Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Contes de la Becasse Author: Guy de Maupassant Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. GUY DE MAUPASSANT CONTES DE LA BECASSE SEIZIEME EDITION PARIS 1894 LA BECASSE Le vieux baron des Ravots avait ete pendant quarante ans le roi des chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq a six annees, une paralysie des jambes le clouait a son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer des pigeons de la fenetre de son salon ou du haut de son grand perron. Le reste du temps il lisait. C'etait un homme de commerce aimable chez qui etait reste beaucoup de l'esprit lettre du dernier siecle. Il adorait les contes, les petits contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivees dans son entourage. Des qu'un ami entrait chez lui, il demandait: --Eh bien, quoi de nouveau? Et il savait interroger a la facon d'un juge d'instruction. Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large fauteuil pareil a un lit. Un domestique, derriere son dos, tenait les fusils, les chargeait et les passait a son maitre; un autre valet, cache dans un massif, lachait un pigeon de temps en temps, a des intervalles irreguliers, pour que le baron ne fut pas prevenu et demeurat en eveil. Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se desolant quand il s'etait laisse surprendre, et riant aux larmes quand la bete tombait d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drole. Il se tournait alors vers le garcon qui chargeait les armes, et il demandait, en suffoquant de gaiete: --Y est-il, celui-la, Joseph! As-tu vu comme il est descendu? Et Joseph repondait invariablement: --Oh! monsieur le baron ne les manque pas. A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme a l'ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les detonations. Il les comptait, heureux quand elles se precipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le recit fidele de sa journee. Et on restait trois heures a table en racontant des coups de fusil. C'etaient d'etranges et invraisemblables aventures, ou se complaisait l'humeur hableuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et revenaient regulierement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manque dans son vestibule les faisait se tordre chaque annee de la meme facon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononcait: --J'entends: "Birr! birr!" et une compagnie magnifique me part a dix pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept! Et tous, etonnes, mais reciproquement credules, s'extasiaient. Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelee le "conte de la Becasse". Au moment du passage de cette reine des gibiers, la meme ceremonie recommencait a chaque diner. Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les tetes. Alors le baron, officiant comme un eveque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les tetes precieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une chandelle allumee etait posee pres de lui, et tout le monde se taisait, dans l'anxiete de l'attente. Puis il saisissait un des cranes ainsi prepares, le fixait sur une epingle, piquait l'epingle sur un bouchon, maintenait le tout en equilibre au moyen de petits batons croises comme des balanciers, et plantait delicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en maniere de tourniquet. Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte: --Une,--deux,--trois. Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou. Celui des invites que designait, en s'arretant, le long bec pointu devenait maitre de toutes les tetes, regal exquis qui faisait loucher ses voisins. Il les prenait une a une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crepitait, la peau rissolee fumait, et l'elu du hasard croquait le crane suiffe en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir. Et chaque fois les dineurs, levant leurs verres, buvaient a sa sante. Puis, quand il avait acheve le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les desherites. Voici quelques-uns de ces recits: CE COCHON DE MORIN _A M. Oudinot._ I "Ca, mon ami, dis-je a Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre mots, "ce cochon de Morin". Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu parler de Morin sans qu'on le traitat de "cochon"? Labarbe, aujourd'hui depute, me regarda avec des yeux de chat-huant. "Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?" J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se frotta les mains et commenca son recit. "Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin de mercerie sur le quai de la Rochelle? --"Oui, parfaitement. --"Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours a Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous pretexte de renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un commercant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans le sang. Tous les soirs des spectacles, des frolements de femmes, une continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que danseuses en maillot, actrices decolletees, jambes rondes, epaules grasses, tout cela presque a portee de la main, sans qu'on ose ou qu'on puisse y toucher. C'est a peine si on goute, une fois ou deux, a quelques mets inferieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoue, l'ame emoustillee, avec une espece de demangeaison de baisers qui vous chatouillent les levres. Morin se trouvait dans cet etat, quand il prit son billet pour la Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer d'Orleans, quand il s'arreta net devant une jeune femme qui embrassait une vieille dame. Elle avait releve sa voilette, et Morin, ravi, murmura: "Bigre, la belle personne!" Quand elle eut fait ses adieux a la vieille, elle entra dans la salle d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit toujours. Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le train partit. Ils etaient seuls. Morin la devorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf a vingt ans; elle etait blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses jambes une couverture de voyage, et s'etendit sur les banquettes pour dormir. Morin se demandait: "Qui est-ce?" Et mille suppositions, mille projets lui traversaient l'esprit. Il se disait: "On raconte tant d'aventures de chemin de fer. C'en est une peut-etre qui se presente pour moi. Qui sait? une bonne fortune est si vite arrivee. Il me suffirait peut-etre d'etre audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: "De l'audace, de l'audace, et toujours de l'audace." Si ce n'est pas Danton, c'est Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voila le hic. Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les ames! Je parie qu'on passe tous les jours, sans s'en douter, a cote d'occasions magnifiques. Il lui suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas mieux..." Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il imaginait une entree en rapport chevaleresque, des petits services qu'il lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une declaration qui finissait par... par ce que tu penses. Mais ce qui lui manquait toujours, c'etait le debut, le pretexte. Et il attendait une circonstance heureuse, le coeur ravage, l'esprit sens dessus dessous. La nuit cependant s'ecoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis que Morin meditait sa chute. Le jour parut, et bientot le soleil lanca son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le doux visage de la dormeuse. Elle s'eveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin tressaillit. Pas de doute, c'etait pour lui ce sourire-la, c'etait bien une invitation discrete, le signal reve qu'il attendait. Il voulait dire, ce sourire: "Etes-vous bete, etes-vous niais, etes-vous jobard, d'etre reste la, comme un pieu, sur votre siege depuis hier soir. "Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme ca toute une nuit en tete a tete avec une jolie femme sans rien oser, grand sot." Elle souriait toujours en le regardant; elle commencait meme a rire; et il perdait la tete, cherchant un mot de circonstance, un compliment, quelque chose a dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: "Tant pis, je risque tout"; et brusquement, sans crier "gare", il s'avanca, les mains tendues, les levres gourmandes, et, la saisissant a pleins bras, il l'embrassa. D'un bond elle fut debout criant: "Au secours", hurlant d'epouvante. Et elle ouvrit la portiere, elle agita ses bras dehors, folle de peur, essayant de sauter, tandis que Morin eperdu, persuade qu'elle allait se precipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en begayant: "Madame... oh!... madame." Le train ralentit sa marche, s'arreta. Deux employes se precipiterent aux signaux desesperes de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en balbutiant: "Cet homme a voulu... a voulu... me... me..." Et elle s'evanouit. On etait en gare de Mauze. Le gendarme present arreta Morin. Quand la victime de sa brutalite eut repris connaissance, elle fit sa declaration. L'autorite verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public. II J'etais alors redacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais Morin, chaque soir, au Cafe du commerce. Des le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: "Tu n'es qu'un cochon. On ne se conduit pas comme ca." Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruine, son nom dans la boue, deshonore, ses amis, indignes, ne le saluant plus. Il finit par me faire pitie, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis. Il m'engagea a voir le procureur imperial, qui etait de mes amis. Je renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat. J'appris que la femme outragee etait une jeune fille, Mlle Henriette Bonnel, qui venait de prendre a Paris ses brevets d'institutrice et qui, n'ayant plus ni pere ni mere, passait ses vacances chez son oncle et sa tante, braves petits bourgeois de Mauze. Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait porte plainte. Le ministere public consentait a laisser tomber l'affaire si cette plainte etait retiree. Voila ce qu'il fallait obtenir. Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'emotion et de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant par la figure: "Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voila, le coco!" Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission etait delicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de repeter: "Je t'assure que je ne l'ai pas meme embrassee, non, pas meme. Je te le jure!" Je repondis: "C'est egal, tu n'es qu'un cochon." Et je pris mille francs qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable. Mais comme je ne tenais pas a m'aventurer seul dans la maison des parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, a la condition qu'on partirait immediatement, car il avait, le lendemain dans l'apres-midi, une affaire urgente a la Rochelle. Et, deux heures plus tard, nous sonnions a la porte d'une jolie maison de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'etait elle assurement. Je dis tout bas a Rivet: "Sacrebleu, je commence a comprendre Morin." L'oncle, M. Tonnelet, etait justement un abonne du _Fanal_, un fervent coreligionnaire politique qui nous recut a bras ouverts, nous felicita, nous congratula, nous serra les mains, enthousiasme d'avoir chez lui les deux redacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: "Je crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin." La niece s'etait eloignee; et j'abordai la question delicate. J'agitai le spectre du scandale; je fis valoir la depreciation inevitable que subirait la jeune personne apres le bruit d'une pareille affaire; car on ne croirait jamais a un simple baiser. Le bonhomme semblait indecis; mais il ne pouvait rien decider sans sa femme qui ne rentrerait que tard dans la soiree. Tout a coup il poussa un cri de triomphe: "Tenez, j'ai une idee excellente. Je vous tiens, je vous garde. Vous allez diner et coucher ici tous les deux; et, quand ma femme sera revenue, j'espere que nous nous entendrons." Rivet resistait; mais le desir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le decida; et nous acceptames l'invitation. L'oncle se leva, radieux, appela sa niece, et nous proposa une promenade dans sa propriete en proclamant: "A ce soir les affaires serieuses." Rivet et lui se mirent a parler politique. Quant a moi, je me trouvai bientot a quelques pas en arriere, a cote de la jeune fille. Elle etait vraiment charmante, charmante! Avec des precautions infinies, je commencai a lui parler de son aventure pour tacher de m'en faire une alliee. Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'ecoutait de l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup. Je lui disais: "Songez donc, mademoiselle, a tous les ennuis que vous aurez. Il vous faudra comparaitre devant le tribunal, affronter les regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter publiquement cette triste scene du wagon. Voyons, entre nous, n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre a sa place ce polisson sans appeler les employes; et de changer simplement de voiture." Elle se mit a rire. "C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous? J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Apres avoir compris la situation, j'ai bien regrette mes cris; mais il etait trop tard. Songez aussi que cet imbecile s'est jete sur moi comme un furieux, sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais meme pas ce qu'il me voulait." Elle me regardait en face, sans etre troublee ou intimidee. Je me disais: "Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce cochon de Morin se soit trompe. Je repris, en badinant: "Voyons Mademoiselle, avouez qu'il etait excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi belle personne que vous sans eprouver le desir absolument legitime de l'embrasser." Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: "Entre le desir et l'action, monsieur, il y a place pour le respect." La phrase etait drole, bien que peu claire. Je demandai brusquement: "Eh bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous feriez?" Elle s'arreta pour me considerer du haut en bas, puis elle dit, tranquillement: "Oh, vous, ce n'est pas la meme chose." Je le savais bien, parbleu, que ce n'etait pas la meme chose, puisqu'on m'appelait dans toute la province "le beau Labarbe". J'avais trente ans, alors, mais je demandai: "Pourquoi ca?" Elle haussa les epaules, et repondit: "Tiens! parce que vous n'etes pas aussi bete que lui." Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: "Ni aussi laid." Avant qu'elle eut pu faire un mouvement pour m'eviter, je lui avais plante un bon baiser sur la joue. Elle sauta de cote, mais trop tard. Puis elle dit: "Eh bien vous n'etes pas gene non plus, vous. Mais ne recommencez pas ce jeu-la." Je pris un air humble et je dis a mi-voix: "Oh! mademoiselle, quant a moi, si j'ai un desir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour la meme cause que Morin." Elle demanda a son tour: "Pourquoi ca?" Je la regardai au fond des yeux serieusement. "Parce que vous etes une des plus belles creatures qui soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait apres vous avoir vue: "Tiens, Labarbe n'a pas vole ce qui lui arrive, mais il a de la chance tout de meme." Elle se remit a rire de tout son coeur. "Etes-vous drole?" Elle n'avait pas fini le mot "_drole_" que je la tenais a pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout ou je trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la bouche parfois, sur les joues, par toute la tete, dont elle decouvrait toujours malgre elle un coin pour garantir les autres. A la fin, elle se degagea, rouge et blessee. "Vous etes un grossier, monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir ecoute." Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: "Pardon, pardon, mademoiselle. Je vous ai blessee; j'ai ete brutal! Ne m'en voulez pas. Si vous saviez?..." Je cherchais vainement une excuse. Elle prononca, au bout d'un moment: "Je n'ai rien a savoir, monsieur." Mais j'avais trouve; je m'ecriai: "Mademoiselle, voici un an que je vous aime!" Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: "Oui, mademoiselle, ecoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je vous ai vue ici l'an passe, vous etiez la-bas, devant la grille. J'ai recu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitte. Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvee adorable; votre souvenir me possedait; j'ai voulu vous revoir; j'ai saisi le pretexte de cette bete de Morin; et me voici. Les circonstances m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie, pardonnez-moi." Elle guettait la verite dans mon regard, prete a sourire de nouveau; et elle murmura: "Blagueur." Je levai la main, et, d'un ton sincere (je crois meme que j'etais sincere): "Je vous jure que je ne mens pas." Elle dit simplement: "Allons donc." Nous etions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les allees tournantes; et je lui fis une vraie declaration, longue, douce, en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle ecoutait cela comme une chose agreable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait croire. Je finissais par me sentir trouble; par penser ce que je disais; j'etais pale, oppresse, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille. Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frises de l'oreille. Elle semblait morte tant elle restait reveuse. Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa taille d'une etreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout a coup mes levres, sans chercher, trouverent les siennes. Ce fut un long, long baiser; et il aurait encore dure longtemps; si je n'avais entendu "hum, hum" a quelques pas derriere moi. Elle s'enfuit a travers un massif. Je me retournai et j'apercus Rivet qui me rejoignait. Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: "Eh bien! c'est comme ca que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin." Je repondis avec fatuite: "On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle? Qu'en as-tu obtenu? Moi, je reponds de la niece." Rivet declara: "J'ai ete moins heureux avec l'oncle." Et je lui pris le bras pour rentrer. III Le diner acheva de me faire perdre la tete. J'etais a cote d'elle et ma main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son pied; nos regards se joignaient, se melaient. On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'ame toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serree contre moi, l'embrassant a tout moment, mouillant mes levres aux siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les suivaient gravement sur le sable des chemins. On rentra. Et bientot l'employe du telegraphe apporta une depeche de la tante annoncant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, a sept heures, par le premier train. L'oncle, dit: "Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres a ces messieurs." On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans l'oreille: "Pas de danger qu'elle nous ait menes chez toi d'abord." Puis elle me guida vers mon lit. Des qu'elle fut seule avec moi, je la saisis de nouveau dans mes bras, tachant d'affoler sa raison et de culbuter sa resistance. Mais, quand elle se sentit tout pres de defaillir, elle s'enfuit. Je me glissais entre mes draps, tres contrarie, tres agite, et tres penaud, sachant bien que je ne dormirais guere, cherchant quelle maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte. Je demandai: "Qui est la?" Une voix legere repondit: "Moi." Je me vetis a la hate; j'ouvris; elle entra. "J'ai oublie, dit-elle, de vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du the, ou du cafe?" Je l'avais enlacee impetueusement, la devorant de caresses, begayant: "Je prends... je prends... je prends..." Mais elle me glissa entre les bras, souffla ma lumiere, et disparut. Je restai seul, furieux, dans l'obscurite, cherchant des allumettes, n'en trouvant pas. J'en decouvris enfin et je sortis dans le corridor, a moitie fou, mon bougeoir a la main. Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la voulais. Et je fis quelques pas sans reflechir a rien. Puis, je pensai brusquement: "Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de plusieurs secondes, la reponse me vint: "Parbleu je dirai que je cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente." Et je me mis a inspecter les portes m'efforcant de decouvrir la sienne, a elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, effaree, me regardait. Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des pieds, je lui dis: "J'ai oublie, mademoiselle, de vous demander quelque chose a lire." Elle se debattait; mais j'ouvris bientot le livre que je cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'etait vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poemes. Une fois tournee la premiere page, elle me le laissa parcourir a mon gre; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'userent jusqu'au bout. Puis, apres l'avoir remerciee, je regagnais, a pas de loup, ma chambre, quand une main brutale m'arreta; et une voix, celle de Rivet, me chuchota dans le nez: "Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce cochon de Morin?" Des sept heures du matin elle m'apportait elle-meme une tasse de chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat a s'en faire mourir, moelleux, veloute, parfume, grisant. Je ne pouvais oter ma bouche des bords delicieux de sa tasse. A peine la jeune fille etait-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un peu nerveux, agace comme un homme qui n'a guere dormi, il me dit d'un ton maussade: "Si tu continues, tu sais, tu finiras par gater l'affaire de ce cochon de Morin." A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux pauvres du pays. Alors on voulut nous retenir a passer la journee. On organiserait meme une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derriere le dos de ses parents me faisait des signes de tete: "Oui, restez donc." J'acceptais, mais Rivet s'acharna a s'en aller. Je le pris a part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais: "Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi." Mais il semblait exaspere et me repetait dans la figure: "J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire de ce cochon de Morin." Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus durs de ma vie. J'aurais bien arrange cette affaire-la pendant toute mon existence. Dans le wagon, apres les energiques et muettes poignees de main des adieux, je dis a Rivet: "Tu n'es qu'une brute". Il repondit: "Mon petit, tu commencais a m'agacer bougrement". En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'apercus une foule qui nous attendait... On cria des qu'on nous vit: "Eh bien, avez-vous arrange l'affaire de ce cochon de Morin?" Tout la Rochelle en etait trouble. Rivet, dont la mauvaise humeur s'etait dissipee en route, eut grand'peine a ne pas rire en declarant: "Oui, c'est fait, grace a Labarbe." Et nous allames chez Morin. Il etait etendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des compresses d'eau froide sur le crane, defaillant d'angoisse. Et il toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sut d'ou lui etait venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse prete a le devorer. Des qu'il nous apercut, il eut un tremblement qui lui secouait les poignets et les genoux. Je dis: "C'est arrange, salaud, mais ne recommence pas." Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa meme Mme Morin qui le rejeta d'une poussee dans son fauteuil. Mais il ne se remit jamais de ce coup-la, son emotion avait ete trop brutale. On ne l'appelait plus dans toute la contree que "ce cochon de Morin", et cette epithete le traversait comme un coup d'epee chaque fois qu'il l'entendait. Quand un voyou dans la rue criait: "Cochon", il se retournait la tete par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?" Il mourut deux ans plus tard. Quant a moi, me presentant a la deputation, en 1875, j'allai faire une visite interessee au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une grande femme opulente et belle me recut. "Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle." Je balbutiai: "Mais..... non..... madame." --"Henriette Bonnel." --"Ah!"--Et je me sentis devenir pale. Elle semblait parfaitement a son aise, et souriait en me regardant. Des qu'elle m'eut laisse seul avec son mari, il me prit les mains, les serrant a les broyer: "Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller vous voir. Ma femme m'a tant parle de vous. Je sais..... oui, je sais en quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme vous avez ete parfait, plein de delicatesse, de tact, de devouement dans l'affaire....." Il hesita, puis prononca plus bas, comme s'il eut articule un mot grossier ".....Dans l'affaire de ce cochon de Morin." LA FOLLE _A Robert de Bannieres._ Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les becasses me rappellent une bien sinistre anecdote de la guerre. Vous connaissez ma propriete dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais au moment de l'arrivee des Prussiens. J'avais alors pour voisine une espece de folle, dont l'esprit s'etait egare sous les coups du malheur. Jadis, a l'age de vingt-cinq ans, elle avait perdu, en un seul mois, son pere, son mari et son enfant nouveau-ne. Quand la mort est entree une fois dans une maison, elle y revient presque toujours immediatement, comme si elle connaissait la porte. La pauvre jeune femme, foudroyee par le chagrin, prit le lit, delira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succedant a cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant a peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, elle criait comme si on l'eut tuee. On la laissa donc toujours couchee, ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour retourner ses matelas. Une vieille bonne restait pres d'elle, la faisant boire de temps en temps ou macher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette ame desesperee? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus. Songeait-elle aux morts? Revassait-elle tristement, sans souvenir precis? Ou bien sa pensee aneantie restait-elle immobile comme de l'eau sans courant? Pendant quinze annees, elle demeura ainsi fermee et inerte. La guerre vint; et, dans les premiers jours de decembre, les Prussiens penetrerent a Cormeil. Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait a fendre les pierres; et j'etais etendu moi-meme dans un fauteuil, immobilise par la goutte, quand j'entendis le battement lourd et rythme de leurs pas. De ma fenetre, je les vis passer. Ils defilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuerent leurs hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru. Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit a l'officier d'a cote que la dame etait malade; et il ne s'en inquieta guere. Mais bientot cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il s'informa de la maladie; on repondit que son hotesse etait couchee depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans doute, et s'imagina que la pauvre insensee ne quittait pas son lit par fierte, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne les point froler. Il exigea qu'elle le recut; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, d'un ton brusque. --Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous foie. Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne repondit pas. Il reprit: --Che ne tolererai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne volonte, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule. Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eut pas vu. Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mepris supreme. Et il ajouta: --Si vous n'etes pas tescentue temain... Puis, il sortit. * * * * * Le lendemain la vieille bonne, eperdue, la voulut habiller; mais la folle se mit a hurler en se debattant. L'officier monta bien vite; et la servante, se jetant a ses genoux, cria: --Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est si malheureuse. Le soldat restait embarrasse, n'osant, malgre sa colere, la faire tirer du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit a rire et donna des ordres en allemand. Et bientot on vit sortir un detachement qui soutenait un matelas comme on porte un blesse. Dans ce lit qu'on n'avait point defait, la folle, toujours silencieuse, restait tranquille, indifferente aux evenements tant qu'on la laissait couchee. Un homme par derriere portait un paquet de vetements feminins. Et l'officier prononca en se frottant les mains: --Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et faire une betite bromenate. Puis on vit s'eloigner le cortege dans la direction de la foret d'Imauville. Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls. On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Ou l'avaient-ils portee! On ne le sut jamais. * * * * * La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les bois sous un linceul de mousse glacee. Les loups venaient hurler jusqu'a nos portes. La pensee de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs demarches aupres de l'autorite prussienne, afin d'obtenir des renseignements. Je faillis etre fusille. Le printemps revint. L'armee d'occupation s'eloigna. La maison de ma voisine restait fermee; l'herbe drue poussait dans les allees. La vieille bonne etait morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse. Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'etait-elle enfuie a travers les bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardee dans un hopital sans pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alleger mes doutes; mais, peu a peu, le temps apaisa le souci de mon coeur. Or, a l'automne suivant, les becasses passerent en masse; et, comme ma goutte me laissait un peu de repit, je me trainai jusqu'a la foret. J'avais deja tue quatre ou cinq oiseaux a long bec, quand j'en abattis un qui disparut dans un fosse plein de branches. Je fus oblige d'y descendre pour y ramasser ma bete. Je la trouvai tombee aupres d'une tete de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expire dans ces bois peut-etre en cette annee sinistre; mais je ne sais pourquoi, j'etais sur, sur, vous dis-je, que je rencontrais la tete de cette miserable maniaque. Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnee sur ce matelas, dans la foret froide et deserte; et, fidele a son idee fixe, elle s'etait laissee mourir sous l'epais et leger duvet des neiges et sans remuer le bras ou la jambe. Puis les loups l'avaient devoree. Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit dechire. J'ai garde ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne voient plus jamais de guerre. PIERROT _A Henry Roujon._ Mme Lefevre etait une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes a rubans et a chapeaux falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une ame de brute pretentieuse sous des dehors comiques et chamarres, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie ecrue. Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommee Rose. Les deux femmes habitaient une petite maison a volets verts, le long d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. Comme elles possedaient, devant l'habitation, un etroit jardin, elles cultivaient quelques legumes. Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons. Des que Rose s'apercut du larcin, elle courut prevenir madame, qui descendit en jupe de laine. Ce fut une desolation et une terreur. On avait vole, vole Mme Lefevre! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir. Et les deux femmes effarees contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses: "Tenez, ils ont passe par la. Ils ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont saute dans la plate-bande." Et elles s'epouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles maintenant! Le bruit du vol se repandit. Les voisins arriverent, constaterent, discuterent a leur tour; et les deux femmes expliquaient a chaque nouveau venu leurs observations et leurs idees. Un fermier d'a cote leur offrit ce conseil: "Vous devriez avoir un chien." C'etait vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l'eveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe. Des que tout le monde fut parti, Mme Lefevre discuta longtemps cette idee de chien. Elle faisait, apres reflexion, mille objections, terrifiee par l'image d'une jatte pleine de patee; car elle etait de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l'aumone ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quetes du dimanche. Rose, qui aimait les betes, apporta ses raisons et les defendit avec astuce. Donc il fut decide qu'on aurait un chien, un tout petit chien. On se mit a sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe a faire fremir. L'epicier de Rolleville en avait bien un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payat deux francs, pour couvrir ses frais d'elevage. Mme Lefevre declara qu'elle voulait bien nourrir un "quin", mais qu'elle n'en acheterait pas. Or, le boulanger, qui savait les evenements, apporta, un matin, dans sa voiture, un etrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tete de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait a s'en defaire. Mme Lefevre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coutait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le boulanger repondit: "Pierrot." Il fut installe dans une vieille caisse a savon et on lui offrit d'abord de l'eau a boire. Il but. On lui presenta ensuite un morceau de pain. Il mangea. Mme Lefevre, inquiete, eut une idee: "Quand il sera bien accoutume a la maison, on le laissera libre. Il trouvera a manger en rodant par le pays." On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empecha point d'etre affame. Il ne jappait d'ailleurs que pour reclamer sa pitance; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement. Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. Mme Lefevre cependant s'etait accoutumee a cette bete. Elle en arrivait meme a l'aimer, et a lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchees de pain trempees dans la sauce de son fricot. Mais elle n'avait nullement songe a l'impot, et quand on lui reclama huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne jappait seulement point, elle faillit s'evanouir de saisissement. Il fut immediatement decide qu'on se debarrasserait de Pierrot. Personne n'en voulut. Tous les habitants le refuserent a dix lieues aux environs. Alors on se resolut, faute d'autre moyen, a lui faire "piquer du mas". "Piquer du mas", c'est "manger de la marne". On fait piquer du mas a tous les chiens dont on veut se debarrasser. Au milieu d'une vaste plaine, on apercoit une espece de hutte, ou plutot un tout petit toit de chaume, pose sur le sol. C'est l'entree de la marniere. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'a vingt metres sous terre, pour aboutir a une serie de longues galeries de mines. On descend une fois par an dans cette carriere, a l'epoque ou l'on marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetiere aux chiens condamnes; et souvent, quand on passe aupres de l'orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou desesperes, des appels lamentables montent jusqu'a vous. Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec epouvante des abords de ce trou gemissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort de la une abominable odeur de pourriture. Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre. Quand une bete agonise depuis dix a douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est precipite tout a coup. Ils sont la, seuls, affames, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hesitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent longtemps, acharnes; et le plus fort mange le plus faible, le devore vivant. Quand il fut decide qu'on ferait "piquer du mas" a Pierrot, on s'enquit d'un executeur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut follement exagere a Mme Lefevre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous; c'etait trop encore; et, Rose ayant fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-memes, parce qu'ainsi il ne serait pas brutalise en route et averti de son sort, il fut resolu qu'elles iraient toutes les deux, a la nuit tombante. On lui offrit, ce soir-la, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l'avala jusqu'a la derniere goutte; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier. Elles allaient a grands pas, comme des maraudeuses, a travers la plaine. Bientot elles apercurent la marniere et l'atteignirent; Mme Lefevre se pencha pour ecouter si aucune bete ne gemissait.--Non--il n'y en avait pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le lanca dans le trou; et elles se pencherent toutes deux, l'oreille tendue. Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aigue, dechirante, d'une bete blessee, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels desesperes, des supplications de chien qui implorait, la tete levee vers l'ouverture. Il jappait, oh! il jappait! Elles furent saisies de remords, d'epouvante, d'une peur folle et inexplicable; et elles se sauverent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefevre criait: "Attendez-moi, Rose, attendez-moi!" Leur nuit fut hantee de cauchemars epouvantables. Mme Lefevre reva qu'elle s'asseyait a table pour manger la soupe, mais, quand elle decouvrait la soupiere, Pierrot etait dedans. Il s'elancait et la mordait au nez. Elle se reveilla et crut l'entendre japper encore. Elle ecouta; elle s'etait trompee. Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu'elle suivait. Tout a coup, au milieu du chemin, elle apercut un panier, un grand panier de fermier, abandonne; et ce panier lui faisait peur. Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lachait plus; et elle se sauvait eperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serree. Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut a la marniere. Il jappait; il jappait encore, il avait jappe toute la nuit. Elle se mit a sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il repondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'a sa mort. Elle courut chez le puisatier charge de l'extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L'homme ecoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononca: "Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs." Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup. "Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!" Il repondit: "Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ca, et m'n aller la-bas avec mon garcon et m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le r'donner? fallait pas l'jeter." Elle s'en alla, indignee.--Quatre francs! Aussitot rentree, elle appela Rose et lui dit les pretentions du puisatier. Rose, toujours resignee, repetait: "Quatre francs! c'est de l'argent, Madame." Puis, elle ajouta: "Si on lui jetait a manger, a ce pauvre quin, pour qu'il ne meure pas comme ca?" Mme Lefevre approuva, toute joyeuse; et les voila reparties, avec un gros morceau de pain beurre. Elles le couperent par bouchees qu'elles lancaient l'une apres l'autre, parlant tour a tour a Pierrot. Et si tot que le chien avait acheve un morceau, il jappait pour reclamer le suivant. Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu'un voyage. * * * * * Or, un matin, au moment de laisser tomber la premiere bouchee, elles entendirent tout a coup un aboiement formidable dans le puits. Ils etaient deux! On avait precipite un autre chien, un gros! Rose cria: "Pierrot!" Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit a jeter la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, etant le plus fort. Elles avaient beau specifier: "C'est pour toi, Pierrot!" Pierrot, evidemment, n'avait rien. Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefevre prononca d'un ton aigre: "Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on jettera la-dedans. Il faut y renoncer". Et, suffoquee a l'idee de tous ces chiens vivant a ses depens, elle s'en alla, emportant meme ce qui restait du pain qu'elle se mit a manger en marchant. Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu. MENUET _A Paul Bourget._ Les grands malheurs ne m'attristent guere, dit Jean Bridelle, un vieux garcon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien pres: j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalites de la nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce frisson qui vous passe dans le dos a la vue de certaines petites choses navrantes. La plus violente douleur qu'on puisse eprouver, certes, est la perte d'un enfant pour une mere, et la perte de la mere pour un homme. Cela est violent, terrible, cela bouleverse et dechire; mais on guerit de ces catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines rencontres, certaines choses entr'apercues, devinees, certains chagrins secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde douloureux de pensees, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte mysterieuse des souffrances morales, compliquees, incurables, d'autant plus profondes qu'elles semblent benignes, d'autant plus cuisantes qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles semblent factices, nous laissent a l'ame comme une trainee de tristesse, un gout d'amertume, une sensation de desenchantement dont nous sommes longtemps a nous debarrasser. J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres n'eussent point remarquees assurement, et qui sont entrees en moi comme de longues et minces piqures inguerissables. Vous ne comprendriez peut-etre pas l'emotion qui m'est restee de ces rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est tres vieille, mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait les frais de mon attendrissement. J'ai cinquante ans. J'etais jeune alors et j'etudiais le droit. Un peu triste, un peu reveur, impregne d'une philosophie melancolique, je n'aimais guere les cafes bruyants, les camarades braillards, ni les filles stupides. Je me levais tot; et une de mes plus cheres voluptes etait de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pepiniere du Luxembourg. Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pepiniere? C'etait comme un jardin oublie de l'autre siecle, un jardin joli comme un doux sourire de vieille. Des haies touffues separaient les allees etroites et regulieres, allees calmes entre deux murs de feuillage tailles avec methode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relache ces cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres ranges comme des collegiens en promenade, des societes de rosiers magnifiques ou des regiments d'arbres a fruits. Tout un coin de ce ravissant bosquet etait habite par les abeilles. Leurs maisons de paille, savamment espacees sur les planches, ouvraient au soleil leurs portes grandes comme l'entree d'un de a coudre; et on rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et dorees, vraies maitresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de ces tranquilles allees en corridors. Je venais la presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rever, pour ecouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces charmilles a la mode ancienne. Mais je m'apercus bientot que je n'etais pas seul a frequenter ce lieu des l'ouverture des barrieres, et je rencontrais parfois, nez a nez, au coin d'un massif, un etrange petit vieillard. Il portait des souliers a boucles d'argent, une culotte a pont, une redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un invraisemblable chapeau gris a grands bords et a grands poils, qui faisait penser au deluge. Il etait maigre, fort maigre, anguleux, grimacant et souriant. Ses yeux vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupieres; et il avait toujours a la main une superbe canne a pommeau d'or qui devait etre pour lui quelque souvenir magnifique. Ce bonhomme m'etonna d'abord, puis m'interessa outre mesure. Et je le guettais a travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, m'arretant au detour des bosquets pour n'etre point vu. Et voila qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit a faire des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une reverence; puis il battit, de sa jambe grele, un entrechat encore alerte, puis il commenca a pivoter galamment, sautillant, se tremoussant d'une facon drole, souriant comme devant un public, faisant des graces, arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, adressant dans le vide de legers saluts attendrissants et ridicules. Il dansait! Je demeurais petrifie d'etonnement, me demandant lequel des deux etait fou, lui, ou moi. Mais il s'arreta soudain, s'avanca comme font les acteurs sur la scene, puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de comedienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangees d'arbres tailles. Et il reprit avec gravite sa promenade. * * * * * A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il recommencait son exercice invraisemblable. Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salue, je lui dis: --Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur. Il s'inclina. --Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis. Huit jours apres, nous etions amis, et je connus son histoire. Il avait ete maitre de danse a l'Opera, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne etait un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de danse, il ne s'arretait plus de bavarder. Or, voila qu'un jour il me confia: --J'ai epouse la Castris, monsieur. Je vous presenterai si vous voulez, mais elle ne vient ici que sur le tantot. Ce jardin, voyez-vous, c'est notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions point. Cela est vieux et distingue, n'est-ce pas? Je crois y respirer un air qui n'a point change depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y passons toutes nos apres-midi. Mais, moi, j'y viens des le matin, car je me leve de bonne heure. * * * * * Des que j'eus fini de dejeuner, je retournai au Luxembourg, et bientot j'apercus mon ami qui donnait le bras avec ceremonie a une toute vieille petite femme vetue de noir, et a qui je fus presente. C'etait la Castris, la grande danseuse aimee des princes, aimee du roi, aimee de tout ce siecle galant qui semble avoir laisse dans le monde une odeur d'amour. Nous nous assimes sur un banc de pierre. C'etait au mois de mai. Un parfum de fleurs voltigeait dans les allees proprettes; un bon soleil glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de lumiere. La robe noire de la Castris semblait toute mouillee de clarte. Le jardin etait vide. On entendait au loin rouler des fiacres. --Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'etait que le menuet? Il tressaillit. --Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de menuet. Et il commenca, en style pompeux, un long eloge dithyrambique auquel je ne compris rien. Je voulus me faire decrire les pas, tous les mouvements, les poses. Il s'embrouillait, s'exasperant de son impuissance, nerveux et desole. Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse et grave: --Elise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous montrions a monsieur ce que c'etait? Elle tourna ses yeux inquiets de tous les cotes, puis se leva sans dire un mot et vint se placer en face de lui. Alors je vis une chose inoubliable. Ils allaient et venaient avec des simagrees enfantines, se souriaient, se balancaient, s'inclinaient, sautillaient pareils a deux vieilles poupees qu'aurait fait danser une mecanique ancienne, un peu brisee, construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la maniere de son temps. Et je les regardais, le coeur trouble de sensations extraordinaires, l'ame emue d'une indicible melancolie. Il me semblait voir une apparition lamentable et comique, l'ombre demodee d'un siecle. J'avais envie de rire et besoin de pleurer. Tout a coup ils s'arreterent, ils avaient termine les figures de la danse. Pendant quelques secondes ils resterent debout l'un devant l'autre, grimacant d'une facon surprenante; puis ils s'embrasserent en sanglotant. * * * * * Je partais, trois jours apres, pour la province. Je ne les ai point revus. Quand je revins a Paris, deux ans plus tard, on avait detruit la pepiniere. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses chemins en labyrinthe, son odeur du passe et les detours gracieux des charmilles? Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exiles sans espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les cypres d'un cimetiere, le long des sentiers bordes de tombes, au clair de lune? Leur souvenir me hante, m'obsede, me torture, demeure en moi comme une blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien. Vous trouverez cela ridicule, sans doute? LA PEUR _A J. K. Huysmans._ On remonta sur le pont apres diner. Devant nous la Mediterranee n'avait pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemence d'etoiles, un gros serpent de fumee noire; et, derriere nous, l'eau toute blanche, agitee par le passage rapide du lourd batiment, battue par l'helice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartes qu'on eut dit de la lumiere de lune bouillonnant. Nous etions la, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourne vers l'Afrique lointaine ou nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du diner. --Oui, j'ai eu peur ce jour-la. Mon navire est reste six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons ete recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous apercut. Alors un grand homme a figure brulee, a l'aspect grave, un de ces hommes qu'on sent avoir traverse de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages etranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on devine trempes dans le courage, parla pour la premiere fois: --Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez eprouvee. Un homme energique n'a jamais peur en face du danger pressant. Il est emu, agite, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose. Le commandant reprit en riant: --Fichtre! je vous reponds bien que j'ai eu peur, moi. Alors l'homme au teint bronze prononca d'une voix lente: --Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation atroce, comme une decomposition de l'ame, un spasme affreux de la pensee et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inevitable, ni devant toutes les formes connues du peril: cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mysterieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque chose comme une reminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit eprouver la peur en toute son epouvantable horreur. Moi, j'ai devine la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai ressentie l'hiver dernier, par une nuit de decembre. Et, pourtant, j'ai traverse bien des hasards, bien des aventures qui semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai ete laisse pour mort par des voleurs. J'ai ete condamne, comme insurge, a etre pendu en Amerique, et jete a la mer du pont d'un batiment sur les cotes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immediatement mon parti, sans attendrissement et meme sans regrets. Mais la peur, ce n'est pas cela. Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est resigne tout de suite; les nuits sont claires et vides de legendes, les ames aussi vides des inquietudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. En Orient, on peut connaitre la panique, on ignore la peur. Eh bien! voici ce qui m'est arrive sur cette terre d'Afrique: Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est la un des plus etranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des interminables plages de l'Ocean. Eh bien! figurez-vous l'Ocean lui-meme devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempete silencieuse de vagues immobiles en poussiere jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, ces vagues inegales, differentes, soulevees tout a fait comme des flots dechaines, mais plus grandes encore, et striees comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le devorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux ralent, enfoncent jusqu'aux genoux, et glissent en devalant l'autre versant des surprenantes collines. Nous etions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accables de chaleur, de fatigue, et desseches de soif comme ce desert ardent. Soudain un de ces hommes poussa une sorte de cri; tous s'arreterent; et nous demeurames immobiles, surpris par un inexplicable phenomene connu des voyageurs en ces contrees perdues. Quelque part, pres de nous, dans une direction indeterminee, un tambour battait, le mysterieux tambour des dunes; il battait distinctement, tantot plus vibrant, tantot affaibli, arretant, puis reprenant son roulement fantastique. Les Arabes, epouvantes, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: "La mort est sur nous." Et voila que tout a coup mon compagnon, mon ami, presque mon frere, tomba de cheval, la tete en avant, foudroye par une insolation. Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit monotone, intermittent et incomprehensible; et je sentais se glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce cadavre aime, dans ce trou incendie par le soleil entre quatre monts de sable, tandis que l'echo inconnu nous jetait, a deux cents lieues de tout village francais, le battement rapide du tambour. Ce jour-la, je compris ce que c'etait que d'avoir peur; je l'ai su mieux encore une autre fois... Le commandant interrompit le conteur: --Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'etait-ce? Le voyageur repondit: --Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent par ce bruit singulier, l'attribuent generalement a l'echo grossi, multiplie, demesurement enfle par les valonnements des dunes, d'une grele de grains de sable emportes dans le vent et heurtant une touffe d'herbes seches; car on a toujours remarque que le phenomene se produit dans le voisinage de petites plantes brulees par le soleil, et dures comme du parchemin. Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voila tout. Mais je n'appris cela que plus tard. J'arrive a ma seconde emotion. C'etait l'hiver dernier, dans une foret du nord-est de la France. La nuit vint deux heures plus tot, tant le ciel etait sombre. J'avais pour guide un paysan qui marchait a mon cote, par un tout petit chemin, sous une voute de sapins dont le vent dechaine tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courir des nuages en deroute, des nuages eperdus qui semblaient fuir devant une epouvante. Parfois, sous une immense rafale, toute la foret s'inclinait dans le meme sens avec un gemissement de souffrance; et le froid m'envahissait, malgre mon pas rapide et mon lourd vetement. Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison n'etait plus eloignee de nous. J'allais la pour chasser. Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: "Triste temps!" Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le pere avait tue un braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait sombre, comme hante d'un souvenir. Ses deux fils, maries, vivaient avec lui. Les tenebres etaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoques emplissait la nuit d'une rumeur incessante. Enfin, j'apercus une lumiere, et bientot mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous repondirent. Puis, une voix d'homme, une voix etranglee, demanda: "Qui va la?" Mon guide se nomma. Nous entrames. Ce fut un inoubliable tableau. Un vieux homme a cheveux blancs, a l'oeil fou, le fusil charge dans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards, armes de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes a genoux, le visage cache contre le mur. On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de preparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement: --Voyez-vous, monsieur, j'ai tue un homme, voila deux ans cette nuit. L'autre annee, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir. Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire: --Aussi, nous ne sommes pas tranquilles. Je le rassurai comme je pus, heureux d'etre venu justement ce soir-la, et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai des histoires, et je parvins a calmer a peu pres tout le monde. Pres du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui ressemblent a des gens qu'on connait, dormait le nez dans ses pattes. Au dehors, la tempete acharnee battait la petite maison, et, par un etroit carreau, une sorte de judas place pres de la porte, je voyais soudain tout un fouillis d'arbres bouscules par le vent a la lueur de grands eclairs. Malgre mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles ecoutaient au loin. Las d'assister a ces craintes imbeciles, j'allais demander a me coucher, quand le vieux garde tout a coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en begayant d'une voix egaree: "Le voila! le voila! Je l'entends!" Les deux femmes retomberent a genoux dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi s'eveilla brusquement et, levant sa tete, tendant le cou, regardant vers le feu de son oeil presque eteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se porterent sur lui, il restait maintenant immobile, dresse sur ses pattes comme hante d'une vision, et il se remit a hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans doute, car tout son poil se herissait. Le garde, livide, cria: "Il le sent! il le sent! il etait la quand je l'ai tue." Et les femmes egarees se mirent, toutes les deux, a hurler avec le chien. Malgre moi, un grand frisson me courut entre les epaules. Cette vision de l'animal dans ce lieu, a cette heure, au milieu de ces gens eperdus, etait effrayante a voir. Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme dans l'angoisse d'un reve; et la peur, l'epouvantable peur entrait en moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'etait la peur, voila tout. Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un evenement affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleverses au moindre bruit. Et le chien se mit a tourner autour de la piece, en sentant les murs et gemissant toujours. Cette bete nous rendait fous! Alors, le paysan qui m'avait amene, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l'animal dehors. Il se tut aussitot; et nous restames plonges dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eumes une sorte de sursaut: un etre glissait contre le mur du dehors vers la foret; puis il passa contre la porte, qu'il sembla tater, d'une main hesitante; puis on n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insenses; puis il revint, frolant toujours la muraille; et il gratta legerement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tete apparut contre la vitre du judas, une tete blanche, avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif. Alors un bruit formidable eclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tire. Et aussitot les fils se precipiterent, boucherent le judas en dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet. Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, j'eus une telle angoisse du coeur, de l'ame et du corps, que je me sentis defaillir, pret a mourir de peur. Nous restames la jusqu'a l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispes dans un affolement indicible. On n'osa debarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un auvent, un mince rayon de jour. Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisee d'une balle. Il etait sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade. L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta: --Cette nuit-la pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais mieux recommencer toutes les heures ou j'ai affronte les plus terribles perils, que la seule minute du coup de fusil sur la tete barbue du judas. FARCE NORMANDE _A A. de Joinville._ La procession se deroulait dans le chemin creux ombrage par les grands arbres pousses sur les talus des fermes. Les jeunes maries venaient d'abord, puis les parents, puis les invites, puis les pauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du defile, comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir. Le marie etait un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. C'etait, avant tout, un chasseur frenetique qui perdait le bon sens a satisfaire cette passion, et depensait de l'argent gros comme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils. La mariee, Rosalie Roussel, avait ete fort courtisee par tous les partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotee; mais elle avait choisi Patu, peut-etre parce qu'il lui plaisait mieux que les autres, mais plutot encore, en Normande reflechie, parce qu'il avait plus d'ecus. Lorsqu'ils tournerent la grande barriere de la ferme maritale, quarante coups de fusil eclaterent sans qu'on vit les tireurs caches dans les fosses. A ce bruit, une grosse gaiete saisit les hommes qui gigottaient lourdement en leurs habits de fete; et Patu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu'il apercevait derriere un arbre, empoigna son arme, et lacha lui-meme un coup de feu en gambadant comme un poulain. Puis on se remit en route sous les pommiers deja lourds de fruits, a travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la noce. Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les riches, etaient coiffes de hauts chapeaux de soie luisants, qui semblaient depayses en ce lieu; les autres portaient d'anciens couvre-chefs a poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus humbles etaient couronnes de casquettes. Toutes les femmes avaient des chales laches dans le dos, et dont elles tenaient les bouts sur leurs bras avec ceremonie. Ils etaient rouges, bigarres, flamboyants, ces chales; et leur eclat semblait etonner les poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume. Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait exaspere au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi. La grande ferme paraissait attendre la-bas, au bout de la voute des pommiers. Une sorte de fumee sortait de la porte et des fenetres ouvertes, et une odeur epaisse de mangeaille s'exhalait du vaste batiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-memes. Comme un serpent, la suite des invites s'allongeait a travers la cour. Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaine, s'eparpillaient, tandis que la-bas il en entrait toujours par la barriere ouverte. Les fosses maintenant etaient garnis de gamins et de pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, eclatant de tous les cotes a la fois, melant a l'air une buee de poudre et cette odeur qui grise comme de l'absinthe. Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire tomber la poussiere, denouaient les oriflammes qui servaient de rubans a leurs chapeaux, defaisaient leurs chales et les posaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour se debarrasser definitivement de ces ornements. La table etait mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent personnes. On s'assit a deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes deboutonnes, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et dore, dans les grands verres, a cote du vin colore, du vin sombre, couleur de sang. Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les tetes. De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim nouvelle aux dents. Les fermieres, ecarlates, oppressees, les corsages tendus comme des ballons, coupees en deux par le corset, gonflees du haut et du bas, restaient a table par pudeur. Mais une d'elles, plus genee, etant sortie, toutes alors se leverent a la suite. Elles revenaient plus joyeuses, pretes a rire. Et les lourdes plaisanteries commencerent. C'etaient des bordees d'obscenites lachees a travers la table, et toutes sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vide. Depuis cent ans, les memes grivoiseries servaient aux memes occasions, et, bien que chacun les connut, elles portaient encore, faisaient partir en un rire retentissant les deux enfilees de convives. Un vieux a cheveux gris appelait: "Les voyageurs pour Mezidon en voiture". Et c'etaient des hurlements de gaiete. Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, preparaient des farces aux maries, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils trepignaient en chuchotant. L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria: --C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-la qu'tu guetteras, toi? Le marie, brusquement, se tourna: --Qu'i z'y viennent, les braconniers! Mais l'autre se mit a rire: --Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ca! Toute la tablee fut secouee par la joie. Le sol en trembla, les verres vibrerent. Mais le marie, a l'idee qu'on pouvait profiter de sa noce pour braconner chez lui, devint furieux: --J'te dis qu'ca: qu'i z'y viennent! Alors ce fut une pluie de polissonneries a double sens qui faisaient un peu rougir la mariee, toute fremissante d'attente. Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher; et les jeunes epoux entrerent en leur chambre, situee au rez-de-chaussee, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenetre et fermerent l'auvent. Une petite lampe de mauvais gout, cadeau du pere de la femme, brulait sur la commode; et le lit etait pret a recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point a son premier embrassement tout le ceremonial des bourgeois dans les villes. Deja la jeune femme avait enleve sa coiffure et sa robe, et elle demeurait en jupon, delacant ses bottines, tandis que Jean achevait un cigare, en regardant de coin sa compagne. Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la desirait plutot qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre a l'ouvrage, il enleva son habit. Elle avait defait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: "Va te cacher la-bas, derriere les rideaux, que j' me mette au lit". Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se dissimula, sauf la tete. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils jouaient d'une facon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans gene. Pour finir il ceda; alors, en une seconde, elle denoua son dernier jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts chanterent sous son poids. Aussitot il arriva, dechausse lui-meme, en pantalon, et il se courbait vers sa femme, cherchant ses levres qu'elle cachait dans l'oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des Rapees, lui sembla-t-il. Il se redressa inquiet, le coeur crispe, et, courant a la fenetre, il decrocha l'auvent. La pleine lune baignait la cour d'une lumiere jaune. L'ombre des pommiers faisait des taches sombres a leur pied; et, au loin, la campagne, couverte de moissons mures, luisait. Comme Jean s'etait penche au dehors, epiant toutes les rumeurs de la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le tirant en arriere, murmura: "Laisse donc, qu'est-ce que ca fait, viens-t'en." Il se retourna, la saisit, l'etreignit, la palpant sous la toile legere; et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche. Au moment ou il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une nouvelle detonation, plus proche celle-la, retentit. Alors Jean, secoue d'une colere tumultueuse, jura: "Non de D...! ils croient que je ne sortirai pas a cause de toi?... Attends, attends!" Il se chaussa, decrocha son fusil toujours pendu a portee de sa main, et, comme sa femme se trainait a ses genoux et le suppliait, eperdue, il se degagea vivement, courut a la fenetre et sauta dans la cour. Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra pas. Alors elle perdit la tete, appela, raconta la fureur de Jean et sa course apres les braconniers. Aussitot les valets, les charretiers, les gars partirent a la recherche du maitre. On le retrouva a deux lieues de la ferme, ficele des pieds a la tete, a moitie mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte a l'envers, avec trois lievres trepasses autour du cou et une pancarte sur la poitrine: "Qui va a la chasse, perd sa place." Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'epousailles, il ajoutait: "Oh! pour une farce! c'etait une bonne farce. Ils m'ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont cache la tete dans un sac. Mais si je les tate un jour, gare a eux!" * * * * * Et voila comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand. LES SABOTS _A Leon Fontaine._ Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout des cierges... "Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour communiquer familierement avec tout son monde. Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches." Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere, ou bien je previendrai le garde champetre.--M. Cesaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est la grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du Saint-Esprit." Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. * * * * * Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p'tetre bon, c'te place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas, qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'tetre ben d'y envoyer Adelaide." La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une odeur de choux, elle reflechit. L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin." La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: "T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera." La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois commencerent a manger. Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire..." Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete d'un vieux veuf mal avec sa famille. La mere avait cesse de manger pour ecouter, et elle demeurait, la fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette. Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. Des que le repas fut termine, la mere lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du faire-valoir, pour vivre de ses rentes. Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour chaud, malgre son age. Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos, enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui aime ca, mais qui ne se la foule plus. On disait de lui: "C'est un pere Bon-Temps, qui n'est pas bien leve tous les jours." Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se renversant, il demanda: --Qu'est-ce que vous desirez? La mere prit la parole: --C'est not' fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu c'qu'a dit cu matin monsieur le cure." Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: "Quel age qu'elle a, c'te grande bique-la?" "--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont." "--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends d'main, pour faire ma soupe du matin." Et il congedia les deux femmes. Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, monsieur Omont la hela. "--Adelaide!" Elle accourut. "Me v'la, not' maitre." Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil trouble, il declara: "Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons point nos sabots. --Oui, not' maitre. --Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ca, tout sera pour te comme pour me. C'est convenu? --Oui, not' maitre. --Allons, c'est bien, va a ton ouvrage. Et elle alla reprendre sa besogne. A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M. Omont. "--C'est servi, not' maitre." Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: "--Adelaide!" Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. "Eh bien, nom de D... et te, ousqu'est ta place?" "--Mais... not' maitre..." Il hurlait: "J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett' la ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et ton verre." Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: "Me v'la, not' maitre." Et elle s'assit en face de lui. Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot. De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes. En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui; alors, repris de colere, il grogna: --Eh bien, et pour te? --J'n'en prends point, not' maitre. --Pourquoi que tu n'en prends point? --Parce que je l'aime point. Alors il eclata de nouveau: "J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom de D... Si tu n'veux pas t'mett'a en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ca." Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul. Et M. Omont la congedia. "Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille." Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos; puis il l'envoya se mettre au lit. "--Va te coucher, je monterai tout a l'heure." Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa priere, se devetit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, effaree. Un cri furieux faisait trembler la maison. --Adelaide? Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier: "--Me v'la, not' maitre." --Ousque t'es? --Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre. Alors il vocifera: "Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D..." Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle: "--Me v'la, not' maitre!" Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la prit par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa dans sa chambre en grognant: "--Plus vite que ca, donc, nom de D...!" Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: "--Me v'la, me v'la, not' maitre." * * * * * Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son pere l'examina curieusement, puis demanda: --T'es-ti point grosse? Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: "Mais non, je n' crois point." Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: --Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots? --Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l'sautres. --Mais alors t'es pleine, grande futaille. Elle se mit a sangloter, balbutiant: "J'savais ti, me? J'savais ti, me?" Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il demanda: --Queque tu ne savais point? Elle prononca, a travers ses pleurs: "J'savais ti, me, que ca se faisait comme ca, d's'efants!" Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: "La v'la grosse, a c't'heure." Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee". Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara: "All' est tout d' meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait point c'qu'all' faisait, c'te niente. Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M. Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain. LA REMPAILLEUSE _A Leon Hennique._ C'etait a la fin du diner d'ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le medecin du pays etaient assis autour de la grande table illuminee, couverte de fruits et de fleurs. On vint a parler d'amour, et une grande discussion s'eleva, l'eternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un amour serieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aime souvent, avec violence. Les hommes, en general, pretendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le meme etre, et le frapper a le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette maniere de voir ne fut pas contestable, les femmes, dont l'opinion s'appuyait sur la poesie bien plus que sur l'observation, affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu'une fois sur un mortel, qu'il etait semblable a la foudre, cet amour, et qu'un coeur touche par lui demeurait ensuite tellement vide, ravage, incendie, qu'aucun autre sentiment puissant, meme aucun reve, n'y pouvait germer de nouveau. Le marquis ayant aime beaucoup, combattait vivement cette croyance: --Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son ame. Vous me citez des gens qui se sont tues par amour, comme preuve de l'impossibilite d'une seconde passion. Je vous repondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette betise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient gueris; et ils auraient recommence, et toujours, jusqu'a leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aime aimera. C'est une affaire de temperament, cela. On prit pour arbitre le docteur, vieux medecin parisien retire aux champs, et on le pria de donner son avis. Justement il n'en avait pas: --Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de temperament; quant a moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, sans un jour de repit, et qui ne se termina que par la mort. La marquise battit des mains. --Est-ce beau cela! Et quel reve d'etre aime ainsi! Quel bonheur de vivre cinquante-cinq ans tout enveloppe de cette affection acharnee et penetrante! Comme il a du etre heureux, et benir la vie, celui qu'on adora de la sorte! Le medecin sourit: --En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'etre aime fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant a elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au chateau. Mais je vais me faire mieux comprendre. L'enthousiasme des femmes etait tombe; et leur visage degoute disait: "Pouah!" comme si l'amour n'eut du frapper que des etres fins et distingues, seuls dignes de l'interet des gens comme il faut. * * * * * Le medecin reprit: --J'ai ete appele, il y a trois mois, aupres de cette vieille femme, a son lit de mort. Elle etait arrivee la veille, dans la voiture qui lui servait de maison, trainee par la rosse que vous avez vue, et accompagnee de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le cure etait deja la. Elle nous fit ses executeurs testamentaires, et, pour nous devoiler le sens de ses volontes dernieres, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant. Son pere etait rempailleur et sa mere rempailleuse. Elle n'a jamais eu de logis plante en terre. Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On s'arretait a l'entree des villages, le long des fosses; on detelait la voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le pere et la mere rafistolaient, a l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sieges de la commune. On ne parlait guere, dans cette demeure ambulante. Apres les quelques mots necessaires pour decider qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu: "Remmm-pailleur de chaises!" on se mettait a tortiller la paille, face a face ou cote a cote. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du village, la voix colere du pere la rappelait: "Veux-tu bien revenir ici, crapule!" C'etaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait. Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la recolte des fonds de siege avaries. Alors elle ebaucha quelques connaissances de place en place avec les gamins; mais c'etaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: "Veux-tu bien venir ici, polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!..." Souvent les petits gars lui jetaient des pierres. Des dames lui ayant donne quelques sous, elle les garda soigneusement. * * * * * Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle rencontra derriere le cimetiere le petit Chouquet qui pleurait parce qu'un camarade lui avait vole deux liards. Ces larmes d'un petit bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frele caboche de desheritee, etre toujours contents et joyeux, la bouleverserent. Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses economies, sept sous, qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considerait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussee ni battue, elle recommenca; elle l'embrassa a pleins bras, a plein coeur. Puis elle se sauva. Que se passa-t-il dans cette miserable tete? S'est-elle attachee a ce mioche parce qu'elle lui avait sacrifie sa fortune de vagabonde, ou parce qu'elle lui avait donne son premier baiser tendre? Le mystere est le meme pour les petits que pour les grands. Pendant des mois, elle reva de ce coin de cimetiere et de ce gamin. Dans l'esperance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou par-ci, un sou par-la, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle allait acheter. Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derriere les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un tenia. Elle ne l'en aima que davantage, seduite, emue, extasiee par cette gloire de l'eau coloree, cette apotheose des cristaux luisants. Elle garda en elle son souvenir ineffacable, et, quand elle le rencontra, l'an suivant, derriere l'ecole, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa avec tant de violence qu'il se mit a hurler de peur. Alors, pour l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai tresor, qu'il regardait avec des yeux agrandis. Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut. Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses reserves, qu'il empochait avec conscience en echange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'annee avait ete mauvaise) et la derniere fois, cinq francs, une grosse piece ronde, qui le fit rire d'un rire content. Elle ne pensait plus qu'a lui; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui faisait bondir le coeur de la fillette. Puis il disparut. On l'avait mis au college. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itineraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y reussit, mais apres un an de ruses. Elle etait donc restee deux ans sans le revoir; et elle le reconnut a peine, tant il etait change, grandi, embelli, imposant dans sa tunique a boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa fierement pres d'elle. Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans fin. Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il daignat meme tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait eperdument. Elle me dit: "C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, monsieur le medecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement." Ses parents moururent. Elle continua leur metier, mais elle prit deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas ose braver. Un jour, en rentrant dans ce village ou son coeur etait reste, elle apercut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aime. C'etait sa femme. Il etait marie. Le soir meme, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attarde la repecha, et la porta a la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraitre la reconnaitre, la deshabilla, la frictionna, puis il lui dit d'une voix dure: "Mais vous etes folle! Il ne faut pas etre bete comme ca! Cela suffit pour la guerir. Il lui avait parle! Elle etait heureuse pour longtemps. Il ne voulut rien recevoir en remuneration de ses soins, bien qu'elle insistat vivement pour le payer. Et toute sa vie s'ecoula ainsi. Elle rempaillait en songeant a Chouquet. Tous les ans, elle l'apercevait derriere ses vitraux. Elle prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus medicaments. De la sorte elle le voyait de pres, et lui parlait, et lui donnait encore de l'argent. Comme je vous l'ai dit en commencant, elle est morte ce printemps. Apres m'avoir raconte toute cette triste histoire, elle me pria de remettre a celui qu'elle avait si patiemment aime toutes les economies de son existence, car elle n'avait travaille que pour lui, disait-elle, jeunant meme pour mettre de cote, et etre sure qu'il penserait a elle, au moins une fois, quand elle serait morte. Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai a M. le cure les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir. Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de dejeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits. On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je commencai mon discours d'une voix emue, persuade qu'ils allaient pleurer. Des qu'il eut compris qu'il avait ete aime de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si elle lui avait vole sa reputation, l'estime des honnetes gens, son honneur intime, quelque chose de delicat qui lui etait plus cher que la vie. Sa femme, aussi exasperee que lui, repetait: "Cette gueuse! cette gueuse! cette gueuse!..." Sans pouvoir trouver autre chose. Il s'etait leve; il marchait a grands pas derriere la table, le bonnet grec chavire sur une oreille. Il balbutiait: "Comprend-on ca, docteur? Voila de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arreter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en reponds!" Je demeurais stupefait du resultat de ma demarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j'avais a completer ma mission. Je repris: "Elle m'a charge de vous remettre ses economies, qui montent a deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous etre fort desagreable, le mieux serait peut-etre de donner cet argent aux pauvres." Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement. Je tirai l'argent de ma poche, du miserable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l'or et des sous meles. Puis je demandai: "Que decidez-vous?" Mme Chouquet parla la premiere: "Mais, puisque c'etait sa derniere volonte, a cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser." Le mari, vaguement confus, reprit: "Nous pourrions toujours acheter avec ca quelque chose pour nos enfants." Je dis d'un air sec: "Comme vous voudrez." Il reprit: "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a charge; nous trouverons bien moyen de l'employer a quelque bonne oeuvre." Je remis l'argent, je saluai, et je partis. * * * * * Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: "Mais elle a laisse ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faites, de cette voiture? "--Rien, prenez-la si vous voulez. "--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager." Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laisse aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous?" Il s'arreta, surpris: "Ah! non, par exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le medecin et le pharmacien soient ennemis. J'ai garde les chiens chez moi. Le cure, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane a Chouquet; et il a achete cinq obligations de chemin de fer avec l'argent. Voila le seul amour profond que j'aie rencontre, dans ma vie." Le medecin se tut. Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira: "Decidement, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!" EN MER _A Henry Ceara._ On lisait dernierement dans les journaux les lignes suivantes: "BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous ecrit: "Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre population maritime deja si eprouvee depuis deux annees. Le bateau de peche commande par le patron Javel, entrant dans le port, a ete jete a l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetee. "Malgre les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyees au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont peri. "Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres." Quel est ce patron Javel? Est-il le frere du manchot? Si le pauvre homme roule par la vague, et mort peut-etre sous les debris de son bateau mis en pieces, est celui auquel je pense, il avait assiste, voici dix-huit ans maintenant, a un autre drame, terrible et simple comme sont toujours ces drames formidables des flots. * * * * * Javel aine etait alors patron d'un chalutier. Le chalutier est le bateau de peche par excellence. Solide a ne craindre aucun temps, le ventre rond, roule sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours dehors, toujours fouette par les vents durs et sales de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflee, trainant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Ocean, et detache et cueille toutes les betes endormies dans les roches, les poissons plats colles au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, les homards aux moustaches pointues. Quand la brise est fraiche et la vague courte, le bateau se met a pecher. Son filet est fixe tout le long d'une grande tige de bois garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux cables glissant sur deux rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, derivant sous le vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et devaste le sol de la mer. Javel avait a son bord son frere cadet, quatre hommes et un mousse. Il etait sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut. Or, bientot le vent s'eleva, et une bourrasque survenant forca le chalutier a fuir. Il gagna les cotes d'Angleterre; mais la mer demontee battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible l'entree des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les cotes de France. La tempete continuait a faire infranchissables les jetees, enveloppant d'ecume, de bruit et de danger tous les abords des refuges. Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotte, secoue, ruisselant, soufflete par des paquets d'eau, mais gaillard, malgre tout, accoutume a ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un ou l'autre. Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, bien que la vague fut encore forte, le patron commanda de jeter le chalut. Donc le grand engin de peche fut passe par-dessus bord, et deux hommes a l'avant, deux hommes a l'arriere, commencerent a filer sur les rouleaux les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait a l'avant et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi entre la corde un instant detendue par la secousse et le bois ou elle glissait. Il fit un effort desespere, tachant de l'autre main de soulever l'amarre, mais le chalut trainait deja et le cable roidi ne ceda point. L'homme crispe par la douleur appela. Tous accoururent. Son frere quitta la barre. Ils se jeterent sur la corde, s'efforcant de degager le membre qu'elle broyait. Ce fut en vain. "Faut couper", dit un matelot, et il tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le bras de Javel cadet. Mais couper, c'etait perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait a Javel aine, qui tenait a son avoir. Il cria, le coeur torture: "Non, coupe pas, attends, je vas lofer." Et il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous. Le bateau n'obeit qu'a peine, paralyse par ce filet qui immobilisait son impulsion, et entraine d'ailleurs par la force de la derive et du vent. Javel cadet s'etait laisse tomber sur les genoux, les dents serrees, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son frere revint, craignant toujours le couteau d'un marin: "Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l'ancre." L'ancre fut mouillee, toute la chaine filee, puis on se mit a virer au cabestan pour detendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, et on degagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantee. Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait a flots qu'on eut dit pousses par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et murmura: "Foutu". Puis, comme l'hemorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des matelots cria: "Il va se vider, faut nouer la veine." Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnee, et, enlacant le membre au-dessus de la blessure, ils serrerent de toute leur force. Les jets de sang s'arretaient peu a peu; ils finirent par cesser tout a fait. * * * * * Javel cadet se leva, son bras pendait a son cote. Il le prit de l'autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout etait rompu, les os casses; les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considerait d'un oeil morne, reflechissant. Puis il s'assit sur une voile pliee, et les camarades lui conseillerent de mouiller sans cesse la blessure pour empecher le mal noir. On mit un seau aupres de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler dessus un petit filet d'eau claire. --Tu serais mieux en bas, lui dit son frere. Il descendit, mais au bout d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il preferait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommenca a bassiner son bras. La peche etait bonne. Les larges poissons a ventre blanc gisaient a cote de lui, secoues par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser d'arroser ses chairs ecrasees. * * * * * Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se dechaina; et le petit bateau recommenca sa course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste blesse. La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'a l'aurore. Au soleil levant on apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer etait moins dure, on repartit pour la France en louvoyant. Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus a lui. Les matelots regardaient, disant leur avis. "--Ca pourrait bien etre le Noir", pensait l'un. "--Faudrait de l'eau salee la-dessus", declarait un autre. On apporta donc de l'eau salee et on en versa sur le mal. Le blesse devint livide, grinca des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas. Puis, quand la brulure se fut calmee: "Donne-moi ton couteau", dit-il a son frere. Le frere tendit son couteau. "Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus." On fit ce qu'il demandait. Alors il se mit a couper lui-meme. Il coupait doucement, avec reflexion, tranchant les derniers tendons avec cette lame aigue, comme un fil de rasoir; et bientot il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond soupir et declara. "Fallait ca. J'etais foutu". Il semblait soulage et respirait avec force. Il recommenca a verser de l'eau sur le troncon de membre qui lui restait. La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir. Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras detache et l'examina longuement. La putrefaction se declarait. Les camarades vinrent aussi l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tataient, le retournaient, le flairaient. Son frere dit: "Faut jeter ca a la mer a c't'heure." Mais Javel cadet se facha: "Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point. C'est a moi, pas vrai, pisque c'est mon bras." Il le reprit et le posa entre ses jambes. "--Il va pas moins pourrir", dit l'aine. Alors une idee vint au blesse. Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on l'empilait en des barils de sel. Il demanda: "J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure. "Ca, c'est vrai", declarerent les autres. Alors on vida un des barils, plein deja de la peche des jours derniers; et, tout au fond, on deposa le bras. On versa du sel dessus, puis on replaca, un a un, les poissons. Un des matelots fit cette plaisanterie: "Pourvu que je l'vendions point a la criee." Et tout le monde rit, hormis les deux Javel. Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne jusqu'au lendemain dix heures. Le blesse continuait sans cesse a jeter de l'eau sur sa plaie. De temps en temps il se levait et marchait d'un bout a l'autre du bateau. Son frere, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tete. On finit par rentrer au port. Le medecin examina la blessure et la declara en bonne voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le baril qu'il avait marque d'une croix. On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserve dans la saumure, ride, rafraichi. Il l'enveloppa dans une serviette emportee a cette intention, et rentra chez lui. Sa femme et ses enfants examinerent longuement ce debris du pere, tatant les doigts, enlevant les brins de sel restes sous les ongles; puis on fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil. Le lendemain l'equipage complet du chalutier suivit l'enterrement du bras detache. Les deux freres, cote a cote, conduisaient le deuil. Le sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle. Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas a son auditeur: "Si le frere avait voulu couper le chalut, j'aurais encore mon bras, pour sur. Mais il etait regardant a son bien." UN NORMAND _A Paul Alexis._ Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumieges. La legere voiture filait, traversant les prairies; puis le cheval se mit au pas pour monter la cote de Canteleu. C'est la un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derriere nous Rouen, la ville aux eglises, aux clochers gothiques, travailles comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminees fumantes sur le grand ciel vis-a-vis des mille clochetons sacres de la vieille cite. Ici la fleche de la cathedrale, le plus haut sommet des monuments humains; et la-bas, la "Pompe a feu" de la "Foudre", sa rivale presque aussi demesuree, et qui passe d'un metre la plus geante des pyramides d'Egypte. Devant nous la Seine se deroulait, ondulante, semee d'iles, bordee a droite de blanches falaises que couronnait une foret, a gauche de prairies immenses qu'une autre foret limitait, la-bas, tout la-bas. De place en place, des grands navires a l'ancre le long des berges du large fleuve. Trois enormes vapeurs s'en allaient, a la queue leu-leu, vers le Havre; et un chapelet de batiments, forme d'un trois-mats, de deux goelettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traine par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumee noire. Mon compagnon, ne dans le pays, ne regardait meme point ce surprenant paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-meme. Tout a coup, il eclata: "Ah! vous allez voir quelque chose de drole: la chapelle au pere Mathieu. Ca, c'est du nanan, mon bon." Je le regardai d'un oeil etonne. Il reprit: --Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le pere Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais vous donner d'abord quelques mots d'explication. Le pere Mathieu, qu'on appelle aussi le pere "La Boisson", est un ancien sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat a la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grace a des protections multiples et a des habiletes invraisemblables, gardien d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protegee par la Vierge et frequentee principalement par les filles enceintes. Il a baptise sa statue merveilleuse: "Notre-Dame du Gros-Ventre", et il la traite avec une certaine familiarite goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a compose lui-meme et fait imprimer une piece speciale pour sa BONNE VIERGE. Cette priere est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, d'esprit normand ou la raillerie se mele a la peur du SAINT, a la peur superstitieuse de l'influence secrete de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup a sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il la menage, par politique. * * * * * Voici le debut de cette etonnante oraison: "Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des filles-meres en ce pays et par toute la terre, protegez votre servante qui a faute dans un moment d'oubli." ......................................... Cette supplique se termine ainsi: "Ne m'oubliez pas surtout aupres de votre saint Epoux et intercedez aupres de Dieu le Pere, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au votre." Cette priere, interdite par le clerge de la contree, est vendue par lui sous le manteau, et elle passe pour salutaire a celles qui la recitent avec onction. En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maitre le valet de chambre d'un prince redoute, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, apres boire. Mais vous verrez par vous-meme. Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point suffisants, il a annexe a la Vierge principale un petit commerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la chapelle, il les a emmagasines au bucher, d'ou il les sort sitot qu'un fidele les demande. Il a faconne lui-meme ces statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert a pleine couleur, une annee qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les Saints guerissent les maladies; mais chacun a sa specialite; et il ne faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins. Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter Mathieu. --Pour les maux d'oreilles, que saint qu'est l'meilleur? --Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas mauvais. Ce n'est pas tout. Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris regulierement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le degre exact de son ivresse. C'est la sa principale occupation; la chapelle ne vient qu'apres. Et il a invente, ecoutez bien et cramponnez-vous, il a invente le saoulometre. L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi precises que celles d'un mathematicien. Vous l'entendez dire sans cesse:--"D'puis lundi, j'ai passe quarante-cinq." Ou bien:--"J'etais entre cinquante-deux et cinquante-huit." Ou bien:--"J'en avais bien soixante-six a soixante-dix." Ou bien:--"Cre coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'la que j'm'apercois qu'j'etais dans les soixante-quinze!" Jamais il ne se trompe. Il affirme n'avoir pas atteint le metre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'etre precises quand il a passe quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument a son affirmation. Quand Mathieu reconnait avoir passe quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il etait cranement gris. Dans ces occasions-la, sa femme, Melie, une autre merveille, se met en des coleres folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle:--"Te voila, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!" Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton severe:--"Tais-toi, Melie, c'est pas le moment de causer. Attends a d'main." Si elle continue a vociferer, il s'approche et, la voix tremblante:--"Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!" Alors, Melie bat en retraite. Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et repond:--"Allons, allons! assez cause; c'est passe. Tant qu'jaurai pas atteint le metre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le metre, j'te permets de m'corriger, ma parole!" * * * * * Nous avions gagne le sommet de la cote. La route s'enfoncait dans l'admirable foret de Roumare. L'automne, l'automne merveilleux, melait son or et sa pourpre aux dernieres verdures restees vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coule du ciel dans l'epaisseur des bois. On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumieges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonca dans le taillis. Et bientot, du sommet d'une grande cote nous decouvrions de nouveau la magnifique vallee de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant a nos pieds. Sur la droite, un tout petit batiment couvert d'ardoises et surmonte d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison aux persiennes vertes, toute vetue de chevrefeuilles et de rosiers. Une grosse voix cria: "V'la des amis!" Et Mathieu parut sur le seuil. C'etait un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de longues moustaches blanches. Mon compagnon lui serra la main, me presenta, et Mathieu nous fit entrer dans une fraiche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait: "Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingue. J'aime bien a n'point m'eloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ca tient compagnie." Puis, se tournant vers mon ami: "Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'apres-midi." Et, courant a la porte, il poussa un effroyable beuglement: "Melie-e-e!" qui dut faire lever la tete aux matelots des navires qui descendaient ou remontaient le fleuve, la-bas, tout au fond de la creuse vallee. Melie ne repondit point. Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice. --"A n'est pas contente apres moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis trouve dans les quatre-vingt-dix." Mon voisin se mit a rire:--"Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment avez-vous fait?" Mathieu repondit: --"J'vas vous dire. J'n'ai trouve, l'an dernier, qu'vingt rasieres d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a qu'ca. Donc j'en fis une piece qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; j'nous mettons a boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier (on en boirait jusqu'a d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens une fraicheur dans l'estomac. J'dis a Polyte: "Si on buvait un verre de fine pour se rechauffer!" Y consent. Mais c'te fine, ca vous met l'feu dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'la que d'fraicheur en chaleur et d'chaleur en fraicheur, j'mapercois que j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte etait pas loin du metre." La porte s'ouvrit. Melie parut, et tout de suite, avant de nous avoir dit bonjour: "... Cres cochons, vous aviez bien l'metre tous les deux." Alors Mathieu se facha:--"Dis pas ca, Melie, dis pas ca; j'ai jamais ete au metre." On nous fit un dejeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, a cote de la petite chapelle de "Notre-Dame du Gros-Ventre" et en face de l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie melee de credulites inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles. Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucre, frais et grisant qu'il preferait a tous les liquides et nous fumions nos pipes, a cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se presenterent. Elles etaient vieilles, seches, courbees. Apres avoir salue, elles demanderent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et repondit: --J'vas vous donner ca. Et il disparut dans son bucher. Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternee. Il levait les bras: --J'sais pas ous qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sur que je l'avais. Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: "Melie-e-e!" Du fond de la cour sa femme repondit: --"Que qu'y a?" --"Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bucher." Alors, Melie jeta cette explication: --"C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou d'la cabine a lapins?" Mathieu tressaillit:--"Nom d'un tonnerre, ca s'peut bien!" Alors il dit aux femmes:--"Suivez-moi." Elles suivirent. Nous en fimes autant, malades de rires etouffes. En effet, saint Blanc, pique en terre comme un simple pieu, macule de boue et d'ordures, servait d'angle a la cabine a lapins. Des qu'elles l'apercurent, les deux bonnes femmes tomberent a genoux, se signerent et se mirent a murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se precipita: "Attendez, vous v'la dans la crotte; j'vas vous donner une botte de paille." Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, considerant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discredit pour son commerce, il ajouta: --"J'vas vous l'debrouiller un brin." Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit a laver vigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours. Puis, quand il eut fini, il ajouta:--"Maintenant il n'y a plus d'mal." Et il nous ramena boire un coup. Comme il portait le verre a sa bouche, il s'arreta, et, d'un air un peu confus:--"C'est egal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait plus. Mais les saints, voyez-vous, ca n'passe jamais." Il but et reprit. --"Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller a moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas a trente-huit." LE TESTAMENT _A Paul Hervieu._ Je connaissais ce grand garcon qui s'appelait Rene de Bourneval. Il etait de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de tout, fort sceptique, d'un scepticisme precis et mordant, habile surtout a desarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il repetait souvent: "Il n'y a pas d'hommes honnetes; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules." Il avait deux freres qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le croyais d'un autre lit, vu leurs noms differents. On m'avait dit a plusieurs reprises qu'une histoire etrange s'etait passee en cette famille, mais sans donner aucun detail. Cet homme me plaisant tout a fait, nous fumes bientot lies. Un soir, comme j'avais dine chez lui en tete-a-tete, je lui demandai par hasard: "Etes-vous ne du premier ou du second mariage de madame votre mere?" Je le vis palir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrasse. Puis il sourit d'une facon melancolique et douce qui lui etait particuliere, et il dit: "Mon cher ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des details bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc pas que votre amitie en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne tiendrais plus alors a vous avoir pour ami." Ma mere, Mme de Courcils, etait une pauvre petite femme timide, que son mari avait epousee pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'ame aimante, craintive, delicate, elle fut rudoyee sans repit par celui qui aurait du etre mon pere, un de ces rustres qu'on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pour maitresses les femmes et les filles de ses fermiers; ce qui ne l'empecha point d'avoir deux enfants de sa femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mere ne disait rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacee, disparue, fremissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours mobiles, des yeux d'etre effare que la peur ne quitte pas. Elle etait jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond timide; comme si ses cheveux avaient ete un peu decolores par ses craintes incessantes. Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au chateau se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redoute, tendre et violent, capable des resolutions les plus energiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C'etait un grand gaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arriere-grand'mere avait ete une amie de J.-J. Rousseau, et on eut dit qu'il avait herite quelque chose de cette liaison d'une ancetre. Il savait par coeur le _Contrat social_, la _Nouvelle Heloise_ et tous ces livres philosophants qui ont prepare de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos prejuges, de nos lois surannees, de notre morale imbecile. Il aima ma mere, parait-il, et en fut aime. Cette liaison demeura tellement secrete, que personne ne la soupconna. La pauvre femme, delaissee et triste, dut s'attacher a lui d'une facon desesperee, et prendre dans son commerce toutes ses manieres de penser, des theories de libre sentiment, des audaces d'amour independant; mais, comme elle etait si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoule, condense, presse en son coeur qui ne s'ouvrit jamais. Mes deux freres etaient durs pour elle, comme leur pere, ne la caressaient point, et, habitues a ne la voir compter pour rien dans la maison, la traitaient un peu comme une bonne. Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima. Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous compreniez ce qui va suivre, que son mari etait dote d'un conseil judiciaire, qu'une separation de biens avait ete prononcee au profit de ma mere, qui avait conserve, grace aux artifices de la loi et au devouement intelligent d'un notaire, le droit de tester a sa guise. Nous fumes donc prevenus qu'un testament existait chez ce notaire, et invites a assister a la lecture. Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scene grandiose, dramatique, burlesque, surprenante, amenee par la revolte posthume de cette morte, par ce cri de liberte, cette revendication du fond de la tombe de cette martyre ecrasee par nos moeurs durant sa vie, et qui jetait, de son cercueil clos, un appel desespere vers l'independance. Celui qui se croyait mon pere, un gros homme sanguin eveillant l'idee d'un boucher, et mes freres, deux forts garcons de vingt et de vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sieges. M. de Bourneval, invite a se presenter, entra et se placa derriere moi. Il etait serre dans sa redingote, fort pale, et il mordillait souvent sa moustache, un peu grise a present. Il s'attendait sans doute a ce qui allait se passer. Le notaire ferma la porte a double tour et commenca la lecture, apres avoir decachete devant nous l'enveloppe scellee a la cire rouge et dont il ignorait le contenu. * * * * * Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son secretaire un vieux papier, le deplia, le baisa longuement, et il reprit. Voici le testament de ma bien-aimee mere: "Je soussignee Anne-Catherine-Genevieve-Mathilde de Croixluce, epouse legitime de Jean-Leopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et d'esprit, exprime ici mes dernieres volontes. Je demande pardon a Dieu d'abord, et ensuite a mon cher fils Rene, de l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai ete epousee par calcul, puis meprisee, meconnue, opprimee, trompee sans cesse par mon mari. Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien. Mes fils aines ne m'ont point aimee, ne m'ont point gatee, m'ont a peine traitee comme une mere. J'ai ete pour eux, durant ma vie, ce que je devais etre; je ne leur dois plus rien apres ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans l'affection constante, sacree, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu'un etranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'etre indifferent pour sa mere. J'ai toujours tremble devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, les prejuges infames. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire ma pensee, avouer et signer le secret de mon coeur. Donc, je laisse en depot toute la partie de ma fortune dont la loi me permet de disposer a mon amant bien-aime Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite a notre cher fils Rene. * * * * * (Cette volonte est formulee en outre, d'une facon plus precise, dans un acte notarie). * * * * * Et, devant le Juge supreme qui m'entend je declare que j'aurais maudit le ciel et l'existence si je n'avais rencontre l'affection profonde, devouee, tendre, inebranlable de mon amant, si je n'avais compris dans ses bras que le Createur a fait les etres pour s'aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume. Mes deux fils aines ont pour pere M. de Courcils, Rene seul doit la vie a M. de Bourneval. Je prie le Maitre des hommes et de leurs destinees de placer au-dessus des prejuges sociaux le pere et le fils, de les faire s'aimer jusqu'a leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil. Tels sont ma derniere pensee et mon dernier desir. "MATHILDE DE CROIXLUCE." * * * * * M. de Courcils s'etait leve; il cria: "C'est la le testament d'une folle!" Alors M. de Bourneval fit un pas et declara d'une voix forte, d'une voix tranchante: "Moi, Simon de Bourneval, je declare que cet ecrit ne renferme que la stricte verite. Je suis pret a le prouver meme par les lettres que j'ai." Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se colleter. Ils etaient la, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, fremissants. Le mari de ma mere articula en begayant: "Vous etes un miserable!" L'autre prononca du meme ton vigoureux et sec: "Nous nous retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais deja soufflete et provoque depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout a la tranquillite, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait souffrir." Puis il se tourna vers moi: "Vous etes mon fils. Voulez-vous me suivre? Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez bien m'accompagner." Je lui serrai la main sans repondre. Et nous sommes sortis ensemble. J'etais, certes, aux trois quarts fou. Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes freres, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cede et ils ont accepte la moitie de la fortune laissee par ma mere. J'ai pris le nom de mon pere veritable, renoncant a celui que la loi me donnait et qui n'etait pas le mien. M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore console. * * * * * Il se leva, fit quelques pas, et, se placant en face de moi: "Eh bien, je dis que le testament de ma mere est une des choses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. N'est-ce pas votre avis?" Je lui tendis les deux mains: "Oui, certainement, mon ami." AUX CHAMPS _A Octave Mirbeau._ Les deux chaumieres etaient cote a cote, au pied d'une colline, proches d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre infeconde pour elever tous leurs petits. Chaque menage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aines avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'etaient produites a peu pres simultanement dans l'une et l'autre maison. Les deux meres distinguaient a peine leurs produits dans le tas; et les deux peres confondaient tout a fait. Les huit noms dansaient dans leur tete, se melaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au veritable. La premiere des deux demeures, en venant de la station d'eaux de Rolleport, etait occupee par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garcon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garcons. Tout cela vivait peniblement de soupe, de pommes de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis a midi, puis a six heures, le soir, les menageres reunissaient leurs mioches pour donner la patee, comme des gardeurs d'oies assemblent leurs betes. Les enfants etaient assis, par rang d'age, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. Le dernier moutard avait a peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau ou avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et toute la ligne mangeait jusqu'a plus faim. La mere empatait elle-meme le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, etait une fete pour tous; et le pere, ce jour-la, s'attardait au repas en repetant: "Je m'y ferais bien tous les jours." Par un apres-midi du mois d'aout, une legere voiture s'arreta brusquement devant les deux chaumieres, et une jeune femme, qui conduisait elle-meme, dit au monsieur assis a cote d'elle: --Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ca, a grouiller dans la poussiere! L'homme ne repondit rien, accoutume a ces admirations qui etaient une douleur et presque un reproche pour lui. La jeune femme reprit: --Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un, celui-la, le tout petit. Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnement sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frises et pommades de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se debarrasser des caresses ennuyeuses. Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s'assit elle-meme par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gateaux, donna des bonbons a tous les autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frele voiture. Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous. Elle s'appelait Mme Henri d'Hubieres. Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arreter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle penetra dans la demeure des paysans. Ils etaient la, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se redresserent tout surpris, donnerent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d'une voix entrecoupee, tremblante, commenca: --Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garcon... Les campagnards, stupefaits et sans idee, ne repondirent pas. Elle reprit haleine et continua. --Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le garderions... voulez-vous? La paysanne commencait a comprendre. Elle demanda: --Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sur. Alors M. d'Hubieres intervint: --Ma femme s'est mal expliquee. Nous voulons l'adopter, mais il reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte a le croire, il sera notre heritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait egalement avec eux. Mais, s'il ne repondait pas a nos soins, nous lui donnerions, a sa majorite, une somme de vingt mille francs, qui sera immediatement deposee en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pense a vous, on vous servira jusqu'a votre mort une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris? La fermiere s'etait levee, toute furieuse. --Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des choses qu'on d'mande a une mere, ca! Ah! mais non! Ce s'rait une abomination. L'homme ne disait rien, grave et reflechi; mais il approuvait sa femme d'un mouvement continu de la tete. Mme d'Hubieres, eperdue, se mit a pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les desirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia: --Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas! Alors, ils firent une derniere tentative. --Mais, mes amis, songez a l'avenir de votre enfant, a son bonheur, a... La paysanne, exasperee, lui coupa la parole: --C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout reflechi... Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis d'vouloir prendre un efant comme ca! Alors, Mme d'Hubieres, en sortant, s'avisa qu'ils etaient deux tout petits, et elle demanda, a travers ses larmes, avec une tenacite de femme volontaire et gatee, qui ne veut jamais attendre: --Mais l'autre petit n'est pas a vous? Le pere Tuvache repondit: --Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez. Et il rentra dans sa maison, ou retentissait la voix indignee de sa femme. Les Vallin etaient a table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre pique au couteau, dans une assiette entre eux deux. M. d'Hubieres recommenca ses propositions, mais avec plus d'insinuations, de precautions oratoires, d'astuce. Les deux ruraux hochaient la tete en signe de refus; mais, quand ils apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considererent, se consultant de l'oeil, tres ebranles. Ils garderent longtemps le silence, tortures, hesitants. La femme enfin demanda: --Que qu't'en dis, l'homme? Il prononca d'un ton sentencieux: --J'dis qu'c'est point meprisable. Alors Mme d'Hubieres, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner plus tard. Le paysan demanda: --C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire? M. d'Hubieres repondit: --Mais certainement, des demain. La fermiere, qui meditait, reprit: --Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit; ca travaillera dans quequ'z'ans ct'efant; i nous faut cent vingt francs. Mme d'Hubieres, trepignant d'impatience, les accorda tout de suite; et, comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un ecrit. Le maire et un voisin, appeles aussitot, servirent de temoins complaisants. Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte un bibelot desire d'un magasin. Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, severes, regrettant peut-etre leur refus. * * * * * On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire; et ils etaient faches avec leurs voisins parce que la mere Tuvache les agonisait d'ignominies, repetant sans cesse de porte en porte qu'il fallait etre denature pour vendre son enfant, que c'etait une horreur, une salete, une corromperie. Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant, comme s'il eut compris: --J'tai pas vendu, me, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's efants, me. J'sieus pas riche, mais vends pas m's efants. Et, pendant des annees et encore des annees, ce fut ainsi chaque jour; chaque jour des allusions grossieres etaient vociferees devant la porte, de facon a entrer dans la maison voisine. La mere Tuvache avait fini par se croire superieure a toute la contree parce qu'elle n'avait pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient: --J'sais ben que c'etait engageant, c'est egal, elle s'a conduite comme une bonne mere. On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, eleve avec cette idee qu'on lui repetait sans repit, se jugeait lui-meme superieur a ses camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu. * * * * * Les Vallin vivotaient a leur aise, grace a la pension. La fureur inapaisable des Tuvache, restes miserables, venait de la. Leur fils aine partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul a peiner avec le vieux pere pour nourrir la mere et deux autres soeurs cadettes qu'il avait. Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s'arreta devant les deux chaumieres. Un jeune monsieur, avec une chaine de montre en or, descendit, donnant la main a une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit: --C'est la, mon enfant, a la seconde maison. Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin. La vieille mere lavait ses tabliers; le pere infirme sommeillait pres de l'atre. Tous deux leverent la tete, et le jeune homme dit: --Bonjour, papa; bonjour, maman. Ils se dresserent, effares. La paysanne laissa tomber d'emoi son savon dans son eau et balbutia: --C'est-i te, m'n efant? C'est-i te, m'n efant? Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en repetant:--"Bonjour, maman." Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne perdait jamais:--"Te v'la-t-il revenu, Jean?" Comme s'il l'avait vu un mois auparavant. Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l'adjoint, chez le cure, chez l'instituteur. Charlot, debout sur le seuil de sa chaumiere, le regardait passer. Le soir, au souper, il dit aux vieux: --Faut-il qu' vous ayez ete sots pour laisser prendre le p'tit aux Vallin. Sa mere repondit obstinement: --J'voulions point vendre not' efant. Le pere ne disait rien. Le fils reprit: --C'est-il pas malheureux d'etre sacrifie comme ca. Alors le pere Tuvache articula d'un ton colereux: --Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir garde. Et le jeune homme, brutalement: --Oui, j'vous le r'proche, que vous n'etes que des niants. Des parents comme vous ca fait l'malheur des efants. Qu' vous meriteriez que j'vous quitte. La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gemit tout en avalant des cuillerees de soupe dont elle repandait la moitie: --Tuez-vous donc pour elever d's efants! Alors le gars, rudement: --J'aimerais mieux n'etre point ne que d'etre c'que j'suis. Quand j'ai vu l'autre, tantot, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'la c'que j'serais maintenant. Il se leva. --Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie d'misere. Ca, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais! Les deux vieux se taisaient, atterres, larmoyants. Il reprit: --Non, c't' idee-la, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller chercher ma vie aut' part. Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l'enfant revenu. Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria: --Manants, va! Et il disparut dans la nuit. UN COQ CHANTA _A Rene Billotte._ Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-la repousse toutes les supplications de son admirateur desespere, le baron Joseph de Croissard. Pendant l'hiver, a Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait pour elle maintenant des fetes et des chasses en son chateau normand de Carville. Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme toujours. Il vivait, disait-on, separe de sa femme, pour cause de faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'etait un gros petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout. Mme d'Avancelles etait au contraire une grande jeune femme brune et determinee, qui riait d'un rire sonore au nez de son maitre, qui l'appelait publiquement "Madame Popote" et regardait d'un certain air engageant et tendre les larges epaules et l'encolure robuste et les longues moustaches blondes de son soupirant attitre, le baron Joseph de Croissard. Elle n'avait encore rien accorde cependant. Le baron se ruinait pour elle. C'etaient sans cesse des fetes, des chasses, des plaisirs nouveaux auxquels il invitait la noblesse des chateaux environnants. Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois a la suite du renard et du sanglier, et, chaque soir, d'eblouissants feux d'artifice allaient meler aux etoiles leurs panaches de feu, tandis que les fenetres illuminees du salon jetaient sur les vastes pelouses des trainees de lumiere ou passaient des ombres. C'etait l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les gazons comme des voilees d'oiseaux. On sentait trainer dans l'air des odeurs de terre humide, de terre devetue, comme on sent une odeur de chair nue, quand tombe, apres le bal, la robe d'une femme. Un soir, dans une fete, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait repondu a M. de Croissard qui la harcelait de ses prieres: "Si je dois tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop de choses a faire cet ete pour avoir le temps." Il s'etait souvenu de cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage, chaque jour il avancait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur de la belle audacieuse qui ne resistait plus, semblait-il, que pour la forme. Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait dit, en riant, au baron: "Baron, si vous tuez la bete, j'aurai quelque chose pour vous." Des l'aurore, il fut debout pour reconnaitre ou le solitaire s'etait bauge. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout lui-meme pour preparer son triomphe; et, quand les cors sonnerent le depart, il apparut dans un etroit vetement de chasse rouge et or, les reins serres, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il venait de sortir du lit. Les chasseurs partirent. Le sanglier debusque fila, suivi des chiens hurleurs, a travers des broussailles; et les chevaux se mirent a galoper, emportant par les etroits sentiers des bois les amazones et les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les voitures qui accompagnaient de loin la chasse. Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron pres d'elle, s'attardant, au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur laquelle quatre rangs de chenes se repliaient comme une voute. Fremissant d'amour et d'inquietude, il ecoutait d'une oreille le bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant des cors et la voix des chiens qui s'eloignaient. "Vous ne m'aimez donc plus?" disait-elle. Il repondait: "Pouvez-vous dire des choses pareilles?" Elle reprenait: "La chasse cependant semble vous occuper plus que moi." Il gemissait: "Ne m'avez-vous point donne l'ordre d'abattre moi-meme l'animal?" Et elle ajoutait gravement: "Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez devant moi." Alors il fremissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, perdant patience: "Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous restons ici." Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou flattant, comme par distraction, la criniere de son cheval. Et elle lui jetait, en riant: "Il faut que cela soit pourtant... ou alors... tant pis pour vous." Puis ils tournerent a droite dans un petit chemin couvert, et soudain, pour eviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si pres qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors brutalement il l'enlaca, et appuyant sur la tempe ses grandes moustaches, il la baisa d'un baiser furieux. Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportee; puis, d'une secousse, elle tourna la tete, et, soit hasard, soit volonte, ses petites levres a elle rencontrerent ses levres a lui, sous leur cascade de poils blonds. Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, qui partit au grand galop. Ils allerent ainsi longtemps, sans echanger meme un regard. Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourres semblaient fremir, et tout a coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les chiens qui s'attachaient a lui, le sanglier passa. Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: "Qui m'aime me suive!" Et il disparut dans les taillis, comme si la foret l'eut englouti. Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairiere, il se relevait souille de boue, la jaquette dechiree, les mains sanglantes, tandis que la bete etendue portait dans l'epaule le couteau de chasse enfonce jusqu'a la garde. La curee se fit aux flambeaux par une nuit douce et melancolique. La lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de leur fumee resineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curee, sonnaient du cor a plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus des bois, repetee par les echos perdus des vallees lointaines, reveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en leurs ebats les petits lapins gris, au bord des clairieres. Les oiseaux de nuit voletaient, effares, au-dessus de la meute affolee d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'ecartaient deja dans les allees, avant que les chiens eussent fini leur repas. Tout alanguie par cette journee de fatigue et de tendresse, Mme d'Avancelles dit au baron: "--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?" Mais lui, sans repondre, tremblant, defaillant, l'entraina. Et, tout de suite, ils s'embrasserent. Ils allaient au pas, au petit pas, sous les branches presque depouillees et qui laissaient filtrer la lune; et leur amour, leurs desirs, leur besoin d'etreinte etaient devenus si vehements qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre. Les cors ne sonnaient plus. Les chiens epuises dormaient au chenil. "--Rentrons", dit la jeune femme. Ils revinrent. Puis, lorsqu'ils furent devant le chateau, elle murmura d'une voix mourante: "Je suis si fatiguee que je vais me coucher, mon ami." Et, comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle s'enfuit, lui jetant comme adieu: "Non... je vais dormir... Qui m'aime me suive!" Une heure plus tard, alors que tout le chateau silencieux semblait mort, le baron sortit a pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter a la porte de son amie. Comme elle ne repondait pas, il essaya d'ouvrir. Le verrou n'etait point pousse. Elle revait, accoudee a la fenetre. Il se jeta a ses genoux qu'il baisait eperdument a travers la robe de nuit. Elle ne disait rien, enfoncant ses doigts fins, d'une maniere caressante, dans les cheveux du baron. Et soudain, se degageant comme si elle eut pris une grande resolution, elle murmura de son air hardi, mais a voix basse: "Je vais revenir. Attendez-moi." Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la chambre la tache vague et blanche du lit. Alors, a tatons, eperdu, les mains tremblantes, il se devetit bien vite et s'enfonca dans les draps frais. Il s'etendit delicieusement, oubliant presque son amie, tant il avait plaisir a cette caresse du linge sur son corps las de mouvement. Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute a le faire languir. Il fermait les yeux dans un bien-etre exquis; et il revait doucement dans l'attente delicieuse de la chose tant desiree. Mais peu a peu ses membres s'engourdirent, sa pensee s'assoupit, devint incertaine, flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit. Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs extenues. Il dormit jusqu'a l'aurore. Tout a coup, la fenetre etant restee entr'ouverte, un coq, perche dans un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, le baron ouvrit les yeux. Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, dans l'effarement du reveil: "--Quoi? Ou suis-je? Qu'y a-t-il?" Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme depeigne, aux yeux rouges, a la levre epaisse, repondit, du ton hautain dont elle parlait a son mari: "--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, cela ne vous regarde pas." UN FILS _A Rene Maizeroy._ Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri ou le gai Printemps remuait de la vie. L'un etait Senateur, et l'autre de l'Academie francaise, graves tous deux, pleins de raisonnements tres logiques mais solennels, gens de marque et de reputation. Ils parloterent d'abord de politique, echangeant des pensees, non pas sur des Idees, mais sur des hommes: les personnalites, en cette matiere, primant toujours la Raison. Puis ils souleverent quelques souvenirs; puis ils se turent, continuant a marcher cote a cote, tout amollis par la tiedeur de l'air. Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucres et delicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ebenier, vetu de grappes jaunes, eparpillait au vent sa fine poussiere, une fumee d'or qui sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des parfumeurs, sa semence enbaumee a travers l'espace. Le senateur s'arreta, huma le nuage fecondant qui flottait, considera l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes s'envolaient. Et il dit: "Quand on songe que ces imperceptibles atomes, qui sentent bon, vont creer des existences a des centaines de lieues d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les seves d'arbres femelles et produire des etres a racines, naissant d'un germe comme nous, mortels comme nous, et qui seront remplaces par d'autres etres de meme essence, comme nous toujours!" Puis, plante devant l'ebenier radieux dont les parfums vivifiants se detachaient a tous les frissons de l'air, M. le senateur ajouta: "Ah! mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais bigrement embarrasse. En voila un qui les execute facilement et qui les lache sans remords, et qui ne s'en inquiete guere." L'academicien ajouta: "Nous en faisons autant, mon ami." Le senateur reprit: "Oui, je ne le nie pas, nous les lachons quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre superiorite." Mais l'autre secoua la tete: "Non, ce n'est pas la ce que je veux dire; voyez-vous, mon cher, il n'est guere d'homme qui ne possede des enfants ignores, ces enfants dits _de pere inconnu_, qu'il a faits, comme cet arbre reproduit, presque inconsciemment. S'il fallait etablir le compte des femmes que nous avons eues, nous serions, n'est-ce pas, aussi embarrasses que cet ebenier que vous interpelliez le serait pour numeroter ses descendants. De dix-huit a quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les rencontres passageres, les contacts d'une heure, on peut bien admettre que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents femmes. Eh bien, mon ami, dans ce nombre etes-vous sur que vous n'en ayez pas feconde au moins une, et que vous ne possediez point sur le pave, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnetes gens, c'est-a-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou peut-etre, si elle a eu la chance d'etre abandonnee par sa mere, cuisiniere en quelque famille. Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons _publiques_ possedent un ou deux enfants dont elles ignorent le pere, enfants attrapes dans le hasard de leurs etreintes a dix ou vingt francs. Dans tout metier on fait la part des profits et pertes. Ces rejetons-la constituent les "pertes" de leur profession. Quels sont les generateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! Ce sont les resultats de nos joyeux diners d'amis, de nos soirs de gaite, de ces heures ou notre chair contente nous pousse aux accouplements d'aventure. Les voleurs, les rodeurs, tous les miserables, enfin, sont nos enfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous etions les leurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-la! Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une tres vilaine histoire que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, parfois, me torture horriblement. A l'age de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, aujourd'hui conseiller d'Etat, un voyage en Bretagne, a pied. * * * * * Apres quinze ou vingt jours de marche forcenee, apres avoir visite les Cotes-du-Nord et une partie du Finistere, nous arrivions a Douarnenez; de la, en une etape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des Trepasses, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait en _of_; mais, le matin venu, une fatigue etrange retint au lit mon camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait simplement de deux bottes de paille. Impossible d'etre malade en ce lieu. Je le forcai donc a se lever, et nous parvinmes a Audierne vers quatre ou cinq heures du soir. Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il fut pris de malaises intolerables, et c'est a grand'peine que nous pumes atteindre Pont-Labbe. La, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le medecin, qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fievre, sans en determiner la nature. Connaissez-vous Pont-Labbe?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz au Morbihan, de cette contree qui contient l'essence des moeurs, des legendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays n'a presque pas change. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne a present tous les ans, helas! Un vieux chateau baigne le pied de ses tours dans un grand etang triste, triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une riviere sort de la que les caboteurs peuvent remonter jusqu'a la ville. Et dans les rues etroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le gilet brode et les quatre vestes superposees: la premiere, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la derniere s'arretant juste au-dessus du fond de culotte. Les filles, grandes, belles, fraiches, ont la poitrine ecrasee dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les etreint, ne laissant meme pas deviner leur gorge puissante et martyrisee; et elles sont coiffees d'une etrange facon: sur les tempes, deux plaques brodees en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derriere la tete, puis remontent se tasser au sommet du crane sous un singulier bonnet, tissu souvent d'or ou d'argent. La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout bleus, d'un bleu pale que percaient les deux petits points noirs de la pupille; et ses dents courtes, serrees, qu'elle montrait sans cesse en riant, semblaient faites pour broyer du granit. Elle ne savait pas un mot de francais, ne parlant que le breton, comme la plupart de ses compatriotes. Or, mon ami n'allait guere mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se declarat, le medecin lui defendait de partir encore, ordonnant un repos complet. Je passais donc les journees pres de lui, et sans cesse la petite bonne entrait, apportant soit mon diner, soit de la tisane. Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point. Or, une nuit, comme j'etais reste fort tard aupres du malade, je croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la sienne. C'etait juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, sans reflechir a ce que je faisais, plutot par plaisanterie qu'autrement, je la saisis a pleine taille, et, avant qu'elle fut revenue de sa stupeur, je l'avais jetee et enfermee chez moi. Elle me regardait, effaree, affolee, epouvantee, n'osant pas crier de peur d'un scandale, d'etre chassee sans doute par ses maitres d'abord, et peut-etre par son pere ensuite. J'avais fait cela en riant; mais, des qu'elle fut chez moi, le desir de la posseder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte corps a corps, a la facon des athletes, avec les bras tendus, crispes, tordus, la respiration essoufflee, la peau mouillee de sueur. Oh! elle se debattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une cloison, une chaise; alors, toujours enlaces, nous restions immobiles plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eut eveille quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnee bataille, moi l'attaquant, elle resistant. Epuisee enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le pave. Sitot relevee, elle courut a la porte, tira les verrous et s'enfuit. Je la rencontrai a peine les jours suivants. Elle ne me laissait point l'approcher. Puis, comme mon camarade etait gueri et que nous devions reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon depart, a minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre ou je venais de me retirer. Elle se jeta dans mes bras, m'etreignit passionnement, puis, jusqu'au jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin toutes les assurances de tendresse et de desespoir qu'une femme nous peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue. Huit jours apres, j'avais oublie cette aventure, commune et frequente quand on voyage, les servantes d'auberge etant generalement destinees a distraire ainsi les voyageurs. Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir a Pont-Labbe. Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien penetrer des paysages. Rien ne me sembla change. Le chateau mouillait toujours ses murs grisatres dans l'etang, a l'entree de la petite ville; et l'auberge etait la meme quoique reparee, remise a neuf, avec un air plus moderne. En entrant, je fus recu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, fraiches et gentilles, encuirassees dans leur etroit gilet de drap, casquees d'argent avec les grandes plaques brodees sur les oreilles. Il etait environ six heures du soir. Je me mis a table pour diner et, comme le patron s'empressait lui-meme a me servir, la fatalite sans doute me fit dire: "Avez-vous connu les anciens maitres de cette maison? J'ai passe ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je vous parle de loin." Il repondit: "C'etaient mes parents, monsieur." Alors je lui racontai en quelle occasion je m'etais arrete, comment j'avais ete retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa pas achever. "--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai fait la mienne, sur la rue." C'est alors seulement que le souvenir tres vif de la petite bonne me revint. Je demandai: "--Vous rappelez-vous une gentille petite servante qu'avait alors votre pere, et qui possedait, si ma memoire ne me trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraiches?" Il reprit: "--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps apres." Et, tendant la main vers la cour ou un homme maigre et boiteux remuait du fumier, il ajouta: "--Voila son fils." Je me mis a rire. "--Il n'est pas beau et ne ressemble guere a sa mere. Il tient du pere sans doute." L'aubergiste reprit: "--Ca se peut bien; mais on n'a jamais su a qui c'etait. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait de galant. C'a ete un fameux etonnement quand on a appris qu'elle etait enceinte. Personne ne voulait le croire." J'eus une sorte de frisson desagreable, un de ces effleurements penibles qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort douloureux de la jambe plus courte. Il etait deguenille, hideusement sale, avec de longs cheveux jaunes tellement meles qu'ils lui tombaient comme des cordes sur les joues. L'aubergiste ajouta: "--Il ne vaut pas grand'chose, c'a ete garde par charite dans la maison. Peut-etre qu'il aurait mieux tourne si on l'avait eleve comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas de pere, pas de mere, pas d'argent! Mes parents ont eu pitie de l'enfant, mais ce n'etait pas a eux, vous comprenez." Je ne dis rien. Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai a cet affreux valet d'ecurie en me repetant: "--Si c'etait mon fils, pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procreer cet etre?"--C'etait possible, enfin! Je resolus de parler a cet homme et de connaitre exactement la date de sa naissance. Une difference de deux mois devait m'arracher mes doutes. Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le francais non plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant absolument son age qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes noueuses et degoutantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire ancien de la mere dans le coin des levres et dans le coin des yeux. Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du miserable. Il etait entre dans la vie huit mois et vingt-six jours apres mon passage a Pont-Labbe, car je me rappelais parfaitement etre arrive a Lorient le 15 aout. L'acte portait la mention: "Pere inconnu". La mere s'etait appelee Jeanne Kerradec. Alors mon coeur se mit a battre a coups presses. Je ne pouvais plus parler tant je me sentais suffoque; et je regardais cette brute dont les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des betes; et le gueux, gene par mon regard, cessait de rire, detournait la tete, cherchait a s'en aller. Tout le jour j'errai le long de la petite riviere, en reflechissant douloureusement. Mais a quoi bon reflechir? Rien ne pouvait me fixer. Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou mauvaises pour ou contre mes chances de paternite, m'enervant en des suppositions inextricables, pour revenir sans cesse a la meme horrible incertitude, puis a la conviction plus atroce encore que cet homme etait mon fils. Je ne pus diner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans parvenir a dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hante de visions insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait "papa"; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collegues de l'Academie reunis pour decider si j'etais bien son pere; et l'un d'eux s'ecriait: "C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble." Et en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me reveillai avec cette idee plantee dans le crane et avec le desir fou de revoir l'homme pour decider si, oui ou non, nous avions des traits communs. Je le joignis comme il allait a la messe (c'etait un dimanche) et je lui donnai cent sous en le devisageant anxieusement. Il se remit a rire d'une ignoble facon, prit l'argent, puis, gene de nouveau par mon oeil, il s'enfuit apres avoir bredouille un mot a peu pres inarticule, qui voulait dire "merci", sans doute. La journee se passa pour moi dans les memes angoisses que la veille. Vers le soir je fis venir l'hotelier, et avec beaucoup de precautions, d'habiletes, de finesses, je lui dis que je m'interessais a ce pauvre etre si abandonne de tous et prive de tout, et que je voulais faire quelque chose pour lui. Mais l'homme repliqua: "Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, vous n'en aurez que du desagrement. Moi, je l'emploie a vider l'ecurie, et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ca je le nourris et il couche avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pieces dans huit jours." Je n'insistai pas, me reservant d'aviser. Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu a la maison, assomma un cheval a coups de pioche, et, en fin de compte, s'endormit dans la boue sous la pluie, grace a mes largesses. On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le rendait furieux, et, des qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. L'aubergiste ajouta: "Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort." Cet homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes jetes par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination a ce metal que le cabaret. Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, mon fils! mon fils! en tachant de decouvrir s'il avait quelque chose de moi. A force de chercher je crus reconnaitre des lignes semblables dans le front et a la naissance du nez, et je fus bientot convaincu d'une ressemblance que dissimulaient l'habillement different et la criniere hideuse de l'homme. Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je partis, le coeur broye, apres avoir laisse a l'aubergiste quelque argent pour adoucir l'existence de son valet. Or, depuis six ans, je vis avec cette pensee, cette horrible incertitude, ce doute abominable. Et, chaque annee, une force invincible me ramene a Pont-Labbe. Chaque annee je me condamne a ce supplice de voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me ressemble, de chercher, toujours en vain, a lui etre secourable. Et chaque annee je reviens ici, plus indecis, plus torture, plus anxieux. J'ai essaye de le faire instruire. Il est idiot sans ressource. J'ai essaye de lui rendre la vie moins penible. Il est irremediablement ivrogne et emploie a boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie. J'ai essaye d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le menageat, en offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, etonne a la fin, m'a repondu fort sagement: "Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira qu'a le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitot qu'il a du temps ou du bien-etre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du bien, ca ne manque pas, allez, les enfants abandonnes, mais choisissez-en un qui reponde a votre peine." Que dire a cela? Et si je laissais percer un soupcon des doutes qui me torturent, ce cretin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me perdre. Il me crierait "papa", comme dans mon reve. Et je me dis que j'ai tue la mere et perdu cet etre atrophie, larve d'ecurie, eclose et poussee dans le fumier, cet homme qui, eleve comme d'autres, aurait ete pareil aux autres. Et vous ne vous figurez pas la sensation etrange, confuse et intolerable que j'eprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, qu'il tient a moi par ce lien intime qui lie le fils au pere, que grace aux terribles lois de l'heredite, il est moi par mille choses, par son sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux memes germes de maladies, aux memes ferments de passions. Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenetre, la-bas, je le regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des betes, en me repetant: "C'est mon fils." Et je sens, parfois, d'intolerables envies de l'embrasser. Je n'ai meme jamais touche sa main sordide. L'academicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: "Oui vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui n'ont pas de pere." * * * * * Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses grappes, enveloppa d'une nuee odorante et fine les deux vieillards qui la respirerent a longs traits. Et le senateur ajouta: "C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et meme de faire des enfants comme ca." SAINT-ANTOINE _A X. Charmes._ On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi peut-etre parce qu'il etait bon vivant, joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il eut plus de soixante ans. C'etait un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de poitrine et de ventre, et perche sur de longues jambes qui semblaient trop maigres pour l'ampleur du corps. Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme qu'il dirigeait en madre compere, soigneux de ses interets, entendu dans les affaires et dans l'elevage du betail, et dans la culture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles maries avec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, diner avec le pere. Sa vigueur etait celebre dans tout le pays d'alentour; on disait en maniere de proverbe: "Il est fort comme Saint-Antoine." Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, promettait de manger une armee, car il etait hableur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colere de bon vivant: "Faudra que j'en mange, nom de Dieu!" Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pas jusqu'a Tanneville; mais lorsqu'il apprit qu'ils etaient a Rautot, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenetre de sa cuisine, s'attendant a tout moment a voir passer des baionnettes. Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte s'ouvrit, et le maire de la commune, maitre Chicot, parut suivi d'un soldat coiffe d'un casque noir a pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant a le voir echarper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui lui dit: "--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te nuit. Fais pas de betise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de bruler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prevenu. Donne-li a manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez l's'autres. Y en a pour tout le monde." Et il sortit. Le pere Antoine, devenu pale, regarda son Prussien. C'etait un gros garcon a la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand malin le penetra tout de suite, et, rassure, lui fit signe de s'asseoir. Puis il lui demanda: "Voulez-vous de la soupe?" L'etranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le nez une assiette pleine: "--Tiens, avale ca, gros cochon." Le soldat repondit: "Ya" et se mit a manger goulument pendant que le fermier triomphant, sentant sa reputation reconquise, clignait de l'oeil a ses serviteurs qui grimacaient etrangement, ayant en meme temps grand'peur et envie de rire. Quand le Prussien eut englouti son assiettee, Saint-Antoine lui en servit une autre qu'il fit disparaitre egalement; mais il recula devant la troisieme, que le fermier voulait lui faire manger de force, en repetant: "Allons fous-toi ca dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon!" Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il etait plein. Alors Saint-Antoine devenu tout a fait familier lui tapa sur le ventre en criant: "--Y en a-t-il dans la bedaine a mon cochon!" Mais soudain il se tordit, rouge a tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une idee lui etait venue qui le faisait etouffer de rire: "C'est ca, c'est ca, saint Antoine et son cochon. V'la mon cochon." Et les trois serviteurs eclaterent a leur tour. Le vieux etait si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le fil en dix, et qu'il en regala tout le monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il trouvait ca fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: "Hein? En v'la d'la fine. T'en bois pas comme ca chez toi, mon cochon." * * * * * Des lors, le pere Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait trouve la son affaire, c'etait sa vengeance a lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait a se tordre derriere le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour inventer des choses comme ca. Cre coquin, va! Il s'en allait chez les voisins, tous les jours apres midi, bras dessus bras dessous avec son Allemand qu'il presentait d'un air gai en lui tapant sur l'epaule: "--Tenez, v'la mon cochon, r'gardez-moi s'il engraisse c't'animal-la." Et les paysans s'epanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre d'Antoine! --J'te l'vend, Cesaire, trois pistoles. --Je l'prends, Antoine, et j't'invite a manger du boudin. --Me, c'que j'veux, c'est d'ses pieds. --Tate li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse." Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de peur que le Prussien devinat a la fin qu'on se moquait de lui. Antoine seul, s'enhardissant tous les jours, lui pincait les cuisses en criant: "Rien qu'du gras"; lui tapait sur le derriere en hurlant: "Tout ca d'la couenne"; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter une enclume en declarant: "Il pese six cents, et pas de dechet." Et il avait pris l'habitude de faire offrir a manger a son cochon partout ou il entrait avec lui. C'etait la le grand plaisir, le grand divertissement de tous les jours: "--Donnez-li de c'que vous voudrez, il avale tout." Et on offrait a l'homme du pain et du beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: "--De la votre, et du choix." Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchante de ces attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait vraiment, serre maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui faisait repeter: "--Tu sais, mon cochon, faudra te faire faire une autre cage." Ils etaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand le vieux allait a ses affaires dans les environs, le Prussien l'accompagnait de lui-meme pour le seul plaisir d'etre avec lui. Le temps etait rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fleaux sur la France. Le pere Antoine, qui preparait les choses de loin et profitait des occasions, prevoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gene; et il fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une charge d'engrais. Chaque jour donc il se mettait en route a l'approche de la nuit et se rendait a la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours accompagne de son cochon. Et chaque jour c'etait une fete de nourrir l'animal. Tout le pays accourait la comme on va, le dimanche, a la grand'messe. Le soldat, cependant, commencait a se mefier; et quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une flamme de colere. Or, un soir, quand il eut mange a sa contenance, il refusa d'avaler un morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais Saint-Antoine l'arreta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes sur les epaules il le rassit si durement que la chaise s'ecrasa sous l'homme. Une gaiete de tempete eclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le guerir, puis il declara: "Puisque tu n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!" Et on alla chercher de l'eau-de-vie au cabaret. Le soldat roulait des yeux mechants: mais il but neanmoins; il but tant qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tete, a la grande joie des assistants. Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant "a la tienne!" Et le Prussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampees de cognac. C'etait une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus, nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut seche. Mais aucun des deux n'etait vaincu. Ils s'en allaient manche a manche, voila tout. Faudrait recommencer le lendemain! Ils sortirent en titubant et se mirent en route, a cote du tombereau de fumier que trainaient lentement les deux chevaux. La neige commencait a tomber, et la nuit sans lune s'eclairait tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mecontent de n'avoir pas triomphe, s'amusait a pousser de l'epaule son cochon pour le faire culbuter dans le fosse. L'autre evitait les attaques par des retraites; et, chaque fois, il prononcait quelques mots allemands sur un ton irrite qui faisait rire aux eclats le paysan. A la fin, le Prussien se facha; et juste au moment ou Antoine lui lancait une nouvelle bourrade, il repondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse. Alors, enflamme d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme a bras le corps, le secoua quelques secondes comme il eut fait d'un petit enfant, et il le lanca a toute volee de l'autre cote du chemin. Puis, content de cette execution, il croisa ses bras pour rire de nouveau. Mais le soldat se releva vivement, nu-tete, son casque ayant roule, et, degainant son sabre, il se precipita sur le pere Antoine. Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf. Le Prussien arriva, le front baisse, l'arme en avant, sur de tuer. Mais le vieux, attrapant a pleine main la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, l'ecarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, avec la poignee du fouet, son ennemi qui s'abattit a ses pieds. Puis il regarda, effare, stupide d'etonnement, le corps d'abord secoue de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le considera quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de sang coulait d'une fente au coin du front. Malgre la nuit, le pere Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige. Il restait la, perdant la tete, tandis que son tombereau s'en allait toujours, au pas tranquille des chevaux. Qu'allait-il faire? Il serait fusille! On brulerait sa ferme, on ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, courut, rattrapa son attelage et lanca le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait. Il allait a petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumiere brillait a une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou a l'engrais. Il songeait qu'en renversant la charge, le corps pose dessus tomberait dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau. Comme il l'avait prevu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre a cote. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux a l'ecurie; et il rentra dans sa chambre. Il se coucha, reflechissant toujours a ce qu'il allait faire, mais aucune idee ne l'illuminait, son epouvante allait croissant dans l'immobilite du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses draps. Alors il descendit a la cuisine, prit la bouteille de fine dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son ame. Il avait fait la un joli coup, nom de Dieu d'imbecile! Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des explications et des malices; et, de temps en temps, il se rincait la bouche avec une gorgee de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre. Et il ne trouvait rien. Mais rien. Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait "Devorant" se mit a hurler a la mort. Le pere Antoine fremit jusque dans les moelles; et, chaque fois que la bete reprenait son gemissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux. Il s'etait abattu sur une chaise, les jambes cassees, hebete, n'en pouvant plus, attendant avec anxiete que "Devorant" recommencat sa plainte, et secoue par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs. L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller dechainer la bete, pour ne plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avanca dans la nuit. La neige tombait toujours. Tout etait blanc. Les batiments de la ferme faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le chien tirait sur sa chaine. Il le lacha. Alors "Devorant" fit un bond, puis s'arreta net, le poil herisse, les pattes tendues, les crocs au vent, le nez tourne vers le fumier. Saint-Antoine, tremblant de la tete aux pieds, balbutia: "--Que qu't'as donc, sale rosse?" et il avanca de quelques pas, fouillant de l'oeil l'ombre indecise, l'ombre terne de la cour. Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier! Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il apercut aupres de lui le manche de sa fourche piquee dans la terre; il l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent temeraires les plus laches, il se rua en avant, pour voir. C'etait lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui l'avait rechauffe, ranime. Il s'etait assis machinalement, et il restait la, sous la neige qui le poudrait, souille de saletes et de sang, encore hebete par l'ivresse, etourdi par le coup, epuise par sa blessure. Il apercut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais le vieux, des qu'il l'eut reconnu, ecuma ainsi qu'une bete enragee. Il bredouillait: "--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me denoncer, a c't'heure... Attends... attends!" Et, s'elancant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de ses deux bras sa fourche levee comme une lance, et il lui enfonca jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine. Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant comme un forcene, trouant de la tete aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons. Puis il s'arreta, essouffle de la violence de sa besogne, aspirant l'air a grandes gorgees, apaise par le meurtre accompli. Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour allait poindre, il se mit a l'oeuvre pour ensevelir l'homme. Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas encore, travaillant d'une facon desordonnee dans un emportement de force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps. Lorsque la tranchee fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la pietina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige epaisse qui completait sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc. Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa bouteille encore a moitie pleine d'eau-de-vie etait restee sur une table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit profondement. Il se reveilla degrise, l'esprit calme et dispos, capable de juger le cas et de prevoir l'evenement. Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme. Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupconna pas; et il dirigea meme les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotillon. Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village voisin et qui avait une jolie fille, fut arrete et fusille. L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS _A Robert Pinchon._ Depuis son entree en France avec l'armee d'invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il etait gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il avait fort plats et fort gras. Il etait en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, pere de quatre enfants qu'il adorait et marie avec une jeune femme blonde, dont il regrettait desesperement chaque soir les tendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tot, manger lentement de bonnes choses et boire de la biere dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparait avec la vie; et il gardait au coeur une haine epouvantable, instinctive et raisonnee en meme temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baionnettes, se sentant incapable de manoeuvrer assez vivement cette arme rapide pour defendre son gros ventre. Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roule dans son manteau a cote des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laisses la-bas et aux dangers semes sur sa route:--S'il etait tue, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les eleverait? A l'heure meme, ils n'etaient pas riches, malgre les dettes qu'il avait contractees en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois. Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu'il se serait laisse tomber, s'il n'avait songe que toute l'armee lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles herissait le poil sur sa peau. Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse. Son corps d'armee s'avancait vers la Normandie; et il fut un jour envoye en reconnaissance avec un faible detachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne; rien n'indiquait une resistance preparee. Or, les Prussiens descendaient avec tranquillite dans une petite vallee que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les arreta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, s'elanca en avant, la baionnette au fusil. Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et eperdu qu'il ne pensait meme pas a fuir. Puis un desir fou de detaler le saisit; mais il songea aussitot qu'il courait comme une tortue en comparaison des maigres Francais qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chevres. Alors, apercevant a six pas devant lui un large fosse plein de broussailles couvertes de feuilles seches, il y sauta a pieds joints, sans songer meme a la profondeur, comme on saute d'un pont dans une riviere. Il passa, a la facon d'une fleche, a travers une couche epaisse de lianes et de ronces aigues qui lui dechirerent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres. Levant aussitot les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. Ce trou revelateur le pouvait denoncer, et il se traina avec precaution, a quatre pattes, au fond de cette orniere, sous le toit de branchages enlaces, allant le plus vite possible, en s'eloignant du lieu du combat. Puis il s'arreta et s'assit de nouveau, tapi comme un lievre au milieu des hautes herbes seches. Il entendit pendant quelque temps encore des detonations, des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cesserent. Tout redevint muet et calme. Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut epouvantable. C'etait un petit oiseau qui, s'etant pose sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant pres d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs en battit a grands coups presses. La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit a songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son armee?... Mais comment? Mais par ou? Et il lui faudrait recommencer l'horrible vie d'angoisses, d'epouvantes, de fatigues et de souffrances qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait plus ce courage! Il n'aurait plus l'energie qu'il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes. Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'a la fin des hostilites. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette perspective ne l'aurait pas trop atterre; mais il fallait manger, manger tous les jours. Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient defendre. Des frissons lui couraient sur la peau. Soudain il pensa: "Si seulement j'etais prisonnier!" Et son coeur fremit de desir, d'un desir violent, immodere, d'etre prisonnier des Francais. Prisonnier! Il serait sauve, nourri, loge, a l'abri des balles et des sabres, sans apprehension possible, dans une bonne prison bien gardee. Prisonnier! Quel reve! Et sa resolution fut prise immediatement: --Je vais me constituer prisonnier. Il se leva, resolu a executer ce projet sans tarder d'une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des reflexions facheuses et par des terreurs nouvelles. Ou allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel cote? Et des images affreuses, des images de mort, se precipiterent dans son ame. Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son casque a pointe, par la campagne. S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans defense, le tueraient comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en feraient une bouillie, une patee, avec l'acharnement des vaincus exasperes. S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enrages sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tete. Et il se croyait deja appuye contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder. S'il rencontrait l'armee francaise elle-meme? Les hommes d'avant-garde le prendraient pour un eclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait deja les detonations irregulieres des soldats couches dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, troue comme une ecumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa chair. Il se rassit, desespere. Sa situation lui paraissait sans issue. La nuit etait tout a fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant a tous les bruits inconnus et legers qui passent dans les tenebres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui dechiraient l'ame, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il ecarquillait ses gros yeux pour tacher de voir dans l'ombre; et il s'imaginait a tout moment entendre marcher pres de lui. Apres d'interminables heures et des angoisses de damne, il apercut, a travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le penetra; ses membres se detendirent, reposes soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermerent. Il s'endormit. Quand il se reveilla, le soleil lui parut arrive a peu pres au milieu du ciel; il devait etre midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs s'apercut qu'il etait atteint d'une faim aigue. Il baillait, la bouche humide a la pensee du saucisson, du bon saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal. Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes etaient faibles, et se rassit pour reflechir. Pendant deux ou trois heures encore, il etablit le pour et le contre, changeant a tout moment de resolution, combattu, malheureux, tiraille par les raisons les plus contraires. Une idee lui parut enfin logique et pratique, c'etait de guetter le passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu'il se rendait. Alors il ota son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tete au bord de son trou, avec des precautions infinies. Aucun etre isole ne se montrait a l'horizon. La-bas, a droite, un petit village envoyait au ciel la fumee de ses toits, la fumee des cuisines! La-bas, a gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un grand chateau flanque de tourelles. Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles. Et la nuit encore tomba sur lui. Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil fievreux, hante de cauchemars, d'un sommeil d'homme affame. L'aurore se leva de nouveau sur sa tete. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait etendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermes. Puis des betes, des petites betes de toute sorte s'approchaient de son cadavre et se mettaient a le manger, l'attaquant partout a la fois, se glissant sous ses vetements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effile. Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'evanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et deja, il s'appretait a s'elancer vers le village, resolu a tout oser, a tout braver, quand il apercut trois paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'epaule, et il replongea dans sa cachette. Mais, des que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fosse, et se mit en route, courbe, craintif, le coeur battant, vers le chateau lointain, preferant entrer la dedans plutot qu'au village qui lui semblait redoutable comme une tanniere pleine de tigres. Les fenetres d'en bas brillaient. Une d'elles etait meme ouverte; et une forte odeur de viande cuite s'en echappait, une odeur qui penetra brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irresistiblement, lui jetant au coeur une audace desesperee. Et brusquement, sans reflechir, il apparut, casque, dans le cadre de la fenetre. Huit domestiques dinaient autour d'une grande table. Mais soudain une bonne demeura beante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien! On apercut l'ennemi! Seigneur! les Prussiens attaquaient le chateau!... Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pousses sur huit tons differents, un cri d'epouvante horrible, puis une levee tumultueuse, une bousculade, une melee, une fuite eperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la piece fut vide, abandonnee, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupefait, toujours debout dans sa fenetre. Apres quelques instants d'hesitation, il enjamba le mur d'appui et s'avanca vers les assiettes. Sa faim exasperee le faisait trembler comme un fievreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il ecouta. Toute la maison semblait fremir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l'oreille a ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombes dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier etage. Puis tout mouvement, toute agitation cesserent, et le grand chateau devint silencieux comme un tombeau. Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restee intacte, et il se mit a manger. Il mangeait par grandes bouchees comme s'il eut craint d'etre interrompu trop tot, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait a deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, pret a crever a la facon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se deblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouche. Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoue par des hoquets, l'esprit trouble et la bouche grasse, il deboutonna son uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idees s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses bras croises sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits. * * * * * Le dernier croissant eclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres du parc. C'etait l'heure froide qui precede le jour. Des ombres glissaient dans les fourres, nombreuses et muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe d'acier. Le chateau tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenetres seules brillaient encore au rez-de-chaussee. Soudain, une voix tonnante hurla: --En avant! nom d'un nom! a l'assaut! mes enfants! Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s'enfoncerent sous un flot d'hommes qui s'elanca, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armes jusqu'aux cheveux, bondirent dans la cuisine ou reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils charges, le culbuterent, le roulerent, le saisirent, le lierent des pieds a la tete. Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crosse et fou de peur. Et tout d'un coup, un gros militaire chamarre d'or lui planta son pied sur le ventre en vociferant: --Vous etes mon prisonnier, rendez-vous! Le Prussien n'entendit que ce seul mot "prisonnier", et il gemit: "_ya, ya, ya_". Il fut releve, ficele sur une chaise, et examine avec une vive curiosite par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'emotion et de fatigue. Il souriait, lui, il souriait maintenant, sur d'etre enfin prisonnier! Un autre officier entra et prononca: --Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir ete blesses. Nous restons maitres de la place. Le gros militaire qui s'essuyait le front vocifera: "Victoire!" Et il ecrivit sur un petit agenda de commerce tire de sa poche: "Apres une lutte acharnee, les Prussiens ont du battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blesses, qu'on evalue a cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restes entre nos mains." Le jeune officier reprit: --Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel? Le colonel repondit: --Nous allons nous replier pour eviter un retour offensif avec de l'artillerie et des forces superieures. Et il donna l'ordre de repartir. La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du chateau, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotte, tenu par six guerriers le revolver au poing. Des reconnaissances furent envoyees pour eclairer la route. On avancait avec prudence, faisant halte de temps en temps. Au jour levant, on arrivait a la sous-prefecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d'armes. La population anxieuse et surexcitee attendait. Quand on apercut le casque du prisonnier, des clameurs formidables eclaterent. Les femmes levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aieul lanca sa bequille au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens. Le colonel hurlait. --Veillez a la surete du captif! On parvint enfin a la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jete dedans, libre de liens. Deux cents hommes en armes monterent la garde autour du batiment. Alors, malgre des symptomes d'indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit a danser, a danser eperdument, en levant les bras et les jambes, a danser en poussant des rires frenetiques, jusqu'au moment ou il tomba, epuise au pied d'un mur. Il etait prisonnier! Sauve! * * * * * C'est ainsi que le chateau de Champignet fut repris a l'ennemi apres six heures seulement d'occupation. Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire a la tete des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut decore. FIN TABLE La Becasse Ce cochon de Morin La Folle Pierrot Menuet La Peur Farce normande Les Sabots La Rempailleuse En mer Un Normand Le Testament Aux Champs Un Coq chanta Un Fils Saint-Antoine L'Aventure de Walter Schnaffs End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** ***** This file should be named 11714.txt or 11714.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/1/7/1/11714/ Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG Online Distributed Proofreaders. 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