J'attendrai donc, dit-il, que Jacques soit revenu. Borromee s'inclina en froncant le sourcil a son tour. -- A propos, dit-il, j'oubliais d'annoncer au seigneur prieur, et j'etais meme monte pour cela, que la dame inconnue vient d'arriver et qu'elle desire obtenir audience de Votre Reverence. Chicot ouvrit des oreilles immenses. -- Seule? demanda Gorenflot. -- Avec un ecuyer. -- Est-elle jeune? demanda Gorenflot. Borromee baissa pudiquement les yeux. -- Bon! il est hypocrite, pensa Chicot. -- Elle parait encore jeune! dit Borromee. -- Mon ami, dit Gorenflot se tournant du cote du faux Robert Briquet, tu comprends? -- Je comprends, dit Chicot, et je vous laisse; j'attendrai dans une chambre voisine ou dans la cour. -- C'est cela, mon cher ami. -- Il y a loin d'ici au Louvre, monsieur, fit observer Borromee, et frere Jacques peut tarder beaucoup, d'autant plus que la personne a laquelle vous ecrivez hesitera peut-etre a confier une lettre d'importance a un enfant. -- Vous faites cette reflexion un peu tard, frere Borromee. -- Dame! je ne savais pas; si l'on m'eut confie.... -- C'est bien, c'est bien; je vais me mettre en route a petits pas vers Charenton; l'envoye, quel qu'il soit, me rejoindra sur le chemin. Et il se dirigea vers l'escalier. -- Pas de ce cote, monsieur, s'il vous plait, dit vivement Borromee; la dame inconnue monte par la, et elle desire bien ne rencontrer personne. -- Vous avez raison, dit Chicot en souriant, je prendrai par le petit escalier. Et il s'avanca vers une porte de degagement, donnant dans un petit cabinet. -- Et moi, dit Borromee, je vais avoir l'honneur d'introduire la penitente pres du reverend prieur. -- C'est cela, dit Gorenflot. -- Vous savez le chemin? demanda Borromee avec inquietude. -- A merveille. Et Chicot sortit par le cabinet. Apres ce cabinet venait une chambre: l'escalier derobe donnait sur le palier de cette chambre. Chicot avait dit vrai, il connaissait le chemin, mais il ne connaissait plus la chambre. En effet, elle etait bien changee depuis sa derniere visite: de pacifique elle s'etait faite belliqueuse; les parois des murailles etaient tapissees d'armes, les tables et les consoles etaient chargees de sabres, d'epees et de pistolets; tous les angles contenaient un nid de mousquets et d'arquebuses. Chicot s'arreta un instant dans cette chambre; il eprouvait le besoin de reflechir. -- On me cache Jacques, on me cache la dame, on me pousse par les petits degres pour laisser le grand escalier libre, cela veut dire que l'on veut m'eloigner du moinillon et me cacher la dame, c'est clair. Je dois donc, en bonne strategie, faire exactement le contraire de ce que l'on desire que je fasse. En consequence, j'attendrai le retour de Jacques; et je me posterai de maniere a voir la dame mysterieuse. Oh! oh! voici une belle chemise de mailles jetee dans ce coin, fine et d'une trempe exquise. Il la souleva en l'admirant, -- Justement j'en cherchais une, dit-il: legere comme du lin, trop etroite de beaucoup pour le prieur; en verite on dirait que c'est pour moi que cette chemise a ete faite: empruntons-la donc a dom Modeste; je la lui rendrai a mon retour. Et Chicot plia prestement la tunique qu'il glissa sous son pourpoint. Il rattachait la derniere aiguillette quand frere Borromee parut sur le seuil. -- Oh! oh! murmura Chicot, encore toi; mais tu arrives trop tard, l'ami. Et croisant ses grands bras derriere son dos et se renversant en arriere, Chicot fit comme s'il admirait les trophees. -- Monsieur Robert Briquet cherche quelque arme a sa convenance? demanda Borromee. -- Moi, cher ami, dit Chicot, et pourquoi faire, mon Dieu, une arme? -- Dame! quand on s'en sert si bien. -- Theorie, cher frere, theorie, voila tout: un pauvre bourgeois comme moi peut etre adroit de ses bras et de ses jambes; mais ce qui lui manque, et ce qui lui manquera toujours, c'est le coeur d'un soldat. Le fleuret brille assez elegamment dans ma main; mais Jacques, croyez-le bien, me ferait rompre d'ici a Charenton avec la pointe d'une epee. -- Vraiment? fit Borromee a demi convaincu par l'air si simple et si bonhomme de Chicot, lequel, disons-le, venait de se faire plus bossu, plus tors et plus louche que jamais. -- Et puis, le souffle me manque, continua Chicot: vous avez remarque que je ne puis pas rompre; les jambes sont execrables, voila surtout mon defaut. -- Me permettrez-vous de vous faire observer, monsieur, que ce defaut est plus grand encore pour voyager que pour faire des armes? -- Ah! vous savez que je voyage, repondit negligemment Chicot. -- Panurge me la dit, repliqua Borromee en rougissant. -- Tiens, c'est drole, je ne croyais pas avoir parle de cela a Panurge; mais n'importe, je n'ai pas de raison de me cacher. Oui, mon frere, je fais un petit voyage; je vais dans mon pays ou j'ai du bien. -- Savez-vous, monsieur Briquet, que vous procurez un bien grand honneur au frere Jacques? -- Celui de m'accompagner? -- D'abord, mais ensuite de voir le roi. -- Ou son valet de chambre, car il est possible et meme probable que frere Jacques ne verra pas autre chose. -- Vous etes donc un familier du Louvre? -- Oh! un des plus familiers, monsieur; c'est moi qui fournissais le roi et les jeunes seigneurs de la cour de bas drapes. -- Le roi? -- J'avais deja sa pratique qu'il n'etait encore que duc d'Anjou. A son retour de Pologne, il s'est souvenu de moi et m'a fait fournisseur de la cour. -- C'est une belle connaissance que vous avez la, monsieur Briquet. -- La connaissance de Sa Majeste? -- Oui. -- Tout le monde ne dit pas cela, frere Borromee. -- Oh! les ligueurs. -- Tout le monde l'est peu ou prou aujourd'hui. -- Vous l'etes peu, vous, a coup sur? -- Moi, pourquoi cela? -- Quand on connait personnellement le roi. -- Eh! eh! j'ai ma politique comme les autres, fit Chicot. -- Oui, mais votre politique est en harmonie avec celle du roi? -- Ne vous y fiez pas; nous disputons souvent. -- Si vous disputez, comment vous confie-t-il une mission? -- Une commission, vous voulez dire? -- Mission ou commission, peu importe; l'une ou l'autre implique confiance. -- Peuh! pourvu que je sache bien prendre mes mesures, voila tout ce qu'il faut au roi. -- Vos mesures! -- Oui. -- Mesures politiques, mesures de finances? -- Non, mesures d'etoffes. -- Comment? fit Borromee stupefait. -- Sans doute; vous allez comprendre. -- J'ecoute. -- Vous savez que le roi a fait un pelerinage a Notre-Dame de Chartres. -- Oui, pour obtenir un heritier. -- Justement. Vous savez qu'il y a un moyen sur d'arriver au resultat que poursuit le roi. -- Il parait, en tout cas, que le roi n'emploie pas ce moyen. -- Frere Borromee! fit Chicot. -- Quoi? -- Vous savez parfaitement qu'il s'agit d'obtenir un heritier de la couronne par miracle, et non autrement. -- Et ce miracle, ou le demande?... -- A Notre-Dame de Chartres. -- Ah! oui, la chemise? -- Allons donc! c'est cela. Le roi lui a pris sa chemise, a cette bonne Notre-Dame, et l'a donnee a la reine, de sorte qu'en echange de cette chemise, il veut lui donner une robe pareille a celle de la Notre-Dame de Tolede, qui est, dit-on, la plus belle et la plus riche robe de vierge qui existe au monde. -- De sorte que vous allez.... -- A Tolede, cher frere Borromee, a Tolede, prendre mesure de cette robe et en faire une pareille. Borromee parut hesiter s'il devait croire ou ne pas croire Chicot sur parole. Apres de mures reflexions, nous sommes autorises a penser qu'il ne le crut pas. -- Vous jugez donc, continua Chicot, comme s'il ignorait entierement ce qui se passait dans l'esprit du frere tresorier, vous jugez donc que la compagnie des hommes d'eglise m'eut ete fort agreable en pareille circonstance. Mais le temps passe, et frere Jacques ne peut tarder maintenant. Au surplus, je vais l'attendre dehors, a la Croix-Faubin, par exemple. -- Je crois que cela vaut mieux, dit Borromee. -- Vous aurez donc la complaisance de le prevenir, aussitot son arrivee? -- Oui. -- Et vous me l'enverrez? -- Je n'y manquerai pas. -- Merci, cher frere Borromee, enchante d'avoir fait votre connaissance! Tous deux s'inclinerent: Chicot sortit par le petit escalier; derriere lui, frere Borromee ferma la porte au verrou. -- Allons, allons, dit Chicot, il est important, a ce qu'il parait, que je ne voie pas la dame; il s'agit donc de la voir. Et pour mettre ce projet a execution, Chicot sortit du prieure des Jacobins le plus ostensiblement possible, causa un instant avec le frere portier et s'achemina vers la Croix-Faubin en suivant le milieu de la route. Seulement, arrive a la Croix Faubin, il disparut a l'angle du mur d'une ferme, et la, sentant qu'il pouvait defier tous les argus du prieur, eussent-ils des yeux de faucon comme Borromee, il se glissa le long des batiments, suivit dans un fosse une haie qui faisait retour, et gagna, sans avoir ete apercu, une charmille assez bien garnie qui s'etendait juste en face du couvent. Arrive a ce point, qui lui presentait un centre d'observation tel qu'il le pouvait desirer, il s'assit ou plutot se coucha, et attendit que frere Jacques rentrat au couvent et que la dame en sortit. XXV L'EMBUSCADE Chicot, on le sait, n'etait pas long a prendre un parti. Il prit celui d'attendre, et cela le plus commodement possible. A travers l'epaisseur de la charmille, il se fit une fenetre pour ne point laisser passer inapercus les allants et les venants qui pouvaient l'interesser. La route etait deserte. Au plus loin que la vue de Chicot pouvait s'etendre, il n'apparaissait ni cavalier, ni curieux, ni paysan. Toute la foule de la veille s'etait evanouie avec le spectacle qui l'avait causee. Chicot ne vit donc rien qu'un homme assez mesquinement vetu, qui se promenait transversalement sur la route, et prenait des mesures avec un long baton pointu, sur le pave de Sa Majeste le roi de France. [Illustration: Cette femme, ah oui, c'est la duchesse. -- PAGE 126.] Chicot n'avait absolument rien a faire. Il fut enchante d'avoir trouve ce bonhomme pour lui servir de point de mire. -- Que mesurait-il? pourquoi mesurait-il? voila quelles furent, pendant une ou deux minutes, les plus serieuses reflexions de maitre Robert Briquet. Il se resolut a ne point le perdre de vue. Malheureusement, au moment ou, arrive au bout de sa mesure, l'homme allait relever la tete, une plus importante decouverte vint absorber toute son attention, en le forcant de lever les yeux vers un autre point. La fenetre du balcon de Gorenflot s'ouvrit a deux battants, et l'on vit apparaitre la respectable rotondite de dom Modeste, lequel, avec ses gros yeux ecarquilles, son sourire des jours de fete et ses plus galantes facons, conduisait une dame presque ensevelie sous une mante de velours garnie de fourrure. -- Oh! oh! se dit Chicot, voici la penitente. L'allure est jeune; voyons un peu la tete: la, bien, tournez-vous encore un peu de ce cote; a merveille! Il est vraiment singulier que je trouve des ressemblances a toutes les figures que je vois. Facheuse manie que j'ai la! bon. Voila l'ecuyer a present. Oh! oh! quant a lui, je ne me trompe pas, c'est bien Mayneville. Oui, oui, la moustache retroussee, l'epee a coquille, c'est lui-meme; mais raisonnons un peu: si je ne me trompe pas pour Mayneville, ventre de biche! pourquoi me tromperais-je pour madame de Montpensier? car cette femme, eh oui! morbleu! c'est la duchesse. Chicot, on peut le croire, abandonna des ce moment l'homme aux mesures, pour ne pas perdre de vue les deux illustres personnages. Au bout d'une seconde, il vit apparaitre derriere eux la face pale de Borromee, que Mayneville interrogea a plusieurs reprises. -- C'est cela, dit-il, tout le monde en est; bravo! conspirons, c'est la mode; mais, que diable! la duchesse veut-elle par hasard prendre pension chez dom Modeste, elle qui a deja la maison de Bel-Esbat, a cent pas d'ici? En ce moment, l'attention de Chicot eprouva un nouveau motif d'excitation. Tandis que la duchesse causait avec Gorenflot, ou plutot le faisait causer, M. de Mayneville fit un geste a quelqu'un du dehors. Chicot, pourtant, n'avait vu personne, excepte l'homme aux mesures. C'est qu'en effet c'etait a lui que ce geste etait adresse; il en resultait que l'homme aux mesures ne mesurait plus. Il s'etait arrete, en face du balcon, de profil et la face tournee du cote de Paris. Gorenflot continuait ses amabilites avec la penitente. M. de Mayneville glissa quelques mots a l'oreille de Borromee, et celui-ci se mit a l'instant meme a gesticuler derriere le prieur, d'une facon inintelligible pour Chicot, mais claire, a ce qu'il parait, pour l'homme aux mesures, car il s'eloigna, se posta dans un autre endroit ou un nouveau geste de Borromee et de Mayneville le cloua comme une statue. Apres quelques secondes d'immobilite, sur un nouveau signe fait par frere Borromee, il se livra a un genre d'exercice qui preoccupa d'autant plus Chicot qu'il lui etait impossible d'en deviner le but. De l'endroit qu'il occupait, l'homme aux mesures se mit a courir jusqu'a la porte du prieure, tandis que M. de Mayneville tenait sa montre a la main. -- Diable! diable! murmura Chicot, tout cela me parait suspect; l'enigme est bien posee; mais, si bien posee qu'elle soit, peut-etre en voyant le visage de l'homme aux mesures, la devinerais-je. En ce moment, comme si le demon familier de Chicot eut tenu a exaucer son voeu, l'homme aux mesures se retourna, et Chicot reconnut en lui Nicolas Poulain, lieutenant de la prevote, le meme a qui il avait vendu la veille ses vieilles cuirasses. -- Allons, fit-il, vive la Ligue! j'en ai assez vu maintenant pour deviner le reste avec un peu de travail! eh bien! soit, on travaillera. Apres quelques pourparlers entre la duchesse, Gorenflot et Mayneville, Borromee referma la fenetre et le balcon demeura desert. La duchesse et son ecuyer sortirent du prieure pour monter dans la litiere qui les attendait. Dom Modeste, qui les avait accompagnes jusqu'a la porte, s'epuisait en reverences. La duchesse tenait encore ouverts les rideaux de cette litiere pour repondre aux compliments du prieur, lorsqu'un moine jacobin, sortant de Paris par la porte Saint-Antoine, vint a la tete des chevaux qu'il regarda curieusement, puis au cote de la litiere dans laquelle il plongea son regard. Chicot reconnut dans ce moine le petit frere Jacques, revenu a grands pas du Louvre, et demeure en extase devant madame de Montpensier. -- Allons, allons, dit-il, j'ai de la chance. Si Jacques etait revenu plus tot, je n'eusse pu voir la duchesse, force que j'eusse ete de courir a mon rendez-vous de la Croix-Faubin. Maintenant, voici madame de Montpensier partie apres sa petite conspiration faite; c'est le tour de maitre Nicolas Poulain. Celui-la, je vais l'expedier en dix minutes. En effet, la duchesse, apres avoir passe devant Chicot sans le voir, roulait vers Paris, et Nicolas Poulain s'appretait a la suivre. Comme la duchesse, il lui fallait passer devant la haie habitee par Chicot. Chicot le vit venir, comme le chasseur voit venir la bete, s'appretant a la tirer quand elle serait a sa portee. Quand Poulain fut a la portee de Chicot, Chicot tira. -- Eh! l'homme de bien, dit-il de son trou, un regard par ici, s'il vous plait. Poulain tressaillit et tourna la tete du cote du fosse. -- Vous m'avez vu: tres bien! continua Chicot. Maintenant, n'ayez l'air de rien, maitre Nicolas... Poulain. Le lieutenant de la prevote bondit comme un daim, au coup de fusil. -- Qui etes-vous? demanda-t-il, et que desirez-vous? -- Qui je suis? -- Oui. -- Je suis un de vos amis, nouveau, mais intime; ce que je veux, ah! ca c'est un peu plus long a vous expliquer. -- Mais enfin, que desirez-vous? parlez. -- Je desire que vous veniez a moi. -- A vous? -- Oui, ici; que vous descendiez dans le fosse. -- Pourquoi faire? -- Vous le saurez; descendez d'abord. -- Mais.... -- Et que vous veniez vous asseoir le dos contre cette haie. -- Enfin.... -- Sans regarder de mon cote, sans que vous ayez l'air de vous douter que je suis la. -- Monsieur.... -- C'est beaucoup exiger, je le sais bien; mais, que voulez-vous, maitre Robert Briquet a le droit d'etre exigeant. -- Robert Briquet! s'ecria Poulain executant a l'instant meme la manoeuvre commandee. -- La, bien, asseyez-vous, c'est cela... Ah! ah! il parait que nous prenions nos petites dimensions sur la route de Vincennes? -- Moi! -- Sans aucun doute; apres cela, qu'y a-t-il d'etonnant a ce qu'un lieutenant de la prevote fasse l'office de voyer quand l'occasion s'en presente? -- C'est vrai, dit Poulain un peu rassure, vous voyez, je mesurais. D'autant mieux, continua Chicot, que vous operiez sous les yeux de tres illustres personnages. -- De tres illustres personnages? Je ne comprends pas. -- Comment! vous ignoriez?... -- Je ne sais ce que vous voulez dire. -- Cette dame et ce monsieur qui etaient sur le balcon, et qui viennent de reprendre leur course vers Paris, vous ne savez point ce qu'ils etaient? -- Je vous jure. -- Ah! comme c'est heureux pour moi d'avoir a vous apprendre une si riche nouvelle! Figurez-vous, monsieur Poulain, que vous aviez pour admirateurs dans vos fonctions de voyer, madame la duchesse de Montpensier et M. le comte de Mayneville. Ne remuez pas, s'il vous plait. -- Monsieur, dit Nicolas Poulain, essayant de lutter, ces propos, la facon dont vous me les adressez.... -- Si vous bougez, mon cher monsieur Poulain, reprit Chicot, vous m'allez pousser a quelque extremite. Tenez-vous donc tranquille. Poulain poussa un soupir. -- La, bien, continua Chicot. Je vous disais donc que, venant de travailler ainsi sous les yeux de ces personnages, et n'en ayant pas ete remarque, c'est vous qui le pretendez ainsi; je disais donc, mon cher monsieur, qu'il serait fort avantageux pour vous qu'un autre personnage illustre, le roi, par exemple, vous remarquat. -- Le roi? -- Sa Majeste, oui, monsieur Poulain; elle est fort portee, je vous assure, a admirer tout travail et a recompenser toute peine. -- Ah! monsieur Briquet, par pitie! -- Je vous repete, cher monsieur Poulain, que si vous remuez vous etes un homme mort: demeurez donc calme pour eviter cette disgrace. -- Mais que voulez-vous donc de moi, au nom du ciel? -- Votre bien, pas autre chose; ne vous ai-je pas dit que j'etais votre ami? -- Monsieur! s'ecria Nicolas Poulain au desespoir, je ne sais en verite quel tort je fais a Sa Majeste, a vous, ni a qui que ce soit au monde! [Illustration: Vous, mon ami, vous etes un lansquenet ou un gendarme. -- PAGE 130.] -- Cher monsieur Poulain, vous vous expliquerez avec qui de droit; ce ne sont point mes affaires; j'ai mes idees, voyez-vous, et j'y tiens; ces idees sont que le roi ne saurait approuver que son lieutenant de la prevote obeisse, quand il fait fonctions de voyer, aux gestes et indications de M. de Mayneville: qui sait, au reste, si le roi ne trouverait pas mauvais que son lieutenant de la prevote ait omis de consigner dans son rapport quotidien que madame de Montpensier et M. de Mayneville sont entres hier matin dans sa bonne ville de Paris? Rien que cela, tenez, monsieur Poulain, vous brouillerait bien certainement avec Sa Majeste. -- Monsieur Briquet, une omission n'est pas un crime, et certes Sa Majeste est trop eclairee.... -- Cher monsieur Poulain, vous vous faites, je crois, des chimeres; je vois plus clairement, moi, dans cette affaire-la. -- Que voyez-vous? -- Une belle et bonne potence. -- Monsieur Briquet! -- Attendez-donc, que diable! avec une corde neuve, quatre soldats aux quatre points cardinaux, pas mal de Parisiens autour de la potence, et certain lieutenant de la prevote de ma connaissance au bout de la corde. Nicolas Poulain tremblait si fort que de ce tremblement il ebranlait toute la charmille. -- Monsieur! dit-il en joignant les mains. -- Mais je suis votre ami, cher monsieur Poulain, continua Chicot, et, en cette qualite d'ami, voila un conseil que je vous donne. -- Un conseil? -- Oui, bien facile a suivre, Dieu merci! Vous allez de ce pas, entendez- vous bien? aller trouver.... -- Trouver... interrompit Nicolas plein d'angoisses, trouver qui? -- Un moment que je reflechisse, interrompit Chicot, trouver... M. d'Epernon. -- M. d'Epernon, l'ami du roi? -- Precisement; vous le prendrez a part. -- M. d'Epernon? -- Oui, et vous lui conterez toute l'affaire du toise de la route. -- Est-ce folie, monsieur? -- C'est sagesse, au contraire, supreme sagesse. -- Je ne comprends pas. -- C'est limpide, cependant. Si je vous denonce purement et simplement comme l'homme aux mesures et l'homme aux cuirasses, on vous branchera; si, au contraire, vous vous executez de bonne grace, on vous couvrira de recompenses et d'honneurs... Vous ne paraissez pas convaincu... A merveille, cela va me donner la peine de retourner au Louvre; mais, ma foi, j'irai quand meme; il n'est rien que je ne fasse pour vous. Et Nicolas Poulain entendit le bruit que faisait Chicot en derangeant les branches pour se lever. -- Non, non, dit-il, restez ici; j'irai. -- A la bonne heure; mais vous comprenez, cher monsieur Poulain, pas de subterfuges, car demain, moi, j'enverrai une petite lettre au roi, dont j'ai l'honneur, tel que vous me voyez, ou plutot tel que vous ne me voyez pas, d'etre l'ami intime, de sorte que, pour n'etre pendu qu'apres-demain, vous serez pendu aussi haut et plus court. -- Je pars, monsieur, dit le lieutenant atterre; mais vous abusez etrangement.... -- Moi? -- Oh! -- Eh! cher monsieur Poulain, elevez-moi des autels; vous etiez un traitre il y a cinq minutes, je fais de vous un sauveur de la patrie. A propos, courez vite, cher monsieur Poulain, car je suis tres presse de partir d'ici; pourtant je ne le puis faire que quand vous serez parti. Hotel. d'Epernon: n'oubliez pas. Nicolas Poulain se leva, et, avec le visage d'un homme desespere, s'elanca comme une fleche dans la direction de la porte Saint-Antoine. -- Ah! il etait temps, dit Chicot, car voila que l'on sort du prieure. Mais ce n'est pas mon petit Jacques. -- Eh! eh! dit Chicot, quel est ce drole, taille comme l'architecte d'Alexandre voulait tailler le mont Athos? Ventre de biche! c'est un bien gros chien pour accompagner un pauvre roquet comme moi! En voyant cet emissaire du prieur, Chicot se hata de courir vers la Croix- Faubin, lieu du rendez-vous. Comme il etait force de s'y rendre par un chemin circulaire, la ligne droite eut sur lui l'avantage de la rapidite, c'est-a-dire le moine geant, qui coupait la route a grandes enjambees, arriva le premier a la croix. Chicot, d'ailleurs, perdait un peu de temps a examiner, tout en marchant, son homme, dont la physionomie ne lui revenait pas le moins du monde. En effet, c'etait un veritable Philistin que ce moine. Dans la precipitation qu'il avait mise a venir trouver Chicot, sa robe de Jacobin n'etait pas meme fermee, et l'on entrevoyait par une fente ses jambes musculeuses, affublees d'un haut-de-chausse tout laique. Son capuchon mal rabattu laissait voir une criniere sur laquelle n'avait point encore passe le ciseau du prieure. Eu outre, certaine expression des moins religieuses crispait les coins profonds de sa bouche, et lorsqu'il voulait passer du sourire au rire, il laissait apercevoir trois dents, lesquelles semblaient des palissades plantees derriere le rempart de ses grosses levres. Des bras longs comme ceux de Chicot, mais plus gros, des epaules capables d'enlever les portes de Gaza, un grand couteau de cuisine passe dans la corde de sa ceinture, telles etaient, avec un sac roule comme un bouclier autour de sa poitrine, les armes defensives et offensives de ce Goliath des Jacobins. -- Decidement, dit Chicot, il est fort laid, et s'il ne m'apporte pas une excellente nouvelle, avec une tete comme celle-la, je trouverai qu'une pareille creature est fort inutile sur la terre. Le moine, voyant toujours approcher Chicot, le salua presque militairement. -- Que voulez-vous, mon ami? demanda Chicot. -- Vous etes monsieur Robert Briquet? -- En personne. -- En ce cas, j'ai pour vous une lettre du reverend prieur. -- Donnez. Chicot prit la lettre; elle etait concue en ces termes: " Mon cher ami, j'ai bien reflechi depuis notre separation, il m'est, en verite, impossible de laisser aller aux loups devorants du monde la brebis que le Seigneur m'a confiee. J'entends parler, vous le comprenez bien, de notre petit Jacques Clement, qui tout a l'heure a ete recu par le roi, et s'est parfaitement acquitte de votre message. Au lieu de Jacques, dont l'age est encore tendre, et qui doit ses services au prieure, je vous envoie un bon et digne frere de notre communaute; ses moeurs sont douces et son humeur innocente: je suis sur que vous l'agreerez pour compagnon de route.... " -- Oui, oui, pensa Chicot en jetant de cote un regard sur le moine: compte la-dessus. " Je joins a cette lettre ma benediction, que je regrette de ne vous avoir pas donnee de vive voix. Adieu, cher ami. " -- Voila une bien belle ecriture! dit Chicot lorsqu'il eut fini sa lecture. Je gagerais que la lettre a ete ecrite par le tresorier: il a une main superbe. -- C'est, en effet, frere Borromee qui a ecrit la lettre, repondit le Goliath. -- Eh bien, en ce cas, mon ami, reprit Chicot en souriant agreablement au grand moine, vous allez retourner au prieure. -- Moi? -- Oui, et vous direz a Sa Reverence que j'ai change d'avis, et que je desire voyager seul. -- Comment! vous ne m'emmenerez pas, monsieur? fit le moine avec un etonnement qui n'etait point exempt de menace. -- Non, mon ami, non. -- Et pourquoi cela, s'il vous plait? -- Parce que j'ai a faire des economies; les temps sont durs, et vous devez manger enormement. Le geant montra ses trois defenses. -- Jacques mange tout autant que moi, dit-il. -- Oui, mais Jacques etait un moine, fit Chicot. -- Et moi, que suis-je donc? -- Vous, mon ami, vous etes un lansquenet ou un gendarme, ce qui, entre nous soit dit, pourrait scandaliser la Notre-Dame vers qui je suis depute. -- Que parlez-vous donc de lansquenet et de gendarme? repondit le moine. Je suis un jacobin, moi; est-ce que ma robe n'est pas reconnaissable? -- L'habit ne fait pas le moine, mon ami, repliqua Chicot; mais le couteau fait le soldat: dites cela au frere Borromee, s'il vous plait. Et Chicot tira sa reverence au geant qui reprit le chemin du prieure, en grondant comme un chien qu'on chasse. Quant a notre voyageur, il laissa disparaitre celui qui devait etre son compagnon, et lorsqu'il l'eut vu s'engouffrer dans la grande porte du couvent, il alla se cacher derriere une haie, s'y depouilla de son pourpoint, et passa la fine chemise de mailles que nous connaissons sous sa chemise de toile. Sa toilette achevee, il coupa a travers champs pour rejoindre le chemin de Charenton. XXVI LES GUISES Le soir meme du jour ou Chicot partait pour la Navarre, nous retrouverons dans la grande chambre de l'hotel de Guise ou nous avons deja, dans nos precedents recits, conduit plus d'une fois nos lecteurs; nous retrouverons, disons-nous, dans la grande chambre de l'hotel de Guise, ce petit jeune homme a l'oeil vif, que nous avons vu entrer dans Paris en croupe sur le cheval de Carmainges, et qui n'etait autre, nous le savons deja, que la belle penitente de dom Gorenflot. Cette fois elle n'avait pris aucune precaution pour dissimuler sa personne ou son sexe. Madame de Montpensier, vetue d'une robe elegante, le col evase, les cheveux tout constelles d'etoiles de pierreries, comme c'etait la mode a cette epoque, attendait avec impatience, debout dans l'embrasure d'une fenetre, quelqu'un qui tardait a venir. L'ombre commencait a s'epaissir, la duchesse ne distinguait plus qu'a grand'peine la porte de l'hotel, sur laquelle ses yeux etaient constamment attaches. Enfin le pas d'un cheval se fit entendre, et dix minutes apres la voix de l'huissier annoncait mysterieusement chez la duchesse M. de Mayenne. Madame de Montpensier se leva et courut au devant de son frere avec une telle precipitation, qu'elle oublia de marcher sur la pointe du pied droit, comme c'etait son habitude lorsqu'elle tenait a ne pas boiter. -- Seul, mon frere? dit-elle, vous etes seul? -- Oui, ma soeur, dit le duc en s'asseyant apres avoir baise la main de la duchesse. -- Mais, Henri, ou donc est Henri? Savez-vous bien que tout le monde l'attend ici? -- Henri, ma soeur, n'a que faire encore a Paris, tandis qu'au contraire il a encore fort a faire dans les villes de Flandre et de Picardie. Notre travail est lent et souterrain; nous avons de l'ouvrage la-bas: pourquoi quitterions-nous cet ouvrage pour venir a Paris, ou tout est fait? -- Oui, mais ou tout se defera si vous ne vous hatez. -- Bah! -- Bah! tant que vous voudrez, mon frere. Je vous dis, moi, que les bourgeois ne se contentent plus de toutes ces raisons, qu'ils veulent voir leur duc Henri, que voila leur soif, leur delire. -- Ils le verront au bon moment. Mayneville ne leur a-t-il donc point explique tout cela? -- Sans contredit; niais vous le savez, sa voix ne vaut pas les votres. -- Au plus presse, ma soeur. Et Salcede? -- Mort. -- Sans parler? -- Sans souffler une parole. -- Bien. Et l'armement? -- Acheve. -- Paris? -- Divise en seize quartiers. -- Et chaque quartier a le chef que nous avons designe? -- Oui. -- Vivons donc en repos. Paque-Dieu! c'est ce que je viens dire a nos bons bourgeois. -- Ils ne vous ecouteront pas. -- Bah! -- Je vous dis qu'ils sont endiables. -- Ma soeur, vous avez un peu trop l'habitude de juger la precipitation d'autrui d'apres vos propres impatiences. -- M'en ferez-vous un reproche serieux? -- A Dieu ne plaise! mais ce que dit mon frere Henri doit etre execute. Or, mon frere Henri veut qu'on ne se hate aucunement. -- Que faire alors? demanda la duchesse avec impatience. -- Quelque chose presse-t-il, ma soeur? -- Tout, si l'on veut. -- Par quoi commencer, a votre avis? -- Par prendre le roi. -- C'est votre idee fixe; je ne dis pas qu'elle soit mauvaise, si l'on pouvait la mettre a execution; mais projeter et faire sont deux: rappelez- vous combien de fois nous avons echoue deja. -- Les temps sont changes; le roi n'a plus personne pour le defendre. -- Non, excepte les Suisses, les Ecossais, les gardes francaises. -- Mon frere, quand vous voudrez, moi, moi qui vous parle, je vous le montrerai sur une grande route, escorte de deux laquais seulement. -- On m'a dit cela cent fois, et je ne l'ai pas vu une seule. -- Vous le verrez donc si vous restez seulement a Paris trois jours. -- Encore un projet! -- Un plan, voulez-vous dire. -- Veuillez me le communiquer, en ce cas. -- Oh! c'est une idee de femme, et par consequent elle vous fera rire. -- A Dieu ne plaise que je blesse votre amour-propre d'auteur! Voyons le plan. -- Vous vous moquez de moi, Mayenne. -- Non, je vous ecoute. -- Eh bien! en quatre mots, voici.... En ce moment l'huissier souleva la tapisserie. -- Plait-il a Leurs Altesses de recevoir M. de Mayneville? demanda-t-il. -- Mon complice? dit la duchesse, qu'il entre. M. de Mayneville entra en effet, et vint baiser la main du duc de Mayenne. -- Un seul mot, monseigneur, dit-il; j'arrive du Louvre. -- Eh bien! s'ecrierent a la fois Mayenne et la duchesse. -- On se doute de votre arrivee. -- Comment cela? -- Je causais avec le chef du poste de Saint-Germain-l'Auxerrois, deux Gascons passerent. -- Les connaissez-vous? -- Non; ils etaient tout flambants neufs. Cap de bious! dit l'un, vous avez la un pourpoint qui est magnifique, mais qui, dans l'occasion, ne vous rendrait pas les memes services que votre cuirasse d'hier. -- Bah! bah! si solide que soit l'epee de M. de Mayenne, dit l'autre, gageons qu'elle n'entamera pas plus ce satin qu'elle n'eut entame la cuirasse. Et la-dessus le Gascon se repandit en bravades qui indiquaient que l'on vous savait proche. -- Et a qui appartiennent ces Gascons? -- Je n'en sais rien. -- Et ils se sont retires? -- Oh! pas ainsi, ils criaient haut; le nom de Votre Altesse fut entendu: quelques passants s'arreterent et demanderent si effectivement vous arriviez. Ils allaient repondre a la question, quand tout a coup un homme s'approcha du Gascon et lui toucha l'epaule: ou je me trompe bien, monseigneur, ou cet homme, c'etait Loignac. -- Apres? demanda la duchesse. -- A quelques mots dits tout bas, le Gascon ne repondit que par un geste de soumission, et suivit son interrupteur. -- De sorte que? -- De sorte que je n'ai pas pu en savoir davantage; mais, en attendant, defiez-vous. -- Vous ne les avez pas suivis? -- Si fait, mais de loin; je craignais d'etre reconnu comme gentilhomme de Votre Altesse. Ils se sont diriges du cote du Louvre, et ont disparu derriere l'hotel des Meubles. Mais apres eux, toute une trainee de voix repetait: Mayenne! Mayenne! -- J'ai un moyen tout simple de repondre, dit le duc. -- Lequel? demanda sa soeur. -- C'est d'aller saluer le roi ce soir. -- Saluer le roi? -- Sans doute, je viens a Paris; je lui donne des nouvelles de ses bonnes villes de Picardie, il n'y a rien a dire. -- Le moyen est bon, dit Mayneville. -- Il est imprudent, dit la duchesse. -- Il est indispensable, ma soeur, si en effet on se doute de mon arrivee a Paris. C'etait d'ailleurs l'opinion de notre frere Henri, que je descendisse tout botte devant le Louvre, pour presenter au roi les hommages de toute la famille. Une fois ce devoir accompli, je suis libre, et je puis recevoir qui bon me semble. -- Les membres du comite, par exemple; ils vous attendent. -- Je les recevrai a l'hotel Saint-Denis, a mon retour du Louvre, dit Mayenne. Donc, Mayneville, qu'on me rende mon cheval tel qu'il est, sans le bouchonner. Vous viendrez avec moi au Louvre. Vous, ma soeur, attendez- nous, s'il vous plait. -- Ici, mon frere? -- Non, a l'hotel Saint-Denis, ou j'ai laisse mes equipages et ou l'on me croit couche. Nous y serons dans deux heures. XXVII AU LOUVRE Ce jour-la aussi, jour de grandes aventures, le roi sortit de son cabinet et fit appeler M. d'Epernon. Il pouvait etre midi. Le duc s'empressa d'obeir et de passer chez le roi. Il trouva Sa Majeste debout dans une premiere chambre, considerant avec attention un moine jacobin qui rougissait et baissait les yeux sous le regard percant du roi. Le roi prit d'Epernon a part. -- Regarde donc, duc, dit-il en lui montrant le jeune homme, la drole de figure de moine que voila. -- De quoi s'etonne Votre Majeste? dit d'Epernon; je trouve la figure fort ordinaire, moi. -- Vraiment? Et le roi se prit a rever. -- Comment t'appelles-tu? lui dit-il. -- Frere Jacques, sire. -- Tu n'as pas d'autre nom? -- Mon nom de famille, Clement. -- Frere Jacques Clement? repeta le roi. -- Votre Majeste ne trouve-t-elle pas aussi quelque chose d'etrange dans le nom? dit en riant le duc. Le roi ne repondit point. -- Tu as tres bien fait la commission, dit-il au moine sans cesser de le regarder. -- Quelle commission, sire? demanda le duc avec cette hardiesse qu'on lui reprochait, et que lui donnait une familiarite de tous les jours. -- Rien, dit Henri, un petit secret entre moi et quelqu'un que tu ne connais pas, ou plutot que tu ne connais plus. -- En verite, sire, dit d'Epernon, vous regardez etrangement cet enfant, et vous l'embarrassez. -- C'est vrai, oui. Je ne sais pourquoi mes regards ne peuvent pas se defendre de lui; il me semble que je l'ai deja vu ou que je le verrai. Il m'est apparu dans un reve, je crois. Allons, voila que je deraisonne. Va- t'en, petit moine, tu as fini ta mission. On enverra la lettre demandee a celui qui la demande; sois tranquille. D'Epernon? -- Sire? -- Qu'on lui donne dix ecus. -- Merci, dit le moine. -- On dirait que tu as dit merci du bout des dents! reprit d'Epernon qui ne comprenait point qu'un moine parut mepriser dix ecus. -- Je dis merci du bout des dents, reprit le petit Jacques, parce que j'aimerais bien mieux un de ces beaux couteaux d'Espagne qui sont la appendus au mur. -- Comment, tu n'aimes pas mieux l'argent pour aller courir les farceurs de la foire Saint-Laurent, ou les clapiers de la rue Sainte-Marguerite? demanda d'Epernon. -- J'ai fait voeu de pauvrete et de chastete, repliqua Jacques. -- Donne-lui donc une de ces lames d'Espagne, et qu'il s'en aille, Lavalette, dit le roi. Le duc, en homme parcimonieux, choisit parmi les couteaux celui qui lui paraissait le moins riche et le donna au petit moine. C'etait un couteau catalan, a la lame large, effilee, solidement emmanchee dans un morceau de belle corne ciselee. Jacques le prit, tout joyeux de posseder une si belle arme, et se retira. Jacques parti, le duc essaya de nouveau de questionner le roi. -- Duc, interrompit le roi, as-tu, parmi tes quarante-cinq, deux ou trois hommes qui sachent monter a cheval? -- Douze au moins, sire, et tous seront cavaliers dans un mois. -- Choisis-en deux de ta main, et qu'ils viennent me parler a l'instant meme. Le duc salua, sortit, et appela Loignac dans l'antichambre. Loignac parut au bout de quelques secondes. -- Loignac, dit le duc, envoyez-moi a l'instant meme deux cavaliers solides; c'est pour accomplir une mission directe de Sa Majeste. Loignac traversa rapidement la galerie, arriva pres du batiment, que nous nommerons desormais le logis des Quarante-Cinq. La, il ouvrit la porte et appela d'une voix de maitre: -- Monsieur de Carmainges! Monsieur de Biran! -- M. de Biran est sorti, dit le factionnaire. -- Comment! sorti sans permission? -- Il etudie le quartier que monseigneur le duc d'Epernon lui a recommande ce matin. -- Fort bien! Appelez M. de Sainte-Maline, alors. Les deux noms retentirent sous les voutes, et les deux elus apparurent aussitot. -- Messieurs, dit Loignac, suivez-moi chez M. le duc d'Epernon. Et il les conduisit au duc, lequel, congediant Loignac, les conduisit a son tour au roi. Sur un geste de Sa Majeste, le duc se retira et les deux jeunes gens resterent. C'etait la premiere fois qu'ils se trouvaient devant le roi. Henri avait un aspect fort imposant. L'emotion se trahissait chez eux de facon differente. Sainte-Maline avait l'oeil brillant, le jarret tendu, la moustache herissee. Carmainges, pale, mais tout aussi resolu, bien que moins fier, n'osait, arreter son regard sur Henri. -- Vous etes de mes quarante-cinq, messieurs? dit le roi. -- J'ai cet honneur, sire, repliqua Sainte-Maline. -- Et vous, monsieur? -- J'ai cru que monsieur repondait pour nous deux, sire; voila pourquoi ma reponse s'est fait attendre; mais quant a etre au service de Votre Majeste, j'y suis autant que qui que ce soit au monde. -- Bien. Vous allez monter a cheval et prendre la route de Tours: la connaissez-vous? -- Je demanderai, dit Sainte-Maline. -- Je m'orienterai, dit Carmainges. -- Pour vous mieux guider, passez par Charenton, d'abord. -- Oui, sire. -- Vous pousserez jusqu'a ce que vous rencontriez un homme voyageant seul. -- Votre Majeste veut-elle nous donner son signalement? demanda Sainte- Maline. -- Une grande epee au cote ou au dos, de grands bras, de grandes jambes. -- Pouvons-nous savoir son nom, sire? demanda Ernauton de Carmainges, que l'exemple de son compagnon entrainait, malgre les habitudes de l'etiquette, a interroger le roi. -- Il s'appelle l'Ombre, dit Henri. -- Nous demanderons le nom de tous les voyageurs que nous rencontrerons, sire. -- Et nous fouillerons toutes les hotelleries. -- Une fois l'homme rencontre et reconnu, vous lui remettrez cette lettre. Les deux jeunes gens tendaient la main ensemble. Le roi demeura un instant embarrasse. -- Comment vous appelle-t-on? demanda-t-il a l'un d'eux. -- Ernauton de Carmainges, repondit-il. -- Et vous? -- Rene de Sainte-Maline. -- Monsieur de Carmainges, vous porterez la lettre, et monsieur de Sainte- Maline la remettra. Ernauton prit le precieux depot qu'il s'appreta a serrer dans son pourpoint. Sainte-Maline arreta son bras au moment ou la lettre allait disparaitre, et il en baisa respectueusement le scel. Puis il remit la lettre a Ernauton. Cette flatterie fit sourire Henri III. -- Allons, allons, messieurs, dit-il, je vois que je serai bien servi. -- Est-ce tout, sire? demanda Ernauton. -- Oui, messieurs; seulement une derniere recommandation. Les jeunes gens s'inclinerent et attendirent. -- Cette lettre, messieurs, dit Henri, est plus precieuse que la vie d'un homme. Sur votre tete, ne la perdez pas, remettez-la secretement a l'Ombre, qui vous en donnera un recu que vous me rapporterez, et surtout voyagez en gens qui voyagent pour leurs propres affaires. Allez. Les deux jeunes gens sortirent du cabinet royal, Ernauton comble de joie; Sainte-Maline gonflee de jalousie; l'un avec la flamme dans les yeux, l'autre avec un avide regard qui brulait le pourpoint de son compagnon. Monsieur d'Epernon les attendait: il voulut questionner. -- M. le duc, repondit Ernauton, le roi ne nous a point autorises a parler. Ils allerent a l'instant meme aux ecuries, ou le piqueur du roi leur delivra deux chevaux de route, vigoureux et bien equipes. M. d'Epernon les eut suivis certainement pour en savoir davantage, s'il n'eut ete prevenu, au moment ou Carmainges et Sainte-Maline le quittaient, qu'un homme voulait lui parler a l'instant meme et a tout prix. -- Quel homme? demanda le duc avec impatience. -- Le lieutenant de la prevote de l'Ile-de-France. -- Eh! parfandious! s'ecria-t-il, suis-je echevin, prevot ou chevalier du guet? -- Non, monseigneur, mais vous etes ami du roi, repondit une humble voix a sa gauche. Je vous en supplie, a ce titre ecoutez-moi donc! Le duc se retourna. Pres de lui, chapeau bas et oreilles basses, etait un pauvre solliciteur qui passait a chaque seconde par une des nuances de l'arc-en-ciel. -- Qui etes-vous? demanda brutalement le duc. -- Nicolas Poulain, pour vous servir, monseigneur. -- Et vous voulez me parler? -- Je demande cette grace. -- Je n'ai pas le temps. -- Meme pour entendre un secret, monseigneur? -- J'en ecoute cent tous les jours, monsieur: le votre fera cent et un; ce serait un de trop. -- Meme si celui-la interessait la vie de Sa Majeste? dit Nicolas Poulain en se penchant a l'oreille de d'Epernon. -- Oh! oh! je vous ecoute; venez dans mon cabinet. Nicolas Poulain essuya son front ruisselant de sueur, et suivit le duc. XXVIII LA REVELATION Monsieur d'Epernon, en traversant son antichambre, s'adressa a l'un des gentilshommes qui s'y tenaient a demeure. -- Comment vous nommez-vous, monsieur? demanda-t-il a un visage inconnu. -- Pertinax de Montcrabeau, monseigneur, repondit le gentilhomme. -- Eh bien, monsieur de Montcrabeau, placez-vous a ma porte, et que personne n'entre. -- Oui, monsieur le duc. -- Personne, vous entendez? -- Parfaitement. Et M. Pertinax, qui etait somptueusement vetu et qui faisait le beau dans des bas oranges, avec un pourpoint de satin bleu, obeit a l'ordre de d'Epernon. Il s'adossa en consequence au mur et prit position, les bras croises, le long de la tapisserie. Nicolas Poulain suivit le duc qui passa dans son cabinet. Il vit la porte s'ouvrir et se refermer, puis la portiere retomber sur la porte, et il commenca serieusement a trembler. -- Voyons votre conspiration, monsieur? dit sechement le duc; mais, pour Dieu, qu'elle soit bonne, car j'avais aujourd'hui une multitude de choses agreables a faire, et si je perds mon temps a vous ecouter, gare a vous! -- Eh! monsieur le duc, dit Nicolas Poulain, il s'agit tout simplement du plus epouvantable des forfaits. -- Alors, voyons le forfait. -- Monsieur le duc.... -- On veut me tuer, n'est-ce pas? interrompit d'Epernon en se raidissant comme un Spartiate; eh bien! soit, ma vie est a Dieu et au roi: qu'on la prenne. -- Il ne s'agit pas de vous, monseigneur. -- Ah! cela m'etonne. -- Il s'agit du roi. On veut l'enlever, monsieur le duc. -- Oh! encore cette vieille affaire d'enlevement! dit dedaigneusement d'Epernon. -- Cette fois la chose est assez serieuse, monsieur le duc, si j'en crois les apparences. -- Et quel jour veut-on enlever Sa Majeste? -- Monseigneur, la premiere fois que Sa Majeste ira a Vincennes dans sa litiere. -- Comment l'enlevera-t-on? -- En tuant ses deux piqueurs. -- Et qui fera le coup? -- Madame de Montpensier. D'Epernon se mit a rire. -- Cette pauvre duchesse, dit-il, que de choses on lui attribue! -- Moins qu'elle n'en projette, monseigneur. -- Et elle s'occupe de cela a Soissons? -- Madame la duchesse est a Paris. -- A Paris! -- J'en puis repondre a monseigneur. -- Vous l'avez vue? -- Oui. -- C'est-a-dire que vous avez cru la voir. -- J'ai eu l'honneur de lui parler. -- L'honneur? -- Je me trompe, monsieur le duc; le malheur. -- Mais, mon cher lieutenant de la prevote, ce n'est point la duchesse qui enlevera le roi? [Illustration: Madame de Montpensier.] -- Pardonnez-moi, monseigneur. -- Elle-meme? -- En personne, avec ses affides, bien entendu. -- Et ou se placera-t-elle pour presider a cet enlevement? -- A une fenetre du prieure des Jacobins, qui est, comme vous le savez, sur la route de Vincennes. -- Que diable me contez-vous la? -- La verite, monseigneur. Toutes les mesures sont prises pour que la litiere soit arretee au moment ou elle atteindra la facade du couvent. -- Et qui a pris ces mesures? -- Helas! -- Achevez donc, que diable! -- Moi, monseigneur. D'Epernon fit un bond en arriere. -- Vous? dit-il. Poulain poussa un soupir. -- Vous en etes, vous qui denoncez? continua d'Epernon. -- Monseigneur, dit Poulain, un bon serviteur du roi doit tout risquer pour son service. -- En effet, mordieu! vous risquez la corde. -- Je prefere la mort a l'avilissement ou a la mort du roi; voila pourquoi je suis venu. -- Ce sont de beaux sentiments, monsieur, et il vous faut de bien grandes raisons pour les avoir. -- J'ai pense, monseigneur, que vous etes l'ami du roi, que vous ne me trahiriez point, et que vous tourneriez au profit de tous la revelation que je viens faire. Le duc regarda longtemps Poulain, et scruta profondement les lineaments de cette figure pale. -- Il doit y avoir autre chose encore, dit-il; la duchesse, toute resolue qu'elle soit, n'oserait pas tenter seule une pareille entreprise. -- Elle attend son frere, repondit Nicolas Poulain. -- Le duc Henri! s'ecria d'Epernon avec la terreur qu'on eprouverait a l'approche du lion. -- Non pas le duc Henri, monseigneur, le duc de Mayenne seulement. -- Ah! fit d'Epernon respirant; mais n'importe il faut aviser a tous ces beaux projets. -- Sans doute, monseigneur, fit Poulain, et c'est pour cela que je me suis hate. -- Si vous avez dit vrai, monsieur le lieutenant, vous serez recompense. -- Pourquoi mentirais-je, monseigneur? Quel est mon interet, moi qui mange le pain du roi? Lui dois-je, oui ou non, mes services? J'irai donc jusqu'au roi, je vous en previens, si vous ne me croyez pas, et je mourrai, s'il le faut, pour prouver mon dire. -- Non, parfandious! vous n'irez pas au roi; entendez-vous, maitre Nicolas? et c'est a moi seul que vous aurez affaire. -- Soit, monseigneur; je n'ai dit cela que parce que vous paraissiez hesiter. -- Non, je n'hesite pas; et d'abord ce sont mille ecus que je vous dois. -- Monseigneur desire donc que ce soit a lui seul? -- Oui, j'ai de l'emulation, du zele, et je retiens le secret pour moi. Vous me le cedez, n'est-ce pas? -- Oui, monseigneur. -- Avec garantie que c'est un vrai secret? -- Oh! avec toute garantie. -- Mille ecus vous vont donc, sans compter l'avenir? -- J'ai une famille, monseigneur. -- Eh bien! mais, mille ecus, parfandious! -- Et si l'on savait en Lorraine que j'ai fait une pareille revelation, chaque parole que j'ai prononcee me couterait une pinte de sang. -- Pauvre cher homme! -- Il faut donc qu'en cas de malheur ma famille puisse vivre. -- Eh bien? -- Eh bien! voila pourquoi j'accepte les mille ecus. -- Au diable l'explication! et que m'importe a moi pour quel motif vous les acceptez, du moment ou vous ne les refusez pas? Les mille ecus sont donc a vous. -- Merci, monseigneur. Et voyant le duc s'approcher d'un coffre ou il plongea la main, Poulain s'avanca derriere lui. Mais le duc se contenta de tirer du coffre un petit livre sur lequel il ecrivit d'une gigantesque et effrayante ecriture: " Trois mille livres a M. Nicolas Poulain. " De sorte que l'on ne pouvait savoir s'il avait donne ces trois mille livres, ou s'il les devait. -- C'est comme si vous les teniez, dit-il. Poulain, qui avait avance la main et la jambe, retira sa jambe et sa main, ce qui le fit saluer. -- Ainsi, c'est convenu? dit le duc. -- Qu'y a-t-il de convenu, monseigneur? -- Vous continuerez a m'instruire? Poulain hesita: c'etait un metier d'espion qu'on lui imposait. -- Eh bien! dit le duc, ce supreme devoument est-il deja evanoui? -- Non, monseigneur. -- Je puis donc compter sur vous? Poulain fit un effort. -- Vous pouvez y compter, dit-il. -- Et, moi seul, je sais tout cela? -- Vous seul; oui, monseigneur. -- Allez, mon ami, allez; parfandious! que M. de Mayenne se tienne bien. Il prononca ces mots en soulevant la tapisserie pour donner passage a Poulain; puis lorsqu'il eut vu celui-ci traverser l'antichambre et disparaitre, il repassa vivement chez le roi. Le roi, fatigue d'avoir joue avec ses chiens, jouait au bilboquet. D'Epernon prit un air affaire et soucieux, que le roi, preoccupe d'une si importante besogne, ne remarqua meme point. Cependant, comme le duc gardait un silence obstine, le roi leva la tete et le regarda un instant. -- Eh bien! dit-il, qu'avons-nous encore, Lavalette? voyons, es-tu mort? -- Plut au ciel, sire! repondit d'Epernon, je ne verrais pas ce que je vois. -- Quoi? mon bilboquet? -- Sire, dans les grands perils, un sujet peut s'alarmer de la securite de son maitre. -- Encore des perils? le diable noir t'emporte, duc! Et, avec une dexterite remarquable, le roi enfila la boule d'ivoire par le petit bout de son bilboquet. -- Mais vous ignorez donc ce qui se passe? lui demanda le duc. -- Ma foi, peut-etre, dit le roi. -- Vos plus cruels ennemis vous entourent en ce moment, sire! -- Bah! qui donc? -- La duchesse de Montpensier, d'abord. -- Ah! oui, c'est vrai; elle regardait hier rouer Salcede. -- Comme Votre Majeste dit cela! -- Qu'est-ce que cela me fait, a moi? -- Vous le saviez donc? -- Tu vois bien que je le savais, puisque je te le dis. -- Mais que M. de Mayenne arrivat, le saviez-vous aussi? -- Depuis hier soir. -- Eh quoi! ce secret!... fit le duc avec une desagreable surprise. -- Est-ce qu'il y a des secrets pour le roi, mon cher? dit negligemment Henri. -- Mais qui a pu vous instruire? -- Ne sais-tu pas que, nous autres princes, nous avons des revelations? -- Ou une police. -- C'est la meme chose. -- Ah! Votre Majeste a sa police et n'en dit rien, reprit d'Epernon pique. -- Parbleu! qui donc m'aimera, si je ne m'aime? -- Vous me faites injure, sire! -- Si tu es zele, mon cher Lavalette, ce qui est une grande qualite, tu es lent, ce qui est un grand defaut. Ta nouvelle eut ete tres bonne hier a quatre heures, mais aujourd'hui.... -- Eh bien! sire, aujourd'hui? -- Elle arrive un peu tard, conviens-en. -- C'est encore trop tot, sire, puisque je ne vous trouve pas dispose a m'entendre, dit d'Epernon. -- Moi, il y a une heure que je t'ecoute. -- Quoi! vous etes menace, attaque; l'on vous dresse des embuches, et vous ne vous remuez pas! -- Pourquoi faire, puisque tu m'as donne une garde, et qu'hier tu as pretendu que mon immortalite etait assuree? Tu fronces les sourcils. Ah ca! mais tes quarante-cinq sont-ils retournes en Gascogne, ou ne valent- ils plus rien? En est-il de ces messieurs comme des mulets? le jour ou on les essaie, c'est tout feu; les a-t-on achetes, ils reculent. -- C'est bien, Votre Majeste verra ce qu'ils sont. -- Je n'en serai point fache; est-ce bientot, duc, que je verrai cela? -- Plus tot peut-etre que vous ne le pensez, sire. -- Bon, tu vas me faire peur. -- Vous verrez, vous verrez, sire. A propos, quand allez-vous a la campagne? -- Au bois? -- Oui. -- Samedi. -- Dans trois jours alors? -- Dans trois jours. -- Il suffit, sire. D'Epernon salua le roi et sortit. Dans l'antichambre, il s'apercut qu'il avait oublie de relever M. Pertinax de sa faction; mais M. Pertinax s'etait releve lui-meme. XXIX DEUX AMIS Maintenant, s'il plait au lecteur, nous suivrons les deux jeunes gens que le roi, enchante d'avoir ses petits secrets a lui, envoyait de son cote au messager Chicot. A peine a cheval, Ernauton et Sainte-Maline, pour ne point se laisser prendre le pas l'un sur l'autre, faillirent s'etouffer en passant au guichet. En effet, les deux chevaux, allant de front, broyerent l'un contre l'autre les genoux de leurs deux cavaliers. Le visage de Sainte-Maline devint pourpre, celui d'Ernauton devint pale. -- Vous me faites mal, monsieur! cria le premier, lorsqu'ils eurent franchi la porte; voulez-vous donc m'ecraser? -- Vous me faites mal aussi, dit Ernauton; seulement je ne me plains pas, moi. -- Vous voulez me donner une lecon, je crois? -- Je ne veux rien vous donner du tout. -- Ah ca! dit Sainte-Maline en poussant son cheval pour parler de plus pres a son compagnon, repetez-moi un peu ce mot. -- Pourquoi faire? -- Parce que je ne le comprends pas. -- Vous me cherchez querelle, n'est-ce pas? dit flegmatiquement Ernauton; tant pis pour vous. -- Et a quel propos vous chercherais-je querelle? est-ce que je vous connais, moi? riposta dedaigneusement Sainte-Maline. -- Vous me connaissez parfaitement, monsieur, dit Ernauton. D'abord, parce que la-bas d'ou nous venons, ma maison est a deux lieues de la votre, et que je suis connu dans le pays, etant de vieille souche; ensuite, parce que vous etes furieux de me voir a Paris, quand vous croyiez y avoir ete mande seul; en dernier lieu, parce que le roi m'a donne sa lettre a porter. -- Eh bien! soit, s'ecria Sainte-Maline bleme de fureur, j'accepte tout cela pour vrai. Mais il en resulte une chose.... -- Laquelle? -- C'est que je me trouve mal pres de vous. -- Allez-vous-en si vous voulez; pardieu! ce n'est pas moi qui vous retiens. -- Vous faites semblant de ne me point comprendre. -- Au contraire, monsieur, je vous comprends a merveille. Vous aimeriez assez a me prendre la lettre pour la porter vous-meme, malheureusement il faudrait me tuer pour cela. -- Qui vous dit que je n'en ai pas envie? -- Desirer et faire sont deux. -- Descendez avec moi jusqu'au bord de l'eau seulement, et vous verrez si, pour moi, desirer et faire sont plus d'un. -- Mon cher monsieur, quand le roi me donne a porter une lettre.... -- Eh bien? -- Eh bien, je la porte. -- Je vous l'arracherai de force, fat que vous etes! -- Vous ne me mettrez pas, je l'espere, dans la necessite de vous casser la tete comme a un chien sauvage? -- Vous? [Illustration: Sainte-Maline.] -- Sans doute, j'ai un grand pistolet, et vous n'en avez pas. -- Ah! tu me paieras cela! dit Sainte-Maline, en faisant faire un ecart a son cheval. -- Je l'espere bien; apres ma commission faite. -- Schelme! -- Pour ce moment observez-vous, je vous en supplie, monsieur de Sainte- Maline! car nous avons l'honneur d'appartenir au roi, et nous donnerions mauvaise opinion de la maison, en ameutant le peuple. Et puis, songez quel triomphe pour les ennemis de Sa Majeste, en voyant la discorde parmi les defenseurs du trone. Sainte-Maline mordait ses gants; le sang coulait sous sa dent furibonde. -- La, la, monsieur, dit Ernauton, gardez vos mains pour tenir l'epee quand nous y serons. -- Oh! j'en creverai! cria Sainte-Maline. -- Alors ce sera une besogne toute faite pour moi, dit Ernauton. On ne peut savoir ou serait allee la rage toujours croissante de Sainte- Maline, quand tout a coup Ernauton, en traversant la rue Saint-Antoine, pres de Saint-Paul, vit une litiere, poussa un cri de surprise et s'arreta pour regarder une femme a demi voilee. -- Mon page d'hier! murmura-t-il. La dame n'eut pas l'air de le reconnaitre et passa sans sourciller, mais en se rejetant cependant au fond de sa litiere. -- Cordieu! vous me faites attendre, je crois, dit Sainte-Maline, et cela pour regarder des femmes! -- Je vous demande pardon, monsieur, dit Ernauton en reprenant sa course. Les jeunes gens, a partir de ce moment, suivirent au grand trot la rue du Faubourg-Saint-Marceau: ils ne se parlaient plus, meme pour quereller. Sainte-Maline paraissait assez calme exterieurement; mais, en realite, tous les muscles de son corps fremissaient encore de colere. En outre, il avait reconnu, et cette decouverte ne l'avait aucunement adouci, comme on le comprendra facilement; en outre, il avait reconnu que, tout bon cavalier qu'il etait, il ne pourrait dans aucun cas donne suivre Ernauton, son cheval etant fort inferieur a celui de son compagnon, et suant deja sans avoir couru. Cela le preoccupait fort; aussi, comme pour se rendre positivement compte de ce que pourrait faire sa monture, la tourmentait-il de la houssine et de l'eperon. Cette insistance amena une querelle entre son cheval et lui. Cela se passait aux environs de la Bievre. La bete ne se mit point en frais d'eloquence, comme avait fait Ernauton; mais, se souvenant de son origine (elle etait Normande), elle fit a son cavalier un proces que celui-ci perdit. Elle debuta par un ecart, puis se cabra, puis fit un saut de mouton et se deroba jusqu'a la Bievre ou elle se debarrassa de son cavalier, en roulant avec lui jusque dans la riviere, ou ils se separerent. On eut entendu d'une lieue les imprecations de Sainte-Maline, quoiqu'a moitie etouffees par l'eau. Quand il fut parvenu a se mettre sur ses jambes, les yeux lui sortaient de la tete, et quelques gouttes de sang, coulant de son front ecorche, sillonnaient sa figure. Moulu comme il l'etait, couvert de boue, trempe jusqu'aux os, tout saignant et tout contusionne, Sainte-Maline comprenait l'impossibilite de rattraper sa bete; l'essayer meme etait une tentative ridicule. Ce fut alors que les paroles qu'il avait dites a Ernauton lui revinrent a l'esprit: s'il n'avait pas voulu attendre son compagnon une seconde rue Saint-Antoine, pourquoi son compagnon aurait-il l'obligeance de l'attendre une ou deux heures sur la route? Cette reflexion conduisit Sainte-Maline de la colere au plus violent desespoir, surtout lorsqu'il vit, du fond de son encaissement, le silencieux Ernauton piquer des deux en obliquant par quelque chemin qu'il jugeait sans doute le plus court. Chez les hommes veritablement irascibles, le point culminant de la colere est un eclair de folie, quelques-uns n'arrivent qu'au delire; d'autres vont jusqu'a la prostration totale des forces et de l'intelligence. Sainte-Maline tira machinalement son poignard; un instant il eut l'idee de se le planter jusqu'a la garde dans la poitrine. Ce qu'il souffrit en ce moment, nul ne pourrait le dire, pas meme lui. On meurt d'une pareille crise, ou, si on la supporte, on y vieillit de dix ans. Il remonta le talus de la riviere, s'aidant de ses mains et de ses genoux jusqu'a ce qu'il fut arrive au sommet: arrive la, son oeil egare interrogea la route; on n'y voyait plus rien. A droite, Ernauton avait disparu, se portant sans doute en avant; au fond, son propre cheval etait disparu egalement. Tandis que Sainte-Maline roulait dans son esprit exaspere mille pensees sinistres contre les autres et contre lui-meme, le galop d'un cheval retentit a son oreille, et il vit deboucher de cette route de droite, choisie par Ernauton, un cheval et un cavalier. Ce cavalier tenait un autre cheval en main. C'etait le resultat de la course de M. de Carmainges: il avait coupe vers la droite, sachant bien que, poursuivre un cheval, c'etait doubler son activite par la peur. Il avait donc fait un detour et coupe le passage au Bas-Normand, en l'attendant en travers d'une rue etroite. A cette vue, le coeur de Sainte-Maline deborda de joie: il ressentit un mouvement d'effusion et de reconnaissance qui donna une suave expression a son regard, puis tout a coup son visage s'assombrit; il avait compris toute la superiorite d'Ernauton sur lui, car il s'avouait qu'a la place de son compagnon, il n'eut pas meme eu l'idee d'agir comme lui. La noblesse du procede le terrassait: il la sentait pour la mesurer et en souffrir. Il balbutia un remerciment auquel Ernauton ne fit pas attention, ressaisit furieusement la bride de son cheval, et, malgre la douleur, se remit en selle. Ernauton, sans dire un seul mot, avait pris les devants au pas en caressant son cheval. Sainte-Maline, nous l'avons dit, etait excellent cavalier; l'accident dont il avait ete victime etait une surprise; au bout d'un instant de lutte dans laquelle cette fois il eut l'avantage, redevenu maitre de sa monture, il lui fit prendre le trot. -- Merci, monsieur, vint-il dire une seconde fois a Ernauton, apres avoir consulte cent fois son orgueil et les convenances. Ernauton se contenta de s'incliner de son cote, en touchant son chapeau de la main. La route parut longue a Sainte-Maline. Vers deux heures et demie environ, ils apercurent un homme qui marchait, escorte d'un chien: il etait grand, avait une epee au cote; il n'etait pas Chicot, mais il avait des bras et des jambes dignes de lui. Sainte-Maline, encore tout fangeux, ne put se tenir; il vit qu'Ernauton passait et ne prenait pas meme garde a cet homme. L'idee de trouver son compagnon en faute passa comme un mechant eclair dans l'esprit du Gascon; il poussa vers l'homme et l'aborda. -- Voyageur, demanda-t-il, n'attendez-vous point quelque chose? Le voyageur regarda Sainte-Maline dont en ce moment, il faut l'avouer, l'aspect n'etait point agreable. La figure decomposee par la colere recente, cette boue mal sechee sur ses habits, ce sang mal seche sur ses joues, de gros sourcils noirs fronces, une main fievreuse etendue vers lui, avec un geste de menace bien plus que d'interrogation, tout cela parut sinistre au pieton. -- Si j'attends quelque chose, dit-il, ce n'est pas quelqu'un: et si j'attends quelqu'un, a coup sur ce quelqu'un n'est pas vous. -- Vous etes fort impoli, mon maitre, dit Sainte-Maline enchante de trouver enfin une occasion de lacher la bride a sa colere, et furieux en outre de voir qu'il venait, en se trompant, de fournir un nouveau triomphe a son adversaire. Et en meme temps qu'il parlait, il leva sa main armee de la houssine pour frapper le voyageur; mais celui-ci leva son baton et en assena un coup sur l'epaule de Sainte-Maline, puis il siffla son chien qui bondit aux jarrets du cheval et a la cuisse de l'homme, et emporta de chaque endroit un lambeau de chair et un morceau d'etoffe. Le cheval, irrite par la douleur, prit une seconde fois sa course en avant, il est vrai, mais sans pouvoir etre retenu par Sainte-Maline qui, malgre tous ses efforts, demeura en selle. Il passa ainsi emporte devant Ernauton, qui le vit passer sans meme sourire de sa mesaventure. Lorsqu'il eut reussi a calmer son cheval, lorsque M. de Carmainges l'eut rejoint, son orgueil commencait, non pas a diminuer, mais a entrer en composition. -- Allons! allons! dit-il en s'efforcant de sourire, je suis dans mon jour malheureux, a ce qu'il parait. Cet homme ressemblait fort cependant au portrait que nous avait fait Sa Majeste de celui a qui nous avons affaire. Ernauton garda le silence. -- Je vous parle, monsieur, dit Sainte-Maline exaspere par ce sang-froid qu'il regardait avec raison comme une preuve de mepris, et qu'il voulait faire cesser par quelque eclat definitif, dut-il lui en couter la vie; je vous parle, n'entendez-vous pas? -- Celui que Sa Majeste nous avait designe, repondit Ernauton, n'avait pas de baton et n'avait pas de chien. -- C'est vrai, repondit Sainte-Maline, et si j'avais reflechi, j'aurais une contusion de moins a l'epaule, et deux crocs de moins sur la cuisse. Il fait bon etre sage et calme, a ce que je vois. Ernauton ne repondit point; mais se haussant sur les etriers et mettant la main au-dessus de ses yeux en maniere de garde-vue: -- Voila la bas, dit-il, celui que nous cherchons et qui nous attend. -- Peste! monsieur, dit sourdement Sainte-Maline, jaloux de ce nouvel avantage de son compagnon, vous avez une bonne vue; moi je ne distingue qu'un point noir, et encore est ce a peine. [Illustration: Sainte-Maline serra convulsivement les poings. -- PAGE 147.] Ernauton, sans repondre, continua d'avancer; bientot Sainte-Maline put voir et reconnaitre a son tour l'homme designe par le roi. Un mauvais mouvement le prit, il poussa son cheval en avant pour arriver le premier. Ernauton s'y attendait: il le regarda sans menace et sans intention apparente: ce coup d'oeil fit rentrer Sainte-Maline en lui-meme, et il remit son cheval au pas. XXX SAINTE-MALINE Ernauton ne s'etait point trompe, l'homme designe etait bien Chicot. Il avait, de son cote, bonne vue et bonne oreille; il avait vu et entendu les cavaliers de fort loin. Il s'etait doute que c'etait a lui qu'ils avaient affaire, de sorte qu'il les attendait. Quand il n'eut plus aucun doute a cet egard, et qu'il eut vu que les deux cavaliers se dirigeaient bien vers lui, il posa sans affectation sa main sur la poignee de sa longue epee, comme pour prendre une attitude noble. Ernauton et Sainte-Maline se regarderent tous deux une seconde, muets tous deux. -- A vous, monsieur, si vous le voulez bien, dit en s'inclinant Ernauton a son adversaire; car, en cette circonstance, le mot adversaire est plus convenable que celui de compagnon. Sainte-Maline fut suffoque; la surprise de cette courtoisie lui serrait la gorge; il ne repondit qu'en baissant la tete. Ernauton vit qu'il gardait le silence, et prit alors la parole. -- Monsieur, dit-il a Chicot, nous sommes, monsieur et moi, vos serviteurs. Chicot salua avec son plus gracieux sourire. -- Serait-il indiscret, continua le jeune homme, de vous demander votre nom? -- Je m'appelle l'Ombre, monsieur, repondit Chicot. -- Oui, monsieur. -- Vous serez assez bon, n'est-ce pas, pour nous dire ce que vous attendez? -- J'attends une lettre. -- Vous comprenez notre curiosite, monsieur, et elle n'a rien d'offensant pour vous. Chicot s'inclina toujours, et avec un sourire de plus en plus gracieux. -- De quel endroit attendez-vous cette lettre? continua Ernauton. -- Du Louvre. -- Scellee de quel sceau? -- Du sceau royal. Ernauton mit sa main dans sa poitrine. -- Vous reconnaitriez sans doute cette lettre? dit-il. -- Oui, si je la voyais. Ernauton tira la lettre de sa poitrine. -- La voici, dit Chicot, et, pour plus grande surete, vous savez, n'est-ce pas, que je dois vous donner quelque chose en echange? -- Un recu? -- C'est cela. -- Monsieur, reprit Ernauton, j'etais charge par le roi de vous porter cette lettre; mais c'est monsieur que voici qui est charge de vous la remettre. Et il tendit la lettre a Sainte-Maline, qui la prit et la deposa aux mains de Chicot. -- Merci, messieurs, dit ce dernier. -- Vous voyez, ajouta Ernauton, que nous avons fidelement rempli notre mission. Il n'y a personne sur la route, personne ne nous a donc vus vous parler ou vous donner la lettre. -- C'est juste, monsieur, je le reconnais, et j'en ferai foi au besoin. Maintenant a mon tour. -- Le recu, dirent ensemble les deux jeunes gens. -- Auquel des deux dois-je le remettre? -- Le roi ne l'a point dit! s'ecria Sainte-Maline en regardant son compagnon d'un air menacant. -- Faites le recu par duplicata, monsieur, reprit Ernauton, et donnez-en un a chacun de nous; il y a loin d'ici au Louvre, et sur la route il peut arriver malheur a moi ou a monsieur. Et en disant ces mots, les yeux d'Ernauton s'illuminaient a leur tour d'un eclair. -- Vous etes un homme sage, monsieur, dit Chicot a Ernauton. Et il tira des tablettes de sa poche, en dechira deux pages, et sur chacune d'elles il ecrivit: " Recu des mains de M. Rene de Sainte-Maline la lettre apportee par M. Ernauton de Carmainges. L'OMBRE. " -- Adieu, monsieur, dit Sainte-Maline en s'emparant de son recu. -- Adieu, monsieur, et bon voyage, ajouta Ernauton: avez-vous autre chose a transmettre au Louvre? -- Absolument rien, messieurs; grand merci, dit Chicot. Ernauton et Sainte-Maline tournerent la tete de leurs chevaux vers Paris, et Chicot s'eloigna d'un pas que le meilleur mulet eut envie. Lorsque Chicot eut disparu, Ernauton, qui avait fait cent pas a peine, arreta court son cheval, et s'adressant a Sainte-Maline: -- Maintenant, monsieur, dit-il, pied a terre, si vous le voulez bien. -- Et pourquoi cela, monsieur? fit Sainte-Maline avec etonnement. -- Notre tache est accomplie, et nous avons a causer. L'endroit me parait excellent pour une conversation du genre de la notre. -- A votre aise, monsieur, dit Sainte-Maline en descendant de cheval comme l'avait deja fait son compagnon. Lorsqu'il eut mis pied a terre, Ernauton s'approcha et lui dit: -- Vous savez, monsieur, que, sans appel de ma part et sans mesure de la votre, sans cause aucune enfin, vous m'avez, durant toute la route, offense grievement. Il y a plus: vous avez voulu me faire mettre l'epee a la main dans un moment inopportun, et j'ai refuse. Mais a cette heure le moment est devenu bon, et je suis votre homme. Sainte-Maline ecouta ces mots d'un visage sombre et avec les sourcils fronces; mais, chose etrange! Sainte-Maline n'etait plus dans ce courant de colere qui l'avait entraine au-dela de toutes les bornes, Sainte-Maline ne voulait plus se battre; la reflexion lui avait rendu le bon sens; il jugeait toute l'inferiorite de sa position. -- Monsieur, repondit-il apres un instant de silence, vous m'avez, quand je vous insultais, repondu par des services; je ne saurais donc maintenant vous tenir le langage que je vous tenais tout a l'heure. Ernauton fronca le sourcil. -- Non, monsieur, mais vous pensez encore maintenant ce que vous disiez tantot. -- Qui vous dit cela? -- Parce que toutes vos paroles etaient dictees par la haine et par l'envie, et que, depuis deux heures que vous les avez prononcees, cette haine et cette envie ne peuvent etre eteintes dans votre coeur. Sainte-Maline rougit, mais ne repondit point. Ernauton attendit un instant et reprit: -- Si le roi m'a prefere a vous, c'est parce que ma figure lui revient plus que la votre; si je ne me suis pas jete dans la Bievre, c'est que je monte mieux a cheval que vous; si je n'ai pas accepte votre defi au moment ou il vous a plu de le faire, c'est que j'ai plus de sagesse; si je ne me suis pas fait mordre par le chien de l'homme, c'est que j'ai plus de sagacite; enfin si je vous somme a cette heure de me rendre raison et de tirer l'epee, c'est que j'ai plus de reel honneur; si vous hesitez, je vais dire plus de courage. Sainte-Maline frissonnait, et ses yeux lancaient des eclairs: toutes les passions mauvaises que signalait Ernauton avaient tour a tour imprime leurs stigmates sur sa figure livide; au dernier mot du jeune homme, il tira son epee comme un furieux. Ernauton avait deja la sienne a la main. -- Tenez, monsieur, dit Sainte-Maline, retirez le dernier mot que vous avez dit; il est de trop, vous l'avouerez, vous qui me connaissez parfaitement, puisque, comme vous l'avez dit, nous demeurons a deux lieues l'un de l'autre; retirez-le, vous devez avoir assez de mon humiliation; ne me deshonorez pas. -- Monsieur, dit Ernauton, comme je ne me mets jamais en colere, je ne dis jamais que ce que je veux dire; par consequent je ne retirerai rien du tout. Je suis susceptible aussi, moi, et nouveau a la cour, je ne veux donc pas avoir a rougir chaque fois que je vous rencontrerai. Un coup d'epee, s'il vous plait, monsieur, c'est pour ma satisfaction autant que pour la votre. -- Oh! monsieur, je me suis battu onze fois, dit Sainte-Maline avec un sombre sourire, et sur mes onze adversaires deux sont morts. Vous savez encore cela, je presume? -- Et moi, monsieur, je ne me suis jamais battu, repliqua Ernauton, car l'occasion ne s'en est jamais presentee; je la trouve a ma guise, venant a moi quand je n'allais pas a elle, et je la saisis aux cheveux. J'attends votre bon plaisir, monsieur. -- Tenez, dit Sainte-Maline en secouant la tete, nous sommes compatriotes, nous sommes au service du roi, ne nous querellons plus, je vous tiens pour un brave homme; je vous offrirais meme la main, si cela ne m'etait pas presque impossible. Que voulez-vous, je me montre a vous comme je suis, ulcere jusqu'au fond du coeur, ce n'est point ma faute. Je suis envieux, que voulez-vous que j'y fasse? la nature m'a cree dans un mauvais jour. M. de Chalabre, ou M. de Montcrabeau, ou M. de Pincorney ne m'eussent point mis en colere, c'est votre merite qui cause mon chagrin; consolez-vous-en, puisque mon envie ne peut rien contre vous, et qu'a mon grand regret votre merite vous reste. Ainsi nous en demeurons la, n'est-ce pas, monsieur? je souffrirais trop, en verite, quand vous diriez le motif de notre querelle. -- Notre querelle, personne ne la saura, monsieur. -- Personne? -- Non, monsieur, attendu que si nous nous battons, je vous tuerai ou me ferai tuer. Je ne suis pas de ceux qui font peu de cas de la vie; au contraire, j'y tiens fort. J'ai vingt-trois ans; un beau nom, je ne suis pas tout a fait pauvre; j'espere en moi et dans l'avenir, et soyez tranquille, je me defendrai comme un lion. -- Eh bien! moi, tout au contraire de vous, monsieur, j'ai deja trente ans et suis assez degoute de la vie, car je ne crois ni en l'avenir ni en moi; mais tout degoute de la vie, tout incredule au bonheur que je suis, j'aime mieux ne pas me battre avec vous. -- Alors, vous m'allez faire des excuses? dit Ernauton. -- Non, j'en ai assez fait et assez dit. Si vous n'etes pas content, tant mieux. Alors vous cesserez de m'etre superieur. -- Je vous rappellerai, monsieur, que l'on ne termine point ainsi une querelle sans s'exposer a faire rire, quand on est Gascons l'un et l'autre. -- Voila precisement ce que j'attends, dit Sainte-Maline. -- Vous attendez?... -- Un rieur. Oh! l'excellent moment que celui-la me fera passer. -- Vous refusez donc le combat? -- Je desire ne pas me battre, avec vous, s'entend. -- Apres m'avoir provoque? -- J'en conviens. -- Mais enfin, monsieur, si la patience m'echappe et que je vous charge a grands coups d'epee? Sainte-Maline serra convulsivement les poings. -- Alors, dit-il, tant mieux, je jetterai mon epee a dix pas. -- Prenez garde, monsieur, car en ce cas je ne vous frapperai pas de la pointe. -- Bien, car alors j'aurai une raison de vous hair, et je vous hairai mortellement; puis un jour, un jour de faiblesse de votre part, je vous rattraperai comme vous venez de le faire, et je vous tuerai desespere. Ernauton remit son epee au fourreau. -- Vous etes un homme etrange, dit-il, et je vous plains du plus profond de mon coeur. -- Vous me plaignez? -- Oui, car vous devez horriblement souffrir. -- Horriblement. -- Vous ne devez jamais aimer? -- Jamais. -- Mais vous avez des passions, au moins? -- Une seule. -- La jalousie, vous me l'avez dit. -- Oui, ce qui fait que je les ai toutes a un degre de honte et de malheur indicible: j'adore une femme des qu'elle aime un autre que moi; j'aime l'or quand c'est une autre main qui le touche; je suis orgueilleux toujours par comparaison; je bois pour echauffer en moi la colere, c'est a-dire pour la rendre aigue quand elle n'est pas chronique, c'est-a-dire pour la faire eclater et bruler comme un tonnerre. Oh! oui, oui, vous l'avez dit, monsieur de Carmainges, je suis malheureux. -- Vous n'avez jamais essaye de devenir bon? demanda Ernauton. -- Je n'ai pas reussi. -- Qu'esperez-vous? que comptez-vous faire alors? -- Que fait la plante veneneuse? elle a des fleurs comme les autres, et certaines gens savent en tirer une utilite. Que font l'ours et l'oiseau de proie? ils mordent, mais certains eleveurs savent les dresser a la chasse; voila ce que je suis et ce que je serai probablement entre les mains de M. d'Epernon et de M. de Loignac jusqu'au jour ou l'on dira: Cette plante est nuisible, arrachons-la; cette bete est enragee, tuons-la. Ernauton s'etait calme peu a peu. Sainte-Maline n'etait plus pour lui un objet de colere, mais d'etude; il ressentait presque de la pitie pour cet homme que les circonstances avaient entraine a lui faire de si singuliers aveux. -- Une grande fortune, et vous pouvez la faire ayant de grandes qualites, vous guerira, dit-il; developpez-vous dans le sens de vos instincts, monsieur de Sainte-Maline, et vous reussirez a la guerre ou dans l'intrigue; alors, pouvant dominer, vous hairez moins. -- Si haut que je m'eleve, si profondement que je prenne racine, il y aura toujours au-dessus de moi des fortunes superieures qui me blesseront; au- dessous, des rires sardoniques qui me dechireront les oreilles. -- Je vous plains, repeta Ernauton. Et ce fut tout. Ernauton alla a son cheval qu'il avait attache a un arbre, et, le detachant, il se remit en selle. Sainte-Maline n'avait pas quitte la bride du sien. Tous deux reprirent la route de Paris, l'un muet et sombre de ce qu'il avait entendu, l'autre de ce qu'il avait dit. Tout a coup Ernauton tendit la main a Sainte-Maline. -- Voulez-vous que j'essaie de vous guerir, lui dit-il, voyons? -- Pas un mot de plus, monsieur, dit Sainte-Maline; non, ne tentez pas cela, vous y echoueriez. Haissez-moi, au contraire; et ce sera le moyen que je vous admire. -Encore une fois, je vous plains, monsieur, dit Ernauton. Une heure apres, les deux cavaliers rentraient au Louvre et se dirigeaient vers le logis des quarante-cinq. Le roi etait sorti et ne devait rentrer que le soir. XXXI COMMENT M. DE LOIGNAC FIT UNE ALLOCUTION AUX QUARANTE-CINQ Chacun des deux jeunes gens se mit a la fenetre de son petit logis pour guetter le retour du roi. Chacun d'eux s'y etablit avec des idees bien differentes. Sainte-Maline, tout a sa haine, tout a sa honte, tout a son ambition, le sourcil fronce, le coeur ardent. Ernauton, oublieux deja de ce qui s'etait passe et preoccupe d'une seule chose, c'est-a-dire de ce que pouvait etre cette femme qu'il avait introduite dans Paris sous un costume de page, et qu'il venait de retrouver dans une riche litiere. Il y avait la ample matiere a reflexion pour un coeur plus dispose aux aventures amoureuses qu'aux calculs de l'ambition. Aussi Ernauton s'ensevelit-il peu a peu dans ses reflexions, et cela si profondement que ce ne fut qu'en levant la tete qu'il s'apercut que Sainte-Maline n'etait plus la. Un eclair lui traversa l'esprit. Moins preoccupe que lui, Sainte-Maline avait guette le retour du roi; le roi etait rentre, et Sainte-Maline etait chez le roi. Il se leva vivement, traversa la galerie et arriva chez le roi juste au moment ou Sainte-Maline en sortait. -- Tenez, dit-il, radieux, a Ernauton, voici ce que le roi m'a donne. Et il lui montra une chaine d'or. -- Je vous fais mon compliment, monsieur, dit Ernauton, sans que sa voix trahit la moindre emotion. Et il entra a son tour chez le roi. Sainte-Maline s'attendait a quelque manifestation de jalousie de la part de M. de Carmainges. Il demeura en consequence tout stupefait de ce calme, attendant que Ernauton sortit a son tour. Ernauton demeura dix minutes a peu pres chez Henri: ces dix minutes furent des siecles pour Sainte-Maline. Il sortit enfin: Sainte-Maline etait a la meme place; d'un regard rapide il enveloppa son compagnon, puis son coeur se dilata. Ernauton ne rapportait rien, rien de visible du moins. -- Et a vous, demanda Sainte-Maline, poursuivant sa pensee, quelle chose le roi vous a-t-il donnee, monsieur? -- Sa main a baiser, repondit Ernauton. Sainte-Maline froissa sa chaine entre ses mains, de maniere qu'il en brisa un anneau. Tous deux s'acheminerent en silence vers le logis. Au moment ou ils entraient dans la salle, la trompette retentissait: a ce signal d'appel, les quarante-cinq sortirent chacun de son logis, comme les abeilles de leurs alveoles. Chacun se demandait ce qui etait survenu de nouveau, tout en profitant de cet instant de reunion generale pour admirer le changement qui s'etait opere dans la personne et les habits de ses compagnons. La plupart avaient affiche un grand luxe, de mauvais gout peut-etre, mais qui compensait l'elegance par l'eclat. D'ailleurs, ils avaient ce qu'avait cherche d'Epernon, assez adroit politique s'il etait mauvais soldat: les uns la jeunesse, les autres la vigueur, d'autres l'experience, et cela rectifiait chez tous au moins une imperfection. En somme, ils ressemblaient a un corps d'officiers en habits de ville, la tournure militaire etant, a tres peu d'exception pres, celle qu'ils avaient le plus ambitionnee. Ainsi, de longues epees, des eperons sonnants, des moustaches aux ambitieux crochets, des bottes et des gants de daim ou de buffle; le tout bien dore, bien pommade ou bien enrubanne, _pour paraistre_, comme on disait alors, voila la tenue d'instinct adoptee par le plus grand nombre. Les plus discrets se reconnaissaient aux couleurs sombres; les plus avares, aux draps solides; les fringants, aux dentelles et aux satins roses ou blancs. Perducas de Pincorney avait trouve, chez quelque juif, une chaine de cuivre dore, grosse comme une chaine de prison. Pertinax de Montcrabeau n'etait que faveurs et broderies; il avait achete son costume d'un marchand de la rue des Haudriettes, lequel avait recueilli un gentilhomme blesse par des voleurs. Le gentilhomme avait fait venir un autre vetement de chez lui, et, reconnaissant de l'hospitalite recue, il avait laisse au marchand son habit, quelque peu souille de fange et de sang; mais le marchand avait fait detacher l'habit, qui etait demeure fort presentable: restaient bien deux trous, traces de deux coups de poignard; mais Pertinax avait fait broder d'or ces deux endroits, ce qui remplacait un defaut par un ornement. Eustache de Miradoux ne brillait pas; il lui avait fallu habiller Lardille, Militor et les deux enfants. Lardille avait choisi un costume aussi riche que les lois somptuaires permettaient aux femmes de le porter a cette epoque; Militor s'etait couvert de velours et de damas, s'etait orne d'une chaine d'argent, d'un toquet a plumes et de bas brodes; de sorte qu'il n'etait plus reste au pauvre Eustache qu'une somme a peine suffisante pour n'etre pas deguenille. M. de Chalabre avait conserve son pourpoint gris de fer, qu'un tailleur avait rafraichi et double a neuf: quelques bandes de velours habilement semees ca et la donnaient un relief nouveau a ce vetement inusable. M. de Chalabre pretendait qu'il n'avait pas demande mieux que de changer de pourpoint; mais que, malgre les recherches les plus minutieuses, il lui avait ete impossible de trouver un drap mieux fait et plus avantageux. Du reste, il avait fait la depense d'un haut-de-chausse ponceau, de bottes, manteau et chapeau; le tout harmonieux a l'oeil, comme cela arrive toujours dans le vetement de l'avare. Quant a ses armes, elles etaient irreprochables; vieil homme de guerre, il avait su trouver une excellente epee espagnole, une dague du bon faiseur et un hausse-col parfait. C'etait encore une economie de cols gaudronnes et de fraises. Ces messieurs s'admiraient donc reciproquement quand M. de Loignac entra, le sourcil fronce. Il fit former le cercle et se placa au milieu de ce cercle, avec une contenance qui n'annoncait rien d'agreable. Il est inutile de dire que tous les yeux se fixerent sur le chef. -- Messieurs, demanda-t-il, etes-vous tous ici? -- Tous, repondirent quarante-cinq voix, avec un ensemble plein de promesses pour les manoeuvres a venir. -- Messieurs, continua Loignac, vous avez ete mandes ici pour servir de garde particuliere au roi; c'est un titre honorable, mais qui engage beaucoup. Loignac fit une pause qui fut occupee par un doux murmure de satisfaction. -- Cependant plusieurs d'entre vous me paraissent n'avoir point parfaitement compris leurs devoirs; je vais les leur rappeler. Chacun tendit l'oreille: il etait evident que l'on etait ardent a connaitre ses devoirs, sinon empresse a les accomplir. -- Il ne faudrait pas vous figurer, messieurs, que le roi vous enregimente et vous paie pour agir en etourneaux, et distribuer ca et la, a votre caprice, des coups de bec et des coups d'ongle; la discipline est d'urgence, quoiqu'elle demeure secrete, et vous etes une reunion de gentilshommes, lesquels doivent etre les premiers obeissants et les premiers devoues du royaume. L'assemblee ne soufflait pas; en effet, il etait facile de comprendre, a la solennite de ce debut, que la suite serait grave. -- A partir d'aujourd'hui, vous vivez dans l'intimite du Louvre, c'est-a- dire dans le laboratoire meme du gouvernement: si vous n'assistez pas a toutes les deliberations, souvent vous serez choisis pour en executer la teneur; vous etes donc dans le cas de ces officiers qui portent en eux, non-seulement la responsabilite d'un secret, mais encore la puissance du pouvoir executant. Un second murmure de satisfaction courut dans les rangs des Gascons: on voyait les tetes se redresser comme si l'orgueil eut grandi ces hommes de plusieurs pouces. -- Supposez maintenant, continua Loignac, qu'un de ces officiers sur lequel repose parfois la surete de l'Etat ou la tranquillite de la couronne, supposez, dis-je, qu'un officier trahisse le secret des conseils, ou qu'un soldat charge d'une consigne ne l'execute pas, il y va de la mort; vous savez cela? -- Sans doute, repondirent plusieurs voix. -- Eh bien! messieurs, poursuivit Loignac avec un accent terrible, ici meme, aujourd'hui, on a trahi un conseil du roi, et rendu impossible peut- etre une mesure que Sa Majeste voulait prendre. La terreur commenca de remplacer l'orgueil et l'admiration; les quarante- cinq se regarderent les uns les autres avec defiance et inquietude. -- Deux de vous, messieurs, ont ete surpris en pleine rue, caquetant comme deux vieilles femmes, et jetant au brouillard des paroles si graves que chacune d'elles maintenant peut aller frapper un homme et le tuer. Sainte-Maline s'avanca aussitot vers M. de Loignac et lui dit: -- Monsieur, je crois avoir l'honneur de vous parler ici au nom de mes camarades: il importe que vous ne laissiez point planer plus longtemps le soupcon sur tous les serviteurs du roi; parlez vite, s'il vous plait; que nous sachions a quoi nous en tenir, et que les bons ne soient point confondus avec les mauvais. -- Ceci est facile, repondit Loignac. L'attention redoubla. -- Le roi a recu avis aujourd'hui qu'un de ses ennemis, un de ceux precisement que vous etes appeles a combattre, arrivait a Paris pour le braver ou conspirer contre lui. Le nom de cet ennemi a ete prononce secretement, mais entendu d'une sentinelle, c'est-a-dire d'un homme qu'on eut du regarder comme une muraille, et qui, comme elle, eut du etre sourd, muet et inebranlable; cependant, ce meme homme, tantot, en pleine rue, a ete repeter le nom de cet ennemi du roi avec des fanfaronnades et des eclats qui ont attire l'attention des passants et souleve une sorte d'emotion: je le sais, moi, qui suivais le meme chemin que cet homme, et qui ai tout entendu de mes oreilles; moi qui lui ai pose la main sur l'epaule pour l'empecher de continuer; car, au train dont il allait, il eut, avec quelques paroles de plus, compromis tant d'interets sacres que j'eusse ete force de le poignarder sur la place, si a mon premier avertissement il ne fut demeure muet. On vit en ce moment Pertinax de Montcrabeau et Perducas de Pincorney palir et se renverser presque defaillants l'un sur l'autre. Montcrabeau, tout en chancelant, essaya de balbutier quelques excuses. Aussitot que, par leur trouble, les deux coupables se furent denonces, tous les regards se tournerent vers eux. -- Rien ne peut vous justifier, monsieur, dit Loignac a Montcrabeau; si vous etiez ivre, vous devez etre puni d'avoir bu; si vous n'etiez que vantard et orgueilleux, vous devez etre puni encore. Il se fit un silence terrible. M. de Loignac avait, on se le rappelle, en commencant, annonce une severite qui promettait de sinistres resultats. -- En consequence, continua Loignac, monsieur de Montcrabeau et vous aussi, monsieur de Pincorney, vous serez punis. -- Pardon, monsieur, repondit Pertinax; mais nous arrivons de province, nous sommes nouveaux a la cour, et nous ignorons l'art de vivre dans la politique. -- Il ne fallait pas accepter cet honneur d'etre au service de Sa Majeste, sans peser les charges de ce service. -- Nous serons a l'avenir muets comme des sepulcres, nous vous le jurons. -- Tout cela est bon, messieurs; mais reparerez-vous demain le mal que vous avez fait aujourd'hui? -- Nous tacherons. -- Impossible, je vous dis, impossible! -- Alors pour cette fois, monsieur, pardonnez-nous. -- Vous vivez, reprit Loignac sans repondre directement a la priere des deux coupables, dans une apparente licence que je veux reprimer, moi, par une stricte discipline: entendez-vous bien cela, messieurs? Ceux qui trouveront la condition dure la quitteront; je ne suis pas embarrasse de volontaires qui les remplaceront. Nul ne repondit; mais beaucoup de fronts se plisserent. -- En consequence, messieurs, reprit Loignac, il est bon que vous soyez prevenus de cela: la justice se fera parmi nous secretement, expeditivement, sans ecritures, sans proces; les traitres seront punis de mort, et sur-le-champ. Il y a toutes sortes de pretextes a cela, et personne n'aura rien a y voir. Supposons, par exemple, que M. de Montcrabeau et M. de Pincorney, au lieu de causer amicalement dans la rue de choses qu'ils eussent du oublier, eussent eu une dispute a propos de choses dont ils avaient le droit de se souvenir; eh bien! cette dispute ne peut-elle pas amener un duel entre M. de Pincorney et M. de Montcrabeau? Dans un duel il arrive parfois qu'on se fend en meme temps et que l'on s'enferre en se fendant; le lendemain de cette dispute, on trouve ces deux messieurs morts au Pre-aux-Clercs, comme on a trouve MM. de Quelus, de Schomberg et de Maugiron morts aux Tournelles: la chose a le retentissement qu'un duel doit avoir, et voila tout. Je ferai donc tuer, vous entendez bien cela, n'est-ce pas, messieurs? je ferai donc tuer en duel ou autrement quiconque aura trahi le secret du roi. Montcrabeau defaillit tout a fait et s'appuya sur son compagnon, dont la paleur devenait de plus en plus livide, et dont les dents etaient serrees a se rompre. -- J'aurai, reprit Loignac, pour les fautes moins graves, de moins graves punitions, la prison, par exemple, et j'en userai lorsqu'elle punira plus severement le coupable qu'elle ne privera le roi. Aujourd'hui je fais grace de la vie a M. de Montcrabeau qui a parle, et a M. de Pincorney qui a ecoute; je leur pardonne, dis-je, parce qu'ils ont pu se tromper et qu'ils ignoraient; je ne les punis point de la prison, parce que je puis avoir besoin d'eux ce soir ou demain: je leur garde en consequence la troisieme peine que je veux employer contre les delinquants, l'amende. A ce mot amende, la figure de M. de Chalabre s'allongea comme un museau de fouine. -- Vous avez recu mille livres, messieurs, vous en rendrez cent; et cet argent sera employe par moi a recompenser, selon leurs merites, ceux a qui je n'aurai rien a reprocher. -- Cent livres! murmura Pincorney; mais, cap de bious! je ne les ai plus, je les ai employees a mes equipages. -- Vous vendrez votre chaine, dit Loignac. -- Je veux bien l'abandonner au service du roi, repondit Pincorney. -- Non pas, monsieur; le roi n'achete point les effets de ses sujets pour payer leurs amendes; vendez vous-meme et payez vous-meme. J'avais un mot a ajouter, continua Loignac. J'ai remarque divers germes d'irritation entre divers membres de cette compagnie: chaque fois qu'un differend s'elevera, je veux qu'on me le soumette, et seul j'aurai le droit de juger de la gravite de ce differend et d'ordonner le combat, si je trouve que le combat soit necessaire. On se tue beaucoup en duel de nos jours, c'est la mode; et je ne me soucie pas que, pour suivre la mode, ma compagnie se trouve incessamment degarnie et insuffisante. Le premier combat, la premiere provocation qui aura lieu sans mon aveu, sera puni d'une rigoureuse prison, d'une amende tres forte, ou meme d'une peine plus severe encore, si le cas amenait un grave dommage pour le service. Que ceux qui peuvent s'appliquer ces dispositions, se les appliquent; allez, messieurs. A propos, quinze d'entre vous se tiendront ce soir au pied de l'escalier de Sa Majeste quand elle recevra, et, au premier signe, se dissemineront, si besoin est, dans les antichambres; quinze se tiendront en dehors, sans mission ostensible, et se melant a la suite des gens qui viendront au Louvre; quinze autres enfin demeureront au logis. -- Monsieur, dit Sainte-Maline en s'approchant, permettez-moi, non pas de donner un avis, Dieu m'en garde! mais de demander un eclaircissement; toute bonne troupe a besoin d'etre bien commandee: comment agirons-nous avec ensemble si nous n'avons pas de chef? -- Et moi, que suis-je donc? demanda Loignac. -- Monsieur, vous etes notre general, vous. -- Non pas moi, monsieur, vous vous trompez, mais M. le duc d'Epernon. -- Vous etes donc notre brigadier? en ce cas ce n'est point assez, monsieur, et il nous faudrait un officier par escouade de quinze. -- C'est juste, repondit Loignac, et je ne puis chaque jour me diviser en trois; et cependant je ne veux entre vous d'autre superiorite que celle du merite. -- Oh! quant a celle-la, monsieur, dussiez vous la nier, elle se fera bien jour toute seule, et a l'oeuvre vous connaitrez des differences, si dans l'ensemble il n'en est pas. -- J'instituerai donc des chefs volants, dit Loignac apres avoir reve un instant aux paroles de Sainte-Maline; avec le mot d'ordre je donnerai le nom du chef: par ce moyen, chacun a son tour saura obeir et commander; mais je ne connais encore les capacites de personne: il faut que ces capacites se developpent pour fixer mon choix. Je regarderai et je jugerai. Sainte-Maline s'inclina et rentra dans les rangs. -- Or, vous entendez, reprit Loignac, je vous ai divises par escouades de quinze; vous connaissez vos numeros: la premiere a l'escalier, la seconde dans la cour, la troisieme au logis; cette derniere, demi-vetue et l'epee au chevet, c'est-a-dire prete a marcher au premier signal. Maintenant, allez, messieurs. -- Monsieur de Montcrabeau et monsieur de Pincorney, a demain le paiement de votre amende; je suis tresorier. Allez. Tous sortirent: Ernauton de Carmainges resta seul. -- Vous desirez quelque chose, monsieur? demanda Loignac. -- Oui, monsieur, dit Ernauton en s'inclinant; il me semble que vous avez oublie de preciser ce que nous aurons a faire. Etre au service du roi est un glorieux mot sans doute, mais j'eusse bien desire savoir jusqu'ou entraine ce service. -- Cela, monsieur, repliqua Loignac, constitue une question delicate et a laquelle je ne saurai categoriquement repondre. -- Oserai-je vous demander pourquoi, monsieur? Toutes ces paroles etaient adressees a M. de Loignac avec une si exquise politesse que, contre son habitude, M. de Loignac cherchait en vain une reponse severe. -- Parce que moi-meme j'ignore souvent le matin ce que j'aurai a faire le soir. -- Monsieur, dit Carmainges, vous etes si haut place, relativement a nous, que vous devez savoir beaucoup de choses que nous ignorons. -- Faites comme j'ai fait, monsieur de Carmainges; apprenez ces choses sans qu'on vous les dise: je ne vous en empeche point. -- J'en appelle a vos lumieres, monsieur, dit Ernauton, parce qu'arrive a la cour sans amitie ni haine, et n'etant guide par aucune passion, je puis, sans valoir mieux, vous etre cependant plus utile qu'un autre. -- Vous n'avez ni amities ni haines? -- Non, monsieur. -- Vous aimez le roi cependant, a ce que je suppose, du moins? -- Je le dois, et je le veux, monsieur de Loignac, comme serviteur, comme sujet et comme gentilhomme. -- Eh bien, c'est un des points cardinaux sur lesquels vous devez vous regler; si vous etes un habile homme, il doit vous servir a trouver celui qui est a l'opposite. -- Tres bien, monsieur, repliqua Ernauton en s'inclinant, et me voila fixe; reste un point cependant qui m'inquiete fort. -- Lequel, monsieur? -- L'obeissance passive. -- C'est la premiere condition. -- J'ai parfaitement entendu, monsieur. L'obeissance passive est quelquefois difficile pour des gens delicats sur l'honneur. -- Cela ne me regarde point, monsieur de Carmainges, dit Loignac. -- Cependant, monsieur, lorsqu'un ordre vous deplait? -- Je lis la signature de M. d'Epernon, et cela me console. -- Et M. d'Epernon? -- M. d'Epernon lit la signature de Sa Majeste, et se console comme moi. -- Vous avez raison, monsieur, dit Ernauton, et je suis votre humble serviteur. Ernauton fit un pas pour se retirer; ce fut Loignac qui le retint. -- Vous venez cependant d'eveiller en moi certaines idees, fit-il, et je vous dirai a vous des choses que je ne dirais point a d'autres, parce que ces autres-la n'ont eu ni le courage ni la convenance de me parler comme vous. Ernauton s'inclina. -- Monsieur, dit Loignac en se rapprochant du jeune homme, peut-etre viendra-t-il ce soir quelqu'un de grand: ne le perdez pas de vue, et suivez-le partout ou il ira en sortant du Louvre. -- Monsieur, permettez-moi de vous le dire, mais il me semble que c'est espionner, cela? -- Espionner! croyez-vous? fit froidement Loignac; c'est possible, mais tenez.... Il tira de son pourpoint un papier qu'il tendit a Carmainges; celui-ci le deploya et lut: " Faites suivre ce soir M. de Mayenne, s'il osait par hasard se presenter au Louvre. " -- Signe? demanda Loignac. -- Signe d'Epernon, lut Carmainges. -- Eh bien! monsieur? -- C'est juste, repliqua Ernauton en saluant profondement, je suivrai M. de Mayenne. Et il se retira. FIN DE LA PREMIERE PARTIE TABLE DES MATIERES. CHAPITRE I. La Porte Saint-Antoine II. Ce qui se passait a l'exterieur de la Porte Saint-Antoine III. La Revue IV. La Loge en Greve de S.M. le roi Henri III V. Le Supplice VI. Les Deux Joyeuse VII. En quoi l'Epee du Fier-Chevalier eut raison sur le Rosier-d'Amour VIII. Silhouette de Gascon IX. M. de Loignac X. L'Homme aux cuirasses XI. Encore la Ligue XII. La Chambre de S.M. Henri III au Louvre XIII. Le Dortoir XIV. L'Ombre de Chicot XV. De la difficulte qu'a un roi de trouver de bons ambassadeurs XVI. Comment et pour quelle cause Chicot etait mort XVII. La Serenade XVIII. La Bourse de Chicot XIX. Le Prieure des Jacobins XX. Les deux Amis XXI. Les Convives XXII. Frere Borromee XXIII. La Lecon XXIV. La Penitente XXV. L'Embuscade XXVI. Les Guises XXVII. Au Louvre XXVIII. La Revelation XXIX. Deux Amis XXX. Sainte-Maline XXXI. Comment M. de Loignac fit une allocution aux Quarante-Cinq End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Les Quarante-Cinq, by Alexandre Dumas *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ *** This file should be named 7dlqc10.txt or 7dlqc10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7dlqc11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7dlqc10a.txt Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online Distributed Proofreading Team. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. 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If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! 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