Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Sixieme), by Alfred De Musset This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Sixieme) Author: Alfred De Musset Release Date: August 20, 2004 [EBook #13231] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OUVRES DE ALFRED DE MUSSET *** Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). ALFRED DE MUSSET OEUVRES COMPLETES EDITION ORNEE DE 28 GRAVURES D'APRES LES DESSINS DE BIDA, D'UN PORTRAIT GRAVE PAR FLAMENG D'APRES L'ORIGINAL DE LANDELLE ET ACCOMPAGNEE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRERE TOME SIXIEME: NOUVELLES ET CONTES Toutes les Nouvelles contenues dans ce volume ont paru pour la premiere fois dans la _Revue des Deux Mondes_, du 1er aout 1837 au 1er octobre 1838. I. EMMELINE II. LES DEUX MAITRESSES III. FREDERIC ET BERNERETTE IV. LE FILS DU TITIEN V. MARGOT * * * * * I. EMMELINE 1837 I Vous vous souvenez sans doute, madame, du mariage de mademoiselle Duval. Quoiqu'on n'en ait parle qu'un jour a Paris, comme on y parle de tout, ce fut un evenement dans un certain monde: Si ma memoire est bonne, c'etait en 1825. Mademoiselle Duval sortait du couvent, a dix-huit ans, avec quatre-vingt mille livres de rente. M. de Marsan, qui l'epousa, n'avait que son titre et quelques esperances d'arriver un jour a la pairie, apres la mort de son oncle, esperances que la revolution de juillet a detruites. Du reste, point de fortune, et d'assez grands desordres de jeunesse. Il quitta, dit-on, le troisieme etage d'une maison garnie, pour conduire mademoiselle Duval a Saint-Roch, et rentrer avec elle dans un des plus beaux hotels du faubourg Saint-Honore. Cette etrange alliance, faite en apparence a la legere, donna lieu a mille interpretations dont pas une ne fut vraie, parce que pas une n'etait simple, et qu'on voulut trouver a toute force une cause extraordinaire a un fait inusite. Quelques details, necessaires pour expliquer les choses, vous donneront en meme temps une idee de notre heroine. Apres avoir ete l'enfant le plus turbulent, studieux, maladif et entete qu'il y eut au monde, Emmeline etait devenue, a quinze ans, une jeune fille au teint blanc et rose, grande, elancee, et d'un caractere independant. Elle avait l'humeur d'une egalite incomparable et une grande insouciance, ne montrant de volonte qu'en ce qui touchait son coeur. Elle ne connaissait aucune contrainte; toujours seule dans son cabinet, elle n'avait guere, pour le travail, d'autre regle que son bon plaisir. Sa mere, qui la connaissait et savait l'aimer, avait exige pour elle cette liberte dans laquelle il y avait quelque compensation au manque de direction; car un gout naturel de l'etude et l'ardeur de l'intelligence sont les meilleurs maitres pour les esprits bien nes. Il entrait autant de serieux que de gaiete dans celui d'Emmeline; mais son age rendait cette derniere qualite plus saillante. Avec beaucoup de penchant a la reflexion, elle coupait court aux plus graves meditations par une plaisanterie, et des lors n'envisageait plus que le cote comique de son sujet. On l'entendait rire aux eclats toute seule, et il lui arrivait, au couvent, de reveiller sa voisine, au milieu de la nuit, par sa gaiete bruyante. Son imagination tres flexible paraissait susceptible d'une teinte d'enthousiasme; elle passait ses journees a dessiner ou a ecrire; si un air de son gout lui venait en tete, elle quittait tout aussitot pour se mettre au piano, et se jouer cent fois l'air favori dans tous les tons; elle etait discrete et nullement confiante, n'avait point d'epanchement d'amitie, une sorte de pudeur s'opposant en elle a l'expression parlee de ses sentiments. Elle aimait a resoudre elle-meme les petits problemes qui, dans ce monde, s'offrent a chaque pas; elle se donnait ainsi des plaisirs assez etranges que, certes, les gens qui l'entouraient ne soupconnaient pas. Mais sa curiosite avait toujours pour bornes un certain respect d'elle-meme; en voici un exemple entre autres. Elle etudiait toute la journee dans une salle ou se trouvait une grande bibliotheque vitree, contenant trois mille volumes environ. La clef etait a la serrure, mais Emmeline avait promis de ne point y toucher. Elle garda toujours scrupuleusement sa promesse, et il y avait quelque merite dans cette conduite, car elle avait la rage de tout apprendre. Ce qui n'etait pas defendu, c'etait de devorer les livres des yeux; aussi en savait-elle tous les titres par coeur; elle parcourait successivement tous les rayons, et, pour atteindre les plus eleves, plantait une chaise sur la table; les yeux fermes, elle eut mis la main sur le volume qu'on lui aurait demande. Elle affectionnait les auteurs par les titres de leurs ouvrages, et, de cette facon, elle a eu de terribles mecomptes. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Dans cette salle etait une petite table pres d'une grande croisee qui dominait une cour assez sombre. L'exclamation d'un ami de sa mere fit apercevoir Emmeline de la tristesse de sa chambre; elle n'avait jamais ressenti l'influence des objets exterieurs sur son humeur. Les gens qui attachent de l'importance a ce qui compose le bien-etre materiel etaient classes par elle dans une categorie de maniaques. Toujours nu-tete, les cheveux en desordre, narguant le vent, le soleil, jamais plus contente que lorsqu'elle rentrait mouillee par la pluie, elle se livrait, a la campagne, a tous les exercices violents, comme si la eut ete toute sa vie. Sept ou huit lieues a cheval, au galop, etaient un jeu pour elle; a pied, elle defiait tout le monde; elle courait, grimpait aux arbres, et si on ne marchait pas sur les parapets plutot que sur les quais, si on ne descendait pas les escaliers sur leurs rampes, elle pensait que c'etait par respect humain. Par-dessus tout elle aimait, chez sa mere, a s'echapper seule, a regarder dans la campagne et ne voir personne. Ce gout d'enfant pour la solitude, et le plaisir qu'elle prenait a sortir par des temps affreux, tenaient, disait-elle, a ce qu'elle etait sure qu'alors on ne viendrait pas _la chercher en se promenant_. Toujours entrainee par cette bizarre idee, a ses risques et perils, elle se mettait dans un bateau en pleine eau, et sortait ainsi du parc, que la riviere traversait, sans se demander ou elle aborderait. Comment lui laissait-on courir tant de dangers? Je ne me chargerai pas de vous l'expliquer. Au milieu de ces folies, Emmeline etait railleuse; elle avait un oncle tout rond, avec un rire bete, excellent homme. Elle lui avait persuade que de figure et d'esprit elle etait tout son portrait, et cela avec des raisons a faire rire un mort. De la le digne oncle avait concu pour sa niece une tendresse sans bornes. Elle jouait avec lui comme avec un enfant, lui sautait au cou quand il arrivait, lui grimpait sur les epaules; et jusqu'a quel age? c'est ce que je ne vous dirai pas non plus. Le plus grand amusement de la petite espiegle etait de faire faire a ce personnage, assez grave du reste, des lectures a haute voix: c'etait difficile, attendu qu'il trouvait que les livres n'avaient aucun sens, et cela s'expliquait par sa facon de ponctuer; il respirait au milieu des phrases, n'ayant pour guide que la mesure de son souffle. Vous jugez quel galimatias, et l'enfant de rire a se pamer. Je suis oblige d'ajouter qu'au theatre elle en faisait autant pendant les tragedies, mais qu'elle trouvait quelquefois moyen d'etre emue aux comedies les plus gaies. Pardonnez, madame, ces details puerils, qui, apres tout, ne peignent qu'un enfant gate. Il faut que vous compreniez qu'un pareil caractere devait plus tard agir a sa facon, et non a celle de tout le monde. A seize ans, l'oncle en question, allant en Suisse, emmena Emmeline. A l'aspect des montagnes, on crut qu'elle perdait la raison, tant ses transports de joie parurent vifs. Elle criait, s'elancait de la caleche; il fallait qu'elle allat plonger son petit visage dans les sources qui s'echappaient des roches. Elle voulait gravir des pics, ou descendre jusqu'aux torrents dans les precipices; elle ramassait des pierres, arrachait la mousse. Entree un jour dans un chalet, elle n'en voulait plus sortir; il fallut presque l'enlever de force, et lorsqu'elle fut remontee en voiture, elle cria en pleurant aux paysans: Ah! mes amis, vous me laissez partir! Nulle trace de coquetterie n'avait encore paru en elle lorsqu'elle entra dans le monde. Est-ce un mal de se trouver lancee dans la vie sans grande maxime en portefeuille? Je ne sais. D'autre part, n'arrive-t-il pas souvent de tomber dans un danger en voulant l'eviter? Temoin ces pauvres personnes auxquelles on a fait de si terribles peintures de l'amour, qu'elles entrent dans un salon les cordes du coeur tendues par la crainte, et qu'au plus leger soupir elles resonnent comme des harpes. Quant a l'amour, Emmeline etait encore fort ignorante sur ce sujet. Elle avait lu quelques romans ou elle avait choisi une collection de ce qu'elle nommait des niaiseries sentimentales, chapitre qu'elle traitait volontiers d'une facon divertissante. Elle s'etait promis de vivre uniquement en spectateur. Sans nul souci de sa tournure, de sa figure, ni de son esprit, devait-elle aller au bal, elle posait sur sa tete une fleur, sans s'inquieter de l'effet de sa coiffure, endossait une robe de gaze comme un costume de chasse, et, sans se mirer les trois quarts du temps, partait joyeuse. Vous sentez qu'avec sa fortune (car du vivant de sa mere sa dot etait considerable) on lui proposait tous les jours des partis. Elle n'en refusait aucun sans examen; mais ces examens successifs n'etaient pour elle que l'occasion d'une galerie de caricatures. Elle toisait les gens de la tete aux pieds avec plus d'assurance qu'on n'en a ordinairement a son age; puis, le soir, enfermee avec ses bonnes amies, elle leur donnait une representation de l'entrevue du matin; son talent naturel pour l'imitation rendait cette scene d'un comique acheve. Celui-la avait l'air embarrasse, celui-ci etait fat; l'un parlait du nez, l'autre saluait de travers. Tenant a la main le chapeau de son oncle, elle entrait, s'asseyait, causait de la pluie et du beau temps comme a une premiere visite, en venait peu a peu a effleurer la question matrimoniale, et, quittant brusquement son role, eclatait de rire; reponse decisive qu'on pouvait porter a ses pretendants. Un jour arriva cependant ou elle se trouva devant son miroir, arrangeant ses fleurs avec un peu plus d'art que de coutume. Elle etait ce jour-la d'un grand diner, et sa femme de chambre lui avait mis une robe neuve qui ne lui parut pas de bon gout. Un vieil air d'opera avec lequel on l'avait bercee lui revint en tete: Aux amants lorsqu'on cherche a plaire, On est bien pres de s'enflammer. L'application qu'elle se fit de ces paroles la plongea tout a coup dans un emoi singulier. Elle demeura reveuse tout le soir, et pour la premiere fois on la trouva triste. M. de Marsan arrivait alors de Strasbourg, ou etait son regiment; c'etait un des plus beaux hommes qu'on put voir, avec cet air fier et un peu violent que vous lui connaissez. Je ne sais s'il etait du diner ou avait paru la robe neuve, mais il fut prie pour une partie de chasse chez madame Duval, qui avait une fort belle terre pres de Fontainebleau. Emmeline etait de cette partie. Au moment d'entrer dans le bois, le bruit Du cor fit emporter le cheval qu'elle montait. Habituee aux caprices de l'animal, elle voulut l'en punir apres l'avoir calme; un coup de cravache donne trop vivement faillit lui couter la vie. Le cheval ombrageux se jeta a travers champs, et il entrainait a un ravin profond la cavaliere imprudente, quand M. de Marsan, qui avait mis pied a terre, courut l'arreter; mais le choc le renversa, et il eut le bras casse. Le caractere d'Emmeline, a dater de ce jour, parut entierement change. A sa gaiete succeda un air de distraction etrange. Madame Duval etant morte peu de temps apres, la terre fut vendue, et on pretendit qu'a la maison du faubourg Saint-Honore, la petite Duval soulevait regulierement sa jalousie a l'heure ou un beau garcon a cheval passait, allant aux Champs-Elysees. Quoi qu'il en soit, un an apres, Emmeline declara a sa famille ses intentions, que rien ne put ebranler. Je n'ai pas besoin de vous parler du haro et de tout le tapage qu'on fit pour la convaincre. Apres six mois de resistance opiniatre, malgre tout ce qu'on put dire et faire, il fallut ceder a la demoiselle, et la faire comtesse de Marsan. II Le mariage fait, la gaiete revint. Ce fut un spectacle assez curieux de voir une femme redevenir enfant apres ses noces; il semblait que la vie d'Emmeline eut ete suspendue par son amour; des qu'il fut satisfait, elle reprit son cours, comme un ruisseau arrete un instant. Ce n'etait plus maintenant dans la chambrette obscure que se passaient les enfantillages journaliers, c'etait a l'hotel de Marsan comme dans les salons les plus graves, et vous imaginez quels effets ils y produisaient. Le comte, serieux et parfois sombre, gene peut-etre par sa position nouvelle, promenait assez tristement sa jeune femme, qui riait de tout sans songer a rien. On s'etonna d'abord, on murmura ensuite, enfin on s'y fit, comme a toute chose. La reputation de M. de Marsan n'etait pas celle d'un homme a marier, mais etait tres bonne pour un mari; d'ailleurs, eut-on voulu etre plus severe, il n'etait personne que n'eut desarme la bienveillante gaiete d'Emmeline. L'oncle Duval avait eu soin d'annoncer que le contrat, du cote de la fortune, ne mettait pas sa niece a la merci d'un maitre; le monde se contenta de cette confidence qu'on voulait bien lui faire, et, pour ce qui avait precede et amene le mariage, on en parla comme d'un caprice dont les bavards firent un roman. On se demandait pourtant tout bas quelles qualites extraordinaires avaient pu seduire une riche heritiere et la determiner a ce coup de tete. Les gens que le hasard a maltraites ne se figurent pas aisement qu'on dispose ainsi de deux millions sans quelque motif surnaturel. Ils ne savent pas que, si la plupart des hommes tiennent avant tout a la richesse, une jeune fille ne se doute quelquefois pas de ce que c'est que l'argent, surtout lorsqu'elle est nee avec, et qu'elle n'a pas vu son pere le gagner. C'etait precisement l'histoire d'Emmeline; elle avait epouse M. de Marsan uniquement parce qu'il lui avait plu et qu'elle n'avait ni pere ni mere pour la contrarier; mais, quant a la difference de fortune, elle n'y avait seulement pas pense. M. de Marsan l'avait seduite par les qualites exterieures qui annoncent l'homme, la beaute et la force. Il avait fait devant elle et pour elle la seule action qui eut fait battre le coeur de la jeune fille; et, comme une gaiete habituelle s'allie quelquefois a une disposition romanesque, ce coeur sans experience s'etait exalte. Aussi la folle comtesse aimait-elle son mari a l'exces; rien n'etait beau pour elle que lui, et, quand elle lui donnait le bras, rien ne valait la peine qu'elle tournat la tete. Pendant les quatre premieres annees apres le mariage, on les vit tres peu l'un et l'autre. Ils avaient loue une maison de campagne au bord de la Seine, pres de Melun; il y a dans cet endroit deux ou trois villages qui s'appellent le May, et comme apparemment la maison est batie a la place d'un ancien moulin, on l'appelle le _Moulin de May_. C'est une habitation charmante; on y jouit d'une vue delicieuse. Une grande terrasse, plantee de tilleuls, domine la rive gauche du fleuve, et on descend du parc au bord de l'eau par une colline de verdure. Derriere la maison est une basse-cour d'une proprete et d'une elegance singulieres, qui forme a elle seule un grand batiment au milieu duquel est une faisanderie; un parc immense entoure la maison, et va rejoindre le bois de la Rochette. Vous connaissez ce bois, madame; vous souvenez-vous de l'_allee des Soupirs?_ Je n'ai jamais su d'ou lui vient ce nom; mais j'ai toujours trouve qu'elle le merite. Lorsque le soleil donne sur l'etroite charmille, et qu'en s'y promenant seul au frais pendant la chaleur de midi, on voit cette longue galerie s'etendre a mesure qu'on avance, on est inquiet et charme de se trouver seul, et la reverie vous prend malgre vous. Emmeline n'aimait pas cette allee; elle la trouvait sentimentale, et ses railleries du couvent lui revenaient quand on en parlait. La basse-cour, en revanche, faisait ses delices; elle y passait deux ou trois heures par jour avec les enfants du fermier. J'ai peur que mon heroine ne vous semble niaise si je vous dis que, lorsqu'on venait la voir, on la trouvait quelquefois sur une meule, remuant une enorme fourche et les cheveux entremeles de foin; mais elle sautait a terre comme un oiseau, et, avant que vous eussiez le temps de voir l'enfant gate, la comtesse etait pres de vous, et vous faisait les honneurs de chez elle avec une grace qui fait tout pardonner. Si elle n'etait pas a la basse-cour, il fallait alors, pour la rencontrer, gagner au fond du parc un petit tertre vert au milieu des rochers: c'etait un vrai desert d'enfant, comme celui de Rousseau a Ermenonville, trois cailloux et une bruyere; la, assise a l'ombre, elle chantait a haute voix en lisant les Oraisons funebres de Bossuet, ou tout autre ouvrage aussi grave. Si la encore vous ne la trouviez pas, elle courait a cheval dans la vigne, forcant quelque rosse de la ferme a sauter les fosses et les echaliers, et se divertissant toute seule aux depens de la pauvre bete avec un imperturbable sang-froid. Si vous ne la voyiez ni a la vigne, ni au desert, ni a la basse-cour, elle etait probablement devant son piano, dechiffrant une partition nouvelle, la tete en avant, les yeux animes et les mains tremblantes; la lecture de la musique l'occupait tout entiere, et elle palpitait d'esperance en pensant qu'elle allait decouvrir un air, une phrase de son gout. Mais si le piano etait muet comme le reste, vous aperceviez alors la maitresse de la maison assise ou plutot accroupie sur un coussin au coin de la cheminee, et tisonnant, la pincette a la main. Ses yeux distraits cherchent dans les veines du marbre des figures, des animaux, des paysages, mille aliments de reveries, et, perdue dans cette contemplation, elle se brule le bout du pied avec sa pincette rougie au feu. Voila de vraies folies, allez-vous dire; ce n'est pas un roman que je fais, madame, et vous vous en apercevez bien. Comme, malgre ses folies, elle avait de l'esprit, il se trouva que, sans qu'elle y pensat, il s'etait forme au bout de quelque temps un cercle de gens d'esprit autour d'elle. M. de Marsan, en 1829, fut oblige d'aller en Allemagne pour une affaire de succession qui ne lui rapporta rien. Il ne voulut point emmener sa femme et la confia a la marquise d'Ennery, sa tante, qui vint loger au Moulin de May. Madame d'Ennery etait d'humeur mondaine; elle avait ete belle aux beaux jours de l'empire, et elle marchait avec une dignite folatre, comme si elle eut traine une robe a queue. Un vieil eventail a paillettes, qui ne la quittait pas, lui servait a se cacher a demi lorsqu'elle se permettait un propos grivois, qui lui echappait volontiers; mais la decence restait toujours a portee de sa main, et, des que l'eventail se baissait, les paupieres de la dame en faisaient autant. Sa facon de voir et de parler etonna d'abord Emmeline a un point qu'on ne peut se figurer; car, avec son etourderie, madame de Marsan etait restee d'une innocence rare. Les recits plaisants de sa tante, la maniere dont celle-ci envisageait le mariage, ses demi-sourires en parlant des autres, ses helas! En parlant d'elle-meme, tout cela rendait Emmeline tantot serieuse et stupefaite, tantot folle de plaisir, comme la lecture d'un conte de fees. Quand la vieille dame vit l'_allee des Soupirs_, il va sans dire qu'elle l'aima beaucoup; la niece y vint par complaisance. Ce fut la qu'a travers un deluge de sornettes Emmeline entrevit le fond des choses, ce qui veut dire, en bon francais, la facon de vivre des Parisiens. Elles se promenaient seules toutes deux un matin, et gagnaient, en causant, le bois de la Rochette; madame d'Ennery essayait vainement de faire raconter a la comtesse l'histoire de ses amours; elle la questionnait de cent manieres sur ce qui s'etait passe a Paris, pendant l'annee mysterieuse ou M. de Marsan faisait la cour a mademoiselle Duval; elle lui demandait en riant s'il y avait eu quelques rendez-vous, un baiser pris avant le contrat, enfin comment la passion etait venue. Emmeline, sur ce sujet, a ete muette toute sa vie; je me trompe peut-etre, mais je crois que la raison de ce silence, c'est qu'elle ne peut parler de rien sans en plaisanter, et qu'elle ne veut pas plaisanter la-dessus. Bref, la douairiere, voyant sa peine perdue, changea de these, et demanda si, apres quatre ans de mariage, cet amour etrange vivait encore.--Comme il vivait au premier jour, repondit Emmeline, et comme il vivra a mon dernier jour. Madame d'Ennery, a cette parole, s'arreta, et baisa majestueusement sa niece sur le front.--Chere enfant, dit-elle, tu merites d'etre heureuse, et le bonheur est fait, a coup sur, pour l'homme qui est aime de toi. Apres cette phrase prononcee d'un ton emphatique, elle se redressa tout d'une piece, et ajouta en minaudant: Je croyais que M. de Sorgues te faisait les yeux doux? M. de Sorgues etait un jeune homme a la mode, grand amateur de chasse et de chevaux, qui venait souvent au Moulin de May, plutot pour le comte que pour sa femme. Il etait cependant assez vrai qu'il avait fait les _yeux doux_ a la comtesse; car quel homme desoeuvre, a douze lieues de Paris, ne regarde une jolie femme quand il la rencontre? Emmeline ne s'etait jamais guere occupee de lui, sinon pour veiller a ce qu'il ne manquat de rien chez elle. Il lui etait indifferent, mais l'observation de sa tante le lui fit secretement hair malgre elle. Le hasard voulut qu'en rentrant du bois elle vit precisement dans la cour une voiture qu'elle reconnut pour celle de M. de Sorgues. Il se presenta un instant apres, temoignant le regret d'arriver trop tard de la campagne ou il avait passe l'ete, et de ne plus trouver M. de Marsan. Soit etonnement, soit repugnance, Emmeline ne put cacher quelque emotion en le voyant; elle rougit, et il s'en apercut. Comme M. de Sorgues etait abonne a l'Opera, et qu'il avait entretenu deux ou trois figurantes, a cent ecus par mois, il se croyait homme a bonnes fortunes, et oblige d'en soutenir le role. En allant diner, il voulut savoir jusqu'a quel point il avait ebloui, et serra la main de madame de Marsan. Elle frissonna de la tete aux pieds, tant l'impression lui fut nouvelle; il n'en fallait pas tant pour rendre un fat ivre d'orgueil. Il fut decide par la tante, un mois durant, que M. de Sorgues etait l'_adorateur_; c'etait un sujet intarissable d'antiques fadaises et de mots a double entente qu'Emmeline supportait avec peine, mais auxquels son bon naturel la forcait de se plier. Dire par quels motifs la vieille marquise trouvait l'adorateur aimable, par quels autres motifs il lui plaisait moins, c'est malheureusement ou heureusement une chose impossible a ecrire et impossible a deviner. Mais on peut aisement supposer l'effet que produisaient sur Emmeline de pareilles idees, accompagnees, bien entendu, d'exemples tires de l'histoire moderne, et de tous les principes des gens bien eleves qui font l'amour comme des maitres de danse. Je crois que c'est dans un livre aussi dangereux que les liaisons dont parle son titre, que se trouve une remarque dont on ne connait pas assez la profondeur: "Rien ne corrompt plus vite une jeune femme, y est-il dit, que de croire corrompus ceux qu'elle doit respecter." Les propos de madame d'Ennery eveillaient dans l'ame de sa niece un sentiment d'une autre nature.--Qui suis-je donc, se disait-elle, si le monde est ainsi? La pensee de son mari absent la tourmentait; elle aurait voulu le trouver pres d'elle lorsqu'elle revait au coin du feu; elle eut du moins pu le consulter, lui demander la verite; il devait la savoir, puisqu'il etait homme, et elle sentait que la verite dite par cette bouche ne pouvait pas etre a craindre. Elle prit le parti d'ecrire a M. de Marsan, et de se plaindre de sa tante. Sa lettre etait faite et cachetee, et elle se disposait a l'envoyer, quand, par une bizarrerie de son caractere, elle la jeta au feu en riant.--Je suis bien sotte de m'inquieter, se dit-elle avec sa gaiete habituelle; ne voila-t-il pas un beau monsieur pour me faire peur avec ses yeux doux! M. de Sorgues entrait au moment meme. Apparemment que, pendant sa route, il avait pris des resolutions extremes; le fait est qu'il ferma brusquement la porte, et, s'approchant d'Emmeline sans lui dire un mot, il la saisit et l'embrassa. Elle resta muette d'etonnement, et, pour toute reponse, tira sa sonnette. M. de Sorgues, en sa qualite d'homme a bonnes fortunes, comprit aussitot et se sauva. Il ecrivit le soir meme une grande lettre a la comtesse, et on ne le revit plus au Moulin de May. III Emmeline ne parla de son aventure a personne. Elle n'y vit qu'une lecon pour elle, et un sujet de reflexion. Son humeur n'en fut pas alteree; seulement, quand madame d'Ennery, selon sa coutume, l'embrassait le soir avant de se retirer, un leger frisson faisait palir la comtesse. Bien loin de se plaindre de sa tante, comme elle l'avait d'abord resolu, elle ne chercha qu'a se rapprocher d'elle et a la faire parler davantage. La pensee du danger etant ecartee par le depart de l'adorateur, il n'etait reste dans la tete de la comtesse qu'une curiosite insatiable. La marquise avait eu, dans la force du terme, ce qu'on appelle une jeunesse orageuse; en avouant le tiers de la verite, elle etait deja tres divertissante, et avec sa niece, apres diner, elle en avouait quelque fois la moitie. Il est vrai que tous les matins elle se reveillait avec l'intention de ne plus rien dire, et de reprendre tout ce qu'elle avait dit; mais ses anecdotes ressemblaient, par malheur, aux moutons de Panurge: a mesure que la journee avancait, les confidences se multipliaient; en sorte que, quand minuit sonnait, il se trouvait quelquefois que l'aiguille semblait avoir compte le nombre des historiettes de la bonne dame. Enfoncee dans un grand fauteuil, Emmeline ecoutait gravement; je n'ai pas besoin d'ajouter que cette gravite etait troublee a chaque instant par un fou rire et les questions les plus plaisantes. A travers les scrupules et les reticences indispensables, madame de Marsan dechiffrait sa tante, comme un manuscrit precieux ou il manque nombre de feuillets, que l'intelligence du lecteur doit remplacer; le monde lui apparut sous un nouvel aspect; elle vit que, pour faire mouvoir les marionnettes, il fallait connaitre et saisir les fils. Elle prit dans cette pensee une indulgence pour les autres qu'elle a toujours conservee; il semble, en effet, que rien ne la choque, et personne n'est moins severe qu'elle pour ses amis; cela vient de ce que l'experience l'a forcee a se regarder comme un etre a part, et qu'en s'amusant innocemment des faiblesses d'autrui elle a renonce a les imiter. Ce fut alors que, de retour a Paris, elle devint cette comtesse de Marsan dont on a tant parle, et qui fut si vite a la mode. Ce n'etait plus la petite Duval, ni la jeune mariee turbulente et presque toujours decoiffee. Une seule epreuve et sa volonte l'avaient subitement metamorphosee. C'etait une femme de tete et de coeur qui ne voulait ni amours ni conquetes, et qui, avec une sagesse reconnue, trouvait moyen de plaire partout. Il semblait qu'elle se fut dit: Puisque c'est ainsi que va le monde, eh bien! nous le prendrons comme il est. Elle avait devine la vie, et pendant un an, vous vous en souvenez, il n'y eut pas de plaisir sans elle. On a cru et on a dit, je le sais, qu'un changement si extraordinaire n'avait pu etre fait que par l'amour, et on a attribue a une passion nouvelle le nouvel eclat de la comtesse. On juge si vite, et on se trompe si bien! Ce qui fit le charme d'Emmeline, ce fut son parti pris de n'attaquer personne, et d'etre elle-meme inattaquable. S'il y a quelqu'un a qui puisse s'appliquer ce mot charmant d'un de nos poetes: "Je vis par curiosite [1]" c'est a madame de Marsan; ce mot la resume tout entiere. [Note 1: Victor Hugo, _Marion Delorme_. (_Note de l'auteur_.)] M. de Marsan revint; le peu de succes de son voyage ne l'avait pas mis De bonne humeur. Ses projets etaient renverses. La revolution de juillet vint par la-dessus, et il perdit ses epaulettes. Fidele au parti qu'il servait, il ne sortit plus que pour faire de rares visites dans le faubourg Saint-Germain. Au milieu de ces tristes circonstances, Emmeline tomba malade; sa sante delicate fut brisee par de longues souffrances, et elle pensa mourir. Un an apres, on la reconnaissait a peine. Son oncle l'emmena en Italie, et ce ne fut qu'en 1832 qu'elle revint de Nice avec le digne homme. Je vous ai dit qu'il s'etait forme un cercle autour d'elle; elle le retrouva au retour; mais, de vive et alerte qu'elle etait, elle devint sedentaire. Il semblait que l'agilite de son corps l'eut quittee, et ne fut restee que dans son esprit. Elle sortait rarement, comme son mari, et on ne passait guere le soir sous sa fenetre sans voir la lumiere de sa lampe. La se rassemblaient quelques amis; comme les gens d'elite se cherchent, l'hotel de Marsan fut bientot un lieu de reunion tres agreable, que l'on n'abordait ni trop difficilement ni trop aisement, et qui eut le bon sens de ne pas devenir un bureau d'esprit. M. de Marsan, habitue a une vie plus agitee, s'ennuyait de ne savoir que faire. Les conversations et l'oisivete n'avaient jamais ete fort a son gout. On le vit d'abord plus rarement chez la comtesse, et peu a peu on ne le vit plus. On a dit meme que, fatigue de sa femme, il avait pris une maitresse; comme ce n'est pas prouve, nous n'en parlerons pas. Cependant Emmeline avait vingt-cinq ans, et sans se rendre compte de ce qui se passait en elle, elle sentait aussi l'ennui la gagner. L'_allee des Soupirs_ lui revint en memoire, et la solitude l'inquieta. Il lui semblait eprouver un desir, et, quand elle cherchait ce qui lui manquait, elle ne trouvait rien. Il ne lui venait pas a la pensee qu'ont put aimer deux fois dans sa vie; sous ce rapport, elle croyait avoir epuise son coeur, et M. de Marsan en etait pour elle l'unique depositaire; lorsqu'elle entendait la Malibran, une crainte involontaire la saisissait; rentree chez elle et renfermee, elle passait quelquefois la nuit entiere a chanter seule, et il arrivait que sur ses levres les notes devenaient convulsives. Elle crut que sa passion pour la musique suffirait pour la rendre heureuse; elle avait une loge aux Italiens, qu'elle fit tendre de soie, comme un boudoir. Cette loge, decoree avec un soin extreme, fut pendant quelque temps l'objet constant de ses pensees; elle en avait choisi l'etoffe, elle y fit porter une petite glace gothique qu'elle aimait. Ne sachant comment prolonger ce plaisir d'enfant, elle y ajoutait chaque jour quelque chose; elle fit elle-meme pour sa loge un petit tabouret en tapisserie qui etait un chef-d'oeuvre; enfin, quand tout fut decidement acheve, quand il n'y eut plus moyen de rien inventer, elle se trouva seule, un soir, dans son coin cheri, en face du _Don Juan_ de Mozart. Elle ne regardait ni la salle ni le theatre; elle eprouvait une impatience irresistible; Rubini, madame Heinefetter et mademoiselle Sontag chantaient le trio des masques, que le public leur fit repeter. Perdue dans sa reverie, Emmeline ecoutait de toute son ame; elle s'apercut, en revenant a elle, qu'elle avait etendu le bras sur une chaise vide a ses cotes, et qu'elle serrait fortement son mouchoir a defaut d'une main amie. Elle ne se demanda pas pourquoi M. de Marsan n'etait pas la, mais elle se demanda pourquoi elle y etait seule, et cette reflexion la troubla. Elle trouva en rentrant son mari dans le salon, jouant aux echecs avec un de ses amis. Elle s'assit a quelque distance, et, presque malgre elle, regarda le comte. Elle suivait les mouvements de cette noble figure, qu'elle avait vue si belle a dix-huit ans lorsqu'il s'etait jete au-devant de son cheval. M. de Marsan perdait, et ses sourcils fronces ne lui pretaient pas une expression gracieuse. Il sourit tout a coup; la fortune tournait de son cote, et ses yeux brillerent. --Vous aimez donc beaucoup ce jeu? demanda Emmeline en souriant. --Comme la musique, pour passer le temps, repondit le comte. Et il continua sans regarder sa femme. --Passer le temps! se repeta tout bas madame de Marsan, dans sa chambre, au moment de se mettre au lit. Ce mot l'empechait de dormir.--Il est beau, il est brave, se disait-elle, il m'aime. Cependant son coeur battait avec violence; elle ecoutait le bruit de la pendule, et la vibration monotone du balancier lui etait insupportable; elle se leva pour l'arreter.--Que fais-je? demanda-t-elle; arreterai-je l'heure et le temps, en forcant cette petite horloge a se taire? Les yeux fixes sur la pendule, elle se livra a des pensees qui ne lui etaient pas encore venues. Elle songea au passe, a l'avenir, a la rapidite de la vie; elle se demanda pourquoi nous sommes sur terre, ce que nous y faisons, ce qui nous attend apres. En cherchant dans son coeur, elle n'y trouva qu'un jour ou elle eut vecu, celui ou elle avait senti qu'elle aimait. Le reste lui sembla un reve confus, une succession de journees uniformes comme le mouvement du balancier. Elle posa sa main sur son front, et sentit un besoin invincible de vivre; dirai-je de souffrir? Peut-etre. Elle eut prefere en cet instant la souffrance a sa tristesse. Elle se dit qu'a tout prix elle voulait changer son existence. Elle fit cent projets de voyage, et aucun pays ne lui plaisait. Qu'irait-elle chercher? L'inutilite de ses desirs, l'incertitude qui l'accablait l'effrayerent; elle crut avoir eu un moment de folie; elle courut a son piano, et voulut jouer son trio des masques, mais aux premiers accords elle fondit en larmes, et resta pensive et decouragee. IV Parmi les habitues de l'hotel de Marsan se trouvait un jeune homme nomme Gilbert. Je sens, madame, qu'en vous parlant de lui, je touche ici a un point delicat, et je ne sais trop comment je m'en tirerai. Il venait depuis six mois une ou deux fois par semaine chez la comtesse, et ce qu'il ressentait pres d'elle ne doit peut-etre pas s'appeler de l'amour. Quoi qu'on en dise, l'amour c'est l'esperance; et telle que ses amis la connaissaient, si Emmeline inspirait des desirs, sa conduite et son caractere n'etaient pas faits pour les enhardir. Jamais, en presence de madame de Marsan, Gilbert ne s'etait adresse de questions de ce genre. Elle lui plaisait par sa conversation, par ses manieres de voir, par ses gouts, par son esprit, et par un peu de malice, qui est le hochet de l'esprit. Eloigne d'elle, un regard, un sourire, quelque beaute secrete entrevue, que sais-je? mille souvenirs s'emparaient de lui et le poursuivaient incessamment, comme ces fragments de melodie dont on ne peut se debarrasser a la suite d'une soiree musicale; mais, des qu'il la voyait, il retrouvait le calme, et la facilite qu'il avait de la voir souvent l'empechait peut-etre de souhaiter davantage; car ce n'est quelquefois qu'en perdant ceux qu'on aime qu'on sent combien on les aimait. En allant le soir chez Emmeline, on la trouvait presque toujours entouree; Gilbert n'arrivait guere que vers dix heures, au moment ou il y avait le plus de monde, et personne ne restait le dernier: on sortait ensemble a minuit, quelquefois plus tard, s'il s'etait trouve une histoire amusante en train. Il en resultait que, depuis six mois, malgre son assiduite chez la comtesse, Gilbert n'avait point eu de tete-a-tete avec elle. Il la connaissait cependant tres bien, et peut-etre mieux que de plus intimes, soit par une penetration naturelle, soit par un autre motif qu'il faut vous dire aussi. Il aimait la musique autant qu'elle; et, comme un gout dominant explique bien des choses, c'etait par la qu'il la devinait: il y avait telle phrase d'une romance, tel passage d'un air italien qui etait pour lui la clef d'un tresor: l'air acheve, il regardait Emmeline, et il etait rare qu'il ne rencontrat pas ses yeux. S'agissait-il d'un livre nouveau ou d'une piece representee la veille, si l'un d'eux en disait son avis, l'autre approuvait d'un signe de tete. A une anecdote, il leur arrivait de rire au meme endroit; et le recit touchant d'une belle action leur faisait detourner les regards en meme temps, de peur de trahir l'emotion trop vive. Pour tout exprimer par un bon vieux mot, il y avait entre eux sympathie. Mais, direz-vous, c'est de l'amour; patience, madame, pas encore. Gilbert allait souvent aux Bouffes, et passait quelquefois un acte dans la loge de la comtesse. Le hasard fit qu'un de ces jours-la on donnat encore _Don Juan_. M. de Marsan y etait. Emmeline, lorsque vint le trio, ne put s'empecher de regarder a cote d'elle et de se souvenir de son mouchoir; c'etait, cette fois, le tour de Gilbert de rever au son des basses et de la melancolique harmonie; toute son ame etait sur les levres de mademoiselle Sontag, et qui n'eut pas senti comme lui aurait pu le croire amoureux fou de la charmante cantatrice; les yeux du jeune homme etincelaient. Sur son visage un peu pale, ombrage de longs cheveux noirs, on lisait le plaisir qu'il eprouvait; ses levres etaient entr'ouvertes, et sa main tremblante frappait legerement la mesure sur le velours de la balustrade. Emmeline sourit; et en ce moment, je suis force de l'avouer, en ce moment, assis au fond de la loge, le comte dormait profondement. Tant d'obstacles s'opposent ici-bas a des hasards de cette espece, que ce ne sont que des rencontres; mais, par cela meme, ils frappent davantage, et laissent un plus long souvenir. Gilbert ne se douta meme pas de la pensee secrete d'Emmeline et de la comparaison qu'elle avait pu faire. Il y avait pourtant de certains jours ou il se demandait au fond du coeur si la comtesse etait heureuse; en se le demandant, il ne le croyait pas; mais, des qu'il y pensait, il n'en savait plus rien. Voyant a peu pres les memes gens, et vivant dans le meme monde, ils avaient tous deux necessairement mille occasions de s'ecrire pour des motifs legers; ces billets indifferents, soumis aux lois de la ceremonie, trouvaient toujours moyen de renfermer un mot, une pensee, qui donnaient a rever. Gilbert restait souvent une matinee avec une lettre de madame de Marsan ouverte sur la table; et, malgre lui, de temps en temps il y jetait les yeux. Son imagination excitee lui faisait chercher un sens particulier aux choses les plus insignifiantes. Emmeline signait quelquefois en italien: _Vostrissima_; et il avait beau n'y voir qu'une formule amicale, il se repetait que ce mot voulait pourtant dire: toute a vous. Sans etre homme a bonnes fortunes comme M. de Sorgues, Gilbert avait eu des maitresses: il etait loin de professer pour les femmes cette apparence de mepris precoce que les jeunes gens prennent pour une mode; mais il avait sa facon de penser, et je ne vous l'expliquerai pas autrement qu'en vous disant que la comtesse de Marsan lui paraissait une exception. Assurement, bien des femmes sont sages; je me trompe, madame, elles le sont toutes; mais il y a maniere de l'etre. Emmeline a son age, riche, jolie, un peu triste, exaltee sur certains points, insouciante a l'exces sur d'autres, environnee de la meilleure compagnie, pleine de talents, aimant le plaisir, tout cela semblait au jeune homme d'etranges elements de sagesse.--Elle est belle pourtant! se disait-il, tandis que par les douces soirees d'aout il se promenait sur le boulevard Italien. Elle aime son mari sans doute, mais ce n'est que de l'amitie; l'amour est passe; vivra-t-elle sans amour? Tout en y pensant, il fit reflexion que depuis six mois il vivait sans maitresse. Un jour qu'il etait en visites, il passa devant la porte de l'hotel de Marsan, et y frappa, contre sa coutume, attendu qu'il n'etait que trois heures: il esperait trouver la comtesse seule, et il s'etonnait que l'idee de cet heureux hasard lui vint pour la premiere fois. On lui repondit qu'elle etait sortie. Il reprit le chemin de son logis de mauvaise humeur, et, comme c'etait son habitude, il parlait seul entre ses dents. Je n'ai que faire de vous dire a quoi il songeait. Ses distractions l'entrainerent peu a peu, et il s'ecarta de sa route. Ce fut, je crois, au coin du carrefour Buci qu'il heurta assez rudement un passant, et d'une maniere au moins bizarre; car il se trouva tout a coup face a face avec un visage inconnu, a qui il venait de dire tout haut: Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime? Il s'esquivait honteux de sa folie, dont il ne pouvait s'empecher de rire, lorsqu'il s'apercut que son apostrophe ridicule faisait un vers assez bien tourne. Il en avait fait quelques-uns du temps qu'il etait au college; il lui prit fantaisie de chercher la rime, et il la trouva comme vous allez voir. Le lendemain etait un samedi, jour de reception de la comtesse. M. de Marsan commencait a se relacher de ses resolutions solitaires, et il y avait grande foule ce jour-la, les lustres allumes, toutes les portes ouvertes, cercle enorme a la cheminee, les femmes d'un cote, les hommes de l'autre; ce n'etait pas un lieu a billets doux. Gilbert s'approcha, non sans peine, de la maitresse de la maison; apres avoir cause de choses indifferentes avec elle et ses voisines un quart d'heure, il tira de sa poche un papier plie qu'il s'amusait a chiffonner. Comme ce papier, tout chiffonne qu'il etait, avait pourtant un air de lettre, il s'attendait qu'on le remarquerait; quelqu'un le remarqua, en effet, mais ce ne fut pas Emmeline. Il le remit dans sa poche, puis l'en tira de nouveau; enfin la comtesse y jeta les yeux et lui demanda ce qu'il tenait.--Ce sont, lui dit-il, des vers de ma facon que j'ai faits pour une belle dame, et je vous les montrerais si vous me promettiez que, dans le cas ou vous devineriez qui c'est, vous ne me nuirez pas dans son esprit. Emmeline prit le papier et lut les stances suivantes: A NINON Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime, Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez? L'amour, vous le savez, cause une peine extreme C'est un mal sans pitie que vous plaignez vous-meme; Peut-etre cependant que vous m'en puniriez. Si je vous le disais, que six mois de silence Cachent de longs tourments et des voeux insenses Ninon, vous etes fine, et votre insouciance Se plait, comme une fee, a deviner d'avance; Vous me repondriez peut-etre: Je le sais. Si je vous le disais, qu'une douce folie A fait de moi votre ombre et m'attache a vos pas: Un petit air de doute et de melancolie, Vous le savez, Ninon, vous rend bien plus jolie; Peut-etre diriez-vous que vous n'y croyez pas. Si je vous le disais, que j'emporte dans l'ame Jusques aux moindres mots de nos propos du soir: Un regard offense, vous le savez, madame, Change deux yeux d'azur en deux eclairs de flamme; Vous me defendriez peut-etre de vous voir. Si je vous le disais, que chaque nuit je veille, Que chaque jour je pleure et je prie a genoux: Ninon, quand vous riez, vous savez qu'une abeille Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille; Si je vous le disais, peut-etre en ririez-vous. Mais vous n'en saurez rien;--je viens, sans en rien dire, M'asseoir sous votre lampe et causer avec vous; Votre voix, je l'entends, votre air, je le respire; Et vous pouvez douter, deviner et sourire, Vos yeux ne verront pas de quoi m'etre moins doux. Je recolte en secret des fleurs mysterieuses: Le soir, derriere vous, j'ecoute au piano Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses, Et dans les tourbillons de nos valses joyeuses, Je vous sens dans mes bras plier comme un roseau. La nuit, quand de si loin le monde nous separe, Quand je rentre chez moi pour tirer mes verrous, De mille souvenirs en jaloux je m'empare; Et la, seul devant Dieu, plein d'une joie avare, J'ouvre comme un tresor mon coeur tout plein de vous. J'aime, et je sais repondre avec indifference; J'aime, et rien ne le dit; j'aime, et seul je le sais; Et mon secret m'est cher, et chere ma souffrance; Et j'ai fait le serment d'aimer sans esperance, Mais non pas sans bonheur;--je vous vois, c'est assez. Non, je n'etais pas ne pour ce bonheur supreme, De mourir dans vos bras et de vivre a vos pieds, Tout me le prouve, helas! jusqu'a ma douleur meme... Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime, Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez? Lorsque Emmeline eut acheve sa lecture, elle rendit le papier a Gilbert, sans rien dire. Un peu apres, elle le lui redemanda, relut une seconde fois, puis garda le papier a la main d'un air indifferent, comme il avait fait tout a l'heure, et, quelqu'un s'etant approche, elle se leva, et oublia de rendre les vers. V Qui sommes-nous, je vous le demande, pour agir aussi legerement? Gilbert etait sorti joyeux pour se rendre a cette soiree; il revint tremblant comme une feuille. Ce qu'il y avait dans ces vers d'un peu exagere et d'un peu _plus que vrai_, etait devenu vrai des que la comtesse y avait touche. Elle n'avait cependant rien repondu, et, devant tant de temoins, impossible de l'interroger. Etait-elle offensee? Comment interpreter son silence? Parlerait-elle la premiere fois, et que dirait-elle? Son image se presentait tantot froide et severe, tantot douce et riante. Gilbert ne put supporter l'incertitude; apres une nuit sans sommeil, il Retourna chez la comtesse; il apprit qu'elle venait de partir en poste, et qu'elle etait au Moulin de May. Il se rappela que peu de jours auparavant il lui avait demande par hasard si elle comptait aller a la campagne, et qu'elle lui avait repondu que non; ce souvenir le frappa tout a coup.--C'est a cause de moi qu'elle part, se dit-il, elle me craint, elle m'aime! A ce dernier mot, il s'arreta. Sa poitrine etait oppressee; il respirait a peine, et je ne sais quelle frayeur le saisit; il tressaillit malgre lui a l'idee d'avoir touche si vite un si noble coeur. Les volets fermes, la cour de l'hotel deserte, quelques domestiques qui chargeaient un fourgon, ce depart precipite, cette sorte de fuite, tout cela le troubla et l'etonna. Il rentra chez lui a pas lents; en un quart d'heure, il etait devenu un autre homme. Il ne prevoyait plus rien, ne calculait rien; il ne savait plus ce qu'il avait fait la veille, ni quelles circonstances l'avaient amene la; aucun sentiment d'orgueil ne trouvait place dans sa pensee; durant cette journee entiere, il ne songea pas meme aux moyens de profiter de sa position nouvelle, ni a tenter de voir Emmeline; elle ne lui apparaissait plus ni douce ni severe; il la voyait assise a la terrasse, relisant les stances qu'elle avait gardees; et, en se repetant: Elle m'aime! il se demandait s'il en etait digne. Gilbert n'avait pas vingt-cinq ans; lorsque sa conscience eut parle, son age lui parla a son tour. Il prit la voiture de Fontainebleau le lendemain, et arriva le soir au Moulin de May; quand on l'annonca, Emmeline etait seule; elle le recut avec un malaise visible; en le voyant fermer la porte, le souvenir de M. de Sorgues la fit palir. Mais, a la premiere parole de Gilbert, elle vit qu'il n'etait pas plus rassure qu'elle-meme. Au lieu de lui toucher la main comme il faisait d'ordinaire, il s'assit d'un air plus timide et plus reserve qu'auparavant. Ils resterent seuls environ une heure, et il ne fut question ni des stances, ni de l'amour qu'elles exprimaient. Quand M. de Marsan rentra de la promenade, un nuage passa sur le front de Gilbert; il se dit qu'il avait bien mal profite de son premier tete-a-tete. Mais il en fut tout autrement d'Emmeline; le respect de Gilbert l'avait emue, elle tomba dans la plus dangereuse reverie; elle avait compris qu'elle etait aimee, et de l'instant qu'elle se crut en surete, elle aima. Lorsqu'elle descendit, le jour suivant, au dejeuner, les belles couleurs de la jeunesse avaient reparu sur ses joues; son visage, aussi bien que son coeur, avait rajeuni de dix ans. Elle voulut sortir a cheval, malgre un temps affreux; elle montait une superbe jument qu'il n'etait pas facile de faire obeir, et il semblait qu'elle voulut exposer sa vie; elle balancait, en riant, sa cravache au-dessus de la tete de l'animal inquiet, et elle ne put resister au singulier plaisir de le frapper sans qu'il l'eut merite; elle le sentit bondir de colere, et, tandis qu'il secouait l'ecume dont il etait couvert, elle regarda Gilbert. Par un mouvement rapide, le jeune homme s'etait approche, et voulait saisir la bride du cheval.--Laissez, laissez, dit-elle en riant, je ne tomberai pas ce matin. Il fallait pourtant bien parler de ces stances, et ils s'en parlaient en effet beaucoup tous deux, mais des yeux seulement; ce langage en vaut bien un autre. Gilbert passa trois jours au Moulin de May, sur le point de tomber a genoux a chaque instant. Quand il regardait la taille d'Emmeline, il tremblait de ne pouvoir resister a la tentation de l'entourer de ses bras; mais, des qu'elle faisait un pas, il se rangeait pour la laisser passer, comme s'il eut craint de toucher sa robe. Le troisieme jour au soir, il avait annonce son depart pour le lendemain matin; il fut question de valse en prenant le the, et de l'ode de Byron sur la valse. Emmeline remarqua que, pour parler avec tant d'animosite, il fallait que le plaisir eut excite bien vivement l'envie du poete qui ne pouvait le partager; elle fut chercher le livre a l'appui de son dire, et, pour que Gilbert put lire avec elle, elle se placa si pres de lui, que ses cheveux lui effleurerent la joue. Ce leger contact causa au jeune homme un frisson de plaisir auquel il n'eut pas resiste si M. de Marsan n'eut ete la. Emmeline s'en apercut et rougit: on ferma le livre, et ce fut tout l'evenement du voyage. Voila, n'est-il pas vrai, madame, un amoureux assez bizarre? Il y a un proverbe qui pretend que ce qui est differe n'est pas perdu. J'aime peu les proverbes en general, parce que ce sont des selles a tous chevaux; il n'en est pas un qui n'ait son contraire, et, quelque conduite que l'on tienne, on en trouve un pour s'appuyer. Mais je confesse que celui que je cite me parait faux cent fois dans l'application, pour une fois qu'il se trouvera juste, tout au plus a l'usage de ces gens aussi patients que resignes, aussi resignes qu'indifferents. Qu'on tienne ce langage en paradis, que les saints se disent entre eux que ce qui est differe n'est pas perdu, c'est a merveille; il sied a des gens qui ont devant eux l'eternite, de jeter le temps par les fenetres. Mais nous, pauvres mortels, notre chance n'est pas si longue. Aussi, je vous livre mon heros pour ce qu'il est; je crois pourtant que, s'il eut agi de toute autre maniere, il eut ete traite comme de Sorgues. Madame de Marsan revint au bout de la semaine. Gilbert arriva un soir chez elle de tres bonne heure. La chaleur etait accablante. Il la trouva seule au fond de son boudoir, etendue sur un canape. Elle etait vetue de mousseline, les bras et le col nus. Deux jardinieres pleines de fleurs embaumaient la chambre; une porte ouverte sur le jardin laissait entrer un air tiede et suave. Tout disposait a la mollesse. Cependant une taquinerie etrange, inaccoutumee, vint traverser leur entretien. Je vous ai dit qu'il leur arrivait continuellement d'exprimer en meme temps, et dans les memes termes, leurs pensees, leurs sensations; ce soir-la ils n'etaient d'accord sur rien, et par consequent tous deux de mauvaise foi. Emmeline passait en revue certaines femmes de sa connaissance. Gilbert En parla avec enthousiasme; et elle en disait du mal a proportion. L'obscurite vint; il se fit un silence. Un domestique entra, apportant Une lampe; madame de Marsan dit qu'elle n'en voulait pas, et qu'on la mit dans le salon. A peine cet ordre donne, elle parut s'en repentir, et, s'etant levee avec quelque embarras, elle se dirigea vers son piano. --Venez voir, dit-elle a Gilbert, le petit tabouret de ma loge, que je viens de faire monter autrement; il me sert maintenant pour m'asseoir la; on vient de me l'apporter tout a l'heure, et je vais vous faire un peu de musique, pour que vous en ayez l'etrenne. Elle preludait doucement par de vagues melodies, et Gilbert reconnut bientot son air favori, _le Desir_, de Beethoven. S'oubliant peu a peu, Emmeline repandit dans son execution l'expression la plus passionnee, Pressant le mouvement a faire battre le coeur, puis s'arretant tout a coup comme si la respiration lui eut manque, forcant le son et le laissant s'eteindre. Nulles paroles n'egaleront jamais la tendresse d'un pareil langage. Gilbert etait debout, et de temps en temps les beaux yeux se levaient pour le consulter. Il s'appuya sur l'angle du piano, et tous deux luttaient contre le trouble, quand un accident presque ridicule vint les tirer de leur reverie. Le tabouret cassa tout a coup, et Emmeline tomba aux pieds de Gilbert. Il s'elanca pour lui tendre la main; elle la prit et se releva en riant; il etait pale comme un mort, craignant qu'elle ne se fut blessee.--C'est bon, dit-elle, donnez-moi une chaise; ne dirait-on pas que je suis tombee d'un cinquieme? Elle se mit a jouer une contredanse, et, tout en jouant, a le plaisanter sur la peur qu'il avait eue.--N'est-il pas tout simple, lui dit-il, que je m'effraye de vous voir tomber?--Bah! repondait-elle, c'est un effet nerveux; ne croyez-vous pas que j'en suis reconnaissante? Je conviens que ma chute est ridicule, mais je trouve, ajouta-t-elle assez sechement, je trouve que votre peur l'est davantage. Gilbert fit quelques tours de chambre, et la contredanse d'Emmeline devenait moins gaie d'instant en instant. Elle sentait qu'en voulant le railler, elle l'avait blesse. Il etait trop emu pour pouvoir parler. Il revint s'appuyer au meme endroit, devant elle; ses yeux gonfles ne purent retenir quelques larmes; Emmeline se leva aussitot et fut s'asseoir au fond de la chambre, dans un coin obscur. Il s'approcha d'elle et lui reprocha sa durete. C'etait le tour de la comtesse a ne pouvoir repondre. Elle restait muette et dans un etat d'agitation impossible a peindre; il prit son chapeau pour sortir, et, ne pouvant s'y decider, s'assit pres d'elle; elle se detourna et etendit le bras comme pour lui faire signe de partir; il la saisit et la serra sur son coeur. Au meme instant on sonna a la porte, et Emmeline se jeta dans un cabinet. Le pauvre garcon ne s'apercut le lendemain qu'il allait chez madame de Marsan qu'au moment ou il y arrivait. L'experience lui faisait craindre de la trouver severe et offensee de ce qui s'etait passe. Il se trompait, il la trouva calme et indulgente, et le premier mot de la comtesse fut qu'elle l'attendait. Mais elle lui annonca fermement qu'il leur fallait cesser de se voir--Je ne me repens pas, lui dit-elle, de la faute que j'ai commise, et je ne cherche a m'abuser sur rien. Mais, quoi que je puisse vous faire souffrir et souffrir moi-meme, M. de Marsan est entre nous; je ne puis mentir; oubliez-moi. Gilbert fut atterre par cette franchise, dont l'accent persuasif ne permettait aucun doute. Il dedaignait les phrases vulgaires et les vaines menaces de mort qui arrivent toujours en pareil cas; il tenta d'etre aussi courageux que la comtesse, et de lui prouver du moins par la quelle estime il avait pour elle. Il lui repondit qu'il obeirait et qu'il quitterait Paris pour quelque temps; elle lui demanda ou il comptait aller, et lui promit de lui ecrire. Elle voulut qu'il la connut tout entiere, et lui raconta en quelques mots l'histoire de sa vie, lui peignit sa position, l'etat de son coeur, et ne se fit pas plus heureuse qu'elle n'etait. Elle lui rendit ses vers, et le remercia de lui avoir donne un moment de bonheur. --Je m'y suis livree, lui dit-elle, sans vouloir y reflechir; j'etais sure que l'impossible m'arreterait; mais je n'ai pu resister a ce qui etait possible. J'espere que vous ne verrez pas dans ma conduite une coquetterie que je n'y ai pas mise. J'aurais du songer davantage a vous; mais je ne vous crois pas assez d'amour pour que vous n'en guerissiez bientot. --Je serai assez franc, repondit Gilbert, pour vous dire que je n'en sais rien, mais je ne crois pas en guerir. Votre beaute m'a moins touche que votre esprit et votre caractere, et si l'image d'un beau visage peut s'effacer par l'absence ou par les annees, la perte d'un etre tel que vous est a jamais irreparable. Sans doute, je guerirai en apparence, et il est presque certain que dans quelque temps je reprendrai mon existence habituelle; mais ma raison meme dira toujours que vous eussiez fait le bonheur de ma vie. Ces vers que vous me rendez ont ete ecrits comme par hasard, un instant d'ivresse les a inspires; mais le sentiment qu'ils expriment est en moi depuis que je vous connais, et je n'ai eu la force de le cacher que par cela meme qu'il est juste et durable. Nous ne serons donc heureux ni l'un ni l'autre, et nous ferons au monde un sacrifice que rien ne pourra compenser. --Ce n'est pas au monde que nous le ferons, dit Emmeline, mais a nous-memes, ou plutot c'est a moi que vous le ferez. Le mensonge m'est insupportable, et hier soir, apres votre depart, j'ai failli tout dire a M. de Marsan. Allons, ajouta-t-elle gaiement, allons, mon ami, tachons de vivre. Gilbert lui baisa la main respectueusement, et ils se separerent. VI A peine cette determination fut-elle prise, qu'ils la sentirent impossible a realiser. Ils n'eurent pas besoin de longues explications pour en convenir mutuellement. Gilbert resta deux mois sans venir chez madame de Marsan, et pendant ces deux mois ils perdirent l'un et l'autre l'appetit et le sommeil. Au bout de ce temps, Gilbert se trouva un soir tellement desole et ennuye, que, sans savoir ce qu'il faisait, il prit son chapeau et arriva chez la comtesse a son heure ordinaire, comme si de rien n'etait. Elle ne songea pas a lui adresser un reproche de ce qu'il ne tenait pas sa parole. Des qu'elle l'eut regarde, elle comprit ce qu'il avait souffert; et il la vit si pale et si changee, qu'il se repentit de n'etre pas revenu plus tot. Ce qu'Emmeline avait dans le coeur n'etait ni un caprice ni une passion; c'etait la voix de la nature meme qui lui criait qu'elle avait besoin d'un nouvel amour. Elle n'avait pas fait grande reflexion sur le caractere de Gilbert; il lui plaisait, et il etait la; il lui disait qu'il l'aimait, et il l'aimait d'une tout autre maniere que M. de Marsan ne l'avait aimee. L'esprit d'Emmeline, son intelligence, son imagination enthousiaste, toutes les nobles qualites renfermees en elle souffraient a son insu. Les larmes qu'elle croyait repandre sans raison demandaient a couler malgre elle, et la forcaient d'en chercher le motif; tout alors le lui apprenait, ses livres, sa musique, ses fleurs, ses habitudes meme et sa vie solitaire; il fallait aimer et combattre, ou se resigner a mourir. Ce fut avec une fierte courageuse que la comtesse de Marsan envisagea l'abime ou elle allait tomber. Lorsque Gilbert la serra de nouveau dans ses bras, elle regarda le ciel, comme pour le prendre a temoin de sa faute et de ce qu'elle allait lui couter. Gilbert comprit ce regard melancolique; il mesura la grandeur de sa tache a la noblesse du coeur de son amie, il sentit qu'il avait entre les mains le pouvoir de lui rendre l'existence ou de la degrader a jamais. Cette pensee lui inspira moins d'orgueil que de joie; il se jura de se consacrer a elle, et remercia Dieu de l'amour qu'il eprouvait. La necessite du mensonge desolait pourtant la jeune femme; elle n'en parla plus a son amant, et garda cette peine secrete; du reste, l'idee de resister plus ou moins longtemps, du moment qu'elle ne pouvait resister toujours, ne lui vint pas a l'esprit. Elle compta, pour ainsi dire, ses chances de souffrance et ses chances de bonheur, et mit hardiment sa vie pour enjeu. Au moment ou Gilbert revint, elle se trouvait forcee de passer trois jours a la campagne. Il la conjurait de lui accorder un rendez-vous avant de partir.--Je le ferai si vous voulez, lui repondit-elle, mais je vous supplie de me laisser attendre. Le quatrieme jour, un jeune homme entra vers minuit au Cafe Anglais.--Que veut monsieur? Demande le garcon.--Tout ce que vous avez de meilleur, repondit le jeune homme avec un air de joie qui fit retourner tout le monde.--A la meme heure, au fond de l'hotel de Marsan, une persienne entr'ouverte laissait apercevoir une lueur derriere un rideau. Seule, en deshabille de nuit, madame de Marsan etait assise sur une petite chaise, dans sa chambre, les verrous tires derriere elle.--Demain je serai a lui. Sera-t-il a moi? Emmeline ne pensait pas a comparer sa conduite a celle des autres femmes. Il n'y avait pour elle, en cet instant, ni douleurs ni remords; tout faisait silence devant l'idee du lendemain. Oserai-je vous dire a quoi elle pensait? Oserai-je ecrire ce qui, a cette heure redoutable, inquietait une belle et noble femme, la plus sensible et la plus honnete que je connaisse, a la veille de la seule faute qu'elle ait jamais eu a se reprocher? Elle pensait a sa beaute. Amour, devouement, sincerite du coeur, constance, sympathie de gout, crainte, dangers, repentir, tout etait chasse, tout etait detruit par la plus vive inquietude sur ses charmes, sur sa beaute corporelle. La lueur que nous apercevons, c'est celle d'un flambeau qu'elle tient a la main. Sa psyche est en face d'elle; elle se retourne, ecoute; nul temoin, nul bruit; elle a entr'ouvert le voile qui la couvre, et, comme Venus devant le berger de la fable, elle comparait timidement. Pour vous parler du jour suivant, je ne puis mieux faire, madame, que de vous transcrire une lettre d'Emmeline a sa soeur, ou elle peint elle-meme ce qu'elle eprouvait: "J'etais a lui. A toutes mes anxietes avait succede un abattement extreme. J'etais brisee, et ce malaise me plaisait. Je passai la soiree en reverie; je voyais des formes vagues, j'entendais des voix lointaines; je distinguais: "Mon ange, ma vie!" et je m'affaissais encore, plus encore. Pas une fois ma pensee ne s'est reportee sur les inquietudes du jour precedent, durant cette demi-lethargie qui me reste en memoire comme l'etat que je choisirais en paradis. Je me couchai et dormis comme un nouveau-ne. Au reveil, le matin, un souvenir confus des evenements de la veille fit rapidement porter le sang au coeur. Une palpitation me fit dresser sur mon seant, et la je m'entendis m'ecrier a haute voix: _C'en est fait_! J'appuyai ma tete sur mes genoux, et je me precipitai au fond de mon ame. Pour la premiere fois, il me vint la crainte qu'il ne m'eut mal jugee. La simplicite avec laquelle j'avais cede pouvait lui donner cette opinion. En depit de son esprit, de son tact, je pouvais craindre une mauvaise experience du monde. Si ce n'etait pour lui qu'une fantaisie, une difficulte a vaincre? Trop etonnee, trop emue, bouleversee par tous les sentiments qui me subjuguaient, je n'avais pas assez etudie les siens. J'avais peur, je respirais court. Eh bien! me dis-je bravement, le jour ou il me connaitra, il aura un arriere a payer. Tout ce sombre fut eclaire tout a coup par de doux soupirs. Je sentais un sourire errer autour de ma bouche; comme la veille, je revis toute sa figure, belle d'une expression que je n'ai vue nulle part, meme dans les chefs-d'oeuvre des grands maitres: j'y lisais l'amour, le respect, le culte, et ce doute, cette crainte de ne pas obtenir, tant on desire vivement. Voila pour la femme l'instant supreme, et, ainsi bercee, je m'habillai. On a grand plaisir a la toilette quand on attend son amant." VII Emmeline avait mis cinq ans a s'apercevoir que son premier choix ne pouvait la rendre heureuse; elle en avait souffert pendant un an; elle avait lutte six mois contre une passion naissante, deux mois contre un amour avoue; elle avait enfin succombe, et son bonheur dura quinze jours. Quinze jours, c'est bien court, n'est-ce pas? J'ai commence ce conte sans y reflechir, et je vois qu'arrive au moment dont la pensee m'a fait prendre la plume, je n'ai rien a en dire, sinon qu'il fut bien court. Comment tenterai-je de vous le peindre? Vous raconterai-je ce qui est inexprimable et ce que les plus grands genies de la terre ont laisse deviner dans leurs ouvrages, faute d'une parole qui put le rendre? Certes, vous ne vous y attendez pas, et je ne commettrai pas ce sacrilege. Ce qui vient du coeur peut s'ecrire, mais non ce qui est le coeur lui-meme. D'ailleurs, en quinze jours, si on est heureux, a-t-on le temps de s'en apercevoir? Emmeline et Gilbert etaient encore etonnes de leur bonheur; ils n'osaient y croire, et s'emerveillaient de la vive tendresse dont leur coeur etait plein.--Est-il possible, se demandaient-ils, que nos regards se soient jamais rencontres avec indifference, et que nos mains se soient touchees froidement?--Quoi! je t'ai regarde, disait Emmeline, sans que mes yeux se soient voiles de larmes? Je t'ai ecoute sans baiser tes levres? Tu m'as parle comme a tout le monde, et je t'ai repondu sans te dire que je t'aimais?--Non, repondait Gilbert, ton regard, ta voix, te trahissaient; grand Dieu! comme ils me penetraient! C'est moi que la crainte a arrete, et qui suis cause que nous nous aimons si tard. Alors ils se serraient la main, comme pour se dire tacitement: Calmons-nous, il y a de quoi en mourir. A peine avaient-ils commence a s'habituer de se voir en secret, et a jouir des frayeurs du mystere; a peine Gilbert connaissait-il ce nouveau visage que prend tout a coup une femme en tombant dans les bras de son amant; a peine les premiers sourires avaient-ils paru a travers les larmes d'Emmeline; a peine s'etaient-ils jure de s'aimer toujours; pauvres enfants! Confiants dans leur sort, ils s'y abandonnaient sans crainte, et savouraient lentement le plaisir de reconnaitre qu'ils ne s'etaient pas trompes dans leur mutuelle esperance; ils en etaient encore a se dire: Comme nous allons etre heureux! quand leur bonheur s'evanouit. Le comte de Marsan etait un homme ferme, et sur les choses importantes son coup d'oeil ne le trompait pas. Il avait vu sa femme triste; il avait pense qu'elle l'aimait moins, et il ne s'en etait pas soucie. Mais il la vit preoccupee et inquiete, et il resolut de ne pas le souffrir. Des qu'il prit la peine d'en chercher la cause, il la trouva facilement. Emmeline s'etait troublee a sa premiere question, et a la seconde avait ete sur le point de tout avouer. Il ne voulut point d'une confidence de cette nature, et, sans en parler autrement a personne, il s'en fut a l'hotel garni qu'il habitait avant son mariage, et y retint un appartement. Comme sa femme allait se coucher, il entra chez elle en robe de chambre, et, s'etant assis en face d'elle, il lui parla a peu pres ainsi: --Vous me connaissez assez, ma chere, pour savoir que je ne suis pas jaloux. J'ai eu pour vous beaucoup d'amour, j'ai et j'aurai toujours pour vous beaucoup d'estime et d'amitie. Il est certain qu'a notre age, et apres tant d'annees passees ensemble, une tolerance reciproque nous est necessaire pour que nous puissions continuer de vivre en paix. J'use, pour ma part, de la liberte que doit avoir un homme, et je trouve bon que vous en fassiez autant. Si j'avais apporte dans cette maison autant de fortune que vous, je ne vous parlerais pas ainsi, je vous laisserais le comprendre. Mais je suis pauvre, et notre contrat de mariage m'a laisse pauvre par ma volonte. Ce qui, chez un autre, ne serait que de l'indulgence ou de la sagesse, serait pour moi de la bassesse. Quelque precaution qu'on prenne, une intrigue n'est jamais secrete; il faut, tot ou tard, qu'on en parle. Ce jour arrive, vous sentez que je ne serais range ni dans la categorie des maris complaisants, ni meme dans celle des maris ridicules, mais qu'on ne verrait en moi qu'un miserable a qui l'argent fait tout supporter. Il n'entre pas dans mon caractere de faire un eclat qui deshonore a la fois deux familles, quel qu'en soit le resultat; je n'ai de haine ni contre vous ni contre personne; c'est pour cette raison meme que je viens vous annoncer la resolution que j'ai prise, afin de prevenir les suites de l'etonnement qu'elle pourra causer. Je demeurerai, a partir de la semaine prochaine, dans l'hotel garni que j'habitais quand j'ai fait la connaissance de votre mere. Je suis fache de rester a Paris, mais je n'ai pas de quoi voyager; il faut que je me loge, et cette maison-la me plait. Voyez ce que vous voulez faire, et si c'est possible, j'agirai en consequence. Madame de Marsan avait ecoute son mari avec un etonnement toujours croissant. Elle resta comme une statue; elle vit qu'il etait decide, et elle n'y pouvait croire; elle se jeta a son cou presque involontairement; elle s'ecria que rien au monde ne la ferait consentir a cette separation. A tout ce qu'elle disait il n'opposait que le silence. Emmeline eclata en sanglots; elle se mit a genoux et voulut confesser sa faute; il l'arreta, et refusa de l'entendre. Il s'efforca de l'apaiser, lui repeta qu'il n'avait contre elle aucun ressentiment; puis il sortit malgre ses prieres. Le lendemain, ils ne se virent pas; lorsque Emmeline demanda si le comte etait chez lui, on lui repondit qu'il etait parti de grand matin, et qu'il ne rentrerait pas de la journee. Elle voulut l'attendre, et s'enferma a six heures du soir dans l'appartement de M. de Marsan; mais le courage lui manqua, et elle fut obligee de retourner chez elle. Le jour suivant, au dejeuner, le comte descendit en habit de cheval. Les domestiques commencaient a faire ses paquets, et le corridor etait plein de hardes en desordre. Emmeline s'approcha de son mari en le voyant entrer, et il la baisa sur le front; ils s'assirent en silence; on dejeunait dans la chambre a coucher de la comtesse. En face d'elle etait sa psyche; elle croyait y voir son fantome. Ses cheveux en desordre, son visage abattu, semblaient lui reprocher sa faute. Elle demanda au comte d'une voix mal assuree s'il comptait toujours quitter l'hotel. Il repondit qu'il s'y disposait, et que son depart etait fixe pour le lundi suivant. --N'y a-t-il aucun moyen de retarder ce depart? demanda-t-elle d'un ton suppliant. --Ce qui est ne peut se changer, repliqua le comte; avez-vous reflechi a ce que vous comptez faire? --Que voulez-vous que je fasse? dit-elle. M. de Marsan ne repondit pas. --Que voulez-vous? repeta-t-elle; quel moyen puis-je avoir de vous flechir? quelle expiation, quel sacrifice puis-je vous offrir que vous consentiez a accepter? --C'est a vous de le savoir, dit le comte.--Il se leva et s'en fut sans en dire plus; mais le soir meme il revint chez sa femme, et son visage etait moins severe. Ces deux jours avaient tellement fatigue Emmeline, qu'elle etait d'une paleur effrayante. M. de Marsan ne put, en le remarquant, se defendre d'un mouvement de compassion. --Eh bien! ma chere! dit-il, qu'avez-vous? --Je pense, repondit-elle, et je vois que rien n'est possible. --Vous l'aimez donc beaucoup? demanda-t-il. Malgre l'air froid qu'il affectait, Emmeline vit dans cette question un mouvement de jalousie. Elle crut que la demarche de son mari pouvait bien n'etre qu'une tentative de se rapprocher d'elle, et cette idee lui fut penible. Tous les hommes sont ainsi, pensa-t-elle; ils meprisent ce qu'ils possedent, et reviennent avec ardeur a ce qu'ils ont perdu par leur faute. Elle voulut savoir jusqu'a quel point elle devinait juste, et repondit d'un ton hautain: --Oui, monsieur, je l'aime, et la-dessus, du moins, je ne mentirai pas. --Je concois cela, reprit M. de Marsan, et j'aurais mauvaise grace a vouloir lutter ici contre personne; je n'en ai ni le moyen ni l'envie. Emmeline vit qu'elle s'etait trompee; elle voulait parler et ne trouvait rien. Que repondre, en effet, a la facon d'agir du comte? Il avait devine clairement ce qui s'etait passe, et le parti qu'il avait pris etait juste sans etre cruel. Elle commencait une phrase et ne pouvait l'achever; elle pleurait. M. de Marsan lui dit avec douceur: --Calmez-vous, songez que vous avez commis une faute, mais que vous avez un ami qui la sait, et qui vous aidera a la reparer. --Que ferait donc cet ami, dit Emmeline, s'il etait aussi riche que moi, puisque cette miserable question de fortune le decide a me quitter? Que feriez-vous si notre contrat n'existait pas? Emmeline se leva, alla a son secretaire, en tira son contrat de mariage, et le brula a la bougie qui etait sur la table. Le comte la regarda faire jusqu'au bout. --Je vous comprends, lui dit-il enfin; et, bien que ce que vous venez de faire soit une action sans consequence, puisque le double est chez le notaire, cette action vous honore, et je vous en remercie. Mais songez donc, ajouta-t-il en embrassant Emmeline, songez donc que, s'il ne s'agissait ici que d'une formalite a annuler, je n'aurais fait qu'abuser de mes avantages. Vous pouvez d'un trait de plume me rendre aussi riche que vous, je le sais, mais je n'y consentirais pas, et aujourd'hui moins que jamais. --Orgueilleux que vous etes, s'ecria Emmeline desesperee, et pourquoi refuseriez-vous? M. de Marsan lui tenait la main; il la serra legerement, et repondit: --Parce que vous l'aimez. VIII Par une de ces belles matinees d'automne ou le soleil brille de tout son eclat et semble dire adieu a la verdure mourante, Gilbert etait accoude a une petite fenetre au second etage, dans une rue ecartee derriere les Champs-Elysees. Tout en fredonnant un air de _la Norma_, il regardait attentivement chaque voiture qui passait sur la chaussee. Quand la voiture arrivait au coin de la rue, la chanson s'arretait; mais la voiture continuait sa route, et il fallait en attendre une autre. Il en passa beaucoup ce jour-la, mais le jeune homme inquiet ne vit dans aucune un petit chapeau de paille d'Italie et une mantille noire. Une heure sonna, puis deux; il etait trop tard; apres avoir regarde vingt fois a sa montre, avoir fait autant de tours de chambre, et s'etre desole et rassure plus souvent encore alternativement, Gilbert descendit enfin, et erra quelque temps dans les allees. En rentrant chez lui, il demanda a son portier s'il n'y avait point de lettres, et la reponse fut negative. Un pressentiment de sinistre augure l'agita toute la journee. Vers dix heures du soir il montait, non sans crainte, le grand escalier de l'hotel de Marsan; la lampe n'etait pas allumee, cela le surprit et l'inquieta; il sonna, personne ne venait; il toucha la porte, qui s'ouvrit, et s'arreta dans la salle a manger; une femme de chambre vint a sa rencontre, il lui demanda s'il pouvait entrer.--Je vais le demander, repondit-elle. Comme elle entrait dans le salon, Gilbert entendit entre les deux portes une voix tremblante qu'il reconnut et qui disait tout bas: Dites que je n'y suis pas. Il m'a dit lui-meme que ce peu de mots prononces dans les tenebres, au moment ou il s'y attendait le moins, lui avaient fait plus de mal qu'un coup d'epee. Il sortit dans un etonnement inexprimable.--Elle etait la, se dit-il, elle m'a vu sans doute. Qu'arrive-t-il? ne pouvait-elle me dire un mot, ou du moins m'ecrire? Huit jours se passerent sans lettres, et sans qu'il put voir la comtesse. Enfin, il recut la lettre suivante: "Adieu! il faut que vous vous souveniez de votre projet de voyage et que vous me teniez parole. Ah! Je fais un grand sacrifice en ce moment. Quelques mots profondement sentis et que vous m'avez dits au sujet d'un parti funeste que je voulais prendre, m'arretent seuls. Je vivrai. Mais il ne faut pas entierement arracher une pensee qui seule peut me donner une apparence de tranquillite. Permettez, mon ami, que je la place seulement a distance, avec des conditions; si, par exemple, une entiere indifference pour moi prenait place dans votre coeur;--si, une fois de retour, et le coeur raffermi, vous ne me veniez plus voir;--si jamais mon image, mon amour ne venait plus;... il est impossible de continuer l'affreuse vie que je mene. Le plus malheureux est celui qui reste; il faut donc que ce soit vous qui partiez. Vos affaires vous le permettent-elles? Ou voulez-vous que j'aille je ne sais ou? Repondez-moi, ce sera vous qui aurez de la force; je n'en ai pas du tout; ayez pitie de moi. Dites, que sais-je? que vous guerirez; mais ce n'est pas vrai! N'importe, dites toujours. Evitez de me voir avant le voyage; il faut de la force, et je ne sais ou en prendre. Je n'ai cesse de pleurer et de vous ecrire depuis huit jours. Je jette tout au feu. Vous trouverez cette lettre-ci encore bien incoherente. M. de Marsan sait tout: mentir m'a ete impossible; d'ailleurs il le savait. Cependant cette lettre est loin d'exprimer ce qu'il y a de contradictoire entre mon coeur et ma raison. Allez dans le monde ces jours-ci, que votre depart n'ait point l'air d'un coup de tete. De sitot je ne pourrai sortir ni recevoir. La voix me manque a tous moments. Vous m'ecrirez, n'est-ce pas? il est impossible que vous partiez sans m'ecrire quelques lignes. Voyager!... C'est vous qui allez voyager!" Le malheur de Gilbert lui parut un reve; il pensait a aller chez M. de Marsan et a lui chercher querelle. Il tomba a terre au milieu de sa chambre, et versa les larmes les plus ameres. Enfin il resolut de voir la comtesse a tout prix, et d'avoir l'explication de cet evenement, qui lui etait annonce d'une maniere si peu intelligible. Il courut a l'hotel de Marsan, et, sans parler a aucun domestique, il penetra jusqu'au salon. La, il s'arreta a la pensee de compromettre celle qu'il aimait et de la perdre peut-etre par sa faute. Entendant quelqu'un approcher, il se jeta derriere un rideau: c'etait le comte qui entrait. Demeure seul, Gilbert avanca, et, entr'ouvrant la porte d'un cabinet vitre, il vit Emmeline couchee et son mari pres d'elle. Au pied du lit etait un linge couvert de sang, et le medecin s'essuyait les mains. Ce spectacle lui fit horreur; il fremit de l'idee d'ajouter, par son imprudence, aux maux de sa maitresse, et, marchant sur la pointe du pied, il sortit de l'hotel sans etre remarque. Il sut bientot que la comtesse avait ete en danger de mort; une nouvelle lettre lui apprit en detail ce qui s'etait passe. "Renoncer a nous voir, disait Emmeline, est impossible, il n'y faut pas songer; et cette idee qui vous desole ne me cause aucune peine, car je ne puis l'admettre un instant. Mais nous separer pour six mois, pour un an, voila ce qui me fait sangloter et me dechire l'ame, car c'est la tout ce qui est possible." Elle ajoutait que, si, avant son depart, il eprouvait un desir trop vif de la revoir encore une fois, elle y consentirait. Il refusa cette entrevue; il avait besoin de toute sa force; et, bien que convaincu de la necessite de s'eloigner, il ne pouvait prendre aucun parti. Vivre sans Emmeline lui semblait un mot vide de sens, et, pour ainsi dire, un mensonge. Il se jura cependant d'obeir a tout prix, et de sacrifier son existence, s'il le fallait, au repos de madame de Marsan. Il mit ses affaires en ordre, dit adieu a ses amis, annonca a tout le monde qu'il allait en Italie. Puis, quand tout fut pret, et qu'il eut son passeport, il resta enferme chez lui, se promettant, chaque soir, de partir le lendemain, et passant la journee a pleurer. Emmeline, de son cote, n'etait guere plus courageuse, comme vous pouvez penser. Des qu'elle put supporter la voiture, elle alla au Moulin de May. M. de Marsan ne la quittait pas; il eut pour elle, pendant sa maladie, l'amitie d'un frere et les soins d'une mere. Je n'ai pas besoin de dire qu'il avait pardonne, et que la vue des souffrances de sa femme l'avait fait renoncer a ses projets de separation. Il ne parla plus de Gilbert, et je ne crois pas que, depuis cette epoque, il ait prononce ce nom etant seul avec la comtesse. Il apprit le voyage annonce, et n'en parut ni joyeux ni triste. On devinait aisement a sa conduite qu'il se reconnaissait, au fond du coeur, coupable d'avoir neglige sa femme, et d'avoir si peu fait pour son bonheur. Lorsque, appuyee a son bras, Emmeline se promenait lentement avec lui dans la longue _allee des Soupirs_, il paraissait presque aussi triste qu'elle; et Emmeline lui sut gre de ce qu'il ne tenta jamais de rappeler l'ancien amour, ni de combattre l'amour nouveau. Elle brula les lettres de Gilbert, et, dans ce sacrifice douloureux, ne respecta qu'une seule ligne ecrite de la main de son amant: "_Pour vous, tout au monde._" En relisant ces mots, elle ne put se resoudre a les aneantir; c'etait l'adieu du pauvre garcon. Elle coupa cette ligne avec ses ciseaux, et la porta longtemps sur son coeur. "S'il faut jamais me separer de ces mots-la, ecrivait-elle a Gilbert, je les avalerai. Maintenant ma vie n'est plus qu'une pincee de cendre, et je ne pourrai de longtemps regarder ma cheminee sans pleurer." Etait-elle sincere? demanderez-vous peut-etre. Ne fit elle aucune tentative pour revoir son amant? Ne se repentait-elle pas de son sacrifice? N'essaya-t-elle jamais de revenir sur sa resolution? Oui, madame, elle l'essaya; je ne veux la faire ni meilleure ni plus brave qu'elle ne l'a ete. Oui, elle essaya de mentir, de tromper son mari; en depit de ses serments, de ses promesses, de ses douleurs et de ses remords, elle revit Gilbert; et, apres avoir passe deux heures avec lui dans un delire de joie et d'amour, elle sentit, en rentrant chez elle, qu'elle ne pouvait ni tromper ni mentir; je vous dirai plus, Gilbert le sentit lui-meme, et ne lui demanda pas de revenir. Cependant il ne partait pas encore, et ne parlait plus de voyage. Au bout de quelques jours, il voulait deja se persuader qu'il etait plus calme, et qu'il n'y avait aucun danger a rester. Il tachait, dans ses lettres, de faire consentir Emmeline a ce qu'il passat l'hiver a Paris. Elle hesitait; et, tout en renoncant a l'amour, elle commencait a parler d'amitie. Ils cherchaient tous deux mille motifs de prolonger leur souffrance, ou du moins de se voir souffrir. Qu'allait-il arriver? Je ne sais. IX Je crois vous avoir dit, madame, qu'Emmeline avait une soeur. C'etait Une belle et grande jeune fille, et de plus un excellent coeur. Soit par une timidite excessive, soit par une autre cause, elle n'avait jamais parle a Gilbert qu'avec une extreme reserve, et presque avec repugnance, lorsqu'elle avait eu occasion de le rencontrer. Gilbert avait des manieres d'etourdi et des facons de dire qui, bien que simples et naturelles, devaient blesser une modestie et une pudeur parfaites. La franchise meme du jeune homme et son caractere exalte avaient peu de chances de rencontrer de la sympathie chez la severe Sarah (c'etait le nom de la soeur d'Emmeline). Aussi quelques mots de politesse echanges au hasard, quelques compliments lorsque Sarah chantait, une contredanse de temps en temps, c'etait la toute la connaissance qu'ils avaient faite, et leur amitie n'allait pas plus loin. Au milieu de ces dernieres circonstances, Gilbert recut une invitation de bal d'une amie de madame de Marsan, et il crut devoir y aller, pour se conformer au desir de sa maitresse. Sarah etait a cette soiree. Il fut s'asseoir a cote d'elle. Il savait quelle tendre affection unissait la comtesse a sa soeur, et c'etait pour lui une occasion de parler de ce qu'il aimait a quelqu'un qui le comprenait. La maladie recente servit de pretexte; s'informer de la sante d'Emmeline, c'etait s'informer de son amour. Contre sa coutume, Sarah repondit avec confiance et avec douceur; et l'orchestre ayant donne, au milieu de leur entretien, le signal d'une contredanse, elle dit qu'elle etait lasse, et refusa son danseur, qui venait la chercher. Le bruit des instruments et le tumulte du bal leur donnant plus de liberte, la jeune fille commenca a laisser comprendre a Gilbert qu'elle savait la cause du mal d'Emmeline. Elle parla des souffrances de sa soeur, et raconta ce qu'elle en avait vu. Pendant ce recit, Gilbert baissait la tete; quand il la releva, une larme coulait sur sa joue. Sarah devint tout a coup tremblante; ses beaux yeux bleus se troublerent. --Vous l'aimez plus que je ne croyais, lui dit-elle. De ce moment elle devint tout autre qu'elle ne s'etait jamais montree a lui; elle lui avoua que depuis longtemps elle s'etait apercue de ce qui se passait, et que la froideur qu'elle lui avait temoignee venait de ce qu'elle n'avait cru voir en lui que la legerete d'un homme du monde, qui fait la cour a toutes les femmes sans se soucier du mal qui en resulte. Elle parla en soeur et en amie, avec chaleur et avec franchise. L'accent de verite qu'elle employa pour montrer a Gilbert la necessite absolue de rendre le repos a la comtesse le frappa plus que tout le reste ne l'avait pu faire, et en un quart d'heure il vit clair dans sa destinee. On se preparait a danser le cotillon.--Asseyons-nous dans le cercle, dit Gilbert, nous nous dispenserons de figurer, et nous pourrons causer sans qu'on nous remarque. Elle y consentit; ils prirent place, et continuerent a parler d'Emmeline. Cependant de temps en temps un valseur forcait Sarah de prendre part a la figure, et il fallait se lever pour tenir le bout d'une echarpe ou le bouquet et l'eventail. Gilbert restait alors sur sa chaise, perdu dans ses pensees, regardant sa belle partenaire sauter et sourire, les yeux encore humides. Elle revenait, et ils reprenaient leur triste entretien. Ce fut au bruit de ces valses allemandes, qui avaient berce les premiers jours de son amour, que Gilbert jura de partir et de l'oublier. Lorsque l'heure de se retirer fut venue, ils se leverent tous deux avec une sorte de solennite.--J'ai votre parole, dit la jeune fille, je compte sur vous pour sauver ma soeur; et si vous partez, ajouta-t-elle en lui prenant la main sans songer qu'on put l'observer, si vous partez, nous serons quelquefois deux a penser au pauvre voyageur. Ils se quitterent sur cette parole, et Gilbert partit le lendemain. * * * * * Dans le recit qu'on vient de lire, l'auteur a dit: "Ce n'est pas un roman que je fais, madame, et vous vous en apercevez bien." On a du s'apercevoir, en effet, que cette histoire n'a pas le caractere ordinaire d'une fiction. Emmeline n'est point un personnage imaginaire, et Gilbert n'est autre que l'auteur lui-meme. On trouvera le recit de cette aventure dans la Notice sur la vie d'Alfred de Musset, et l'on verra que les souvenirs qui s'y rattachent occupent une place considerable dans les poesies. FIN D'EMMELINE. * * * * * II. LES DEUX MAITRESSES 1837 [Illustration: Dessin de Bidat; grave par Meunier: LES DEUX MAITRESSES: Cent fois le soir, pres de la lampe, le jeune homme avait suivi des yeux, sur le canevas les doigts habiles de la veuve] I Croyez-vous, madame, qu'il soit possible d'etre amoureux de deux personnes a la fois? Si pareille question m'etait faite, je repondrais que je n'en crois rien. C'est pourtant ce qui est arrive a un de mes amis, dont je vous raconterai l'histoire, afin que vous en jugiez vous-meme. En general, lorsqu'il s'agit de justifier un double amour, on a d'abord recours aux contrastes. L'une etait grande, l'autre petite; l'une avait quinze ans, l'autre en avait trente. Bref, on tente de prouver que deux femmes, qui ne se ressemblent ni d'age, ni de figure, passions differentes. Je n'ai pas ce pretexte pour m'aider ici, car les deux femmes dont il s'agit se ressemblaient, au contraire, un peu. L'une etait mariee, il est vrai, et l'autre veuve; l'une riche, et l'autre tres pauvre; mais elles avaient presque le meme age, et elles etaient toutes deux brunes et fort petites. Bien qu'elles ne fussent ni soeurs ni cousines, il y avait entre elles un air de famille: de grands yeux noirs, meme finesse de taille; c'etaient deux menechmes femelles. Ne vous effrayez pas de ce mot; il n'y aura pas de quiproquo dans ce conte. Avant d'en dire plus de ces dames, il faut parler de notre heros. Vers 1825 environ, vivait a Paris un jeune homme que nous appellerons Valentin. C'etait un garcon assez singulier, et dont l'etrange maniere de vivre aurait pu fournir quelque matiere aux philosophes qui etudient l'homme. Il y avait, en lui, pour ainsi dire, deux personnages differents. Vous l'eussiez pris, en le rencontrant un jour, pour un petit maitre de la Regence. Son ton leger, son chapeau de travers, son air d'enfant prodigue en joyeuse humeur, vous eussent fait revenir en memoire quelque _talon rouge_ du temps passe. Le jour suivant, vous n'auriez vu en lui qu'un modeste etudiant de province se promenant un livre sous le bras. Aujourd'hui il roulait carrosse et jetait l'argent par les fenetres; demain il allait diner a quarante sous. Avec cela, il recherchait en toute chose une sorte de perfection et ne goutait rien qui fut incomplet. Quand il s'agissait de plaisir, il voulait que tout fut plaisir, et n'etait pas homme a acheter une jouissance par un moment d'ennui. S'il avait une loge au spectacle, il voulait que la voiture qui l'y menait fut douce, que le diner eut ete bon, et qu'aucune idee facheuse ne put se presenter en sortant. Mais il buvait de bon coeur la piquette dans un cabaret de campagne, et se mettait a la queue pour aller au parterre. C'etait alors un autre element, et il n'y faisait pas le difficile; mais il gardait dans ses bizarreries une sorte de logique, et s'il y avait en lui deux hommes divers, ils ne se confondaient jamais. Ce caractere etrange provenait de deux causes: peu de fortune et un grand amour du plaisir. La famille de Valentin jouissait de quelque aisance, mais il n'y avait rien de plus dans la maison qu'une honnete mediocrite. Une douzaine de mille francs par an depenses avec ordre et economie, ce n'est pas de quoi mourir de faim; mais quand une famille entiere vit la-dessus, ce n'est pas de quoi donner des fetes. Toutefois, par un caprice du hasard, Valentin etait ne avec des gouts que peut avoir le fils d'un grand seigneur. A pere avare, dit-on, fils prodigue; a parents economes, enfants depensiers. Ainsi le veut la Providence, que cependant tout le monde admire. Valentin avait fait son droit, et etait avocat sans causes, profession commune aujourd'hui. Avec l'argent qu'il avait de son pere et celui qu'il gagnait de temps en temps, il pouvait etre assez heureux, mais il aimait mieux tout depenser a la fois et se passer de tout le lendemain. Vous vous souvenez, madame, de ces marguerites que les enfants effeuillent brin a brin? _Beaucoup_, disent-ils a la premiere feuille; _passablement_, a la seconde, et, a la troisieme, _pas du tout_. Ainsi faisait Valentin de ses journees; mais le _passablement_ n'y etait pas, car il ne pouvait le souffrir. Pour vous le faire mieux connaitre, il faut vous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, a dix ou douze ans, dans un petit cabinet vitre, derriere la chambre de sa mere. Dans ce cabinet d'assez triste apparence, et encombre d'armoires poudreuses, se trouvait, entre autres nippes, un vieux portrait avec un grand cadre dore. Quand, par une belle matinee, le soleil donnait sur ce portrait, l'enfant, a genoux sur son lit, s'en approchait avec delices. Tandis qu'on le croyait endormi, en attendant que l'heure du maitre arrivat, il restait parfois des heures entieres le front pose sur l'angle du cadre; les rayons de lumiere, frappant sur les dorures, l'entouraient d'une sorte d'aureole ou nageait son regard ebloui. Dans cette posture, il faisait mille reves; une extase bizarre s'emparait de lui. Plus la clarte devenait vive, et plus son coeur s'epanouissait. Quand il fallait enfin detourner les yeux, fatigues de l'eclat de ce spectacle, il fermait alors ses paupieres, et suivait avec curiosite la degradation des teintes nuancees dans cette tache rougeatre qui reste devant nous quand nous fixons trop longtemps la lumiere; puis il revenait a son cadre, et recommencait de plus belle. Ce fut la, m'a-t-il dit lui-meme, qu'il prit un gout passionne pour l'or et le soleil, deux excellentes choses du reste. Ses premiers pas dans la vie furent guides par l'instinct de sa passion native. Au college, il ne se lia qu'avec des enfants plus riches que lui, non par orgueil, mais par gout. Precoce d'esprit dans ses etudes, l'amour-propre le poussait moins qu'un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer au milieu de la classe, quand il n'avait pas, Le samedi, sa place au banc d'honneur. Il achevait ses humanites et travaillait avec ardeur, lorsqu'une dame, amie de sa mere, lui fit cadeau d'une belle turquoise: au lieu d'ecouter la lecon, il regardait sa bague reluire a son doigt. C'etait encore l'amour de l'or tel que peut le ressentir un enfant curieux. Des que l'enfant fut homme, ce dangereux penchant porta bientot ses fruits. A peine eut-il sa liberte, qu'il se jeta sans reflexion dans tous les travers d'un fils de famille. Ne d'humeur gaie, insouciant de l'avenir, l'idee qu'il etait pauvre ne lui venait pas, et il ne semblait pas s'en douter. Le monde le lui fit comprendre. Le nom qu'il portait lui permettait de traiter en egaux des jeunes gens qui avaient sur lui l'avantage de la fortune. Admis par eux, comment les imiter? Les parents de Valentin vivaient a la campagne. Sous pretexte de faire son droit, il passait son temps a se promener aux Tuileries et au boulevard. Sur ce terrain, il etait a l'aise; mais, quand ses amis le quittaient pour monter a cheval, force lui etait de rester a pied, seul et un peu desappointe. Son tailleur lui faisait credit; mais a quoi sert l'habit quand la poche est vide? Les trois quarts du temps il en etait la. Trop fier pour vivre en parasite, il prenait a tache de dissimuler ses secrets motifs de sagesse, refusait dedaigneusement des parties de plaisir ou il ne pouvait payer son ecot, et s'etudiait a ne toucher aux riches que dans ses jours de richesse. Ce role, difficilement soutenu, tomba devant la volonte paternelle; il fallut choisir un etat. Valentin entra dans une maison de banque. Le metier de commis ne lui plaisait guere, encore moins le travail quotidien. Il allait au bureau l'oreille basse; il avait fallu renoncer aux amis en meme temps qu'a la liberte; il n'en etait pas honteux, mais il s'ennuyait. Quand arrivait, comme dit Andre Chenier, le jour de la veine doree, une sorte de fievre le saisissait. Qu'il eut des dettes a payer ou quelque emplette utile a faire, la presence de l'or le troublait a tel point, qu'il en perdait la reflexion. Des qu'il voyait briller dans ses mains un peu de ce rare metal, il sentait son coeur tressaillir, et ne pensait plus qu'a courir, s'il faisait beau. Quand je dis courir, je me trompe; on le rencontrait, ce jour-la, dans une bonne voiture de louage, qui le menait au Rocher de Cancale; la, etendu sur les coussins, respirant l'air ou fumant son cigare, il se laissait bercer mollement, sans jamais songer a demain. Demain, pourtant, c'etait l'ordinaire, il fallait redevenir commis; mais peu lui importait, pourvu qu'a tout prix il eut satisfait son imagination. Les appointements du mois s'envolaient ainsi en un jour. Il passait, disait-il, ses mauvais moments a rever, et ses bons moments a realiser ses reves: tantot a Paris, tantot a la campagne, on le rencontrait avec son fracas, presque toujours seul, preuve que ce n'etait pas vanite de sa part. D'ailleurs il faisait ses extravagances avec la simplicite d'un grand seigneur qui se passe un caprice. Voila un bon commis! direz-vous; aussi le mit-on a la porte. Avec la liberte et l'oisivete revinrent des tentations de toute espece. Quand on a beaucoup de desirs, beaucoup de jeunesse et peu d'argent, on court grand risque de faire des sottises. Valentin en fit d'assez grandes. Toujours pousse par sa manie de changer des reves en realite, il en vint a faire les plus dangereux reves. Il lui passait, je suppose, par la tete de se rendre compte de ce que peut etre la vie d'un tel qui a cent mille francs a manger par an. Voila mon etourdi qui, toute une journee, n'en agissait ni plus ni moins que s'il eut ete le personnage en question. Jugez ou cela peut conduire avec un peu d'intelligence et de curiosite. Le raisonnement de Valentin sur sa maniere de vivre etait, du reste, assez plaisant. Il pretendait qu'a chaque creature vivante revient de droit une certaine somme de jouissance; il comparait cette somme a une coupe pleine que les economes vident goutte a goutte, et qu'il buvait, lui, a grands traits.--Je ne compte pas les jours, disait-il, mais les plaisirs; et le jour ou je depense vingt-cinq louis, j'ai cent quatre-vingt-deux mille cinq cents livres de rente. Au milieu de toutes ces folies, Valentin avait dans le coeur un sentiment qui devait le preserver, c'etait son affection pour sa mere. Sa mere, il est vrai, l'avait toujours gate; c'est un tort, dit-on, je n'en sais rien; mais, en tout cas, c'est le meilleur et le plus naturel des torts. L'excellente femme qui avait donne la vie a Valentin fit tout au monde pour la lui rendre douce. Elle n'etait pas riche, comme vous savez. Si tous les petits ecus glisses en cachette dans la main de l'enfant cheri s'etaient trouves tout a coup rassembles, ils auraient pourtant fait une belle pile. Valentin, dans tous ses desordres, n'eut jamais d'autre frein que l'idee de ne pas rapporter un chagrin a sa mere; mais cette idee le suivait partout. D'un autre cote, cette affection salutaire ouvrait son coeur a toutes les bonnes pensees, a tous les sentiments honnetes. C'etait pour lui la clef d'un monde qu'il n'eut peut etre pas compris sans cela. Je ne sais qui a dit le premier qu'un etre aime n'est jamais malheureux; celui la eut pu dire encore: "Qui aime sa mere n'est jamais mechant." Quand Valentin regagnait le logis, apres quelque folle equipee, trainant l'aile et tirant le pied, sa mere arrivait et le consolait. Qui pourrait compter les soins patients, les attentions en apparence faciles, les petites joies interieures, par lesquels l'amitie se prouve en silence, et rend la vie douce et legere? J'en veux citer un exemple en passant. Un jour que l'etourdi garcon avait vide sa bourse au jeu, il venait de rentrer de mauvaise humeur. Les coudes sur sa table, la tete dans ses mains, il se livrait a ses idees sombres. Sa mere entra, tenant un gros bouquet de roses dans un verre d'eau, qu'elle posa doucement sur la table, a cote de lui. Il leva les yeux pour la remercier, et elle lui dit en souriant: Il y en a pour quatre sous. Ce n'etait pas cher, comme vous voyez; cependant le bouquet etait superbe. Valentin, reste seul, sentit le parfum frapper son cerveau excite. Je ne saurais vous dire quelle impression produisit sur lui une si douce jouissance, si facilement venue, si inopinement apportee; il pensa a la somme qu'il avait perdue, il se demanda ce qu'en aurait pu faire la main maternelle qui le consolait a si bon marche. Son coeur gonfle se fondit en larmes, et il se souvint des plaisirs du pauvre qu'il venait d'oublier. Ces plaisirs du pauvre lui devinrent chers, a mesure qu'il les connut mieux. Il les aima parce qu'il aimait sa mere; il regarda peu a peu autour de lui, et ayant un peu essaye de tout, il se trouva capable de tout sentir. Est-ce un avantage? Je n'en puis rien dire encore. Chance de jouissance, chance de souffrance. J'aurai l'air de faire une plaisanterie si je vous dis qu'en avancant dans la vie, Valentin devint a la fois plus sage et plus fou; c'est pourtant la verite pure. Une double existence se developpait en lui. Si son esprit avide l'entrainait, son coeur le retenait au logis. S'enfermait-il, decide au repos, un orgue de Barbarie, jouant une valse, passait sous la fenetre et derangeait tout. Sortait-il alors, et, selon sa coutume, courait-il apres le plaisir, un mendiant rencontre en route, un mot touchant trouve par hasard dans le fatras d'un drame a la mode, le rendaient pensif, et il retournait chez lui. Prenait-il la plume, et s'asseyait-il pour travailler, sa plume distraite esquissait sur les marges d'un dossier la silhouette d'une jolie femme qu'il avait rencontree au bal. Une bande joyeuse, reunie chez un ami, l'invitait-elle a rester a souper, il tendait son verre en riant, et buvait une copieuse rasade; puis il fouillait dans sa poche, voyait qu'il avait oublie sa clef, qu'il reveillerait sa mere en rentrant; il s'esquivait et revenait respirer ses roses bien-aimees. Tel etait ce garcon, simple et ecervele, timide et fier, tendre et audacieux. La nature l'avait fait riche, et le hasard l'avait fait pauvre; au lieu de choisir, il prit les deux partis. Tout ce qu'il y avait en lui de patience, de reflexion et de resignation ne pouvait triompher de l'amour du plaisir, et ses plus grands moments de deraison ne pouvaient entamer son coeur. Il ne lutta ni contre son coeur, ni contre le plaisir qui l'attirait. Ce fut ainsi qu'il devint double, et qu'il vecut en perpetuelle contradiction avec lui-meme, comme je vous le montrais tout a l'heure. Mais c'est de la faiblesse, allez-vous dire. Eh! mon Dieu, oui; ce n'est pas la un Romain, mais nous ne sommes pas ici a Rome [1]. Nous sommes a Paris, madame, et il est question de deux amours. Heureusement pour vous, le portrait de mes heroines sera plus vite fait que celui de mon heros. Tournez la page, elles vont entrer en scene. [Note 1: Ce premier chapitre est rempli de souvenirs d'enfance de l'auteur.] II Je vous ai dit que, de ces deux dames, l'une etait riche et l'autre pauvre. Vous devinez deja par quelle raison elles plurent toutes deux a Valentin. Je crois vous avoir dit aussi que l'une etait mariee et l'autre veuve. La marquise de Parnes (c'est la mariee) etait fille et femme de marquis. Ce qui vaut mieux, elle etait fort riche; ce qui vaut mieux encore, elle etait fort libre, son mari etant en Hollande pour affaires. Elle n'avait pas vingt-cinq ans, elle se trouvait reine d'un petit royaume au fond de la Chaussee-d'Antin. Ce royaume consistait en un petit hotel, bati avec un gout parfait entre une grande cour et un beau jardin. C'etait la derniere folie du defunt beau-pere, grand seigneur un peu libertin, et la maison, a dire vrai, se ressentait des gouts de son ancien maitre; elle ressemblait plutot a ce qu'on appelait jadis une maison a parties qu'a la retraite d'une jeune femme condamnee au repos par l'absence de l'epoux. Un pavillon rond, separe de l'hotel, occupait le milieu du jardin. Ce pavillon, qui n'avait qu'un rez-de-chaussee, n'avait aussi qu'une seule piece, et n'etait qu'un immense boudoir meuble avec un luxe raffine. Madame de Parnes, qui habitait l'hotel et passait pour fort sage, n'allait point, disait-on, au pavillon. On y voyait pourtant quelquefois de la lumiere. Compagnie excellente, diners a l'avenant, fringants equipages, nombreux domestiques, en un mot, grand bruit de bon ton, voila la maison de la marquise. D'ailleurs une education achevee lui avait donne mille talents; avec tout ce qu'il faut pour plaire sans esprit, elle trouvait moyen d'en avoir; une indispensable tante la menait partout; quand on parlait de son mari, elle disait qu'il allait revenir; personne ne pensait a medire d'elle. Madame Delaunay (c'est la veuve) avait perdu son mari fort jeune; elle vivait avec sa mere d'une modique pension obtenue a grand'peine, et a grand'peine suffisante. C'etait a un troisieme etage qu'il fallait monter, rue du Plat-d'Etain, pour la trouver brodant a sa fenetre; c'etait tout ce qu'elle savait faire; son education, vous le voyez, avait ete fort negligee. Un petit salon etait tout son domaine; a l'heure du diner, on y roulait la table de noyer, releguee durant le jour dans l'antichambre. Le soir, une armoire a alcove s'ouvrait, contenant deux lits. Du reste, une proprete soigneuse entretenait le modeste ameublement. Au milieu de tout cela, madame Delaunay aimait le monde. Quelques anciens amis de son mari donnaient de petites soirees ou elle allait, paree d'une fraiche robe d'organdi. Comme les gens sans fortune n'ont pas de saison, ces petites fetes duraient toute l'annee. Etre pauvre, jeune, belle et honnete, ce n'est pas un merite si rare qu'on le dit, mais c'est un merite. Quand je vous ai annonce que mon Valentin aimait ces deux femmes, je n'ai pas pretendu declarer qu'il les aimat egalement toutes deux. Je pourrais me tirer d'affaire en vous disant qu'il aimait l'une et desirait l'autre; mais je ne veux point chercher ces finesses, qui, apres tout, ne signifieraient rien, sinon qu'il les desirait toutes deux. J'aime mieux vous raconter simplement ce qui se passait dans son coeur. Ce qui le fit d'abord aller souvent dans ces deux maisons, ce fut un assez vilain motif, l'absence de maris dans l'une et dans l'autre. Il n'est que trop vrai qu'une apparence de facilite, quand bien meme elle n'est qu'une apparence, seduit les jeunes tetes. Valentin etait recu chez madame de Parnes parce qu'elle voyait beaucoup de monde, sans autre raison; un ami l'avait presente. Pour aller chez madame Delaunay, qui ne recevait personne, ce n'avait pas ete aussi aise. Il l'avait rencontree a l'une de ces petites soirees dont je vous parlais tout a l'heure, car Valentin allait un peu partout; il avait donc vu madame Delaunay, l'avait remarquee, l'avait fait danser, enfin, un beau jour, avait trouve moyen de lui porter un livre nouveau qu'elle desirait lire. La premiere visite une fois faite, on revient sans motif, et au bout de trois mois on est de la maison; ainsi vont les choses. Tel qui s'etonne de la presence d'un jeune homme dans une famille que personne n'aborde, serait quelquefois bien plus etonne d'apprendre sur quel frivole pretexte il y est entre. Vous vous etonnerez peut-etre, madame, de la maniere dont se prit le coeur de Valentin. Ce fut, pour ainsi dire, l'ouvrage du hasard. Il avait, durant un hiver, vecu, selon sa coutume, assez follement, mais assez gaiement. L'ete venu, comme la cigale, il se trouva au depourvu. Les uns partaient pour la campagne, les autres allaient en Angleterre ou aux eaux: il y a de ces annees de desertion ou tout ce qu'on a d'amis disparait; une bouffee de vent les emporte, et on reste seul tout a coup. Si Valentin eut ete plus sage, il aurait fait comme les autres, et serait parti de son cote; mais les plaisirs avaient ete chers, et sa bourse vide le retenait a Paris. Regrettant son imprevoyance, aussi triste qu'on peut l'etre a vingt-cinq ans, il songeait a passer l'ete, et a faire, non de necessite vertu, mais de necessite plaisir, s'il se pouvait. Sorti un matin par une de ces belles journees ou tout ce qui est jeune sort sans savoir pourquoi, il ne trouva, en y reflechissant, que deux endroits ou il put aller, chez madame de Parnes ou chez madame Delaunay. Il fut chez toutes deux le jour meme, et, ayant agi en gourmand, il se trouva desoeuvre le lendemain. Ne pouvant recommencer ses visites avant quelques jours, il se demanda quel jour il le pourrait; apres quoi, involontairement, il repassa dans sa tete ce qu'il avait dit et entendu durant ces deux heures devenues precieuses pour lui. La ressemblance dont je vous ai parle, et qui ne l'avait pas jusqu'alors frappe, le fit sourire d'abord. Il lui parut etrange que deux jeunes femmes dans des positions si diverses, et dont l'une ignorait l'existence de l'autre, eussent l'air d'etre les deux soeurs. Il compara dans sa memoire leurs traits, leur taille et leur esprit; chacune des deux lui fit tour a tour moins aimer ou mieux gouter l'autre. Madame de Parnes etait coquette, vive, minaudiere et enjouee; madame Delaunay etait aussi tout cela, mais pas tous les jours, au bal seulement, et a un degre, pour ainsi dire, plus tiede. La pauvrete sans doute en etait cause. Cependant les yeux de la veuve brillaient parfois d'une flamme ardente qui semblait se concentrer dans le repos, tandis que le regard de la marquise ressemblait a une etincelle brillante, mais fugitive.--C'est bien la meme femme, se disait Valentin; c'est le meme feu, voltigeant la sur un foyer joyeux, ici couvert de cendres. Peu a peu il vint aux details; il pensa aux blanches mains de l'une effleurant son clavier d'ivoire, aux mains un peu maigres de l'autre tombant de fatigue sur ses genoux. Il pensa au pied, et il trouva bizarre que la pauvre fut la mieux chaussee: elle faisait ses guetres elle-meme. Il vit la dame de la Chaussee-d'Antin, etendue sur sa chaise longue, respirant la fraicheur, les bras nus des le matin. Il se demandait si madame Delaunay avait d'aussi beaux bras sous ses manches d'indienne, et je ne sais pourquoi il tressaillit a l'idee de voir madame Delaunay les bras nus; puis il pensa aux belles touffes de cheveux noirs de madame de Parnes, et a l'aiguille a tricoter que madame Delaunay plantait dans sa natte en causant. Il prit un crayon et chercha a retracer sur le papier la double image qui l'occupait. A force d'effacer et de tatonner, il arriva a l'une de ces ressemblances lointaines dont la fantaisie se contente quelquefois plutot que d'un portrait trop vrai. Des qu'il eut obtenu cette esquisse, il s'arreta; a laquelle des deux ressemblait-elle davantage? Il ne pouvait lui-meme en decider; ce fut tantot a l'une et tantot a l'autre, selon le caprice de sa reverie.-Que de mysteres dans le destin! se disait-il; qui sait, malgre les apparences, laquelle de ces deux femmes est la plus heureuse? Est-ce la plus riche ou la plus belle? Est-ce celle qui sera la plus aimee? Non, c'est celle qui aimera le mieux. Que feraient-elles si demain matin elles s'eveillaient l'une a la place de l'autre? Valentin se souvint du dormeur eveille, et sans s'apercevoir qu'il revait lui-meme en plein jour, il fit mille chateaux en Espagne, il se promit d'aller, des le lendemain, faire ses deux visites, et d'emporter son esquisse pour en voiries defauts; en meme temps il ajoutait un coup de crayon, une boucle de cheveux, un pli a la robe; les yeux etaient plus grands, le contour plus delicat. Il pensa de nouveau au pied, puis a la main, puis aux bras blancs; il pensa encore a mille autres choses; enfin il devint amoureux. III Devenir amoureux n'est pas le difficile, c'est de savoir dire qu'on l'est. Valentin, muni de son esquisse, sortit de bonne heure le lendemain. Il commenca par la marquise. Un heureux hasard, plus rare que l'on ne pense, voulut qu'il la trouvat ce jour-la telle qu'il l'avait revee la veille. On etait alors au mois de juillet. Sur un banc de bois, garni de frais coussins, sous un beau chevrefeuille en fleur, les bras nus, vetue d'un peignoir, ainsi pouvait paraitre une nymphe aux yeux d'un berger de Virgile; ainsi parut aux yeux du jeune homme la blanche Isabelle, marquise de Parnes. Elle le salua d'un de ces doux sourires qui coutent si peu quand on a de belles dents, et lui montra assez nonchalamment un tabouret fort eloigne d'elle. Au lieu de s'asseoir sur ce tabouret, il le prit pour se rapprocher, et comme il cherchait ou se mettre: Ou allez-vous donc? Demanda la marquise. Valentin pensa que sa tete s'etait echauffee outre mesure, et que la realite indocile allait moins vite que le desir. Il s'arreta, et, replacant le tabouret un peu plus loin encore qu'il n'etait d'abord, s'assit, ne sachant trop quoi dire. Il faut savoir qu'un grand laquais, a mine insolente et rebarbative, etait debout devant la marquise, et lui presentait une tasse de chocolat brulant, qu'elle se mit a avaler a petites gorgees. La presence de ce tiers, l'extreme attention que mettait la dame a ne pas se bruler les levres, le peu de souci qu'en revanche elle prenait du visiteur, n'etaient pas faits pour encourager. Valentin tira gravement l'esquisse qu'il avait dans sa poche, et, fixant ses yeux sur madame de Parnes, il examina alternativement l'original et la copie. Elle lui demanda ce qu'il faisait. Il se leva, lui donna son dessin, puis se rassit sans en dire davantage. Au premier coup d'oeil, la marquise fronca le sourcil, comme lorsqu'on cherche une ressemblance, puis elle se pencha de cote, comme on fait lorsqu'on l'a trouvee. Elle avala le reste de sa tasse; le laquais s'en fut, et les belles dents reparurent avec le sourire. --C'est mieux que moi, dit-elle enfin; vous avez fait cela de memoire? Comment vous y etes-vous pris? Valentin repondit qu'un si beau visage n'avait pas besoin de poser pour qu'on put le copier, et qu'il l'avait trouve dans son coeur. La marquise fit un leger salut, et Valentin approcha son tabouret. Tout en causant de choses indifferentes, madame de Parnes regardait le dessin. --Je trouve, dit-elle, qu'il y a dans ce portrait une physionomie qui n'est pas la mienne. On dirait que cela ressemble a quelqu'un qui me ressemble, mais que ce n'est pas moi qu'on a voulu faire. Valentin rougit malgre lui, et crut sentir qu'au fond de l'ame il aimait madame Delaunay; l'observation de la marquise lui en parut un temoignage. Il regarda de nouveau son dessin, puis la marquise, puis il pensa a la jeune veuve. Celle que j'aime, se dit-il, est celle a qui ce portrait ressemble le plus. Puisque mon coeur a guide ma main, ma main m'expliquera mon coeur. La conversation continua (il s'agissait, je crois, d'une course de chevaux qu'on avait faite au champ de Mars la veille). --Vous etes a une lieue, dit madame de Parnes. Valentin se leva, s'avanca vers elle. --Voila un beau chevrefeuille, dit-il en passant. La marquise etendit le bras, cassa une petite branche en fleur et la lui offrit gracieusement. --Tenez, dit-elle, prenez cela, et dites-moi si c'est vraiment moi dont vous avez cherche la ressemblance, ou si, en en peignant une autre, vous l'avez trouvee par hasard. Par un petit mouvement de fatuite, Valentin, au lieu de prendre la branche, presenta en riant a la marquise la boutonniere de son habit, afin qu'elle y mit le bouquet elle-meme; pendant qu'elle s'y pretait de bonne grace, mais non sans quelque peine, il etait debout, et regardait le pavillon dont je vous ai parle, et dont une persienne etait entr'ouverte. Vous vous souvenez que madame de Parnes passait pour n'y jamais aller. Elle affectait meme quelque mepris pour ce boudoir galant et recherche, qu'elle trouvait de mauvaise compagnie. Valentin crut voir cependant que les fauteuils dores et les tentures brillantes ne souffraient pas de la poussiere. Au milieu de ces meubles a forme grecque, superbes et incommodes comme tout ce qui vient de l'empire, certaine chaise longue evidemment moderne lui parut se detacher dans l'ombre. Le coeur lui battit, je ne sais pourquoi, en songeant que la belle marquise se servait quelquefois de son pavillon; car pourquoi ce fauteuil eut-il ete la, sinon pour aller s'y asseoir? Valentin saisit une des blanches mains occupees a le decorer, et la porta doucement a ses levres; ce qu'en pensa la marquise, je n'en sais rien. Valentin regardait la chaise longue; madame de Parnes regardait le dessin de Valentin; elle ne retirait pas sa main, et il la tenait entre les siennes. Un domestique parut sur le perron; une visite arrivait. Valentin lacha la main de la marquise, et (chose assez singuliere) elle ferma brusquement la persienne. La visite entree, Valentin fut un peu embarrasse; car il vit que la marquise cachait son esquisse, comme par megarde, en jetant son mouchoir dessus. Ce n'etait pas la son compte: il prit le parti le plus court, il souleva le mouchoir et s'empara du papier; madame de Parnes fit un leger signe d'etonnement. --Je veux y retoucher, lui dit-il tout haut; permettez-moi d'emporter cela. Elle n'insista pas, et il s'en fut avec. Il trouva madame Delaunay qui faisait de la tapisserie, sa mere etait assise pres d'elle. La pauvre femme, pour tout jardin, avait quelques fleurs sur sa croisee. Son costume, toujours le meme, etait de couleur sombre, car elle n'avait pas de robe du matin; tout superflu est signe de richesse. Une velleite de fausse elegance lui faisait porter cependant des boucles d'oreille de mauvais gout et une chaine de chrysocale. Ajoutez a cela des cheveux en desordre et l'apparence d'une fatigue habituelle; vous conviendrez que le premier coup d'oeil ne lui rendait pas en ce moment la comparaison favorable. Valentin n'osa pas, en presence de la mere, montrer le dessin qu'il apportait. Mais lorsque trois heures sonnerent, la vieille dame, qui n'avait pas de servante, sortit pour preparer son diner. C'etait l'instant qu'attendait le jeune homme. Il tira donc de nouveau son portrait, et tenta sa seconde epreuve. La veuve n'avait pas grande finesse, elle ne se reconnut pas, et Valentin, un peu confus, se vit oblige de lui expliquer que c'etait elle qu'il avait voulu faire. Elle en parut d'abord etonnee, puis enchantee, et, croyant simplement que c'etait un cadeau que Valentin lui offrait, elle alla decrocher un petit cadre en bois blanc a la cheminee, en ota un affreux portrait de Napoleon qui y jaunissait depuis 1810, et se disposa a y mettre le sien. Valentin commenca par la laisser faire; il ne pouvait se resoudre a gater ce mouvement de joie naive. Cependant l'idee que madame de Parnes lui redemanderait sans doute son dessin le chagrinait visiblement; madame Delaunay, qui s'en apercut, crut avoir commis une indiscretion; elle s'arreta embarrassee, tenant son cadre et ne sachant qu'en faire. Valentin, qui, de son cote, sentait qu'il avait fait une sottise en montrant ce portrait qu'il ne voulait pas donner, cherchait en vain a sortir d'embarras. Apres quelques instants de gene et d'hesitation, le cadre et le papier resterent sur la table, a cote du Napoleon detrone, et madame Delaunay reprit son ouvrage. --Je voudrais, dit enfin Valentin, qu'avant de vous laisser cette petite ebauche, il me fut permis d'en faire une copie. --Je crois que je ne suis qu'une etourdie, repondit la veuve. Gardez ce dessin qui vous appartient, si vous y attachez quelque prix. Je ne suppose pourtant pas que votre intention soit de le mettre dans votre chambre, ni de le montrer a vos amis. --Certainement non; mais c'est pour moi que je l'ai fait, et je ne voudrais pas le perdre entierement. --A quoi pourra-t-il vous servir, puisque vous m'assurez que vous ne le montrerez pas? --Il me servira a vous voir, madame, et a parler quelquefois a votre image de ce que je n'ose vous dire a vous-meme. Quoique cette phrase, a la rigueur, ne fut qu'une galanterie, le ton dont elle etait prononcee fit lever les yeux a la veuve. Elle jeta sur le jeune homme un regard, non pas severe, mais serieux; ce regard troubla Valentin, deja emu de ses propres paroles; il roula l'esquisse et allait la remettre dans sa poche, quand madame Delaunay se leva et la lui prit des mains d'un air de raillerie timide. Il se mit a rire, et a son tour s'empara lestement du papier. --Et de quel droit, madame, m'oteriez-vous ma propriete? Est-ce que cela ne m'appartient pas? --Non, dit-elle assez sechement; personne n'a le droit de faire un portrait sans le consentement du modele. Elle s'etait rassise a ce mot, et Valentin, la voyant un peu agitee, s'approcha d'elle et se sentit plus hardi. Soit repentir d'avoir laisse voir le plaisir qu'elle avait d'abord ressenti, soit desappointement, soit impatience, madame Delaunay avait la main tremblante. Valentin, qui venait de baiser celle de madame de Parnes, et qui ne l'avait pas fait trembler pour cela, prit, sans autre reflexion, celle de la veuve. Elle le regarda d'un air stupefait, car c'etait la premiere fois qu'il arrivait a Valentin d'etre si familier avec elle. Mais, quand elle le vit s'incliner et approcher ses levres de sa main, elle se leva, lui laissa prendre sans resistance un long baiser sur sa mitaine, et lui dit avec une extreme douceur: --Mon cher monsieur, ma mere a besoin de moi; je suis fachee de vous quitter. Elle le laissa seul sur ce compliment, sans lui donner le temps de la retenir et sans attendre sa reponse. Il se sentit fort inquiet, il eut peur de l'avoir blessee; il ne pouvait se decider a s'en aller, et restait debout, attendant qu'elle revint. Ce fut la mere qui reparut, et il craignit, en la voyant, que son imprudence ne lui coutat cher; il n'en fut rien: la bonne dame, de l'air le plus riant, venait lui tenir compagnie pendant que sa fille repassait sa robe pour aller le soir a son petit bal. Il voulut attendre encore quelque temps, esperant toujours que la belle boudeuse allait pardonner: mais la robe etait, a ce qu'il parait, fort ample; le temps de se retirer arriva, et il fallut partir sans connaitre son sort. Rentre chez lui, notre etourdi ne se trouva pourtant pas trop mecontent de sa journee. Il repassa peu a peu dans sa tete toutes les circonstances de ses deux visites; comme un chasseur qui a lance le cerf, et qui calcule ses embuscades, ainsi l'amoureux calcule ses chances et raisonne sa fantaisie. La modestie n'etait pas le defaut de Valentin. Il commenca par convenir avec lui-meme que la marquise lui appartenait. En effet, il n'y avait eu de la part de madame de Parnes ombre de severite ni de resistance. Il fit cependant reflexion que, par cette raison meme, il pouvait bien n'y avoir eu qu'une ombre legere de coquetterie. Il y a de tres belles dames de par le monde qui se laissent baiser la main, comme le pape laisse baiser sa mule: c'est une formalite charitable; tant mieux pour ceux qu'elle mene en paradis. Valentin se dit que la pruderie de la veuve promettait peut-etre plus, au fond, que le laisser-aller de la marquise. Madame Delaunay apres tout, n'avait pas ete bien rigide. Elle avait doucement retire sa main, et s'en etait allee repasser sa robe. En pensant a cette robe, Valentin pensa au petit bal: c'etait le soir meme; il se promit d'y aller. Tout en se promenant par la chambre, et tout en faisant sa toilette, son imagination s'exaltait. C'etait la veuve qu'il allait voir, c'etait a elle qu'il songeait. Il vit sur sa table un petit portefeuille assez laid, qu'il avait gagne dans une loterie. Sur la couverture de ce portefeuille etait un mechant paysage a l'aquarelle, sous verre, et assez bien monte. Il remplaca adroitement ce paysage par le portrait de madame de Parnes; je me trompe, je veux dire de madame Delaunay. Cela fait, il mit ce portefeuille en poche, se promettant de le tirer a propos et de le faire voir a sa future conquete.--Que dira-t-elle? se demanda-t-il. Et que repondrai-je? se demanda-t-il encore. Tout en ruminant entre ses dents quelques-unes de ces phrases preparees d'avance qu'on apprend par coeur et qu'on ne dit jamais, il lui vint l'idee beaucoup plus simple d'ecrire une declaration en forme, et de la donner a la veuve. Le voila ecrivant; quatre pages se remplissent. Tout le monde sait combien le coeur s'emeut durant ces instants ou l'on cede a la tentation de fixer sur le papier un sentiment peut-etre fugitif: il est doux, il est dangereux, madame, d'oser dire qu'on aime. La premiere page qu'ecrivit Valentin etait un peu froide et beaucoup trop lisible. Les virgules s'y trouvaient a leur place, les alineas bien marques, toutes choses qui prouvent peu d'amour. La seconde page etait deja moins correcte; les lignes se pressaient a la troisieme, et la quatrieme, il faut en convenir, etait pleine de fautes d'orthographe. Comment vous dire l'etrange pensee qui s'empara de Valentin tandis qu'il cachetait sa lettre? C'etait pour la veuve qu'il l'avait ecrite, c'etait a elle qu'il parlait de son amour, de son baiser du matin, de ses craintes et de ses desirs; au moment d'y mettre l'adresse, il s'apercut, en se relisant, qu'aucun detail particulier ne se trouvait dans cette lettre, et il ne put s'empecher de sourire a l'idee de l'envoyer a madame de Parnes. Peut etre y eut-il, a son insu, un motif cache qui le porta a executer cette idee bizarre. Il se sentait, au fond du coeur, incapable d'ecrire une pareille lettre pour la marquise, et son coeur lui disait en meme temps que, lorsqu'il voudrait, il en pourrait recrire une autre a madame Delaunay. Il profita donc de l'occasion, et envoya, sans plus tarder, la declaration faite pour la veuve a l'hotel de la Chaussee-d'Antin. IV C'etait chez un ancien notaire, nomme M. des Andelys, qu'avait lieu la petite reunion ou Valentin devait rencontrer madame Delaunay. Il la trouva, comme il l'esperait, plus belle et plus coquette que jamais. Malgre la chaine et les boucles d'oreilles, sa toilette etait presque simple; un simple noeud de ruban de couleur changeante accompagnait son joli visage, et un autre de pareille nuance serrait sa taille souple et mignonne. J'ai dit qu'elle etait fort petite, brune, et qu'elle avait de grands yeux; elle etait aussi un peu maigre, et differait en cela de madame de Parnes, dont l'embonpoint montrait les plus belles formes enveloppees d'un reseau d'albatre. Pour me servir d'une expression d'atelier, qui rendra ici ma pensee, l'ensemble de madame Delaunay etait _bien fondu_, c'est-a-dire que rien ne tranchait en elle: ses cheveux n'etaient pas tres noirs, et son teint n'etait pas tres blanc; elle avait l'air d'une petite creole. Madame de Parnes, au contraire, etait comme peinte; une legere pourpre colorait ses joues et ravivait ses yeux etincelants; rien n'etait plus admirable que ses epais cheveux noirs couronnant ses belles epaules. Mais je vois que je fais comme mon heros; je pense a l'une quand il faut parler de l'autre; souvenons-nous que la marquise n'allait point a des soirees de notaire. Quand Valentin pria la veuve de lui accorder une contredanse, un _je suis engagee_ bien sec fut toute la reponse qu'il obtint. Notre etourdi, qui s'y attendait, feignit de n'avoir pas entendu, et repondit: Je vous remercie. Il fit quelques pas la-dessus, et madame Delaunay courut apres lui pour lui dire qu'il se trompait. --En ce cas, demanda-t-il aussitot, quelle contredanse me donnerez-vous? Elle rougit, et n'osant refuser, feuilletant un petit livre de bal ou ses danseurs etaient inscrits: Ce livret me trompe, dit-elle en hesitant; il y a une quantite de noms que je n'ai pas encore effaces, et qui me troublent la memoire. C'etait bien le cas de tirer le portefeuille a portrait, Valentin n'y manqua pas.--Tenez, dit-il, ecrivez mon nom sur la premiere page de cet album. Il me sera plus cher encore. Madame Delaunay se reconnut cette fois: elle prit le portefeuille, regarda son portrait, et ecrivit a la premiere page le nom de Valentin; apres quoi, en lui rendant le portefeuille, elle lui dit assez tristement:--Il faut que je vous parle, j'ai deux mots necessaires a vous dire; mais je ne puis pas danser avec vous. Elle passa alors dans une chambre voisine ou l'on jouait, et Valentin la suivit. Elle paraissait excessivement embarrassee.--Ce que j'ai a vous demander, dit-elle, va peut-etre vous sembler tres ridicule, et je sens moi-meme que vous aurez raison de le trouver ainsi. Vous m'avez fait une visite ce matin, et vous m'avez... pris la main, ajouta-t-elle timidement. Je ne suis ni assez enfant ni assez sotte pour ignorer que si peu de chose ne fache personne et ne signifie rien. Dans le grand monde, dans celui ou vous vivez, ce n'est qu'une simple politesse; cependant nous nous trouvions seuls, et vous n'arriviez ni ne partiez; vous conviendrez, ou, pour mieux dire, vous comprendrez peut-etre par amitie pour moi.... Elle s'arreta, moitie par crainte et moitie par ennui de l'effort qu'elle faisait. Valentin, a qui ce preambule causait une frayeur mortelle, attendait qu'elle continuat, lorsqu'une idee subite lui traversa l'esprit. Il ne reflechit pas a ce qu'il faisait, et, cedant a un premier mouvement, il s'ecria: --Votre mere l'a vu? --Non, repondit la veuve avec dignite; non, monsieur, ma mere n'a rien vu. Comme elle achevait ces mots, la contredanse commenca, son danseur vint la chercher et elle disparut dans la foule. Valentin attendit impatiemment, comme vous pouvez croire, que la contredanse fut finie. Ce moment desire arriva enfin; mais madame Delaunay retourna a sa place, et, quoi qu'il fit pour l'approcher, il ne put lui parler. Elle ne semblait pas hesiter sur ce qui lui restait a dire, mais penser comment elle le dirait. Valentin se faisait mille questions qui toutes aboutissaient au meme resultat: Elle veut me prier de ne plus revenir chez elle. Une pareille defense, cependant, sur un aussi leger pretexte, le revoltait. Il y trouvait plus que du ridicule; il y voyait ou une severite deplacee, ou une fausse vertu prompte a se faire valoir.--C'est une begueule ou une coquette, se dit-il. Voila, madame, comme on juge a vingt-cinq ans. Madame Delaunay comprenait parfaitement ce qui se passait dans la tete du jeune homme. Elle l'avait bien un peu prevu; mais, en le voyant, elle perdait courage. Son intention n'etait pas tout a fait de defendre sa porte a Valentin; mais, tout en n'ayant guere d'esprit, elle avait beaucoup de coeur, et elle avait vu clairement, le matin, qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie, et qu'elle allait etre attaquee. Les femmes ont un certain tact qui les avertit de l'approche du combat. La plupart d'entre elles s'y exposent ou parce qu'elles se sentent sur leurs gardes, ou parce qu'elles prennent plaisir au danger. Les escarmouches amoureuses sont le passe-temps des belles oisives. Elles savent se defendre, et ont, quand elles veulent, l'occasion de se distraire. Mais madame Delaunay etait trop occupee, trop sedentaire, elle voyait trop peu de monde, elle travaillait trop aux ouvrages d'aiguille, qui laissent rever et font quelquefois rever; elle etait trop pauvre, en un mot, pour se laisser baiser la main. Non pas qu'aujourd'hui elle se crut en peril; mais qu'allait-il arriver demain, si Valentin lui parlait d'amour, et si, apres-demain, elle lui fermait sa maison, et si, le jour suivant, elle s'en repentait? L'ouvrage irait-il pendant ce temps-la? Y aurait-il le soir le nombre de points voulu? (Je vous expliquerai ceci plus tard.) Mais qu'allait-on dire, en tout cas? Une femme qui vit presque seule est bien plus exposee qu'une autre. Ne doit-elle pas etre plus severe? Madame Delaunay se disait qu'au risque d'etre ridicule, il fallait eloigner Valentin avant que son repos ne fut trouble. Elle voulait donc parler, mais elle etait femme, et il etait la; le _droit de presence<_ est le plus fort de tous, et le plus difficile a combattre. Dans un moment ou tous les motifs que je viens d'indiquer brievement se representaient a elle avec force, elle se leva. Valentin etait en face d'elle, et leurs regards se rencontrerent; depuis une heure, le jeune homme reflechissait, seul, a l'ecart, et lisait aussi de son cote dans les grands yeux de madame Delaunay chaque pensee qui l'agitait. A sa premiere impatience avait succede la tristesse. Il se demandait si en effet c'etait la une prude ou une coquette; et plus il cherchait dans ses souvenirs, plus il examinait le visage timide et pensif qu'il avait devant lui, plus il se sentait saisi d'un certain respect. Il se disait que son etourderie etait peut-etre plus grave qu'il ne l'avait cru. Quand madame Delaunay vint a lui, il savait ce qu'elle allait lui demander. Il voulait lui en eviter la peine; mais il la trouva trop belle et trop emue, et il aima mieux la laisser parler. Ce ne fut pas sans trouble qu'elle s'y decida, et qu'elle en vint a tout expliquer. La fierte feminine, en cette circonstance, avait une rude atteinte a subir. Il fallait avouer qu'on etait sensible, et cependant ne pas le laisser voir; il fallait dire qu'on avait tout compris, et cependant paraitre ne rien comprendre. Il fallait dire enfin qu'on avait peur, dernier mot que prononce une femme; et la cause de cette crainte etait si legere! Des ses premieres paroles, madame Delaunay sentit qu'il n'y avait pour elle qu'un moyen de n'etre ni faible, ni prude, ni coquette, ni ridicule, c'etait d'etre vraie. Elle parla donc; et tout son discours pouvait se reduire a cette phrase: Eloignez-vous; j'ai peur de vous aimer. Quand elle se tut, Valentin la regarda a la fois avec etonnement, avec chagrin et avec un inexprimable plaisir. Je ne sais quel orgueil le saisissait; il y a toujours de la joie a se sentir battre le coeur. Il ouvrait les levres pour repondre, et cent reponses lui venaient en meme temps; il s'enivrait de son emotion et de la presence d'une femme qui osait lui parler ainsi. Il voulait lui dire qu'il l'aimait, il voulait lui promettre de lui obeir, il voulait lui jurer de ne la jamais quitter, il voulait la remercier de son bonheur, il voulait lui parler de sa peine; enfin mille idees contradictoires, mille tourments et mille delices lui traversaient l'esprit, et, au milieu de tout cela, il etait sur le point de s'ecrier malgre lui: Mais vous m'aimez! Pendant toutes ces hesitations, on dansait un galop dans le salon: c'etait la mode en 1825; quelques groupes s'etaient lances et faisaient le tour de l'appartement; la veuve se leva; elle attendait toujours la reponse du jeune homme. Une singuliere tentation s'empara de lui, en voyant passer la joyeuse promenade.--Eh bien! oui, dit-il, je vous le jure, vous me voyez pour la derniere fois. En parlant ainsi, il entoura de son bras la taille de madame Delaunay. Ses yeux semblaient dire: Cette fois encore soyons amis, imitons-les. Elle se laissa entrainer en silence, et bientot, comme deux oiseaux, ils s'envolerent au bruit de la musique. Il etait tard, et le salon etait presque vide; les tables de jeu etaient encore garnies; mais il faut savoir que la salle a manger du notaire faisait un retour sur l'appartement, et qu'elle se trouvait alors completement deserte. Les galopeurs n'allaient pas plus loin; ils tournaient autour de la table, puis revenaient au salon. Il arriva que, lorsque Valentin et madame Delaunay passerent a leur tour dans cette salle a manger, aucun danseur ne les suivait; ils se trouverent donc, tout a coup seuls au milieu du bal. Un regard rapide, jete en arriere, convainquit Valentin qu'aucune glace, aucune porte, ne pouvait le trahir; il serra la jeune veuve sur son coeur, et, sans lui dire une parole, posa ses levres sur son epaule nue. Le moindre cri echappe a madame Delaunay aurait cause un affreux scandale. Heureusement pour l'etourdi, sa danseuse se montra prudente; mais elle ne put se montrer brave en meme temps, et elle serait tombee s'il ne l'avait retenue. Il la retint donc, et, en entrant au salon, elle s'arreta, appuyee sur son bras, pouvant a peine respirer. Que n'eut-il pas donne pour pouvoir compter les battements de ce coeur tremblant! Mais la musique cessait; il fallut partir, et, quoi qu'il put dire a madame Delaunay, elle ne voulut point lui repondre. V Notre heros ne s'etait point trompe lorsqu'il avait craint de compter trop vite sur l'indolence de la marquise. Il etait encore, le lendemain, entre la veille et le sommeil, lorsqu'on lui apporta un billet a peu pres concu ainsi: "Monsieur, je ne sais qui vous a donne le droit de m'ecrire dans de pareils termes. Si ce n'est pas une meprise, c'est une gageure ou une impertinence. Dans tous les cas, je vous renvoie votre lettre, qui ne peut pas m'etre adressee." Encore tout plein d'un souvenir plus vif, Valentin se souvenait a peine de sa declaration envoyee a madame de Parnes. Il relut deux ou trois fois le billet avant d'en comprendre clairement le sens. Il en fut d'abord assez honteux, et cherchait vainement quelle reponse il pouvait y faire. En se levant et se frottant les yeux, ses idees devinrent plus nettes. Il lui sembla que ce langage n'etait pas celui d'une femme offensee. Ce n'etait pas ainsi que s'etait exprimee madame Delaunay. Il relut la lettre qu'on lui renvoyait, il n'y trouva rien qui meritat tant de colere; cette lettre etait passionnee, folle peut-etre, mais sincere et respectueuse. Il jeta le billet sur sa table et se promit de n'y plus penser. De pareilles promesses ne se tiennent guere; il n'y aurait peut-etre plus pense, en effet, si le billet, au lieu d'etre severe, eut ete tendre ou seulement poli, car la soiree de la veille avait laisse dans l'ame du jeune homme une trace profonde. Mais la colere est contagieuse: Valentin commenca par essuyer son rasoir sur le billet de la marquise; puis il le dechira et le jeta a terre; puis il brula sa declaration; puis il s'habilla et se promena a grands pas par la chambre; puis il demanda a dejeuner, et ne put ni boire ni manger; puis enfin, il prit son chapeau, et s'en fut chez madame de Parnes. On lui dit qu'elle etait sortie; voulant savoir si c'etait vrai, il repondit: C'est bon, je le sais, et traversa lestement la cour. Le portier courait apres lui, lorsqu'il rencontra la femme de chambre. Il aborda celle-ci, la prit a l'ecart, et, sans autre preambule, lui mit un louis dans la main. Madame de Parnes etait chez elle; il fut convenu avec la servante que personne n'aurait vu Valentin, et qu'on l'aurait laisse passer par megarde. Il entra la-dessus, traversa le salon, et trouva la marquise seule dans sa chambre a coucher. Elle lui parut, s'il faut tout dire, beaucoup moins en colere que son billet. Elle lui fit pourtant, vous vous y attendez, des reproches de sa conduite, et lui demanda fort sechement par quel hasard il entrait ainsi. Il repondit d'un air naturel qu'il n'avait point rencontre de domestique pour se faire annoncer, et qu'il venait offrir, en toute humilite, les tres humbles excuses de sa conduite. --Et quelles excuses en pouvez-vous donner? Demanda madame de Parnes. Le mot de meprise qui se trouvait dans le billet revint par hasard a la memoire de Valentin; il lui sembla plaisant de prendre ce pretexte, et de dire ainsi la verite. Il repondit donc que la lettre insolente dont se plaignait la marquise n'avait pas ete ecrite pour elle, et qu'elle lui avait ete apportee par erreur. Persuader une pareille affaire n'etait pas facile, comme bien vous pensez. Comment peut-on ecrire un nom et une adresse par meprise? Je ne me charge pas de vous expliquer par quelle raison madame de Parnes crut ou feignit de croire a ce que Valentin lui disait. Il lui raconta, du reste, plus sincerement qu'elle ne le pensait, qu'il etait amoureux d'une jeune veuve, que cette veuve, par le hasard le plus singulier, ressemblait beaucoup a madame la marquise, qu'il la voyait souvent, qu'il l'avait vue la veille; il dit, en un mot, tout ce qu'il pouvait dire, en retranchant le nom et quelques petits details que vous devinerez. Il n'est pas sans exemple qu'un amoureux novice se serve de fables de ce genre pour deguiser sa passion. Dire a une femme qu'on en aime une autre qui lui est semblable en tout point, c'est a la rigueur un moyen romanesque qui peut donner le droit de parler d'amour; mais il faut, je crois, pour cela, que la personne aupres de laquelle on emploie de pareils stratagemes y mette un peu de bonne volonte: fut-ce ainsi que la marquise l'entendit? je l'ignore. La vanite blessee plutot que l'amour avait amene Valentin; plutot que l'amour la vanite flattee apaisa madame de Parnes; elle en vint meme a faire au jeune homme quelques questions sur sa veuve; elle s'etonnait de la ressemblance dont il lui parlait; elle serait, disait-elle, curieuse d'en juger par ses yeux.--Quel est son age? demandait-elle; est-elle plus petite ou plus grande que moi? a-t-elle de l'esprit? ou va-t-elle? est-ce que je ne la connais pas? A toutes ces demandes, Valentin repondait, autant que possible, la verite. Cette sincerite de sa part avait, a chaque mot, l'air d'une flatterie detournee.--Elle n'est ni plus grande ni plus petite que vous, disait-il; elle a, comme vous, cette taille charmante, comme vous ce pied incomparable, comme vous ces beaux yeux pleins de feu. La conversation, sur ce ton, ne deplaisait pas a la marquise. Tout en ecoutant d'un air detache, elle se mirait du coin de l'oeil. A dire vrai, ce petit manege choquait horriblement Valentin; il ne pouvait comprendre cette demi-vertu ni cette demi-hypocrisie d'une femme qui se fachait d'une parole franche, et qui s'en laissait conter a travers une gaze. En voyant les oeillades que la marquise se renvoyait a elle-meme dans la glace, il se sentait l'envie de lui tout dire, le nom, la rue, le baiser du bal, et de prendre ainsi sa revanche complete sur le billet qu'il avait recu. Une question de madame de Parnes soulagea la mauvaise humeur du jeune homme. Elle lui demanda d'un air railleur s'il ne pouvait du moins lui dire le nom de bapteme de sa veuve.--Elle s'appelle Julie, repliqua-t-il sur-le-champ. Il y avait dans cette reponse si peu d'hesitation et tant de nettete, que madame de Parnes en fut frappee.--C'est un assez joli nom, dit-elle; et la conversation tomba tout a coup. Il arriva alors une chose peut-etre difficile a expliquer et peut-etre aisee a comprendre. Des que la marquise crut serieusement que cette declaration qui l'avait choquee n'etait reellement pas pour elle, elle en parut surprise et presque blessee. Soit que la legerete de Valentin lui semblat trop forte, s'il en aimait une autre, soit qu'elle regrettat d'avoir montre de la colere mal a propos, elle devint reveuse, et, ce qui est etrange, en meme temps irritee et coquette. Elle voulut revenir sur son pardon, et, tout en cherchant querelle a Valentin, elle s'assit a sa toilette; elle denoua le ruban qui entourait son cou, puis le rattacha; elle prit un peigne, sa coiffure semblait lui deplaire; elle refaisait une boucle d'un cote, en retranchait une de l'autre; comme elle arrangeait son chignon, le peigne lui glissa des mains, et sa longue chevelure noire lui couvrit les epaules. --Voulez-vous que je sonne? demanda Valentin; avez-vous besoin de votre femme de chambre? --Ce n'est pas la peine, repondit la marquise, qui releva d'une main impatiente ses cheveux deroules, et y enfonca son peigne. Je ne sais ce que font mes domestiques: il faut qu'ils soient tous sortis, car j'avais defendu ce matin qu'on laissat entrer personne. --En ce cas, dit Valentin, j'ai commis une indiscretion, je me retire. Il fit quelques pas vers la porte, et allait sortir en effet, quand la marquise, qui tournait le dos, et apparemment n'avait pas entendu sa reponse, lui dit: --Donnez-moi une boite qui est sur la cheminee. Il obeit; elle prit des epingles dans la boite et rajusta sa coiffure. --A propos, dit-elle, et ce portrait que vous aviez fait? --Je ne sais ou il est, repondit Valentin; mais je le retrouverai, et, si vous le permettez, je vous le donnerai lorsque je l'aurai retouche. Un domestique vint, apportant une lettre a laquelle il fallait une reponse. La marquise se mit a ecrire; Valentin se leva et entra dans le jardin. En passant pres du pavillon, il vit que la porte en etait ouverte; la femme de chambre qu'il avait rencontree en arrivant y essuyait les meubles; il entra, curieux d'examiner de pres ce mysterieux boudoir qu'on disait delaisse. En le voyant, la servante se mit a rire avec cet air de protection que prend tout laquais apres une confidence. C'etait une fille jeune et assez jolie; il s'approcha d'elle deliberement et se jeta sur un fauteuil. --Est-ce que votre maitresse ne vient pas quelquefois ici? demanda-t-il d'un air distrait. La soubrette semblait hesiter a repondre; elle continuait a ranger; en passant devant la chaise longue de forme moderne, dont je vous ai, je crois, parle, elle dit a demi-voix: --Voila le fauteuil de madame. --Et pourquoi, reprit Valentin, madame dit-elle qu'elle ne vient jamais? --Monsieur, repondit la servante, c'est que l'ancien marquis, ne vous deplaise, a fait des siennes dans ce pavillon. Il a mauvais renom dans le quartier; quand on y entend du tapage, on dit: C'est le pavillon de Parnes; et voila pourquoi madame s'en defend. --Et qu'y vient faire madame? demanda encore Valentin. Pour toute reponse, la soubrette haussa legerement les epaules, comme pour dire: Pas grand mal. Valentin regarda par la fenetre si la marquise ecrivait encore. Il avait mis, tout en causant, la main dans la poche de son gilet; le hasard voulut que dans ce moment il fut dans la veine doree; un caprice de curiosite lui passa par la tete; il tira un double louis neuf qui reluisait merveilleusement au soleil, et dit a la soubrette: --Cachez-moi ici. D'apres ce qui s'etait passe, la soubrette croyait que Valentin n'etait pas mal vu de sa maitresse. Pour entrer d'autorite chez une femme, il faut une certaine assurance d'en etre bien recu, et quand, apres avoir force sa porte, on passe une demi-heure dans sa chambre, les domestiques savent qu'en penser. Cependant la proposition etait hardie: se cacher pour surprendre les gens, c'est une idee d'amoureux et non une idee d'amant; le double louis, quelque beau qu'il fut, ne pouvait lutter avec la crainte d'etre chassee.--Mais, apres tout, pensa la servante, quand on est aussi amoureux, on est bien pres de devenir amant. Qui sait? au lieu d'etre chassee, je serai peut-etre remerciee. Elle prit donc le double louis en soupirant, et montra en riant a Valentin un vaste placard ou il se jeta. --Ou etes-vous donc? demandait la marquise qui venait de descendre dans le jardin. La servante repondit que Valentin etait sorti par le petit salon. Madame de Parnes regarda de cote et d'autre, comme pour s'assurer qu'il etait parti; puis elle entra dans le pavillon, y jeta un coup d'oeil, et s'en fut apres avoir ferme la porte a clef. Vous trouverez peut-etre, madame, que je vous fais un conte invraisemblable. Je connais des gens d'esprit, dans ce siecle de prose, qui soutiendraient tres gravement que de pareilles choses ne sont pas possibles, et que, depuis la Revolution, on ne se cache plus dans un pavillon. Il n'y a qu'une reponse a faire a ces incredules: c'est qu'ils ont sans doute oublie le temps ou ils etaient amoureux. Des que Valentin se trouva seul, il lui vint l'idee tres naturelle qu'il allait peut-etre passer la une journee. Quand sa curiosite fut satisfaite, et apres qu'il eut examine a loisir le lustre, les rideaux et les consoles, il se trouva avec un grand appetit vis-a-vis d'un sucrier et d'une carafe. Je vous ai dit que le billet du matin l'avait empeche de dejeuner; mais il n'avait, en ce moment, aucun motif pour ne pas diner. Il avala deux ou trois morceaux de sucre, et se souvint d'un vieux paysan a qui on demandait s'il aimait les femmes.--J'aime assez une belle fille, repondit le brave homme, mais j'aime mieux une bonne cotelette. Valentin pensait aux festins dont, au dire de la soubrette, ce pavillon avait ete temoin; et, a la vue d'une belle table ronde qui occupait le milieu de la chambre, il aurait volontiers evoque le spectre des petits soupers du defunt marquis.--Qu'on serait bien ici, se disait-il, par une soiree ou par une nuit d'ete, les fenetres ouvertes, les persiennes fermees, les bougies allumees, la table servie! Quel heureux temps que celui ou nos ancetres n'avaient qu'a frapper du pied sur le parquet pour faire sortir de terre un bon repas! Et en parlant ainsi, Valentin frappait du pied; mais rien ne lui repondait que l'echo de la voute et le gemissement d'une harpe detendue. Le bruit d'une clef dans la serrure le fit retourner precipitamment a son placard: etait-ce la marquise, ou la femme de chambre? Celle-ci pouvait le delivrer, ou du moins lui donner un morceau de pain. M'accuserez-vous encore d'etre romanesque si je vous dis qu'en ce moment il ne savait laquelle des deux il eut souhaite de voir entrer? Ce fut la marquise qui parut. Que venait-elle faire? La curiosite fut si forte, que toute autre idee s'evanouit. Madame de Parnes sortait de table; elle fit precisement ce que Valentin revait tout a l'heure, elle ouvrit les fenetres, ferma les persiennes et alluma deux bougies. Le jour commencait a tomber. Elle posa sur la table un livre qu'elle tenait, fit quelques pas en fredonnant, et s'assit sur un canape. --Que vient-elle faire? se repetait Valentin. Malgre l'opinion de la servante, il ne pouvait se defendre d'esperer qu'il allait decouvrir quelque mystere.--Qui sait? pensait-il, elle attend peut-etre quelqu'un. Je me trouverais jouer un beau role s'il allait arriver un tiers! La marquise, ouvrait son livre au hasard, puis le fermait, puis semblait reflechir. Le jeune homme crut s'apercevoir qu'elle regardait du cote du placard. A travers la porte entre-baillee, il suivait tous ses mouvements; une etrange idee lui vint tout a coup: la femme de chambre avait-elle parle? la marquise savait-elle qu'il etait la? Voila, direz-vous, une idee bien folle, et surtout bien peu vraisemblable. Comment supposer qu'apres son billet, la marquise, instruite de la presence du jeune homme, ne l'eut pas fait mettre a la porte, ou tout au moins ne l'y eut pas mis elle-meme? Je commence, madame, par vous assurer que je suis du meme avis que vous; mais je dois ajouter, pour l'acquit de ma conscience, que je ne me charge, sous aucun pretexte, d'eclaircir des idees de ce genre. Il y a des gens qui supposent toujours, et d'autres qui ne supposent jamais; le devoir d'un historien est de raconter et de laisser penser ceux qui s'en amusent. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est evident que la declaration de Valentin avait deplu a madame de Parnes; qu'il est probable qu'elle n'y songeait plus; que, selon toute apparence, elle le croyait parti; qu'il est plus probable encore qu'elle avait bien dine, et qu'elle venait faire la sieste dans son pavillon; mais il est certain qu'elle commenca par mettre un de ses pieds sur son canape, puis l'autre; puis qu'elle posa la tete sur un coussin, puis qu'elle ferma doucement les yeux; et il me parait difficile, apres cela, de ne pas croire qu'elle s'endormit. Valentin eut envie, comme dit Valmont, d'essayer de passer pour un songe. Il poussa la porte du placard; un craquement le fit fremir; la marquise avait ouvert les yeux, elle souleva la tete et regarda autour d'elle. Valentin ne bougeait pas, comme vous pouvez croire. N'entendant plus rien et n'ayant rien vu, madame de Parnes se rendormit; le jeune homme avanca sur la pointe du pied, et, le coeur palpitant, respirant a peine, il parvint, comme Robert le Diable, jusqu'a Isabelle assoupie. Ce n'est pas en pareille circonstance qu'on reflechit ordinairement. Jamais madame de Parnes n'avait ete si belle; ses levres entr'ouvertes semblaient plus vermeilles; un plus vif incarnat colorait ses joues; sa respiration, egale et paisible, soulevait doucement son sein d'albatre, couvert d'une blonde legere. L'ange de la nuit ne sortit pas plus beau d'un bloc de marbre de Carrare, sous le ciseau de Michel-Ange. Certes, meme en s'offensant, une telle femme surprise ainsi doit pardonner le desir qu'elle inspire. Un leger mouvement de la marquise arreta cependant Valentin. Dormait-elle? Cet etrange doute le troublait malgre lui.--Et qu'importe? se dit-il; est-ce donc un piege? Quel travers et quelle folie! pourquoi l'amour perdrait-il de son prix en s'apercevant qu'il est partage? Quoi de plus permis, de plus vrai, qu'un demi-mensonge qui se laisse deviner? Quoi de plus beau qu'elle si elle dort? quoi de plus charmant si elle ne dort pas? Tout en se parlant ainsi, il restait immobile, et ne pouvait s'empecher de chercher un moyen de savoir la verite. Domine par cette pensee, il prit un petit morceau de sucre qui restait encore de son repas, et, se cachant derriere la marquise, il le lui jeta sur la main; elle ne remua pas. Il poussa une chaise, doucement d'abord, puis un peu plus fort; point de reponse. Il etendit le bras et fit tomber a terre le livre que madame de Parnes avait pose sur la table. Il la crut eveillee cette fois, et se blottit derriere le canape; mais rien ne bougeait. Il se leva alors, et, comme la persienne entr'ouverte exposait la marquise au serein, il la ferma avec precaution. Vous comprenez, madame, que je n'etais pas dans le pavillon, et, du moment que la persienne fut fermee, il m'a ete impossible d'en voir davantage. VI Il n'y avait pas plus de quinze jours de cela, lorsque Valentin, en sortant de chez madame Delaunay, oublia son mouchoir sur un fauteuil. Quand le jeune homme fut parti, madame Delaunay ramassa le mouchoir, et ayant, par hasard, regarde la marque, elle trouva un I et un P tres delicatement brodes. Ce n'etait pas le chiffre de Valentin; a qui appartenait ce mouchoir? Le nom d'Isabelle de Parnes n'avait jamais ete prononce rue du Plat-d'Etain, et la veuve, par consequent, se perdait en vaines conjectures. Elle retournait le mouchoir dans tous les sens, regardait un coin, puis un autre, comme si elle eut espere decouvrir quelque part le veritable nom du proprietaire. Et pourquoi, me demanderez-vous, tant de curiosite pour une chose si simple? On emprunte tous les jours un mouchoir a un ami, et on le perd; cela va sans dire. Qu'y a-t-il la d'extraordinaire? Cependant madame Delaunay examinait de pres la fine batiste, et lui trouvait un air feminin qui lui faisait hocher la tete. Elle se connaissait en broderie, et le dessin lui paraissait bien riche pour sortir de l'armoire d'un garcon. Un indice imprevu lui decouvrit la verite. Aux plis du mouchoir, elle reconnut qu'un des coins avait ete noue pour servir de bourse, et cette maniere de serrer son argent n'appartient, vous le savez, qu'aux femmes. Elle palit a cette decouverte, et, apres avoir pendant quelque temps fixe sur le mouchoir des regards pensifs, elle fut obligee de s'en servir pour essuyer une larme qui coulait sur sa joue. Une larme! direz-vous, deja une larme! Helas! oui, madame, elle pleurait. Qu'etait-il donc arrive? Je vais vous le dire; mais il faut pour cela revenir un instant sur nos pas. Il faut savoir que, le surlendemain du bal, Valentin etait venu chez madame Delaunay. La mere lui ouvrit la porte, et lui repondit que sa fille etait sortie. Madame Delaunay, la-dessus, avait ecrit une longue lettre au jeune homme; elle lui rappelait leur dernier entretien, et le suppliait de ne plus venir la voir. Elle comptait sur sa parole, sur son honneur et sur son amitie. Elle ne se montrait pas offensee, et ne parlait pas du galop. Bref, Valentin lut cette lettre d'un bout a l'autre sans y trouver rien de trop ni de trop peu. II se sentit touche, et il eut obei si le dernier mot n'y eut pas ete. Ce dernier mot, il est vrai, avait ete efface, mais si legerement, qu'on ne l'en voyait que mieux. "Adieu, disait la veuve en terminant sa lettre; soyez heureux." Dire a un amant qu'on bannit: _Soyez heureux_, qu'en pensez-vous, madame? N'est-ce pas lui dire: Je ne suis pas heureuse? Le vendredi venu, Valentin hesita longtemps s'il irait ou non chez le notaire. Malgre son age et son etourderie, l'idee de nuire a qui que ce fut lui etait insupportable. Il ne savait a quoi se decider, lorsqu'il se repeta: Soyez heureux! Et il courut chez M. des Andelys. Pourquoi madame Delaunay y etait-elle? Quand notre heros entra dans le salon, il la vit froncer le sourcil avec une singuliere expression. Pour ce qui regarde les manieres, il y avait bien en elle quelque coquetterie; mais, au fond du coeur, personne n'etait plus simple, plus inexperimente que madame Delaunay. Elle avait pu, en voyant le danger, tenter hardiment de s'en defendre; mais, pour resister a une lutte engagee, elle n'avait pas les armes necessaires. Elle ne savait rien de ces maneges habiles, de ces ressources toujours pretes, au moyen desquelles une femme d'esprit sait tenir l'amour en lisiere et l'eloigner ou l'appeler tour a tour. Quand Valentin lui avait baise la main, elle s'etait dit: Voila un mauvais sujet dont je pourrais bien devenir amoureuse; il faut qu'il parte sur-le-champ. Mais lorsqu'elle le vit, chez le notaire, entrer gaiement sur la pointe du pied, serre dans sa cravate et le sourire sur les levres, la saluant, malgre sa defense, avec un gracieux respect, elle se dit: Voila un homme plus obstine et plus ruse que moi; je ne serai pas la plus forte avec lui, et, puisqu'il revient, il m'aime peut-etre. Elle ne refusa pas, cette fois, la contredanse qu'il lui demandait; aux premieres paroles, il vit en elle une grande resignation et une grande inquietude. Au fond de cette ame timide et droite, il y avait quelque ennui de la vie; tout en desirant le repos, elle etait lasse de la solitude. M. Delaunay, mort fort jeune, ne l'avait point aimee; il l'avait prise pour menagere plutot que pour femme, et, quoiqu'elle n'eut point de dot, il avait fait, en l'epousant, ce qu'on appelle un mariage de raison. L'economie, l'ordre, la vigilance, l'estime publique, l'amitie de son mari, les vertus domestiques en un mot, voila ce qu'elle connaissait en ce monde. Valentin avait, dans le salon de M. des Andelys, la reputation que tout jeune homme dont le tailleur est bon peut avoir chez un notaire. On n'en parlait que comme d'un _elegant_, d'un habitue de Tortoni, et les petites cousines se chuchotaient entre elles des histoires de l'autre monde qu'on lui attribuait. Il etait descendu par une cheminee chez une baronne, il avait saute par la fenetre d'une duchesse qui demeurait au cinquieme etage, le tout par amour et sans se faire de mal, etc., etc. Madame Delaunay avait trop de bon sens pour ecouter ces niaiseries; mais elle eut peut-etre mieux fait de les ecouter que d'en entendre quelques mots au hasard. Tout depend souvent, ici-bas, du pied sur lequel on se presente. Pour parler comme les ecoliers, Valentin avait l'avantage sur madame Delaunay. Pour lui reprocher d'etre venu, elle attendait qu'il lui en demandat pardon. Il s'en garda bien, comme vous pensez. S'il eut ete ce qu'elle le croyait, c'est-a-dire un homme a bonnes fortunes, il n'eut peut-etre pas reussi pres d'elle, car elle l'eut senti alors trop habile et trop sur de lui; mais il tremblait en la touchant, et cette preuve d'amour, jointe a un peu de crainte, troublait a la fois la tete et le coeur de la jeune femme. Il n'etait pas question, dans tout cela, de la salle a manger du notaire, ils semblaient tous deux l'avoir oubliee; mais quand arriva le signal du galop, et que Valentin vint inviter la veuve, il fallut bien s'en souvenir. Il m'a assure que de sa vie il n'avait vu un plus beau visage que celui de madame Delaunay quand il lui fit cette invitation. Son front, ses joues, se couvrirent de rougeur; tout le sang qu'elle avait au coeur reflua autour de ses grands yeux noirs, comme pour en faire ressortir la flamme. Elle se souleva a demi, prete a accepter et n'osant le faire; un leger frisson fit trembler ses epaules, qui, cette fois, n'etaient pas nues. Valentin lui tenait la main; il la pressa doucement dans la sienne comme pour lui dire: Ne craignez plus rien, je sens que vous m'aimez. Avez-vous quelquefois reflechi a la position d'une femme qui pardonne un baiser qu'on lui a derobe? Au moment ou elle promet de l'oublier, c'est a peu pres comme si elle l'accordait. Valentin osa faire a madame Delaunay quelques reproches de sa colere; il se plaignit de sa severite, de l'eloignement ou elle l'avait tenu; il en vint enfin, non sans hesiter, a lui parler d'un petit jardin situe derriere sa maison, lieu retire, a l'ombrage epais, ou nul oeil indiscret ne pouvait penetrer. Une fraiche cascade, par son murmure, y protegeait la causerie; la solitude y protegeait l'amour. Nul bruit, nul temoin, nul danger. Parler d'un lieu pareil au milieu du monde, au son de la musique, dans le tourbillon d'une fete, a une jeune femme qui vous ecoute, qui n'accepte ni ne refuse, mais qui laisse dire et qui sourit... ah! madame, parler ainsi d'un lieu pareil, c'est peut-etre plus doux que d'y etre. Tandis que Valentin se livrait sans reserve, la veuve ecoutait sans reflexion. De temps en temps, aux ardents desirs elle opposait une objection timide; de temps en temps, elle feignait de ne plus entendre, et si un mot lui avait echappe, en rougissant, elle le faisait repeter. Sa main, pressee par celle du jeune homme, voulait etre froide et immobile; elle etait inquiete et brulante. Le hasard, qui sert les amants, voulut qu'en passant dans la salle a manger ils se retrouvassent seuls, comme la derniere fois. Valentin n'eut pas meme la pensee de troubler la reverie de sa valseuse, et, a la place du desir, madame Delaunay vit l'amour. Que vous dirai-je? ce respect, cette audace, cette chambre, ce bal, l'occasion, tout se reunissait pour la seduire. Elle ferma les yeux a demi, soupira... et ne promit rien. Voila, madame, par quelle raison madame Delaunay se mit a pleurer quand elle trouva le mouchoir de la marquise. VII De ce que Valentin avait oublie ce mouchoir, il ne faut pas croire cependant qu'il n'en eut pas un dans sa poche. Pendant que madame Delaunay pleurait, notre etourdi, qui n'en savait rien, etait fort eloigne de pleurer. Il etait dans un petit salon boise, dore et musque comme une bonbonniere, au fond d'un grand fauteuil de damas violet. Il ecoutait, apres un bon diner, l'_Invitation a la valse_, de Weber, et, tout en prenant d'excellent cafe, il regardait de temps en temps le cou blanc de madame de Parnes. Celle-ci, dans tous ses atours, et exaltee, comme dit Hoffmann, par une tasse de the bien sucre, faisait de son mieux de ses belles mains. Ce n'etait pas de la petite musique, et il faut dire, en toute justice, qu'elle s'en tirait parfaitement. Je ne sais lequel meritait le plus d'eloges, ou du sentimental maitre allemand, ou de l'intelligente musicienne, ou de l'admirable instrument d'Erard, qui renvoyait en vibrations sonores la double inspiration qui l'animait. Le morceau fini, Valentin se leva, et, tirant de sa poche un mouchoir:-- Tenez, dit-il, je vous remercie; voila le mouchoir que vous m'avez prete. La marquise fit justement ce qu'avait fait madame Delaunay. Elle regarda la marque aussitot; sa main delicate avait senti un tissu trop rude pour lui appartenir. Elle se connaissait aussi en broderie; mais il y en avait si peu que rien, assez pourtant pour denoter une femme. Elle retourna deux ou trois fois le mouchoir, l'approcha timidement de son nez, le regarda encore, puis le jeta a Valentin en lui disant:--Vous vous etes trompe; ce que vous me rendez la appartient a quelque femme de chambre de votre mere. Valentin, qui avait emporte par megarde le mouchoir de madame Delaunay, le reconnut et se sentit battre le coeur.--Pourquoi a une femme de chambre? repondit-il. Mais la marquise s'etait remise au piano; peu lui importait une rivale qui se mouchait dans de la grosse toile. Elle reprit le _presto_ de sa valse, et fit semblant de n'avoir pas entendu. Cette indifference piqua Valentin. Il fit un tour de chambre et prit son chapeau. --Ou allez-vous donc? demanda madame de Parnes. --Chez ma mere, rendre a sa femme de chambre le mouchoir qu'elle m'a prete. --Vous verra-t-on demain? nous avons un peu de musique, et vous me ferez plaisir de venir diner. --Non; j'ai affaire toute la journee. Il continuait a se promener, et ne se decidait pas a sortir. La marquise se leva et vint a lui. --Vous etes un singulier homme, lui dit-elle; vous voudriez me voir jalouse. --Moi? pas du tout. La jalousie est un sentiment que je deteste. --Pourquoi donc vous fachez-vous de ce que je trouve a ce mouchoir un air d'antichambre? Est-ce ma faute, ou la votre? --Je ne m'en fache point, je le trouve tout simple. En parlant ainsi, il tournait le dos. Madame de Parnes s'avanca doucement, se saisit du mouchoir de madame Delaunay, et, s'approchant d'une fenetre ouverte, le jeta dans la rue. --Que faites-vous? s'ecria Valentin. Et il s'elanca pour la retenir; mais il etait trop tard. --Je veux savoir, dit en riant la marquise, jusqu'a quel point vous y tenez, et je suis curieuse de voir si vous descendrez le chercher. Valentin hesita un instant, et rougit de depit. Il eut voulu punir la marquise par quelque reponse piquante; mais, comme il arrive souvent, la colere lui otait l'esprit. Madame de Parnes se mit a rire de plus belle. Il enfonca son chapeau sur sa tete, et sortit en disant: Je vais le chercher. Il chercha en effet longtemps; mais un mouchoir perdu est bientot ramasse, et ce fut vainement qu'il revint dix fois d'une borne a une autre. La marquise a sa fenetre riait toujours en le regardant faire. Fatigue enfin, et un peu honteux, il s'eloigna sans lever la tete, feignant de ne pas s'apercevoir qu'on l'eut observe. Au coin de la rue pourtant, il se retourna et vit madame de Parnes qui ne riait plus et qui le suivait des yeux. Il continua sa route sans savoir ou il allait, et prit machinalement le chemin de la rue du Plat-d'Etain. La soiree etait belle et le ciel pur. La veuve etait aussi a sa fenetre; elle avait passe une triste journee. --J'ai besoin d'etre rassuree, lui dit-elle des qu'il fut entre. A qui appartient un mouchoir que vous avez laisse chez moi? Il y a des gens qui savent tromper et qui ne savent pas mentir. A cette question, Valentin se troubla trop evidemment pour qu'il fut possible de s'y meprendre, et sans attendre qu'il repondit: --Ecoutez-moi, dit madame Delaunay. Vous savez maintenant que je vous aime. Vous connaissez beaucoup de monde, et je ne vois personne; il m'est aussi impossible de savoir ce que vous faites qu'il vous serait facile d'y voir clair dans mes moindres actions, s'il vous en prenait fantaisie. Vous pouvez me tromper aisement et impunement, puisque je ne peux ni vous surveiller, ni cesser de vous aimer; souvenez-vous, je vous en supplie, de ce que je vais vous dire: tout se sait tot ou tard, et croyez-moi, c'est une triste chose. Valentin voulait l'interrompre; elle lui prit la main et continua: --Je ne dis pas assez; ce n'est pas une triste chose, mais la plus triste qu'il y ait au monde. Si rien n'est plus doux que le souvenir du bonheur, rien n'est plus affreux que de s'apercevoir que le bonheur passe etait un mensonge. Avez-vous jamais pense a ce que ce peut etre que de hair ceux qu'on a aimes? Concevez-vous rien de pis? Reflechissez a cela, je vous en conjure. Ceux qui trouvent plaisir a tromper les autres en tirent ordinairement vanite; ils s'imaginent avoir par la quelque superiorite sur leurs dupes: elle est bien fugitive, et a quoi mene-t-elle? Rien n'est si aise que le mal. Un homme de votre age peut tromper sa maitresse, seulement pour passer le temps; mais le temps s'ecoule en effet, la verite vient, et que reste-t-il? Une pauvre creature abusee s'est crue aimee, heureuse; elle a fait de vous son bien unique: pensez a ce qui lui arrive s'il faut qu'elle ait horreur de vous! La simplicite de ce langage avait emu Valentin jusqu'au fond du coeur. --Je vous aime, lui dit-il, n'en doutez pas, je n'aime que vous seule. --J'ai besoin de le croire, repondit la veuve, et, si vous dites vrai, nous ne reparlerons jamais de ce que j'ai souffert aujourd'hui. Permettez-moi pourtant d'ajouter encore un mot qu'il faut absolument que je vous dise. J'ai vu mon pere, a l'age de soixante ans, apprendre tout a coup qu'un ami d'enfance l'avait trompe dans une affaire de commerce. Une lettre avait ete trouvee, dans laquelle cet ami racontait lui-meme sa perfidie, et se vantait de la triste habilete qui lui avait rapporte quelques billets de banque a notre detriment. J'ai vu mon pere, abime de douleur et stupefait, la tete baissee, lire cette lettre; il en etait aussi honteux que s'il eut ete lui-meme le coupable; il essuya une larme sur sa joue, jeta la lettre au feu, et s'ecria: Que la vanite et l'interet sont peu de chose! mais qu'il est affreux de perdre un ami! Si vous eussiez ete la, Valentin, vous auriez fait serment de ne jamais tromper personne. Madame Delaunay, en prononcant ces mots, laissa echapper quelques larmes. Valentin etait assis pres d'elle; pour toute reponse, il l'attira a lui; elle posa sa tete sur son epaule, et tirant de la poche de son tablier le mouchoir de la marquise: --Il est bien beau, dit-elle; la broderie en est fine: vous me le laisserez, n'est-ce pas? La femme a qui il appartient ne s'apercevra pas qu'elle l'a perdu. Quand on a un mouchoir pareil, on en a bien d'autres. Je n'en ai, moi, qu'une douzaine, et ils ne sont pas merveilleux. Vous me rendrez le mien que vous avez emporte, et qui ne vous ferait pas honneur; mais je garderai celui-ci. --A quoi bon? repondit Valentin. Vous ne vous en servirez pas. --Si, mon ami; il faut que je me console de l'avoir trouve sur ce fauteuil, et il faut qu'il essuie mes larmes jusqu'a ce qu'elles aient cesse de couler. --Que ce baiser les essuie! s'ecria le jeune homme. Et, prenant le mouchoir de madame de Parnes, il le jeta par la fenetre. VIII Six semaines s'etaient ecoulees, et il faut qu'il soit bien difficile a l'homme de se connaitre lui-meme, puisque Valentin ne savait pas encore laquelle de ses deux maitresses il aimait le mieux. Malgre ses moments de sincerite et les elans de coeur qui l'emportaient pres de madame Delaunay, il ne pouvait se resoudre a desapprendre le chemin de l'hotel de la Chaussee-d'Antin. Malgre la beaute de madame de Parnes, son esprit, sa grace et tous les plaisirs qu'il trouvait chez elle, il ne pouvait renoncer a la chambrette de la rue du Plat-d'Etain. Le petit jardin de Valentin voyait tour a tour la veuve et la marquise se promener au bras du jeune homme, et le murmure de la cascade couvrait de son bruit monotone des serments toujours repetes, toujours trahis avec la meme ardeur. Faut-il donc croire que l'inconstance ait ses plaisirs comme l'amour fidele? On entendait quelquefois rouler encore la voiture sans livree qui emmenait incognito madame de Parnes, quand madame Delaunay paraissait voilee au bout de la rue, s'acheminant d'un pas craintif. Cache derriere sa jalousie, Valentin souriait de ces rencontres, et s'abandonnait sans remords aux dangereux attraits du changement. C'est une chose presque infaillible que ceux qui se familiarisent avec un peril quelconque finissent par l'aimer. Toujours expose a voir sa double intrigue decouverte par un hasard, oblige au role difficile d'un homme qui doit mentir sans cesse, sans jamais se trahir, notre etourdi se sentit fier de cette position etrange; apres y avoir accoutume son coeur, il y habitua sa vanite. Les craintes qui le troublaient d'abord, les scrupules qui l'arretaient, lui devinrent chers; il donna deux bagues pareilles a ses deux amies; il avait obtenu de madame Delaunay qu'elle portat une legere chaine d'or qu'il avait choisie, au lieu de son collier de chrysocale. Il lui parut plaisant de faire mettre ce collier a la marquise; il reussit a l'en affubler un jour qu'elle allait au bal, et c'est, a coup sur, la plus grande preuve d'amour qu'elle lui ait donnee. Madame Delaunay, trompee par l'amour, ne pouvait croire a l'inconstance de Valentin. Il y avait de certains jours ou la verite lui apparaissait tout a coup claire et irrecusable. Elle eclatait alors en reproches, elle fondait en larmes, elle voulait mourir; un mot de son amant l'abusait de nouveau, un serrement de main la consolait; elle rentrait chez elle heureuse et tranquille. Madame de Parnes, trompee par l'orgueil, ne cherchait a rien decouvrir et n'essayait de rien savoir. Elle se disait: c'est quelque ancienne maitresse qu'il n'a pas le courage de quitter. Elle ne daignait pas s'abaisser a demander un sacrifice. L'amour lui semblait un passe-temps, la jalousie un ridicule; elle croyait d'ailleurs sa beaute un talisman auquel rien ne pouvait resister. Si vous vous souvenez, madame, du caractere de notre heros, tel que j'ai tache de vous le peindre a la premiere page de ce conte, vous comprendrez et vous excuserez peut-etre sa conduite, malgre ce qu'elle a de justement blamable. Le double amour qu'il ressentait ou croyait ressentir, etait pour ainsi dire l'image de sa vie entiere. Ayant toujours cherche les extremes, goutant les jouissances du pauvre et celles du riche en meme temps, il trouvait pres de ces deux femmes le contraste qui lui plaisait, et il etait reellement riche et pauvre dans la meme journee. Si, de sept a huit heures, au soleil couchant, deux beaux chevaux gris entraient au petit trot dans l'avenue des Champs-Elysees, trainant doucement derriere eux un coupe tendu de soie comme un boudoir, vous eussiez pu voir au fond de la voiture une fraiche et coquette figure cachee sous une grande capote, et souriant a un jeune homme nonchalamment etendu pres d'elle: c'etaient Valentin et madame de Parnes qui prenaient l'air apres diner. Si le matin, au lever du soleil, le hasard vous avait menee pres du joli bois de Romainville, vous eussiez pu y rencontrer sous le vert bosquet d'une guinguette deux amoureux se parlant a voix basse, ou lisant ensemble La Fontaine: c'etaient Valentin et Madame Delaunay qui venaient de marcher dans la rosee. Etiez-vous ce soir d'un grand bal a l'ambassade d'Autriche? Avez-vous vu au milieu d'un cercle brillant de jeunes femmes une beaute plus fiere, plus courtisee, plus dedaigneuse que toutes les autres? Cette tete charmante, coiffee d'un turban dore, qui se balance avec grace comme une rose bercee par le zephyr, c'est la jeune marquise que la foule admire, que le triomphe embellit, et qui pourtant semble rever. Non loin de la, appuye contre une colonne, Valentin la regarde: personne ne connait leur secret, personne n'interprete ce coup d'oeil, et ne devine la joie de l'amant. L'eclat des lustres, le bruit de la musique, les murmures de la foule, le parfum des fleurs, tout le penetre, le transporte, et l'image radieuse de sa belle maitresse enivre ses yeux eblouis. Il doute presque lui-meme de son bonheur, et qu'un si rare tresor lui appartienne; il entend les hommes dire autour de lui: Quel eclat! quel sourire! quelle femme! et il se repete tout bas ces paroles. L'heure du souper arrive; un jeune officier rougit de plaisir en presentant sa main a la marquise; on l'entoure, on la suit, chacun veut s'en approcher et brigue la faveur d'un mot tombe de ses levres; c'est alors qu'elle passe pres de Valentin et lui dit a l'oreille: A demain. Que de jouissance dans un mot pareil! Demain cependant, a la nuit tombante, le jeune homme monte a tatons un escalier sans lumiere; il arrive a grand'peine au troisieme etage, et frappe doucement a une petite porte; elle s'est ouverte, il entre; madame Delaunay, devant sa table, travaillait seule en l'attendant; il s'assoit pres d'elle; elle le regarde, lui prend la main et lui dit qu'elle le remercie de l'aimer encore. Une seule lampe eclaire faiblement la modeste chambrette, mais sous cette lampe est un visage ami, tranquille et bienveillant; il n'y a plus la ni temoins empresses, ni admiration, ni triomphe. Mais Valentin fait plus que de ne pas regretter le monde, il l'oublie: la vieille mere arrive, s'assoit dans sa bergere, et il faut ecouter jusqu'a dix heures les histoires du temps passe, caresser le petit chien qui gronde, rallumer la lampe qui s'eteint. Quelquefois c'est un roman nouveau qu'il faut avoir le courage de lire; Valentin laisse tomber le livre pour effleurer en le ramassant le petit pied de sa maitresse; quelquefois c'est un piquet a deux sous la fiche qu'il faut faire avec la bonne dame, et avoir soin de n'avoir pas trop beau jeu. En sortant de la, le jeune homme revient a pied; il a soupe hier avec du vin de Champagne, en fredonnant une contredanse; il soupe ce soir avec une tasse de lait, en faisant quelques vers pour son amie. Pendant ce temps-la, la marquise est furieuse qu'on lui ait manque de parole; un grand laquais poudre apporte un billet plein de tendres reproches et sentant le musc; le billet est decachete, la fenetre ouverte, le temps est beau, madame de Parnes va venir: voila notre etourdi grand seigneur. Ainsi, toujours different de lui-meme, il trouvait moyen d'etre vrai en n'etant jamais sincere, et l'amant de la marquise n'etait pas celui de la veuve. --Et pourquoi choisir? me disait-il un jour qu'en nous promenant il essayait de se justifier. Pourquoi cette necessite d'aimer d'une maniere exclusive? Blamerait-on un homme de mon age d'etre amoureux de madame de Parnes? N'est-elle pas admiree, enviee? ne vante-t-on pas son esprit et ses charmes? La raison meme se passionne pour elle. D'une autre part, quel reproche ferait-on a celui que la bonte, la tendresse, la candeur de madame Delaunay auraient touche? N'est-elle pas digne de faire la joie et le bonheur d'un homme? Moins belle, ne serait-elle pas une amie precieuse; et, telle qu'elle est, y a-t-il au monde une plus charmante maitresse? En quoi donc suis-je coupable d'aimer ces deux femmes, si chacune d'elles merite qu'on l'aime? Et, s'il est vrai que je sois assez heureux pour compter pour quelque chose dans leur vie, pourquoi ne pourrais-je rendre l'une heureuse qu'en faisant le malheur de l'autre? Pourquoi le doux sourire que ma presence fait eclore quelquefois sur les levres de ma belle veuve devrait-il etre achete au prix d'une larme versee par la marquise? Est-ce leur faute si le hasard m'a jete sur leur route, si je les ai approchees, si elles m'ont permis de les aimer? Laquelle choisirais-je sans etre injuste? En quoi celle-la aurait-elle merite plus que celle-ci d'etre preferee ou abandonnee? Quand madame Delaunay me dit que son existence entiere m'appartient, que voulez-vous donc que je reponde? Faut-il la repousser, la desabuser et lui laisser le decouragement et le chagrin? Quand madame de Parnes est au piano, et qu'assis derriere elle, je la vois se livrer a la noble inspiration de son coeur; quand son esprit eleve le mien, m'exalte et me fait mieux gouter par la sympathie les plus exquises jouissances de l'intelligence, faut-il que je lui dise qu'elle se trompe et qu'un si doux plaisir est coupable? Faut-il que je change en haine ou en mepris les souvenirs de ces heures delicieuses? Non, mon ami, je mentirais en disant a l'une des deux que je ne l'aime plus ou que je ne l'ai point aimee; j'aurais plutot le courage de les perdre ensemble que celui de choisir entre elles. Vous voyez, madame, que notre etourdi faisait comme font tous les hommes: ne pouvant se corriger de sa folie, il tentait de lui donner l'apparence de la raison. Cependant il y avait de certains jours ou son coeur se refusait, malgre lui, au double role qu'il soutenait. Il tachait de troubler le moins possible le repos de madame Delaunay; mais la fierte de la marquise eut plus d'un caprice a supporter.--Cette femme n'a que de l'esprit et de l'orgueil, me disait-il d'elle quelquefois. Il arrivait aussi qu'en quittant le salon de madame de Parnes, la naivete de la veuve le faisait sourire, et qu'il trouvait qu'a son tour elle avait trop peu d'orgueil et d'esprit. Il se plaignait de manquer de liberte. Tantot une boutade lui faisait renoncer a un rendez-vous; il prenait un livre, et s'en allait diner seul a la campagne. Tantot il maudissait le hasard qui s'opposait a une entrevue qu'il demandait. Madame Delaunay etait, au fond du coeur, celle qu'il preferait; mais il n'en savait rien lui-meme, et cette singuliere incertitude aurait peut-etre dure longtemps si une circonstance, legere en apparence, ne l'eut eclaire tout a coup sur ses veritables sentiments. On etait au mois de juin, et les soirees au jardin etaient delicieuses. La marquise, en s'asseyant sur un banc de bois pres de la cascade, s'avisa un jour de le trouver dur. --Je vous ferai cadeau d'un coussin, dit-elle a Valentin. Le lendemain matin, en effet, arriva une causeuse elegante, accompagnee d'un beau coussin en tapisserie, de la part de madame de Parnes. Vous vous souvenez peut-etre que madame Delaunay faisait de la tapisserie. Depuis un mois, Valentin l'avait vue travailler constamment a un ouvrage de ce genre dont il avait admire le dessin, non que ce dessin eut rien de remarquable: c'etait, je crois, une couronne de fleurs, comme toutes les tapisseries du monde; mais les couleurs en etaient charmantes. Que peut faire, d'ailleurs, une main aimee que nous ne le trouvions un chef-d'oeuvre? Cent fois, le soir, pres de la lampe, le jeune homme avait suivi des yeux, sur le canevas, les doigts habiles de la veuve; cent fois, au milieu d'un entretien anime, il s'etait arrete, observant un religieux silence, tandis qu'elle comptait ses points; cent fois il avait interrompu cette main fatiguee et lui avait rendu le courage par un baiser. Quand Valentin eut fait porter la causeuse de la marquise dans une petite salle attenante au jardin, il y descendit et examina son cadeau. En regardant de pres le coussin, il crut le reconnaitre; il le prit, le retourna, le remit a sa place, et se demanda ou il l'avait vu.--Fou que je suis, se dit-il, tous les coussins se ressemblent, et celui-la n'a rien d'extraordinaire. Mais une petite tache faite sur le fond blanc attira tout a coup ses yeux; il n'y avait pas a se tromper. Valentin avait fait lui-meme cette tache, en laissant tomber une goutte d'encre sur l'ouvrage de madame Delaunay, un soir qu'il ecrivait pres d'elle. Cette decouverte le jeta, comme vous pensez, dans un grand etonnement.--Comment est-ce possible? Se demanda-t-il; comment la marquise peut-elle m'envoyer un coussin fait par Madame Delaunay? Il regarda encore: plus de doute, ce sont les memes fleurs, les memes couleurs. Il en reconnait l'eclat, l'arrangement; il les touche comme pour s'assurer qu'il n'est pas trompe par une illusion; puis il reste interdit, ne sachant comment s'expliquer ce qu'il voit. Je n'ai que faire de dire que mille conjectures, moins vraisemblables les unes que les autres, se presenterent a son esprit. Tantot il supposait que le hasard avait pu faire se rencontrer la veuve et la marquise, qu'elles s'etaient entendues ensemble, et qu'elles lui envoyaient ce coussin d'un commun accord, pour lui apprendre que sa perfidie etait demasquee; tantot il se disait que madame Delaunay avait surpris sa conversation de la veille dans le jardin, et qu'elle avait voulu, pour lui faire honte, remplir la promesse de madame de Parnes. De toute facon, il se voyait decouvert, abandonne de ses deux maitresses, ou tout au moins de l'une des deux. Apres avoir passe une heure a rever, il resolut de sortir d'incertitude. Il alla chez madame Delaunay, qui le recut comme a l'ordinaire, et dont le visage n'exprima qu'un peu d'etonnement de le voir si matin. Rassure d'abord par cet accueil, il parla quelque temps de choses indifferentes; puis, domine par l'inquietude, il demanda a la veuve si sa tapisserie etait terminee.--Oui, repondit-elle.--Et ou est-elle donc? demanda-t-il. A cette question, madame Delaunay se troubla et rougit. --Elle est chez le marchand, dit-elle assez vite. Puis elle se reprit, et ajouta: Je l'ai donnee a monter; on va me la rendre. Si Valentin avait ete surpris de reconnaitre le coussin, il le fut encore davantage de voir la veuve se troubler lorsqu'il lui en parla. N'osant pourtant faire de nouvelles questions, de peur de se trahir, il sortit de suite, et s'en fut chez la marquise. Mais cette visite lui en apprit encore moins; quand il fut question de la causeuse, madame de Parnes, pour toute reponse, fit un leger signe de tete en souriant, comme pour dire: Je suis charmee qu'elle vous plaise. Notre etourdi rentra donc chez lui, moins inquiet, il est vrai, qu'il n'en etait sorti, mais croyant presque avoir fait un reve. Quel mystere ou quel caprice du hasard cachait cet envoi singulier?--L'une fait un coussin et l'autre me le donne; celle-la passe un mois a travailler, et, quand son ouvrage est fini, celle-ci s'en trouve proprietaire; ces deux femmes ne se sont jamais vues, et elles s'entendent pour me jouer un tour dont elles ne semblent pas se douter. Il y avait assurement de quoi se torturer l'esprit: aussi le jeune homme cherchait-il de cent manieres differentes la clef de l'enigme qui le tourmentait. En examinant le coussin, il trouva l'adresse du marchand qui l'avait vendu. Sur un petit morceau de papier colle dans un coin, etait ecrit: _Au Pere de Famille, rue Dauphine_. Des que Valentin eut lu ces mots, il se vit sur de parvenir a la verite. Il courut au magasin du _Pere de Famille_; il demanda si le matin meme on n'avait pas vendu a une dame un coussin en tapisserie qu'il designa et qu'on reconnut. Aux questions qu'il fit ensuite pour savoir qui avait fait ce coussin et d'ou il venait, on ne repondit qu'avec restriction: on ne connaissait pas l'ouvriere; il y avait dans le magasin beaucoup d'objets de ce genre; enfin on ne voulait rien dire. Malgre les reticences, Valentin eut bientot saisi, dans les reponses du garcon qu'il interrogeait, un mystere qu'il ne soupconnait pas et que bien d'autres que lui ignorent: c'est qu'il y a a Paris un grand nombre de femmes, de demoiselles pauvres, qui, tout en ayant dans le monde un rang convenable et quelquefois distingue, travaillent en secret pour vivre. Les marchands emploient ainsi, et a bon marche, des ouvrieres habiles; mainte famille, vivant sobrement, chez qui pourtant on va prendre le the, se soutient par les filles de la maison; on les voit sans cesse tenant l'aiguille, mais elles ne sont pas assez riches pour porter ce qu'elles font; quand elles ont brode du tulle, elles le vendent pour acheter de la percale: celle-la, fille de nobles aieux, fiere de son titre et de sa naissance, marque des mouchoirs; celle-ci, que vous admirez au bal, si enjouee, si coquette et si legere, fait des fleurs artificielles et paye de son travail le pain de sa mere; telle autre, un peu plus riche, cherche a gagner de quoi ajouter a sa toilette; ces chapeaux tout faits, ces sachets brodes qu'on voit aux etalages des boutiques, et que le passant marchande par desoeuvrement, sont l'oeuvre secrete, quelquefois pieuse, d'une main inconnue. Peu d'hommes consentiraient a ce metier, ils resteraient pauvres par orgueil en pareil cas; peu de femmes s'y refusent, quand elles en ont besoin, et de celles qui le font, aucune n'en rougit. Il arrive qu'une jeune femme rencontre une amie d'enfance qui n'est pas riche et qui a besoin de quelque argent; faute de pouvoir lui en preter elle-meme, elle lui dit sa ressource, l'encourage, lui cite des exemples, la mene chez le marchand, lui fait une petite clientele; trois mois apres, l'amie est a son aise et rend a une autre le meme service. Ces sortes de choses se passent tous les jours; personne n'en sait rien, et c'est pour le mieux; car les bavards qui rougissent du travail trouveraient bientot le moyen de deshonorer ce qu'il y a au monde de plus honorable. --Combien de temps, demanda Valentin, faut-il a peu pres pour faire un coussin comme celui dont je vous parle, et combien gagne l'ouvriere? --Monsieur, repondit le garcon, pour faire un coussin comme celui-la, il faut deux mois, six semaines environ. L'ouvriere paye sa laine, bien entendu; par consequent, c'est autant de moins pour elle. La laine anglaise, belle, coute dix francs la livre; le ponceau, le cerise, coutent quinze francs. Pour ce coussin, il faut une livre et demie de laine au plus, et il sera paye quarante ou cinquante francs a l'habile ouvriere. IX Quand Valentin, de retour au logis, se retrouva en face de sa causeuse, le secret qu'il venait d'apprendre produisit un effet inattendu. En pensant que madame Delaunay avait mis six semaines a faire ce coussin pour gagner deux louis, et que madame de Parnes l'avait achete en se promenant, il eprouva un serrement de coeur etrange. La difference que la destinee avait mise entre ces deux femmes se montrait a lui, en ce moment, sous une forme si palpable, qu'il ne put s'empecher de souffrir. L'idee que la marquise allait arriver, s'appuyer sur ce meuble, et trainer son bras nu sur la trace des larmes de la veuve, fut insupportable au jeune homme. Il prit le coussin et le mit dans une armoire. Qu'elle en pense ce qu'elle voudra, se dit-il, ce coussin me fait pitie, et je ne puis le laisser la. Madame de Parnes arriva bientot apres, et s'etonna de ne pas voir son cadeau. Au lieu de chercher une excuse, Valentin repondit qu'il n'en voulait pas et qu'il ne s'en servirait jamais. Il prononca ces mots d'un ton brusque et sans reflechir a ce qu'il faisait. --Et pourquoi? demanda la marquise. --Parce qu'il me deplait. --En quoi vous deplait-il? Vous m'avez dit le contraire ce matin meme. --C'est possible; il me deplait maintenant. Combien est-ce qu'il vous a coute? --Voila une belle question! dit madame de Parnes. Qu'est-ce qui vous passe par la tete? Il faut savoir que depuis quelques jours Valentin avait appris de la mere de madame Delaunay qu'elle se trouvait fort genee. Il s'agissait d'un terme de loyer a payer a un proprietaire avare qui menacait au moindre retard. Valentin, ne pouvant faire, meme pour une bagatelle, des offres de service qu'on n'eut pas voulu entendre, n'avait eu d'autre parti a prendre que de cacher son inquietude. D'apres ce qu'avait dit le garcon du _Pere de Famille_, il etait probable que le coussin n'avait pas suffi pour tirer la veuve d'embarras. Ce n'etait pas la faute de la marquise; mais l'esprit humain est quelquefois si bizarre, que le jeune homme en voulait presque a madame de Parnes du prix modique de son achat, et sans s'apercevoir du peu de convenance de sa question: --Cela vous a coute quarante ou cinquante francs, dit-il avec amertume. Savez-vous combien de temps on a mis a le faire? --Je le sais d'autant mieux, repondit la marquise, que je l'ai fait moi-meme. --Vous? --Moi, et pour vous; j'y ai passe quinze jours: voyez si vous me devez quelque reconnaissance. --Quinze jours, madame? mais il faut deux mois, et deux mois de travail assidu, pour terminer un pareil ouvrage. Vous mettriez six mois a en venir a bout, si vous l'entrepreniez. --Vous me paraissez bien au courant; d'ou vous vient tant d'experience? --D'une ouvriere que je connais, et qui certes ne s'y trompe pas. --Eh bien! cette ouvriere ne vous a pas tout dit. Vous ne savez pas que pour ces choses-la le plus important, ce sont les fleurs, et qu'on trouve chez les marchands des canevas prepares, ou le fond est rempli; le plus difficile reste a faire, mais le plus long et le plus ennuyeux est fait. C'est ainsi que j'ai achete ce coussin, qui ne m'a meme pas coute quarante Ou cinquante francs, car ce fond ne signifie rien; c'est un ouvrage de manoeuvre pour lequel il ne faut que de la laine et des mains. Le mot de _manoeuvre_ n'avait pas plu a Valentin. --J'en suis bien fache, repliqua-t-il, mais ni le fond ni les fleurs ne sont de vous. --Et de qui donc? apparemment de l'ouvriere que vous connaissez? --Peut-etre. La marquise sembla hesiter un instant entre la colere et l'envie de rire. Elle prit le dernier parti, et se livrant a sa gaiete: --Dites-moi donc, s'ecria-t-elle, dites-moi donc, je vous prie, le nom de votre mysterieuse ouvriere, qui vous donne de si bons renseignements. --Elle s'appelle Julie, repondit le jeune homme. Son regard, le son de sa voix, rappelerent tout a coup a madame de Parnes qu'il lui avait dit le meme nom le jour ou il lui avait parle d'une veuve qu'il aimait. Comme alors, l'air de verite avec lequel il avait repondu troubla la marquise. Elle se souvint vaguement de l'histoire de cette veuve, qu'elle avait prise pour un pretexte; mais, repete ainsi, ce nom lui parut serieux. --Si c'est une confidence, que vous me faites, dit-elle, elle n'est ni adroite ni polie. Valentin ne repondit pas. Il sentait que son premier mouvement l'avait entraine trop loin, et il commencait a reflechir. La marquise, de son cote, garda le silence quelque temps. Elle attendait une explication, et Valentin songeait au moyen d'eviter d'en donner une. Il allait enfin se decider a parler, et essayer peut-etre de se retracter, quand la marquise, perdant patience, se leva brusquement. --Est-ce une querelle ou une rupture? demanda-t-elle d'un ton si violent, que Valentin ne put conserver son sang-froid. --Comme vous voudrez, repondit-il. --Tres bien, dit la marquise, et elle sortit. Mais, cinq minutes apres, on sonna a la porte: Valentin ouvrit, et vit madame de Parnes debout sur le palier, les bras croises, enveloppee dans sa mantille et appuyee contre le mur; elle etait d'une paleur effrayante, et prete a se trouver mal. Il la prit dans ses bras, la porta sur la causeuse, et s'efforca de l'apaiser. Il lui demanda pardon de sa mauvaise humeur, la supplia d'oublier cette scene facheuse, et s'accusa d'un de ces acces d'impatience dont il est impossible de dire la raison. --Je ne sais ce que j'avais ce matin, lui dit-il; une facheuse nouvelle que j'ai recue m'avait irrite; je vous ai cherche querelle sans motif; ne pensez jamais a ce que je vous ai dit que comme a un moment de folie de ma part. --N'en parlons plus, dit la marquise revenue a elle, et allez me chercher mon coussin. Valentin obeit avec repugnance; madame de Parnes jeta le coussin a terre, et posa ses pieds dessus. Ce geste, comme vous pensez, ne fut pas agreable au jeune homme; il fronca le sourcil malgre lui, et se dit qu'apres tout il venait de ceder par faiblesse a une comedie de femme. Je ne sais s'il avait raison, et je ne sais non plus par quelle obstination puerile la marquise avait voulu, a toute force, obtenir ce petit triomphe. Il n'est pas sans exemple qu'une femme, et meme une femme d'esprit, ne veuille pas se soumettre en pareil cas; mais il peut arriver que ce soit de sa part un mauvais calcul, et que l'homme, apres avoir obei, se repente de sa complaisance; c'est ainsi qu'un enfantillage devient grave quand l'orgueil s'en mele, et qu'on s'est brouille quelquefois pour moins encore qu'un coussin brode. Tandis que madame de Parnes, reprenant son air gracieux, ne dissimulait pas sa joie, Valentin ne pouvait detacher ses regards du coussin, qui, a dire vrai, n'etait pas fait pour servir de tabouret. Contre sa coutume, la marquise etait venue a pied, et la tapisserie de la veuve, repoussee bientot au milieu de la chambre, portait l'empreinte poudreuse du brodequin qui l'avait foulee. Valentin ramassa le coussin, l'essuya et le posa sur un fauteuil. --Allons-nous encore nous quereller? dit en souriant la marquise. Je croyais que vous me laissiez faire et que la paix etait conclue. --Ce coussin est blanc; pourquoi le salir? --Pour s'en servir, et quand il sera sale, mademoiselle Julie nous en fera d'autres. --Ecoutez-moi, madame la marquise, dit Valentin. Vous comprenez tres bien que je ne suis pas assez sot pour attacher de l'importance a un caprice ni a une bagatelle de cette sorte. S'il est vrai que le deplaisir que je ressens de ce que vous faites puisse avoir quelque motif que vous ignorez, ne cherchez pas a l'approfondir, ce sera le plus sage. Vous vous etes trouvee mal tout a l'heure, je ne vous demande pas si cet evanouissement etait bien profond; vous avez obtenu ce que vous desiriez, n'en essayez pas davantage. --Mais vous comprenez peut-etre, repondit madame de Parnes, que je ne suis pas assez sotte non plus pour attacher a cette bagatelle plus d'importance que vous; et, s'il m'arrivait d'insister, vous comprendriez encore que je voudrais savoir jusqu'a quel point c'est une bagatelle. --Soit, mais je vous demanderai, pour vous repondre, si c'est l'orgueil ou l'amour qui vous pousse. --C'est l'un et l'autre. Vous ne savez pas qui je suis: la legerete de ma conduite avec vous vous a donne de moi une opinion que je vous laisse, parce que vous ne la feriez partager a personne; pensez sur mon compte comme il vous plaira, et soyez infidele si bon vous semble, mais gardez-vous de m'offenser. --C'est peut-etre l'orgueil qui parle en ce moment, madame; mais convenez donc que ce n'est pas l'amour. --Je n'en sais rien; si je ne suis pas jalouse, il est certain que c'est par dedain. Comme je ne reconnais qu'a M. de Parnes le droit de surveillance sur moi, je ne pretends non plus surveiller personne. Mais comment osez-vous me repeter deux fois un nom que vous devriez taire? --Pourquoi le tairais-je, quand vous m'interrogez? Ce nom ne peut faire rougir ni la personne a qui il appartient ni celle qui le prononce. --Eh bien! achevez donc de le prononcer. Valentin hesita un moment. --Non, repondit-il, je ne le prononcerai pas, par respect pour celle qui le porte. La marquise se leva a ces paroles, serra sa mantille autour de sa taille, et dit d'un ton glace: --Je pense qu'on doit etre venu me chercher, reconduisez-moi jusqu'a ma voiture. X La marquise de Parnes etait plus qu'orgueilleuse, elle etait hautaine. Habituee des l'enfance a voir tous ses caprices satisfaits, negligee par son mari, gatee par sa tante, flattee par le monde qui l'entourait, le seul conseiller qui la dirigeat, au milieu d'une liberte si dangereuse, etait cette fierte native qui triomphait meme des passions. Elle pleura amerement en rentrant chez elle; puis elle fit defendre sa porte, et reflechit a ce qu'elle avait a faire, resolue a n'en pas souffrir davantage. Quand Valentin, le lendemain, alla voir madame Delaunay, il crut s'apercevoir qu'il etait suivi. Il l'etait en effet, et la marquise eut bientot appris la demeure de la veuve, son nom, et les visites frequentes que le jeune homme lui rendait. Elle ne voulut pas s'en tenir la, et, quelque invraisemblable que puisse paraitre le moyen dont elle se servit, il n'est pas moins vrai qu'elle l'employa, et qu'il lui reussit. A sept heures du matin, elle sonna sa femme de chambre; elle se fit apporter par cette fille une robe de toile, un tablier, un mouchoir de coton, et un ample bonnet sous lequel elle cacha, autant que possible, son visage. Ainsi travestie, un panier sous le bras, elle se rendit au marche des Innocents. C'etait l'heure ou madame Delaunay avait coutume d'y aller, et la marquise ne chercha pas longtemps; elle savait que la veuve lui ressemblait, et elle apercut bientot devant l'etalage d'une fruitiere une jeune femme a peu pres de sa taille, aux yeux noirs et a la demarche modeste, marchandant des cerises. Elle s'approcha. --N'est-ce pas a madame Delaunay, demanda-t-elle, que j'ai l'honneur de parler? --Oui, mademoiselle; que me voulez-vous? La marquise ne repondit pas; sa fantaisie etait satisfaite et peu lui importait qu'on s'en etonnat. Elle jeta sur sa rivale un regard rapide et curieux, la toisa des pieds a la tete, puis se retourna et disparut. Valentin ne venait plus chez madame de Parnes; il recut d'elle une invitation de bal imprimee, et crut devoir s'y rendre par convenance. Quand il entra dans l'hotel, il fut surpris de ne voir qu'une fenetre eclairee; la marquise etait seule et l'attendait.--Pardonnez-moi, lui dit-elle, la petite ruse que j'ai employee pour vous faire venir; j'ai pense que vous ne repondriez peut-etre pas si je vous ecrivais pour vous demander un quart d'heure d'entretien, et j'ai besoin de vous dire un mot, en vous suppliant d'y repondre sincerement. Valentin, qui de son naturel n'etait pas gardeur de rancune, et chez qui le ressentiment passait aussi vite qu'il venait, voulut mettre la conversation sur un ton enjoue, et commenca a plaisanter la marquise sur son bal suppose. Elle lui coupa la parole en lui disant: J'ai vu madame Delaunay. --Ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle, voyant Valentin changer de visage; je l'ai vue sans qu'elle sut qui j'etais et de maniere a ce qu'elle ne puisse me reconnaitre. Elle est jolie, et il est vrai qu'elle me ressemble un peu. Parlez-moi franchement: l'aimiez-vous deja quand vous m'avez envoye une lettre qui etait ecrite pour elle? Valentin hesitait. --Parlez, parlez sans crainte, dit la marquise. C'est le seul moyen de me prouver que vous avez quelque estime pour moi. Elle avait prononce ces mots avec tant de tristesse, que Valentin en fut emu. Il s'assit pres d'elle, et lui conta fidelement tout ce qui s'etait passe dans son coeur.--Je l'aimais deja, lui dit-il enfin, et je l'aime encore; c'est la verite. --Rien n'est plus possible entre nous, repondit la marquise en se levant. Elle s'approcha d'une glace, se renvoya a elle-meme un regard coquet. --J'ai fait pour vous, continua-t-elle, la seule action de ma vie ou je n'ai reflechi a rien. Je ne m'en repens pas, mais je voudrais n'etre pas seule a m'en souvenir quelquefois. Elle ota de son doigt une bague d'or ou etait enchassee une aigue-marine. --Tenez, dit-elle a Valentin, portez ceci pour l'amour de moi; cette pierre ressemble a une larme. Quand elle presenta sa bague au jeune homme, il voulut lui baiser la main. --Prenez garde, dit-elle; songez que j'ai vu votre maitresse; ne nous souvenons pas trop tot. --Ah! repondit-il, je l'aime encore, mais je sens que je vous aimerai toujours. --Je le crois, repliqua la marquise, et c'est peut-etre pour cette raison que je pars demain pour la Hollande, ou je vais rejoindre mon mari. --Je vous suivrai, s'ecria Valentin; n'en doutez pas, si vous quittez la France, je partirai en meme temps que vous. --Gardez-vous-en bien, ce serait me perdre, et vous tenteriez en vain de me revoir. --Peu m'importe; quand je devrais vous suivre a dix lieues de distance, je vous prouverai du moins ainsi la sincerite de mon amour, et vous y croirez malgre vous. --Mais je vous dis que j'y crois, repondit madame de Parnes avec un sourire malin: adieu donc, ne faites pas cette folie. Elle tendit la main a Valentin, et entr'ouvrit, pour se retirer, la porte de sa chambre a coucher. --Ne faites pas cette folie, ajouta-t-elle d'un ton leger; ou, si vous la faisiez par hasard, vous m'ecririez un mot a Bruxelles, parce que de la on peut changer de route. La porte se ferma sur ces paroles, et Valentin, reste seul, sortit de l'hotel dans le plus grand trouble. Il ne put dormir de la nuit, et le lendemain, au point du jour, il n'avait encore pris aucun parti sur la conduite qu'il tiendrait. Un billet assez triste de madame Delaunay, recu a son reveil, l'avait ebranle sans le decider. A l'idee de quitter la veuve, son coeur se dechirait; mais a l'idee de suivre en poste l'audacieuse et coquette marquise, il se sentait tressaillir de desir; il regardait l'horizon, il ecoutait rouler les voitures; les folles equipees du temps passe lui revenaient en tete; que vous dirai-je? il songeait a l'Italie, au plaisir, a un peu de scandale, a Lauzun deguise en postillon; d'un autre cote, sa memoire inquiete lui rappelait les craintes si naivement exprimees un soir par madame Delaunay. Quel affreux souvenir n'allait-il pas lui laisser! Il se repetait ces paroles de la veuve: _Faut-il qu'un jour j'aie horreur de vous?_ Il passa la journee entiere renferme, et apres avoir epuise tous les caprices, tous les projets fantasques de son imagination: Que veux-je donc? se demanda-t-il. Si j'ai voulu choisir entre ces deux femmes, pourquoi cette incertitude? et, si je les aime toutes les deux egalement, pourquoi me suis-je mis de mon propre gre dans la necessite de perdre l'une ou l'autre? Suis-je fou? Ai-je ma raison? Suis-je perfide ou sincere? Ai-je trop peu de courage ou trop peu d'amour? Il se mit a table, et, prenant le dessin qu'il avait fait autrefois, il considera attentivement ce portrait infidele qui ressemblait a ses deux maitresses. Tout ce qui lui etait arrive depuis deux mois se representa a son esprit: le pavillon et la chambrette, la robe d'indienne et les blanches epaules, les grands diners et les petits dejeuners, le piano et l'aiguille a tricoter, les deux mouchoirs, le coussin brode, il revit tout. Chaque heure de sa vie lui donnait un conseil different. --Non, se dit-il enfin, ce n'est pas entre deux femmes que j'ai a choisir, mais entre deux routes que j'ai voulu suivre a la fois, et qui ne peuvent mener au meme but: l'une est la folie et le plaisir, l'autre est l'amour; laquelle dois-je prendre? laquelle conduit au bonheur? Je vous ai dit, en commencant ce conte, que Valentin avait une mere qu'il aimait tendrement. Elle entra dans sa chambre tandis qu'il etait plonge dans ces pensees. --Mon enfant, lui dit-elle, je vous ai vu triste ce matin. Qu'avez-vous? Puis-je vous aider? Avez-vous besoin de quelque argent? Si je ne puis vous rendre service, ne puis-je du moins savoir vos chagrins et tenter de vous consoler? --Je vous remercie, repondit Valentin. Je faisais des projets de voyage, et je me demandais qui doit nous rendre heureux, de l'amour ou du plaisir; j'avais oublie l'amitie. Je ne quitterai pas mon pays, et la seule femme a qui je veuille ouvrir mon coeur est celle qui peut le partager avec vous. FIN DES DEUX MAITRESSES. Bien que l'auteur se soit amuse a preter au personnage de Valentin quelques traits de son propre caractere, les doubles amours du heros n'ont existe que dans son imagination. * * * * * III. FREDERIC ET BERNERETTE 1838 [Illustration: Dessin de Bida Grave par Ch. Colin] I Vers les dernieres annees de la Restauration, un jeune homme de Besancon, nomme Frederic Hombert, vint a Paris pour faire son droit. Sa famille n'etait pas riche et ne lui donnait qu'une modique pension; mais, comme il avait beaucoup d'ordre, peu de chose lui suffisait. Il se logea dans le quartier Latin, afin d'etre a portee de suivre les cours; ses gouts et son humeur etaient si sedentaires, qu'il visita a peine les promenades, les places et les monuments qui sont a Paris l'objet de la curiosite des etrangers. La societe de quelques jeunes gens avec lesquels il eut bientot occasion de se lier a l'Ecole de droit, quelques maisons que des lettres de recommandation lui avaient ouvertes, telles etaient ses seules distractions. Il entretenait une correspondance reglee avec ses parents, et leur annoncait le succes de ses examens au fur et a mesure qu'il les subissait. Apres avoir travaille assidument pendant trois ans, il vit enfin arriver le moment ou il allait etre recu avocat; il ne lui restait plus qu'a soutenir sa these, et il avait deja fixe l'epoque de son retour a Besancon, lorsqu'une circonstance imprevue vint pour quelque temps troubler son repos. Il demeurait rue de la Harpe, au troisieme etage, et il avait sur sa croisee des fleurs dont il prenait soin. En les arrosant, un matin, il apercut, a une fenetre en face de lui, une jeune fille qui se mit a rire. Elle le regardait d'un air si gai et si ouvert, qu'il ne put s'empecher de lui faire un signe de tete. Elle lui rendit son salut de bonne grace, et, a compter de ce moment, ils prirent l'habitude de se souhaiter ainsi le bonjour tous les matins, d'un cote de la rue a l'autre. Un jour que Frederic s'etait leve de meilleure heure que de coutume, apres avoir salue sa voisine, il prit une feuille de papier qu'il plia en forme de lettre, et qu'il montra de loin a la jeune fille, comme pour lui demander s'il pouvait lui ecrire; mais elle secoua la tete en signe de refus, et se retira d'un air fache. Le lendemain, le hasard fit qu'ils se rencontrerent dans la rue. La demoiselle rentrait chez elle, accompagnee d'un jeune homme que Frederic ne connaissait pas, et qu'il ne se rappela point avoir jamais vu parmi les etudiants. A la tournure et a la toilette de sa voisine, quoiqu'elle portat un chapeau, il jugea qu'elle devait etre ce qu'on appelle a Paris une grisette. Le cavalier, d'apres son age, n'etait sans doute qu'un frere ou un amant, et semblait plutot un amant qu'un frere. Quoi qu'il en fut, Frederic resolut de ne plus songer a cette aventure. Les premiers froids etant venus, il ota ses fleurs de la place qu'elles occupaient sur sa croisee; mais, malgre lui, il regardait toujours dehors de temps en temps; il rapprocha de la fenetre le bureau ou il travaillait, et arrangea son rideau de facon a pouvoir guetter sans etre apercu. La voisine, de son cote, ne se montra plus le matin. Elle paraissait quelquefois a cinq heures du soir pour fermer ses persiennes, apres avoir allume sa lampe. Frederic se hasarda un jour a lui envoyer un baiser. Il fut surpris de voir qu'elle le lui rendit aussi gaiement qu'autrefois son premier salut. Il prit de nouveau son morceau de papier, qui etait reste plie sur sa table, et, s'expliquant par signes du mieux qu'il put, il demanda qu'on lui ecrivit ou qu'on recut son billet. Mais la reponse ne fut pas plus favorable que la premiere fois; la grisette secoua encore la tete, et il en fut de meme pendant huit jours. Les baisers etaient bienvenus, mais, quant aux lettres, il fallait y renoncer. Au bout d'une semaine, Frederic, depite d'essuyer sans cesse le meme refus, dechira son papier devant sa voisine. Elle en rit d'abord, resta quelque temps indecise, puis tira de la poche de son tablier un billet qu'elle montra a son tour a l'etudiant. Vous jugez bien qu'il ne secoua pas la tete. Ne pouvant parler, il ecrivit en grosses lettres, sur une grande feuille de papier a dessin, ces trois mots: "Je vous adore!" Puis il posa la feuille sur une chaise et placa une bougie allumee de chaque cote. La belle grisette, armee d'une lorgnette, put lire ainsi la premiere declaration de son amant. Elle y repondit par un sourire, et fit signe a Frederic de descendre pour venir chercher le billet qu'elle lui avait montre. Le temps etait obscur, et il faisait un epais brouillard. Le jeune homme descendit lestement, traversa la rue et entra dans la maison de sa voisine; la porte etait ouverte, et la demoiselle etait au bas de l'escalier. Frederic, l'entourant de ses bras, fut plus prompt a l'embrasser qu'a lui parler. Elle s'enfuit toute tremblante. --Que m'avez-vous ecrit? demanda-t-il; quand et comment puis-je vous revoir? Elle, s'arreta, revint sur ses pas, et, glissant son billet dans la main de Frederic: --Tenez, lui dit-elle, et ne decouchez plus. Il etait arrive en effet a l'etudiant, depuis peu, de passer, malgre sa sagesse, la nuit hors du logis, et la grisette l'avait remarque. Quand deux amoureux sont d'accord, les obstacles sont bien peu de chose. Le billet remis a Frederic annoncait les plus grandes precautions a prendre, parlait de dangers menacants, et demandait ou il fallait aller pour se voir. Ce ne pouvait etre, disait-on, dans l'appartement du jeune homme. Il fallut donc chercher une chambrette aux alentours. Le quartier Latin n'en manque pas. Le premier rendez-vous etait fixe, lorsque Frederic recut la lettre suivante: "Vous dites que vous m'adorez, et vous ne me dites pas si vous me trouvez jolie. Vous m'avez mal vue, et, pour pouvoir m'aimer, il faut que vous me voyiez mieux. Je vais sortir avec ma bonne; sortez de votre cote, et venez a ma rencontre dans la rue. Vous m'aborderez comme une connaissance, vous me direz quelques mots, et regardez-moi bien pendant ce temps-la. Si vous ne me trouvez pas jolie, vous me le direz et je ne m'en facherai pas. C'est tout simple, et d'ailleurs je ne suis pas mechante. Mille baisers. BERNERETTE." Frederic obeit aux ordres de sa maitresse, et je n'ai que faire de dire que l'epreuve ne fut pas douteuse. Cependant Bernerette, par un raffinement de coquetterie, au lieu de se munir de tous ses atours pour cette rencontre, se presenta en neglige, les cheveux releves sous son chapeau. L'etudiant lui fit un respectueux salut, lui repeta qu'il la trouvait plus belle que jamais, puis rentra chez lui, ravi de sa nouvelle conquete; mais elle lui sembla bien plus belle encore le lendemain, lorsqu'elle vint au rendez-vous, et il vit la qu'elle pouvait se passer non seulement d'atours, mais encore de toute espece de toilette, meme la plus negligee. II Frederic et Bernerette s'etaient livres a leur amour avant d'avoir echange presque un seul mot, et ils en etaient a se tutoyer aux premieres paroles qu'ils s'adresserent. Enlaces dans les bras l'un de l'autre, ils s'assirent pres de la cheminee, ou petillait un bon feu. La, Bernerette, appuyant sur les genoux de son amant ses joues brillantes des belles couleurs du plaisir, lui apprit qui elle etait. Elle avait joue la comedie en province. Elle s'appelait Louise Durand, et Bernerette etait son nom de guerre; elle vivait depuis deux ans avec un jeune homme qu'elle n'aimait plus. Elle voulait, a tout prix, s'en debarrasser, et changer sa maniere de vivre, soit en rentrant au theatre, si elle trouvait quelque protection, soit en apprenant un metier. Du reste, elle ne s'expliqua ni sur sa famille ni sur le passe. Elle annoncait seulement sa resolution de briser ses liens, qui lui etaient insupportables. Frederic ne voulut pas la tromper, et lui peignit sincerement la position ou il se trouvait lui-meme; n'etant pas riche, et connaissant peu le monde, il ne pouvait lui etre que d'un bien faible secours.--Comme je ne puis me charger de toi, ajoutait-il, je ne veux, sous aucun pretexte, devenir la cause d'une rupture; mais, comme il me serait trop cruel de te partager avec un autre, je partirai bien a regret, et je garderai dans mon coeur le souvenir d'un heureux jour. A cette declaration inattendue, Bernerette se mit a pleurer.--Pourquoi partir? dit-elle. Si je me brouille avec mon amant, ce n'est pas toi qui en seras cause, puisqu'il y a longtemps que j'y suis determinee. Si j'entre chez une lingere pour faire mon apprentissage, est-ce que tu ne m'aimeras plus? Il est facheux que tu ne sois pas riche; mais que veux-tu! nous ferons comme nous pourrons. Frederic allait repliquer, mais un baiser lui imposa silence.--N'en parlons plus, et n'y pensons plus, dit enfin Bernerette. Quand tu voudras de moi, fais-moi signe par la fenetre, et ne t'inquiete pas du reste qui ne te regarde pas. Pendant six semaines environ, Frederic ne travailla guere. Sa these commencee restait sur sa table; il y ajoutait une ligne de temps en temps. Il savait que, si l'envie de s'amuser lui venait, il n'avait qu'a ouvrir Sa croisee: Bernerette etait toujours prete; et quand il lui demandait comment elle jouissait de tant de liberte, elle lui repondait toujours que cela ne le regardait pas. Il avait dans son tiroir quelques economies, qu'il depensa rapidement. Au bout de quinze jours, il fut oblige d'avoir recours a un ami pour donner a souper a sa maitresse. Quand cet ami, qui se nommait Gerard, apprit le nouveau genre de vie de Frederic: Prends garde a toi, lui dit-il, tu es amoureux. Ta grisette n'a rien, et tu n'as pas grand'chose; je me defierais a ta place d'une comedienne de province; ces passions-la menent plus loin qu'on ne pense. Frederic repondit en riant qu'il ne s'agissait point d'une passion, mais d'une amourette passagere. Il raconta a Gerard comment il avait fait connaissance, par sa croisee, avec Bernerette.--C'est une fille qui ne pense qu'a rire, dit-il a son ami; il n'y a rien de moins dangereux qu'elle, et rien de moins serieux que notre liaison. Gerard se rendit a ces raisons et engagea cependant Frederic a travailler. Celui-ci assura que sa these allait etre bientot terminee, et, pour n'avoir pas fait un mensonge, il se mit en effet a l'ouvrage pendant quelques heures; mais le soir meme Bernerette l'attendait. Ils allerent ensemble a _la Chaumiere_, et le travail fut laisse de cote. La Chaumiere est le Tivoli du quartier Latin; c'est le rendez-vous des etudiants et des grisettes. Il s'en faut que ce soit un lieu de bonne compagnie, mais c'est un lieu de plaisir: on y boit de la biere et on y danse; une gaiete franche, parfois un peu bruyante, anime l'assemblee. Les elegantes y ont des bonnets ronds, et les _fashionables_ des vestes de velours; on y fume, on y trinque, on y fait l'amour en plein air. Si la police interdisait l'entree de ce jardin delicieux aux creatures qu'elle enregistre, ce serait peut-etre la seulement que se retrouverait encore a Paris cette ancienne vie des etudiants, si libre et si joyeuse, dont les traditions se perdent tous les jours. Frederic, en sa qualite de provincial, n'etait pas homme a faire le difficile sur les gens qu'il rencontrait la; et Bernerette, qui ne voulait que se divertir, ne l'en eut pas fait apercevoir. Il faut un certain usage du monde pour savoir ou il est permis de s'amuser. Notre heureux couple ne raisonnait pas ses plaisirs; quand il avait danse toute la soiree, il rentrait fatigue et content. Frederic etait si novice, que ses premieres folies de jeunesse lui semblaient le bonheur meme. Quand Bernerette, appuyee sur son bras, sautait en marchant sur le boulevard Neuf, il n'imaginait rien de plus doux que de vivre ainsi au jour le jour. Ils se demandaient de temps en temps l'un a l'autre ou en etaient leurs affaires, mais ni l'un ni l'autre ne repondait clairement a cette question. La chambrette garnie, situee pres du Luxembourg, etait payee pour deux mois; c'etait l'important. Quelquefois, en y arrivant, Bernerette avait sous le bras un pate enveloppe dans du papier, et Frederic une bouteille de bon vin. Ils s'attablaient alors; la jeune fille chantait au dessert les couplets des vaudevilles qu'elle avait joues; si elle avait oublie les paroles, l'etudiant improvisait, pour les remplacer, des vers a la louange de son amie, et, quand il ne trouvait pas la rime, un baiser en tenait lieu. Ils passaient ainsi la nuit tete a tete, sans se douter du temps qui s'ecoulait. --Tu ne fais plus rien, disait Gerard, et ton amourette passagere durera plus longtemps qu'une passion. Prends garde a toi; tu depenses de l'argent, et tu negliges les moyens que tu as d'en gagner. --Rassure-toi, repondait Frederic; ma these avance, et Bernerette va entrer en apprentissage chez une lingere. Laisse-moi jouir en paix d'un moment de bonheur, et ne t'inquiete pas de l'avenir. L'epoque approchait cependant ou il fallait imprimer la these. Elle fut achevee a la hate et n'en valut pas moins pour cela. Frederic fut recu avocat; il adressa a Besancon plusieurs exemplaires de sa dissertation, accompagnee de son diplome. Son pere repondit a cette heureuse nouvelle par l'envoi d'une somme beaucoup plus considerable qu'il n'etait necessaire pour payer les frais de retour au pays. La joie paternelle vint donc ainsi, sans le savoir, au secours de l'amour. Frederic put rendre a son ami l'argent que celui-ci lui avait prete, et le convaincre de l'inutilite de ses remontrances. Il voulut faire un cadeau a Bernerette, mais elle le refusa. --Fais-moi cadeau d'un souper, lui dit-elle; tout ce que je veux de toi, c'est toi. Avec un caractere aussi gai que celui de cette jeune fille, des qu'elle avait le moindre chagrin, il etait facile de s'en apercevoir. Frederic la trouva triste un jour et lui en demanda la raison. Apres quelque hesitation, elle tira de sa poche une lettre. --C'est une lettre anonyme, dit-elle; le jeune homme qui demeure avec moi l'a recue hier, et me l'a donnee en me disant qu'il n'ajoutait aucune foi a des accusations non signees. Qui a ecrit cela? je l'ignore. L'orthographe est aussi mauvaise que le style; mais ce n'en est pas moins dangereux pour moi: on me denonce comme une fille perdue, et l'on va jusqu'a preciser le jour et l'heure de nos derniers rendez-vous. Il faut que ce soit quelqu'un de la maison, une portiere ou une femme de chambre; je ne sais que faire ni comment me preserver du peril qui me menace. --Quel peril? demanda Frederic. --Je crois, dit en riant Bernerette, qu'il n'y va pas moins que de ma vie. J'ai affaire a un homme d'un caractere violent, et, s'il savait que je le trompe, il serait tres capable de me tuer. Frederic relut en vain la lettre, et l'examina de cent facons, il ne put reconnaitre l'ecriture. Il rentra chez lui fort inquiet, et resolut de ne pas voir Bernerette de quelques jours; mais il recut bientot d'elle un billet. "Il sait tout, ecrivait-elle; je ne sais qui a parle; je crois que c'est la portiere. Il ira vous voir; il veut se battre avec vous. Je n'ai pas la force d'en dire davantage; je suis plus morte que vive." Frederic passa la journee entiere dans sa chambre; il s'attendait a la visite de son rival, ou du moins a une provocation. Il fut surpris de ne recevoir ni l'une ni l'autre. Le lendemain et pendant les huit jours suivants, meme silence. Il apprit enfin que M. de N----, l'amant de Bernerette, avait eu avec elle une explication, a la suite de laquelle celle-ci avait quitte la maison et s'etait sauvee chez sa mere. Reste seul et desole de la perte d'une maitresse qu'il aimait eperdument, le jeune homme etait sorti un matin et n'avait plus reparu. Au bout de quatre jours, ne le voyant pas revenir, on avait fait ouvrir la porte de son appartement; il avait laisse sur sa table une lettre qui annoncait son fatal dessein. Ce ne fut qu'une semaine plus tard qu'on trouva dans la foret de Meudon les restes de cet infortune. III L'impression que ressentit Frederic a la nouvelle de ce suicide fut profonde. Bien qu'il ne connut pas ce jeune homme et qu'il ne lui eut jamais adresse la parole, il savait son nom, qui etait celui d'une famille illustre. Il vit arriver les parents, les freres en deuil, et il sut les tristes details des recherches auxquelles on avait ete oblige de se livrer pour decouvrir le mort. Les scelles furent mis; bientot apres, les tapissiers enleverent les meubles; la fenetre aupres de laquelle travaillait Bernerette resta ouverte, et ne montra plus que les murs d'un appartement desert. On n'eprouve de remords que lorsqu'on est coupable, et Frederic n'avait aucun reproche serieux a se faire, puisqu'il n'avait trompe personne, et qu'il n'avait meme jamais su clairement ou en etaient les choses entre la grisette et son amant. Mais il se sentait penetre d'horreur en se voyant la cause involontaire d'une fatalite si cruelle.--Que n'est-il venu me trouver! se disait-il; que n'a-t-il tourne contre moi l'arme dont il a fait un si funeste usage! Je ne sais comment j'aurais agi, ni ce qui se serait passe; mais mon coeur me dit qu'il ne serait pas arrive un tel malheur. Que n'ai-je appris seulement qu'il l'aimait a ce point! Que n'ai-je ete temoin de sa douleur! Qui sait? je serais peut-etre parti; je l'aurais peut-etre convaincu, gueri, ramene a la raison par des paroles franches et amicales. Dans tous les cas, il vivrait encore, et j'aimerais mieux qu'il m'eut casse le bras que de penser qu'en se donnant la mort il a peut-etre prononce mon nom! Au milieu de ces tristes reflexions arriva une lettre de Bernerette; elle etait malade et gardait le lit. Dans la derniere scene avec elle, M. de N----l'avait frappee, et elle avait fait une chute dangereuse. Frederic sortit pour aller la voir, mais il n'en eut pas le courage. En la gardant pour maitresse, il lui semblait commettre un meurtre. Il se decida a partir; apres avoir mis ordre a ses affaires, il envoya a la pauvre fille ce dont il put disposer, lui promit de ne pas l'abandonner si elle tombait dans la misere: puis il retourna a Besancon. Son arrivee fut, comme on peut penser, un jour de fete pour sa famille. On le felicita sur son nouveau titre, on l'accabla de questions sur son sejour a Paris; son pere le conduisit avec orgueil chez toutes les personnes de distinction de la ville. Bientot on lui fit part d'un projet concu pendant son absence: on avait pense a le marier, et on lui proposa la main d'une jeune et jolie personne dont la fortune etait honorable. Il ne refusa ni n'accepta; il avait dans l'ame une tristesse que rien ne pouvait surmonter. Il se laissa mener partout ou l'on voulut, repondit de son mieux a ceux qui l'interrogeaient, et s'efforca meme de faire la cour a sa pretendue; mais c'etait sans plaisir et presque malgre lui qu'il s'acquittait de ces devoirs: non que Bernerette lui fut assez chere pour le faire renoncer a un mariage avantageux; mais les dernieres circonstances avaient agi sur lui trop fortement pour qu'il put s'en remettre si vite. Dans un coeur trouble par le souvenir, il n'y a pas de place pour l'esperance; ces deux sentiments, dans leur extreme vivacite, s'excluent l'un l'autre; ce n'est qu'en s'affaiblissant qu'ils se concilient, s'adoucissent et finissent par s'appeler mutuellement. La jeune personne dont il s'agissait avait un caractere tres melancolique. Elle n'eprouvait pour Frederic ni sympathie ni repugnance; c'etait, comme lui, par obeissance qu'elle se pretait aux projets de ses parents. Grace a la facilite qu'on leur laissait de causer ensemble, ils s'apercurent tous deux de la verite. Ils sentirent que l'amour ne leur venait pas, et l'amitie leur vint sans efforts. Un jour que les deux familles reunies avaient fait une partie de campagne, Frederic, au retour, donna le bras a sa future. Elle lui demanda s'il n'avait pas laisse a Paris quelque affection, et il lui conta son histoire. Elle commenca par la trouver plaisante et par la traiter de bagatelle; Frederic n'en parlait pas non plus autrement que comme d'une folie sans importance; mais la fin du recit parut serieuse a mademoiselle Darcy (c'etait le nom de la jeune personne).--Grand Dieu! dit-elle, c'est bien cruel. Je comprends ce qui s'est passe en vous, et je vous en estime davantage. Mais vous n'etes pas coupable; laissez faire le temps. Vos parents sont aussi presses sans doute que les miens de conclure le mariage qu'ils ont en tete; fiez-vous a moi, je vous epargnerai le plus d'ennuis possible, et, en tout cas, la peine d'un refus. Ils se separerent sur ces mots. Frederic soupconna que mademoiselle Darcy avait de son cote une confidence a lui faire. Il ne se trompait pas. Elle aimait un jeune officier sans fortune qui avait demande sa main et qui avait ete repousse par la famille. Elle fit preuve de franchise a son tour, et Frederic lui jura qu'il ne l'en ferait pas repentir. Il s'etablit entre eux une convention tacite de resister a leurs parents, tout en paraissant se soumettre a leur volonte. On les voyait sans cesse l'un aupres de l'autre, dansant ensemble au bal, causant au salon, marchant a l'ecart a la promenade; mais, apres s'etre comportes toute la journee comme deux amants, ils se serraient la main en se quittant et se repetaient chaque soir qu'ils ne deviendraient jamais epoux. De pareilles situations sont tres dangereuses. Elles ont un charme qui entraine, et le coeur s'y livre avec confiance; mais l'amour est une divinite jalouse qui s'irrite des qu'on cesse de la craindre, et on aime quelquefois seulement parce qu'on a promis de ne pas aimer. Au bout de quelque temps, Frederic avait recouvre sa gaiete; il se disait qu'apres tout ce n'etait pas sa faute si une legere intrigue avait eu un denoument sinistre; que tout autre a sa place eut agi comme lui, et qu'enfin il faut oublier ce qu'il est impossible de reparer. Il commenca a trouver du plaisir a voir tous les jours mademoiselle Darcy; elle lui parut plus belle qu'au premier abord. Il ne changea pas de conduite aupres d'elle; mais il mit peu a peu dans ses discours et dans ses protestations d'amitie une chaleur a laquelle on ne pouvait se meprendre. Aussi la jeune personne ne s'y meprit-elle pas; l'instinct feminin l'avertit promptement de ce qui se passait dans le coeur de Frederic. Elle en fut flattee et presque touchee; mais, soit qu'elle fut plus constante que lui, soit qu'elle ne voulut pas revenir sur sa parole, elle prit la determination de rompre entierement avec lui et de lui oter toute esperance. Il fallait attendre pour cela qu'il s'expliquat plus clairement, et l'occasion s'en presenta bientot. Un soir que Frederic s'etait montre plus enjoue qu'a l'ordinaire, mademoiselle Darcy, pendant qu'on prenait le the, alla s'asseoir dans une petite piece reculee. Une certaine disposition romanesque, qui est souvent naturelle aux femmes, pretait ce jour-la a son regard et a sa parole un attrait indefinissable. Sans se rendre compte de ce qu'elle eprouvait, elle se sentait la faculte de produire une impression violente, et elle cedait a la tentation d'user de sa puissance, dut-elle en souffrir elle-meme. Frederic l'avait vue sortir; il la suivit, s'approcha, et, apres quelques mots sur l'air de tristesse qu'il remarquait en elle: --Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, pensez-vous que le jour approche ou il faudra vous declarer d'une matiere positive? Avez-vous trouve quelque moyen d'eluder cette necessite? Je viens vous consulter la-dessus. Mon pere me questionne sans cesse, et je ne sais plus que lui repondre. Que puis-je objecter contre cette alliance, et comment dire que je ne veux pas de vous? Si je feins de vous trouver trop peu de beaute, de sagesse ou d'esprit, personne ne voudra me croire. Il faut donc que je dise que j'en aime une autre, et plus nous tarderons, plus je mentirai en le disant. Comment pourrait-il en etre autrement? Puis-je impunement vous voir sans cesse? L'image d'une personne absente peut-elle, devant vous, ne pas s'effacer! Apprenez-moi donc ce qu'il me faut repondre, et ce que vous pensez vous-meme. Vos intentions n'ont-elles pas change? Laisserez-vous votre jeunesse se consumer dans la solitude? Resterez-vous fidele a un souvenir, et ce souvenir vous suffira-t-il? Si j'en juge d'apres moi, j'avoue que je ne puis le croire; car je sens que c'est se tromper que de resister a son propre coeur et a la destinee commune, qui veut qu'on oublie et qu'on aime. Je tiendrai ma parole, si vous l'ordonnez; mais je ne puis m'empecher de vous dire que cette obeissance me sera cruelle. Sachez donc que maintenant c'est de vous seule que depend notre avenir, et prononcez. --Je ne suis pas surprise de ce que vous me dites, repondit mademoiselle Darcy; c'est la le langage de tous les hommes. Pour eux, le moment present est tout, et ils sacrifieraient leur vie entiere a la tentation de faire un compliment. Les femmes ont aussi des tentations de ce genre; mais la difference est qu'elles y resistent. J'ai eu tort de me fier a vous, et il est juste que j'en porte la peine; mais, quand mon refus devrait vous blesser et m'attirer votre ressentiment, vous apprendrez de moi une chose dont plus tard vous sentirez la verite: c'est qu'on n'aime qu'une fois dans la vie, quand on est capable d'aimer. Les inconstants n'aiment pas; ils jouent avec le coeur. Je sais que, pour le mariage, on dit que l'amitie suffit; c'est possible dans certains cas; mais comment serait-ce possible pour nous, puisque vous savez que j'ai de l'amour pour quelqu'un? En supposant que vous abusiez aujourd'hui de ma confiance pour me determiner a vous epouser, que ferez vous de ce secret quand je serai votre femme? N'en sera-ce pas assez pour nous rendre a tous deux le bonheur impossible? Je veux croire que vos amours parisiennes ne sont qu'une folie de jeune homme. Pensez vous qu'elles m'aient donne bonne opinion de votre coeur, et qu'il me soit indifferent de vous connaitre d'un caractere aussi frivole? Croyez-moi, Frederic, ajouta-t-elle en prenant la main du jeune homme, croyez-moi, vous aimerez un jour, et ce jour-la, si vous vous souvenez de moi, vous aurez peut-etre quelque estime pour celle qui a ose vous parler ainsi. Vous saurez alors ce que c'est que l'amour. Mademoiselle Darcy se leva a ces paroles, et sortit. Elle avait vu le trouble de Frederic et l'effet que son discours produisait sur lui; elle le laissa plein de tristesse. Le pauvre garcon etait trop inexperimente pour supposer que, dans une declaration aussi formelle, il put y avoir de la coquetterie. Il ne connaissait pas les mobiles etranges qui gouvernent quelquefois les actions des femmes; il ne savait pas que celle qui veut reellement refuser se contente de dire non, et que celle qui s'explique veut etre convaincue. Quoi qu'il en soit, cette conversation eut sur lui la plus facheuse influence. Au lieu de chercher a persuader mademoiselle Darcy, il evita, les jours suivants, toute occasion de lui parler seul a seul. Trop fiere pour se repentir, elle le laissa s'eloigner en silence. Il alla trouver son pere, et lui parla de la necessite de faire son stage. Quant au mariage, ce fut mademoiselle Darcy qui se chargea de repondre la premiere; elle n'osa refuser tout a fait, de peur d'irriter sa famille, mais elle demanda qu'on lui donnat le temps de reflechir, et elle obtint qu'on la laisserait tranquille pendant un an. Frederic se disposa donc a retourner a Paris; on augmenta un peu sa pension, et il quitta Besancon plus triste encore qu'il n'y etait venu. Le souvenir du dernier entretien avec mademoiselle Darcy le poursuivait comme un presage funeste, et, tandis que la malle-poste l'emportait loin de son pays, il se repetait tout bas: Vous saurez ce que c'est que l'amour. IV Il ne se logea point, cette fois, dans le quartier Latin; il avait affaire au Palais de Justice, et il prit une chambre pres du quai aux Fleurs. A peine arrive, il recut la visite de son ami Gerard. Celui-ci, pendant l'absence de Frederic, avait fait un heritage considerable. La mort d'un vieil oncle l'avait rendu riche; il avait un appartement dans la Chaussee-d'Antin, un cabriolet et des chevaux; il entretenait en outre une jolie maitresse; il voyait beaucoup de jeunes gens; on jouait chez lui toute la journee et quelquefois toute la nuit. Il courait les bals, les spectacles, les promenades; en un mot, de modeste etudiant il etait devenu un jeune homme a la mode. Sans abandonner ses etudes, Frederic fut entraine dans le tourbillon qui environnait son ami. Il y apprit bientot a mepriser ses anciens plaisirs de la Chaumiere. Ce n'est pas la qu'irait se montrer ce qu'on appelle la jeunesse doree. C'est souvent en moins bonne compagnie, mais peu importe; il suffit de l'usage, et il est plus noble de se divertir chez Musard avec la canaille qu'au boulevard Neuf avec d'honnetes gens. Gerard n'etait pas d'une partie qu'il ne voulut y emmener Frederic. Celui-ci resistait le plus possible, et finissait par se laisser conduire. Il fit donc connaissance avec un monde qui lui etait inconnu; il vit de pres des actrices, des danseuses, et l'approche de ces divinites est d'un effet immense sur un provincial; il se lia avec des joueurs, des etourdis, des gens qui parlaient en souriant de deux cents louis qu'ils avaient perdus la veille; il lui arriva de passer la nuit avec eux, et il les vit, le jour venu, apres douze heures employees a boire et a remuer des cartes, se demander, en faisant leur toilette, quels seraient les plaisirs de la journee. Il fut invite a des soupers ou chacun avait a ses cotes une femme a soi appartenant, a laquelle on ne disait mot, et qu'on emmenait en sortant comme on prend sa canne et son chapeau. Bref, il assista a tous les travers, a tous les plaisirs de cette vie legere, insouciante, a l'abri de la tristesse, que menent seuls quelques elus qui ne semblent appartenir que par la jouissance au reste de la race humaine. Il commenca par s'en trouver bien, en ce qu'il y perdit toute humeur chagrine et tout souvenir importun. Et, en effet, il n'y a pas moyen, dans une sphere pareille, d'etre seulement preoccupe; il faut se divertir ou s'en aller. Mais Frederic se fit tort en meme temps, en ce qu'il perdit la reflexion et ses habitudes d'ordre, la supreme sauvegarde. Il n'avait pas de quoi jouer longtemps, et il joua; son malheur voulut qu'il commencat par gagner, et sur son gain il eut de quoi perdre. Il etait habille par un vieux tailleur de Besancon, qui, depuis nombre d'annees, servait sa famille; il lui ecrivit qu'il ne voulait plus de ses habits, et il prit un tailleur a la mode. Il n'eut bientot plus le temps d'aller au Palais: comment l'aurait-il eu avec des jeunes gens qui, dans leur desoeuvrement affaire, n'ont pas le loisir de lire un journal. Il faisait donc son stage sur le boulevard; il dinait au cafe, allait au bois, avait de beaux habits et de l'or dans ses poches; il ne lui manquait qu'un cheval et une maitresse pour etre un _dandy_ accompli. Ce n'est pas peu dire, il est vrai; au temps passe, un homme n'etait homme, et ne vivait reellement, qu'a la condition de posseder trois choses, un cheval, une femme et une epee. Notre siecle prosaique et pusillanime a d'abord, de ces trois amis, retranche le plus noble, le plus sur, le plus inseparable de l'homme de coeur. Personne n'a plus l'epee au cote; mais, helas! peu de gens ont un cheval, et il y en a qui se vantent de vivre sans maitresse. Un jour que Frederic avait des dettes urgentes a payer, il s'etait vu force de faire quelques demarches aupres de ses compagnons de plaisir, qui n'avaient pu l'obliger. Il obtint enfin, sur son billet, trois mille francs d'un banquier qui connaissait son pere. Lorsqu'il eut cette somme dans sa poche, se sentant joyeux et tranquille apres beaucoup d'agitation, il fit un tour de boulevard avant de rentrer chez lui. Comme il passait au coin de la rue de la Paix pour s'en revenir dans les Tuileries, une femme qui donnait le bras a un jeune homme se mit a rire en le voyant: c'etait Bernerette. Il s'arreta et la suivit des yeux; de son cote, elle tourna plusieurs fois la tete; il changea de route sans trop savoir pourquoi et s'en fut au Cafe de Paris. Il s'y etait promene une heure, et il montait pour aller diner, quand Bernerette passa de nouveau. Elle etait seule; il l'aborda et lui demanda si elle voulait venir diner avec lui. Elle accepta et prit son bras, mais elle le pria de la mener chez un traiteur moins en evidence. --Allons au cabaret, dit-elle gaiement; je n'aime pas a diner dans la rue. Ils monterent en fiacre, et, comme autrefois, ils s'etaient donne mille baisers avant de se demander de leurs nouvelles. Le tete a tete fut joyeux, et les tristes souvenirs en furent bannis. Bernerette se plaignit cependant que Frederic ne fut pas venu la voir; mais il se contenta de lui repondre qu'elle devait bien savoir pourquoi. Elle lut aussitot dans les yeux de son amant, et comprit qu'il fallait se taire. Assis pres d'un bon feu, comme au premier jour, ils ne songerent qu'a jouir en liberte de l'heureuse rencontre qu'ils devaient au hasard. Le vin de Champagne anima leur gaiete, et avec lui vinrent les tendres propos qu'inspire cette liqueur de poete, dedaignee par les delicats. Apres diner, ils allerent au spectacle. A onze heures, Frederic demanda A Bernerette ou il fallait la reconduire; elle garda quelque temps le silence, a demi honteuse et a demi craintive; puis, entourant de ses bras le cou du jeune homme, elle lui dit timidement a l'oreille: --Chez toi. Il temoigna quelque etonnement de la trouver libre. --Eh! quand je ne le serais pas, repondit-elle, ne crois-tu pas que je t'aime? Mais je le suis, ajouta-t-elle aussitot, voyant Frederic hesiter; la personne qui m'accompagnait tantot t'a peut-etre donne a penser; l'as-tu regardee? --Non, je n'ai regarde que toi. --C'est un excellent garcon; il est marchand de nouveautes et assez riche; il veut m'epouser. --T'epouser, dis-tu! Est-ce serieux? --Tres serieux; je ne l'ai pas trompe, il sait l'histoire entiere de ma vie; mais il est amoureux de moi. Il connait ma mere, et il a fait sa demande il y a un mois. Ma mere ne voulait rien dire sur mon compte; elle a pense me battre quand elle a appris que je lui avais tout declare. Il veut que je tienne son comptoir: ce serait une assez jolie place, car il gagne par an une quinzaine de mille francs; malheureusement cela ne se peut pas. --Pourquoi? Y a-t-il quelque obstacle? --Je te dirai cela; commencons par aller chez toi. --Non; parle-moi d'abord franchement. --C'est que tu vas te moquer de moi. J'ai de l'estime et de l'amitie pour lui, c'est le meilleur homme de la terre; mais il est trop gros. --Trop gros? Quelle folie! --Tu ne l'as pas vu: il est gros et petit, et tu as une si jolie taille! --Et sa figure, comment est-elle? --Pas trop mal; il a un merite, c'est d'avoir l'air bon et de l'etre. Je lui suis plus reconnaissante que je ne puis le dire, et si j'avais voulu, meme sans m'epouser, il m'aurait deja fait du bien. Pour rien au monde je ne voudrais le chagriner, et si je pouvais lui rendre un service, je le ferais de tout mon coeur. --Epouse-le donc, s'il en est ainsi. --Il est trop gros; c'est impossible. Allons chez toi, nous causerons. Frederic se laissa entrainer, et lorsqu'il s'eveilla le lendemain, il avait oublie ses ennuis passes et les beaux yeux de mademoiselle Darcy. V Bernerette le quitta apres dejeuner, et ne voulut pas qu'il la ramenat chez elle. Il mit de cote l'argent qu'on lui avait prete, bien resolu a payer ses dettes; mais il ne se pressa pas de les payer. Quelque temps apres, il fut d'un souper chez Gerard; on ne se separa qu'au jour. Comme il sortait, Gerard l'arreta. --Que vas-tu faire? lui dit-il; il est trop tard pour dormir; allons dejeuner a la campagne. La partie fut arrangee; Gerard envoya reveiller sa maitresse, et lui fit dire de se preparer. --C'est dommage, dit-il a son ami, que tu n'aies pas aussi quelqu'un a emmener; nous ferions partie carree, ce serait plus gai. --Qu'a cela ne tienne, repondit Frederic, cedant a un mouvement d'amour-propre; je vais, si tu veux, ecrire un petit mot que ton groom portera ici pres; quoiqu'il soit un peu matin, Bernerette viendra, je n'en doute pas. --A merveille! Qu'est-ce que c'est que Bernerette? N'est-ce pas ta grisette d'autrefois? --Precisement; c'est a son sujet que tu me faisais ta morale. --Vraiment? dit Gerard en riant; mais j'avais peut etre raison, ajouta-t-il, car tu es d'un caractere constant, et c'est dangereux avec ces demoiselles. Comme il parlait, sa maitresse entra; Bernerette ne se fit pas attendre, elle arriva paree de son mieux. On envoya chercher une voiture de remise, et, malgre un temps assez froid, on partit pour Montmorency. Le ciel etait clair, le soleil brillait; les jeunes gens fumaient, les deux dames chantaient; au bout d'une lieue, elles etaient amies. On fit une promenade a cheval; lance au galop dans les bois, Frederic Se sentait battre le coeur; jamais il ne s'etait trouve si a l'aise: Bernerette etait pres de lui; il voyait avec orgueil l'impression que produisait sur Gerard le charmant visage de la jeune fille anime par la course. Apres un long detour dans la foret, ils s'arreterent sur une petite eminence ou se trouvaient une maisonnette et un moulin. La meuniere leur donna une bouteille de vin blanc, et ils s'assirent sur une bruyere. --Nous aurions bien du, dit Gerard, apporter quelques gateaux; la digestion se fait vite a cheval, et je me sens de l'appetit; nous aurions fait un petit repas sur l'herbe avant de reprendre le chemin de l'auberge. Bernerette tira de sa poche une talmouse qu'elle avait prise en passant a Saint-Denis, et l'offrit de si bonne grace a Gerard, qu'il lui baisa la main pour la remercier. --Faisons mieux, dit-elle; au lieu de retourner au village, dinons ici. Cette bonne femme a bien un quartier de mouton dans sa maisonnette; d'ailleurs voila des poules qu'on nous fera rotir. Demandons si cela se peut; pendant que le diner se preparera, nous ferons un tour dans le bois. Qu'en pensez-vous? Cela vaudra bien les antiques perdreaux du _Cheval-Blanc_. La proposition fut acceptee; la meuniere voulait s'excuser, mais, eblouie par une piece d'or que Gerard lui donna, elle se mit a l'oeuvre aussitot, et sacrifia sa basse-cour. Jamais diner ne fut plus gai. Il se prolongea plus longtemps que les convives n'y avaient compte. Le soleil disparut bientot derriere les belles collines de Saint-Leu; d'epais nuages couvrirent la vallee, et une pluie battante commenca a tomber. --Qu'allons-nous devenir? dit Gerard. Nous avons pres de deux lieues a faire pour regagner Montmorency, et ce n'est pas la un orage d'ete qu'on n'a qu'a laisser passer; c'est une vraie pluie d'hiver, il y en a pour toute la nuit. --Pourquoi cela? dit Bernerette; une pluie d'hiver passe comme une autre. Faisons une partie de cartes pour nous distraire; quand la lune se levera, nous aurons beau temps. La meuniere, comme on peut penser, n'avait pas de cartes chez elle; par consequent, point de partie. Cecile, la maitresse de Gerard, commencait a regretter l'auberge, et a trembler pour sa robe neuve. Il fallut mettre les chevaux a l'abri sous un hangar. Deux grands garcons d'assez mauvaise mine entrerent dans la chambre; c'etaient les fils de la meuniere; ils demanderent a souper, peu satisfaits de trouver des etrangers. Gerard s'impatientait, Frederic n'etait pas de bonne humeur. Rien n'est plus triste que des gens qui viennent de rire, lorsqu'un contre-temps imprevu a detruit leur joie. Bernerette seule conservait la sienne, et ne semblait se soucier de rien. --Puisque nous n'avons pas de cartes, dit-elle, je vais vous proposer un jeu. Quoique nous soyons en novembre, tachons d'abord de trouver une mouche. --Une mouche! dit Gerard; qu'en voulez-vous faire? --Cherchons toujours, nous verrons apres. Tout examine, la mouche fut trouvee. La pauvre bete etait engourdie par l'approche de l'hiver. Bernerette s'en saisit delicatement, et la posa au milieu de la table. Elle fit ensuite asseoir tout le monde. --Maintenant, dit-elle, prenons chacun un morceau de sucre, et placons-le devant nous, sur cette table. Mettons chacun une piece de monnaie dans une assiette; ce sera l'enjeu. Que personne ne parle ni ne bouge. Laissez la mouche se reveiller; la voila deja qui voltige; elle va se poser sur un des morceaux de sucre, puis le quitter, aller a un autre, revenir, selon son caprice. Toutes les fois qu'un morceau de sucre l'aura attiree et fixee, celui a qui appartiendra le morceau prendra une piece, jusqu'a ce que l'assiette soit vide, et alors nous recommencerons. La plaisante idee de Bernerette ramena la gaiete. On suivit ses instructions; deux ou trois autres mouches arriverent. Chacun, dans le plus religieux silence, les suivait des yeux, tandis qu'elles tournoyaient en l'air au-dessus de la table. Si l'une d'elles se posait sur le sucre, c'etait un rire general. Une heure s'ecoula ainsi, et la pluie avait cesse. --Je ne puis souffrir une femme maussade, disait Gerard a son ami pendant le retour; il faut avouer que la gaiete est un grand bien; c'est peut-etre le premier de tous, puisque avec lui on se passe des autres. Ta grisette a trouve moyen de changer en plaisir une heure d'ennui, et cela seul me donne meilleure opinion d'elle que si elle avait fait un poeme epique. Vos amours dureront-ils longtemps? --Je ne sais, repondit Frederic, affectant la meme legerete que son compagnon; si elle te plait, tu peux lui faire la cour. --Tu n'es pas franc, car tu l'aimes et elle t'aime. --Oui, par caprice, comme autrefois. --Prends garde a ces caprices-la. --Suivez-nous donc, messieurs, cria Bernerette, qui galopait en avant avec Cecile. Elles s'arreterent sur un plateau, et la cavalcade fit une halte. La lune se levait; elle se degageait lentement des massifs obscurs, et, a mesure qu'elle montait, les nuages semblaient fuir devant elle. Au-dessous du plateau s'etendait une vallee ou le vent agitait sourdement une mer de sombre verdure; le regard n'y distinguait rien, et a six lieues de Paris on aurait pu se croire devant un ravin de la Foret-Noire. Tout a coup l'astre sortit de l'horizon; un immense rayon de lumiere glissa sur la cime des bois et s'empara de l'espace en un instant; les hautes futaies, les coupes de chataigniers, les clairieres, les routes, les collines se dessinerent au loin comme par enchantement. Les promeneurs se regarderent, etonnes et joyeux de se voir. --Allons, Bernerette, s'ecria Frederic, une chanson! --Triste ou gaie? demanda-t-elle. --Comme tu voudras. Une chanson de chasse! l'echo y repondra peut-etre. Bernerette rejeta son voile en arriere et entonna le refrain d'une fanfare; mais elle s'arreta tout a coup. La brillante etoile de Venus, qui scintillait sur la montagne, avait frappe ses yeux; et, comme sous le charme d'une pensee plus tendre, elle chanta sur un air allemand les vers suivants, qu'un passage d'Ossian avait inspires a Frederic: Pale etoile du soir, messagere lointaine, Dont le front sort brillant des voiles du couchant, De ton palais d'azur, au sein du firmament, Que regardes-tu dans la plaine? La tempete s'eloigne et les vents sont calmes. La foret qui fremit pleure sur la bruyere. Le phalene dore, dans sa course legere, Traverse les pres embaumes. Que cherches-tu sur la terre endormie? Mais deja vers les monts je te vois t'abaisser. Tu fuis en souriant, melancolique amie, Et ton tremblant regard est pres de s'effacer; Etoile qui descends sur la verte colline, Triste larme d'argent du manteau de la nuit, Toi que regarde au loin le patre qui chemine, Tandis que pas a pas son long troupeau le suit;-- Etoile, ou t'en vas-tu dans cette nuit immense? Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux? Ou t'en vas-tu si belle, a l'heure du silence, Tomber comme une perle au sein profond des eaux? Ah! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tete Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux, Avant de nous quitter, un seul instant arrete:-- Etoile de l'amour, ne descends pas des cieux! Tandis que Bernerette chantait, les rayons de la lune, tombant sur son visage, lui donnaient une paleur charmante. Cecile et Gerard lui firent compliment de la fraicheur et de la justesse de sa voix, et Frederic l'embrassa tendrement. On rentra a l'auberge et on soupa. Au dessert, Gerard, dont la tete s'etait echauffee grace a une bouteille de vin de Madere, devint si empresse et si galant, que Cecile lui chercha querelle; ils se disputerent avec assez d'aigreur, et, Cecile ayant quitte la table, Gerard la suivit de mauvaise humeur. Reste seul avec Bernerette, Frederic lui demanda si elle s'etait trompee sur la cause de cette dispute. --Non, repondit-elle; ce n'est pas de la poesie que ces choses-la, et tout le monde les comprend. --Eh bien! qu'en penses-tu? Ce jeune homme a du gout pour toi; sa maitresse l'ennuie, et pour la lui faire quitter tu n'aurais, je crois, qu'a dire un mot. --Que nous importe! Es-tu jaloux? --Tout au contraire; et tu sais bien que je n'ai pas le droit de l'etre. --Explique-toi; que veux-tu dire? --Ma chere enfant, je veux dire que ni ma fortune ni mes occupations ne me permettent d'etre ton amant. Ce n'est pas d'aujourd'hui que tu le sais, et je ne t'ai jamais trompee la-dessus. Si je voulais faire le grand seigneur avec toi, je me ruinerais sans te rendre heureuse; ma pension me suffit a peine; il faudra d'ailleurs, d'ici a peu de temps, que je retourne a Besancon. Sur ce sujet, tu le vois, je m'explique clairement, quoique ce soit bien a contre-coeur; mais il y a de certaines choses sur lesquelles je ne puis m'expliquer ainsi: c'est a toi de reflechir et de penser a l'avenir. --C'est-a-dire que tu me conseilles de faire ma cour a ton ami. --Non; c'est lui qui te fait la sienne. Gerard est riche, et je ne le suis pas; il vit a Paris, au centre de tous les plaisirs, et je ne suis destine qu'a faire un avocat de province. Tu lui plais beaucoup, et c'est peut-etre un bonheur pour toi. Malgre sa tranquillite apparente, Frederic etait emu en parlant ainsi. Bernerette garda le silence et alla s'appuyer contre la croisee; elle pleurait et s'efforcait de cacher ses larmes; Frederic s'en apercut et s'approcha d'elle. --Laissez-moi, lui dit-elle. Vous ne daigneriez pas etre jaloux de moi je le concois, et j'en souffre sans me plaindre; mais vous me parlez trop durement, mon ami; vous me traitez tout a fait comme une fille, et vous me desolez sans raison. Il avait ete decide qu'on passerait la nuit a l'auberge, et qu'on reviendrait a Paris le lendemain. Bernerette ota le mouchoir qui entourait son cou, et, tout en s'essuyant les yeux, elle le noua autour de la tete de son amant. S'appuyant ensuite sur son epaule, elle l'attira doucement vers l'alcove. --Ah, mechant! lui dit-elle en l'embrassant, il n'y a donc pas moyen que tu m'aimes? Frederic la serra dans ses bras. Il songea a quoi il s'exposait en cedant a un mouvement d'attendrissement; plus il etait tente de s'y livrer, plus il se defiait de lui-meme. Il etait pret a dire qu'il aimait: cette dangereuse parole expira sur ses levres; mais Bernerette la sentit dans son coeur, et ils s'endormirent tous deux contents, l'un de ne pas l'avoir prononcee, et l'autre de l'avoir comprise. VI Au retour, Frederic, cette fois, reconduisit Bernerette chez elle. Il la trouva si pauvrement logee qu'il comprit aisement par quel motif elle avait d'abord refuse de se laisser ramener. Elle demeurait dans une maison garnie dont l'entree etait une allee obscure. Elle n'avait que deux petites chambres a peine meublees. Frederic essaya de lui faire quelques questions sur la position facheuse ou elle semblait reduite, mais elle n'y repondit qu'a peine. Quelques jours apres, il venait la voir et il entrait dans l'allee, lorsqu'un bruit etrange se fit entendre au haut de l'escalier. Des femmes criaient; on appelait au secours, on menacait, on parlait d'envoyer chercher la garde. Au milieu de ces voix confuses dominait celle d'un jeune homme que Frederic apercut bientot. Il etait pale, couvert de vetements dechires, ivre a la fois de vin et de colere. --Tu me le payeras, Louise! cria-t-il en frappant sur la rampe, tu me le payeras; je te retrouverai, et je saurai te faire obeir ou t'arracher d'ici. Je me soucie bien de ces menaces et de vos criailleries de femmes! Comptez que dans peu vous me reverrez. Il descendit en parlant ainsi, et sortit furieux de la maison. Frederic hesitait a monter, lorsqu'il vit Bernerette sur le palier. Elle lui expliqua la cause de cette scene. L'homme qui venait de s'en aller etait son frere. --Vous avez entendu ce triste nom de Louise, dit elle en pleurant, et vous savez qu'il m'appartient pour mon malheur. Mon frere a ete ce soir au cabaret, et quand il en sort, voila comme il me traite, sous le pretexte que je refuse de lui donner de l'argent pour y retourner. Au milieu de son desordre et de ses larmes, elle apprit a Frederic ce qu'elle avait toujours tente de lui cacher. Ses parents etaient menuisiers, fort pauvres, et, apres l'avoir horriblement maltraitee durant son enfance, ils l'avaient vendue, des l'age de seize ans, a un homme qui n'etait plus jeune. Cet homme, riche et genereux, lui avait fait donner quelque education; mais bientot il etait mort, et, restee sans ressource, elle s'etait engagee alors dans une troupe de comediens de province. Son frere l'avait suivie de ville en ville dans ce nouvel etat, la forcant a lui abandonner ce qu'elle gagnait, et l'accablant de coups et d'injures lorsqu'elle ne pouvait satisfaire a ses demandes. Ayant enfin atteint l'age de dix-huit ans, elle avait trouve moyen de se faire emanciper; mais la protection meme de la loi ne pouvait la garantir des visites de ce frere odieux qui l'epouvantait par des actes de violence et la deshonorait par sa conduite. Tel fut, en somme, a peu pres le recit que la douleur arracha a Bernerette, recit dont Frederic ne pouvait mettre la verite en doute, d'apres la maniere dont elle lui etait revelee. Quand il n'aurait pas eu d'amour pour la pauvre fille, il se serait senti touche de pitie. Il s'informa de la demeure du frere; quelques pieces d'or et un langage ferme accommoderent les choses. La portiere eut ordre de repondre que Bernerette avait change de quartier, si le jeune homme se presentait de nouveau. Mais c'etait faire bien peu que d'assurer ainsi la tranquillite d'une femme qui manquait de tout. Au lieu de payer ses propres dettes, Frederic paya celles de Bernerette; elle essaya en vain de l'en dissuader; il ne voulut reflechir ni a l'imprudence qu'il commettait, ni aux suites qu'elle pourrait avoir; il se laissa entrainer par son coeur, et se jura, quoi qu'il put arriver, de ne jamais se repentir de ce qu'il venait de faire. Il fut pourtant bientot force de s'en repentir; car, pour satisfaire aux engagements qu'il avait pris, il lui fallut en contracter de nouveaux, plus difficiles et plus onereux que les premiers. Il n'avait pas recu de la nature ce caractere insouciant qui, en pareille circonstance, ote du moins la crainte du mal a venir; tout au contraire, des qualites qu'il avait perdues, la prevoyance lui restait seule; il serait devenu sombre et taciturne, si l'on pouvait l'etre a son age. Ses amis remarquerent ce changement; il n'en voulut pas dire la cause; pour tromper les autres sur son compte, il dissimula avec lui-meme, et par faiblesse ou par necessite laissa faire la destinee. Il ne changea cependant pas de langage aupres de Bernerette; il lui parlait toujours de son prochain depart; mais, tout en parlant, il ne partait pas, et il allait chez elle tous les jours. Quand il eut l'habitude de l'escalier, il ne trouva plus l'allee si obscure; les deux chambrettes, qui lui avaient semble d'abord si tristes, lui parurent gaies; le soleil y donnait le matin, et leur petite dimension les rendait plus chaudes; on y trouva la place d'un piano de louage. Il y avait dans le voisinage un bon restaurant d'ou l'on faisait apporter a diner. Bernerette avait un talent que les femmes seules possedent quelquefois, celui d'etre a la fois etourdie et econome; mais elle y joignait un merite bien plus rare encore, celui d'etre contente de tout, et d'avoir pour toute opinion l'envie de faire plaisir aux autres. Il faut dire aussi ses defauts; sans etre paresseuse, elle vivait dans Une oisivete inconcevable. Apres s'etre acquittee avec une prestesse surprenante des soins de son petit menage, elle passait la journee entiere, les bras croises, sur son canape. Elle parlait de coudre et de broder comme Frederic parlait de partir, c'est-a-dire qu'elle n'en faisait rien. Malheureusement bien des femmes sont ainsi, surtout dans une certaine classe qui aurait precisement besoin d'occupation plus que toute autre. Il y a a Paris telle fille nee sans pain, qui n'a jamais tenu une aiguille, et qui se laisserait mourir de faim en se frottant les mains de pate d'amandes. Quand les plaisirs du carnaval commencerent, Frederic, qui courait les bals, arrivait a toute heure chez Bernerette, tantot le matin au point du jour, tantot au milieu de la nuit. Quelquefois, en sonnant a la porte, il se demandait, malgre lui, s'il allait la trouver seule; et si un rival l'avait supplante, aurait-il eu le droit de se plaindre? Non sans doute, puisque, de son propre aveu, il refusait de s'arroger ce droit. Le dirai-je? ce qu'il craignait, il le souhaitait presque en meme temps. Il aurait eu alors le courage de partir, et l'infidelite de sa maitresse l'aurait force de se separer d'elle. Mais Bernerette etait toujours seule; assise au coin du feu pendant le jour, elle peignait ses longs cheveux qui lui tombaient sur les epaules; s'il etait nuit quand Frederic sonnait, elle accourait a demi nue, les yeux fermes et le rire sur les levres; elle se jetait a son cou encore endormie, rallumait le feu, tirait de l'armoire de quoi souper, toujours alerte et prevenante, ne demandant jamais d'ou venait son amant. Qui aurait pu resister a une vie si douce, a un amour si rare et si facile? Quels que fussent les soucis de la journee, Frederic s'endormait heureux; et pouvait-il s'eveiller triste lorsqu'il voyait sa joyeuse amie aller et venir par la chambre, preparant le bain et le dejeuner? S'il est vrai que de rares entrevues et des obstacles sans cesse renaissants rendent les passions plus vivaces et pretent au plaisir l'interet de la curiosite, il faut avouer aussi qu'il y a un charme etrange, plus doux, plus dangereux peut-etre, dans l'habitude de vivre avec ce qu'on aime. Cette habitude, dit-on, amene la satiete; c'est possible, mais elle donne la confiance, l'oubli de soi-meme, et lorsque l'amour y resiste, il est a l'abri de toute crainte. Les amants qui ne se voient qu'a de longs intervalles ne sont jamais surs de s'entendre; ils se preparent a etre heureux, ils veulent se convaincre mutuellement qu'ils le sont, et ils cherchent ce qui est introuvable, c'est-a-dire des mots pour exprimer ce qu'ils sentent. Ceux qui vivent ensemble n'ont besoin de rien exprimer: ils sentent en meme temps, ils echangent des regards, ils se serrent la main en marchant; ils connaissent seuls une jouissance delicieuse, la douce langueur des lendemains; ils se reposent des transports de l'amour dans l'abandon de l'amitie: j'ai quelquefois pense a ces liens charmants en voyant deux cygnes sur une eau limpide se laisser emporter au courant. Si un mouvement de generosite avait entraine d'abord Frederic, ce fut l'attrait de cette vie nouvelle pour lui qui le captiva. Malheureusement pour l'auteur de ce conte, il n'y a qu'une plume comme celle de Bernardin de Saint-Pierre qui puisse donner de l'interet aux details familiers d'un amour tranquille. Encore cet habile ecrivain avait-il, pour embellir ses recits naifs, les nuits ardentes de l'Ile-de-France, et les palmiers dont l'ombre frissonnait sur les bras nus de Virginie. C'est en presence de la plus riche nature qu'il nous peint ses heros; dirai-je que les miens allaient tous les matins au tir du pistolet de Tivoli, de la chez leur ami Gerard, de la quelquefois diner chez Very, et ensuite au spectacle? dirai-je que, lorsqu'ils etaient las, ils jouaient aux dames au coin du feu? Qui voudrait lire des details si vulgaires? et a quoi bon, lorsqu'un mot suffit? Ils s'aimaient, ils vivaient ensemble; cela dura trois mois a peu pres. Au bout de ce temps, Frederic se trouva dans une position si facheuse, qu'il annonca a son amie la necessite ou il etait de se separer d'elle. Elle s'y attendait depuis longtemps, et ne fit aucun effort pour le retenir; elle savait qu'il avait fait pour elle tous les sacrifices possibles; elle ne pouvait donc que se resigner, et lui cacher le chagrin qu'elle eprouvait. Ils dinerent ensemble encore une fois. Frederic glissa, en sortant, dans le manchon de Bernerette un petit papier qui renfermait tout ce qui lui restait. Elle le reconduisit chez lui, et garda le silence pendant la route. Quand le fiacre s'arreta, elle baisa la main de son amant en repandant quelques larmes, et ils se separerent. VII Cependant Frederic n'avait ni l'intention ni la possibilite de partir. D'une part les obligations qu'il avait contractees, d'une autre son stage, le retenaient a Paris. Il travailla avec ardeur pour chasser l'ennui qui le saisissait; il cessa d'aller chez Gerard, s'enferma pendant un mois, et ne sortit plus que pour se rendre au Palais. Mais la solitude ou il se trouvait tout a coup, apres tant de dissipation, le plongea dans une melancolie profonde. Il passait quelquefois des journees entieres dans sa chambre a se promener de long en large, sans ouvrir un livre et ne sachant que faire. Le carnaval venait de finir; aux neiges de fevrier succedaient les pluies glaciales de mars. N'etant distrait ni par le plaisir ni par la societe de ses amis, Frederic se livra avec amertume a l'influence de ce triste moment de l'annee qu'on nomme avec raison une _saison morte_. Gerard vint le voir et lui demanda le motif d'une reclusion si subite. Il n'en fit point mystere; mais il refusa les offres de service de son ami. --Il est temps, lui dit-il, de rompre avec des habitudes qui ne peuvent que me conduire a ma perte. Il vaut mieux supporter quelque ennui que de s'exposer a des malheurs reels. Il ne dissimula point le chagrin qu'il ressentait d'etre separe de Bernerette, et Gerard ne put que le plaindre et le feliciter en meme temps de la determination qu'il avait prise. A la mi-careme, il alla au bal de l'Opera. Il y trouva peu de monde. Ce dernier adieu aux plaisirs n'avait pas meme la douceur d'un souvenir. L'orchestre, plus nombreux que le public, jouait dans le desert les contredanses de l'hiver. Quelques masques erraient dans le foyer; a leur tournure et a leur langage, on s'apercevait que les femmes de bonne compagnie ne viennent plus a ces fetes oubliees. Frederic allait se retirer, lorsqu'un domino s'assit pres de lui. Il reconnut Bernerette, et elle lui dit qu'elle n'etait venue que dans l'espoir de le rencontrer. Il lui demanda ce qu'elle avait fait depuis qu'il ne l'avait vue; elle lui repondit qu'elle avait l'espoir de rentrer au theatre; elle apprenait un role pour debuter. Frederic fut tente de l'emmener souper; mais il pensa a la facilite avec laquelle il s'etait laisse entrainer, a son retour de Besancon, par une occasion pareille; il lui serra la main et sortit seul de la salle. On a dit que le chagrin vaut mieux que l'ennui; c'est un triste mot malheureusement vrai. Une ame bien nee trouve contre le chagrin, quel qu'il soit, de l'energie et du courage; une grande douleur est souvent un grand bien. L'ennui, au contraire, ronge et detruit l'homme; l'esprit s'engourdit, le corps reste immobile, et la pensee flotte au hasard. N'avoir plus de raison de vivre est un etat pire que la mort. Quand la prudence, l'interet et la raison s'opposent a une passion, il est facile au premier venu de blamer justement celui que cette passion entraine. Les arguments abondent sur ces sortes de sujets, et, bon gre, mal gre, il faut qu'on s'y rende. Mais quand le sacrifice est fait, quand la raison et la prudence sont satisfaites, quel philosophe ou quel sophiste n'est au bout de ses arguments? et que repondre a l'homme qui vous dit:--J'ai suivi vos conseil, mais j'ai tout perdu: j'ai agi sagement, mais je souffre? Telle etait la situation de Frederic. Bernerette lui ecrivit deux fois. Dans sa premiere lettre, elle disait que la vie lui etait devenue insupportable, elle le suppliait de venir la voir de temps en temps, et de ne pas l'abandonner entierement. Il se defiait trop de lui-meme pour se rendre a cette demande. La seconde lettre vint quelque temps apres. "J'ai revu mes parents, disait Bernerette, et ils commencent a me traiter plus doucement. Un de mes oncles est mort, et nous a laisse quelque argent. Je me fais faire pour mon debut des costumes qui vous plairont, et que je voudrais vous montrer. Entrez donc un instant chez moi, si vous passez devant ma porte." Frederic, cette fois, se laissa persuader. Il fit une visite a son amie; mais rien de ce qu'elle lui avait annonce n'etait vrai. Elle n'avait voulu que le revoir. Il fut touche de cette perseverance; mais il n'en sentit que plus tristement la necessite d'y resister. Aux premieres paroles qu'il prononca pour revenir sur ce sujet, Bernerette lui ferma la bouche. --Je le sais, dit-elle, embrasse-moi, et va-t'en. Gerard partait pour la campagne; il y emmena Frederic. Les premiers beaux jours, l'exercice du cheval, rendirent a celui-ci un peu de gaiete; Gerard en avait fait autant que lui; il avait, disait-il, renvoye sa maitresse: il voulait vivre en liberte. Les deux jeunes gens couraient les bois ensemble, et faisaient la cour a une jolie fermiere d'un bourg voisin. Mais bientot arriverent des invites de Paris; la promenade fut quittee pour le jeu; les diners devinrent longs et bruyants; Frederic ne put supporter cette vie qui l'avait ebloui naguere, et il revint a sa solitude. Il recut une lettre de Besancon. Son pere lui annoncait que mademoiselle Darcy venait a Paris avec sa famille. Elle arriva en effet dans le courant de la semaine; Frederic, bien qu'a contre-coeur, se presenta chez elle. Il la trouva telle qu'il l'avait laissee, fidele a son amour secret, et prete a se servir de cette fidelite comme d'un moyen de coquetterie. Elle avoua toutefois qu'elle avait regrette quelques paroles un peu trop dures prononcees durant le dernier entretien a Besancon. Elle pria Frederic de lui pardonner si elle avait paru douter de sa discretion, et elle ajouta que, ne voulant pas se marier, elle lui offrait de nouveau son amitie, mais a tout jamais cette fois. Quand on n'est ni gai ni heureux, de telles offres sont toujours bienvenues; le jeune homme la remercia donc et trouva quelque charme a passer de temps en temps ses soirees aupres d'elle. Un certain besoin d'emotion pousse quelquefois les gens blases a la recherche de l'extraordinaire. Il peut sembler surprenant qu'une femme aussi jeune que l'etait mademoiselle Darcy eut ce bizarre et dangereux caractere; il est cependant vrai qu'elle etait ainsi. Il ne lui fut pas difficile d'obtenir la confiance de Frederic et de lui faire raconter ses amours. Elle aurait peut-etre pu le consoler, en se montrant seulement coquette aupres de lui, elle l'eut du moins distrait de ses peines; mais il lui plut de faire le contraire. Au lieu de le blamer de ses desordres, elle lui dit que l'amour excusait tout et que ses folies lui faisaient honneur; au lieu de le confirmer dans sa resolution, elle lui repeta qu'elle ne concevait pas qu'il l'eut prise: Si j'etais homme, disait-elle, et si j'avais autant de liberte que vous, rien au monde ne pourrait me separer de la femme que j'aimerais; je m'exposerais de bon gre a tous les malheurs, a la misere, s'il le fallait, plutot que de renoncer a ma maitresse. Un pareil langage etait bien etrange dans la bouche d'une jeune personne qui ne connaissait de ce monde que l'interieur de sa famille. Mais, par cette raison meme, ce langage etait plus frappant. Mademoiselle Darcy avait deux motifs pour jouer ce role, qui d'ailleurs lui plaisait. D'une part, elle voulait faire preuve d'un grand coeur et se donner pour romanesque; d'un autre cote, elle temoignait par la que, loin de trouver mauvais que Frederic l'eut oubliee, elle approuvait sa passion. Le pauvre garcon, pour la seconde fois, fut la dupe de ce manege feminin, et se laissa persuader par un enfant de dix-sept ans.--Vous avez raison, lui repondait-il; apres tout, la vie est si courte, et le bonheur est si rare ici-bas, qu'on est bien insense de reflechir et de s'attirer des chagrins volontaires, lorsqu'il y en a tant d'inevitables. Mademoiselle Darcy changeait alors de theme.--Votre Bernerette vous aime-t-elle? demandait-elle d'un air de mepris. Ne me disiez-vous pas que c'est une grisette? et quel compte peut-on faire de ces sortes de femmes? Serait-elle digne de quelques sacrifices? en sentirait-elle le prix? --Je n'en sais rien, repliquait Frederic, et je n'ai pas moi-meme grand amour pour elle, ajoutait-il d'un ton leger; je n'ai jamais songe, aupres d'elle, qu'a passer le temps agreablement. Je m'ennuie maintenant, voila tout le mal.--Fi donc! s'ecriait mademoiselle Darcy; qu'est-ce que c'est qu'une passion pareille! Lancee sur ce sujet, la jeune personne s'exaltait; elle en parlait comme s'il se fut agi d'elle-meme, et son active imagination y trouvait de quoi s'exercer.--Est-ce donc aimer, disait-elle, que de chercher a passer le temps? Si vous n'aimiez pas cette femme, qu'alliez-vous faire chez elle? Si vous l'aimiez, pourquoi l'abandonnez-vous? Elle souffre, elle pleure peut-etre; comment de miserables calculs d'argent peuvent-ils trouver place dans un noble coeur? Etes-vous donc aussi froid, aussi esclave de vos interets que mes parents l'ont ete naguere, lorsqu'ils ont fait le malheur de ma vie? Est-ce la le role d'un jeune homme, et n'en devriez-vous pas rougir? Mais non, vous ne savez pas vous-meme si vous souffrez, ni ce que vous regrettez; la premiere venue vous consolerait; votre esprit n'est que desoeuvre. Ah! ce n'est pas ainsi qu'on aime! Je vous ai predit, a Besancon, que vous sauriez un jour ce que c'est Que l'amour, mais si vous n'avez pas plus de courage, je vous predis aujourd'hui que vous ne le saurez jamais. Frederic revenait chez lui un soir, apres un entretien de ce genre. Surpris par la pluie, il entra dans un cafe ou il but un verre de punch. Lorsqu'un long ennui nous a serre le coeur, il suffit d'une legere excitation pour le faire battre, et il semble alors qu'il y ait en nous un vase trop plein qui deborde. Quand Frederic sortit du cafe, il doubla le pas. Deux mois de solitude et de privations lui pesaient; il eprouvait un besoin invincible de secouer le joug de sa raison et de respirer plus a l'aise. Il prit, sans reflexion, le chemin de la maison de Bernerette; la pluie avait cesse; il regarda, a la clarte de la lune, les fenetres de son amie, la porte, la rue, qui lui etaient si familieres. Il posa en tremblant sa main sur la sonnette, et, comme jadis, il se demanda s'il allait trouver dans la chambrette le feu couvert de cendres et le souper pret. Au moment de sonner, il hesita. --Mais quel mal y aurait-il, se dit-il a lui-meme, quand je passerais la une heure, et quand je demanderais a Bernerette un souvenir de l'ancien amour? Quel danger puis-je courir? Ne serons-nous pas libres tous deux demain? Puisque la necessite nous separe, pourquoi craindrais-je de la revoir un instant? Il etait minuit; il sonna doucement, et la porte s'ouvrit. Comme il montait l'escalier, la portiere l'appela, et lui dit qu'il n'y avait personne. C'etait la premiere fois qu'il lui arrivait de ne pas trouver Bernerette chez elle. Il pensa qu'elle etait allee au spectacle et Repondit qu'il attendrait, mais la portiere s'y opposa. Apres avoir hesite longtemps, elle lui avoua enfin que Bernerette etait sortie de bonne heure, et qu'elle ne devait rentrer que le lendemain. VIII A quoi sert de jouer l'indifferent quand on aime, sinon a souffrir cruellement le jour ou la verite l'emporte? Frederic s'etait jure tant de fois qu'il ne serait pas jaloux de Bernerette, il l'avait si souvent repete devant ses amis, qu'il avait fini par le croire lui-meme. Il regagna son logis a pied, en sifflant une contredanse. --Elle a un autre amant, se dit-il; tant mieux pour elle; c'est ce que je souhaitais. Desormais me voila tranquille. Mais a peine fut-il arrive chez lui qu'il sentit une faiblesse mortelle. Il s'assit, posa son front dans ses mains comme pour y comprimer sa pensee. Apres une lutte inutile, la nature fut la plus forte; il se leva le visage baigne de larmes, et il trouva quelque soulagement a s'avouer ce qu'il eprouvait. Une langueur extreme succeda a cette violente secousse. La solitude Lui devint intolerable, et pendant plusieurs jours il passa son temps en visites, en courses sans but. Tantot il essayait de ressaisir l'insouciance qu'il avait affectee; tantot il s'abandonnait a une colere aveugle, a des projets de vengeance. Le degout de la vie s'emparait de lui. Il se souvenait de la triste circonstance qui avait accompagne son amour naissant; ce funeste exemple etait devant ses yeux. --Je commence a le comprendre, disait-il a Gerard; je ne m'etonne plus qu'on desire la mort en pareil cas. Ce n'est pas pour une femme qu'on se tue, c'est parce qu'il est inutile et impossible de vivre quand on souffre a ce point, quelle qu'en soit la cause. Gerard connaissait trop bien son ami pour douter de son desespoir, et il l'aimait trop pour l'y abandonner. Il trouva moyen, par des protections puissantes dont il n'avait jamais use pour lui-meme, de faire attacher Frederic a une ambassade. Il se presenta un matin chez lui avec un ordre de depart du ministre des affaires etrangeres. --Les voyages, lui dit-il, sont le meilleur, le seul remede contre le chagrin. Pour te decider a quitter Paris, je me suis fait solliciteur, et, grace a Dieu, j'ai reussi. Si tu as du courage, tu partiras sur-le-champ pour Berne, ou le ministre t'envoie. Frederic n'hesita pas. Il remercia son ami, et s'occupa aussitot de mettre ses affaires en ordre. Il ecrivit a son pere pour lui apprendre Ses nouveaux projets, et lui demanda son autorisation. La reponse fut favorable. Au bout de quinze jours, les dettes etaient payees; rien ne s'opposait plus au depart de Frederic, et il alla chercher son passe-port. Mademoiselle Darcy lui fit mille questions, mais il n'y voulait plus repondre. Tant qu'il n'avait pas vu clair dans son propre coeur, il s'etait prete par faiblesse a la curiosite de sa jeune confidente; mais la souffrance etait maintenant trop vraie pour qu'il consentit a en faire un jeu, et, en s'apercevant du danger de sa passion, il avait compris combien l'interet qu'y prenait mademoiselle Darcy etait frivole. Il fit donc ce que font tous les hommes en pareil cas. Pour aider lui-meme a sa guerison, il pretendit qu'il etait gueri; qu'une amourette avait pu l'etourdir, mais qu'il etait d'un age a penser a des choses plus serieuses. Mademoiselle Darcy, comme on peut croire, n'approuva pas de pareils sentiments; elle ne voyait de serieux en ce monde que l'amour; le reste lui semblait meprisable. Tels etaient du moins ses discours. Frederic la laissa parler, et convint de bonne grace avec elle qu'il ne saurait jamais aimer. Son coeur lui disait assez le contraire, et, en se donnant pour inconstant, il aurait voulu ne pas mentir. Moins il se sentait de courage, plus il se hatait de partir. Il ne pouvait cependant se defendre d'une pensee qui l'obsedait. Quel etait le nouvel amant de Bernerette? Que faisait-elle? Devait-il tenter de la revoir encore une fois? Gerard n'etait pas de cet avis; il avait pour principe de ne rien faire a demi. Du moment que Frederic etait decide a s'eloigner, il lui conseillait de tout oublier.--Que veux-tu savoir? lui disait-il; ou Bernerette ne te dira rien, ou elle alterera la verite. Puisqu'il est prouve qu'un autre amour l'occupe, a quoi bon le lui faire avouer? Une femme n'est jamais sincere sur ce sujet avec un ancien amant, meme lorsque tout rapprochement est impossible. Qu'esperes-tu d'ailleurs? elle ne t'aime plus. C'etait a dessein et pour rendre a son ami un peu de force, que Gerard s'exprimait en termes aussi durs. Je laisse a ceux qui ont aime a juger l'effet qu'ils pouvaient produire. Mais bien des gens ont aime qui ne le savent pas. Les liens de ce monde, meme les plus forts, se denouent la plupart du temps; quelques-uns seulement se brisent. Ceux dont l'absence, l'ennui, la satiete, ont affaibli peu a peu les amours, ne peuvent se figurer ce qu'ils eussent eprouve si un coup subit les avait frappes. Le coeur le plus froid saigne et s'ouvre a ce coup; qui y reste insensible n'est pas homme. De toutes les blessures que la mort nous fait ici-bas avant de nous abattre, c'est la plus profonde. Il faut avoir regarde avec des yeux pleins de larmes le sourire d'une maitresse infidele, pour comprendre ces mots: _Elle ne t'aime plus_! Il faut avoir longtemps pleure pour s'en souvenir; c'est une triste experience. Si je voulais tenter d'en donner une idee a ceux qui l'ignorent, je leur dirais que je ne sais pas lequel est le plus cruel de perdre tout a coup la femme qu'on aime, par son inconstance ou par sa mort. Frederic ne pouvait rien repondre aux severes conseils de Gerard; mais un instinct plus fort que la raison luttait en lui contre ces conseils. Il prit une autre voie pour parvenir a son but; sans se rendre compte de ce qu'il voulait, ni de ce qui en pourrait advenir, il chercha un moyen d'avoir a tout prix des nouvelles de son amie. Il portait une bague assez belle, que Bernerette avait souvent regardee d'un oeil d'envie. Malgre tout son amour pour elle, il n'avait jamais pu se decider a lui donner ce bijou, qu'il tenait de son pere. Il le remit a Gerard, en lui disant qu'il appartenait a Bernerette, et il le pria de se charger de lui remettre cette bague, qu'elle avait, disait-il, oubliee chez lui. Gerard se chargea volontiers de la commission, mais il ne se pressait pas de s'en acquitter. Frederic insista; il fallut ceder. Les deux amis sortirent un matin ensemble, et, tandis que Gerard allait chez Bernerette, Frederic l'attendit aux Tuileries. Il se mela assez tristement a la foule des promeneurs. Ce n'etait pas sans regret qu'il se separait d'une relique de famille qui lui etait chere; et quel bien en esperait-il? qu'apprendrait-il qui put le consoler? Gerard allait voir Bernerette, et si quelque parole, quelques larmes echappaient a celle-ci, ne croirait-il pas necessaire de n'en rien temoigner? Frederic regardait la grille du jardin, et s'attendait a tout moment a voir revenir son ami d'un air indifferent. Qu'importe? Il aurait vu Bernerette; il etait impossible qu'il n'eut rien a dire; qui sait ce que le hasard peut faire? Il aurait peut-etre appris, bien des choses dans cette visite. Plus Gerard tardait a paraitre, et plus Frederic esperait. Cependant le ciel etait sans nuages; les arbres commencaient a se couvrir de verdure. Il y a un arbre aux Tuileries qu'on appelle l'arbre du 20 mars. C'est un marronnier qui, dit-on, etait en fleur le jour de la naissance du roi de Rome, et qui, tous les ans, fleurit a la meme epoque. Frederic s'etait assis bien des fois sous cet arbre; il y retourna, par habitude, en revant. Le marronnier etait fidele a sa poetique renommee; ses branches repandaient les premiers parfums de l'annee. Des femmes, des enfants, des jeunes gens allaient et venaient. La gaiete du printemps respirait sur tous les visages. Frederic reflechissait a l'avenir, a son voyage, au pays qu'il allait voir; une inquietude melee d'esperance l'agitait malgre lui; tout ce qui l'entourait semblait l'appeler a une existence nouvelle. Il pensa a son pere, dont il etait l'orgueil et l'appui, dont il n'avait recu, depuis qu'il etait au monde, que des marques de tendresse. Peu a peu des idees plus douces, plus saines, prirent le dessus dans son esprit. La multitude qui se croisait devant lui le fit songer a la variete et a l'inconstance des choses. N'est-ce pas, en effet, un spectacle etrange que celui de la foule, quand on reflechit que chaque etre a sa destinee? Y a-t-il rien qui doive nous donner une idee plus juste de ce que nous valons, et de ce que nous sommes aux yeux de la Providence? Il faut vivre, pensa Frederic, il faut obeir au supreme guide. Il faut marcher meme quand on souffre, car nul ne sait ou il va. Je suis libre et bien jeune encore; il faut prendre courage et se resigner. Comme il etait plonge dans ces pensees, Gerard parut et accourut vers lui. Il etait pale et tres emu. --Mon ami, lui dit-il, il faut y aller. Vite, ne perdons pas de temps. --Ou me menes-tu? --Chez elle. Je t'ai conseille ce que j'ai cru juste; mais il y a telle occasion ou le calcul est en defaut, et la prudence hors de saison. --Que se passe-t-il donc? s'ecria Frederic. --Tu vas le savoir; viens, courons. Ils allerent ensemble chez Bernerette. --Monte seul, dit Gerard, je reviens dans un instant;--et il s'eloigna. Frederic entra. La clef etait a la porte, les volets etaient fermes. --Bernerette, dit-il, ou etes-vous? Point de reponse. Il s'avanca dans les tenebres, et, a la lueur d'un feu a demi eteint, il apercut son amie assise a terre pres de la cheminee. --Qu'avez-vous? demanda-t-il, qu'est-il arrive? Meme silence. Il s'approcha d'elle, lui prit la main. --Levez-vous, lui dit-il; que faites-vous la? Mais a peine avait-il prononce ces mots, qu'il recula d'horreur. La main qu'il tenait etait glacee et un corps inanime venait de rouler a ses pieds. Epouvante, il appela au secours. Gerard entrait, suivi d'un medecin. On ouvrit la fenetre; on porta Bernerette sur son lit. Le medecin l'examina, secoua la tete, et donna des ordres. Les symptomes n'etaient pas douteux, la pauvre fille avait pris du poison; mais quel poison? Le medecin l'ignorait, et cherchait en vain a le deviner. Il commenca par saigner la malade; Frederic la soutenait dans ses bras; elle ouvrit les yeux, le reconnut et l'embrassa, puis elle retomba dans sa lethargie. Le soir, on lui fit prendre une tasse de cafe; elle revint a elle comme si elle se fut eveillee d'un songe. On lui demanda alors quel etait le poison dont elle s'etait servie; elle refusa d'abord de le dire; mais, pressee par le medecin, elle l'avoua. Un flambeau de cuivre, place sur la cheminee, portait les marques de plusieurs coups de lime; elle avait eu recours a cet affreux moyen pour augmenter l'effet d'une faible dose d'opium, le pharmacien auquel elle s'etait adressee ayant refuse d'en donner davantage. IX Ce ne fut qu'au bout de quinze jours qu'elle fut entierement hors de danger. Elle commenca a se lever et a prendre quelque nourriture; mais sa sante etait detruite, et le medecin declara qu'elle souffrirait toute sa vie. Frederic ne l'avait pas quittee. Il ignorait encore le motif qui lui avait fait chercher la mort, et il s'etonnait que personne au monde ne s'inquietat d'elle. Depuis quinze jours, en effet, il n'avait vu venir chez elle ni un parent ni un etranger. Se pouvait-il que son nouvel amant l'abandonnat dans une pareille circonstance? Cet abandon etait-il la cause du desespoir de Bernerette? Ces deux suppositions paraissaient egalement incroyables a Frederic, et son amie lui avait fait comprendre qu'elle ne s'expliquerait pas sur ce sujet. Il restait donc dans un doute cruel, trouble par une jalousie secrete, retenu par l'amour et par la pitie. Au milieu de ses douleurs, Bernerette lui temoignait la plus vive tendresse. Pleine de reconnaissance pour les soins qu'il lui prodiguait, elle etait, pres de lui, plus gaie que jamais, mais d'une gaiete melancolique, et, pour ainsi dire, voilee par la souffrance. Elle faisait tous ses efforts pour le distraire, et pour lui persuader de ne pas la laisser seule. S'il s'eloignait, elle lui demandait a quelle heure il reviendrait. Elle voulait qu'il dinat a son chevet, et s'endormir en lui tenant la main. Elle lui faisait, pour le divertir, mille contes sur sa vie passee; mais, des qu'il s'agissait du present et de sa funeste action, elle restait muette. Aucune question, aucune priere de Frederic n'obtenait de reponse. S'il insistait, elle devenait sombre et chagrine. Elle etait un soir au lit; on venait de la saigner de nouveau, et il sortait encore un peu de sang de la blessure mal fermee. Elle regardait en souriant couler une larme de pourpre sur son bras aussi blanc que le marbre. --M'aimes-tu encore? dit-elle a Frederic; est-ce que toutes ces horreurs ne te degoutent pas de moi? --Je t'aime, repondit-il, et rien ne nous separera maintenant. --Est-ce vrai? reprit-elle en l'embrassant; ne me trompez pas; dites-moi si c'est un reve. --Non, ce n'est pas un reve, non, ma belle et chere maitresse; vivons tranquilles, soyons heureux. --Helas! nous ne pouvons pas, nous ne pouvons pas! s'ecria-t-elle avec angoisse. Puis elle ajouta a voix basse: Et si nous ne pouvons pas, c'est a recommencer. Quoiqu'elle n'eut fait que murmurer ces dernieres paroles, Frederic les avait entendues, et il en avait frissonne. Il les repeta le lendemain a Gerard. --Mon parti est pris, lui dit-il; je ne sais ce que mon pere en dira, mais je l'aime, et, quoi qu'il arrive, je ne la laisserai pas mourir. Il prit, en effet, un parti dangereux, mais le seul qui s'offrit a lui. Il ecrivit a son pere, et lui confia l'histoire de ses amours. Il oublia dans sa lettre l'infidelite de Bernerette; il ne parla que de sa beaute, de sa constance, de la douce opiniatrete qu'elle avait mise a le revoir; enfin de l'horrible tentative qu'elle venait de faire sur elle-meme. Le pere de Frederic, vieillard septuagenaire, aimait son fils unique plus que sa propre vie. Il accourut en toute hate a Paris, accompagne de mademoiselle Hombert, sa soeur, vieille demoiselle fort devote. Malheureusement ni le digne homme ni la bonne tante n'avaient pour vertu la discretion, en sorte que, des leur arrivee, toutes leurs connaissances surent que Frederic etait amoureux fou d'une grisette qui s'etait empoisonnee pour lui. On ajouta bientot qu'il voulait l'epouser; les malveillants crierent au scandale, au deshonneur de la famille; sous pretexte de defendre la cause du jeune homme, mademoiselle Darcy raconta tout ce qu'elle savait, avec les details les plus romanesques. Bref, en voulant conjurer l'orage, Frederic le vit fondre sur sa tete de tous cotes. Il eut d'abord a comparaitre devant les parents et les amis rassembles, et a y subir une sorte d'interrogatoire: non qu'il fut traite en coupable, on lui temoignait au contraire toute l'indulgence possible; mais il lui fallut mettre son coeur a nu et entendre discuter ses secrets les plus chers; il est inutile de dire que l'on ne put rien decider. M. Hombert voulut voir Bernerette; il alla chez elle, lui parla longtemps, et lui fit mille questions auxquelles elle sut repondre avec une grace et une naivete qui toucherent le vieillard. Il avait eu, comme tout le monde, ses amourettes de jeunesse. Il sortit de cet entretien fort trouble et fort inquiet. Il fit venir son fils, et lui dit qu'il etait decide a faire un petit sacrifice en faveur de Bernerette, si elle promettait, quand elle serait retablie, d'apprendre un metier. Frederic transmit cette proposition a son amie. --Et toi, que feras-tu? lui dit-elle; comptes-tu rester ou partir? Il repondit qu'il resterait; mais ce n'etait pas l'avis de la famille. Sur ce point, M. Hombert fut intraitable. Il representa a son fils le danger, la honte, l'impossibilite d'une liaison pareille; il lui fit sentir, en termes bienveillants et mesures, qu'il se perdait de reputation, qu'il ruinait son avenir. Apres l'avoir force de reflechir, il employa l'irresistible argument qui fait la toute-puissance paternelle: il supplia son fils; celui-ci promit ce qu'on voulut. Tant de secousses, tant d'interets divers l'avaient agite, qu'il ne savait plus a quoi se resoudre, et, voyant le malheur de tous les cotes, il n'osait ni lutter ni choisir. Gerard lui-meme, ordinairement ferme, cherchait vainement quelque moyen de salut, et se voyait oblige de dire qu'il fallait laisser faire le destin. Deux evenements inattendus changerent tout a coup les choses. Frederic etait seul, un soir, dans sa chambre; il vit entrer Bernerette. Elle etait pale, les cheveux en desordre; une fievre ardente faisait briller ses yeux d'un eclat effrayant; contre l'ordinaire, sa parole etait breve, imperieuse. Elle venait, disait-elle, sommer Frederic de s'expliquer. --Vous voulez me tuer? lui demanda-t-elle. M'aimez-vous ou ne m'aimez-vous pas? Etes-vous un enfant? Avez-vous besoin des autres pour agir? Etes-vous fou de consulter votre pere pour savoir s'il faut garder votre maitresse? Qu'est-ce que ces gens-la desirent? Nous separer. Si vous le voulez comme eux, vous n'avez que faire de leur avis, et si vous ne le voulez pas, encore moins. Voulez-vous partir? Emmenez-moi. Je n'apprendrai jamais un metier; je ne veux pas rentrer au theatre. Comment le pourrais-je, faite comme je suis? je souffre trop pour attendre; decidez-vous. Elle parla sur ce ton pendant pres d'une heure, interrompant Frederic des qu'il voulait repondre. Il tenta en vain de l'apaiser. Une exaltation aussi violente ne pouvait ceder a aucun raisonnement. Enfin, epuisee de fatigue, Bernerette fondit en larmes. Le jeune homme la serra dans ses bras; il ne pouvait resister a tant d'amour. Il porta sa maitresse sur son lit. --Reste la, lui dit-il, et que le ciel m'ecrase si je t'en laisse arracher! Je ne veux plus rien entendre, rien voir, si ce n'est toi. Tu me reproches ma lachete, et tu as raison; mais j'agirai, tu le verras. Si mon pere me repousse, tu me suivras; puisque Dieu m'a fait pauvre, nous vivrons pauvrement. Je ne me soucie ni de mon nom, ni de ma famille, ni de l'avenir. Ces mots, prononces avec toute l'ardeur de la conviction, consolerent Bernerette. Elle pria son ami de la reconduire chez elle a pied; malgre sa lassitude, elle voulait prendre l'air. Ils convinrent, pendant la route, du plan qu'ils avaient a suivre. Frederic feindrait de se soumettre aux desirs de son pere; mais il lui representerait qu'avec peu de fortune il n'est pas possible de se hasarder dans la carriere diplomatique. Il demanderait donc a achever son stage; M. Hombert cederait vraisemblablement, a la condition que son fils oublierait ses folles amours. Bernerette, de son cote, changerait de quartier; on la croirait partie. Elle louerait une petite chambre dans la rue de la Harpe, ou aux environs; la, elle vivrait avec tant d'economie, que la pension de Frederic suffirait pour tous deux. Des que son pere serait retourne a Besancon, il viendrait la rejoindre et demeurer avec elle. Pour le reste, Dieu y pourvoirait. Tel fut le projet auquel les pauvres amants s'arreterent, et dont ils crurent le succes infaillible, comme il arrive toujours en pareil cas. Deux jours apres, Frederic, apres une nuit sans sommeil, se rendit chez son amie des six heures du matin. Un entretien qu'il avait eu avec son pere le troublait; on exigeait qu'il partit pour Berne; il venait embrasser Bernerette pour retrouver pres d'elle son courage affaibli. La chambre etait deserte, le lit etait vide. Il questionna la portiere, et apprit, a n'en pouvoir douter, qu'il avait un rival et qu'on le trompait. Il sentit cette fois moins de douleur que d'indignation. La trahison etait trop forte pour que le mepris ne vint pas prendre la place de l'amour. Rentre chez lui, il ecrivit une longue lettre a Bernerette pour l'accabler des reproches les plus amers. Mais il dechira cette lettre au moment de l'envoyer; une si miserable creature ne lui parut pas digne de sa colere. Il resolut de partir le plus tot possible; une place etait vacante pour le lendemain a la malle-poste de Strasbourg; il la retint, et courut prevenir son pere; toute la famille le felicita; on ne lui demanda pas, bien entendu, par quel hasard il obeissait si vite. Gerard seul sut la verite. Mademoiselle Darcy declara que c'etait une pitie, et que les hommes manqueraient toujours de coeur. Mademoiselle Hombert augmenta de ses epargnes la petite somme qu'emportait son neveu. Un diner d'adieu reunit toute la famille, et Frederic partit pour la Suisse. X Les plaisirs et les fatigues du voyage, l'attrait du changement, les occupations de sa nouvelle carriere, rendirent bientot le calme a son esprit. Il ne pensait plus qu'avec horreur a la fatale passion qui avait failli le perdre. Il trouva a l'ambassade l'accueil le plus gracieux: il etait bien recommande; sa figure prevenait en sa faveur; une modestie naturelle donnait plus de prix a ses talents, sans leur oter leur relief; il occupa bientot dans le monde une place honorable et le plus riant avenir s'ouvrit devant lui. Bernerette lui ecrivit plusieurs fois. Elle lui demandait gaiement s'il etait parti pour tout de bon, et s'il comptait bientot revenir. Il s'abstint d'abord de repondre; mais, comme les lettres continuaient et devenaient de plus en plus pressantes, il perdit enfin patience. Il repondit et dechargea son coeur. Il demanda a Bernerette, dans les termes les plus amers, si elle avait oublie sa double trahison, et il la pria de lui epargner a l'avenir de feintes protestations dont il ne pouvait plus etre la dupe. Il ajouta que, du reste, il benissait la Providence de l'avoir eclaire a temps; que sa resolution etait irrevocable, et qu'il ne reverrait probablement la France qu'apres un long sejour a l'etranger. Cette lettre partie, il se sentit plus a l'aise et entierement delivre du passe. Bernerette cessa de lui ecrire depuis ce moment, et il n'entendit plus parler d'elle. Une famille anglaise assez riche habitait une jolie maison aux environs de Berne. Frederic y fut presente; trois jeunes personnes, dont la plus agee n'avait que vingt ans, faisaient les honneurs de la maison. L'ainee etait d'une beaute remarquable; elle s'apercut bientot de la vive impression qu'elle produisait sur le jeune _attache_, et ne s'y montra pas insensible. Il n'etait pourtant pas encore assez bien gueri pour se livrer a un nouvel amour. Mais, apres tant d'agitations et de chagrins, il eprouvait le besoin d'ouvrir son coeur a un sentiment calme et pur. La belle Fanny ne devint pas sa confidente, comme l'avait ete mademoiselle Darcy; mais, sans qu'il lui fit le recit de ses peines, elle devina qu'il venait de souffrir, et comme le regard de ses yeux bleus semblait consoler Frederic, elle les tournait souvent de son cote. La bienveillance mene a la sympathie, et la sympathie a l'amour. Au bout de trois mois l'amour n'etait pas venu, mais il etait bien pres de venir. Un homme d'un caractere aussi tendre et aussi expansif que Frederic ne pouvait etre constant qu'a la condition d'etre confiant. Gerard avait eu raison de lui dire autrefois qu'il aimerait Bernerette plus longtemps qu'il ne le croyait; mais il eut fallu pour cela que Bernerette l'aimat aussi, du moins en apparence. En revoltant les coeurs faibles, on met leur existence en question; il faut qu'ils se brisent ou qu'ils oublient, car ils n'ont pas la force d'etre fideles a un souvenir dont ils souffrent. Frederic s'habitua donc de jour en jour a ne plus vivre que pour Fanny; il fut bientot question de mariage. Le jeune homme n'avait pas grande fortune, mais sa position etait faite, ses protections puissantes; l'amour, qui leve tout obstacle, plaidait pour lui; il fut decide qu'on demanderait une faveur a la cour de France, et que Frederic, nomme second secretaire, deviendrait l'epoux de Fanny. Cet heureux jour arriva enfin; les nouveaux maries venaient de se lever, et Frederic, dans l'ivresse du bonheur, tenait sa femme entre ses bras. Il etait assis pres de la cheminee; un petillement du feu et un jet de flamme le firent tressaillir. Par un bizarre effet de la memoire, il se souvint tout a coup du jour ou pour la premiere fois il s'etait trouve ainsi, avec Bernerette, pres de la cheminee d'une petite chambre. Je laisse a commenter ce hasard etrange a ceux dont l'imagination se plait a admettre que l'homme pressent la destinee. Ce fut en ce moment qu'on remit a Frederic une lettre timbree de Paris, qui lui annoncait la mort de Bernerette. Je n'ai pas besoin de peindre son etonnement et sa douleur; je dois me contenter de mettre sous les yeux du lecteur l'adieu de la pauvre fille a son ami; on y trouvera l'explication de sa conduite en quelques lignes, ecrites de ce style a moitie gai et a moitie triste qui lui etait particulier. " Helas! Frederic, vous saviez bien que c'etait un reve. Nous ne pouvions pas vivre tranquillement et etre heureux. J'ai voulu m'en aller d'ici; j'ai recu la visite d'un jeune homme dont j'avais fait la connaissance en province, du temps de ma gloire; il etait fou de moi a Bordeaux. Je ne sais ou il avait appris mon adresse; il est venu et s'est jete a mes pieds, comme si j'etais encore une reine de theatre. Il m'offrait sa fortune qui n'est pas grand chose, et son coeur qui n'est rien du tout. C'etait le lendemain, ami, souviens-t'en! tu m'avais quittee en me repetant que tu partais. Je n'etais pas trop gaie, mon cher, et je ne savais trop ou aller diner. Je me suis laisse emmener; malheureusement, je n'ai pas pu y tenir: j'avais fait porter mes pantoufles chez lui; je les ai envoye redemander, et je me suis decidee a mourir. Oui, mon pauvre bon, j'ai voulu te laisser la. Je ne pourrais pas vivre en apprentissage. Cependant la seconde fois j'etais decidee. Mais ton pere est revenu chez moi: voila ce que tu n'as pas su. Que voulais-tu que je lui disse? J'ai promis de t'oublier; je suis retournee chez mon adorateur. Ah! que je me suis ennuyee! Est-ce ma faute si tous les hommes me semblent laids et betes depuis que je t'aime? Je ne peux pourtant pas vivre de l'air du temps. Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? Je ne me tue pas, mon ami, je m'acheve; ce n'est pas un grand meurtre que je fais. Ma sante est deplorable, a jamais perdue. Tout cela ne serait rien sans l'ennui. On dit que tu te maries: est-elle belle? Adieu, adieu. Souviens-toi, quand il fera beau temps, du jour ou tu arrosais tes fleurs. Ah! comme je t'ai aime vite! En te voyant, c'etait un soubresaut en moi, une paleur qui me prenait. J'ai ete bien heureuse avec toi. Adieu. Si ton pere l'avait voulu, nous ne nous serions jamais quittes; mais tu n'avais point d'argent, voila le malheur, et moi non plus. Quand j'aurais ete chez une lingere, je n'y serais pas restee; ainsi, que veux-tu? Voila maintenant deux essais que je fais de recommencer: rien ne me reussit. Je t'assure que ce n'est pas par folie que je veux mourir: j'ai toute ma raison. Mes parents (que Dieu leur pardonne!) sont encore revenus. Si tu savais ce qu'on veut faire de moi! C'est trop degoutant d'etre un jouet de misere et de se voir tirailler ainsi. Quand nous nous sommes aimes autrefois, si nous avions eu plus d'economie, cela aurait mieux ete. Mais tu voulais aller au spectacle et nous amuser. Nous avons passe de bonnes soirees a la Chaumiere. Adieu, mon cher, pour la derniere fois, adieu. Si je me portais mieux, je serais rentree au theatre; mais je n'ai plus que le souffle. Ne te fais jamais reproche de ma mort; je sens bien que, si tu avais pu, rien de tout cela ne serait arrive; je le sentais, moi, et je n'osais pas le dire; j'ai vu tout se preparer, mais je ne voulais pas te tourmenter. C'est par une triste nuit que je t'ecris, plus triste, sois-en sur, que celle ou tu es venu sonner et ou tu m'as trouvee sortie. Je ne t'avais jamais cru jaloux; quand j'ai su que tu etais en colere, cela m'a fait peine et plaisir. Pourquoi ne m'as-tu pas attendue d'autorite? Tu aurais vu la mine que j'avais en rentrant de ma bonne fortune; mais c'est egal, tu m'aimais plus que tu ne le disais. Je voudrais finir, et je ne peux pas. Je m'attache a ce papier comme a un reste de vie; je serre mes lignes; je voudrais rassembler tout ce que j'ai de force et te l'envoyer. Non, tu n'as pas connu mon coeur. Tu m'as aimee parce que tu es bon; c'etait par pitie que tu venais, et aussi un peu pour ton plaisir. Si j'avais ete riche, tu ne m'aurais pas quittee: voila ce que je me dis; c'est la seule chose qui me donne du courage. Adieu. Puisse mon pere ne pas se repentir du mal dont il a ete cause! Maintenant, je le sens, que ne donnerais-je pas pour savoir quelque chose, pour avoir un gagne-pain dans les mains! Il est trop tard. Si, quand on est enfant, on pouvait voir sa vie dans un miroir, je ne finirais pas ainsi; tu m'aimerais encore; mais peut-etre que non, puisque tu vas te marier. Comment as-tu pu m'ecrire une lettre aussi dure? Puisque ton pere l'exigeait et puisque tu allais partir, je ne croyais pas mal faire en essayant de prendre un autre amant. Jamais je n'ai rien eprouve de pareil et jamais je n'ai rien vu de si drole que sa figure quand je lui ai declare que je retournais chez moi. Ta lettre m'a desolee; je suis restee au coin de mon feu pendant deux jours, sans pouvoir dire un mot ni bouger. Je suis nee bien malheureuse, mon ami. Tu ne saurais croire comme le bon Dieu m'a traitee depuis une pauvre vingtaine d'annees que j'existe: c'est comme une gageure. Enfant, on me battait, et quand je pleurais, on m'envoyait dehors.--Va voir s'il pleut, disait mon pere. Quand j'avais douze ans, on me faisait raboter des planches; et quand je suis devenue femme, m'a-t-on assez persecutee! Ma vie s'est passee a tacher de vivre, et finalement a voir qu'il faut mourir. Que Dieu te benisse, toi qui m'as donne mes seuls, seuls jours heureux! J'ai respire la une bonne bouffee d'air; que Dieu te la rende! Puisses-tu etre heureux, libre, o ami! Puisses-tu etre aime comme t'aime ta mourante, ta pauvre Bernerette! Ne t'afflige pas; tout va etre fini. Te souviens-tu d'une tragedie allemande que tu me lisais un soir chez nous? Le heros de la piece demande: "Qu'est-ce que nous crierons en mourant?--_Liberte_!" repond le petit Georges. Tu as pleure en lisant ce mot-la. Pleure donc! c'est le dernier cri de ton amie. Les pauvres meurent sans testament; je t'envoie pourtant une boucle de mes cheveux. Un jour que le coiffeur me les avait brules avec son fer, je me rappelle que tu voulais le battre. Puisque tu ne voulais pas qu'on me brulat mes cheveux, tu ne jetteras pas au feu cette boucle. Adieu, adieu encore; pour jamais. Ta fidele amie, BERNERETTE." On m'a dit qu'apres avoir lu cette lettre, Frederic avait fait sur lui-meme une funeste tentative. Je n'en parlerai pas ici: les indifferents trouvent trop souvent du ridicule a des actes semblables lorsqu'on y survit. Les jugements du monde sont tristes sur ce point; on rit de celui qui essaye de mourir, et celui qui meurt est oublie. FIN DE FREDERIC ET BERNERETTE. La notice sur la vie de l'auteur fera connaitre ce qu'il y a de reel dans l'histoire de Bernerette. * * * * * IV. LE FILS DU TITIEN 1838 [Illustration: Elle parut alors devant lui dans un costume a peu pres pareil a celui dont Paris Bordone a revetu sa Venus couronnee... CHARPENTIER. EDITEUR] I Au mois de fevrier de l'annee 1580, un jeune homme traversait, au point Du jour, la Piazzetta, a Venise. Ses habits etaient en desordre; sa toque, sur laquelle flottait une belle plume ecarlate, etait enfoncee sur ses oreilles. Il marchait a grands pas vers la rive des Esclavons, et son epee et son manteau trainaient derriere lui, tandis que d'un pied assez dedaigneux il enjambait par-dessus les pecheurs couches a terre. Arrive au pont de la Paille, il s'arreta et regarda autour de lui. La lune se couchait derriere la Giudecca, et l'aurore dorait le palais ducal. De temps en temps une fumee epaisse, une lueur brillante, s'echappaient d'un palais voisin. Des poutres, des pierres, d'enormes blocs de marbre, mille debris encombraient le canal des Prisons. Un incendie recent venait de detruire, au milieu des eaux, la demeure d'un patricien. Des gerbes d'etincelles s'elevaient par instants, et, a cette clarte sinistre, on apercevait un soldat sous les armes veillant au milieu des ruines. Cependant notre jeune homme ne semblait frappe ni de ce spectacle de destruction, ni de la beaute du ciel qui se teignait des plus fraiches nuances. Il regarda quelque temps l'horizon, comme pour distraire ses yeux eblouis; mais la clarte du jour parut produire sur lui un effet desagreable, car il s'enveloppa dans son manteau et poursuivit sa route en courant. Il s'arreta bientot de nouveau a la porte d'un palais ou il frappa. Un valet, tenant un flambeau a la main, lui ouvrit aussitot. Au moment d'entrer, il se retourna, et jetant sur le ciel encore un regard: --Par Bacchus! s'ecria-t-il, mon carnaval me coute cher! Ce jeune homme se nommait Pomponio Filippo Vecellio. C'etait le second fils du Titien, enfant plein d'esprit et d'imagination, qui avait fait concevoir a son pere les plus heureuses esperances, mais que sa passion pour le jeu entrainait dans un desordre continuel. Il y avait quatre ans seulement que le grand peintre et son fils aine, Orazio, etaient morts presque en meme temps, et le jeune Pippo, depuis quatre ans, avait deja dissipe la meilleure part de l'immense fortune que lui avait donnee ce double heritage. Au lieu de cultiver les talents qu'il tenait de la nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait ses journees a dormir et ses nuits a jouer chez une certaine comtesse Orsini, ou du moins soi-disant comtesse, qui faisait profession de ruiner la jeunesse venitienne. Chez elle s'assemblait chaque soir une nombreuse compagnie, composee de nobles et de courtisanes; la, on soupait et on jouait, et comme on ne payait pas son souper, il va sans dire que les des se chargeaient d'indemniser la maitresse du logis. Tandis que les sequins flottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les oeillades allaient grand train, et les victimes, doublement etourdies, y laissaient leur argent et leur raison. C'est de ce lieu dangereux que nous venons de voir sortir le heros de ce conte, et il avait fait plus d'une perte dans la nuit. Outre qu'il avait vide ses poches au passe-dix, le seul tableau qu'il eut jamais termine, tableau que tous les connaisseurs donnaient pour excellent, venait de perir dans l'incendie du palais Dolfino. C'etait un sujet d'histoire traite avec une verve et une hardiesse de pinceau presque dignes du Titien lui-meme; vendue a un riche senateur, cette toile avait eu le meme sort qu'un grand nombre d'ouvrages precieux; l'imprudence d'un valet avait reduit en cendres ces richesses. Mais c'etait la le moindre souci de Pippo; il ne songeait qu'a la chance facheuse qui venait de le poursuivre avec un acharnement inusite, et aux des qui l'avaient fait perdre. Il commenca, en rentrant chez lui, par soulever le tapis qui couvrait sa table et compter l'argent qui restait dans son tiroir; puis, comme il etait d'un caractere naturellement gai et insouciant, apres qu'on l'eut deshabille, il se mit a sa fenetre en robe de chambre. Voyant qu'il faisait grand jour, il se demanda s'il fermerait ses volets pour se mettre au lit, ou s'il se reveillerait comme tout le monde; il y avait longtemps qu'il ne lui etait arrive de voir le soleil du cote ou il se leve, et il trouvait le ciel plus joyeux qu'a l'ordinaire. Avant de se decider a veiller ou a dormir, tout en luttant contre le sommeil, il prit son chocolat sur son balcon. Des que ses yeux se fermaient, il croyait voir une table, des mains agitees, des figures pales, il entendait resonner les cornets.--Quelle fatale chance! murmurait-il; est-ce croyable qu'on perde avec quinze! Et il voyait son adversaire habituel, le vieux Vespasiano Memmo, amenant dix-huit et s'emparant de l'or entasse sur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupieres pour se soustraire a ce mauvais reve, et regardait les fillettes passer sur le quai. Il lui sembla apercevoir de loin une femme masquee; il s'en etonna, bien qu'on fut au carnaval, car les pauvres gens ne se masquent pas, et il etait etrange, a une pareille heure, qu'une dame venitienne sortit seule a pied [A]; mais il reconnut que ce qu'il avait pris pour un masque etait le visage d'une negresse; il la vit bientot de plus pres, et elle lui parut assez bien tournee. Elle marchait fort vite, et un coup de vent, collant sur ses hanches sa robe bigarree de fleurs, dessina des contours gracieux. Pippo se pencha sur le balcon, et vit, non sans surprise, que la negresse frappait a sa porte. [Note A: On sortait masque autrefois a Venise tant que durait le carnaval. (_Note de l'auteur_.)] Le portier tardait a ouvrir. --Que demandes-tu? cria le jeune homme; est-ce a moi que tu as affaire, brunette? Mon nom est Vecellio, et, si on te fait attendre, je vais aller t'ouvrir moi-meme. La negresse leva la tete. --Votre nom est Pomponio Vecellio? --Oui, ou Pippo, comme tu voudras. --Vous etes le fils du Titien? --A ton service; qu'y a-t-il pour te plaire? Apres avoir jete sur Pippo un coup d'oeil rapide et curieux, la negresse fit quelques pas en arriere, lanca adroitement sur le balcon une petite boite roulee dans du papier, puis s'enfuit promptement, en se retournant de temps en temps. Pippo ramassa la boite, l'ouvrit et y trouva une jolie bourse enveloppee dans du coton. Il soupconna avec raison qu'il pouvait y avoir sous le coton un billet qui lui expliquerait cette aventure. Le billet s'y trouvait en effet, mais etait aussi mysterieux que le reste, car il ne contenait que ces mots: "Ne depense pas trop legerement ce que je renferme; quand tu sortiras de chez toi, charge-moi d'une piece d'or, c'est assez pour un jour; et s'il t'en reste le soir quelque chose, si peu que ce soit, tu trouveras un pauvre qui t'en remerciera." Lorsque le jeune homme eut retourne la boite de cent facons, examine la bourse, regarde de nouveau sur le quai, et qu'il vit enfin clairement qu'il n'en pourrait savoir davantage: Il faut avouer, pensa-t-il, que ce cadeau est singulier, mais il vient cruellement mal a propos. Le conseil qu'on me donne est bon; mais il est trop tard pour dire aux gens qu'ils se noient quand ils sont au fond de l'Adriatique. Qui diable peut m'envoyer cela? Pippo avait aisement reconnu que la negresse etait une servante; il commenca a chercher dans sa memoire quelle etait la femme ou l'ami capable de lui adresser cet envoi, et, comme sa modestie ne l'aveuglait pas, il se persuada que ce devait etre une femme plutot qu'un de ses amis. La bourse etait en velours brode d'or; il lui sembla qu'elle etait faite avec une finesse trop exquise pour sortir de la boutique d'un marchand. Il passa donc en revue dans sa tete d'abord les plus belles dames de Venise, ensuite celles qui l'etaient moins; mais il s'arreta la, et se demanda comment il s'y prendrait pour decouvrir d'ou lui venait sa bourse. Il fit la-dessus les reves les plus hardis et les plus doux; plus d'une fois il crut avoir devine; le coeur lui battait, tandis qu'il s'efforcait de reconnaitre l'ecriture; il y avait une princesse bolonaise qui formait ainsi ses lettres majuscules, et une belle dame de Brescia dont c'etait a peu pres la main. Rien n'est plus desagreable qu'une idee facheuse venant se glisser tout a coup au milieu de semblables reveries; c'est a peu pres comme si, en se promenant dans une prairie en fleur, on marchait sur un serpent. Ce fut aussi ce qu'eprouva Pippo lorsqu'il se souvint tout a coup d'une certaine Monna Bianchina, qui depuis peu le tourmentait singulierement. Il avait eu Avec cette femme une aventure de bal masque, et elle etait assez jolie, mais il n'avait aucun amour pour elle. Monna Bianchina, au contraire, s'etait prise subitement de passion pour lui, et elle s'etait meme efforcee de voir de l'amour la ou il n'y avait que de la politesse; elle s'attachait a lui, lui ecrivait souvent, et l'accablait de tendres reproches; mais il s'etait jure un jour, en sortant de chez elle, de ne jamais y retourner, et il tenait scrupuleusement sa parole. Il vint donc a penser que Monna Bianchina pouvait bien lui avoir fait une bourse et la lui avoir envoyee; ce soupcon detruisit sa gaiete et les illusions qui le bercaient; plus il reflechissait, plus il trouvait vraisemblable cette supposition; il ferma sa fenetre de mauvaise humeur, et se decida a se coucher. Mais il ne pouvait dormir; malgre toutes les probabilites, il lui etait impossible de renoncer a un doute qui flattait son orgueil. Il continua a rever involontairement: tantot il voulait oublier la bourse et n'y plus songer; tantot il voulait se nier l'existence meme de Monna Bianchina, afin de chercher plus a l'aise. Cependant il avait tire ses rideaux, et il s'etait enfonce du cote de la ruelle pour ne pas voir le jour; tout a coup il sauta a bas de son lit, et appela ses domestiques. Il venait de faire une reflexion bien simple qui ne s'etait pas d'abord presentee a lui. Monna Bianchina n'etait pas riche; elle n'avait qu'une servante, et cette servante n'etait pas une negresse, mais une grosse fille de Chioja. Comment aurait-elle pu se procurer, pour cette occasion, cette messagere inconnue que Pippo n'avait jamais vue a Venise?--Benis soient ta noire figure, s'ecria-t-il, et le soleil africain qui l'a coloree! Et, sans s'arreter plus longtemps, il demanda son pourpoint et fit avancer sa gondole. II Il avait resolu d'aller rendre visite a la signora Dorothee, femme de l'avogador Pasqualigo. Cette dame, respectable par son age, etait des plus riches et des plus spirituelles de la republique; elle etait, en outre, marraine de Pippo, et, comme il n'y avait pas une personne de distinction a Venise qu'elle ne connut, il esperait qu'elle pourrait l'aider a eclaircir le mystere qui l'occupait. Il pensa toutefois qu'il etait encore trop matin pour se presenter chez sa protectrice, et il fit un tour de promenade, en attendant, sous les Procuraties. Le hasard voulut qu'il y rencontrat precisement Monna Bianchina, qui marchandait des etoffes; il entra dans la boutique, et, sans trop savoir pourquoi, apres quelques paroles insignifiantes, il lui dit: Monna Bianchina, vous m'avez envoye ce matin un joli cadeau, et vous m'avez donne un sage conseil; je vous en remercie bien humblement. En s'exprimant avec cet air de certitude, il comptait peut-etre s'affranchir sur-le-champ du doute qui l'avait tourmente; mais Monna Bianchina etait trop rusee pour temoigner de l'etonnement avant d'avoir examine s'il etait de son interet d'en montrer. Bien qu'elle n'eut reellement rien envoye au jeune homme, elle vit qu'il y avait moyen de lui faire prendre le change; elle repondit, il est vrai, qu'elle ne savait de quoi il lui parlait; mais elle eut soin, en disant cela, de sourire avec tant de finesse et de rougir si modestement, que Pippo demeura convaincu, malgre les apparences, que la bourse venait d'elle.--Et depuis quand, lui demanda-t-il, avez-vous a vos ordres cette jolie negresse? Deconcertee par cette question, et ne sachant comment y repondre, Monna Bianchina hesita un moment, puis elle partit d'un grand eclat de rire et quitta brusquement Pippo. Reste seul et desappointe, celui-ci renonca a la visite qu'il avait projetee; il rentra chez lui, jeta la bourse dans un coin, et n'y songea pas davantage. Il arriva pourtant quelques jours apres qu'il perdit au jeu une forte somme sur parole. Comme il sortait pour acquitter sa dette, il lui parut commode de se servir de cette bourse, qui etait grande, et qui faisait bon effet a sa ceinture; il la prit donc, et, le soir meme, il joua de nouveau et perdit encore. --Continuez-vous? demanda ser Vespasiano, le vieux notaire de la chancellerie, lorsque Pippo n'eut plus d'argent. --Non, repondit celui-ci, je ne veux plus jouer sur parole. --Mais je vous preterai ce que vous voudrez, s'ecria la comtesse Orsini. --Et moi aussi, dit ser Vespasiano. --Et moi aussi, repeta d'une voix douce et sonore une des nombreuses nieces de la comtesse; mais rouvrez votre bourse, seigneur Vecellio: il y a encore un sequin dedans. Pippo sourit, et trouva en effet au fond de sa bourse un sequin qu'il y avait oublie.--Soit, dit-il, jouons encore un coup, mais je ne hasarderai pas davantage. Il prit le cornet, gagna, se remit a jouer en faisant paroli; bref, au bout d'une heure, il avait repare sa perte de la veille et celle de la soiree. --Continuez-vous? demanda-t-il a son tour a ser Vespasiano, qui n'avait plus rien devant lui. --Non! car il faut que je sois un grand sot de me laisser mettre a sec par un homme qui ne hasarderait qu'un sequin. Maudite soit cette bourse! elle renferme sans doute quelque sortilege. Le notaire sortit furieux de la salle. Pippo se disposait a le suivre, lorsque la niece qui l'avait averti lui dit en riant: --Puisque c'est a moi que vous devez votre bonheur, faites-moi cadeau du sequin qui vous a fait gagner. Ce sequin avait une petite marque qui le rendait reconnaissable. Pippo le chercha, le retrouva, et il tendait deja la main pour le donner a la jolie niece, lorsqu'il s'ecria tout a coup: --Ma foi, ma belle, vous ne l'aurez pas; mais, pour vous montrer que je ne suis pas avare, en voila dix que je vous prie d'accepter. Quant a celui-la, je veux suivre un avis qu'on m'a donne dernierement, et j'en fais cadeau a la Providence. En parlant ainsi, il jeta le sequin par la fenetre. --Est-il possible, pensait-il en retournant chez lui, que la bourse de Monna Bianchina me porte bonheur? Ce serait une singuliere raillerie du hasard si une chose qui en elle-meme m'est desagreable avait une influence heureuse pour moi. Il lui sembla bientot, en effet, que toutes les fois qu'il se servait de cette bourse il gagnait. Lorsqu'il y mettait une piece d'or, il ne pouvait se defendre d'un certain respect superstitieux, et il reflechissait quelquefois, malgre lui, a la verite des paroles qu'il avait trouvees au fond de la boite.--Un sequin est un sequin, se disait-il, et il y a bien des gens qui n'en ont pas un par jour. Cette pensee le rendait moins imprudent, et lui faisait un peu restreindre ses depenses. Malheureusement, Monna Bianchina n'avait pas oublie son entretien avec Pippo sous les Procuraties. Pour le confirmer dans l'erreur ou elle l'avait laisse, elle lui envoyait de temps en temps un bouquet ou une autre bagatelle, accompagnes de quelques mots d'ecrit. J'ai deja dit qu'il etait tres fatigue de ses importunites, auxquelles il avait resolu de ne pas repondre. Or il arriva que Monna Bianchina, poussee a bout par cette froideur tenta une demarche audacieuse qui deplut beaucoup au jeune homme. Elle se presenta seule chez lui, pendant son absence, donna quelque argent a un domestique, et reussit a se cacher dans l'appartement. En rentrant, il la trouva donc, et il se vit force de lui dire, sans detour, qu'il n'avait point d'amour pour elle, et qu'il la priait de le laisser en repos. La Bianchina, qui, comme je l'ai dit, etait jolie, se laissa aller a une colere effrayante; elle accabla Pippo de reproches, mais non plus tendres cette fois. Elle lui dit qu'il l'avait trompee en lui parlant d'amour, qu'elle se regardait comme compromise par lui, et qu'enfin elle se vengerait. Pippo n'ecouta pas ses menaces sans s'irriter a son tour; pour lui prouver qu'il ne craignait rien, il la forca de reprendre a l'instant meme un bouquet qu'elle lui avait envoye le matin, et, comme la bourse se trouvait sous sa main:--Tenez, lui dit-il, prenez aussi cela; cette bourse m'a porte bonheur, mais apprenez par la que je ne veux rien de vous. A peine eut-il cede a ce mouvement de colere, qu'il en eut du regret. Monna Bianchina se garda bien de le detromper sur le mensonge qu'elle lui avait fait. Elle etait pleine de rage, mais aussi de dissimulation. Elle prit la bourse et se retira, bien decidee a faire repentir Pippo de la maniere dont il l'avait traitee. Il joua le soir comme a l'ordinaire, et perdit; les jours suivants, il ne fut pas plus heureux. Ser Vespasiano avait toujours le meilleur de, et lui gagnait des sommes considerables. Il se revolta contre sa fortune et contre sa superstition, il s'obstina et perdit encore. Enfin, un jour qu'il sortait de chez la comtesse Orsini, il ne put s'empecher de s'ecrier dans l'escalier: Dieu me pardonne! je crois que ce vieux fou avait raison, et que ma bourse etait ensorcelee; car je n'ai plus un de passable depuis que je l'ai rendue a la Bianchina. En ce moment, il apercut, flottant devant lui, une robe a fleurs, d'ou sortaient deux jambes fines et lestes; c'etait la mysterieuse negresse. Il doubla le pas, l'accosta, et lui demanda qui elle etait et a qui elle appartenait. --Qui sait? repondit l'Africaine avec un malicieux sourire. --Toi, je suppose. N'es-tu pas la servante de Monna Bianchina? --Non; qui est-elle, Monna Bianchina? --Eh! par Dieu! celle qui t'a chargee l'autre jour de m'apporter cette boite que tu as si bien jetee sur mon balcon. --Oh! Excellence, je ne le crois pas. --Je le sais; ne cherche pas a feindre; c'est elle-meme qui me l'a dit. --Si elle vous l'a dit,... repliqua la negresse d'un air d'hesitation. Elle haussa les epaules, reflechit un instant; puis, donnant de son eventail un petit coup sur la joue de Pippo, elle lui cria en s'enfuyant: --Mon beau garcon, on s'est moque de toi. Les rues de Venise sont un labyrinthe si complique, elles se croisent de tant de facons par des caprices si varies et si imprevus, que Pippo, apres avoir laisse echapper la jeune fille, ne put parvenir a la rejoindre. Il resta fort embarrasse, car il avait commis deux fautes, la premiere en donnant sa bourse a Bianchina, et la seconde en ne retenant pas la negresse. Errant au hasard dans la ville, il se dirigea, presque sans le savoir, vers le palais de la signora Dorothee, sa marraine; il se repentait de n'avoir pas fait a cette dame, quelque temps auparavant, sa visite projetee; il avait coutume de la consulter sur tout ce qui l'interessait, et rarement il avait eu recours a elle sans en retirer quelque avantage. Il la trouva seule dans son jardin, et apres lui avoir baise la main: --Jugez, lui dit-il, ma bonne marraine, de la sottise que je viens de faire. On m'a envoye, il n'y a pas longtemps, une bourse.... Mais a peine avait-il prononce ces mots, que la signora Dorothee se mit a rire.--Eh bien! lui dit-elle, est-ce que cette bourse n'est pas jolie? Ne trouves-tu pas que les fleurs d'or font bon effet sur le velours rouge? --Comment! s'ecria le jeune homme; se pourrait-il que vous fussiez instruite.... En ce moment, plusieurs senateurs entraient dans le jardin; la venerable dame se leva pour les recevoir, et ne repondit pas aux questions que Pippo, dans son etonnement, ne cessait de lui adresser. III Lorsque les senateurs se furent retires, la signora Dorothee, malgre les prieres et les importunites de son filleul, ne voulut jamais s'expliquer davantage. Elle etait fachee qu'un premier mouvement de gaiete lui eut fait avouer qu'elle savait le secret d'une aventure dont elle ne voulait pas se meler. Comme Pippo insistait toujours: --Mon cher enfant, lui dit-elle, tout ce que je puis te dire, c'est qu'il est vrai qu'en t'apprenant le nom de la personne qui a brode pour toi cette bourse, je te rendrais peut-etre un bon service; car cette personne est assurement une des plus nobles et des plus belles de Venise. Que cela te suffise donc; malgre mon envie de t'obliger, il faut que je me taise; je ne trahirai pas un secret que je possede seule, et que je ne pourrai te dire que si l'on m'en charge, car je le ferai alors honorablement. --Honorablement, ma chere marraine? mais pouvez-vous croire qu'en me confiant a moi seul.... --Je m'entends, repliqua la vieille dame; et comme, malgre sa dignite, elle ne pouvait se passer d'un peu de malice: Puisque tu fais quelquefois des vers, ajouta-t-elle, que ne fais-tu un sonnet la-dessus? Voyant qu'il ne pouvait rien obtenir, Pippo mit fin a ses instances; mais sa curiosite, comme on peut penser, etait d'une vivacite extreme. Il resta a diner chez l'avogador Pasqualigo, ne pouvant se resoudre a quitter sa marraine, esperant que sa belle inconnue viendrait peut-etre faire visite le soir, mais il ne vit que des senateurs, des magistrats, et les plus graves robes de la republique. Au coucher du soleil, le jeune homme se separa de la compagnie, et alla s'asseoir dans un petit bosquet. Il reflechit a ce qu'il avait a faire, et il se determina a deux choses: obtenir de la Bianchina qu'elle lui rendit sa bourse, et suivre, en second lieu, le conseil que la signora Dorothee lui avait donne en riant, c'est-a-dire faire un sonnet sur son aventure. Il resolut, en outre, de donner ce sonnet, quand il serait fait, a sa marraine, qui ne manquerait sans doute pas de le montrer a la belle inconnue. Sans vouloir tarder davantage, il mit sur-le-champ son double projet a execution. Apres avoir rajuste son pourpoint, et pose avec soin sa toque sur son oreille, il se regarda d'abord dans une glace pour voir s'il avait bonne mine, car sa premiere pensee avait ete de seduire de nouveau la Bianchina par de feintes protestations d'amour, et de la persuader par la douceur; mais il renonca bientot a ce projet, reflechissant qu'ainsi il ne ferait que ranimer la passion de cette femme et se preparer de nouvelles importunites. Il prit le parti oppose; il courut chez elle en toute hate, comme s'il eut ete furieux; il se prepara a lui jouer une scene desesperee, et a l'epouvanter si bien qu'elle se tint dorenavant en repos. Monna Bianchina etait une de ces Venitiennes blondes aux yeux noirs dont le ressentiment a, de tout temps, ete regarde comme dangereux. Depuis qu'il l'avait si maltraitee, Pippo n'avait recu d'elle aucun message; elle preparait sans doute en silence la vengeance qu'elle avait annoncee. Il etait donc necessaire de frapper un coup decisif, sous peine d'augmenter le mal. Elle se disposait a sortir quand le jeune homme arriva chez elle; il l'arreta dans l'escalier, et la forcant a rentrer dans sa chambre: --Malheureuse femme! s'ecria-t-il, qu'avez-vous fait? Vous avez detruit toutes mes esperances, et votre vengeance est accomplie! --Bon Dieu! que vous est-il arrive? demanda la Bianchina stupefaite. --Vous le demandez! Ou est cette bourse que vous avez dit venir de vous? Oserez-vous encore me soutenir ce mensonge? --Qu'importe si j'ai menti ou non? je ne sais ce que cette bourse est devenue. --Tu vas mourir ou me la rendre, s'ecria Pippo en se jetant sur elle. Et, sans respect pour une robe neuve dont la pauvre femme venait de se parer, il ecarta violemment le voile qui couvrait sa poitrine et lui posa son poignard sur le coeur. La Bianchina se crut morte et commenca a appeler au secours; mais Pippo lui baillonna la bouche avec son mouchoir, et, sans qu'elle put pousser un cri, il la forca d'abord de lui rendre la bourse qu'elle avait heureusement conservee.--Tu as fait le malheur d'une puissante famille, lui dit-il ensuite, tu as a jamais trouble l'existence d'une des plus illustres maisons de Venise! Tremble! cette maison redoutable veille sur toi; ni toi ni ton mari, vous ne ferez un seul pas, maintenant, sans qu'on ait l'oeil sur vous. Les Seigneurs de la Nuit ont inscrit ton nom sur leur livre, pense aux caves du palais ducal. Au premier mot que tu diras pour reveler le secret terrible que ta malice t'a fait deviner, ta famille entiere disparaitra! Il sortit sur ces paroles, et tout le monde sait qu'a Venise on n'en pouvait prononcer de plus effrayantes. Les impitoyables et secrets arrets de la _corte maggiore_ repandaient une terreur si grande, que ceux qui se croyaient seulement soupconnes se regardaient d'avance comme morts. Ce fut justement ce qui arriva au mari de la Bianchina, ser Orio, a qui elle raconta, a peu de chose pres, la menace que Pippo venait de lui faire. Il est vrai qu'elle en ignorait les motifs, et en effet Pippo les ignorait lui-meme, puisque toute cette affaire n'etait qu'une fable; mais ser Orio jugea prudemment qu'il n'etait pas necessaire de savoir par quels motifs on s'etait attire la colere de la cour supreme, et que le plus important etait de s'y soustraire. Il n'etait pas ne a Venise, ses parents habitaient la terre ferme: il s'embarqua avec sa femme le jour suivant, et l'on n'entendit plus parler d'eux. Ce fut ainsi que Pippo trouva moyen de se debarrasser de Bianchina, et de lui rendre avec usure le mauvais tour qu'elle lui avait joue. Elle crut toute sa vie qu'un secret d'Etat etait reellement attache a la bourse qu'elle avait voulu derober, et, comme dans ce bizarre evenement tout etait mystere pour elle, elle ne put jamais former que des conjectures. Les parents de ser Orio en firent le sujet de leurs entretiens particuliers. A force de suppositions, ils finirent par creer une fable plausible. Une grande dame, disaient-ils, s'etait eprise du Tizianello, c'est-a-dire du fils du Titien, lequel etait amoureux de Monna Bianchina, et perdait, bien entendu, ses peines aupres d'elle. Or, cette grande dame, qui avait brode elle-meme une bourse pour le Tizianello, n'etait autre que la dogaresse en personne. Qu'on juge de sa colere en apprenant que le Tizianello avait fait le sacrifice de ce don d'amour a la Bianchina! Telle etait la chronique de famille qu'on se repetait a voix basse a Padoue dans la petite maison de ser Orio. Satisfait du succes de sa premiere entreprise, notre heros songea a tenter la seconde. Il s'agissait de faire un sonnet pour sa belle inconnue. Comme l'etrange comedie qu'il avait jouee l'avait emu malgre lui, il commenca par ecrire rapidement quelques vers ou respirait une certaine verve. L'esperance, l'amour, le mystere, toutes les expressions passionnees ordinaires aux poetes, se presentaient enfouie a son esprit.--Mais, pensa-t-il, ma marraine m'a dit que j'avais affaire a l'une des plus nobles et des plus belles dames de Venise; il me faut donc garder un ton convenable et l'aborder avec plus de respect. Il effaca ce qu'il avait ecrit, et, passant d'un extreme a l'autre, il rassembla quelques rimes sonores auxquelles il s'efforca d'adapter, non sans peine, des pensees semblables a sa dame, c'est-a-dire les plus belles et les plus nobles qu'il put trouver. A l'esperance trop hardie il substitua le doute craintif; au lieu de mystere et d'amour, il parla de respect et de reconnaissance. Ne pouvant celebrer les attraits d'une femme qu'il n'avait jamais vue, il se servit, le plus delicatement possible, de quelques termes vagues qui pouvaient s'appliquer a tous les visages. Bref, apres deux heures de reflexions et de travail, il avait fait douze vers passables, fort harmonieux et tres insignifiants. Il les mit au net sur une belle feuille de parchemin, et dessina sur les marges des oiseaux et des fleurs qu'il coloria soigneusement. Mais, des que son ouvrage fut acheve, il n'eut pas plus tot relu ses vers, qu'il les jeta par la fenetre, dans le canal qui passait pres de sa maison.--Que fais-je donc? se demanda-t-il; a quoi bon poursuivre cette aventure, si ma conscience ne parle pas? Il prit sa mandoline et se promena de long en large dans sa chambre, en chantant et en s'accompagnant sur un vieil air compose pour un sonnet de Petrarque. Au bout d'un quart d'heure il s'arreta; son coeur battait. Il ne songeait plus ni aux convenances, ni a l'effet qu'il pourrait produire. La bourse qu'il avait arrachee a la Bianchina, et qu'il venait de rapporter comme une conquete, etait sur sa table. Il la regarda. --La femme qui a fait cela pour moi, se dit-il, doit m'aimer et savoir aimer. Un pareil travail est long et difficile; ces fils legers, ces vives couleurs, demandent du temps, et, en travaillant, elle pensait a moi. Dans le peu de mots qui accompagnaient cette bourse, il y avait un conseil d'ami et pas une parole equivoque. Ceci est un cartel amoureux envoye par une femme de coeur; n'eut-elle pense a moi qu'un jour, il faut bravement relever le gant. Il se remit a l'oeuvre, et, en prenant sa plume, il etait plus agile par la crainte et par l'esperance que lorsqu'il avait joue les plus fortes sommes sur un coup de de. Sans reflechir et sans s'arreter, il ecrivit a la hate un sonnet, dont voici a peu pres la traduction: Lorsque j'ai lu Petrarque, etant encore enfant, J'ai souhaite d'avoir quelque gloire en partage. Il aimait en poete et chantait en amant; De la langue des dieux lui seul sut faire usage. Lui seul eut le secret de saisir au passage Les battements du coeur qui durent un moment, Et, riche d'un sourire, il en gravait l'image Du bout d'un stylet d'or sur un pur diamant. O vous qui m'adressez une parole amie, Qui l'ecriviez hier et l'oublierez demain, Souvenez-vous de moi qui vous en remercie. J'ai le coeur de Petrarque et n'ai point son genie; Je ne puis ici-bas que donner en chemin Ma main a qui m'appelle, a qui m'aime ma vie. Pippo se rendit le lendemain chez la signora Dorothee. Des qu'il se trouva seul avec elle, il posa son sonnet sur les genoux de l'illustre dame, en lui disant: Voila pour votre amie. La signora se montra d'abord surprise, puis elle lut les vers, et jura qu'elle ne se chargerait jamais de les montrer a personne. Mais Pippo n'en fit que rire, et, comme il etait persuade du contraire, il la quitta en l'assurant qu'il n'avait la-dessus aucune inquietude. IV Il passa cependant la semaine suivante dans le plus grand trouble; mais Ce trouble n'etait pas sans charmes. Il ne sortait pas de chez lui, et n'osait, pour ainsi dire, remuer, comme pour mieux laisser faire la fortune. En cela il agit avec plus de sagesse qu'on n'en a ordinairement a son age, car il n'avait que vingt-cinq ans, et l'impatience de la jeunesse nous fait souvent depasser le but en voulant l'atteindre trop vite. La fortune veut qu'on s'aide soi-meme et qu'on sache la saisir a propos; car, selon l'expression de Napoleon, elle est femme. Mais, par cette raison meme, elle veut avoir l'air d'accorder ce qu'on lui arrache, et il faut lui donner le temps d'ouvrir la main. Ce fut le neuvieme jour, vers le soir, que la capricieuse deesse frappa A la porte du jeune homme; et ce n'etait pas pour rien, comme vous allez voir. Il descendit et ouvrit lui-meme. La negresse etait sur le seuil; elle tenait a la main une rose qu'elle approcha des levres de Pippo. --Baisez cette fleur, lui dit-elle; il y a dessus un baiser de ma maitresse. Peut-elle venir vous voir sans danger? --Ce serait une grande imprudence, repondit Pippo, si elle venait en plein jour; mes domestiques ne pourraient manquer de la voir. Lui est-il possible de venir la nuit? --Non; qui l'oserait a sa place? Elle ne peut ni sortir la nuit, ni vous recevoir chez elle. --Il faut donc qu'elle consente a venir autre part qu'ici, dans un endroit que je t'indiquerai. --Non, c'est ici qu'elle veut venir; voyez a prendre vos precautions. Pippo reflechit quelques instants.--Ta maitresse peut-elle se lever de bonne heure? demanda-t-il a la negresse. --A l'heure ou se leve le soleil. --Eh bien! ecoute. Je me reveille ordinairement fort tard, par consequent toute ma maison dort la grasse matinee. Si ta maitresse peut venir au point du jour, je l'attendrai, et elle pourra penetrer ici sans etre vue de personne. Pour ce qui est de la faire sortir ensuite, je m'en charge, si toutefois elle peut rester chez moi jusqu'a la nuit tombante. --Elle le fera; vous plait-il que ce soit demain? --Demain a l'aurore, dit Pippo. Il glissa une poignee de sequins sous la gorgerette de la messagere; puis, sans en demander davantage, il regagna sa chambre et s'y enferma, decide a veiller jusqu'au jour. Il se fit d'abord deshabiller, afin qu'on crut qu'il allait se mettre au lit; lorsqu'il fut seul, il alluma un bon feu, mit une chemise brodee d'or, un collet de senteur et un pourpoint de velours blanc avec des manches de satin de la Chine; puis, tout etant bien dispose, il s'assit pres de la fenetre, et commenca a rever a son aventure. Il ne jugeait pas aussi defavorablement qu'on le croirait peut-etre de la promptitude avec laquelle sa dame lui avait donne un rendez-vous. Il ne faut pas, d'abord, oublier que cette histoire se passe au seizieme siecle, et les amours de ce temps-la allaient plus vite que les notres. D'apres les temoignages les plus authentiques, il parait certain qu'a cette epoque ce que nous appellerions de l'indelicatesse passait pour de la sincerite, et il y a meme lieu de penser que ce qu'on nomme aujourd'hui vertu paraissait alors de l'hypocrisie. Quoi qu'il en soit, une femme amoureuse d'un joli garcon se rendait sans de longs discours, et celui-ci n'en prenait pas pour cela moins bonne opinion d'elle: personne ne songeait a rougir de ce qui lui semblait naturel; c'etait le temps ou un seigneur de la cour de France portait sur son chapeau, en guise de panache, un bas de soie appartenant a sa maitresse, et il repondait sans facon a ceux qui s'etonnaient de le voir au Louvre dans cet equipage, que c'etait le bas d'une femme qui le faisait mourir d'amour. Tel etait, d'ailleurs, le caractere de Pippo que, fut-il ne dans le siecle present, il n'eut peut-etre pas entierement change d'avis sur ce point. Malgre beaucoup de desordre et de folie, s'il etait capable de mentir quelquefois a autrui, il ne se mentait jamais a lui-meme; je veux dire par la qu'il aimait les choses pour ce qu'elles valent et non pour les apparences, et que, tout en etant capable de dissimulation, il n'employait la ruse que lorsque son desir etait vrai. Or, s'il pensait qu'il y eut un caprice dans l'envoi qu'on lui avait fait, du moins il n'y croyait pas voir le caprice d'une coquette; j'en ai dit tout a l'heure les motifs, qui etaient le soin et la finesse avec lesquels sa bourse etait brodee, et le temps qu'on avait du mettre a la faire. Pendant que son esprit s'efforcait de devancer le bonheur qui lui etait promis, il se souvint d'un mariage turc dont on lui avait fait le recit. Quand les Orientaux prennent femme, ils ne voient qu'apres la noce le Visage de leur fiancee, qui, jusque-la, reste voilee devant eux, comme devant tout le monde. Ils se fient a ce que leur ont dit les parents, et se marient ainsi sur parole. La ceremonie terminee, la jeune femme se montre a l'epoux, qui peut alors verifier par lui-meme si son marche conclu est bon ou mauvais; comme il est trop tard pour s'en dedire, il n'a rien de mieux a faire que de le trouver bon; et l'on ne voit pas, du reste, que ces unions soient plus malheureuses que d'autres. Pippo se trouvait precisement dans le meme cas qu'un fiance turc: il ne s'attendait pas, il est vrai, a trouver une vierge dans sa dame inconnue, mais il s'en consolait aisement; il y avait en outre cette difference a son avantage, que ce n'etait pas un lien aussi solennel qu'il allait contracter. Il pouvait se livrer aux charmes de l'attente et de la surprise, sans en redouter les inconvenients, et cette consideration lui semblait suffire pour le dedommager de ce qui pourrait d'ailleurs lui manquer. Il se figura donc que cette nuit etait reellement celle de ses noces, et il n'est pas etonnant qu'a son age cette pensee lui causat des transports de joie. La premiere nuit des noces doit etre, en effet, pour une imagination active, un des plus grands bonheurs possibles, car il n'est precede d'aucune peine. Les philosophes veulent, il est vrai, que la peine donne plus de saveur au plaisir qu'elle accompagne, mais Pippo pensait qu'une mechante sauce ne rend pas le poisson plus frais. Il aimait donc les jouissances faciles, mais il ne les voulait pas grossieres, et, malheureusement, c'est une loi presque invariable que les plaisirs exquis se payent cherement. Or la nuit des noces fait exception a cette regle; c'est une circonstance unique dans la vie, qui satisfait a la fois les deux penchants les plus chers a l'homme, la paresse et la convoitise; elle amene dans la chambre d'un jeune homme une femme couronnee de fleurs, qui ignore l'amour, et dont une mere s'est efforcee, depuis quinze ans, d'ennoblir l'ame et d'orner l'esprit: pour obtenir un regard de cette belle creature, il faudrait peut-etre la supplier pendant une annee entiere; cependant, pour posseder ce tresor, l'epoux n'a qu'a ouvrir les bras; la mere s'eloigne; Dieu lui-meme le permet. Si, en s'eveillant d'un si beau reve, on ne se trouvait pas marie, qui ne voudrait le faire tous les soirs? Pippo ne regrettait pas de ne point avoir adresse de questions a la negresse; car une servante, en pareil cas, ne peut manquer de faire l'eloge de sa maitresse, fut-elle plus laide qu'un peche mortel; et les deux mots echappes a la signora Dorothee suffisaient. Il eut voulu seulement savoir si sa dame inconnue etait brune ou blonde. Pour se faire une idee d'une femme, lorsqu'on sait qu'elle est belle, rien n'est plus important que de connaitre la nuance de ses cheveux. Pippo hesita longtemps entre les deux couleurs, enfin il s'imagina qu'elle avait les cheveux chatains, afin de mettre son esprit en repos. Mais il ne sut alors comment decider de quelle couleur etaient ses yeux; il les aurait supposes noirs si elle eut ete brune, et bleus si elle eut ete blonde. Il se figura qu'ils etaient bleus, non pas de ce bleu clair et indecis qui est tour a tour gris ou verdatre, mais de cet azur pur comme le ciel, qui, dans les moments de passion, prend une teinte plus foncee, et devient sombre comme l'aile du corbeau. A peine ces yeux charmants lui eurent-ils apparu, avec un regard tendre Et profond, que son imagination les entoura d'un front blanc comme la neige, et de deux joues roses comme les rayons du soleil sur le sommet des Alpes. Entre ces deux joues, aussi douces qu'une peche, il crut voir un Nez effile comme celui du buste antique qu'on a appele l'Amour grec. Au-dessous, une bouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passer entre deux rangees de perles une haleine fraiche et voluptueuse; le menton etait bien forme et legerement arrondi; la physionomie franche, mais un peu altiere; sur un cou un peu long, sans un seul pli, d'une blancheur mate, se balancait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tete et gracieuse et toute sympathique [A]. A cette belle image, creee par la fantaisie, il ne manquait que d'etre reelle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il fera jour; et ce qui n'est pas le moins surprenant dans son etrange reverie, c'est qu'il venait de faire, sans s'en douter, le fidele portrait de sa future maitresse. [Note A: _Simpatica_, mot italien dont notre langue n'a pas l'equivalent, peut-etre parce que notre caractere n'a pas l'equivalent de ce qu'il exprime. _(Note de l'auteur.)_] Lorsque la fregate de l'Etat qui veille a l'entree du port tira son coup de canon pour annoncer six heures du matin, Pippo vit que la lumiere de sa lampe devenait rougeatre, et qu'une legere teinte bleue colorait ses vitres. Il se mit aussitot a sa croisee. Ce n'etait plus, cette fois, avec des yeux a demi fermes qu'il regardait autour de lui; bien que sa nuit se fut passee sans sommeil, il se sentait plus libre et plus dispos que jamais. L'aurore commencait a se montrer, mais Venise dormait encore: cette paresseuse patrie du plaisir ne s'eveille pas si matin. A l'heure ou, chez nous, les boutiques s'ouvrent, les passants se croisent, les voitures roulent, les brouillards se jouaient sur la lagune deserte et couvraient d'un rideau les palais silencieux. Le vent ridait a peine l'eau; quelques voiles paraissaient au loin du cote de Fusine, apportant a la reine des mers les provisions de la journee. Seul, au sommet de la ville endormie, l'ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crepuscule, et les premiers rayons du soleil etincelaient sur ses ailes dorees. Cependant les innombrables eglises de Venise sonnaient l'Angelus a grand bruit; les pigeons de la republique, avertis par le son des cloches, dont ils savent compter les coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, a tire-d'aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur la grande place le grain qu'on y repand regulierement pour eux a cette heure; les brouillards s'elevaient peu a peu; le soleil parut; quelques pecheurs secouerent leurs manteaux et se mirent a nettoyer leurs barques; l'un d'eux entonna d'une voix claire et pure un couplet d'un air national; du fond d'un batiment de commerce, une voix de basse lui repondit; une autre plus eloignee se joignit au refrain du second couplet; bientot le choeur fut organise, chacun faisait sa partie tout en travaillant, et une belle chanson matinale salua la clarte du jour. La maison de Pippo etait situee sur le quai des Esclavons, non loin du palais Nani, a l'angle d'un petit canal; en cet instant, au fond de ce canal obscur, brilla la scie d'une gondole. Un seul barcarol etait sur la poupe; mais le frele bateau fendait l'onde avec la rapidite d'une fleche, et semblait glisser sur l'epais miroir ou sa rame plate s'enfoncait en cadence. Au moment de passer sous le pont qui separe le canal de la grande lagune, la gondole s'arreta. Une femme masquee, d'une taille noble et svelte, en sortit, et se dirigea vers le quai. Pippo descendit aussitot et s'avanca vers elle.--Est-ce vous? lui dit-il a voix basse. Pour toute reponse, elle prit sa main qu'il lui presentait, et le suivit. Aucun domestique n'etait encore leve dans la maison; sans dire un seul mot, ils traverserent sur la pointe du pied la galerie inferieure ou dormait le portier. Arrivee dans l'appartement du jeune homme, la dame s'assit sur un sofa et resta d'abord quelque temps pensive. Elle ota son masque. Pippo reconnut alors que la signora Dorothee ne l'avait pas trompe, et qu'il avait en effet devant lui une des plus belles femmes de Venise, et l'heritiere de deux nobles familles, Beatrice Loredano, veuve du procurateur Donato. V Il est impossible de rendre par des paroles la beaute des premiers regards que Beatrice jeta autour d'elle lorsqu'elle eut decouvert son visage. Bien qu'elle fut veuve depuis dix-huit mois, elle n'avait encore que vingt-quatre ans, et quoique la demarche qu'elle venait de faire ait pu paraitre hardie au lecteur, c'etait la premiere fois de sa vie qu'elle en faisait une semblable; car il est certain que jusque-la elle n'avait eu d'amour que pour son mari. Aussi cette demarche l'avait-elle troublee a tel point que, pour n'y pas renoncer en route, il lui avait fallu reunir toutes ses forces, et ses yeux etaient a la fois pleins d'amour, de confusion et de courage. Pippo la regardait avec tant d'admiration, qu'il ne pouvait parler. En quelque circonstance qu'on se trouve, il est impossible de voir une Femme parfaitement belle sans etonnement et sans respect. Pippo avait Souvent rencontre Beatrice a la promenade et a des reunions particulieres. Il avait fait et entendu faire cent fois l'eloge de sa beaute. Elle etait fille de Pierre Loredan, membre du conseil des Dix, et arriere-petite-fille du fameux Loredan qui prit une part si active au proces de Jacques Foscari. L'orgueil de cette famille n'etait que trop connu a Venise, et Beatrice passait aux yeux de tous pour avoir herite de la fierte de ses ancetres. On l'avait mariee tres jeune au procurateur Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de la laisser libre et en possession d'une grande fortune. Les premiers seigneurs de la republique aspiraient a sa main; mais elle ne repondait aux efforts qu'ils faisaient pour lui plaire que par la plus dedaigneuse indifference. En un mot, son caractere altier et presque sauvage etait, pour ainsi dire, passe en proverbe. Pippo etait donc doublement surpris; car si, d'une part, il n'eut jamais ose supposer que sa mysterieuse conquete fut Beatrice Donato, d'un autre cote, il lui semblait, en la regardant, qu'il la voyait pour la premiere fois, tant elle etait differente d'elle-meme. L'amour, qui sait donner des charmes aux visages les plus vulgaires, montrait en ce moment sa toute-puissance en embellissant ainsi un chef-d'oeuvre de la nature. Apres quelques instants de silence, Pippo s'approcha de sa dame et lui prit la main. Il essaya de lui peindre sa surprise et de la remercier de son bonheur; mais elle ne lui repondait pas et ne paraissait pas l'entendre. Elle restait immobile et semblait ne rien distinguer, comme si tout ce qui l'entourait eut ete un reve. Il lui parla longtemps sans qu'elle fit aucun mouvement; cependant il avait entoure de son bras la taille de Beatrice, et il s'etait assis aupres d'elle. --Vous m'avez envoye hier, lui dit-il, un baiser sur une rose; sur une fleur plus belle et plus fraiche, laissez-moi vous rendre ce que j'ai recu. En parlant ainsi, il l'embrassa sur les levres. Elle ne fit point d'effort pour l'en empecher; mais ses regards, qui erraient au hasard, se fixerent tout a coup sur Pippo. Elle le repoussa doucement et lui dit en secouant la tete avec une tristesse pleine de grace: --Vous ne m'aimerez pas, vous n'aurez pour moi qu'un caprice; mais je vous aime, et je veux d'abord me mettre, a genoux devant vous. Elle s'inclina en effet; Pippo la retint vainement, en la suppliant de se lever. Elle glissa entre ses bras, et s'agenouilla sur le parquet. Il n'est pas ordinaire ni meme agreable de voir une femme prendre Cette humble posture. Bien que ce soit une marque d'amour, elle semble appartenir exclusivement a l'homme; c'est une attitude penible qu'on ne peut voir sans trouble, et qui a quelquefois arrache a des juges le pardon d'un coupable. Pippo contempla avec une surprise croissante le spectacle admirable qui s'offrait a lui. S'il avait ete saisi de respect en reconnaissant Beatrice, que devait-il eprouver en la voyant a ses pieds? La veuve de Donato, la fille des Loredans, etait a genoux. Sa robe de velours, semee de fleurs d'argent, couvrait les dalles; son voile, ses cheveux deroules, pendaient a terre. De ce beau cadre sortaient ses blanches epaules et ses mains jointes, tandis que ses yeux humides se levaient vers Pippo. Emu jusqu'au fond du coeur, il recula de quelques pas, et se sentit enivre d'orgueil. Il n'etait pas noble; la fierte patricienne que Beatrice depouillait passa comme un eclair dans l'ame du jeune homme. Mais cet eclair ne dura qu'un instant et s'evanouit rapidement. Un tel spectacle devait produire plus qu'un mouvement de vanite. Quand nous nous penchons sur une source limpide, notre image s'y peint aussitot, et notre approche fait naitre un frere qui, du fond de l'eau, vient au-devant de nous. Ainsi, dans l'ame humaine, l'amour appelle l'amour et le fait eclore d'un regard. Pippo se jeta aussi a genoux. Inclines l'un devant l'autre, ils resterent ainsi tous deux quelques moments, echangeant leurs premiers baisers. Si Beatrice etait fille des Loredans, le doux sang de sa mere, Bianca Contarini, coulait aussi dans ses veines. Jamais creature en ce monde n'avait ete meilleure que cette mere, qui etait aussi une des beautes de Venise. Toujours heureuse et avenante, ne pensant qu'a bien vivre durant la paix, et, en temps de guerre, amoureuse de la patrie, Bianca semblait la soeur ainee de ses filles. Elle mourut jeune, et, morte, elle etait belle encore. C'etait par elle que Beatrice avait appris a connaitre et a aimer les arts, et surtout la peinture. Ce n'est pas que la jeune veuve fut devenue bien savante sur ce sujet. Elle avait ete a Rome et a Florence, et les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange ne lui avaient inspire que de la curiosite. Romaine, elle n'eut aime que Raphael; mais elle etait fille de l'Adriatique, et elle preferait le Titien. Pendant que tout le monde s'occupait, autour d'elle, d'intrigues de cour ou des affaires de la republique, elle ne s'inquietait que de tableaux nouveaux et de ce qu'allait devenir son art favori apres la mort du vieux Vecellio. Elle avait vu au palais Dolfin le tableau dont j'ai parle au commencement de ce conte, le seul qu'eut fait le Tizianello, et qui avait peri dans un incendie. Apres avoir admire cette toile, elle avait rencontre Pippo chez la signora Dorothee, et elle s'etait eprise pour lui d'un amour irresistible. La peinture, au siecle de Jules II et de Leon X, n'etait pas un metier comme aujourd'hui; c'etait une religion pour les artistes, un gout eclaire chez les grands seigneurs, une gloire pour l'Italie et une passion pour les femmes. Lorsqu'un pape quittait le Vatican pour rendre visite a Buonarotti, la fille d'un noble venitien pouvait sans honte aimer le Tizianello; mais Beatrice avait concu un projet qui elevait et enhardissait sa passion. Elle voulait faire de Pippo plus que son amant, elle voulait en faire un grand peintre. Elle connaissait la vie dereglee qu'il menait, et elle avait resolu de l'en arracher. Elle savait qu'en lui, malgre ses desordres, le feu sacre des arts n'etait pas eteint, mais seulement couvert de cendre, et elle esperait que l'amour ranimerait la divine etincelle. Elle avait hesite une annee entiere, caressant en secret cette idee, rencontrant Pippo de temps en temps, regardant ses fenetres quand elle passait sur le quai. Un caprice l'avait entrainee; elle n'avait pu resister a la tentation de broder une bourse et de l'envoyer. Elle s'etait promis, il est vrai, de ne pas aller plus loin et de ne jamais tenter davantage. Mais quand la signora Dorothee lui avait montre les vers que Pippo avait faits pour elle, elle avait verse des larmes de joie. Elle n'ignorait pas quel risque elle courait en essayant de realiser son reve; mais c'etait un reve de femme, et elle s'etait dit en sortant de chez elle: Ce que femme veut, Dieu le veut. Conduite et soutenue par cette pensee, par son amour et par sa franchise, elle se sentait a l'abri de la crainte. En s'agenouillant devant Pippo, elle venait de faire sa premiere priere a l'Amour; mais, apres le sacrifice de sa fierte, le dieu impatient lui en demandait un autre. Elle n'hesita pas plus a devenir la maitresse du Tizianello que si elle eut ete sa femme. Elle ota son voile, et le posa sur une statue de Venus qui se trouvait dans la chambre; puis, aussi belle et aussi pale que la deesse de marbre, elle s'abandonna au destin. Elle passa la journee chez Pippo, comme il avait ete convenu. Au coucher du soleil, la gondole qui l'avait amenee vint la chercher. Elle sortit aussi secretement qu'elle etait entree. Les domestiques avaient ete ecartes sous differents pretextes; le portier seul restait dans la maison. Habitue a la maniere de vivre de son maitre, il ne s'etonna pas de voir une femme masquee traverser la galerie avec Pippo. Mais lorsqu'il vit la dame, aupres de la porte, relever la barbe de son masque, et Pippo lui donner un baiser d'adieu, il s'avanca sans bruit et preta l'oreille. --Ne m'avais-tu jamais remarquee? demandait gaiement Beatrice. --Si, repondit Pippo, mais je ne connaissais pas ton visage; toi-meme, sois-en sure, tu ne te doutes pas de ta beaute. --Ni toi non plus; tu es beau comme le jour, mille fois plus que je ne le croyais. M'aimeras-tu? --Oui, et longtemps. --Et moi toujours. Ils se separerent sur ces mots, et Pippo resta sur le pas de sa porte, suivant des yeux la gondole qui emportait Beatrice Donato. VI Quinze jours s'etaient ecoules, et Beatrice n'avait pas encore parle Du projet qu'elle avait concu. A dire vrai, elle l'avait un peu oublie elle-meme. Les premiers jours d'une liaison amoureuse ressemblent aux excursions des Espagnols, lors de la decouverte du nouveau monde. En s'embarquant, ils promettaient a leur gouvernement de suivre des instructions precises, de rapporter des plans et de civiliser l'Amerique; mais, a peine arrives, l'aspect d'un ciel inconnu, une foret vierge, une mine d'or ou d'argent, leur faisaient perdre la memoire. Pour courir apres la nouveaute, ils oubliaient leurs promesses et l'Europe entiere, mais il leur arrivait de decouvrir un tresor: ainsi font quelquefois les amants. Un autre motif excusait encore Beatrice. Pendant ces quinze jours, Pippo n'avait pas joue et n'etait pas alle une seule fois chez la comtesse Orsini. C'etait un commencement de sagesse; Beatrice, du moins, en jugeait ainsi, et je ne sais si elle avait tort ou raison. Pippo passait une moitie du jour pres de sa maitresse, et l'autre moitie a regarder la mer, en buvant du vin de Samos dans un cabaret du Lido. Ses amis ne le voyaient plus; il avait rompu toutes ses habitudes, et ne s'inquietait ni du temps, ni de l'heure, ni de ses actions; il s'enivrait en un mot du profond oubli de toutes choses que les premiers baisers d'une belle femme laissent toujours apres eux; et peut-on dire d'un homme, en pareil cas, s'il est sage ou fou? Pour me servir d'un mot qui dit tout, Pippo et Beatrice etaient faits l'un pour l'autre; ils s'en etaient apercus des le premier jour, mais encore fallait-il le temps de s'en convaincre, et, pour cela, ce n'etait pas trop d'un mois. Un mois se passa donc sans qu'il fut question de peinture. En revanche, il etait beaucoup question d'amour, de musique sur l'eau et de promenades hors de la ville. Les grandes dames aiment quelquefois mieux une secrete partie de plaisir dans une auberge des faubourgs qu'un petit souper dans un boudoir. Beatrice etait de cet avis, et elle preferait aux diners memes du doge un poisson frais mange en tete-a-tete avec Pippo sous les tonnelles de la Quintavalle. Apres le repas, ils montaient en gondole, et s'en allaient voguer autour de l'ile des Armeniens: c'est la, entre la ville et le Lido, entre le ciel et la mer, que je conseille au lecteur d'aller, par un beau clair de lune, faire l'amour a la venitienne. Au bout d'un mois, un jour que Beatrice etait venue secretement chez Pippo, elle le trouva plus joyeux que de coutume. Lorsqu'elle entra, il venait de dejeuner et se promenait en chantant; le soleil eclairait sa chambre et faisait reluire sur sa table une ecuelle d'argent pleine de sequins. Il avait joue la veille, et gagne quinze cents piastres a ser Vespasiano. De cette somme il avait achete un eventail chinois, des gants Parfumes et une chaine d'or faite a Venise et admirablement travaillee; il avait mis le tout dans un coffret de bois de cedre incruste de nacre, qu'il offrit a Beatrice. Elle recut d'abord ce cadeau avec joie; mais bientot apres, lorsqu'elle eut appris qu'il provenait d'argent gagne au jeu, elle ne voulut plus l'accepter. Au lieu de se joindre a la gaiete de Pippo, elle tomba dans la reverie. Peut-etre pensait-elle qu'il avait deja moins d'amour pour elle, puisqu'il etait retourne a ses anciens plaisirs. Quoi qu'il en fut, elle vit que le moment etait venu de parler et d'essayer de le faire renoncer aux desordres dans lesquels il allait retomber. Ce n'etait pas une entreprise facile. Depuis un mois, elle avait deja pu connaitre le caractere de Pippo. Il etait, il est vrai, d'une nonchalance extreme pour ce qui regarde les choses ordinaires de la vie, et il pratiquait le _far-niente_ avec delices; mais, pour les choses plus importantes, il n'etait pas aise de le maitriser, a cause de cette indolence meme; car, des qu'on voulait prendre de l'empire sur lui, au lieu de lutter et de disputer, il laissait dire les gens et n'en faisait pas moins a sa guise. Pour arriver a ses fins, Beatrice prit un detour et lui demanda s'il voulait faire son portrait. Il y consentit sans peine; le lendemain il acheta une toile, et fit apporter dans sa chambre un beau chevalet de chene sculpte qui avait appartenu a son pere. Beatrice arriva des le matin, couverte d'une ample robe brune, dont elle se debarrassa lorsque Pippo fut pret a se mettre a l'ouvrage. Elle parut alors devant lui dans un costume a peu pres pareil a celui dont Paris Bordone a revetu sa Venus couronnee. Ses cheveux, noues sur le front et entremeles de perles, tombaient sur ses bras et sur ses epaules en longues meches ondoyantes. Un collier de perles qui descendait jusqu'a la ceinture, fixe au milieu de sa poitrine par un fermoir d'or, suivait et dessinait les parfaits contours de son sein nu. Sa robe de taffetas changeant, bleu et rose, etait relevee sur le genou par une agrafe de rubis, laissant a decouvert une jambe polie comme le marbre. Elle portait en outre de riches bracelets et des mules de velours ecarlate lacees d'or. La Venus de Bordone n'est pas autre chose, comme on sait, que le portrait d'une dame venitienne; et ce peintre, eleve du Titien, avait une grande reputation en Italie. Mais Beatrice, qui connaissait peut-etre le modele du tableau, savait bien qu'elle etait plus belle. Elle voulait exciter l'emulation de Pippo, et elle lui montrait ainsi qu'on pouvait surpasser le Bordone.--Par le sang de Diane! s'ecria le jeune homme lorsqu'il l'eut examinee quelque temps, la Venus couronnee n'est qu'une ecaillere de l'arsenal qui s'est deguisee en deesse; mais voici la mere de l'Amour et la maitresse du dieu des batailles! Il est facile de croire que son premier soin, en voyant un si beau modele, ne fut pas de se mettre a peindre. Beatrice craignit un instant d'etre trop belle et d'avoir pris un mauvais moyen pour faire reussir ses projets de reforme. Cependant le portrait fut commence, mais il etait ebauche d'une main distraite. Pippo laissa par hasard tomber son pinceau; Beatrice le ramassa, et en le rendant a son amant:--Le pinceau de ton pere, lui dit-elle, tomba ainsi un jour de sa main; Charles-Quint le ramassa et le lui rendit: je veux faire comme Cesar, quoique je ne sois pas une imperatrice. Pippo avait toujours eu pour son pere une affection et une admiration sans bornes, et il n'en parlait jamais qu'avec respect. Ce souvenir fit impression sur lui. Il se leva et ouvrit une armoire.--Voila le pinceau dont vous me parlez, dit-il a Beatrice en le lui montrant; mon pauvre pere l'avait conserve comme une relique, depuis que le maitre de la moitie du monde y avait touche. --Vous souvenez-vous de cette scene, demanda Beatrice, et pourriez-vous m'en faire le recit? --C'etait a Bologne, repondit Pippo. Il y avait eu une entrevue entre le pape et l'empereur; il s'agissait du duche de Florence, ou, pour mieux dire, du sort de l'Italie. On avait vu le pape et Charles-Quint causer ensemble sur une terrasse, et pendant leur entretien la ville entiere se taisait. Au bout d'une heure tout etait decide; un grand bruit d'hommes et de chevaux avait succede au silence. On ignorait ce qui allait arriver, et on s'agitait pour le savoir; mais le plus profond mystere avait ete ordonne; les habitants regardaient passer avec curiosite et avec terreur les moindres officiers des deux cours; on parlait d'un demembrement de l'Italie, d'exils et de principautes nouvelles. Mon pere travaillait a un grand tableau, et il etait au bout de l'echelle qui lui servait a peindre, lorsque des hallebardiers, leur pique a la main, ouvrirent la porte et se rangerent contre le mur. Un page entra et cria a haute voix: Cesar! Quelques minutes apres, l'empereur parut, roide dans son pourpoint, et souriant dans sa barbe rousse. Mon pere, surpris et charme de cette visite inattendue, descendait aussi vite qu'il pouvait de son echelle; il etait vieux; en s'appuyant a la rampe, il laissa tomber son pinceau. Les assistants restaient immobiles, car la presence de l'empereur les avait changes en statues. Mon pere etait confus de sa lenteur et de sa maladresse, mais il craignait, en se hatant, de se blesser; Charles-Quint fit quelques pas en avant, se courba lentement et ramassa le pinceau. --Le Titien, dit-il d'une voix claire et imperieuse, le Titien merite bien d'etre servi par Cesar. Et avec une majeste vraiment sans egale, il rendit le pinceau a mon pere, qui mit un genou en terre pour le recevoir. Apres ce recit, que Pippo n'avait pu faire sans emotion, Beatrice resta silencieuse pendant quelque temps; elle baissait la tete et paraissait tellement distraite, qu'il lui demanda a quoi elle pensait. --Je pense a une chose, repondit-elle. Charles-Quint est mort maintenant, et son fils est roi d'Espagne. Que dirait-on de Philippe II, si, au lieu de porter l'epee de son pere, il la laissait se rouiller dans une armoire? --Pippo sourit, et quoiqu'il eut compris la pensee de Beatrice, il lui demanda ce qu'elle voulait dire par la. --Je veux dire, repondit-elle, que toi aussi tu es l'heritier d'un roi, car le Bordone, le Moretto, le Romanino, sont de bons peintres; le Tintoret et le Giorgione etaient des artistes; mais le Titien etait un roi; et maintenant qui porte son sceptre? --Mon frere Orazio, repondit Pippo, eut ete un grand peintre s'il eut vecu. --Sans doute, repliqua Beatrice, et voila ce qu'on dira des fils du Titien: l'un aurait ete grand s'il avait vecu, et l'autre s'il avait voulu. --Crois-tu cela? dit en riant Pippo; eh bien! On ajoutera donc: Mais il aima mieux aller en gondole avec Beatrice Donato. Comme c'etait une autre reponse que Beatrice avait esperee, elle fut un peu deconcertee. Elle ne perdit pourtant point courage, mais elle prit un ton plus serieux. --Ecoute-moi, dit-elle, et ne raille pas. Le seul tableau que tu aies fait a ete admire. Il n'y a personne qui n'en regrette la perte; mais la vie que tu menes est quelque chose de pire que l'incendie du palais Dolfin, car elle te consume toi-meme. Tu ne penses qu'a te divertir, et tu ne reflechis pas que ce qui est un egarement pour les autres est pour toi une honte. Le fils d'un marchand enrichi peut jouer aux des, mais non le Tizianello. A quoi sert que tu en saches autant que nos plus vieux peintres, et que tu aies la jeunesse qui leur manque? Tu n'as qu'a essayer pour reussir et tu n'essayes pas. Tes amis te trompent, mais je remplis mon devoir en te disant que tu outrages la memoire de ton pere; et qui te le dirait, si ce n'est moi? Tant que tu seras riche, tu trouveras des gens qui t'aideront a te ruiner; tant que tu seras beau, les femmes t'aimeront; mais qu'arrivera-t-il si, pendant que tu es jeune, on ne te dit pas la verite? Je suis votre maitresse, mon cher seigneur, mais je veux etre aussi votre amante. Plut a Dieu que vous fussiez ne pauvre! Si vous m'aimez, il faut travailler. J'ai trouve dans un quartier eloigne de la ville une petite maison retiree, ou il n'y a qu'un etage. Nous la ferons meubler, si vous voulez, a notre gout, et nous en aurons deux clefs: l'une sera pour vous, et je garderai l'autre. La, nous n'aurons peur de personne, et nous serons en liberte. Vous y ferez porter un chevalet; si vous me promettez d'y venir travailler seulement deux heures par jour, j'irai vous y voir tous les jours. Aurez-vous assez de patience pour cela? Si vous acceptez, dans un an d'ici vous ne m'aimerez probablement plus, mais vous aurez pris l'habitude du travail, et il y aura un grand nom de plus en Italie. Si vous refusez, je ne puis cesser de vous aimer, mais ce sera me dire que vous ne m'aimez pas. Pendant que Beatrice parlait, elle etait tremblante. Elle craignait d'offenser son amant, et cependant elle s'etait impose l'obligation de s'exprimer sans reserve; cette crainte et le desir de plaire faisaient etinceler ses yeux. Elle ne ressemblait plus a Venus, mais a une Muse. Pippo ne lui repondit pas sur-le-champ; il la trouvait si belle ainsi, qu'il la laissa quelque temps dans l'inquietude. A dire vrai, il avait moins ecoute les remontrances que l'accent de la voix qui les prononcait; mais cette voix penetrante l'avait charme. Beatrice avait parle de toute son ame, dans le plus pur toscan, avec la douceur venitienne. Quand une vive ariette sort d'une belle bouche, nous ne faisons pas grande attention aux paroles; il est meme quelquefois plus agreable de ne pas les entendre distinctement, et de nous laisser entrainer par la musique seule. Ce fut a peu pres ce que fit Pippo. Sans songer a ce qu'on lui demandait, il s'approcha de Beatrice, lui donna un baiser sur le front, et lui dit: --Tout ce que tu voudras, tu es belle comme un ange. Il fut convenu qu'a partir de ce jour, Pippo travaillerait regulierement. Beatrice voulut qu'il s'y engageat par ecrit. Elle tira ses tablettes, et en y tracant quelques lignes avec une fierte amoureuse: --Tu sais, dit-elle, que nous autres Loredans, nous tenons des comptes fideles [A]. Je t'inscris comme mon debiteur pour deux heures de travail par jour pendant un an; signe, et paye-moi exactement, afin que je sache que tu m'aimes. [Note A: Lorsque Foscari fut juge, Jacques Loredan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir a venger les pertes de sa famille. Dans ses livres de compte (car il faisait le commerce, comme, a cette epoque, presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le doge au nombre de ses debiteurs, "pour la mort, y etait-il dit, de mon pere et de mon oncle". De l'autre cote du registre, il avait laisse une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, apres la perte du doge, il ecrivit sur son registre: _l'ha pagata_, il l'a payee. (DARU, _Hist. de la Republique de Venise_.) (_Note de l'auteur_.)] Pippo signa de bonne grace.--Mais il est bien entendu, dit-il, que je commencerai par faire ton portrait. Beatrice l'embrassa a son tour, et lui dit a l'oreille: --Et moi aussi je ferai ton portrait, un beau portrait bien ressemblant, non pas inanime, mais vivant. VII L'amour de Pippo et de Beatrice avait pu se comparer d'abord a une source qui s'echappe de terre; il ressemblait maintenant a un ruisseau qui s'infiltre peu a peu et se creuse un lit dans le sable. Si Pippo eut ete noble, il eut certainement epouse Beatrice; car, a mesure qu'ils se connaissaient mieux, ils s'aimaient davantage; mais, quoique les Vecelli fussent d'une bonne famille de Cador en Frioul, une pareille union n'etait pas possible. Non seulement les proches parents de Beatrice s'y seraient opposes, mais tout ce qui portait a Venise un nom patricien se serait indigne. Ceux qui toleraient le plus volontiers les intrigues d'amour, et qui ne trouvaient rien a redire a ce qu'une noble dame fut la maitresse d'un peintre, n'eussent jamais pardonne a cette meme femme si elle eut epouse son amant. Tels etaient les prejuges de cette epoque, qui valait pourtant mieux que la notre. La petite maison etait meublee; Pippo tenait parole en y allant tous les jours. Dire qu'il travaillait, ce serait trop, mais il en faisait semblant, ou plutot il croyait travailler. Beatrice, de son cote, tenait plus qu'elle n'avait promis, car elle arrivait toujours la premiere. Le portrait etait ebauche; il avancait lentement, mais il etait sur le chevalet, et, quoiqu'on n'y touchat pas la plupart du temps, il faisait du moins l'office de temoin, soit pour encourager l'amour, soit pour excuser la paresse. Tous les matins, Beatrice envoyait a son amant un bouquet par sa negresse, afin qu'il s'accoutumat a se lever de bonne heure.--Un peintre doit etre debout a l'aurore, disait-elle; la lumiere du soleil est sa vie et le veritable element de son art, puisqu'il ne peut rien faire sans elle. Cet avertissement paraissait juste a Pippo, mais il en trouvait l'application difficile. Il lui arrivait de mettre le bouquet de la negresse dans le verre d'eau sucree qu'il avait sur sa table de nuit, et de se rendormir. Quand, pour aller a la petite maison, il passait sous les fenetres de la comtesse Orsini, il lui semblait que son argent s'agitait dans sa poche. Il rencontra un jour a la promenade ser Vespasiano, qui lui demanda pourquoi on ne le voyait plus. --J'ai fait serment de ne plus tenir un cornet, repondit-il, et de ne plus toucher a une carte; mais, puisque vous voila, jouons a croix ou pile l'argent que nous avons sur nous. Ser Vespasiano, qui, bien qu'il fut vieux et notaire, n'en etait pas moins le jeu incarne, n'eut garde de refuser cette proposition. Il jeta une piastre en l'air, perdit une trentaine de sequins et s'en fut tres peu satisfait.--Quel dommage, pensa Pippo, de ne pas jouer dans ce moment-ci! je suis sur que la bourse de Beatrice continuerait a me porter bonheur, et que je regagnerais en huit jours ce que j'ai perdu depuis deux ans. C'etait pourtant avec grand plaisir qu'il obeissait a sa maitresse. Son petit atelier offrait l'aspect le plus gai et le plus tranquille. Il s'y trouvait comme dans un monde nouveau, dont cependant il avait memoire, car sa toile et son chevalet lui rappelaient son enfance. Les choses qui nous ont ete jadis familieres nous le redeviennent aisement, et cette facilite, jointe au souvenir, nous les rend cheres sans que nous sachions pourquoi. Lorsque Pippo prenait sa palette, et que, par une belle matinee, il y ecrasait ses couleurs brillantes; puis quand il les regardait disposees en ordre et pretes a se meler sous sa main, il lui semblait entendre derriere lui la voix rude de son pere lui crier comme autrefois: Allons, faineant; a quoi reves-tu? qu'on m'entame hardiment cette besogne! A ce souvenir, il tournait la tete; mais, au lieu du severe visage du Titien, il voyait Beatrice les bras et le sein nus, le front couronne De perles, qui se preparait a poser devant lui, et qui lui disait en souriant: Quand il vous plaira, mon seigneur. Il ne faut pas croire qu'il fut indifferent aux conseils qu'elle lui donnait, et elle ne les lui epargnait pas. Tantot elle lui parlait des maitres venitiens, et de la place glorieuse qu'ils avaient conquise parmi les ecoles d'Italie; tantot, apres lui avoir rappele a quelle grandeur l'art s'etait eleve, elle lui en montrait la decadence. Elle n'avait que trop raison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait de faire Florence: elle perdait non seulement sa gloire, mais le respect de sa gloire. Michel-Ange et le Titien avaient vecu tous deux pres d'un siecle; apres avoir enseigne les arts a leur patrie, ils avaient lutte contre le desordre aussi longtemps que le peut la force humaine; mais ces deux vieilles colonnes s'etaient enfin ecroulees. Pour elever aux nues des novateurs obscurs, on oubliait les maitres a peine ensevelis. Brescia, Cremone, ouvraient de nouvelles ecoles, et les proclamaient superieures aux anciennes. A Venise meme, le fils d'un eleve du Titien, usurpant le surnom donne a Pippo, se faisait appeler comme lui le Tizianello, et remplissait d'ouvrages du plus mauvais gout l'eglise patriarcale. Quand meme Pippo ne se fut pas soucie de la honte de sa patrie, il devait s'irriter de ce scandale. Lorsqu'on vantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsqu'il trouvait dans quelque eglise une mechante toile au milieu des chefs-d'oeuvre de son pere, il eprouvait le meme deplaisir qu'aurait pu ressentir un patricien en voyant le nom d'un batard inscrit sur le livre d'or. Beatrice comprenait ce deplaisir, et les femmes ont toutes plus ou moins un peu de l'instinct de Dalila: elles savent saisir a propos le secret des cheveux de Samson. Tout en respectant les noms consacres, Beatrice avait soin de faire de temps en temps l'eloge de quelque peintre mediocre. Il ne lui etait pas facile de se contredire ainsi elle-meme, mais elle donnait a ces faux eloges, avec beaucoup d'habilete, un air de vraisemblance. Par ce moyen, elle parvenait souvent a exciter la mauvaise humeur de Pippo, et elle avait remarque que, dans ces moments, il se mettait a l'ouvrage avec une vivacite extraordinaire. Il avait alors la hardiesse d'un maitre, et l'impatience l'inspirait. Mais son caractere frivole reprenait bientot le dessus, il jetait tout a coup son pinceau. --Allons boire un verre de vin de Chypre, disait-il, et ne parlons plus de ces sottises. Un esprit aussi inconstant eut peut-etre decourage une autre que Beatrice; mais, puisque nous trouvons dans l'histoire le recit des haines les plus tenaces, il ne faut pas s'etonner que l'amour puisse donner de la perseverance. Beatrice etait persuadee d'une chose vraie, c'est que l'habitude peut tout; et voici d'ou lui venait cette conviction. Elle avait vu son pere, homme extremement riche et d'une faible sante, se livrer, dans sa vieillesse, aux plus grandes fatigues, aux calculs les plus arides, pour augmenter de quelques sequins son immense fortune. Elle l'avait souvent supplie de se menager, mais il avait constamment fait la meme reponse: que c'etait une habitude prise des l'enfance, qui lui etait devenue necessaire, et qu'il conserverait tant qu'il vivrait. Instruite par cet exemple, Beatrice ne voulait rien prejuger tant que Pippo ne se serait pas astreint a un travail regulier, et elle se disait que l'amour de la gloire est une noble convoitise qui doit etre aussi forte que l'avarice. En pensant ainsi, elle ne se trompait pas; mais la difficulte consistait en ceci, que, pour donner a Pippo une bonne habitude, il fallait lui en oter une mauvaise. Or il y a de mauvaises herbes qui s'arrachent sans beaucoup d'efforts, mais le jeu n'est pas de celles-la; peut-etre meme est-ce la seule passion qui puisse resister a l'amour, car on a vu des ambitieux, des libertins et des devots ceder a la volonte d'une femme, mais bien rarement des joueurs, et la raison en est facile a dire. De meme que le metal monnaye represente presque toutes les jouissances, le jeu resume presque toutes les emotions; chaque carte, chaque coup de de entraine la perte ou la possession d'un certain nombre de pieces d'or ou d'argent, et chacune de ces pieces est le signe d'une jouissance indeterminee. Celui qui gagne sent donc une multitude de desirs, et non seulement il s'y livre en liberte, mais il cherche a s'en creer de nouveaux, ayant la certitude de les satisfaire. De la le desespoir de celui qui perd, et qui se trouve tout a coup dans l'impossibilite d'agir, apres avoir manie des sommes enormes. De telles epreuves, repetees souvent, epuisent et exaltent a la fois l'esprit, le jettent dans une sorte de vertige, et les sensations ordinaires sont trop faibles, elles se presentent d'une maniere trop lente et trop successive, pour que le joueur, accoutume a concentrer les siennes, puisse y prendre le moindre interet. Heureusement pour Pippo, son pere l'avait laisse trop riche pour que la perte ou le gain pussent exercer sur lui une influence aussi funeste. Le desoeuvrement, plutot que le vice, l'avait pousse; il etait trop jeune, d'ailleurs, pour que le mal fut sans remede; l'inconstance meme de ses gouts le prouvait; il n'etait donc pas impossible qu'il se corrigeat, pourvu qu'on sut veiller attentivement sur lui. Cette necessite n'avait pas echappe a Beatrice, et, sans s'inquieter du soin de sa propre reputation, elle passait pres de son amant presque toutes ses journees. D'autre part, pour que l'habitude n'engendrat pas la satiete, elle mettait en oeuvre toutes les ressources de la coquetterie feminine; sa coiffure, sa parure, son langage meme, variaient sans cesse, et, de peur que Pippo ne vint a se degouter d'elle, elle changeait de robe tous les jours. Pippo s'apercevait de ces petits stratagemes; mais il n'etait pas si sot que de s'en facher; tout au contraire, car de son cote il en faisait autant; il changeait d'humeur et de facons autant de fois que de collerette. Mais il n'avait pas, pour cela, besoin de s'y etudier; le naturel y pourvoyait, et il disait quelquefois en riant: Un goujon est un petit poisson, et un caprice est une petite passion. Vivant ainsi et aimant tous deux le plaisir, nos amants s'entendaient a merveille. Une seule chose inquietait Beatrice. Toutes les fois qu'elle parlait a Pippo des projets qu'elle formait pour l'avenir, il se contentait de repondre: Commencons par faire ton portrait. --Je ne demande pas mieux, disait-elle, et il y a longtemps que cela est convenu. Mais que comptes-tu faire ensuite? Ce portrait ne peut etre expose en public, et il faut, des qu'il sera fini, penser a te faire connaitre. As-tu quelque sujet dans la tete? Sera-ce un tableau d'eglise ou d'histoire? Quand elle lui adressait ces questions, il trouvait toujours moyen d'avoir quelque distraction qui l'empechait d'entendre, comme, par exemple, de ramasser son mouchoir, de rajuster un bouton de son habit, ou toute autre bagatelle de meme sorte. Elle avait commence par croire que ce pouvait etre un mystere d'artiste, et qu'il ne voulait pas rendre compte de ses plans; mais personne n'etait moins mysterieux que lui, ni meme plus confiant, du moins avec sa maitresse, car il n'y a pas d'amour sans confiance.--Serait-il possible qu'il me trompat, se demandait Beatrice, que sa complaisance ne fut qu'un jeu, et qu'il n'eut pas l'intention de tenir sa parole? Lorsque ce doute lui venait a l'esprit, elle prenait un air grave et presque hautain.--J'ai votre promesse, disait-elle; vous vous etes engage pour un an, et nous verrons si vous etes homme d'honneur. Mais, avant qu'elle eut acheve sa phrase, Pippo l'embrassait tendrement.--Commencons par faire ton portrait, repetait-il. Puis il savait s'y prendre de facon a la faire parler d'autre chose. On peut juger si elle avait hate de voir ce portrait termine. Au bout de six semaines, il le fut enfin. Lorsqu'elle posa pour la derniere seance, Beatrice etait si joyeuse, qu'elle ne pouvait rester en place; elle allait et venait du tableau a son fauteuil, et elle se recriait a la fois d'admiration et de plaisir. Pippo travaillait lentement et secouait la tete de temps en temps; il fronca tout a coup le sourcil, et passa brusquement sur sa toile le linge qui lui servait a essuyer ses pinceaux. Beatrice courut a lui aussitot, et elle vit qu'il avait efface la bouche et les yeux. Elle en fut tellement consternee, qu'elle ne put retenir ses larmes; mais Pippo remit tranquillement ses couleurs dans sa boite.--Le regard et le sourire, dit-il, sont deux choses difficiles a rendre; il faut etre inspire pour oser les peindre. Je ne me sens pas la main assez sure; et je ne sais meme pas si je l'aurai jamais. Le portrait resta donc ainsi defigure, et toutes les fois que Beatrice regardait cette tete sans bouche et sans yeux, elle sentait redoubler son inquietude. VIII Le lecteur a pu remarquer que Pippo aimait les vins grecs. Or, quoique Les vins d'Orient ne soient pas bavards, apres un bon diner il jasait volontiers au dessert. Beatrice ne manquait jamais de faire tomber la conversation sur la peinture; mais, des qu'il en etait question, il arrivait de deux choses l'une: ou Pippo gardait le silence, et il avait alors un certain sourire que Beatrice n'aimait pas a voir sur ses levres; ou il parlait des arts avec une indifference et un dedain singuliers. Une pensee bizarre lui revenait surtout, la plupart du temps, dans ces entretiens. --Il y aurait un beau tableau a faire, disait-il; il representerait le Campo-Vaccino a Rome, au soleil couchant. L'horizon est vaste, la place deserte. Sur le premier plan, des enfants jouent sur des ruines; au second plan, on voit passer un jeune homme enveloppe d'un manteau; son visage est pale, ses traits delicats sont alteres par la souffrance; il faut qu'en le voyant on devine qu'il va mourir. D'une main il tient une palette et des pinceaux, de l'autre il s'appuie sur une femme jeune et robuste, qui tourne la tete en souriant. Afin d'expliquer cette scene, il faudrait mettre au bas la date du jour ou elle se passe, le vendredi saint de l'annee 1520. Beatrice comprenait aisement le sens de cette espece d'enigme. C'etait le vendredi saint de l'annee 1520 que Raphael etait mort a Rome, et, quoiqu'on eut essaye de dementir le bruit qui en avait couru, il etait certain que ce grand homme avait expire dans les bras de sa maitresse. Le tableau que projetait Pippo eut donc represente Raphael peu d'instants avant sa fin; et une telle scene, en effet, traitee avec simplicite par un veritable artiste, eut pu etre belle. Mais Beatrice savait a quoi s'en tenir sur ce projet suppose, et elle lisait dans les yeux de son amant ce qu'il lui donnait a entendre. Tandis que tout le monde s'accordait, en Italie, a deplorer cette mort, Pippo avait coutume, au contraire, de la vanter, et il disait souvent que, malgre tout le genie de Raphael, sa mort etait plus belle que sa vie. Cette pensee revoltait Beatrice, sans qu'elle put se defendre d'en sourire; c'etait dire que l'amour vaut mieux que la gloire, et si une pareille idee peut etre blamee par une femme, elle ne peut du moins l'offenser. Si Pippo avait choisi un autre exemple, Beatrice aurait peut-etre ete de son avis.--Mais pourquoi, disait-elle, opposer l'une a l'autre deux choses qui sympathisent si bien? L'amour et la gloire sont le frere et la soeur: pourquoi veux-tu les desunir? --On ne fait jamais bien deux choses a la fois, ajoutait Pippo. Tu ne conseillerais pas a un commercant de faire des vers en meme temps que ses calculs, ni a un poete d'auner de la toile pendant qu'il chercherait ses rimes. Pourquoi donc veux-tu me faire peindre pendant que je suis amoureux? Beatrice ne savait trop que repondre, car elle n'osait dire que l'amour n'est pas une occupation. --Veux-tu donc mourir comme Raphael? demandait-elle; et si tu le veux, que ne commences-tu par faire comme lui? --C'est, au contraire, repondait Pippo, de peur de mourir comme Raphael que je ne veux pas faire comme lui. Ou Raphael a eu tort de devenir amoureux etant peintre, ou il a eu tort de se mettre a peindre etant amoureux. C'est pourquoi il est mort a trente-sept ans, d'une maniere glorieuse, il est vrai; mais il n'y a pas de bonne maniere de mourir. S'il eut fait seulement cinquante chefs-d'oeuvre de moins, c'eut ete un malheur pour le pape, qui aurait ete oblige de faire decorer ses chapelles par un autre; mais la Fornarine en aurait eu cinquante baisers de plus, et Raphael aurait evite l'odeur des couleurs a l'huile, qui est si nuisible a la sante. --Feras-tu donc de moi une Fornarine? s'ecriait alors Beatrice; si tu ne prends soin ni de ta gloire ni de ta vie, veux-tu me charger de t'ensevelir? --Non, en verite, repondait Pippo, en portant son verre a ses levres; si je pouvais te metamorphoser, je ferais de toi une Staphyle [A]. [Note A: Nymphe dont Bacchus fut amoureux. Il la changea en grappe de raisin. (_Note de l'auteur._)] Malgre le ton leger qu'il affectait, Pippo, en s'exprimant ainsi, ne plaisantait pas tant qu'on pourrait le croire. Il cachait meme sous ses railleries une opinion raisonnable, et voici quel etait le fond de sa pensee. On a souvent parle, dans l'histoire des arts, de la facilite avec laquelle de grands artistes executaient leurs ouvrages, et on en a cite qui savaient allier au travail le desordre et l'oisivete meme. Mais il n'y a pas de plus grande erreur que celle-la. Il n'est pas impossible qu'un peintre exerce, sur de sa main et de sa reputation, reussisse a faire une belle esquisse au milieu des distractions et des plaisirs. Le Vinci peignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre d'une main; mais le celebre portrait de la Joconde resta quatre ans sur son chevalet. Malgre de rares tours de force, qui, en resultat, sont toujours trop vantes, il est certain que ce qui est veritablement beau est l'ouvrage du temps et du recueillement, et qu'il n'y a pas de vrai genie sans patience. Pippo etait convaincu de cette regle, et l'exemple de son pere l'avait confirme dans son opinion. En effet, il n'a peut-etre jamais existe un peintre aussi hardi que le Titien, si ce n'est son eleve Rubens; mais si la main du Titien etait vive, sa pensee etait patiente. Pendant quatre-vingt-dix-neuf ans qu'il vecut, il s'occupa constamment de son art. A ses debuts, il avait commence par peindre avec une timidite minutieuse et une secheresse qui faisaient ressembler ses ouvrages aux tableaux gothiques d'Albert Duerer. Ce ne fut qu'apres de longs travaux qu'il osa obeir a son genie et laisser courir son pinceau; encore eut-il quelquefois a s'en repentir, et il arriva a Michel-Ange de dire, en voyant une toile du Titien, qu'il etait facheux qu'a Venise on negligeat les principes du dessin. Or, au moment ou se passait ce que je raconte, une facilite deplorable, qui est toujours le premier signe de la decadence des arts, regnait a Venise. Pippo, soutenu par le nom qu'il portait, avec un peu d'audace et les etudes qu'il avait faites, pouvait aisement et promptement s'illustrer; mais c'etait la precisement ce qu'il ne voulait pas. Il eut regarde comme une chose honteuse de profiter de l'ignorance du vulgaire; il se disait, avec raison, que le fils d'un architecte ne doit pas demolir ce qu'a bati son pere, et que, si le fils du Titien se faisait peintre, il etait de son devoir de s'opposer a la decadence de la peinture. Mais, pour entreprendre une pareille tache, il lui fallait sans aucun doute y consacrer sa vie entiere. Reussirait-il? C'etait incertain. Un seul homme a bien peu de force, quand tout un siecle lutte contre lui; il est emporte par la multitude comme un nageur par un tourbillon. Qu'arriverait-il donc? Pippo ne s'aveuglait pas sur son propre compte; il prevoyait que le courage lui manquerait tot ou tard, et que ses anciens plaisirs l'entraineraient de nouveau; il courait donc la chance de faire un sacrifice inutile, soit que ce sacrifice fut entier, soit qu'il fut incomplet; et quel fruit en recueillerait-il? Il etait jeune, riche, bien portant, et il avait une belle maitresse; pour vivre heureux sans qu'on eut, apres tout, de reproches a lui faire, il n'avait qu'a laisser le soleil se lever et se coucher. Fallait-il renoncer a tant de biens pour une gloire douteuse qui, probablement, lui echapperait? C'etait apres y avoir murement reflechi que Pippo avait pris le parti d'affecter une indifference qui, peu a peu, lui etait devenue naturelle. --Si j'etudie encore vingt ans, disait-il, et si j'essaye d'imiter mon pere, je chanterai devant des sourds; si la force me manque, je deshonorerai mon nom. Et, avec sa gaiete habituelle, il concluait en s'ecriant: Au diable la peinture! la vie est trop courte. Pendant qu'il disputait avec Beatrice, le portrait restait toujours inacheve. Pippo entra un jour, par hasard, dans le couvent des Servites. Sur un echafaud eleve dans une chapelle, il apercut le fils de Marco Vecellio, celui-la meme qui, comme je l'ai dit plus haut, se faisait appeler aussi le Tizianello. Ce jeune homme n'avait pour prendre ce nom aucun motif raisonnable, si ce n'est qu'il etait parent eloigne du Titien, et qu'il s'appelait, de son nom de bapteme, Tito, dont il avait fait Titien, et de Titien Tizianello, moyennant quoi les badauds de Venise le croyaient heritier du genie du grand peintre, et s'extasiaient devant ses fresques. Pippo ne s'etait jamais guere inquiete de cette supercherie ridicule; mais, en ce moment, soit qu'il lui fut desagreable de se trouver vis-a-vis de ce personnage, soit qu'il pensat a sa propre valeur plus serieusement que d'ordinaire, il s'approcha de l'echafaud qui etait soutenu par de petites poutres mal etayees: il donna un coup de pied sur une de ces poutres et la fit tomber. Fort heureusement l'echafaud ne tomba pas en meme temps; mais il vacilla de telle sorte que le soi-disant Tizianello chancela d'abord comme s'il eut ete ivre, puis acheva de perdre l'equilibre au milieu de ses couleurs dont il fut bariole de la plus etrange facon. On peut juger, lorsqu'il se releva, de la colere ou il etait. Il descendit aussitot de son echafaud, et s'avanca vers Pippo en lui adressant des injures. Un pretre se jeta entre eux pour les separer au moment ou ils allaient tirer l'epee dans le saint lieu; les devotes s'enfuirent epouvantees avec de grands signes de croix, tandis que les curieux s'empresserent d'accourir. Tito criait a haute voix qu'un homme avait voulu l'assassiner, et qu'il demandait justice de ce crime; la poutre renversee en temoignait. Les assistants commencerent a murmurer, et l'un d'eux, plus hardi que les autres, voulut prendre Pippo au collet. Pippo, qui n'avait agi que par etourderie, et qui regardait cette scene en riant, se voyant sur le point d'etre traine en prison et s'entendant traiter d'assassin, se mit a son tour en colere. Apres avoir rudement repousse celui qui voulait l'arreter, il s'elanca sur Tito. --C'est toi, s'ecria-t-il en le saisissant, c'est toi qu'il faut prendre au collet et mener sur la place Saint-Marc pour y etre pendu comme un voleur! Sais-tu a qui tu parles, emprunteur de noms? Je me nomme Pomponio Vecellio, fils du Titien. J'ai donne tout a l'heure un coup de pied dans ta baraque vermoulue; mais, si mon pere eut ete a ma place, sois sur que, pour t'apprendre a te faire appeler le Tizianello, il t'aurait si bien secoue sur ton arbre que tu en serais tombe comme une pomme pourrie. Mais il n'en serait pas reste la. Pour te traiter comme tu le merites, il t'aurait pris par l'oreille, insolent ecolier, et il t'aurait ramene a l'atelier, dont tu t'es echappe avant de savoir dessiner une tete. De quel droit salis-tu les murs de ce couvent et signes-tu de mon nom tes miserables fresques? Va-t'en apprendre l'anatomie et copier des ecorches pendant dix ans, comme je l'ai fait, moi, chez mon pere, et nous verrons ensuite qui tu es et si tu as une signature. Mais jusque-la ne t'avise plus de prendre celle qui m'appartient, sinon je te jette dans le canal, afin de te baptiser une fois pour toutes! Pippo sortit de l'eglise sur ces mots. Des que la foule avait entendu son nom, elle s'etait aussitot calmee; elle s'ecarta pour lui ouvrir un passage, et le suivit avec curiosite. Il s'en fut a la petite maison, ou il trouva Beatrice qui l'attendait. Sans perdre de temps a lui raconter son aventure, il prit sa palette, et, encore emu de colere, il se mit a travailler au portrait. En moins d'une heure il l'acheva. Il y fit en meme temps de grands changements; il retrancha d'abord plusieurs details trop minutieux; il disposa plus librement les draperies, retoucha le fond et les accessoires, qui sont des parties tres importantes dans la peinture venitienne. Il en vint ensuite a la bouche et aux yeux, et il reussit, en quelques coups de pinceau, a leur donner une expression parfaite. Le regard etait doux et fier; les levres, au-dessus desquelles paraissait un leger duvet, etaient entr'ouvertes; les dents brillaient comme des perles, et la parole semblait prete a sortir. --Tu ne te nommeras pas Venus couronnee, dit-il quand tout fut fini, mais Venus amoureuse. On devine la joie de Beatrice; pendant que Pippo travaillait, elle avait a peine ose respirer; elle l'embrassa et le remercia cent fois, et lui dit qu'a l'avenir elle ne voulait plus l'appeler Tizianello, mais Titien. Pendant le reste de la journee, elle ne parla que des beautes sans nombre qu'elle decouvrait a chaque instant dans son portrait; non seulement elle regrettait qu'il ne put etre expose, mais elle etait pres de demander qu'il le fut. La soiree se passa a la Quintavalle, et jamais les deux amants n'avaient ete plus gais ni plus heureux. Pippo montrait lui-meme une joie d'enfant, et ce ne fut que le plus tard possible, apres mille protestations d'amour, que Beatrice se decida a se separer de lui pour quelques heures. Elle ne dormit pas de la nuit; les plus riants projets, les plus douces esperances l'agiterent. Elle voyait deja ses reves realises, son amant vante et envie par toute l'Italie, et Venise lui devant une gloire nouvelle. Le lendemain, elle se rendit, comme d'ordinaire, la premiere au rendez-vous, et elle commenca, en attendant Pippo, par regarder son cher portrait. Le fond de ce portrait etait un paysage, et il y avait sur le premier plan une roche. Sur cette roche, Beatrice apercut quelques lignes tracees avec du cinabre. Elle se pencha avec inquietude pour les lire; en caracteres gothiques tres fins, etait ecrit le sonnet suivant: Beatrix Donato fut le doux nom de celle Dont la forme terrestre eut ce divin contour; Dans sa blanche poitrine etait un coeur fidele, Et dans son corps sans tache un esprit sans detour. Le fils du Titien, pour la rendre immortelle, Fit ce portrait, temoin d'un mutuel amour; Puis il cessa de peindre a compter de ce jour, Ne voulant de sa main illustrer d'autre qu'elle. Passant, qui que tu sois, si ton coeur sait aimer, Regarde ma maitresse avant de me blamer, Et dis si par hasard la tienne est aussi belle. Vois donc combien c'est peu que la gloire ici-bas, Puisque, tout beau qu'il est, ce portrait ne vaut pas, Crois-m'en sur ma parole, un baiser du modele. Quelque effort que Beatrice put faire par la suite, elle n'obtint jamais de son amant qu'il travaillat de nouveau; il fut inflexible a toutes ses prieres, et, quand elle le pressait trop vivement, il lui recitait son sonnet. Il resta ainsi jusqu'a sa mort fidele a sa paresse; et Beatrice, dit-on, le fut a son amour. Ils vecurent longtemps comme deux epoux, et il est a regretter que l'orgueil des Loredans, blesse de cette liaison publique, ait detruit le portrait de Beatrice, comme le hasard avait detruit le premier tableau du Tizianello [A]. [Note A: C'est aux recherches d'un amateur celebre, M. Doglioni, qu'on, doit de savoir que ce tableau a existe. (_Note de l'auteur._)] FIN DU FILS DU TITIEN. * * * * * V. MARGOT 1838 I Dans une grande et gothique maison, rue du Perche au Marais, habitait, en 1804, une vieille dame connue et aimee de tout le quartier; elle s'appelait madame Doradour. C'etait une femme du temps passe, non pas de la cour, mais de la bonne bourgeoisie, riche, devote, gaie et charitable. Elle menait une vie tres retiree; sa seule occupation etait de faire l'aumone et de jouer au boston avec ses voisins. On dinait chez elle a deux heures, on soupait a neuf. Elle ne sortait guere que pour aller a l'eglise et faire quelquefois, en revenant, un tour a la place Royale. Bref, elle avait conserve les moeurs et a peu pres le costume de son temps, ne se souciant que mediocrement du notre, lisant ses heures plutot que les journaux, laissant le monde aller son train, et ne pensant qu'a mourir en paix. Comme elle etait causeuse et meme un peu bavarde, elle avait toujours eu, depuis vingt ans qu'elle etait veuve, une demoiselle de compagnie. Cette demoiselle, qui ne la quittait jamais, etait devenue pour elle une amie. On les voyait sans cesse toutes deux ensemble, a la messe, a la promenade, au coin du feu. Mademoiselle Ursule tenait les clefs de la cave, des armoires, et meme du secretaire. C'etait une grande fille seche, a tournure masculine, parlant du bout des levres, fort imperieuse et passablement acariatre. Madame Doradour, qui n'etait pas grande, se suspendait en babillant au bras de cette vilaine creature, l'appelait sa toute bonne, et se laissait mener a la lisiere. Elle temoignait a sa favorite une confiance aveugle; elle lui avait assure d'avance une large part dans son testament. Mademoiselle Ursule ne l'ignorait pas; aussi faisait-elle profession d'aimer sa maitresse plus qu'elle-meme, et n'en parlait-elle que les yeux au ciel avec des soupirs de reconnaissance. Il va sans dire que mademoiselle Ursule etait la veritable maitresse au logis. Pendant que madame Doradour, enfoncee dans sa chaise longue, tricotait dans un coin de son salon, mademoiselle Ursule, affublee de ses clefs, traversait majestueusement les corridors, tapait les portes, payait les marchands et faisait damner les domestiques; mais des qu'il etait l'heure de diner, et des que la compagnie arrivait, elle apparaissait avec timidite, dans un vetement fonce et modeste; elle saluait avec componction, savait se tenir a l'ecart et abdiquer en apparence. A l'eglise, personne ne priait plus devotement qu'elle et ne baissait les yeux plus bas; il arrivait a madame Doradour, dont la piete etait sincere, de s'endormir au milieu d'un sermon: mademoiselle Ursule lui poussait le coude, et le predicateur lui en savait gre. Madame Doradour avait des fermiers, des locataires, des gens d'affaires; mademoiselle Ursule verifiait leurs comptes, et en matiere de chicane elle se montrait incomparable. Il n'y avait pas, grace a elle, un grain de poussiere dans la maison; tout etait propre, net, frotte, brosse, les meubles en ordre, le linge blanc, la vaisselle luisante, les pendules reglees, tout cela etait necessaire a la gouvernante pour qu'elle put gronder a son aise et regner dans toute sa gloire. Madame Doradour ne se dissimulait pas, a proprement parler, les defauts de sa bonne amie, mais elle n'avait su de sa vie distinguer en ce monde que le bien. Le mal ne lui semblait jamais clair; elle l'endurait sans le comprendre. L'habitude, d'ailleurs, pouvait tout sur elle; il y avait vingt ans que mademoiselle Ursule lui donnait le bras et qu'elles prenaient le matin leur cafe ensemble. Quand sa protegee criait trop fort, madame Doradour quittait son tricot, levait la tete et demandait de sa petite voix flutee: Qu'est-ce donc, ma toute bonne? Mais la toute bonne ne daignait pas toujours repondre, ou, si elle entrait en explication, elle s'y prenait de telle sorte que madame Doradour revenait a son tricot en fredonnant un petit air, pour n'en pas entendre davantage. Il fut reconnu tout a coup, apres une si longue confiance, que mademoiselle Ursule trompait tout le monde, a commencer par sa maitresse; non seulement elle se faisait un revenu sur les depenses qu'elle dirigeait, mais elle s'appropriait, par anticipation sur le testament, des bardes, du linge et jusqu'a des bijoux. Comme l'impunite l'enhardit, elle en etait enfin venue jusqu'a derober un ecrin de diamants, dont, il est vrai, madame Doradour ne faisait aucun usage, mais qu'elle gardait avec respect dans un tiroir depuis un temps immemorial, en souvenir de ses appas perdus. Madame Doradour ne voulut point livrer aux tribunaux une femme qu'elle avait aimee; elle se borna a la renvoyer de chez elle, et refusa de la voir une derniere fois; mais elle se trouva subitement dans une solitude si cruelle, qu'elle versa les larmes les plus ameres. Malgre sa piete, elle ne put s'empecher de maudire l'instabilite des choses d'ici-bas, et les impitoyables caprices du hasard, qui ne respecte pas meme une vieille et douce erreur. Un de ses bons voisins, nomme M. Despres, etant venu la voir pour la consoler, elle lui demanda conseil. --Que vais-je devenir a present? lui dit-elle. Je ne puis vivre seule; ou trouverai-je une nouvelle amie? Celle que je viens de perdre m'a ete si chere et je m'y etais si habituee, que, malgre la triste facon dont elle m'en a recompensee, j'en suis au regret de ne l'avoir plus; qui me repondra d'une autre? Quelle confiance pourrais-je maintenant avoir pour une inconnue? --Le malheur qui vous est arrive, repondit M. Despres, serait a jamais deplorable s'il faisait douter de la vertu une ame telle que la votre. Il y a dans ce monde des miserables et beaucoup d'hypocrites, mais il y a aussi d'honnetes gens. Prenez une autre demoiselle de compagnie, non pas a la legere, mais sans y apporter non plus trop de scrupule. Votre confiance a ete trompee une fois; c'est une raison pour qu'elle ne le soit pas une seconde. --Je crois que vous dites vrai, repliqua madame Doradour; mais je suis bien triste et bien embarrassee. Je ne connais pas une ame a Paris; ne pourriez-vous me rendre le service de prendre quelques informations et de me trouver une honnete fille qui serait bien traitee ici, et qui servirait du moins a me donner le bras pour aller a Saint-Francois d'Assise? M. Despres, en sa qualite d'habitant du Marais, n'etait ni fort ingambe ni fort repandu. Il se mit cependant en quete, et, quelques jours apres, madame Doradour eut une nouvelle demoiselle, a laquelle, au bout de deux mois, elle avait donne toute son amitie, car elle etait aussi legere qu'elle etait bonne. Mais il fallut, au bout de deux ou trois mois, mettre la nouvelle venue a la porte, non comme malhonnete, mais comme peu honnete. Ce fut pour madame Doradour un second sujet de chagrin. Elle voulut faire un nouveau choix; elle eut recours a tout le voisinage, s'adressa meme aux _Petites Affiches_, et ne fut pas plus heureuse. Le decouragement la prit; on vit alors cette bonne dame s'appuyer sur une canne et se rendre seule a l'eglise; elle avait resolu, disait-elle, d'achever ses jours sans l'aide de personne, et elle s'efforcait en public de porter gaiement sa tristesse et ses annees; mais ses jambes tremblaient en montant l'escalier, car elle avait soixante-quinze ans; on la trouvait le soir aupres du feu, les mains jointes et la tete basse; elle ne pouvait supporter la solitude; sa sante, deja faible, s'altera bientot; elle tombait peu a peu dans la melancolie. Elle avait un fils unique nomme Gaston, qui avait embrasse de bonne heure la carriere des armes, et qui en ce moment etait en garnison. Elle lui ecrivit pour lui conter sa peine et pour le prier de venir a son secours dans l'ennui ou elle se trouvait. Gaston aimait tendrement sa mere: il demanda un conge et l'obtint; mais le lieu de sa garnison etait, par malheur, la ville de Strasbourg, ou se trouvent, comme on sait, en grande abondance les plus jolies grisettes de France. On ne voit que la de ces brunes allemandes, pleines a la fois de la langueur germanique et de la vivacite francaise. Gaston etait dans les bonnes graces de deux jolies marchandes de tabac, qui ne voulurent pas le laisser s'en aller; il tenta vainement de les persuader, il alla meme jusqu'a leur montrer la lettre de sa mere; elles lui donnerent tant de mauvaises raisons, qu'il s'en laissa convaincre, et retarda de jour en jour son depart. Madame Doradour, pendant ce temps-la, tomba serieusement malade. Elle etait nee si gaie, et le chagrin lui etait si peu naturel, qu'il ne pouvait etre pour elle qu'une maladie. Les medecins n'y savaient que faire.--Laissez-moi, disait-elle; je veux mourir seule. Puisque tout ce que j'aimais m'a abandonnee, pourquoi tiendrais-je a un reste de vie auquel personne ne s'interesse? La plus profonde tristesse regnait dans la maison, et en meme temps le plus grand desordre. Les domestiques, voyant leur maitresse moribonde, et sachant son testament fait, commencaient a la negliger. L'appartement, jadis si bien entretenu, les meubles si bien ranges etaient couverts de poussiere.--O ma chere Ursule! s'ecriait madame Doradour, ma toute bonne, ou etes-vous? Vous me chasseriez ces marauds-la! Un jour qu'elle etait au plus mal, on la vit avec etonnement se redresser tout a coup sur son seant, ecarter ses rideaux et mettre ses lunettes. Elle tenait a la main une lettre qu'on venait de lui apporter et qu'elle Deplia avec grand soin. Au haut de la feuille etait une belle vignette representant le temple de l'Amitie avec un autel au milieu et deux coeurs enflammes sur l'autel. La lettre etait ecrite en grosse batarde, les mots parfaitement alignes, avec de grands traits de plume aux queues des majuscules. C'etait un compliment de bonne annee, a peu pres concu en ces termes: "Madame et chere marraine, "C'est pour vous la souhaiter bonne et heureuse que je prends la plume pour toute la famille, etant la seule qui sache ecrire chez nous. Papa, maman et mes freres vous la souhaitent de meme. Nous avons appris que vous etiez malade, et nous prions Dieu qu'il vous conserve, ce qui arrivera surement. Je prends la liberte de vous envoyer ci-jointes des rillettes, et je suis avec bien du respect et de l'attachement, "Votre filleule et servante, "MARGUERITE PIEDELEU." Apres avoir lu cette lettre, madame Doradour la mit sous son chevet; elle fit aussitot appeler M. Despres, et elle lui dicta sa reponse. Personne, dans la maison, n'en eut connaissance; mais, des que cette reponse fut partie, la malade se montra plus tranquille, et peu de jours apres on la trouva aussi gaie et aussi bien portante qu'elle l'avait jamais ete. II Le bonhomme Piedeleu etait Beauceron, c'est-a-dire natif de la Beauce, ou il avait passe sa vie et ou il comptait bien mourir. C'etait un vieux et honnete fermier de la terre de la Honville, pres de Chartres, terre qui appartenait a madame Doradour. Il n'avait vu de ses jours ni une foret ni une montagne, car il n'avait jamais quitte sa ferme que pour aller a la ville ou aux environs, et la Beauce, comme on sait, n'est qu'une plaine. Il avait vu, il est vrai, une riviere, l'Eure, qui coulait pres de sa maison. Pour ce qui est de la mer, il y croyait comme au paradis, c'est-a-dire qu'il pensait qu'il fallait y aller voir; aussi ne trouvait-il en ce monde que trois choses dignes d'admiration, le clocher de Chartres, une belle fille et un beau champ de ble. Son erudition se bornait a savoir qu'il fait chaud en ete, froid en hiver, et le prix des grains au dernier marche. Mais quand, par le soleil de midi, a l'heure ou les laboureurs se reposent, le bonhomme sortait de la basse-cour pour dire bonjour a ses moissons, il faisait bon voir sa haute taille et ses larges epaules se dessiner sur l'horizon. Il semblait alors que les bles se tinssent plus droits et plus fiers que de coutume, que le soc des charrues fut plus etincelant. A sa vue, ses garcons de ferme, couches a l'ombre et en train de diner, se decouvraient respectueusement tout en avalant leurs belles tranches de pain et de fromage. Les boeufs ruminaient en bonne contenance, les chevaux se redressaient sous la main du maitre qui frappait leur croupe rebondie.--Notre pays est le grenier de la France, disait quelquefois le bonhomme; puis il penchait la tete en marchant, regardait ses sillons bien alignes, et se perdait dans cette contemplation. Madame Piedeleu, sa femme, lui avait donne neuf enfants, dont huit garcons, et, si tous les huit n'avaient pas six pieds de haut, il ne s'en fallait guere. Il est vrai que c'etait la taille du bonhomme, et la mere avait ses cinq pieds cinq pouces; c'etait la plus belle femme du pays. Les huit garcons, forts comme des taureaux, terreur et admiration du village, obeissaient en esclaves a leur pere. Ils etaient, pour ainsi dire, les premiers et les plus zeles de ses domestiques, faisant tour a tour le metier de charretiers, de laboureurs, de batteurs en grange. C'etait un beau spectacle que ces huit gaillards, soit qu'on les vit, les manches retroussees, la fourche au poing, dresser une meule, soit qu'on les rencontrat le dimanche allant a la messe bras dessus bras dessous, leur pere marchant a leur tete; soit enfin que le soir, apres le travail, on les vit, assis autour de la longue table de la cuisine, deviser en mangeant la soupe et choquer en trinquant leurs grands gobelets d'etain. Au milieu de cette famille de geants etait venue au monde une petite creature, pleine de sante, mais toute mignonne; c'etait le neuvieme enfant de madame Piedeleu, Marguerite, qu'on appelait Margot. Sa tete ne venait pas au coude de ses freres, et, quand son pere l'embrassait, il ne manquait jamais de l'enlever de terre et de la poser sur la table. La petite Margot n'avait pas seize ans; son nez retrousse, sa bouche bien fendue, bien garnie et toujours riante, son teint dore par le soleil, ses bras poteles, sa taille rondelette, lui donnaient l'air de la gaiete meme; aussi faisait-elle la joie de la famille. Assise au milieu de ses freres, elle brillait et rejouissait la vue, comme un bluet dans un bouquet de ble.--Je ne sais, ma foi, disait le bonhomme, comment ma femme s'y est prise pour me faire cet enfant-la: c'est un cadeau de la Providence; mais toujours est-il que ce brin de fillette me fera rire toute ma vie. Margot dirigeait le menage; la mere Piedeleu, bien qu'elle fut encore verte, lui en avait laisse le soin, afin de l'habituer de bonne heure a l'ordre et a l'economie. Margot serrait le linge et le vin, avait la haute main sur la vaisselle, qu'elle ne daignait pas laver; mais elle mettait le couvert, versait a boire et chantait la chanson au dessert. Les servantes de la maison ne l'appelaient que mademoiselle Marguerite, car elle avait un certain quant-a-soi. Du reste, comme disent les bonnes gens, elle etait sage comme une image. Je ne veux pas dire qu'elle ne fut pas coquette; elle etait jeune, jolie et fille d'Eve. Mais il ne fallait pas qu'un garcon, meme des plus huppes de l'endroit, s'avisat de lui serrer la taille trop fort; il ne s'en serait pas bien trouve: le fils d'un fermier, nomme Jarry, qui etait ce qu'on appelle un _mauvais gas_, l'ayant embrassee un jour a la danse, avait ete paye d'un bon soufflet. M. le cure professait pour Margot la plus haute estime. Quand il avait un exemple a citer, c'etait elle qu'il choisissait. Il lui fit meme un jour l'honneur de parler d'elle en plein sermon et de la donner pour modele a ses ouailles. Si le progres des lumieres, comme on dit, n'avait pas fait supprimer les rosieres, cette vieille et honnete coutume de nos aieux, Margot eut porte les roses blanches, ce qui eut mieux valu qu'un sermon; mais ces messieurs de 89 ont supprime bien autre chose. Margot savait coudre et meme broder; son pere avait voulu, en outre, qu'elle sut lire et ecrire, et qu'elle apprit l'orthographe, un peu de grammaire et de geographie. Une religieuse carmelite s'etait chargee de son education. Aussi Margot etait-elle l'oracle de l'endroit; des qu'elle ouvrait la bouche, les paysans s'ebahissaient. Elle leur disait que la terre etait ronde, et ils l'en croyaient sur parole. On faisait cercle autour d'elle, le dimanche, lorsqu'elle dansait sur la pelouse; car elle avait eu un maitre de danse, et son _pas de bourree_ emerveillait tout le monde. En un mot, elle trouvait moyen d'etre en meme temps aimee et admiree, ce qui peut passer pour difficile. Le lecteur sait deja que Margot etait filleule de madame Doradour, et que c'etait elle qui lui avait ecrit, sur un beau papier a vignettes, un compliment de bonne annee. Cette lettre, qui n'avait pas dix lignes, avait coute a la petite fermiere bien des reflexions et bien de la peine, car elle n'etait pas forte en litterature. Quoi qu'il en soit, madame Doradour, qui avait toujours beaucoup aime Margot et qui la connaissait Pour la plus honnete fille du pays, avait resolu de la demander a son pere, et d'en faire, s'il se pouvait, sa demoiselle de compagnie. Le bonhomme etait un soir dans sa cour, fort occupe a regarder une roue neuve qu'on venait de remettre a une de ses charrettes. La mere Piedeleu, debout sous le hangar, tenait gravement avec une grosse pince le nez d'un taureau ombrageux, pour l'empecher de remuer pendant que le veterinaire le pansait. Les garcons de ferme bouchonnaient les chevaux qui revenaient de l'abreuvoir. Les bestiaux commencaient a rentrer; une majestueuse procession de vaches se dirigeait vers l'etable au soleil couchant, et Margot, assise sur une botte de trefle, lisait un vieux numero du _Journal de l'Empire_, que le cure lui avait prete [A]. [Note A: Ce paragraphe est la description exacte d'un interieur de ferme que l'auteur avait vu, en 18l8, a l'age de sept ans, et dont le tableau s'etait grave dans sa memoire.] Le cure lui-meme parut en ce moment, s'approcha du bonhomme et lui remit une lettre de la part de madame Doradour. Le bonhomme ouvrit la lettre avec respect; mais il n'en eut pas plus tot lu les premieres lignes, qu'il fut oblige de s'asseoir sur un banc, tant il etait emu et surpris.--Me demander ma fille! s'ecria-t-il, ma fille unique, ma pauvre Margot! A ces mots, madame Piedeleu epouvantee accourut; les garcons, qui revenaient des champs, s'assemblerent autour de leur pere; Margot seule resta a l'ecart, n'osant bouger ni respirer. Apres les premieres exclamations, toute la famille garda un morne silence. Le cure commenca alors a parler et a enumerer tous les avantages que Margot trouverait a accepter la proposition de sa marraine. Madame Doradour avait rendu de grands services aux Piedeleu, elle etait leur bienfaitrice; elle avait besoin de quelqu'un qui lui rendit la vie agreable, qui prit soin d'elle et de sa maison; elle s'adressait avec confiance a ses fermiers; elle ne manquerait pas de bien traiter sa filleule et d'assurer son avenir. Le bonhomme ecouta le cure sans mot dire, puis il demanda quelques jours pour reflechir avant de prendre une determination. Ce ne fut qu'au bout d'une semaine, apres bien des hesitations et bien des larmes, qu'il fut resolu que Margot se mettrait en route pour Paris. La mere etait inconsolable; elle disait qu'il etait honteux de faire de sa fille une servante, lorsqu'elle n'avait qu'a choisir parmi les plus beaux garcons du pays pour devenir une riche fermiere. Les fils Piedeleu, pour la premiere fois de leur vie, ne pouvaient reussir a se mettre d'accord; ils se querellaient toute la journee, les uns consentant, les autres refusant; enfin, c'etait un desordre et un chagrin inouis dans la maison. Mais le bonhomme se souvenait que, dans une mauvaise annee, madame Doradour, au lieu de lui demander son terme, lui avait envoye un sac d'ecus; il imposa silence a tout le monde, et decida que sa fille partirait. Le jour du depart arrive, on mit un cheval a la carriole, afin de mener Margot a Chartres, ou elle devait prendre la diligence. Personne n'alla aux champs ce jour-la; presque tout le village se rassembla dans la cour de la ferme. On avait fait a Margot un trousseau complet; le dedans, le derriere et le dessus de la carriole etaient encombres de boites et de cartons: les Piedeleu n'entendaient pas que leur fille fit mauvaise figure a Paris. Margot avait fait ses adieux a tout le monde, et allait embrasser son pere, lorsque le cure la prit par la main et lui fit une allocution paternelle sur son voyage, sur la vie future et sur les dangers qu'elle allait courir.--Conservez votre sagesse, jeune fille, s'ecria le digne homme en terminant, c'est le plus precieux des tresors; veillez sur lui, Dieu fera le reste. Le bonhomme Piedeleu etait emu jusqu'aux larmes, quoiqu'il n'eut pas tout compris clairement dans le discours du cure. Il serra sa fille sur son coeur, l'embrassa, la quitta, revint a elle et l'embrassa encore; il voulait parler, et son trouble l'en empechait.--Retiens bien les conseils de M. le cure, dit-il enfin d'une voix alteree; retiens-les bien; ma pauvre enfant.... Puis il ajouta brusquement: Mille pipes de diables! n'y manque pas. Le cure, qui etendait les mains pour donner a Margot sa benediction, s'arreta court a ce gros mot. C'etait pour vaincre son emotion que le bonhomme avait jure; il tourna le dos au cure et rentra chez lui sans en dire davantage. Margot grimpa dans la carriole, et le cheval allait partir, lorsqu'on entendit un si gros sanglot que tout le monde se retourna. On apercut alors un petit garcon de quatorze ans a peu pres, auquel on n'avait pas fait attention. Il s'appelait Pierrot, et son metier n'etait pas bien noble, car il etait gardeur de dindons; mais il aimait passionnement Margot, non pas d'amour, mais d'amitie. Margot aimait aussi ce pauvre petit diable; elle lui avait donne maintes fois une poignee de cerises ou une grappe de raisin pour accompagner son pain sec. Comme il ne manquait pas d'intelligence, elle se plaisait a le faire causer et a lui apprendre le peu qu'elle savait, et comme ils etaient tous deux presque du meme age, il etait souvent arrive que, la lecon finie, la maitresse et l'ecolier avaient joue ensemble a cligne-musette. En ce moment, Pierrot portait une paire de sabots que Margot lui avait donnee, ayant pitie de le voir marcher pieds nus. Debout dans un coin de la cour, entoure de son modeste troupeau, Pierrot regardait ses sabots et pleurait de tout son coeur. Margot lui fit signe d'approcher et lui tendit sa main: il la prit et la porta a son visage, comme s'il eut voulu la baiser, mais il la posa sur ses yeux; Margot la retira toute baignee de larmes. Elle dit une derniere fois adieu a sa mere, et la carriole se mit en marche. III Lorsque Margot monta en diligence a Chartres, l'idee de faire vingt lieues et de voir Paris la bouleversait a tel point qu'elle en avait perdu le boire et le manger. Toute desolee qu'elle etait de quitter son pays, elle ne pouvait s'empecher d'etre curieuse, et elle avait si souvent entendu parler de Paris comme d'une merveille, qu'elle avait peine a s'imaginer qu'elle allait voir de ses yeux une si belle ville. Parmi ses compagnons de route se trouva un commis voyageur, qui, selon les habitudes du metier, ne manqua pas de bavarder. Margot l'ecoutait faire ses contes avec une attention religieuse. Au peu de questions qu'elle hasarda, il vit combien elle etait novice, et, rencherissant sur lui-meme, il fit de la capitale un portrait si extravagant et si ampoule, qu'on n'aurait su, a l'entendre, s'il s'agissait de Paris ou de Pekin. Margot n'avait garde de le reprendre, et, pour lui, il n'etait pas homme a s'arreter a la pensee qu'au premier pas qu'elle ferait elle verrait qu'il avait menti. C'est en quoi on ne peut trop admirer le supreme attrait de la forfanterie. Je me souviens qu'allant en Italie, il m'en arriva autant qu'a Margot: un de mes compagnons de voyage me fit une description de Genes, que j'allais voir; il mentait sur le bateau qui nous y conduisait, il mentait en vue de la ville, et il mentait encore dans le port. Les voitures qui viennent de Chartres entrent a Paris par les Champs-Elysees. Je laisse a penser l'admiration d'une Beauceronne a l'aspect de cette magnifique entree qui n'a pas sa pareille au monde, et qu'on dirait faite pour recevoir un heros triomphant, maitre du reste de l'univers. Les tranquilles et etroites rues du Marais parurent ensuite bien tristes a Margot. Cependant, quand son fiacre s'arreta devant la porte de madame Doradour, la belle apparence de la maison l'enchanta. Elle souleva le marteau d'une main tremblante, et frappa avec une crainte melee de plaisir. Madame Doradour attendait sa filleule; elle la recut a bras ouverts, lui fit mille caresses, l'appela sa fille, l'installa dans une bergere, et lui fit d'abord donner a souper. Etourdie du bruit de la route, Margot regardait les tapisseries, Les lambris et les meubles dores, mais surtout les belles glaces qui decoraient le salon. Elle qui ne s'etait jamais coiffee que dans le miroir a barbe de son pere, il lui semblait charmant et prodigieux de voir son image repetee autour d'elle de tant de manieres differentes. Le ton delicat et poli de sa marraine, ses expressions nobles et reservees, lui faisaient aussi une grande impression. Le costume meme de la bonne dame, son ample robe de pou-de-soie a fleurs, son grand bonnet et ses cheveux poudres donnaient a penser a Margot et lui faisaient voir qu'elle se trouvait en face d'un etre particulier. Comme elle avait l'esprit prompt et facile, et, en meme temps, ce penchant a l'imitation qui est naturel aux enfants, elle n'eut pas plus tot cause une heure avec madame Doradour, qu'elle essaya de se modeler sur elle. Elle se redressa, rajusta sa cornette, et appela a son secours tout ce qu'elle savait de grammaire. Malheureusement un peu de fort bon vin que sa marraine lui avait fait boire pur, pour reparer la fatigue du voyage, avait embrouille ses idees; ses paupieres se fermaient. Madame Doradour la prit par la main et la conduisit dans une belle chambre; apres quoi, l'ayant embrassee de nouveau, elle lui souhaita une bonne nuit et se retira. Presque aussitot on frappa a la porte; une femme de chambre entra, debarrassa Margot de son chale et de son bonnet, et se mit a genoux pour la dechausser. Margot dormait tout debout et se laissait faire. Ce ne fut que lorsqu'on lui ota sa chemise qu'elle s'apercut qu'on la deshabillait, et, sans reflechir qu'elle etait toute nue, elle fit un grand salut a sa femme de chambre; elle expedia ensuite sa priere du soir, et se mit promptement au lit. A la lueur de sa veilleuse, elle vit que sa chambre avait aussi des meubles dores, et qu'il s'y trouvait une de ces magnifiques glaces qui lui tenaient si fort au coeur. Au-dessus de cette glace etait un trumeau, et les petits amours qui y etaient sculptes lui parurent autant de bons genies qui l'invitaient a se mirer. Elle se promit bien de n'y pas manquer, et, bercee par les plus doux songes, elle s'endormit delicieusement. On se leve de bonne heure aux champs; notre petite campagnarde s'eveilla le lendemain avec les oiseaux. Elle se mit sur son seant, et, apercevant dans sa chere glace son joli minois chiffonne, elle s'honora d'un gracieux sourire. La femme de chambre reparut bientot, et demanda respectueusement si mademoiselle voulait prendre un bain. En meme temps, elle lui posa sur les epaules une robe de flanelle ecarlate, qui parut a Margot la pourpre d'un roi. La salle de bain de madame Doradour etait un reduit plus mondain qu'il n'appartient a un bain de devote; elle avait ete construite sous Louis XV. La baignoire, exhaussee sur une estrade, etait placee dans un cintre de stuc encadre de roses dorees, et les inevitables amours foisonnaient autour du plafond. Sur le panneau oppose a l'estrade, on voyait une copie des Baigneuses de Boucher, copie faite peut-etre par Boucher lui-meme. Une guirlande de fleurs se jouait sur le lambris; un tapis moelleux couvrait le parquet, et un rideau de soie, galamment retrousse, laissait penetrer, a travers la persienne, un demi-jour mysterieux. Il va sans dire que tout ce luxe etait un peu fane par le temps, et que les dorures avaient vieilli; mais, par cette raison meme, on s'y plaisait mieux, et on y sentait comme un reste de parfum de ces soixante annees de folie ou regna le roi bien-aime. Margot, seule dans cette salle, s'approcha timidement de l'estrade. Elle examina d'abord les griffons dores places de chaque cote de la baignoire; elle n'osait entrer dans l'eau, qui lui semblait devoir, pour le moins, etre de l'eau de rose; elle y fourra doucement une jambe, puis l'autre, puis elle resta debout en contemplation devant le panneau. Elle n'etait pas connaisseuse en peinture; les nymphes de Boucher lui parurent des deesses; elle n'imaginait pas que de pareilles femmes pussent exister sur la terre, qu'on put manger avec des mains si blanches, ni marcher avec de si petits pieds. Que n'eut-elle pas donne pour etre aussi belle! Elle ne se doutait pas qu'avec ses mains halees elle valait cent fois mieux que ces poupees. Un leger mouvement du rideau la tira de sa distraction; elle fremit a l'idee d'etre surprise ainsi, et se plongea dans l'eau jusqu'au cou. Un sentiment de mollesse et de bien-etre ne tarda pas a s'emparer d'elle. Elle commenca, comme font les enfants, par jouer dans l'eau avec le coin de son peignoir; elle s'amusa ensuite a compter les fleurs et les rosaces de la chambre; puis elle examina les petits amours, mais leurs gros ventres lui deplaisaient. Elle appuya sa tete sur le bord de la baignoire, et regarda par la fenetre entr'ouverte. La salle de bain etait au rez-de-chaussee, et la fenetre donnait sur le jardin. Ce n'etait pas, comme on le pense bien, un jardin anglais, mais un antique jardin a la mode francaise, qui en vaut bien une autre. De belles allees sablees bordees de buis, de grands parterres brillant de couleurs bien assorties, de jolies statues d'espace en espace, et, dans le fond, un labyrinthe en charmille. Margot regardait le labyrinthe, dont la sombre entree la faisait rever. La cligne-musette lui revenait en memoire, et elle pensait que dans les detours de la charmille il devait y avoir de bonnes cachettes. Un beau jeune homme en costume de hussard sortit en ce moment du labyrinthe, et se dirigea vers la maison. Apres avoir traverse le parterre, il passa si pres de la fenetre de la salle de bain, que son coude ebranla la persienne. Margot ne put retenir un leger cri que la frayeur lui arracha; le jeune homme s'arreta, ouvrit la persienne, et avanca la tete; il apercut Margot dans son bain, et, quoique hussard, il rougit. Margot rougit aussi, et le jeune homme s'eloigna. IV Il y a sous le soleil une chose facheuse pour tout le monde, et particulierement pour les petites filles: c'est que la sagesse est un travail, et que, pour etre seulement raisonnable, il faut se donner beaucoup de mal, tandis que, pour faire des sottises, il n'y a qu'a se laisser aller. Homere nous apprend que Sisyphe etait le plus sage des mortels; cependant les poetes le condamnent unanimement a rouler une grosse roche au haut d'une montagne, d'ou elle retombe aussitot sur ce pauvre homme, qui recommence a la rouler. Les commentateurs se sont epuises a chercher la raison de ce supplice; quant a moi, je ne doute pas que, par cette belle allegorie, les anciens n'aient voulu representer la sagesse. La sagesse est, en effet, une grosse pierre que nous roulons sans desemparer, et qui nous retombe sans cesse sur la tete. Notez que, le jour ou elle nous echappe, il ne nous est tenu aucun compte de l'avoir roulee pendant nombre d'annees, tandis qu'au contraire, si un fou vient a faire, par hasard, une action raisonnable, on lui en sait un gre infini. La folie est bien loin d'etre une pierre; c'est une bulle de savon qui s'en va dansant devant nous, et se colorant, comme l'arc-en-ciel, de toutes les nuances de la creation. Il arrive, il est vrai, que la bulle creve et nous envoie quelques gouttes d'eau dans les yeux; mais aussitot il s'en forme une nouvelle, et pour la maintenir en l'air nous n'avons besoin que de respirer. Par ces reflexions philosophiques, je veux montrer qu'il n'est pas etonnant que Margot fut un peu amoureuse du jeune garcon qui l'avait apercue dans son bain, et je veux dire aussi que pour cela on ne doit pas prendre mauvaise opinion d'elle. Lorsque l'amour se mele de nos affaires, il n'a pas grand besoin qu'on l'aide, et on sait que lui fermer la porte n'est pas le moyen de l'empecher d'entrer; mais il entra ici par la croisee, et voici comment: Ce jeune garcon en habit de hussard n'etait pas autre que Gaston, fils de madame Doradour, qui s'etait arrache, non sans peine, aux amourettes de sa garnison, et qui venait d'arriver chez sa mere. Le ciel voulut que la chambre ou logeait Margot fut a l'angle de la maison, et que celle du jeune homme y fut aussi, c'est-a-dire que leurs deux croisees etaient presque en face l'une de l'autre, et en meme temps fort rapprochees. Margot dinait avec madame Doradour, et passait pres d'elle l'apres-midi, jusqu'au souper; mais de sept heures du matin jusqu'a midi, elle restait dans sa chambre. Or Gaston, la plupart du temps, etait dans la sienne a cette heure-la. Margot n'avait donc rien de mieux a faire que de coudre pres de la croisee et de regarder son voisin. Le voisinage a, de tout temps, cause de grands malheurs; il n'y a rien de si dangereux qu'une jolie voisine; fut-elle laide, je ne m'y fierais pas, car a force de la voir sans cesse, il arrive tot ou tard un jour ou l'on finit par la trouver jolie. Gaston avait un petit miroir rond accroche a sa fenetre, selon la coutume des garcons. Devant ce miroir, il se rasait, se peignait et mettait sa cravate. Margot remarqua qu'il avait de beaux cheveux blonds qui frisaient naturellement; cela fut cause qu'elle acheta d'abord un flacon d'huile a la violette, et qu'elle prit soin que les deux petits bandeaux de cheveux noirs qui sortaient de son bonnet fussent toujours bien lisses et bien brillants. Elle s'apercut enfin que Gaston avait de jolies cravates et qu'il les changeait fort souvent; elle fit emplette d'une douzaine de foulards, les plus beaux qu'il y eut dans tout le Marais. Gaston avait, en outre, cette habitude qui indignait si fort le philosophe de Geneve, et qui le brouilla avec son ami Grimm: il se faisait les ongles, comme dit Rousseau, avec un instrument fait expres. Margot n'etait pas un si grand philosophe que Rousseau; au lieu de s'indigner, elle acheta une brosse, et, pour cacher sa main, qui etait un peu rouge, comme je l'ai deja dit, elle prit des mitaines noires qui ne laissaient voir que le bout de ses doigts. Gaston avait encore bien d'autres belles choses que Margot ne pouvait imiter, par exemple, un pantalon rouge et une veste bleu de ciel avec des tresses noires. Margot possedait, il est vrai, une robe de chambre de flanelle ecarlate; mais que repondre a la veste bleue? Elle pretendit avoir mal a l'oreille, et elle se fit, pour le matin, une petite toque de velours bleu. Ayant apercu au chevet de Gaston le portrait de Napoleon, elle voulut avoir celui de Josephine. Enfin, Gaston ayant dit un jour, a dejeuner, qu'il aimait assez une bonne omelette, Margot vainquit sa timidite et fit un acte de courage; elle declara que personne au monde ne savait faire les omelettes comme elle, que chez ses parents elle les faisait toujours, et qu'elle suppliait sa marraine d'en gouter une de sa main. Ainsi tachait la pauvre enfant de temoigner son modeste amour; mais Gaston n'y prenait pas garde. Comment un jeune homme hardi, fier, habitue aux plaisirs bruyants et a la vie de garnison, aurait-il remarque ce manege enfantin? Les grisettes de Strasbourg s'y prennent d'autre maniere lorsqu'elles ont un caprice en tete. Gaston dinait avec sa mere, puis sortait pour toute la soiree; et, comme Margot ne pouvait dormir qu'il ne fut rentre, elle l'attendait derriere son rideau. Il arriva bien quelquefois que le jeune homme, voyant de la lumiere chez elle, se dit en traversant la cour:--Pourquoi cette petite fille n'est-elle pas couchee? Il arriva encore qu'en faisant sa toilette, il jeta sur Margot un coup d'oeil distrait qui la penetrait jusqu'a l'ame; mais elle detournait la tete aussitot, et elle serait plutot morte que d'oser soutenir ce regard. Il faut dire aussi qu'au salon elle ne se montrait plus la meme. Assise aupres de sa marraine, elle s'etudiait a paraitre grave, reservee, et a ecouter decemment le babillage de madame Doradour. Quand Gaston lui adressait la parole, elle lui repondait de son mieux, mais, ce qui semblera singulier, elle lui repondait presque sans emotion. Expliquera qui pourra ce qui se passe dans une cervelle de quinze ans; l'amour de Margot etait, pour ainsi dire, enferme dans sa chambre, elle le trouvait des qu'elle y entrait, et elle l'y laissait en sortant; mais elle otait la clef de sa porte, pour que personne ne put, en son absence, profaner son petit sanctuaire. Il est facile, du reste, de supposer que la presence de madame Doradour devait la rendre circonspecte et l'obliger a reflechir, car cette presence lui rappelait sans cesse la distance qui la separait de Gaston. Une autre que Margot s'en serait peut-etre desesperee ou plutot se serait guerie, voyant le danger de sa passion; mais Margot ne s'etait jamais demande, meme dans le plus profond de son coeur, a quoi lui servirait son amour; et, en effet, y a-t-il une question plus vide de sens que celle-la, qu'on adresse continuellement aux amoureux: A quoi cela vous menera-t-il?--Eh! bonnes gens, cela me mene a aimer. Des que Margot s'eveillait, elle sautait a bas de son lit, et elle courait pieds nus, en cornette, ecarter le coin de son rideau pour voir si Gaston avait ouvert ses jalousies. Si les jalousies etaient fermees, elle allait vite se recoucher, et elle guettait l'instant ou elle entendrait le bruit de l'espagnolette, auquel elle ne se trompait pas. Cet instant venu, elle mettait ses pantoufles et sa robe de chambre, ouvrait a son tour sa croisee, et penchait la tete de cote et d'autre d'un air endormi, comme pour regarder quel temps il faisait. Elle poussait ensuite un des battants de la fenetre de maniere a n'etre vue que de Gaston, puis elle posait son miroir sur une petite table, et commencait a peigner ses beaux cheveux. Elle ne savait pas qu'une vraie coquette se montre quand elle est paree, mais ne se laisse pas voir pendant qu'elle se pare; comme Gaston se coiffait devant elle, elle se coiffait devant lui. Masquee par son miroir, elle hasardait de timides coups d'oeil, prete a baisser les yeux si Gaston la regardait. Quand ses cheveux etaient bien peignes et retrousses, elle posait sur sa tete son petit bonnet de tulle brode a la paysanne, qu'elle n'avait pas voulu quitter; ce petit bonnet etait toujours tout blanc, ainsi que le grand collet rabattu qui lui couvrait les epaules et lui donnait un peu l'air d'une nonnette. Elle restait alors les bras nus, en jupon court, attendant son cafe. Bientot paraissait mademoiselle Pelagie, sa femme de chambre, portant un plateau et escortee du chat du logis, meuble indispensable au Marais, qui ne manquait jamais le matin de rendre ses devoirs a Margot. Il jouissait alors du privilege de s'etablir dans une bergere en face d'elle, et de partager son dejeuner. Ce n'etait pour elle, comme on pense, qu'un pretexte de coquetterie. Le chat, qui etait vieux et gate, roule en boule dans un fauteuil, recevait fort gravement des baisers qui ne lui etaient pas adresses. Margot l'agacait, le prenait dans ses bras, le jetait sur son lit, tantot le caressait, tantot l'irritait; depuis dix ans qu'il etait de la maison, il ne s'etait jamais vu a pareille fete; et il ne s'en trouvait pas precisement satisfait; mais il prenait le tout en patience, etant, au fond, d'un bon naturel, et ayant beaucoup d'amitie pour Margot. Le cafe pris, elle s'approchait de nouveau de la fenetre, regardait encore un peu s'il faisait beau temps, puis elle poussait le battant reste ouvert, mais sans le fermer tout a fait. Pour qui aurait eu l'instinct du chasseur, c'etait alors le temps de se mettre a l'affut. Margot achevait sa toilette, et veux-je dire qu'elle se montrait? Non pas; elle mourait de peur d'etre vue, et d'envie de se laisser voir. Et Margot etait une fille sage? Oui, sage, honnete et innocente. Et que faisait-elle? Elle se chaussait, mettait son jupon et sa robe, et de temps en temps, par la fente de la fenetre, on aurait pu la voir allonger le bras pour prendre une epingle sur la table. Et qu'eut-elle fait si on l'eut guettee? Elle aurait sur-le-champ ferme sa croisee. Pourquoi donc la laisser entr'ouverte? Demandez-le-lui, je n'en sais rien. Les choses en etaient la, lorsqu'un certain jour madame Doradour et son fils eurent un long entretien tete a tete. Il s'etablit entre eux un air de mystere, et ils se parlaient souvent a mots couverts. Peu de temps apres, madame Doradour dit a Margot:--Ma chere enfant, tu vas revoir ta mere; nous passerons l'automne a la Honville. V L'habitation de la Honville etait a une lieue de Chartres, et a une demi-lieue environ de la ferme ou demeuraient les parents de Margot. Ce n'etait pas tout a fait un chateau, mais une tres belle maison avec un grand parc. Madame Doradour n'y venait pas souvent, et depuis nombre d'annees on n'y avait vu qu'un regisseur. Ce voyage precipite, les entretiens secrets entre le jeune homme et la vieille dame, surprenaient Margot et l'inquietaient. Il n'y avait que deux jours que madame Doradour etait arrivee, et tous les paquets n'etaient pas encore deballes, lorsqu'on vit s'avancer dans la plaine dix colosses marchant en bon ordre; c'etait la famille Piedeleu qui venait faire ses compliments: la mere portait un panier de fruits, les fils tenaient a la main chacun un pot de giroflees, et le bonhomme se prelassait, ayant dans ses poches deux enormes melons qu'il avait choisis lui-meme et juges les meilleurs de son potager. Madame Doradour recut ces presents avec sa bonte ordinaire; et comme elle avait prevu la visite de ses fermiers, elle tira aussitot de son armoire huit gilets de soie a fleurs pour les garcons, une dentelle pour la mere Piedeleu, et, pour le bonhomme, un beau chapeau de feutre a larges bords dont la ganse etait retenue par une boucle d'or. Les compliments etant echanges, Margot, brillante de joie et de sante, comparut devant sa famille; apres qu'elle eut ete embrassee a la ronde, sa marraine fit tout haut son eloge, vanta sa douceur, sa sagesse, son esprit, et les joues de la jeune fille, toutes vermeilles des baisers qu'elle avait recus, se colorerent encore d'une pourpre plus vive. La mere Piedeleu, voyant la toilette de Margot, jugea qu'elle devait etre heureuse, et elle ne put s'empecher, en bonne mere, de lui dire qu'elle n'avait jamais ete si jolie.--C'est ma foi vrai, dit le bonhomme.--C'est vrai, repeta une voix qui fit trembler Margot jusqu'au fond du coeur: c'etait Gaston qui venait d'entrer. En ce moment, la porte etant restee ouverte, on apercut dans l'antichambre le petit gardeur de dindons, Pierrot, qui avait tant pleure au depart de Margot. Il avait suivi ses maitres a quelque distance, et, n'osant entrer dans le salon, il fit de loin un salut craintif.--Quel est donc ce petit gas? dit madame Doradour. Approche donc, petit, viens nous dire bonjour. Pierrot salua de nouveau, mais rien ne put le decider a entrer; il devint rouge comme le feu et se sauva a toutes jambes. --C'est donc vrai que vous me trouvez jolie? se repeta Margot a voix basse en se promenant seule dans le parc, lorsque sa famille fut partie. Mais quelle hardiesse ont les garcons pour dire des choses pareilles devant tout le monde! Moi qui n'ose pas le regarder en face, comment se fait-il qu'il me dise tout haut une chose que je ne puis entendre sans rougir? Il faut que ce soit chez lui une grande habitude, ou qu'il le regarde comme indifferent: et pourtant, dire a une femme qu'on la trouve jolie, c'est beaucoup, cela ressemble un peu a une declaration d'amour. A cette pensee, Margot s'arreta, et se demanda ce que c'etait, au juste, qu'une declaration d'amour. Elle en avait beaucoup entendu parler, mais elle ne s'en rendait pas compte bien clairement. Comment dit-on qu'on aime? se demanda-t-elle, et elle ne pouvait se figurer que ce fut seulement en disant: Je vous aime. Il lui semblait que ce devait etre bien autre chose, qu'il devait y avoir pour cela un secret, un langage particulier, quelque mystere plein de peril et de charme. Elle n'avait jamais lu qu'un roman, j'ignore quel en etait le titre; c'etait un volume depareille qu'elle avait trouve dans le grenier de son pere; il y etait question d'un brigand sicilien qui enlevait une religieuse, et il s'y trouvait bien quelques phrases inintelligibles qu'elle avait jugees devoir etre des paroles d'amour; mais elle avait entendu dire au cure que tous les romans n'etaient que des sottises, et c'etait la verite seule qu'elle brulait de connaitre; mais a qui oser la demander? La chambre de Gaston, a la Honville, n'etait plus si pres qu'a Paris. Plus de coups d'oeil furtifs, plus de bruits d'espagnolette. Tous les jours, a cinq heures du matin, la cloche resonnait faiblement. C'etait le garde-chasse qui reveillait Gaston, la cloche se trouvant pres de sa fenetre. Le jeune homme se levait et partait pour la chasse. Cachee derriere sa persienne, Margot le voyait, entoure de ses chiens, le fusil au poing, monter a cheval et se perdre dans le brouillard qui couvrait les champs. Elle le suivait des yeux avec autant d'emotion que si elle eut ete une chatelaine captive dont l'amant partait pour la Palestine. Il arrivait souvent que Gaston, au lieu d'ouvrir le premier echalier, le faisait franchir a son cheval. Margot, a cette vue, poussait des soupirs ignores, mais a la fois bien doux et bien cruels. Elle se figurait qu'a la chasse on courait les plus grands dangers. Quand Gaston rentrait le soir, couvert de poussiere, elle le regardait des pieds a la tete pour s'assurer qu'il n'etait point blesse, comme s'il fut revenu d'un combat; mais, lorsqu'elle le voyait tirer de son carnier un lievre ou une couple de perdrix, et les deposer sur la table, il lui semblait voir un guerrier vainqueur charge des depouilles de l'ennemi. Ce qu'elle craignait arriva un jour: Gaston, en sautant une haie, fit une chute de cheval; il tomba au milieu des ronces, et en fut quitte pour quelques egratignures. De quelles poignantes emotions ce leger accident fut la cause! La prudence de Margot faillit l'abandonner; elle fut d'abord pres de se trouver mal. On la vit joindre les mains et prier tout bas: que n'eut-elle pas donne pour avoir la permission d'essuyer le sang qui coulait sur la main du jeune homme! Elle mit dans sa poche son plus beau mouchoir, le seul en sa possession qui fut brode, et elle attendait impatiemment quelque occasion de le tirer a l'improviste pour que Gaston en put envelopper un instant sa main; mais elle n'eut pas meme cette consolation. Le cruel garcon etant a souper, et quelques gouttes de sang coulant de sa blessure, il refusa le mouchoir de Margot et roula sa serviette autour de son poignet. Margot en sentit un tel deplaisir, que ses yeux se remplirent de larmes. Elle ne pouvait penser cependant que Gaston meprisat son amour; mais il l'ignorait: que faire a cela? Tantot Margot se resignait, et tantot elle s'impatientait. Les evenements les plus indifferents devenaient tour a tour pour elle des motifs de joie ou de chagrin. Un mot obligeant, un regard de Gaston, la rendaient heureuse une journee entiere; s'il traversait le salon sans prendre garde a elle, s'il se retirait le soir sans lui adresser un leger salut qu'il avait coutume de lui faire, elle passait la nuit a chercher en quoi elle avait pu lui deplaire. S'il s'asseyait pres d'elle par hasard, et s'il lui faisait un compliment sur sa tapisserie, elle rayonnait d'aise et de reconnaissance; s'il refusait, a diner, de manger d'un plat qu'elle lui offrait, elle s'imaginait qu'il ne l'aimait plus. II y avait de certains jours ou elle se faisait, pour ainsi dire, pitie a elle-meme; elle en venait a douter de sa beaute et a se croire laide toute une apres-dinee. En d'autres moments, l'orgueil feminin se revoltait en elle; quelquefois, devant son miroir, elle haussait les epaules de depit en pensant a l'indifference de Gaston. Un mouvement de colere et de decouragement lui faisait chiffonner sa collerette et enfoncer son bonnet sur ses yeux; un elan de fierte reveillait sa coquetterie; elle paraissait tout a coup, au milieu de la journee, revetue de tous ses atours, et dans sa robe du dimanche, comme pour protester de tout son pouvoir contre l'injustice du destin. Margot, dans sa nouvelle condition, avait conserve les gouts de son premier etat. Pendant que Gaston etait a la chasse, elle passait souvent ses matinees dans le potager; elle savait manier a propos la serpe, le rateau et l'arrosoir, et plus d'une fois elle avait donne un bon conseil au jardinier. Le potager s'etendait devant la maison et servait en meme temps de parterre; les fleurs, les fruits et les legumes y venaient en compagnie. Margot affectionnait surtout un grand espalier couvert des plus belles peches; elle en prenait un soin extreme, et c'etait elle qui, chaque jour, y choisissait d'une main econome quelques fruits pour le dessert. Il y avait sur l'espalier une peche beaucoup plus grosse que toutes les autres. Margot ne pouvait se decider a cueillir cette peche; elle la trouvait si veloutee, et d'une si belle couleur de pourpre, qu'elle n'osait la detacher de l'arbre, et qu'il lui semblait que c'eut ete un meurtre de la manger. Elle ne passait jamais devant sans l'admirer, et elle avait recommande au jardinier qu'on ne s'avisat pas d'y toucher, sous peine d'encourir sa colere et les reproches de sa marraine. Un jour, au soleil couchant, Gaston, revenant de la chasse, traversa le potager; presse par la soif, il etendit la main en passant pres de l'espalier, et le hasard fit qu'il en arracha le fruit, favori de Margot, dans lequel il mordit sans respect. Elle etait a quelques pas de la, arrosant un carre de legumes; elle accourut aussitot, mais le jeune homme, ne la voyant pas, continua sa route. Apres une ou deux bouchees, il jeta le fruit a terre et entra dans la maison. Margot avait vu, du premier coup d'oeil, que sa chere peche etait perdue. Le brusque mouvement de Gaston, l'air d'insouciance avec lequel il avait jete la peche, avaient produit sur la petite fille un effet bizarre et inattendu. Elle etait desolee et en meme temps ravie, car elle pensait que Gaston devait avoir grand'soif, par le soleil ardent qu'il faisait, et que ce fruit devait lui avoir fait plaisir. Elle ramassa la peche, et, apres avoir souffle dessus pour en essuyer la poussiere, elle regarda si personne ne pouvait la voir, puis elle y deposa un baiser furtif; mais elle ne put s'empecher en meme temps de donner un petit coup de dent pour y gouter. Je ne sais quelle singuliere idee lui traversa l'esprit, et, pensant peut-etre au fruit, peut-etre a elle-meme:--Mechant garcon, murmura-t-elle, comme vous gaspillez sans le savoir! Je demande grace au lecteur pour les enfantillages que je lui raconte; mais comment raconterais-je autre chose, mon heroine etant un enfant? Madame Doradour avait ete invitee a diner dans un chateau des environs. Elle y mena Gaston et Margot; on se separa fort tard, et il faisait nuit close quand on reprit le chemin de la maison. Margot et sa marraine occupaient le fond de la voiture; Gaston, assis sur le devant, et n'ayant personne a cote de lui, s'etait etendu sur le coussin, en sorte qu'il y etait presque couche. Il faisait un beau clair de lune, mais l'interieur de la voiture etait fort sombre; quelques rayons de lumiere n'y penetraient que par instants; la conversation languissait; un bon diner, un peu de fatigue, l'obscurite, le balancement moelleux de la berline, tout invitait nos voyageurs au sommeil. Madame Doradour s'endormit la premiere, et, en s'endormant, elle posa son pied sur la banquette de devant, sans s'inquieter si elle genait Gaston. L'air etait frais; un epais manteau, jete sur les genoux, enveloppait a la fois la marraine et la filleule. Margot, enfoncee dans son coin, ne bougeait pas, quoique bien eveillee; mais elle etait fort inquiete de savoir si Gaston dormait. Il lui semblait que, puisqu'elle avait les yeux ouverts, il devait les avoir aussi; elle le regardait sans le voir, et elle se demandait s'il en faisait de meme. Des qu'un peu de clarte glissait dans la voiture, elle se hasardait a tousser legerement. Le jeune homme etait immobile, et la petite fille n'osait parler, de peur de troubler le sommeil de sa marraine. Elle avanca la tete et regarda au dehors; l'idee d'un long voyage a tant de ressemblance avec l'idee d'un long amour, qu'en voyant le clair de lune et les champs, Margot oublia aussitot qu'elle etait sur le chemin de la Honville; elle ferma a demi les paupieres, et, tout en regardant passer les arbres, elle se figura qu'elle partait pour la Suisse ou l'Italie avec madame Doradour et son fils. Ce reve, comme on pense, lui en fit faire bien d'autres, et de si doux, qu'elle s'y abandonna entierement. Elle se vit, non pas femme de Gaston, mais sa fiancee, allant courir le monde, aimee de lui, ayant droit de l'aimer, et au bout du voyage etait le bonheur, ce mot charmant qu'elle se repetait sans cesse, et que, heureusement pour elle, elle comprenait si peu. Pour mieux rever, elle ferma tout a fait les yeux; elle s'assoupit, et, par un mouvement involontaire, elle fit comme madame Doradour: elle etendit le pied sur le coussin qui etait devant elle; le hasard fit qu'elle posa ce pied, fort bien chausse d'ailleurs et tres petit, precisement sur la main de Gaston. Gaston ne parut rien sentir; mais Margot s'eveilla en sursaut; elle ne Retira pourtant pas son pied tout de suite, elle le glissa seulement un peu a cote. Son reve l'avait si bien bercee, que le reveil meme ne l'en tirait pas; et ne peut-on mettre son pied sur la banquette ou dort son amant, quand on part avec lui pour la Suisse? Peu a peu, toutefois, l'illusion se dissipa; Margot commenca a penser a l'etourderie qu'elle venait de faire.--S'en est-il apercu? se demanda-t-elle; dort-il, ou en fait-il semblant? S'il s'en est apercu, comment n'a-t-il pas ote sa main? et, s'il dort, comment cela ne l'a-t-il pas reveille? Peut-etre me meprise-t-il trop pour daigner me montrer qu'il a senti mon pied; peut-etre qu'il en est bien aise, et qu'en feignant de ne pas le sentir, il s'attend que je vais recommencer; peut-etre croit-il que je dors moi-meme. Il n'est pourtant pas agreable d'avoir le pied d'un autre sur sa main, a moins qu'on n'aime cette personne-la. Mon soulier doit avoir sali son gant, car nous avons beaucoup marche aujourd'hui; mais peut-etre qu'il ne veut pas avoir l'air de tenir a si peu de chose. Que dirait-il si je recommencais? mais il sait bien que je n'oserai jamais; peut-etre devine-t-il mon incertitude, et s'amuse-t-il a me tourmenter? Tout en reflechissant ainsi, Margot retirait doucement son pied, avec toute la precaution possible: ce petit pied tremblait comme une feuille; en tatonnant dans l'obscurite, il effleura de nouveau le bout des doigts du jeune homme, mais si legerement que Margot elle-meme eut a peine le temps de s'en apercevoir. Jamais son coeur n'avait battu si vite; elle se crut perdue, et s'imagina qu'elle avait commis une imprudence irreparable. --Que va-t-il penser, se dit-elle; quelle opinion aura-t-il de moi? Dans quel embarras vais-je me trouver? Je n'oserai plus le regarder en face. C'etait deja une grande faute de l'avoir touche la premiere fois, mais c'est bien pis maintenant. Comment pourrais-je prouver que je ne l'ai pas fait expres? Les garcons ne veulent jamais rien croire. Il va se moquer de moi et le dire a tout le monde, a ma marraine peut-etre, et ma marraine le dira a mon pere; je ne pourrai plus me montrer dans le pays. Ou irai-je? que vais-je devenir? J'aurai beau me defendre, il est certain que je l'ai touche deux fois, et que jamais une femme n'a fait une chose pareille. Apres ce qui vient de se passer, le moins qu'il puisse m'arriver, c'est de sortir de la maison. A cette idee, Margot frissonna. Elle chercha longtemps dans sa tete quelque moyen de se justifier; elle fit le projet d'ecrire le lendemain une grande lettre a Gaston, qu'elle lui ferait remettre en secret, et dans laquelle elle lui expliquerait que c'etait par megarde qu'elle avait pose son pied sur sa main, qu'elle lui en demandait pardon, et qu'elle le priait de l'oublier.--Mais s'il ne dort pas? pensa-t-elle encore; s'il se doute que je l'aime? s'il m'a devinee? si c'etait lui qui vint demain me parler le premier de notre aventure? s'il me disait qu'il m'aime aussi? s'il me faisait une declaration?... La voiture s'arreta en ce moment. Gaston, qui dormait en conscience, etendit les bras en se reveillant avec fort peu de ceremonie. Il lui fallut quelque temps pour se rappeler ou il etait; a cette triste decouverte, les reveries de Margot s'evanouirent; et, quand le jeune homme lui offrit, pour descendre, la main qu'elle avait effleuree, elle ne vit que trop clairement qu'elle venait de voyager seule. VI Deux evenements imprevus, dont l'un fut ridicule et l'autre serieux, arriverent presque en meme temps. Gaston etait un matin dans l'avenue de la maison, essayant un cheval qu'il venait d'acheter, lorsqu'un petit garcon, a demi couvert de haillons et presque nu, vint a lui d'un air resolu et s'arreta devant son cheval. C'etait Pierrot, le gardeur de dindons. Gaston ne le reconnut pas, et, croyant qu'il lui demandait l'aumone, il lui jeta quelques sous dans son bonnet. Pierrot mit les sous dans sa poche, mais, au lieu de s'eloigner, il courut apres le cavalier et se replaca devant lui quelques pas plus loin. Gaston lui cria deux ou trois fois de se garer, mais en vain; Pierrot le suivait et l'arretait toujours. --Que me veux-tu, petit drole? demanda le jeune homme; as-tu jure de te faire ecraser? --Monsieur, repondit Pierrot sans se deranger, je voudrais etre domestique de monsieur. --De qui? --De vous, monsieur. --De moi? Et a propos de quoi me fais-tu cette demande? --Pour etre domestique de monsieur. --Mais je n'ai pas besoin de domestique; qui t'a dit que j'en cherchais un? --Personne, monsieur. --Que viens-tu donc faire alors? --Je viens demander a monsieur d'etre son domestique. --Est-ce que tu es fou, ou te moques-tu de moi? --Non, monsieur. --Tiens, laisse-moi en repos. Gaston lui jeta encore quelque monnaie, et, detournant son cheval, il continua sa route. Pierrot s'assit sur le bord de l'avenue, et Margot, venant a y passer quelque temps apres, l'y trouva pleurant a chaudes larmes. Elle accourut a lui aussitot. --Qu'as-tu, mon pauvre Pierrot? que t'est-il arrive? Pierrot refusa d'abord de repondre.--Je voulais etre domestique de monsieur, dit-il enfin en sanglotant, et monsieur ne veut pas. Ce ne fut pas sans peine que Margot parvint a le faire s'expliquer. Elle comprit enfin de quoi il s'agissait. Depuis qu'elle avait quitte la ferme, Pierrot s'ennuyait de ne plus la voir. Moitie honteux et moitie pleurant, il lui raconta ses chagrins, et elle ne put s'empecher d'en rire et d'en avoir en meme temps pitie. Le pauvre garcon, pour exprimer ses regrets, parlait a la fois de son amitie pour Margot, de ses sabots qui etaient uses, de sa triste solitude dans les champs, d'un de ses dindons qui etait mort; tout cela se melait dans sa tete. Enfin, ne pouvant plus supporter sa tristesse, il avait pris le parti de venir a la Honville et de s'offrir a Gaston comme domestique ou comme palefrenier. Cette determination lui avait coute huit jours de reflexions, et, comme on vient de le voir, elle n'avait pas eu grand succes. Aussi parlait-il de mourir plutot que de retourner a la ferme.--Puisque monsieur ne veut pas de moi, dit-il en terminant son recit, et puisque je ne peux pas etre aupres de lui comme vous etes aupres de madame Doradour, je me laisserai mourir de faim. Je n'ai pas besoin de dire que ces derniers mots furent accompagnes d'un nouveau deluge de larmes. Margot le consola de son mieux, et, le prenant par la main, l'emmena a la maison. La, en attendant qu'il fut temps pour lui de mourir de faim, elle le fit entrer dans l'office et lui donna un morceau de pain avec du jambon et des fruits. Pierrot, inonde de larmes, mangea de bon appetit en regardant Margot de tous ses yeux. Elle lui fit comprendre aisement que, pour entrer au service de quelqu'un, il faut attendre qu'il y ait une place vacante, et elle lui promit qu'a la premiere occasion elle se chargerait de sa demande. Elle le remercia de son amitie, l'assura qu'elle l'aimait de meme, essuya ses larmes, l'embrassa sur le front avec un petit air maternel, et le decida enfin a s'en retourner. Pierrot, convaincu, fourra dans ses poches ce qui restait de son dejeuner; Margot lui donna en outre un ecu de cent sous pour s'acheter un gilet et des sabots. Ainsi console, il prit la main de la jeune fille et y colla ses levres en lui disant d'une voix emue: Au revoir, mam'selle Marguerite. Pendant qu'il s'eloignait a pas lents, Margot s'apercut que le petit garcon commencait a devenir grand. Elle fit reflexion qu'il n'avait qu'un an de moins qu'elle, et elle se promit, a la premiere occasion, de ne plus l'embrasser si vite. Le lendemain, elle remarqua que Gaston, contre son ordinaire, n'etait point alle a la chasse, et qu'il y avait dans sa toilette plus de recherche que de coutume. Apres diner, c'est-a-dire vers quatre heures, le jeune homme donna le bras a sa mere, et tous deux se dirigerent vers l'avenue. Ils causaient a voix basse, et paraissaient inquiets; Margot, restee seule au salon, regardait avec anxiete par la fenetre, lorsqu'une chaise de poste entra dans la cour. Gaston courut ouvrir la portiere; une vieille dame descendit d'abord, puis une jeune demoiselle d'environ dix-neuf ans, elegamment vetue et belle comme le jour. A l'accueil qu'on fit aux deux etrangeres, Margot jugea qu'elles n'etaient pas seulement des personnes de distinction, mais qu'elles devaient etre des parentes de sa marraine; les deux meilleures chambres de la maison avaient ete preparees. Lorsque les nouvelles arrivees entrerent au salon, madame Doradour fit un signe et dit tout bas a Margot de se retirer. Celle-ci s'eloigna a contre-coeur, et le sejour de ces deux dames ne lui sembla rien promettre d'agreable. Elle hesitait, le jour suivant, a descendre au dejeuner, quand sa marraine vint la prendre, et la presenta a madame et a mademoiselle de Vercelles; ainsi se nommaient les deux etrangeres. En entrant dans la salle a manger, Margot vit qu'il y avait une serviette blanche a sa place ordinaire, qui etait a cote de Gaston. Elle s'assit en silence, mais non sans tristesse, a une autre place; la sienne fut prise par mademoiselle de Vercelles, et il ne fut pas difficile de voir bientot que le jeune homme regardait beaucoup sa voisine. Margot resta muette pendant le repas; elle servit un plat qui etait devant elle, et, quand elle en offrit a Gaston, il n'eut pas meme l'air de l'avoir entendue. Apres le dejeuner, on se promena dans le parc; lorsqu'on eut fait quelques tours d'allee, madame Doradour prit le bras de la vieille dame et Gaston offrit aussitot le sien a la belle jeune fille; Margot, restee seule, marchait derriere la compagnie, personne ne pensait a elle ni ne lui adressait la parole; elle s'arreta et revint a la maison. A diner, madame Doradour fit apporter une bouteille de frontignan, et, comme elle avait conserve en tout les vieilles coutumes, elle tendit son verre, avant de boire, pour inviter ses hotes a trinquer. Tout le monde imita son exemple, excepte Margot, qui ne savait trop quoi faire. Elle souleva pourtant aussi un peu son verre, esperant etre encouragee. Personne ne repondit a son geste craintif, et elle remit le verre devant elle sans avoir bu ce qu'il contenait.--C'est dommage que nous n'ayons pas un cinquieme, dit madame de Vercelles apres diner, nous ferions une bouillotte (on jouait alors la bouillotte a cinq). Margot, assise dans un coin, se garda bien de dire qu'elle savait y jouer, et sa marraine proposa un whist. Le souper venu, au dessert, on pria mademoiselle de Vercelles de chanter; la demoiselle se fit longtemps prier, puis elle entonna d'une voix fraiche et legere un petit refrain assez joyeux. Margot ne put s'empecher, en l'ecoutant, de soupirer, et de songer a la maison de son pere, ou c'etait elle qui chantait au dessert; lorsqu'il fut temps de se retirer, elle trouva, en entrant dans sa chambre, qu'on en avait enleve deux meubles qui etaient ceux qu'elle preferait, une grande bergere et une petite table en marqueterie sur laquelle elle posait son miroir pour se coiffer. Elle entr'ouvrit sa croisee en tremblant, pour regarder un instant la lumiere qui brillait ordinairement derriere les rideaux de Gaston: c'etait son adieu de tous les soirs; mais ce jour-la point de lumiere, Gaston avait ferme ses volets; elle se coucha la mort dans l'ame, et ne put dormir de la nuit. Quel motif amenait les deux etrangeres, et combien de temps durerait leur sejour? Voila ce que Margot ne pouvait savoir; mais il etait clair que leur presence se rattachait aux entretiens secrets de madame Doradour et de son fils. Il y avait la un mystere impossible a deviner, et, quel que fut ce mystere, Margot sentait qu'il devait detruire son bonheur. Elle avait d'abord suppose que ces dames etaient des parentes; mais on leur temoignait a la fois trop d'amitie et trop de politesse pour qu'il en fut ainsi. Madame Doradour, pendant la promenade, avait pris grand soin de faire remarquer a la mere jusqu'ou s'etendaient les murs du parc; elle lui avait parle a l'oreille des produits et de la valeur de sa terre; peut-etre s'agissait-il de vendre la Honville, et, dans ce cas, que deviendrait la famille de Margot? Un nouveau proprietaire conserverait-il les anciens fermiers? Mais, d'une autre part, quel motif pouvait avoir madame Doradour pour vendre une maison ou elle etait nee, ou son fils paraissait se plaire, lorsqu'elle jouissait d'une si grande fortune? Les etrangeres venaient de Paris, elles en parlaient a tout propos, et ne semblaient pas d'humeur a vivre aux champs. Madame de Vercelles avait fait entendre a souper qu'elle approchait souvent l'imperatrice, qu'elle l'accompagnait a la Malmaison, et qu'elle avait ses bonnes graces. Peut-etre etait-il question de demander de l'avancement pour Gaston, et il devenait alors naturel qu'on fit de grandes flatteries a une dame en credit. Telles etaient les conjectures de Margot; mais, quelque effort qu'elle put faire, son esprit n'en etait pas satisfait, et son coeur l'empechait de s'arreter a la seule supposition vraisemblable qui eut ete en meme temps la seule vraie. Deux domestiques avaient apporte a grand'peine une grosse caisse de bois dans l'appartement qu'occupait mademoiselle de Vercelles. Au moment ou Margot sortit de sa chambre, elle entendit le son d'un piano; c'etait la premiere fois de sa vie que de pareils accords frappaient ses oreilles; elle ne connaissait, en fait de musique, que les contredanses de son village. Elle s'arreta pleine d'admiration. Mademoiselle de Vercelles jouait une valse; elle s'interrompit pour chanter, et Margot s'approcha doucement de la porte, afin d'ecouter les paroles. Les paroles etaient italiennes. La douceur de cette langue inconnue parut encore plus extraordinaire a Margot que l'harmonie de l'instrument. Qu'etait-ce donc que cette belle demoiselle qui prononcait ainsi des mots mysterieux au milieu d'une si etrange melodie? Margot, vaincue par la curiosite, se baissa, essuya ses yeux, ou roulaient encore quelques larmes, et regarda par le trou de la serrure. Elle vit mademoiselle de Vercelles en deshabille, les bras nus, les cheveux en desordre, les levres entr'ouvertes et les yeux au ciel. Elle crut voir un ange; jamais rien de si charmant ne s'etait offert a ses regards. Elle s'eloigna a pas lents, eblouie et en meme temps consternee, sans pouvoir distinguer ce qui se passait en elle. Mais, tandis qu'elle descendait l'escalier, elle repeta plusieurs fois d'une voix emue: Sainte Vierge! la belle beaute! VII Il est singulier qu'aux choses de ce monde, ceux qui se trompent le mieux soient precisement ceux qui y sont interesses. A la contenance de Gaston pres de mademoiselle de Vercelles, le plus indifferent temoin aurait devine qu'il en etait amoureux. Cependant Margot ne le vit pas d'abord, ou plutot ne voulut pas le voir. Malgre le chagrin qu'elle en eprouvait, un sentiment inexprimable, et que bien des gens croiraient impossible, l'empecha longtemps de discerner la verite: je veux parler de cette admiration que mademoiselle de Vercelles lui avait inspiree. Mademoiselle de Vercelles etait grande, blonde, avenante. Elle faisait mieux que plaire; elle etait, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'une beaute consolante. Il y avait, en effet, dans son regard et dans son parler, un calme si singulier et si doux, qu'il n'etait pas possible de resister au plaisir que causait sa presence. Au bout de quelques jours, elle temoigna a Margot beaucoup d'amitie; elle lui fit meme les premieres avances. Elle lui enseigna quelques petits secrets de broderie et de tapisserie; elle lui prit le bras a la promenade, et lui fit chanter, en l'accompagnant au piano, les airs de son village. Margot fut d'autant plus touchee de ces marques de bienveillance qu'elle avait le coeur dechire. Il y avait pres de trois jours qu'elle vivait dans l'abandon le plus cruel, lorsque la jeune Parisienne s'approcha d'elle et lui adressa pour la premiere fois la parole. Margot tressaillit d'aise, de crainte et de surprise. Elle souffrait de se voir entierement oubliee par Gaston, et elle en soupconnait bien la cause. Elle trouva dans cette action de sa rivale je ne sais quel charme mele d'amertume; elle sentit d'abord avec joie qu'elle allait sortir de l'isolement ou elle venait de tomber tout a coup; elle fut en meme temps flattee de se voir distinguee par une si belle personne. Cette beaute, qui aurait du ne lui donner que de la jalousie, l'enchanta des le premier mot. Devenue peu a peu plus familiere, elle se prit de passion pour mademoiselle de Vercelles. Apres avoir admire son visage, elle admira sa demarche, son exquise simplicite, ses airs de tete et jusqu'au moindre ruban qu'elle portait. Elle ne la quittait presque pas des yeux, et elle l'ecoulait parler avec une attention extreme. Quand mademoiselle de Vercelles se mettait au piano, les regards de Margot etincelaient et semblaient dire a tout le monde: Voila ma bonne amie qui va jouer, car c'est ainsi qu'elle l'appelait, non sans eprouver interieurement un petit mouvement de vanite. Quand elles traversaient le village ensemble, les paysans se retournaient. Mademoiselle de Vercelles n'y prenait pas garde, mais Margot rougissait de plaisir. Presque tous les matins elle faisait, avant le dejeuner, une visite a sa bonne amie; elle l'aidait a sa toilette, la regardait laver ses belles mains blanches, l'ecoutait chanter dans son doux langage italien. Puis elle descendait au salon avec elle, fiere d'avoir retenu quelque ariette, qu'elle fredonnait dans l'escalier. Au milieu de tout cela, elle etait devoree de chagrin, et, des qu'elle etait seule, elle pleurait. Madame Doradour avait l'esprit trop leger pour s'apercevoir de quelque changement dans sa filleule.--Il me semble que tu es pale, lui disait-elle quelquefois; est-ce que tu n'as pas bien dormi? Puis, sans attendre de reponse, elle s'occupait d'autre chose. Gaston etait plus clairvoyant, et, quand il se donnait la peine d'y penser, il ne se meprenait pas sur la tristesse de Margot, mais il se disait que ce n'etait surement qu'un caprice d'enfant, un peu de jalousie naturelle aux femmes, et qui passerait avec le temps. Il faut observer que Margot avait toujours evite toute occasion de se trouver seule avec lui. La pensee d'un tete-a-tete la faisait fremir, et, du plus loin qu'elle le voyait, lorsqu'elle se promenait seule, elle se detournait, en sorte que les precautions qu'elle prenait pour cacher son amour paraissaient au jeune homme l'effet d'un caractere sauvage.--Singuliere petite fille! s'etait-il dit souvent en la voyant s'enfuir des qu'il faisait mine de l'approcher; et, pour se divertir de son trouble, il l'avait quelquefois abordee malgre elle. Margot baissait alors la tete, ne repondait que par monosyllabes, et se repliait, pour ainsi dire, sur elle-meme, comme une sensitive. Les journees s'ecoulaient dans une monotonie extreme; Gaston n'allait plus a la chasse, on jouait peu, on se promenait rarement; tout se passait en entretiens, et deux ou trois fois par jour madame Doradour avertissait Margot de se retirer, afin de ne pas gener la compagnie. La pauvre enfant ne faisait que descendre de sa chambre et y remonter. S'il lui arrivait d'entrer au salon mal a propos, elle voyait les deux meres echanger des signes, et tout le monde se taisait; lorsqu'on la rappelait, apres une longue conversation secrete, elle s'asseyait sans regarder personne, et l'inquietude qu'elle sentait ressemblait a ce qu'on eprouve en mer lorsqu'un orage s'annonce au loin et s'avance lentement au milieu d'un ciel calme. Elle passait un matin devant la porte de mademoiselle de Vercelles, lorsque celle-ci l'appela. Apres quelques mots indifferents, Margot remarqua au doigt de sa bonne amie une jolie bague. --Essayez-la, dit mademoiselle de Vercelles, et voyons un peu si elle vous irait. --Oh! mademoiselle, ma main n'est pas assez belle pour porter de pareils bijoux. --Laissez donc, cette bague vous va a merveille. Je vous en ferai cadeau le jour de mes noces. --Est-ce que vous allez vous marier? demanda Margot en tremblant. --Qui sait? repondit en riant mademoiselle de Vercelles; nous autres filles, nous sommes exposees tous les jours a ces choses-la. Je laisse a penser dans quel trouble ces paroles jeterent Margot; elle se les repeta cent fois jour et nuit, mais presque machinalement et sans oser y reflechir. Cependant, peu de temps apres, comme on apportait le cafe apres souper, Gaston lui en ayant presente une tasse, elle le repoussa doucement en lui disant:--Vous me donnerez cela le jour de vos noces. Le jeune homme sourit et parut un peu etonne; il ne repondit rien, mais madame Doradour fronca le sourcil et pria Margot avec humeur de se meler de ses affaires. Margot se le tint pour dit; ce qu'elle desirait et craignait tant de savoir lui sembla prouve par cette circonstance. Elle courut s'enfermer dans sa chambre; la elle posa son front dans ses mains et pleura amerement. Des qu'elle fut revenue a elle-meme, elle eut soin de tirer son verrou, afin que personne ne fut temoin de sa douleur. Ainsi enfermee, elle se sentit plus libre et commenca a demeler peu a peu ce qui se passait dans son ame. Malgre son extreme jeunesse et le fol amour qui l'occupait, Margot Avait beaucoup de bon sens. La premiere chose qu'elle sentit, ce fut l'impossibilite ou elle etait de lutter contre les evenements. Elle comprit que Gaston aimait mademoiselle de Vercelles, que les deux familles s'etaient accordees et que le mariage etait decide. Peut-etre le jour etait-il fixe deja; elle se souvenait d'avoir vu dans la bibliotheque un homme habille de noir qui ecrivait sur du papier timbre; c'etait probablement un notaire qui dressait le contrat. Mademoiselle de Vercelles etait riche, Gaston devait l'etre apres la mort de sa mere; que pouvait-elle contre des arrangements pris, si naturels, si justes? Elle s'attacha a cette pensee, et plus elle s'y appesantit, plus elle trouva l'obstacle invincible. Ne pouvant empecher ce mariage, elle crut que tout ce qui lui restait a faire etait de ne pas y assister. Elle tira de dessous son lit une petite malle qui lui appartenait, et elle la placa au milieu de la chambre, pour y mettre ses hardes, resolue a retourner chez ses parents; mais le courage lui manqua: au lieu d'ouvrir la malle, elle s'assit dessus et recommenca a pleurer. Elle resta ainsi pres d'une heure dans un etat vraiment pitoyable. Les motifs qui l'avaient d'abord frappee se troublaient dans son esprit; les larmes qui coulaient de ses yeux l'etourdissaient; elle secouait la tete comme pour s'en delivrer. Pendant qu'elle s'epuisait a chercher le parti qu'elle avait a prendre, elle ne s'etait pas apercue que sa bougie allait s'eteindre. Elle se trouva tout a coup dans les tenebres; elle se leva et ouvrit sa porte, afin de demander de la lumiere; mais il etait tard et tout le monde etait couche. Elle marchait neanmoins a tatons, ne croyant pas l'heure si avancee. Lorsqu'elle vit, en descendant, que l'escalier etait obscur, et qu'elle etait, pour ainsi dire, seule dans la maison, un mouvement de frayeur, naturel a son age, la saisit. Elle avait traverse un long corridor qui menait a sa chambre; elle s'arreta, n'osant revenir sur ses pas. Il arrive quelquefois qu'une circonstance, en apparence peu importante, change le cours de nos idees; l'obscurite, plus que toute autre chose, produit cet effet. L'escalier de la Honville etait, comme dans beaucoup de vieux batiments, construit dans une petite tourelle qu'il remplissait en entier, tournant en spirale autour d'une colonne de pierre. Margot, dans son hesitation, s'appuya sur cette colonne, dont le froid, joint a la peur et au chagrin, lui glaca le sang. Elle demeura quelque temps immobile; une pensee sinistre se presenta tout a coup a elle; la faiblesse qu'elle eprouvait lui donna l'idee de la mort, et, chose etrange, cette idee, qui ne dura qu'un instant et s'evanouit aussitot, lui rendit ses forces. Elle regagna sa chambre, et s'y enferma de nouveau jusqu'au jour. Des que le soleil fut leve, elle descendit dans le parc. Cette annee-la, l'automne etait superbe; les feuilles, deja jaunies, paraissaient comme dorees. Rien ne tombait encore des rameaux, et le vent calme et tiede semblait respecter les arbres de la Honville. On venait d'entrer dans cette saison ou les oiseaux font leurs dernieres amours. La pauvre Margot n'en etait pas si avancee; mais, a la chaleur bienfaisante du soleil, elle sentit sa peine s'adoucir. Elle commenca a songer a son pere, a sa famille, a sa religion; elle revint a son premier dessein, qui etait de s'eloigner et de se resigner. Bientot meme elle ne le jugea plus si indispensable qu'il lui avait semble la veille; elle se demanda quel mal elle avait fait pour meriter d'etre bannie des lieux ou elle avait passe ses plus heureux jours. Elle s'imagina qu'elle pouvait y rester, non sans souffrir, mais en souffrant moins que si elle partait. Elle s'enfonca dans les sombres allees, tantot marchant a pas lents, tantot de toutes ses forces; puis elle s'arretait et disait: Aimer, c'est une grande affaire; il faut avoir du courage pour aimer. Ce mot d'_aimer_, et la certitude que personne au monde ne se doutait de sa passion, la faisaient esperer malgre elle, quoi? elle l'ignorait, et par cela meme esperait plus facilement. Son secret cheri lui semblait un tresor cache dans son coeur; elle ne pouvait se resoudre a l'en arracher; elle se jurait de l'y conserver toujours, de le proteger contre tous, dut-il y rester enseveli. En depit de la raison, l'illusion reprenait le dessus, et, comme elle avait aime en enfant, apres s'etre desolee en enfant, elle se consolait de meme. Elle pensa aux cheveux blonds de Gaston, aux fenetres de la rue du Perche; elle essaya de se persuader que le mariage n'etait pas conclu, et qu'elle avait pu se tromper a ce qu'avait dit sa marraine. Elle se coucha au pied d'un arbre, et, brisee d'emotion et de fatigue, elle ne tarda pas a s'endormir. Il etait midi lorsqu'elle s'eveilla. Elle regarda autour d'elle, se souvenant a peine de ses chagrins. Un leger bruit qu'elle entendit a peu de distance lui fit tourner la tete. Elle vit venir a elle sous la charmille Gaston et mademoiselle de Vercelles; ils etaient seuls; et Margot, cachee par un taillis epais, ne pouvait etre apercue d'eux. Au milieu de l'allee, mademoiselle de Vercelles s'arreta et s'assit sur un banc; Gaston resta quelque temps debout devant elle, la regardant avec tendresse; puis il flechit le genou, l'entoura de ses bras, et lui donna un baiser. A ce spectacle, Margot se leva hors d'elle-meme; une douleur inexprimable la saisit, et, sans savoir ou elle allait, elle s'enfuit en courant vers la campagne. VIII Depuis que Pierrot avait echoue dans la grande entreprise qu'il avait formee d'etre pris pour domestique par Gaston, il etait devenu de jour en jour plus triste. Les consolations que Margot lui avait donnees l'avaient satisfait un moment; mais cette satisfaction n'avait pas dure plus longtemps que les provisions qu'il avait emportees dans ses poches. Plus il pensait a sa chere Margot, plus il sentait qu'il ne pouvait vivre loin d'elle, et, a dire vrai, la vie qu'il menait a la ferme n'etait pas faite pour le distraire, non plus que la compagnie avec laquelle il passait son temps; or, le jour meme du desespoir de notre heroine, il s'en allait revant le long de la riviere, chassant ses dindons devant lui, lorsqu'il vit, a une centaine de pas de distance, une femme qui courait a perdre haleine, et qui, apres avoir erre de cote et d'autre, disparut tout a coup au milieu des saules qui bordaient la rive. Cela le surprit et l'inquieta; il se mit a courir aussi pour tacher, d'atteindre cette femme, mais, en arrivant a l'endroit ou elle avait disparu, il la chercha en vain dans les champs environnants; il pensa qu'elle etait entree dans un moulin qui se trouvait dans le voisinage; toutefois il suivit le cours de l'eau avec un pressentiment de mauvais augure. L'Eure etait enflee ce jour-la par des pluies abondantes, et Pierrot, qui n'etait pas gai, trouvait les flots plus sinistres que de coutume. Il lui sembla bientot apercevoir quelque chose de blanc qui s'agitait dans les roseaux; il s'approcha, et, s'etant mis a plat ventre sur le rivage, il attira a lui un cadavre qui n'etait pas autre que Margot elle-meme: la malheureuse fille ne donnait plus aucun signe de vie; elle etait sans mouvement, froide comme le marbre, les yeux ouverts et immobiles. A cette vue, Pierrot poussa des cris qui firent sortir du moulin tous Ceux qui s'y trouvaient. Sa douleur fut si violente, qu'il eut d'abord l'idee de se jeter a l'eau a son tour et de mourir a cote du seul etre qu'il eut aime. Il fit cependant reflexion qu'on lui avait dit que les noyes pouvaient revenir a la vie s'ils etaient secourus a temps. Les paysans affirmerent, il est vrai, que Margot etait morte sans retour, mais il ne voulut pas les en croire, ni les laisser deposer le corps dans le moulin; il le chargea sur ses epaules, et, marchant aussi vite qu'il put, il le porta dans la masure qu'il habitait. Le ciel voulut que, dans sa route, il rencontrat le medecin du village, qui s'en allait a cheval faire ses visites aux environs: il l'arreta et l'obligea a entrer chez lui, afin d'examiner s'il restait quelque espoir. Le medecin fut du meme avis que les paysans; a peine eut-il vu le cadavre, qu'il s'ecria:--Elle est bien morte, et il n'y a plus qu'a l'enterrer; d'apres l'etat ou se trouve le corps, il doit avoir sejourne sous l'eau plus d'un quart d'heure. Sur quoi, le docteur sortit de la chaumiere, et se disposa a remonter a cheval, ajoutant qu'il fallait aller chez le maire faire la declaration voulue par la loi. Outre qu'il aimait passionnement Margot, Pierrot etait fort obstine; il savait tres bien qu'elle n'etait pas restee un quart d'heure dans la riviere, puisqu'il l'avait vue s'y jeter. Il courut apres le medecin et le supplia au nom du ciel de ne pas s'en aller avant d'etre bien sur que ses secours etaient inutiles.--Et quels secours veux-tu que je lui donne? s'ecria le medecin de mauvaise humeur. Je n'ai pas un seul des instruments qui me seraient indispensables. --Je les irai chercher chez vous, monsieur, repondit Pierrot; dites-moi seulement ce que c'est, et attendez-moi ici; je serai bientot revenu. Le medecin, presse de partir, se mordit les levres de la sottise qu'il venait de faire en parlant de ses instruments; bien qu'il fut convaincu que la mort etait reelle, il sentit qu'il ne pouvait se refuser a tenter quelque chose, sous peine de se faire tort dans le pays et de compromettre sa reputation.--Va donc et depeche-toi, dit-il a Pierrot; tu prendras une boite de fer-blanc que ma gouvernante te donnera; et tu me retrouveras ici; je vais, en attendant, envelopper le corps dans ces couvertures, et essayer des frictions. Tache, en meme temps, de trouver de la cendre que nous puissions faire chauffer; mais tout cela ne servira a rien qu'a perdre mon temps, ajouta-t-il en haussant les epaules et en frappant du pied; allons! entends-tu ce que je te dis? --Oui, monsieur, dit Pierrot, et pour aller plus vite, si monsieur veut, je vais prendre le cheval de monsieur. Et sans attendre la permission du docteur, il sauta sur le cheval et disparut. Un quart d'heure apres, il revint au galop avec deux gros sacs pleins de cendre, l'un devant, l'autre derriere lui.--Monsieur voit que je n'ai pas perdu de temps, dit-il en montrant le cheval qui n'en pouvait plus; je ne me suis pas amuse a causer, je n'ai dit un mot a personne; votre gouvernante etait sortie, et j'ai tout arrange moi-meme. --Que le diable t'emporte! pensa le docteur, voila mon cheval en bon etat pour la journee! et, tout en murmurant tout bas, il commenca a souffler, au moyen d'une vessie, dans la bouche de la pauvre Margot, pendant que Pierrot lui frottait les bras. Le feu s'alluma; quand la cendre fut chaude, ils la repandirent sur le lit de telle sorte que le corps y etait entierement enseveli. Le medecin versa alors quelques gouttes de liqueur sur les levres de Margot, puis il secoua la tete et tira sa montre.--J'en suis desole, dit-il d'un ton penetre, mais il ne faut pas que les morts fassent tort aux malades; on m'attend fort loin, et je m'en vais. --Si monsieur voulait rester encore une demi-heure, dit Pierrot, je lui donnerais bien un ecu. --Non, mon garcon, c'est impossible, et je ne veux pas de ton argent. --Le voila, l'ecu, repondit Pierrot en le mettant dans la main du medecin, sans avoir l'air de l'ecouter. C'etait toute la fortune du pauvre garcon; il venait de tirer de la paillasse de son lit toutes ses economies, et le docteur les prit, bien entendu. --Soit, dit-il, encore une demi-heure, mais apres cela je pars sans remission, car tu vois bien que tout est inutile. Au bout d'une demi-heure, Margot, toujours roide et glacee, n'avait pas donne le moindre signe de connaissance. Le medecin lui tata le pouls, puis, decide a en finir, il prit sa canne et son chapeau, et se dirigea vers son cheval. Pierrot, n'ayant plus d'argent, et voyant que les prieres ne serviraient de rien, suivit le medecin hors de la chaumiere, puis il se posta devant le cheval avec le meme air de tranquillite que le jour ou il avait arrete Gaston dans l'avenue. --Qu'est-ce a dire? demanda le docteur; veux-tu me faire coucher ici? --Nenni, monsieur, repondit Pierrot, mais il vous faut rester encore une demi-heure; ca reposera votre bidet. En parlant ainsi, il tenait a la main un echalas, et regardait de travers d'une facon si etrange, que le medecin rentra pour la troisieme fois dans la chaumiere; mais, cette fois, il ne se contraignit plus. --Maudit soit l'entete! s'ecria-t-il; ce garnement me fera perdre un louis avec ses six francs! --Mais, monsieur, repliqua Pierrot, puisqu'on dit qu'on en revient au bout de six heures. --Jamais; ou as-tu pris cela? il ne me manquerait plus que de passer six heures dans ton galetas! --Et vous les y passerez, les six heures, poursuivit Pierrot; ou bien vous me laisserez la boite, les tuyaux, et tout, sauf votre permission, et, quand je vous aurai vu travailler encore une couple d'heures, je saurai peut-etre bien m'en servir. Le medecin eut beau se mettre en fureur, il fallut ceder bon gre mal gre, et rester encore deux heures entieres. Ce temps expire, Pierrot, qui commencait a desesperer lui-meme, laissa sortir son prisonnier. Il resta seul alors, au chevet du lit, immobile, dans un morne abattement; il passa ainsi le reste du jour, sans bouger, les regards fixes sur Margot. La nuit venue, il se leva, et pensa qu'il etait temps d'aller prevenir le bonhomme Piedeleu de la mort de sa fille. Il sortit de la chaumiere, et ferma sa porte; en la fermant, il crut entendre une voix faible qui l'appelait; il tressaillit et courut au lit, mais rien ne remuait; il jugea qu'il s'etait trompe: c'en fut assez cependant de cet instant d'esperance pour qu'il ne put se decider a quitter la place. --J'irai aussi bien demain, se dit-il, et il se rassit au chevet. En regardant attentivement Margot, il crut remarquer tout a coup un changement sur son visage. Il lui semblait que, lorsqu'il avait voulu la quitter, elle avait les dents serrees, et maintenant ses levres etaient entr'ouvertes; il s'empara aussitot de l'instrument du docteur, et essaya de souffler comme lui dans la bouche de Margot, mais il ne savait comment s'y prendre; le tuyau ne s'adaptait pas bien a la vessie. Pierrot s'epuisait a souffler, et l'air se perdait; il versa quelques gouttes d'ammoniaque sur les levres de la malade, mais elles ne purent penetrer dans sa gorge; il eut de nouveau recours au tuyau; rien ne reussissait.--Quelles sottes machines, s'ecria-t-il enfin, lorsqu'il fut hors d'haleine; tout ca n'est rien et ne fait rien qui vaille. Il jeta l'instrument, s'inclina sur Margot, posa ses levres sur les siennes, et, dans un effort desespere, soufflant de toute la force de ses robustes poumons, il fit penetrer l'air vital dans la poitrine de la jeune fille; au meme instant, la cendre s'agita, deux bras mourants se souleverent, puis retomberent sur le coude Pierrot. Margot poussa un profond soupir, et s'ecria:--Je gele, je gele! --Non, tu ne geles pas, repondit Pierrot, tu es dans de la bonne cendre chaude. --Tu as raison; pourquoi m'a-t-on mise la? --Pour rien, Margot; pour te faire du bien. Comment te portes-tu a present? --Pas mal; je suis seulement bien lasse; aide-moi un peu a me lever. Le bonhomme Piedeleu et Madame Doradour, avertis par le medecin, entrerent dans la chaumiere au moment ou la noyee, a demi nue, nonchalamment penchee dans les bras de Pierrot, avalait une cuilleree d'eau de cerises. --Ah! ca, qu'est-ce que vous venez me chanter? s'ecria le bonhomme. Savez-vous bien que ca ne se fait pas, de venir dire aux gens que leur fille est morte! Il ne faudrait pas recommencer, mille tonnerres! Ca ne se passerait pas comme ca. Et il sauta au cou de sa fille.--Prenez garde, cher pere, dit celle-ci en souriant, ne me serrez pas trop fort: il n'y a pas encore bien longtemps que je ne suis plus morte. Je n'ai pas besoin de peindre la surprise, la joie de madame Doradour et de tous les parents de Margot, qui arriverent les uns apres les autres. Gaston et mademoiselle de Vercelles vinrent aussi, et madame Doradour ayant pris le bonhomme a part, il commenca a comprendre de quoi il s'agissait. Les conjectures qu'on avait faites trop tard, avaient aisement tout explique. Lorsque le bonhomme eut appris que l'amour etait la cause du desespoir de sa fille, et qu'elle avait failli payer de sa vie son sejour chez sa marraine, il se promena quelque temps de long en large.--Nous sommes quittes, dit-il enfin brusquement a madame Doradour. Je vous devais beaucoup, et je vous ai beaucoup paye. Il prit alors sa fille par la main et la mena dans un coin de la chaumiere.--Tiens, malheureuse, lui dit-il en lui montrant un drap prepare pour servir de linceul, prends ca, et si tu es une honnete fille, garde-le pour moi et ne t'avise plus de te noyer. Il s'approcha ensuite de Pierrot, et, lui donnant une bonne tape sur l'epaule: Parlez donc, monsieur, lui dit-il, qui soufflez si bien dans la bouche des filles. Est-ce qu'il ne faut pas qu'on te le rende, cet ecu que tu as donne au docteur? --Monsieur, s'il vous plait, repondit Pierrot, je veux bien qu'on me rende mon ecu, mais je ne veux pas davantage, entendez-vous? non pas par fierte, mais c'est qu'on a beau n'etre rien dans ce monde... --Va donc, beta! repliqua le bonhomme en lui donnant une seconde tape, va donc un peu soigner ta malade; ce gaillard-la lui a souffle dans la bouche, mais il ne l'a seulement pas embrassee. IX Dix ans s'etaient passes. Les victorieux desastres de 1814 couvraient la France de soldats. Enveloppe par l'Europe entiere, l'Empereur finissait comme il avait commence, et retrouvait en vain, au terme de sa carriere, les inspirations des campagnes d'Italie. Les divisions russes, en marche sur Paris par les rives de la Seine, venaient d'etre mises en deroute au combat de Nangis, ou dix mille etrangers avaient succombe; un officier, gravement blesse, avait quitte le corps d'armee commande par le general Gerard, et gagnait, par Etampes, la route de la Beauce. Il pouvait a peine Se tenir a cheval; epuise de fatigue, il frappa un soir a la porte d'une ferme de belle apparence, ou il demanda un gite pour la nuit. Apres lui avoir donne un bon souper, le fermier, qui n'avait pas plus de vingt-cinq ans, lui amena sa femme, jeune et jolie campagnarde a peu pres du meme age et deja mere de cinq enfants. En la voyant entrer, l'officier ne put retenir un cri de surprise, et la belle fermiere le salua d'un sourire. --Ne me trompe-je pas? dit l'officier; n'avez-vous pas ete demoiselle de compagnie aupres de madame Doradour, et ne vous appelez-vous pas Marguerite? --A votre service, repondit la fermiere, et c'est au colonel comte Gaston de la Honville que j'ai l'honneur de parler, si j'ai bonne memoire. Voici Pierre Blanchard, mon mari, a qui je dois d'etre encore au monde; embrassez mes enfants, monsieur le comte: c'est tout ce qui reste d'une famille qui a longtemps et fidelement servi la votre. --Est-ce possible? repondit l'officier; que sont donc devenus vos freres? --Ils sont restes a Champaubert et a Montmirail, dit la fermiere d'une voix emue, et, depuis six ans, notre pere les attendait. --Et moi aussi, poursuivit l'officier, j'ai perdu ma mere, et, par cette seule mort, j'ai perdu autant que vous. A ces mots, il essuya une larme. --Allons, Pierrot, ajouta-t-il gaiement en s'adressant au mari et en lui tendant son verre, buvons a la memoire des morts, mon ami, et a la sante de tes enfants! Il y a de rudes moments dans la vie; le tout est de savoir les passer. Le lendemain, en quittant la ferme, l'officier remercia ses hotes, et, au moment de remonter a cheval, il ne put s'empecher de dire a la fermiere: --Et vos amours d'autrefois, Margot, vous en souvient-il? --Ma foi, monsieur le comte, repondit Margot, ils sont restes dans la riviere. --Et avec la permission de monsieur, ajouta Pierrot, je n'irai pas les y repecher. FIN DE MARGOT. Toutes les Nouvelles contenues dans ce volume ont paru pour la premiere fois dans la _Revue des Deux Mondes_, du 1er aout 1837 au 1er octobre 1838. FIN DU TOME SIXIEME. * * * * * TABLE DU TOME SIXIEME. I. EMMELINE II. LES DEUX MAITRESSES III. FREDERIC ET BERNERETTE IV. LE FILS DU TITIEN V. MARGOT * * * * * End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Sixieme), by Alfred De Musset *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OUVRES DE ALFRED DE MUSSET *** ***** This file should be named 13231.txt or 13231.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/2/3/13231/ Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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