Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Les Quarante-Cinq, v3, by Alexandre Dumas #35 in our series by Alexandre Dumas Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Les Quarante-Cinq, v3 Author: Alexandre Dumas Release Date: March, 2005 [EBook #7772] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on May 15, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ, V3 *** Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online Distributed Proofreading Team. LES QUARANTE-CINQ TROISIEME PARTIE PAR ALEXANDRE DUMAS XLIV PREPARATIFS DE BATAILLE Le camp du nouveau duc de Brabant etait assis sur les deux rives de l'Escaut: l'armee, bien disciplinee, etait cependant agitee d'un esprit d'agitation facile a comprendre. [Illustration: Tu es un traitre, et en traitre tu mourras. -- PAGE 19.] En effet, beaucoup de calvinistes assistaient le duc d'Anjou, non point par sympathie pour le susdit duc, mais pour etre aussi desagreables que possible a l'Espagne, et aux catholiques de France et d'Angleterre; ils se battaient donc plutot par amour-propre que par conviction ou par devoument, et l'on sentait bien que la campagne une fois finie, ils abandonneraient le chef ou lui imposeraient des conditions. D'ailleurs ces conditions, le duc d'Anjou laissait toujours croire qu'a l'heure venue, il irait au devant d'elles. Son mot favori etait: " Henri de Navarre s'est bien fait catholique, pourquoi Francois de France ne se ferait-il pas huguenot? " De l'autre cote, au contraire, c'est-a-dire chez l'ennemi, existaient, en opposition avec ces dissidences morales et politiques, des principes distincts, une cause parfaitement arretee, le tout parfaitement pur d'ambition ou de colere. Anvers avait d'abord eu l'intention de se donner, mais a ses conditions et a son heure; elle ne refusait pas precisement Francois, mais elle se reservait d'attendre, forte par son assiette, par le courage et l'experience belliqueuse de ses habitants; elle savait d'ailleurs qu'en etendant le bras, outre le duc de Guise en observation dans la Lorraine, elle trouvait Alexandre Farnese dans le Luxembourg. Pourquoi, en cas d'urgence, n'accepterait-elle pas les secours de l'Espagne contre Anjou, comme elle avait accepte le secours d'Anjou contre l'Espagne? Quitte, apres cela, a repousser l'Espagne apres que l'Espagne l'aurait aidee a repousser Anjou. Ces republicains monotones avaient pour eux la force d'airain du bon sens. Tout a coup ils virent apparaitre une flotte a l'embouchure de l'Escaut, et ils apprirent que cette flotte arrivait avec le grand amiral de France, et que ce grand amiral de France amenait un secours a leur ennemi. Depuis qu'il etait venu mettre le siege devant Anvers, le duc d'Anjou etait devenu naturellement l'ennemi des Anversois. En apercevant cette flotte, et en apprenant l'arrivee de Joyeuse, les calvinistes du duc d'Anjou firent une grimace presque egale a celle que faisaient les Flamands. Les calvinistes etaient fort braves, mais en meme temps fort jaloux; ils passaient facilement sur les questions d'argent, mais n'aimaient point qu'on vint rogner leurs lauriers, surtout avec des epees qui avaient servi a saigner tant de huguenots au jour de la Saint- Barthelemy. De la, force querelles qui commencerent le soir meme de l'arrivee de Joyeuse, et se continuerent triomphalement le lendemain et le surlendemain. Du haut de leurs remparts, les Anversois avaient chaque jour le spectacle de dix ou douze duels entre catholiques et huguenots. Les polders servaient de champ clos, et l'on jetait dans le fleuve beaucoup plus de morts qu'une affaire en rase campagne n'en eut coute aux Francais. Si le siege d'Anvers, comme celui de Troie, eut dure neuf ans, les assieges n'eussent eu besoin de rien faire autre chose que de regarder faire les assiegeants; ceux-ci se fussent certainement detruits eux-memes. Francois faisait, dans toutes ces querelles, l'office de mediateur, mais non sans d'enormes difficultes; il y avait des engagements pris avec les huguenots francais: blesser ceux-ci, c'etait se retirer l'appui moral des huguenots flamands, qui pouvaient l'aider dans Anvers. D'un autre cote, brusquer les catholiques envoyes par le roi pour se faire tuer a son service, etait pour le duc d'Anjou chose non-seulement impolitique, mais encore compromettante. L'arrivee de ce renfort, sur lequel le duc d'Anjou lui-meme ne comptait pas, avait bouleverse les Espagnols, et de leur cote les Lorrains en crevaient de fureur. C'etait bien quelque chose pour le duc d'Anjou que de jouir a la fois de cette double satisfaction. Mais le duc ne menageait point ainsi tous les partis sans que la discipline de son armee en souffrit fort. Joyeuse, a qui la mission n'avait jamais souri, on se le rappelle, se trouvait mal a l'aise au milieu de cette reunion d'hommes si divers de sentiments; il sentait instinctivement que le temps des succes etait passe. Quelque chose comme le pressentiment d'un grand echec courait dans l'air, et, dans sa paresse de courtisan comme dans son amour-propre de capitaine, il deplorait d'etre venu de si loin pour partager une defaite. Aussi trouvait-il en conscience et disait-il tout haut que le duc d'Anjou avait eu grand tort de mettre le siege devant Anvers. Le prince d'Orange, qui lui avait donne ce traitre conseil, avait disparu depuis que le conseil avait ete suivi, et l'on ne savait pas ce qu'il etait devenu. Son armee etait en garnison dans cette ville, et il avait promis au duc d'Anjou l'appui de cette armee; cependant on n'entendait point dire le moins du monde qu'il y eut division entre les soldats de Guillaume et les Anversois, et la nouvelle d'un seul duel entre les assieges n'etait pas venue rejouir les assiegeants depuis qu'ils avaient assis leur camp devant la place. Ce que Joyeuse faisait surtout valoir dans son opposition au siege, c'est que cette ville importante d'Anvers etait presque une capitale: or, posseder une grande ville par le consentement de cette grande ville, c'est un avantage reel; mais prendre d'assaut la deuxieme capitale de ses futurs Etats, c'etait s'exposer a la desaffection des Flamands, et Joyeuse connaissait trop bien les Flamands pour esperer, en supposant que le duc d'Anjou prit Anvers, qu'ils ne se vengeraient pas tot ou tard de cette prise, et avec usure. Cette opinion, Joyeuse l'exposait tout haut dans la tente du duc, cette nuit meme ou nous avons introduit nos lecteurs dans le camp francais. Pendant que le conseil se tenait entre ses capitaines, le duc etait assis ou plutot couche sur un long fauteuil qui pouvait au besoin servir de lit de repos, et il ecoutait, non point les avis du grand amiral de France, mais les chuchotements de son joueur de luth Aurilly. Aurilly, par ses laches complaisances, par ses basses flatteries et par ses continuelles assiduites, avait enchaine la faveur du prince; jamais il ne l'avait servi comme avaient fait ses autres amis, en desservant, soit le roi, soit de puissants personnages, de sorte qu'il avait evite l'ecueil ou la Mole, Coconnas, Bussy et tant d'autres s'etaient brises. Avec son luth, avec ses messages d'amour, avec ses renseignements exacts sur tous les personnages et les intrigues de la cour, avec ses manoeuvres habiles pour jeter dans les filets du duc la proie qu'il convoitait, quelle que fut cette proie, Aurilly avait fait, sous main, une grande fortune, adroitement disposee en cas de revers; de sorte qu'il paraissait toujours etre le pauvre musicien Aurilly, courant apres un ecu, et chantant comme les cigales lorsqu'il avait faim. L'influence de cet homme etait immense parce qu'elle etait secrete. Joyeuse, en le voyant couper ainsi dans ses developpements de strategie et detourner l'attention du duc, Joyeuse se retira en arriere, interrompant tout net le fil de son discours. Francois avait l'air de ne pas ecouter, mais il ecoutait reellement; aussi cette impatience de Joyeuse ne lui echappa-t-elle point, et, sur-le-champ: -- Monsieur l'amiral, dit-il, qu'avez-vous? -- Rien, monseigneur; j'attends seulement que Votre Altesse ait le loisir de m'ecouter. -- Mais j'ecoute, monsieur de Joyeuse, j'ecoute, repondit allegrement le duc. Ah! vous autres Parisiens, vous me croyez donc bien epaissi par la guerre de Flandre, que vous pensez que je ne puis ecouter deux personnes parlant ensemble, quand Cesar dictait sept lettres a la fois! -- Monseigneur, repondit Joyeuse en lancant au pauvre musicien un coup d'oeil sous lequel celui-ci plia avec son humilite ordinaire, je ne suis pas un chanteur pour avoir besoin que l'on m'accompagne quand je parle. -- Bon, bon, duc; taisez-vous, Aurilly. Aurilly s'inclina. -- Donc, continua Francois, vous n'approuvez pas mon coup de main sur Anvers, monsieur de Joyeuse? -- Non, monseigneur. -- J'ai adopte ce plan en conseil, cependant. -- Aussi, monseigneur, n'est-ce qu'avec une grande reserve que je prends la parole, apres tant d'experimentes capitaines. Et Joyeuse, en homme de cour, salua autour de lui. Plusieurs voix s'eleverent pour affirmer au grand amiral que son avis etait le leur. D'autres, sans parler, firent des signes d'assentiment. -- Comte de Saint-Aignan, dit le prince a l'un de ses plus braves colonels, vous n'etes pas de l'avis de M. de Joyeuse, vous? -- Si fait, monseigneur, repondit M. de Saint-Aignan. -- Ah! c'est que, comme vous faisiez la grimace.... Chacun se mit a rire. Joyeuse palit, le comte rougit. -- Si M. le comte de Saint-Aignan, dit Joyeuse, a l'habitude de donner son avis de cette facon, c'est un conseiller peu poli, voila tout. -- Monsieur de Joyeuse, repartit vivement Saint-Aignan, Son Altesse a eu tort de me reprocher une infirmite contractee a son service; j'ai, a la prise de Cateau-Cambresis, recu un coup de pique dans la tete, et, depuis ce temps j'ai des contractions nerveuses, ce qui occasionne les grimaces dont se plaint Son Altesse.... Ce n'est pas, toutefois, une excuse que je vous donne, monsieur de Joyeuse, c'est une explication, dit fierement le comte en se retournant. -- Non, monsieur, dit Joyeuse en lui tendant la main, c'est un reproche que vous faites, et vous avez raison. Le sang monta au visage du duc Francois. -- Et a qui ce reproche? dit-il. -- Mais, a moi, probablement, monseigneur. -- Pourquoi Saint-Aignan vous ferait-il un reproche, monsieur de Joyeuse, a vous qu'il ne connait pas? -- Parce que j'ai pu croire un instant que M. de Saint-Aignan aimait assez peu Votre Altesse pour lui donner le conseil de prendre Anvers. -- Mais enfin, s'ecria le prince, il faut que ma position se dessine dans le pays. Je suis duc de Brabant et comte de Flandre de nom. Il faut que je le sois aussi de fait. Ce Taciturne, qui se cache je ne sais ou, m'a parle d'une royaute. Ou est-elle, cette royaute? dans Anvers. Ou est-il, lui! dans Anvers aussi, probablement. Eh bien! il faut prendre Anvers, et, Anvers pris, nous saurons a quoi nous en tenir. -- Eh! monseigneur, vous le savez deja, sur mon ame, ou vous seriez en verite moins bon politique qu'on ne le dit. Qui vous a donne le conseil de prendre Anvers? M. le prince d'Orange, qui a disparu au moment de se mettre en campagne; M. le prince d'Orange, qui, tout en faisant Votre Altesse duc de Brabant, s'est reserve la lieutenance generale du duche; le prince d'Orange, qui a interet a ruiner les Espagnols par vous et vous par les Espagnols; M. le prince d'Orange, qui vous remplacera, qui vous succedera, s'il ne vous remplace et ne vous succede deja; le prince d'Orange... Eh! monseigneur, jusqu'a present en suivant les conseils du prince d'Orange, vous n'avez fait qu'indisposer les Flamands. Vienne un revers, et tous ceux qui n'osent vous regarder en face courront apres vous comme ces chiens timides qui ne courent qu'apres les fuyards. -- Quoi! vous supposez que je puisse etre battu par des marchands de laine, par des buveurs de biere? -- Ces marchands de laine, ces buveurs de biere ont donne fort a faire au roi Philippe de Valois, a l'empereur Charles V, et au roi Philippe II, qui etaient trois princes d'assez bonne maison, monseigneur, pour que la comparaison ne puisse pas vous etre trop desagreable. -- Ainsi, vous craignez un echec? -- Oui, monseigneur, je le crains. -- Vous ne serez donc pas la, monsieur de Joyeuse? -- Pourquoi donc n'y serais-je point? -- Parce que je m'etonne que vous doutiez a ce point de votre propre bravoure, que vous vous voyiez deja en fuite devant les Flamands: en tout cas, rassurez-vous: ces prudents commercants ont l'habitude, quand ils marchent au combat, de s'affubler de trop lourdes armures pour qu'ils aient la chance de vous atteindre, courussent-ils apres vous. -- Monseigneur, je ne doute pas de mon courage; monseigneur, je serai au premier rang, mais je serai battu au premier rang, tandis que d'autres le seront au dernier, voila tout. -- Mais enfin votre raisonnement n'est pas logique, monsieur de Joyeuse: vous approuvez que j'aie pris les petites places. -- J'approuve que vous preniez ce qui ne se defend point. -- Eh bien! apres avoir pris les petites places qui ne se defendaient pas, comme vous dites, je ne reculerai point devant la grande parce qu'elle se defend, ou plutot parce qu'elle menace de se defendre. -- Et Votre Altesse a tort: mieux vaut reculer sur un terrain sur que de trebucher dans un fosse en continuant de marcher en avant. -- Soit, je trebucherai, mais je ne reculerai pas. -- Votre Altesse fera ici comme elle voudra, dit Joyeuse en s'inclinant, et nous, de notre cote, nous ferons comme voudra Votre Altesse; nous sommes ici pour lui obeir. -- Ce n'est pas repondre, duc. -- C'est cependant la seule reponse que je puisse faire a Votre Altesse. -- Voyons, prouvez-moi que j'ai tort; je ne demande pas mieux que de me rendre a votre avis. [Illustration: Derriere une borne gigantesque il attendit. -- PAGE 24.] -- Monseigneur, voyez l'armee du prince d'Orange, elle etait votre, n'est- ce pas? Eh bien! au lieu de camper avec vous devant Anvers, elle est dans Anvers, ce qui est bien different; voyez le Taciturne, comme vous l'appelez vous-meme: il etait votre ami et votre conseiller; non-seulement vous ne savez pas ce qu'est devenu le conseiller, mais encore vous croyez etre sur que l'ami s'est change en ennemi; voyez les Flamands: lorsque vous etiez en Flandre, ils pavoisaient leurs barques et leurs murailles en vous voyant arriver; maintenant ils ferment leurs portes a votre vue et braquent leurs canons a votre approche, ni plus ni moins que si vous etiez le duc d'Albe. Eh bien! je vous le dis: Flamands et Hollandais, Anvers et Orange n'attendent qu'une occasion de s'unir contre vous, et ce moment sera celui ou vous crierez feu a votre maitre d'artillerie. -- Eh bien! repondit le duc d'Anjou, on battra du meme coup Anvers et Orange, Flamands et Hollandais. -- Non, monseigneur, parce que nous avons juste assez de monde pour donner l'assaut a Anvers, en supposant que nous n'ayons affaire qu'aux Anversois, et que tandis que nous donnerons l'assaut, le Taciturne tombera sur nous sans rien dire, avec ces eternels huit ou dix mille hommes, toujours detruits et toujours renaissants, a l'aide desquels depuis dix ou douze ans il tient en echec le duc d'Albe, don Juan Requesens et le duc de Parme. -- Ainsi, vous persistez dans votre opinion? -- Dans laquelle? -- Que nous serons battus. -- Immanquablement. -- Eh bien! c'est facile a eviter, pour votre part, du moins, monsieur de Joyeuse, continua aigrement le prince; mon frere vous a envoye vers moi pour me soutenir; votre responsabilite est a couvert, si je vous donne conge en vous disant que je ne crois pas avoir besoin d'etre soutenu. -- Votre Altesse peut me donner conge, dit Joyeuse; mais, a la veille d'une bataille, ce serait une honte pour moi que l'accepter. Un long murmure d'approbation accueillit les paroles de Joyeuse; le prince comprit qu'il avait ete trop loin. -- Mon cher amiral, dit-il en se levant et en embrassant le jeune homme, vous ne voulez pas m'entendre. Il me semble pourtant que j'ai raison, ou plutot que, dans la position ou je suis, je ne puis avouer tout haut que j'ai eu tort; vous me reprochez mes fautes, je les connais: j'ai ete trop jaloux de l'honneur de mon nom; j'ai trop voulu prouver la superiorite des armes francaises, donc j'ai tort. Mais le mal est fait; en voulez-vous commettre un pire? Nous voici devant des gens armes, c'est-a-dire devant des hommes qui nous disputent ce qu'ils m'ont offert. Voulez-vous que je leur cede? Demain alors, ils reprendront piece a piece ce que j'ai conquis; non, l'epee est tiree, frappons, ou sinon nous serons frappes; voila mon sentiment. -- Du moment ou Votre Altesse parle ainsi, dit Joyeuse, je me garderai d'ajouter un mot; je suis ici pour vous obeir, monseigneur, et d'aussi grand coeur, croyez-le bien, si vous me conduisez a la mort, que si vous me menez a la victoire; cependant... mais non, monseigneur. -- Quoi? -- Non, je veux et dois me taire. -- Non, par Dieu! dites, amiral; dites, je le veux. -- Alors en particulier, monseigneur. -- En particulier? -- Oui, s'il plait a Votre Altesse. Tous se leverent et reculerent jusqu'aux extremites de la spacieuse tente de Francois. -- Parlez, dit celui-ci. -- Monseigneur peut prendre indifferemment un revers que lui infligerait l'Espagne, un echec qui rendrait triomphants ces buveurs de biere flamands, ou ce prince d'Orange a double face; mais s'accommoderait-il aussi volontiers de faire rire a ses depens M. le duc de Guise? Francois fronca le sourcil. -- M. de Guise? dit-il; eh! qu'a-t-il a faire dans tout ceci? -- M. de Guise, continua Joyeuse, a tente, dit-on, de faire assassiner monseigneur; si Salcede ne l'a pas avoue sur l'echafaud, il l'a avoue a la gene. Or, c'est une grande joie a offrir au Lorrain, qui joue un grand role dans tout ceci, ou je m'y trompe fort, que de nous faire battre sous Anvers, et de lui procurer, qui sait? sans bourse delier, cette mort d'un fils de France, qu'il avait promis de payer si cher a Salcede. Lisez l'histoire de Flandre, monseigneur, et vous y verrez que les Flamands ont pour habitude d'engraisser leurs terres avec le sang des princes les plus illustres et des meilleurs chevaliers francais. Le duc secoua la tete. -- Eh bien! soit, Joyeuse, dit-il, je donnerai, s'il le faut, au Lorrain maudit la joie de me voir mort, mais je ne lui donnerai pas celle de me voir fuyant. J'ai soif de gloire, Joyeuse; car, seul de mon nom, j'ai encore des batailles a gagner. -- Et Cateau-Cambresis que vous oubliez, monseigneur; il est vrai que vous etes le seul. -- Comparez donc cette escarmouche a Jarnac et a Moncontour, Joyeuse, et faites le compte de ce que je redois a mon bien-aime frere Henri. Non, non, ajouta-t-il, je ne suis pas un roitelet de Navarre; je suis un prince francais, moi. Puis se retournant vers les seigneurs, qui, aux paroles de Joyeuse, s'etaient eloignes: -- Messieurs, ajouta-t-il, l'assaut tient toujours; la pluie a cesse, les terrains sont bons, nous attaquerons cette nuit. Joyeuse s'inclina. -- Monseigneur voudra bien detailler ses ordres, dit-il, nous les attendons. -- Vous avez huit vaisseaux, sans compter la galere amirale, n'est-ce pas, monsieur de Joyeuse? -- Oui, monseigneur. -- Vous forcerez la ligne, et ce sera chose facile, les Anversois n'ayant dans le port que des vaisseaux marchands; alors vous viendrez vous embosser en face du quai. La, si le quai est defendu, vous foudroierez la ville en tentant un debarquement avec vos quinze cents hommes. Du reste de l'armee je ferai deux colonnes, l'une commandee par M. le comte de Saint-Aignan, l'autre commandee par moi-meme. Toutes deux tenteront l'escalade par surprise au moment ou les premiers coups de canon partiront. La cavalerie demeurera en reserve, en cas d'echec, pour proteger la retraite de la colonne repoussee. De ces trois attaques, l'une reussira certainement. Le premier corps, etabli sur le rempart, tirera une fusee pour rallier a lui les autres corps. -- Mais il faut tout prevoir, monseigneur, dit Joyeuse. Supposons ce que vous ne croyez pas supposable, c'est-a-dire que les trois colonnes d'attaque soient repoussees toutes trois. -- Alors nous gagnons les vaisseaux sous la protection du feu de nos batteries, et nous nous repandons dans les polders, ou les Anversois ne se hasarderont point a nous venir chercher. On s'inclina en signe d'adhesion. -- Maintenant, messieurs, dit le duc, du silence. Qu'on eveille les troupes endormies, qu'on embarque avec ordre; que pas un feu, pas un coup de mousquet ne revelent notre dessein. Vous serez dans le port, amiral, avant que les Anversois se doutent de votre depart. Nous, qui allons le traverser et suivre la rive gauche, nous arriverons en meme temps que vous. Allez, messieurs, et bon courage. Le bonheur qui nous a suivis jusqu'ici ne craindra point de traverser l'Escaut avec nous. Les capitaines quitterent la tente du prince, et donnerent leurs ordres avec les precautions indiquees. Bientot, toute cette fourmiliere humaine fit entendre son murmure confus: mais on pouvait croire que c'etait celui du vent, se jouant dans les gigantesques roseaux et parmi les herbages touffus des polders. L'amiral s'etait rendu a son bord. LXV MONSEIGNEUR Cependant les Anversois ne voyaient pas tranquillement les apprets, hostiles de M. le duc d'Anjou, et Joyeuse ne se trompait pas en leur attribuant toute la mauvaise volonte possible. Anvers etait comme une ruche quand vient le soir, calme et deserte a l'exterieur, au dedans pleine de murmure et de mouvement. Les Flamands en armes faisaient des patrouilles dans les rues, barricadaient leurs maisons, doublaient les chaines et fraternisaient avec les bataillons du prince d'Orange, dont une partie deja etait en garnison a Anvers, et dont l'autre partie rentrait par fractions, qui, aussitot rentrees, s'egrenaient dans la ville. [Illustration: La servante jeta de la paille aux chevaux. -- PAGE 24.] Lorsque tout fut pret pour une vigoureuse defense, le prince d'Orange, par un soir sombre et sans lune, entra a son tour dans la ville sans manifestation aucune, mais avec le calme et la fermete qui presidaient a l'accomplissement de toutes ses resolutions, lorsque ces resolutions etaient une fois prises. Il descendit a l'hotel-de-ville, ou ses affides avaient tout prepare pour son installation. La il recut tous les quarteniers et centeniers de la bourgeoisie, passa en revue les officiers des troupes soldees, puis enfin recut les principaux officiers qu'il mit au courant de ses projets. Parmi ses projets, le plus arrete etait de profiter de la manifestation du duc d'Anjou contre la ville pour rompre avec lui. Le duc d'Anjou en arrivait ou le Taciturne avait voulu l'amener, et celui-la voyait avec joie ce nouveau competiteur a la souveraine puissance se perdre comme les autres. Le soir meme ou le duc d'Anjou s'appretait a attaquer, comme nous l'avons vu, le prince d'Orange, qui etait depuis deux jours dans la ville, tenait conseil avec le commandant de la place pour les bourgeois. A chaque objection faite par le gouverneur au plan offensif du prince d'Orange, si cette objection pouvait amener du retard dans les plans, le prince d'Orange secouait la tete comme un homme surpris de cette incertitude. Mais, a chaque hochement de tete, le commandant de la place repondait: -- Prince, vous savez que c'est chose convenue, que monseigneur doit venir: attendons donc monseigneur. Ce mot magique faisait froncer le sourcil au Taciturne; mais tout en froncant le sourcil et en rongeant ses ongles d'impatience, il attendait. Alors chacun attachait ses yeux sur une large horloge aux lourds battements, et semblait demander au balancier d'accelerer la venue du personnage attendu si impatiemment. Neuf heures du soir sonnerent: l'incertitude etait devenue une anxiete reelle; quelques vedettes pretendaient avoir apercu du mouvement dans le camp francais. Une petite barque plate comme le bassin d'une balance avait ete expediee sur l'Escaut; les Anversois, moins inquiets encore de ce qui se passait du cote de la terre que de ce qui se passait du cote de la mer, avaient desire avoir des nouvelles precises de la flotte francaise: la petite barque n'etait point revenue. Le prince d'Orange se leva, et, mordant de colere ses gants de buffle, il dit aux Anversois: -- Monseigneur nous fera tant attendre, messieurs, qu'Anvers sera prise et brulee quand il arrivera: la ville, alors, pourra juger de la difference qui existe sous ce rapport entre les Francais et les Espagnols. Ces paroles n'etaient point faites pour rassurer messieurs les officiers civils, aussi se regarderent-ils avec beaucoup d'emotion. En ce moment, un espion qu'on avait envoye sur la route de Malines, et qui avait pousse son cheval jusqu'a Saint-Nicolas, revint en annoncant qu'il n'avait rien vu ni entendu qui annoncat le moins du monde la venue de la personne que l'on attendait. -- Messieurs, s'ecria le Taciturne a cette nouvelle, vous le voyez, nous attendrions inutilement; faisons nous-memes nos affaires; le temps nous presse et les campagnes ne sont garanties en rien. Il est bon d'avoir confiance en des talents superieurs; mais vous voyez qu'avant tout, c'est sur soi-meme qu'il faut se reposer. Deliberons donc, messieurs. Il n'avait point acheve, que la portiere de la salle se souleva et qu'un valet de la ville apparut et prononca ce seul mot qui, dans un pareil moment, paraissait en valoir mille autres: -- Monseigneur! Dans l'accent de cet homme, dans cette joie qu'il n'avait pu s'empecher de manifester en accomplissant son devoir d'huissier, on pouvait lire l'enthousiasme du peuple et toute sa confiance en celui qu'on appelait de ce nom vague et respectueux: Monseigneur! A peine le son de cette voix tremblante d'emotion s'etait-il eteint, qu'un homme d'une taille elevee et imperieuse, portant avec une grace supreme le manteau qui l'enveloppait tout entier, entra dans la salle, et salua courtoisement ceux qui se trouvaient la. Mais au premier regard son oeil fier et percant demela le prince au milieu des officiers. Il marcha droit a lui et lui offrit la main. Le prince serra cette main avec affection, et presque avec respect. Ils s'appelerent monseigneur l'un l'autre. Apres ce bref echange de civilites, l'inconnu se debarrassa de son manteau. Il etait vetu d'un pourpoint de buffle, portait des chausses de drap et de longues bottes de cuir. Il etait arme d'une longue epee qui semblait faire partie, non de son costume, mais de ses membres, tant elle jouait avec aisance a son cote; une petite dague etait passee a sa ceinture, pres d'une aumoniere gonflee de papiers. Au moment ou il rejeta son manteau, on put voir ces longues bottes, dont nous avons parle, toutes souillees de poussiere et de boue. Ses eperons, rougis du sang de son cheval, ne rendaient plus qu'un son sinistre a chaque pas qu'il faisait sur les dalles. Il prit place a la table du conseil. -- Eh bien! ou en sommes-nous, monseigneur? demanda-t-il. -- Monseigneur, repondit le Taciturne, vous avez du voir en venant jusqu'ici que les rues etaient barricadees. -- J'ai vu cela. -- Et les maisons crenelees, ajouta un officier. -- Quant a cela, je n'ai pu le voir; mais c'est d'une bonne precaution. -- Et les chaines doublees, dit un autre. -- A merveille, repliqua l'inconnu d'un ton insouciant. -- Monseigneur n'approuve point ces preparatifs de defense? demanda une voix avec un accent sensible d'inquietude et de desappointement. -- Si fait, dit l'inconnu, mais cependant je ne crois pas que, dans les circonstances ou nous nous trouvons, elles soient fort utiles; elles fatiguent le soldat et inquietent le bourgeois. Vous avez un plan d'attaque et de defense, je suppose? -- Nous attendions monseigneur pour le lui communiquer, repondit le bourgmestre. -- Dites, messieurs, dites. -- Monseigneur est arrive un peu tard, ajouta le prince, et, en l'attendant, j'ai du agir. -- Et vous avez bien fait, monseigneur; d'ailleurs, on sait que lorsque vous agissez, vous agissez bien. Moi non plus, croyez-le bien, je n'ai point perdu mon temps en route. Puis, se retournant du cote des bourgeois: -- Nous savons par nos espions, dit le bourgmestre, qu'un mouvement se prepare dans le camp des Francais; ils se disposent a une attaque; mais comme nous ne savons de quel cote l'attaque aura lieu, nous avons fait disposer le canon de telle sorte qu'il soit partage avec egalite sur toute l'etendue du rempart. -- C'est sage, repondit l'inconnu avec un leger sourire, et regardant a la derobee le Taciturne, qui se taisait, laissant, lui homme de guerre, parler de guerre tous les bourgeois. -- Il en a ete de meme de nos troupes civiques, continua le bourgmestre, elles sont reparties par postes doubles sur toute l'etendue des murailles, et ont ordre de courir a l'instant meme au point d'attaque. L'inconnu ne repondit rien; il semblait attendre que le prince d'Orange parlat a son tour. -- Cependant, continua le bourgmestre, l'avis du plus grand nombre des membres du conseil est qu'il semble impossible que les Francais meditent autre chose qu'une feinte. -- Et dans quel but cette feinte? demanda l'inconnu. -- Dans le but de nous intimider et de nous amener a un arrangement a l'amiable qui livre la ville aux Francais. L'inconnu regarda de nouveau le prince d'Orange: on eut dit qu'il etait etranger a tout ce qui se passait, tant il ecoutait toutes ces paroles avec une insouciance qui tenait du dedain. -- Cependant, dit une voix inquiete, ce soir on a cru remarquer dans le camp des preparatifs d'attaque. -- Soupcons sans certitude, reprit le bourgmestre. J'ai moi-meme examine le camp avec une excellente lunette qui vient de Strasbourg: les canons paraissaient cloues au sol, les hommes se preparaient au sommeil sans aucune emotion, M. le duc d'Anjou donnait a diner dans sa tente. L'inconnu jeta un nouveau regard sur le prince d'Orange. Cette fois il lui sembla qu'un leger sourire crispait la levre du Taciturne, tandis que, d'un mouvement a peine visible, ses epaules dedaigneuses accompagnaient ce sourire. -- Eh! messieurs, dit l'inconnu, vous etes dans l'erreur complete; ce n'est point une attaque furtive qu'on vous prepare en ce moment, c'est un bel et bon assaut que vous allez essuyer. -- Vraiment? -- Vos plans, si naturels qu'ils vous paraissent, sont incomplets. -- Cependant, monseigneur... firent les bourgeois, humilies que l'on parut douter de leurs connaissances en strategie. -- Incomplets, reprit l'inconnu, en ceci, que vous vous attendez a un choc, et que vous avez pris toutes vos precautions pour cet evenement. -- Sans doute. -- Eh bien! ce choc, messieurs, si vous m'en croyez.... -- Achevez, monseigneur. -- Vous ne l'attendrez pas, vous le donnerez. -- A la bonne heure! s'ecria le prince d'Orange, voila parler. -- En ce moment, continua l'inconnu, qui comprit des lors qu'il allait trouver un appui dans le prince, les vaisseaux de M. Joyeuse appareillent. -- Comment savez-vous cela, monseigneur? s'ecrierent tous ensemble le bourgmestre et les autres membres du conseil. -- Je le sais, dit l'inconnu. Un murmure de doute passa comme un souffle dans l'assemblee, mais, si leger qu'il fut, il effleura les oreilles de l'habile homme de guerre qui venait d'etre introduit sur la scene pour y jouer, selon toute probabilite, le premier role. -- En doutez-vous? demanda-t-il avec le plus grand calme et en homme habitue a lutter contre toutes les apprehensions, tous les amours-propres et tous les prejuges bourgeois. -- Nous n'en doutons pas, puisque vous le dites, monseigneur. Mais que cependant Votre Altesse nous permette de lui dire.... -- Dites. -- Que s'il en etait ainsi.... -- Apres? -- Nous en aurions des nouvelles. -- Par qui? -- Par notre espion de marine. En ce moment un homme pousse par l'huissier entra lourdement dans la salle, et fit avec respect quelques pas sur la dalle polie en s'avancant moitie vers le bourgmestre, moitie vers le prince d'Orange. -- Ah! ah! dit le bourgmestre, c'est toi, mon ami. -- Moi-meme, monsieur le bourgmestre, repondit le nouveau venu. -- Monseigneur, dit le bourgmestre, c'est l'homme que nous avons envoye a la decouverte. A ce mot de monseigneur, lequel ne s'adressait pas au prince d'Orange, l'espion fit un mouvement de surprise et de joie, et s'avanca precipitamment pour mieux voir celui que l'on designait par ce titre. Le nouveau venu etait un de ces marins flamands dont le type est si reconnaissable, etant si accentue: la tete carree, les yeux bleus, le col court et les epaules larges; il froissait entre ses grosses mains son bonnet de laine humide, et lorsqu'il fut pres des officiers, on vit qu'il laissait sur les dalles une large trace d'eau. C'est que ses vetements grossiers etaient litteralement trempes et degouttants. -- Oh! oh! voila un brave qui est revenu a la nage, dit l'inconnu en regardant le marin avec cette habitude de l'autorite, qui impose soudain au soldat et au serviteur, parce qu'elle implique a la fois le commandement et la caresse. -- Oui, monseigneur, oui, dit le marin avec empressement, et l'Escaut est large et rapide aussi, monseigneur. -- Parle, Goes, parle, continua l'inconnu, sachant bien le prix de la faveur qu'il faisait a un simple matelot en l'appelant par son nom. Aussi, a partir de ce moment, l'inconnu parut exister seul pour Goes, et s'adressant a lui, quoique envoye par un autre, c'etait peut-etre a cet autre qu'il eut du rendre compte de sa mission: -- Monseigneur, dit-il, je suis parti dans ma plus petite barque; j'ai passe avec le mot d'ordre au milieu du barrage que nous avons fait sur l'Escaut avec nos batiments, et j'ai pousse jusqu'a ces damnes Francais. Ah! pardon, monseigneur. Goes s'arreta. -- Va, va, dit l'inconnu en souriant, je ne serai qu'a moitie damne. -- Ainsi donc, monseigneur, puisque monseigneur veut bien me pardonner.... L'inconnu fit un signe de tete. Goes continua: -- Tandis que je ramais dans la nuit avec mes avirons enveloppes de linge, j'ai entendu une voix qui criait: -- Hola de la barque, que voulez-vous? Je croyais que c'etait a moi que l'interpellation etait adressee, et j'allais repondre une chose ou l'autre, quand j'entendis crier derriere moi: -- Canot amiral. L'inconnu regarda les officiers avec un signe de tete qui signifiait: -- Que vous avais-je dit? -- Au meme instant, continua Goes, et comme je voulais virer de bord, je sentis un choc epouvantable; ma barque s'enfonca; l'eau me couvrit la tete; je roulai dans un abime sans fond; mais les tourbillons de l'Escaut me reconnurent pour une vieille connaissance, et je revis le ciel. C'etait tout bonnement le canot amiral qui, en conduisant M. de Joyeuse a bord, avait passe sur moi. Maintenant, Dieu seul sait comment je n'ai pas ete broye ou noye. -- Merci, brave Goes, merci, dit le prince d'Orange, heureux de voir que ses previsions s'etaient realisees; va, et tais-toi. Et etendant le bras de son cote, il lui mit une bourse dans la main. Cependant le marin semblait attendre quelque chose: c'etait le conge de l'inconnu. Celui-ci lui fit un signe bienveillant de la main, et Goes se retira, visiblement plus satisfait de ce signe qu'il ne l'avait ete du cadeau du prince d'Orange. -- Eh bien, demanda l'inconnu au bourgmestre, que dites-vous de ce rapport? doutez-vous encore que les Francais vont appareiller, et croyez- vous que c'etait pour passer la nuit a bord que M. de Joyeuse se rendait du camp a la galere amirale? -- Mais, vous devinez donc, monseigneur? dirent les bourgeois. -- Pas plus que monseigneur le prince d'Orange, qui est en toutes choses de mon avis, je suis sur. Mais, comme Son Altesse, je suis bien renseigne, et, surtout, je connais ceux qui sont la de l'autre cote. Et sa main designait les polders. -- De sorte, continua-t-il, qu'il m'eut bien etonne de ne pas les voir attaquer cette nuit. Donc, tenez-vous prets, messieurs; car, si vous leur en donnez le temps, ils attaqueront serieusement. -- Ces messieurs me rendront la justice d'avouer qu'avant votre arrivee, monseigneur, je leur tenais juste le langage que vous leur tenez maintenant. -- Mais, demanda le bourgmestre, comment monseigneur croit-il que les Francais vont attaquer? -- Voici les probabilites: l'infanterie est catholique, elle se battra seule. Cela veut dire qu'elle attaquera d'un cote; la cavalerie est calviniste, elle se battra seule aussi. Deux cotes. La marine est a M. de Joyeuse, il arrive de Paris; la cour sait dans quel but il est parti, il voudra avoir sa part de combat et de gloire. Trois cotes. -- Alors, faisons trois corps, dit le Bourgmestre. -- Faites-en un, messieurs, un seul, avec tout ce que vous avez de meilleurs soldats, et laissez ceux dont vous doutez en rase campagne, a la garde de vos murailles. Puis, avec ce corps, faites une vigoureuse sortie au moment ou les Francais s'y attendront le moins. Ils croient attaquer: qu'ils soient prevenus et attaques eux-memes; si vous les attendez a l'assaut, vous etes perdus, car a l'assaut le Francais n'a pas d'egal, comme vous n'avez pas d'egaux, messieurs, quand, en rase campagne, vous defendez l'approche de vos villes. Le front des Flamands rayonna. -- Que disais-je, messieurs? fit le Taciturne. -- Ce m'est un grand honneur, dit l'inconnu, d'avoir ete, sans le savoir, du meme avis que le premier capitaine du siecle. Tous deux s'inclinerent courtoisement. -- Donc, poursuivit l'inconnu, c'est chose dite, vous faites une furieuse sortie sur l'infanterie et la cavalerie. J'espere que vos officiers conduiront cette sortie de facon que vous repousserez les assiegeants. -- Mais leurs vaisseaux, leurs vaisseaux, dit le bourgmestre, ils vont forcer notre barrage; et comme le vent est nord-ouest, ils seront au milieu de la ville dans deux heures. -- Vous avez vous-memes six vieux navires et trente barques a Sainte- Marie, c'est-a-dire a une lieue d'ici, n'est-ce pas? C'est votre barricade maritime, c'est votre chaine fermant l'Escaut. -- Oui, monseigneur, c'est cela meme. Comment connaissez-vous tous ces details? L'inconnu sourit. -- Je les connais, comme vous voyez, dit-il; c'est la qu'est le sort de la bataille. -- Alors, dit le bourgmestre, il faut envoyer du renfort a nos braves marins. -- Au contraire, vous pouvez disposer encore de quatre cents hommes qui etaient la; vingt hommes intelligents, braves et devoues suffiront. Les Anversois ouvrirent de grands yeux. -- Voulez-vous, dit l'inconnu, detruire la flotte francaise tout entiere aux depens de vos six vieux vaisseaux et de vos trente vieilles barques? -- Hum! firent les Anversois en se regardant, ils n'etaient pas deja si vieux nos vaisseaux, elles n'etaient pas deja si vieilles nos barques. -- Eh bien! estimez-les, dit l'inconnu, et l'on vous en paiera la valeur. -- Voila, dit tout bas le Taciturne a l'inconnu, les hommes contre lesquels j'ai chaque jour a lutter. Oh! s'il n'y avait que les evenements, je les eusse deja surmontes. -- Voyons, messieurs, reprit l'inconnu en portant la main a son aumoniere, qui regorgeait, comme nous l'avons dit, estimez, mais estimez vite; vous allez etre payes en traites sur vous-memes, j'espere que vous les trouverez bonnes. -- Monseigneur, dit le bourgmestre, apres un instant de deliberation avec les quarteniers, les dizainiers et les centeniers, nous sommes des commercants et non des seigneurs; il faut donc nous pardonner certaines hesitations, car notre ame, voyez-vous, n'est point en notre corps, mais en nos comptoirs. Cependant, il est certaines circonstances ou, pour le bien general, nous savons faire des sacrifices. Disposez donc de nos barrages comme vous l'entendrez. -- Ma foi, monseigneur, dit le Taciturne, c'est affaire a vous. Il m'eut fallu six mois a moi pour obtenir ce que vous venez d'enlever en dix minutes. -- Je dispose donc de votre barrage, messieurs; mais voici de quelle facon j'en dispose: Les Francais, la galere amirale en tete, vont essayer de forcer le passage. Je double les chaines du barrage, en leur laissant assez de longueur pour que la flotte se trouve engagee au milieu de vos barques et de vos vaisseaux. Alors, de vos barques et de vos vaisseaux, les vingt braves que j'y ai laisses jettent des grappins, et, les grappins jetes, ils fuient dans une barque apres avoir mis le feu a votre barrage charge de matieres inflammables. -- Et, vous l'entendez, s'ecria le Taciturne, la flotte francaise brule tout entiere. -- Oui, tout entiere, dit l'inconnu; alors, plus de retraite par mer, plus de retraite a travers les polders, car vous lachez les ecluses de Malines, de Berchem, de Lier, de Duffel et d'Anvers. Repousses d'abord par vous, poursuivis par vos digues rompues, enveloppes de tous les cotes par cette maree inattendue et toujours montante, par cette mer qui n'aura qu'un flux et pas de reflux, les Francais seront tous noyes, abimes, aneantis. Les officiers pousserent un cri de joie. -- Il n'y a qu'un inconvenient, dit le prince. -- Lequel, monseigneur? demanda l'inconnu. -- C'est qu'il faudrait toute une journee pour expedier les ordres differents aux differentes villes, et que nous n'avons qu'une heure. -- Une heure suffit, repondit celui qu'on appelait monseigneur. -- Mais qui previendra la flottille? -- Elle est prevenue. -- Par qui? -- Par moi. Si ces messieurs avaient refuse de me la donner, je la leur achetais. -- Mais Malines, Lier, Duffel? -- Je suis passe par Malines et par Lier, et j'ai envoye un agent sur a Duffel. A onze heures les Francais seront battus, a minuit la flotte sera brulee, a une heure les Francais seront en pleine retraite, a deux heures Malines rompra ses digues, Lier ouvrira ses ecluses, Duffel lancera ses canaux hors de leur lit: alors toute la plaine deviendra un ocean furieux qui noiera maisons, champs, bois, villages, c'est vrai; mais qui, en meme temps, je vous le repete, noiera les Francais, et cela de telle facon, qu'il n'en rentrera pas un seul en France. Un silence d'admiration et presque d'effroi accueillit ces paroles; puis, tout a coup, les Flamands eclaterent en applaudissements. Le prince d'Orange fit deux pas vers l'inconnu et lui tendit la main. -- Ainsi donc, monseigneur, dit-il, tout est pret de notre cote? -- Tout, repondit l'inconnu. Et tenez, je crois que du cote des Francais tout est pret aussi. Et du doigt il montrait un officier qui soulevait la portiere. -- Messeigneurs et messieurs, dit l'officier, nous recevons l'avis que les Francais sont en marche et s'avancent vers la ville. -- Aux armes! cria le bourgmestre. -Aux armes! repeterent les assistants. -- Un instant, messieurs, interrompit l'inconnu de sa voix male et imperieuse; vous oubliez de me laisser vous faire une derniere recommandation plus importante que toutes les autres. -- Faites! faites! s'ecrierent toutes les voix. -- Les Francais vont etre surpris, donc ce ne sera pas meme un combat, pas meme une retraite, mais une fuite: pour les poursuivre, il faut etre legers. Cuirasses bas, morbleu! Ce sont vos cuirasses dans lesquelles vous ne pouvez remuer, qui vous ont fait perdre toutes les batailles que vous avez perdues. Cuirasses bas! messieurs, cuirasses bas! Et l'inconnu montra sa large poitrine protegee seulement par un buffle. -- Nous nous retrouverons aux coups, messieurs les capitaines, continua l'inconnu; en attendant, allez sur la place de l'Hotel-de-Ville, ou vous trouverez tous vos hommes en bataille. Nous vous y rejoignons. -- Merci, monseigneur, dit le prince a l'inconnu, vous venez de sauver a la fois la Belgique et la Hollande. -- Prince, vous me comblez, repondit celui-ci. -- Est-ce que Votre Altesse consentira a tirer l'epee contre les Francais? demanda le prince. -- Je m'arrangerai de maniere a combattre en face des huguenots, repondit l'inconnu en s'inclinant avec un sourire que lui eut envie son sombre compagnon, et que Dieu seul comprit. LXVI FRANCAIS ET FLAMANDS Au moment ou tout le conseil sortait de l'hotel-de-ville, et ou les officiers allaient se mettre a la tete de leurs hommes et executer les ordres du chef inconnu qui semblait envoye aux Flamands par la Providence elle-meme, une longue rumeur circulaire qui semblait envelopper toute la ville, retentit et se resuma dans un grand cri. En meme temps l'artillerie tonna. Cette artillerie vint surprendre les Francais au milieu de leur marche nocturne, et lorsqu'ils croyaient surprendre eux-memes la ville endormie. Mais au lieu de ralentir leur marche, elle la hata. Si l'on ne pouvait prendre la ville par surprise a l'echelade, comme on disait en ce temps-la, on pouvait, comme nous avons vu le roi de Navarre le faire a Cahors, on pouvait combler le fosse avec des fascines et faire sauter les portes avec des petards. Le canon des remparts continua donc de tirer; mais dans la nuit son effet etait presque nul; apres avoir repondu par des cris aux cris de leurs adversaires, les Francais s'avancerent en silence vers le rempart avec cette fougueuse intrepidite qui leur est habituelle dans l'attaque. Mais tout a coup, portes et poternes s'ouvrent, et de tous cotes s'elancent des gens armes; seulement, ce n'est point l'ardente impetuosite des Francais qui les anime, c'est une sorte d'ivresse pesante qui n'empeche pas le mouvement du guerrier, mais qui rend le guerrier massif comme une muraille roulante. C'etaient les Flamands qui s'avancaient en bataillons serres, en groupes compactes au-dessus desquels continuait a tonner une artillerie plus bruyante que formidable. Alors le combat s'engage pied a pied, l'epee et le couteau se choquent, la pique et la lame se froissent, les coups de pistolet, la detonation des arquebuses eclairent les visages rougis de sang. Mais pas un cri, pas un murmure, pas une plainte: le Flamand se bat avec rage, le Francais avec depit. Le Flamand est furieux d'avoir a se battre, car il ne se bat ni par etat ni par plaisir. Le Francais est furieux d'avoir ete attaque lorsqu'il attaquait. Au moment ou l'on en vient aux mains, avec cet acharnement que nous essaierions inutilement de rendre, des detonations pressees se font entendre du cote de Sainte-Marie, et une lueur s'eleve au-dessus de la ville comme un panache de flammes. C'est Joyeuse qui attaque et qui va faire diversion en forcant la barriere qui defend l'Escaut, qui va penetrer avec sa flotte jusqu'au coeur de la ville. Du moins, c'est ce qu'esperent les Francais. Mais il n'en est point ainsi. Pousse par un vent d'ouest, c'est-a-dire par le plus favorable a une pareille entreprise, Joyeuse avait leve l'ancre, et, la galere amirale en tete, il s'etait laisse aller a cette brise qui le poussait malgre le courant. Tout etait pret pour le combat; ses marins, armes de leurs sabres d'abordage, etaient a l'arriere; ses canonniers, meche allumee, etaient a leurs pieces; ses gabiers avec des grenades dans les hunes; enfin des matelots d'elite, armes de haches, se tenaient prets a sauter sur les navires et les barques ennemis et a briser chaines et cordages pour faire une trouee a la flotte. On avancait en silence. Les sept batiments de Joyeuse, disposes en maniere de coin, dont la galere amirale formait l'angle le plus aigu, semblaient une troupe de fantomes gigantesques glissant a fleur d'eau. Le jeune homme, dont le poste etait sur son banc de quart, n'avait pu rester a son poste. Vetu d'une magnifique armure, il avait pris sur la galere la place du premier lieutenant, et, courbe sur le beaupre, son oeil semblait vouloir percer les brumes du fleuve et la profondeur de la nuit. Bientot, a travers cette double obscurite, il vit apparaitre la digue qui s'etendait sombre en travers du fleuve; elle semblait abandonnee et deserte. Seulement il y avait, dans ce pays d'embuches, quelque chose d'effrayant dans cet abandon et cette solitude. Cependant on avancait toujours; on etait en vue du barrage, a dix encablures a peine, et a chaque seconde on s'en rapprochait davantage, sans qu'un seul _qui vive_! fut encore venu frapper l'oreille des Francais. Les matelots ne voyaient dans ce silence qu'une negligence dont ils se rejouissaient; le jeune amiral, plus prevoyant, y devinait quelque ruse dont il s'effrayait. Enfin la proue de la galere amirale s'engagea au milieu des agres des deux batiments qui formaient le centre du barrage, et, les poussant devant elle, elle fit flechir par le milieu toute cette digue flexible dont les compartiments tenaient l'un a l'autre par des chaines, et qui, cedant sans se rompre, prit, en s'appliquant aux flancs des vaisseaux francais la meme forme que ses vaisseaux offraient eux-memes. Tout a coup, et au moment ou les porteurs de haches recevaient l'ordre de descendre pour rompre le barrage, une foule de grappins, jetes par des mains invisibles, vinrent se cramponner aux agres des vaisseaux francais. Les Flamands prevenaient la manoeuvre des Francais et faisaient ce qu'ils allaient faire. Joyeuse crut que ses ennemis lui offraient un combat acharne. Il l'accepta. Les grappins lances de son cote lierent par des noeuds de fer les batiments ennemis aux siens. Puis, saisissant une hache aux mains d'un matelot, il s'elanca le premier sur celui des batiments qu'il retenait d'une plus sure etreinte, en criant: A l'abordage! a l'abordage! Tout son equipage le suivit, officiers et matelots, en poussant le meme cri que lui; mais aucun cri ne repondit au sien, aucune force ne s'opposa a son agression. Seulement on vit trois barques chargees d'hommes glissant silencieusement sur le fleuve, comme trois oiseaux de mer attardes. Ces barques fuyaient a force de rames, les oiseaux s'eloignaient a tire d'ailes. Les assaillants restaient immobiles sur ces batiments qu'ils venaient de conquerir sans lutte. Il en etait de meme sur toute la ligne. Tout a coup, Joyeuse entendit sous ses pieds un grondement sourd, et une odeur de souffre se repandit dans l'air. Un eclair traversa son esprit; il courut a une ecoutille qu'il souleva: les entrailles du batiment brulaient. A l'instant, le cri: Aux vaisseaux! aux vaisseaux! retentit sur toute la ligne. Chacun remonta plus precipitamment qu'il n'etait descendu; Joyeuse, descendu le premier, remonta le dernier. Au moment ou il atteignait la muraille de sa galere, la flamme faisait eclater le pont du batiment qu'il quittait. Alors, comme de vingt volcans, s'elancerent des flammes, chaque barque, chaque sloop, chaque batiment etait un cratere; la flotte francaise, d'un port plus considerable, semblait dominer un abime de feu. L'ordre avait ete donne de trancher les cordages, de rompre les chaines, de briser les grappins; les matelots s'etaient elances dans les agres avec la rapidite d'hommes convaincus que de cette rapidite dependait leur salut. Mais l'oeuvre etait immense; peut-etre se fut-on detache des grappins jetes par les ennemis sur la flotte francaise, mais il y avait encore ceux jetes par la flotte francaise sur les batiments ennemis. Tout a coup vingt detonations se firent entendre; les batiments francais tremblerent dans leur membrure, gemirent dans leur profondeur. C'etaient les canons qui defendaient la digue, et qui, charges jusqu'a la gueule et abandonnes par les Anversois, eclataient tout seuls au fur et a mesure que le feu les gagnait, brisant sans intelligence tout ce qui se trouvait dans leur direction, mais brisant. Les flammes montaient, comme de gigantesques serpents, le long des mats, s'enroulaient autour des vergues, puis de leurs langues aigues, venaient lecher les flancs cuivres des batiments francais. Joyeuse, avec sa magnifique armure damasquinee d'or, donnant, calme et d'une voix imperieuse, ses ordres au milieu de toutes ces flammes, ressemblait a une de ces fabuleuses salamandres aux millions d'ecailles, qui, a chaque mouvement qu'elles faisaient, secouaient une poussiere d'etincelles. Mais bientot les detonations redoublerent plus fortes et plus foudroyantes; ce n'etaient plus les canons qui tonnaient, c'etaient les saintes-barbes qui prenaient feu, c'etaient les batiments eux-memes qui eclataient. Tant qu il avait espere rompre les liens mortels qui l'attachaient a ses ennemis, Joyeuse avait lutte; mais il n'y avait plus d'espoir d'y reussir: la flamme avait gagne les vaisseaux francais, et a chaque vaisseau ennemi qui sautait, une pluie de feu, pareille a un bouquet d'artifice, retombait sur son pont. Seulement, ce feu, c'etait le feu gregeois, ce feu implacable, qui s'augmente de ce qui eteint les autres feux, et qui devore sa proie jusqu'au fond de l'eau. Les batiments anversois, en eclatant, avaient rompu les digues; mais les batiments francais, au lieu de continuer leur route, allaient a la derive tout en flammes eux-memes, et entrainant apres eux quelques fragments du brulot rongeur, qui les avait etreints de ses bras de flammes. Joyeuse comprit qu'il n'y avait plus de lutte possible; il donna l'ordre de mettre toutes les barques a la mer, et de prendre terre sur la rive gauche. L'ordre fut transmis aux autres batiments a l'aide des porte-voix; ceux qui ne l'entendirent pas, eurent instinctivement la meme idee. Tout l'equipage fut embarque jusqu'au dernier matelot, avant que Joyeuse quittat le pont de sa galere. Son sang-froid semblait avoir rendu le sang-froid a tout le monde: chacun de ses marins avait a la main sa hache ou son sabre d'abordage. Avant qu'il eut atteint les rives du fleuve, la galere amirale sautait, eclairant d'un cote la silhouette de la ville, et de l'autre l'immense horizon du fleuve qui allait, en s'elargissant toujours, se perdre dans la mer. Pendant ce temps, l'artillerie des remparts avait eteint son feu: non pas que le combat eut diminue de rage, mais au contraire parce que Flamands et Francais en etant venus aux mains, on ne pouvait plus tirer sur les uns sans tirer sur les autres. La cavalerie calviniste avait charge a son tour, faisant des prodiges; devant le fer de ses cavaliers, elle ouvre; sous les pieds de ses chevaux, elle broie; mais les Flamands blesses eventrent les chevaux avec leurs larges coutelas. [Illustration: Eh bien! vois-tu maintenant? -- PAGE 35.] Malgre cette charge brillante de la cavalerie, un peu de desordre se met dans les colonnes francaises, et elles ne font plus que se maintenir au lieu d'avancer, tandis que des portes de la ville sortent incessamment des bataillons frais qui se ruent sur l'armee du duc d'Anjou. Tout a coup, une grande rumeur se fait entendre presque sous les murailles de la ville. Les cris: Anjou! Anjou! France! France! retentissent sur les flancs des Anversois, et un choc effroyable ebranle toute cette masse si serree, par la simple impulsion de ceux qui la poussent, que les premiers sont braves parce qu'ils ne peuvent faire autrement. Ce mouvement, c'est Joyeuse qui le cause: ces cris, ce sont les matelots qui les poussent: quinze cents hommes armes de haches et de coutelas et conduits par Joyeuse auquel on a amene un cheval sans maitre, sont tombes tout a coup sur les Flamands; ils ont a venger leur flotte en flammes et deux cents de leurs compagnons brules ou noyes. Ils n'ont pas choisi leur rang de bataille, ils se sont elances sur le premier groupe qu'a son langage et a son costume ils ont reconnu pour un ennemi. Nul ne maniait mieux que Joyeuse sa longue epee de combat; son poignet tournait comme un moulinet d'acier, et chaque coup de taille fendait une tete, chaque coup de pointe trouait un homme. Le groupe de Flamands sur lequel tomba Joyeuse fut devore comme un grain de ble par une legion de fourmis. Ivres de ce premier succes, les marins pousserent en avant. Tandis qu'ils gagnaient du terrain, la cavalerie calviniste, enveloppee par ces torrents d'hommes, en perdait peu a peu; mais l'infanterie du comte de Saint-Aignan continuait de lutter corps a corps avec les Flamands. Le prince avait vu l'incendie de la flotte comme une lueur lointaine; il avait entendu les detonations des canons et les explosions des batiments sans soupconner autre chose qu'un combat acharne, qui de ce cote devait naturellement se terminer par la victoire de Joyeuse: le moyen de croire que quelques vaisseaux flamands luttassent avec une flotte francaise! Il s'attendait donc a chaque instant a une diversion de la part de Joyeuse, lorsque tout a coup ou vint lui dire que la flotte etait detruite et que Joyeuse et ses marins chargeaient au milieu des Flamands. Des lors le prince commenca de concevoir une grande inquietude: la flotte, c'etait la retraite et par consequent la surete de l'armee. Le duc envoya l'ordre a la cavalerie calviniste de tenter une nouvelle charge, et cavaliers et chevaux epuises se rallierent pour se ruer de nouveau sur les Anversois. On entendait la voix de Joyeuse crier au milieu de la melee: Tenez ferme, monsieur de Saint-Aignan! France! France! Et, comme un faucheur entamant un champ de ble, son epee tournoyait dans l'air et s'abattait, couchant devant lui sa moisson d'hommes; le faible favori, le cybarite delicat, semblait avoir revetu avec sa cuirasse la force fabuleuse de l'Hercule nemeen. Et l'infanterie qui entendait cette voix dominant la rumeur, qui voyait cette epee eclairant la nuit, l'infanterie reprenait courage, et, comme la cavalerie, faisait un nouvel effort et revenait au combat. Mais alors l'homme qu'on appelait monseigneur sortit de la ville sur un beau cheval noir. Il portait des armes noires, c'est-a-dire le casque, les brassards, la cuirasse et les cuissards d'acier bruni; il etait suivi de cinq cents cavaliers bien montes qu'avait mis sous ses ordres le prince d'Orange. De son cote, Guillaume le Taciturne, par la porte parallele, sortait avec son infanterie d'elite, qui n'avait pas encore donne. Le cavalier aux armes noires courut au plus presse: c'etait a l'endroit ou Joyeuse combattait avec ses marins. Les Flamands le reconnaissaient et s'ecartaient devant lui en criant joyeusement: Monseigneur! monseigneur! Joyeuse et ses marins sentirent l'ennemi flechir; ils entendirent ces cris, et tout a coup ils se trouverent en face de cette nouvelle troupe, qui leur apparaissait subitement comme par enchantement. Joyeuse, poussa son cheval sur le cavalier noir, et tous deux se heurterent avec un sombre acharnement. Du premier choc de leurs epees se degagea une gerbe d'etincelles. Joyeuse, confiant dans la trempe de son armure et dans sa science de l'escrime, porta de rudes coups qui furent habilement pares. En meme temps un des coups de son adversaire le toucha en pleine poitrine, et, glissant sur la cuirasse, alla, au defaut de l'armure, lui tirer quelques goutes de sang de l'epaule. -- Ah! s'ecria le jeune amiral en sentant la pointe du fer, cet homme est un Francais, et il y a plus, cet homme a etudie les armes sous le meme maitre que moi. A ces paroles, on vit l'inconnu se detourner et essayer de se jeter sur un autre point. -- Si tu es Francais, lui cria Joyeuse, tu es un traitre, car tu combats contre ton roi, contre ta patrie, contre ton drapeau. L'inconnu ne repondit qu'en se retournant et en attaquant Joyeuse avec fureur. Mais, cette fois, Joyeuse etait prevenu et savait a quelle habile epee il avait affaire. Il para successivement trois ou quatre coups portes avec autant d'adresse que de rage, de force que de colere. Ce fut l'inconnu qui a son tour fit un mouvement de retraite. -- Tiens! lui cria le jeune homme, voila ce qu'on fait quand on se bat pour son pays: coeur pur et bras loyal suffisent a defendre une tete sans casque, un front sans visiere. Et arrachant les courroies de son heaume, il le jeta loin de lui, en mettant a decouvert sa noble et belle tete, dont les yeux etincelaient de vigueur, d'orgueil et de jeunesse. Le cavalier aux armes noires, au lieu de repondre avec la voix ou de suivre l'exemple donne, poussa un sourd rugissement et leva l'epee sur cette tete nue. -- Ah! fit Joyeuse en parant le coup, je l'avais bien dit, tu es un traitre, et en traitre tu mourras. Et en le pressant, il lui porta l'un sur l'autre deux ou trois coups de pointe, dont l'un penetra a travers une des ouvertures de la visiere de son casque. -- Ah! je te tuerai, disait le jeune homme, et je t'enleverai ton casque, qui te defend et te cache si bien, et je te pendrai au premier arbre que je trouverai sur mon chemin. L'inconnu allait riposter, lorsqu'un cavalier, qui venait de faire sa jonction avec lui, se pencha a son oreille et lui dit: -- Monseigneur, plus d'escarmouche; votre presence est utile la-bas. L'inconnu suivit des yeux la direction indiquee par la main de son interlocuteur, et il vit les Flamands hesiter devant la cavalerie calviniste. -- En effet, dit-il d'une voix sombre, la sont ceux que je cherchais. En ce moment, un flot de cavaliers tomba sur les marins de Joyeuse, qui, lasses de frapper sans relache avec leurs armes de geant, firent leur premier pas en arriere. Le cavalier noir profita de ce mouvement pour disparaitre dans la melee et dans la nuit. Un quart d'heure apres, les Francais pliaient sur toute la ligne et cherchaient a reculer sans fuir. M. de Saint-Aignan prenait toutes ses mesures pour obtenir de ses hommes une retraite en bon ordre. Mais une derniere troupe de cinq cents chevaux et de deux mille hommes d'infanterie sortit toute fraiche de la ville, et tomba sur cette armee harassee et deja marchant a reculons. C'etaient ces vieilles bandes du prince d'Orange, qui tour a tour avaient lutte contre le duc d'Albe, contre don Juan, contre Requesens, et contre Alexandre Farnese. Alors il fallut se decidera quitter le champ de bataille et a faire retraite par terre, puisque la flotte sur laquelle on comptait en cas d'evenement etait detruite. Malgre le sang-froid des chefs, malgre la bravoure du plus grand nombre, une affreuse deroute commenca. Ce fut en ce moment que l'inconnu, avec toute cette cavalerie qui avait a peine donne, tomba sur les fuyards et rencontra de nouveau a l'arriere- garde Joyeuse avec ses marins, dont il avait laisse les deux tiers sur le champ de bataille. Le jeune amiral etait remonte sur son troisieme cheval, les deux autres ayant ete tues sous lui. Son epee s'etait brisee, et il avait pris des mains d'un marin blesse une de ces pesantes haches d'abordage, qui tournait autour de sa tete avec la meme facilite qu'une fronde aux mains d'un frondeur. De temps en temps il se retournait et faisait face, pareil a ces sangliers qui ne peuvent se decider a fuir, et qui reviennent desesperement sur le chasseur. De leur cote, les Flamands, qui, selon la recommandation de celui qu'ils avaient appele monseigneur, avaient combattu sans cuirasse, etaient lestes a la poursuite et ne donnaient pas une seconde de relache a l'armee angevine. Quelque chose comme un remords, ou tout au moins comme un doute, saisit au coeur l'inconnu en face de ce grand desastre. -- Assez, messieurs, assez, dit-il en francais a ses gens, ils sont chasses ce soir d'Anvers, et dans huit jours seront chasses de Flandre: n'en demandons pas plus au Dieu des armees. -- Ah! c'etait un Francais, c'etait un Francais! s'ecria Joyeuse, je t'avais devine, traitre. Ah! sois maudit, et puisses-tu mourir de la mort des traitres! Cette furieuse imprecation sembla decourager l'homme que n'avaient pu ebranler mille epees levees contre lui: il tourna bride, et, vainqueur, s'enfuit presque aussi rapidement que les vaincus. Mais cette retraite d'un seul homme ne changea rien a la face des choses: la peur est contagieuse, elle avait gagne l'armee tout entiere, et, sous le poids de cette panique insensee, les soldats commencerent a fuir en desesperes. Les chevaux s'animaient malgre la fatigue car eux-memes semblaient etre aussi sous l'influence de la peur; les hommes se dispersaient pour trouver des abris: en quelques heures l'armee n'exista plus a l'etat d'armee. C'etait le moment ou, selon les ordres de monseigneur, s'ouvraient les digues et se levaient les ecluses. Depuis Lier jusqu'a Termonde, depuis Haesdonk jusqu'a Malines, chaque petite riviere, grossie par ses affluents, chaque canal deborde envoyait dans le plat pays son contingent d'eau furieuse. Ainsi, quand les Francais fugitifs commencerent a s'arreter, ayant lasse leurs ennemis, quand ils eurent vu les Anversois retourner enfin vers leur ville suivis des soldats du prince d'Orange; quand ceux qui avaient echappe sains et saufs du carnage de la nuit crurent enfin etre sauves, et respirerent un instant, les uns avec une priere, les autres avec un blaspheme, c'etait a cette heure meme qu'un nouvel ennemi, aveugle, impitoyable, se dechainait sur eux avec la celerite du vent, avec l'impetuosite de la mer; toutefois, malgre l'imminence du danger qui commencait a les envelopper, les fugitifs ne se doutaient de rien. Joyeuse avait commande une halte a ses marins, reduits a huit cents, et les seuls qui eussent conserve une espece d'ordre dans cette effroyable deroute. Le comte de Saint-Aignan, haletant, sans voix, ne parlant plus que par la menace de ses gestes, le comte de Saint-Aignan essayait de rallier ses fantassins epars. Le duc d'Anjou, a la tete des fuyards, monte sur un excellent cheval, et accompagne d'un domestique tenant un autre cheval en main, poussait en avant, sans paraitre songer a rien. -- Le miserable n'a pas de coeur, disaient les uns. -- Le vaillant est magnifique de sang-froid, disaient les autres. Quelques heures de repos, prises de deux heures a six heures du matin, rendirent aux fantassins la force de continuer la retraite. Seulement, les vivres manquaient. Quant aux chevaux, ils semblaient plus fatigues encore que les hommes, se trainant a peine, car ils n'avaient pas mange depuis la veille. Aussi marchaient-ils a la queue de l'armee. On esperait gagner Bruxelles qui etait au duc et dans laquelle on avait de nombreux partisans; cependant on n'etait pas sans inquietude sur son bon vouloir; un instant aussi l'on avait cru pouvoir compter sur Anvers comme on croyait pouvoir compter sur Bruxelles. La, a Bruxelles, c'est-a-dire a huit lieues a peine de l'endroit ou l'on se trouvait, on ravitaillerait les troupes, et l'on prendrait un campement avantageux, pour recommencer la campagne interrompue au moment que l'on jugerait le plus convenable. Les debris que l'on ramenait devaient servir de noyau a une armee nouvelle. C'est qu'a cette heure encore nul ne prevoyait le moment epouvantable ou le sol s'affaisserait sous les pieds des malheureux soldats, ou des montagnes d'eau viendraient s'abattre et rouler sur leurs tetes, ou les restes de tant de braves gens, emportes par les eaux bourbeuses, rouleraient jusqu'a la mer, ou s'arreteraient en route pour engraisser les campagnes du Brabant. M. le duc d'Anjou se fit servir a dejeuner dans la cabane d'un paysan, entre Heboken et Heckhout. La cabane etait vide, et, depuis la veille au soir, les habitants s'en etaient enfuis; le feu allume par eux la veille brulait encore dans la cheminee. Les soldats et les officiers voulurent imiter leur chef et s'eparpillerent dans les deux bourgs que nous venons de nommer; mais ils virent avec une surprise melee d'effroi que toutes les maisons etaient desertes, et que les habitants en avaient a peu pres emporte toutes les provisions. Le comte de Saint-Aignan cherchait fortune comme les autres; cette insouciance du duc d'Anjou, a l'heure meme ou tant de braves gens mouraient pour lui, repugnait a son esprit, et il s'etait eloigne du prince. Il etait de ceux qui disaient: " Le miserable n'a pas de coeur! " Il visita, pour son compte, deux ou trois maisons qu'il trouva vides; il frappait a la porte d'une quatrieme, quand on vint lui dire qu'a deux lieues a la ronde, c'est-a-dire dans le cercle du pays que l'on occupait, toutes les maisons etaient ainsi. A cette nouvelle, M. de Saint-Aignan fronca le sourcil et fit sa grimace ordinaire. [Illustration: Il la lanca dans le poste. -- PAGE 37.] -- En route, messieurs, en route! dit-il aux officiers. -- Mais, repondirent ceux-ci, nous sommes harasses, mourant de faim, general. -- Oui; mais vous etes vivants, et si vous restez ici une heure de plus, vous etes morts; peut-etre est-il deja trop tard. M. de Saint-Aignan ne pouvait rien designer, mais il soupconnait quelque grand danger cache dans cette solitude. On decampa. Le duc d'Anjou prit la tete, M. de Saint-Aignan garda le centre, et Joyeuse se chargea de l'arriere-garde. Mais deux ou trois mille hommes encore se detacherent des groupes, ou affaiblis par leurs blessures, ou harasses de fatigue, et se coucherent dans les herbes, ou au pied des arbres, abandonnes, desoles, frappes d'un sinistre pressentiment. Avec eux resterent les cavaliers demontes, ceux dont les chevaux ne pouvaient plus se trainer, ou qui s'etaient blesses en marchant. A peine, autour du duc d'Anjou, restait-il trois mille hommes valides et en etat de combattre. LXVII LES VOYAGEURS Tandis que ce desastre s'accomplissait, precurseur d'un desastre plus grand encore, deux voyageurs, montes sur d'excellents chevaux du Perche, sortaient de la porte de Bruxelles pendant une nuit fraiche, et poussaient en avant dans la direction de Malines. Ils marchaient cote a cote, les manteaux en trousse, sans armes apparentes, a part toutefois un large couteau flamand, dont on voyait briller la poignee de cuivre a la ceinture de l'un d'eux. Ces voyageurs cheminaient de front, chacun suivant sa pensee, peut-etre la meme, sans echanger une seule parole. Ils avaient la tournure et le costume de ces forains picards qui faisaient alors un commerce assidu entre le royaume de France et les Flandres, sorte de commis-voyageurs, precurseurs et naifs, qui, a cette epoque, faisaient le travail de ceux d'aujourd'hui, sans se douter qu'ils touchassent a la specialite de la grande propagande commerciale. Quiconque les eut vus trotter si paisiblement sur la route, eclairee par la lune, les eut pris pour de bonnes gens, presses de trouver un lit, apres une journee convenablement faite. Cependant il n'eut fallu qu'entendre quelques phrases, detachees de leur conversation par le vent, quand il y avait conversation, pour ne pas conserver d'eux cette opinion erronee que leur donnait la premiere apparence. Et d'abord, le plus etrange des mots echanges entre eux fut le premier mot qu'ils echangerent, quand ils furent arrives a une demi-lieue de Bruxelles a peu pres. -- Madame, dit le plus gros au plus svelte des deux compagnons, vous avez en verite eu raison de partir cette nuit; nous gagnons sept lieues en faisant cette marche, et nous arrivons a Malines au moment ou, selon toute probabilite, le resultat du coup de main sur Anvers sera connu. On sera la-bas dans toute l'ivresse du triomphe. En deux jours de tres petites marches, et pour vous reposer vous avez besoin de courtes etapes, en deux jours de petites marches, nous gagnons Anvers, et cela justement a l'heure probable ou le prince sera revenu de sa joie et daignera regarder a terre, apres s'etre eleve jusqu'au septieme ciel. Le compagnon qu'on appelait madame, et qui ne se revoltait aucunement de cette appellation, malgre ses habits d'homme, repondit d'une voix calme, grave et douce a la fois: -- Mon ami, croyez-moi. Dieu se lassera de proteger ce miserable prince, et il le frappera cruellement; hatons-nous donc de mettre a execution nos projets, car je ne suis pas de ceux qui croient a la fatalite, moi, et je pense que les hommes ont le libre arbitre de leurs volontes et de leurs faits. Si nous n'agissons pas et que nous laissions agir Dieu, ce n'etait pas la peine de vivre si douloureusement jusque aujourd'hui. En ce moment, une haleine du nord-ouest passa sifflante et glacee. -- Vous frissonnez, madame, dit le plus age des deux voyageurs; prenez votre manteau. -- Non, Remy, merci; je ne sens plus, tu le sais, ni douleurs du corps ni tourments de l'esprit. Remy leva les yeux au ciel, et demeura plonge dans un sombre silence. Parfois, il arretait son cheval et se retournait sur ses etriers, tandis que sa compagne le devancait, muette comme une statue equestre. Apres une de ces haltes d'un instant, et quand son compagnon l'eut rejointe: -- Tu ne vois plus personne derriere nous? dit-elle. -- Non, madame, personne. -- Ce cavalier, qui nous avait rejoints la nuit a Valenciennes, et qui s'etait enquis de nous apres nous avoir observes si longtemps avec surprise? -- Je ne le revois plus. -- Mais il me semble que je l'ai revu, moi, avant d'entrer a Mons. -- Et moi, madame, je suis sur de l'avoir revu avant d'entrer a Bruxelles. -- A Bruxelles, tu dis? -- Oui, mais il se sera arrete dans cette derniere ville. -- Remy, dit la dame en se rapprochant de son compagnon, comme si elle craignait que sur cette route deserte on ne put l'entendre; Remy, ne t'a- t-il point paru qu'il ressemblait.... -- A qui, madame? -- Comme tournure du moins, car je n'ai pas vu son visage, a ce malheureux jeune homme. -- Oh! non, non, madame, se hata de dire Remy, pas le moins du monde; et, d'ailleurs, comment aurait-il pu deviner que nous avons quitte Paris et que nous sommes sur cette route? -- Mais comme il savait ou nous etions, Remy, quand nous changions de demeure a Paris. -- Non, non, madame, reprit Remy, il ne nous a pas suivis ni fait suivre, et, comme je vous l'ai dit la-bas, j'ai de fortes raisons de croire qu'il avait pris un parti desespere, mais vis-a-vis de lui seul. -- Helas! Remy, chacun porte sa part de souffrance en ce monde; Dieu allege celle de ce pauvre enfant! Remy repondit par un soupir au soupir de sa maitresse, et ils continuerent leur route sans autre bruit que celui du pas des chevaux sur le chemin sonore. Deux heures se passerent ainsi. Au moment ou nos voyageurs allaient entrer dans Vilvorde, Remy tourna la tete. Il venait d'entendre le galop d'un cheval au tournant du chemin. Il s'arreta, ecouta, mais ne vit rien. Ses yeux, chercherent inutilement a percer la profondeur de la nuit, mais comme aucun bruit ne troublait son silence solennel, il entra dans le bourg avec sa compagne. -- Madame, lui dit-il, le jour va bientot venir; si vous m'en croyez, nous nous arreterons ici; les chevaux sont las, et vous avez besoin de repos. -- Remy, dit la dame, vous voulez inutilement me cacher ce que vous eprouvez. Remy, vous etes inquiet. -- Oui, de votre sante, madame; croyez-moi, une femme ne saurait supporter de pareilles fatigues, et c'est a peine si moi-meme.... -- Faites comme il vous plaira, Remy, repondit la dame. -- Eh bien! alors, entrez dans cette ruelle a l'extremite de laquelle j'apercois une lanterne qui se meurt; c'est le signe auquel on reconnait les hotelleries: hatez-vous, je vous prie. -- Vous avez donc entendu quelque chose? -- Oui, comme le pas d'un cheval. Il est vrai que je crois m'etre trompe; mais, en tout cas, je reste un instant en arriere pour m'assurer de la realite ou de la faussete de mes doutes. La dame, sans repliquer, sans essayer de detourner Remy de son intention, toucha les flancs de son cheval, qui penetra dans la ruelle longue et tortueuse. [Illustration: Il retint par le bras la jeune femme. -- PAGE 37.] Remy la laissa passer devant, mit pied a terre et lacha la bride a son cheval, qui suivit naturellement celui de sa compagne. Quant a lui, courbe derriere une borne gigantesque, il attendit. La dame heurta au seuil de l'hotellerie derriere la porte de laquelle, suivant la coutume hospitaliere des Flandres, veillait ou plutot dormait une servante aux larges epaules et aux bras robustes. La fille avait deja entendu le pas du cheval claquer sur le pave de la ruelle, et, reveillee sans humeur, elle vint ouvrir la porte et recevoir dans ses bras le voyageur ou plutot la voyageuse. Puis elle ouvrit aux deux chevaux la large porte cintree dans laquelle ils se precipiterent, en reconnaissant une ecurie. -- J'attends mon compagnon, dit la dame, laissez-moi m'asseoir pres du feu en l'attendant: je ne me coucherai point qu'il ne soit arrive. La servante jeta de la paille aux chevaux, referma la porte de l'ecurie, rentra dans la cuisine, approcha un escabeau du feu, moucha avec ses doigts la massive chandelle, et se rendormit. Pendant ce temps, Remy, qui s'etait place en embuscade, guettait le passage du voyageur dont il avait entendu galoper le cheval. Il le vit entrer dans le bourg, marcher au pas en pretant l'oreille attentivement; puis, arrive a la ruelle, le cavalier vit la lanterne, et parut hesiter s'il passerait outre ou s'il se dirigerait de ce cote. Il s'arreta tout a fait a deux pas de Remy, qui sentit sur son epaule le souffle de son cheval. Remy porta la main a son couteau. -- C'est bien lui, murmura-t-il, lui de ce cote, lui qui nous suit encore. Que nous veut-il? Le voyageur croisa les deux bras sur sa poitrine, tandis que son cheval soufflait avec effort en allongeant le cou. Il ne prononcait pas une seule parole; mais, au feu de ses regards, diriges tantot en avant, tantot en arriere, tantot dans la ruelle, il n'etait point difficile de deviner qu'il se demandait s'il fallait retourner en arriere, pousser en avant, ou se diriger vers l'hotellerie. -- Ils ont continue, murmura-t-il a demi-voix, continuons. Et, rendant les renes a son cheval, il continua son chemin. -- Demain, se dit Remy, nous changerons de route. Et il rejoignit sa compagne, qui l'attendait impatiemment. -- Eh bien! dit-elle tout bas, nous suit-on? -- Personne: je me trompais. Il n'y a que nous sur la route, et vous pouvez dormir en toute securite. -- Oh! je n'ai pas sommeil, Remy, vous le savez bien. -- Au moins vous souperez, madame, car hier deja vous ne prites rien. -- Volontiers, Remy. On reveilla la pauvre servante, qui se leva, cette seconde fois, avec le meme air de bonne humeur que la premiere, et qui apprenant ce dont il etait question, tira du buffet un quartier de porc sale, un levraut froid et des confitures; puis elle apporta un pot de biere de Louvain ecumante et perlee. Remy se mit a table pres de sa maitresse. Alors celle-ci emplit a moitie un verre a anse de cette biere dont elle se mouilla les levres, rompit un morceau de pain dont elle mangea quelques miettes, puis se renversa sur sa chaise en repoussant le verre et le pain. -- Comment! vous ne mangez plus, mon gentilhomme? demanda la servante. -- Non, j'ai fini, merci. La servante, alors, se mit a regarder Remy qui ramassait le pain rompu par sa maitresse, le mangeait lentement et buvait un verre de biere. -- Et la viande, dit-elle, vous ne mangez pas de viande, monsieur? -- Non, mon enfant, merci. -- Vous ne la trouvez donc pas bonne? -- Je suis sur qu'elle est excellente, mais je n'ai pas faim. La servante joignit les mains pour exprimer l'etonnement ou la plongeait cette etrange sobriete: ce n'etait pas ainsi qu'avaient l'habitude d'en user ses compatriotes voyageurs. Remy, comprenant qu'il y avait un peu de depit dans le geste invocateur de la servante, jeta une piece d'argent sur la table. -- Oh! dit la servante, pour ce qu'il faut vous rendre, mon Dieu! vous pouvez bien garder votre piece: six deniers de depense a deux! -- Gardez la piece tout entiere, ma bonne, dit la voyageuse, mon frere et moi, nous sommes sobres, c'est vrai, mais nous ne voulons pas diminuer votre gain. La servante devint rouge de joie, et cependant en meme temps des larmes de compassion mouillaient ses yeux, tant ces paroles avaient ete prononcees douloureusement. -- Dites-moi, mon enfant, demanda Remy, existe-t-il une route de traverse d'ici a Malines? -- Oui, monsieur, mais bien mauvaise; tandis qu'au contraire, monsieur ne sait peut-etre pas cela, mais il existe une grande route excellente. -- Si fait, mon enfant, je sais cela. Mais je dois voyager par l'autre. -- Dame! je vous prevenais, monsieur, parce que, comme votre compagnon est une femme, la route sera doublement mauvaise, pour elle surtout. -- En quoi, ma bonne? -- En ce que, cette nuit, grand nombre de gens de la campagne traversent le pays pour aller sous Bruxelles. -- Sous Bruxelles? -- Oui, ils emigrent momentanement. -- Pourquoi donc emigrent-ils? -- Je ne sais; c'est l'ordre. -- L'ordre de qui? du prince d'Orange? -- Non, de monseigneur. -- Qui est ce monseigneur! -- Ah! dame! vous m'en demandez trop, monsieur, je ne sais pas; mais enfin, tant il y a que, depuis hier au soir, on emigre. -- Et quels sont les emigrants? -- Les habitants de la campagne, des villages, des bourgs, qui n'ont ni digues ni remparts. -- C'est etrange, fit Remy. -- Mais nous-memes, dit la fille, au point du jour nous partirons, ainsi que tous les gens du bourg. Hier, a onze heures, tous les bestiaux ont ete diriges sur Bruxelles par les canaux et les routes de traverse; voila pourquoi, sur le chemin dont je vous parle, il doit y avoir a cette heure encombrement de chevaux, de chariots et de gens. -- Pourquoi pas sur la grande route? la grande route, ce me semble, vous procurerait une retraite plus facile. -- Je ne sais; c'est l'ordre. Remy et sa compagne se regarderent. -- Mais nous pouvons continuer, n'est-ce pas, nous qui allons a Malines? -- Je le crois, a moins que vous ne preferiez faire comme tout le monde, c'est-a-dire vous acheminer sur Bruxelles. Remy regarda sa compagne. -- Non, non, nous repartirons sur-le-champ pour Malines, s'ecria la dame en se levant; ouvrez l'ecurie, s'il vous plait, ma bonne. Remy se leva comme sa compagne en murmurant a demi voix: -- Danger pour danger, je prefere celui que je connais: d'ailleurs le jeune homme a de l'avance sur nous... et si par hasard il nous attendait, eh bien! nous verrions! Et comme les chevaux n'avaient pas meme ete desselles, il tint l'etrier a sa compagne, se mit lui-meme en selle, et le jour levant les trouva sur les bords de la Dyle. LXVIII EXPLICATION Le danger que bravait Remy etait un danger reel, car le voyageur de la nuit, apres avoir depasse le bourg et couru un quart de lieue en avant, ne voyant plus personne sur la route, s'apercut bien que ceux qu'il suivait s'etaient arretes dans le village. Il ne voulut point revenir sur ses pas, sans doute pour mettre a sa poursuite le moins d'affectation possible: mais il se coucha dans un champ de trefle, ayant eu le soin de faire descendre son cheval dans un de ces fosses profonds qui en Flandre servent de cloture aux heritages. Il resultait de cette manoeuvre que le jeune homme se trouvait a portee de tout voir sans etre vu. Ce jeune homme, on l'a deja reconnu, comme Remy l'avait reconnu lui-meme et comme la dame l'avait soupconne, ce jeune homme c'etait Henri du Bouchage, qu'une etrange fatalite jetait une fois encore en presence de la femme qu'il avait jure de fuir. Apres son entretien avec Remy sur le seuil de la maison mysterieuse, c'est-a-dire apres la perte de toutes ses esperances, Henri etait revenu a l'hotel de Joyeuse, bien decide, comme il l'avait dit, a quitter une vie qui se presentait pour lui si miserable a son aurore: et, en gentilhomme de coeur, en bon fils, car il avait le nom de son pere a garder pur, il s'etait resolu au glorieux suicide du champ de bataille. Or, on se battait en Flandre; le duc de Joyeuse, son frere, commandait une armee et pouvait lui choisir une occasion de bien quitter la vie. Henri n'hesita point; il sortit de son hotel a la fin du jour suivant, c'est-a- dire vingt heures apres le depart de Remy et de sa compagne. Des lettres arrivees de Flandre annoncaient un coup de main decisif sur Anvers. Henri se flatta d'arriver a temps. Il se complaisait dans cette idee que du moins il mourrait l'epee a la main, dans les bras de son frere, sous un drapeau francais; que sa mort ferait grand bruit, et que ce bruit percerait les tenebres dans lesquelles vivait la dame de la maison mysterieuse. Nobles folies! glorieux et sombres reves! Henri se reput quatre jours entiers de sa douleur et surtout de cet espoir qu'elle allait bientot finir. Au moment ou, tout entier a ces reves de mort, il apercevait la fleche aigue du clocher de Valenciennes, et ou huit heures sonnaient a la ville, il s'apercut qu'on allait fermer les portes; il piqua son cheval des deux et faillit, en passant sur le pont-levis, renverser un homme qui rattachait les sangles du sien. Henri n'etait pas un de ces nobles insolents qui foulent aux pieds tout ce qui n'est point un ecusson. Il fit en passant des excuses a cet homme, qui se retourna au son de sa voix, puis se detourna aussitot. Henri, emporte par l'action de son cheval, qu'il essayait d'arreter en vain, Henri tressaillit comme s'il eut vu ce qu'il ne s'attendait pas a voir. -- Oh! je suis fou, pensa-t-il; Remy a Valenciennes; Remy, que j'ai laisse, il y a quatre jours, rue de Bussy; Remy sans sa maitresse, car il avait pour compagnon un jeune homme, ce me semble? En verite, la douleur me trouble le cerveau, m'altere la vue a ce point que tout ce qui m'entoure revet la forme de mes immuables idees. Et, continuant son chemin, il etait entre dans la ville sans que le soupcon qui avait effleure son esprit, y eut pris racine un seul instant. A la premiere hotellerie qu'il trouva sur son chemin, il s'arreta, jeta la bride aux mains d'un valet d'ecurie, et s'assit devant la porte, sur un banc, pendant qu'on preparait sa chambre et son souper. Mais tandis que, pensif, il etait assis sur ce banc, il vit s'avancer les deux voyageurs qui marchaient cote a cote, et il remarqua que celui qu'il avait pris pour Remy tournait frequemment la tete. L'autre avait le visage cache sous l'ombre d'un chapeau a larges bords. Remy, en passant devant l'hotellerie, vit Henri sur le banc, et detourna encore la tete; mais cette precaution meme contribua a le faire reconnaitre. -- Oh! cette fois, murmura Henri, je ne me trompe point, mon sang est froid, mon oeil clair, mes idees fraiches; revenu d'une premiere hallucination, je me possede completement. Or, le meme phenomene se produit, et je crois encore reconnaitre, dans l'un de ces voyageurs, Remy, c'est-a-dire le serviteur de la maison du faubourg. Non! continua-t-il, je ne puis rester dans une pareille incertitude, et sans retard il faut que j'eclaircisse mes doutes. Henri, cette resolution prise, se leva et marcha dans la grande rue sur les traces des deux voyageurs; mais, soit que ceux-ci fussent deja entres dans quelque maison, soit qu'ils eussent pris une autre route, Henri ne les apercut plus. Il courut jusqu'aux portes; elles etaient fermees. Donc les voyageurs n'avaient pas pu sortir. Henri entra dans toutes les hotelleries, questionna, chercha et finit par apprendre qu'on avait vu deux cavaliers se dirigeant vers une auberge de mince apparence, situee rue du Beffroi. L'hote etait occupe a fermer lorsque du Bouchage entra. Tandis que cet homme, affriande par la bonne mine du jeune voyageur, lui offrait sa maison et ses services, Henri plongeait ses regards dans l'interieur de la chambre d'entree, et de l'endroit ou il se trouvait, pouvait apercevoir encore, sur le haut de l'escalier, Remy lui-meme, lequel montait, eclaire par la lampe d'une servante. Il ne put voir son compagnon, qui, sans doute, etant passe le premier, avait deja disparu. Au haut de l'escalier, Remy s'arreta. En le reconnaissant positivement, cette fois, le comte avait pousse une exclamation, et, au son de la voix du comte, Remy s'etait retourne. Aussi, a son visage si remarquable par la cicatrice qui le labourait, a son regard plein d'inquietude, Henri ne conserva-t-il aucun doute, et, trop emu pour prendre un parti a l'instant meme, s'eloigna-t-il en se demandant, avec un horrible serrement de coeur, pourquoi Remy avait quitte sa maitresse, et pourquoi il se trouvait seul sur la meme route que lui. Nous disons seul, parce que Henri n'avait d'abord prete aucune attention au second cavalier. Sa pensee roulait d'abime en abime. Le lendemain, a l'heure de l'ouverture des portes, lorsqu'il crut pouvoir se trouver face a face avec les deux voyageurs, il fut bien surpris d'apprendre que, dans la nuit, ces deux inconnus avaient obtenu du gouverneur la permission de sortir, et que, contre toutes les habitudes, on avait ouvert les portes pour eux. De cette facon, et comme ils etaient partis vers une heure du matin, ils avaient six heures d'avance sur Henri. Il fallait rattraper ces six heures. Henri mit son cheval au galop et rejoignit a Mons les voyageurs qu'il depassa. Il vit encore Remy, mais, cette fois, il eut fallu que Remy fut sorcier pour le reconnaitre. Henri s'etait affuble d'une casaque de soldat et avait achete un autre cheval. Toutefois, l'oeil defiant du bon serviteur dejoua presque cette combinaison, et, a tout hasard, le compagnon de Remy, prevenu par un seul mot, eut le temps de detourner son visage que Henri, cette fois encore, ne put apercevoir. Mais le jeune homme ne perdit point courage; il questionna dans la premiere hotellerie qui donna asile aux voyageurs, et comme il accompagnait ses questions d'un irresistible auxiliaire, il finit par apprendre que le compagnon de Remy etait un jeune homme fort beau, mais fort triste, sobre, resigne, et ne parlant jamais de fatigue. Henri tressaillit, un eclair illumina sa pensee. -- Ne serait-ce point une femme? demanda-t-il. -- C'est possible, repondit l'hote; aujourd'hui beaucoup de femmes passent ainsi deguisees pour aller rejoindre leurs amants a l'armee de Flandre, et comme notre etat a nous autres aubergistes est de ne rien voir, nous ne voyons rien. Cette explication brisa le coeur de Henri. N'etait-il pas probable, en effet, que Remy accompagnat sa maitresse deguisee en cavalier? Alors, et si cela etait ainsi, Henri ne comprenait rien que de facheux dans cette aventure. Sans doute, comme le disait l'hote, la dame inconnue allait rejoindre son amant en Flandre. Remy mentait donc lorsqu'il parlait de ces regrets eternels; cette fable d'un amour passe qui avait a tout jamais habille sa maitresse de deuil, c'etait donc lui qui l'avait inventee pour eloigner un surveillant importun. -- Eh bien! alors, se disait Henri, plus brise de cette esperance qu'il ne l'avait jamais ete de son desespoir, eh bien! tant mieux, un moment viendra ou j'aurai le pouvoir d'aborder cette femme et de lui reprocher tous ces subterfuges qui abaisseront cette femme, que j'avais placee si haut dans mon esprit et dans mon coeur, au niveau des vulgarites ordinaires; alors, alors, moi qui m'etais fait l'idee d'une creature presque divine, alors, en voyant de pres cette enveloppe si brillante d'une ame tout ordinaire, peut-etre me precipiterai-je moi-meme du faite de mes illusions, du haut de mon amour. Et le jeune homme s'arrachait les cheveux et se dechirait la poitrine, a cette idee qu'il perdrait peut-etre un jour cet amour et ces illusions qui le tuaient, tant il est vrai que mieux vaut un coeur mort qu'un coeur vide. Il en etait la, les ayant depasses comme nous avons dit et revant a la cause qui avait pu pousser en Flandre, en meme temps que lui, ces deux personnages indispensables a son existence, lorsqu'il les vit entrer a Bruxelles. Nous savons comment il continua de les suivre. A Bruxelles, Henri avait pris de serieuses informations sur la campagne projetee par M. le duc d'Anjou. Les Flamands etaient trop hostiles au duc d'Anjou pour bien accueillir un Francais de distinction; ils etaient trop fiers du succes que la cause nationale venait d'obtenir, car c'etait deja un succes que de voir Anvers fermer ses portes au prince que les Flandres avaient appele pour regner sur elles; ils etaient trop fiers, disons-nous, de ce succes pour se priver d'humilier un peu ce gentilhomme qui venait de France, et qui les questionnait avec le plus pur accent parisien, accent qui, a toute epoque, a paru si ridicule au peuple belge. Henri concut des lors des craintes serieuses sur cette expedition, dont son frere menait une si grande part; il resolut en consequence de precipiter sa marche sur Anvers. C'etait pour lui une surprise indicible que de voir Remy et sa compagne, quelque interet qu'ils parussent avoir a n'etre pas reconnus, suivre obstinement la meme route qu'il suivait. C'etait une preuve que tous deux tendaient a un meme but. Au sortir du bourg, Henri, cache dans les trefles ou nous l'avons laisse, etait certain, cette fois au moins, de voir en face le visage de ce jeune homme qui accompagnait Remy. La il reconnaitrait toutes ses incertitudes et y mettrait fin. Et c'est alors, comme nous le disons, qu'il dechirait sa poitrine, tant il avait peur de perdre cette chimere qui le devorait, mais qui le faisait vivre de mille vies, en attendant qu'elle le tuat. Lorsque les deux voyageurs passerent devant le jeune homme, qu'ils etaient loin de soupconner etre cache la, la dame etait occupee a lisser ses cheveux, qu'elle n'avait point ose renouer a l'hotellerie. Henri la vit, la reconnut, et faillit rouler evanoui dans le fosse ou son cheval paissait tranquillement. Les voyageurs passerent. Oh! alors, la colere s'empara de Henri, si bon, si patient, tant qu'il avait cru voir chez les habitants de la maison mysterieuse cette loyaute qu'il pratiquait lui-meme. Mais apres les protestations de Remy, mais apres les hypocrites consolations de la dame, ce voyage ou plutot cette disparition constituait une espece de trahison envers l'homme qui avait si opiniatrement, mais en meme temps si respectueusement assiege cette porte. Lorsque le coup qui venait de frapper Henri fut un peu amorti, le jeune homme secoua ses beaux cheveux blonds, essuya son front couvert de sueur, et remonta a cheval, bien decide a ne plus prendre aucune des precautions qu'un reste de respect lui avait conseille de prendre, et il se mit a suivre les voyageurs, ostensiblement et a visage decouvert. Plus de manteau, plus de capuchon, plus d'hesitation dans sa marche, la route etait a lui comme aux autres; il s'en empara tranquillement, reglant le pas de son cheval sur le pas des deux chevaux qui le precedaient. Il etait decide a ne parler ni a Remy, ni a sa compagne, mais a se faire seulement reconnaitre d'eux. -- Oh! oui, oui, se disait-il, s'il leur reste a tous deux une parcelle de coeur, ma presence, bien qu'amenee par le hasard, n'en sera pas moins un sanglant reproche pour les gens sans foi qui me dechirent le coeur a plaisir. Il n'avait pas fait cinq cents pas a la suite des deux voyageurs, que Remy l'apercut. Le voyant ainsi delibere, ainsi reconnaissable, s'avancer le front haut et decouvert, Remy se troubla. La dame s'en apercut et se retourna. -- Ah! dit-elle, n'est-ce pas ce jeune homme, Remy? Remy essaya encore de lui faire prendre le change et de la rassurer. -- Je ne pense point, madame, dit-il; autant que je puis en juger par l'habit, c'est un jeune soldat wallon qui se rend sans doute a Amsterdam, et passe par le theatre de la guerre pour y chercher aventure. -- N'importe, je suis inquiete, Remy. -Rassurez-vous, madame, si ce jeune homme eut ete le comte du Bouchage, il nous eut deja abordes; vous savez s'il etait perseverant. -- Je sais aussi qu'il etait respectueux, Remy, car, sans ce respect meme, je me fusse contentee de vous dire: Eloignez-le, Remy, et je ne m'en fusse point inquietee davantage. -- Eh bien, madame, s'il etait si respectueux, ce respect, il l'aura conserve, et vous n'aurez pas plus a craindre de lui, en supposant que ce soit lui, sur la route de Bruxelles a Anvers qu'a Paris, dans la rue de Bussy. -- N'importe, continua la dame en regardant encore derriere elle, nous voici a Malines, changeons de chevaux, s'il le faut, pour marcher plus vite, mais hatons-nous d'arriver a Anvers, hatons-nous. -- Alors, au contraire, je vous dirai, madame, n'entrons point a Malines; nos chevaux sont de bonne race, poussons jusqu'a ce bourg qu'on apercoit la-bas a gauche et qui se nomme, je crois, Villebrock; de cette facon nous eviterons la ville, l'auberge, les questions, les curieux, et nous serons moins embarrasses pour changer de chevaux ou d'habits si par hasard la necessite exige que nous en changions. -- Allons, Remy, droit au bourg alors. Ils prirent a gauche, s'engageant dans un sentier a peine fraye, mais qui, cependant, se rendait visiblement a Villebrock. Henri quitta la route au meme endroit qu'eux, prit le meme sentier qu'eux, et les suivit, gardant toujours sa distance. L'inquietude de Remy se manifestait dans ses regards obliques, dans son maintien agite, dans ce mouvement surtout qui lui etait devenu habituel, de regarder en arriere avec une sorte de menace, et d'eperonner tout a coup son cheval. Ces differents symptomes, comme on le comprend bien, n'echappaient point a sa compagne. Ils arriverent a Villebrock. Des deux cents maisons dont se composait ce bourg, pas une n'etait habitee; quelques chiens oublies, quelques chats perdus couraient effares dans cette solitude, les uns appelant leurs maitres avec de longs hurlements, les autres fuyant legerement, et s'arretant, lorsqu'ils se croyaient en surete, pour montrer leur museau mobile, sous la traverse d'une porte ou par le soupirail d'une cave. Remy heurta en vingt endroits, ne vit rien, et ne fut entendu de personne. De son cote, Henri, qui semblait une ombre attachee aux pas des voyageurs, de son cote Henri s'etait arrete a la premiere maison du bourg, avait heurte a la porte de cette maison, mais tout aussi inutilement que ceux qui le precedaient, et alors ayant devine que la guerre etait cause de cette desertion, il attendait pour se remettre en route que les voyageurs eussent pris un parti. C'est ce qu'ils firent apres que leurs chevaux eurent dejeune avec le grain que Remy trouva dans le coffre d'une hotellerie abandonnee. -- Madame, dit alors Remy, nous ne sommes plus dans un pays calme, ni dans une situation ordinaire; il ne convient pas que nous nous exposions comme des enfants. Nous allons certainement tomber dans une bande de Francais ou de Flamands, sans compter les partisans espagnols, car, dans la situation etrange ou sont les Flandres, les routiers de toutes les especes, les aventuriers de tous les pays doivent y pulluler; si vous etiez un homme je vous tiendrais un autre langage: mais vous etes femme, vous etes jeune, vous etes belle, vous courrez donc un double danger pour votre vie et pour votre honneur. -- Oh! ma vie, ma vie, ce n'est rien, dit la dame. -- C'est tout, au contraire, madame, repondit Remy, lorsque la vie a un but. -- Eh bien, que proposez-vous alors? Pensez et agissez pour moi, Remy; vous savez que ma pensee, a moi, n'est pas sur cette terre. -- Alors, madame, repondit le serviteur, demeurons ici, si vous m'en croyez, j'y vois beaucoup de maisons qui peuvent offrir un abri sur; j'ai des armes, nous nous defendrons ou nous nous cacherons, selon que j'estimerai que nous serons assez forts ou trop faibles. -- Non, Remy, non, je dois aller en avant, rien ne m'arretera, repondit la dame en secouant la tete; je ne concevrais de craintes que pour vous, si j'avais des craintes. -- Alors, fit Remy, marchons. Et il poussa son cheval sans ajouter une parole. La dame inconnue le suivit, et Henri du Bouchage, qui s'etait arrete en meme temps qu'eux, se remit en marche avec eux. LXIX L'EAU A fur et a mesure que les voyageurs avancaient, le pays prenait un aspect etrange. Il semblait que les campagnes fussent desertees comme les bourgs et les villages. En effet, nulle part les vaches paissant dans les prairies, nulle part la chevre se suspendant aux flancs de la montagne, ou se dressant le long des haies pour atteindre les bourgeons verts des ronces et des vignes vierges, nulle part le troupeau et son berger, nulle part la charrue et son travailleur, plus de marchand forain passant d'un pays a un autre, sa balle sur le dos, plus de charretier chantant le chant rauque de l'homme du Nord, et qui se balance en marchant pres de sa lourde charrette un fouet bruyant a la main. Aussi loin que s'etendait la vue dans ces plaines magnifiques, sur les petits coteaux, dans les grandes herbes, a la lisiere des bois, pas une figure humaine, pas une voix. On eut dit la nature la veille du jour ou l'homme et les animaux furent crees. Le soir venait. Henri, saisi de surprise et rapproche par le sentiment des voyageurs qui le precedaient, Henri demandait a l'air, aux arbres, aux horizons lointains, aux nuages memes, l'explication de ce phenomene sinistre. Les seuls personnages qui animassent cette morne solitude, c'etaient, se detachant sur la teinte pourpree du soleil couchant, Remy et sa compagne, penches pour ecouter si quelque bruit ne viendrait pas jusqu'a eux; puis, en arriere, a cent pas d'eux, la figure de Henri, conservant sans cesse la meme distance et la meme attitude. La nuit descendit sombre et froide, le vent du nord-ouest siffla dans l'air, et emplit ces solitudes de son bruit plus menacant que le silence. Remy arreta sa compagne, en posant la main sur les renes de son cheval: -- Madame, lui dit-il, vous savez si je suis inaccessible a la crainte, vous savez si je ferais un pas en arriere pour sauver ma vie; eh bien! ce soir, quelque chose d'etrange se passe en moi, une torpeur inconnue enchaine mes facultes, me paralyse, et me defend d'aller plus loin. Madame, appelez cela terreur, timidite, panique meme; madame, je vous le confesse: pour la premiere fois de ma vie... j'ai peur. La dame se retourna; peut-etre tous ces presages menacants lui avaient-ils echappe, peut-etre n'avait-elle rien vu. -- Il est toujours la? demanda-t-elle. -- Oh! ce n'est plus de lui qu'il est question, repondit Remy; ne songez plus a lui, je vous prie; il est seul et je vaux un homme seul. Non, le danger que je crains ou plutot que je sens, que je devine, avec un sentiment d'instinct bien plutot qu'a l'aide de ma raison; ce danger, qui s'approche, qui nous menace, qui nous enveloppe peut-etre, ce danger est autre; il est inconnu, et voila pourquoi je l'appelle un danger. La dame secoua la tete. -- Tenez, madame, dit Remy, voyez-vous la-bas des saules qui courbent leurs cimes noires? -- Oui. -- A cote de ces arbres j'apercois une petite maison; par grace, allons-y; si elle est habitee, raison de plus pour que nous y demandions l'hospitalite; si elle ne l'est pas, emparons-nous-en; madame, ne faites pas d'objection, je vous en supplie. L'emotion de Remy, sa voix tremblante, l'incisive persuasion de ses discours deciderent sa compagne a ceder. Elle tourna la bride de son cheval dans la direction indiquee par Remy. Quelques minutes apres, les voyageurs heurtaient a la porte de cette maison, batie en effet sous un massif de saules. Un ruisseau, affluent de la Nethe, petite riviere qui coulait a un quart de lieue de la; un ruisseau enferme entre deux bras de roseaux et deux rives de gazon, baignait le pied des saules de son eau murmurante; derriere la maison, batie en briques et couverte de tuiles, s'arrondissait un petit jardin, enclos d'une haie vive. Tout cela etait vide, solitaire, desole. Personne ne repondit aux coups redoubles que frapperent les voyageurs. Remy n'hesita point: il tira son couteau, coupa une branche de saule, l'introduisit entre la porte et la serrure, et pesa sur le pene. La porte s'ouvrit. Remy entra vivement. Il mettait a toutes ses actions depuis une heure l'activite d'un homme travaille par la fievre. La serrure, produit grossier de l'industrie d'un forgeron voisin, avait cede presque sans resistance. Remy poussa precipitamment sa compagne dans la maison, poussa la porte derriere lui, tira un verrou massif, et ainsi retranche, respira comme s'il venait de gagner la vie. Non content d'avoir abrite ainsi sa maitresse, il l'installa dans l'unique chambre du premier etage, ou, en tatonnant, il rencontra un lit, une chaise et une table. Puis, un peu tranquillise sur son compte, il redescendit au rez-de- chaussee, et, par un contrevent entr'ouvert, il se mit a guetter par une fenetre grillee les mouvements du comte, qui, en les voyant entrer dans la maison, s'en etait rapproche a l'instant meme. Les reflexions de Henri etaient sombres et en harmonie avec celles de Remy. -- Bien certainement, se disait-il, quelque danger inconnu a nous, mais connu des habitants, plane sur le pays: la guerre ravage la contree; les Francais ont emporte Anvers ou vont l'emporter: saisis de terreur, les paysans ont ete chercher un refuge dans les villes. Cette explication etait specieuse, et cependant elle ne satisfaisait pas le jeune homme. D'ailleurs elle le ramenait a un autre ordre de pensees. -- Que vont faire de ce cote Remy et sa maitresse? se demandait-il. Quelle imperieuse necessite les pousse vers ce danger terrible? Oh! je le saurai, car le moment est enfin venu de parler a cette femme et d'en finir a jamais avec tous mes doutes. Nulle part encore l'occasion ne s'est presentee aussi belle. Et il s'avanca vers la maison. Mais tout a coup il s'arreta. -- Non, non, dit-il avec une de ces hesitations subites si communes dans les coeurs amoureux, non, je serai martyr jusqu'au bout. D'ailleurs n'est- elle pas maitresse de ses actions et sait-elle quelle fable a ete forgee sur elle par ce miserable Remy? Oh! c'est a lui, c'est a lui seul que j'en veux, a lui qui m'assurait qu'elle n'aimait personne! Mais, soyons juste encore, cet homme devait-il pour moi, qu'il ne connait pas, trahir les secrets de sa maitresse? Non! non! mon malheur est certain, et ce qu'il y a de pire dans mon malheur, c'est qu'il vient de moi seul et que je ne puis en rejeter le poids sur personne. Ce qui lui manque, c'est la revelation entiere de la verite; c'est de voir cette femme arriver au camp, suspendre ses bras au cou de quelque gentilhomme, et lui dire: Vois ce que j'ai souffert, et comprends combien je t'aime! Eh bien! je la suivrai jusque-la; je verrai ce que je tremble de voir, et j'en mourrai: ce sera de la peine epargnee au mousquet et au canon. Helas! vous le savez, mon Dieu! ajoutait Henri avec un de ces elans comme il en trouvait parfois au fond de son ame, pleine de religion et d'amour, je ne cherchais pas cette supreme angoisse; je m'en allais souriant a une mort reflechie, calme, glorieuse; je voulais tomber sur le champ de bataille avec un nom sur les levres, le votre, mon Dieu! avec un nom dans le coeur, le sien! Vous ne l'avez pas voulu, vous me destinez a une mort desesperee, pleine de fiel et de tortures: soyez beni, j'accepte. Puis, se rappelant ces jours d'attente et ces nuits d'angoisse qu'il avait passes en face de cette inexorable maison, il trouvait qu'a tout prendre, a part ce doute qui lui rongeait le coeur, sa position etait moins cruelle qu'a Paris, car il la voyait parfois, il entendait le son de sa parole, qu'il n'avait jamais entendu, et marchant a sa suite, quelques-uns de ces aromes vivaces qui emanent de la femme que l'on aime venaient, meles a la brise, lui caresser le visage. Aussi, continuait-il, les yeux fixes sur cette chaumiere ou elle etait renfermee: -- Mais en attendant cette mort, et tandis qu'elle repose dans cette maison, je prends ces arbres pour abri, et je me plains, moi qui puis entendre sa voix si elle parle, moi qui puis apercevoir son ombre derriere la fenetre! Oh! non, non, je ne me plains pas; Seigneur! Seigneur! je suis encore trop heureux. Et Henri se coucha sous ces saules, dont les branches couvraient la maison, ecoutant avec un sentiment de melancolie impossible a decrire le murmure de l'eau qui coulait a ses cotes. Tout a coup il tressaillit; le bruit du canon retentissait du cote du nord et passait emporte par le vent. -- Ah! se dit-il, j'arriverai trop tard, on attaque Anvers. Le premier mouvement de Henri fut de se lever, de remonter a cheval et de courir, guide par le bruit, la ou l'on se battait; mais pour cela il fallait quitter la dame inconnue et mourir dans le doute. S'il ne l'avait point rencontree sur sa route, Henri eut suivi son chemin, sans un regard en arriere, sans un soupir pour le passe, sans un regret pour l'avenir; mais, en la rencontrant, le doute etait entre dans son esprit, et avec le doute l'irresolution. Il resta. Pendant deux heures, il resta couche, pretant l'oreille aux detonations successives qui arrivaient jusqu'a lui, se demandant quelles pouvaient etre ces detonations irregulieres et plus fortes qui de temps en temps etaient venues couper les autres. Il etait loin de se douter que ces detonations etaient causees par les vaisseaux de son frere qui sautaient. -- Enfin, vers deux heures, tout se calma; vers deux heures et demie, tout se tut. Le bruit du canon n'etait point parvenu, a ce qu'il paraissait, dans l'interieur de la maison, ou, s'il y etait parvenu, les habitants provisoires y etaient demeures insensibles. -- A cette heure, se disait Henri, Anvers est pris et mon frere est vainqueur; mais, apres Anvers, viendra Gand; apres Gand, Bruges, et l'occasion ne me manquera pas pour mourir glorieusement. Mais, avant de mourir, je veux savoir ce que va chercher cette femme au camp des Francais. Et comme, a la suite de toutes ces commotions qui avaient ebranle l'air, la nature etait rentree dans son repos, Joyeuse, enveloppe de son manteau, rentra dans son immobilite. Il etait tombe dans cette espece d'assoupissement a laquelle, vers la fin de la nuit, la volonte de l'homme ne peut resister, lorsque son cheval, qui paissait a quelques pas de lui, dressa l'oreille et hennit tristement. Henri ouvrit les yeux. L'animal, debout sur ses quatre pieds, la tete tournee dans une autre direction que celle du corps, aspirait la brise, qui, ayant tourne a l'approche du jour, venait du sud-est. -- Qu'y a-t-il, mon bon cheval? dit le jeune homme en se levant et en flattant le cou de l'animal avec sa main; tu as vu passer quelque loutre qui t'effraie, ou tu regrettes l'abri d'une bonne etable? L'animal, comme s'il eut entendu l'interpellation, et comme s'il eut voulu y repondre, se porta d'un mouvement franc et vif dans la direction de Lier, et, l'oeil fixe et les naseaux ouverts, il ecouta. -- Ah! ah! murmura Henri, c'est plus serieux, a ce qu'il me parait: quelque troupe de loups suivant les armees pour devorer les cadavres. Le cheval hennit, baissa la tete, puis, par un mouvement rapide comme l'eclair, il se mit a fuir du cote de l'ouest. Mais, en fuyant, il passa a la portee de la main de son maitre, qui le saisit par la bride comme il passait, et l'arreta. Henri, sans rassembler les renes, l'empoigna par la criniere et sauta en selle. Une fois la, comme il etait bon cavalier, il se fit maitre de l'animal et le contint. Mais, au bout d'un instant, ce que le cheval avait entendu, Henri commenca de l'entendre lui-meme, et cette terreur qu'avait ressentie la brute grossiere, l'homme fut etonne de la ressentir a son tour. Un long murmure, pareil a celui du vent, strident et grave a la fois, s'elevait des differents points d'un demi-cercle qui semblait s'etendre du sud au nord; des bouffees d'une brise fraiche et comme chargee de particules d'eau eclaircissaient par intervalle ce murmure, qui alors devenait semblable au fracas des marees montantes sur les greves caillouteuses. -- Qu'est-ce que cela? demanda Henri; serait-ce le vent? non, puisque c'est le vent qui m'apporte ce bruit, et que les deux sons m'apparaissent distincts. Une armee en marche, peut-etre? mais non; -- il pencha son oreille vers la terre, -- j'entendrais la cadence des pas, le froissement des armures, l'eclat des voix. Est-ce le crepitement d'un incendie? non encore, car on n'apercoit aucune lueur a l'horizon, et le ciel semble meme se rembrunir. Le bruit redoubla et devint distinct: c'etait le roulement incessant, ample, grondant, que produiraient des milliers de canons traines au loin sur un pave sonore. Henri crut un instant avoir trouve la raison de ce bruit en l'attribuant a la cause que nous avons dite, mais aussitot: -- Impossible, dit-il, il n'y a point de chaussee pavee de ce cote, il n'y a pas mille canons dans l'armee. Le bruit approchait toujours. Henri mit son cheval au galop et gagna une eminence. -- Que vois-je! s'ecria-t-il en atteignant le sommet. Ce que voyait le jeune homme, son cheval l'avait vu avant lui, car il n'avait pu le faire avancer dans cette direction, qu'en lui dechirant le flanc avec ses eperons, et lorsqu'il fut arrive au sommet de la colline il se cabra a renverser son cavalier sous lui. Ce qu'ils voyaient, cheval et cavalier, c'etait, a l'horizon, une bande blafarde, immense, infinie, pareille a un niveau, s'avancant sur la plaine, formant un cercle immense et marchant vers la mer. Et cette bande s'elargissait pas a pas aux yeux de Henri, comme une bande d'etoffe qu'on deroule. Le jeune homme regardait encore indecis cet etrange phenomene, lorsqu'en ramenant sa vue sur la place qu'il venait de quitter, il s'apercut que la prairie s'impregnait d'eau, que la petite riviere debordait, et commencait de noyer, sous sa nappe soulevee sans cause visible, les roseaux qui, un quart d'heure auparavant, se herissaient sur ses deux rives. L'eau gagnait tout doucement du cote de la maison. -- Malheureux insense que je suis! s'ecria Henri, je n'avais pas devine: c'est l'eau! c'est l'eau! les Flamands ont rompu leurs digues. Henri s'elanca aussitot du cote de la maison, et heurta furieusement a la porte. -- Ouvrez, ouvrez! cria-t-il. Nul ne repondit. -- Ouvrez, Remy, cria le jeune homme, furieux a force de terreur, ouvrez, c'est moi Henri du Bouchage, ouvrez! -- Oh! vous n'avez pas besoin de vous nommer, monsieur le comte, repondit Remy de l'interieur de la maison, et il y a longtemps que je vous ai reconnu; mais je vous previens d'une chose, c'est que si vous enfoncez cette porte vous me trouverez derriere elle, un pistolet a chaque main. -- Mais, tu ne comprends donc pas, malheureux! cria Henri, avec un accent desespere: l'eau, l'eau, c'est l'eau!... -- Pas de fable, pas de pretextes, pas de ruses deshonorantes, monsieur le comte. Je vous dis que vous n'entrerez ici qu'en passant sur mon corps. -- Alors, j'y passerai! s'ecria Henri, mais j'entrerai. Au nom du ciel, au nom de Dieu, au nom de ton salut et de celui de ta maitresse, veux-tu ouvrir? -- Non! Le jeune homme regarda autour de lui, et apercut une de ces pierres homeriques, comme en faisait rouler sur ses ennemis Ajax Telamon; il souleva cette pierre entre ses bras, l'eleva sur sa tete, et s'avancant vers la maison, il la lanca dans la porte. La porte vola en eclats. En meme temps une balle siffla aux oreilles de Henri, mais sans le toucher. Henri sauta sur Remy. Remy tira son second pistolet, mais l'amorce seule prit feu. -- Mais tu vois bien que je n'ai pas d'armes, insense! s'ecria Henri; ne te defends donc plus contre un homme qui n'attaque pas, regarde seulement, regarde. Et il le traina pres de la fenetre, qu'il enfonca d'un coup de poing. -- Eh bien! dit-il, vois-tu maintenant, vois-tu? Et il lui montrait du doigt la nappe immense qui blanchissait a l'horizon, et qui grondait en marchant, comme le front d'une armee gigantesque. -- L'eau! murmura Remy. -- Oui, l'eau! l'eau! s'ecria Henri; elle envahit; vois a nos pieds: la riviere deborde, elle monte; dans cinq minutes on ne pourra plus sortir d'ici. -- Madame! cria Remy, madame! -- Pas de cris, pas d'effroi, Remy. Prepare les chevaux; et vite, vite! -- Il l'aime, pensa Remy, il la sauvera. Remy courut a l'ecurie. Henri s'elanca vers l'escalier. Au cri de Remy, la dame avait ouvert sa porte. Le jeune homme l'enleva dans ses bras, comme il eut fait d'un enfant. Mais elle, croyant a la trahison ou a la violence, se debattait de toute sa force et se cramponnait aux cloisons. -- Dis-lui donc, cria Henri, dis-lui donc que je la sauve. Remy entendit l'appel du jeune homme, au moment ou il revenait avec les deux chevaux. -- Oui! oui! cria-t-il, oui, madame, il vous sauve, ou plutot il vous sauvera; venez! venez! LXX LA FUITE Henri, sans perdre de temps a rassurer la dame, l'emporta hors de la maison, et voulut la placer avec lui sur son cheval. Mais elle, avec un mouvement d'invincible repugnance, glissa hors de cet anneau vivant, et fut recue par Remy, qui l'assit sur le cheval prepare pour elle. -- Oh! que faites-vous, madame, dit Henri, et comment comprenez-vous mon coeur? Il ne s'agit pas pour moi, croyez-le bien, du plaisir de vous serrer dans mes bras, de vous presser sur ma poitrine d'homme, quoique, pour cette faveur, je fusse pret a sacrifier ma vie; il s'agit de fuir plus rapide que l'oiseau. Eh! tenez; tenez, tenez, les voyez-vous, les oiseaux qui fuient? En effet, dans le crepuscule a peine naissant encore, on voyait des nuees de courlis et de pigeons traverser l'espace d'un vol rapide et effare, et, dans la nuit, domaine ordinaire de la chauve-souris silencieuse, ces vols bruyants, favorises par la sombre rafale, avaient quelque chose de sinistre a l'oreille, d'eblouissant aux yeux. La dame ne repondit rien; mais, comme elle etait en selle, elle poussa son cheval en avant sans detourner la tete. Mais son cheval et celui de Remy, forces de marcher depuis deux jours, etaient fatigues. A chaque instant Henri se retournait, et voyant qu'ils ne pouvaient le suivre: -- Voyez, madame, disait-il, comme mon cheval devance les votres, et pourtant je le retiens des deux mains; par grace, madame, tandis qu'il en est temps encore, je ne vous demande plus de vous emporter dans mes bras, mais prenez mon cheval et laissez-moi le votre. -- Merci, monsieur, repondait la voyageuse, de sa voix toujours calme, et sans que la moindre alteration se trahit dans son accent. -- Mais, madame, s'ecriait Henri en jetant derriere lui des regards desesperes, l'eau nous gagne! entendez-vous! entendez-vous! En effet, un craquement horrible se faisait entendre en ce moment meme; c'etait la digue d'un village que venait d'envahir l'inondation: madriers, supports, terrasses avaient cede, un double rang de pilotis s'etait brise avec le fracas du tonnerre, et l'eau, grondant sur toutes ces ruines, commencait d'envahir un bois de chenes dont on voyait frissonner les cimes, et dont on entendait craquer les branches comme si tout un vol de demons passait sous sa feuillee. Les arbres deracines s'entrechoquant aux pieux, les bois des maisons ecroulees flottant a la surface de l'eau; les hennissements et les cris lointains des hommes et des chevaux, entraines par l'inondation, formaient un concert de sons si etranges et si lugubres, que le frisson qui agitait Henri passa jusqu'a l'impassible, l'indomptable coeur de l'inconnue. Elle aiguillonna son cheval, et son cheval, comme s'il eut senti lui-meme l'imminence du danger, redoubla d'efforts pour s'y soustraire. Mais l'eau gagnait, gagnait toujours, et, avant dix minutes, il etait evident qu'elle aurait rejoint les voyageurs. A chaque instant Henri s'arretait pour attendre ses compagnons, et alors il leur criait: -- Plus vite, madame! par grace, plus vite! l'eau s'avance, l'eau accourt! la voici! Elle arrivait, en effet, ecumeuse, tourbillonnante, irritee; elle emporta comme une plume la maison dans laquelle Remy avait abrite sa maitresse; elle souleva comme une paille la barque attachee aux rives du ruisseau, et majestueuse, immense, roulant ses anneaux comme ceux d'un serpent, elle arriva, pareille a un mur, derriere les chevaux de Remy et de l'inconnue. Henri jeta un cri d'epouvante et revint sur l'eau, comme s'il eut voulu la combattre. -- Mais vous voyez bien que vous etes perdue! hurla-t-il, desespere. Allons, madame, il est encore temps peut-etre, descendez, venez avec moi, venez! -- Non, monsieur, dit-elle. -- Mais dans une minute il sera trop tard; regardez, regardez donc! La dame detourna la tete; l'eau etait a cinquante pas a peine. -- Que mon sort s'accomplisse! dit-elle; vous, monsieur, fuyez! fuyez! Le cheval de Remy, epuise, butta des deux jambes de devant et ne put se relever, malgre les efforts de son cavalier. -- Sauvez-la! sauvez-la! fut-ce malgre elle, s'ecria Remy. Et en meme temps, comme il se degageait des etriers, l'eau s'ecroula comme un gigantesque monument sur la tete du fidele serviteur. Sa maitresse, a cette vue, poussa un cri terrible et s'elanca en bas de sa monture, resolue a mourir avec Remy. Mais Henri, voyant son intention, s'etait elance en meme temps qu'elle; il la saisit en enveloppant sa taille avec son bras droit, et remontant sur son cheval, il partit comme un trait. -- Remy! Remy! cria la dame, les bras etendus de son cote, Remy! Un cri lui repondit. Remy etait revenu a la surface de l'eau, et, avec cet espoir indomptable, bien qu'insense, qui accompagne le mourant jusqu'au bout de son agonie, il nageait, soutenu par une poutre. A cote, de lui passa son cheval, battant l'eau desesperement avec ses pieds de devant, tandis que le flot gagnait le cheval de sa maitresse, et que, devant le flot, a vingt pas tout au plus, Henri et sa compagne ne couraient pas, mais volaient sur le troisieme cheval, fou de terreur. Remy ne regrettait plus la vie, puisqu'il esperait, en mourant, que celle qu'il aimait uniquement serait sauvee. -- Adieu, madame, adieu! cria-t-il, je pars le premier, et je vais dire a celui qui nous attend que vous vivez pour.... Remy n'acheva point; une montagne d'eau passa sur sa tete et alla s'ecrouler jusque sous les pieds du cheval de Henri. -- Remy, Remy! cria la dame, Remy, je veux mourir avec toi! Monsieur, je veux l'attendre; monsieur, je veux mettre pied a terre; au nom du Dieu vivant, je le veux! Elle prononca ces paroles avec tant d'energie et de sauvage autorite, que le jeune homme desserra ses bras et la laissa glisser a terre, en disant: -- Bien, madame, nous mourrons ici tous trois; merci a vous qui me faites cette joie que je n'eusse jamais esperee. Et comme il disait ces mots en retenant son cheval, l'eau bondissante l'atteignit, comme elle avait atteint Remy; mais, par un dernier effort d'amour, il retint par le bras la jeune femme qui avait mis pied a terre. Le flot les envahit, la lame furieuse les roula durant quelques secondes pele-mele avec d'autres debris. C'etait un spectacle sublime que le sang-froid de cet homme, si jeune et si devoue, dont le buste tout entier dominait le flot, tandis qu'il soutenait sa compagne de la main, et que ses genoux, guidant les derniers efforts du cheval expirant, cherchaient a utiliser jusqu'aux supremes efforts de son agonie. Il y eut un moment de lutte terrible, pendant lequel la dame, soutenue par la main droite de Henri, continuait de depasser de la tete le niveau de l'eau, tandis que de la main gauche Henri ecartait les bois flottants et les cadavres dont le choc eut submerge ou ecrase son cheval. Un de ces corps flottants, en passant pres d'eux, cria ou plutot soupira: -- Adieu! madame, adieu! -- Par le ciel! s'ecria le jeune homme, c'est Remy! Eh bien! toi aussi, je te sauverai. Et, sans calculer le danger de ce surcroit de pesanteur, il saisit la manche de Remy, l'attira sur sa cuisse gauche et le fit respirer librement. Mais en meme temps le cheval, epuise du triple poids, s'enfoncait jusqu'au cou, puis jusqu'aux yeux; enfin, les jarrets brises pliant sous lui, il disparut tout a fait. -- Il faut mourir! murmura Henri. Mon Dieu, prends ma vie, elle fut pure. Vous, madame, ajouta-t-il, recevez mon ame, elle etait a vous! En ce moment, Henri sentit Remy qui lui echappait; il ne fit aucune resistance pour le retenir; toute resistance etait inutile. Son seul soin fut de soutenir la dame au-dessus de l'eau pour qu'elle, au moins, mourut la derniere, et qu'il se put dire a lui-meme, a son dernier moment, qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour la disputer a la mort. Tout a coup, et comme il ne songeait plus qu'a mourir lui-meme, un cri de joie retentit a ses cotes. Il se retourna et vit Remy qui venait d'atteindre une barque. Cette barque, c'etait celle de la petite maison que nous avons vu soulever par l'eau; l'eau l'avait entrainee, et Remy, qui avait repris ses forces, grace au secours que lui avait porte Henri, Remy, la voyant passer a sa portee, s'etait detache du groupe, haletant, et en deux brassees l'avait atteinte. Ses deux rames etaient attachees a son abordage, une gaffe roulait au fond. Il tendit la gaffe a Henri qui la saisit, entrainant avec lui la dame, qu'il souleva par dessous ses epaules et que Remy reprit de ses mains. Puis, lui-meme, saisissant le rebord de la barque, il monta pres d'eux. Les premiers rayons du jour naissaient montrant les plaines inondees et la barque se balancant comme un atome sur cet ocean tout couvert de debris. A deux cents pas a peu pres, vers la gauche, s'elevait une petite colline qui, entierement entouree d'eau, semblait une ile au milieu de la mer. Henri saisit les avirons et rama du cote de la colline vers laquelle d'ailleurs le courant les portait. Remy prit la gaffe et, debout a l'avant, s'occupa d'ecarter les poutres et les madriers contre lesquels la barque pouvait se heurter. Grace a la force de Henri, grace a l'adresse de Remy, on aborda ou plutot on fut jete contre la colline. Remy sauta a terre et saisit la chaine de la barque, qu'il tira vers lui. Henri s'avanca pour prendre la dame entre ses bras; mais elle etendit la main et, se levant seule, elle sauta a terre. Henri poussa un soupir; un instant il eut l'idee de se rejeter dans l'abime et de mourir a ses yeux; mais un irresistible sentiment l'enchainait a la vie, tant qu'il voyait cette femme, dont il avait si longtemps desire la presence sans l'obtenir jamais. Il tira la barque a terre et alla s'asseoir a dix pas de la dame et de Remy, livide, degouttant d'une eau qui s'echappait de ses habits, plus douloureuse que le sang. Ils etaient sauves du danger le plus pressant, c'est-a-dire de l'eau; l'inondation, si forte qu'elle fut, ne monterait jamais a la hauteur de la colline. Au-dessous d'eux, des lors, ils pouvaient contempler cette grande colere des flots, qui n'a de colere au-dessus d'elle que celle de Dieu. Henri regardait passer cette eau rapide, grondante, qui charriait des amas de cadavres francais, pres d'eux, leurs chevaux et leurs armes. Remy ressentait une vive douleur a l'epaule; un madrier flottant l'avait atteint au moment ou son cheval s'etait derobe sous lui. Quant a sa compagne, a part le froid qu'elle eprouvait, elle n'avait aucune blessure; Henri l'avait garantie de tout ce dont il etait en son pouvoir de la garantir. Henri fut bien surpris de voir que ces deux etres, si miraculeusement echappes a la mort, ne remerciaient que lui, et n'avaient pas eu pour Dieu, premier auteur de leur salut, une seule action de graces. La jeune femme fut debout la premiere; elle remarqua qu'au fond de l'horizon, du cote de l'occident, on apercevait quelque chose comme des feux a travers la brume. Il va sans dire que ces feux brulaient sur un point eleve que l'inondation n'avait pu atteindre. Autant qu'on pouvait en juger au milieu de ce froid crepuscule qui succedait a la nuit, ces feux etaient distants d'une lieue environ. Remy s'avanca sur le point de la colline qui se prolongeait du cote de ces feux, et il revint dire qu'il croyait qu'a mille pas a peu pres de l'endroit ou l'on avait pris terre, commencait une espece de jetee qui s'avancait en droite ligne vers les feux. Ce qui faisait croire a Remy a une jetee, ou tout au moins a un chemin, c'etait une double ligne d'arbres, directe et reguliere. Henri fit a son tour ses observations, qui se trouverent concorder avec celles de Remy; mais cependant il fallait, dans cette circonstance, donner beaucoup au hasard. L'eau, entrainee sur la declivite de la plaine, les avait rejetes a gauche de leur route en leur faisant decrire un angle considerable; cette derivation, ajoutee a la course insensee des chevaux, leur otait tout moyen de s'orienter. Il est vrai que le jour venait, mais nuageux et tout charge de brouillard; dans un temps clair, et sur un ciel pur, on eut apercu le clocher de Malines, dont on ne devait etre eloigne que de deux lieues a peu pres. -- Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, que pensez-vous de ces feux? -- Ces feux, qui semblent vous annoncer, a vous, un abri hospitalier, me semblent menacants, a moi, et je m'en defie. -- Et pourquoi cela? -- Remy, dit Henri en baissant la voix, voyez tous ces cadavres: tous sont francais, pas un n'est flamand; ils nous annoncent un grand desastre: les digues ont ete rompues pour achever de detruire l'armee francaise, si elle a ete vaincue; pour detruire l'effet de sa victoire, si elle a triomphe. Pourquoi ces feux ne seraient-ils pas aussi bien allumes par des ennemis que par des amis, ou pourquoi ne seraient-ils pas tout simplement une ruse ayant pour but d'attirer les fugitifs? -- Cependant, dit Remy, nous ne pouvons demeurer ici; le froid et la faim tueraient ma maitresse. -- Vous avez raison, Remy, dit le comte: demeurez ici avec madame; moi, je vais gagner la jetee, et je viendrai vous rapporter des nouvelles. -- Non, monsieur, dit la dame, vous ne vous exposerez pas seul: nous nous sommes sauves tous ensemble, nous mourrons tous ensemble. Remy, votre bras, je suis prete. Chacune des paroles de cette etrange creature avait un accent irresistible d'autorite, auquel personne n'avait l'idee de resister un seul instant. Henri s'inclina et marcha le premier. L'inondation etait plus calme, la jetee, qui venait aboutir a la colline, formait une espece d'anse ou l'eau s'endormait. Tous trois monterent dans le petit bateau, et le bateau fut lance de nouveau au milieu des debris et des cadavres flottants. Un quart d'heure apres ils abordaient a la jetee. Ils assurerent la chaine du bateau au pied d'un arbre, prirent terre de nouveau, suivirent la jetee pendant une heure a peu pres, et arriverent a un groupe de cabanes flamandes au milieu duquel, sur une place plantee de tilleuls etaient reunis, autour d'un grand feu, deux ou trois cents soldats au-dessus desquels flottaient les plis d'une banniere francaise. Tout a coup la sentinelle, placee a cent pas a peu pres du bivouac, aviva la meche de son mousquet en criant: -- Qui vive? -- France! repondit du Bouchage. Puis se retournant vers Diane: -- Maintenant, madame, dit-il, vous etes sauvee; je reconnais le guidon des gendarmes d'Aunis, corps de noblesse dans lequel j'ai des amis. Au cri de la sentinelle et a la reponse du comte, quelques gendarmes accoururent en effet au devant des nouveaux venus, deux fois bien accueillis au milieu de ce desastre terrible, d'abord parce qu'ils survivaient au desastre, ensuite parce qu'ils etaient des compatriotes. Henri se fit reconnaitre tant personnellement qu'en nommant son frere. Il fut ardemment questionne et raconta de quelle facon miraculeuse lui et ses compagnons avaient echappe a la mort, mais sans rien dire autre chose. Remy et sa maitresse s'assirent silencieusement dans un coin; Henri les alla chercher pour les inviter a s'approcher du feu. Tous deux etaient encore ruisselants d'eau. -- Madame, dit-il, vous serez respectee ici comme dans votre maison: je me suis permis de dire que vous etiez une de mes parentes, pardonnez-moi. Et sans attendre les remerciments de ceux auxquels il avait sauve la vie, Henri s'eloigna pour rejoindre les officiers qui l'attendaient. Remy et Diane echangerent un regard qui, s'il eut ete vu du comte, eut ete le remerciment si bien merite de son courage et de sa delicatesse. Les gendarmes d'Aunis auxquels nos fugitifs venaient de demander l'hospitalite, s'etaient retires en bon ordre apres la deroute et le _sauve qui peut_ des chefs. Partout ou il y a homogeneite de position, identite de sentiment et habitude de vivre ensemble, il n'est point rare de voir la spontaneite dans l'execution apres l'unite dans la pensee. C'est ce qui etait arrive cette nuit meme aux gendarmes d'Aunis. Voyant leurs chefs les abandonner et les autres regiments chercher differents partis pour leur salut, ils s'entregarderent, serrerent leurs rangs au lieu de les rompre, mirent leurs chevaux au galop, et sous la conduite d'un de leurs enseignes, qu'ils aimaient fort a cause de sa bravoure, et qu'ils respectaient a un degre egal a cause de sa naissance, ils prirent la route de Bruxelles. Comme tous les acteurs de cette terrible scene, ils virent tous les progres de l'inondation et furent poursuivis par les eaux furieuses; mais le bonheur voulut qu'ils rencontrassent sur leur chemin le bourg dont nous avons parle, position forte a la fois contre les hommes et contre les elements. Les habitants, sachant qu'ils etaient en surete, n'avaient pas quitte leurs maisons, a part les femmes, les vieillards et les enfants qu'ils avaient envoyes a la ville; aussi les gendarmes d'Aunis en arrivant trouverent-ils de la resistance; mais la mort hurlait derriere eux: ils attaquerent en hommes desesperes, triompherent de tous les obstacles, perdirent dix hommes a l'attaque de la chaussee, mais se logerent et firent decamper les Flamands. Une heure apres, le bourg etait entierement cerne par les eaux, excepte du cote de cette chaussee par laquelle nous avons vu aborder Henri et ses compagnons. Tel fut le recit que firent a du Bouchage les gendarmes d'Aunis. -- Et le reste de l'armee? demanda Henri. -- Regardez, repondit l'enseigne, a chaque instant passent des cadavres qui repondent a votre question. -- Mais... mais mon frere? hasarda du Bouchage d'une voix etranglee. -- Helas! monsieur le comte, nous ne pouvons vous en donner de nouvelles certaines; il s'est battu comme un lion; trois fois nous l'avons retire du feu. Il est certain qu'il avait survecu a la bataille, mais a l'inondation nous ne pouvons le dire. Henri baissa la tete, et s'abima dans d'ameres reflexions; puis tout a coup: -- Et le duc? demanda-t-il. L'enseigne se pencha vers Henri, et a voix basse: -- Comte, dit-il, le duc s'etait sauve des premiers. Il etait monte sur un cheval blanc sans aucune tache qu'une etoile noire au front. Eh bien! tout a l'heure, nous avons vu passer le cheval au milieu d'un amas de debris; la jambe d'un cavalier etait prise dans l'etrier et surnageait a la hauteur de la selle. -- Grand Dieu! s'ecria Henri. -- Grand Dieu! murmura Remy qui, a ces mots du comte: " Et le duc! " s'etant leve, venait d'entendre ce recit, et dont les yeux se reporterent vivement sur sa pale compagne. -- Apres? demanda le comte. -- Oui, apres? balbutia Remy. -- Eh bien! dans le remous que formait l'eau a l'angle de cette digue, un de mes hommes s'aventura pour saisir les renes flottantes du cheval; il l'atteignit, souleva l'animal expire. Nous vimes alors apparaitre la botte blanche et l'eperon d'or que portait le duc. Mais, au meme instant, l'eau s'enfla comme si elle se fut indignee de se voir arracher sa proie. Mon gendarme lacha prise pour n'etre point entraine, et tout disparut. Nous n'aurons pas meme la consolation de donner une sepulture chretienne a notre prince. -- Mort! mort, lui aussi, l'heritier de la couronne, quel desastre! Remy se retourna vers sa compagne, et avec une expression impossible a rendre: -- Il est mort, madame! dit-il, vous voyez. -- Soit loue le Seigneur qui m'epargne un crime, repondit-elle, en levant en signe de reconnaissance les mains et les yeux au ciel. -- Oui, mais il nous enleve la vengeance, repondit Remy. -- Dieu a toujours le droit de se souvenir. La vengeance n'appartient a l'homme que lorsque Dieu oublie. Le comte voyait avec une espece d'effroi cette exaltation des deux etranges personnages qu'il avait sauves de la mort; il les observait de loin de l'oeil et cherchait inutilement, pour se faire une idee de leurs desirs ou de leurs craintes, commenter leurs gestes et l'expression de leurs physionomies. La voix de l'enseigne le tira de sa contemplation. -- Mais vous-meme, comte, demanda celui-ci, qu'allez-vous faire? Le comte tressaillit. -- Moi? dit-il. -- Oui, vous. -- J'attendrai ici que le corps de mon frere passe devant moi, repliqua le jeune homme avec l'accent d'un sombre desespoir; alors moi aussi je tacherai de l'attirer a terre, pour lui donner une sepulture chretienne, et croyez-moi, une fois que je le tiendrai, je ne l'abandonnerai pas. Ces mots sinistres furent entendus de Remy, et il adressa au jeune homme un regard plein d'affectueux reproches. Quant a la dame, depuis que l'enseigne avait annonce cette mort du duc d'Anjou, elle n'entendait plus rien, elle priait. LXXI TRANSFIGURATION Apres qu'elle eut fait sa priere, la compagne de Remy se souleva si belle et si radieuse, que le comte laissa echapper un cri de surprise et d'admiration. [Illustration: Le bateau fut jete contre la colline. -- PAGE 38.] Elle paraissait sortir d'un long sommeil dont les reves auraient fatigue son cerveau et altere la serenite de ses traits, sommeil de plomb qui imprime au front humide du dormeur les tortures chimeriques de son reve. Ou plutot c'etait la fille de Jaire, reveillee au milieu de la mort sur son tombeau, et se relevant de sa couche funebre, deja epuree et prete pour le ciel. La jeune femme, sortie de cette lethargie, promena autour d'elle un regard si doux, si suave, et charge d'une si angelique bonte, que Henri, credule comme tous les amants, se figura la voir s'attendrir a ses peines et ceder enfin a un sentiment, sinon de bienveillance, du moins de reconnaissance et de pitie. Tandis que les gendarmes, apres leur frugal repas, dormaient ca et la dans les decombres; tandis que Remy lui-meme cedait au sommeil et laissait sa tete s'appuyer sur la traverse d'une barriere a laquelle son banc etait appuye, Henri vint se placer pres de la jeune femme, et d'une voix si basse et si douce qu'elle semblait un murmure de la brise: -- Madame, dit-il, vous vivez!... Oh! laissez-moi vous dire toute la joie qui deborde de mon coeur, lorsque je vous regarde ici en surete, apres vous avoir vue la-bas sur le seuil du tombeau. -- C'est vrai, monsieur, repondit la dame, je vis par vous, et, ajouta-t- elle avec un triste sourire, je voudrais pouvoir vous dire que je suis reconnaissante. -- Enfin, madame, reprit Henri avec un effort sublime d'amour et d'abnegation, quand je n'aurais reussi qu'a vous sauver pour vous rendre a ceux que vous aimez. -- Que dites-vous? demanda la dame. -- A ceux que vous alliez rejoindre a travers tant de perils, ajouta Henri. -- Monsieur, ceux que j'aimais sont morts, ceux que j'allais rejoindre le sont aussi. -- Oh! madame, murmura le jeune homme en se laissant glisser sur ses deux genoux, jetez les yeux sur moi, sur moi qui ai tant souffert, sur moi qui vous ai tant aimee. Oh! ne vous detournez pas; vous etes jeune, vous etes belle comme un ange des cieux. Lisez bien dans mon coeur que je vous ouvre, et vous verrez que ce coeur ne contient pas un atome de l'amour comme le comprennent les autres hommes. Vous ne me croyez pas! Examinez les heures passees, pesez-les une a une: laquelle m'a donne la joie? laquelle l'espoir? et cependant j'ai persiste. Vous m'avez fait pleurer, j'ai bu mes larmes; vous m'avez fait souffrir, j'ai devore mes douleurs; vous m'avez pousse a la mort, j'y marchais sans me plaindre. Meme en ce moment, ou vous detournez la tete, ou chacune de mes paroles, toute brulante qu'elle soit, semble une goutte d'eau glacee tombant sur votre coeur, mon ame est pleine de vous, et je ne vis que parce que vous vivez. Tout a l'heure n'allais-je pas mourir pres de vous? Qu'ai-je demande? rien. Votre main, l'ai-je touchee? Jamais, autrement que pour vous tirer d'un peril mortel. Je vous tenais entre mes bras pour vous arracher aux flots, avez-vous senti l'etreinte de ma poitrine? Non. Je ne suis plus qu'une ame, et tout en moi a ete purifie au feu devorant de mon amour. -- Oh! monsieur, par pitie ne me parlez point ainsi. -- Par pitie aussi, ne me condamnez point. On m'a dit que vous n'aimiez personne; oh! repetez-moi cette assurance: c'est une singuliere faveur, n'est-ce pas, pour un homme qui aime que de s'entendre dire qu'il n'est pas aime! mais je prefere cela, puisque vous me dites en meme temps que vous etes insensible pour tous. Oh! madame, madame, vous qui etes la seule adoration de ma vie, repondez-moi. Malgre les instances de Henri, un soupir fut toute la reponse de la jeune femme. -- Vous ne me dites rien, reprit le comte. Remy, du moins, a eu plus pitie de moi que vous: il a essaye de me consoler, lui! Oh! je le vois, vous ne me repondez pas, parce que vous ne voulez pas me dire que vous alliez en Flandre joindre quelqu'un plus heureux que moi, que moi qui suis jeune cependant, que moi qui porte en ma vie une partie des esperances de mon frere, que moi qui meurs a vos pieds sans que vous me disiez: J'ai aime, mais je n'aime plus; ou bien: J'aime, mais je cesserai d'aimer! -- Monsieur le comte, repliqua la jeune femme avec une majestueuse solennite, ne me dites point de ces choses qu'on dit a une femme; je suis une creature d'un autre monde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moins noble, moins bon, moins genereux; si je n'avais pour vous au fond de mon coeur le sourire tendre et doux d'une soeur pour son frere, je vous dirais: Levez-vous, monsieur le comte, et n'importunez plus des oreilles qui ont horreur de toute parole d'amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car je souffre de vous voir souffrir. Je dis plus: a present que je vous connais, je vous prendrais la main, je l'appuierais sur mon coeur, et je vous dirais volontiers: Voyez, mon coeur ne bat plus; vivez pres de moi, si vous voulez, et assistez jour par jour, si telle est votre joie, a cette execution douloureuse d'un corps tue par les tortures de l'ame; mais ce sacrifice que vous accepteriez comme un bonheur, j'en suis sure... -- Oh! oui, s'ecria Henri. -- Eh bien! ce sacrifice, je dois le repousser. Des aujourd'hui quelque chose vient d'etre change en ma vie; je n'ai plus le droit de m'appuyer sur aucun bras de ce monde, pas meme sur le bras de ce genereux ami, de cette noble creature qui repose la-bas et qui a pendant un instant le bonheur d'oublier! Helas! pauvre Remy, continua-t-elle en donnant a sa voix la premiere inflexion de sensibilite que Henri eut remarquee en elle, pauvre Remy, ton reveil a toi aussi va etre triste; tu ne sais pas les progres de ma pensee, tu ne lis pas dans mes yeux, tu ne sais pas qu'au sortir de ton sommeil tu te trouveras seul sur la terre, car seule je dois monter a Dieu. -- Que dites-vous? s'ecria Henri: pensez-vous donc a mourir aussi, vous? Remy, reveille par le cri douloureux du jeune comte, souleva sa tete et ecouta. -- Vous m'avez vue prier, n'est-ce pas? continua la jeune femme. Henri fit un signe affirmatif. -- Cette priere, c'etaient mes adieux a la terre: cette joie que vous avez remarquee sur mon visage, cette joie qui m'inonde en ce moment, c'est la meme que vous remarqueriez en moi, si l'ange de la mort venait me dire: Leve-toi, Diane, et suis-moi aux pieds de Dieu! -- Diane! Diane! murmura Henri, je sais donc comment vous vous appelez.... Diane! nom cheri, nom adore!... Et l'infortune se coucha aux pieds de la jeune femme, en repetant ce nom avec l'ivresse d'un indicible bonheur. -- Oh! silence, dit la jeune femme, de sa voix solennelle, oubliez ce nom qui m'est echappe; nul, parmi les vivants, n'a droit de me percer le coeur en le prononcant. -- Oh! madame, madame, s'ecria Henri, maintenant que je sais votre nom, ne me dites pas que vous allez mourir. -- Je ne dis pas cela, monsieur, reprit la jeune femme de sa voix grave, je dis que je vais quitter ce monde de larmes, de haines, de sombres passions, d'interets vils et de desirs sans noms; je dis que je n'ai plus rien a faire parmi les creatures que Dieu avait creees mes semblables; je n'ai plus de larmes dans les yeux, le sang ne fait plus battre mon coeur, ma tete ne roule plus une seule pensee, depuis que la pensee qui l'emplissait tout entiere est morte; je ne suis plus qu'une victime sans prix, puisque je ne sacrifie rien, ni desir, ni esperances, en renoncant au monde; mais enfin, telle que je suis, je m'offre au Seigneur: il me prendra en misericorde, je l'espere, lui qui m'a fait tant souffrir et qui n'a pas voulu que je succombasse a ma souffrance. Remy, qui avait ecoute ces paroles, se leva lentement et vint droit a sa maitresse. -- Vous m'abandonnez? dit-il d'une voix sombre. -- Pour Dieu, repliqua Diane, en levant vers le ciel sa main pale et amaigrie comme celle de la sublime Madeleine. -- C'est vrai! repondit Remy en laissant retomber sa tete sur sa poitrine, c'est vrai! Et comme Diane abaissait sa main, il la prit de ses deux bras, l'etreignit sur sa poitrine comme il eut fait de la relique d'une sainte. -- Oh! que suis-je aupres de ces deux coeurs? soupira le jeune homme avec le frisson de l'epouvante. -- Vous etes, repondit Diane, la seule creature humaine sur laquelle j'ai attache deux fois mes yeux depuis que j'ai condamne mes yeux a se fermer a jamais. Henri s'agenouilla. -- Merci, madame, dit-il, vous venez de vous reveler a moi tout entiere; merci, je vois clairement ma destinee: a partir de cette heure, plus un mot de ma bouche, plus une aspiration de mon coeur ne trahiront en moi celui qui vous aimait. Vous etes au Seigneur, madame, je ne suis point jaloux de Dieu. Il venait d'achever ces paroles et se relevait penetre de ce charme regenerateur qui accompagne toute grande et immuable resolution, quand, dans la plaine encore couverte de vapeurs qui allaient s'eclaircissant d'instants en instants, retentit un bruit de trompettes lointaines. Les gendarmes sauterent sur leurs armes, et furent a cheval avant le commandement. Henri ecoutait. -- Messieurs, messieurs! s'ecria-t-il, ce sont les trompettes de l'amiral, je les reconnais, je les reconnais, mon Dieu, Seigneur! puissent-elles m'annoncer mon frere! -- Vous voyez bien que vous souhaitez encore quelque chose, lui dit Diane, et que vous aimez encore quelqu'un; pourquoi donc choisiriez-vous le desespoir, enfant, comme ceux qui ne desirent plus rien, comme ceux qui n'aiment plus personne? -- Un cheval! s'ecria Henri, qu'on me prete un cheval! -- Mais par ou sortirez-vous? demanda l'enseigne, puisque l'eau nous environne de tout cotes. -- Mais vous voyez bien que la plaine est praticable; vous voyez bien qu'ils marchent, eux, puisque leurs trompettes sonnent. -- Montez en haut de la chaussee, monsieur le comte, repondit l'enseigne, le temps s'eclaircit et peut-etre pourrez-vous voir. -- J'y vais, dit le jeune homme. Henri s'avanca en effet vers l'eminence designee par l'enseigne, les trompettes sonnaient toujours par intervalles, sans se rapprocher ni s'eloigner. Remy avait repris sa place aupres de Diane. LXXII LES DEUX FRERES Un quart d'heure apres, Henri revint; il avait vu, et chacun pouvait le voir comme lui, il avait vu sur une colline, que la nuit empechait de distinguer, un detachement considerable de troupes francaises cantonnees et retranchees. A part un large fosse d'eau qui entourait le bourg occupe par les gendarmes d'Aunis, la plaine commencait a se degager comme un etang qu'on vide, la pente naturelle du terrain entrainant les eaux vers la mer, et plusieurs points du terrain, plus eleves que les autres, commencant a reparaitre, comme apres un deluge. Le limon fangeux des eaux roulantes avait couvert toutes les campagnes, et c'etait un triste spectacle que de voir, au fur et a mesure que le vent soulevait le voile de vapeurs etendu sur la plaine, une cinquantaine de cavaliers enfoncant dans la fange, et tentant de gagner, sans pouvoir y reussir, soit le bourg, soit la colline. De la colline on avait entendu leurs cris de detresse, et voila pourquoi les trompettes sonnaient incessamment. [Illustration: Le duc lui frappa sur l'epaule. -- PAGE 60.] Des que le vent eut acheve de chasser le brouillard, Henri apercut sur la colline le drapeau de France, se deroulant superbement dans le ciel. Les gendarmes hissaient, de leur cote, la cornette d'Aunis, et de part et d'autre, on entendait des feux de mousqueterie tires en signe de joie. Vers onze heures, le soleil apparut sur cette scene de desolation, dessechant quelques parties de la plaine, et rendant praticable la crete d'une espece de chemin de communication. Henri, qui essayait ce sentier, fut le premier a s'apercevoir, aux bruits des fers de son cheval, qu'une route ferree conduisait, en faisant un detour circulaire, du bourg a la colline; il en conclut que les chevaux enfonceraient par-dessus le sabot, jusqu'a mi-jambe, jusqu'au poitrail peut-etre, dans la fange, mais n'iraient pas plus avant, soutenus qu'ils seraient par le fond solide du sol. Il demanda de tenter l'epreuve, et, comme personne ne lui faisait concurrence dans ce dangereux essai, il recommanda a l'enseigne Remy et sa compagne, et s'aventura dans le perilleux chemin. En meme temps qu'il partait du bourg, on voyait un cavalier descendre de la colline, et, comme Henri le faisait, tenter, de son cote, de se mettre en chemin pour se rendre au bourg. Tout le versant de la colline qui regardait le bourg etait garni de soldats spectateurs qui levaient leurs bras au ciel et semblaient vouloir arreter le cavalier imprudent par leurs supplications. Les deux deputes de ces deux troncons du grand corps francais poursuivirent courageusement leur chemin, et bientot ils s'apercurent que leur tache etait moins difficile qu'ils ne l'eussent pu craindre, et surtout qu'on ne le craignait pour eux. Un large filet d'eau, qui s'echappait d'un aqueduc, creve par le choc d'une poutre, sortait de dessous la fange et lavait, comme a dessein, la chaussee bourbeuse, decouvrant sous son flot plus limpide le fond du fosse que cherchait l'ongle actif des chevaux. Deja les cavaliers n'etaient plus qu'a deux cents pas l'un de l'autre. -- France! cria le cavalier qui venait de la colline. Et il leva son toquet, ombrage d'une plume blanche. -- Oh! c'est vous! s'ecria Henri avec une grande exclamation de joie, vous, monseigneur? -- Toi, Henri! toi, mon frere! s'ecria l'autre cavalier. Et au risque de devier a droite ou a gauche, les deux chevaux partirent au galop, se dirigeant l'un vers l'autre; et bientot, aux acclamations frenetiques des spectateurs de la chaussee et de la colline, les deux cavaliers s'embrasserent longuement et tendrement. Aussitot, le bourg et la colline se degarnirent: gendarmes et chevau- legers, gentilshommes huguenots et catholiques, se precipiterent dans le chemin ouvert par les deux freres. Bientot les deux camps s'etaient joints, les bras s'etaient ouverts, et sur le chemin ou tous avaient cru trouver la mort, on voyait trois mille Francais crier merci au ciel et vive la France! -- Messieurs, dit tout a coup la voix d'un officier huguenot, c'est vive M. l'amiral qu'il faut crier, car c'est a M. le duc de Joyeuse et non a un autre que nous devons la vie cette nuit, et ce matin le bonheur d'embrasser nos compatriotes. Une immense acclamation accueillit ces paroles. Les deux freres echangerent quelques mots trempes de larmes; puis le premier: -- Et le duc? demanda Joyeuse a Henri. -- Il est mort, a ce qu'il parait, repondit celui-ci. -- La nouvelle est-elle sure? -- Les gendarmes d'Aunis ont vu son cheval noye et l'ont reconnu a un signe. Ce cheval tirait encore a son etrier un cavalier dont la tete etait enfoncee sous l'eau. -- Voila un sombre jour pour la France, dit l'amiral. Puis, se retournant vers ses gens: -- Allons, messieurs, dit-il a haute voix, ne perdons pas de temps. Une fois les eaux ecoulees, nous serons attaques tres probablement; retranchons-nous jusqu'a ce qu'il nous soit arrive des nouvelles et des vivres. -- Mais, monseigneur, repondit une voix, la cavalerie ne pourra marcher; les chevaux n'ont point mange depuis hier quatre heures, et les pauvres betes meurent de faim. -- Il y a du grain dans notre campement, dit l'enseigne; mais comment ferons-nous pour les hommes? -- Eh! reprit l'amiral, s'il y a du grain, c'est tout ce que je demande: les hommes vivront comme les chevaux. -- Mon frere, interrompit Henri, tachez, je vous prie, que je puisse vous parler un moment. -- Je vais aller occuper le bourg, repondit Joyeuse, choisissez-y un logement pour moi et m'y attendez. Henri alla retrouver ses deux compagnons. -- Vous voila au milieu d'une armee, dit-il a Remy; croyez-moi, cachez- vous dans le logement que je vais prendre; il ne convient point que madame soit vue de qui que ce soit. Ce soir, lorsque chacun dormira, j'aviserai a vous faire plus libres. Remy s'installa donc avec Diane dans le logement que leur ceda l'enseigne des gendarmes, redevenu, par l'arrivee de Joyeuse, simple officier aux ordres de l'amiral. Vers deux heures, le duc de Joyeuse entra, trompettes sonnantes, dans le bourg, fit loger ses troupes, donna des consignes severes pour que tout desordre fut evite. Puis il fit faire une distribution d'orge aux hommes, d'avoine aux chevaux, et d'eau a tout le monde, distribua aux blesses quelques tonneaux de biere et de vin que l'on trouva dans les caves, et lui-meme, a la vue de tous, dina d'un morceau de pain noir et d'un verre d'eau, tout en parcourant les postes. Partout il fut accueilli comme un sauveur, par des cris d'amour et de reconnaissance. -- Allons, allons, dit-il, au retour, en se retrouvant seul avec son frere, viennent les Flamands, et je les battrai; et meme, vrai Dieu! si cela continue, je les mangerai, car j'ai grand'faim; et, ajouta-t-il tout bas a Henri en jetant dans un coin son pain, dans lequel il avait paru mordre avec tant d'enthousiasme, voila une execrable nourriture. Puis lui jetant le bras autour du cou: -- Ca, maintenant, ami, causons, et dis-moi comment tu te trouves en Flandre quand je te croyais a Paris. -- Mon frere, dit Henri a l'amiral, la vie m'etait devenue insupportable a Paris, et je suis parti pour vous retrouver en Flandre. -- Toujours par amour? demanda Joyeuse. -- Non, par desespoir. Maintenant, je vous le jure, Anne, je ne suis plus amoureux; ma passion, c'est la tristesse. -- Mon frere, mon frere, s'ecria Joyeuse, permettez-moi de vous dire que vous etes tombe sur une miserable femme. -- Comment cela? -- Oui, Henri, il arrive qu'a un certain degre de mechancete ou de vertu, les etres crees depassent la volonte du createur et se font bourreaux et homicides, ce que l'Eglise reprouve egalement; ainsi, par trop de vertu, ne pas tenir compte des souffrances d'autrui, c'est de l'exaltation barbare, c'est une absence de charite chretienne. -- Oh! mon frere, mon frere, s'ecria Henri, ne calomniez point la vertu! -- Oh! je ne calomnie pas la vertu, Henri; j'accuse le vice, et voila tout. Je le repete donc, cette femme est une miserable femme, et sa possession, si desirable qu'elle soit, ne vaudra jamais les tourments qu'elle te fait souffrir. Eh! mon Dieu, c'est dans un pareil cas qu'on doit user de ses forces et de sa puissance, car on se defend legitimement, bien loin d'attaquer, par le diable! Henri, je sais bien qu'a votre place, moi, je serais alle prendre d'assaut la maison de cette femme; je l'aurais prise elle-meme comme j'aurais pris sa maison, et ensuite, lorsque, selon l'habitude de toute creature domptee, qui devient aussi humble devant son vainqueur qu'elle etait feroce avant la lutte; lorsqu'elle serait venue jeter ses bras autour de votre cou en vous disant: Henri, je t'adore! alors je l'eusse repoussee en repondant: Vous faites bien, madame, c'est a votre tour, et j'ai assez souffert pour que vous souffriez aussi. Henri saisit la main de son frere. -- Vous ne pensez pas un mot de ce que vous avancez la, Joyeuse, lui dit- il. -- Si, par ma foi. -- Vous si bon, si genereux! -- Generosite avec les gens sans coeur, c'est duperie, frere. -- Oh! Joyeuse, Joyeuse, vous ne connaissez point cette femme. -- Mille demons! je ne veux pas la connaitre. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'elle me ferait commettre ce que d'autres nommeraient un crime, et que je nommerais, moi, un acte de justice. -- Oh! mon bon frere, dit le jeune homme avec un angelique sourire, que vous etes heureux de ne pas aimer! Mais, s'il vous plait, monseigneur l'amiral, laissons la mon fol amour, et causons des choses de la guerre. -- Soit! aussi bien, en parlant de ta folie, tu me rendrais fou. -- Vous voyez que nous manquons de vivres. -- Je le sais, et j'ai deja pense au moyen de nous en procurer. -- Et l'avez-vous trouve? -- Je pense qu'oui. -- Lequel? -- Je ne puis bouger d'ici avant d'avoir recu des nouvelles de l'armee, attendu que la position est bonne et que je la defendrais contre des forces quintuples; mais je puis envoyer a la decouverte un corps d'eclaireurs; ils trouveront des nouvelles d'abord, ce qui est la vie veritable des gens reduits a la situation ou nous sommes; des vivres ensuite, car, en verite, cette Flandre est un beau pays. -- Pas trop, mon frere, pas trop. [Illustration: Aucun bruit ne decela sa tentative. -- PAGE 61.] -- Oh! je ne parle que de la terre telle que Dieu l'a faite, et non des hommes qui, eternellement, gatent l'oeuvre de Dieu. Comprenez-vous, Henri, quelle folie ce prince a faite; quelle partie il a perdue; comme l'orgueil et la precipitation l'ont ruine vite, ce malheureux Francois. Dieu a son ame, n'en parlons plus; mais, en verite, il pouvait s'acquerir une gloire immortelle et l'un des beaux royaumes de l'Europe, tandis qu'il a fait les affaires de qui... de Guillaume le Sournois. Au reste, savez-vous, Henri, que les Anversois se sont bien battus? -- Et vous aussi, a ce qu'on dit, mon frere. -- Oui, j'etais dans un de mes bons jours, et puis il y a une chose qui m'a excite. -- Laquelle? -- C'est que j'ai rencontre, sur le champ de bataille, une epee de ma connaissance. -- Un Francais? -- Un Francais. -- Dans les rangs des Flamands? -- A leur tete. Henri, voila un secret qu'il faut savoir pour donner un pendant a l'ecartelement de Salcede en place de Greve. -- Enfin, cher seigneur, vous voici revenu sain et sauf, a ma grande joie; mais, moi, je n'ai rien fait encore, il faut bien que je fasse quelque chose aussi. -- Et que voulez-vous faire? -- Donnez-moi le commandement de vos eclaireurs, je vous prie. -- Non, c'est en verite trop perilleux, Henri; je ne vous dirais pas ce mot devant des etrangers; mais je ne veux pas vous faire mourir d'une mort obscure, et par consequent d'une laide mort. Les eclaireurs peuvent rencontrer un corps de ces vilains Flamands qui guerroient avec des fleaux et des faux: vous en tuez mille; il en reste un, celui-la vous coupe en deux ou vous defigure. Non, Henri, non; si vous tenez absolument a mourir, je vous reserve mieux que cela. -- Mon frere, accordez-moi ce que je vous demande, je vous prie; je prendrai toutes les mesures de prudence, et je vous promets de revenir ici. -- Allons, je comprends! -- Que comprenez-vous? -- Vous voulez essayer si le bruit de quelque action d'eclat n'amollira pas le coeur de la farouche. Avouez que c'est cela qui vous donne cette insistance. -- J'avouerai cela, si vous voulez, mon frere. -- Soit, vous avez raison. Les femmes qui resistent a un grand amour, se rendent parfois a un peu de bruit. -- Je n'espere pas cela. -- Triple fou que vous etes alors, si vous le faites sans cet espoir. Tenez, Henri, ne cherchez pas d'autre raison au refus de cette femme, sinon que c'est une capricieuse qui n'a ni coeur ni yeux. -- Vous me donnez ce commandement, n'est-ce pas, mon frere? -- Il le faut bien, puisque vous le voulez. -- Je puis partir ce soir meme? -- C'est de rigueur, Henri; vous comprenez que nous ne pouvons attendre plus longtemps. -- Combien mettez-vous d'hommes a ma disposition? -- Cent hommes, pas davantage. Je ne puis degarnir ma position, Henri, vous comprenez bien cela. -- Moins, si vous voulez, mon frere. -- Non pas, car je voudrais pouvoir vous en donner le double. Seulement engagez-moi votre parole d'honneur que si vous avez affaire a plus de trois cents hommes, vous battrez en retraite au lieu de vous faire tuer. -- Mon frere, dit en souriant Henri, vous me vendez bien cher une gloire que vous ne me livrez pas. -- Alors, mon cher Henri, je ne vous la vendrai ni ne vous la donnerai; un autre officier commandera la reconnaissance. -- Mon frere, donnez vos ordres, et je les executerai. -- Vous n'engagerez donc le combat qu'a forces egales, doubles ou triples, mais vous ne depasserez point cela. -- Je vous le jure. -- Tres bien; maintenant quel corps voulez-vous avoir? -- Laissez-moi prendre cent hommes des gendarmes d'Aunis; j'ai bon nombre d'amis dans ce regiment, et, en choisissant mes hommes, j'en ferai ce que je voudrai. -- Va pour les gendarmes d'Aunis. -- Quand partirai-je? -- Tout de suite. Seulement vous ferez donner la ration aux hommes pour un jour, aux betes pour deux. Rappelez-vous que je desire avoir des nouvelles promptes et sures. -- Je pars, mon frere; avez-vous quelque ordre secret? -- Ne repandez pas la mort du duc; laissez croire qu'il est a mon camp. Exagerez mes forces, et si vous retrouvez le corps du prince, quoique ce soit un mechant homme et un pauvre general, comme, a tout prendre, il etait de la maison de France, faites-le mettre dans une boite de chene, et faites-le rapporter par vos gendarmes, afin qu'il soit enterre a Saint- Denis. -- Bien, mon frere; est-ce tout? -- C'est tout. Henri prit la main de son aine pour la baiser, mais celui-ci le serra dans ses bras. -- Encore une fois, vous me promettez, Henri, dit Joyeuse, que ce n'est point une ruse que vous employez pour vous faire tuer bravement? -- Mon frere, j'ai eu cette pensee en venant vous rejoindre; mais cette pensee, je vous jure, n'est plus en moi. -- Et depuis quand vous a-t-elle quitte? -- Depuis deux heures. -- A quelle occasion? -- Mon frere, excusez-moi. -- Allez, Henri, allez, vos secrets sont a vous. -- Oh! que vous etes bon, mon frere! Et les jeunes gens se jeterent une seconde fois dans les bras l'un de l'autre, et se separerent, non sans retourner encore la tete l'un vers l'autre, non sans se saluer du sourire et de la main. LXXIII L'EXPEDITION Henri, transporte de joie, se hata d'aller rejoindre Diane et Remy. -- Tenez-vous prets dans un quart d'heure, leur dit-il, nous partons. Vous trouverez deux chevaux tout selles a la porte du petit escalier de bois qui aboutit a ce corridor; melez-vous a notre suite et ne soufflez mot. Puis, apparaissant au balcon de chataignier qui faisait le tour de la maison: -- Trompettes des gendarmes, cria-t-il, sonnez le boute-selle. L'appel retentit aussitot dans le bourg, et l'enseigne et ses hommes vinrent se ranger devant la maison. Leurs gens venaient derriere eux avec quelques mulets et deux chariots. Remy et sa compagne, selon le conseil donne, se dissimulaient au milieu d'eux. -- Gendarmes, dit Henri, mon frere l'amiral m'a donne momentanement le commandement de votre compagnie, et m'a charge d'aller a la decouverte; cent de vous devront m'accompagner: la mission est dangereuse, mais c'est pour le salut de tous que vous allez marcher en avant. Quels sont les hommes de bonne volonte? Les trois cents hommes se presenterent. -- Messieurs, dit Henri, je vous remercie tous; c'est avec raison qu'on a dit que vous aviez ete l'exemple de l'armee, mais je ne puis prendre que cent hommes parmi vous; je ne veux point faire de choix, le hasard decidera. Monsieur, continua Henri en s'adressant a l'enseigne, faites tirer au sort, je vous en prie. Pendant qu'on procedait a cette operation, Joyeuse donnait ses dernieres instructions a son frere. -- Ecoute bien, Henri, disait l'amiral, les campagnes se dessechent; il doit exister, a ce qu'assurent les gens du pays, une communication entre Conticq et Rupelmonde; vous marchez entre une riviere et un fleuve, le Rupel et l'Escaut; pour l'Escaut, vous trouverez avant Rupelmonde des bateaux ramenes d'Anvers; le Rupel n'est point indispensable a passer. J'espere que vous n'aurez pas besoin d'ailleurs d'aller jusqu'a Rupelmonde pour trouver des magasins de vivres ou des moulins. Henri s'appretait a partir sur ces paroles. -- Attends donc, lui dit Joyeuse, tu oublies le principal: mes hommes ont pris trois paysans, je t'en donne un pour vous servir de guide. Pas de fausse pitie; a la premiere apparence de trahison, un coup de pistolet ou de poignard. Ce dernier point regle, il embrassa tendrement son frere, et donna l'ordre du depart. Les cent hommes tires au sort par l'enseigne, du Bouchage en tete, se mirent en route a l'instant meme. Henri placa le guide entre deux gendarmes tenant constamment le pistolet au poing. Remy et sa compagne etaient meles aux gens de la suite. Henri n'avait fait aucune recommandation a leur egard, pensant que la curiosite etait deja bien assez excitee a leur endroit, sans l'augmenter encore par des precautions plus dangereuses que salutaires. Lui-meme, sans avoir fatigue ou importune ses hotes par un seul regard, apres etre sorti du bourg, revint prendre sa place aux flancs de la compagnie. Cette marche de la troupe etait lente, le chemin parfois manquait tout a coup sous les pieds des chevaux, et le detachement tout entier se trouvait embourbe. Tant que l'on n'eut point trouve la chaussee que l'on cherchait, on dut se resigner a marcher comme avec des entraves. Quelquefois des spectres, fuyant au bruit des chevaux, sillonnaient la plaine; c'etaient des paysans un peu trop prompts a revenir dans leurs terres, et qui redoutaient de tomber aux mains de ces ennemis qu'ils avaient voulu aneantir. Parfois aussi, ce n'etaient que de malheureux Francais a moitie morts de froid et de faim, incapables de lutter contre des gens armes, et qui, dans l'incertitude ou ils etaient de tomber sur des amis ou des ennemis, preferaient attendre le jour pour reprendre leur penible route. On fit deux lieues en trois heures; ces deux lieues avaient conduit l'aventureuse patrouille sur les bords du Rupel, que bordait une chaussee de pierre; mais alors les dangers succederent aux difficultes: deux ou trois chevaux perdirent pied dans les interstices de ces pierres, ou, glissant sur les pierres fangeuses, roulerent avec leurs cavaliers dans l'eau encore rapide de la riviere. Plus d'une fois aussi, de quelque bateau amarre a l'autre bord, partirent des coups de feu qui blesserent deux valets d'armee et un gendarme. Un des deux valets avait ete blesse aux cotes de Diane; elle avait manifeste des regrets pour cet homme, mais aucune crainte pour elle. Henri, dans ces differentes circonstances, se montra pour ses hommes un digne capitaine et un veritable ami; il marchait le premier, forcant toute la troupe a suivre sa trace, et se fiant moins encore a sa propre sagacite qu'a l'instinct du cheval que lui avait donne son frere, si bien que de cette facon il conduisait tout le monde au salut, en risquant seul la mort. A trois lieues de Rupelmonde, les gendarmes rencontrerent une demi- douzaine de soldats francais accroupis devant un feu de tourbe: les malheureux faisaient cuire un quartier de chair de cheval, seule nourriture qu'ils eussent rencontree depuis deux jours. L'approche des gendarmes causa un grand trouble parmi les convives de ce triste festin: deux ou trois se leverent pour fuir; mais l'un d'eux resta assis et les retint en disant: -- Eh bien! s'ils sont ennemis, ils nous tueront, et au moins la chose sera finie tout de suite. -- France! France! cria Henri qui avait entendu ces paroles; venez a nous, pauvres gens. Ces malheureux, en reconnaissant des compatriotes, accoururent a eux; on leur donna des manteaux, un coup de genievre; on y ajouta la permission de monter en croupe derriere les valets. Ils suivirent ainsi le detachement. Une demi-lieue plus loin, on trouva quatre chevau-legers avec un cheval pour quatre; ils furent recueillis egalement. Enfin, on arriva sur les bords de l'Escaut: la nuit etait profonde; les gendarmes trouverent la deux hommes qui tachaient, en mauvais flamand, d'obtenir d'un batelier le passage sur l'autre rive. Celui-ci refusait avec des menaces. L'enseigne parlait le hollandais. Il s'avanca doucement en tete de la colonne, et tandis que celle-ci faisait halte, il entendit ces mots: -- Vous etes des Francais, vous devez mourir ici; vous ne passerez pas. L'un des deux hommes lui appuya un poignard sur la gorge, et, sans se donner la peine d'essayer a lui parler sa langue, il lui dit en excellent francais: -- C'est toi qui mourras ici, tout Flamand que tu es, si tu ne nous passes pas a l'instant meme. -- Tenez ferme, monsieur, tenez ferme! cria l'enseigne, dans cinq minutes nous sommes a vous. Mais pendant le mouvement que les deux Francais firent en entendant ces paroles, le batelier detacha le noeud qui retenait sa barque au rivage et s'eloigna rapidement en les laissant sur le bord. Mais un des gendarmes, comprenant de quelle utilite pouvait etre le bateau, entra dans le fleuve avec son cheval et abattit le batelier d'un coup de pistolet. Le bateau sans guide tourna sur lui-meme; mais comme il n'avait pas encore atteint le milieu du fleuve, le remous le repoussa vers la rive. Les deux hommes s'en emparerent aussitot qu'il toucha le bord, et s'y logerent les premiers. Cet empressement a s'isoler etonna l'enseigne. -- Eh! messieurs, demanda-t-il, qui etes-vous, s'il vous plait? -- Monsieur, nous sommes officiers au regiment de la Marine, et vous gendarmes d'Aunis, a ce qu'il parait. -- Oui, messieurs, et bien heureux de pouvoir vous etre utiles; n'allez- vous point nous accompagner? -- Volontiers, messieurs. -- Montez sur les chariots alors, si vous etes trop fatigues pour nous suivre a pied. -- Puis-je vous demander ou vous allez? fit celui des deux officiers de marine qui n'avait point encore parle. -- Monsieur, nos ordres sont de pousser jusqu'a Rupelmonde. -- Prenez garde, reprit le meme interlocuteur, nous n'avons pas traverse le fleuve plus tot, parce que, ce matin, un detachement d'Espagnols a passe venant d'Anvers; au coucher du soleil, nous avons cru pouvoir nous risquer; deux hommes n'inspirent pas d'inquietude, mais vous, toute une troupe. -- C'est vrai, dit l'enseigne, je vais appeler notre chef. Il appela Henri, qui s'approcha en demandant ce qu'il y avait. -- Il y a, repondit l'enseigne, que ces messieurs ont rencontre ce matin un detachement d'Espagnols qui suivaient le meme chemin que nous. -- Et combien etaient-ils? demanda Henri. -- Une cinquantaine d'hommes. -- Eh bien! et c'est cela qui vous arrete? -- Non, monsieur le comte; mais, cependant, je crois qu'il serait prudent de nous assurer du bateau a tout hasard; vingt hommes peuvent y tenir, et, s'il y avait urgence de traverser le fleuve, en cinq voyages, et en tirant nos chevaux par la bride, l'operation serait terminee. -- C'est bien, dit Henri, qu'on garde le bateau, il doit y avoir des maisons a l'embranchement du Rupel et de l'Escaut. -- Il y a un village, dit une voix. -- Allons-y, c'est une bonne position que l'angle forme par la jonction de deux rivieres. Gendarmes, en marche! Que deux hommes descendent le fleuve avec le bateau, tandis que nous le cotoierons. -- Nous allons diriger le bateau, dit l'un des deux officiers, si vous le voulez bien. -- Soit, messieurs, dit Henri; mais ne nous perdez point de vue, et venez nous rejoindre aussitot que nous serons installes dans le village. -- Mais si nous abandonnons le bateau et qu'on nous le reprenne? -- Vous trouverez a cent pas du village un poste de dix hommes, a qui vous le remettrez. -- C'est bien, dit l'officier de marine, et d'un vigoureux coup d'aviron, il s'eloigna du rivage. -- C'est singulier, dit Henri, en se remettant en marche, voici une voix que je connais. Une heure apres il trouva le village garde par le detachement d'Espagnols dont avait parle l'officier: surpris au moment ou ils s'y attendaient le moins, ils firent a peine resistance. Henri fit desarmer les prisonniers, les enferma dans la maison la plus forte du village, et mit un poste de dix hommes pour les garder. Un autre poste de dix hommes fut envoye pour garder le bateau. Dix autres hommes furent disperses en sentinelles sur divers points avec promesse d'etre releves au bout d'une heure. Henri decida ensuite que l'on souperait vingt par vingt, dans la maison en face de celle ou etaient enfermes les prisonniers espagnols. Le souper des cinquante ou soixante premiers etait pret; c'etait celui du poste qu'on venait d'enlever. Henri choisit, au premier etage, une chambre pour Diane et pour Remy, qu'il ne voulait point faire souper avec tout le monde. Il fit placer a table l'enseigne avec dix-sept hommes, en le chargeant d'inviter a souper avec lui les deux officiers de marine, gardiens du bateau. Puis il s'en alla, avant de se mettre a table lui-meme, visiter ses gens dans leurs diverses positions. Au bout d'une demi-heure, Henri rentra. Cette demi-heure lui avait suffi pour assurer le logement et la nourriture de tous ses gens, et pour donner les ordres necessaires en cas de surprise des Hollandais. Les officiers, malgre son invitation de ne point s'inquieter de lui, l'avaient attendu pour commencer leur repas; seulement, ils s'etaient mis a table; quelques-uns dormaient de fatigue sur leurs chaises. L'entree du comte reveilla les dormeurs, et fit lever les eveilles. Henri jeta un coup d'oeil sur la salle. Des lampes de cuivre, suspendues au plafond, eclairaient d'une lueur fumeuse et presque compacte. La table, couverte de pains de froment et de viande de porc, avec un pot de biere fraiche par chaque homme, eut eu un aspect appetissant, meme pour des gens qui depuis vingt-quatre heures n'eussent pas manque de tout. On indiqua a Henri la place d'honneur. Il s'assit. -- Mangez, messieurs, dit-il. Aussitot cette permission donnee, le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes de faience prouva a Henri qu'elle etait attendue avec une certaine impatience et accueillie avec une supreme satisfaction. -- A propos, demanda Henri a l'enseigne, a-t-on retrouve nos deux officiers de marine? -- Oui, monsieur. -- Ou sont-ils? -- La, voyez, au bout de la table. Non-seulement ils etaient assis au bout de la table, mais encore a l'endroit le plus obscur de la chambre. -- Messieurs, dit Henri, vous etes mal places et vous ne mangez point, ce me semble. -- Merci, monsieur le comte, repondit l'un d'eux, nous sommes tres fatigues, et nous avions en verite plus besoin de sommeil que de nourriture; nous avons deja dit cela a messieurs vos officiers, mais ils ont insiste, disant que votre ordre etait que nous soupassions avec vous. Ce nous est un grand honneur, et dont nous sommes bien reconnaissants. Mais neanmoins, si, au lieu de nous garder plus longtemps, vous aviez la bonte de nous faire donner une chambre.... Henri avait ecoute avec la plus grande attention, mais il etait evident que c'etait bien plutot la voix qu'il ecoutait que la parole. -- Et c'est aussi l'avis de votre compagnon? dit Henri, lorsque l'officier de marine eut cesse de parler. Et il regardait ce compagnon, qui tenait son chapeau rabattu sur ses yeux et qui s'obstinait a ne pas souffler mot, avec une attention si profonde, que plusieurs des convives commencerent a le regarder aussi. Celui-ci, force de repondre a la question du comte, articula d'une facon presque inintelligible ces deux mots: -- Oui, comte. A ces deux mots, le jeune homme tressaillit. Alors, se levant, il marcha droit au bas bout de la table, tandis que les assistants suivaient avec une attention singuliere les mouvements de Henri et la manifestation bien visible de son etonnement. Henri s'arreta pres des deux officiers. -- Monsieur, dit-il a celui qui avait parle le premier, faites-moi une grace. -- Laquelle, monsieur le comte. -- Assurez-moi que vous n'etes pas le frere de M. Aurilly, ou peut-etre M. Aurilly lui-meme. -- Aurilly! s'ecrierent tous les assistants. -- Et que votre compagnon, continua Henri, veuille bien relever un peu le chapeau qui lui couvre le visage, sans quoi je l'appellerai monseigneur, et je m'inclinerai devant lui. Et en meme temps, son chapeau a la main, Henri s'inclina respectueusement devant l'inconnu. Celui-ci leva la tete. -- Monseigneur le duc d'Anjou! s'ecrierent les officiers. -- Le duc vivant! -- Ma foi, messieurs, dit l'officier, puisque vous voulez bien reconnaitre votre prince vaincu et fugitif, je ne resisterai pas plus longtemps a cette manifestation dont je vous suis reconnaissant; vous ne vous trompiez pas, messieurs, je suis bien le duc d'Anjou. -- Vive monseigneur! s'ecrierent les officiers. LXXIV PAUL-EMILE Toutes ces acclamations, bien que sinceres, effaroucherent le prince. -- Oh! silence, silence, messieurs, dit-il, ne soyez pas plus contents que moi, je vous prie, du bonheur qui m'arrive. Je suis enchante de n'etre pas mort, je vous prie de le croire, et cependant, si vous ne m'eussiez point reconnu, je ne me fusse pas le premier vante d'etre vivant. -- Quoi! monseigneur, dit Henri, vous m'aviez reconnu, vous vous retrouviez au milieu d'une troupe de Francais, vous nous voyiez desesperes de votre perte, et vous nous laissiez dans cette douleur de vous avoir perdu! -- Messieurs, repondit le prince, outre une foule de raisons qui me faisaient desirer de garder l'incognito, j'avoue, puisqu'on me croyait mort, que je n'eusse point ete fache de cette occasion, qui ne se representera probablement pas de mon vivant, de savoir un peu quelle oraison funebre on prononcera sur ma tombe. -- Monseigneur, monseigneur! -- Non, vraiment, reprit le duc, je suis un homme comme Alexandre de Macedoine, moi; je fais la guerre avec art et j'y mets de l'amour-propre comme tous les artistes. Eh bien! sans vanite, j'ai, je crois, fait une faute. -- Monseigneur, dit Henri en baissant les yeux, ne dites point de pareilles choses, je vous prie. -- Pourquoi pas? Il n'y a que le pape qui soit infaillible, et depuis Boniface VIII, cette infaillibilite est fort discutee. -- Voyez a quelle chose vous nous exposiez, monseigneur, si quelqu'un de nous se fut permis de donner son avis sur cette expedition, et que cet avis eut ete un blame. -- Eh bien! pourquoi pas? Croyez-vous que je ne me sois point deja fort blame moi-meme; non pas d'avoir livre la bataille, mais de l'avoir perdue? -- Monseigneur, cette bonte nous effraie, et que Votre Altesse me permette de le lui dire, cette gaite n'est point naturelle. Que Votre Altesse ait la bonte de nous rassurer, en nous disant qu'elle ne souffre point. Un nuage terrible passa sur le front du prince, et couvrit ce front, deja si fatal, d'un crepe sinistre. -- Non pas, dit-il, non pas. Je ne fus jamais mieux portant, Dieu merci! qu'a cette heure, et je me sens a merveille au milieu de vous. Les officiers s'inclinerent. -- Combien d'hommes sous vos ordres, du Bouchage? -- Cent cinquante, monseigneur. -- Ah! ah! cent cinquante sur douze mille, c'est la proportion du desastre de Cannes. Messieurs, on enverra un boisseau de vos bagues a Anvers, mais je doute que les beautes flamandes puissent s'en servir, a moins de se faire effiler les doigts avec les couteaux de leurs maris: ils coupaient bien, ces couteaux! -- Monseigneur, reprit Joyeuse, si notre bataille est une bataille de Cannes, nous sommes plus heureux que les Romains, car nous avons conserve notre Paul-Emile. -- Sur mon ame, messieurs, reprit le duc, le Paul-Emile d'Anvers, c'est Joyeuse, et, sans doute, pour pousser la ressemblance jusqu'au bout avec son heroique modele, ton frere est mort, n'est-ce pas, du Bouchage? Henri se sentit le coeur dechire par cette froide question. -- Non, monseigneur, repondit-il, il vit. -- Ah! tant mieux, dit le duc avec un sourire glace; quoi! notre brave Joyeuse a survecu. Ou est-il que je l'embrasse? -- Il n'est point ici, monseigneur. -- Ah! oui, blesse. -- Non, monseigneur, sain et sauf. -- Mais fugitif comme moi, errant, affame, honteux et pauvre guerrier, helas! Le proverbe a bien raison: Pour la gloire l'epee, apres l'epee le sang, apres le sang les larmes. -- Monseigneur, j'ignorais le proverbe, et je suis heureux, malgre le proverbe, d'apprendre a Votre Altesse que mon frere a eu le bonheur de sauver trois mille hommes, avec lesquels il occupe un gros bourg a sept lieues d'ici, et, tel que me voit Son Altesse, je marche comme eclaireur de son armee. Le duc palit. -- Trois mille hommes! dit-il, et c'est Joyeuse qui a sauve ces trois mille hommes? Sais-tu que c'est un Xenophon, ton frere; il est pardieu fort heureux que mon frere, a moi, m'ait envoye le tien, sans quoi je revenais tout seul en France. Vive Joyeuse, pardieu! foin de la maison de Valois; ce n'est pas elle, ma foi, qui peut prendre pour sa devise: _Hilariter_. -- Monseigneur, oh! monseigneur! murmura du Bouchage suffoque de douleur, en voyant que cette hilarite du prince cachait une sombre et douloureuse jalousie. -- Non, sur mon ame, je dis vrai, n'est-ce pas, Aurilly? Nous revenons en France pareils a Francois Ier apres la bataille de Pavie. Tout est perdu, plus l'honneur! Ah! ah! ah! j'ai retrouve la devise de la maison de France, moi! Un morne silence accueillit ces rires dechirants comme s'ils eussent ete des sanglots. -- Monseigneur, interrompit Henri, racontez-moi comment le dieu tutelaire de la France a sauve Votre Altesse. -- Eh! cher comte, c'est bien simple, le dieu tutelaire de la France etait occupe a autre chose de plus important sans doute en ce moment, de sorte que je me suis sauve tout seul. -- Et comment cela, monseigneur? -- Mais a toutes jambes. Pas un sourire n'accueillit cette plaisanterie, que le duc eut certes punie de mort si elle eut ete faite par un autre que par lui. -- Oui, oui, c'est bien le mot. Hein? comme nous courions, continua-t-il, n'est-ce pas, mon brave Aurilly? -Chacun, dit Henri, connait la froide bravoure et le genie militaire de Votre Altesse, nous la supplions donc de ne pas nous dechirer le coeur en se donnant des torts qu'elle n'a pas. Le meilleur general n'est pas invincible, et Annibal lui-meme a ete vaincu a Zama. -- Oui, repondit le duc, mais Annibal avait gagne les batailles de la Trebie, de Trasimene et de Cannes, tandis que moi je n'ai gagne que celle de Cateau-Cambresis; ce n'est point assez, en verite, pour soutenir la comparaison. -- Mais monseigneur plaisante lorsqu'il dit qu'il a fui? -- Non, pardieu! je ne plaisante pas: d'ailleurs trouves-tu qu'il y ait de quoi plaisanter, du Bouchage? -- Pouvait-on faire autrement, monsieur le comte? dit Aurilly, croyant qu'il etait besoin qu'il vint en aide a son maitre. -- Tais-toi, Aurilly, dit le duc; demande a l'ombre de Saint-Aignan si l'on pouvait ne pas fuir? Aurilly baissa la tete. -- Ah! vous ne savez pas l'histoire de Saint-Aignan, vous autres; c'est vrai; je vais vous la conter en trois grimaces. A cette plaisanterie qui, dans la circonstance, avait quelque chose d'odieux, les officiers froncerent le sourcil, sans s'inquieter s'ils deplaisaient ou non a leur maitre. -- Imaginez-vous donc, messieurs, dit le prince sans paraitre avoir le moins du monde remarque ce signe de desapprobation, imaginez-vous qu'au moment ou la bataille se declarait perdue, il reunit cinq cents chevaux et, au lieu de s'en aller comme tout le monde, il vint a moi et me dit: -- Il faut donner, monseigneur. -- Comment, donner? lui repondis-je; vous etes fou, Saint-Aignan, ils sont cent contre un. -- Fussent-ils mille, repliqua-t-il avec une affreuse grimace, je donnerai. -- Donnez, mon cher, donnez, repondis-je; moi je ne donne pas, au contraire. -- Vous me donnerez cependant votre cheval, qui ne peut plus marcher, et vous prendrez le mien qui est frais; comme je ne veux pas fuir, tout cheval m'est bon, a moi. Et, en effet, il prit mon cheval blanc, et me donna son cheval noir, en me disant: -- Prince, voila un coureur qui fera vingt lieues en quatre heures, si vous le voulez. Puis, se retournant vers ses hommes: -- Allons, messieurs, dit-il, suivez-moi; en avant ceux qui ne veulent pas tourner le dos! Et il piqua vers l'ennemi avec une seconde grimace plus affreuse que la premiere. Il croyait trouver des hommes, il trouva de l'eau; j'avais prevu la chose, moi: Saint-Aignan et ses paladins y sont restes. S'il m'eut ecoute, au lieu de faire cette vaillantise inutile, nous l'aurions a cette table, et il ne ferait pas a cette heure une troisieme grimace plus laide probablement encore que les deux premieres. Un frisson d'horreur parcourut le cercle des assistants. -- Ce miserable n'a pas de coeur, pensa Henri. Oh! pourquoi son malheur, sa honte et surtout sa naissance le protegent-ils contre l'appel qu'on aurait tant de bonheur a lui adresser! -- Messieurs, dit a voix basse Aurilly qui sentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gens de coeur par les paroles du prince, vous voyez comme monseigneur est affecte, ne faites donc point attention a ses paroles: depuis le malheur qui lui est arrive, je crois qu'il a vraiment des instants de delire. -- Et voila, dit le prince en vidant son verre, comment Saint-Aignan est mort et comment je vis; au reste, en mourant, il m'a rendu un dernier service: il a fait croire, comme il montait mon cheval, que c'etait moi qui etais mort; de sorte que ce bruit s'est repandu non-seulement dans l'armee francaise, mais encore dans l'armee flamande, qui alors s'est ralentie a ma poursuite; mais rassurez-vous, messieurs, nos bons Flamands ne porteront pas la chose en paradis; nous aurons une revanche, messieurs, et sanglante meme, et je me compose depuis hier, mentalement du moins, la plus formidable armee qui ait jamais existe. -- En attendant, monseigneur, dit Henri, Votre Altesse va prendre le commandement de mes hommes; il ne m'appartient plus a moi, simple gentilhomme, de donner un seul ordre la ou est un fils de France. -- Soit, dit le prince, et je commence par ordonner a tout le monde de souper, et a vous particulierement, monsieur du Bouchage, car vous n'avez pas meme approche de votre assiette. -- Monseigneur, je n'ai pas faim. -- En ce cas, du Bouchage, mon ami, retournez visiter vos postes. Annoncez aux chefs que je vis, mais priez-les de ne pas s'en rejouir trop hautement, avant que nous n'ayons gagne une meilleure citadelle ou rejoint le corps d'armee de notre invincible Joyeuse, car je vous avoue que je me soucie moins que jamais d'etre pris, maintenant que j'ai echappe au feu et a l'eau. -- Monseigneur, Votre Altesse sera obeie rigoureusement, et nul ne saura, excepte ces messieurs, qu'elle nous fait l'honneur de demeurer parmi nous. -- Et ces messieurs me garderont le secret? demanda le duc. Tout le monde s'inclina. [Illustration: Le duc plongea ses regards a travers les vitres. -- PAGE 63.] -- Allez a votre visite, comte. Du Bouchage sortit de la salle. Il n'avait fallu, comme on le voit, qu'un instant a ce vagabond, a ce fugitif, a ce vaincu, pour redevenir fier, insouciant et imperieux. Commander a cent hommes ou a cent mille, c'est toujours commander; le duc d'Anjou en eut agi de meme avec Joyeuse. Les princes ne demandent jamais ce qu'ils croient meriter, mais ce qu'ils croient qu'on leur doit. Tandis que du Bouchage executait l'ordre avec d'autant plus de ponctualite qu'il voulait paraitre moins depite d'obeir, Francois questionnait, et Aurilly, cette ombre du maitre, laquelle suivait tous ses mouvements, questionnait aussi. Le duc trouvait etonnant qu'un homme du nom et du rang de du Bouchage eut consenti a prendre ainsi le commandement d'une poignee d'hommes, et se fut charge d'une expedition aussi perilleuse. C'etait en effet le poste d'un simple enseigne et non celui du frere d'un grand-amiral. Chez le prince tout etait soupcon, et tout soupcon avait besoin d'etre eclaire. Il insista donc, et apprit que le grand-amiral, en mettant son frere a la tete de la reconnaissance, n'avait fait que ceder a ses pressantes instances. Celui qui donnait ce renseignement au duc, et qui le donnait sans mauvaise intention aucune, etait l'enseigne des gendarmes d'Aunis, lequel avait recueilli du Bouchage, et s'etait vu enlever son commandement, comme du Bouchage venait de se voir enlever le sien par le duc. Le prince avait cru apercevoir un leger sentiment d'irritabilite dans le coeur de l'enseigne contre du Bouchage, voila pourquoi il interrogeait particulierement celui-ci. -- Mais, demanda le prince, quelle etait donc l'intention du comte, qu'il sollicitait avec tant d'instance un si pauvre commandement? -- Rendre service a l'armee d'abord, dit l'enseigne, et de ce sentiment je n'en doute pas. -- D'abord, avez-vous dit?-- quel est _l'ensuite_, monsieur? -- Ah! monseigneur, dit l'enseigne, je ne sais pas. -- Vous me trompez ou vous vous trompez vous-meme, monsieur; vous savez. -- Monseigneur, je ne puis donner, meme a Votre Altesse, que les raisons de mon service. -- Vous le voyez, dit le prince en se retournant vers les quelques officiers demeures a table, j'avais parfaitement raison de me tenir cache, messieurs, puisqu'il y a dans mon armee des secrets dont on m'exclut. -- Ah! monseigneur, reprit l'enseigne, Votre Altesse comprend bien mal ma discretion; il n'y a de secrets qu'en ce qui concerne M. du Bouchage; ne pourrait-il pas arriver, par exemple, que tout en servant l'interet general, M. Henri eut voulu rendre service a quelque parent ou a quelque ami, en le faisant escorter? -- Qui donc est ici parent ou ami du comte? Qu'on le dise; voyons, que je l'embrasse! -- Monseigneur, dit Aurilly en venant se meler a la conversation avec cette respectueuse familiarite dont il avait pris l'habitude, monseigneur, je viens de decouvrir une partie du secret, et il n'a rien qui puisse motiver la defiance de Votre Altesse. Ce parent que M. du Bouchage voulait faire escorter, eh bien!... -- Eh bien! fit le prince, acheve, Aurilly. -- Eh bien! monseigneur, c'est une parente. -- Ah! ah! ah! s'ecria le duc, que ne me disait-on la chose tout franchement? Ce cher Henri!... Eh! mais, c'est tout naturel... Allons, allons, fermons les yeux sur la parente, et n'en parlons plus. -- Votre Altesse fera d'autant mieux, dit Aurilly, que la chose est des plus mysterieuses. -- Comment cela? -- Oui, la dame, comme la celebre Bradamante dont j'ai vingt fois chante l'histoire a Votre Altesse, la dame se cache sous des habits d'homme. -- Oh! monseigneur, dit l'enseigne, je vous en supplie; M. Henri m'a paru avoir de grands respects pour cette dame, et, selon toute probabilite, en voudrait-il aux indiscrets. -- Sans doute, sans doute, monsieur l'enseigne; nous serons muet comme des sepulcres, soyez tranquille; muet comme le pauvre Saint-Aignan; seulement, si nous voyons la dame, nous tacherons de ne pas lui faire de grimaces. Ah! Henri a une parente avec lui, comme cela tout au milieu des gendarmes? et ou est-elle, Aurilly, cette parente? -- La-haut. -- Comment! la-haut, dans cette maison-ci? -- Oui, monseigneur; mais, chut! voici M. du Bouchage. -- Chut! repeta le prince en riant aux eclats. LXXV UN DES SOUVENIRS DU DUC D'ANJOU Le jeune homme, en rentrant, put entendre le funeste eclat de rire du prince; mais il n'avait point assez vecu aupres de Son Altesse pour connaitre toutes les menaces renfermees dans une manifestation joyeuse du duc d'Anjou. Il eut pu s'apercevoir aussi, au trouble de quelques physionomies, qu'une conversation hostile avait ete tenue par le duc en son absence et interrompue par son retour. Mais Henri n'avait point assez de defiance pour deviner de quoi il s'agissait: nul n'etait assez son ami pour le lui dire en presence du duc. D'ailleurs Aurilly faisait bonne garde, et le duc, qui sans aucun doute avait deja a peu pres arrete son plan, retenait Henri pres de sa personne, jusqu'a ce que tous les officiers presents a la conversation fussent eloignes. Le duc avait fait quelques changements a la distribution des postes. Ainsi, quand il etait seul, Henri avait juge a propos de se faire centre, puisqu'il etait chef, et d'etablir son quartier general dans la maison de Diane. Puis, au poste le plus important apres celui-la, et qui etait celui de la riviere, il envoyait l'enseigne. Le duc, devenu chef a la place de Henri, prenait la place de Henri, et envoyait Henri ou celui-ci devait envoyer l'enseigne. Henri ne s'en etonna point. Le prince s'etait apercu que ce point etait le plus important, et il le lui confiait: c'etait chose toute naturelle, si naturelle, que tout le monde, et Henri le premier, se meprit a son intention. Seulement il crut devoir faire une recommandation a l'enseigne des gendarmes, et s'approcha de lui. C'etait tout naturel aussi qu'il mit sous sa protection les deux personnes sur lesquelles il veillait et qu'il allait etre force, momentanement du moins, d'abandonner. Mais, aux premiers mots que Henri tenta d'echanger avec l'enseigne, le duc intervint. -- Des secrets! dit-il avec son sourire. Le gendarme avait compris, mais trop tard, l'indiscretion qu'il avait faite. Il se repentait, et, voulant venir en aide au comte: -- Non, monseigneur, repondit-il; monsieur le comte me demande seulement combien il me reste de livres de poudre seche et en etat de servir. Cette reponse avait deux buts, sinon deux resultats: le premier, de detourner les soupcons du duc s'il en avait; le second, d'indiquer au comte qu'il avait un auxiliaire sur lequel il pouvait compter. -- Ah! c'est different, repondit le duc, force d'ajouter foi a ces paroles sous peine de compromettre par le role d'espion sa dignite de prince. Puis, pendant que le duc se retournait vers la porte qu'on ouvrait: -- Son Altesse sait que vous accompagnez quelqu'un, glissa tout bas l'enseigne a Henri. Du Bouchage tressaillit; mais il etait trop tard. Ce tressaillement lui- meme n'avait point echappe au duc, et, comme pour s'assurer par lui-meme si les ordres avaient ete executes partout, il proposa au comte de le conduire jusqu'a son poste, proposition que le comte fut bien force d'accepter. Henri eut voulu prevenir Remy de se tenir sur ses gardes, et de preparer a l'avance quelque reponse; mais il n'y avait plus moyen: tout ce qu'il put faire, ce fut de congedier l'enseigne par ces mots: -- Veillez bien sur la poudre, n'est-ce pas? veillez-y comme j'y veillerais moi-meme. -- Oui, monsieur le comte, repliqua le jeune homme. En chemin, le duc demanda a du Bouchage: -- Ou est cette poudre que vous recommandez a notre jeune officier, comte? -- Dans la maison ou j'avais place le quartier general, Altesse. -- Soyez tranquille, du Bouchage, repondit le duc, je connais trop bien l'importance d'un pareil depot, dans la situation ou nous sommes, pour ne pas y porter toute mon attention. Ce n'est point notre jeune enseigne qui le surveillera, c'est moi. La conversation en resta la. On arriva, sans parler davantage, au confluent du fleuve et de la riviere; le duc fit a du Bouchage force recommandations de ne pas quitter son poste, et revint. Il retrouva Aurilly; celui-ci n'avait point quitte la salle du repas, et, couche sur un banc, dormait dans le manteau d'un officier. Le duc lui frappa sur l'epaule et le reveilla. Aurilly se frotta les yeux et regarda le prince. -- Tu as entendu? lui demanda celui-ci. -- Oui, monseigneur, repondit Aurilly. -- Sais-tu seulement de quoi je veux parler? -- Pardieu! de la dame inconnue, de la parente de M. le comte du Bouchage. -- Bien; je vois que le faro de Bruxelles et la biere de Louvain ne t'ont point encore trop epaissi le cerveau. -- Allons donc, monseigneur, parlez ou faites seulement un signe, et Votre Altesse verra que je suis plus ingenieux que jamais. -- Alors, voyons, appelle toute ton imagination a ton aide et devine. -- Eh bien, monseigneur, je devine que Votre Altesse est curieuse. -- Ah! parbleu! c'est une affaire de temperament cela; il s'agit seulement de me dire ce qui pique ma curiosite a cette heure. -- Vous voulez savoir quelle est la brave creature qui suit ces deux messieurs de Joyeuse a travers le feu et a travers l'eau? -- _Per mille pericula Martis_! comme dirait ma soeur Margot, si elle etait la, tu as mis le doigt sur la chose, Aurilly. A propos, lui as-tu ecrit, Aurilly? -- A qui, monseigneur? -- A ma soeur Margot. -- Avais-je donc a ecrire a Sa Majeste? -- Sans doute. -- Sur quoi? -- Mais sur ce que nous sommes battus, pardieu! ruines, et sur ce qu'elle doit se bien tenir. -- A quelle occasion, monseigneur? -- A cette occasion, que l'Espagne, debarrassee de moi au nord, va lui tomber sur le dos au midi. -- Ah! c'est juste. -- Tu n'as pas ecrit? -- Dame! monseigneur! -- Tu dormais. -- Oui, je l'avoue; mais encore l'idee me fut-elle venue d'ecrire, avec quoi eusse-je ecrit, monseigneur? Je n'ai ici, ni papier, ni encre, ni plume. -- Eh bien cherche. _Quaere et invenies_, dit l'Evangile. -- Comment diable Votre Altesse veut-elle que je trouve tout cela dans la chaumiere d'un paysan qui, il y a mille a parier contre un, ne sait pas ecrire? -- Cherche toujours, imbecile, et si tu ne trouves pas cela, eh bien.... -- Eh bien? -- Eh bien, tu trouveras autre chose. -- Oh! imbecile que je suis! s'ecria Aurilly, en se frappant le front, ma foi, oui, Votre Altesse a raison, et ma tete s'embourbe; cela tient a ce que j'ai une affreuse envie de dormir, voyez-vous, monseigneur. -- Allons, allons, je veux bien te croire; chasse cette envie-la pour un instant, et puisque tu n'as pas ecrit, toi, j'ecrirai, moi; cherche-moi seulement tout ce qu'il me faut pour ecrire; cherche, Aurilly, cherche, et ne reviens que lorsque tu auras trouve; moi, je reste ici. -- J'y vais, monseigneur. [Illustration: Il fut bien surpris de voir un homme assis pres du feu. -- PAGE 68.] -- Et si, dans ta recherche, attends donc, et dans ta recherche, tu t'apercois que la maison soit d'un style pittoresque... Tu sais combien j'aime les interieurs flamands, Aurilly? -- Oui, monseigneur. -- Eh bien, tu m'appelleras. -- A l'instant meme, monseigneur; vous pouvez etre tranquille. Aurilly se leva, et, leger comme un oiseau, il se dirigea vers la chambre voisine, ou se trouvait le pied de l'escalier. Aurilly etait leger comme un oiseau; aussi a peine entendit-on un leger craquement au moment ou il mit le pied sur les premieres marches; mais aucun bruit ne decela sa tentative. Au bout de cinq minutes, il revint pres de son maitre qui s'etait installe, ainsi qu'il avait dit, dans la grande salle. -- Eh bien? demanda celui-ci. -- Eh bien, monseigneur, si j'en crois les apparences, la maison doit etre diablement pittoresque. -- Pourquoi cela? -- Peste! monseigneur, parce qu'on n'y entre pas comme on veut. -- Que dis-tu? -- Je dis qu'un dragon la garde. -- Quelle est cette sotte plaisanterie, mon maitre? -- Eh! monseigneur, ce n'est malheureusement pas une sotte plaisanterie, c'est une triste verite. Le tresor est au premier, dans une chambre derriere une porte sous laquelle on voit luire de la lumiere. -- Bien, apres? -- Monseigneur veut dire avant. -- Aurilly! -- Eh bien! avant cette porte, monseigneur, on trouve un homme couche sur le seuil dans un grand manteau gris. -- Oh! oh! M. du Bouchage se permet de mettre un gendarme a la porte de sa maitresse? -- Ce n'est point un gendarme, monseigneur, c'est quelque valet de la dame ou du comte lui-meme. -- Et quelle espece de valet? -- Monseigneur, impossible de voir sa figure, mais ce que l'on voit, et parfaitement, c'est un large couteau flamand passe a sa ceinture et sur lequel il appuie une vigoureuse main. -- C'est piquant, dit le duc; reveille-moi un peu ce gaillard-la, Aurilly. -- Oh! par exemple, non, monseigneur. -- Tu dis? -- Je dis que, sans compter ce qui pourrait m'arriver a l'endroit du couteau flamand, je ne vais pas m'amuser a me faire un mortel ennemi de MM. de Joyeuse, qui sont tres bien en cour. Si nous eussions ete roi des Pays-Bas, passe encore; mais nous n'avons qu'a faire les gracieux, monseigneur, surtout avec ceux qui nous ont sauves; car les Joyeuse nous ont sauves. Prenez garde, monseigneur, si vous ne le dites pas, ils le diront. -- Tu as raison, Aurilly, dit le duc en frappant du pied; toujours raison, et cependant.... -- Oui, je comprends; et cependant Votre Altesse n'a pas vu un seul visage de femme depuis quinze mortels jours. Je ne parle point de ces especes d'animaux qui peuplent les polders; cela ne merite pas le nom d'hommes ni de femmes; ce sont des males et des femelles, voila tout. -- Je veux voir cette maitresse de du Bouchage, Aurilly; je veux la voir, entends-tu? -- Oui, monseigneur, j'entends. -- Eh bien, reponds-moi alors. -- Eh bien, monseigneur, je reponds que vous la verrez peut-etre; mais pas par la porte, au moins. -- Soit, dit le prince, mais si je ne puis la voir par la porte, je la verrai par la fenetre, au moins. -- Ah! voila une idee, monseigneur, et la preuve que je la trouve excellente, c'est que je vais vous chercher une echelle. Aurilly se glissa dans la cour de la maison et alla se heurter au poteau d'un appentis sous lequel les gendarmes avaient abrite leurs chevaux. Apres quelques investigations, Aurilly trouva ce qu'on trouve presque toujours sous un appentis, c'est-a-dire une echelle. Il la manoeuvra au milieu des hommes et des animaux assez habilement pour ne pas reveiller les uns, et ne pas recevoir de coups de pied des autres, et alla l'appliquer dans la rue a la muraille exterieure. Il fallait etre prince et souverainement dedaigneux des scrupules vulgaires, comme le sont en general les despotes de droit divin, pour oser, en presence du factionnaire se promenant de long en large devant la porte ou etaient enfermes les prisonniers, pour oser accomplir une action aussi audacieusement insultante a l'egard de du Bouchage, que celle que le prince etait en train d'accomplir. Aurilly le comprit et fit observer au prince la sentinelle qui, ne sachant pas quels etaient ces deux hommes, s'appretait a leur crier: Qui vive! Francois haussa les epaules et marcha droit au soldat. Aurilly le suivit. -- Mon ami, dit le prince, cette place est le point le plus eleve du bourg, n'est-ce pas? -- Oui, monseigneur, dit la sentinelle qui, reconnaissant Francois, lui fit le salut d'honneur, et n'etaient ces tilleuls qui genent la vue, a la lueur de la lune, on decouvrirait une partie de la campagne. -- Je m'en doutais, dit le prince; aussi ai-je fait apporter cette echelle pour regarder par-dessus. Monte donc, Aurilly, ou plutot, non, laisse-moi monter; un prince doit tout voir par lui-meme. -- Ou dois-je appliquer l'echelle, monseigneur? demanda l'hypocrite valet. -- Mais, au premier endroit venu, contre cette muraille, par exemple. L'echelle appliquee, le duc monta. Soit qu'il se doutat du projet du prince, soit par discretion naturelle, le factionnaire tourna la tete du cote oppose au prince. Le prince atteignit le haut de l'echelle; Aurilly demeura au pied. La chambre dans laquelle Henri avait enferme Diane etait tapissee de nattes et meublee d'un grand lit de chene, avec des rideaux de serge, d'une table et de quelques chaises. La jeune femme, dont le coeur paraissait soulage d'un poids enorme depuis cette fausse nouvelle de la mort du prince, qu'elle avait apprise au camp des gendarmes d'Aunis, avait demande a Remy un peu de nourriture, que celui-ci avait montee avec l'empressement d'une joie indicible. Pour la premiere fois alors, depuis l'heure ou Diane avait appris la mort de son pere, Diane avait, goute un mets plus substantiel que le pain; pour la premiere fois, elle avait bu quelques gouttes d'un vin du Rhin que les gendarmes avaient trouve dans la cave et avaient apporte a du Bouchage. Apres ce repas, si leger qu'il fut, le sang de Diane, fouette par tant d'emotions violentes et de fatigues inouies, afflua plus impetueux a son coeur, dont il semblait avoir oublie le chemin; Remy vit ses yeux s'appesantir et sa tete se pencher sur son epaule. Il se retira discretement, et, comme on l'a vu, se coucha sur le seuil de la porte, non qu'il eut la moindre defiance, mais parce que, depuis le depart de Paris, c'etait ainsi qu'il agissait. C'etait a la suite de ces dispositions qui assuraient la tranquillite de la nuit, qu'Aurilly etait monte et avait trouve Remy couche en travers du corridor. Diane, de son cote, dormait le coude appuye sur la table, sa tete appuyee sur sa main. Son corps souple et delicat etait renverse de cote sur sa chaise au long dossier; la petite lampe de fer placee sur la table, pres de l'assiette a demi garnie, eclairait cet interieur qui paraissait si calme a la premiere vue, et dans lequel venait cependant de s'eteindre une tempete, qui allait se rallumer bientot. Dans le cristal rayonnait, pur comme du diamant en fusion, le vin du Rhin a peine effleure par Diane; ce grand verre ayant la forme d'un calice, place entre la lampe et Diane, adoucissait encore la lumiere et rafraichissait la teinte du visage de la dormeuse. Les yeux fermes, ces yeux aux paupieres veinees d'azur, la bouche suavement entr'ouverte, les cheveux rejetes en arriere par-dessus le capuchon du grossier vetement d'homme qu'elle portait, Diane devait apparaitre comme une vision sublime aux regards qui s'appretaient a violer le secret de sa retraite. Le duc, en l'apercevant, ne put retenir un mouvement d'admiration; il s'appuya sur le bord de la fenetre, et devora des yeux jusqu'aux moindres details de cette ideale beaute. Mais tout a coup, au milieu de cette contemplation, ses sourcils se froncerent; il redescendit deux echelons avec une sorte de precipitation nerveuse. Dans cette situation, le prince n'etait plus expose aux reflets lumineux de la fenetre, reflets qu'il avait paru fuir: il s'adossa donc au mur, croisa ses bras sur sa poitrine, et reva. Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, put le voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d'un homme qui appelle a lui ses souvenirs les plus anciens et les plus fugitifs. Apres dix minutes de reverie et d'immobilite, le duc remonta vers la fenetre, plongea de nouveau ses regards a travers les vitres, mais ne parvint sans doute pas a la decouverte qu'il desirait, car la meme ombre resta sur son front, et la meme incertitude dans son regard. Il en etait la de ses recherches, lorsque Aurilly s'approcha vivement du pied de l'echelle. -- Vite, vite, monseigneur, descendez, dit Aurilly, j'entends des pas au bout de la rue voisine. Mais au lieu de se rendre a cet avis, le duc descendit lentement, sans rien perdre de son attention a interroger ses souvenirs. -- Il etait temps! dit Aurilly. -- De quel cote vient le bruit? demanda le duc. -- De ce cote, dit Aurilly, et il etendit la main dans la direction d'une espece de ruelle sombre. Le prince ecouta. [Illustration: Maintenant tu es bien mort. -- PAGE 75.] -- Je n'entends plus rien, dit-il. -- La personne se sera arretee; c'est quelque espion qui nous guette. -- Enleve l'echelle, dit le prince. Aurilly obeit; le prince, pendant ce temps, s'assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque cote la porte de la maison. Le bruit ne s'etait point renouvele, et personne ne paraissait a l'extremite de la ruelle. Aurilly revint. -- Eh bien! monseigneur, demanda-t-il, est-elle belle? -- Fort belle, repondit le prince d'un air sombre. -- Qui vous fait si triste alors, monseigneur? Vous aurait-elle vu? -- Elle dort. -- De quoi vous preoccupez-vous en ce cas? Le prince ne repondit pas. -- Brune?... blonde?... interrogea Aurilly. -- C'est bizarre, Aurilly, murmura le prince, j'ai vu cette femme-la quelque part. -- Vous l'avez reconnue alors. -- Non, car je ne puis mettre aucun nom sur son visage; seulement sa vue m'a frappe d'un coup violent au coeur. Aurilly regarda le prince tout etonne, puis, avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimuler l'ironie: -- Voyez-vous cela! dit-il. -- Eh! monsieur, ne riez pas, je vous prie, repliqua sechement Francois; ne voyez-vous pas que je souffre? -- Oh! monseigneur, est-il possible? s'ecria Aurilly. -- Oui, en verite, c'est comme je te le dis, je ne sais ce que j'eprouve; mais, ajouta-t-il d'un air sombre, je crois que j'ai eu tort de regarder. -- Cependant, justement a cause de l'effet que sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cette femme, monseigneur. -- Certainement qu'il le faut, dit Francois. -- Cherchez bien dans vos souvenirs, monseigneur; est-ce a la cour que vous l'avez vue? -- Non, je ne crois pas. -- En France, en Navarre, en Flandre? -- Non. -- C'est une Espagnole peut-etre? -- Je ne crois pas. -- Une Anglaise? quelque dame de la reine Elisabeth? -- Non, non, elle doit se rattacher a ma vie d'une facon plus intime; je crois qu'elle m'est apparue dans quelque terrible circonstance. -- Alors vous la reconnaitrez facilement, car, Dieu merci! la vie de monseigneur n'a pas vu beaucoup de ces circonstances dont Son Altesse parlait tout a l'heure. -- Tu trouves? dit Francois, avec un funebre sourire. Aurilly s'inclina. -- Vois-tu, dit le duc, maintenant je me sens assez maitre de moi pour analyser mes sensations: cette femme est belle, mais belle a la facon d'une morte, belle comme une ombre, belle comme les figures qu'on voit dans les reves; aussi me semble-t-il que c'est dans un reve que je l'ai vue; et, continua le duc, j'ai fait deux ou trois reves effrayants dans ma vie, et qui m'ont laisse comme un froid au coeur. Eh bien! oui, j'en suis sur maintenant, c'est dans un de ces reves-la que j'ai vu la femme de la- haut. -- Monseigneur, monseigneur, s'ecria Aurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement, je l'ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilites matiere de sommeil; le coeur de Son Altesse est heureusement trempe de maniere a lutter avec l'acier le plus dur; et les vivants n'y mordent pas plus que les ombres, j'espere; tenez, moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelque regard qui nous surveille de cette rue, j'y monterais a mon tour, a l'echelle, et j'aurais raison, je vous le promets, du reve, de l'ombre et du frisson de Votre Altesse. -- Ma foi, tu as raison, Aurilly, va chercher l'echelle; dresse-la et monte; qu'importe le surveillant! n'es-tu pas a moi? Regarde, Aurilly, regarde. Aurilly avait deja fait quelques pas pour obeir a son maitre, quand soudain un pas precipite retentit sur la place et Henri cria au duc: -- Alarme! monseigneur, alarme! D'un seul bond Aurilly rejoignit le duc. -- Vous, dit le prince, vous ici, comte! et sous quel pretexte avez-vous quitte votre poste? -- Monseigneur, repondit Henri avec fermete, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle le fera. En attendant, mon devoir etait de venir ici, et m'y voici venu. Le duc, avec un sourire significatif, jeta un coup d'oeil sur la fenetre. -- Votre devoir, comte? Expliquez-moi cela, dit-il. -- Monseigneur, des cavaliers ont paru du cote de l'Escaut; on ne sait s'ils sont amis ou ennemis. -- Nombreux? demanda le duc avec inquietude. -- Tres nombreux, monseigneur. -- Eh bien, comte, pas de fausse bravoure, vous avez bien fait de revenir; faites reveiller vos gendarmes. Longeons la riviere qui est moins large, et decampons, c'est le plus prudent parti. -- Sans doute, monseigneur, sans doute; mais il serait urgent, je crois, de prevenir mon frere. -- Deux hommes suffiront. -- Si deux hommes suffisent, monseigneur, dit Henri, j'irai avec un gendarme. -- Non pas, morbleu! dit vivement Francois, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous. Peste! ce n'est point en de pareils moments que l'on se separe d'un defenseur tel que vous. -- Votre Altesse emmene toute l'escorte? -- Toute. -- C'est bien, monseigneur, repliqua Henri en s'inclinant; dans combien de temps part Votre Altesse? -- Tout de suite, comte. -- Hola! quelqu'un! cria Henri. Le jeune enseigne sortit de la ruelle comme s'il n'eut attendu que cet ordre de son chef pour paraitre. Henri lui donna ses ordres, et presque aussitot on vit les gendarmes se replier sur la place de toutes les extremites du bourg, en faisant leurs preparatifs de depart. Au milieu d'eux le duc s'entretenait avec les officiers. -- Messieurs, dit-il, le prince d'Orange me fait poursuivre, a ce qu'il parait; mais il ne convient pas qu'un fils de France soit fait prisonnier sans le pretexte d'une bataille comme Poitiers ou Pavie. Cedons donc au nombre et replions-nous sur Bruxelles. Je serai sur de ma vie et de ma liberte tant que je demeurerai au milieu de vous. Puis, se tournant vers Aurilly: -- Toi, tu vas rester ici, lui dit-il. Cette femme ne peut nous suivre. Et d'ailleurs je connais assez ces Joyeuse pour savoir que celui-ci n'osera point emmener sa maitresse avec lui en ma presence. D'ailleurs nous n'allons point au bal, et nous courrons d'un train qui fatiguerait la dame. -- Ou va monseigneur? -- En France; je crois que mes affaires sont tout a fait gatees ici. -- Mais dans quelle partie de la France? Monseigneur pense-t-il qu'il soit prudent pour lui de retourner a la cour? -- Non pas; aussi, selon toutes les apparences, je m'arreterai en route dans un de mes apanages, a Chateau-Thierry, par exemple. -- Votre Altesse est-elle fixee? -- Oui, Chateau-Thierry me convient sous tous les rapports, c'est a une distance convenable de Paris, a vingt-quatre lieues; j'y surveillerai MM. de Guise, qui sont la moitie de l'annee a Soissons. Donc, c'est a Chateau- Thierry que tu m'ameneras la belle inconnue. -- Mais, monseigneur, elle ne se laissera peut-etre pas emmener. -- Es-tu fou? puisque du Bouchage m'accompagne a Chateau-Thierry et qu'elle suit du Bouchage, les choses, au contraire, iront toutes seules. -- Mais elle peut vouloir aller d'un autre cote, si elle remarque que j'ai de la pente a la conduire vers vous. -- Ce n'est pas vers moi que tu la conduiras, mais, je te le repete, c'est vers le comte. Allons donc! mais, parole d'honneur, on croirait que c'est la premiere fois que tu m'aides en pareille circonstance. As-tu de l'argent? -- J'ai les deux rouleaux d'or que Votre Altesse m'a donnes au sortir du camp des polders. -- Va donc de l'avant. Et par tous les moyens possibles, tu entends? par tous, amene-moi ma belle inconnue a Chateau-Thierry; peut-etre qu'en la regardant de plus pres je la reconnaitrai. -- Et le valet aussi? -- Oui, s'il ne te gene pas. -- Mais s'il me gene? -- Fais de lui ce que tu fais d'une pierre que tu rencontres sur ton chemin, jette-le dans un fosse. -- Bien, monseigneur. Tandis que les deux funebres conspirateurs dressaient leurs plans dans l'ombre, Henri montait au premier et reveillait Remy. Remy, prevenu, frappa a la porte d'une certaine facon, et presque aussitot la jeune femme ouvrit. Derriere Remy, elle apercut du Bouchage. -- Bonsoir, monsieur, dit-elle avec un sourire que son visage avait desappris. -- Oh! pardonnez-moi, madame, se hata de dire le comte, je ne viens point vous importuner, je viens vous faire mes adieux. -- Vos adieux! vous partez, monsieur le comte? -- Pour la France, oui, madame. -- Et vous nous laissez? -- J'y suis force, madame, mon premier devoir etant d'obeir au prince. -- Au prince! il y a un prince, ici? dit Remy. -- Quel prince? demanda Diane en palissant. -- M. le duc d'Anjou que l'on croyait mort, et qui est miraculeusement sauve, nous a rejoints. Diane poussa un cri terrible, et Remy devint si pale, qu'il semblait avoir ete frappe d'une mort subite. -- Repetez-moi, balbutia Diane, que M. le duc d'Anjou est vivant, que M. le duc d'Anjou est ici. -- S'il n'y etait point, madame, et s'il ne me commandait de le suivre, je vous eusse accompagnee jusqu'au couvent dans lequel, m'avez-vous dit, vous comptez vous retirer. -- Oui, oui, dit Remy, le couvent, madame, le couvent. Et il appuya un doigt sur ses levres. Un signe de tete de Diane lui apprit qu'elle avait compris ce signe. -- Je vous eusse accompagnee d'autant plus volontiers, madame, continua Henri, que vous pourrez etre inquietee par les gens du prince. -- Comment cela? -- Oui, tout me porte a croire qu'il sait qu'une femme habite cette maison, et il pense sans doute que cette femme est une amie a moi. -- Et d'ou vous vient cette croyance? -- Notre jeune enseigne l'a vu dresser une echelle contre la muraille et regarder par cette fenetre. -- Oh! s'ecria Diane, mon Dieu! mon Dieu! -- Rassurez-vous, madame, il a entendu dire a son compagnon qu'il ne vous connaissait pas. -- N'importe, n'importe, dit la jeune femme en regardant Remy. -- Tout ce que vous voudrez, madame, tout, dit Remy en armant ses traits d'une supreme resolution. -- Ne vous alarmez point, madame, dit Henri, le duc va partir a l'instant meme; un quart d'heure encore et vous serez seule et libre. Permettez-moi donc de vous saluer avec respect et de vous dire encore une fois que jusqu'a mon soupir de mort mon coeur battra pour vous et par vous. Adieu! madame, adieu! Et le comte, s'inclinant aussi religieusement qu'il eut fait devant un autel, fit deux pas en arriere. -- Non! non! s'ecria Diane avec l'egarement de la fievre; non, Dieu n'a pas voulu cela; non; Dieu avait tue cet homme, il ne peut l'avoir ressuscite; non, non, monsieur; vous vous trompez, il est mort! En ce moment meme, et comme pour repondre a cette douloureuse invocation a la misericorde celeste, la voix du prince retentit dans la rue. -- Comte, disait-elle, comte, vous nous faites attendre. -- Vous l'entendez, madame, dit Henri. Une derniere fois, adieu! Et serrant la main de Remy, il s'elanca dans l'escalier. Diane s'approcha de la fenetre, tremblante et convulsive comme l'oiseau que fascine le serpent des Antilles. Elle apercut le duc a cheval; son visage etait colore par la lueur des torches que portaient deux gendarmes. -- Oh! il vit le demon, il vit! murmura Diane a l'oreille de Remy avec un accent tellement terrible, que le digne serviteur en fut epouvante lui- meme; il vit, vivons aussi; il part pour la France. Soit, Remy, c'est en France que nous allons. LXXVI SEDUCTION Les preparatifs du depart des gendarmes avaient jete la confusion dans le bourg; leur depart fit succeder le plus profond silence au bruit des armes et des voix. Remy laissa ce bruit s'eteindre peu a peu et se perdre tout a fait; puis, lorsqu'il crut la maison completement deserte, il descendit dans la salle basse pour s'occuper de son depart et de celui de Diane. Mais, en poussant la porte de cette salle, il fut bien surpris de voir un homme assis pres du feu, le visage tourne de son cote. Cet homme guettait evidemment la sortie de Remy, quoique en l'apercevant, il eut pris l'air de la plus profonde insouciance. Remy s'approcha, selon son habitude, avec une demarche lente et brisee, en decouvrant son front chauve et pareil a celui d'un vieillard accable d'annees. Celui vers lequel il s'approchait avait la lumiere derriere lui, de sorte que Remy ne put distinguer ses traits. -- Pardon, monsieur, dit-il, je me croyais seul ou presque seul ici. -- Moi aussi, repondit l'interlocuteur; mais je vois avec plaisir que j'aurai des compagnons. -- Oh! de bien tristes compagnons, monsieur, se hata de dire Remy, car, excepte un jeune homme malade que je ramene en France... -- Ah! fit tout a coup Aurilly en affectant toute la bonhomie d'un bourgeois compatissant, je sais ce que vous voulez dire. -- Vraiment? demanda Remy. -- Oui, vous voulez parler de la jeune dame. -- De quelle jeune dame? s'ecria Remy sur la defensive. -- La! la! ne vous fachez point, mon bon ami, repondit Aurilly; je suis l'intendant de la maison de Joyeuse; j'ai rejoint mon jeune maitre par l'ordre de son frere; et, a son depart, le comte m'a recommande une jeune dame et un vieux serviteur qui ont l'intention de retourner en France, apres l'avoir suivi en Flandre.... Cet homme parlait ainsi en s'approchant de Remy avec un visage souriant et affectueux. Il s'etait place, dans son mouvement, au milieu du rayon de la lampe, en sorte que toute la clarte l'illuminait. Remy alors put le voir. Mais, au lieu de s'avancer de son cote vers son interlocuteur, Remy fit un pas en arriere, et un sentiment semblable a celui de l'horreur se peignit un instant sur son visage mutile. -- Vous ne repondez pas, on dirait que je vous fais peur? demanda Aurilly de son visage le plus souriant. -- Monsieur, repondit Remy en affectant une voix cassee, pardonnez a un pauvre vieillard que ses malheurs et ses blessures ont rendu timide et defiant. -- Raison de plus, mon ami, repondit Aurilly, pour que vous acceptiez le secours et l'appui d'un honnete compagnon; d'ailleurs, comme je vous l'ai dit tout a l'heure, je viens de la part d'un maitre qui doit vous inspirer confiance. -- Assurement, monsieur. Et Remy fit un pas en arriere. -- Vous me quittez?... -- Je vais consulter ma maitresse; je ne puis rien prendre sur moi, vous comprenez. -- Oh! c'est naturel; mais permettez que je me presente moi-meme, je lui expliquerai ma mission dans tous ses details. -- Non, non, merci; madame dort peut-etre encore, et son sommeil m'est sacre. -- Comme vous voudrez. D'ailleurs, je n'ai plus rien a vous dire, sinon ce que mon maitre m'a charge de vous communiquer. -- A moi? -- A vous et a la jeune dame. -- Votre maitre, M. le comte du Bouchage, n'est-ce pas? -- Lui-meme. -- Merci, monsieur. Lorsqu'il eut referme la porte, toutes les apparences du vieillard, excepte le front chauve et le visage ride, disparurent a l'instant meme, et il monta l'escalier avec une telle precipitation et une vigueur si extraordinaire, que l'on n'eut pas donne vingt-cinq ans a ce vieillard qui, un instant auparavant, en paraissait soixante. -- Madame! madame! s'ecria Remy d'une voix alteree, des qu'il apercut Diane. -- Eh! qu'y a-t-il encore, Remy? le duc n'est-il point parti? -- Si fait, madame; mais il y a ici un demon mille fois pire, mille fois plus a craindre que lui; un demon sur lequel tous les jours, depuis six ans, j'ai appele la vengeance du ciel comme vous le faisiez pour son maitre, et cela comme vous le faisiez aussi, en attendant la mienne. -- Aurilly, peut-etre? demanda Diane. -- Aurilly lui-meme; l'infame est la, en bas, oublie comme un serpent hors du nid par son infernal complice. -- Oublie, dis-tu, Remy! oh! tu te trompes; toi qui connais le duc, tu sais bien qu'il ne laisse point au hasard le soin de faire le mal, quand ce mal, il peut le faire lui-meme; non! non! Remy, Aurilly n'est point oublie ici, il y est laisse, et laisse pour un dessein quelconque, crois- moi. -- Oh! sur lui, madame, je croirai tout ce que vous voudrez! -- Me connait-il? -- Je ne crois pas. -- Et t'a-t-il reconnu? -- Oh! moi, madame, repondit Remy avec un triste sourire, moi, l'on ne me reconnait pas. -- Il m'a devinee, peut-etre? -- Non, car il a demande a vous voir. -- Remy, je te dis que, s'il ne m'a point reconnue, il me soupconne. -- En ce cas, rien de plus simple, dit Remy d'un air sombre, et je remercie Dieu de nous tracer si franchement notre route; le bourg est desert, l'infame est seul, comme je suis seul... j'ai vu un poignard a sa ceinture... j'ai un couteau a la mienne. -- Un moment, Remy, un moment, dit Diane, je ne vous dispute pas la vie de ce miserable; mais, avant de le tuer, il faut savoir ce qu'il nous veut, et si, dans la situation ou nous sommes, il n'y a pas moyen d'utiliser le mal qu'il veut nous faire. Comment s'est-il presente a vous, Remy? -- Comme l'intendant de M. du Bouchage, madame. -- Tu vois bien, il ment; donc il a un interet a mentir. Sachons ce qu'il veut, tout en lui cachant notre volonte a nous. -- J'agirai selon vos ordres, madame. -- Pour le moment, que demande-t-il? -- A vous accompagner. -- En quelle qualite? -- En qualite d'intendant du comte. -- Dis-lui que j'accepte. -- Oh! madame! -- Ajoute que je suis sur le point de passer en Angleterre, ou j'ai des parents, et que cependant j'hesite; mens comme lui; pour vaincre, Remy, il faut au moins combattre a armes egales. -- Mais il vous verra. -- Et mon masque! D'ailleurs je soupconne qu'il me connait, Remy. -- Alors, s'il vous connait, il vous tend un piege. -- Le moyen de s'en garantir, est d'avoir l'air d'y tomber. -- Cependant.... -- Voyons, que crains-tu? connais-tu quelque chose de pire que la mort? -- Non. -- Eh bien! n'es-tu donc plus decide a mourir pour l'accomplissement de notre voeu? -- Si fait; mais non pas a mourir sans vengeance. -- Remy, Remy, dit Diane avec un regard brillant d'une exaltation sauvage, nous nous vengerons, sois tranquille, toi du valet, moi du maitre. -- Eh bien! soit, madame, c'est chose dite. -- Va, mon ami, va. Et Remy descendit, mais hesitant encore. Le brave jeune homme avait, a la vue d'Aurilly, ressenti malgre lui ce frissonnement nerveux plein de sombre terreur que l'on ressent a la vue des reptiles; il voulait tuer parce qu'il avait eu peur. Mais cependant, au fur et a mesure qu'il descendait, la resolution rentrait dans cette ame si fortement trempee, et en rouvrant la porte, il etait resolu, malgre l'avis de Diane, a interroger Aurilly, a le confondre, et, s'il trouvait en lui les mauvaises intentions qu'il lui soupconnait, a le poignarder sur la place. C'etait ainsi que Remy entendait la diplomatie. Aurilly l'attendait avec impatience; il avait ouvert la fenetre afin de garder d'un seul coup d'oeil toutes les issues. Remy vint a lui, arme d'une resolution inebranlable; aussi ses paroles furent-elles douces et calmes. -- Monsieur, lui dit-il, ma maitresse ne peut accepter ce que vous lui proposez. -- Et pourquoi cela? -- Parce que vous n'etes point l'intendant de M. du Bouchage. Aurilly palit. -- Mais qui vous a dit cela? demanda-t-il. -- Rien de plus simple. M. du Bouchage m'a quitte en me recommandant la personne que j'accompagne, et M. du Bouchage, en me quittant, ne m'a pas dit un mot de vous. -- Il ne m'a vu qu'apres vous avoir quitte. -- Mensonges, monsieur, mensonges! Aurilly se redressa; l'aspect de Remy lui donnait toutes les apparences d'un vieillard. -- Vous le prenez sur un singulier ton, brave homme, dit-il en foncant le sourcil. Prenez garde, vous etes vieux, je suis jeune; vous etes faible, je suis fort. Remy sourit, mais ne repondit rien. -- Si je vous voulais du mal, a vous ou a votre maitresse, continua Aurilly, je n'aurais que la main a lever. -- Oh! oh! fit Remy, peut-etre me trompe-je, et est-ce du bien que vous lui voulez? -- Sans doute. -- Expliquez-moi ce que vous desirez, alors. -- Mon ami, dit Aurilly, je desire faire votre fortune d'un seul coup, si vous me servez. -- Et si je ne vous sers pas? -- En ce cas-la, puisque vous me parlez franchement, je vous repondrai avec une pareille franchise: en ce cas-la, je desire vous tuer.... -- Me tuer! ah! fit Remy avec un sombre sourire. -- Oui, j'ai plein pouvoir pour cela. Remy respira. -- Mais pour que je vous serve, dit-il, faut-il au moins que je connaisse vos projets. -- Les voici: vous avez devine juste, mon brave homme; je ne suis point au comte du Bouchage. -- Ah! et a qui etes-vous? -- Je suis a un plus puissant seigneur. -- Faites-y attention: vous allez mentir encore. -- Et pourquoi cela? -- Au-dessus de la maison de Joyeuse, je ne vois pas beaucoup de maisons. -- Pas meme la maison de France? -- Oh! oh! fit Remy. -- Et voila comme elle paie, ajouta Aurilly en glissant un des rouleaux d'or du duc d'Anjou dans la main de Remy. Remy tressaillit au contact de cette main, et fit un pas en arriere. -- Vous etes au roi? demanda-t-il avec une naivete qui eut fait honneur meme a un homme plus ruse que lui. -- Non, mais a son frere, M. le duc d'Anjou. -- Ah! tres bien; je suis le tres humble serviteur de M. le duc. -- A merveille. -- Mais apres? -- Comment, apres? -- Oui, que desire monseigneur? -- Monseigneur, tres cher, dit Aurilly en s'approchant de Remy et en essayant pour la seconde fois de lui glisser le rouleau dans la main, monseigneur est amoureux de votre maitresse. -- Il la connait donc? -- Il l'a vue. -- Il l'a vue! s'ecria Remy dont la main crispee s'appuya sur le manche de son couteau, et quand cela l'a-t-il vue? -- Ce soir. -- Impossible, ma maitresse n'a pas quitte sa chambre. -- Eh bien! voila justement; le prince a agi comme un veritable ecolier, preuve qu'il est veritablement amoureux. -- Comment a-t-il agi? voyons, dites. -- Il a pris une echelle et a grimpe au balcon. -- Ah! fit Remy en comprimant les battements tumultueux de son coeur; ah! voila comment il a agi? -- Il parait qu'elle est fort belle, ajouta Aurilly. -- Vous ne l'avez donc pas vue, vous? -- Non, mais d'apres ce que monseigneur m'a dit, je brule de la voir, ne fut-ce que pour juger de l'exageration que l'amour apporte dans un esprit sense. Ainsi donc, c'est convenu, vous etes avec nous. Et pour la troisieme fois, Aurilly essaya de faire accepter l'or a Remy. -- Certainement que je suis a vous, dit Remy en repoussant la main d'Aurilly; mais encore faut-il que je sache quel est mon role dans les evenements que vous preparez. -- Repondez-moi d'abord: la dame de la-haut est-elle la maitresse de M. du Bouchage ou de son frere? Le sang monta au visage de Remy. -- Ni de l'un ni de l'autre, dit-il avec contrainte; la dame de la-haut n'a pas d'amant. -- Pas d'amant! mais alors c'est un morceau de roi. Une femme qui n'a pas d'amant! morbleu! monseigneur, nous avons trouve la pierre philosophale. -- Donc, reprit Remy, monseigneur le duc d'Anjou est amoureux de ma maitresse? -- Oui. -- Et que veut-il? -- Il veut l'avoir a Chateau-Thierry, ou il se rend a marches forcees. -- Voila, sur mon ame, une passion venue bien vite. -- C'est comme cela que les passions viennent a monseigneur. -- Je ne vois a cela qu'un inconvenient, dit Remy. -- Lequel? -- C'est que ma maitresse va s'embarquer pour l'Angleterre. -- Diable! voila en quoi justement vous pouvez m'etre utile: decidez-la. -- A quoi? -- A prendre la route opposee. -- Vous ne connaissez pas ma maitresse, monsieur; c'est une femme qui tient a ses idees; d'ailleurs, ce n'est pas le tout qu'elle aille en France au lieu d'aller a Londres. Une fois a Chateau-Thierry, croyez-vous qu'elle cede aux desirs du prince? -- Pourquoi pas? -- Elle n'aime pas le duc d'Anjou. -- Bah! on aime toujours un prince du sang. -- Mais comment monseigneur le duc d'Anjou, s'il soupconne ma maitresse d'aimer M. le comte du Bouchage ou M. le duc de Joyeuse, a-t-il eu l'idee de l'enlever a celui qu'elle aime? -- Bonhomme, dit Aurilly, tu as des idees triviales, et nous aurons de la peine a nous entendre, a ce que je vois; aussi je ne discuterai pas; j'ai prefere la douceur a la violence, et maintenant, si tu me forces a changer de conduite, eh bien! soit, j'en changerai. -- Que ferez vous? -- Je te l'ai dit, j'ai plein pouvoir du prince. Je te tuerai dans quelque coin, et j'enleverai la dame. -- Vous croyez a l'impunite? -- Je crois a tout ce que mon maitre me dit de croire. Voyons, decideras- tu ta maitresse a venir en France? -- J'y tacherai; mais je ne puis repondre de rien. -- Et quand aurai-je la reponse? -- Le temps de monter chez elle et de la consulter. -- C'est bien; monte, je t'attends. -- J'obeis, monsieur. -- Un dernier mot, bonhomme: tu sais que je tiens dans ma main ta fortune et ta vie? -- Je le sais. -- Cela suffit, va, je m'occuperai des chevaux pendant ce temps. -- Ne vous hatez pas trop. -- Bah! je suis sur de la reponse; est-ce que les princes trouvent des cruelles? -- Il me semblait que cela arrivait quelquefois. -- Oui, dit Aurilly, mais c'est chose rare, allez. Et tandis que Remy remontait, Aurilly, comme s'il eut ete certain de l'accomplissement de ses esperances, se dirigeait reellement vers l'ecurie. -- Eh bien? demanda Diane en apercevant Remy. -- Eh bien! madame, le duc vous a vue. -- Et.... -- Et il vous aime. -- Le duc m'a vue! le duc m'aime! s'ecria Diane; mais tu es en delire, Remy. -- Non; je vous dis ce qu'il m'a dit. -- Et qui t'a dit cela? -- Cet homme! cet Aurilly! cet infame! -- Mais s'il m'a vue, il m'a reconnue, alors. -- Si le duc vous eut reconnue, croyez-vous qu'Aurilly oserait se presenter devant vous et vous parler d'amour au nom du prince? Non, le duc ne vous a pas reconnue. -- Tu as raison, mille fois raison, Remy. Tant de choses ont passe depuis six ans dans cet esprit infernal, qu'il m'a oubliee. Suivons cet homme, Remy. -- Oui, mais cet homme vous reconnaitra, lui. -- Pourquoi veux-tu qu'il ait plus de memoire que son maitre? -- Oh! parce que son interet a lui est de se souvenir, tandis que l'interet du prince est d'oublier; que le duc oublie, lui, le sinistre debauche, l'aveugle, le blase, l'assassin de ses amours, cela se concoit. Lui, s'il n'oubliait pas, comment pourrait-il vivre? Mais Aurilly n'aura pas oublie, lui; s'il voit votre visage, il croira voir une ombre vengeresse, et vous denoncera. -- Remy, je croyais t'avoir dit que j'avais un masque, je croyais que tu m'avais dit que tu avais un couteau. -- C'est vrai, madame, dit Remy, et je commence a croire que Dieu est d'intelligence avec nous pour punir les mechants. Alors appelant Aurilly du haut de l'escalier: -- Monsieur, dit-il, monsieur! -- Eh bien? demanda Aurilly. -- Eh bien, ma maitresse remercie M. le comte du Bouchage d'avoir ainsi pourvu a sa surete, et elle accepte avec reconnaissance votre offre obligeante. -- C'est bien, c'est bien, dit Aurilly, prevenez-la que les chevaux sont prets. -- Venez, madame, venez, dit Remy, en offrant son bras a Diane. Aurilly attendait au bas de l'escalier, lanterne en main, avide qu'il etait de voir le visage de l'inconnue. -- Diable! murmura-t-il, elle a un masque. Oh! mais d'ici a Chateau- Thierry les cordons de soie seront uses.... ou coupes. LXXVII LE VOYAGE On se mit en route. Aurilly affectait avec Remy le ton de la plus parfaite egalite, et, avec Diane, les airs du plus profond respect. Mais il etait facile pour Remy de voir que ces airs de respect etaient interesses. En effet, tenir l'etrier d'une femme quand elle monte a cheval ou qu'elle en descend, veiller sur chacun de ses mouvements avec sollicitude, et ne laisser echapper jamais une occasion de ramasser son gant ou d'agrafer son manteau, c'est le role d'un amant, d'un serviteur ou d'un curieux. En touchant le gant, Aurilly voyait la main; en agrafant le manteau, il regardait sous le masque; en tenant l'etrier, il provoquait un hasard qui lui fit entrevoir ce visage, que le prince, dans ses souvenirs confus, n'avait point reconnu, mais que lui, Aurilly, avec sa memoire exacte, comptait bien reconnaitre. Mais le musicien avait affaire a forte partie; Remy reclama son service aupres de sa compagne, et se montra jaloux des prevenances d'Aurilly. Diane elle-meme, sans paraitre soupconner les causes de cette bienveillance, prit parti pour celui qu'Aurilly regardait comme un vieux serviteur et voulait soulager d'une partie de sa peine, et elle pria Aurilly de laisser faire a Remy tout seul ce qui regardait Remy. Aurilly en fut reduit, pendant les longues marches, a esperer l'ombre et la pluie, pendant les haltes, a desirer les repas. Pourtant il fut trompe dans son attente, pluie ou soleil n'y faisait rien, et le masque restait sur le visage; quant aux repas, ils etaient pris par la jeune femme dans une chambre separee. Aurilly comprit que, s'il ne reconnaissait pas, il etait reconnu; il essaya de voir par les serrures, mais la dame tournait constamment le dos aux portes; il essaya de voir par les fenetres, mais il trouva devant les fenetres d'epais rideaux, ou, a defaut de rideaux, les manteaux des voyageurs. Ni questions ni tentatives de corruption ne reussirent sur Remy; le serviteur annoncait que telle etait la volonte de sa maitresse et par consequent la sienne. -- Mais ces precautions sont-elles donc prises pour moi seul? demandait Aurilly. -- Non, pour tout le monde. -- Mais enfin, M. le duc d'Anjou l'a vue; alors elle ne se cachait pas. -- Hasard, pur hasard, repondait Remy, et c'est justement parce que, malgre elle, ma maitresse a ete vue par M. le duc d'Anjou, qu'elle prend ses precautions pour n'etre plus vue par personne. Cependant les jours s'ecoulaient, on approchait du terme, et, grace aux precautions de Remy et de sa maitresse, la curiosite d'Aurilly avait ete mise en defaut. Deja la Picardie apparaissait aux regards des voyageurs. Aurilly qui, depuis trois ou quatre jours, essayait de tout, de la bonne mine, de la bouderie, des petits soins, et presque des violences, commencait a perdre patience, et les mauvais instincts de sa nature prenaient peu a peu le dessus. On eut dit qu'il comprenait que, sous le voile de cette femme, etait cache un secret mortel. Un jour il demeura un peu en arriere avec Remy, et renouvela sur lui ses tentatives de seduction, que Remy repoussa, comme d'habitude. -- Enfin, dit Aurilly, il faudra cependant bien qu'un jour ou l'autre je voie ta maitresse. -- Sans doute, dit Remy, mais ce sera au jour qu'elle voudra, et non au jour que vous voudrez. -- Cependant si j'employais la force? dit Aurilly. Un eclair qu'il ne put retenir jaillit des yeux de Remy. -- Essayez! dit-il. Aurilly vit l'eclair, il comprit ce qui vivait d'energie dans celui qu'il prenait pour un vieillard. Il se mit a rire. -- Que je suis fou! dit-il, et que m'importe qui elle est? C'est bien la meme, n'est-ce pas, que M. le duc d'Anjou a vue? -- Certes! -- Et qu'il m'a dit de lui amener a Chateau-Thierry? -- Oui. -- Eh bien, c'est tout ce qu'il me faut; ce n'es pas moi qui suis amoureux d'elle, c'est monseigneur, et pourvu que vous ne cherchiez pas a fuir, a m'echapper.... -- En avons-nous l'air? dit Remy. -- Non. -- Nous en avons si peu l'air, et c'est si peu notre intention, que, n'y fussiez-vous pas, nous continuerions notre route pour Chateau-Thierry; si le duc desire nous voir, nous desirons le voir aussi, nous. -- Alors, dit Aurilly, cela tombe a merveille. Puis, comme s'il eut voulu s'assurer du desir reel qu'avaient Remy et sa compagne de ne pas changer de chemin: -- Votre maitresse veut-elle s'arreter ici quelques instants? dit-il. Et il montrait une espece d'hotellerie sur la route. -- Vous savez, lui dit Remy, que ma maitresse ne s'arrete que dans les villes. -- Je l'avais vu, dit Aurilly, mais je ne l'avais pas remarque. -- C'est ainsi. -- Eh bien, moi qui n'ai pas fait de voeu, je m'arrete un instant; continuez votre route, je vous rejoins. Et Aurilly indiqua le chemin a Remy, descendit de cheval et s'approcha de l'hote, qui vint au devant de lui avec de grands respects et comme s'il le connaissait. Remy rejoignit Diane. -- Que vous disait-il? demanda la jeune femme. -- Il exprimait son desir ordinaire. -- Celui de me voir? -- Oui. Diane sourit sous son masque. -- Prenez garde, dit Remy, il est furieux. -- Il ne me verra pas. Je ne le veux pas, et c'est te dire qu'il n'y pourra rien. -- Mais une fois que vous serez a Chateau-Thierry, ne faudra-t-il point qu'il vous voie a visage decouvert? -- Qu'importe, si la decouverte arrive trop tard pour eux? D'ailleurs le maitre ne m'a point reconnue. -- Oui, mais le valet vous reconnaitra. -- Tu vois que jusqu'a present ni ma voix ni ma demarche ne l'ont frappe. -- N'importe, madame, dit Remy, tous ces mysteres qui existent depuis huit jours pour Aurilly, n'avaient point existe pour le prince, ils n'avaient point excite sa curiosite, point eveille ses souvenirs, au lieu que, depuis huit jours, Aurilly cherche, calcule, suppute; votre vue frappera une memoire eveillee sur tous les points, il vous reconnaitra s'il ne vous a pas reconnue. En ce moment ils furent interrompus par Aurilly, qui avait pris un chemin de traverse et qui les ayant suivis sans les perdre de vue, apparaissait tout a coup dans l'espoir de saisir quelques mots de leur conversation. Le silence soudain qui accueillit son arrivee lui prouva significativement qu'il genait; il se contenta donc de suivre par derriere comme il faisait quelquefois. Des ce moment, le projet d'Aurilly fut arrete. Il se defiait reellement de quelque chose, comme l'avait dit Remy; seulement il se defiait instinctivement, car, pas un instant, son esprit, flottant de conjectures en conjectures, ne s'etait arrete a la realite. Il ne pouvait s'expliquer qu'on lui cachat avec tant d'acharnement ce visage que tot ou tard il devait voir. Pour mieux conduire son projet a sa fin, il sembla de ce moment y avoir completement renonce, et se montra le plus commode et le plus joyeux compagnon possible durant le reste de la journee. Remy ne remarqua point ce changement sans inquietude. On arriva a une ville et l'on y coucha comme d'habitude. Le lendemain, sous pretexte que la traite etait longue, on partit avec le jour. A midi, il fallut s'arreter pour laisser reposer les chevaux. A deux heures on se remit en route. On marcha encore jusqu'a quatre. Une grande foret se presentait dans le lointain: c'etait celle de La Fere. Elle avait cet aspect sombre et mysterieux de nos forets du Nord; mais cet aspect si imposant pour les natures meridionales, a qui, avant toute chose, il faut la lumiere du jour, et la chaleur du soleil, etait impuissant sur Remy et sur Diane, habitues aux bois profonds de l'Anjou et de la Sologne. Seulement ils echangerent un regard comme s'ils eussent compris tous deux que c'etait la que les attendait cet evenement qui, depuis le moment du depart, planait sur leurs tetes. On entra dans la foret. Il pouvait etre six heures du soir. Au bout d'une demi-heure de marche, le jour etait sur son declin. Un grand vent faisait tourbillonner les feuilles et les enlevait vers un etang immense, perdu dans les profondeurs des arbres, comme une autre mer Morte, et qui cotoyait la route qui s'etendait devant les voyageurs. Depuis deux heures la pluie, qui tombait par torrents, avait detrempe le terrain argileux. Diane, assez sure de son cheval, et d'ailleurs assez insouciante de sa propre surete, laissait aller son cheval sans le soutenir; Aurilly marchait a droite, Remy a gauche. Aurilly etait sur la lisiere de l'etang, Remy sur le milieu du chemin. Aucune creature humaine n'apparaissait sous les sombres arceaux de verdure, sur la longue courbe du chemin. On eut dit que la foret etait un de ces bois enchantes sous l'ombre desquels rien ne peut vivre, si l'on n'eut entendu parfois sortir de ses profondeurs le rauque hurlement des loups que reveillait l'approche de la nuit. Tout a coup Diane sentit que la selle de son cheval, selle comme d'habitude par Aurilly, vacillait et tournait; elle appela Remy, qui sauta au bas du sien et se pencha pour resserrer la courroie. En ce moment Aurilly s'approcha de Diane occupee, et du bout de son poignard coupa la ganse de soie qui retenait le masque. Avant qu'elle eut devine le mouvement ou porte la main a son visage, Aurilly enleva le masque et se pencha vers elle, qui de son cote se penchait vers lui. Les yeux de ces deux creatures s'etreignirent dans un regard terrible; nul n'eut pu dire lequel etait le plus pale et lequel le plus menacant. Aurilly sentit une sueur froide inonder son front, laissa tomber le masque et le stylet, et frappa ses deux mains avec angoisse en criant: -- Ciel et terre!... -- La dame de Monsoreau!!! -- C'est un nom que tu ne repeteras plus!... s'ecria Remy en saisissant Aurilly a la ceinture et en l'enlevant de son cheval. Tous deux roulerent sur le chemin. Aurilly allongea la main pour ressaisir son poignard. -- Non, Aurilly, non, lui dit Remy en se penchant sur lui et en lui appuyant le genou sur la poitrine, non, il faut demeurer ici. Le dernier voile qui paraissait etendu sur le souvenir d'Aurilly sembla se dechirer. -- Le Haudoin! s'ecria-t-il, je suis mort! -- Ce n'est pas encore vrai, dit Remy en etendant sa main gauche sur la bouche du miserable qui se debattait sous lui, mais tout a l'heure! Et, de sa main droite, il tira son couteau de sa gaine. -- Maintenant, dit-il, Aurilly, tu as raison, maintenant tu es bien mort. Et l'acier disparut dans la gorge du musicien, qui poussa un rale inarticule. Diane, les yeux hagards, a demi-tournee sur sa selle, appuyee au pommeau, fremissante, mais impitoyable, n'avait point detourne la tete de ce terrible spectacle. Cependant, lorsqu'elle vit le sang jaillir le long de la lame, elle se renversa en arriere, et tomba de son cheval, raide comme si elle etait morte. Remy ne s'occupa point d'elle en ce terrible moment; il fouilla Aurilly, lui enleva les deux rouleaux d'or, puis attacha une pierre au cou du cadavre et le precipita dans l'etang. La pluie continuait de tomber a flots. -- Efface, o mon Dieu! dit-il, efface la trace de ta justice, car elle a encore d'autres coupables a frapper. Puis il se lava les mains dans l'eau sombre et dormante, prit dans ses bras Diane encore evanouie, la hissa sur son cheval, et monta lui-meme sur le sien en soutenant sa compagne. Le cheval d'Aurilly, effraye par les hurlements des loups qui se rapprochaient, comme si cette scene les eut appeles, disparut dans les bois. Lorsque Diane fut revenue a elle, les deux voyageurs, sans echanger une seule parole, continuerent leur route vers Chateau-Thierry. LXXVIII COMMENT LE ROI HENRI III N'INVITA POINT CRILLON A DEJEUNER, ET COMMENT CHICOT S'INVITA TOUT SEUL. Le lendemain du jour ou les evenements que nous venons de raconter s'etaient passes dans la foret de la Fere, le roi de France sortait du bain a neuf heures du matin a peu pres. Son valet de chambre, apres l'avoir roule dans une couverture de fine laine, et l'avoir eponge avec deux nappes de cette epaisse ouate de Perse, qui ressemble a la toison d'une brebis, le valet de chambre avait fait place aux coiffeurs et aux habilleurs, qui, eux-memes, avaient fait place aux parfumeurs et aux courtisans. Enfin, ces derniers partis, le roi avait mande son maitre-d'hotel, en lui disant qu'il prendrait autre chose que son consomme ordinaire, attendu qu'il se sentait en appetit ce matin. Cette bonne nouvelle, repandue a l'instant meme dans le Louvre, y faisait naitre une joie bien legitime, et le fumet des viandes commencait a s'exhaler des offices, lorsque Crillon, colonel des gardes francaises, on se le rappelle, entra chez Sa Majeste pour prendre ses ordres. -- Ma foi, mon bon Crillon, lui dit le roi, veille comme tu voudras ce matin au salut de ma personne; mais, pour Dieu! ne me force point a faire le roi; je suis tout beat et tout hilare aujourd'hui; il me semble que je ne pese pas une once et que je vais m'envoler. J'ai faim, Crillon, comprends-tu cela, mon ami? -- Je le comprends d'autant mieux, sire, repondit le colonel des gardes francaises, que j'ai grand'faim moi-meme. -- Oh! toi, Crillon, dit en riant le roi, tu as toujours faim. -- Pas toujours, sire; oh! non, Votre Majeste exagere, mais trois fois par jour; et Votre Majeste? -- Oh! moi, une fois par an, et encore quand j'ai recu de bonnes nouvelles. -- Harnibieu! il parait alors que vous avez recu de bonnes nouvelles, sire? Tant mieux, tant mieux, car elles deviennent de plus en plus rares, a ce qu'il me semble. -- Pas la moindre, Crillon; mais tu sais le proverbe? -- Ah! oui: pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Je ne m'y fie pas aux proverbes, sire, et surtout a celui-la; il ne vous est rien venu du cote de la Navarre? -- Rien. -- Rien? -- Sans doute, preuve qu'on y dort. -- Et du cote de la Flandre? -- Rien. -- Rien? preuve qu'on s'y bat. Et du cote de Paris? -- Rien. -- Preuve qu'on y fait des complots. -- Ou des enfants, Crillon. A propos d'enfants, Crillon, je crois que je vais en avoir un. -- Vous, sire! s'ecria Crillon, au comble de l'etonnement. -- Oui, la reine a reve cette nuit qu'elle etait enceinte. -- Enfin, sire... dit Crillon. -- Eh bien! quoi? -- Cela me rend on ne peut plus joyeux de savoir que Votre Majeste avait faim de si grand matin. Adieu, sire. -- Va, mon bon Crillon, va. -- Harnibieu! sire, fit Crillon, puisque Votre Majeste a si grand'faim, elle devrait bien m'inviter a dejeuner. -- Pourquoi cela, Crillon? -- Parce qu'on dit que Votre Majeste vit de l'air du temps, ce qui la fait maigrir, attendu que l'air est mauvais, et que j'aurais ete enchante de pouvoir dire: Harnibieu! ce sont pures calomnies, le roi mange comme tout le monde. -- Non, Crillon, non, au contraire, laisse croire ce qu'on croit; cela me fait rougir de manger comme un simple mortel, devant mes sujets. Ainsi, Crillon, comprends bien ceci: un roi doit toujours rester poetique, et ne se jamais montrer que noblement. Ainsi, voyons, un exemple. -- J'ecoute, sire. -- Rappelle-toi le roi Alexander. -- Quel roi Alexander? -- Alexander Magnus. Ah! tu ne sais pas le latin, c'est vrai. Eh bien! Alexandre aimait a se baigner devant ses soldats, parce qu'Alexandre etait beau, bien fait et suffisamment dodu, ce qui fait qu'on le comparait a l'Apollon, et meme a l'Antinous. -- Oh! oh! sire, fit Crillon, vous auriez diablement tort de faire comme lui et de vous baigner devant les votres, car vous etes bien maigre, mon pauvre sire. -- Brave Crillon, va, dit Henri en lui frappant sur l'epaule, tu es un bien excellent brutal, tu ne me flattes pas, toi; tu n'es pas courtisan, mon vieil ami. -- C'est qu'aussi vous ne m'invitez pas a dejeuner, reprit Crillon en riant avec bonhomie et en prenant conge du roi, plutot content que mecontent, car la tape sur l'epaule avait fait balance au dejeuner absent. Crillon parti, la table fut dressee aussitot. Le maitre-d'hotel royal s'etait surpasse. Une certaine bisque de perdreaux avec une puree de truffes et de marrons attira tout d'abord l'attention du roi, que de belles huitres avaient deja tente. Aussi le consomme habituel, ce fidele reconfortant du monarque, fut-il neglige; il ouvrait en vain ses grands yeux dans son ecuelle d'or; ses yeux mendiants, comme eut dit Theophile, n'obtinrent absolument rien de Sa Majeste. Le roi commenca l'attaque sur sa bisque de perdreaux. Il en etait a sa quatrieme bouchee, lorsqu'un pas leger effleura le parquet derriere lui, une chaise grinca sur ses roulettes, et une voix bien connue demanda aigrement: -- Un couvert! Le roi se retourna. -- Chicot! s'ecria-t-il. -- En personne. Et Chicot, reprenant ses habitudes, qu'aucune absence ne lui pouvait faire perdre, Chicot s'etendit dans sa chaise, prit une assiette, une fourchette, et sur le plat d'huitres commenca, en les arrosant de citron, a prelever les plus grosses et les plus grasses, sans ajouter un seul mot. -- Toi ici! toi revenu! s'ecria Henri. -- Chut! lui fit de la main Chicot, la bouche pleine. Et il profita de cette exclamation du roi pour attirer a lui les perdreaux. -- Halte-la, Chicot, c'est mon plat! s'ecria Henri en allongeant la main pour retenir la bisque. Chicot partagea fraternellement avec son prince et lui en rendit la moitie. Puis il se versa du vin, passa de la bisque a un pate de thon, du thon a des ecrevisses farcies, avala par maniere d'acquit, et par-dessus le tout, le consomme royal; puis, poussant un grand soupir: -- Je n'ai plus faim, dit-il. -- Par la mordieu! je l'espere bien, Chicot. -- Ah!... bonjour, mon roi, comment vas-tu? Je te trouve un petit air tout guilleret ce matin. -- N'est-ce pas, Chicot? -- De charmantes petites couleurs. -- Hein? -- Est-ce a toi? -- Parbleu! -- Alors, je t'en fais mon compliment. -- Le fait est que je me sens on ne peut plus dispos ce matin. -- Tant mieux, mon roi, tant mieux. Ah ca! mais ton dejeuner ne finissait point la, et il te restait bien encore quelques petites friandises? -- Voici des cerises confites par les dames de Montmartre. -- Elles sont trop sucrees. -- Des noix farcies de raisin de Corinthe. -- Fi! on a laisse les pepins dans les raisins. -- Tu n'es content de rien. -- C'est que, parole d'honneur, tout degenere, meme la cuisine, et qu'on vit de plus en plus mal a la cour. -- Vivrait-on mieux a celle du roi de Navarre? demanda Henri en riant. -- Eh! eh!... je ne dis pas non. -- Alors, c'est qu'il s'y est fait de grands changements. -- Ah! quant a cela, tu ne crois pas si bien dire, Henriquet. -- Parle-moi un peu de ton voyage, alors; cela me distraira. -- Tres volontiers, je ne suis venu que pour cela. Par ou veux-tu que je commence? -- Par le commencement. Comment as-tu fait la route? -- Oh! une veritable promenade. -- Tu n'as pas eu de desagrements par les chemins? -- Moi, j'ai fait un voyage de fee. -- Pas de mauvaises rencontres? -- Allons donc! est-ce qu'on se permettrait de regarder de travers un ambassadeur de Sa Majeste tres chretienne? Tu calomnies tes sujets, mon fils. -- Je disais cela, reprit le roi, flatte de la tranquillite qui regnait dans son royaume, parce que n'ayant point de caractere officiel, ni meme apparent, tu pouvais risquer. -- Je te dis, Henriquet, que tu as le plus charmant royaume du monde; les voyageurs y sont nourris gratis, on les y heberge pour l'amour de Dieu, ils n'y marchent que sur des fleurs, et, quant aux ornieres, elles sont tapissees de velours a franges d'or; c'est incroyable, mais cela est. -- Enfin, tu es content, Chicot? -- Enchante. -- Oui, oui, ma police est bien faite. -- A merveille! c'est une justice a lui rendre. -- Et la route est sure? -- Comme celle du paradis: on n'y rencontre que de petits anges qui passent en chantant les louanges du roi. -- Chicot, nous en revenons a Virgile. -- A quel endroit de Virgile? -- Aux Bucoliques. _O fortunatos nimium!_ -- Ah! tres bien, et pourquoi cette exception en faveur des laboureurs, mon fils? -- Helas! parce qu'il n'en est pas de meme dans les villes. -- Le fait est, Henri, que les villes sont un centre de corruption. -- Juges-en: tu fais cinq cents lieues sans encombre. -- Je te le dis, sur des roulettes. -- Moi, je vais seulement a Vincennes, trois quarts de lieue.... -- Eh bien? -- Eh bien! je manque d'etre assassine sur la route. -- Ah bah! fit Chicot. -- Je te conterai cela, mon ami, je suis en train d'en faire imprimer la relation circonstanciee; sans mes quarante-cinq, j'etais mort. -- Vraiment! et ou la chose s'est-elle passee? -- Tu veux demander ou elle devait se passer? -- Oui. -- A Bel-Esbat. -- Pres du couvent de notre ami Gorenflot? -- Justement. -- Et comment s'est-il conduit dans cette circonstance, notre ami? -- A merveille, comme toujours, Chicot; je ne sais si de son cote il avait entendu parler de quelque chose, mais, au lieu de ronfler comme font a cette heure tous mes faineants de moines, il etait debout sur son balcon, tandis que tout son couvent tenait la route. -- Et il n'a rien fait autre chose? -- Qui? -- Dom Modeste. -- Il m'a beni avec une majeste qui n'appartient qu'a lui, Chicot. -- Et ses moines? -- Ils ont crie vive le roi! a tue-tete. -- Et tu ne t'es pas apercu d'autre chose? -- De quelle chose? -- C'est qu'ils portassent une arme quelconque sous leur robe. -- Ils etaient armes de toutes pieces, Chicot; voila ou je reconnais la prevoyance du digne prieur; voila ou je me dis: Cet homme savait tout, et cependant cet homme n'a rien dit, rien demande; il n'est pas venu le lendemain, comme d'Epernon, fouiller dans toutes mes poches, en me disant: Sire, pour avoir sauve le roi. -- Oh! quant a cela, il en etait incapable; d'ailleurs ses mains n'y entreraient pas, dans tes poches. -- Chicot, pas de plaisanteries sur dom Modeste, c'est un des plus grands hommes qui illustreront mon regne, et je te declare qu'a la premiere occasion je lui fais donner un eveche. -- Et tu feras tres bien, mon roi. -- Remarque une chose, Chicot, dit le roi en prenant son air profond, lorsqu'ils sortent des rangs du peuple les gens d'elite sont complets; nous autres gentilshommes, vois-tu, nous prenons dans notre sang certaines vertus et certains vices de race, qui nous font des specialites historiques. Ainsi, les Valois sont fins et subtils, braves, mais paresseux; les Lorrains sont ambitieux et avares avec des idees, de l'intrigue, du mouvement; les Bourbons sont sensuels et circonspects, mais sans idee, sans force, sans volonte; vois plutot Henri. Lorsque la nature, au contraire, petrit de prime saut un homme ne de rien, elle n'emploie que sa plus fine argile; ainsi ton Gorenflot est complet. -- Tu trouves? -- Oui, savant, modeste, ruse, brave; on fera de lui tout ce qu'on voudra, un ministre, un general d'armee, un pape. -- La, la! sire, arretez-vous, dit Chicot: si le brave homme vous entendait, il creverait dans sa peau, car il est fort orgueilleux, quoi que tu en dises, le prieur dom Modeste. -- Tu es jaloux, Chicot! -- Moi, Dieu m'en garde: la jalousie! fi, la vilaine passion. -- Oh! c'est que je suis juste, moi, la noblesse du sang ne m'aveugle point, _stemmata quid faciunt_? -- Bravo! Et tu disais donc, mon roi, que tu avais failli etre assassine? -- Oui. -- Par qui? -- Par la Ligue, mordieu! -- Comment se porte-t-elle, la Ligue? -- Toujours de meme. -- Ce qui veut dire de mieux en mieux; elle engraisse, Henriquet, elle engraisse. -- Oh! oh! les corps politiques ne vivent point, qui s'en graissent trop jeunes; c'est comme les enfants, Chicot. -- Ainsi, tu es content, mon fils? -- A peu pres. -- Tu te trouves en paradis? -- Oui, Chicot, et ce m'est une grande joie de te voir arriver au milieu de ma joie, et j'y entrevois un surcroit de joie. -- _Habemus consulem facetum_, comme disait Caton. -- Tu apportes de bonnes nouvelles, n'est-ce pas, mon enfant? -- Je crois bien. -- Et tu me fais languir, friand que tu es. -- Par ou veux-tu que je commence, mon roi? -- Je te l'ai deja dit, par le commencement; mais tu divagues toujours. -- Dois-je prendre a partir de mon depart? -- Non, le voyage a ete excellent, tu me l'as dit, n'est-ce pas? -- Tu vois bien que je reviens entier, ce me semble. -- Oui, voyons donc l'arrivee en Navarre. -- J'y suis. -- Que faisait Henri, quand tu es arrive? -- L'amour. -- Avec Margot? -- Oh! non. -- Cela m'eut etonne; il est donc toujours infidele a sa femme? le scelerat; infidele a une fille de France! Heureusement qu'elle le lui rend. Et lorsque tu es arrive, quel etait le nom de la rivale de Margot? -- Fosseuse. -- Une Montmorency! Allons, ce n'est pas mal pour cet ours du Bearn. On parlait ici d'une paysanne, d'une jardiniere, d'une bourgeoise. -- Oh! c'est vieux tout cela. -- Ainsi, Margot est trompee? -- Autant que femme peut l'etre. -- Et elle est furieuse? -- Enragee. -- Et elle se venge? -- Je le crois bien. Henri se frotta les mains avec une joie sans pareille. -- Que va-t-elle faire? s'ecria t-il en riant; va-t-elle remuer ciel et terre, jeter Espagne sur Navarre, Artois et Flandre sur Espagne? va-t-elle un peu appeler son petit frere Henriquet contre son petit mari Henriot, heim? -- C'est possible. -- Tu l'as vue? -- Oui. -- Et au moment ou tu l'as quittee, que faisait-elle? -- Oh! cela, tu ne devinerais jamais. -- Elle se preparait a prendre un autre amant? -- Elle se preparait a etre sage-femme. -- Comment! que signifie cette phrase, ou plutot cette inversion anti- francaise? Il y a equivoque, Chicot, gare a l'equivoque! -- Non pas, mon roi, non pas. Peste! nous sommes un peu trop grammairien pour faire des equivoques, trop delicat pour faire des coq-a-l'ane, et trop veridique pour avoir jamais voulu dire femme sage! Non, non, mon roi; c'est bien sage-femme que j'ai dit. -- _Obstetrix?_ -- _Obstetrix_, oui, mon roi; _Juno Lucina_, si tu aimes mieux. -- Monsieur Chicot! -- Oh! roule tes yeux tant que tu voudras; je te dis que ta soeur Margot etait en train de faire un accouchement quand je suis parti de Nerac. -- Pour son compte! s'ecria Henri en palissant, Margot aurait des enfants? -- Non, non, pour le compte de son mari; tu sais bien que les derniers Valois n'ont pas la vertu prolifique; ce n'est point comme les Bourbons, peste! -- Ainsi Margot accouche, verbe actif. -- Tout ce qu'il y a de plus actif. -- Qui accouche-t-elle? -- Mademoiselle Fosseuse. -- Ma foi, je n'y comprends rien, dit le roi. -- Ni moi non plus, dit Chicot; mais je ne me suis pas engage a te faire comprendre; je me suis engage a te dire ce qui est, voila tout. -- Mais ce n'est peut-etre qu'a son corps defendant qu'elle a consenti a cette humiliation? -- Certainement, il y a eu lutte; mais du moment ou il y a eu lutte, il y a eu inferiorite de part ou d'autre; vois Hercule avec Antee, vois Jacob avec l'ange, eh bien! ta soeur a ete moins forte que Henri, voila tout. -- Mordieu! j'en suis aise, en verite. -- Mauvais frere. -- Ils doivent s'execrer alors? -- Je crois qu'au fond ils ne s'adorent pas. -- Mais en apparence? -- Ils sont les meilleurs amis du monde, Henri. -- Oui; mais un beau matin viendra quelque nouvel amour qui les brouillera tout a fait. -- Eh bien! ce nouvel amour est venu, Henri. -- Bah! -- Oui, d'honneur; mais veux-tu que je te dise la peur que j'ai? -- Dis. -- J'ai peur que ce nouvel amour, au lieu de les brouiller, ne les raccommode. -- Ainsi, il y a un nouvel amour? [Illustration: Remy le precipita dans l'etang. -- PAGE 76.] -- Eh! mon Dieu, oui. -- Du Bearnais? -- Du Bearnais. -- Pour qui? -- Attends donc; tu veux tout savoir, n'est-ce pas? -- Oui, raconte, Chicot, raconte; tu racontes tres bien. -- Merci, mon fils; alors, si tu veux tout savoir, il faut que je remonte au commencement. -- Remonte, mais dis vite. -- Tu avais ecrit une lettre au feroce Bearnais? -- Comment sais-tu cela? -- Parbleu! je l'ai lue. -- Qu'en dis-tu? -- Que si ce n'etait pas delicat de procede, c'etait au moins astucieux de langage. -- Elle devait les brouiller. -- Oui, si Henri et Margot eussent ete des conjoints ordinaires, des epoux bourgeois. -- Que veux-tu dire? -- Je veux dire que le Bearnais n'est point une bete. -- Oh! -- Et qu'il a devine. -- Devine quoi? -- Que tu voulais le brouiller avec sa femme. -- C'etait clair, cela. -- Oui, mais ce qui l'etait moins, c'etait le but dans lequel tu voulais les brouiller. -- Ah! diable! le but. -- Oui, ce damne Bearnais ne s'est-il pas avise de croire que tu n'avais d'autre but, en le brouillant avec sa femme, que de ne pas payer a ta soeur la dot que tu lui dois! -- Ouais! -- Mon Dieu, oui, voila ce que ce Bearnais du diable s'est loge dans l'esprit. -- Continue, Chicot, continue, dit le roi devenu sombre; apres? -- Eh bien! a peine eut-il devine cela qu'il devint ce que tu es en ce moment, triste et melancolique. -- Apres, Chicot, apres? -- Alors, cela l'a distrait de sa distraction, et il n'a presque plus aime Fosseuse. -- Bah! -- C'est comme je te le dis; alors il a ete pris de cet autre amour dont je te parlais. -- Mais c'est donc un Persan que cet homme, c'est donc un paien, un Turc? il pratique donc la polygamie? Et qu'a dit Margot? -- Cette fois, mon fils, cela va t'etonner, mais Margot a ete ravie. -- Du desastre de Fosseuse, je concois cela. -- Non pas, non pas, enchantee pour son propre compte. -- Elle prend donc gout a l'etat de sage-femme? -- Ah! cette fois elle ne sera pas sage-femme. -- Que sera-t-elle donc? -- Elle sera marraine, son mari le lui a promis et les dragees sont meme repandues a l'heure qu'il est. -- Dans tous les cas, ce n'est point avec son apanage qu'il les a achetees. -- Tu crois cela, mon roi? -- Sans doute, puisque je lui refuse cet apanage. Mais quel est le nom de la nouvelle maitresse? -- Oh! c'est une belle et forte personne, qui porte une ceinture magnifique, et qui est fort capable de se defendre si on l'attaque. -- Et s'est-elle defendue? -- Pardieu! -- De sorte que Henri a ete repousse avec perte? -- D'abord. -- Ah! ah! et ensuite? -- Henri est entete; il est revenu a la charge. -- De sorte? -- De sorte qu'il l'a prise. -- Comment cela? -- De force. -- De force! -- Oui, avec des petards. -- Que diable me dis-tu donc la, Chicot? -- La verite. -- Des petards! et qu'est-ce donc que cette belle que l'on prend avec des petards? -- C'est mademoiselle Cahors. -- Mademoiselle Cahors! -- Oui, une belle et grande fille, ma foi, qu'on disait pucelle comme Peronne, qui a un pied sur le Lot, l'autre sur la montagne, et dont le tuteur est, ou plutot etait M. de Vesin, un brave gentilhomme de tes amis. -- Mordieu! s'ecria Henri furieux; ma ville! il a pris ma ville! -- Dame! tu comprends, Henriquet; tu ne voulais pas la lui donner apres la lui avoir promise; il a bien fallu qu'il se decidat a la prendre. Mais, a propos, tiens, voila une lettre qu'il m'a charge de te remettre en main propre. Et Chicot, tirant une lettre de sa poche, la remit au roi. C'etait celle que Henri avait ecrite apres la prise de Cahors, et qui finissait par ces mots: _Quod mihi dixisti profuit multum; cognosco meos devotos; nosce tuos; Chicotus coetera expediet._ Ce qui signifiait: " Ce que tu m'as dit, m'a ete fort utile; je connais mes amis, connais les tiens; Chicot te dira le reste. " LXXIX COMMENT APRES AVOIR RECU DES NOUVELLES DU MIDI HENRI EN RECUT DU NORD Le roi, au comble de l'exasperation, put a peine lire la lettre que Chicot venait de lui donner. Pendant qu'il dechiffrait le latin du Bearnais avec des crispations d'impatience qui faisaient trembler le parquet, Chicot, devant un grand miroir de Venise suspendu au-dessus d'un dressoir d'orfevrerie, admirait sa tenue et les graces infinies que sa personne avait prises sous l'habit militaire. Infinies etait le mot, car jamais Chicot n'avait paru si grand; sa tete, un peu chauve, etait surmontee d'une salade conique dans le genre de ces armets allemands que l'on ciselait si curieusement a Treves et a Mayence, et il etait occupe pour le moment a replacer sur son buffle, graisse par la sueur et le frottement des armes, une demi-cuirasse de voyage, que, pour dejeuner, il avait posee sur un buffet; en outre, tout en rebouclant sa cuirasse, il faisait sonner sur le parquet des eperons plus capables d'eventrer que d'eperonner un cheval. -- Oh! je suis trahi! s'ecria Henri lorsqu'il eut acheve la lecture; le Bearnais avait un plan, et je ne l'en ai pas soupconne. -- Mon fils, repliqua Chicot, tu connais le proverbe: Il n'est pire eau que l'eau qui dort. -- Va-t'en au diable, avec tes proverbes! Chicot s'avanca vers la porte comme pour obeir. -- Non, reste. Chicot s'arreta. -- Cahors pris! continua Henri. -- Et de la bonne facon meme, dit Chicot. -- Mais il a donc des generaux, des ingenieurs? -- Nenni, dit Chicot, le Bearnais est trop pauvre; comment les paierait- il? Non pas, il fait tout lui-meme. -- Et... il se bat? dit Henri avec une sorte de dedain. --Te dire qu'il s'y met tout d'abord et d'enthousiasme, non, je n'oserais pas, non; il ressemble a ces gens qui tatent l'eau avant que de se baigner; il se mouille le bout des doigts dans une petite sueur de mauvais augure, se prepare la poitrine avec quelques _mea culpa_, le front avec quelques reflexions philosophiques; cela lui prend les dix premieres minutes qui suivent le premier coup de canon, apres quoi il donne une tete dans l'action et nage dans le plomb fondu et dans le feu comme une salamandre. -- Diable! fit Henri, diable! -- Et je t'assure, Henri, qu'il y faisait chaud, la-bas. Le roi se leva precipitamment et arpenta la salle a grands pas. -- Voila un echec pour moi! s'ecriait-il en terminant tout haut sa pensee commencee tout bas, on en rira. Je serai chansonne. Ces coquins de Gascons sont caustiques, et je les entends deja, aiguisant leurs dents et leurs sourires sur les horribles airs de leurs musettes. Mordieu! heureusement que j'ai eu l'idee d'envoyer a Francois ce secours tant demande; Anvers va me compenser Cahors; le Nord effacera les fautes du Midi. -- Amen! dit Chicot en plongeant delicatement, pour achever son dessert, le bout de ses doigts dans les drageoirs et dans les compotiers du roi. En ce moment la porte s'ouvrit et l'huissier annonca: -- M. le comte du Bouchage! -- Ah! s'ecria Henri, je te le disais bien, Chicot, voila ma nouvelle qui arrive. Entrez, comte, entrez. L'huissier demasqua la porte, et l'on vit apparaitre dans le cadre de cette porte, a la portiere tombant a demi, le jeune homme qu'on venait d'annoncer, pareil a un portrait en pied d'Holbein ou du Titien. Il s'avanca lentement et flechit le genou au milieu du tapis de la chambre. -- Toujours pale, lui dit le roi, toujours lugubre. Voyons, ami, pour un moment, prends ton visage de Paques, et ne me dis pas de bonnes choses avec un mauvais air; parle vite, du Bouchage, parce que j'ai soif de ton recit. Tu viens de Flandre, mon fils? -- Oui, sire. -- Et lestement, a ce que je vois. -- Sire, aussi vite qu'un homme peut marcher sur la terre. -- Sois le bienvenu. Anvers, ou en est Anvers? -- Anvers appartient au prince d'Orange, sire. -- Au prince d'Orange, qu'est-ce que c'est que cela? -- A Guillaume, si vous l'aimez mieux. -- Ah ca, mais, et mon frere ne marchait-il pas sur Anvers? -- Oui, sire; mais maintenant, ce n'est plus sur Anvers qu'il marche, c'est sur Chateau-Thierry. -- Il a quitte l'armee? -- Il n'y a plus d'armee, sire. --Oh! fit le roi en faiblissant des genoux et en retombant dans son fauteuil, mais Joyeuse? -- Sire, mon frere, apres avoir fait des prodiges avec ses marins, apres avoir soutenu toute la retraite, mon frere a rallie le peu d'hommes echappes au desastre, et a fait avec eux une escorte a M. le duc d'Anjou. -- Une defaite! murmura le roi. Puis, tout a coup, avec un eclair etrange dans le regard: -- Alors les Flandres sont perdues pour mon frere? -- Absolument, sire. -- Sans retour? -- Je le crains. Le front du prince s'eclaircit graduellement comme sous le jour d'une pensee interieure. -- Ce pauvre Francois, dit-il en souriant, il a du malheur en couronnes. Il a manque celle de Navarre; il a etendu la main vers celle d'Angleterre; il a touche celle de Flandre: gageons, du Bouchage, qu'il ne regnera jamais: pauvre frere, lui qui en a tant envie! -- Eh! mon Dieu! c'est toujours comme cela quand on a envie de quelque chose, dit Chicot d'un ton solennel. -- Et combien de prisonniers? demanda le roi. -- Deux mille, a peu pres. -- Combien de morts? -- Autant au moins; M. de Saint-Aignan est du nombre. -- Comment! il est mort, ce pauvre Saint-Aignan? -- Noye. -- Noye! Comment! vous vous etes donc jetes dans l'Escaut? -- Non pas; c'est l'Escaut qui s'est jete sur nous. Le comte fit alors au roi un recit exact de la bataille et de l'inondation. Henri l'ecouta d'un bout a l'autre avec une pose, un silence et une physionomie qui ne manquaient pas de majeste. Puis, lorsque le recit fut fini, il se leva et alla s'agenouiller devant le prie-Dieu de son oratoire, fit son oraison, et, un instant apres, revint avec un visage parfaitement rasserene. -- La! dit-il, j'espere que je prends les choses en roi. Un roi soutenu par le Seigneur est reellement plus qu'un homme. Voyons, comte, imitez- moi, et puisque votre frere est sauve comme le mien, Dieu merci, eh bien! deridons-nous un peu. -- Je suis a vos ordres, sire. -- Que veux-tu pour prix de tes services, du Bouchage? parle. -- Sire, dit le jeune homme en secouant la tete, je n'ai rendu aucun service. -- Je le conteste; mais en tout cas, ton frere en a rendu. [Illustration: Borromee.] -- D'immenses, sire. -- Il a sauve l'armee, dis-tu, ou plutot les debris de l'armee. -- Il n'y a pas, dans ce qu'il en reste, un seul homme qui ne vous dise qu'il doit la vie a mon frere. -- Eh bien! du Bouchage, ma volonte est d'etendre mon bienfait sur vous deux, et j'imiterai en cela le Seigneur tout-puissant qui vous a proteges d'une facon si visible en vous faisant tous deux pareils, c'est-a-dire riches, braves et beaux; en outre j'imiterai ces grands politiques si bien inspires toujours, lesquels avaient pour coutume de recompenser les messagers de mauvaises nouvelles. -- Allons donc! dit Chicot, je connais des exemples de messagers pendus pour avoir ete porteurs de mauvais messages. -- C'est possible, dit majestueusement Henri, mais il y a le senat qui a remercie Varron. -- Tu me cites des republicains. Valois, Valois, le malheur te rend humble. -- Voyons, du Bouchage, que veux-tu? que desires-tu? -- Puisque Votre Majeste me fait l'honneur de me parler si affectueusement, j'oserai mettre a profit sa bienveillance; je suis las de la vie, sire; et cependant j'ai repugnance a abreger ma vie, car Dieu le defend; tous les subterfuges qu'un homme d'honneur emploie en pareil cas sont des peches mortels; se faire tuer a l'armee, se laisser mourir de faim, oublier de nager quand on traverse un fleuve, ce sont des travestissements de suicide au milieu desquels Dieu voit parfaitement clair, car, vous le savez, sire, nos pensees les plus secretes sont a jour devant Dieu; je renonce donc a mourir avant le terme que Dieu a fixe a ma vie, mais le monde me fatigue et je sortirai du monde. -- Mon ami! fit le roi. Chicot leva la tete et regarda avec interet ce jeune homme si beau, si brave, si riche, et qui cependant parlait d'une voix si desesperee. -- Sire, continua le comte avec l'accent de la resolution, tout ce qui m'arrive depuis quelque temps fortifie en moi ce desir; je veux me jeter dans les bras de Dieu, souverain consolateur des affliges, comme il est en meme temps souverain maitre des heureux de la terre; daignez donc, sire, me faciliter les moyens d'entrer en religion, car, ainsi que dit le prophete, mon coeur est triste comme la mort. Chicot, le railleur personnage, interrompit un instant la gymnastique incessante de ses bras et de sa physionomie, pour ecouter cette douleur majestueuse qui parlait si noblement, si sincerement, par la voix la plus douce et la plus persuasive que Dieu ait jamais donnee a la jeunesse et a la beaute. Son oeil brillant s'eteignit en refletant le regard desole du frere de Joyeuse, tout son corps s'etendit et s'affaissa par la sympathie de ce decouragement qui semblait avoir, non pas detendu, mais tranche chaque fibre du corps de du Bouchage. Le roi, lui aussi, avait senti son coeur se fondre a l'audition de cette douloureuse requete. -- Ah! je comprends, ami, dit-il, tu veux entrer en religion, mais tu te sens homme encore, et tu crains les epreuves. -- Je ne crains pas pour les austerites, sire, mais pour le temps qu'elles laissent a l'indecision; non, non, ce n'est point pour adoucir les epreuves qui me seront imposees, car j'espere ne rien retirer a mon corps des souffrances physiques, a mon esprit des privations morales; c'est pour enlever a l'un ou a l'autre tout pretexte de revenir au passe; c'est pour faire, en un mot, jaillir de la terre, cette grille qui doit me separer a jamais du monde, et qui, d'apres les regles ecclesiastiques, d'ordinaire pousse lentement comme une haie d'epines. -- Pauvre garcon, dit le roi qui avait suivi le discours de du Bouchage en scandant pour ainsi dire chacune de ses paroles, pauvre garcon! je crois qu'il fera un bon predicateur, n'est-ce pas, Chicot? Chicot ne repondit rien. Du Bouchage continua: -- Vous comprenez, sire, que c'est dans ma famille meme que s'etablira la lutte; que c'est dans mes proches que je trouverai la plus rude opposition; mon frere le cardinal, si bon en meme temps qu'il est si mondain, cherchera mille raisons de me faire changer d'avis, et s'il ne reussit point a me persuader, comme j'en suis sur, il s'attaquera aux impossibilites materielles, et m'alleguera Rome, qui met des delais entre chaque degre des ordres. La, Votre Majeste est toute-puissante, la je reconnaitrai la force du bras que Votre Majeste veut bien etendre sur ma tete. Vous m'avez demande ce que je desirais, sire, vous m'avez promis de satisfaire a mon desir; mon desir, vous le voyez, est tout en Dieu; obtenez de Rome que je sois dispense du noviciat. Le roi, de reveur qu'il etait, se releva souriant, et prenant la main du comte: -- Je ferai ce que tu me demandes, mon fils, lui dit-il; tu veux etre a Dieu, tu as raison, c'est un meilleur maitre que moi. -- Beau compliment que tu lui fais la! murmura Chicot entre sa moustache et ses dents. -- Eh bien! soit, continua le roi, tu seras ordonne selon tes desirs, cher comte, je te le promets. -- Et Votre Majeste me comble de joie! s'ecria le jeune homme en baisant la main de Henri avec autant de joie que s'il eut ete fait duc, pair ou marechal de France. Ainsi, c'est chose dite. -- Parole de roi, foi de gentilhomme, dit Henri. La figure de du Bouchage s'eclaira; quelque chose comme un sourire d'extase passa sur ses levres; il salua respectueusement le roi, et disparut. -- Voila un heureux, un bien heureux jeune homme! s'ecria Henri. -- Bon! s'ecria Chicot, tu n'as rien a lui envier, ce me semble, il n'est pas plus lamentable que toi, sire. -- Mais comprends donc, Chicot, il va etre moine, il va se donner au ciel. -- Eh! qui diable t'empeche d'en faire autant? Il demande des dispenses a son frere le cardinal; mais j'en connais un cardinal, moi, qui te donnera toutes les dispenses necessaires; il est encore mieux que toi avec Rome, celui-la; tu ne le connais pas? c'est le cardinal de Guise. -- Chicot! -- Et si la tonsure t'inquiete, car, enfin, c'est une operation delicate que celle de la tonsure, les plus jolies mains du monde, les plus jolis ciseaux de la rue de la Coutellerie, des ciseaux d'or, ma foi, te donneront ce precieux symbole, qui portera au chiffre trois le nombre des couronnes que tu auras portees et qui justifiera la devise: _Manet ultima coelo_. -- De jolies mains, dis-tu? -- Eh bien! voyons, est-ce que tu vas dire, par hasard, du mal des mains de madame la duchesse de Montpensier apres en avoir dit de ses epaules? Quel roi tu fais, et quelle severite tu montres a l'endroit de tes sujettes! Le roi fronca le sourcil et passa sur ses tempes une main tout aussi blanche que celles dont on lui parlait, mais plus tremblante assurement. -- Voyons, voyons, dit Chicot, laissons tout cela, car je vois, du reste, que la conversation t'ennuie, et revenons aux choses qui m'interessent personnellement. Le roi fit un geste moitie indifferent, moitie approbatif. Chicot regarda autour de lui, faisant marcher son fauteuil sur les deux pieds de derriere. -- Voyons, dit-il a demi-voix, reponds, mon fils: ces messieurs de Joyeuse sont partis comme cela pour les Flandres. -- D'abord, que veut dire ton _comme cela_? -- Il veut dire que ce sont des gens si apres, l'un au plaisir, l'autre a la tristesse, qu'il me parait surprenant qu'ils aient quitte Paris sans faire un peu de vacarme, l'un pour s'amuser, l'autre pour s'etourdir. -- Eh bien? -- Eh bien! comme tu es de leurs meilleurs amis, tu dois savoir comment ils s'en sont alles. -- Sans doute, que je le sais. -- Alors, dis-moi, Henriquet, as-tu entendu dire?... Chicot s'arreta. -- Quoi? -- Qu'ils aient battu quelqu'un de considerable, par exemple? -- Je ne l'ai pas entendu dire. -- Ont-ils enleve quelque femme avec effraction et pistolades? -- Pas que je sache. -- Ont-ils... brule quelque chose, par hasard? -- Quoi? -- Que sais-je, moi? ce qu'on brule pour se distraire quand on est grand seigneur, la maison d'un pauvre diable, par exemple. -- Es-tu fou, Chicot? bruler une maison dans ma ville de Paris, est-ce que l'on oserait se permettre d'y faire de ces choses-la? -- Ah! oui, l'on se gene! -- Chicot! -- Enfin, ils n'ont rien fait dont tu aies entendu le bruit ou vu la fumee? -- Ma foi, non. -- Tant mieux, dit Chicot, respirant avec une sorte de facilite qu'il n'avait pas eue pendant tout le temps qu'avait dure l'interrogatoire qu'il venait de faire subir a Henri. -- Sais-tu une chose, Chicot? dit Henri. -- Non, je ne la sais pas. -- C'est que tu deviens mechant. -- Moi? -- Oui, toi. -- Le sejour de la tombe m'avait edulcore, grand roi, mais ta presence me _surit_. _Omnia letho putrescunt_. -- C'est-a-dire que je suis moisi? fit le roi. -- Un peu, mon fils, un peu. -- Vous devenez insupportable, Chicot, et je vous attribue des projets d'intrigue et d'ambition que je croyais loin de votre caractere. -- Des projets d'ambition, a moi? Chicot ambitieux! Henriquet, mon fils, tu n'etais que niais, tu deviens fou, il y a progres. [Illustration: Quelque bruit que vous entendiez, n'y penetrez pas. -- PAGE 96.] -- Et moi je vous dis, monsieur Chicot, que vous voulez eloigner de moi tous mes serviteurs, en leur supposant des intentions qu'ils n'ont pas, des crimes auxquels ils n'ont pas pense; je dis que vous voulez m'accaparer, enfin. -- T'accaparer! moi! s'ecria Chicot; t'accaparer! pourquoi faire? Dieu m'en preserve, tu es un etre trop genant, _bone Deus!_ sans compter que tu es difficile a nourrir en diable. Oh! non, non, par exemple. -- Hum! fit le roi. -- Voyons, explique-moi d'ou te vient cette idee cornue? -- Vous avez commence par ecouter froidement mes eloges a l'endroit de votre ancien ami, dom Modeste, a qui vous devez beaucoup. -- Moi, je dois beaucoup a dom Modeste? Bon, bon, bon! apres? -- Apres, vous avez essaye de me calomnier mes Joyeuse, deux amis veritables, ceux-la. -- Je ne dis pas non. -- Ensuite, vous avez lance votre coup de griffe sur les Guises. -- Ah! tu les aimes a present, ceux-la aussi; tu es dans ton jour d'aimer tout le monde, a ce qu'il parait. -- Non, je ne les aime pas; mais comme, en ce moment, ils se tiennent cois et couverts; comme, en ce moment, ils ne me font pas le moindre tort; comme je ne les perds pas un instant de vue; que tout ce que je remarque en eux c'est toujours la meme froideur de marbre, et que je n'ai pas l'habitude d'avoir peur des statues, si menacantes qu'elles soient, je m'en tiens a celles dont je connais le visage et l'attitude; vois-tu, Chicot, un fantome, lorsqu'il est devenu familier, n'est plus qu'un compagnon insupportable. Tous ces Guises, avec leurs regards effarouches et leurs grandes epees, sont les gens de mon royaume qui jusque aujourd'hui m'ont fait le moins de tort; et ils ressemblent, veux-tu que je dise a quoi? -- Dis, Henriquet, tu me feras plaisir; tu sais bien que tu es plein de subtilites dans les comparaisons. -- Ils ressemblent a ces perches qu'on lache dans les etangs pour donner la chasse aux gros poissons et les empecher d'engraisser par trop: mais suppose un instant que les gros poissons n'en aient pas peur. -- Eh bien? -- Elles n'ont pas assez bonnes dents pour entamer leurs ecailles. -- Oh! Henri, mon enfant, que tu es donc subtil! -- Tandis que ton Bearnais.... -- Voyons, as-tu aussi une comparaison pour le Bearnais? -- Tandis que ton Bearnais, qui miaule comme un chat, mord comme un tigre.... -- Sur ma vie, dit Chicot, voila Valois qui pourleche Guise! Allons, allons, mon fils, tu es en trop bonne voie pour t'arreter. Divorce tout de suite et epouse madame de Montpensier; tu auras au moins une chance avec elle; si tu ne lui fais pas d'enfant, elle t'en fera; n'a-t-elle pas ete amoureuse de toi dans le temps? Henri se rengorgea. -- Oui, dit-il, mais j'etais occupe ailleurs; voila la source de toutes ses menaces. Chicot, tu as mis le doigt dessus; elle a contre moi une rancune de femme, et elle m'agace de temps en temps, mais heureusement je suis homme, et je n'ai qu'a en rire. Henri achevait ces paroles en relevant son col rabattu a l'italienne, quand l'huissier Nambu cria du seuil de la porte: -- Un messager de M. le duc de Guise pour Sa Majeste! -- Est-ce un courrier ou un gentilhomme? demanda le roi. -- C'est un capitaine, sire. -- Par ma foi, qu'il entre, et il sera le bienvenu. En meme temps un capitaine de gendarmes entra vetu de l'uniforme de campagne, et fit le salut accoutume. LXXX LES DEUX COMPERES Chicot, a cette annonce, s'etait assis, et, selon son habitude, tournait impertinemment le dos a la porte, et son oeil a demi voile se plongeait dans une de ces meditations interieures qui lui etaient si habituelles, quand les premiers mots que prononca le messager des Guises le firent tressaillir. En consequence, il rouvrit l'oeil. Heureusement, ou malheureusement, le roi, occupe du nouveau venu, ne fit point attention a cette manifestation, toujours effrayante de la part de Chicot. Le messager se trouvait place a dix pas du fauteuil dans lequel Chicot s'etait blotti, et comme le profil de Chicot depassait a peine les garnitures du fauteuil, l'oeil de Chicot voyait le messager tout entier, tandis que le messager ne pouvait voir que l'oeil de Chicot. -- Vous venez de la Lorraine? demanda le roi a ce messager, dont la taille etait assez noble et la mine assez guerriere. -- Non pas, sire, mais de Soissons, ou M. le duc, qui n'a pas quitte cette ville depuis un mois, m'a remis cette lettre que j'ai l'honneur de deposer aux pieds de Votre Majeste. L'oeil de Chicot etincelait et ne perdait pas un geste du nouveau venu, comme ses oreilles n'en perdaient pas une parole. Le messager ouvrit son buffle ferme par des agrafes d'argent, et tira d'une poche de cuir, doublee de soie, placee sur le coeur, non pas une lettre, mais deux lettres, car l'une entraina l'autre a laquelle elle s'etait attachee par la cire de son cachet, de sorte que, comme le capitaine n'en tirait qu'une, la seconde ne tomba pas moins sur le tapis. L'oeil de Chicot suivit cette lettre au vol, comme l'oeil du chat suit le vol de l'oiseau. Il vit aussi, a la chute inattendue de cette lettre, la rougeur se repandre sur les joues du messager, son embarras pour la ramasser, comme pour donner la premiere au roi. Mais Henri ne vit rien, lui; Henri, modele de confiance, c'etait son heure, ne fit attention a rien. Il ouvrit seulement celle des deux lettres qu'on voulait bien lui offrir, et lut. De son cote, le messager, voyant le roi absorbe dans sa lecture, s'absorba dans la contemplation du roi, sur le visage duquel il semblait chercher le reflet de toutes les pensees que cette interessante lecture pouvait faire naitre dans son esprit. -- Ah! maitre Borromee! maitre Borromee! murmura Chicot, en suivant de son cote des yeux chaque mouvement du fidele de M. de Guise! Ah! tu es capitaine, et tu ne donnes qu'une lettre au roi quand tu en as deux dans ta poche; attends, mon mignon, attends. -- C'est bien! c'est bien! fit le roi en relisant chaque ligne de la lettre du duc avec une satisfaction visible; allez, capitaine, allez, et dites a M. de Guise que je suis reconnaissant de l'offre qu'il me fait. -- Votre Majeste ne m'honore point d'une reponse ecrite? demanda le messager. -- Non, je le verrai dans un mois ou six semaines; par consequent, je le remercierai moi-meme; allez! Le capitaine s'inclina et sortit de l'appartement. -- Tu vois bien, Chicot, dit alors le roi a son compagnon, qu'il croyait toujours dans le fond de son fauteuil, tu vois bien, M. de Guise est pur de toute machination. Ce brave duc, il a su l'affaire de Navarre: il craint que les huguenots ne s'enhardissent et ne relevent la tete, car il a appris que les Allemands veulent deja envoyer du renfort au roi de Navarre. Or, que fait-il? devine ce qu'il fait. Chicot ne repondit point: Henri crut qu'il attendait l'explication. -- Eh bien! continua-t-il, il m'offre l'armee qu'il vient de lever en Lorraine pour surveiller les Flandres, et il me previent que, dans six semaines, cette armee sera tout a ma disposition avec son general. Que dis-tu de cela, Chicot? Silence absolu de la part du Gascon. -- En verite, mon cher Chicot, continua le roi, tu as cela d'absurde, mon ami, que tu es entete comme une mule d'Espagne, et que si l'on a le malheur de te convaincre de quelque erreur, ce qui arrive souvent, tu boudes; eh! oui, tu boudes comme un sot que tu es. Pas un souffle ne vint contredire Henri dans l'opinion qu'il venait de manifester d'une facon si franche sur son ami. Il y avait quelque chose qui deplaisait plus encore a Henri que la contradiction, c'etait le silence. -- Je crois, dit-il, que le drole a eu l'impertinence de s'endormir. Chicot, continua-t-il en s'avancant vers le fauteuil, ton roi te parle, veux-tu repondre? Mais Chicot ne pouvait repondre, attendu qu'il n'etait plus la. Et Henri trouva le fauteuil vide. Ses yeux parcoururent toute la chambre; le Gascon n'etait pas plus dans la chambre que dans le fauteuil. Son casque avait disparu comme lui et avec lui. Le roi fut saisi d'une sorte de frisson superstitieux; il lui passait quelquefois par l'esprit que Chicot etait un etre surhumain, quelque incarnation diabolique, de la bonne espece, c'est vrai, mais diabolique, enfin. Il appela Nambu. Nambu n'avait rien de commun avec Henri. C'etait un esprit fort au contraire, comme le sont en general ceux qui gardent les antichambres des rois. Il croyait aux apparitions et aux disparitions des etres vivants, et non des spectres. Nambu assura positivement a Sa Majeste avoir vu Chicot sortir cinq minutes avant la sortie de l'envoye de monseigneur le duc de Guise. Seulement il sortait avec une legerete et les precautions d'un homme qui ne voulait pas qu'on le vit sortir. -- Decidement, fit Henri en passant dans son oratoire, Chicot s'est fache d'avoir eu tort. Que les hommes sont mesquins, mon Dieu! Je dis cela pour tous, et meme pour les plus spirituels. Maitre Nambu avait raison; Chicot, coiffe de sa salade et raidi par sa longue epee, avait traverse les antichambres sans grand bruit; mais quelque precaution qu'il prit, il lui avait bien fallu laisser sonner ses eperons sur les degres qui conduisaient des appartements au guichet du Louvre, bruit qui avait fait retourner beaucoup de monde, et avait valu a Chicot force saluts, car on savait la position de Chicot pres du roi, et beaucoup saluaient Chicot plus bas qu'ils n'eussent salue le duc d'Anjou. Dans un angle du guichet, Chicot s'arreta comme pour rattacher un eperon. Le capitaine de M. de Guise, nous l'avons dit, etait sorti cinq minutes a peine apres Chicot, auquel il n'avait prete aucune attention. Il avait descendu les degres et avait traverse les cours, fier et enchante a la fois; fier, parce qu'a tout prendre il n'etait point un soldat de mauvaise mine, et qu'il se plaisait a faire parader ses graces devant les Suisses et les gardes de Sa Majeste tres chretienne: enchante, parce que le roi l'avait accueilli de facon a prouver qu'il n'avait aucun soupcon contre M. de Guise. Au moment ou il franchissait le guichet du Louvre, et ou il traversait le pont-levis, il fut reveille par un cliquetis d'eperons qui semblait etre l'echo des siens. Il se retourna, pensant que le roi faisait peut-etre courir apres lui, et grande fut sa stupefaction en reconnaissant, sous les pointes retroussees de sa salade, le visage benin et la physionomie chattemite du bourgeois Robert Briquet, sa damnee connaissance. On se rappelle que le premier mouvement de ces deux hommes a l'egard l'un de l'autre n'avait pas ete precisement un mouvement de sympathie. Borromee ouvrit sa bouche d'un demi-pied carre, comme dit Rabelais, et croyant voir que celui qui le suivait desirait avoir affaire a lui, il suspendit sa marche, de sorte que Chicot l'eut rejoint en deux enjambees. On sait, au reste, quelles enjambees c'etaient que celles de Chicot. -- Corboeuf! dit Borromee. -- Ventre de biche! s'ecria Chicot. -- Mon doux bourgeois! -- Mon reverend pere! -- Avec cette salade! -- Sous ce buffle! -- C'est merveille pour moi de vous voir! -- C'est satisfaction pour moi de vous rejoindre! Et les deux fiers a bras se regarderent pendant quelques secondes avec l'hesitation hostile de deux coqs qui vont se quereller et qui, pour s'intimider l'un l'autre, se dressent sur leurs ergots. Borromee fut le premier qui passa du grave au doux. Les muscles de son visage se detendirent, et avec un air de franchise guerriere et d'aimable urbanite: -- Vive Dieu! dit-il, vous etes un ruse compere, maitre Robert Briquet! -- Moi, mon reverend! repondit Chicot, a quelle occasion me dites-vous cela, je vous prie? -- A l'occasion du couvent des Jacobins, ou vous m'avez fait croire que vous n'etiez qu'un simple bourgeois. Il faut, en verite, que vous soyez dix fois plus retors et plus vaillant qu'un procureur et un capitaine tout ensemble. Chicot sentit que le compliment etait fait des levres, et non du coeur. -- Ah! ah! repondit-il avec bonhomie, et que devons-nous dire de vous, seigneur Borromee? -- De moi? -- Oui, de vous. -- Et pourquoi? -- Pour m'avoir fait croire que vous n'etiez qu'un moine. Il faut, en verite, que vous soyez dix fois plus retors que le pape lui-meme; et, compere, je ne vous deprecie point en disant cela, car le pape d'aujourd'hui est, convenez-en, un rude eventeur de meches. -- Pensez-vous ce que vous dites? demanda Borromee. -- Ventre de biche! est-ce que je mens jamais, moi? -- Eh bien! touchez la. Et il tendit la main a Chicot. -- Ah! vous m'avez malmene au convent, frere capitaine, dit Chicot. -- Je vous prenais pour un bourgeois, mon maitre, et vous savez bien le souci que nous avons des bourgeois, nous autres gens d'epee. -- C'est vrai, dit Chicot en riant, c'est comme des moines, et cependant vous m'avez pris au piege. -- Au piege? -- Sans doute; car, sous ce deguisement vous tendiez un piege. Un brave capitaine comme vous ne troque point, sans grave raison, sa cuirasse contre un froc. -- Avec un homme d'epee, dit Borromee, je n'aurai pas de secrets. Eh bien! oui, j'ai certains interets personnels dans le couvent des Jacobins; mais vous? -- Et moi aussi, dit Chicot; mais chut! -- Causons un peu de tout cela, voulez-vous? -- Sur mon ame, j'en brule. -- Aimez-vous le bon vin? -- Oui, quand il est bon. -- Eh bien! je connais un petit cabaret sans rival, selon moi, dans Paris. -- Eh! j'en connais un aussi, dit Chicot; comment s'appelle le votre? -- _La Corne d'Abondance_. -- Ah! ah! fit Chicot en tressaillant. -- Eh bien! que se passe-t-il donc? -- Rien. -- Avez-vous quelque chose contre ce cabaret? -- Non pas, au contraire. -- Vous le connaissez? -- Pas le moins du monde, et je m'en etonne. -- Vous plait-il que nous y marchions, compere? -- Comment donc! tout de suite. -- Allons donc. -- Ou est-ce? -- Du cote de la porte Bourdelle. L'hote est un vieux degustateur, et qui sait parfaitement apprecier la difference qu'il y a entre le palais d'un homme comme vous et le gosier d'un passant altere. -- C'est-a-dire que nous y pourrons causer a l'aise. -- Dans la cave, si nous voulons. -- Et sans etre deranges? -- Nous fermerons les portes. -- Allons, dit Chicot, je vois que vous etes l'homme de ressource, et aussi bien vu dans les cabarets que dans les couvents. -- Croiriez-vous que j'ai des intelligences avec l'hote? -- Cela m'en a tout l'air. -- Ma foi non, et cette fois vous etes dans l'erreur; maitre Bonhomet me vend du vin quand je veux, et je le paie quand je peux, voila tout. -- Bonhomet? dit Chicot. Sur ma parole, voila un nom qui promet. -- Et qui tient. Venez, compere, venez. -- Oh! oh! se dit Chicot en suivant le faux moine, c'est ici qu'il faut faire un choix parmi tes meilleures grimaces, ami Chicot; car si Bonhomet te reconnait tout de suite, c'est fait de toi, et tu n'es qu'un sot. LXXXI LA CORNE D'ABONDANCE Le chemin que Borromee faisait suivre a Chicot, sans se douter que Chicot le connaissait aussi bien que lui, rappelait a notre Gascon les beaux jours de l'age de sa jeunesse. En effet, combien de fois, la tete vide, les jambes souples, les bras pendants ou ballants, comme dit l'admirable argot populaire, combien de fois Chicot, sous un rayon de soleil d'hiver ou dans l'ombre fraiche de l'ete, avait-il ete trouver cette maison de _la Corne d'Abondance_ vers laquelle un etranger le conduisait en ce moment! Alors quelques pieces d'or, et meme d'argent sonnant dans son escarcelle, le faisaient plus heureux qu'un roi; il se laissait aller au savoureux bonheur de faineantiser, autant que bon lui semblerait, a lui qui n'avait ni maitresse au logis, ni enfant affame sur la porte, ni parents soupconneux et grondants derriere la fenetre. Alors Chicot s'asseyait insoucieux sur le banc de bois ou l'escabeau du cabaret; il attendait Gorenflot, ou plutot le trouvait exact aux premieres fumees du repas prepare. Alors Gorenflot s'animait a vue d'oeil, et Chicot, toujours intelligent, toujours observateur toujours anatomiste, Chicot etudiait chacun de degres de son ivresse, etudiant cette curieuse nature a travers la vapeur subtile d'une emotion raisonnable; et sous l'influence du bon vin, de la chaleur et de la liberte, la jeunesse remontait splendide, victorieuse et pleine de consolations a son cerveau. Chicot, en passant devant le carrefour Bussy, se haussa sur les pointes pour tacher d'apercevoir la maison qu'il avait recommandee aux soins de Remy, mais la rue etait sinueuse, et s'arreter n'eut pas ete d'une bonne politique; il suivit donc le capitaine Borromee avec un petit soupir. Bientot la grande rue Saint-Jacques apparut a ses yeux, puis le cloitre Saint-Benoit, et presque en face du cloitre, l'hotellerie de _la Corne d'Abondance_, de _la Corne d'Abondance_ un peu vieillie, un peu crasseuse, un peu lezardee, mais ombragee toujours par des platanes et des marronniers a l'exterieur, et meublee a l'interieur de ses pots d'etain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont les fictions de l'or et de l'argent pour les buveurs et les gourmands, mais qui attirent reellement le veritable or et le veritable argent dans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont il faut demander compte a la nature. Chicot, apres son coup d'oeil jete du seuil de la porte sur l'interieur et l'exterieur, Chicot fit le gros dos, perdit encore six pouces de sa taille, qu'il avait deja diminuee en presence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fort differente de ses allures franches et de ses jeux honnetes de physionomie, et se prepara a affronter la presence de son ancien hote, maitre Bonhomet. D'ailleurs Borromee passa le premier pour lui montrer le chemin, et, a la vue de ces deux nasques, maitre Bonhomet ne se donna la peine de reconnaitre que celui qui marchait devant. Si la facade de _la Corne d'Abondance_ s'etait lezardee, la facade du digne cabaretier, de son cote aussi, avait subi les ravages du temps. Outre les rides, qui correspondent sur le visage humain aux gercures que le temps imprime au front des monuments, maitre Bonhomet avait pris des facons d'homme puissant, qui, pour tous autres que pour les gens d'epee, le rendaient de difficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, son visage. Mais Bonhomet respectait toujours l'epee: c'etait son faible; il avait contracte cette habitude dans un quartier fort eloigne de toute surveillance municipale, sous l'influence des Benedictins pacifiques. En effet, s'il s'elevait, par malheur, une querelle en ce glorieux cabaret, avant qu'on eut ete a la Contrescarpe chercher les Suisses ou les archers du guet, l'epee avait deja joue, et joue de facon a mettre plusieurs pourpoints en perce; ce mechef etait arrive sept ou huit fois a Bonhomet et lui avait coute cent livres chaque fois; il respectait donc l'epee, d'apres ce systeme: crainte fait respect. Quant aux autres clients de _la Corne d'Abondance_, ecoliers, clercs, moines et marchands, Bonhomet s'en arrangeait tout seul; il avait acquis une certaine celebrite en coiffant d'un large seau de plomb les recalcitrants ou deloyaux payeurs, et cette execution mettait toujours de son cote certains piliers de cabaret qu'il s'etait choisis parmi les plus vigoureux courtauds des boutiques voisines. Au reste, on savait si bon et si pur le vin que chacun avait le droit d'aller chercher lui-meme a la cave; on connaissait si bien sa longanimite a l'egard de certaines pratiques creditees a son comptoir, que personne ne murmurait de ses humeurs fantasques. Ces humeurs, quelques vieux habitues les attribuaient a un fond de chagrin que maitre Bonhomet aurait eu dans son menage. Telles furent, du moins, les explications que Borromee crut devoir donner a Chicot sur le caractere de l'hote dont ils allaient apprecier ensemble l'hospitalite. Cette misanthropie de Bonhomet avait eu un facheux resultat pour la decoration et le confortable de l'hotellerie. En effet, le cabaretier se trouvant, c'etait son idee du moins, fort au-dessus de ses pratiques, ne donna aucun soin a l'embellissement du cabaret; il en resulta que Chicot, en entrant dans la salle, se reconnut tout d'abord; rien n'etait change, sinon la teinte fuligineuse du plafond, qui, du gris, etait passee au noir. En ces temps bienheureux, les auberges n'avaient point encore contracte l'odeur si acre et si fade du tabac brule, dont s'impregnent aujourd'hui les boiseries et les tentures des salles, odeur qu'absorbe et qu'exhale tout ce qui est poreux et spongieux. Il resultait de la que, malgre sa crasse venerable et sa tristesse apparente, la salle de _la Corne d'Abondance_ ne contrariait point, par des exhalaisons exotiques, les miasmes vineux profondement engages dans chaque atome de l'etablissement, en sorte que, permis soit-il de le dire, un vrai buveur trouvait plaisir dans ce temple du dieu Bacchus, car il respirait l'arome et l'encens le plus cher a ce dieu. Chicot passa derriere Borromee, comme nous l'avons dit, et ne fut aucunement vu, ou plutot aucunement reconnu de l'hote de _la Corne d'Abondance_. Il connaissait le coin le plus obscur de la salle commune, et comme s'il n'en eut pas connu d'autre, il allait s'y installer, lorsque Borromee l'arretant: -- Tout beau! l'ami, dit-il, il y a derriere cette cloison un petit reduit ou deux hommes a secrets peuvent honnetement converser apres boire, et meme pendant qu'ils boivent. -- Allons-y, alors, dit Chicot. Borromee fit un signe a notre hote, qui voulait dire: -- Compere, le cabinet est-il libre? Bonhomet repondit par un autre signe qui voulait dire: -- Il l'est. Et il conduisit Chicot, qui faisait semblant de se heurter a tous les angles du corridor, dans ce petit reduit si connu de ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps a lire la _Dame de Monsoreau_. -- La! dit Borromee, attendez-moi ici tandis que je vais user d'un privilege accorde aux familiers de l'etablissement, et dont vous userez vous-meme a votre tour, quand vous y serez plus connu. -- Lequel? demanda Chicot. -- C'est d'aller moi-meme a la cave choisir le vin que nous allons boire. -- Ah! ah! fit Chicot; joli privilege. Allez. -- Borromee sortit. Chicot le suivit de l'oeil; puis, aussitot que la porte se fut refermee derriere lui, il alla soulever de la muraille une image de l'assassinat de Credit tue par les mauvais payeurs, laquelle image etait encadree dans un cadre de bois noir, et faisait pendant a un autre representant une douzaine de pauvres heres tirant le diable par la queue. Derriere cette image, il y avait un trou, et par ce trou on pouvait voir dans la grande salle sans etre vu. Ce trou, Chicot le connaissait, car c'etait un trou de sa facon. -- Ah! ah! dit-il, tu me conduis dans un cabaret dont tu es l'habitue; tu me pousses dans un reduit ou tu crois que je ne pourrai pas etre vu, et d'ou tu penses que je ne pourrai pas voir, et dans ce reduit il y a un trou, grace auquel tu ne feras pas un geste que je ne le voie. Allons, allons, mon capitaine, tu n'es pas fort! Et Chicot, tout en prononcant ces paroles avec un air de mepris qui n'appartenait qu'a lui, appliqua son oeil a la cloison, foree artistement dans un defaut du bois. Par ce trou, il apercut Borromee appuyant d'abord precautionnellement son doigt sur ses levres, et causant ensuite avec Bonhomet, qui acquiescait a ses desirs par un signe de tete olympien. Au mouvement des levres du capitaine, Chicot, fort expert en pareille matiere, devina que la phrase prononcee par lui voulait dire: -- Servez-nous dans ce reduit, et quelque bruit que vous y entendiez, n'y penetrez pas. Apres quoi Borromee prit une veilleuse qui brulait eternellement sur un bahut, souleva une trappe, et descendit lui-meme a la cave, profitant du privilege le plus precieux accorde aux habitues de l'etablissement. Aussitot Chicot frappa a la cloison d'une facon particuliere. En entendant cette facon de frapper, qui devait lui rappeler quelque souvenir profondement enracine dans son coeur, Bonhomet tressaillit, regarda en l'air et ecouta. Chicot frappa une seconde fois, et en homme qui s'etonne que l'on n'ait pas obei a un premier appel. Bonhomet se precipita vers le reduit et trouva Chicot debout et le visage menacant. A cette vue, Bonhomet poussa un cri, il croyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver en face de son fantome. -- Qu'est-ce a dire, mon maitre, dit Chicot, et depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe a appeler deux fois? -- Oh! cher monsieur Chicot, dit Bonhomet, serait-ce vous, ou n'est-ce que votre ombre? -- Que ce soit moi ou mon ombre, dit Chicot, du moment ou vous me reconnaissez, mon maitre, j'espere que vous m'obeirez de point en point. -- Oh! certainement, cher seigneur, ordonnez. -- Quelque bruit que vous entendiez dans ce cabinet, maitre Bonhomet, et quelque chose qui s'y passe, j'espere que vous attendrez que je vous appelle pour y venir. -- Et cela me sera d'autant plus facile, cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites est exactement la meme que vient de me faire votre compagnon. -- Oui, mais ce n'est pas lui qui appellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce sera moi; ou, s'il appelle, vous entendez, ce sera exactement comme s'il n'appelait pas. -- C'est chose convenue, monsieur Chicot. -- Bien; et maintenant eloignez tous vos autres clients sous un pretexte quelconque, et que dans dix minutes nous soyons aussi libres et aussi isoles chez vous, que si nous etions venus pour y pratiquer le jeune, le jour du vendredi-saint. -- Dans dix minutes, seigneur Chicot, il n'y aura pas un chat dans tout l'hotel, a l'exception de votre humble serviteur. -- Allez, Bonhomet, allez, vous avez conserve toute mon estime, dit majestueusement Chicot. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passer dans ma pauvre maison? Et comme il s'en allait a reculons, il rencontra Borromee qui remontait de la cave avec ses bouteilles. [Illustration: Il appliqua un furieux coup de dague sur le dos de son compagnon. -- PAGE 103.] -- Tu as entendu? lui dit celui-ci; dans dix minutes, pas une ame dans l'etablissement. Bonhomet fit de sa tete, si dedaigneuse a l'ordinaire, un signe d'obeissance et se retira dans sa cuisine, afin d'y rever aux moyens d'obeir a la double injonction de ses deux redoutables clients. Borromee rentra dans le reduit, et trouva Chicot qui l'attendait, la jambe en avant et le sourire sur les levres. Nous ignorons comment maitre Bonhomet s'y etait pris; mais, la dixieme minute ecoulee, le dernier ecolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras au dernier clerc, et disant: -- Oh! oh! le temps est a l'orage chez maitre Bonhomet; decampons, ou gare la grele. LXXXII CE QUI ARRIVA DANS LE REDUIT DE MAITRE BONHOMET Lorsque le capitaine rentra dans le reduit avec un panier de douze bouteilles a la main, Chicot le recut d'un air tellement ouvert et souriant, que Borromee fut tente de prendre Chicot pour un niais. Borromee avait hate de deboucher les bouteilles qu'il etait alle chercher a la cave; mais ce n'etait rien, en comparaison de la hate de Chicot. Aussi les preparatifs ne furent-ils pas longs. Les deux compagnons, en buveurs experimentes, demanderent quelques salaisons, dans le but louable de ne pas laisser eteindre la soif. Ces salaisons leur furent apportees par Bonhomet, auquel chacun d'eux jeta un dernier coup d'oeil. Bonhomet repondit a chacun d'eux; mais si quelqu'un eut pu juger ces deux coups d'oeil, il eut trouve une grande difference entre celui qui etait adresse a Borromee et celui qui etait adresse a Chicot. Bonhomet sortit et les deux compagnons commencerent a boire. D'abord, comme si l'occupation etait trop importante pour que rien dut l'interrompre, les deux buveurs avalerent bon nombre de rasades sans echanger une seule parole. Chicot surtout etait merveilleux; sans avoir dit autre chose que: -- Par ma foi, voila du joli bourgogne! Et: -- Sur mon ame, voila d'excellent jambon! Il avait avale deux bouteilles, c'est-a-dire une bouteille par phrase. -- Pardieu! murmurait a part lui Borromee, voila une singuliere chance que j'ai eue de tomber sur un pareil ivrogne. A la troisieme bouteille, Chicot leva les yeux au ciel. -- En verite, dit-il, nous buvons d'un train a nous enivrer. -- Bon! ce saucisson est si sale! dit Borromee. -- Ah! cela vous va, dit Chicot, continuons, l'ami, j'ai la tete solide. Et chacun d'eux avala encore sa bouteille. Le vin produisait sur les deux compagnons un effet tout oppose: il deliait la langue de Chicot et nouait celle de Borromee. -- Ah! murmura Chicot, tu te tais, l'ami; tu doutes de toi. -- Ah! se dit tout bas Borromee, tu bavardes, donc tu te grises. -- Combien faut-il donc de bouteilles, compere? demanda Borromee. -- Pour quoi faire? dit Chicot. -- Pour etre gai. -- Avec quatre, j'ai mon compte. -- Et pour etre gris? -- Mettons-en six. -- Et pour etre ivre? -- Doublons. -- Gascon! pensa Borromee; il balbutie et n'en est encore qu'a la quatrieme. -- Alors nous avons de la marge, dit Borromee, en tirant du panier une cinquieme bouteille pour lui et une cinquieme pour Chicot. Seulement Chicot remarquait que des cinq bouteilles rangees a la droite de Borromee, les unes etaient a moitie, les autres aux deux tiers, aucune n'etait vide. Cela le confirma dans cette pensee qui lui etait venue tout d'abord, que le capitaine avait de mauvaises intentions a son egard. Il se souleva pour aller au devant de la cinquieme bouteille que lui presentait Borromee, et oscilla sur ses jambes. -- Bon! dit-il, avez-vous senti? -- Quoi? -- Une secousse de tremblement de terre. -- Bah! -- Oui, ventre de biche! heureusement que l'hotellerie de _la Corne d'Abondance_ est solide, quoiqu'elle soit batie sur pivot. -- Comment! elle est batie sur pivot? demanda Borromee. -- Sans doute, puisqu'elle tourne. -- C'est juste, dit Borromee en avalant son verre jusqu'a la derniere goutte; je sentais bien l'effet, mais je ne devinais pas la cause. -- Parce que vous n'etes pas latiniste, dit Chicot, parce que vous n'avez pas lu le traite _De natura rerum_; si vous l'eussiez lu, vous sauriez qu'il n'y a pas d'effet sans cause. -- Eh bien! mon cher confrere, dit Borromee, car enfin vous etes capitaine comme moi, n'est-ce pas? -- Capitaine depuis la plante des pieds jusqu'a la pointe des cheveux, repondit Chicot. -- Eh bien! mon cher capitaine, reprit Borromee, dites-moi, puisqu'il n'y a pas d'effet sans cause, a ce que vous pretendez, dites-moi quelle etait la cause de votre deguisement? -- De quel deguisement? -- De celui que vous portiez lorsque vous etes venu chez dom Modeste. -- Comment donc etais-je deguise? -- En bourgeois. -- Ah! c'est vrai. -- Dites-moi cela, et vous commencerez mon education de philosophe. -- Volontiers; mais, a votre tour, vous me direz, n'est-ce pas, pourquoi vous etiez deguise en moine? confidence pour confidence. -- Tope! dit Borromee. -- Touchez la, dit Chicot, et il tendit sa main au capitaine. Celui-ci frappa d'aplomb dans la main de Chicot. -- A mon tour, dit Chicot. Et il frappa a cote de la main de Borromee. -- Bien! dit Borromee. -- Vous voulez donc savoir pourquoi j'etais deguise en bourgeois? demanda Chicot d'une langue qui allait s'epaississant de plus en plus. -- Oui, cela m'intrigue. -- Et vous me direz a votre tour? -- Parole d'honneur. -- Foi de capitaine; d'ailleurs n'est-ce pas chose convenue? -- C'est vrai, je l'avais oublie. Eh bien! c'est tout simple. -- Dites alors. -- Et en deux mots vous serez au courant. -- J'ecoute. -- J'espionnais pour le roi. -- Comment, vous espionniez. -- Oui. -- Vous etes donc espion par etat? -- Non, en amateur. -- Qu'espionniez-vous chez dom Modeste? -- Tout. J'espionnais dom Modeste d'abord, puis frere Borromee ensuite, puis le petit Jacques, puis tout le couvent. -- Et qu'avez-vous decouvert, mon digne ami? -- J'ai d'abord decouvert que dom Modeste etait une grosse bete. -- Il ne faut pas etre fort habile pour cela. -- Pardon, pardon, car Sa Majeste Henri III, qui n'est pas un niais, le regarde comme la lumiere de l'Eglise, et compte en faire un eveque. -- Soit, je n'ai rien a dire contre cette promotion, au contraire; je rirai bien ce jour-la; et qu'avez-vous decouvert encore? -- J'ai decouvert que certain frere Borromee n'etait pas un moine, mais un capitaine. -- Ah! vraiment! vous avez decouvert cela? -- Du premier coup. -- Apres? -- J'ai decouvert que le petit Jacques s'exercait avec le fleuret, en attendant qu'il s'escrimat avec l'epee, et qu'il s'exercait sur une cible, en attendant qu'il s'exercat sur un homme. -- Ah! tu as decouvert cela! dit Borromee, en froncant le sourcil, et, apres, qu'as-tu decouvert encore? -- Oh! donne-moi a boire, ou sans cela je ne me souviendrai plus de rien. -- Tu remarqueras que tu entames la sixieme bouteille, dit Borromee en riant. -- Aussi je me grise, dit Chicot, je ne pretends pas le contraire; sommes- nous donc venus ici pour faire de la philosophie? -- Non, nous sommes venus ici pour boire. -- Buvons donc! Et Chicot remplit son verre. -- Eh bien! demanda Borromee lorsqu'il eut fait raison a Chicot, te souviens-tu? -- De quoi? -- De ce que tu as vu encore dans le couvent? -- Parbleu! dit Chicot. -- Eh bien! qu'as-tu vu? -- J'ai vu que les moines, au lieu d'etre des frocards, etaient des soudards, et au lieu d'obeir a dom Modeste, t'obeissaient a toi. Voila ce que j'ai vu. -- Ah! vraiment; mais sans doute ce n'est pas encore tout? -- Non; mais a boire, a boire, a boire, ou la memoire va m'echapper. Et comme la bouteille de Chicot etait vide, il tendit son verre a Borromee, qui lui versa de la sienne. Chicot vida son verre sans reprendre haleine. -- Eh bien! nous rappelons-nous? demanda Borromee. -- Si nous nous rappelons?... je le crois bien! -- Qu'as-tu vu encore? -- J'ai vu qu'il y avait un complot. -- Un complot! dit Borromee, palissant. -- Un complot, oui, repondit Chicot. -- Contre qui? -- Contre le roi. -- Dans quel but? -- Dans le but de l'enlever. -- Et quand cela? -- Quand il reviendrait de Vincennes. -- Tonnerre! -- Plait-il? -- Rien. Ah! vous avez vu cela? -- Je l'ai vu. -- Et vous en avez prevenu le roi! -- Parbleu! puisque j'etais venu pour cela. -- Alors c'est vous qui etes cause que le coup a manque? -- C'est moi, dit Chicot. -- Massacre! murmura Borromee entre ses dents. -- Vous dites? demanda Chicot. -- Je dis que vous avez de bons yeux, l'ami. -- Bah! repondit Chicot en balbutiant, j'ai vu bien autre chose encore. Passez-moi une de vos bouteilles, a vous, et je vous etonnerai quand je vous dirai ce que j'ai vu. Borromee se hata d'obtemperer au desir de Chicot. -- Voyons, dit-il, etonnez-moi. -- D'abord, dit Chicot, j'ai vu M. de Mayenne blesse. -- Bah! -- La belle merveille! il etait sur ma route. Et puis, j'ai vu la prise de Cahors. -- Comment! la prise de Cahors! vous venez donc de Cahors? -- Certainement. Ah! capitaine, c'etait beau a voir, en verite, et un brave comme vous eut pris plaisir a ce spectacle. -- Je n'en doute pas; vous etiez donc pres du roi de Navarre? -- Cote a cote, cher ami, comme nous sommes. -- Et vous l'avez quitte? -- Pour annoncer cette nouvelle au roi de France. -- Et vous arrivez du Louvre? -- Un quart d'heure avant vous. -- Alors, comme nous ne nous sommes pas quittes depuis ce temps-la, je ne vous demande pas ce que vous avez vu depuis notre rencontre au Louvre. -- Au contraire, demandez, demandez, car, sur ma parole, c'est le plus curieux. -- Dites, alors. -- Dites, dites! fit Chicot; ventre de biche! c'est bien facile a dire: Dites! -- Faites un effort. -- Encore un verre de vin pour me delier la langue... tout plein, bon. Eh bien! j'ai vu, camarade, qu'en tirant la lettre de Son Altesse le duc de Guise de ta poche, tu en as laisse tomber une autre. [Illustration: Ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois. -- PAGE 105.] -- Une autre! s'ecria Borromee en bondissant. -- Oui, dit Chicot, qui est la. Et apres avoir fait deux ou trois ecarts, d'une main avinee, il posa le bout de son doigt sur le pourpoint de buffle de Borromee, a l'endroit meme ou etait la lettre. Borromee tressaillit comme si le doigt de Chicot eut ete un fer rouge, et que ce fer rouge eut touche sa poitrine au lieu de toucher son pourpoint. -- Oh! oh! dit-il, il ne manquerait plus qu'une chose. -- A quoi? -- A tout ce que vous avez vu. -- Laquelle? -- C'est que vous sussiez a qui cette lettre est adressee. -- Ah! belle merveille! dit Chicot en laissant tomber ses deux bras sur la table; elle est adressee a madame la duchesse de Montpensier. -- Sang du Christ! s'ecria Borromee, et vous n'avez rien dit de cela au roi, j'espere? -- Pas un mot, mais je le lui dirai. -- Et quand cela? -- Quand j'aurai fait un somme, dit Chicot. Et il laissa tomber sa tete sur ses bras, comme il avait laisse tomber ses bras sur la table. -- Ah! vous savez que j'ai une lettre pour la duchesse? demanda le capitaine d'une voix etranglee. -- Je sais cela, roucoula Chicot, parfaitement. -- Et si vous pouviez vous tenir sur vos jambes, vous iriez au Louvre? -- J'irais au Louvre. -- Et vous me denonceriez? -- Et je vous denoncerais. -- De sorte que ce n'est pas une plaisanterie? -- Quoi? -- Qu'aussitot votre somme acheve.... -- Eh bien? -- Le roi saura tout? -- Mais, mon cher ami, reprit Chicot en soulevant sa tete et en regardant Borromee d'un air languissant, comprenez donc; vous etes conspirateur, je suis espion; j'ai tant par complot que je denonce; vous tramez un complot, je vous denonce. Nous faisons chacun notre metier, et voila. Bonsoir, capitaine. Et en disant ces mots, non-seulement Chicot avait repris sa premiere position, mais encore il s'etait arrange sur son siege et sur la table de telle facon, que le devant de sa tete etant enseveli dans ses mains et le derriere abrite par son casque, il ne presentait de surface que le dos. Mais aussi, ce dos, depouille de sa cuirasse placee sur une chaise, s'etait complaisamment arrondi. -- Ah dit Borromee, en fixant sur son compagnon un oeil de flamme, ah! tu veux me denoncer, cher ami? -- Aussitot que je serai reveille, cher ami, c'est convenu, fit Chicot. -- Mais il faut savoir si tu te reveilleras! s'ecria Borromee. Et, en meme temps, il appliqua un furieux coup de dague sur le dos de son compagnon de bouteille, croyant le percer d'outre en outre et le clouer a la table. Mais Borromee avait compte sans la cotte de mailles empruntee par Chicot au cabinet d'armes de dom Modeste. La dague se brisa comme du verre sur cette brave cotte de mailles, a laquelle, pour la seconde fois, Chicot devait la vie. En outre, avant que l'assassin fut revenu de sa stupeur, le bras droit de Chicot, se detendant comme un ressort, decrivit un demi-cercle et vint frapper d'un coup de poing pesant cinq cents livres le visage de Borromee, qui alla rouler, tout sanglant et tout meurtri, contre la muraille. En une seconde, Borromee fut debout; en une autre seconde il eut l'epee a la main. Ces deux secondes avaient suffi a Chicot pour se redresser et degainer a son tour. Toutes les vapeurs du vin s'etaient dissipees comme par enchantement; Chicot se tenait a demi rejete sur sa jambe gauche, l'oeil fixe, le poignet ferme et pret a recevoir son ennemi. La table, comme un champ de bataille sur lequel etaient couchees les bouteilles vides, s'etendait entre les deux adversaires, et servait de retranchement a chacun. Mais la vue du sang qui coulait de son nez sur son visage, et de son visage a terre, enivra Borromee, et, perdant toute prudence, il s'elanca contre son ennemi, se rapprochant de lui autant que le permettait la table. -- Double brute! dit Chicot, tu vois bien que decidement c'est toi qui es ivre, car, d'un cote a l'autre de la table, tu ne peux pas m'atteindre, tandis que mon bras est de six pouces plus long que le tien, et mon epee de six pouces plus longue que la tienne. Et la preuve, tiens! Et Chicot, sans meme se fendre, allongea le bras avec la rapidite de l'eclair, et piqua Borromee au milieu du front. Borromee poussa un cri, plus encore de colere que de douleur; et comme, a tout prendre, il etait d'une bravoure excessive, il redoubla d'acharnement dans son attaque. Chicot, toujours de l'autre cote de la table, prit une chaise et s'assit tranquillement. -- Mon Dieu! que ces soldats sont stupides! dit-il en haussant les epaules. Cela pretend savoir manier une epee, et le moindre bourgeois, si c'etait son bon plaisir, les tuerait comme mouches. Allons, bien! il va m'eborgner maintenant. Ah! tu montes sur la table; bon! il ne manquait plus que cela. Mais prends donc garde, ane bate que tu es, les coups de bas en haut sont terribles, et, si je le voulais, tiens, je t'embrocherais comme une mauviette. Et il le piqua au ventre, comme il l'avait pique au front. Borromee rugit de fureur, et sauta en bas de la table. -- A la bonne heure, dit Chicot; nous voila de plain-pied, et nous pouvons causer tout en escrimant. Ah! capitaine, capitaine, nous assassinons donc quelquefois comme cela dans nos moments perdus, entre deux complots? -- Je fais pour ma cause ce que vous faites pour la votre, dit Borromee, ramene aux idees serieuses, et effraye, malgre lui, du feu sombre qui jaillissait des yeux de Chicot. -- Voila parler, dit Chicot, et cependant, l'ami, je vois avec plaisir que je vaux mieux que vous. Ah! pas mal. Borromee venait de porter a Chicot un coup qui avait effleure sa poitrine. -- Pas mal, mais je connais la botte; c'est celle que vous avez montree au petit Jacques. Je disais donc que je valais mieux que vous, l'ami, car je n'ai point commence la lutte, quelque bonne envie que j'en eusse; il y a plus, je vous ai laisse accomplir votre projet, en vous donnant toute latitude, et meme encore, dans ce moment, je ne fais que parer; c'est que j'ai un arrangement a vous proposer. -- Rien! s'ecria Borromee, exaspere de la tranquillite de Chicot, rien! Et il lui porta une botte qui eut perce le Gascon d'outre en outre, si celui-ci n'eut pas fait, sur ses longues jambes, un pas qui le mit hors de la portee de son adversaire. -- Je vais toujours te le dire, cet arrangement, pour ne rien avoir a me reprocher. -- Tais-toi! dit Borromee, inutile, tais-toi! -- Ecoute, dit Chicot, c'est pour ma conscience; je n'ai pas soif de ton sang, comprends-tu? et ne veux te tuer qu'a la derniere extremite. -- Mais, tue, tue donc, si tu peux! s'ecria Borromee exaspere. -- Non pas; deja une fois dans ma vie j'ai tue un autre ferrailleur comme toi, je dirai meme un autre ferrailleur plus fort que toi. Pardieu! tu le connais, il etait aussi de la maison de Guise, lui, un avocat. -- Ah! Nicolas David! murmura Borromee, effraye du precedent et se remettant sur la defensive. -- Justement. -- Ah! c'est toi qui l'as tue? -- Oh! mon Dieu, oui, avec un joli petit coup que je vais te montrer, si tu n'acceptes pas l'arrangement. -- Eh bien! quel est l'arrangement, voyons? -- Tu passeras du service du duc de Guise a celui du roi, sans quitter cependant celui du duc de Guise. -- C'est-a-dire que je me ferais espion comme toi? -- Non pas, il y aura une difference; moi on ne me paie pas, et toi on te paiera; tu commenceras par me montrer cette lettre de M. le duc de Guise a madame la duchesse de Montpensier; tu m'en laisseras prendre une copie, et je te laisserai tranquille jusqu'a nouvelle occasion. Hein! suis-je gentil? -- Tiens, dit Borromee, voila ma reponse. La reponse de Borromee etait un coupe sur les armes, si rapidement execute, que le bout de l'epee effleura l'epaule de Chicot. -- Allons, allons, dit Chicot, je vois bien qu'il faut absolument que je te montre le coup de Nicolas David, c'est un coup simple et joli. Et Chicot, qui jusque-la s'etait tenu sur la defensive, fit un pas en avant et attaqua a son tour. -- Voici le coup, dit Chicot: je fais une feinte en quarte basse. Et il fit sa feinte; Borromee para en rompant; mais, apres ce premier pas de retraite, il fut force de s'arreter, la cloison se trouvant derriere lui. -- Bien! c'est cela, tu pares le cercle, c'est un tort, car mon poignet est meilleur que le tien; je lie donc l'epee, je reviens en tierce haute, je me fends, et tu es touche, ou plutot tu es mort. En effet, le coup avait suivi ou plutot accompagne la demonstration, et la fine rapiere, penetrant dans la poitrine de Borromee, avait glisse comme une aiguille entre deux cotes et pique profondement, et avec un bruit mat, la cloison de sapin. [Illustration: Jacques Clement.] Borromee etendit les bras et laissa tomber son epee, ses yeux se dilaterent sanglants, sa bouche s'ouvrit, une ecume rouge parut sur ses levres, sa tete se pencha sur son epaule avec un soupir qui ressemblait a un rale, puis ses jambes cesserent de le soutenir, et son corps, en s'affaissant, elargit la coupure de l'epee, mais ne put la detacher de la cloison, maintenue qu'elle etait contre la cloison par le poignet infernal de Chicot, de sorte que le malheureux, semblable a un gigantesque phalene, resta cloue a la muraille que ses pieds battaient par saccades bruyantes. Chicot, froid et impassible comme il etait dans les circonstances extremes, surtout quand il avait au fond du coeur cette conviction qu'il avait fait tout ce que sa conscience lui prescrivait de faire, Chicot lacha l'epee qui demeura plantee horizontalement, detacha la ceinture du capitaine, fouilla dans son pourpoint, prit la lettre et en lut la suscription: _Duchesse de Montpensier._ Cependant le sang filtrait en filets bouillants de la blessure, et la souffrance de l'agonie se peignait sur les traits du blesse. -- Je meurs, j'expire, murmura-t-il; mon Dieu, seigneur, ayez pitie de moi! Ce dernier appel a la misericorde divine, fait par un homme qui sans doute n'y avait guere songe que dans ce moment supreme, toucha Chicot. -- Soyons charitable, dit-il, et puisque cet homme doit mourir, qu'il meure au moins le plus doucement possible. Et s'approchant de la cloison, il retira avec effort son epee de la muraille, et, soutenant le corps de Borromee, il empecha que ce corps ne tombat lourdement a terre. Mais cette derniere precaution etait inutile, la mort etait accourue rapide et glacee, elle avait deja paralyse les membres du vaincu; ses jambes flechirent, il glissa dans les bras de Chicot et roula lourdement sur le plancher. Cette secousse fit jaillir de la blessure un flot de sang noir, avec lequel s'enfuit le reste de la vie qui animait encore Borromee. Alors Chicot alla ouvrir la porte de communication, et appela Bonhomet. Il n'appela pas deux fois, le cabaretier avait ecoute a la porte, et avait successivement entendu le bruit des tables, des escabeaux, du frottement des epees et de la chute d'un corps pesant; or, il avait, surtout apres la confidence qui lui avait ete faite, trop d'experience, ce digne monsieur Bonhomet, du caractere des gens d'epee en general, et de celui de Chicot en particulier, pour ne pas deviner de point en point ce qui s'etait passe. La seule chose qu'il ignorat, c'etait celui des deux adversaires qui avait succombe. Il faut le dire a la louange de maitre Bonhomet, sa figure prit une expression de joie veritable, lorsqu'il entendit la voix de Chicot, et qu'il vit que c'etait le Gascon qui, sain et sauf, ouvrait la porte. Chicot, a qui rien n'echappait, remarqua cette expression, et lui en sut interieurement gre. Bonhomet entra en tremblant dans la petite salle. -- Ah! bon Jesus! s'ecria-t-il, en voyant le corps du capitaine baigne dans son sang. -- Eh! mon Dieu, oui, mon pauvre Bonhomet, dit Chicot, voila ce que c'est que de nous; ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois. -- Oh! mon bon monsieur Chicot, mon bon monsieur Chicot! s'ecria Bonhomet pret a se pamer. -- Eh bien! quoi? demanda Chicot. -- Que c'est mal a vous d'avoir choisi mon logis pour cette execution; un si beau capitaine! -- Aimerais-tu mieux voir Chicot a terre et Borromee debout? -- Non, oh! non! s'ecria l'hote du plus profond de son coeur. -- Eh bien! c'est ce qui devait arriver cependant sans un miracle de la Providence. -- Vraiment? -- Foi de Chicot; regarde un peu dans mon dos, mon dos me fait bien mal, cher ami. Et il se baissa devant le cabaretier pour que ses deux epaules arrivassent a la hauteur de son oeil. Entre les deux epaules le pourpoint etait troue, et une tache de sang ronde et large comme un ecu d'argent rougissait les franges du trou. -- Du sang! s'ecria Bonhomet, du sang! ah! vous etes blesse! -- Attends, attends. Et Chicot defit son pourpoint, puis sa chemise. -- Regarde maintenant, dit-il. -- Ah! vous aviez une cuirasse! ah! quel bonheur, cher monsieur Chicot; et vous dites que le scelerat a voulu vous assassiner? -- Dame! il me semble que ce n'est pas moi qui ai ete m'amuser a me donner un coup de poignard entre les deux epaules. Maintenant que vois-tu? -- Une maille rompue. -- Il y allait bon jeu bon argent, ce cher capitaine; et du sang? -- Oui, beaucoup de sang sous les mailles. -- Enlevons la cuirasse alors, dit Chicot. Chicot enleva la cuirasse et mit a nu un torse qui semblait ne se composer que d'os, de muscles colles sur les os, et de peau collee sur les muscles. -- Ah! monsieur Chicot, s'ecria Bonhomet, vous en avez large comme une assiette. -- Oui, c'est cela, le sang est extravase; il y a ecchymose, comme disent les medecins; donne-moi du linge blanc, verse en partie egale dans un verre de bonne huile d'olive et de la lie de vin, et lave-moi cette tache, mon ami, lave. -- Mais ce corps, cher monsieur Chicot, ce corps, que vais-je en faire? -- Cela ne te regarde pas. -- Non. Donne-moi encre, plume et papier. -- A l'instant meme, cher monsieur Chicot. Bonhomet s'elanca hors du reduit. Pendant ce temps, Chicot, qui n'avait probablement pas de temps a perdre, chauffait a la lampe la pointe d'un petit couteau, et coupait au milieu de la cire le scel de la lettre. Apres quoi, rien ne retenant plus la depeche, Chicot la tira de son enveloppe et la lut avec de vives marques de satisfaction. Comme il venait d'achever cette lecture, maitre Bonhomet rentra avec l'huile, le vin, le papier et la plume. Chicot arrangea la plume, l'encre et le papier devant lui, s'assit a la table, et tendit le dos a Bonhomet avec un flegme stoique. Bonhomet comprit la pantomime et commenca les frictions. Cependant, comme si, au lieu d'irriter une douloureuse blessure, on l'eut voluptueusement chatouillee, Chicot, pendant ce temps, copiait la lettre du duc de Guise a sa soeur, et faisait ses commentaires a chaque mot. Cette lettre etait ainsi concue: " Chere soeur, l'expedition d'Anvers a reussi pour tout le monde, mais a manque pour nous; on vous dira que le duc d'Anjou est mort; n'en croyez rien, il vit. _Il vit_, entendez-vous, la est toute la question. Il y a toute une dynastie dans ces mots; ces deux mots separent la maison de Lorraine du trone de France mieux que ne le ferait le plus profond abime. Cependant ne vous inquietez pas trop de cela. J'ai decouvert que deux personnes que je croyais trepassees, existent encore, et il y a une grande chance de mort pour le prince dans la vie de ces deux personnes. Pensez donc a Paris seulement; dans six semaines il sera temps que la Ligue agisse; que nos ligueurs sachent donc que le moment approche et se tiennent prets. L'armee est sur pied; nous comptons douze mille hommes surs et bien equipes; j'entrerai avec elle en France, sous pretexte de combattre les huguenots allemands qui vont porter secours a Henri de Navarre; je battrai les huguenots, et, entre en France en ami, j'agirai en maitre. " -- Eh! eh! fit Chicot. -- Je vous fais mal, cher monsieur? dit Bonhomet, suspendant les frictions. -- Oui, mon brave. -- Je vais frotter plus doucement, soyez tranquille. Chicot continua. " _P.S._ J'approuve entierement votre plan a l'egard des Quarante- Cinq; seulement, permettez-moi de vous dire, chere soeur, que vous ferez a ces droles-la plus d'honneur qu'ils n'en meritent.... " -- Ah! diable! murmura Chicot, voila qui devient obscur. Et il relut: " J'approuve entierement votre plan a l'egard des Quarante-Cinq.... " -- Quel plan? se demanda Chicot. " Seulement, permettez-moi de vous dire, chere soeur, que vous ferez a ces droles-la plus d'honneur qu'ils n'en meritent. " -- Quel honneur? Chicot reprit: " Qu'ils n'en meritent. Votre affectionne frere, H. DE LORRAINE. " -- Enfin, dit Chicot, tout est clair, excepte le post-scriptum. Bon! nous surveillerons le post-scriptum. -- Cher monsieur Chicot, se hasarda de dire Bonhomet, voyant que Chicot avait cesse d'ecrire, sinon de penser, cher monsieur Chicot, vous ne m'avez point dit ce que j'aurais a faire de ce cadavre. -- C'est chose toute simple. -- Pour vous qui etes plein d'imagination, oui, mais pour moi? -- Eh bien! suppose, par exemple, que ce malheureux capitaine se soit pris de querelle dans la rue avec des Suisses ou des reitres, et qu'on te l'ait apporte blesse, aurais-tu refuse de le recevoir? -- Non, certes, a moins que vous ne me l'eussiez defendu, cher monsieur Chicot. -- Suppose que, depose dans ce coin, il soit, malgre les soins que tu lui donnais, passe de vie a trepas entre tes mains. Ce serait un malheur, voila tout, n'est-ce pas? -- Certainement. -- Et au lieu d'encourir des reproches, tu meriterais des eloges pour ton humanite. Suppose encore qu'en mourant, ce pauvre capitaine ait prononce le nom bien connu pour toi du prieur des Jacobins Saint-Antoine. -- De dom Modeste Gorenflot? s'ecria Bonhomet avec etonnement. -- Oui, de dom Modeste Gorenflot. Eh bien! tu vas prevenir dom Modeste; dom Modeste s'empresse d'accourir, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, tu comprends, il est important qu'on retrouve la bourse, je te dis cela par maniere d'avis, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, et dans l'autre cette lettre, on ne concoit aucun soupcon. -- Je comprends, cher monsieur Chicot. -- Il y a plus, tu recois une recompense au lieu de subir une punition. -- Vous etes un grand homme, cher monsieur Chicot; je cours au prieure Saint-Antoine. -- Attends donc, que diable! j'ai dit, la bourse et la lettre. -- Ah! oui, et la lettre, vous la tenez? -- Justement. -- Il ne faudra pas dire qu'elle a ete lue et copiee? -- Pardieu! c'est justement pour cette lettre parvenue intacte que tu recevras une recompense. -- Il y a donc un secret dans cette lettre? -- Il y a, par le temps qui court, des secrets dans tout, mon cher Bonhomet. Et Chicot, apres cette reponse sentencieuse, rattacha la soie sous la cire du scel en employant le meme procede, puis il unit la cire si artistement, que l'oeil le plus exerce n'y eut pu voir la moindre fissure. Apres quoi, il remit la lettre dans la poche du mort, se fit appliquer sur sa blessure le linge impregne d'huile et de lie de vin en maniere de cataplasme, remit la cotte de mailles preservatrice sur sa peau, sa chemise sur sa cotte de mailles, ramassa son epee, l'essuya, la repoussa au fourreau et s'eloigna. Puis, revenant: -- Apres tout, dit-il, si la fable que j'ai inventee ne te parait pas bonne, il te reste a accuser le capitaine de s'etre passe lui-meme son epee au travers du corps. -- Un suicide? -- Dame! cela ne compromet personne, tu comprends. -- Mais on n'enterrera point ce malheureux en terre sainte. -- Peuh! dit Chicot, est-ce un grand plaisir a lui faire? -- Mais, oui, je crois. -- Alors, fais comme pour toi, mon cher Bonhomet; adieu. Puis, revenant une seconde fois: -- A propos, dit-il, je vais payer, puisqu'il est mort. Et Chicot jeta trois ecus d'or sur la table. Apres quoi, il rapprocha son index de ses levres en signe de silence et sortit. LXXXIII LE MARI ET L'AMANT Ce ne fut pas sans une puissante emotion que Chicot revit la rue des Augustins si calme et si deserte, l'angle forme par le pate de maisons qui precedaient la sienne, enfin sa chere maison elle-meme avec son toit triangulaire, son balcon vermoulu et ses gouttieres ornees de gargouilles. Il avait eu tellement peur de ne trouver qu'un vide a la place de cette maison; il avait si fort redoute de voir la rue bronzee par la fumee d'un incendie, que rue et maison lui parurent des prodiges de nettete, de grace et de splendeur. Chicot avait cache dans le creux d'une pierre servant de base a une des colonnes de son balcon, la clef de sa maison cherie. En ce temps-la une clef quelconque de coffre ou de meuble egalait en pesanteur et en volume les plus grosses clefs de nos maisons d'aujourd'hui; les clefs des maisons etaient donc, d'apres les proportions naturelles, egales a des clefs de villes modernes. Aussi Chicot avait-il calcule la difficulte qu'aurait sa poche a contenir la bienheureuse clef, et avait-il pris le parti de la cacher ou nous avons dit. Chicot eprouvait donc, il faut l'avouer, un leger frisson en plongeant les doigts dans la pierre; ce frisson fut suivi d'une joie sans pareille lorsqu'il sentit le froid du fer. La clef etait bien reellement a la place ou Chicot l'avait laissee. Il en etait de meme des meubles de la premiere chambre, de la planchette clouee sur la poutre et enfin des mille ecus sommeillant toujours dans leur cachette de chene. Chicot n'etait point un avare: tout au contraire; souvent meme il avait jete l'or a pleines mains, sacrifiant ainsi le materiel au triomphe de l'idee, ce qui est la philosophie de tout homme d'une certaine valeur; mais quand l'idee avait cesse momentanement de commander a la matiere, c'est-a-dire lorsqu'il n'y avait pas besoin d'argent, de sacrifice, lorsqu'en un mot l'intermittence sensuelle regnait dans l'ame de Chicot, et que cette ame permettait au corps de vivre et de jouir, l'or, cette premiere, cette incessante, cette eternelle source des jouissances animales, reprenait sa valeur aux yeux de notre philosophe, et nul mieux que lui ne savait en combien de parcelles savoureuses se subdivise cet inestimable entier que l'on appelle un ecu. -- Ventre de biche! murmurait Chicot accroupi au milieu de sa chambre, sa dalle ouverte, sa planchette a cote de lui et son tresor sous ses yeux; ventre de biche! j'ai la un bienheureux voisin, digne jeune homme, qui a fait respecter et a respecte lui-meme mon argent; en verite c'est une action qui n'a pas de prix par le temps qui court. Mordieu! je dois un remerciment a ce galant homme, et ce soir il l'aura. Et la-dessus Chicot replaca sa planchette sur la poutre, sa dalle sur la planchette, s'approcha de la fenetre, et regarda en face. La maison avait toujours cette teinte grise et sombre que l'imagination prete comme une couleur de teinte naturelle aux edifices dont elle connait le caractere. -- Il ne doit pas encore etre l'heure de dormir, dit Chicot, et d'ailleurs ces gens-la, j'en suis certain, ne sont pas de bien enrages dormeurs; voyons. Il descendit et alla, preparant toutes les gracieusetes de sa mine riante, frapper a la porte du voisin. Il remarqua le bruit de l'escalier, le craquement d'un pas actif, et attendit cependant assez longtemps pour se croire oblige de frapper de nouveau. A ce nouvel appel, la porte s'ouvrit, et un homme parut dans l'ombre. -- Merci et bonsoir, dit Chicot en etendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mes graces, mon cher voisin. -- Plait-il? fit une voix desappointee et dont l'accent surprit fort Chicot. En meme temps l'homme qui etait venu ouvrir la porte faisait un pas en arriere. -- Tiens! je me trompe, dit Chicot, ce n'est pas vous qui etiez mon voisin au moment de mon depart, et cependant, Dieu me pardonne, je vous connais. -- Et moi aussi, dit le jeune homme. -- Vous etes monsieur le vicomte Ernauton de Carmainges. -- Et vous, vous etes l'Ombre. -- En verite, dit Chicot, je tombe des nues. -- Enfin, que desirez-vous, monsieur? demanda le jeune homme avec un peu d'aigreur. -- Pardon, je vous derange peut-etre, mon cher monsieur? -- Non, seulement vous me permettrez de vous demander, n'est-ce pas, ce qu'il y a pour votre service. -- Rien, sinon que je voulais parler au maitre de la maison. -- Parlez alors. -- Comment cela? -- Sans doute; le maitre de la maison, c'est moi. -- Vous? et depuis quand je vous prie? -- Dame! depuis trois jours. -- Bon! la maison etait donc a vendre? -- Il parait, puisque je l'ai achetee. -- Mais l'ancien proprietaire? -- Ne l'habite plus, comme vous voyez. -- Ou est-il? -- Je n'en sais rien. -- Voyons, entendons-nous bien, dit Chicot. -- Je ne demande pas mieux, repondit Ernauton avec une impatience visible; seulement entendons-nous vite. -- L'ancien proprietaire etait un homme de vingt-cinq a trente ans, qui en paraissait quarante? -- Non; c'etait un homme de soixante-cinq a soixante-six ans, qui paraissait son age. -- Chauve? -- Non, au contraire, avec une foret de cheveux blancs. -- Il a une cicatrice enorme au cote gauche de la tete, n'est-ce pas? -- Je n'ai pas vu la cicatrice, mais bon nombre de rides. -- Je n'y comprends plus rien, fit Chicot. -- Enfin, reprit Ernauton, apres un instant de silence, que vouliez-vous a cet homme, mon cher monsieur l'Ombre? Chicot allait avouer ce qu'il venait faire; tout a coup le mystere de la surprise d'Ernauton lui rappela certain proverbe cher aux gens discrets. -- Je voulais lui rendre une petite visite comme cela se fait entre voisins, dit-il, voila tout. De cette facon, Chicot ne mentait pas et ne disait rien. -- Mon cher monsieur, dit Ernauton avec politesse, mais en diminuant considerablement l'ouverture de la porte qu'il tenait entrebaillee, mon cher monsieur, je regrette de ne pouvoir vous donner des renseignements plus precis. -- Merci, monsieur, dit Chicot, je chercherai ailleurs. -- Mais, continua Ernauton, en continuant de repousser la porte, cela ne m'empeche point de m'applaudir du hasard qui me remet en contact avec vous. -- Tu voudrais me voir au diable, n'est-ce pas? murmura Chicot, en rendant salut pour salut. Cependant comme, malgre cette reponse mentale, Chicot, dans sa preoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton, enfermant son visage entre la porte et le chambranle, lui dit: -- Bien au revoir, monsieur. -- Un instant encore, monsieur de Carmainges, fit Chicot. -- Monsieur, c'est a mon grand regret, repondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j'attends quelqu'un qui doit venir frapper a cette porte meme, et ce quelqu'un m'en voudrait de ne pas mettre toute la discretion possible a le recevoir. -- Il suffit, monsieur, je comprends, dit Chicot; pardon de vous avoir importune, et je me retire. -- Adieu, cher monsieur l'Ombre. -- Adieu, digne monsieur Ernauton. Et Chicot, en faisant un pas en arriere, se vit doucement fermer la porte au nez. Il ecouta pour voir si le jeune homme defiant guettait son depart, mais le pas d'Ernauton remonta l'escalier; Chicot put donc regagner sans inquietude sa maison, dans laquelle il s'enferma, bien resolu a ne pas troubler les habitudes de son nouveau voisin; mais, selon son habitude a lui, a ne pas trop le perdre de vue. En effet, Chicot n'etait pas homme a s'endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance, sans avoir palpe, retourne, disseque ce fait avec la patience d'un anatomiste distingue; malgre lui, et c'etait un privilege ou un defaut de son organisation, malgre lui toute forme incrustee en son cerveau se presentait a l'analyse par ses cotes saillants, de facon que les parois cerebrales du pauvre Chicot en etaient blessees, gercees et sollicitees a un examen immediat. Chicot, qui jusque-la avait ete preoccupe de cette phrase de la lettre du duc de Guise: " J'approuve entierement votre plan a l'egard des Quarante-Cinq, " abandonna donc cette phrase dont il se promit de reprendre plus tard l'examen, pour couler a fond, seance tenante, la preoccupation nouvelle qui venait de prendre la place de l'ancienne preoccupation. Chicot reflechit qu'il etait on ne peut plus etrange de voir Ernauton s'installer en maitre dans cette maison mysterieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout a coup. D'autant plus, qu'a ces habitants primitifs pouvait bien se rattacher pour Chicot une phrase de la lettre du duc de Guise relative au duc d'Anjou. C'etait la un hasard digne de remarque, et Chicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels. Il developpait meme a cet egard, lorsqu'on l'en sollicitait, des theories fort ingenieuses. La base de ces theories etait une idee qui, a notre avis, en valait bien une autre. -- Cette idee, la voici. Le hasard est la reserve de Dieu. Le Tout-Puissant ne fait donner sa reserve qu'en des circonstances graves, surtout depuis qu'il a vu les hommes assez sagaces pour etudier et prevoir les chances d'apres la nature et les elements regulierement organises. Or, Dieu aime ou doit aimer a dejouer les combinaisons de ces orgueilleux, dont il a deja puni l'orgueil passe en les noyant, et dont il doit punir l'orgueil a venir en les brulant. Dieu donc, disons-nous, ou plutot disait Chicot, Dieu aime a dejouer les combinaisons de ces orgueilleux avec les elements qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuvent prevoir l'intervention. Cette theorie, comme on le voit, renferme de specieux arguments, et peut fournir de brillantes theses; mais sans doute le lecteur, presse comme Chicot de savoir ce que venait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gre d'en arreter le developpement. Donc Chicot reflechit qu'il etait etrange de voir Ernauton dans cette maison ou il avait vu Remy. Il reflechit que cela etait etrange par deux raisons: la premiere, a cause de la parfaite ignorance ou les deux hommes vivaient l'un de l'autre, ce qui faisait supposer qu'il devait y avoir eu entre eux un intermediaire inconnu a Chicot. La seconde, que la maison avait du etre vendue a Ernauton, qui n'avait pas d'argent pour l'acheter. -- Il est vrai, se dit Chicot en s'installant le plus commodement qu'il put sur sa gouttiere, son observatoire ordinaire, il est vrai que le jeune homme pretend qu'une visite va lui venir, et que cette visite est celle d'une femme; aujourd'hui, les femmes sont riches, et se permettent des fantaisies. Ernauton est beau, jeune et elegant: Ernauton a plus, on lui a donne rendez-vous, on lui a dit d'acheter cette maison; il a achete la maison, et accepte le rendez-vous. Ernauton, continua Chicot, vit a la cour; ce doit donc etre quelque femme de la cour a qui il ait affaire. Pauvre garcon, l'aimera-t-il? Dieu l'en preserve! il va tomber dans ce gouffre de perdition. Bon! ne vais-je pas lui faire de la morale, moi? De la morale doublement inutile et decuplement stupide. Inutile, parce qu'il ne l'entend point, et que l'entendit-il, il ne voudrait pas l'ecouter. Stupide, parce que je ferais mieux de m'aller coucher et de penser un peu a ce pauvre Borromee. A ce propos, continua Chicot devenu sombre, je m'apercois d'une chose: c'est que le remords n'existe pas, et n'est qu'un sentiment relatif; le fait est que je n'ai pas de remords d'avoir tue Borromee, puisque la preoccupation ou me met la situation de M. de Carmainges me fait oublier que je l'ai tue; et lui de son cote, s'il m'eut cloue sur la table comme je l'ai cloue contre la cloison, lui, n'aurait certes pas a cette heure plus de remords que je n'en ai moi-meme. Chicot en etait la de ses raisonnements, de ses inductions et de sa philosophie, qui lui avaient bien pris une heure et demie en tout, lorsqu'il fut tire de sa preoccupation par l'arrivee d'une litiere venant du cote de l'hotellerie du _Fier-Chevalier_. Cette litiere s'arreta au seuil de la maison mysterieuse. Une femme voilee en descendit, et disparut par la porte qu'Ernauton tenait entr'ouverte. -- Pauvre garcon! murmura Chicot, je ne m'etais pas trompe, et c'etait bien une femme qu'il attendait, et la-dessus je m'en vais dormir. Et la-dessus Chicot se leva, mais restant immobile quoique debout. -- Je me trompe, dit-il, je ne dormirai pas; mais je maintiens mon dire: si je ne dors pas, ce ne sera point le remords qui m'empechera de dormir, ce sera la curiosite, et c'est si vrai ce que je dis la, que, si je demeure a mon observatoire, je ne serai preoccupe que d'une chose, c'est a savoir laquelle de nos nobles dames honore le bel Ernauton de son amour. Mieux vaut donc que je reste a mon observatoire, puisque si j'allais me coucher, je ne me releverais certainement pas pour y revenir. Et la-dessus, Chicot se rassit. Une heure s'etait ecoulee a peu pres, sans que nous puissions dire si Chicot pensait a la dame inconnue ou a Borromee, s'il etait preoccupe par la curiosite ou bourrele par le remords, lorsqu'il crut entendre au bout de la rue le galop d'un cheval. En effet, bientot un cavalier apparut enveloppe dans son manteau. Le cavalier s'arreta au milieu de la rue et sembla chercher a se reconnaitre. Alors le cavalier apercut le groupe que formaient la litiere et les porteurs. Le cavalier poussa son cheval sur eux; il etait arme, car on entendait son epee battre sur ses eperons. Les porteurs voulurent s'opposer a son passage; mais il leur adressa quelques mots a voix basse, et non seulement ils s'ecarterent respectueusement, mais encore l'un d'eux, comme il eut mis pied a terre, recut de ses mains les brides de son cheval. L'inconnu s'avanca vers la porte, et y heurta rudement. -- Tudieu! se dit Chicot, que j'ai bien fait de rester! mes pressentiments, qui m'annoncaient qu'il allait se passer quelque chose, ne m'avaient point trompe. Voila le mari, pauvre Ernauton! nous allons assister tout a l'heure a quelque egorgement. Cependant, si c'est le mari, il est bien bon d'annoncer son retour en frappant si rudement. Toutefois, malgre la facon magistrale dont avait frappe l'inconnu, on paraissait hesiter a ouvrir. -- Ouvrez! cria celui qui heurtait. -- Ouvrez, ouvrez! repeterent les porteurs. -- Decidement, reprit Chicot, c'est le mari; il a menace les porteurs de les faire fouetter ou pendre, et les porteurs sont pour lui. Pauvre Ernauton! il va etre ecorche vif. Oh! oh! si je le souffre, cependant, ajouta Chicot. Car enfin, reprit-il, il m'a secouru, et par consequent, le cas echeant, je dois le secourir. Or, il me semble que le cas est echu ou n'echoira jamais. Chicot etait resolu et genereux; curieux, en outre; il detacha sa longue epee, la mit sous son bras, et descendit precipitamment son escalier. Chicot savait ouvrir sa porte sans la faire crier, ce qui est une science indispensable a quiconque veut ecouter avec profit. Chicot se glissa sous le balcon, derriere un pilier et attendit. A peine etait-il installe que la porte s'ouvrit en face, sur un mot que l'inconnu souffla par la serrure; cependant il demeura sur la porte. Un instant apres, la dame apparut sur l'encadrement de cette porte. La dame prit le bras du cavalier qui la reconduisit a la litiere, en ferma la porte et monta a cheval. -- Plus de doute, c'etait le mari, dit Chicot, bonne pate de mari apres tout, puisqu'il ne cherche pas un peu dans la maison pour faire eventrer mon ami de Carmainges. La litiere se mit en route, le cavalier marchant a la portiere. -- Pardieu! se dit Chicot, il faut que je suive ces gens-la; que je sache ce qu'ils sont et ou ils vont; je tirerai certainement de ma decouverte quelque solide conseil pour mon ami de Carmainges. Chicot suivit en effet le cortege, en observant cette precaution de demeurer dans l'ombre des murs et d'eteindre son pas dans le bruit du pas des hommes et des chevaux. La surprise de Chicot ne fut pas mediocre, lorsqu'il vit la litiere s'arreter devant l'auberge du _Fier-Chevalier_. Presque aussitot, comme si quelqu'un eut veille, la porte s'ouvrit. La dame, toujours voilee, descendit, entra et monta a la tourelle, dont la fenetre du premier etage etait eclairee. Le mari monta derriere elle. Le tout etait respectueusement precede de dame Fournichon, laquelle tenait a la main un flambeau. -- Decidement, dit Chicot en se croisant les bras, je n'y comprends plus rien!... LXXXIV COMMENT CHICOT COMMENCA A VOIR CLAIR DANS LA LETTRE DE M. DE GUISE Chicot croyait bien avoir deja vu quelque part la tournure de ce cavalier si complaisant; mais sa memoire, s'etant un peu embrouillee pendant ce voyage de Navarre, ou il avait vu tant de tournures differentes, ne lui fournissait pas avec sa facilite ordinaire le nom qu'il desirait prononcer. Tandis que, cache dans l'ombre, il se demandait, les yeux fixes sur la fenetre illuminee, ce que cet homme et cette femme etaient venus faire en tete-a-tete au _Fier-Chevalier_, oubliant Ernauton dans la maison mysterieuse, notre digne Gascon vit ouvrir la porte de l'hotellerie, et, dans le sillon de lumiere qui s'echappa de l'ouverture, il apercut comme une silhouette noire de moinillon. -- Oh! oh! murmura-t-il, voila ce me semble une robe de jacobin; maitre Gorenflot se relache-t-il donc de la discipline, qu'il permet a ses moutons d'aller vagabonder a pareille heure de la nuit et a pareille distance du prieure? Chicot suivit des yeux ce jacobin pendant qu'il descendait la rue des Augustins, et un certain instinct particulier lui dit qu'il trouverait dans ce moine le mot de l'enigme qu'il avait vainement demande jusque-la. D'ailleurs, de meme que Chicot avait cru reconnaitre la tournure du cavalier, il croyait reconnaitre dans le moinillon certain mouvement d'epaule, certain dehanchement militaire qui n'appartiennent qu'aux habitues des salles d'armes et des gymnases. -- Je veux etre damne, murmura-t-il, si cette robe-la ne renferme point ce petit mecreant qu'on voulait me donner pour compagnon de route et qui manie si habilement l'arquebuse et le fleuret. A peine cette idee fut-elle venue a Chicot, que, pour s'assurer de sa valeur, il ouvrit ses grandes jambes, rejoignit en dix pas le petit compere, qui marchait retroussant sa robe sur sa jambe seche et nerveuse pour aller plus vite. Cela ne fut pas difficile, d'ailleurs, attendu que le moinillon s'arretait de temps en temps pour jeter un regard derriere lui, comme s'il s'eloignait a grand'peine et a regret. Ce regard etait constamment dirige vers les vitres flamboyantes de l'hotellerie. Chicot n'avait pas fait dix pas qu'il etait certain de ne pas s'etre trompe. -- Hola! mon petit compere, dit-il; hola! mon petit Jacquot: hola! mon petit Clement. Halte! Et il prononca ce dernier mot d'une facon si militaire, que le moinillon en tressaillit. -- Qui m'appelle? demanda le jeune homme avec un accent rude et plus provocateur que bienveillant. -- Moi! repliqua Chicot en se dressant devant le jacobin; moi, me reconnais-tu, mon fils? -- Oh! monsieur Robert Briquet! s'ecria le moinillon. -- Moi-meme, petit. Et ou vas-tu comme cela si tard, enfant cheri? -- Au prieure, monsieur Briquet. -- Soit; mais d'ou viens-tu? -- Moi? -- Sans doute, petit libertin. Le jeune homme tressaillit. -- Je ne sais pas ce que vous dites, monsieur Briquet, reprit-il; je suis, au contraire, envoye en commission importante par dom Modeste, et lui-meme en fera foi pres de vous, si besoin est. -- La, la, tout doux, mon petit saint Jerome; nous prenons feu comme une meche, a ce qu'il parait. -- N'y a-t-il pas de quoi, lorsqu'on s'entend dire ce que vous me dites? -- Dame! c'est que, vois-tu, une robe comme la tienne sortant d'un cabaret a pareille heure.... -- D'un cabaret, moi? -- Eh! sans doute, cette maison d'ou tu sors, n'est-ce pas celle du _Fier- Chevalier_? Ah! tu vois bien que je t'y prends! -- Je sortais de cette maison, dit Clement, vous avez raison, mais je ne sortais pas d'un cabaret. -- Comment, fit Chicot, l'hotellerie du _Fier-Chevalier_ n'est-elle pas un cabaret? -- Un cabaret est une maison ou l'on boit, et comme je n'ai pas bu dans cette maison, cette maison n'est point un cabaret pour moi. -- Diable! la distinction est subtile, et je me trompe fort, ou tu deviendras un jour un rude theologien; mais enfin si tu n'allais pas dans cette maison pour y boire, pourquoi donc y allais-tu. Clement ne repondit rien, et Chicot put lire sur sa figure, malgre l'obscurite, une ferme volonte de ne pas dire un seul mot de plus. Cette resolution contraria fort notre ami, qui avait pris l'habitude de tout savoir. Ce n'etait pas que Clement mit de l'aigreur dans son silence; bien au contraire, il avait paru charme de rencontrer d'une facon si inattendue son savant professeur d'armes, maitre Robert Briquet, et il lui avait fait tout l'accueil qu'on pouvait attendre de cette nature concentree et reveche. La conversation etait completement tombee. Chicot, pour la renouer, fut sur le point de prononcer le nom de frere Borromee; mais, quoique Chicot n'eut point de remords, ou ne crut pas en avoir, ce nom expira sur ses levres. Le jeune homme, tout en demeurant muet, semblait attendre quelque chose; on eut dit qu'il regardait comme un bonheur de rester le plus longtemps possible aux environs de l'hotellerie du _Fier-Chevalier_. Robert Briquet essaya de lui parler de ce voyage que l'enfant avait eu un instant l'espoir de faire avec lui. Les yeux de Jacques Clement brillerent aux mots d'espace et de liberte. Robert Briquet raconta que, dans le pays qu'il venait de parcourir, l'escrime etait fort en honneur: il ajouta negligemment qu'il en avait meme rapporte quelques coups merveilleux. C'etait mettre Jacques sur un terrain brulant. Il demanda a connaitre ces coups, et Chicot, avec son long bras, en dessina quelques-uns sur le bras du petit frere. Mais tous ces marivaudages de Chicot n'amollirent pas l'opiniatrete du petit Clement: et tout en essayant de parer ces coups inconnus que lui montrait son ami maitre Robert Briquet, il gardait un obstine silence a l'endroit de ce qu'il etait venu faire dans le quartier. Depite, mais maitre de lui, Chicot resolut d'essayer de l'injustice; l'injustice est une des plus puissantes provocations qui aient ete inventees pour faire parler les femmes, les enfants et les inferieurs, de quelque nature qu'ils soient. -- N'importe, petit, dit-il, comme s'il revenait a sa premiere idee, n'importe, tu es un charmant moinillon; mais tu vas dans les hotelleries, et dans quelles hotelleries encore; dans celles ou l'on trouve de belles dames, et tu t'arretes en extase devant la fenetre ou l'on peut voir leur ombre; petit, petit, je le dirai a dom Modeste. Le coup frappa juste, plus juste meme que ne l'avait suppose Chicot, car il ne se doutait pas, en commencant, que la blessure dut etre si profonde. -- Ce n'est pas vrai! s'ecria-t-il, rouge de honte et de colere, je ne regarde point les femmes. -- Si fait, si fait, poursuivit Chicot, il y avait au contraire une fort belle dame au _Fier-Chevalier_, lorsque tu en es sorti, et tu t'es retourne pour la voir encore, et je sais que tu l'attendais dans la tourelle, et je sais que tu lui as parle. Chicot procedait par induction. Jacques ne put se contenir. -- Sans doute, je lui ai parle! s'ecria-t-il, est-ce un peche que de parler aux femmes? -- Non, lorsqu'on ne leur parle pas de son propre mouvement et pousse par la tentation de Satan. -- Satan n'a rien a faire dans tout ceci, il a bien fallu que je parle a cette dame puisque j'etais charge de lui remettre une lettre. -- Charge par dom Modeste! s'ecria Chicot. -- Oui, allez donc vous plaindre a lui maintenant! Chicot, un moment etourdi et tatonnant dans les tenebres, sentit a ces paroles un eclair traverser l'obscurite de son cerveau. -- Ah! dit-il, je le savais bien, moi. -- Que saviez-vous? -- Ce que tu ne voulais pas me dire. -- Je ne dis pas meme mes secrets, a plus forte raison les secrets des autres. -- Oui; mais a moi. -- Pourquoi a vous? -- A moi qui suis un ami de dom Modeste, et puis a moi.... -- Apres? -- A moi qui sais d'avance tout ce que tu pourrais me dire. Le petit Jacques regarda Chicot en secouant la tete avec un sourire d'incredulite. -- Eh bien! dit Chicot, veux-tu que je te raconte, moi, ce que tu ne veux pas me raconter? -- Je le veux bien, dit Jacques. Chicot fit un effort. -- D'abord, dit-il, ce pauvre Borromee.... La figure de Jacques s'assombrit. -- Oh! fit l'enfant, si j'avais ete la.... -- Si tu avais ete la? -- La chose ne se serait point passee ainsi. -- Tu l'aurais defendu contre les Suisses avec lesquels il avait pris querelle? -- Je l'eusse defendu contre tout le monde! -- De sorte qu'il n'eut pas ete tue? -- Ou que je me fusse fait tuer avec lui. -- Enfin, tu n'y etais pas, de sorte que le pauvre diable est trepasse dans une mechante hotellerie et en trepassant a prononce le nom de dom Modeste? -- Oui. -- Si bien qu'on a prevenu dom Modeste? -- Un homme tout effare, qui a jete l'alarme dans le couvent. -- Et dom Modeste a fait appeler sa litiere, et a couru a la _Corne d'Abondance_. -- D'ou savez-vous cela? -- Oh! tu ne me connais pas encore, petit; je suis un peu sorcier, moi. Jacques recula de deux pas. -- Ce n'est pas tout, continua Chicot qui s'eclairait, a mesure qu'il parlait, a la propre lumiere de ses paroles; on a trouve une lettre dans la poche du mort. -- Une lettre, c'est cela. -- Et dom Modeste a charge son petit Jacques de porter cette lettre a son adresse. -- Oui. -- Et le petit Jacques a couru a l'instant meme a l'hotel de Guise. -- Oh! -- Ou il n'a trouve personne. -- Bon Dieu! -- Que M. de Mayneville. -- Misericorde! -- Lequel M. de Mayneville a conduit Jacques a l'hotellerie du _Fier- Chevalier_. -- Monsieur Briquet, monsieur Briquet, s'ecria Jacques, si vous savez cela!... -- Eh! ventre de biche! tu vois bien que je le sais, s'ecria Chicot, triomphant d'avoir degage cet inconnu, si important pour lui, des langes tenebreux ou il etait enveloppe d'abord. -- Alors, reprit Jacques, vous voyez bien, monsieur Briquet, que je ne suis pas coupable. -- Non, dit Chicot, tu n'es coupable ni par action, ni par omission, mais tu es coupable par pensee. -- Moi? -- Sans doute, tu trouves la duchesse fort belle. -- Moi! -- Et tu te retournes pour la voir encore a travers les carreaux. -- Moi!!! Le moinillon rougit et balbutia: -- C'est vrai, elle ressemble a une vierge Marie qui etait au chevet de ma mere. -- Oh! murmura Chicot, combien perdent de choses les gens qui ne sont pas curieux! -- Alors il se fit raconter par le petit Clement, qu'il tenait desormais a sa discretion, tout ce qu'il venait de raconter lui-meme, mais, cette fois, avec des details qu'il ne pouvait savoir. -- Vois-tu, dit Chicot quand il eut fini, quel pauvre maitre d'escrime tu avais dans frere Borromee! -- Monsieur Briquet, fit le petit Jacques, il ne faut pas dire de mal des morts. -- Non, mais avoue une chose. -- Laquelle? -- C'est que Borromee tirait moins bien que celui qui l'a tue. -- C'est vrai. -- Et maintenant, voila tout ce que j'avais a te dire. Bonsoir, mon petit Jacques, a bientot, et si tu veux.... -- Quoi, monsieur Briquet? -- Eh bien! c'est moi qui te donnerai des lecons d'escrime a l'avenir. -- Oh! bien volontiers. -- Maintenant, en route, petit, car on t'attend avec impatience au prieure. -- C'est vrai; merci, monsieur Briquet, de m'en avoir fait souvenir. Et le moinillon disparut en courant. Ce n'etait pas sans raison que Chicot avait congedie son interlocuteur. Il en avait tire tout ce qu'il voulait savoir et, d'un autre cote, il lui restait encore quelque chose a apprendre. Il rejoignit donc a grands pas sa maison. La litiere, les porteurs et le cheval etaient toujours a la porte du _Fier-Chevalier_. Il regagna sans bruit sa gouttiere. La maison situee en face de la sienne etait toujours eclairee. Des lors, il n'eut plus de regards que pour cette maison. Il vit d'abord, par la fente d'un rideau, passer et repasser Ernauton, qui paraissait attendre avec impatience. Puis il vit revenir la litiere, il vit partir Mayneville, enfin, il vit entrer la duchesse dans la chambre ou palpitait Ernauton plutot qu'il ne respirait. Ernauton s'agenouilla devant la duchesse qui lui donna sa blanche main a baiser. Puis la duchesse releva le jeune homme et le fit asseoir devant elle, a une table elegamment servie. -- C'est singulier, dit Chicot, cela commencait comme une conspiration, et cela finit comme un rendez-vous d'amour. Oui, continua Chicot, mais qui l'a donne ce rendez-vous d'amour? Madame de Montpensier. Puis s'eclairant a une lumiere nouvelle: -- Oh! oh! murmura-t-il. " Chere soeur, j'approuve votre plan a l'egard des Quarante-Cinq: seulement, permettez-moi de vous dire que c'est bien de l'honneur que vous ferez a ces droles-la. " Ventre de biche! s'ecria Chicot, j'en reviens a ma premiere idee; ce n'est pas de l'amour, c'est une conspiration. Madame la duchesse de Montpensier aime M. Ernauton de Carmainges; surveillons les amours de madame la duchesse. Et Chicot surveilla jusqu'a minuit et demi, heure a laquelle Ernauton s'enfuit, le manteau sur le nez, tandis que madame la duchesse de Montpensier remontait en litiere. -- Maintenant, murmura Chicot en descendant son escalier, quelle est cette chance de mort qui doit delivrer le duc de Guise de l'heritier presomptif de la couronne? quelles sont ces gens que l'on croyait morts et qui sont vivants? Mordieu! je pourrais bien etre sur la trace! LXXXV LE CARDINAL DE JOYEUSE La jeunesse a des opiniatretes dans le mal et dans le bien qui valent l'aplomb des resolutions d'un age mur. Tendus vers le bien, ces sortes d'entetements produisent les grandes actions et impriment a l'homme qui debute dans la vie un mouvement qui le porte, par une pente naturelle, vers un heroisme quelconque. Ainsi Bayard et du Guesclin devinrent de grands capitaines pour avoir ete les plus hargneux et les plus intraitables enfants qu'on eut jamais vus; ainsi ce gardeur de pourceaux dont la nature avait fait le patre de Montalte, et dont le genie fit Sixte-Quint, devint un grand pape pour s'etre obstine a mal faire sa besogne de porcher. Ainsi les pires natures Spartiates se developperent-elles dans le sens de l'heroisme, apres avoir commence par l'entetement dans la dissimulation et la cruaute. Nous n'avons ici a tracer que le portrait d'un homme ordinaire; cependant plus d'un biographe eut trouve dans Henri du Bouchage, a vingt ans, l'etoffe d'un grand homme. Henri s'obstina dans son amour et dans sa sequestration du monde. Comme le lui avait demande son frere, comme l'avait exige le roi, il demeura quelques jours seul avec son eternelle pensee; puis, sa pensee s'etant faite de plus en plus immuable, il se decida un matin a visiter son frere le cardinal, personnage important, qui a l'age de vingt-six ans etait deja cardinal depuis deux ans, et qui de l'archeveche de Narbonne etait passe au plus haut degre des grandeurs ecclesiastiques, grace a la noblesse de sa race et a la puissance de son esprit. Francois de Joyeuse, que nous avons deja introduit en scene pour eclaircir le doute de Henri de Valois a l'egard de Sylla, Francois de Joyeuse, jeune et mondain, beau et spirituel, etait un des hommes les plus remarquables de l'epoque. Ambitieux par nature, mais circonspect par calcul et par position, Francois de Joyeuse pouvait prendre pour devise: _Rien n'est trop_, et justifier sa devise. Peut-etre seul de tous les hommes de cour et Francois de Joyeuse etait un homme de cour avant tout, il avait su se faire deux soutiens des deux trones religieux et laique desquels il ressortissait comme gentil homme francais et comme prince de l'Eglise; Sixte le protegeait contre Henri III, Henri III le protegeait contre Sixte. Il etait Italien a Paris, Parisien a Rome, magnifique et adroit partout. L'epee seule de Joyeuse, le grand-amiral, donnait a ce dernier plus de poids dans la balance; mais on voyait, a certains sourires du cardinal, que, s'il manquait de ces pesantes armes temporelles que, tout elegant qu'il etait, maniait si bien le bras de son frere, il savait user et meme abuser des armes spirituelles confiees a lui par le souverain chef de l'Eglise. Le cardinal Francois de Joyeuse etait promptement devenu riche, riche de son propre patrimoine d'abord, puis ensuite de ses differents benefices. En ce temps-la, l'Eglise possedait, et meme possedait beaucoup, et quand ses tresors etaient epuises, elle connaissait les sources, aujourd'hui taries, ou les renouveler. Francois de Joyeuse menait donc grand train. Laissant a son frere l'orgueil de la maison militaire, il encombrait ses antichambres de cures, d'eveques, d'archeveques; il avait sa specialite. Une fois cardinal, comme il etait prince de l'Eglise, et par consequent superieur a son frere, il avait pris des pages a la mode italienne et des gardes a la mode francaise. Mais ces gardes et ces pages n'etaient encore pour lui qu'un plus grand moyen de liberte. Souvent il rangeait gardes et pages autour d'une grande litiere, par les rideaux de laquelle passait la main gantee de son secretaire, tandis que lui, a cheval, l'epee au dos, courait la ville deguise avec une perruque, une fraise enorme, et des bottes de cavalier dont le bruit rejouissait l'ame. Le cardinal jouissait donc d'une fort grande consideration, car, a de certaines elevations, les fortunes humaines sont absorbantes, et forcent, comme si elles etaient composees rien que d'atomes crochus, toutes les autres fortunes a s'allier a elles comme des satellites, et par cette raison, le nom glorieux de son pere, l'illustration recente et inouie de son frere Anne, jetaient sur lui tout leur eclat. En outre, comme il avait suivi scrupuleusement ce precepte, de cacher sa vie et de repandre son esprit, il n'etait connu que par ses beaux cotes, et, dans sa famille meme, passait pour un fort grand homme, bonheur que n'ont pas eu bien des empereurs charges de gloire et couronnes par toute une nation. Ce fut vers ce prelat que le comte du Bouchage alla se refugier apres son explication avec son frere, apres son entretien avec le roi de France. Seulement, comme nous l'avons dit, il laissa s'ecouler quelques jours pour obeir a l'injonction de son aine et de son roi. Francois habitait une belle maison dans la Cite. La cour immense de cette maison ne desemplissait pas de cavaliers et de litieres; mais le prelat, dont le jardin confinait a la berge de la riviere, laissait ses cours et ses antichambres s'emplir de courtisans; et, comme il avait une porte de sortie sur la berge, et un bateau qui le transportait sans bruit aussi loin et aussi doucement qu'il lui plaisait, pres de cette porte, il arrivait souvent que l'on attendait inutilement le prelat, auquel une indisposition grave ou une penitence austere servait de pretexte pour ne pas recevoir. C'etait encore de l'Italie au sein de la bonne ville du roi de France, c'etait Venise entre les deux bras de la Seine. Francois etait fier, mais nullement vain; il aimait ses amis comme des freres et ses freres presque autant que ses amis. Plus age de cinq ans que du Bouchage, il ne lui epargnait ni les bons ni les mauvais conseils, ni la bourse ni le sourire. Mais comme il portait merveilleusement bien l'habit de cardinal, du Bouchage le trouvait beau, noble, presque effrayant, en sorte qu'il le respectait plus peut-etre qu'il ne respectait leur aine a tous deux. Henri, sous sa belle cuirasse et ses chamarrures de militaire fleuri, confiait en tremblant ses amours a Anne, il n'eut pas meme ose se confesser a Francois. Cependant, lorsqu'il se dirigea vers l'hotel du cardinal, sa resolution etait prise, il abordait franchement le confesseur d'abord, l'ami ensuite. Il entra dans la cour d'ou sortaient a l'instant meme plusieurs gentilshommes fatigues d'avoir sollicite, sans l'avoir obtenue, la faveur d'une audience. Il traversa les antichambres, les salles, puis les appartements. On lui avait dit, a lui comme aux autres, que son frere etait en conference; mais il ne serait venu a aucun domestique l'idee de fermer une porte devant du Bouchage. Du Bouchage traversa donc tous les appartements et parvint jusqu'au jardin, veritable jardin de prelat romain, avec de l'ombre, de la fraicheur et des parfums, comme on en trouve aujourd'hui a la villa Pamphile ou au palais Borghese. Henri s'arreta sous un massif: en ce moment la grille du bord de l'eau roula sur ses gonds, et un homme entra cache dans un large manteau brun et suivi d'une sorte de page. Cet homme apercut Henri, qui etait trop absorbe dans son reve pour penser a lui, et se glissa entre les arbres, evitant d'etre vu ni par du Bouchage ni par aucun autre. Henri ne prit pas garde a cette entree mysterieuse; ce ne fut qu'en se retournant qu'il vit l'homme entrer dans les appartements. Apres dix minutes d'attente, il allait y entrer a son tour et questionner un valet de pied pour savoir a quelle heure precisement son frere serait visible, quand un domestique, qui paraissait le chercher, l'apercut, vint a lui et le pria de vouloir bien passer dans la salle des livres, ou le cardinal l'attendait. Henri se rendit lentement a cette invitation, car il devinait une nouvelle lutte: il trouva son frere le cardinal qu'un valet de chambre accommodait dans un habit de prelat, un peu mondain peut-etre, mais elegant et surtout commode. -- Bonjour, comte, dit le cardinal; quelles nouvelles, mon frere? -- Excellentes nouvelles quant a notre famille, dit Henri; Anne, vous le savez, s'est couvert de gloire dans cette retraite d'Anvers, et il vit. -- Et, Dieu merci! vous aussi vous etes sain et sauf, Henri? -- Oui, mon frere. -- Vous voyez, dit le cardinal, que Dieu a ses desseins sur nous. -- Mon frere, je suis tellement reconnaissant a Dieu, que j'ai forme le projet de me consacrer a son service; je viens donc vous parler serieusement de ce projet, qui me parait mur, et dont je vous ai deja dit quelques mots. -- Vous pensez toujours a cela, du Bouchage? fit le cardinal en laissant echapper une legere exclamation, qui indiquait que Joyeuse allait avoir un combat a livrer. -- Toujours, mon frere. -- Mais c'est impossible, Henri, reprit le cardinal; ne vous l'a-t-on pas deja dit? -- Je n'ai pas ecoute ce que l'on m'a dit, mon frere, parce qu'une voix plus forte, qui parle en moi, m'empeche d'entendre toute parole qui me detournerait de Dieu. -- Vous n'etes pas assez ignorant des choses du monde, mon frere, dit le cardinal du ton le plus serieux, pour croire que cette voix soit veritablement celle du Seigneur; au contraire, et je l'affirmerais, c'est un sentiment tout mondain qui vous parle. Dieu n'a rien a voir dans cette affaire, n'abusez donc pas de son saint nom, et surtout ne confondez pas la voix du ciel avec celle de la terre. -- Je ne confonds pas, mon frere, je veux dire seulement que quelque chose d'irresistible m'entraine vers la retraite et la solitude. -- A la bonne heure, Henri, et nous rentrons dans les termes vrais. Eh bien! mon cher, voici ce qu'il faut faire; je m'en vais, prenant acte de vos paroles, vous rendre le plus heureux des hommes. -- Merci! oh! merci, mon frere! -- Ecoutez-moi, Henri. Il faut prendre de l'argent, deux ecuyers, et voyager par toute l'Europe, comme il convient a un fils de la maison dont nous sommes. Vous verrez des pays lointains, la Tartarie, la Russie meme, les Lapons, ces peuples fabuleux que ne visite jamais le soleil; vous vous ensevelirez dans vos pensees jusqu'a ce que le germe devorant qui travaille en vous soit eteint ou assouvi... Alors vous nous reviendrez. Henri, qui s'etait assis, se leva plus serieux que n'avait ete son frere. -- Vous ne m'avez pas compris, dit-il, monseigneur. -- Pardon, Henri, vous avez dit retraite et solitude. [Illustration: Par retraite et solitude, j'ai entendu parler du cloitre, mon frere. -- PAGE 121.] -- Oui, j'ai dit cela; mais, par retraite et solitude, j'ai entendu parler du cloitre, mon frere, et non des voyages; voyager, c'est jouir encore de la vie, moi je veux presque souffrir la mort, et, si je ne la souffre pas, la savourer du moins. -- C'est la une absurde pensee, permettez-moi de vous le dire, Henri, car enfin quiconque veut s'isoler est seul partout. Mais soit, le cloitre. Eh bien! je comprends que vous soyez venu vers moi pour me parler de ce projet. Je connais des benedictins fort savants, des augustins tres ingenieux, dont les maisons sont gaies, fleuries, douces et commodes. Au milieu des travaux de la science ou des arts, vous passerez une annee charmante, en bonne compagnie, ce qui est important, car on ne doit pas s'encrasser en ce monde, et si au bout de cette annee, vous persistez dans votre projet, eh bien! mon cher Henri, je ne vous ferai plus opposition, et moi-meme vous ouvrirai la porte qui vous conduira doucement au salut eternel. -- Vous ne me comprenez decidement pas, mon frere, repondit du Bouchage en secouant la tete, ou plutot votre genereuse intelligence ne veut pas me comprendre: ce n'est pas un sejour gai, une aimable retraite que je veux, c'est la claustration rigoureuse, noire et morte; je tiens a prononcer mes voeux, des voeux qui ne me laissent pour toute distraction qu'une tombe a creuser, qu'une longue priere a dire. Le cardinal fronca le sourcil et se leva de son siege. -- Oui, dit-il, j'avais parfaitement compris, et j'essayais, par ma resistance sans phrases et sans dialectique, de combattre la folie de vos resolutions; mais vous m'y forcez, ecoutez-moi. -- Ah! mon frere, dit Henri avec abattement, n'essayez pas de me convaincre, c'est impossible. -- Mon frere, je vous parlerai au nom de Dieu d'abord, de Dieu que vous offensez, en disant que vient de lui cette resolution farouche: Dieu n'accepte pas des sacrifices irreflechis. Vous etes faible, puisque vous vous laissez abattre par la premiere douleur; comment Dieu vous saurait-il gre d'une victime presque indigne que vous lui offrez? Henri fit un mouvement. -- Oh! je ne veux plus vous menager, mon frere, vous qui ne menagez personne d'entre nous, reprit le cardinal; vous qui oubliez le chagrin que vous causerez a notre frere aine, a moi. -- Pardon, interrompit Henri, dont les joues se couvrirent de rougeur, pardon, monseigneur, le service de Dieu est-il donc une carriere si sombre et si deshonorante, que toute une famille en prenne le deuil! Vous, mon frere, vous dont je vois le portrait en cette chambre, avec cet or, ces diamants, cette pourpre, n'etes-vous pas l'honneur et la joie de notre maison, bien que vous ayez choisi le service de Dieu, comme mon frere aine celui des rois de la terre? -- Enfant! enfant! s'ecria le cardinal avec impatience; vous me feriez croire que la tete vous a tourne. Comment! vous allez comparer ma maison a un cloitre; mes cent valets, mes piqueurs, mes gentilshommes et mes gardes, a la cellule et au balai, qui sont les seules armes et la seule richesse du cloitre! Etes-vous en demence? N'avez-vous pas dit tout a l'heure que vous repoussez ces superfluites qui sont mon necessaire, les tableaux, les vases precieux, la pompe et le bruit? Avez-vous, comme moi, le desir et l'espoir de mettre sur votre front la tiare de saint Pierre? Voila une carriere, Henri; on y court, on y lutte, on y vit; mais vous! vous, c'est la sape du mineur, c'est la beche du trappiste, c'est la tombe du fossoyeur que vous voulez; plus d'air, plus de joie, plus d'espoir! Et tout cela, j'en rougis pour vous qui etes un homme, tout cela, parce que vous aimez une femme qui ne vous aime pas. En verite, Henri, vous faites tort a votre race! -- Mon frere! s'ecria le jeune homme pale et les yeux flamboyants d'un feu sombre, aimez-vous mieux que je me casse la tete d'un coup de pistolet, ou que je profite de l'honneur que j'ai de porter une epee pour me l'enfoncer dans le coeur? Pardieu! monseigneur, vous qui etes cardinal et prince, donnez-moi l'absolution de ce peche mortel, la chose sera faite si vite que vous n'aurez pas eu le temps d'achever cette laide et indigne pensee: que je deshonore ma race, ce que, grace a Dieu, ne fera jamais un Joyeuse. -- Allons, allons, Henri! dit le cardinal en attirant a lui son frere, et le retenant dans ses bras, allons, cher enfant, aime de tous, oublie et sois clement pour ceux qui t'aiment. Je t'en supplie en egoiste; ecoute: chose rare ici-bas, nous sommes tous heureux, les uns par l'ambition satisfaite, les autres par les benedictions de tout genre que Dieu fait fleurir sur notre existence; ne jette donc pas, je t'en supplie, Henri, le poison mortel de la retraite sur les joies de ta famille; songe que notre pere en pleurera, songe que tous, nous porterons au front la tache noire de ce deuil que tu vas nous faire. Je t'adjure, Henri, de te laisser flechir: le cloitre ne te vaut rien. Je ne te dis pas que tu y mourras, car tu me repondrais, malheureux, par un sourire, helas! trop intelligible; non, je te dirai que le cloitre est plus fatal que la tombe: la tombe n'eteint que la vie, le cloitre eteint l'intelligence, le cloitre courbe le front, au lieu de relever au ciel; l'humidite des voutes passe peu a peu dans le sang et s'infiltre jusque dans la moelle des os, pour faire du cloitre une statue de granit de plus dans son couvent. Mon frere, mon frere, prends-y garde: nous n'avons que quelques annees, nous n'avons qu'une jeunesse. Eh bien! les annees de la belle jeunesse se passeront aussi, car tu es sous l'empire d'une grande douleur, mais a trente ans tu te feras homme, la seve de maturite viendra; elle entrainera ce reste de douleur usee, et alors tu voudras revivre, mais il sera trop tard, car alors tu seras triste, enlaidi, souffreteux, ton coeur n'aura plus de flamme, ton oeil n'aura plus d'etincelles, ceux que tu chercheras, te fuiront comme un sepulcre blanchi, dont tout regard craint la noire profondeur: Henri, je te parle avec amitie, avec sagesse; ecoute-moi. Le jeune homme demeura immobile et silencieux. Le cardinal espera l'avoir attendri et ebranle dans sa resolution. -- Tiens, dit-il, essaie d'une autre ressource, Henri; ce dard empoisonne que tu traines a ton coeur, porte-le partout, dans le bruit, dans les fetes, assieds-toi avec lui a nos festins; imite le faon blesse, qui traverse les taillis, les halliers, les ronces, pour essayer d'arracher de son flanc la fleche retenue aux levres de la blessure; quelquefois la fleche tombe. -- Mon frere, par grace, dit Henri, n'insistez pas davantage; ce que je vous demande, n'est point le caprice d'un instant, la decision d'une heure, c'est le fruit d'une lente et douloureuse resolution. Mon frere, au nom du ciel, je vous adjure de m'accorder la grace que je vous demande. -- Eh bien! quelle grace demandes-tu, voyons? -- Une dispense, monseigneur. -- Pour quoi faire? -- Pour abreger mon noviciat. -- Ah! je le savais, du Bouchage, tu es mondain jusque dans ton rigorisme, pauvre ami. Oh! je sais la raison que tu vas me donner. Oh! oui, tu es bien un homme de notre monde, tu ressembles a ces jeunes gens qui se font volontaires et veulent bien du feu, des balles, des coups, mais non pas du travail de la tranchee et du balayage des tentes. Il y a de la ressource, Henri; tant mieux, tant mieux! -- Cette dispense, mon frere, cette dispense, je vous la demande a genoux. -- Je te la promets; je vais ecrire a Rome. C'est un mois qu'il faut pour que la reponse arrive; mais en echange, promets-moi une chose. -- Laquelle? -- C'est, pendant ce mois d'attente, de ne refuser aucun des plaisirs qui se presenteront a vous; et si dans un mois vous tenez encore a vos projets, Henri, eh bien! je vous livrerai cette dispense de ma main. Etes vous satisfait maintenant et n'avez-vous plus rien a demander? -- Non, mon frere, merci; mais un mois, c'est si long, et les delais me tuent. -- En attendant, mon frere, et pour commencer a vous distraire, vous plairait-il de dejeuner avec moi? J'ai bonne compagnie ce matin. Et le prelat se mit a sourire d'un air que lui eut envie le plus mondain des favoris de Henri III. -- Mon frere... dit du Bouchage en se defendant. -- Je n'admets pas d'excuse; vous n'avez que moi ici, puisque vous arrivez de Flandre, et que votre maison ne doit pas etre remontee encore. A ces mots, le cardinal se leva, et tirant une portiere qui fermait un grand cabinet somptueusement meuble: -- Venez, comtesse, dit-il, que nous persuadions M. le comte du Bouchage de demeurer avec nous. Mais au moment ou le cardinal avait souleve la portiere, Henri avait vu, a demi-couche sur des coussins, le page qui etait rentre avec le gentilhomme de la grille du bord de l'eau, et dans ce page, avant meme que le prelat n'eut denonce son sexe, il avait reconnu une femme. Quelque chose comme une terreur subite, comme un effroi invincible le prit, et tandis que le mondain cardinal allait chercher le beau page par la main, Henri du Bouchage s'elancait hors de l'appartement, si bien que lorsque Francois ramena la dame, toute souriante de l'espoir de ramener un coeur vers le monde, la chambre etait parfaitement vide. Francois fronca le sourcil, et s'asseyant devant une table chargee de papiers et de lettres, il ecrivit precipitamment quelques lignes. -- Veuillez sonner, chere comtesse, dit-il, vous avez la main sur le timbre. Le page obeit. Un valet de chambre de confiance parut. -- Qu'un courrier monte a l'instant meme a cheval, dit Francois, et porte cette lettre a M. le grand-amiral, a Chateau-Thierry. LXXXVI ON A DES NOUVELLES D'AURILLY Le lendemain de ce jour, le roi travaillait au Louvre avec le surintendant des finances, lorsqu'on vint le prevenir que M. de Joyeuse l'aine venait d'arriver et l'attendait dans le grand cabinet d'audience, venant de Chateau-Thierry, avec un message de M. le duc d'Anjou. Le roi quitta precipitamment sa besogne et courut a la rencontre de cet ami si cher. Bon nombre d'officiers et de courtisans garnissaient le cabinet; la reine- mere etait venue ce soir-la, escortee de ses filles d'honneur, et ces demoiselles si fringantes etaient des soleils toujours escortes de satellites. Le roi donna sa main a baiser a Joyeuse et promena un regard satisfait sur l'assemblee. [Illustration: Est-ce que je ne me trompe pas, mon Dieu? -- PAGE 133.] Dans l'angle de la porte d'entree, a sa place ordinaire, se tenait Henri du Bouchage, accomplissant rigoureusement son service et ses devoirs. Le roi le remercia et le salua d'un signe de tete amical, auquel Henri repondit par une reverence profonde. Ces intelligences firent tourner la tete a Joyeuse qui sourit de loin a son frere, sans cependant le saluer trop visiblement de peur d'offenser l'etiquette. -- Sire, dit Joyeuse, je suis mande vers Votre Majeste par M. le duc d'Anjou, revenu tout recemment de l'expedition des Flandres. -- Mon frere se porte bien, monsieur l'amiral? demanda le roi. -- Aussi bien, sire, que le permet l'etat de son esprit, cependant je ne cacherai pas a Votre Majeste que monseigneur parait souffrant. -- Il aurait besoin de distraction apres son malheur, dit le roi, heureux de proclamer l'echec arrive a son frere tout en paraissant le plaindre. -- Je crois que oui, sire. -- On nous a dit, monsieur l'amiral, que le desastre avait ete cruel. -- Sire.... -- Mais que, grace a vous, bonne partie de l'armee avait ete sauvee; merci, monsieur l'amiral, merci. Ce pauvre monsieur d'Anjou desire-t-il pas nous voir? -- Ardemment, sire. -- Aussi, le verrons-nous. Etes-vous pas de cet avis, madame? dit Henri, en se tournant vers Catherine, dont le coeur souffrait tout ce que son visage s'obstinait a cacher. -- Sire, repondit-elle, je serais allee seule au devant de mon fils; mais, puisque Votre Majeste daigne se reunir a moi dans ce voeu de bonne amitie, le voyage me sera une partie de plaisir. -- Vous viendrez avec nous, messieurs, dit le roi aux courtisans; nous partirons demain, je coucherai a Meaux. -- Sire, je vais donc annoncer a monseigneur cette bonne nouvelle? -- Non pas! me quitter si tot, monsieur l'amiral, non pas! Je comprends qu'un Joyeuse soit aime de mon frere et desire, mais nous en avons deux... Dieu merci!... Du Bouchage, vous partirez pour Chateau-Thierry, s'il vous plait. -- Sire, demanda Henri, me sera-t-il permis, apres avoir annonce l'arrivee de Sa Majeste a monseigneur le duc d'Anjou, de revenir a Paris? -- Vous ferez comme il vous plaira, du Bouchage, dit le roi. Henri salua et se dirigea vers la porte. Heureusement Joyeuse le guettait. -- Vous permettez, sire, que je dise un mot a mon frere? demanda-t-il. -- Dites. Mais qu'y a-t-il? fit le roi plus bas. -- Il y a qu'il veut bruler le pave pour faire la commission, et le briller pour revenir, ce qui contrarie mes projets, sire, et ceux de M. le cardinal. -- Va donc, va, et tance-moi cet enrage amoureux. Anne courut apres son frere et le rejoignit dans les antichambres. -- Eh bien! dit Joyeuse, vous partez avec beaucoup d'empressement, Henri? -- Mais oui, mon frere. -- Parce que vous voulez bien vite revenir? -- C'est vrai. -- Vous ne comptez donc sejourner que quelque temps a Chateau-Thierry? -- Le moins possible. -- Pourquoi cela? -- Ou l'on s'amuse, mon frere, la n'est point ma place. -- C'est justement, au contraire, Henri, parce que monseigneur le duc d'Anjou doit donner des fetes a la cour, que vous devriez rester a Chateau-Thierry. -- Cela m'est impossible, mon frere. -- A cause de vos desirs de retraite, de vos projets d'austerite? -- Oui, mon frere. -- Vous etes alle au roi demander une dispense? -- Qui vous a dit cela? -- Je le sais. -- C'est vrai, j'y suis alle. -- Vous ne l'obtiendrez pas. -- Pourquoi cela, mon frere? -- Parce que le roi n'a pas interet a se priver d'un serviteur tel que vous. -- Mon frere le cardinal fera alors ce que Sa Majeste ne voudra pas faire. -- Pour une femme, tout cela! -- Anne, je vous en supplie, n'insistez pas davantage. -- Ah! soyez tranquille, je ne recommencerai pas; mais, une fois, allons au but. Vous partez pour Chateau-Thierry; en bien! au lieu de revenir aussi precipitamment que vous le voudriez, je desire que vous m'attendiez dans mon appartement; il y a longtemps que nous n'avons vecu ensemble; j'ai besoin, comprenez cela, de me retrouver avec vous. -- Mon frere, vous allez a Chateau-Thierry pour vous amuser, vous. Mon frere, si je reste a Chateau-Thierry, j'empoisonnerai tous vos plaisirs. -- Oh! que non pas! je resiste, moi, et suis d'un heureux temperament, fort propre a battre en breche vos melancolies. -- Mon frere.... -- Permettez, comte, dit l'amiral avec une imperieuse insistance, je represente ici notre pere, et vous enjoints de m'attendre a Chateau- Thierry; vous y trouverez mon appartement qui sera le votre. Il donne, au rez-de-chaussee, sur le parc. -- Si vous ordonnez, mon frere... dit Henri avec resignation. -- Appelez cela du nom qu'il vous plaira, comte, desir ou ordre, mais attendez-moi. -- J'obeirai, mon frere. -- Et je suis persuade que vous ne m'en voudrez pas, ajouta Joyeuse en pressant le jeune homme dans ses bras. Celui-ci se deroba un peu aigrement peut-etre a l'accolade fraternelle, demanda ses chevaux et partit immediatement pour Chateau-Thierry. Il courait avec la colere d'un homme contrarie, c'est-a-dire qu'il devorait l'espace. Le soir meme il gravissait, avant la nuit, la colline sur laquelle Chateau-Thierry est assis, avec la Marne a ses pieds. Son nom lui fit ouvrir les portes du chateau qu'habitait le prince; mais, quant a une audience, il fut plus d'une heure a l'obtenir. Le prince, disaient les uns, etait dans ses appartements; il dormait, disait un autre; il faisait de la musique, supposait le valet de chambre. Seulement nul, parmi les domestiques, ne pouvait donner une reponse positive. Henri insista pour n'avoir plus a penser au service du roi et se livrer, des lors, tout entier a sa tristesse. Sur cette insistance, et comme on le savait lui et son frere des plus familiers du duc, on le fit entrer dans l'un des salons du premier etage, ou le prince consentait enfin a le recevoir. Une demi-heure s'ecoula, la nuit tombait insensiblement du ciel. Le pas trainant et lourd du duc d'Anjou resonna dans la galerie; Henri, qui le reconnut, se prepara au ceremonial d'usage. Mais le prince, qui paraissait fort presse, dispensa vite son ambassadeur de ces formalites en lui prenant la main et en l'embrassant. -- Bonjour, comte, dit-il, pourquoi vous derange-t-on pour venir voir un pauvre vaincu? -- Le roi m'envoie, monseigneur, vous prevenir qu'il a grand desir de voir Votre Altesse, et que, pour la laisser reposer de ses fatigues, c'est Sa Majeste qui se rendra au devant d'elle et qui viendra visiter Chateau- Thierry demain au plus tard. -- Le roi viendra demain! s'ecria Francois avec un mouvement d'impatience. Mais il se reprit promptement. -- Demain, demain! dit-il, mais, en verite, rien ne sera pret au chateau ni dans la ville pour recevoir Sa Majeste. Henri s'inclina en homme qui transmet un ordre, mais qui n'a point charge de le commenter. -- La grande hate ou Leurs Majestes sont de voir Votre Altesse ne leur a pas permis de penser aux embarras. -- Eh bien! eh bien! fit le prince avec volubilite, c'est a moi de mettre le temps en double. Je vous laisse donc, Henri; merci de votre celerite, car vous avez couru vite, a ce que je vois: reposez-vous. -- Votre Altesse n'a pas d'autres ordres a me transmettre? demanda respectueusement Henri. -- Aucun. Couchez-vous. On vous servira chez vous, comte. Je n'ai pas de service ce soir, je suis souffrant, inquiet, j'ai perdu appetit et sommeil, ce qui me compose une vie lugubre et a laquelle, vous le comprenez, je ne fais participer personne. A propos, vous savez la nouvelle? [Illustration: Le prince passa son bras autour de la taille de Diane. -- PAGE 137.] -- Non, monseigneur; quelle nouvelle? -- Aurilly a ete mange par les loups.... -- Aurilly! s'ecria Henri avec surprise. -- Eh! oui... devore!... C'est etrange: comme tout ce qui m'approche meurt mal! Bonsoir, comte, dormez bien. Et le prince s'eloigna d'un pas rapide. LIXXVII DOUTE Henri descendit, et en traversant les antichambres il trouva bon nombre d'officiers de sa connaissance qui accoururent a lui, et qui avec force amities lui offrirent de le conduire a l'appartement de son frere, situe a l'un des angles, du chateau. C'etait la bibliotheque que le duc avait donnee pour habitation a Joyeuse, durant son sejour a Chateau-Thierry. Deux salons, meubles au temps de Francois 1er, communiquaient l'un avec l'autre et aboutissaient a la bibliotheque; cette derniere piece donnait sur les jardins. C'est dans la bibliotheque qu'avait fait dresser son lit Joyeuse, esprit paresseux et cultive a la fois: en etendant le bras il touchait a la science, en ouvrant les fenetres il savourait la nature; les organisations superieures ont besoin de jouissances plus completes, et la brise du matin, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs ajoutaient un nouveau charme aux triolets de Clement Marot ou aux odes de Ronsard. Henri decida qu'il garderait toutes choses comme elles etaient, non pas qu'il fut mu par le sybaritisme poetique de son frere, mais au contraire par insouciance, et parce qu'il lui etait indifferent d'etre la ou ailleurs. Mais comme, en quelque situation d'esprit que fut le comte, il avait ete eleve a ne jamais negliger ses devoirs envers le roi ou les princes de la maison de France, il s'informa avec le plus grand soin de la partie du chateau qu'habitait le prince depuis son retour. Le hasard envoyait, sous ce rapport, un excellent cicerone a Henri; c'etait ce jeune enseigne dont une indiscretion avait, dans le petit village de Flandre ou nous avons fait faire une halte d'un instant a nos personnages, livre au prince le secret du comte; celui-ci n'avait pas quitte le prince depuis son retour, et pouvait parfaitement renseigner Henri. En arrivant a Chateau-Thierry, le prince avait d'abord cherche la dissipation et le bruit; alors il habitait les grands appartements, recevait matin et soir, et, pendant la journee, courait le cerf dans la foret, ou volait a la pie dans le parc; mais depuis la nouvelle de la mort d'Aurilly, nouvelle arrivee au prince sans que l'on sut par quelle voie, le prince s'etait retire dans un pavillon situe au milieu du parc; ce pavillon, espece de retraite inaccessible, excepte aux familiers de la maison du prince, etait perdu sous le feuillage des arbres, et apparaissait a peine au-dessus des charmilles gigantesques et a travers l'epaisseur des haies. C'etait dans ce pavillon que depuis deux jours le prince s'etait retire; ceux qui ne le connaissaient pas disaient que c'etait le chagrin que lui avait cause la mort d'Aurilly qui le plongeait dans cette solitude; ceux qui le connaissaient pretendaient qu'il s'accomplissait dans ce pavillon quelque oeuvre honteuse ou infernale qui, un matin, eclaterait au jour. L'une ou l'autre de ces suppositions etait d'autant plus probable, que le prince semblait desespere quand une affaire ou une visite l'appelait au chateau; si bien qu'aussitot cette visite recue ou cette affaire achevee, il rentrait dans sa solitude, servi seulement par deux vieux valets de chambre qui l'avaient vu naitre. -- Alors, fit Henri, les fetes ne seront pas gaies, si le prince est de cette humeur. -- Assurement, repondit l'enseigne, car chacun saura compatir a la douleur du prince, frappe dans son orgueil et dans ses affections. Henri continuait de questionner sans le vouloir, et prenait un etrange interet a ces questions; cette mort d'Aurilly qu'il avait connu a la cour, et qu'il avait revu en Flandre; cette espece d'indifference avec laquelle le prince lui avait annonce la perte qu'il avait faite; cette reclusion dans laquelle le prince vivait, disait-on, depuis cette mort; tout cela se rattachait pour lui, sans qu'il sut comment, a la trame mysterieuse et sombre sur laquelle, depuis quelque temps, etaient brodes les evenements de sa vie. -- Et, demanda-t-il a l'enseigne, on ne sait pas, avez-vous dit, d'ou vient au prince la nouvelle de la mort d'Aurilly? -- Non. -- Mais enfin, insista-t-il, raconte-t-on quelque chose a ce sujet? -- Oh! sans doute, dit l'enseigne; vrai ou faux, vous le savez, on raconte toujours quelque chose. -- Eh bien! voyons. -- On dit que le prince chassait sous les saules pres de la riviere, et qu'il s'etait ecarte des autres chasseurs, car il fait tout par elans, et s'emporte a la chasse comme au jeu, comme au feu, comme a la douleur, quand tout a coup on le vit revenir avec un visage consterne. Les courtisans l'interrogerent, pensant qu'il ne s'agissait que d'une simple aventure de chasse. Il tenait a la main deux rouleaux d'or. -- Comprenez-vous cela, messieurs? dit-il d'une voix saccadee; Aurilly est mort, Aurilly a ete mange par les loups! Chacun se recria. -- Non pas, dit le prince, il en est ainsi, ou le diable m'emporte; le pauvre joueur de luth avait toujours ete plus grand musicien que bon cavalier; il parait que son cheval l'a emporte, et qu'il est tombe dans une fondriere ou il s'est tue; le lendemain deux voyageurs qui passaient pres de cette fondriere, ont trouve son corps a moitie mange par les loups, et la preuve que la chose s'est bien passee ainsi, et que les voleurs n'ont rien a faire dans tout cela, c'est que voici deux rouleaux d'or qu'il avait sur lui et qui ont ete fidelement rapportes. -- Or, comme on n'avait vu personne rapporter ces deux rouleaux d'or, continua l'enseigne, on supposa qu'ils avaient ete remis au prince par ces deux voyageurs, qui, l'ayant rencontre et reconnu au bord de la riviere, lui avaient annonce cette nouvelle de la mort d'Aurilly. -- C'est etrange, murmura Henri. -- D'autant plus etrange, continua l'enseigne, que l'on a vu, dit-on, encore, -- est-ce vrai? est-ce une invention? -- le prince ouvrir la petite porte du parc, du cote des chataigniers, et, par cette porte, passer comme deux ombres. Le prince a donc fait entrer deux personnes dans le parc, les deux voyageurs probablement; c'est depuis lors que le prince a emigre dans son pavillon, et nous ne l'avons vu qu'a la derobee. -- Et nul n'a vu ces deux voyageurs? demanda Henri. -- Moi, dit l'enseigne, en allant demander au prince le mot d'ordre du soir pour la garde du chateau, j'ai rencontre un homme qui m'a paru etranger a la maison de Son Altesse, mais je n'ai pu voir son visage, cet homme s'etant detourne a ma vue et ayant rabattu sur ses yeux le capuchon de son justaucorps. -- Le capuchon de son justaucorps! -- Oui, cet homme semblait un paysan flamand, et m'a rappele, je ne sais pourquoi, celui qui vous accompagnait, quand nous nous rencontrames la- bas. Henri tressaillit; cette observation se rattachait pour lui a cet interet sourd et tenace que lui inspirait cette histoire: a lui aussi qui avait vu Diane et son compagnon confies a Aurilly, cette idee etait venue que les deux voyageurs qui avaient annonce au prince la mort du malheureux joueur de luth, etaient de sa connaissance. Henri regarda avec attention l'enseigne. -- Et quand vous crutes avoir reconnu cet homme, quelle idee vous est venue, monsieur? demanda-t-il. -- Voici ce que je pense, repondit l'enseigne; cependant je ne voudrais rien affirmer; le prince n'a sans doute pas renonce a ses idees sur la Flandre; il entretient en consequence des espions; l'homme au surcot de laine est un espion, qui dans sa tournee aura appris l'accident arrive au musicien et aura apporte deux nouvelles a la fois. -- Cela est vraisemblable, dit Henri reveur; mais cet homme, que faisait- il quand vous l'avez vu? -- Il longeait la haie qui borde le parterre, vous verrez cette haie de vos fenetres, et gagnait les serres. -- Alors vous dites que les deux voyageurs, car vous dites qu'ils sont deux.... -- On dit qu'on a vu entrer deux personnes, moi, je n'en ai vu qu'une seule, l'homme au surcot. -- Alors, selon vous, l'homme au surcot habiterait les serres? -- C'est probable. -- Et ces serres, ont-elles une sortie? -- Sur la ville, oui, comte. Henri demeura quelque temps silencieux; son coeur battait avec violence; ces details, indifferents en apparence pour lui, qui semblait dans tout ce mystere avoir une double vue, avaient un immense interet. La nuit etait venue sur ces entrefaites, et les deux jeunes gens causaient sans lumiere dans l'appartement de Joyeuse. Fatigue de la route, alourdi par les evenements etranges qu'on venait de lui raconter, sans force contre les emotions qu'ils venaient de faire naitre en lui, le comte etait renverse sur le lit de son frere et plongeait machinalement les yeux dans l'azur du ciel, qui semblait constelle de diamants. Le jeune enseigne etait assis sur le rebord de la fenetre, et se laissait aller volontiers, lui aussi, a cet abandon de l'esprit, a cette poesie de la jeunesse, a cet engourdissement veloute de bien-etre que donne la fraicheur embaumee du soir. Un grand silence couvrait le parc et la ville, les portes se fermaient, les lumieres s'allumaient peu a peu, les chiens aboyaient au loin dans les chenils contre les valets charges de fermer le soir les ecuries. Tout a coup l'enseigne se souleva, fit avec la main un signe d'attention, se pencha en dehors de la fenetre et appelant d'une voix breve et basse le comte etendu sur le lit: -- Venez, venez, dit-il. -- Quoi donc? demanda Henri, sortant violemment de son reve. -- L'homme, l'homme! -- Quel homme? -- L'homme au surcot, l'espion. -- Oh! fit Henri en bondissant du lit a la fenetre et en s'appuyant sur l'enseigne. -- Tenez, continua l'enseigne, le voyez-vous la-bas? il longe la haie; attendez, il va reparaitre; tenez, regardez dans cet espace eclaire par la lune; le voila, le voila! -- Oui. -- N'est-ce pas qu'il est sinistre? -- Sinistre, c'est le mot, repondit du Bouchage en s'assombrissant lui- meme. -- Croyez-vous que ce soit un espion? -- Je ne crois rien et je crois tout. -- Voyez, il va du pavillon du prince aux serres. -- Le pavillon du prince est donc la? demanda du Bouchage, en designant du doigt le point d'ou paraissait venir l'etranger. -- Voyez cette lumiere qui tremble au milieu du feuillage. -Eh bien? -- C'est celle de la salle a manger. -- Ah! s'ecria Henri, le voila qui reparait encore. -- Oui, decidement il va aux serres rejoindre son compagnon; entendez- vous? -- Quoi? -- Le bruit d'une clef qui crie dans la serrure. -- C'est etrange, dit du Bouchage, il n'y a rien dans tout cela que de tres ordinaire, et cependant.... -- Et cependant vous frissonnez, n'est-ce pas? -- Oui! dit le comte, mais qu'est-ce encore? On entendait le bruit d'une espece de cloche. -- C'est le signal du souper de la maison du prince; venez-vous souper avec nous, comte? -- Non, merci, je n'ai besoin de rien, et si la faim me presse, j'appellerai. -- N'attendez point cela, monsieur, et venez vous rejouir dans notre compagnie. -- Non pas; impossible. -- Pourquoi? -- S.A.R. m'a presque enjoint de me faire servir chez moi; mais que je ne vous retarde point. -- Merci, comte, bonsoir! surveillez bien notre fantome. -- Oh! oui, je vous en reponds; a moins, continua Henri, craignant d'en avoir trop dit, a moins que le sommeil ne s'empare de moi. Ce qui me parait plus probable et plus sain que de guetter les ombres et les espions. -- Certainement, dit l'enseigne en riant. Et il prit conge de du Bouchage. A peine fut-il hors de la bibliotheque, que Henri s'elanca dans le jardin. -- Oh! murmura-t-il, c'est Remy! c'est Remy! je le reconnaitrais dans les tenebres de l'enfer. Et le jeune homme, sentant ses genoux trembler sous lui, appuya ses deux mains humides sur son front brulant. -- Mon Dieu! dit-il, n'est-ce pas plutot une hallucination de mon pauvre cerveau malade, et n'est-il pas ecrit que dans le sommeil ou dans la veille, le jour ou la nuit, je verrai incessamment ces deux figures qui ont creuse un sillon si sombre dans ma vie? En effet, continua-t-il comme un homme qui sent le besoin de se convaincre lui-meme, pourquoi Remy serait-il ici, dans ce chateau, chez le duc d'Anjou? Qu'y viendrait-il faire? Quelles relations le duc d'Anjou pourrait-il avoir avec Remy? Comment enfin aurait-il quitte Diane, lui, son eternel compagnon? Non! ce n'est pas lui. Puis, au bout d'un instant, une conviction intime, profonde, instinctive, reprenant le dessus sur le doute: -- C'est lui! c'est lui! murmura-t-il desespere et en s'appuyant a la muraille pour ne pas tomber. Comme il achevait de formuler cette pensee dominante, invincible, maitresse de toutes les autres, le bruit aigu de la serrure retentit de nouveau, et quoique ce bruit fut presque imperceptible, ses sens surexcites le saisirent. Un inexprimable frisson parcourut tout le corps du jeune homme. Il ecouta de nouveau. Il se faisait autour de lui un tel silence, qu'il entendait battre son propre coeur. Quelques minutes s'ecoulerent sans qu'il vit apparaitre rien de ce qu'il attendait. Cependant, a defaut des yeux, ses oreilles lui disaient que quelqu'un approchait. Il entendait crier le sable sous ses pas. Soudain la ligne noire de la charmille se dentela; il lui sembla sur ce fond sombre voir se mouvoir un groupe plus sombre encore. -- Le voila qui revient, murmura Henri, est-il seul? est-il accompagne? Le groupe s'avancait du cote ou la lune argentait un espace de terrain vide. C'est au moment ou, marchant en sens oppose, l'homme au surcot traversait cet espace, que Henri avait cru reconnaitre Remy. Cette fois Henri vit deux ombres bien distinctes; il n'y avait point a s'y tromper. Un froid mortel descendit jusqu'a son coeur et sembla l'avoir fait de marbre. Les deux ombres marchaient vite, quoique d'un pas ferme; la premiere etait vetue d'un surcot de laine, et, a cette seconde apparition comme a la premiere, le comte crut bien reconnaitre Remy. La seconde, completement enveloppee d'un grand manteau d'homme, echappait a toute analyse. Et cependant, sous ce manteau, Henri crut deviner ce que nul n'eut pu voir. Il poussa une sorte de rugissement douloureux, et des que les deux mysterieux personnages eurent disparu derriere la charmille, le jeune homme s'elanca derriere et se glissa de massifs en massifs a la suite de ceux qu'il voulait connaitre. -- Oh! murmurait-il tout en marchant, est-ce que je ne me trompe pas, mon Dieu? est-ce que c'est possible? LXXXVIII CERTITUDE Henri se glissa le long de la charmille par le cote sombre, en observant la precaution de ne point faire de bruit, soit sur le sable, soit le long des feuillages. Oblige de marcher, et, tout en marchant, de veiller sur lui, il ne pouvait bien voir. Cependant, a la tournure, aux habits, a la demarche, il persistait a reconnaitre Remy dans l'homme au surcot de laine. De simples conjectures, plus effrayantes pour lui que des realites, s'elevaient dans son esprit a l'egard du compagnon de cet homme. Ce chemin de la charmille aboutissait a la grande haie d'epines et a la muraille de peupliers qui separait du reste du parc le pavillon de M. le duc d'Anjou, et l'enveloppait d'un rideau de verdure au milieu duquel, comme nous l'avons dit, il disparaissait entierement dans le coin isole du chateau. Il y avait de belles pieces d'eau, des taillis sombres perces d'allees sinueuses, et des arbres seculaires sur le dome desquels la lune versait les cascades de sa lumiere argentee, tandis que, dessous, l'ombre etait noire, opaque, impenetrable. En approchant de cette haie, Henri sentit que le coeur allait lui manquer. En effet, transgresser aussi audacieusement les ordres du prince et se livrer a des indiscretions aussi temeraires, c'etait le fait, non plus d'un loyal et probe gentilhomme, mais d'un lache espion ou d'un jaloux decide a toutes les extremites. Mais comme, en ouvrant la barriere qui separait le grand parc du petit, l'homme fit un mouvement qui laissa son visage a decouvert, et que ce visage etait bien celui de Remy, le comte n'eut plus de scrupules et poussa resolument en avant, au risque de tout ce qui pouvait arriver. La porte avait ete refermee; Henri sauta par-dessus les traverses et se remit a suivre les deux etranges visiteurs du prince. Ceux-ci se hataient. D'ailleurs un autre sujet de terreur vint l'assaillir. Le duc sortit du pavillon au bruit que firent sur le sable les pas de Remy et de son compagnon. Henri se jeta derriere le plus gros des arbres, et attendit. Il ne put rien voir, sinon que Remy avait salue tres bas, que le compagnon de Remy avait fait une reverence de femme et non un salut d'homme, et que le duc, transporte, avait offert son bras a ce dernier comme il eut fait a une femme. Puis tous trois, se dirigeant vers le pavillon, avaient disparu sous le vestibule, dont la porte s'etait refermee derriere eux. -- Il faut en finir, dit Henri, et adopter un endroit plus commode d'ou je puisse voir chaque signe sans etre vu. Il se decida pour un massif situe entre le pavillon et les espaliers, massif au centre duquel jaillissait une fontaine, asile impenetrable, car ce n'etait pas la nuit, par la fraicheur et l'humidite naturellement repandues autour de cette fontaine, que le prince affronterait l'eau et les buissons. Cache derriere la statue qui surmontait la fontaine, se grandissant de toute la hauteur du piedestal, Henri put voir ce qui se passait dans le pavillon, dont la principale fenetre s'ouvrait tout entiere devant lui. Comme nul ne pouvait, ou plutot ne devait penetrer jusque-la, aucune precaution n'avait ete prise. Une table etait dressee, servie avec luxe et chargee de vins precieux enfermes dans des verres de Venise. Deux sieges seulement a cette table attendaient deux convives. Le duc se dirigea vers l'un, et quittant le bras du compagnon de Remy, en lui indiquant l'autre siege, il sembla l'inviter a se separer de son manteau, qui, fort commode pour une course nocturne, devenait fort incommode lorsqu'on etait arrive au but de cette course, et que ce but etait un souper. Alors, la personne a laquelle l'invitation etait faite jeta son manteau sur une chaise, et la lumiere des flambeaux eclaira sans aucune ombre le visage pale et majestueusement beau d'une femme que les yeux epouvantes de Henri reconnurent tout d'abord. C'etait la dame de la maison mysterieuse de la rue des Augustins, la voyageuse de Flandre: c'etait cette Diane enfin dont les regards etaient mortels comme des coups de poignard. Cette fois elle portait les habits de son sexe, etait vetue d'une robe de brocart; des diamants brillaient a son cou, dans ses cheveux et a ses poignets. Sous cette parure, la paleur de son visage ressortait encore davantage, et sans la flamme qui jaillissait de ses yeux, on eut pu croire que le duc, par l'emploi de quelque moyen magique, avait evoque l'ombre de cette femme plutot que la femme elle-meme. Sans l'appui de la statue sur laquelle il avait croise ses bras plus froids que le marbre lui-meme, Henri fut tombe a la renverse dans le bassin de la fontaine. Le duc semblait ivre de joie; il couvait des yeux cette merveilleuse creature qui s'etait assise en face de lui, et qui touchait a peine aux objets servis devant elle. De temps en temps Francois s'allongeait sur la table pour baiser une des mains de sa muette et pale convive, qui semblait aussi insensible a ses baisers que si sa main eut ete sculptee dans l'albatre dont elle avait la transparence et la blancheur. De temps en temps, Henri tressaillait, portait la main a son front, essuyait avec cette main la sueur glacee qui en degouttait et se demandait: -- Est-elle vivante? est-elle morte? Le duc faisait tous ses efforts et deployait toute son eloquence pour derider ce front austere. Remy, seul serviteur, car le duc avait eloigne tout le monde, servait ces deux personnes, et de temps en temps, frolant avec le coude sa maitresse lorsqu'il passait derriere elle, semblait la ranimer par ce contact, et la rappeler a la vie ou plutot a la situation. Alors un flot de vermillon montait au front de la jeune femme, ses yeux lancaient un eclair, elle souriait comme si quelque magicien avait touche un ressort inconnu de cet intelligent automate et avait opere sur le mecanisme des yeux l'eclair, sur celui des joues le coloris, sur celui des levres le sourire. Puis elle retombait dans son immobilite. Le prince cependant se rapprocha, et par ses discours passionnes commenca d'echauffer sa nouvelle conquete. Alors Diane, qui, de temps en temps, regardait l'heure a la magnifique horloge accrochee au-dessus de la tete du prince, sur le mur oppose a elle, Diane parut faire un effort sur elle-meme et, gardant le sourire sur les levres, prit une part plus active a la conversation. Henri, sous son abri de feuillage, se dechirait les poings et maudissait toute la creation, depuis les femmes que Dieu a faites, jusqu'a Dieu qui l'avait cree lui-meme. Il lui semblait monstrueux et inique que cette femme, si pure et si severe, s'abandonnat ainsi vulgairement au prince, parce qu'il etait dore en ce palais. Son horreur pour Remy etait telle, qu'il lui eut ouvert sans pitie les entrailles, afin de voir si un tel monstre avait le sang et le coeur d'un homme. C'est dans ce paroxysme de rage et de mepris, que se passa pour Henri le temps de ce souper si delicieux pour le duc d'Anjou. Diane sonna. Le prince, echauffe par le vin et par les galants propos, se leva de table pour aller embrasser Diane. Tout le sang de Henri se figea dans ses veines. Il chercha a son cote s'il avait une epee, dans sa poitrine s'il avait un poignard. Diane, avec un sourire etrange, et qui certes n'avait eu jusque-la son equivalent sur aucun visage, Diane l'arreta en chemin. -- Monseigneur, dit-elle, permettez qu'avant de me lever de table, je partage avec Votre Altesse ce fruit qui me tente. A ces mots, elle allongea la main vers la corbeille de filigrane d'or, qui contenait vingt peches magnifiques, et en prit une. Puis, detachant de sa ceinture un charmant petit couteau dont la lame etait d'argent et le manche de malachite, elle separa la peche en deux parties et en offrit une au prince, qui la saisit et la porta avidement a ses levres, comme s'il eut baise celles de Diane. Cette action passionnee produisit une telle impression sur lui-meme, qu'un nuage obscurcit sa vue au moment ou il mordait dans le fruit. Diane le regardait avec son oeil clair et son sourire immobile. Remy, adosse a un pilier de bois sculpte, regardait aussi d'un air sombre. Le prince passa une main sur son front, y essuya quelques gouttes de sueur qui venaient de perler sur son front, et avala le morceau qu'il avait mordu. Cette sueur etait sans doute le symptome d'une indisposition subite; car, tandis que Diane mangeait l'autre moitie de la peche, le prince laissa retomber ce qui restait de la sienne sur son assiette, et, se soulevant avec effort, il sembla inviter sa belle convive a prendre avec lui l'air dans le jardin. Diane se leva, et sans prononcer une parole prit le bras que lui offrait le duc. Remy les suivit des yeux, surtout le prince que l'air ranima tout a fait. Tout en marchant, Diane essuyait la petite lame de son couteau a un mouchoir brode d'or, et le remettait dans sa gaine de chagrin. Ils arriverent ainsi tout pres du buisson ou se cachait Henri. Le prince serrait amoureusement sur son coeur le bras de la jeune femme. -- Je me sens mieux, dit-il, et pourtant je ne sais quelle pesanteur assiege mon cerveau; j'aime trop, je le vois, madame. Diane arracha quelques fleurs a un jasmin, une branche a une clematite et deux belles roses qui tapissaient tout un cote du socle de la statue, derriere laquelle Henri se rapetissait effraye. -- Que faites-vous, madame? demanda le prince. -- On m'a toujours assure, monseigneur, dit-elle, que le parfum des fleurs etait le meilleur remede aux etourdissements. Je cueille un bouquet dans l'espoir que, donne par moi, ce bouquet aura l'influence magique que je lui souhaite. Mais, tout en reunissant les fleurs du bouquet, elle laissa tomber une rose, que le prince s'empressa de ramasser galamment. Le mouvement de Francois fut rapide, mais point si rapide cependant qu'il ne donnat le temps a Diane de laisser tomber, sur l'autre rose, quelques gouttes d'une liqueur renfermee dans un flacon d'or qu'elle tira de son sein. Puis elle prit la rose que le prince avait ramassee et la mettant a sa ceinture: -- Celle-la est pour moi, dit-elle, changeons. Et, en echange de la rose qu'elle recevait des mains du prince, elle lui tendit le bouquet. [Illustration: Le prince ne donnait aucun signe d'existence. -- PAGE 142.] Le prince le prit avidement, le respira avec delices et passa son bras autour de la taille de Diane. Mais cette pression voluptueuse acheva sans doute de troubler les sens de Francois, car il flechit sur ses genoux et fut force de s'asseoir sur un banc de gazon qui se trouvait la. Henri ne perdait pas de vue ces deux personnages, et cependant il avait aussi un regard pour Remy, qui, dans le pavillon, attendait la fin de cette scene, ou plutot semblait en devorer chaque detail. Lorsqu'il vit le prince flechir, il s'approcha jusqu'au seuil du pavillon. Diane, de son cote, sentant Francois chanceler, s'assit pres de lui sur le banc. L'etourdissement de Francois dura cette fois plus long-temps que le premier; le prince avait la tete penchee sur la poitrine. Il paraissait avoir perdu le fil de ses idees et presque le sentiment de son existence, et cependant le mouvement convulsif de ses doigts sur la main de Diane indiquait que d'instinct il poursuivait sa chimere d'amour. Enfin, il releva lentement la tete, et ses levres se trouvant a la hauteur du visage de Diane, il fit un effort pour toucher celles de sa belle convive; mais comme si elle n'eut point vu ce mouvement, la jeune femme se leva. -- Vous souffrez, monseigneur? dit-elle, mieux vaudrait rentrer. -- Oh! oui, rentrons! s'ecria le prince dans un transport de joie; oui, venez, merci! Et il se leva tout chancelant; alors, au lieu que ce fut Diane qui s'appuyat a son bras, ce fut lui qui s'appuya au bras de Diane; et grace a ce soutien, marchant plus a l'aise, il parut oublier fievre et etourdissement; se redressant tout a coup, il appuya, presque par surprise, ses levres sur le col de la jeune femme. Celle-ci tressaillit comme si, au lieu d'un baiser, elle eut ressenti la morsure d'un fer rouge. -- Remy, un flambeau! s'ecria-t-elle, un flambeau! Aussitot Remy rentra dans la salle a manger et alluma, aux bougies de la table, un flambeau isole qu'il prit sur un gueridon; et, se rapprochant vivement de l'entree du pavillon ce flambeau a la main: -- Voila, madame, dit-il. -- Ou va Votre Altesse? demanda Diane en saisissant le flambeau et detournant la tete. -- Oh! chez moi!... chez moi!... et vous me guiderez, n'est-ce pas, madame? repliqua le prince avec ivresse. -- Volontiers, monseigneur, repondit Diane. Et elle leva le flambeau en l'air, en marchant devant le prince. Remy alla ouvrir, au fond du pavillon, une fenetre par ou l'air s'engouffra de telle facon, que la bougie portee par Diane lanca, comme furieuse, toute sa flamme et sa fumee sur le visage de Francois, place precisement dans le courant d'air. Les deux amants, Henri les jugea tels, arriverent ainsi, en traversant une galerie, jusqu'a la chambre du duc, et disparurent derriere la tenture de fleurs de lis qui lui servait de portiere. Henri avait vu tout ce qui s'etait passe avec une fureur croissante, et cependant cette fureur etait telle qu'elle touchait a l'aneantissement. On eut dit qu'il ne lui restait de force que pour maudire le sort qui lui avait impose une si cruelle epreuve. Il etait sorti de sa cachette, et, brise, les bras pendants, l'oeil atone, il se preparait a regagner, demi-mort, son appartement dans le chateau. Lorsque, soudain, la portiere derriere laquelle il venait de voir disparaitre Diane et le prince se rouvrit, et la jeune femme, se precipitant dans la salle a manger, entraina Remy, qui, debout, immobile, semblait n'attendre que son retour. -- Viens!... lui dit-elle, viens, tout est fini.... Et tous deux s'elancerent comme ivres, fous ou furieux dans le jardin. Mais, a leur vue, Henri avait retrouve toute sa force; Henri s'elanca au devant d'eux, et ils le trouverent tout a coup au milieu de l'allee, debout, les bras croises, et plus terrible dans son silence, que nul ne le fut jamais dans ses menaces. Henri, en effet, en etait arrive a ce degre d'exasperation, qu'il eut tue quiconque se fut avise de soutenir que les femmes n'etaient pas des monstres envoyes par l'enfer pour souiller le monde. Il saisit Diane par le bras, et l'arreta court, malgre le cri de terreur qu'elle poussa, malgre le couteau que Remy lui appuya sur la poitrine, et qui effleura les chairs. -- Oh! vous ne me reconnaissez pas, sans doute, dit-il avec un grincement de dents terrible, je suis ce neuf jeune homme qui vous aimait et a qui vous n'ayez pas voulu donner d'amour, parce que, pour vous, il n'y avait plus d'avenir, mais seulement un passe. Ah! belle hypocrite, et toi, lache menteur, je vous connais enfin, je vous connais et vous maudis; a l'un je dis: je te meprise; a l'autre: tu me fais horreur! -- Passage! cria Remy, d'une voix etranglee, passage! jeune fou... ou sinon.... -- Soit, repondit Henri, acheve ton ouvrage, et tue mon corps, miserable, puisque tu as tue mon ame. -- Silence! murmura Remy furieux, en enfoncant de plus en plus sa lame sous laquelle criait deja la poitrine du jeune homme. Mais Diane repoussa violemment le bras de Remy, et saisissant celui de du Bouchage, elle l'amena en face d'elle. Elle etait d'une paleur livide; ses beaux cheveux, raidis, flottaient sur ses epaules; le contact de sa main sur le poignet d'Henri faisait a ce dernier un froid pareil a celui d'un cadavre. -- Monsieur, dit-elle, ne jugez pas temerairement des choses de Dieu!... Je suis Diane de Meridor, la maitresse de M. de Bussy, que le duc d'Anjou laissa tuer miserablement quand il pouvait le sauver. Il y a huit jours que Remy a poignarde Aurilly, le complice du prince; et quant au prince, je viens de l'empoisonner avec un fruit, un bouquet, un flambeau. Place! monsieur, place a Diane de Meridor, qui, de ce pas, s'en va au couvent des Hospitalieres. Elle dit, et, quittant le bras de Henri, elle reprit celui de Remy, qui l'attendait. Henri tomba agenouille, puis renverse en arriere, suivant des yeux le groupe effrayant des assassins, qui disparurent dans la profondeur des taillis, comme eut fait une infernale vision. Ce n'est qu'une heure apres que le jeune homme, brise de fatigue, ecrase de terreur et la tete en feu, reussit a trouver assez de force pour se trainer jusqu'a son appartement; encore fallut-il qu'il se reprit a dix fois pour escalader la fenetre. Il fit quelques pas dans la chambre et s'en alla, tout trebuchant, tomber sur son lit. Tout dormait dans le chateau. LXXXIX FATALITE Le lendemain, vers neuf heures, un beau soleil poudrait d'or les allees sablees de Chateau-Thierry. De nombreux travailleurs, commandes la veille, avaient, des l'aube, commence la toilette du parc et des appartements destines a recevoir le roi qu'on attendait. Rien encore ne remuait dans le pavillon ou reposait le duc, car il avait defendu, la veille, a ses deux vieux serviteurs, de le reveiller. Ils devaient attendre qu'il appelat. Vers neuf heures et demie, deux courriers, lances a toute bride, entrerent dans la ville, annoncant la prochaine arrivee de Sa Majeste. Les echevins, le gouverneur et la garnison prirent rang pour faire haie sur le passage de ce cortege. A dix heures le roi parut au bas de la colline. Il etait monte a cheval depuis le dernier relais. C'etait une occasion qu'il saisissait toujours, et principalement a son entree dans les villes, etant beau cavalier. La reine-mere le suivait en litiere; cinquante gentilshommes, richement vetus et bien montes, venaient a leur suite. Une compagnie des gardes, commandee par Crillon lui-meme, cent vingt Suisses, autant d'Ecossais, commandes par Larchant, et toute la maison de plaisir du roi, mulets, coffres et valetaille, formaient une armee dont les files suivaient les sinuosites de la route qui monte de la riviere au sommet de la colline. Enfin le cortege entra en ville au son des cloches, des canons et des musiques de tout genre. Les acclamations des habitants furent vives; le roi etait si rare en ce temps-la, que, vu de pres, il semblait encore avoir garde un reflet de la Divinite. Le roi, en traversant la foule, chercha vainement son frere. Il ne trouva que Henri du Bouchage a la grille du chateau. [Illustration: Veuillez prevenir madame la superieure. -- PAGE 148.] Une fois dans l'interieur, Henri III s'informa de la sante du duc d'Anjou, a l'officier qui avait pris sur lui de recevoir Sa Majeste. -- Sire, repondit celui-ci, Son Altesse habite depuis quelques jours le pavillon du parc, et nous ne l'avons pas encore vue ce matin. Cependant il est probable que, se portant bien hier, elle se porte bien encore aujourd'hui. -- C'est un endroit bien retire, a ce qu'il parait, dit Henri, mecontent, que ce pavillon du parc, pour que le canon n'y soit pas entendu? -- Sire, se hasarda de dire un des deux serviteurs du duc, Son Altesse n'attendait peut-etre pas si tot Votre Majeste. -- Vieux fou, grommela Henri, crois-tu donc qu'un roi vienne comme cela chez les gens sans les prevenir? M. le duc d'Anjou sait mon arrivee depuis hier. Puis, craignant d'attrister tout ce monde par une mine soucieuse, Henri, qui voulait paraitre doux et bon aux depens de Francois, s'ecria: -- Puisqu'il ne vient pas au devant de nous, allons au devant de lui. -- Montrez-nous le chemin, dit Catherine du fond de sa litiere. Toute l'escorte prit la route du vieux parc. Au moment ou les premiers gardes touchaient la charmille, un cri dechirant et lugubre perca les airs. -- Qu'est cela? fit le roi se tournant vers sa mere. -- Mon Dieu! murmura Catherine essayant de lire sur tous les visages, c'est un cri de detresse ou de desespoir. -- Mon prince! mon pauvre duc! s'ecria l'autre vieux serviteur de Francois en paraissant a une fenetre avec les signes de la plus violente douleur. Tous coururent vers le pavillon, le roi entraine par les autres. Il arriva au moment ou l'on relevait le corps du duc d'Anjou, que son valet de chambre, entre sans ordre, pour annoncer l'arrivee du roi, venait d'apercevoir gisant sur le tapis de sa chambre a coucher. Le prince etait froid, raide, et ne donnait aucun signe d'existence qu'un mouvement etrange des paupieres et une contraction grimacante des levres. Le roi s'arreta sur le seuil de la porte, et tout le monde derriere lui. -- Voila un vilain pronostic! murmura-t-il. -- Retirez-vous, mon fils, lui dit Catherine, je vous prie. -- Ce pauvre Francois! dit Henri, heureux d'etre congedie et d'eviter ainsi le spectacle de cette agonie. Toute la foule s'ecoula sur les traces du roi. -- Etrange! etrange! murmura Catherine agenouillee pres du prince ou plutot du cadavre, sans autre compagnie que celle des deux vieux serviteurs; et, tandis qu'on courait toute la ville pour trouver le medecin du prince et qu'un courrier partait pour Paris afin de hater la venue des medecins du roi restes a Meaux avec la reine, elle examinait avec moins de science sans doute, mais non moins de perspicacite que Miron lui-meme aurait pu le faire, les diagnostics de cette etrange maladie a laquelle succombait son fils. Elle avait de l'experience, la Florentine; aussi avant toute chose, elle questionna froidement, et sans les embarrasser, les deux serviteurs, qui s'arrachaient les cheveux et se meurtrissaient le visage dans leur desespoir. Tous deux repondirent que le prince etait rentre la veille a la nuit, apres avoir ete derange fort inopportunement par M. Henri du Bouchage, venant de la part du roi. Puis ils ajouterent qu'a la suite de cette audience, donnee au grand chateau, le prince avait commande un souper delicat, ordonne que nul ne se presentat au pavillon sans etre mande; enfin, enjoint positivement qu'on ne le reveillat pas au matin, ou qu'on n'entrat pas chez lui avant un appel positif. -- Il attendait quelque maitresse, sans doute? demanda la reine-mere. -- Nous le croyons, madame, repondirent humblement les valets, mais la discretion nous a empeches de nous en assurer. -- En desservant, cependant, vous avez du voir si mon fils a soupe seul? -Nous n'avons pas desservi encore, madame, puisque l'ordre de monseigneur etait que nul n'entrat dans le pavillon. -- Bien, dit Catherine, personne n'a donc penetre ici? -- Personne, madame. -- Retirez-vous. Et Catherine, cette fois, demeura tout a fait seule. Alors, laissant le prince sur le lit, comme on l'avait depose, elle commenca une minutieuse investigation de chacun des symptomes ou de chacune des traces qui surgissaient a ses yeux comme resultat de ses soupcons ou de ses craintes. Elle avait vu le front de Francois charge d'une teinte bistree, ses yeux sanglants et cercles de bleu, ses levres labourees par un sillon semblable a celui qu'imprime le soufre brulant sur des chairs vives. Elle observa le meme signe sur les narines et sur les ailes du nez. -- Voyons, dit-elle en regardant autour du prince. Et la premiere chose qu'elle vit, ce fut le flambeau dans lequel s'etait consumee toute la bougie allumee la veille au soir par Remy. -- Cette bougie a brule longtemps, dit-elle, donc il y a longtemps que Francois etait dans cette chambre. Ah! voici un bouquet sur le tapis.... Catherine le saisit precipitamment, puis remarquant que toutes les fleurs etaient encore fraiches, a l'exception d'une rose qui etait noircie et dessechee: -- Qu'est cela? murmura-t-elle, qu'a-t-on verse sur les feuilles de cette fleur?... Je connais, il me semble, une liqueur qui fane ainsi les roses. Elle eloigna le bouquet d'elle en frissonnant: -- Cela m'expliquerait les narines et la dissolution des chairs du front; mais les levres? Catherine courut a la salle a manger. Les valets n'avaient pas menti, rien n'indiquait qu'on eut touche au couvert depuis la fin du repas. Sur le bord de la table, une moitie de peche, dans laquelle s'imprimait un demi-cercle de dents, fixa plus particulierement les regards de Catherine. Ce fruit, si vermeil au coeur, avait noirci comme la rose et s'etait emaille au dedans de marbrures violettes et brunes. L'action corrosive se distinguait plus particulierement sur la tranche, a l'endroit ou le couteau avait du passer. -- Voila pour les levres, dit-elle; mais Francois a mordu seulement une bouchee dans ce fruit. Il n'a pas tenu longtemps a sa main ce bouquet, dont les fleurs sont encore fraiches, le mal n'est pas sans remede, le poison ne peut avoir penetre profondement. Mais alors, s'il n'a agi que superficiellement, pourquoi donc cette paralysie si complete et ce travail si avance de la decomposition! Il faut que je n'aie pas tout vu. En disant ces mots, Catherine porta ses yeux autour d'elle, et vit suspendu a son baton de bois de rose, par sa chaine d'argent, le papegai rouge et bleu qu'affectionnait Francois. L'oiseau etait mort, raide, et les ailes herissees. Catherine ramena son visage anxieux sur le flambeau dont elle s'etait deja occupee une fois, pour s'assurer, a sa complete combustion, que le prince etait rentre de bonne heure. -- La fumee! se dit Catherine, la fumee! La meche du flambeau etait empoisonnee; mon fils est mort! Aussitot elle appela. La chambre se remplit de serviteurs et d'officiers. -- Miron! Miron! disaient les uns. -- Un pretre, disaient les autres. Mais elle, pendant ce temps, approchait des levres de Francois un des flacons qu'elle portait toujours dans son aumoniere, et interrogea les traits de son fils pour juger l'effet du contre-poison. Le duc ouvrit encore les yeux et la bouche; mais dans ses yeux ne brillait plus un regard, a ce gosier ne montait plus la voix. Catherine, sombre et muette, s'eloigna de la chambre en faisant signe aux deux serviteurs de la suivre avant qu'ils n'eussent encore communique avec personne. Alors elle les conduisit dans un autre pavillon, ou elle s'assit, les tenant l'un et l'autre sous son regard. -- M. le duc d'Anjou, dit-elle, a ete empoisonne dans son souper, c'est vous qui avez servi ce souper? A ces paroles on vit la paleur de la mort envahir le visage des deux hommes. -- Qu'on nous donne la torture, dirent-ils; qu'on nous tue, mais qu'on ne nous accuse pas. -- Vous etes des niais; croyez-vous que si je vous soupconnais, la chose ne serait pas faite? Vous n'avez pas, je le sais bien, assassine votre maitre, mais d'autres l'ont tue, et il faut que je connaisse les meurtriers. Qui est entre au pavillon? -- Un vieil homme, vetu miserablement, que monseigneur recevait depuis deux jours. -- Mais... la femme? -- Nous ne l'avons pas vue... De quelle femme Votre Majeste veut-elle parler? -- Il est venu une femme qui a fait un bouquet.... [Illustration: Diane avait deja pris l'habit de l'ordre. -- PAGE 149.] Les deux serviteurs se regarderent avec tant de naivete, que Catherine reconnut leur innocence a ce seul regard. -- Qu'on m'aille chercher, dit-elle alors, le gouverneur de la ville et le gouverneur du chateau. Les deux valets se precipiterent vers la porte. -- Un moment! dit Catherine, en les clouant par ce seul mot sur le seuil. Vous seuls et moi nous savons ce que je viens de vous dire; je ne le dirai pas, moi; si quelqu'un l'apprend, ce sera par l'un de vous; ce jour-la vous mourrez tous deux. Allez! Catherine interrogea moins ouvertement les deux gouverneurs. Elle leur dit que le duc avait recu de certaine personne une mauvaise nouvelle qui l'avait affecte profondement, que la etait la cause de son mal, qu'en interrogeant de nouveau les personnes, le duc se remettrait sans doute de son alarme. Les gouverneurs firent fouiller la ville, le parc, les environs, nul ne sut dire ce qu'etaient devenus Remy et Diane. Henri seul connaissait le secret, et il n'y avait point danger qu'il le revelat. Tout le jour, l'affreuse nouvelle, commentee, exageree, tronquee, parcourut Chateau-Thierry et la province; chacun expliqua, selon son caractere et son penchant, l'accident survenu au duc. Mais nul, excepte Catherine et du Bouchage, ne s'avoua que le duc etait un homme mort. Ce malheureux prince ne recouvra pas la voix ni le sentiment, ou, pour mieux dire, il ne donna plus aucun signe d'intelligence. Le roi, frappe d'impressions lugubres, ce qu'il redoutait le plus au monde, eut bien voulu repartir pour Paris; mais la reine-mere s'opposa a ce depart, et force fut a la cour de demeurer au chateau. Les medecins arriverent en foule; Miron seul devina la cause du mal, et jugea sa gravite; mais il etait trop bon courtisan pour ne pas taire la verite, surtout lorsqu'il eut consulte les regards de Catherine. On l'interrogeait de toutes parts, et il repondait que certainement M. le duc d'Anjou avait eprouve de grands chagrins et essuye un violent choc. Il ne se compromit donc pas, ce qui est fort difficile en pareil cas. Lorsque Henri III lui demanda de repondre affirmativement ou negativement a cette question: -- Le duc vivra-t-il? -- Dans trois jours, je le dirai a Votre Majeste, repliqua le medecin. -- Et a moi, que me direz-vous? fit Catherine a voix basse. -- A vous, madame, c'est different; je repondrai sans hesitation. -- Quoi? -- Que Votre Majeste m'interroge. -- Quel jour mon fils sera-t-il mort, Miron? -- Demain au soir, madame. -- Si tot? -- Ah! madame, murmura le medecin, la dose etait aussi par trop forte. Catherine mit un doigt sur ses levres, regarda le moribond et repeta tout bas son mot sinistre: -- Fatalite! XC LES HOSPITALIERES Le comte avait passe une terrible nuit, dans un etat voisin du delire et de la mort. Cependant, fidele a ses devoirs, des qu'il entendit annoncer l'arrivee du roi, il se leva et le recut a la grille comme nous avons dit; mais apres avoir presente ses hommages a Sa Majeste, salue la reine-mere et serre la main de l'amiral, il s'etait renferme dans sa chambre, non plus pour mourir, mais pour mettre decidement a execution son projet que rien ne pouvait plus combattre. Aussi, vers onze heures du matin, c'est-a-dire quand a la suite de cette terrible nouvelle qui s'etait repandue: Le duc d'Anjou est atteint a mort! chacun se fut disperse, laissant le roi tout etourdi de ce nouvel evenement, Henri alla frapper a la porte de son frere qui, ayant passe une partie de la nuit sur la grande route, venait de se retirer dans sa chambre. -- Ah! c'est toi, demanda Joyeuse a moitie endormi: qu'y a-t-il? -- Je viens vous dire adieu, mon frere, repondit Henri. -- Comment, adieu?... tu pars? -- Je pars, oui, mon frere, et rien ne me retient plus ici, je presume. -- Comment, rien? -- Sans doute; ces fetes auxquelles vous desiriez que j'assistasse n'ayant pas lieu, me voila degage de ma promesse. -- Vous vous trompez, Henri, repondit le grand-amiral; je ne vous permets pas plus de partir aujourd'hui que je ne vous l'eusse permis hier. -- Soit, mon frere; mais alors, pour la premiere fois de ma vie, j'aurai la douleur de desobeir a vos ordres et de vous manquer de respect; car a partir de ce moment, je vous le declare, Anne, rien ne me retiendra plus pour entrer en religion. -- Mais cette dispense venant de Rome? -- Je l'attendrai dans un couvent. -- En verite, vous etes decidement fou! s'ecria Joyeuse, en se levant avec la stupefaction peinte sur son visage. -- Au contraire, mon cher et honore frere, je suis le plus sage de tous, car moi seul sais bien ce que je fais. -- Henri, vous nous aviez promis un mois. -- Impossible, mon frere! -- Encore huit jours. -- Pas une heure. -- Mais tu souffres bien, pauvre enfant! -- Au contraire, je ne souffre plus, voila pourquoi je vois que le mal est sans remede. -- Mais enfin, mon ami, cette femme n'est point de bronze: on peut l'attendrir, je la flechirai. -- Vous ne ferez pas l'impossible, Anne; d'ailleurs, se laissat-elle flechir maintenant, c'est moi qui ne consentirais plus a l'aimer. -- Allons! en voila bien d'une autre. -- C'est ainsi, mon frere. -- Comment! si elle voulait de toi, tu ne voudrais plus d'elle! mais c'est de la rage, pardieu! -- Oh! non, certes! s'ecria Henri avec un mouvement d'horreur, entre cette femme et moi il ne peut plus rien exister. -- Qu'est-ce a dire? demanda Joyeuse surpris, quelle est donc cette femme alors? Voyons; parle, Henri; tu le sais bien, nous n'avons jamais eu de secrets l'un pour l'autre. Henri craignit d'en avoir trop dit, et d'avoir, en se laissant aller au sentiment qu'il venait de manifester, ouvert une porte par laquelle l'oeil de son frere put penetrer jusqu'au terrible secret qu'il renfermait dans son coeur; il tomba donc dans un exces contraire, comme il arrive en pareil cas, et pour rattraper la parole imprudente qui lui etait echappee, il en prononca une plus imprudente encore. -- Mon frere, dit-il, ne me pressez plus, cette femme ne m'appartiendra plus, puisqu'elle appartient maintenant a Dieu. -- Folies, contes! cette femme, une nonnain! elle vous a menti. -- Non, mon frere, cette femme ne m'a point menti, cette femme est Hospitaliere; n'en parlons plus et respectons tout ce qui se jette dans les bras du Seigneur. Anne eut assez de pouvoir sur lui-meme pour ne point manifester a Henri la joie que cette revelation lui causait. Il poursuivit: -- Voila du nouveau, car vous ne m'en avez jamais parle. -- C'est du nouveau, en effet, car elle a pris recemment le voile; mais, j'en suis certain, comme la mienne, sa resolution est irrevocable. Ainsi, ne me retenez plus, mon frere, embrassez-moi comme vous m'aimez; laissez- moi vous remercier de toutes vos bontes, de toute votre patience, de votre amour infini pour un pauvre insense, et adieu! Joyeuse regarda le visage de son frere; il le regarda en homme attendri qui compte sur son attendrissement pour decider la persuasion dans autrui. Mais Henri demeura inebranlable a cet attendrissement, et repondit par son triste et eternel sourire. Joyeuse embrassa son frere, et le laissa partir. -- Va, se dit-il a lui-meme, tout n'est point fini encore, et, si presse que tu sois, je t'aurai bientot rattrape. Il alla trouver le roi qui dejeunait dans son lit, ayant Chicot a ses cotes. -- Bonjour! bonjour! dit Henri a Joyeuse, je suis bien aise de te voir, Anne, je craignais que tu ne restasses couche toute la journee, paresseux! Comment va mon frere? -- Helas! sire, je n'en sais rien, je viens vous parler du mien. -- Duquel? -- De Henri. -- Veut-il toujours se faire moine? -- Plus que jamais. -- Il prend l'habit? -- Oui, sire. -- Il a raison, mon fils. -- Comment, sire? -- Oui, l'on va vite au ciel par ce chemin. -- Oh! dit Chicot au roi, on y va bien plus vite encore par le chemin que prend ton frere. -- Sire, Votre Majeste veut-elle me permettre une question? -- Vingt, Joyeuse, vingt! je m'ennuie fort a Chateau-Thierry, et tes questions me distrairont un peu. -- Sire, vous connaissez toutes les religions du royaume? -- Comme le blason, mon cher. -- Qu'est-ce que les Hospitalieres, s'il vous plait? -- C'est une toute petite communaute tres distinguee, tres rigide, tres severe, composee de vingt dames chanoinesses de saint Joseph. -- Y fait-on des voeux? -- Oui, par faveur, et sur la presentation de la reine. -- Est-ce une indiscretion que de vous demander ou est situee cette communaute, sire? -- Non pas: elle est situee rue du Chevet-Saint-Landry, dans la Cite, derriere le cloitre Notre-Dame. -- A Paris? -- A Paris. -- Merci, sire. -- Mais pourquoi diable me demandes-tu cela? Est-ce que ton frere aurait change d'avis et qu'au lieu de se faire capucin, il voudrait se faire Hospitaliere maintenant? -- Non, sire, je ne le trouverais pas si fou, d'apres ce que Votre Majeste me fait l'honneur de me dire; mais je le soupconne d'avoir eu la tete montee par quelqu'un de cette communaute; je voudrais, en consequence, decouvrir ce quelqu'un et lui parler. -- Par la mordieu! dit le roi d'un air fat, j'y ai connu, voila bientot sept ans, une superieure qui etait fort belle. -- Eh bien! sire, c'est peut-etre encore la meme. -- Je ne sais pas; depuis ce temps, moi aussi, Joyeuse, je suis entre en religion; ou a peu pres. -- Sire, dit Joyeuse, donnez-moi, a tout hasard, je vous prie, une lettre pour cette superieure, et mon conge pour deux jours. -- Tu me quittes! s'ecria le roi, tu me laisses tout seul ici? -- Ingrat! fit Chicot en haussant les epaules; est-ce que je ne suis pas la, moi? -- Ma lettre, sire, s'il vous plait, dit Joyeuse. Le roi soupira, et cependant il ecrivit. -- Mais tu n'as que faire a Paris? dit Henri en remettant la lettre a Joyeuse. -- Pardon, sire, je dois escorter ou du moins surveiller mon frere. -- C'est juste; va donc, et reviens vite. Joyeuse ne se fit point reiterer cette permission; il commanda ses chevaux sans bruit, et s'assurant que Henri etait deja parti, il poussa au galop jusqu'a sa destination. Sans debotter, le jeune homme se fit conduire directement rue du Chevet- Saint-Landry. Cette rue aboutissait a la rue d'Enfer, et a sa parallele, la rue des Marmouzets. Une maison noire et venerable, derriere les murs de laquelle on distinguait quelques hautes cimes d'arbres, des fenetres rares et grillees, une petite porte en guichet; voila quelle etait l'apparence exterieure du couvent des Hospitalieres. Sur la clef de voute du porche, un grossier artisan avait grave ces mots latins avec un ciseau: MATRONAE HOSPITES Le temps avait a demi ronge l'inscription et la pierre. Joyeuse heurta au guichet et fit emmener ses chevaux dans la rue des Marmouzets, de peur que leur presence dans la rue ne fit une trop grande rumeur. Alors, frappant a la grille du tour: -- Veuillez prevenir madame la superieure, dit-il, que monseigneur le duc de Joyeuse, grand-amiral de France, desire l'entretenir de la part du roi. La figure de la religieuse qui avait paru derriere la grille rougit sous sa guimpe, et le tour se referma. Cinq minutes apres, une porte s'ouvrait et Joyeuse entrait dans la salle du parloir. Une femme belle et de haute stature fit a Joyeuse une profonde reverence, que l'amiral lui rendit en homme religieux et mondain tout a la fois. -- Madame, dit-il, le roi sait que vous devez admettre, ou que vous avez admis au nombre de vos pensionnaires une personne a qui je dois parler. Veuillez me mettre en rapport avec cette personne. -- Monsieur, le nom de cette dame, s'il vous plait? -- Je l'ignore, madame. -- Alors, comment pourrai-je acceder a votre demande? -- Rien de plus aise. Qui avez-vous admis depuis un mois? -- Vous me designez trop positivement ou trop peu cette personne, dit la superieure, et je ne pourrais me rendre a votre desir. -- Pourquoi? -- Parce que, depuis un mois, je n'ai recu personne, si ce n'est ce matin. -- Ce matin? -- Oui, monsieur le duc, et vous comprenez que votre arrivee, deux heures apres la sienne, ressemble trop a une poursuite pour que je vous accorde la permission de lui parler. -- Madame, je vous en prie. -- Impossible, monsieur. -- Montrez-moi seulement cette dame. -- Impossible, vous dis-je.... D'ailleurs, votre nom suffit pour vous ouvrir la porte de ma maison; mais pour parler a quelqu'un ici, excepte a moi, il faut un ordre ecrit du roi. -- Voici cet ordre, madame, repondit Joyeuse en exhibant la lettre que Henri lui avait signee. La superieure lut et s'inclina. -- Que la volonte de Sa Majeste soit faite, dit-elle, meme quand elle contrarie la volonte de Dieu. Et elle se dirigea vers la cour du couvent. -- Maintenant, madame, fit Joyeuse en l'arretant avec politesse, vous voyez que j'ai le droit; mais je crains l'abus et l'erreur; peut-etre cette dame n'est-elle pas celle que je cherche, veuillez me dire comment elle est venue, pourquoi elle est venue, et de qui elle etait accompagnee? -- Tout cela est inutile, monsieur le duc, repliqua la superieure, vous ne faites pas erreur, et cette dame qui est arrivee ce matin seulement apres s'etre fait attendre quinze jours, cette dame que m'a recommandee une personne qui a toute autorite sur moi, est bien la personne a qui monsieur le duc de Joyeuse doit avoir besoin de parler. A ces mots, la superieure fit une nouvelle reverence au duc et disparut. Dix minutes apres, elle revint accompagnee d'une Hospitaliere dont le voile etait rabattu tout entier sur son visage. C'etait Diane, qui avait deja pris l'habit de l'ordre. Le duc remercia la superieure, offrit un escabeau a la dame etrangere, s'assit lui-meme, et la superieure partit en fermant de sa main les portes du parloir desert et sombre. -- Madame, dit alors Joyeuse sans autre preambule, vous etes la dame de la rue des Augustins, cette femme mysterieuse que mon frere, M. le comte du Bouchage, aime follement et mortellement. L'Hospitaliere inclina la tete pour repondre, mais elle ne parla pas. Cette affectation parut une incivilite a Joyeuse; il etait deja fort mal dispose envers son interlocutrice; il continua: -- Vous n'avez pas suppose, madame, qu'il suffit d'etre belle, ou de paraitre belle, de n'avoir pas un coeur cache sous cette beaute, de faire naitre une miserable passion dans l'ame d'un jeune homme et de dire un jour a cet homme: Tant pis pour vous si vous avez un coeur, je n'en ai pas, et ne veux pas en avoir. -- Ce n'est pas cela que j'ai repondu, monsieur, et vous etes mal informe, dit l'Hospitaliere, d'un ton de voix si noble et si touchant que la colere de Joyeuse en fut un moment affaiblie. -- Les termes ne font rien au sens, madame; vous avez repousse mon frere, et vous l'avez reduit au desespoir. -- Innocemment, monsieur, car j'ai toujours cherche a eloigner de moi M. du Bouchage. -- Cela s'appelle le manege de la coquetterie, madame, et le resultat fait la faute. -- Nul n'a le droit de m'accuser, monsieur; je ne suis coupable de rien; vous vous irritez contre moi, je ne repondrai plus. -- Oh! oh! fit Joyeuse en s'echauffant par degres, vous avez perdu mon frere, et vous croyez vous justifier avec cette majeste provocatrice; non, non, la demarche que je fais doit vous eclairer sur mes intentions; je suis serieux, je vous le jure, et vous voyez, au tremblement de mes mains et de mes levres, que vous aurez besoin de bons arguments pour me flechir. L'Hospitaliere se leva. -- Si vous etes venu pour insulter une femme, dit-elle avec le meme sang- froid, insultez-moi, monsieur; si vous etes venu pour me faire changer d'avis, vous perdez votre temps: retirez-vous. -- Ah! vous n'etes pas une creature humaine, s'ecria Joyeuse exaspere, vous etes un demon! -- J'ai dit que je ne repondrais plus; maintenant ce n'est point assez, je me retire. Et l'Hospitaliere fit un pas vers la porte. Joyeuse l'arreta. -- Ah! un instant! Il y a trop longtemps que je vous cherche pour vous laisser fuir ainsi; et puisque je suis parvenu a vous joindre, puisque votre insensibilite m'a confirme dans cette idee, qui m'etait deja venue, que vous etes une creature infernale, envoyee par l'ennemi des hommes pour perdre mon frere, je veux voir ce visage sur lequel l'abime a ecrit ses plus noires menaces, je veux voir le feu de ce regard fatal qui egare les esprits. A nous deux, Satan! Et Joyeuse, tout en faisant le signe de la croix d'une main, en maniere d'exorcisme, arracha de l'autre le voile qui couvrait le visage de l'Hospitaliere; mais celle-ci, muette, impassible, sans colere, sans reproche, attachant son regard doux et pur sur celui qui l'outrageait si cruellement: -- Oh! monsieur le duc, dit-elle, ce que vous faites la est indigne d'un gentilhomme! Joyeuse fut frappe au coeur: tant de mansuetude amollit sa colere, tant de beaute bouleversa sa raison. -- Certes, murmura-t-il apres un long silence, vous etes belle, et Henri a du vous aimer; mais Dieu ne vous a donne la beaute que pour la repandre comme un parfum sur une existence attachee a la votre. -- Monsieur, n'avez-vous point parle a votre frere? ou si vous lui avez parle, il n'a point juge a propos de vous faire son confident; sans cela il vous eut raconte que j'ai fait ce que vous dites: j'ai aime, je n'aimerai plus; j'ai vecu, je dois mourir. Joyeuse n'avait pas cesse de regarder Diane; la flamme de ces regards tout-puissants s'etait infiltree jusqu'au fond de son ame, pareille a ces jets de feu volcaniques qui fondent l'airain des statues rien qu'en passant aupres d'elles. Ce rayon avait devore toute matiere dans le coeur de l'amiral; l'or pur bouillonnait seul, et ce coeur eclatait comme le creuset sous la fusion du metal. -- Oh! oui, dit-il encore une fois d'une voix plus basse et en continuant de fixer sur elle un regard ou s'eteignait de plus en plus le feu de la colere; oh! oui, Henri a du vous aimer.... Oh! madame, par pitie, a genoux, je vous en supplie, madame, aimez mon frere! Diane resta froide et silencieuse. -- Ne reduisez pas une famille a l'agonie, ne perdez pas l'avenir de notre race, ne faites pas mourir l'un de desespoir, les autres de regret. Diane ne repondait pas et continuait de regarder tristement ce suppliant incline devant elle. -- Oh! s'ecria enfin Joyeuse en etreignant furieusement son coeur avec une main crispee; oh! ayez pitie de mon frere, ayez pitie de moi-meme! Je brule! ce regard m'a devore!... Adieu, madame, adieu! Il se releva comme un fou, secoua ou plutot arracha les verrous de la porte du parloir, et s'enfuit eperdu jusqu'a ses gens, qui l'attendaient au coin de la rue d'Enfer. XCI SON ALTESSE MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE Le dimanche, 10 juin, a onze heures environ, toute la cour etait rassemblee dans la chambre qui precedait le cabinet ou, depuis sa rencontre avec Diane de Meridor, le duc d'Anjou se mourait lentement et fatalement. Ni la science des medecins, ni le desespoir de sa mere, ni les prieres ordonnees par le roi, n'avaient conjure l'evenement supreme. Miron, le matin de ce 10 juin, declara au roi que la maladie etait sans remede, et que Francois d'Anjou ne passerait pas la journee. Le roi affecta de manifester une grande douleur, et, se tournant vers les assistants: -- Voila qui va donner bien des esperances a mes ennemis, dit-il. A quoi la reine-mere repondit: -- Notre destinee est dans les mains de Dieu, mon fils. A quoi Chicot, qui se tenait humble et contrit pres de Henri III, ajouta tout bas: -- Aidons Dieu quand nous pouvons, sire. Neanmoins, le malade perdit, vers onze heures et demie, la couleur et la vue; sa bouche, ouverte jusqu'alors, se ferma; le flux de sang qui, depuis quelques jours, avait effraye tous les assistants comme autrefois la sueur de sang de Charles IX, s'arreta subitement, et le froid gagna toutes les extremites. Henri etait assis au chevet du lit de son frere. Catherine tenait, dans la ruelle, une main glacee du moribond. L'eveque de Chateau-Thierry et le cardinal de Joyeuse disaient les prieres des agonisants, que tous les assistants repetaient, agenouilles et les mains jointes. Vers midi, le malade ouvrit les yeux; le soleil se degagea d'un nuage et inonda le lit d'une aureole d'or. Francois, qui n'avait pu jusque-la remuer un seul doigt, et dont l'intelligence avait ete voilee comme ce soleil qui reparaissait, Francois leva un bras vers le ciel avec le geste d'un homme epouvante. Il regarda autour de lui, entendit les prieres, sentit son mal et sa faiblesse, devina sa position, peut-etre parce qu'il entrevoyait deja ce monde obscur et sinistre ou vont certaines ames apres qu'elles ont quitte la terre. Alors il poussa un cri et se frappa le front avec une force qui fit fremir toute l'assemblee. Puis froncant le sourcil comme s'il venait de lire en sa pensee un des mysteres de sa vie: -- Bussy! murmura-t-il; Diane! Ce dernier mot, nul ne l'entendit que Catherine, tant le moribond l'avait articule d'une voix affaiblie. Avec la derniere syllabe de ce nom, Francois d'Anjou rendit le dernier soupir. En ce moment meme, par une coincidence etrange, le soleil, qui dorait l'ecusson de France et les fleurs de lis d'or, disparut; de sorte que ces fleurs de lis, si brillantes il n'y avait qu'un instant, devinrent aussi sombres que l'azur qu'elles etoilaient naguere d'une constellation presqu'aussi resplendissante que celle que l'oeil du reveur va chercher au ciel. Catherine laissa tomber la main de son fils. Henri III frissonna et s'appuya tremblant sur l'epaule de Chicot, qui frissonnait aussi, mais a cause du respect que tout chretien doit aux morts. Miron approcha une patene d'or des levres de Francois, et apres trois secondes, l'ayant examinee: -- Monseigneur est mort, dit-il. Sur quoi, un long gemissement s'eleva des antichambres, comme accompagnement du psaume que murmurait le cardinal: _Cedant iniquitates meae ad vocem deprecationis meae._ -- Mort! repeta le roi en se signant du fond de son fauteuil; mon frere, mon frere! -- L'unique heritier du trone de France, murmura Catherine, qui, abandonnant la ruelle du mort, etait deja revenue pres du seul fils qui lui restait. -- Oh! dit Henri, ce trone de France est bien large pour un roi sans posterite; la couronne est bien large pour une tete seule... Pas d'enfants, pas d'heritiers!... Qui me succedera? Comme il achevait ces paroles, un grand bruit retentit dans l'escalier et dans les salles. Nambu se precipita vers la chambre mortuaire, en annoncant: -- Son Altesse monseigneur le duc de Guise! Frappe de cette reponse a la question qu'il s'adressait, le roi palit, se leva et regarda sa mere. Catherine etait plus pale que son fils. A l'annonce de cet horrible malheur qu'un hasard presageait a sa race, elle saisit la main du roi et l'etreignit pour lui dire: -- Voici le danger... mais ne craignez rien, je suis pres de vous! Le fils et la mere s'etaient compris dans la meme terreur et dans la meme menace. Le duc entra, suivi de ses capitaines. Il entra le front haut, bien que ses yeux cherchassent ou le roi, ou le lit de mort de son frere, avec un certain embarras. Henri III, debout, avec cette majeste supreme que lui seul peut-etre trouvait en de certains moments dans sa nature si etrangement poetique,* Henri III arreta le duc dans sa marche par un geste souverain qui lui montrait le cadavre royal sur le lit froisse par l'agonie. Le duc se courba et tomba lentement a genoux. Autour de lui, tout courba la tete et plia le jarret. Henri III resta seul debout avec sa mere, et son regard brilla une derniere fois d'orgueil. Chicot surprit ce regard et murmura tout bas cet autre verset des Psaumes: _Dejiciet patentes de sede et exaltabit humiles._ (Il renversera le puissant du trone et fera monter celui qui se prosternait.) FIN DE LA TROISIEME PARTIE TABLE DES MATIERES CHAPITRE LXIV. Preparatifs de bataille LXV. Monseigneur LXVI. Francais et Flamands LXVII. Les Voyageurs LXVIII. Explication LXIX. L'Eau LXX. La Fuite LXXI. Transfiguration LXXII. Les deux Freres LXXIII. L'Expedition LXXIV. Paul-Emile LXXV. Un des souvenirs du duc d'Anjou LXXVI. Seduction LXXVII. Le Voyage LXXVIII. Comment le roi Henri III n'invita point Crillon a dejeuner, et comment Chicot s'invita tout seul LXXIX. Comment, apres avoir recu des nouvelles du Midi, Henri en recut du Nord LXXX. Les deux Comperes LXXXI. La Corne d'Abondance LXXXII. Ce qui arriva dans le reduit de maitre Bonhomet LXXXIII. Le Mari et l'Amant LXXXIV. Comment Chicot commenca a voir clair dans la lettre de M. de Guise LXXXV. Le cardinal de Joyeuse LXXXVI. On a des nouvelles d'Aurilly LXXXVII. Doute LXXXVIII. Certitude LXXXIX. Fatalite XC. Les Hospitalieres XCI. Son Altesse monseigneur le duc de Guise End of Project Gutenberg's Les Quarante-Cinq, v3, by Alexandre Dumas *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ, V3 *** This file should be named 7lqc310.txt or 7lqc310.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lqc311.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lqc310a.txt Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online Distributed Proofreading Team. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. 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This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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