Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: L'inutile beaute Author: Guy de Maupassant Release Date: February 20, 2004 [EBook #11175] [Date last updated: November 27, 2005] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTE *** Produced by Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders GUY DE MAUPASSANT L'inutile Beaute PARIS 1890 L'INUTILE BEAUTE OUVRAGES DU MEME AUTEUR BEL-AMI, _59e edition_ 1 vol. MONT-ORIOL, _40e edition_ 1 vol. UNE VIE, _34e edition_ 1 vol. LA MAISON TELLIER, _20e edition_ 1 vol. Mlle FIFI, _14e edition_ 1 vol. AU SOLEIL, _11e edition_ 1 vol. MISS HARRIET, _14e edition_ 1 vol. YVETTE, _16e edition_ 1 vol. LA PETITE ROQUE, _18e edition_ 1 vol. CONTES DE LA BECASSE, _13e edition._ 1 vol. * * * * * DES VERS, petite edition de luxe 6 fr. GUY DE MAUPASSANT L'inutile Beaute 1890 L'INUTILE BEAUTE I La victoria fort elegante, attelee de deux superbes chevaux noirs, attendait devant le perron de l'hotel. C'etait a la fin de juin, vers cinq heures et demie, et, entre les toits qui enfermaient la cour d'honneur, le ciel apparaissait plein de clarte, de chaleur, de gaiete. La comtesse de Mascaret se montra sur le perron juste au moment ou son mari, qui rentrait, arriva sous la porte cochere. Il s'arreta quelques secondes pour regarder sa femme, et il palit un peu. Elle etait fort belle, svelte, distinguee avec sa longue figure ovale, son teint d'ivoire dore, ses grands yeux gris et ses cheveux noirs; et elle monta dans sa voiture sans le regarder, sans paraitre meme l'avoir apercu, avec une allure si particulierement racee, que l'infame jalousie dont il etait depuis si longtemps devore, le mordit au coeur de nouveau. Il s'approcha, et la saluant: --Vous allez vous promener? dit-il. Elle laissa passer quatre mots entre ses levres dedaigneuses. --Vous le voyez bien! --Au bois? --C'est probable. --Me serait-il permis de vous accompagner? --La voiture est a vous. Sans s'etonner du ton dont elle lui repondait, il monta et s'assit a cote de sa femme, puis il ordonna: --Au bois. Le valet de pied sauta sur le siege aupres du cocher; et les chevaux, selon leur habitude, piafferent en saluant de la tete jusqu'a ce qu'ils eussent tourne dans la rue. Les deux epoux demeuraient cote a cote sans se parler. Il cherchait comment entamer l'entretien, mais elle gardait un visage si obstinement dur qu'il n'osait pas. A la fin, il glissa sournoisement sa main vers la main gantee de la comtesse et la toucha comme par hasard, mais le geste qu'elle fit en retirant son bras fut si vif et si plein de degout qu'il demeura anxieux, malgre ses habitudes d'autorite et de despotisme. Alors il murmura: --Gabrielle! Elle demanda, sans tourner la tete: --Que voulez-vous? --Je vous trouve adorable. Elle ne repondit rien, et demeurait etendue dans sa voiture avec un air de reine irritee. Ils montaient maintenant les Champs-Elysees, vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. L'immense monument, au bout de la longue avenue, ouvrait dans un ciel rouge son arche colossale. Le soleil semblait descendre sur lui en semant par l'horizon une poussiere de feu. Et le fleuve des voitures, eclaboussees de reflets sur les cuivres, sur les argentures et les cristaux des harnais et des lanternes, laissait couler un double courant vers le bois et vers la ville. Le comte de Mascaret reprit: --Ma chere Gabrielle. Alors, n'y tenant plus, elle repliqua d'une voix exasperee: --Oh! laissez-moi tranquille, je vous prie. Je n'ai meme plus la liberte d'etre seule dans ma voiture, a present. Il simula n'avoir point ecoute, et continua: --Vous n'avez jamais ete aussi jolie qu'aujourd'hui. Elle etait certainement a bout de patience et elle repliqua avec une colere qui ne se contenait point: --Vous avez tort de vous en apercevoir, car je vous jure bien que je ne serai plus jamais a vous. Certes, il fut stupefait et bouleverse, et, ses habitudes de violence reprenant le dessus, il jeta un--"Qu'est-ce a dire?" qui revelait plus le maitre brutal que l'homme amoureux. Elle repeta, a voix basse, bien que leurs gens ne pussent rien entendre dans l'assourdissant ronflement des roues: --Ah! qu'est-ce a dire? qu'est-ce a dire? Je vous retrouve donc! Vous voulez que je vous le dise? --Oui. --Que je vous dise tout? --Oui. --Tout ce que j'ai sur le coeur depuis que je suis la victime de votre feroce egoisme. Il etait devenu rouge d'etonnement et d'irritation. Il grogna, les dents serrees: --Oui, dites? C'etait un homme de haute taille, a larges epaules, a grande barbe rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui passait pour un mari parfait et pour un pere excellent. Pour la premiere fois depuis leur sortie de l'hotel elle se retourna vers lui et le regarda bien en face: --Ah! vous allez entendre des choses desagreables, mais sachez que je suis prete a tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et vous aujourd'hui moins que personne. Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage deja le secouait. Il murmura: --Vous etes folle! --Non, mais je ne veux plus etre la victime de l'odieux supplice de maternite que vous m'imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en femme du monde, comme j'en ai le droit, comme toutes les femmes en ont le droit. Redevenant pale tout a coup, il balbutia: --Je ne comprends pas. --Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j'ai accouche de mon dernier enfant, et comme je suis encore tres belle, et, malgre vos efforts, presque indeformable, ainsi que vous venez de le reconnaitre en m'apercevant sur votre perron, vous trouvez qu'il est temps que je redevienne enceinte. --Mais vous deraisonnez! --Non. J'ai trente ans et sept enfants, et nous sommes maries depuis onze ans, et vous esperez que cela continuera encore dix ans, apres quoi vous cesserez d'etre jaloux. Il lui saisit le bras et l'etreignant: --Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi. --Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'a ce que j'aie fini tout ce que j'ai a vous dire, et si vous essayez de m'en empecher, j'eleverai la voix de facon a etre entendue par les deux domestiques qui sont sur le siege. Je ne vous ai laisse monter ici que pour cela, car j'ai ces temoins qui vous forceront a m'ecouter et a vous contenir. Ecoutez-moi. Vous m'avez toujours ete antipathique et je vous l'ai toujours laisse voir, car je n'ai jamais menti, monsieur. Vous m'avez epousee malgre moi, vous avez force mes parents qui etaient genes a me donner a vous, parce que vous etes tres riche. Ils m'y ont contrainte, en me faisant pleurer. Vous m'avez donc achetee, et des que j'ai ete en votre pouvoir, des que j'ai commence a devenir pour vous une compagne prete a s'attacher, a oublier vos procedes d'intimidation et de coercition pour me souvenir seulement que je devais etre une femme devouee et vous aimer autant qu'il m'etait possible de le faire, vous etes devenu jaloux, vous, comme aucun homme ne l'a jamais ete, d'une jalousie d'espion, basse, ignoble, degradante pour vous, insultante pour moi. Je n'etais pas mariee depuis huit mois que vous m'avez soupconnee de toutes les perfidies. Vous me l'avez meme laisse entendre. Quelle honte! Et comme vous ne pouviez pas m'empecher d'etre belle et de plaire, d'etre appelee dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies femmes de Paris, vous avez cherche ce que vous pourriez imaginer pour ecarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idee abominable de me faire passer ma vie dans une perpetuelle grossesse, jusqu'au moment ou je degouterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n'ai point compris pendant longtemps, puis j'ai devine. Vous vous en etes vante meme a votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a ete revoltee de votre grossierete de rustre. Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisees, les serrures forcees! A quelle existence vous m'avez condamnee depuis onze ans, une existence de jument pouliniere enfermee dans un haras. Puis, des que j'etais grosse, vous vous degoutiez aussi de moi, vous, et je ne vous voyais plus durant des mois. On m'envoyait a la campagne, dans le chateau de la famille, au vert, au pre, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraiche et belle, indestructible, toujours seduisante et toujours entouree d'hommages, esperant enfin que j'allais vivre un peu comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous reprenait, et vous recommenciez a me poursuivre de l'infame et haineux desir dont vous souffrez en ce moment, a mon cote. Et ce n'est pas le desir de me posseder--je ne me serais jamais refusee a vous--c'est le desir de me deformer. Il s'est de plus passe cette chose abominable et si mysterieuse que j'ai ete longtemps a la penetrer (mais je suis devenue fine a vous voir agir et penser): vous vous etes attache a vos enfants de toute la securite qu'ils vous ont donnee pendant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles momentanement calmees et avec la joie de me voir grossir. Ah! cette joie, combien de fois je l'ai sentie en vous, je l'ai rencontree dans vos yeux, je l'ai devinee. Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur moi, sur ma jeunesse, sur ma beaute, sur mon charme, sur les compliments qu'on m'adressait, et sur ceux qu'on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vous en etes fier; vous paradez avec eux, vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des anes a Montmorency. Vous les conduisez aux matinees theatrales pour qu'on vous voit au milieu d'eux, qu'on dise "quel bon pere" et qu'on le repete.... Il lui avait pris le poignet avec une brutalite sauvage, et il le serrait si violemment qu'elle se tut, une plainte lui dechirant la gorge. Et il lui dit tout bas: --J'aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m'avouer est honteux de la part d'une mere. Mais vous etes a moi. Je suis le maitre ... votre maitre ... je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand je voudrai ... et j'ai la loi ... pour moi: Il cherchait a lui ecraser les doigts dans la pression de tenaille de son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s'efforcait en vain d'oter sa main de cet etau qui la broyait; et la souffrance la faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux. --Vous voyez bien que je suis le maitre, dit-il, et le plus fort. Il avait un peu desserre son etreinte. Elle reprit: --Me croyez-vous pieuse? Il balbutia, surpris. --Mais oui. --Pensez-vous que je croie a Dieu? --Mais oui. --Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel ou est enferme le corps du Christ. --Non. --Voulez-vous m'accompagner dans une eglise. --Pourquoi faire? --Vous le verrez bien. Voulez-vous? --Si vous y tenez, oui. Elle eleva la voix, en appelant: --Philippe. Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux, sembla tourner son oreille seule vers sa maitresse, qui reprit: --Allez a l'eglise Saint-Philippe-du-Roule. Et la victoria qui arrivait a la porte du Bois de Boulogne, retourna vers Paris. La femme et le mari n'echangerent plus une parole pendant ce nouveau trajet. Puis, lorsque la voiture fut arretee devant l'entree du temple, Mme de Mascaret, sautant a terre, y penetra, suivie a quelques pas, par le comte. Elle alla, sans s'arreter, jusqu'a la grille du choeur, et tombant a genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle pria longtemps, et lui, debout derriere elle, s'apercut enfin qu'elle pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrins poignants. C'etait, dans tout son corps, une sorte d'ondulation qui finissait par un petit sanglot, cache, etouffe sous ses doigts. Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop, et il la toucha sur l'epaule. Ce contact la reveilla comme une brulure. Se dressant, elle le regarda les yeux dans les yeux. --Ce que j'ai a vous dire, le voici. Je n'ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plait. Un de vos enfants n'est pas a vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui m'entend ici. C'etait l'unique vengeance que j'eusse contre vous, contre votre abominable tyrannie de male, contre ces travaux forces de l'engendrement auxquels vous m'avez condamnee. Qui fut mon amant? Vous ne le saurez jamais! Vous soupconnerez tout le monde. Vous ne le decouvrirez point. Je me suis donnee a lui sans amour et sans plaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m'a rendue mere aussi, lui. Qui est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J'en ai sept, cherchez! Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne s'est venge d'un homme, en le trompant, que lorsqu'il le sait. Vous m'avez forcee a vous le confesser aujourd'hui, j'ai fini. Et elle s'enfuit a travers l'eglise, vers la porte ouverte sur la rue, s'attendant a entendre derriere elle le pas rapide de l'epoux brave, et a s'affaisser sur le pave sous le coup d'assommoir de son poing. Mais elle n'entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d'un saut, crispee d'angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: "a l'hotel". Les chevaux partirent au grand trot. II La comtesse de Mascaret, enfermee en sa chambre, attendait l'heure du diner comme un condamne a mort attend l'heure du supplice. Qu'allait-il faire? Etait-il rentre? Despote, emporte, pret a toutes les violences, qu'avait-il medite, qu'avait-il prepare, qu'avait-il resolu? Aucun bruit dans l'hotel, et elle regardait a tout instant les aiguilles de sa pendule. La femme de chambre etait venue pour la toilette crepusculaire; puis elle etait partie. Huit heures sonnerent, et, presque tout de suite deux coups furent frappes a la porte. --Entrez. Le maitre d'hotel parut, et dit: --Madame la comtesse est servie. --Le comte est rentre? --Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle a manger. Elle eut, pendant quelques secondes, la pensee de s'armer d'un petit revolver qu'elle avait achete quelque temps auparavant, en prevision du drame qui se preparait dans son coeur. Mais elle songea que tous les enfants seraient la; et elle ne prit rien, qu'un flacon de sels. Lorsqu'elle entra dans la salle, son mari, debout pres de son siege, attendait. Ils echangerent un leger salut, et s'assirent. Alors, les enfants, a leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur precepteur, l'abbe Marin, etaient a la droite de la mere; les trois filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, etaient a gauche. Le dernier enfant, age de trois mois, restait seul a la chambre avec sa nourrice. Les trois filles, toutes blondes, dont l'ainee avait dix ans, vetues de toilettes bleues, ornees de petites dentelles blanches, ressemblaient a d'exquises poupees. La plus jeune n'avait pas trois ans. Toutes, jolies deja, promettaient de devenir belles comme leur mere. Les trois fils, deux chatains, et l'aine, age de neuf ans, deja brun, semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges epaules. La famille entiere semblait bien du meme sang, fort et vivace. L'abbe prononca le benedicite selon l'usage, lorsque personne n'etait invite, car, en presence des etrangers, les enfants ne venaient point a la table. Puis on se mit a diner. La comtesse, etreinte d'une emotion qu'elle n'avait point prevue, demeurait les yeux baisses, tandis que le comte examinait tantot les trois garcons et tantot les trois filles, avec des yeux incertains qui allaient d'une tete a l'autre, troubles d'angoisses. Tout a coup, en reposant devant lui son verre a pied, il le cassa, et l'eau rougie se repandit sur la nappe. Au leger bruit que fit ce leger accident la comtesse eut un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la premiere fois ils se regarderent. Alors, de moment en moment, malgre eux, malgre la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient plus de les croiser comme des canons de pistolet. L'abbe, sentant qu'une gene existait dont il ne devinait pas la cause, essaya de semer une conversation. Il egrenait des sujets sans que ses inutiles tentatives fissent eclore une idee, fissent naitre une parole. La comtesse, par tact feminin, obeissant a ses instincts de femme du monde, essaya deux ou trois fois de lui repondre: mais en vain. Elle ne trouvait point ses mots dans la deroute de son esprit; et sa voix lui faisait presque peur dans le silence de la grande piece ou sonnaient seulement les petits heurts de l'argenterie et des assiettes. Soudain son mari, se penchant en avant, lui dit: --En ce lieu, au milieu de vos enfants, me jurez-vous la sincerite de ce que vous m'avez affirme tantot. La haine fermentee dans ses veines la souleva soudain, et repondant a cette demande avec la meme energie qu'elle repondait a son regard, elle leva ses deux mains, la droite vers les fronts de ses fils, la gauche vers les fronts de ses filles, et d'un accent ferme, resolu, sans defaillance: --Sur la tete de mes enfants, je jure que je vous ai dit la verite. Il se leva, et, avec un geste exaspere ayant lance sa serviette sur la table, il se retourna en jetant sa chaise contre le mur, puis sortit sans ajouter un mot. Mais elle, alors, poussant un grand soupir, comme apres une premiere victoire, reprit d'une voix calmee: --Ne faites pas attention, mes cheris, votre papa a eprouve un gros chagrin tantot. Et il a encore beaucoup de peine. Dans quelques jours il n'y paraitra plus. Alors elle causa avec l'abbe; elle causa avec Mlle Smith; elle eut pour tous ses enfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces douces gateries de mere qui dilatent les petits coeurs. Quand le diner fut fini, elle passa au salon avec toute sa maisonnee. Elle fit bavarder les aines, conta des histoires aux derniers, et, lorsque fut venue l'heure du coucher general, elle les baisa tres longuement puis, les ayant envoyes dormir, elle rentra seule dans sa chambre. Elle attendit, car elle ne doutait pas qu'il viendrait. Alors, ses enfants etant loin d'elle, elle se decida a defendre sa peau d'etre humain comme elle avait defendu sa vie de femme du monde; et elle cacha, dans la poche de sa robe, le petit revolver charge qu'elle avait achete quelques jours plus tot. Les heures passaient, les heures sonnaient. Tous les bruits de l'hotel s'eteignirent. Seuls les fiacres continuerent dans les rues leur roulement vague, doux et lointain a travers les tentures des murs. Elle attendait, energique et nerveuse, sans peur de lui maintenant, prete a tout et presque triomphante, car elle avait trouve pour lui un supplice de tous les instants et de toute la vie. Mais les premieres lueurs du jour glisserent entre les franges du bas de ses rideaux, sans qu'il fut entre chez elle. Alors elle comprit, stupefaite, qu'il ne viendrait pas. Ayant ferme sa porte a clef et pousse le verrou de surete qu'elle y avait fait appliquer, elle se mit au lit enfin et y demeura, les yeux ouverts, meditant, ne comprenant plus, ne devinant pas ce qu'il allait faire. Sa femme de chambre, en lui apportant le the, lui remit une lettre de son mari. Il lui annoncait qu'il entreprendrait un voyage assez long, et la prevenait, en _post-scriptum_, que son notaire lui fournirait les sommes necessaires a toutes ses depenses. III C'etait a l'Opera, pendant un entr'acte de _Robert le Diable_. Dans l'orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tete, le gilet largement ouvert sur la chemise blanche ou brillaient l'or et les pierres des boutons, regardaient les loges pleines de femmes decolletees, diamantees, emperlees, epanouies dans cette serre illuminee ou la beaute des visages et l'eclat des epaules semblent fleurir pour les regards au milieu de la musique et des voix humaines. Deux amis, le dos tourne a l'orchestre, lorgnaient, en causant, toute cette galerie d'elegance, toute cette exposition de grace vraie ou fausse, de bijoux, de luxe et de pretention qui s'etalait en cercle autour du grand-theatre. Un d'eux, Roger de Salins, dit a son compagnon Bernard Grandin: --Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle. L'autre, a son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme qui paraissait encore tres jeune, et dont l'eclatante beaute semblait appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pale, aux reflets d'ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu'en ses cheveux noirs comme une nuit, un mince diademe en arc-en-ciel, poudre de diamants, brillait ainsi qu'une voie lactee. Quand il l'eut regardee quelque temps, Bernard Grandin repondit avec un accent badin de conviction sincere. --Je te crois qu'elle est belle! --Quel age peut-elle avoir maintenant? --Attends. Je vais te dire ca exactement. Je la connais depuis son enfance. Je l'ai vue debuter dans le monde comme jeune fille. Elle a ... elle a ... trente ... trente ... trente-six ans. --Ce n'est pas possible? --J'en suis sur. --Elle en porte vingt-cinq. --Et elle a eu sept enfants. --C'est incroyable. --Ils vivent meme tous les sept, et c'est une fort bonne mere. Je vais un peu dans la maison qui est agreable, tres calme, tres saine. Elle realise le phenomene de la famille dans le monde. --Est-ce bizarre? Et on n'a jamais rien dit d'elle? --Jamais. --Mais, son mari? Il est singulier, n'est-ce pas? --Oui et non. Il y a peut-etre eu entre eux un petit drame, un de ces petits drames de menage qu'on soupconne, qu'on ne connait jamais bien, mais qu'on devine a peu pres. --Quoi? --Je n'en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd'hui, apres avoir ete un parfait epoux. Tant qu'il est reste bon mari, il a eu un affreux caractere, ombrageux et grincheux. Depuis qu'il fait la fete, il est devenu tres indifferent, mais on dirait qu'il a un souci, un chagrin, un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui. Alors, les deux amis philosopherent quelques minutes sur les peines secretes, inconnaissables, que des dissemblances de caracteres, ou peut-etre des antipathies physiques, inapercues d'abord, peuvent faire naitre dans une famille. Roger de Salins, qui continuait a lorgner Mme de Mascaret, reprit. --Il est incomprehensible que cette femme-la ait eu sept enfants? --Oui, en onze ans. Apres quoi elle a cloture, a trente ans, sa periode de production pour entrer dans la brillante periode de representation, qui ne semble pas pres de finir. --Les pauvres femmes! --Pourquoi les plains-tu? --Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour une femme comme ca! quel enfer! C'est toute la jeunesse, toute la beaute, toute l'esperance de succes, tout l'ideal poetique de vie brillante, qu'un sacrifice a cette abominable loi de la reproduction qui fait de la femme normale une simple machine a pondre des etres. --Que veux-tu? c'est la nature! --Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu'il faut toujours lutter contre la nature, car elle nous ramene sans cesse a l'animal. Ce qu'il y a de propre, de joli, d'elegant, d'ideal sur la terre, ce n'est pas Dieu qui l'y a mis, c'est l'homme, c'est le cerveau humain. C'est nous qui avons introduit dans la creation, en la chantant, en l'interpretant, en l'admirant en poetes, en l'idealisant en artistes, en l'expliquant en savants qui se trompent mais qui trouvent aux phenomenes des raisons ingenieuses, un peu de grace, de beaute, de charme inconnu et de mystere. Dieu n'a cree que des etres grossiers, pleins de germes des maladies, qui, apres quelques annees d'epanouissement bestial, vieillissent dans les infirmites, avec toutes les laideurs et toutes les impuissances de la decrepitude humaine. Il ne les a faits, semble-t-il, que pour se reproduire salement et pour mourir ensuite, ainsi que les insectes ephemeres des soirs d'ete. J'ai dit "pour se reproduire salement"; j'insiste. Qu'y a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus repugnant que cet acte ordurier et ridicule de la reproduction des etres, contre lequel toutes les ames delicates sont et seront eternellement revoltees. Puisque tous les organes inventes par ce createur econome et malveillant servent a deux fins, pourquoi n'en a-t-il pas choisi d'autres qui ne fussent point malpropres et souilles, pour leur confier cette mission sacree, la plus noble et la plus exaltante des fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments materiels, repand aussi la parole et la pensee. La chair se restaure par elle, et c'est par elle, en meme temps, que se communique l'idee. L'odorat, qui donne aux poumons l'air vital, donne au cerveau tous les parfums du monde: l'odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la mer. L'oreille, qui nous fait communiquer avec nos semblables, nous a permis encore d'inventer la musique, de creer du reve, du bonheur, de l'infini et meme du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que le Createur, sournois et cynique, a voulu interdire a l'homme de jamais anoblir, embellir et idealiser sa rencontre avec la femme. L'homme, cependant, a trouve l'amour, ce qui n'est pas mal comme replique au Dieu narquois, et il l'a si bien pare de poesie litteraire que la femme souvent oublie a quels contacts elle est forcee. Ceux, parmi nous, qui sont impuissants a se tromper en s'exaltant, ont invente le vice et raffine les debauches, ce qui est encore une maniere de berner Dieu, et de rendre hommage, un hommage impudique, a la beaute. Mais l'etre normal fait des enfants ainsi qu'une bete accouplee par la loi. Regarde cette femme! n'est-ce pas abominable de penser que ce bijou, que cette perle nee pour etre belle, admiree, fetee et adoree, a passe onze ans de sa vie a donner des heritiers au comte de Mascaret. Bernard Grandin dit en riant: --Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te comprendraient. Salins s'animait. --Sais-tu comment je concois Dieu, dit-il: comme un monstrueux organe createur inconnu de nous, qui seme par l'espace des milliards de mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il cree parce que c'est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes eparpilles. La pensee humaine est un heureux petit accident des hasards de ses fecondations, un accident local, passager, imprevu, condamne a disparaitre avec la terre, et a recommencer peut-etre ici ou ailleurs, pareil ou different, avec les nouvelles combinaisons des eternels recommencements. Nous lui devons, a ce petit accident de l'intelligence, d'etre tres mal en ce monde qui n'est pas fait pour nous, qui n'avait pas ete prepare pour recevoir, loger, nourrir et contenter des etres pensants, et nous lui devons aussi d'avoir a lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffines et des civilises, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la Providence. Grandin, qui l'ecoutait avec attention, connaissant de longue date les surprises eclatantes de sa fantaisie, lui demanda: --Alors, tu crois que la pensee humaine est un produit spontane de l'aveugle parturition divine? --Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau, pareille aux actions chimiques imprevues dues a des melanges nouveaux, pareille aussi a une production d'electricite, creee par des frottements ou des voisinages inattendus, a tous les phenomenes enfin engendres par les fermentations infinies et fecondes de la matiere qui vit. Mais, mon cher, la preuve en eclate pour quiconque regarde autour de soi. Si la pensee humaine, voulue par un createur conscient, avait du etre ce qu'elle est devenue, si differente de la pensee et de la resignation animales, exigeante, chercheuse, agitee, tourmentee, est-ce que le monde cree pour recevoir l'etre que nous sommes aujourd'hui aurait ete cet inconfortable petit parc a bestioles, ce champ a salades, ce potager sylvestre, rocheux et spherique ou votre Providence imprevoyante nous avait destines a vivre nus, dans les grottes ou sous les arbres, nourris de la chair massacree des animaux, nos freres, ou des legumes crus pousses sous le soleil et les pluies. Mais il suffit de reflechir une seconde pour comprendre que ce monde n'est pas fait pour des creatures comme nous. La pensee eclose et developpee par un miracle nerveux des cellules de notre tete, toute impuissante, ignorante et confuse qu'elle est et qu'elle demeurera toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d'eternels et miserables exiles sur cette terre. Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l'a donnee a ceux qui l'habitent. N'est-elle pas visiblement et uniquement disposee, plantee et boisee pour des animaux. Qu'y a-t-il pour nous? Rien. Et pour eux, tout: les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gite, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme moi n'arrivent-ils jamais a s'y trouver bien. Ceux-la seuls qui se rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres, les poetes, les delicats, les reveurs, les chercheurs, les inquiets. Ah! les pauvres gens! Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets et des radis, parce que nous avons ete contraints de nous y accoutumer, meme d'y prendre gout, et parce qu'il ne pousse pas autre chose, mais c'est la une nourriture de lapins et de chevres, comme l'herbe et le trefle sont des nourritures de cheval et de vache. Quand je regarde les epis d'un champ de ble mur, je ne doute pas que cela n'ait germe dans le sol pour des becs de moineaux ou d'alouettes, mais non point pour ma bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les oiseaux, comme je vole la belette et le renard en mangeant des poules. La caille, le pigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies naturelles de l'epervier; le mouton, le chevreuil et le boeuf, celles des grands carnassiers, plutot que des viandes engraissees pour nous etre servies roties avec des truffes qui auraient ete deterrees specialement pour nous, par les cochons. Mais, mon cher, les animaux n'ont rien a faire pour vivre ici-bas. Ils sont chez eux, loges et nourris, ils n'ont qu'a brouter ou a chasser et a s'entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n'a jamais prevu la douceur et les moeurs pacifiques; il n'a prevu que la mort des etres acharnes a se detruire et a se devorer. Quant a nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l'effort, de la patience, de l'invention, de l'imagination, de l'industrie, du talent et du genie pour rendre a peu pres logeable ce sol de racines et de pierres. Mais songe a ce que nous avons fait, malgre la nature, contre la nature, pour nous installer d'une facon mediocre, a peine propre, a peine confortable, a peine elegante, pas digne de nous. Et plus nous sommes civilises, intelligents, raffines, plus nous devons vaincre et dompter l'instinct animal qui represente en nous la volonte de Dieu. Songe qu'il nous a fallu inventer la civilisation, toute la civilisation, qui comprend tant de choses, tant, tant, de toutes sortes, depuis les chaussettes jusqu'au telephone. Songe a tout ce que tu vois tous les jours, a tout ce qui nous sert de toutes les facons. Pour adoucir notre sort de brutes, nous avons decouvert et fabrique de tout, a commencer par des maisons, puis des nourritures exquises, des sauces, des bonbons, des patisseries, des boissons, des liqueurs, des etoffes, des vetements, des parures, des lits, des sommiers, des voitures, des chemins de fer, des machines innombrables; nous avons, de plus, trouve les sciences et les arts, l'ecriture et les vers. Oui, nous avons cree les arts, la poesie, la musique, la peinture. Tout l'ideal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu parer a nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine Providence nous avait uniquement animes. Regarde ce theatre. N'y a-t-il pas la-dedans un monde humain cree par nous, imprevu par les Destins eternels, ignore d'Eux, comprehensible seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle, intelligente, inventee uniquement pour et par la petite bete mecontente et agitee que nous sommes. Regarde cette femme, Mme de Mascaret. Dieu l'avait faite pour vivre dans une grotte, nue, ou enveloppee de peaux de betes. N'est-elle pas mieux ainsi? Mais, a ce propos, sait-on pourquoi et comment sa brute de mari, ayant pres de lui une compagne pareille et, surtout apres avoir ete assez rustre pour la rendre sept fois mere, l'a lachee tout a coup pour courir les gueuses. Grandin repondit. --Eh! mon cher, c'est probablement la l'unique raison. Il a fini par trouver que cela lui coutait trop cher, de coucher toujours chez lui. Il est arrive, par economie domestique, aux memes principes que tu poses en philosophe. On frappait les trois coups pour le dernier acte. Les deux amis se retournerent, oterent leur chapeau et s'assirent. IV Dans le coupe qui les ramenait chez eux apres la representation de l'Opera, le comte et la comtesse de Mascaret, assis cote a cote, se taisaient. Mais voila que le mari, tout a coup, dit a sa femme: --Gabrielle! --Que me voulez-vous? --Ne trouvez-vous pas que ca a assez dure! --Quoi donc? --L'abominable supplice auquel, depuis six ans, vous me condamnez. --Que voulez-vous, je n'y puis rien. --Dites-moi lequel, enfin? --Jamais. --Songez que je ne puis plus voir mes enfants, les sentir autour de moi, sans avoir le coeur broye par ce doute. Dites-moi lequel, et je vous jure que je pardonnerai, que je le traiterai comme les autres. --Je n'en ai pas le droit. --Vous ne voyez donc pas que je ne peux plus supporter cette vie, cette pensee qui me ronge, et cette question que je me pose sans cesse, cette question qui me torture chaque fois que je les regarde. J'en deviens fou. Elle demanda: --Vous avez donc beaucoup souffert? --Affreusement. Est-ce que j'aurais accepte, sans cela, l'horreur de vivre a votre cote, et l'horreur, plus grande encore, de sentir, de savoir parmi eux qu'il y en a un, que je ne puis connaitre, et qui m'empeche d'aimer les autres. Elle repeta: --Alors, vous avez vraiment souffert beaucoup? Il repondit d'une voix contenue et douloureuse: --Mais, puisque je vous repete tous les jours que c'est pour moi un intolerable supplice. Sans cela, serais-je revenu? serais-je demeure dans cette maison, pres de vous et pres d'eux, si je ne les aimais pas, eux. Ah! vous vous etes conduite avec moi d'une facon abominable. J'ai pour mes enfants la seule tendresse de mon coeur; vous le savez bien. Je suis pour eux un pere des anciens temps, comme j'ai ete pour vous le mari des anciennes familles, car je reste, moi, un homme d'instinct, un homme de la nature, un homme d'autrefois. Oui, je l'avoue, vous m'avez rendu jaloux atrocement, parce que vous etes une femme d'une autre race, d'une autre ame, avec d'autres besoins. Ah! les choses que vous m'avez dites, je ne les oublierai jamais. A partir de ce jour, d'ailleurs, je ne me suis plus soucie de vous. Je ne vous ai pas tuee parce que je n'aurais plus garde un moyen sur la terre de decouvrir jamais lequel de nos ... de vos enfants n'est pas a moi. J'ai attendu, mais j'ai souffert plus que vous ne sauriez croire, car je n'ose plus les aimer, sauf les deux aines peut-etre; je n'ose plus les regarder, les appeler, les embrasser, je ne peux plus en prendre un sur mes genoux sans me demander: "N'est-ce pas celui-la?" J'ai ete avec vous correct et meme doux et complaisant depuis six ans. Dites-moi la verite et je vous jure que je ne ferai rien de mal. Dans l'ombre de la voiture, il crut deviner qu'elle etait emue, et sentant qu'elle allait enfin parler. --Je vous en prie, dit-il, je vous en supplie ... Elle murmura: --J'ai ete peut-etre plus coupable que vous ne croyez. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais plus continuer cette vie odieuse de grossesses. Je n'avais qu'un moyen de vous chasser de mon lit. J'ai menti devant Dieu, et j'ai menti, la main levee sur la tete de mes enfants, car je ne vous ai jamais trompe. Il lui saisit le bras dans l'ombre, et le serrant comme il avait fait au jour terrible de leur promenade au bois, il balbutia: --Est-ce vrai? --C'est vrai. Mais lui, souleve d'angoisse, gemit: --Ah! je vais retomber en de nouveaux doutes qui ne finiront plus! Quel jour avez-vous menti, autrefois ou aujourd'hui? Comment vous croire a present? Comment croire une femme apres cela? Je ne saurai plus jamais ce que je dois penser. J'aimerais mieux que vous m'eussiez dit: "C'est Jacques, ou c'est Jeanne." La voiture penetrait dans la cour de l'hotel. Quand elle se fut arretee devant le perron, le comte descendit le premier et offrit, comme toujours, le bras a sa femme pour gravir les marches. Puis, des qu'ils atteignirent le premier etage: --Puis-je vous parler encore quelques instants, dit-il? Elle repondit: --Je veux bien. Ils entrerent dans un petit salon, dont un valet de pied, un peu surpris, alluma les bougies. Puis, quand ils furent seuls, il reprit: --Comment savoir la verite? Je vous ai supplie mille fois de parler, vous etes restee muette, impenetrable, inflexible, inexorable, et voila qu'aujourd'hui vous venez me dire que vous avez menti. Pendant six ans vous avez pu me laisser croire une chose pareille! Non, c'est aujourd'hui que vous mentez, je ne sais pourquoi, par pitie pour moi, peut-etre? Elle repondit avec un air sincere et convaincu: --Mais sans cela j'aurais eu encore quatre enfants pendant les six dernieres annees. Il s'ecria: --C'est une mere qui parle ainsi? --Ah! dit-elle, je ne me sens pas du tout la mere des enfants qui ne sont pas nes, il me suffit d'etre la mere de ceux que j'ai et de les aimer de tout mon coeur. Je suis, nous sommes des femmes du monde civilise, monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d'etre de simples femelles qui repeuplent la terre. Elle se leva; mais il lui saisit les mains. --Un mot, un mot seulement, Gabrielle. Dites-moi la verite? --Je viens de vous la dire. Je ne vous ai jamais trompe. Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des cheveux noirs luisait le diademe poudre de diamants, pareil a une voie lactee. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition que cet etre la n'etait plus seulement une femme destinee a perpetuer sa race, mais le produit bizarre et mysterieux de tous nos desirs compliques, amasses en nous par les siecles, detournes de leur but primitif et divin, errant vers une beaute mystique, entrevue et insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent uniquement pour nos reves, parees de tout ce que la civilisation a mis de poesie, ce luxe ideal, de coquetterie et de charme esthetique autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les fievres sensuelles, d'immateriels appetits. L'epoux demeurait debout devant elle, stupefait de cette tardive et obscure decouverte, touchant confusement la cause de sa jalousie ancienne, et comprenant mal tout cela. Il dit enfin: --Je vous crois. Je sens qu'en ce moment vous ne mentez pas; et, autrefois en effet, il m'avait toujours semble que vous mentiez. Elle lui tendit la main. --Alors, nous sommes amis? Il prit cette main et la baisa, en repondant: --Nous sommes amis. Merci, Gabrielle. Puis il sortit, en la regardant toujours, emerveille qu'elle fut encore si belle, et sentant naitre en lui une emotion etrange, plus redoutable peut-etre que l'antique et simple amour! LE CHAMP D'OLIVIERS I Quand les hommes du port, du petit port provencal de Garandou, au fond de la baie Pisca, entre Marseille et Toulon, apercurent la barque de l'abbe Vilbois qui revenait de la peche, ils descendirent sur la plage pour aider a tirer le bateau. L'abbe etait seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une energie rare malgre ses cinquante-huit ans. Les manches retroussees sur des bras musculeux, la soutane relevee en bas et serree entre les genoux, un peu deboutonnee sur la poitrine, son tricorne sur le banc a son cote, et la tete coiffee d'un chapeau cloche en liege recouvert de toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclesiastique des pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe. De temps en temps, il regardait derriere lui pour bien reconnaitre le point d'abordage, puis il recommencait a tirer, d'une facon rythmee, methodique et forte, pour montrer, une fois de plus, a ces mauvais matelots du Midi, comment nagent les hommes du Nord. La barque lancee toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait gravir toute la plage en y enfoncant sa quille; puis elle s'arreta net, et les cinq hommes qui regardaient venir le cure s'approcherent, affables, contents, sympathiques au pretre. --Eh ben! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne peche, monsieur le cure? L'abbe Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se couvrir de son tricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna sa soutane, puis ayant repris sa tenue et sa prestance de desservant du village, il repondit avec fierte: --Oui, oui, tres bonne, trois loups, deux murenes et quelques girelles. Les cinq pecheurs s'etaient approches de la barque, et penches au-dessus du bordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs, les betes mortes, les loups gras, les murenes a tete plate, hideux serpents de mer, et les girelles violettes striees en zigzag de bandes dorees de la couleur des peaux d'oranges. Un d'eux dit: --Je vais vous porter ca dans votre bastide, monsieur le cure. --Merci, mon brave. Ayant serre les mains, le pretre se mit en route, suivi d'un homme et laissant les autres occupes a prendre soin de son embarcation. Il marchait a grands pas lents, avec un air de force et de dignite. Comme il avait encore chaud d'avoir rame avec tant de vigueur, il se decouvrait par moments en passant sous l'ombre legere des oliviers, pour livrer a l'air du soir, toujours tiede, mais un peu calme par une vague brise du large, son front carre, couvert de cheveux blancs, droits et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de pretre. Le village apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallee descendant en plaine vers la mer. C'etait par un soir de juillet. Le soleil eblouissant, tout pres d'atteindre la crete dentelee de collines lointaines, allongeait en biais sur la route blanche, ensevelie sous un suaire de poussiere, l'ombre interminable de l'ecclesiastique dont le tricorne demesure promenait dans le champ voisin une large tache sombre qui semblait jouer a grimper vivement sur tous les troncs d'oliviers rencontres, pour retomber aussitot par terre, ou elle rampait entre les arbres. Sous les pieds de l'abbe Vilbois, un nuage de poudre fine, de cette farine impalpable dont sont couverts, en ete, les chemins provencaux, s'elevait, fumant autour de sa soutane qu'elle voilait et couvrait, en bas, d'une teinte grise de plus en plus claire. Il allait, rafraichi maintenant et les mains dans ses poches, avec l'allure lente et puissante d'un montagnard faisant une ascension. Ses yeux calmes regardaient le village, son village ou il etait cure depuis vingt ans, village choisi par lui, obtenu par grande faveur, ou il comptait mourir. L'eglise, son eglise, couronnait le large cone des maisons entassees autour d'elle, de ses deux tours de pierre brune, inegales et carrees, qui dressaient dans ce beau vallon meridional leurs silhouettes anciennes plus pareilles a des defenses de chateau fort, qu'a des clochers de monument sacre. L'abbe etait content, car il avait pris trois loups, deux murenes et quelques girelles. Il aurait ce nouveau petit triomphe aupres de ses paroissiens, lui, qu'on respectait surtout, parce qu'il etait peut-etre, malgre son age, l'homme le mieux muscle du pays. Ces legeres vanites innocentes etaient son plus grand plaisir. Il tirait au pistolet de facon a couper des tiges de fleurs, faisait quelquefois des armes avec le marchand de tabac, son voisin, ancien prevot de regiment, et il nageait mieux que personne sur la cote. C'etait d'ailleurs un ancien homme du monde, fort connu jadis, fort elegant, le baron de Vilbois, qui s'etait fait pretre, a trente-deux ans, a la suite d'un chagrin d'amour. Issu d'une vieille famille picarde, royaliste et religieuse, qui depuis plusieurs siecles donnait ses fils a l'armee, a la magistrature ou au clerge, il songea d'abord a entrer dans les ordres sur le conseil de sa mere, puis sur les instances de son pere il se decida a venir simplement a Paris, faire son droit, et chercher ensuite quelque grave fonction au Palais. Mais pendant qu'il achevait ses etudes, son pere succomba a une pneumonie a la suite de chasses au marais, et sa mere, saisie par le chagrin, mourut peu de temps apres. Donc, ayant herite soudain d'une grosse fortune, il renonca a des projets de carriere quelconque pour se contenter de vivre en homme riche. Beau garcon, intelligent bien que d'un esprit limite par des croyances, des traditions et des principes, hereditaires comme ses muscles de hobereau picard, il plut, il eut du succes dans le monde serieux, et gouta la vie en homme jeune, rigide, opulent et considere. Mais voila qu'a la suite de quelques rencontres chez un ami il devint amoureux d'une jeune actrice, d'une toute jeune eleve du Conservatoire qui debutait avec eclat a l'Odeon. Il en devint amoureux avec toute la violence, avec tout l'emportement d'un homme ne pour croire a des idees absolues. Il en devint amoureux en la voyant a travers le role romanesque ou elle avait obtenu, le jour meme ou elle se montra pour la premiere fois au public, un grand succes. Elle etait jolie, nativement perverse, avec un air d'enfant naif qu'il appelait son air d'ange. Elle sut le conquerir completement, faire de lui un de ces delirants forcenes, un de ces dements en extase qu'un regard ou qu'une jupe de femme brule sur le bucher des Passions Mortelles. Il la prit donc pour maitresse, lui fit quitter le theatre, et l'aima, pendant quatre ans, avec une ardeur toujours grandissante. Certes, malgre son nom et les traditions d'honneur de sa famille, il aurait fini par l'epouser, s'il n'avait decouvert, un jour qu'elle le trompait depuis longtemps avec l'ami qui la lui avait fait connaitre. Le drame fut d'autant plus terrible qu'elle etait enceinte, et qu'il attendait la naissance de l'enfant pour se decider au mariage. Quant il tint entre ses mains les preuves, des lettres, surprises dans un tiroir, il lui reprocha son infidelite, sa perfidie, son ignominie, avec toute la brutalite du demi-sauvage qu'il etait. Mais elle, enfant des trottoirs de Paris, impudente autant qu'impudique, sure de l'autre homme comme de celui-la, hardie d'ailleurs comme ces filles du peuple qui montent aux barricades par simple cranerie, le brava et l'insulta; et comme il levait la main, elle lui montra son ventre. Il s'arreta, palissant, songea qu'un descendant de lui etait la, dans cette chair souillee, dans ce corps vil, dans cette creature immonde, un enfant de lui! Alors il se rua sur elle pour les ecraser tous les deux, aneantir cette double honte. Elle eut peur, se sentant perdue, et comme elle roulait sous son poing, comme elle voyait son pied pret a frapper par terre le flanc gonfle ou vivait deja un embryon d'homme, elle lui cria, les mains tendues pour arreter les coups: --Ne me tue point. Ce n'est pas a toi, c'est a lui. Il fit un bond en arriere, tellement stupefait, tellement bouleverse que sa fureur resta suspendue comme son talon, et il balbutia. --Tu ... tu dis? Elle, folle de peur tout a coup devant la mort entrevue dans les yeux et dans le geste terrifiants de cet homme, repeta: --Ce n'est pas a toi, c'est a lui. Il murmura, les dents serrees, aneanti: --L'enfant? --Oui. --Tu mens. Et, de nouveau, il commenca le geste du pied qui va ecraser quelqu'un, tandis que sa maitresse, redressee a genoux, essayant de reculer, balbutiait toujours. --Puisque je te dis que c'est a lui. S'il etait a toi, est-ce que je ne l'aurais pas eu depuis longtemps? Cet argument le frappa comme la verite meme. Dans un de ces eclairs de pensee ou tous les raisonnements apparaissent en meme temps avec une illuminante clarte, precis, irrefutables, concluants, irresistibles, il fut convaincu, il fut sur qu'il n'etait point le pere du miserable enfant de gueuse qu'elle portait en elle; et, soulage, delivre, presque apaise soudain, il renonca a detruire cette infame creature. Alors il lui dit d'une voix plus calme: --Leve-toi, va-t-en, et que je ne te revoie jamais. Elle obeit, vaincue, et s'en alla. Il ne la revit jamais. Il partit de son cote. Il descendit vers le Midi, vers le soleil, et s'arreta dans un village, debout au milieu d'un vallon, au bord de la Mediterranee. Une auberge lui plut qui regardait la mer; il y prit une chambre et y resta. Il y demeura dix-huit mois, dans le chagrin, dans le desespoir, dans un isolement complet. Il y vecut avec le souvenir devorant de la femme traitresse, de son charme, de son enveloppement, de son ensorcellement inavouable, et avec le regret de sa presence et de ses caresses. Il errait par les vallons provencaux, promenant au soleil tamise par les grisatres feuillettes des oliviers, sa pauvre tete malade ou vivait une obsession. Mais ses anciennes idees pieuses, l'ardeur un peu calmee de sa foi premiere lui revinrent au coeur tout doucement dans cette solitude douloureuse. La religion qui lui etait apparue autrefois comme un refuge contre la vie inconnue, lui apparaissait maintenant comme un refuge contre la vie trompeuse et torturante. Il avait conserve des habitudes de priere. Il s'y attacha dans son chagrin, et il allait souvent, au crepuscule, s'agenouiller dans l'eglise assombrie ou brillait seul, au fond du choeur, le point de feu de la lampe, gardienne sacree du sanctuaire, symbole de la presence divine. Il confia sa peine a ce Dieu, a son Dieu, et lui dit toute sa misere. Il lui demandait conseil, pitie, secours, protection, consolation, et dans son oraison repetee chaque jour plus fervente, il mettait chaque fois une emotion plus forte. Son coeur meurtri, ronge par l'amour d'une femme, restait ouvert et palpitant, avide toujours de tendresse; et peu a peu, a force de prier, de vivre en ermite avec des habitudes de piete grandissantes, de s'abandonner a cette communication secrete des ames devotes avec le Sauveur qui console et attire les miserables, l'amour mystique de Dieu entra en lui et vainquit l'autre. Alors il reprit ses premiers projets, et se decida a offrir a l'Eglise une vie brisee qu'il avait failli lui donner vierge. Il se fit donc pretre. Par sa famille, par ses relations il obtint d'etre nomme desservant de ce village provencal ou le hasard l'avait jete, et, ayant consacre a des oeuvres bienfaisantes une grande partie de sa fortune, n'ayant garde que ce qui lui permettrait de demeurer jusqu'a sa mort utile et secourable aux pauvres, il se refugia dans une existence calme de pratiques pieuses et de devouement a ses semblables. Il fut un pretre a vues etroites, mais bon, une sorte de guide religieux a temperament de soldat, un guide de l'eglise qui conduisait par force dans le droit chemin l'humanite errante, aveugle, perdue en cette foret de la vie ou tous nos instincts, nos gouts, nos desirs, sont des sentiers qui egarent. Mais beaucoup de l'homme d'autrefois restait toujours vivant en lui. Il ne cessa pas d'aimer les exercices violents, les nobles sports, les armes, et il detestait les femmes, toutes, avec une peur d'enfant devant un mysterieux danger. II Le matelot qui suivait le pretre se sentait sur la langue une envie toute meridionale de causer. Il n'osait pas, car l'abbe exercait sur ses ouailles un grand prestige. A la fin il s'y hasarda. --Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur le cure? Cette bastide etait une de ces maisons microscopiques ou les provencaux des villes et des villages vont se nicher, en ete, pour prendre l'air. L'abbe avait loue cette case dans un champ, a cinq minutes de son presbytere, trop petit et emprisonne au centre de la paroisse, contre l'eglise. Il n'habitait pas regulierement, meme en ete, cette campagne; il y allait seulement passer quelques jours de temps en temps, pour vivre en pleine verdure et tirer au pistolet. --Oui, mon ami, dit le pretre, je m'y trouve tres bien. La demeure basse apparaissait batie au milieu des arbres, peinte en rose, zebree, hachee, coupee en petits morceaux par les branches et les feuilles des oliviers dont etait plante le champ sans cloture ou elle semblait poussee comme un champignon de Provence. On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en preparant une petite table a diner ou elle posait a chaque retour, avec une lenteur methodique, un seul couvert, une assiette, une serviette, un morceau de pain, un verre a boire. Elle etait coiffee du petit bonnet des arlesiennes, cone pointu de soie ou de velours noir sur qui fleurit un champignon blanc. Quand l'abbe fut a portee de la voix, il lui cria: --Eh! Marguerite? Elle s'arreta pour regarder, et reconnaissant son maitre: --Te c'est vous, monsieur le cure? --Oui. Je vous apporte une belle peche, vous allez tout de suite me faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu'au beurre, vous entendez? La servante, venue au devant des hommes, examinait d'un oeil connaisseur les poissons portes par le matelot. --C'est que nous avons deja une poule au riz, dit-elle. --Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de l'eau. Je vais faire une petite fete de gourmand, ca ne m'arrive pas trop souvent; et puis, le peche n'est pas gros. La femme choisissait le loup, et comme elle s'en allait en l'emportant, elle se retourna: --Ah! Il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le cure. Il demanda avec indifference. --Un homme! Quel genre d'homme? --Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-meme. --Quoi! Un mendiant? --Peut-etre, oui, je ne dis pas. Je croirais plutot un maoufatan. L'abbe Vilbois se mit a rire de ce mot provencal qui signifie malfaiteur, rodeur de routes, car il connaissait l'ame timoree de Marguerite qui ne pouvait sejourner a la bastide sans s'imaginer tout le long des jours et surtout des nuits qu'ils allaient etre assassines. Il donna quelques sous au marin qui s'en alla, et, comme il disait, ayant conserve toutes ses habitudes de soins et de tenue d'ancien mondain:--"Je vas me passer un peu d'eau sur le nez et sur les mains",--Marguerite lui cria de sa cuisine ou elle grattait a rebours, avec un couteau, le dos du loup dont les ecailles un peu tachees de sang se detachaient comme d'infimes piecettes d'argent. --Tenez le voila! L'abbe vira vers la route et apercut en effet un homme, qui lui parut, de loin, fort mal vetu, et qui s'en venait, a petits pas, vers la maison. Il l'attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique, et pensant: "Ma foi, je crois qu'elle a raison, il a bien l'air d'un maoufatan". L'inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le pretre, sans se hater. Il etait jeune, portait toute la barbe blonde et frisee; et des meches de cheveux se roulaient en boucles au sortir d'un chapeau de feutre mou, tellement sale et defonce que personne n'en aurait pu deviner la couleur et la forme premieres. Il avait un long pardessus marron, une culotte dentelee autour des chevilles, et il etait chausse d'espadrilles, ce qui lui donnait une demarche molle, muette, inquietante, un pas imperceptible de rodeur. Quant il fut a quelques enjambees de l'ecclesiastique, il ota la loque qui lui abritait le front, en se decouvrant avec un air un peu theatral, et montrant une tete fletrie, crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crane, marque de fatigue ou de debauche precoce, car cet homme assurement n'avait pas plus de vingt-cinq ans. Le pretre, aussitot, se decouvrit aussi, devinant et sentant que ce n'etait pas la le vagabond ordinaire, l'ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guere parler que le langage mysterieux des bagnes. --Bonjour, monsieur le cure, dit l'homme. Le pretre repondit simplement: "Je vous salue" ne voulant pas appeler "Monsieur" ce passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et l'abbe Vilbois, devant le regard de ce rodeur, se sentait trouble, emu comme en face d'un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquietudes etranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang. A la fin, le vagabond reprit: --Eh bien! me reconnaissez-vous? Le pretre, tres etonne, repondit: --Moi, pas du tout, je ne vous connais point. --Ah! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage. --J'ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu. --Ca c'est vrai, reprit l'autre, ironique, mais je vais vous montrer quelqu'un que vous connaissez mieux. Il se recoiffa et deboutonna son pardessus. Sa poitrine etait nue dedans. Une ceinture rouge, roulee autour de son ventre maigre, retenait sa culotte au-dessus de ses hanches. Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrees, une de ces enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, voles ou legitimes, precieux defenseurs de la liberte contre le gendarme rencontre. Il en tira une photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu'on faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguee, trainee longtemps partout, chauffee contre la chair de cet homme et ternie par sa chaleur. Alors, l'elevant a cote de sa figure, il demanda: --Et celui-la, le connaissez-vous? L'abbe fit deux pas pour mieux voir et demeura palissant, bouleverse, car c'etait son propre portrait, fait pour Elle, a l'epoque lointaine de son amour. Il ne repondait rien, ne comprenant pas. --Le vagabond repeta: --Le reconnaissez-vous, celui-la? Et le pretre balbutia: --Mais oui. --Qui est-ce? --C'est moi. --C'est bien vous? --Mais oui. --Eh bien! regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et moi? Il avait vu deja, le miserable homme, il avait vu que ces deux etres, celui de la carte et celui qui riait a cote, se ressemblaient comme deux freres, mais il ne comprenait pas encore, et il begaya: --Que me voulez-vous, enfin? Alors, le gueux, d'une voix mechante: --Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d'abord. --Qui etes-vous donc? --Ce que je suis? Demandez-le a n'importe qui sur la route, demandez-le a votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ca; et il rira bien, c'est moi qui vous le dis. Ah! vous ne voulez pas reconnaitre que je suis votre fils, papa cure? Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et desespere, gemit: --Ca n'est pas vrai. Le jeune homme s'approcha tout contre lui, face a face. --Ah! ca n'est pas vrai. Ah! l'abbe, il faut cesser de mentir, entendez-vous? Il avait une figure menacante et les poings fermes, et il parlait avec une conviction si violente, que le pretre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompait en ce moment. Encore une fois, cependant, il affirma: --Je n'ai jamais eu d'enfant. L'autre ripostant: --Et pas de maitresse, peut-etre? Le vieillard prononca resolument un seul mot, un fier aveu: --Si. --Et cette maitresse n'etait pas grosse quand vous l'avez chassee? Soudain, la colere ancienne, etouffee vingt-cinq ans plus tot, non pas etouffee, mais muree au fond du coeur de l'amant, brisa les voutes de foi, de devotion resignee, de renoncement a tout, qu'il avait construites sur elle, et, hors de lui, il cria: --Je l'ai chassee parce qu'elle m'avait trompe et qu'elle portait en elle l'enfant d'un autre, sans quoi, je l'aurais tuee, monsieur, et vous avec elle. Le jeune homme hesita, surpris a son tour par l'emportement sincere du cure, puis il repliqua plus doucement: --Qui vous a dit ca que c'etait l'enfant d'un autre? --Mais elle, elle-meme, en me bravant. Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un ton indifferent de voyou qui juge une cause: --Eh ben! c'est maman qui s'est trompee en vous narguant, v'la tout. Redevenant aussi plus maitre de lui, apres ce mouvement de fureur, l'abbe, a son tour, interrogea: --Et qui vous a dit, a vous, que vous etiez mon fils? --Elle, en mourant, m'sieu l'cure.... Et puis ca! Et il tendait, sous les yeux du pretre, la petite photographie. Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur souleve d'angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et il ne douta plus, c'etait bien son fils. Une detresse emporta son ame, une emotion inexprimable, affreusement penible, comme le remords d'un crime ancien. Il comprenait un peu, il devinait le reste, il revoyait la scene brutale de la separation. C'etait pour sauver sa vie, menacee par l'homme outrage, que la femme, la trompeuse et perfide femelle lui avait jete ce mensonge. Et le mensonge avait reussi. Et un fils de lui etait ne, avait grandi, etait devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc sent la bete. Il murmura: --Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer davantage? L'autre se mit a ricaner. --Mais, parbleu! C'est bien pour cela que je suis venu. Ils s'en allerent ensemble, cote a cote, par le champ d'oliviers. Le soleil avait disparu. La grande fraicheur des crepuscules du Midi etendait sur la campagne un invisible manteau froid. L'abbe frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel d'officiant, il apercut partout autour de lui, tremblotant sur le ciel, le petit feuillage grisatre de l'arbre sacre qui avait abrite sous son ombre frele la plus grande douleur, la seule defaillance du Christ. Une priere jaillit de lui, courte et desesperee, faite avec cette voix interieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants implorent le Sauveur: "Mon Dieu, secourez-moi." Puis se tournant vers son fils: --Alors, votre mere est morte? Un nouveau chagrin s'eveillait en lui, en prononcant ces paroles: "Votre mere est morte" et crispait son coeur, une etrange misere de la chair de l'homme qui n'a jamais fini d'oublier, et un cruel echo de la torture qu'il avait subie, mais plus encore peut-etre, puisqu'elle etait morte, un tressaillement de ce delirant et court bonheur de jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son souvenir. Le jeune homme repondit: --Oui, monsieur le cure, ma mere est morte. --Y a-t-il longtemps? --Oui, trois ans deja. Un doute nouveau envahit le pretre. --Et comment n'etes-vous pas venu me trouver plus tot? L'autre hesita. --Je n'ai pas pu. J'ai eu des empechements ... Mais, pardonnez-moi d'interrompre ces confidences que je vous ferai plus tard, aussi detaillees qu'il vous plaira, pour vous dire que je n'ai rien mange depuis hier matin. Une secousse de pitie ebranla tout le vieillard, et, tendant brusquement les deux mains. --Oh! mon pauvre enfant, dit-il. Le jeune homme recut ces grandes mains tendues, qui envelopperent ses doigts, plus minces, tiedes et fievreux. Puis il repondit avec cet air de blague qui ne quittait guere ses levres: --Eh ben! vrai, je commence a croire que nous nous entendrons tout de meme. Le cure se mit a marcher. --Allons diner, dit-il. Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et bizarre, au beau poisson peche par lui, qui joint a la poule au riz, ferait, ce jour-la, un bon repas pour ce miserable enfant. L'Arlesienne, inquiete et deja grondeuse, attendait devant la porte. --Marguerite, cria l'abbe, enlevez la table et portez-la dans la salle, bien vite, bien vite, et mettez deux couverts, mais bien vite. La bonne restait effaree, a la pensee que son maitre allait diner avec ce malfaiteur. Alors, l'abbe Vilbois, se mit lui-meme a desservir et a transporter, dans l'unique piece du rez-de-chaussee, le couvert prepare pour lui. Cinq minutes plus tard, il etait assis, en face du vagabond, devant une soupiere pleine de soupe aux choux, qui faisait monter, entre leurs visages, un petit nuage de vapeur bouillante. III Quand les assiettes furent pleines, le rodeur se mit a avaler sa soupe avidement par cuillerees rapides. L'abbe n'avait plus faim, et il humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette. Tout a coup il demanda: --Comment vous appelez-vous? L'homme rit, satisfait d'apaiser sa faim. --Pere inconnu, dit-il, pas d'autre nom de famille que celui de ma mere que vous n'aurez probablement pas encore oublie. J'ai, par contre, deux prenoms qui ne me vont guere, entre parentheses, "Philippe-Auguste." L'abbe palit et demanda, la gorge serree: --Pourquoi vous a-t-on donne ces prenoms? Le vagabond haussa les epaules. --Vous devez bien le deviner. Apres vous avoir quitte, maman a voulu faire croire a votre rival que j'etais a lui, et il l'a cru a peu pres jusqu'a mon age de quinze ans. Mais, a ce moment-la, j'ai commence a vous ressembler trop. Et il m'a renie, la canaille. On m'avait donc donne ses deux prenoms, Philippe-Auguste; et si j'avais eu la chance de ne ressembler a personne ou d'etre simplement le fils d'un troisieme larron qui ne se serait pas montre, je m'appellerais aujourd'hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte du meme nom, senateur. Moi, je me suis baptise. "Pas de veine." --Comment savez-vous tout cela? --Parce qu'il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes explications, allez. Ah! c'est ca qui vous apprend la vie. Quelque chose de plus penible et de plus tenaillant que tout ce qu'il avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le pretre. C'etait en lui une sorte d'etouffement qui commencait, qui allait grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des choses qu'il entendait, que de la facon dont elles etaient dites et de la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui, entre son fils et lui, il commencait a sentir a present ce cloaque des saletes morales qui sont, pour certaines ames, de mortels poisons. C'etait son fils cela? Il ne pouvait encore le croire. Il voulait toutes les preuves, toutes; tout apprendre, tout entendre, tout ecouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois: "Oh! mon Dieu, secourez-moi." Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda: --On ne mange donc plus, l'Abbe? Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un batiment annexe, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son cure, il la prevenait de ses besoins par quelques coups donnes sur un gong chinois suspendu pres du mur, derriere lui. Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque ronde de metal. Un son, faible d'abord, s'en echappa, puis grandit, s'accentua, vibrant, aigu, suraigu, dechirant, horrible plainte du cuivre frappe. La bonne apparut. Elle avait une figure crispee et elle jetait des regards furieux sur le maoufatan comme si elle eut pressenti, avec son instinct de chien fidele, le drame abattu sur son maitre. En ses mains elle tenait le loup grille d'ou s'envolait une savoureuse odeur de beurre fondu. L'abbe, avec une cuiller, fendit le poisson d'un bout a l'autre, et offrant le filet du dos a l'enfant de sa jeunesse: --C'est moi qui l'ai pris tantot, dit-il, avec un reste de fierte qui surnageait dans sa detresse. Marguerite ne s'en allait pas. Le pretre reprit: --Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse. Elle eut presque un geste de revolte, et il dut repeter, en prenant un air severe: "Allez, deux bouteilles". Car, lorsqu'il offrait du vin a quelqu'un, plaisir rare, il s'en offrait toujours une bouteille a lui-meme. Philippe-Auguste, radieux, murmura. --Chouette. Une bonne idee. Il y a longtemps que je n'ai mange comme ca. La servante revint au bout de deux minutes. L'abbe les jugea longues comme deux eternites, car un besoin de savoir lui brulait a present le sang, devorant ainsi qu'un feu d'enfer. Les bouteilles etaient debouchees, mais la bonne restait la, les yeux fixes sur l'homme. --Laissez-nous--dit le cure. Elle fit semblant de ne pas entendre. Il reprit presque durement: --Je vous ai ordonne de nous laisser seuls. Alors elle s'en alla. Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une precipitation vorace; et son pere le regardait, de plus en plus surpris et desole de tout ce qu'il decouvrait de bas sur cette figure qui lui ressemblait tant. Les petits morceaux que l'abbe Vilbois portait a ses levres, lui demeuraient dans la bouche, sa gorge serree refusant de les laisser passer; et il les machait longtemps, cherchant, parmi toutes les questions qui lui venaient a l'esprit, celle dont il desirait le plus vite la reponse. Il finit par murmurer: --De quoi est-elle morte? --De la poitrine. --A-t-elle ete longtemps malade? --Dix-huit mois, a peu pres. --D'ou cela lui etait-il venu? --On ne sait pas. Ils se turent. L'abbe songeait. Tant de choses l'oppressaient qu'il aurait voulu deja connaitre, car depuis le jour de la rupture, depuis le jour ou il avait failli la tuer, il n'avait rien su d'elle. Certes, il n'avait pas non plus desire savoir, car il l'avait jetee avec resolution dans une fosse d'oubli, elle, et ses jours de bonheur; mais voila qu'il sentait naitre en lui tout a coup, maintenant qu'elle etait morte, un ardent desir d'apprendre, un desir jaloux, presque un desir d'amant. Il reprit: --Elle n'etait pas seule, n'est-ce pas? --Non, elle vivait toujours avec lui. Le vieillard tressaillit. --Avec lui! Avec Pravallon? --Mais oui. Et l'homme jadis trahi, calcula que cette meme femme qui l'avait trompe, etait demeuree plus de trente ans avec son rival. Ce fut presque malgre lui qu'il balbutia: --Furent-ils heureux ensemble? En ricanant, le jeune homme repondit: --Mais oui, avec des hauts et des bas! Ca aurait ete tres bien sans moi. J'ai toujours tout gate, moi. --Comment, et pourquoi? dit le pretre. --Je vous l'ai deja raconte. Parce qu'il a cru que j'etais son fils jusqu'a mon age de quinze ans environ. Mais il n'etait pas bete, le vieux, il a bien decouvert tout seul la ressemblance, et alors il y a eu des scenes. Moi, j'ecoutais aux portes. Il accusait maman de l'avoir mis dedans. Maman ripostait: "Est-ce ma faute. Tu savais tres bien, quand tu m'as prise, que j'etais la maitresse de l'autre." L'autre, c'etait vous. --Ah! ils parlaient donc de moi quelquefois? --Oui, mais ils ne vous ont jamais nomme devant moi, sauf a la fin, tout a la fin, aux derniers jours, quand maman s'est sentie perdue. Ils avaient tout de meme de la mefiance. --Et vous ... vous avez appris de bonne heure que votre mere etait dans une situation irreguliere? --Parbleu! Je ne suis pas naif, moi, allez, et je ne l'ai jamais ete. Ca se devine tout de suite ces choses-la, des qu'on commence a connaitre le monde. Philippe-Auguste se versait a boire coup sur coup. Ses yeux s'allumaient, son long jeune lui donnant une griserie rapide. Le pretre s'en apercut; il faillit l'arreter, puis la pensee l'effleura que l'ivresse rendait imprudent et bavard, et, prenant la bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeune homme. Marguerite apportait la poule au riz. L'ayant posee sur la table, elle fixa de nouveau ses yeux sur le rodeur, puis elle dit a son maitre avec un air indigne: --Mais regardez qu'il est saoul, monsieur le cure. --Laisse-nous donc tranquilles, reprit le pretre et va-t-en. Elle sortit en tapant la porte. Il demanda: --Qu'est-ce qu'elle disait de moi, votre mere? --Mais ce qu'on dit d'ordinaire d'un homme qu'on a lache; que vous n'etiez pas commode, embetant pour une femme, et qui lui auriez rendu la vie tres difficile avec vos idees. --Souvent elle a dit cela? --Oui, quelquefois avec des subterfuges, pour que je ne comprenne point, mais je devinais tout. --Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison? --Moi? tres bien d'abord, et puis tres mal ensuite. Quand maman a vu que je gatais son affaire, elle m'a flanque a l'eau. --Comment ca? --Comment ca! c'est bien simple. J'ai fait quelques fredaines vers seize ans; alors ces gouapes-la m'ont mis dans une maison de correction, pour se debarrasser de moi. Il posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux mains et, tout a fait ivre, l'esprit chavire dans le vin, il fut saisi tout a coup par une de ces irresistibles envies de parler de soi qui font divaguer les pochards en de fantastiques vantardises. Et il souriait gentiment, avec une grace feminine sur les levres, une grace perverse que le pretre reconnut. Non seulement il la reconnut, mais il la sentit, haie et caressante, cette grace qui l'avait conquis et perdu jadis. C'etait a sa mere que l'enfant, a present, ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par le regard captivant et faux et surtout par la seduction du sourire menteur qui semblait ouvrir la porte de la bouche a toutes les infamies du dedans. Philippe-Auguste raconta: --Ah! ah! ah! J'en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction, une drole de vie qu'un grand romancier payerait cher. Vrai, le pere Dumas, avec son _Monte-Cristo_, n'en a pas trouve de plus cocasses que celles qui me sont arrivees. Il se tut, avec une gravite philosophique d'homme gris qui reflechit, puis, lentement: --Quand on veut qu'un garcon tourne bien, on ne devrait jamais l'envoyer dans une maison de correction, a cause des connaissances de la-dedans, quoi qu'il ait fait. J'en avais fait une bonne, moi, mais elle a mal tourne. Comme je me balladais avec trois camarades, un peu emeches tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur la grand'route, aupres du gue de Folac, voila que je rencontre une voiture ou tout le monde dormait, le conducteur et sa famille, c'etaient des gens de Martinon qui revenaient de diner a la ville. Je prends le cheval par la bride, je le fais monter dans le bac du passeur et je pousse le bac au milieu de la riviere. Ca fait du bruit, le bourgeois qui conduisait se reveille, il ne voit rien, il fouette. Le cheval part et saute dans le bouillon avec la voiture. Tous noyes! Les camarades m'ont denonce. Ils avaient bien ri d'abord en me voyant faire ma farce. Vrai, nous n'avions pas pense que ca tournerait si mal. Nous esperions seulement un bain, histoire de rire. Depuis ca, j'en ai fait de plus raides pour me venger de la premiere, qui ne meritait pas la correction, sur ma parole. Mais ce n'est pas la peine de les raconter. Je vais vous dire seulement la derniere, parce que celle-la elle vous plaira, j'en suis sur. Je vous ai venge, papa. L'abbe regardait son fils avec des yeux terrifies, et il ne mangeait plus rien. Philippe-Auguste allait se remettre a parler. --Non, dit le pretre, pas a present, tout a l'heure. Se retournant, il battit et fit crier la stridente cymbale chinoise. Marguerite entra aussitot. Et son maitre commanda, avec une voix si rude qu'elle baissa la tete, effrayee et docile: --Apporte-nous la lampe et tout ce que tu as encore a mettre sur la table, puis tu ne paraitras plus tant que je n'aurai pas frappe le gong. Elle sortit, revint et posa sur la nappe une lampe de porcelaine blanche, coiffee d'un abat-jour vert, un gros morceau de fromage, des fruits, puis s'en alla. Et l'abbe dit resolument. --Maintenant, je vous ecoute. Philippe-Auguste emplit avec tranquillite son assiette de dessert et son verre de vin. La seconde bouteille etait presque vide, bien que le cure n'y eut point touche. Le jeune homme reprit, begayant, la bouche empatee de nourriture et de saoulerie. --La derniere, la voila. C'en est une rude: J'etais revenu a la maison ... et j'y restais malgre eux parce qu'ils avaient peur de moi ... peur de moi ... Ah! faut pas qu'on m'embete, moi ... je suis capable de tout quand on m'embete.... Vous savez ... ils vivaient ensemble et pas ensemble. Il avait deux domiciles, lui, un domicile de senateur et un domicile d'amant. Mais il vivait chez maman plus souvent que chez lui, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Ah!... en voila une fine, et une forte ... maman ... elle savait vous tenir un homme, celle-la! Elle l'avait pris corps et ame, et elle l'a garde jusqu'a la fin. C'est-il bete, les hommes! Donc, j'etais revenu et je les maitrisais par la peur. Je suis debrouillard, moi, quand il faut, et pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je ne crains personne. Voila que maman tombe malade et il l'installe dans une belle propriete pres de Meulan, au milieu d'un parc grand comme une foret. Ca dure dix-huit mois environ ... comme je vous ai dit. Puis nous sentons approcher la fin. Il venait tous les jours de Paris, et il avait du chagrin, mais la, du vrai. Donc, un matin, ils avaient jacasse ensemble pres d'une heure, et je me demandais de quoi ils pouvaient jaboter si longtemps quand on m'appelle. Et maman me dit: --Je suis pres de mourir et il y a quelque chose que je veux te reveler, malgre l'avis du comte.--Elle l'appelait toujours "le comte" en parlant de lui.--C'est le nom de ton pere, qui vit encore. Je le lui avais demande plus de cent fois ... plus de cent fois ... le nom de mon pere ... plus de cent fois ... et elle avait toujours refuse de le dire.... Je crois meme qu'un jour j'y ai flanque des gifles pour la faire jaser, mais ca n'a servi de rien. Et puis, pour se debarrasser de moi, elle m'a annonce que vous etiez mort sans le sou, que vous etiez un pas grand chose, une erreur de sa jeunesse, une gaffe de vierge, quoi. Elle me l'a si bien raconte que j'y ai coupe, mais en plein, dans votre mort. Donc elle me dit: --C'est le nom de ton pere. L'autre, qui etait assis dans un fauteuil, replique comme ca, trois fois: --Vous avez tort, vous avez tort, vous avez tort, Rosette. Maman s'assied dans son lit. Je la vois encore avec ses pommettes rouges et ses yeux brillants; car elle m'aimait bien tout de meme; et elle lui dit: --Alors faites quelque chose pour lui, Philippe! En lui parlant, elle le nommait "Philippe" et moi "Auguste". Il se mit a crier comme un forcene: --Pour cette crapule-la, jamais, pour ce vaurien, ce repris de justice ce ... ce ... ce... Et il en trouva des noms pour moi, comme s'il n'avait cherche que ca toute sa vie. J'allais me facher, maman me fait taire, et elle lui dit: --Vous voulez donc qu'il meure de faim, puisque je n'ai rien, moi. Il repliqua, sans se troubler: --Rosette, je vous ai donne trente-cinq mille francs par an, depuis trente ans, cela fait plus d'un million. Vous avez vecu par moi en femme riche, en femme aimee, j'ose dire, en femme heureuse. Je ne dois rien a ce gueux qui a gate nos dernieres annees; et il n'aura rien de moi. Il est inutile d'insister. Nommez-lui l'autre si vous voulez. Je le regrette, mais je m'en lave les mains. Alors, maman se tourne vers moi. Je me disais: "Bon ... v'la que je retrouve mon vrai pere ... s'il a de la galette, je suis un homme sauve..." Elle continua: --Ton pere, le baron de Vilbois, s'appelle aujourd'hui l'abbe Vilbois, cure de Garandou, pres de Toulon. Il etait mon amant quand je l'ai quitte pour celui-ci. Et voila qu'elle me conte tout, sauf qu'elle vous a mis dedans aussi au sujet de sa grossesse. Mais les femmes, voyez-vous, ca ne dit jamais la verite. Il ricanait, inconscient, laissant sortir librement toute sa fange. Il but encore, et la face toujours hilare, continua: --Maman mourut deux jours ... deux jours plus tard. Nous avons suivi son cercueil au cimetiere, lui et moi ... est-ce drole, ... dites ... lui et moi ... et trois domestiques ... c'est tout. Il pleurait comme une vache ... nous etions cote a cote ... on eut dit papa et le fils a papa. Puis nous voila revenus a la maison. Rien que nous deux. Moi je me disais: "Faut filer, sans un sou". J'avais juste cinquante francs. Qu'est-ce que je pourrais bien trouver pour me venger. Il me touche le bras, et me dit. --J'ai a vous parler. Je le suivis dans son cabinet. Il s'assit devant sa table, puis, en barbotant dans ses larmes, il me raconte qu'il ne veut pas etre pour moi aussi mechant qu'il le disait a maman; il me prie de ne pas vous embeter....--Ca ... ca nous regarde, vous et moi....--Il m'offre un billet de mille ... mille ... mille ... qu'est-ce que je pouvais faire avec mille francs ... moi ... un homme comme moi. Je vis qu'il y en avait d'autres dans le tiroir, un vrai tas. La vue de c'papier la, ca me donne une envie de chouriner. Je tends la main pour prendre celui qu'il m'offrait, mais au lieu de recevoir son aumone, je saute dessus, je le jette par terre, et je lui serre la gorge jusqu'a lui faire tourner de l'oeil; puis, quand je vis qu'il allait passer, je le baillonne, je le ligote, je le deshabille, je le retourne et puis ... ah! ah! ah!... je vous ai drolement venge!... Philippe-Auguste toussait, etrangle de joie, et toujours sur sa levre relevee d'un pli feroce et gai, l'abbe Vilbois retrouvait l'ancien sourire de la femme qui lui avait fait perdre la tete. --Apres? dit-il. --Apres ... Ah! ah! ah!... Il y avait grand feu dans la cheminee ... c'etait en decembre ... par le froid ... qu'elle est morte ... maman ... grand feu de charbon ... Je prends le tisonnier ... je le fais rougir ... et voila ... que je lui fais des croix dans le dos, huit, dix, je ne sais pas combien, puis je le retourne et je lui en fais autant sur le ventre. Est-ce drole, hein! papa. C'est ainsi qu'on marquait les forcats autrefois. Il se tortillait comme une anguille ... mais je l'avais bien baillonne il ne pouvait pas crier. Puis, je pris les billets--douze--avec le mien ca faisait treize ... ca ne m'a pas porte chance. Et je me suis sauve en disant aux domestiques de ne pas deranger monsieur le comte jusqu'a l'heure du diner parce qu'il dormait. Je pensais bien qu'il ne dirait rien, par peur du scandale, vu qu'il est senateur. Je me suis trompe. Quatre jours apres j'etais pince dans un restaurant de Paris. J'ai eu trois ans de prison. C'est pour ca que je n'ai pas pu venir vous trouver plus tot. Il but encore, et bredouillant de facon a prononcer a peine les mots. --Maintenant ... papa ... papa cure!... Est-ce drole d'avoir un cure pour papa!... Ah! ah! faut etre gentil, bien gentil avec bibi, parce que bibi n'est pas ordinaire ... et qu'il en a fait une bonne ... pas vrai ... une bonne ... au vieux ... La meme colere qui avait affole jadis l'abbe Vilbois devant la maitresse trahissante, le soulevait a present devant cet abominable homme. Lui qui avait tant pardonne, au nom de Dieu, les secrets infames chuchotes dans le mystere des confessionnaux, il se sentait sans pitie, sans clemence en son propre nom, et il n'appelait plus maintenant a son aide ce Dieu secourable et misericordieux, car il comprenait qu'aucune protection celeste ou terrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs. Toute l'ardeur de son coeur passionne et de son sang violent, eteinte par l'episcopat, se reveillait dans une revolte irresistible contre ce miserable qui etait son fils, contre cette ressemblance avec lui, et aussi avec la mere, la mere indigne qui l'avait concu pareil a elle, et contre la fatalite qui rivait ce gueux a son pied paternel ainsi qu'un boulet de galerien. Il voyait, il prevoyait tout avec une lucidite subite, reveille par ce choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillite. Convaincu soudain qu'il fallait parler fort pour etre craint de ce malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents serrees par la fureur, et ne songeant plus a son ivresse: --Maintenant que vous m'avez tout raconte, ecoutez-moi. Vous partirez demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n'ai pas d'argent. Si vous desobeissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire a moi.... Bien qu'abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace; et le criminel qui etait en lui surgit tout a coup. Il cracha ces mots, avec des hoquets. --Ah! papa, faut pas me la faire.... T'es cure ... je te tiens ... et tu fileras doux, comme les autres! L'abbe sursauta; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette et de lui montrer qu'il faudrait ceder. Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la poitrine. --Ah! prenez garde, prenez garde,... je n'ai peur de personne, moi ... L'ivrogne, perdant l'equilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu'il allait tomber et qu'il etait au pouvoir du pretre, il allongea sa main, avec un regard d'assassin, vers un des couteaux qui trainaient sur la nappe. L'abbe Vilbois vit le geste, et il donna a la table une telle poussee que son fils culbuta sur le dos et s'etendit par terre. La lampe roula et s'eteignit. Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtes chanta dans l'ombre; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le pave, puis plus rien. Avec la lampe brisee la nuit subite s'etait repandue sur eux si prompte, inattendue et profonde, qu'ils en furent stupefaits comme d'un evenement effrayant. L'ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait plus; et le pretre restait sur sa chaise, plonge dans ces tenebres, qui noyaient sa colere. Ce voile sombre jete sur lui arretant son emportement, immobilisa aussi l'elan furieux de son ame; et d'autres idees lui vinrent, noires et tristes comme l'obscurite. Le silence se fit, un silence epais de tombe fermee, ou rien ne semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors, pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas meme un glissement dans les branches ou sur les murs, d'un leger souffle de vent. Cela dura longtemps, tres longtemps, peut-etre une heure. Puis, soudain le gong tinta! Il tinta frappe d'un seul coup dur, sec et fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise renversee. Marguerite, aux aguets, accourut; mais des qu'elle eut ouvert la porte, elle recula epouvantee devant l'ombre impenetrable. Puis tremblante, le coeur precipite, la voix haletante et basse, elle appela: --M'sieu l'cure, m'sieu l'cure. Personne ne repondit, rien ne bougea. "Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu'est-ce qu'ils ont fait, qu'est-ce qu'est arrive." Elle n'osait pas avancer, elle n'osait pas retourner prendre une lumiere; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la saisit, bien qu'elle se sentit les jambes brisees a tomber sur place. Elle repetait: --M'sieu le cure, m'sieu le cure, c'est moi, Marguerite. Mais soudain, malgre sa peur, un desir instinctif de secourir son maitre, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments heroiques emplirent son ame d'audace terrifiee, et, courant a sa cuisine, elle rapporta son quinquet. Sur la porte de la salle, elle s'arreta. Elle vit d'abord le vagabond, etendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la lampe cassee, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes aux bas noirs de l'abbe Vilbois, qui avait du s'abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tete. Palpitante d'effroi, les mains tremblantes, elle repetait: --Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que c'est? Et comme elle avancait a petits pas, avec lenteur, elle glissa dans quelque chose de gras et faillit tomber. Alors, s'etant penchee, elle s'apercut que sur le pave rouge, un liquide rouge aussi coulait, s'etendant autour de ses pieds et courant vite vers la porte. Elle devina que c'etait du sang. Folle, elle s'enfuit, jetant sa lumiere pour ne plus rien voir, et elle se precipita dans la campagne, vers le village. Elle allait, heurtant les arbres, les yeux fixes vers les feux lointains et hurlant. Sa voix aigue s'envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette et clamait sans discontinuer: "Le maoufatan ... le maoufatan ... le maoufatan ..." Lorsqu'elle atteignit les premieres maisons, des hommes effares sortirent et l'entourerent; mais elle se debattait sans repondre, car elle avait perdu la tete. On finit par comprendre qu'un malheur venait d'arriver dans la campagne du cure, et une troupe s'arma pour courir a son aide. Au milieu du champ d'oliviers la petite bastide peinte en rose etait devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que la lueur unique de sa fenetre eclairee s'etait eteinte comme un oeil ferme, elle demeurait noyee dans l'ombre, perdue dans les tenebres, introuvable pour quiconque n'etait pas enfant du pays. Bientot des feux coururent au ras de terre, a travers les arbres, venant vers elle. Ils promenaient sur l'herbe brulee de longues clartes jaunes; et sous leurs eclats errants les troncs tourmentes des oliviers ressemblaient parfois a des monstres, a des serpents d'enfer enlaces et tordus. Les reflets projetes au loin firent soudain surgir dans l'obscurite quelque chose de blanchatre et de vague, puis, bientot le mur bas et carre de la petite demeure redevint rose devant les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux gendarmes, revolver au poing, le garde-champetre, le maire et Marguerite que des hommes soutenaient car elle defaillait. Devant la porte demeuree ouverte, effrayante, il y eut un moment d'hesitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra suivi par les autres. La servante n'avait pas menti. Le sang, fige maintenant, couvrait le pave comme un tapis. Il avait coule jusqu'au vagabond, baignant une de ses jambes et une de ses mains. Le pere et le fils dormaient, l'un, la gorge coupee, du sommeil eternel, l'autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se jeterent sur celui-ci, et avant qu'il fut reveille il avait des chaines aux poignets. Il frotta ses yeux, stupefait, abruti de vin; et lorsqu'il vit le cadavre du pretre, il eut l'air terrifie, et de ne rien comprendre. --Comment ne s'est-il pas sauve, dit le maire? --Il etait trop saoul, repliqua le brigadier. Et tout le monde fut de son avis, car l'idee ne serait venue a personne que l'abbe Vilbois, peut-etre, avait pu se donner la mort. MOUCHE SOUVENIR D'UN CANOTIER Il nous dit: "En ai-je vu, de droles de choses et de droles de filles aux jours passes ou je canotais. Que de fois j'ai eu envie d'ecrire un petit livre, titre "Sur la Seine", pour raconter cette vie de force et d'insouciance, de gaiete et de pauvrete, de fete robuste et tapageuse que j'ai menee de vingt a trente ans. J'etais un employe sans le sou; maintenant, je suis un homme arrive qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d'une seconde. J'avais au coeur mille desirs modestes et irrealisables qui me doraient l'existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd'hui, je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du fauteuil ou je somnole. Comme c'etait simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau a Paris et la riviere a Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah! la belle, calme, variee et puante riviere pleine de mirage et d'immondices. Je l'ai tant aimee, je crois, parce qu'elle m'a donne, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah! les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui revaient, le ventre au frais, sur une feuille de nenuphar, et les lis d'eau coquets et freles, au milieu des grandes herbes fines qui m'ouvraient soudain, derriere un saule, un feuillet d'album japonais quand le martin-pecheur fuyait devant moi comme une flamme bleue! Ai-je aime tout cela, d'un amour instinctif des yeux qui se repandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde. Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies, illuminees de rose a ravir le coeur; et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau fremissante et courante, d'une lueur qui faisait fleurir tous les reves. Et tout cela, symbole de l'eternelle illusion, naissait pour moi sur de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de Paris. Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous etions cinq, une bande, aujourd'hui des hommes graves; et comme nous etions tous pauvres, nous avions fonde, dans une affreuse gargote d'Argenteuil, une colonie inexprimable qui ne possedait qu'une chambre-dortoir ou j'ai passe les plus folles soirees, certes, de mon existence. Nous n'avions souci de rien que de nous amuser et de ramer, car l'aviron pour nous, sauf pour un, etait un culte. Je me rappelle de si singulieres aventures, de si invraisemblables farces, inventees par ces cinq chenapans, que personne aujourd'hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi, meme sur la Seine, car la fantaisie enragee qui nous tenait en haleine est morte dans les ames actuelles. A nous cinq nous possedions un seul bateau, achete a grand'peine et sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C'etait une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable. Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un petit, tres malin, surnomme Petit Bleu; un grand, a l'air sauvage, avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnomme Tomahawk; un autre, spirituel et paresseux, surnomme La Toque, le seul qui ne touchat jamais une rame sous pretexte qu'il ferait chavirer le bateau; un mince, elegant, tres soigne, surnomme "N'a-qu'un-Oeil" en souvenir d'un roman alors recent de Cladel, et parce qu'il portait un monocle; enfin moi qu'on avait baptise Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite intelligence avec le seul regret de n'avoir pas une barreuse. Une femme, c'est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ca tient l'esprit et le coeur en eveil, parce que ca anime, ca amuse, ca distrait, ca pimente et ca fait decor avec une ombrelle rouge glissant sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse ordinaire, a nous cinq qui ne ressemblions guere a tout le monde. Il nous fallait quelque chose d'imprevu, de drole, de pret a tout, de presque introuvable, enfin. Nous en avions essaye beaucoup sans succes, des filles de barre, pas des barreuses, canotieres imbeciles qui preferaient toujours le petit vin qui grise, a l'eau qui coule et qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les congediait avec degout. Or, voila qu'un samedi soir "N'a-qu'un-Oeil" nous amena une petite creature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drolerie, de cette drolerie, qui tient lieu d'esprit aux titis males et femelles eclos sur le pave de Paris. Elle etait gentille, pas jolie, une ebauche de femme ou il y avait de tout, une de ces silhouettes que les dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de cafe apres diner entre un verre d'eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait quelquefois comme ca. Le premier soir, elle nous etonna, nous amusa, et nous laissa sans opinion tant elle etait inattendue. Tombee dans ce nid d'hommes prets a toutes les folies, elle fut bien vite maitresse de la situation, et des le lendemain elle nous avait conquis. Elle etait d'ailleurs tout a fait toquee, nee avec un verre d'absinthe dans le ventre, que sa mere avait du boire au moment d'accoucher, et elle ne s'etait jamais degrisee depuis, car sa nourrice, disait-elle, se refaisait le sang a coups de tafia; et elle-meme n'appelait jamais autrement que "ma sainte famille" toutes les bouteilles alignees derriere le comptoir des marchands de vin. Je ne sais lequel de nous la baptisa "Mouche" ni pourquoi ce nom lui fut donne, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui s'appelait _Feuille-a-l'Envers_ fit flotter chaque semaine sur la Seine, entre Asnieres et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et robustes, gouvernes, sous un parasol de papier peint, par une vive et ecervelee personne qui nous traitait comme des esclaves charges de la promener sur l'eau, et que nous aimions beaucoup. Nous l'aimions tous beaucoup, pour mille raisons d'abord, pour une seule ensuite. Elle etait, a l'arriere de notre embarcation, une espece de petit moulin a paroles, jacassant au vent qui filait sur l'eau. Elle bavardait sans fin avec le leger bruit continu de ces mecaniques ailees qui tournent dans la brise; et elle disait etourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les plus stupefiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties semblaient disparates a la facon de loques de toute nature et de toute couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilees, de la fantaisie comme dans un conte de fees, de la gauloiserie, de l'impudeur, de l'impudence, de l'imprevu, du comique, et de l'air, de l'air et du paysage comme dans un voyage en ballon. On lui posait des questions pour provoquer des reponses trouvees on ne sait ou. Celle dont on la harcelait le plus souvent etait celle-ci: --Pourquoi t'appelle-t-on Mouche? Elle decouvrait des raisons tellement invraisemblables que nous cessions de nager pour en rire. Elle nous plaisait aussi, comme femme; et La Toque, qui ne ramait jamais et qui demeurait tout le long des jours assis a cote d'elle au fauteuil de barre, repondit une fois a la demande ordinaire: --Pourquoi t'appelle-t-on Mouche? --Parce que c'est une petite cantharide! Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfievrante, non pas la classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelee, mais une petite cantharide aux ailes rousses qui commencait a troubler etrangement l'equipage entier de la _Feuille-a-l'Envers_. Que de plaisanteries stupides, encore, sur cette feuille ou s'etait arretee cette Mouche. "N'a-qu'un-Oeil," depuis l'arrivee de "Mouche" dans le bateau, avait pris au milieu de nous un role preponderant, superieur, le role d'un monsieur qui a une femme a cote de quatre autres qui n'en ont pas. Il abusait de ce privilege au point de nous exasperer parfois en embrassant Mouche devant nous, en l'asseyant sur ses genoux a la fin des repas et par beaucoup d'autres prerogatives humiliantes autant qu'irritantes. On les avait isoles dans le dortoir par un rideau. Mais je m'apercus bientot que mes compagnons et moi devions faire au fond de nos cerveaux de solitaires le meme raisonnement: "Pourquoi, en vertu de quelle loi d'exception, de quel principe inacceptable, Mouche, qui ne paraissait genee par aucun prejuge, serait-elle fidele a son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas a leurs maris." Notre reflexion etait juste. Nous en fumes bientot convaincus. Nous aurions du seulement la faire plus tot pour n'avoir pas a regretter le temps perdu. Mouche trompa "N'a-qu'un-Oeil" avec tous les autres matelots de la _Feuille-a-l'Envers._ Elle le trompa sans difficulte, sans resistance, a la premiere priere de chacun de nous. Mon Dieu, les gens pudiques vont s'indigner beaucoup! Pourquoi? Quelle est la courtisane en vogue qui n'a pas une douzaine d'amants, et quel est celui de ces amants assez bete pour l'ignorer? La mode n'est-elle pas d'avoir un soir chez une femme celebre et cotee, comme on a un soir a l'Opera, aux Francais ou a l'Odeon, depuis qu'on y joue les demi-classiques. On se met a dix pour entretenir une cocotte qui fait de son temps une distribution difficile, comme on se met a dix pour posseder un cheval de course que monte seulement un jockey, veritable image de l'amant de coeur. On laissait par delicatesse Mouche a "N'a-qu'un-Oeil", du samedi soir au lundi matin. Les jours de navigation etaient a lui. Nous ne le trompions qu'en semaine, a Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des canotiers comme nous, n'etait presque plus tromper. La situation avait ceci de particulier que les quatre maraudeurs des faveurs de Mouche n'ignoraient point ce partage, qu'ils en parlaient entre eux, et meme avec elle, par allusions voilees qui la faisaient beaucoup rire. Seul, "N'a-qu'un-Oeil" semblait tout ignorer; et cette position speciale faisait naitre une gene entre lui et nous, paraissait le mettre a l'ecart, l'isoler, elever une barriere a travers notre ancienne confiance et notre ancienne intimite. Cela lui donnait pour nous un role difficile, un peu ridicule, un role d'amant trompe, presque de mari. Comme il etait fort intelligent, doue d'un esprit special de pince-sans-rire, nous nous demandions quelquefois, avec une certaine inquietude, s'il ne se doutait de rien. Il eut soin de nous renseigner, d'une facon penible pour nous. On allait dejeuner a Bougival, et nous ramions avec vigueur, quand La Toque qui avait, ce matin-la, une allure triomphante d'homme satisfait et qui, assis cote a cote avec la barreuse, semblait se serrer contre elle un peu trop librement a notre avis, arreta la nage en criant: "Stop!" Les huit avirons sortirent de l'eau. Alors, se tournant vers sa voisine, il demanda: --Pourquoi t'appelle-t-on Mouche? Avant qu'elle eut pu repondre, la voix de "N'a-qu'un-Oeil", assis a l'avant, articula d'un ton sec: --Parce qu'elle se pose sur toutes les charognes. Il y eut d'abord un grand silence, une gene, que suivit une envie de rire. Mouche elle-meme demeurait interdite. Alors, La Toque commanda: --Avant partout. Le bateau se remit en route. L'incident etait clos, la lumiere faite. Cette petite aventure ne changea rien a nos habitudes. Elle retablit seulement la cordialite entre "N'a-qu'un-Oeil" et nous. Il redevint le proprietaire honore de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa superiorite sur nous tous ayant ete bien etablie par cette definition, qui clotura d'ailleurs l'ere des questions sur le mot "Mouche". Nous nous contentames a l'avenir du role secondaire d'amis reconnaissants et attentionnes qui profitaient discretement des jours de la semaine sans contestation d'aucune sorte entre nous. Cela marcha tres bien pendant trois mois environ. Mais voila que tout a coup Mouche prit, vis-a-vis de nous tous, des attitudes bizarres. Elle etait moins gaie, nerveuse, inquiete, presque irritable. On lui demandait sans cesse: --Qu'est-ce que tu as? Elle repondait: --Rien. Laisse-moi tranquille. La revelation nous fut faite par "N'a-qu'un-Oeil", un samedi soir. Nous venions de nous mettre a table dans la petite salle a manger que notre gargotier Barbichon nous reservait dans sa guinguette, et, le potage fini, on attendait la friture quand notre ami, qui paraissait aussi soucieux, prit d'abord la main de Mouche et ensuite parla: --"Mes chers camarades, dit-il, j'ai une communication des plus graves a vous faire et qui va peut-etre amener de longues discussions. Nous aurons le temps d'ailleurs de raisonner entre les plats. Cette pauvre Mouche m'a annonce une desastreuse nouvelle dont elle m'a charge en meme temps de vous faire part: Elle est enceinte. Je n'ajoute que deux mots: Ce n'est pas la moment de l'abandonner et la recherche de la paternite est interdite." Il y eut d'abord de la stupeur, la sensation d'un desastre: et nous nous regardions les uns les autres avec l'envie d'accuser quelqu'un. Mais lequel? Ah! lequel? Jamais je n'avais senti comme en ce moment la perfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais a un homme de savoir d'une facon certaine s'il est le pere de son enfant. Puis peu a peu une espece de consolation nous vint et nous reconforta, nee au contraire d'un sentiment confus de solidarite. Tomahawk, qui ne parlait guere, formula ce debut de rasserenement par ces mots: --Ma foi, tant pis, l'union fait la force. Les goujons entraient apportes par un marmiton. On ne se jetait pas dessus, comme toujours, car on avait tout de meme l'esprit trouble. N'a-qu'un-Oeil reprit: --Elle a eu, en cette circonstance, la delicatesse de me faire des aveux complets. Mes amis, nous sommes tous egalement coupables. Donnons-nous la main et adoptons l'enfant. La decision fut prise a l'unanimite. On leva les bras vers le plat de poissons frits et on jura. --Nous l'adoptons. Alors, sauvee tout d'un coup, delivree du poids horrible d'inquietude qui torturait depuis un mois cette gentille et detraquee pauvresse de l'amour, Mouche s'ecria: --Oh! mes amis! mes amis! Vous etes de braves coeurs ... de braves coeurs ... de braves coeurs ... Merci tous! Et elle pleura, pour la premiere fois, devant nous. Desormais on parla de l'enfant dans le bateau comme s'il etait ne deja, et chacun de nous s'interessait, avec une sollicitude de participation exageree, au developpement lent et regulier de la taille de notre barreuse. On cessait de ramer pour demander: --Mouche? Elle repondait: --Presente. --Garcon ou fille? --Garcon. --Que deviendra-t-il? Alors elle donnait essor a son imagination de la facon la plus fantastique. C'etaient des recits interminables, des inventions stupefiantes, depuis le jour de la naissance jusqu'au triomphe definitif. Il fut tout, cet enfant, dans le reve naif, passionne et attendrissant de cette extraordinaire petite creature, qui vivait maintenant, chaste, entre nous cinq, qu'elle appelait ses "cinq papas". Elle le vit et le raconta marin, decouvrant un nouveau monde plus grand que l'Amerique, general rendant a la France l'Alsace et la Lorraine, puis empereur et fondant une dynastie de souverains genereux et sages qui donnaient a notre patrie le bonheur definitif, puis savant devoilant d'abord le secret de la fabrication de l'or, ensuite celui de la vie eternelle, puis aeronaute inventant le moyen d'aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immense promenade pour les hommes, realisation de tous les songes les plus imprevus, et les plus magnifiques. Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvre petite, jusqu'a la fin de l'ete! Ce fut le vingt septembre que creva son reve. Nous revenions de dejeuner a Maisons-Laffitte et nous passions devant Saint-Germain, quand elle eut soif et nous demanda de nous arreter au Pecq. Depuis quelque temps, elle devenait lourde, et cela l'ennuyait beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader comme autrefois, ni bondir du bateau sur la berge, ainsi qu'elle avait coutume de faire. Elle essayait encore, malgre nos cris et nos efforts; et vingt fois, sans nos bras tendus pour la saisir, elle serait tombee. Ce jour-la, elle eut l'imprudence de vouloir debarquer avant que le bateau fut arrete, par une de ces bravades ou se tuent parfois les athletes malades ou fatigues. Juste au moment ou nous allions accoster, sans qu'on put prevoir ou prevenir son mouvement, elle se dressa, prit son elan et essaya de sauter sur le quai. Trop faible, elle ne toucha que du bout du pied le bord de la pierre, glissa, heurta de tout son ventre l'angle aigu, poussa un grand cri et disparut dans l'eau. Nous plongeames tous les cinq en meme temps pour ramener un pauvre etre defaillant, pale comme une morte et qui souffrait deja d'atroces douleurs. Il fallut la porter bien vite dans l'auberge la plus voisine, ou un medecin fut appele. Pendant dix heures que dura la fausse couche elle supporta avec un courage d'heroine d'abominables tortures. Nous nous desolions autour d'elle, enfievres d'angoisse et de peur. Puis on la delivra d'un enfant mort; et pendant quelques jours encore nous eumes pour sa vie les plus grandes craintes. Le docteur, enfin, nous dit un matin: "Je crois qu'elle est sauvee. Elle est en acier, cette fille." Et nous entrames ensemble dans sa chambre, le coeur radieux. "N'a-qu'un-Oeil", parlant pour tous, lui dit: --Plus de danger, petite Mouche, nous sommes bien contents. Alors, pour la seconde fois, elle pleura devant nous, et, les yeux sous une glace de larmes, elle balbutia: --Oh! si vous saviez, si vous saviez ... quel chagrin ... quel chagrin ... je ne me consolerai jamais. --De quoi donc, petite Mouche? --De l'avoir tue, car je l'ai tue! oh! sans le vouloir! quel chagrin!... Elle sanglotait. Nous l'entourions, emus, ne sachant quoi lui dire. Elle reprit: --Vous l'avez vu, vous? --Nous repondimes, d'une seule voix? --Oui. --C'etait un garcon, n'est-ce pas? --Oui. --Beau, n'est-ce pas? On hesita beaucoup. Petit-Bleu, le moins scrupuleux, se decida a affirmer. --Tres beau. Il eut tort, car elle se mit a gemir, presque a hurler de desespoir. Alors, N'a-qu'un-Oeil, qui l'aimait peut-etre le plus, eut pour la calmer une invention geniale, et baisant ses yeux ternis par les pleurs. --Console-toi, petite Mouche, console-toi, nous t'en ferons un autre. Le sens comique qu'elle avait dans les moelles se reveilla tout a coup, et a moitie convaincue, a moitie gouailleuse, toute larmoyante encore et le coeur crispe de peine, elle demanda, en nous regardant tous: --Bien vrai? Et nous repondimes ensemble. --Bien vrai. LE NOYE I Tout le monde, dans Fecamp, connaissait l'histoire de la mere Patin. Certes, elle n'avait pas ete heureuse avec son homme, la mere Patin; car son homme la battait de son vivant, comme on bat le ble dans les granges. Il etait patron d'une barque de peche, et l'avait epousee, jadis, parce qu'elle etait gentille, quoiqu'elle fut pauvre. Patin, bon matelot, mais brutal, frequentait le cabaret du pere Auban, ou il buvait aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de fil et, aux jours de chance a la mer, huit ou dix, et meme plus, suivant sa gaiete de coeur, disait-il. Le fil etait servi aux clients par la fille au pere Auban, une brune plaisante a voir et qui attirait le monde a la maison par sa bonne mine seulement, car on n'avait jamais jase sur elle. Patin, quand il entrait au cabaret, etait content de la regarder et lui tenait des propos de politesse, des propos tranquilles d'honnete garcon. Quand il avait bu le premier verre de fil, il la trouvait deja plus gentille; au second, il clignait de l'oeil; au troisieme, il disait: "Si vous vouliez, mam'zelle Desiree ..." sans jamais finir sa phrase; au quatrieme, il essayait de la retenir par sa jupe pour l'embrasser; et, quand il allait jusqu'a dix, c'etait le pere Auban qui servait les autres. Le vieux chand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait circuler Desiree entre les tables, pour activer la consommation; et Desiree, qui n'etait pas pour rien la fille au pere Auban, promenait sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse et l'oeil malin. A force de boire des verres de fil, Patin s'habitua si bien a la figure de Desiree, qu'il y pensait meme a la mer, quand il jetait ses filets a l'eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou les nuits de tenebres. Il y pensait en tenant sa barre, a l'arriere de son bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la tete sur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verser l'eau-de-vie jaune avec un mouvement de l'epaule, et puis s'en aller en disant: --Voila! Etes-vous satisfait? Et, a force de la garder ainsi dans son oeil et dans son esprit, il fut pris d'une telle envie de l'epouser que, n'y pouvant plus tenir, il la demanda en mariage. Il etait riche, proprietaire de son embarcation, de ses filets et d'une maison au pied de la cote sur la Retenue; tandis que le pere Auban n'avait rien. Il fut donc agree avec empressement, et la noce eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hate que la chose fut faite, pour des raisons differentes. Mais, trois jours apres le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du tout comment il avait pu croire Desiree differente des autres femmes. Vrai, fallait-il qu'il eut ete bete pour s'embarrasser d'une sans le sou qui l'avait enjole avec sa fine, pour sur, de la fine ou elle avait mis, pour lui, quelque sale drogue. Et il jurait, tout le long des marees, cassait sa pipe entre ses dents, bourrait son equipage; et, ayant sacre a pleine bouche avec tous les termes usites et contre tout ce qu'il connaissait, il expectorait ce qui lui restait de colere au ventre sur les poissons et les homards tires un a un des filets, et ne les jetait plus dans les mannes qu'en les accompagnant d'injures et de termes malpropres. Puis, rentre chez lui, ayant a portee de la bouche et de la main sa femme, la fille au pere Auban, il ne tarda guere a la traiter comme la derniere des dernieres. Puis, comme elle l'ecoutait resignee, accoutumee aux violences paternelles, il s'exaspera de son calme; et, un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible. Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotees que Patin flanquait a sa femme et que de sa maniere de jurer, a tout propos, en lui parlant. Il jurait, en effet, d'une facon particuliere, avec une richesse de vocabulaire et une sonorite d'organe qu'aucun autre homme, dans Fecamp, ne possedait. Des que son bateau se presentait a l'entree du port, en revenant de la peche, on attendait la premiere bordee qu'il allait lancer, de son pont sur la jetee, des qu'il aurait apercu le bonnet blanc de sa compagne. Debout, a l'arriere, il manoeuvrait, l'oeil sur l'avant et sur la voile, aux jours de grosse mer, et, malgre la preoccupation du passage etroit et difficile, malgre les vagues de fond qui entraient comme des montagnes dans l'etroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes attendant les marins, sous l'ecume des lames, a reconnaitre la sienne, la fille au pere Auban, la gueuse! Alors, des qu'il l'avait vue, malgre le bruit des flots et du vent, il lui jetait une engueulade, avec une telle force de gosier, que tout le monde en riait, bien qu'on la plaignit fort. Puis, quand le bateau arrivait a quai, il avait une maniere de decharger son lest de politesse, comme il disait, tout en debarquant son poisson, qui attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les desoeuvres du port. Cela lui sortait de la bouche, tantot comme des coups de canon, terribles et courts, tantot comme des coups de tonnerre qui roulaient durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu'il semblait avoir dans les poumons tous les orages du Pere-Eternel. Puis, quand il avait quitte son bord et qu'il se trouvait face a face avec elle au milieu des curieux et des harengeres, il repechait a fond de cale toute une cargaison nouvelle d'injures et de duretes, et il la reconduisait ainsi jusqu'a leur logis, elle devant, lui derriere, elle pleurant, lui criant. Alors, seul avec elle, les portes fermees, il tapait sous le moindre pretexte. Tout lui suffisait pour lever la main et, des qu'il avait commence, il ne s'arretait plus, en lui crachant alors au visage les vrais motifs de sa haine. A chaque gifle, a chaque horion il vociferait: "Ah! sans le sou, ah! va-nu-pieds, ah! creve-la-faim, j'en ai fait un joli coup le jour ou je me suis rince la bouche avec le tord-boyaux de ton filou de pere!" Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une epouvante incessante, dans un tremblement continu de l'ame et du corps, dans une attente eperdue des outrages et des rossees. Et cela dura dix ans. Elle etait si craintive qu'elle palissait en parlant a n'importe qui, et qu'elle ne pensait plus a rien qu'aux coups dont elle etait menacee, et qu'elle etait devenue plus maigre, jaune et seche qu'un poisson fume. II Une nuit, son homme etant a la mer, elle fut reveillee tout a coup par ce grognement de bete que fait le vent quand il arrive ainsi qu'un chien lache! Elle s'assit dans son lit, emue, puis, n'entendant plus rien, se recoucha; mais, presque aussitot, ce fut dans sa cheminee un mugissement qui secouait la maison tout entiere, et cela s'etendit par tout le ciel comme si un troupeau d'animaux furieux eut traverse l'espace en soufflant et en beuglant. Alors elle se leva et courut au port. D'autres femmes y arrivaient de tous les cotes avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous regardaient s'allumer dans la nuit, sur la mer, les ecumes au sommet des vagues. La tempete dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et Patin fut de ceux-la. On retrouva, du cote de Dieppe, des debris de la _Jeune-Amelie_, sa barque. On ramassa, vers Saint-Valery, les corps de ses matelots, mais on ne decouvrit jamais le sien. Comme la coque de l'embarcation semblait avoir ete coupee en deux, sa femme, pendant longtemps, attendit et redouta son retour; car, si un abordage avait eu lieu, il se pouvait faire que le batiment abordeur l'eut recueilli, lui seul, et emmene au loin. Puis, peu a peu, elle s'habitua a la pensee qu'elle etait veuve, tout en tressaillant chaque fois qu'une voisine, qu'un pauvre ou qu'un marchand ambulant entrait brusquement chez elle. Or, un apres-midi, quatre ans environ apres la disparition de son homme, elle s'arreta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison d'un vieux capitaine, mort recemment, et dont on vendait les meubles. Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert a tete bleue, qui regardait tout ce monde d'un air mecontent et inquiet. --Trois francs! criait le vendeur; un oiseau qui parle comme un avocat, trois francs! Une amie de la Patin lui poussa le coude: --Vous devriez acheter ca, vous qu'etes riche, dit-elle. Ca vous tiendrait compagnie; il vaut plus de trente francs, c't oiseau-la. Vous le revendrez toujours ben vingt a vingt-cinq! --Quatre francs! mesdames, quatre francs! repetait l'homme. Il chante vepres et preche comme M. le cure. C'est un phenomene ... un miracle! La Patin ajouta cinquante centimes, et on lui remit, dans une petite cage, la bete au nez crochu, qu'elle emporta. Puis elle l'installa chez elle et, comme elle ouvrait la porte de fil de fer pour offrir a boire a l'animal, elle recut, sur le doigt, un coup de bec qui coupa la peau et fit venir le sang. --Ah! qu'il est mauvais, dit-elle. Elle lui presenta cependant du chenevis et du mais, puis le laissa lisser ses plumes en guettant d'un air sournois sa nouvelle maison et sa nouvelle maitresse. Le jour commencait a poindre, le lendemain, quand la Patin entendit, de la facon la plus nette, une voix, une voix forte, sonore, roulante, la voix de Patin, qui criait: --Te leveras-tu, charogne! Son epouvante fut telle qu'elle se cacha la tete sous ses draps, car, chaque matin, jadis, des qu'il avait ouvert les yeux, son defunt les lui hurlait dans l'oreille, ces quatre mots qu'elle connaissait bien. Tremblante, roulee en boule, le dos tendu a la rossee qu'elle attendait deja, elle murmurait, la figure cachee dans la couche: --Dieu Seigneur, le v'la! Dieu Seigneur, le v'la! Il est r'venu, Dieu Seigneur! Les minutes passaient; aucun bruit ne troublait plus le silence de la chambre. Alors, en fremissant, elle sortit sa tete du lit, sure qu'il etait la, guettant, pret a battre. Elle ne vit rien, rien qu'un trait de soleil passant par la vitre et elle pensa: --Il est cache, pour sur. Elle attendit longtemps, puis, un peu rassuree, songea: --Faut croire que j'ai reve, p'isqu'il n'se montre point. Elle refermait les yeux, un peu rassuree, quand eclata, tout pres, la voix furieuse, la voix de tonnerre du noye qui vociferait: --Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, d'un nom, te leveras-tu, ch...! Elle bondit hors du lit, soulevee par l'obeissance, par sa passive obeissance de femme rouee de coups, qui se souvient encore, apres quatre ans, et qui se souviendra toujours, et qui obeira toujours a cette voix-la! Et elle dit: --Me v'la, Patin; que que tu veux? Mais Patin ne repondit pas. Alors, eperdue, elle regarda autour d'elle, puis elle chercha partout, dans les armoires, dans la cheminee, sous le lit, sans trouver personne, et elle se laissa choir enfin sur une chaise, affolee d'angoisse, convaincue que l'ame de Patin, seule, etait la, pres d'elle, revenue pour la torturer. Soudain, elle se rappela le grenier, ou on pouvait monter du dehors par une echelle. Assurement, il s'etait cache la pour la surprendre. Il avait du, garde par des sauvages sur quelque cote, ne pouvoir s'echapper plus tot, et il etait revenu, plus mechant que jamais. Elle n'en pouvait douter, rien qu'au timbre de sa voix. Elle demanda, la tete levee vers le plafond: --T'es-ti la-haut, Patin? Patin ne repondit pas. Alors elle sortit et, avec une peur affreuse qui lui secouait le coeur, elle monta l'echelle, ouvrit la lucarne, regarda, ne vit rien, entra, chercha et ne trouva pas. Assise sur une botte de paille, elle se mit a pleurer; mais, pendant qu'elle sanglotait, traversee d'une terreur poignante et surnaturelle, elle entendit, dans sa chambre, au-dessous d'elle, Patin qui racontait des choses. Il semblait moins en colere, plus tranquille, et il disait: --Sale temps!--Gros vent!--Sale temps!--J'ai pas dejeune, nom d'un nom! Elle cria a travers le plafond: --Me v'la, Patin; j'vas te faire la soupe. Te fache pas, j'arrive. Et elle redescendit en courant. Il n'y avait personne chez elle. Elle se sentit defaillir comme si la Mort la touchait, et elle allait se sauver pour demander secours aux voisins, quand la voix, tout pres de son oreille, cria: --J'ai pas dejeune, nom d'un nom! Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son oeil rond, sournois et mauvais. Elle aussi, le regarda, eperdue, murmurant: --Ah! c'est toi! Il reprit, en remuant sa tete: --Attends, attends, attends, je vas t'apprendre a faineanter! Que se passa-t-il en elle? Elle sentit, elle comprit que c'etait bien lui, le mort, qui revenait, qui s'etait cache dans les plumes de cette bete pour recommencer a la tourmenter, qu'il allait jurer, comme autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la cage, saisit l'oiseau qui, se defendant, lui arrachait la peau avec son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, a deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une frenesie de possedee, l'ecrasa, en fit une loque de chair, une petite chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui pendait; puis, l'ayant enveloppee d'un torchon comme d'un linceul, elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber dans l'eau cette petite chose morte qui ressemblait a un peu d'herbe; puis elle rentra, se jeta a genoux devant la cage vide, et, bouleversee de ce qu'elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant, comme si elle venait de commettre un horrible crime. L'EPREUVE I Un bon menage, le menage Bondel, bien qu'un peu guerroyant. On se querellait souvent, pour des causes futiles, puis on se reconciliait. Ancien commercant retire des affaires apres avoir amasse de quoi vivre selon ses gouts simples, Bondel avait loue a Saint-Germain un petit pavillon et s'etait gite la, avec sa femme. C'etait un homme calme, dont les idees, bien assises, se levaient difficilement. Il avait de l'instruction, lisait des journaux graves et appreciait cependant l'esprit gaulois. Doue de raison, de logique, de ce bon sens pratique qui est la qualite maitresse de l'industrieux bourgeois francais, il pensait peu, mais surement, et ne se decidait aux resolutions qu'apres des considerations que son instinct lui revelait infaillibles. C'etait un homme de taille moyenne, grisonnant, a la physionomie distinguee. Sa femme, pleine de qualites serieuses, avait aussi quelques defauts. D'un caractere emporte, d'une franchise d'allures qui touchait a la violence, et d'un entetement invincible, elle gardait contre les gens des rancunes inapaisables. Jolie autrefois, puis devenue trop grosse, trop rouge, elle passait encore, dans leur quartier, a Saint-Germain, pour une tres belle femme, qui representait la sante avec un air pas commode. Leurs dissentiments, presque toujours, commencaient au dejeuner, au cours de quelque discussion sans importance, puis jusqu'au soir, souvent jusqu'au lendemain ils demeuraient faches. Leur vie si simple, si bornee, donnait de la gravite a leurs preoccupations les plus legeres, et tout sujet de conversation devenait un sujet de dispute. Il n'en etait pas ainsi jadis, lorsqu'ils avaient des affaires qui les occupaient, qui mariaient leurs soucis, serraient leurs coeurs, les enfermant et les retenant pris ensemble dans le filet de l'association et de l'interet commun. Mais a Saint-Germain on voyait moins de monde. Il avait fallu refaire des connaissances, se creer, au milieu d'etrangers, une existence nouvelle toute vide d'occupations. Alors, la monotonie des heures pareilles les avait un peu aigris l'un et l'autre; et le bonheur tranquille, espere, attendu avec l'aisance, n'apparaissait pas. Ils venaient de se mettre a table, par un matin du mois de juin, quand Bondel demanda: --Est-ce que tu connais les gens qui demeurent dans ce petit pavillon rouge au bout de la rue du Berceau? Mme Bondel devait etre mal levee. Elle repondit: --Oui et non, je les connais, mais je ne tiens pas a les connaitre. --Pourquoi donc? Ils ont l'air tres gentils. --Parce que ... --J'ai rencontre le mari ce matin sur la terrasse et nous avons fait deux tours ensemble. Comprenant qu'il y avait du danger dans l'air, Bondel ajouta: --C'est lui qui m'a aborde et parle le premier. La femme le regardait avec mecontentement. Elle reprit: --Tu aurais aussi bien fait de l'eviter. --Mais pourquoi donc? --Parce qu'il y a des potins sur eux. --Quels potins? --Quels potins! Mon Dieu, des potins comme on en fait souvent. M. Bondel eut le tort d'etre un peu vif. --Ma chere amie, tu sais que j'ai horreur des potins. Il me suffit qu'on en fasse pour me rendre les gens sympathiques. Quant a ces personnes, je les trouve fort bien, moi. Elle demanda, rageuse: --La femme aussi, peut-etre? --Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoique je l'aie a peine apercue. Et la discussion continua, s'envenimant lentement, acharnee sur le meme sujet, par penurie d'autres motifs. Mme Bondel s'obstinait a ne pas dire quels potins couraient sur ces voisins, laissant entendre de vilaines choses, sans preciser. Bondel haussait les epaules, ricanait, exasperait sa femme. Elle finit par crier: --Eh bien! ce monsieur est cornard, voila! Le mari repondit sans s'emouvoir: --Je ne vois pas en quoi cela atteint l'honorabilite d'un homme? Elle parut stupefaite. --Comment, tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... elle est trop forte, en verite ... tu ne vois pas? Mais c'est un scandale public; il est tare a force d'etre cornard! Il repondit: --Ah! mais non! Un homme serait tare parce qu'on le trompe, tare parce qu'on le trahit, tare parce qu'on le vole?... Ah! mais non. Je te l'accorde pour la femme, mais pas pour lui. Elle devenait furieuse. --Pour lui comme pour elle. Ils sont tares, c'est une honte publique. Bondel, tres calme, demanda: --D'abord, est-ce vrai? Qui peut affirmer une chose pareille tant qu'il n'y a pas flagrant delit. Mme Bondel s'agitait sur son siege. --Comment? qui peut affirmer? mais tout le monde! tout le monde! ca se voit comme les yeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. Il n'y a pas a douter. C'est notoire comme une grande fete. Il ricanait. --On a cru longtemps aussi que le soleil tournait autour de la terre et mille autres choses non moins notoires, qui etaient fausses. Cet homme adore sa femme; il en parle avec tendresse, avec veneration. Ca n'est pas vrai. Elle balbutia, trepignant: --Avec ca qu'il le sait, cet imbecile, ce cretin, ce tare! Bondel ne se fachait pas; il raisonnait. --Pardon. Ce monsieur n'est pas bete. Il m'a paru au contraire fort intelligent et tres fin; et tu ne me feras pas croire qu'un homme d'esprit ne s'apercoive pas d'une chose pareille dans sa maison, quand les voisins, qui n'y sont pas, dans sa maison, n'ignorent aucun detail de cet adultere, car ils n'ignorent aucun detail, assurement. Mme Bondel eut un acces de gaiete rageuse qui irrita les nerfs de son mari. --Ah! ah! ah! tous les memes, tous, tous! Avec ca qu'il y en a un seul au monde qui decouvre cela, a moins qu'on ne lui mette le nez dessus. La discussion deviait. Elle partit a fond de train sur l'aveuglement des epoux trompes dont il doutait et qu'elle affirmait avec des airs de mepris si personnels qu'il finit par se facher. Alors, ce fut une querelle pleine d'emportement, ou elle prit le parti des femmes, ou il prit la defense des hommes. Il eut la fatuite de declarer: --Eh bien moi, je te jure que si j'avais ete trompe, je m'en serais apercu, et tout de suite encore. Et je t'aurais fait passer ce gout-la, d'une telle facon, qu'il aurait fallu plus d'un medecin pour te remettre sur pied. Elle fut soulevee de colere et lui cria dans la figure: --Toi? toi! Mais tu es aussi bete que les autres, entends-tu! Il affirma de nouveau: --Je te jure bien que non. Elle lacha un rire d'une telle impertinence qu'il sentit un battement de coeur, et un frisson sur sa peau. Pour la troisieme fois il dit: --Moi, je l'aurais vu. Elle se leva, riant toujours de la meme facon. --Non, c'est trop, fit-elle. Et elle sortit en tapant la porte. II Bondel resta seul, tres mal a l'aise. Ce rire insolent, provocateur, l'avait touche comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on ne sent pas la premiere atteinte, mais dont la brulure s'eveille bientot et devient intolerable. Il sortit, marcha, revassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait a penser tristement, a voir sombre. Le voisin qu'il avait rencontre le matin se trouva tout a coup devant lui. Ils se serrerent la main et se mirent a causer. Apres avoir touche divers sujets, ils en vinrent a parler de leurs femmes. L'un et l'autre semblaient avoir quelque chose a confier, quelque chose d'inexprimable, de vague, de penible sur la nature meme de cet etre associe a leur vie: une femme. Le voisin disait: --Vrai, on croirait qu'elles ont parfois contre leur mari une sorte d'hostilite particuliere, par cela seul qu'il est leur mari. Moi, j'aime ma femme. Je l'aime beaucoup, je l'apprecie et je la respecte; eh bien! elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et d'abandon a nos amis qu'a moi-meme. Bondel aussitot pensa: "Ca y est, ma femme avait raison." Lorsqu'il eut quitte cet homme, il se remit a songer. Il, sentait en son ame un melange confus de pensees contradictoires, une sorte de bouillonnement douloureux, et il gardait dans l'oreille le rire impertinent, ce rire exaspere qui semblait dire: "Mais il en est de toi comme des autres, imbecile." Certes, c'etait la une bravade, une de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout pour blesser, pour humilier l'homme contre lequel elles sont irritees. Donc ce pauvre monsieur devait etre aussi un mari trompe, comme tant d'autres. Il avait dit, avec tristesse: "Elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et d'abandon a nos amis qu'a moi-meme." Voila donc comment un mari,--cet aveugle sentimental que la loi nomme un mari,--formulait ses observations sur les attentions particulieres de sa femme pour un autre homme. C'etait tout. Il n'avait rien vu de plus. Il etait pareil aux autres.... Aux autres! Puis, comme sa propre femme, a lui, Bondel, avait ri d'une facon bizarre: "Toi aussi, ... toi aussi ..." Comme elles sont folles et imprudentes ces creatures qui peuvent faire entrer de pareils soupcons dans le coeur pour le seul plaisir de braver. Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations anciennes si elle avait jamais paru montrer a quelqu'un plus de confiance et d'abandon qu'a lui-meme. Il n'avait jamais suspecte personne, tant il etait tranquille, sur d'elle, confiant. Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant pres d'un an vint diner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frere et qu'il continuait a voir en cachette depuis que sa femme s'etait fachee, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garcon. Il s'arreta, pour reflechir, regardant le passe avec des yeux inquiete. Puis une revolte surgit en lui contre lui-meme, contre cette honteuse insinuation du moi defiant, du moi jaloux, du moi mechant que nous portons tous. Il se blama, il s'accusa, il s'injuria, tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme appreciait tant et qu'elle expulsa sans raison serieuse. Mais soudain d'autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au caractere vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un froissement. Il rit alors franchement de lui-meme, du commencement d'angoisse qui l'avait etreint; et se souvenant des mines haineuses de son epouse quand il lui disait, le soir, en rentrant: "J'ai rencontre ce bon Tancret, il m'a demande de tes nouvelles", il se rassura completement. Elle repondait toujours: "Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui dire que je le dispense de s'occuper de moi." Oh! de quel air irrite, de quel air feroce elle prononcait ces paroles. Comme on sentait bien qu'elle ne pardonnait pas, qu'elle ne pardonnerait point.... Et il avait pu soupconner?... meme une seconde?... Dieu, quelle betise! Pourtant, pourquoi s'etait-elle fachee ainsi? Elle n'avait jamais raconte le motif precis de cette brouille et la raison de son ressentiment. Elle lui en voulait bien fort! bien fort? Est-ce que?... Mais non.... mais non.... Et Bondel se declara qu'il s'avilissait lui-meme en songeant a des choses pareilles. Oui, il s'avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s'empecher de songer a cela et il se demanda avec terreur si cette idee entree en lui n'allait pas y demeurer, s'il n'avait pas la, dans le coeur, la larve d'un long tourment. Il se connaissait; il etait homme a ruminer son doute, comme il ruminait autrefois ses operations commerciales, pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre, interminablement. Deja il devenait agite, il marchait plus vite et perdait son calme. On ne peut rien contre l'Idee. Elle est imprenable, impossible a chasser, impossible a tuer. Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu'il douta d'abord s'il l'executerait. Chaque fois qu'il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des nouvelles de Mme Bondel; et Bondel repondait: "Elle est toujours un peu fachee." Rien de plus,--Dieu ... avait-il ete assez mari lui-meme!... Peut-etre!... Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et le ramener avec lui, ce soir-la meme, en lui affirmant que la rancune inconnue de sa femme etait passee. Oui, mais quelle tete ferait Mme Bondel ... quelle scene!... quelle fureur!... quel scandale!... Tant pis, tant pis ... ce serait la vengeance du rire, et, en las voyant soudain en face l'un de l'autre, sans qu'elle fut prevenue, il saurait bien saisir sur les figures l'emotion de la verite. III Il se rendit aussitot a la gare, prit son billet, monta dans un wagon et lorsqu'il se sentit emporte par le train qui descendait la rampe du Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu'il allait oser. Pour ne pas flechir, reculer, revenir seul, il s'efforca de n'y plus penser, de se distraire sur d'autres idees, de faire ce qu'il avait decide avec une resolution aveugle, et il se mit a chantonner des airs d'operette et de cafe-concert jusqu'a Paris afin d'etourdir sa pensee. Des envies de s'arreter le saisirent aussitot qu'il eut devant lui les trottoirs qui allaient le conduire a la rue de Tancret. Il flana devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets, s'interessa a des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce qui n'etait guere dans ses habitudes, et en approchant du logis de son ami, desira fort ne point le rencontrer. Mais Tancret etait chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva, s'ecria: --Ah! Bondel! Quelle chance! Et Bondel, embarrasse, repondit: --Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses a Paris et je suis monte pour vous serrer la main. --Ca c'est gentil, gentil! D'autant plus que vous aviez un peu perdu l'habitude d'entrer chez moi. --Que voulez-vous, on subit malgre soi des influences, et comme ma femme avait l'air de vous en vouloir! --Bigre ... avait l'air,... elle a fait mieux que cela, puisqu'elle m'a mis a la porte. --Mais a propos de quoi? Je ne l'ai jamais su, moi. --Oh! a propos de rien ... d'une betise ... d'une discussion ou je n'etais pas de son avis. --Mais a quel sujet cette discussion? --Sur une dame que vous connaissez peut-etre de nom; Mme Boutin, une de mes amies. --Ah! Vraiment.... Eh bien! je crois qu'elle ne vous en veut plus, ma femme, car elle m'a parle de vous, ce matin, en termes fort amicaux. Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupefait que pendant quelques instants il ne trouva rien a dire. Puis il reprit: --Elle vous a parle de moi ... en termes amicaux.... --Mais oui. --Vous en etes sur? --Parbleu?... je ne reve pas. --Et puis?... --Et puis ... comme je venais a Paris, j'ai cru vous faire plaisir en vous le disant. --Mais oui.... Mais oui.... Bondel parut hesiter, puis, apres un petit silence: --J'avais meme une idee ... originale. --Laquelle? --Vous ramener avec moi pour diner a la maison. A cette proposition, Tancret, d'un naturel prudent, parut inquiet. --Oh! vous croyez ... est-ce possible ... ne nous exposons-nous pas a ... a ... des histoires.... --Mais non ... mais non. --C'est que ... vous savez ... elle a de la rancune, Mme Bondel. --Oui, mais je vous assure qu'elle ne vous en veut plus. Je suis meme convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ca, a l'improviste. --Vrai? --Oh! vrai. --Eh bien! allons, mon cher. Moi, je suis enchante. Voyez-vous, cette brouille-la me faisait beaucoup de peine. Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par le bras. Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries profondes. Assis l'un en face de l'autre, dans le wagon, ils se regardaient sans parler, constatant l'un et l'autre qu'ils etaient pales. Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour s'unir contre un danger. Apres quelques minutes de marche ils s'arreterent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des Bondel. Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et lui dit: "Madame est ici?" --Oui monsieur. --Priez-la de descendre tout de suite, s'il vous plait. --Oui, monsieur. Et ils attendirent, tombes sur deux fauteuils, emus a present de la meme envie de s'en aller au plus vite, avant que n'apparut sur le seuil la grande personne redoutee. Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l'escalier. Une main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la poignee de cuivre. Puis la porte s'ouvrit toute grande et Mme Bondel s'arreta, voulant voir avant d'entrer. Donc elle regarda, rougit, fremit, recula d'un demi-pas, puis demeura immobile, le sang aux joues et les mains posees sur les deux murs de l'entree. Tancret, pale a present comme s'il allait defaillir, s'etait leve, laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait. --Mon Dieu ... Madame ... c'est moi ... j'ai cru ... j'ai ose.... Cela me faisait tant de peine ... Comme elle ne repondait pas, il reprit: --Me pardonnez-vous ... enfin? Alors, brusquement, emportee par une impulsion, elle marcha vers lui les deux mains tendues; et quand il eut pris, serre et garde ces deux mains, elle dit, avec une petite voix emue, brisee, defaillante, que son mari ne lui connaissait point: --Ah! mon cher ami.... Ca me fait bien plaisir! Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glace de la tete aux pieds, comme si on l'eut trempe dans un bain froid. LE MASQUE Il y avait bal costume, a l'Elysee-Montmartre, ce soir-la. C'etait a l'occasion de la Mi-Careme, et la foule entrait, comme l'eau dans une vanne d'ecluse, dans le couloir illumine qui conduit a la salle de danse. Le formidable appel de l'orchestre, eclatant comme un orage de musique, crevait les murs et le toit, se repandait sur le quartier, allait eveiller, par les rues et jusqu'au fond des maisons voisines, cet irresistible desir de sauter, d'avoir chaud, de s'amuser qui sommeille au fond de l'animal humain. Et les habitues du lieu s'en venaient aussi des quatre coins de Paris, gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un peu crapuleux, frotte de debauche. C'etaient des employes, des souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton vulgaire jusqu'a la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et diamantees, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d'envie de faire la fete, d'etre aux hommes, de depenser de l'argent. Des habits noirs elegants en quete de chair fraiche, de primeurs deflorees, mais savoureuses, rodaient dans cette foule echauffee, cherchaient, semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agites surtout par le desir de s'amuser. Deja des quadrilles renommes amassaient autour de leurs bondissements une couronne epaisse de public. La haie onduleuse, la pate remuante de femmes et d'hommes qui encerclait les quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantot rapprochee, tantot ecartee suivant les ecarts des artistes. Les deux femmes, dont les cuisses semblaient attachees au corps par des ressorts de caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants. Elles les lancaient en l'air avec tant de vigueur que le membre paraissait s'envoler vers les nuages, puis soudain les ecartant comme si elles se fussent ouvertes jusqu'a mi-ventre, glissant l'une en avant, l'autre en arriere, elles touchaient le sol de leur centre par un grand ecart rapide, repugnant et drole. Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s'agitaient, les bras remues et souleves comme des moignons d'ailes sans plumes, et on devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflee. Un d'eux, qui avait pris place dans le plus repute des quadrilles pour remplacer une celebrite absente, le beau "Songe-au-Gosse", et qui s'efforcait de tenir tete a l'infatigable "Arete-de-Veau" executait des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l'ironie du public. Il etait maigre, vetu en gommeux, avec un joli masque verni sur le visage, un masque a moustache blonde frisee que coiffait une perruque a boucles. Il avait l'air d'une figure de cire du musee Grevin, d'une etrange et fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un emportement comique. Il semblait rouille a cote des autres, en essayant d'imiter leurs gambades; il semblait perclus, lourd comme un roquet jouant avec des levriers. Des bravos moqueurs l'encourageaient. Et lui, ivre d'ardeur, gigotait avec une telle frenesie que, soudain, emporte par un elan furieux, il alla donner de la tete dans la muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer, puis se referma autour du corps inerte, etendu sur le ventre, du danseur inanime. Des hommes le ramasserent, l'emporterent. On criait: "un medecin." Un monsieur se presenta, jeune, tres elegant, en habit noir avec de grosses perles a sa chemise de bal. "Je suis professeur a la Faculte", dit-il d'une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans une petite piece pleine de cartons comme un bureau d'agent d'affaires, le danseur toujours sans connaissance qu'on allongeait sur des chaises. Le docteur voulut d'abord oter le masque et reconnut qu'il etait attache d'une facon compliquee avec une multitude de menus fils de metal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et enfermaient la tete entiere dans une ligature solide dont il fallait avoir le secret. Le cou lui-meme etait emprisonne dans une fausse peau qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la chair, attenait au col de la chemise. Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux; et quand le medecin eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de l'epaule a la tempe, il entr'ouvrit cette carapace et y trouva une vieille figure d'homme usee, pale, maigre et ridee. Le saisissement fut tel parmi ceux qui avaient apporte ce jeune masque frise, que personne ne rit, que personne ne dit un mot. On regardait, couche sur des chaises de paille, ce triste visage aux yeux fermes, barbouille de poils blancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autres courts, pousses sur les joues et le menton, et, a cote de cette pauvre tete, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais qui souriait toujours. L'homme revint a lui apres etre demeure longtemps sans connaissance, mais il paraissait encore si faible, si malade que le medecin redoutait quelque complication dangereuse. --Ou demeurez-vous? dit-il. Le vieux danseur parut chercher dans sa memoire, puis se souvenir, et il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui demander encore des details sur le quartier. Il les fournissait avec une peine infinie, avec une lenteur et une indecision qui revelaient le trouble de sa pensee. Le medecin reprit: --Je vais vous reconduire moi-meme. Une curiosite l'avait saisi de savoir qui etait cet etrange baladin, de voir ou gitait ce phenomene sauteur. Et un fiacre bientot les emporta tous deux, de l'autre cote des buttes Montmartre. C'etait dans une haute maison d'aspect pauvre, ou montait un escalier gluant, une de ces maisons toujours inachevees, criblees de fenetres, debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses ou habite une foule d'etres guenilleux et miserables. Le docteur, cramponne a la rampe, tige de bois tournante ou la main restait collee, soutint jusqu'au quatrieme etage le vieil homme etourdi qui reprenait des forces. La porte a laquelle ils avaient frappe s'ouvrit et une femme apparut, vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une tete osseuse, aux traits accentues, une de ces grosses tetes bonnes et rudes des femmes d'ouvrier laborieuses et fideles. Elle s'ecria: --Mon Dieu! qu'est-ce qu'il a eu? Lorsque la chose eut ete dite en vingt paroles, elle se rassura, et rassura le medecin lui-meme, en lui racontant que, souvent deja, pareille aventure etait arrivee. --Faut le coucher, monsieur, rien autre chose, il dormira, et d'main n'y paraitra plus. Le docteur reprit: --Mais c'est a peine s'il peut parler. --Oh! c'est rien, un peu d'boisson, pas autre chose. Il n'a pas dine pour etre souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de l'agitation. La verte, voyez-vous, ca lui r'fait des jambes, mais ca lui coupe les idees et les paroles. Ca n'est plus de son age de danser comme il fait. Non, vrai, c'est a desesperer qu'il ait jamais une raison! Le medecin, surpris, insista. --Mais pourquoi danse-t-il d'une pareille facon, vieux comme il est? Elle haussa les epaules, devenue rouge sous la colere qui l'excitait peu a peu. --Ah! oui, pourquoi! Parlons-en, pour qu'on le croie jeune sous son masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et lui disent des cochonneries dans l'oreille, pour se frotter a leur peau, a toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et leurs pommades ... Ah! c'est du propre! Allez, j'en ai eu une vie, moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure ... Mais faut le coucher d'abord pour qu'il ne prenne pas mal. Ca ne vous ferait-il rien de m'aider. Quand il est comme ca, je n'en finis pas, toute seule. Le vieux etait assis sur son lit, l'air ivre, ses longs cheveux blancs tombes sur le visage. Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle reprit: --Regardez s'il n'a pas une belle tete pour son age; et faut qu'il se deguise en polisson pour qu'on le croie jeune. Si c'est pas une pitie! Vrai, qu'il a une belle tete, monsieur? Attendez, j'vais vous la montrer avant de le coucher. Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot a eau, le savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers le lit et relevant toute la chevelure emmelee du pochard, elle lui donna, en quelques instants, une figure de modele de peintre, a grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le contempler. --Vrai qu'il est bien, pour son age? --Tres bien, affirma le docteur qui commencait a s'amuser beaucoup. Elle ajouta: --Et si vous l'aviez connu quand il avait vingt-cinq ans! Mais faut le mettre au lit; sans ca ses vertes lui tourneraient dans le ventre. Tenez, monsieur, voulez-vous tirer sa manche?... plus haut ... comme ca ... bon.... la culotte maintenant.... attendez, je vais lui oter ses chaussures ... c'est bien.--A present, tenez-le debout pour que j'ouvre le lit ... voila ... couchons-le ... si vous croyez qu'il se derangera tout a l'heure pour me faire de la place, vous vous trompez. Faut que je trouve mon coin, moi, n'importe ou. Ca ne l'occupe pas. Ah! jouisseur, va! Des qu'il se sentit etendu dans ses draps, le bonhomme ferma les yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure satisfaite apparaissait la resolution energique de dormir. Le docteur, en l'examinant avec un interet sans cesse accru, demanda: --Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumes? --Dans tous, monsieur, et il me revient au matin dans un etat qu'on ne se figure pas. Voyez-vous, c'est le regret qui le conduit la et qui lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de n'etre plus ce qu'il a ete, et puis de n'avoir plus ses succes! Il dormait maintenant, et commencait a ronfler. Elle le contemplait d'un air apitoye, et elle reprit: --Ah! il en a eu des succes, cet homme-la! Plus qu'on ne croirait, monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les tenors et que tous les generaux. --Vraiment? Que faisait-il donc? --Oh! ca va vous etonner d'abord, vu que vous ne l'avez pas connu dans son beau temps. Moi, quand je l'ai rencontre, c'etait a un bal aussi, car il les a toujours frequentes. J'ai ete prise en l'apercevant, mais prise comme un poisson avec une ligne. Il etait gentil, monsieur, gentil a faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau, et frise, avec des yeux noirs aussi grands que des fenetres. Ah! oui, c'etait un joli garcon. Il m'a emmenee ce soir-la, et je ne l'ai plus quitte, jamais, pas un jour, malgre tout! Oh! il m'en a fait voir de dures! Le docteur demanda: --Vous etes maries? Elle repondit simplement: --Oui, monsieur, ... sans ca il m'aurait lachee comme les autres. J'ai ete sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu'il a voulu ... et il m'en a fait pleurer ... des larmes que je ne lui montrais pas! Car il me racontait ses aventures, a moi ... a moi ... monsieur ... sans comprendre quel mal ca me faisait de l'ecouter ... --Mais quel metier faisait-il, enfin? --C'est vrai ... j'ai oublie de vous le dire. Il etait premier garcon chez Martel, mais un premier comme on n'en avait jamais eu ... un artiste a dix francs l'heure, en moyenne ... --Martel?... qui ca, Martel?... --Le coiffeur, monsieur, le grand coiffeur de l'Opera qui avait toute la clientele des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppees se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications qui lui ont fait une fortune. Ah! monsieur, toutes les femmes sont pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plait, elles se l'offrent. C'est si facile ... et ca fait tant de peine a apprendre. Car il me disait tout ... il ne pouvait pas se taire ... non, il ne pouvait pas. Ces choses-la donnent tant de plaisir aux hommes! plus de plaisir encore a dire qu'a faire peut-etre. Quand je le voyais rentrer le soir, un peu palot, l'air content, l'oeil brillant, je me disais: "Encore une. Je suis sure qu'il en a leve encore une". Alors j'avais envie de l'interroger, une envie qui me cuisait le coeur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de l'empecher de parler s'il commencait. Et nous nous regardions. Je savais bien qu'il ne se tairait pas, qu'il allait en venir a la chose. Je sentais cela a son air, a son air de rire, pour me faire comprendre. "J'en ai une bonne aujourd'hui, Madeleine." Je faisais semblant de ne pas voir, de ne pas deviner; et je mettais le couvert; j'apportais la soupe; je m'asseyais en face de lui. Dans ces moments-la, monsieur, c'est comme si on m'avait ecrase mon amitie pour lui dans le corps, avec une pierre. Ca fait mal, allez, rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas; il avait besoin de conter cela a quelqu'un, de se vanter, de montrer combien on l'aimait ... et il n'avait que moi a qui le dire ... vous comprenez ... que moi ... Alors ... il fallait bien l'ecouter et prendre ca comme du poison. Il commencait a manger sa soupe et puis il disait: --Encore une, Madeleine. Moi je pensais: "Ca y est. Mon Dieu, quel homme! Faut-il que je l'aie rencontre." Alors, il partait: "Encore une, et puis une chouette ..." Et c'etait une petite du Vaudeville ou bien une petite des Varietes, et puis aussi des grandes, les plus connues de ces dames de theatre. Il me disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur ... Des details a m'arracher le coeur. Et il revenait la-dessus, il recommencait son histoire, d'un bout a l'autre, si content que je faisais semblant de rire pour qu'il ne se fache pas contre moi. Ce n'etait peut-etre pas vrai tout ca! Il aimait tant se glorifier qu'il etait bien capable d'inventer des choses pareilles! C'etait peut-etre vrai aussi! Ces soirs-la, il faisait semblant d'etre fatigue, de vouloir se coucher apres souper. On soupait a onze heures, monsieur, car il ne rentrait jamais plus tot, a cause des coiffures de soiree. Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se promenant dans la chambre, et il etait si joli garcon, avec sa moustache et ses cheveux frises, que je pensais: "C'est vrai, tout de meme, ce qu'il raconte. Puisque j'en suis folle, moi, de cet homme-la, pourquoi donc les autres n'en seraient-elles pas aussi toquees." Ah! j'en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de me jeter par la fenetre, tout en desservant la table pendant qu'il fumait toujours. Il baillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer combien il etait las, et il disait deux ou trois fois avant de se mettre au lit. "Dieu que je dormirai bien cette nuit!" Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait? Non, il ne pouvait pas le savoir! il aimait se vanter des femmes comme un paon qui fait la roue. Il en etait arrive a croire que toutes le regardaient et le voulaient. Ca a ete dur quand il a vieilli. Oh! monsieur, quand j'ai vu son premier cheveu blanc, j'ai eu un saisissement a perdre le souffle, et puis une joie--une vilaine joie--mais si grande, si grande!!! Je me suis dit: "C'est la fin ... c'est la fin ..." Il m'a semble qu'on allait me sortir de prison. Je l'aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n'en voudraient plus. C'etait un matin, dans notre lit.--Il dormait encore, et je me penchais sur lui pour le reveiller en l'embrassant lorsque j'apercus dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de l'argent. Quelle surprise! Je n'aurais pas cru cela possible! D'abord j'ai pense a l'arracher pour qu'il ne le vit pas, lui! mais, en regardant bien j'en apercus un autre plus haut. Des cheveux blancs! il allait avoir des cheveux blancs! J'en avais le coeur battant et une moiteur a la peau; pourtant, j'etais bien contente, au fond! C'est laid de penser ainsi, mais j'ai fait mon menage de bon coeur ce matin-la, sans le reveiller encore; et quand il eut ouvert les yeux, tout seul, je lui dis: --Sais-tu ce que j'ai decouvert pendant que tu dormais? --Non. --J'ai decouvert que tu as des cheveux blancs. Il eut une secousse de depit qui le fit asseoir comme si je l'avais chatouille et il me dit d'un air mechant: --C'est pas vrai! --Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre. Il sauta du lit pour courir a la glace. Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas, le petit frise, et je lui disais: --Ca n'est pas etonnant avec la vie que tu menes. D'ici a deux ans tu seras fini. Eh bien! monsieur, j'avais dit vrai, deux ans apres on ne l'aurait pas reconnu. Comme ca change vite un homme! Il etait encore beau garcon mais il perdait sa fraicheur, et les femmes ne le recherchaient plus. Ah! j'en ai mene une dure d'existence, moi, en ce temps-la! il m'en a fait voir de cruelles! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitte son metier pour la chapellerie, dans quoi il a mange de l'argent. Et puis il a voulu etre acteur sans y reussir, et puis il s'est mis a frequenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un peu de bien, dont nous vivons. Ca suffit, mais ca n'est pas lourd! Dire qu'il a eu presque une fortune a un moment. Maintenant vous voyez ce qu'il fait. C'est comme une frenesie qui le tient. Faut qu'il soit jeune, faut qu'il danse avec des femmes qui sentent l'odeur et la pommade. Pauvre vieux cheri, va! Elle regardait, emue, prete a pleurer, son vieux mari qui ronflait. Puis, s'approchant de lui a pas legers, elle mit un baiser dans ses cheveux. Le medecin s'etait leve, et se preparait a s'en aller, ne trouvant rien a dire devant ce couple bizarre. Alors, comme il partait, elle demanda: --Voulez-vous tout de meme me donner votre adresse. S'il etait plus malade j'irais vous chercher. UN PORTRAIT Tiens, Milial! dit quelqu'un pres de moi. Je regardai l'homme qu'on designait, car, depuis longtemps j'avais envie de connaitre ce Don Juan. Il n'etait plus jeune. Les cheveux gris, d'un gris trouble, ressemblaient un peu a ces bonnets a poil dont se coiffent certains peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une femme, penche vers elle, parlant a voix basse, en la regardant avec un oeil doux, plein d'hommages et de caresses. Je savais sa vie, ou du moins ce qu'on en connaissait. Il avait ete aime follement, plusieurs fois; et des drames avaient eu lieu ou son nom se trouvait mele. On parlait de lui comme d'un homme tres seduisant, presque irresistible. Lorsque j'interrogeais les femmes qui faisaient le plus son eloge, pour savoir d'ou lui venait cette puissance, elles repondaient toujours, apres avoir quelque temps cherche: --Je ne sais pas ... c'est du charme. Certes, il n'etait pas beau. Il n'avait rien des elegances dont nous supposons doues les conquerants de coeurs feminins. Je me demandais, avec interet, ou etait cachee sa seduction. Dans l'esprit?... On ne m'avait jamais cite ses mots ni meme celebre son intelligence ... Dans le regard?... Peut-etre ... Ou dans la voix?... La voix de certains etres a des graces sensuelles, irresistibles, la saveur des choses exquises a manger. On a faim de les entendre, et le son de leurs paroles penetre en nous comme une friandise. Un ami passait. Je lui demandai: --Tu connais M. Milial? --Oui. --Presente-nous donc l'un a l'autre. Une minute plus tard, nous echangions une poignee de main et nous causions entre deux portes. Ce qu'il disait etait juste, agreable a entendre, sans contenir rien de superieur. La voix en effet, etait belle, douce, caressante, musicale; mais j'en avais entendu de plus prenantes, de plus remuantes. On l'ecoutait avec plaisir, comme on regarderait couler une jolie source. Aucune tension de pensee n'etait necessaire pour le suivre, aucun sous-entendu ne surexcitait la curiosite, aucune attente ne tenait en eveil l'interet. Sa conversation etait plutot reposante et n'allumait point en nous soit un vif desir de repondre et de contredire, soit une approbation ravie. Il etait d'ailleurs aussi facile de lui donner la replique que de l'ecouter. La reponse venait aux levres d'elle-meme, des qu'il avait fini de parler, et les phrases allaient vers lui comme si ce qu'il avait dit les faisait sortir de la bouche naturellement. Une reflexion me frappa bientot. Je le connaissais depuis un quart d'heure, et il me semblait qu'il etait un de mes anciens amis, que tout, de lui, m'etait familier depuis longtemps: sa figure, ses gestes, sa voix, ses idees. Brusquement, apres quelques instants de causerie, il me paraissait installe dans mon intimite. Toutes les portes etaient ouvertes entre nous, et je lui aurais fait peut-etre, sur moi-meme, s'il les avait sollicitees, ces confidences que, d'ordinaire, on ne livre qu'aux plus anciens camarades. Certes, il y avait la un mystere. Ces barrieres fermees entre tous les etres, et que le temps pousse une a une, lorsque la sympathie, les gouts pareils, une meme culture intellectuelle et des relations constantes les ont decadenassees peu a peu, semblaient ne pas exister entre lui et moi, et, sans doute, entre lui et tous ceux, hommes et femmes, que le hasard jetait sur sa route. Au bout d'une demi-heure, nous nous separames en nous promettant de nous revoir souvent, et il me donna son adresse apres m'avoir invite a dejeuner, le surlendemain. Ayant oublie l'heure, j'arrivai trop tot; il n'etait pas rentre. Un domestique correct et muet ouvrit devant moi un beau salon un peu sombre, intime, recueilli. Je m'y sentis a l'aise, comme chez moi. Que de fois j'ai remarque l'influence des appartements sur le caractere et sur l'esprit! Il y a des pieces ou on se sent toujours bete; d'autres, au contraire, ou on se sent toujours verveux. Les unes attristent, bien que claires, blanches et dorees; d'autres egayent, bien que tenturees d'etoffes calmes. Notre oeil, comme notre coeur, a ses haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et qu'il impose secretement, furtivement, a notre humeur. L'harmonie des meubles, des murs, le style d'un ensemble agissent instantanement sur notre nature intellectuelle comme l'air des bois, de la mer ou de la montagne modifie notre nature physique. Je m'assis sur un divan disparu sous les coussins, et je me sentis soudain soutenu, porte, capitonne par ces petits sacs de plume couverts de soie, comme si la forme et la place de mon corps eussent ete marquees d'avance sur ce meuble. Puis je regardai. Rien d'eclatant dans la piece; partout de belles choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d'Orient qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l'interieur d'un harem, et, en face de moi, un portrait de femme. C'etait un portrait de moyenne grandeur, montrant la tete et le haut du corps, et les mains qui tenaient un livre. Elle etait jeune nu-tete, coiffee de bandeaux plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu'elle avait la tete nue, ou bien par l'impression de son allure si naturelle, mais jamais portrait de femme ne me parut etre chez lui autant que celui-la, dans ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en representation, soit que la dame ait des vetements d'apparat, une coiffure seyante, un air de bien savoir qu'elle pose devant le peintre d'abord, et ensuite devant tous ceux qui la regarderont, soit qu'elle ait pris une attitude abandonnee dans un neglige bien choisi. Les unes sont debout, majestueuses, en pleine beaute, avec un air de hauteur qu'elles n'ont pas du garder longtemps dans l'ordinaire de la vie. D'autres minaudent, dans l'immobilite de la toile; et toutes ont un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de levre qu'on sent pose par le peintre, pour l'effet. Qu'elles portent un chapeau, une dentelle sur la tete, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles quelque chose qui n'est point tout a fait naturel. Quoi? On l'ignore, puisqu'on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en visite quelque part, chez des gens a qui elles veulent plaire, a qui, elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elles ont etudie leur attitude, tantot modeste, tantot hautaine. Que dire de celle-la? Elle etait chez elle, et seule. Oui, elle etait seule, car elle souriait comme on sourit quand on pense solitairement a quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on est regardee. Elle etait tellement seule, et chez elle, qu'elle faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle l'habitait, l'emplissait, l'animait seule; il y pouvait entrer beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, meme chanter; elle y serait toujours seule, avec un sourire solitaire, et, seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait. Il etait unique aussi, ce regard. Il tombait sur moi tout droit, caressant et fixe, sans me voir. Tous les portraits savent qu'ils sont contemples, et ils repondent avec les yeux, avec des yeux qui voient, qui pensent, qui nous suivent, sans nous quitter, depuis notre entree jusqu'a notre sortie de l'appartement qu'ils habitent. Celui-la ne me voyait pas, ne voyait rien, bien que son regard fut plante sur moi, tout droit. Je me rappelai le vers surprenant de Baudelaire: Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait. Ils m'attiraient, en effet, d'une facon irresistible, jetaient en moi un trouble etrange, puissant, nouveau, ces yeux peints, qui avaient vecu, ou qui vivaient encore, peut-etre. Oh! quel charme infini et amollissant comme une brise qui passe, seduisant comme un ciel mourant de crepuscule lilas, rose et bleu, et un peu melancolique comme la nuit qui vient derriere sortait de ce cadre sombre et de ces yeux impenetrables. Ces yeux, ces yeux crees par quelques coups de pinceau, cachaient en eux le mystere de ce qui semble etre et n'existe pas, de ce qui peut apparaitre en un regard de femme, de ce qui fait germer l'amour en nous. La porte s'ouvrit. M. Milial entrait. Il s'excusa d'etre en retard. Je m'excusai d'etre en avance. Puis je lui dis: --Est-il indiscret de vous demander quelle est cette femme? Il repondit: --C'est ma mere, morte toute jeune. Et je compris alors d'ou venait l'inexplicable seduction de cet homme! L'INFIRME Cette aventure m'est arrivee vers 1882. Je venais de m'installer dans le coin d'un wagon vide, et j'avais referme la portiere, avec l'esperance de rester seul, quand elle se rouvrit brusquement, et j'entendis une voix qui disait: --Prenez garde, monsieur, nous nous trouvons juste au croisement des lignes; le marchepied est tres haut. Une autre voix repondit: --Ne crains rien, Laurent, je vais prendre les poignees. Puis une tete apparut coiffee d'un chapeau rond, et deux mains, s'accrochant aux lanieres de cuir et de drap suspendues des deux cotes de la portiere, hisserent lentement un gros corps, dont les pieds firent sur le marchepied un bruit de canne frappant le sol. Or, quand l'homme eut fait entrer son torse dans le compartiment, je vis apparaitre dans l'etoffe flasque du pantalon, le bout peint en noir d'une jambe de bois, qu'un autre pilon pareil suivit bientot. Une tete se montra derriere ce voyageur, et demanda: --Vous etes bien, monsieur? --Oui, mon garcon. --Alors, voila vos paquets et vos bequilles. Et un domestique, qui avait l'air d'un vieux soldat, monta a son tour, portant en ses bras un tas de choses, enveloppees en des papiers noirs et jaunes, ficelees soigneusement, et les deposa, l'une apres l'autre, dans le filet au-dessus de la tete de son maitre. Puis il dit: --Voila, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq. Les bonbons, la poupee, le tambour, le fusil et le pate de foies gras. --C'est bien, mon garcon. --Bon voyage, monsieur. --Merci, Laurent; bonne sante! L'homme s'en alla en repoussant la porte, et je regardai mon voisin. Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que ses cheveux fussent presque blancs; il etait decore, moustachu, fort gros, atteint de cette obesite poussive des hommes actifs et forts qu'une infirmite tient immobiles. Il s'essuya le front, souffla et, me regardant bien en face: --La fumee vous gene-t-elle, monsieur? --Non, monsieur. Cet oeil, cette voix, ce visage, je les connaissais. Mais d'ou, de quand? Certes, j'avais rencontre ce garcon-la, je lui avais parle, je lui avais serre la main. Cela datait de loin, de tres loin, c'etait perdu dans cette brume ou l'esprit semble chercher a tatons les souvenirs et les poursuit, comme des fantomes fuyants, sans les saisir. Lui aussi, maintenant, me devisageait avec la tenacite et la fixite d'un homme qui se rappelle un peu, mais pas tout a fait. Nos yeux, genes de ce contact obstine des regards, se detournerent; puis, au bout de quelques secondes, attires de nouveau par la volonte obscure et tenace de la memoire en travail, ils se rencontrerent encore, et je dis: --Mon Dieu, monsieur, au lieu de nous observer a la derobee pendant une heure, ne vaudrait-il pas mieux chercher ensemble ou nous nous sommes connus? Le voisin repondit avec bonne grace: --Vous avez tout a fait raison, monsieur. Je me nommai: --Je m'appelle Henry Bonclair, magistrat. Il hesita quelques secondes; puis, avec ce vague de l'oeil et de la voix qui accompagne les grandes tensions d'esprit: --Ah! parfaitement, je vous ai rencontre chez les Poincel, autrefois, avant la guerre, voila douze ans de cela! --Oui, monsieur ... Ah!... ah!... vous etes le lieutenant Revaliere? --Oui ... Je fus meme le capitaine Revaliere jusqu'au jour ou j'ai perdu mes pieds ... tous les deux d'un seul coup, sur le passage d'un boulet. Et nous nous regardames de nouveau, maintenant que nous nous connaissions. Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beau garcon mince qui conduisait les cotillons avec une furie agile et gracieuse et qu'on avait surnomme, je crois, "la Trombe". Mais derriere cette image, nettement evoquee, flottait encore quelque chose d'insaisissable, une histoire que j'avais sue et oubliee, une de ces histoires auxquelles on prete une attention bienveillante et courte, et qui ne laissent dans l'esprit qu'une marque presque imperceptible. Il y avait de l'amour la-dedans. J'en retrouvais la sensation particuliere au fond de ma memoire, mais rien de plus, sensation comparable au fumet que seme pour le nez d'un chien le pied d'un gibier sur le sol. Peu a peu, cependant, les ombres s'eclaircirent et une figure de jeune fille surgit devant mes yeux. Puis son nom eclata dans ma tete comme un petard qui s'allume: Mlle de Mandal. Je me rappelais tout, maintenant. C'etait, en effet, une histoire d'amour, mais banale. Cette jeune fille aimait ce jeune homme, lorsque je l'avais rencontre, et on parlait de leur prochain mariage. Il paraissait lui-meme tres epris, tres heureux. Je levai les yeux vers le filet ou tous les paquets, apportes par le domestique de mon voisin, tremblotaient aux secousses du train, et la voix du serviteur me revint comme s'il finissait a peine de parler. Il avait dit: --Voila, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq: les bonbons, la poupee, le tambour, le fusil et le pate de foies gras. Alors, en une seconde, un roman se composa et se deroula dans ma tete. Il ressemblait d'ailleurs a tous ceux que j'avais lus ou, tantot le jeune homme, tantot la jeune fille, epouse son fiance ou sa fiancee apres la catastrophe, soit corporelle, soit financiere. Donc, cet officier mutile pendant la guerre avait retrouve, apres la campagne, la jeune fille qui s'etait promise a lui; et, tenant son engagement, elle s'etait donnee. Je jugeais cela beau, mais simple, comme on juge simples tous les devouements et tous les denouements des livres et du theatre. Il semble toujours, quand on lit, ou quand on ecoute, a ces ecoles de magnanimite, qu'on se serait sacrifie soi-meme avec un plaisir enthousiaste, avec un elan magnifique. Mais on est de fort mauvaise humeur, le lendemain, quand un ami miserable vient vous emprunter quelque argent. Puis, soudain, une autre supposition, moins poetique et plus realiste, se substitua a la premiere. Peut-etre s'etait-il marie avant la guerre, avant l'epouvantable accident de ce boulet lui coupant les jambes, et avait-elle du, desolee et resignee, recevoir, soigner, consoler, soutenir ce mari, parti fort et beau, revenu avec les pieds fauches, affreux debris voue a l'immobilite, aux coleres impuissantes et a l'obesite fatale. Etait-il heureux ou torture? Une envie, legere d'abord, puis grandissante, puis irresistible, me saisit de connaitre son histoire, d'en savoir au moins les points principaux, qui me permettraient de deviner ce qu'il ne pourrait pas ou ne voudrait pas me dire. Je lui parlais, tout en songeant. Nous avions echange quelques paroles banales; et moi, les yeux leves vers le filet, je pensais: "Il a donc trois enfants: les bonbons sont pour sa femme, la poupee pour sa petite fille, le tambour et le fusil pour ses fils, ce pate de foies gras pour lui." Soudain, je lui demandai: --Vous etes pere, monsieur? Il repondit: --Non, monsieur. Je me sentis soudain confus comme si j'avais commis une grosse inconvenance et je repris: --Je vous demande pardon. Je l'avais pense en entendant votre domestique parler de jouets. On entend sans ecouter, et on conclut malgre soi. Il sourit, puis murmura: --Non, je ne suis meme pas marie. J'en suis reste aux preliminaires. J'eus l'air de me souvenir tout a coup. --Ah!... c'est vrai, vous etiez fiance, quand je vous ai connu, fiance avec Mlle de Mandal, je crois. --Oui, monsieur, votre memoire est excellente. J'eus une audace excessive, et j'ajoutai: --Oui, je crois me rappeler aussi avoir entendu dire que Mlle de Mandal avait epouse monsieur ... monsieur ... Il prononca tranquillement ce nom. --M. de Fleurel. --Oui, c'est cela! Oui ... je me rappelle meme, a ce propos, avoir entendu parler de votre blessure; Je le regardais bien en face; et il rougit. Sa figure pleine, bouffie, que l'afflux constant de sang rendait deja pourpre, se teinta davantage encore. Il repondit avec vivacite, avec l'ardeur soudaine d'un homme qui plaide une cause perdue d'avance, perdue dans son esprit et dans son coeur, mais qu'il veut gagner devant l'opinion. --On a tort, monsieur, de prononcer a cote du mien le nom de Mme de Fleurel. Quand je suis revenu de la guerre, sans mes pieds, helas! je n'aurais jamais accepte, jamais, qu'elle devint ma femme. Est-ce que c'etait possible? Quand on se marie, monsieur, ce n'est pas pour faire parade de generosite: c'est pour vivre, tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes, a cote d'un homme; et, si cet homme est difforme, comme moi, on se condamne, en l'epousant, a une souffrance qui durera jusqu'a la mort! Oh! je comprends, j'admire tous les sacrifices, tous les devouements, quand ils ont une limite, mais je n'admets pas le renoncement d'une femme a toute une vie qu'elle espere heureuse, a toutes les joies, a tous les reves, pour satisfaire l'admiration de la galerie. Quand j'entends sur le plancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de mes bequilles, ce bruit de moulin que je fais a chaque pas, j'ai des exasperations a etrangler mon serviteur. Croyez-vous qu'on puisse accepter d'une femme de tolerer ce qu'on ne supporte pas soi-meme? Et puis, vous imaginez-vous que c'est joli, mes bouts de jambes?..." Il se tut. Que lui dire? Je trouvais qu'il avait raison! Pouvais-je la blamer, la mepriser, meme lui donner tort, a elle? Non. Cependant? Le denouement conforme a la regle, a la moyenne, a la verite, a la vraisemblance, ne satisfaisait pas mon appetit poetique. Ces moignons heroiques appelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j'en eprouvais une deception. Je lui demandai tout a coup: --Mme de Fleurel a des enfants? --Oui, une fille et deux garcons. C'est pour eux que je porte ces jouets. Son mari et elle ont ete tres bons pour moi. Le train montait la rampe de Saint-Germain. Il passa les tunnels, entra en gare, s'arreta. J'allais offrir mon bras pour aider la descente de l'officier mutile quand deux mains se tendirent vers lui, par la portiere ouverte: --Bonjour! mon cher Revaliere. --Ah! bonjour, Fleurel. Derriere l'homme, la femme souriait, radieuse, encore jolie, envoyant des "bonjour!" de ses doigts gantes. Une petite fille, a cote d'elle, sautillait de joie, et deux garconnets regardaient avec des yeux avides le tambour et le fusil passant du filet du wagon entre les mains de leur pere. Quand l'infirme fut sur le quai, tous les enfants l'embrasserent. Puis on se mit en route, et la fillette, par amitie, tenait dans sa petite main la traverse vernie d'une bequille, comme elle aurait pu tenir, en marchand a son cote, le pouce de son grand ami. LES 25 FRANCS DE LA SUPERIEURE Ah! certes, il etait drole, le pere Pavilly, avec ses grandes jambes d'araignee et son petit corps, et ses longs bras, et sa tete en pointe surmontee d'une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crane. C'etait un clown, un clown paysan, naturel, ne pour faire des farces, pour faire rire, pour jouer des roles, des roles simples puisqu'il etait fils de paysan, paysan lui-meme, sachant a peine lire. Ah! oui, le bon Dieu l'avait cree pour amuser les autres, les pauvres diables de la campagne qui n'ont pas de theatres et de fetes; et il les amusait en conscience. Au cafe, ou lui payait des tournees pour le garder, et il buvait intrepidement, riant et plaisantant, blaguant tout le monde sans facher personne, pendant qu'on se tordait autour de lui. Il etait si drole que les filles elles-memes ne lui resistaient pas, tant elles riaient, bien qu'il fut tres laid. Il les entrainait, en blaguant, derriere un mur, dans un fosse, dans une etable, puis il les chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu'elles se tenaient les cotes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux; il choisissait un moment et les culbutait avec tant d'a-propos qu'elles y passaient toutes, meme celles qui l'avaient brave, histoire de s'amuser. Donc, vers la fin de juin il s'engagea, pour faire la moisson, chez maitre Le Harivau pres de Rouville. Pendant trois semaines entieres il rejouit les moissonneurs, hommes et femmes par ses farces, tant le jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des epis fauches, on le voyait coiffe d'un vieux chapeau de paille qui cachait son toupet roussatre, ramassant avec ses longs bras maigres et liant en gerbes le ble jaune; puis s'arretant pour esquisser un geste drole qui faisait rire a travers la campagne le peuple des travailleurs qui ne le le quittait point de l'oeil. La nuit il se glissait comme une bete rampante, dans la paille des greniers ou dormaient les femmes, et ses mains rodaient, eveillaient des cris, soulevaient des tumultes. On le chassait a coups de sabots et il fuyait a quatre pattes, pareil a un singe fantastique au milieu des fusees de gaiete de la chambree tout entiere. Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanne et cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d'ivresse, allait sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommeles, conduit par un gars en blouse portant cocarde a sa casquette, Pavilly, au milieu des femmes vautrees, dansait un pas de satyre ivre qui tenait, bouche bee, sur les talus des fermes les petits garcons morveux et les paysans stupefaits de sa structure invraisemblable. Tout a coup, en arrivant a la barriere de la ferme de maitre Le Harivau, il fit un bond en elevant les bras, mais par malheur il heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin. Ses camarades s'elancerent. Il ne bougeait plus, un oeil ferme, l'autre ouvert, bleme de peur, ses grands membres allonges dans la poussiere. Quant on toucha sa jambe droite, il se mit a pousser des cris et, quand on voulut le mettre debout, il s'abattit. --Je crais ben qu'il a une patte cassee, dit un homme. Il avait, en effet, une jambe cassee. Maitre Le Harivau le fit etendre sur une table, et un cavalier courut a Rouville pour chercher le medecin, qui arriva une heure apres. Le fermier fut tres genereux et annonca qu'il payerait le traitement de l'homme a l'hopital. Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le deposa dans un dortoir peint a la chaux ou sa fracture fut reduite. Des qu'il comprit qu'il n'en mourrait pas et qu'il allait etre soigne, gueri, dorlote, nourri a rien faire, sur le dos, entre deux draps, Pavilly fut saisi d'une joie debordante, et il se mit a rire d'un rire silencieux et continu qui montrait ses dents gatees. Des qu'une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de contentement, clignait de l'oeil, tordait sa bouche, remuait son nez qu'il avait tres long et mobile a volonte. Ses voisins de dortoir, tout malades qu'ils etaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la soeur superieure venait souvent a son lit pour passer un quart d'heure d'amusement. Il trouvait pour elle des farces plus droles, des plaisanteries inedites et comme il portait en lui le germe de tous les cabotinages, il se faisait devot pour lui plaire, parlait du bon Dieu avec des airs serieux d'homme qui sait les moments ou il ne faut plus badiner. Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et revint plus souvent; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il commencait a se remuer, entonnant d'une voix de fausset les louanges de l'Eternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne soeur, debout a ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui donnant l'intonation. Des qu'il put marcher, la superieure lui offrit de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vetu d'un surplis blanc, et boitillant, entonner les repons et les psaumes avec des ports de tete si plaisants que le nombre des fideles augmenta, et qu'on desertait la paroisse pour venir a vepres a l'hopital. Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congedier quand il fut tout a fait gueri. La superieure, pour le remercier, lui fit cadeau de vingt-cinq francs. Des que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il se demanda ce qu'il allait faire. Retournerait-il au village? Pas avant d'avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui etait pas arrive depuis longtemps, et il entra dans un cafe. Il ne venait pas a la ville plus d'une fois ou deux par an, et il lui etait reste, d'une de ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d'orgie. Donc il demanda un verre de fine qu'il avala d'un trait pour graisser le passage, puis il s'en fit verser un second afin d'en prendre le gout. Des que l'eau-de-vie, forte et poivree, lui eut touche le palais et la langue, reveillant plus vive, apres cette longue sobriete, la sensation aimee et desiree de l'alcool qui caresse, et pique, et aromatise, et brule la bouche, il comprit qu'il boirait la bouteille et demanda tout de suite ce qu'elle valait, afin d'economiser sur le detail. On la lui compta trois francs, qu'il paya; puis il commenca a se griser avec tranquillite. Il y mettait pourtant de la methode voulant garder assez de conscience pour d'autres plaisirs. Donc aussitot qu'il se sentit sur le point de voir saluer les cheminees il se leva, et s'en alla, d'un pas hesitant, sa bouteille sous le bras, en quete d'une maison de filles. Il la trouva, non sans peine, apres l'avoir demandee a un charretier qui ne la connaissait pas, a un facteur qui le renseigna mal, a un boulanger qui se mit a jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin, a un militaire qui l'y conduisit obligeamment, en l'engageant a choisir la Reine. Pavilly, bien qu'il fut a peine midi, entra dans ce lieu de delices ou il fut recu par une bonne qui voulait le mettre a la porte. Mais il la fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des consommations speciales du lieu, et la suivit avec peine le long d'un escalier fort sombre qui menait au premier etage. Quand il fut entre dans une chambre il reclama la venue de la Reine et l'attendit en buvant un nouveau coup au goulot meme de sa bouteille. La porte s'ouvrit, une fille parut. Elle etait grande, grasse, rouge, enorme. D'un coup d'oeil sur, d'un coup d'oeil de connaisseur, elle toisa l'ivrogne ecroule sur un siege et lui dit: --T'as pas honte a c't'heure-ci? Il balbutia: --De quoi, princesse? --Mais de deranger une dame avant qu'elle ait seulement mange la soupe. Il voulut rire. --Y a pas d'heure pour les braves. --Y a pas d'heure non plus pour se saouler, vieux pot. Pavilly se facha. --Je sieus pas un pot, d'abord, et puis je sieus pas saoul. --Pas saoul? --Non, je sieus pas saoul. --Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout. Elle le regardait avec une colere rageuse de femme dont les compagnes dinent. Il se dressa. --Me, me, que je danserais une polka. Et, pour prouver sa solidite, il monta sur la chaise, fit une pirouette et sauta sur le lit ou ses gros souliers vaseux plaquerent deux taches epouvantables. --Ah! salop! cria la fille. S'elancant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup de poing que Pavilly perdit l'equilibre, bascula sur les pieds de la couche, fit une complete cabriole, retomba sur la commode entrainant avec lui la cuvette et le pot a l'eau, puis s'ecroula par terre en poussant des hurlements. Le bruit fut si violent et ses cris si percants que toute la maison accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel. Monsieur, d'abord, voulut ramasser l'homme, mais, des qu'il l'eut mis debout, le paysan perdit de nouveau l'equilibre, puis se mit a vociferer qu'il avait la jambe cassee, l'autre, la bonne, la bonne! C'etait vrai. On courut chercher un medecin. Ce fut justement celui qui avait soigne Pavilly chez maitre Le Harivau. --Comment, c'est encore vous? dit-il. --Oui, m'sieu. --Qu'est-ce que vous avez? --L'autre qu'on m'a casse itou, m'sieu l'docteur. --Qu'est-ce qui vous a fait ca, mon vieux? --Une femelle donc. Tout le monde ecoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche encore grasse du diner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet. --Ca va faire une vilaine histoire, dit le medecin. Vous savez que la municipalite vous voit d'un mauvais oeil. Il faudrait tacher qu'on ne parlat point de cette affaire-la. --Comment faire? demanda monsieur. --Mais, le mieux, serait d'envoyer cet homme a l'hopital, d'ou il sort, d'ailleurs, et de payer son traitement. Monsieur repondit: --J'aime encore mieux ca que d'avoir des histoires. Donc Pavilly, une demi-heure apres, rentrait ivre et geignant dans le dortoir d'ou il etait sorti une heure plus tot. La superieure leva les bras, affligee, car elle l'aimait, et souriante, car il ne lui deplaisait pas de le revoir. --Eh bien! mon brave, qu'est-ce que vous avez? --L'autre jambe cassee, madame la bonne soeur. --Ah! vous etes donc encore monte sur une voiture de paille, vieux farceur? Et Pavilly, confus et sournois, balbutia: --Non ... non... Pas cette fois ... pas cette fois... Non ... non... C'est point d'ma faute, point d'ma faute... C'est une paillasse qu'en est cause. Elle ne put en tirer d'autre explication et ne sut jamais que cette rechute etait due a ses vingt-cinq francs. UN CAS DE DIVORCE L'avocat de Mme Chassel prit la parole: MONSIEUR LE PRESIDENT, MESSIEURS LES JUGES, La cause que je suis charge de defendre devant vous releve bien plus de la medecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord. Un homme jeune, tres riche, d'ame noble et exaltee, de coeur genereux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l'epouse. Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en epoux plein de soins et de tendresse; puis il la neglige, la rudoie, semble eprouver pour elle une repulsion insurmontable, un degout irresistible. Un jour meme il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais meme sans aucun pretexte. Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres, incomprehensibles pour tous. Je ne vous depeindrai point la vie abominable de ces deux etres, et la douleur horrible de cette jeune femme. Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments d'un journal ecrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus interessant qu'il rappelle en beaucoup de points la demence du malheureux prince, mort recemment, du roi bizarre qui regna platoniquement sur la Baviere. J'appellerai ce cas: la folie poetique. Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince etrange. Il fit construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume de vrais chateaux de feerie. La realite meme de la beaute des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il crea, dans ces manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen d'artifices de theatre, des changements a vue, des forets peintes, des empires de contes ou les feuilles des arbres etaient des pierres precieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des deserts de sable brules par le soleil; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu'eclairaient par dessous de fantastiques lueurs electriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu'un orchestre, compose des premiers executants du monde, enivrait de poesie l'ame du fou royal. Cet homme etait chaste, cet homme etait vierge. Il n'aima jamais qu'un reve, son reve, son reve divin. Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisee elle-meme par l'admirable paysage, par la douceur tiede de l'air, par le parfum des fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau. Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis, eperdue, fremissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses levres. Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans s'inquieter si on la sauvait. Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout a fait semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal que nous avons surpris dans un tiroir du secretaire. * * * * * Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je reve une terre plus belle, plus noble, plus variee. Comme elle serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou s'il n'avait pas cree d'autres choses, ailleurs. Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et monotone. Et l'homme!..... L'homme?.....Quel horrible animal, mechant, orgueilleux et repugnant. * * * * * Il faudrait aimer, aimer eperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir c'est comprendre, et comprendre c'est mepriser. Il faudrait aimer, en s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de facon a ne plus savoir ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et nuit! * * * * * J'ai trouve, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d'ideal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes a mon reve. Ah! mon reve, comme il me montre les etres differents de ce qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond leger avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus! Seuls les yeux bleus emportent mon ame. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon coeur, m'apparait dans l'oeil, rien que dans l'oeil. Oh! mystere! Quel mystere? L'oeil?... Tout l'univers est en lui, puisqu'il le voit, puisqu'il le reflete. Il contient l'univers, les choses et les etres, les forets et les oceans, les hommes et les betes, les couchers de soleil, les etoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a l'ame, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui souffre! Oh! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derriere, on voit l'ame, l'ame bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise. Oui, l'ame a la couleur du regard. L'ame bleue seule porte en elle du reve, elle a pris son azur aux flots et a l'espace. L'oeil! Songez a lui! L'oeil! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensee. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idees. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nous ignorerons toujours; il nous fait comprendre que les realites de nos songes sont de meprisables ordures. Je l'aime aussi pour sa demarche. "Meme quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes", a dit le poete. Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes ordinaires, d'une race plus legere et plus divine. Je l'epouse demain.... J'ai peur ... j'ai peur de tant de choses.... * * * * * Deux betes, deux chiens, deux loups, deux renards, rodent par les bois et se rencontrent. L'un est male, l'autre femelle. Ils s'accouplent. Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force a continuer la race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes. Toutes les betes en font autant, sans savoir pourquoi! Nous aussi.... * * * * * C'est cela que j'ai fait en l'epousant, j'ai obei a cet imbecile emportement qui nous jette vers la femelle. Elle est ma femme. Tant que je l'ai idealement desiree elle fut pour moi le reve irrealisable pres de se realiser. A partir de la seconde meme ou je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'etre dont la nature s'etait servie pour tromper toutes mes esperances. Les a-t-elle trompees?--Non. Et pourtant je suis las d'elle, las a ne pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes levres sans que mon coeur soit souleve par un degout inexprimable, non peut-etre le degout d'elle, mais un degout plus haut, plus grand, plus meprisant, le degout de l'etreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour tous les etres affines, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne parle qu'a voix basse, en rougissant.... Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fievre passagere, et je sentis dans son haleine le souffle leger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleverse! Oh! la chair, fumier seduisant et vivant, putrefaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, ou les nourritures fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'ame. Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs eclatantes ou es, dont les tons, les nuances font fremir mon coeur et troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si variees et si sensuelles, entr'ouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, et creuses avec des levres retournees, dentelees, charnues, poudrees d'une semence de vie qui, dans chacune, engendre un parfum different. Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, evaporant autour d'elles l'encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs corps incomparables, de leurs corps pares de toutes les graces, de toutes les elegances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et la seduction enivrante de toutes les senteurs.... * * * * * _Fragments choisis, six mois plus tard_ ... J'aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des etres materiels et delicieux; je passe mes jours et mes nuits dans les serres ou je les cache ainsi que les femmes des harems. Qui connait, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase fremissante, charnelle, ideale, surhumaine de ces tendresses; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement differente, delicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs. J'ai des serres ou personne ne penetre que moi et celui qui en prend soin. J'entre la comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles fermees, entr'ouvertes ou epanouies qui vont en pente de la terre au toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient. Celles-la, ces fleurs-la, celles qui parent ce vestibule de mes passions mysterieuses sont mes servantes et non mes favorites. Elles me saluent au passage de leur eclat changeant et de leurs fraiches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, etagees sur huit rangs a droite et sur huit rangs a gauche, et si pressees qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'a mes pieds. Mon coeur palpite, mon oeil s'allume a les voir, mon sang s'agite dans mes veines, mon ame s'exalte, et mes mains deja fremissent du desir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermees au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems. Mais j'entre le plus souvent chez les orchidees, mes endormeuses preferees. Leur chambre est basse, etouffante. L'air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles etranges, de pays marecageux, brulants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirenes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, enervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes enormes, des pattes minces, des yeux! Car elles ont des yeux! Elles me regardent, elles me voient, etres prodigieux, invraisemblables, fees, filles de la terre sacree, de l'air impalpable et de la chaude lumiere, cette mere du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre n'imite, tous les charmes, toutes les graces, toutes les formes qu'on peut rever. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'ame grisee dans le paradis des images et des voluptes ideales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir a moi? Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un male mystique et torture d'amour. Aucune aile de bete ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l'une apres l'autre. Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les levres de desir! Comme je les aime! Le bord de leur calice est frise, plus pale que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mysterieuse, attirante, sucree sous la langue, montrant et derobant les organes delicats, admirables et sacres de ces divines petites creatures qui sentent bon et ne parlent pas. J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enleve alors de la galerie commune et on l'enferme dans un mignon cabinet de verre ou murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des iles du grand Pacifique. Et je reste pres d'elle, ardent, fievreux et tourmente, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je la possede, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d'une inexprimable caresse. * * * * * Lorsqu'il eut termine la lecture de ces fragments, l'avocat reprit: "La decence, messieurs les juges, m'empeche de continuer a vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idealiste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprecier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne croit dans notre epoque de demence hysterique et de decadence corrompue. "Je pense donc que ma cliente est plus autorisee qu'aucune autre femme a reclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle ou la place l'etrange egarement des sens de son mari. QUI SAIT? I Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc ecrire enfin ce qui m'est arrive! Mais le pourrai-je? l'oserai-je? cela est si bizarre, si inexplicable, si incomprehensible, si fou! Si je n'etais sur de ce que j'ai vu, sur qu'il n'y a eu, dans mes raisonnements aucune defaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes observations, je me croirais un simple hallucine, le jouet d'une etrange vision. Apres tout, qui sait? Je suis aujourd'hui dans une maison de sante; mais j'y suis entre volontairement, par prudence, par peur! Un seul etre connait mon histoire. Le medecin d'ici. Je vais l'ecrire. Je ne sais trop pourquoi? Pour m'en debarrasser, car je la sens en moi comme un intolerable cauchemar. La voici: J'ai toujours ete un solitaire, un reveur, une sorte de philosophe isole, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J'ai vecu seul, sans cesse, par suite d'une sorte de gene qu'insinue en moi la presence des autres. Comment expliquer cela? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de causer, de diner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps pres de moi, meme les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent, m'enervent, et j'eprouve une envie grandissante, harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'etre seul. Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une necessite irresistible. Et si la presence des gens avec qui je me trouve continuait, si je devais, non pas ecouter, mais entendre longtemps encore leurs conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel? Ah! qui sait? Peut-etre une simple syncope? oui! probablement! J'aime tant etre seul que je ne puis meme supporter le voisinage d'autres etres dormant sous mon toit; je ne puis habiter Paris parce que j'y agonise indefiniment. Je meurs moralement, et suis aussi supplicie dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, meme quand elle dort. Ah! le sommeil des autres m'est plus penible encore que leur parole. Et je ne peux jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derriere un mur, des existences interrompues par ces regulieres eclipses de la raison. Pourquoi suis-je ainsi! Qui sait? La cause en est peut-etre fort simple: je me fatigue tres vite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup de gens dans mon cas. Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, epuise, aneantit, comme l'ascension d'un terrible glacier ou la traversee du desert, et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, genent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les baigne de repos dans l'independance et la fantaisie de leur pensee. En somme, il y a la un normal phenomene psychique. Les uns sont doues pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai l'attention exterieure courte et vite epuisee, et, des qu'elle arrive a ses limites, j'en eprouve dans tout mon corps et dans toute mon intelligence, un intolerable malaise. Il en est resulte que je m'attache, que je m'etais attache beaucoup aux objets inanimes qui prennent, pour moi, une importance d'etres, et que ma maison est devenue, etait devenue, un monde ou je vivais d'une vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots familiers, sympathiques a mes yeux comme des visages. Je l'en avais emplie peu a peu, je l'en avais paree, et je me sentais dedans, content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d'une femme aimable dont la caresse accoutumee est devenue un calme et doux besoin. J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait des routes, et a la porte d'une ville ou je pouvais trouver, a l'occasion, les ressources de societe dont je sentais, par moments, le desir. Tous mes domestiques couchaient dans un batiment eloigne, au fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachee, noyee sous les feuilles des grands arbres, m'etait si reposant et si bon, que j'hesitais chaque soir, pendant plusieurs heures, a me mettre au lit pour le savourer plus longtemps. Ce jour-la, on avait joue _Sigurd_ au theatre de la ville. C'etait la premiere fois que j'entendais ce beau drame musical et feerique, et j'y avais pris un vif plaisir. Je revenais a pied, d'un pas allegre, la tete pleine de phrases sonores, et le regard hante par de jolies visions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que je distinguais a peine la grande route, et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fosse. De l'octroi chez moi, il y a un kilometre environ, peut-etre un peu plus, soit vingt minutes de marche lente. Il etait une heure du matin, une heure ou une heure et demie; le ciel s'eclaircit un peu devant moi et le croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune. Le croissant du premier quartier, celui qui se leve a quatre ou cinq heures du soir, est clair, gai, frotte d'argent, mais celui qui se leve apres minuit est rougeatre, morne, inquietant; c'est le vrai croissant du Sabbat? Tous les noctambules ont du faire cette remarque. Le premier, fut-il mince comme un fil, jette une petite lumiere joyeuse qui rejouit le coeur, et dessine sur la terre des ombres nettes; le dernier repand a peine une lueur mourante, si terne qu'elle ne fait presque pas d'ombres. J'apercus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'ou me vint une sorte de malaise a l'idee d'entrer la-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait tres doux. Le gros tas d'arbres avait l'air d'un tombeau ou ma maison etait ensevelie. J'ouvris ma barriere et je penetrai dans la longue allee de sycomores, qui s'en allait vers le logis, arquee en voute comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques et contournant des gazons ou les corbeilles de fleurs plaquaient, sous les tenebres palies, des taches ovales aux nuances indistinctes. En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je m'arretai. On n'entendait rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un souffle d'air. "Qu'est-ce que j'ai donc?" pensai-je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquietude m'eut effleure. Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un homme, d'un maraudeur, d'un voleur m'aurait jete une rage dans le corps, et j'aurais saute dessus sans hesiter. J'etais arme, d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je voulais resister a cette influence de crainte qui germait en moi. Qu'etait-ce? Un pressentiment? Le pressentiment mysterieux qui s'empare des sens des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable? Peut-etre? Qui sait? A mesure que j'avancais, j'avais dans la peau des tressaillements, et quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je sentis qu'il me faudrait attendre quelques minutes avant d'ouvrir la porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis sur un banc, sous les fenetres de mon salon. Je restai la, un peu vibrant, la tete appuyee contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages. Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d'insolite autour de moi. J'avais dans les oreilles quelques ronflements; mais cela m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une foule. Puis bientot, ces ronflements devinrent plus distincts, plus precis, plus reconnaissables. Je m'etais trompe. Ce n'etait pas le bourdonnement ordinaire de mes arteres qui mettait dans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit tres particulier, tres confus cependant, qui venait, a n'en point douter, de l'interieur de ma maison. Je le distinguais a travers le mur, ce bruit continu, plutot une agitation qu'un bruit, un remuement vague d'un tas de choses, comme si on eut secoue, deplace, traine doucement tous mes meubles. Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la surete de mon oreille. Mais l'ayant collee contre un auvent pour mieux percevoir ce trouble etrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu'il se passait chez moi quelque chose d'anormal et d'incomprehensible. Je n'avais pas peur, mais j'etais ... comment exprimer cela ... effare d'etonnement. Je n'armai pas mon revolver--devinant fort bien que je n'en avais nul besoin. J'attendis. J'attendis longtemps, ne pouvant me decider a rien, l'esprit lucide, mais follement anxieux. J'attendis, debout, ecoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensite violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de colere, d'emeute mysterieuse. Puis soudain, honteux de ma lachete, je saisis mon trousseau de clefs, je choisis celle qu'il me fallait, je l'enfoncai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force, j'envoyai le battant heurter la cloison. Le coup sonna comme une detonation de fusil, et voila qu'a ce bruit d'explosion repondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je tirai de sa gamine mon revolver. J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, a present, un extraordinaire pietinement sur les marches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, un pietinement, non pas de chaussures, de souliers humains, mais de bequilles, de bequilles de bois et de bequilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voila que j'apercus tout a coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s'en alla par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapes bas et se trainant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chevres, et les petite tabourets qui trottaient comme des lapins. Oh! quelle emotion! Je me glissai dans un massif ou je demeurai accroupi, contemplant toujours ce defile de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derriere l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano a queue, passa avec un galop de cheval emporte et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, les cristaux, les coupes, ou le clair de lune accrochait des phosphorescences de vers luisants. Les etoffes rampaient, s'etalaient en flaques a la facon des pieuvres de la mer. Je vis paraitre mon bureau, un rare bibelot du dernier siecle, et qui contenait toutes les lettres que j'ai recues, toute l'histoire de mon coeur, une vieille histoire dont j'ai tant souffert! Et dedans etaient aussi des photographies. Soudain, je n'eus plus peur, je m'elancai sur lui et je le saisis comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit; mais il allait d'une course irresistible, et malgre mes efforts, et malgre ma colere, je ne pus meme ralentir sa marche. Comme je resistais en desespere a cette force epouvantable, je m'abattis par terre en luttant contre lui. Alors, il me roula, me traina sur le sable, et deja les meubles, qui le suivaient, commencaient a marcher sur moi, pietinant mes jambes et les meurtrissant; puis, quand je l'eus lache, les autres passerent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie sur un soldat demonte. Fou d'epouvante enfin, je pus me trainer hors de la grande allee et me cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaitre les plus infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignores de moi, qui m'avaient appartenu. Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore a present comme les maisons vides, un formidable bruit de portes refermees. Elles claquerent du haut en bas de la demeure, jusqu'a ce que celle du vestibule que j'avais ouverte moi-meme, insense, pour ce depart, se fut close, enfin, la derniere. Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardes. J'allai sonner a la porte d'un hotel ou j'etais connu. J'avais battu, avec mes mains, mes vetements, pour en detacher la poussiere, et je racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager, ou couchaient mes domestiques en une maison isolee, derriere le mur de cloture qui preservait mes fruits et mes legumes de la visite des maraudeurs. Je m'enfoncai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne pus dormir, et j'attendis le jour en ecoutant bondir mon coeur. J'avais ordonne qu'on prevint mes gens des l'aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte a sept heures du matin. Son visage semblait bouleverse. --Il est arrive cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il. --Quoi donc? --On a vole tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus petits objets. Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi? qui sait? J'etais fort maitre de moi, sur de dissimuler, de ne rien dire a personne de ce que j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer dans ma conscience comme un effroyable secret. Je repondis. --Alors, ce sont les memes personnes qui m'ont vole mes clefs. Il faut prevenir tout de suite la police. Je me leve et je vous y rejoindrai dans quelques instants. L'enquete dura cinq mois. On ne decouvrit rien, on ne trouva ni le plus petit de mes bibelots, ni la plus legere trace des voleurs. Parbleu! Si j'avais dit ce que je savais ... Si je l'avais dit ... on m'aurait enferme, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui avait pu voir une pareille chose. Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'etait bien inutile. Cela aurait recommence toujours. Je n'y voulais plus rentrer. Je n'y rentrai pas. Je ne la revis point. Je vins a Paris, a l'hotel, et je consultai des medecins sur mon etat nerveux qui m'inquietait beaucoup depuis cette nuit deplorable. Ils m'engagerent a voyager. Je suivis leur conseil. II Je commencai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien. Pendant six mois, j'errai de Genes a Venise, de Venise a Florence, de Florence a Rome, de Rome a Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et ses monuments, reliques laissees par les Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai pacifiquement ce grand desert jaune et calme, ou errent des chameaux, des gazelles et des Arabes vagabonds, ou, dans l'air leger et transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour. Je rentrai en France par Marseille, et malgre la gaiete provencale, la lumiere diminuee du ciel m'attrista. Je ressentis, en revenant sur le continent, l'etrange impression d'un malade qui se croit gueri et qu'une douleur sourde previent que le foyer du mal n'est pas eteint. Puis je revins a Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'etait a l'automne, et je voulus faire, avant l'hiver, une excursion a travers la Normandie, que je ne connaissais pas. Je commencai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai distrait, ravi, enthousiasme, dans cette ville du moyen age, dans ce surprenant musee d'extraordinaires monuments gothiques. Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue invraisemblable ou coule une riviere noire comme de l'encre nommee "Eau de Robec", mon attention, toute fixee sur la physionomie bizarre et antique des maisons, fut detournee tout a coup par la vue d'une serie de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte. Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours d'eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d'ardoises ou grincaient encore les girouettes du passe! Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptes, les faiences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes, d'autres en chene, des Christ, des vierges, des saints, des ornements d'eglise, des chasubles, des chapes, meme des vases sacres et un vieux tabernacle en bois dore d'ou Dieu avait demenage. Oh! les singulieres cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence semblait finie, qui survivaient a leurs naturels possesseurs, a leur siecle, a leur temps, a leurs modes, pour etre achetes, comme curiosites, par les nouvelles generations. Ma tendresse pour les bibelots se reveillait dans cette cite d'antiquaires. J'allais de boutique en boutique, traversant, en deux enjambees, les ponts de quatre planches pourries jetees sur le courant nauseabond de l'Eau de Robec. Misericorde! Quelle secousse! Une de mes plus belles armoires m'apparut au bord d'une voute encombree d'objets et qui semblait l'entree des catacombes d'un cimetiere de meubles anciens. Je m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je n'osais pas la toucher. J'avancais la main, j'hesitais. C'etait bien elle, pourtant: une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie, j'apercus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares qu'on venait les voir de Paris. Songez! songez a l'etat de mon ame! Et j'avancai, perclus, agonisant d'emotion, mais j'avancai, car je suis brave, j'avancai comme un chevalier des epoques tenebreuses penetrait en un sejour de sortileges. Je retrouvais, de pas en pas, tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux, mes etoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettres, et que je n'apercus point. J'allais, descendant a des galeries obscures pour remonter ensuite aux etages superieurs. J'etais seul. J'appelais, on ne repondait point. J'etais seul; il n'y avait personne en cette maison vaste et tortueuse comme un labyrinthe. La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les tenebres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m'en aller. De temps en temps je criais:--Hola! hola! quelqu'un! J'etais la, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas, des pas legers, lents, je ne sais ou. Je faillis me sauver; mais, me raidissant, j'appelai de nouveau, et, j'apercus une lueur dans la chambre voisine. --Qui est la? dit une voix. Je repondis: --Un acheteur. On repliqua: --Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques. Je repris: --Je vous attends depuis plus d'une heure. --Vous pouviez revenir demain. --Demain, j'aurai quitte Rouen; Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la lueur de sa lumiere eclairant une tapisserie ou deux anges volaient au-dessus des morts d'un champ de bataille. Elle m'appartenait aussi. Je dis: --Eh bien! Venez-vous? Il repondit: --Je vous attends. Je me levai et j'allai vers lui. Au milieu d'une grande piece etait un tout petit homme, tout petit et tres gros, gros comme un phenomene, un hideux phenomene. Il avait une barbe rare, aux poils inegaux, clairsemes et jaunatres, et pas un cheveu sur la tete! Pas un cheveu? Comme il tenait sa bougie elevee a bout de bras pour m'apercevoir, son crane m'apparut comme une petite lune dans cette vaste chambre encombree de vieux meubles. La figure etait ridee et bouffie, les yeux imperceptibles. Je marchandai trois chaises qui etaient a moi, et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numero de mon appartement a l'hotel. Elles devaient etre livrees le lendemain avant neuf heures. Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'a sa porte avec beaucoup de politesse. Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, a qui je racontai le vol de mon mobilier et la decouverte que je venais de faire. Il demanda seance tenante des renseignements par telegraphe au parquet qui avait instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la reponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout a fait satisfaisante pour moi. --Je vais faire arreter cet homme et l'interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir concu quelque soupcon et faire disparaitre ce qui vous appartient. Voulez-vous aller diner et revenir dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel interrogatoire devant vous. --Tres volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon coeur. J'allai diner a mon hotel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru. J'etais assez content tout de meme. On le tenait. Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police qui m'attendait. --Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouve votre homme. Mes agents n'ont pu mettre la main dessus. Ah! Je me sentis defaillir. --Mais ... Vous avez bien trouve sa maison? demandai-je. --Parfaitement. Elle va meme etre surveillee et gardee jusqu'a son retour. Quant a lui, disparu. --Disparu? --Disparu. Il passe ordinairement ses soirees chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drole de sorciere, la veuve Bidoin. Elle ne l'a pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain. Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblerent sinistres, troublantes, hantees. Je dormis si mal, avec des cauchemars a chaque bout de sommeil. Comme je ne voulais pas paraitre trop inquiet ou presse, j'attendis dix heures, le lendemain, pour me rendre a la police. Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait ferme. Le commissaire me dit: --J'ai fait toutes les demarches necessaires. Le parquet est au courant de la chose; nous allons aller ensemble a cette boutique et la faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce qui est a vous. Un coupe nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier, devant la porte de la boutique, qui fut ouverte. Je n'apercus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes tables, ni rien, rien, de ce qui avait meuble ma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne pouvais faire un pas sans rencontrer un de mes objets. Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec mefiance. --Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles coincide etrangement avec celle du marchand. Il sourit: --C'est vrai! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots a vous, hier. Cela lui a donne l'eveil. Je repris: --Ce qui me parait incomprehensible, c'est que toutes les places occupees par mes meubles sont maintenant remplies par d'autres. --Oh! repondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne craignez rien, monsieur, je vais m'occuper tres activement de cette affaire. Le brigand ne nous echappera pas longtemps puisque nous gardons la taniere. * * * * * Ah! mon coeur, mon coeur, mon pauvre coeur, comme il battait! * * * * * Je demeurai quinze jours a Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu! parbleu! Cet homme-la qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le surprendre? Or, le seizieme jour, au matin, je recus de mon jardinier, gardien de ma maison pillee et demeuree vide, l'etrange lettre que voici: "Monsieur, "J'ai l'honneur d'informer monsieur qu'il s'est passe, la nuit derriere, quelque chose que personne ne comprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sont revenus, tous sans exception, tous, jusqu'aux plus petits objets. La maison est maintenant toute pareille a ce qu'elle etait la veille du vol. C'est a en perdre la tete. Cela s'est fait dans la nuit de vendredi a samedi. Les chemins sont defonces comme si on avait traine tout de la barriere a la porte. Il en etait ainsi le jour de la disparition. "Nous attendons monsieur, dont je suis le tres humble serviteur. "RAUDIN, PHILIPPE." Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas! Je portai la lettre au commissaire de Rouen. --C'est une restitution tres adroite, dit-il. Faisons les morts. Nous pincerons l'homme un de ces jours. * * * * * Mais on ne l'a pas pince. Non. Ils ne l'ont pas pince, et j'ai peur de lui, maintenant, comme si c'etait une bete feroce lachee derriere moi. Introuvable! il est introuvable, ce monstre a crane de lune! On ne le prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe a lui. Il n'y a que moi qui peux le rencontrer, et je ne veux pas. Je ne veux pas! je ne veux pas! je ne veux pas! Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que mes meubles etaient chez lui? Il n'y a contre lui que mon temoignage; et je sens bien qu'il devient suspect. Ah! mais non! cette existence n'etait plus possible. Et je ne pouvais pas garder le secret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer a vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles recommencassent. Je suis venu trouver le medecin qui dirige cette maison de sante, et je lui ai tout raconte. Apres m'avoir interroge longtemps, il m'a dit: --Consentiriez-vous, monsieur, a rester quelque temps ici? --Tres volontiers, monsieur. --Vous avez de la fortune? --Oui, monsieur. --Voulez-vous un pavillon isole? --Oui, monsieur. --Voudrez-vous recevoir des amis? --Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici.... * * * * * Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis tranquille a peu pres. Je n'ai qu'une peur... Si l'antiquaire devenait fou ... et si on l'amenait en cet asile... Les prisons elles-memes ne sont pas sures... FIN TABLE L'inutile Beaute Le champ d'oliviers Mouche Le Noye L'Epreuve Le Masque Un Portrait L'Infirme Les 25 francs de la Superieure Un cas de Divorce Qui sait? End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of L'inutile beaute, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTE *** ***** This file should be named 11175.txt or 11175.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/1/1/7/11175/ Produced by Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. 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