Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Contes d'une grand-mere, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Contes d'une grand-mere Author: George Sand Release Date: May 14, 2004 [EBook #12338] [Date last updated: September 20, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES D'UNE GRAND-MERE *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. CONTS D'UNE GRAND'MERE LE CHENE PARLANT LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE L'ORGUE DU TITAN CE QUE DISENT LES FLEURS LE MARTEAU ROUGE LA FEE POUSSIERE LE GNOME DES HUITRES LA FEE AUX GROS YEUX PAR GEORGE SAND 1876 CONTES D'UNE GRAND'MERE * * * * * LE CHENE PARLANT A MADEMOISELLE BLANCHE AMIC Il y avait autrefois en la foret de Cernas un gros vieux chene qui pouvait bien avoir cinq cents ans. La foudre l'avait frappe plusieurs fois, et il avait du se faire une tete nouvelle, un peu ecrasee, mais epaisse et verdoyante. Longtemps ce chene avait eu une mauvaise reputation. Les plus vieilles gens du village voisin disaient encore que, dans leur jeunesse, ce chene parlait et menacait ceux qui voulaient se reposer sous son ombrage. Ils racontaient que deux voyageurs, y cherchant un abri, avaient ete foudroyes. L'un d'eux etait mort sur le coup; l'autre s'etait eloigne a temps et n'avait ete qu'etourdi, parce qu'il avait ete averti par une voix qui lui criait: --Va-t'en vite! L'histoire etait si ancienne qu'on n'y croyait plus guere, et, bien que cet arbre portat encore le nom de _chene parlant_, les patours s'en approchaient sans trop de crainte. Pourtant le moment vint ou il fut plus que jamais repute sorcier apres l'aventure d'Emmi. Emmi etait un pauvre petit gardeur de cochons, orphelin et tres-malheureux, non-seulement parce qu'il etait mal loge, mal nourri et mal vetu, mais encore parce qu'il detestait les betes que la misere le forcait a soigner. Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus fins qu'ils n'en ont l'air, sentaient bien qu'il n'etait pas le maitre avec eux. Il s'en allait des le matin, les conduisant a la glandee, dans la foret. Le soir, il les ramenait a la ferme, et c'etait pitie de le voir, couvert de mechants haillons, la tete nue, ses cheveux herisses par le vent, sa pauvre petite figure pale, maigre, terreuse, l'air triste, effraye, souffrant, chassant devant lui ce troupeau de betes criardes, au regard oblique, a la tete baissee, toujours menacante. A le voir ainsi courir a leur suite sur les sombres bruyeres, dans la vapeur rouge du premier crepuscule, on eut dit d'un follet des landes chasse par une rafale. Il eut pourtant ete aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s'il eut ete soigne, propre, heureux comme vous autres, mes chers enfants qui me lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et c'est tout au plus s'il savait parler assez pour demander le necessaire, et, comme il etait craintif, il ne le demandait pas toujours, c'etait tant pis pour lui si on l'oubliait. Un soir, les pourceaux rentrerent tout seuls a l'etable, et le porcher ne parut pas a l'heure du souper. On n'y fit attention que quand la soupe aux raves fut mangee, et la fermiere envoya un de ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire qu'Emmi n'etait ni a l'etable, ni dans le grenier, ou il couchait sur la paille. On pensa qu'il etait alle voir sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans plus songer a lui. Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s'etonna d'apprendre qu'Emmi n'avait point passe la nuit chez elle. Il n'avait pas reparu au village depuis la veille. On s'enquit de lui aux alentours, personne ne l'avait vu. On le chercha en vain dans la foret. On pensa que les sangliers et les loups l'avaient mange. Pourtant on ne retrouva ni sa sarclette--sorte de houlette a manche court dont se servent les porchers,--ni aucune loque de son pauvre vetement; on en conclut qu'il avait quitte le pays pour vivre en vagabond, et le fermier dit que ce n'etait pas un grand dommage, que l'enfant n'etait bon a rien, n'aimant pas ses betes et n'ayant pas su s'en faire aimer. Un nouveau porcher fut loue pour le reste de l'annee, mais la disparition d'Emmi effrayait tous les gars du pays; la derniere fois qu'on l'avait vu, il allait du cote du chene parlant, et c'etait la sans doute qu'il lui etait arrive malheur. Le nouveau porcher eut bien soin de n'y jamais conduire son troupeau et les autres enfants se garderent d'aller jouer de ce cote-la. Vous me demandez ce qu'Emmi etait devenu. Patience, je vais vous le dire. La derniere fois qu'il etait alle a la foret avec ses betes, il avait avise a quelque distance du gros chene une touffe de favasses en fleurs. La favasse ou feverole, c'est cette jolie papilionacee a grappes roses que vous connaissez, la gesse tubereuse; les tubercules sont gros comme une noisette, un peu apres quoique sucres. Les enfants pauvres en sont friands; c'est une nourriture qui ne coute rien et que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls a leur disputer. Quand on parle des anciens anachoretes vivant de _racines_, on peut etre certain que le mets le plus recherche de leur austere cuisine etait, dans nos pays du centre, le tubercule de cette gesse. Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore etre bonnes a manger, car on n'etait qu'au commencement de l'automne, mais il voulait marquer l'endroit pour venir fouiller la terre quand la tige et la fleur seraient dessechees. Il fut suivi par un jeune porc qui se mit a fouiller et qui menacait de tout detruire, lorsque Emmi, impatiente de voir le ravage inutile de cette bete vorace, lui allongea un coup de sa sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette etait fraichement repasse et coupa legerement le nez du porc, qui jeta un cri d'alarme. Vous savez comme ces animaux se soutiennent entre eux, et comme certains de leurs appels de detresse les mettent tous en fureur contre l'ennemi commun; d'ailleurs, ils en voulaient depuis longtemps a Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses ni compliments. Ils se rassemblerent en criant a qui mieux mieux et l'entourerent pour le devorer. Le pauvre enfant prit la fuite, ils le poursuivirent; ces betes ont, vous le savez, l'allure effroyablement prompte; il n'eut que le temps d'atteindre le gros chene, d'en escalader les asperites et de se refugier dans les branches. Le farouche troupeau resta au pied, hurlant, menacant, essayant de fouir pour abattre l'arbre. Mais le chene parlant avait de formidables racines qui se moquaient bien d'un troupeau de cochons. Les assaillants ne renoncerent pourtant a leur entreprise qu'apres le coucher du soleil. Alors, ils se deciderent a regagner la ferme, et le petit Emmi, certain qu'ils le devoreraient s'il y allait avec eux, resolut de n'y retourner jamais. Il savait bien que le chene passait pour etre un arbre enchante, mais il avait trop a se plaindre des vivants pour craindre beaucoup les esprits. Il n'avait vecu que de misere et de coups; sa tante etait tres-dure pour lui: elle l'obligeait a garder les porcs, lui qui en avait toujours eu horreur. Il etait ne comme cela, elle lui en faisait un crime, et, quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre avec elle, elle le recevait, comme on dit, avec une volee de bois vert. Il la craignait donc beaucoup, et tout son desir eut ete de garder les moutons dans une autre ferme ou les gens eussent ete moins avares et moins mauvais pour lui. Dans le premier moment apres le depart des pourceaux, il ne sentit que le plaisir d'etre debarrasse de leurs cris farouches et de leurs menaces, et il resolut de passer la nuit ou il etait. Il avait encore du pain dans son sac de toile bise, car, durant le siege qu'il avait soutenu, il n'avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitie, reservant le reste pour son dejeuner; apres cela, a la grace de Dieu! Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guere. Il etait malingre, souvent fievreux, et revait plutot qu'il ne se reposait l'esprit durant son sommeil. Il s'installa du mieux qu'il put entre deux maitresses branches garnies de mousse, et il eut grande envie de dormir; mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grincer les branches l'effraya, et il se mit a songer aux mauvais esprits, tant et si bien qu'il s'imagina entendre une voix grele et fachee qui lui disait a plusieurs reprises: --Va-t'en, va-t'en d'ici! D'abord Emmi, tremblant et la gorge serree, ne songea point a repondre; mais, comme, en meme temps que le vent s'apaisait, la voix du chene s'adoucissait et semblait lui murmurer a l'oreille d'un ton maternel et caressant: "Va-t'en, Emmi, va-t'en!" Emmi se sentit le courage de repondre: --Chene, mon beau chene, ne me renvoie pas. Si je descends, les loups qui courent la nuit me mangeront. --Va, Emmi, va! reprit la voix encore plus radoucie. --Mon bon chene parlant, reprit aussi Emmi d'un ton suppliant, ne m'envoie pas avec les loups. Tu m'as sauve des porcs, tu as ete doux pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre enfant malheureux, et je ne puis ni ne voudrais te faire aucun mal: garde-moi cette nuit; si tu l'ordonnes, je m'en irai demain matin. La voix ne repliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles. Emmi en conclut qu'il lui etait permis de rester, ou bien qu'il avait reve les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit et, chose etrange, il ne reva plus et ne fit plus qu'un somme jusqu'au jour. Il descendit alors et secoua la rosee qui penetrait son pauvre vetement. --Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai a ma tante que mes porcs ont voulu me manger, que j'ai ete oblige de coucher sur un arbre, et elle me permettra d'aller chercher une autre condition. Il mangea le reste de son pain; mais, au moment de se remettre en route, il voulut remercier le chene qui l'avait protege le jour et la nuit. --Adieu et merci, mon bon chene, dit-il en baisant l'ecorce, je n'aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te remercier encore. Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumiere de sa tante, lorsqu'il entendit parler derriere le mur du jardin de la ferme. --Avec tout ca, disait un des gars, notre porcher n'est pas revenu, on ne l'a pas vu chez sa tante, et il a abandonne son troupeau. C'est un sans-coeur et un paresseux a qui je donnerai une jolie roulee de coups de sabot, pour le punir de me faire mener ses betes aux champs aujourd'hui a sa place. --Qu'est-ce que ca te fait, de mener les porcs? dit l'autre gars. --C'est une honte a mon age, reprit le premier: cela convient a un enfant de dix ans, comme le petit Emmi; mais, quand on en a douze, on a droit a garder les vaches ou tout au moins les veaux. Les deux gars furent interrompus par leur pere. --Allons vite, dit-il, a l'ouvrage! Quant a ce porcher de malheur, si les loups l'ont mange, c'est tant pis pour lui; mais, si je le retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller pleurer chez sa tante, elle est decidee a le faire coucher avec les cochons pour lui apprendre a faire le fier et le degoute. Emmi, epouvante de cette menace, se le tint pour dit. Il se cacha dans une meule de ble, ou il passa la journee. Vers le soir, une chevre qui rentrait a l'etable, et qui s'attardait a lecher je ne sais quelle herbe, lui permit de la traire. Quand il eut rempli et avale deux ou trois fois le contenu de sa sebile de bois, il se renfonca dans les gerbes jusqu'a la nuit. Quand il fit tout a fait sombre et que tout le monde fut couche, il se glissa jusqu'a son grenier et y prit diverses choses qui lui appartenaient, quelques ecus gagnes par lui que le fermier lui avait remis la veille et dont sa tante n'avait pas encore eu le temps de le depouiller, une peau de chevre et une peau de mouton dont il se servait l'hiver, un couteau neuf, un petit pot de terre, un peu de linge fort dechire. Il mit le tout dans son sac, descendit dans la cour, escalada la barriere et s'en alla a petits pas pour ne pas faire de bruit; mais, comme il passait pres de l'etable a porcs, ces maudites betes le sentirent ou l'entendirent et se prirent a crier avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, reveilles dans leur premier sommeil, ne se missent a ses trousses, prit sa course et ne s'arreta qu'au pied du chene parlant. --Me voila revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi de passer encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux! Le chene ne repondit pas. Le temps etait calme, pas une feuille ne bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent. Tout charge qu'il etait, il se hissa adroitement jusqu'a la grosse enfourchure ou il avait passe la nuit precedente, et il y dormit parfaitement bien. Le jour venu, il se mit en quete d'un endroit convenable pour cacher son argent et son bagage, car il n'etait encore decide a rien sur les moyens de s'eloigner du pays sans etre vu et ramene de force a la ferme. Il grimpa au-dessus de la place ou il se trouvait. Il decouvrit alors dans le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la foudre depuis bien longtemps, car le bois avait forme tout autour un gros bourrelet d'ecorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la cendre et de menus eclats de bois haches par le tonnerre. --Vraiment, se dit l'enfant, voila un lit tres-doux et tres-chaud ou je dormirai sans risque de tomber en revant. Il n'est pas grand, mais il l'est assez pour moi. Voyons pourtant s'il n'est pas habite par quelque mechante bete. Il fureta tout l'interieur de ce refuge, et vit qu'il etait perce par en haut, ce qui devait amener un peu d'humidite dans les temps de pluie. Il se dit qu'il etait bien facile de boucher ce trou avec de la mousse. Une chouette avait fait son nid dans le conduit. --Je ne te derangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai la communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous. Quand il eut prepare son nid pour la nuit suivante et installe son bagage en surete, il s'assit dans son trou, les jambes dehors appuyees sur une branche, et se mit a songer vaguement a la possibilite de vivre dans un arbre; mais il eut souhaite que cet arbre fut au coeur de la foret au lieu d'etre aupres de la lisiere, expose aux regards des bergers et porchers qui y amenaient leurs troupeaux. Il ne pouvait prevoir que, par suite de sa disparition, l'arbre deviendrait un objet de crainte, et que personne n'en approcherait plus. La faim commencait a se faire sentir, et, bien qu'il fut tres-petit mangeur, il se ressentait bien de n'avoir rien pris de solide la veille. Irait-il deterrer les favasses encore vertes qu'il avait remarquees a quelques pas de la? ou irait-il jusqu'aux chataigniers qui poussaient plus avant dans la foret? Comme il se preparait a descendre, il vit que la branche sur laquelle reposaient ses pieds n'appartenait pas a son chene. C'etait celle d'un arbre voisin qui entre-croisait ses belles et fortes ramures avec celles du chene parlant. Emmi se hasarda sur cette branche et gagna le chene voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin un autre arbre facile a atteindre. Emmi, leger comme un ecureuil, s'aventura ainsi d'arbre en arbre jusqu'aux chataigniers ou il fit une bonne recolte. Les chataignes etaient encore petites et pas tres-mures; mais il n'y regardait pas de bien pres, et il mit comme qui dirait pied a terre pour les faire cuire dans un endroit bien desert et bien cache ou les charbonniers avaient fait autrefois une fournee. Le rond marque par le feu etait entoure de jeunes arbres qui avaient repousse depuis: il y avait beaucoup de menus dechets a demi brules. Emmi n'eut pas de peine a en faire un tas et a y mettre le feu au moyen d'un caillou qu'il battit du dos de son couteau, et il recueillit l'etincelle avec des feuilles seches, tout en se promettant de faire provision d'amadou sur les arbres decrepits, qui ne manquaient pas dans la foret. L'eau d'une rigole lui permit de faire cuire ses chataignes dans son petit pot de terre, a couvercle perce, destine a cet usage. C'est un meuble dont en ce pays-la tout patour est nanti. Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir a la ferme, a cause de la grande distance ou il devait mener ses betes, etait donc habitue a se nourrir lui-meme, et il ne fut pas embarrasse de cueillir son dessert de framboises et de mures sauvages sur les buissons de la petite clairiere. --Voila, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle a manger trouvees. Et il se mit a nettoyer le cours du filet d'eau qu'il avait a sa portee. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries, creusa un petit reservoir, debarrassa un petit saut que l'eau faisait dans la glaise et l'epura avec du sable et des cailloux. Cet ouvrage l'occupa jusque vers le coucher du soleil. Il ramassa son pot et sa houlette, et, remontant sur les branches dont il avait eprouve la solidite, il retrouva son chemin d'ecureuil, grimpant et sautant d'arbre en arbre jusqu'a son chene. Il rapportait une epaisse brassee de fougere et de mousse bien seche dont il fit son lit dans le trou deja nettoye. Il entendit bien la chouette sa voisine qui s'inquietait et grognait au-dessus de sa tete. --Ou elle delogera, pensa-t-il, ou elle s'y habituera. Le bon chene ne lui appartient pas plus qu'a moi. Habitue a vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas. Etre debarrasse de la compagnie des pourceaux fut meme pour lui une source de bonheur pendant plusieurs jours. Il s'accoutuma a entendre hurler les loups. Il savait qu'ils restaient au coeur de la foret et n'approchaient guere de la region ou il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus, les comperes ne s'en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit a connaitre leurs habitudes. En pleine foret, il n'en rencontrait jamais dans les journees claires. Ils n'avaient de hardiesse que dans les temps de brouillard, et encore cette hardiesse n'etait-elle pas grande. Ils suivaient quelquefois Emmi a distance, mais il lui suffisait de se retourner et d'imiter le bruit d'un fusil qu'on arme en frappant son couteau contre le fer de sa sarclette pour les mettre en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne les voyait jamais; ce sont des animaux mysterieux qui n'attaquent jamais les premiers. Quand il vit approcher l'epoque de la cueillette des chataignes, il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux a peu de distance de son chene; mais les rats et les mulots les lui disputerent si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, ou elles se conserverent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de quoi se nourrir. La lande etant devenue absolument deserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultives et y deterrer des pommes de terre et des raves; mais c'etait voler et la chose lui repugnait. Il amassa quantite de favasses dans les jacheres et fit des lacets pour prendre des alouettes en ramassant deca et dela des crins laisses aux buissons par les chevaux au paturage. Les patours savent tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de flocons de laine sur les epines des clotures pour se faire une espece d'oreiller; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et apprit tout seul a filer. Il se fit des aiguilles a tricoter avec du fil de fer qu'il trouva a une barriere mal raccommodee, qu'on repara encore et qu'il depouilla de nouveau pour fabriquer des collets a prendre les lapins. Il reussit donc a se faire des bas et a manger de la viande. Il devint un chasseur des plus habiles; epiant jour et nuit toutes les habitudes du gibier, initie a tous les mysteres de la lande et de la foret, il tendit ses pieges a coup sur et se trouva dans l'abondance. Il eut meme du pain a discretion, grace a une vieille mendiante idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chene et y deposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tete couverte de sa peau de chevre, et lui donnait une piece de gibier en echange d'une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obeissance dont elle n'avait du reste point a se repentir. Ainsi se passa l'hiver, qui fut tres-doux, et l'ete suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien; mais il remarqua que le chene parlant, ayant ete ecime longtemps auparavant et s'etant refait une cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui s'attaquait a des arbres plus eleves et de forme conique. Il finit par dormir aux roulements et aux eclats du tonnerre sans plus de souci que la chouette sa voisine. Dans cette solitude, Emmi, absorbe par le soin incessant d'assurer sa vie et de preserver sa liberte, n'eut pas le temps de connaitre l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu'il avait plus de mal a se donner pour vivre seul que s'il fut reste a la ferme. Il acquerait aussi plus d'intelligence, de courage et de prevision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut reglee a souhait et qu'elle exigea moins de temps et de souci, il commenca a reflechir et a sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux depens de la foret sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables? Il s'etait pris d'une espece d'amitie pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cedait son pain en echange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Comme elle n'avait pas de memoire, ne parlait presque pas et ne racontait par consequent a personne ses entrevues avec lui, il etait arrive a se montrer a elle a visage decouvert, et elle ne le craignait plus. Ses rires hebetes laissaient deviner une expression de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s'etonnait lui-meme de partager ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la presence d'une creature humaine, si degradee qu'elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s'est condamne a vivre seul. Un jour qu'elle lui semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander ou elle demeurait. Elle cessa tout a coup de rire, et lui dit d'une voix nette et d'un ton serieux: --Veux-tu venir avec moi, petit? --Ou? --Dans ma maison; si tu veux etre mon fils, je te rendrai riche et heureux. Emmi s'etonna beaucoup d'entendre parler distinctement et raisonnablement la vieille Catiche. La curiosite lui donnait quelque envie de la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus de sa tete, et il entendit la voix du chene lui dire: --N'y va pas! --Bonsoir et bon voyage, dit-il a la vieille; mon arbre ne veut pas que je le quitte. --Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutot c'est toi qui es une bete de croire a la parole des arbres. --Vous croyez que les arbres ne parlent pas? Vous vous trompez bien! --Tous les arbres parlent quand le vent se met apres eux, mais ils ne savent pas ce qu'ils disent; c'est comme s'ils ne disaient rien. Emmi fut fache de cette explication positive d'un fait merveilleux. Il repondit a Catiche: --C'est vous qui radotez, la vieille. Si tous les arbres font comme vous, mon chene du moins sait ce qu'il veut et ce qu'il dit. La vieille haussa les epaules, ramassa sa besace et s'eloigna en reprenant son rire d'idiote. Emmi se demanda si elle jouait un role ou si elle avait des moments lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d'arbre en arbre sans qu'elle s'en apercut. Elle n'allait pas vite et marchait le dos courbe, la tete en avant, la bouche entr'ouverte, l'oeil fixe droit devant elle; mais cet air extenue ne l'empechait pas d'avancer toujours sans se presser ni se ralentir, et elle traversa ainsi la foret pendant trois bonnes heures de marche, jusqu'a un pauvre hameau perche sur une colline derriere laquelle d'autres bois s'etendaient a perte de vue. Emmi la vit entrer dans une mechante cahute isolee des autres habitations, qui, pour paraitre moins miserables, n'en etaient pas moins un assemblage de quelques douzaines de taudis. Il n'osa pas s'aventurer plus loin que les derniers arbres de la foret et revint sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche avait un _chez elle_, il etait plus pauvre et plus laid que le trou de l'arbre parlant. Il regagna son logis du grand chene et n'y arriva que vers le soir, harasse de fatigue, mais content de se retrouver chez lui. Il avait gagne a ce voyage de connaitre l'etendue de la foret et la proximite d'un village; mais ce village paraissait bien plus mal partage que celui de Cernas, ou Emmi avait ete eleve. C'etait tout pays de landes sans trace de culture, et les rares bestiaux qu'il avait vus paitre autour des maisons n'avaient que la peau sur les os. Au dela, il n'avait apercu que les sombres horizons des forets. Ce n'est donc pas de ce cote-la qu'il pouvait songer a trouver une condition meilleure que la sienne. Au bout de la semaine, la Catiche arriva a l'heure ordinaire. Elle revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante pour voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonte de lui repondre comme la derniere fois. Elle repondit tres-nettement: --La grand'Nanette est remariee, et, si tu retournes chez elle, elle tachera de te faire mourir pour se debarrasser de toi. --Parlez-vous raisonnablement? dit Emmi; et me dites-vous la verite? --Je te dis la verite. Tu n'as plus qu'a te rendre a ton maitre pour vivre avec les cochons, ou a chercher ton pain avec moi, ce qui te vaudrait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas toujours vivre dans la foret. Elle est vendue, et sans doute on va abattre les vieux arbres. Ton chene y passera comme les autres. Crois-moi, petit. On ne peut vivre nulle part sans gagner de l'argent. Viens avec moi, tu m'aideras a en gagner beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai celui que j'ai. Emmi etait si etonne d'entendre causer et raisonner l'idiote, qu'il regarda son arbre et preta l'oreille comme s'il lui demandait conseil. --Laisse donc cette vieille buche tranquille, reprit la Catiche. Ne sois pas si sot et viens avec moi. Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la vieille, qui, chemin faisant, lui revela son secret. "--Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre comme toi et orpheline. J'ai ete elevee dans la misere et les coups. J'ai garde aussi les cochons, et, comme toi, j'en avais peur. Comme toi, je me suis sauvee; mais, en traversant une riviere sur un vieux pont decrepit, je suis tombee a l'eau d'ou on m'a retiree comme morte. Un bon medecin chez qui on m'a portee m'a fait revenir a la vie; mais j'etais idiote, sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m'a gardee par charite, et, comme il n'etait pas riche, le cure de l'endroit a fait des quetes pour moi, et les dames m'ont apporte des habits, du vin, des douceurs, tout ce qu'il me fallait. Je commencais a me porter mieux, j'etais si bien soignee! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin sucre, j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'etais comme une princesse, et le medecin etait content. Il disait: "--La voila qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les mots pour parler. Dans deux ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et gagner honnetement sa vie. "Et toutes les belles dames se disputaient a qui me prendrait chez elle. "Je ne fus donc pas embarrassee pour trouver une place aussitot que je fus guerie; mais je n'avais pas le gout du travail, et on ne fut pas content de moi. J'aurais voulu etre fille de chambre, mais je ne savais ni coudre ni coiffer; on me faisait tirer de l'eau au puits et plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit, croyant etre mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre et de paresseuse. Mon vieux medecin etait mort. On me chassa de maison en maison, et, apres avoir ete l'enfant cheri de tout le monde, je dus quitter le pays comme j'y etais venue, en mendiant mon pain; mais j'etais plus miserable qu'auparavant. J'avais pris le gout d'etre heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais a peine de quoi manger. On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me disait: "--Va travailler, grande faineante! c'est une honte a ton age de courir les chemins quand on peut epierrer les champs a six sous par jour. "Alors, je fis la boiteuse pour donner a croire que je ne pouvais pas travailler; on trouva que j'etais encore trop forte pour ne rien faire, et je dus me rappeler le temps ou tout le monde avait pitie de moi, parce que j'etais idiote. Je sus retrouver l'air que j'avais dans ce temps-la, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencerent a pleuvoir dans ma besace. C'est comme cela que je cours depuis une quarantaine d'annees, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d'argent me donnent du fromage, des fruits et du pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que j'ai de trop pour moi, j'eleve des poulets que j'envoie au marche et qui me rapportent gros. J'ai une bonne maison dans un village ou je vais te conduire. Le pays est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous mendiants et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournee dans un endroit ou les autres sont convenus de ne pas aller ce jour-la. Comme ca, chacun fait ses affaires comme il veut; mais personne ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que personne a paraitre incapable de gagner ma vie." --Le fait est, repondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue capable de parler comme vous faites. --Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m'attraper et m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffe en loup-garou, pour avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je le reconnaissais bien et je me disais: "Voila un pauvre gars qui viendra quelque jour a _Oursines-les-Bois_, et qui sera bien content de manger ma soupe." En devisant ainsi, Emmi et la Galiche arriverent a Oursines-les-Bois; c'etait le nom de l'endroit ou demeurait la fausse idiote et qu'Emmi avait deja vu. Il n'y avait pas une ame dans ce triste hameau. Les animaux paissaient ca et la, sans etre gardes, sur une lande fertile en chardons, qui etait toute la propriete communale des habitants. Une malproprete revoltante dans les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur infecte s'exhalant de toutes les maisons, du linge dechire sechant sur des buissons souilles par la volaille, des toits de chaume pourri, ou poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de pauvrete simulee ou volontaire, c'etait de quoi soulever de degout le coeur d'Emmi, habitue aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la foret. Il suivit pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de terre battue, plus semblable a une etable a porcs qu'a une habitation. L'interieur etait tout different: les murs etaient garnis de paillassons, et le lit avait matelas et couvertures de bonne laine. Une quantite de provisions de toute sorte: ble, lard, legumes et fruits, tonnes de vin et meme bouteilles cachetees. Il y avait de tout, et, dans l'arriere-cour, l'epinette etait remplie de grasses volailles et de canards gorges de pain et de son. --Tu vois, dit la Catiche a Emmi, que je suis autrement riche que ta tante; elle me fait l'aumone toutes les semaines, et, si je voulais, je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu voir mes armoires? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te faire manger un souper comme tu n'en as goute de ta vie. En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille alluma le feu et tira de sa besace une tete de chevre, qu'elle fricassa avec des rogatons de toute sorte et ou elle n'epargna ni le sel, ni le beurre rance, ni les legumes avaries, produit de la derniere tournee. Elle en fit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea avec plus d'etonnement que de plaisir et qu'elle le forca d'arroser d'une demi-bouteille de vin bleu. Il n'avait jamais bu de vin, il ne le trouva pas bon, mais il but quand meme, et, pour lui donner l'exemple, la vieille avala une bouteille entiere, se grisa et devint tout a fait expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que mendier et alla jusqu'a lui montrer sa bourse, qu'elle enterrait sous une pierre du foyer et qui contenait des pieces d'or a toutes les effigies du siecle. Il y en avait bien pour deux mille francs. Emmi, qui ne savait pas compter, n'apprecia pas autant qu'elle l'eut voulu l'opulence de la mendiante. Quand elle lui eut tout montre: --A present, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras plus me quitter. J'ai besoin d'un gars, et, si tu veux etre a mon service, je te ferai mon heritier. --Merci, repondit l'enfant; je ne veux pas mendier. --Eh bien, soit, tu voleras pour moi. Emmi eut envie de se facher, mais la vieille avait parle de le conduire le lendemain a Mauvert, ou se tenait une grande foire, et, comme il avait envie de voir du pays et de connaitre les endroits ou on peut gagner sa vie honnetement, il repondit sans montrer de colere: --Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris. --Tu mens, reprit Catiche, tu voles tres-habilement a la foret de Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que ces choses-la n'appartiennent a personne? Ne sais-tu pas que celui qui ne travaille pas ne peut vivre qu'aux depens d'autrui? Il y a longtemps que cette foret est quasi abandonnee. Le proprietaire etait un vieux riche qui ne s'occupait plus de rien et ne la faisait pas seulement garder. A present qu'il est mort, tout ca va changer et tu auras beau te cacher comme un rat dans des trous d'arbres, on te mettra la main sur le collet et on te conduira en prison. --Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m'enseigner a voler pour vous? --Parce que, quand on sait, on n'est jamais pris. Tu reflechiras, il se fait tard, et il faut nous lever demain avec le jour pour aller a la foire. Je vais t'arranger un lit sur mon coffre, un bon lit avec une _couette_ et une couverture. Pour la premiere fois de ta vie, tu dormiras comme un prince. Emmi n'osa resister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus l'idiote, elle avait quelque chose d'effrayant dans le regard et dans la voix. Il se coucha et s'etonna d'abord de se trouver si bien; mais, au bout d'un instant, il s'etonna de se trouver si mal. Ce gros coussin de plumes l'etouffait, la couverture, le manque d'air libre, la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait bu, lui donnaient la fievre. Il se leva tout effare en disant qu'il voulait dormir dehors, et qu'il mourrait s'il lui fallait passer la nuit enferme. La Catiche ronflait, et la porte etait barricadee. Emmi se resigna a dormir etendu sur la table, regrettant fort son lit de mousse dans le chene. Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d'oeufs et six poules a vendre, en lui ordonnant de la suivre a distance et de n'avoir pas l'air de la connaitre. --Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus rien. Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant de livrer sa marchandise, tout en ajoutant qu'elle ne le perdrait pas de vue, et que, s'il ne lui rapportait pas fidelement l'argent, elle saurait bien le forcer a le lui rendre. --Si vous vous defiez de moi, repondit Emmi offense, portez votre marchandise vous-meme et laissez-moi m'en aller. --N'essaye pas de fuir, dit la vieille, je saurai te retrouver n'importe ou; ne replique pas et obeis. Il la suivit a distance comme elle l'exigeait, et vit bientot le chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres. C'etaient les habitants d'Oursines, qui, ce jour-la, allaient tous ensemble se faire guerir a une fontaine miraculeuse. Tous etaient estropies ou couverts de plaies hideuses. Tous sortaient de la fontaine sains et allegres. Le miracle n'etait pas difficile a expliquer, tous leurs maux etant simules et les reprenant au bout de quelques semaines, pour etre gueris le jour de la fete suivante. Emmi vendit ses oeufs et ses poules, en reporta vite l'argent a la vieille, et, lui tournant le dos, s'en fut a travers la foule, les yeux ecarquilles, admirant tout et s'etonnant de tout. Il vit des saltimbanques faire des tours surprenants, et il s'etait meme un peu attarde a contempler leurs maillots pailletes et leurs bandeaux dores, lorsqu'il entendit a cote de lui un singulier dialogue. C'etait la voix de la Catiche qui s'entretenait avec la voix rauque du chef des saltimbanques. Ils n'etaient separes de lui que par la toile de la baraque. --Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne peut me servir a rien et qui pretend vivre tout seul dans la foret, ou il perche depuis un an dans un vieux arbre. Il est aussi leste et aussi adroit qu'un singe, il ne pese pas plus qu'un chevreau, et vous lui ferez faire les tours les plus difficiles. --Et vous dites qu'il n'est pas interesse? reprit le saltimbanque. --Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il n'aura pas l'esprit d'en demander davantage. --Mais il voudra se sauver? --Bah! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie. --Allez me le chercher, je veux le voir. --Et vous me donnerez vingt francs? --Oui, s'il me convient. La Catiche sortit de la baraque et se trouva face a face avec Emmi, a qui elle fit signe de la suivre. --Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre marche. Je ne suis pas si innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-la pour etre battu. --Tu y viendras, pourtant, repondit la Catiche en lui prenant le poignet avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque. --Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'enfant en se debattant et en s'accrochant de la main restee libre a la blouse d'un homme qui etait pres de lui et qui regardait le spectacle. L'homme se retourna, et, s'adressant a la Catiche, lui demanda si ce petit etait a elle. --Non, non, s'ecria Emmi. elle n'est pas ma mere, elle ne m'est rien, elle veut me vendre un louis d'or a ces comediens! --Et toi, tu ne veux pas? --Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses griffes. Voyez! elle me met en sang. Qu'est-ce qu'il y a _de_ cette femme et _de_ cet enfant? dit le beau gendarme Erambert, attire par les cris d'Emmi et les vociferations de la Catiche. --Bah! ca n'est rien, repondit le paysan qu'Emmi tenait toujours par sa blouse. C'est une pauvresse qui veut vendre un gars aux sauteurs de corde; mais on l'empechera bien, gendarme, on n'a pas besoin de vous. --On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce qu'il y a _de_ cette histoire-la. Et, s'adressant a Emmi: --Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire. A la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lache Emmi et avait essaye de fuir; mais le majestueux Erambert l'avait saisie par le bras, et vite elle s'etait mise a rire et a grimacer en reprenant sa figure d'idiote. Pourtant, au moment ou Emmi allait repondre, elle lui lanca un regard suppliant ou se peignait un grand effroi. Emmi avait ete eleve dans la crainte des gendarmes, et il s'imagina que, s'il accusait la vieille, Erambert allait lui trancher la tete avec son grand sabre. Il eut pitie d'elle et repondit: --Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbecile qui m'a fait peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal. --La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche? une femme qui fait semblant _de_ ce qu'elle n'est pas? Dites la verite. Un nouveau regard de la mendiante donna a Emmi le courage de mentir pour lui sauver la vie. --Je la connais, dit-il, c'est une _innocente_. --Je saurai _de_ ce qui en est, repondit le beau gendarme en laissant aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez pas que depuis longtemps j'ai l'oeil sur vous. La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'eloigna. Emmi, qui avait eu encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse du pere Vincent. C'etait le nom du paysan qui s'etait trouve la pour le proteger, et qui avait une bonne figure douce et gaie. --Ah ca! petit, dit ce bonhomme a Emmi, tu vas me lacher a la fin? Tu n'as plus rien a craindre; qu'est-ce que tu veux de moi? cherches-tu ta vie? veux-tu un sou? --Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur a present de tout ce monde ou me voila seul sans savoir de quel cote me tourner. --Et ou voudrais-tu aller? --Je voudrais retourner dans ma foret de Cernas sans passer par Oursines-les-Bois. --Tu demeures a Cernas? C'est bien aise de t'y mener, puisque de ce pas je m'en vas dans la foret. Tu n'auras qu'a me suivre; j'entre souper sous la ramee, attends-moi au pied de cette croix, je reviendrai te prendre. Emmi trouva que la croix du village etait encore trop pres de la baraque des saltimbanques; il aima mieux suivre le pere Vincent sous la ramee, d'autant plus qu'il avait besoin de se restaurer avant de se mettre en route. --Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de manger mon pain et mon fromage a cote de vous. J'ai de quoi payer ma depense: tenez, voila ma bourse, vous payerez pour nous deux, car je souhaite payer aussi votre diner. --Diable! s'ecria en riant le pere Vincent, voila un gars bien honnete et bien genereux; mais j'ai l'estomac creux, et ta bourse n'est guere remplie. Viens, et mets-toi la. Reprends ton argent, petit, j'en ai assez pour nous deux. Tout en mangeant ensemble, Vincent fit raconter a Emmi toute son histoire. Quand ce fut termine, il lui dit: --Je vois que tu as bonne tete et bon coeur, puisque tu ne t'es pas laisse tenter par les louis d'or de cette Catiche, et que pourtant tu n'as pas voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte plus ta foret, puisque tu y es bien. Il ne tient qu'a toi de ne plus y etre tout a fait seul. Tu sauras que j'y vais pour preparer les logements d'une vingtaine d'ouvriers qui se disposent a abattre le taillis entre Cernas et la Planchette. --Ah! vous allez abattre la foret? dit Emmi consterne. --Non! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne touche point a ton refuge du chene parlant, et je sais qu'on ne touchera ni aujourd'hui, ni demain, a la region des vieux arbres. Sois donc tranquille, on ne te derangera pas; mais, si tu m'en crois, mon petit, tu viendras travailler avec nous. Tu n'es pas assez fort pour manier la serpe et la cognee; mais, si tu es adroit, tu pourras tres-bien preparer les liens et t'occuper au fagotage, tout en servant les ouvriers, qui ont toujours besoin d'un gars pour faire leurs commissions et porter leurs repas. C'est moi qui ai l'entreprise de cette coupe. Les ouvriers sont a leurs pieces, c'est-a-dire qu'on les paye en raison du travail qu'ils font. Je te propose de t'en rapporter a moi pour juger de ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je te conseille d'accepter. La vieille Catiche a eu raison de te dire que, quand on ne veut pas travailler, il faut etre voleur ou mendiant, et, comme tu ne veux etre ni l'un ni l'autre, prends vite le travail que je t'offre, l'occasion est bonne. Enmii accepta avec joie. Le pere Vincent lui inspirait une confiance absolue. Il se mit a sa disposition, et ils prirent ensemble le chemin de la foret. Il faisait nuit quand ils y arriverent, et, quoique le pere Vincent connut bien les chemins, il eut ete embarrasse de trouver dans l'obscurite la taille des buttes, si Emmi, qui s'etait habitue a voir la nuit comme les chats, ne l'eut conduit par le plus court. Ils trouverent un abri deja prepare par les ouvriers, qui y etaient venus des la veille. Cela consistait en perches placees en pignon avec leurs branchages, et recouvertes de grandes plaques de mousse et de gazon. Emmi fut presente aux ouvriers et bien accueilli. Il mangea la soupe bien chaude et dormit de tout son coeur. Le lendemain, il fit son apprentissage: allumer le feu, faire la cuisine, laver les pots, aller chercher de l'eau, et le reste du temps aider a la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres bucherons qu'on attendait. Le pere Vincent, qui commandait et surveillait tout, fut emerveille de l'intelligence, de l'adresse et de la promptitude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait a tout faire avec rien; c'est lui qui l'apprenait aux plus malins, et tous s'ecrierent que ce n'etait pas un gars, mais un esprit follet que les bons diables de la foret avaient mis a leur service. Comme, avec tous ses talents et industries, Emmi etait obeissant et modeste, il fut pris en amitie, et les plus rudes de ces bucherons lui parlerent avec douceur et lui commanderent avec discretion. Au bout de cinq jours, Emmi demanda au pere Vincent s'il etait libre d'aller faire son dimanche ou bon lui semblerait. --Tu es libre, lui repondit le brave homme; mais, si tu veux m'en croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village. S'il est vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera contente de te savoir en position de gagner ta vie sans qu'elle s'en mele, et, si tu penses qu'on te battra a la ferme pour avoir quitte ton troupeau, j'irai avec toi pour apaiser les gens et te proteger. Sois sur, mon enfant, que le travail est le meilleur des passe-ports et qu'il purifie tout. Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le croyait mort, eut peur en le voyant; mais, sans lui raconter ses aventures, Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bucherons et qu'il ne serait plus jamais a sa charge. Le pere Vincent confirma son dire, et declara qu'il regardait l'enfant comme sien et en faisait grande estime. Il parla de meme a la ferme, ou on les obligea de boire et de manger. La grand'Nannette y vint pour embrasser Emmi devant le monde et faire la bonne ame en lui apportant quelques hardes et une demi-douzaine de fromages. Bref, Emmi s'en revint avec le vieux bucheron, reconcilie avec tout le monde, degage de tout blame et de tout reproche. Quand ils eurent traverse la lande, Emmi dit a Vincent: --Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon chene? Je vous promets d'etre a la taille des buttes avant soleil leve. --Fais comme tu veux, repondit le bucheron; c'est donc une idee que tu as comme ca de percher? Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce chene une amitie fidele, et l'autre l'ecouta en souriant, un peu etonne de son idee, mais porte a le croire et a le comprendre. Il le suivit jusque-la et voulut voir sa cachette. Il eut de la peine a grimper assez haut pour l'apercevoir. Il etait encore agile et fort, mais le passage entre les branches etait trop etroit pour lui. Emmi seul pouvait se glisser partout. --C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme en redescendant; mais tu ne pourras pas coucher la longtemps: l'ecorce, en grossissant et en se roulant, finira par boucher l'ouverture, et toi, tu ne seras pas toujours mince comme un fetu. Apres ca, si tu y tiens, on peut elargir la fente avec une serpe; je te ferai cet ouvrage-la, si tu le souhaites. --Oh non! s'ecria Emmi, tailler dans mon chene, pour le faire mourir! --Il ne mourra pas; un arbre bien taille dans ses parties malades ne s'en porte que mieux. --Eh bien, nous verrons plus tard, repondit Emmi. Ils se souhaiterent la bonne nuit et se separerent. Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gite! Il lui semblait l'avoir quitte depuis un an. Il pensait a l'affreuse nuit qu'il avait passee chez la Catiche et faisait maintenant des reflexions tres-justes sur la difference des gouts et le choix des habitudes. Il pensait a tous ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se croyaient riches parce qu'ils cachaient des louis d'or dans leurs paillasses et qui vivaient dans la honte et l'infection, tandis que lui tout seul, sans mendier, il avait dormi plus d'une annee dans un palais de feuillage, au parfum des violettes et des melites, au chant des rossignols et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans etre humilie par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux et de mauvais dans le coeur. --Tous ces gens d'Oursines, a commencer par la Catiche, se disait-il, ont plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour se batir de bonnes petites maisons, cultiver de gentils jardins, elever du betail sain et propre; mais la paresse les empeche de jouir de ce qu'ils ont, ils se laissent croupir dans l'ignominie. Ils sont comme fiers du degout et du mepris qu'ils inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont pitie d'eux, ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans se plaindre. Ils se cachent pour compter leur argent et perissent de misere. Quelle folie triste et honteuse, et comme le pere Vincent a raison de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir de vivre! Une heure avant le jour, Emmi, qui s'etait commande a lui-meme de ne pas dormir trop serre, s'eveilla et regarda autour de lui. La lune s'etait levee tard et n'etait pas couchee. Les oiseaux ne disaient rien encore. La chouette faisait sa ronde et n'etait pas rentree. Le silence est une belle chose, il est rare dans une foret, ou il y a toujours quelque etre qui grimpe ou quelque chose qui tombe. Emmi but ce beau silence comme un rafraichissement en se rappelant le vacarme etourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse caisse des saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le grincement des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des animaux ennuyes ou effrayes, les rauques chansons des buveurs, tout ce qui l'avait tour a tour etonne, amuse, epouvante. Quelle difference avec les voix mysterieuses, discretes ou imposantes de la foret! Une faible brise s'eleva avec l'aube et fit frissonner melodieusement la cime des arbres. Celle du chene semblait dire: --Reste tranquille, Emmi; sois tranquille et content, petit Emmi. "Tous les arbres parlent," lui avait dit la Catiche. --C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur maniere de gemir ou de chanter; mais ils ne savent ce qu'ils disent, a ce que pretend cette sorciere. Elle ment: les arbres se plaignent ou se rejouissent innocemment. Elle ne peut pas les comprendre, elle qui ne pense qu'au mal! Emmi fut aux coupes a l'heure dite et y travailla tout l'ete et tout l'hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans son chene. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants de Cernas et revenait a son gite jusqu'au lundi matin. Il grandissait et restait mince et leger, mais se tenait tres-proprement et avait une jolie petite mine eveillee et aimable qui plaisait a tout le monde. Le pere Vincent lui apprenait a lire et a compter. On faisait cas de son esprit, et sa tante, qui n'avait pas d'enfants, eut souhaite le retenir aupres d'elle pour lui faire honneur et profit, car il etait de bon conseil et paraissait s'entendre a tout. Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en etait venu a y voir, a y entendre des choses que n'entendaient ni ne voyaient les autres. Dans les longues nuits d'hiver, il aimait surtout la region des pins, ou la neige amoncelee dessinait, le long des rameaux noirs, de grandes belles formes blanches mollement couchees, qui, parfois balancees par la brise, semblaient se mouvoir et s'entretenir mysterieusement. Le plus souvent elles paraissaient dormir, et il les regardait avec un respect mele de frayeur. Il eut craint de dire un mot, de faire un mouvement qui eut reveille ces belles fees de la nuit et du silence. Dans la demi-obscurite des nuits claires ou les etoiles scintillaient comme des yeux de diamant en l'absence de la lune, il croyait saisir les formes de ces etres fantastiques, les plis de leurs robes, les ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux approches du degel, elles changeaient d'aspect et d'attitude, et il les entendait tomber des branches avec un bruit frais et leger, comme si, en touchant la nappe neigeuse du sol, elles eussent pris un souple elan pour s'envoler ailleurs. Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour boire, mais avec precaution, pour ne pas abimer l'edifice de cristal que formait sa petite chute. Il aimait a regarder le long des chemins de la foret les girandoles du givre et les stalactites irisees par le soleil levant. Il y avait des soirs ou l'architecture transparente des arbres prives de feuilles se dessinait en dentelle noire sur le ciel rouge ou sur le fond nacre des nuages eclaires par la lune. Et, l'ete, quelles chaudes rumeurs, quels concerts d'oiseaux sous le feuillage! Il faisait la guerre aux rongeurs et aux fureteurs friands des oeufs ou des petits dans les nids. Il s'etait fabrique un arc et des fleches et s'etait rendu tres-adroit a tuer les rats et les viperes. Il epargnait les belles couleuvres inoffensives qui serpentent avec tant de grace sur la mousse, et les charmants ecureuils, qui ne vivent que des amandes du pin, si adroitement extraites par eux de leur cone. Il avait si bien protege les nombreux habitants de son vieux chene que tous le connaissaient et le laissaient circuler au milieu d'eux. Il s'imaginait comprendre le rossignol le remerciant d'avoir sauve sa nichee et disant tout expres pour lui ses plus beaux airs. Il ne permettait pas aux fourmis de s'etablir dans son voisinage; mais il laissait le pivert travailler dans le bois pour en retirer les insectes rongeurs qui le deteriorent. Il chassait les chenilles du feuillage. Les hannetons voraces ne trouvaient pas grace devant lui. Tous les dimanches, il faisait a son cher arbre une toilette complete, et en verite jamais le chene ne s'etait si bien porte et n'avait etale une si riche et si fraiche verdure. Emmi ramassait les glands les plus sains et allait les semer sur la lande voisine ou il soignait leur premiere enfance en empechant la bruyere et la cuscute de les etouffer. Il avait pris les lievres en amitie et n'en voulait plus detruire pour sa nourriture. De son arbre, il les voyait danser sur le serpolet, se coucher sur le flanc comme des chiens fatigues, et tout a coup, au bruit d'une feuille seche qui se detache, bondir avec une grace comique, et s'arreter court, comme pour reflechir apres avoir cede a la peur. Si, en se promenant par les chaudes journees, il se sentait le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre venu, et, choisissant son gite, il entendait les ramiers le bercer de leurs grasseyements monotones et caressants; mais il etait delicat pour son coucher et ne dormait tout a fait bien que dans son chene. Il fallut pourtant quitter cette chere foret quand la coupe fut terminee et enlevee. Emmi suivit le pere Vincent, qui s'en allait a cinq lieues de la, du cote d'Oursines, pour entreprendre une autre coupe dans une autre propriete. Depuis le jour de la foire, Emmi n'etait pas retourne dans ce vilain endroit et n'avait pas apercu la Catiche. Etait-elle morte, etait-elle en prison? Personne n'en savait rien. Beaucoup de mendiants disparaissent comme cela sans qu'on puisse dire ce qu'ils sont devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette. Emmi etait tres-bon. Il n'avait pas oublie le temps de solitude absolue ou, la croyant idiote et miserable, il l'avait vue chaque semaine au pied de son chene lui apportant le pain dont il etait prive et lui faisant entendre le son de la voix humaine. Il confia au pere Vincent le desir qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils s'arreterent a Oursines pour en demander. C'etait jour de fete dans cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant les pots. Deux femmes decoiffees, et les cheveux au vent se battaient devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare infecte. Sitot que les deux voyageurs parurent, les enfants s'envolerent comme une bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en proche les habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermerent. La volaille effarouchee se cacha dans les buissons. --Puisque ces gens ne veulent pas qu'on voie leurs ebats, dit le pere Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout droit. Ils y frapperent plusieurs fois sans qu'on leur repondit. Enfin une voix cassee cria d'entrer, et ils pousserent la porte. La Catiche, pale, maigre, effrayante, etait assise sur une grande chaise aupres du feu, ses mains dessechees collees sur les genoux. En reconnaissant Emmi, elle eut une expression de joie. --Enfin, dit-elle, te voila, et je peux mourir tranquille! Elle leur expliqua qu'elle etait paralytique et que ses voisines venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger a ses heures. --Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai un grand souci. C'est mon pauvre argent qui est la, sous cette pierre ou je pose mes pieds. Cet argent, je le destine a Emmi, qui est un bon coeur et qui m'a sauvee de la prison au moment ou je voulais le vendre a de mauvaises gens; mais, sitot que je serai morte, mes voisines fouilleront partout et trouveront mon tresor: c'est cela qui m'empeche de dormir et de me faire soigner convenablement. Il faut prendre cet argent, Emmi, et l'emporter loin d'ici. Si je meurs, garde-le, je te le donne; ne te l'avais-je pas promis? Si je reviens a la sante, tu me le rapporteras; tu es honnete, je te connais. Il sera toujours a toi, mais j'aurai le plaisir de le voir et de le compter jusqu'a ma derniere heure. Emmi refusa d'abord. C'etait de l'argent vole qui lui repugnait; mais le pere Vincent offrit a la Catiche de s'en charger pour le lui rendre a sa premiere reclamation, ou pour le placer au nom d'Emmi, si elle venait a mourir sans le reclamer. Le pere Vincent etait connu dans tout le pays pour un homme juste qui avait honnetement amasse du bien, et la Catiche, qui rodait partout et entendait tout, n'etait pas sans savoir qu'on devait se fier a lui. Elle le pria de bien fermer les huisseries de sa cabane, puis de reculer sa chaise, car elle ne pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien plus qu'elle n'avait montre la premiere fois a Emmi. Il y avait cinq bourses de peau et environ cinq mille francs en or. Elle ne voulut garder que trois cents francs en argent pour payer les soins de ses voisins et se faire enterrer. Et, comme Emmi regardait ce tresor avec dedain: --Tu sauras plus tard, lui dit la Catiche, que la misere est un mechant mal. Si je n'etais pas nee dans ce mal, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait. --Si vous vous en repentez, lui dit le pere Vincent, Dieu vous le pardonnera. --Je m'en repens, repondit-elle, depuis que je suis paralytique, parce que je meurs dans l'ennui et la solitude. Mes voisins me deplaisent autant que je leur deplais. Je pense a cette heure que j'aurais mieux fait de vivre autrement. Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le pere Vincent dans son nouveau travail. Il regretta bien un peu sa foret de Cernas, mais il avait l'idee du devoir et fit le sien fidelement. Au bout de huit jours, il retourna vers la Catiche. Il arriva comme on emportait sa biere sur une petite charrette trainee par un ane. Emmi la suivit jusqu'a la paroisse, qui etait distante d'un quart de lieue, et assista a son enterrement. Au retour, il vit que tout chez elle etait au pillage et qu'on se battait a qui aurait ses nippes. Il ne se repentit plus d'avoir soustrait a ces mauvaises gens le tresor de la vieille. Quand il fut de retour a la coupe, le pere Vincent lui dit: --Tu es trop jeune pour avoir cet argent-la. Tu n'en saurais pas tirer parti, ou tu te laisserais voler. Si tu m'agrees pour tuteur, je le placerai pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'a ta majorite. --Faites-en ce qu'il vous plaira, repondit Emmi; je m'en rapporte a vous. Pourtant, si c'est de l'argent vole, comme la vieille s'en vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le rendre? --Le rendre a qui? C'a ete vole sou par sou, puisque cette femme obtenait la charite en trompant le monde et en chipant deca et dela on ne sait a qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne songe plus a reclamer. L'argent n'est pas coupable, la honte est pour ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche etait une champie, elle n'avait pas de famille, elle n'a pas laisse d'heritier; elle te donne son bien, non pas pour te remercier d'avoir fait quelque chose de mal, mais au contraire parce que tu lui as pardonne celui qu'elle voulait te faire. J'estime donc que c'est pour toi un heritage bien acquis, et qu'en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa vie. Je ne veux pas te cacher qu'avec le revenu que je te servirai, tu as le moyen de ne pas travailler beaucoup; mais, si tu es, comme je le crois, un vrai bon sujet, tu continueras a travailler de tout ton coeur, comme si tu n'avais rien. --Je ferai comme vous me conseillez, repondit Emmi. Je ne demande qu'a rester avec vous et a suivre vos commandements. Le brave garcon n'eut point a se repentir de la confiance et de l'amitie qu'il sentait pour son maitre. Celui-ci le regarda toujours comme son fils et le traita en bon pere. Quand Emmi fut en age d'homme, il epousa une des petites-filles du vieux bucheron, et, comme il n'avait pas touche a son capital, que les interets de chaque annee avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-la. Sa femme etait jolie, courageuse et bonne; on faisait grand cas, dans tout le pays, de ce jeune menage, et, comme Emmi avait acquis quelque savoir et montrait beaucoup d'intelligence dans sa partie, le proprietaire de la foret de Cernas le choisit pour son garde general et lui fit batir une jolie maison dans le plus bel endroit de la vieille futaie, tout aupres du chene parlant. La prediction du pere Vincent s'etait facilement realisee. Emmi etait devenu trop grand pour occuper son ancien gite, et le chene avait refait tant d'ecorce, que la logette s'etait presque refermee. Quand Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientot se fermer tout a fait, il ecrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque de cuivre, son nom, la date de son sejour dans l'arbre et les principales circonstances de son histoire, avec cette priere a la fin: "Feu du ciel et vent de la montagne, epargnez mon ami le vieux chene. Faites qu'il voie encore grandir mes petits-enfants et leurs descendants aussi. Vieux chene qui m'as parle, dis-leur aussi quelquefois une bonne parole pour qu'ils t'aiment toujours comme je t'ai aime." Emmi jeta cette plaque ecrite dans le creux ou il avait longtemps dormi et songe. La fente s'est refermee tout a fait. Emmi a fini de vivre, et l'arbre vit toujours. Il ne parle plus, ou, s'il parle, il n'y a plus d'oreilles capables de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais l'histoire d'Emmi s'est repandue, et, grace au bon souvenir que l'homme a laisse, le chene est toujours respecte et beni. LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE PREMIERE PARTIE LE CHIEN A GABRIELLE SAND Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom pretait souvent a rire: il s'appelait M. Lechien. Il en plaisantait le premier et ne paraissait nullement contrarie quand les enfants l'appelaient Medor ou Azor. C'etait un homme tres-bon, tres-doux, un peu froid de manieres, mais tres-estime pour la droiture et l'amenite de son caractere. Rien en lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre: aussi nous etonna-t-il beaucoup, un jour ou son chien avait fait une sottise au milieu du diner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d'un ton froid et en le regardant fixement, cette etrange mercuriale: --Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant que vous cessiez d'etre chien. Je l'ai ete, moi qui vous parle, et il m'est arrive quelquefois d'etre entraine par la gourmandise, au point de m'emparer d'un mets qui ne m'etait pas destine; mais je n'avais pas comme vous l'age de raison, et d'ailleurs sachez, monsieur, que je n'ai jamais casse l'assiette. Le chien ecouta ce discours avec une attention soumise; puis il fit entendre un baillement melancolique, ce qui, au dire de son maitre, n'est pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les chiens; apres quoi, il se coucha, le museau allonge sur ses pattes de devant, et parut plonge dans de penibles reflexions. Nous crumes d'abord que, faisant allusion a son nom, notre voisin avait voulu montrer simplement de l'esprit pour nous divertir; mais son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu'il nous demanda si nous n'avions aucun souvenir de nos existences anterieures. --Aucun! fut la reponse generale. M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant tous incredules, s'avisa de regarder un domestique qui venait d'entrer pour remettre une lettre et qui n'etait nullement au courant de la conversation. --Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez ete avant d'etre homme? Sylvain etait un esprit railleur et sceptique. --Monsieur, repondit-il sans se deconcerter, depuis que je suis homme j'ai toujours ete cocher: il est bien probable qu'avant d'etre cocher, j'ai ete cheval! --Bien repondu! s'ecria-t-on. Et Sylvain se retira aux applaudissements des joyeux convives. --Cet homme a du sens et de l'esprit, reprit notre voisin; il est bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il ne sera plus cocher, il deviendra maitre. --Et il battra ses gens, repondit un de nous, comme, etant cocher, il aura battu ses chevaux. --Je gage tout ce que voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de meme que je ne bats jamais mon chien. Si Sylvain etait brutal et cruel, il ne serait pas devenu bon cocher et ne serait pas destine a devenir maitre. Si je battais mon chien, je prendrais le chemin de redevenir chien apres ma mort. On trouva la theorie ingenieuse, et on pressa le voisin de la developper. --C'est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots. L'esprit, la vie de l'esprit, si vous voulez, a ses lois comme la matiere organique qu'il revet a les siennes. On pretend que l'esprit et le corps ont souvent des tendances opposees; je le nie, du moins je pretends que ces tendances arrivent toujours, apres un combat quelconque, a se mettre d'accord pour pousser l'animal qui est le theatre de cette lutte a reculer ou a avancer dans l'echelle des etres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La vie animale n'est pas si pernicieuse que l'on croit. La vie intellectuelle n'est pas si independante que l'on dit. L'etre est un; chez lui, les besoins repondent aux aspirations, et reciproquement. Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un troisieme terme qui concilie l'antithese etablie dans la vie de l'individu; c'est la loi de la vie generale, et cette loi divine, c'est la progression. Les pas en arriere confirment la verite de la marche ascendante. Tout etre eprouve donc a son insu le besoin d'une transformation honorable, et mon chien, mon cheval, tous les animaux que l'homme a associes de pres a sa vie l'eprouvent plus sciemment que les betes qui vivent en liberte. Voyez le chien! cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux. Il cherche sans cesse a s'identifier a moi; il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je le lui permettais; il entend ma voix, il la connait, il comprend ma parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Vous pouvez observer le mouvement de ses oreilles. --Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je; quand vous prononcez le mot chien, il tressaille, c'est vrai, mais le developpement de votre idee reste pour lui un mystere impenetrable. --Pas tant que vous croyez! Il sait qu'il en est cause, il se souvient d'avoir commis une faute, et a chaque instant il me demande du regard si je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelligence d'un enfant qui ne parle pas encore. --Il vous plait de supposer tout cela, parce que vous avez de l'imagination. --Ce n'est pas de l'imagination que j'ai, c'est de la memoire. --Ah! voila! s'ecria-t-on autour de nous. Il pretend se souvenir! Alors qu'il raconte ses existences anterieures, vite! nous ecoutons. --Ce serait, repondit M. Lechien, une interminable histoire, et des plus confuses, car je n'ai pas la pretention de me souvenir de tout, du commencement du monde jusqu'a aujourd'hui. La mort a cela d'excellent qu'elle brise le lien entre l'existence qui finit et celle qui lui succede. Elle etend un nuage epais ou le _moi_ s'evanouit pour se transformer sans que nous ayons conscience de l'operation. Moi qui, par exception, a ce qu'il parait, ai conserve un peu la memoire du passe, je n'ai pas de notions assez nettes pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j'ai suivi l'echelle de progression regulierement, sans franchir quelques degres, ni si j'ai recommence plusieurs fois les diverses stations de ma metempsycose. Cela, vraiment, je ne le sais pas; mais j'ai dans l'esprit des images vives et soudaines qui me font apparaitre certains milieux traverses par moi a une epoque qu'il m'est impossible de determiner, et alors je retrouve les emotions et les sensations que j'ai eprouvees dans ce temps-la. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine riviere ou j'ai ete poisson. Quel poisson? Je ne sais pas! Une truite peut-etre, car je me rappelle mon horreur pour les eaux troubles et mon ardeur incessante a remonter les courants. Je ressens encore l'impression delicieuse du soleil tracant des filets delies ou des arabesques de diamants mobiles sur les flots brises. Il y avait... je ne sais ou!--les choses alors n'avaient pas de nom pour moi,--une cascade charmante ou la lune se jouait en fusees d'argent. Je passais la des heures entieres a lutter contre le flot qui me repoussait. Le jour, il y avait sur le rivage des mouches d'or et d'emeraude qui voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveilleuse adresse, me faisant de cette chasse un jeu folatre plutot qu'une satisfaction de voracite. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m'effleuraient de leur vol. Des plantes admirables semblaient vouloir m'enlacer dans leurs vertes chevelures; mais la passion du mouvement et de la liberte me reportait toujours vers les eaux libres et rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me reposer, ah! c'etait une ivresse! Je me suis rappele ce bon temps l'autre jour en me baignant dans votre riviere, et a present je ne l'oublierai plus! --Encore, encore! s'ecrierent les enfants, qui ecoutaient de toutes leurs oreilles. Avez-vous ete grenouille, lezard, papillon? --Lezard, je ne sais pas, grenouille probablement; mais papillon, je m'en souviens a merveille. J'etais fleur, une jolie fleur blanche delicatement decoupee, probablement une sorte de saxifrage sarmenteuse pendant sur le bord d'une source, et j'avais toujours soif, toujours soif. Je me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre, un vent frais me secouait sans cesse. Le desir est une puissance dont on ne connait pas la limite. Un matin, je me detachai de ma tige, je flottai soutenue par la brise. J'avais des ailes, j'etais libre et vivant. Les papillons ne sont que des fleurs envolees un jour de fete ou la nature etait en veine d'invention et de fecondite. --Tres-joli, lui dis-je, mais c'est de la poesie! --Ne l'empechez pas d'en faire, s'ecrierent les jeunes gens; il nous amuse! Et, s'adressant a lui: --Pouvez-vous nous dire a quoi vous songiez quand vous etiez une pierre? --Une pierre est une chose et ne pense pas, repondit-il; je ne me rappelle pas mon existence minerale; pourtant, je l'ai subie comme vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit tout a fait inerte. Je ne m'etends jamais sur une roche sans ressentir a son contact quelque chose de particulier qui m'affirme les antiques rapports que j'ai du avoir avec elle. Toute chose est un element de transformation. La plus grossiere a encore sa vitalite latente dont les sourdes pulsations appellent la lumiere et le mouvement: l'homme desire, l'animal et la plante aspirent, le mineral attend. Mais, pour me soustraire aux questions embarrassantes que vous m'adressez, je vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous dire comment j'ai vecu, c'est-a-dire agi et pense la derniere fois que j'ai ete chien. Ne vous attendez pas a des aventures dramatiques, a des sauvetages miraculeux; chaque animal a son caractere personnel. C'est une etude de caractere que je vais vous communiquer. On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit silence, et l'etrange narrateur parla ainsi: --J'etais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je ne me rappelle ni ma mere, dont je fus separe tres-jeune, ni la cruelle operation qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva beau ainsi mutile, et de bonne heure j'aimai les compliments. Du plus loin que je me souvienne, j'ai compris le sens des mots _beau chien, joli chien_; j'aimais aussi le mot _blanc_. Quand les enfants, pour me faire fete, m'appelaient _lapin blanc_, j'etais enchante. J'aimais a prendre des bains; mais, comme je rencontrais souvent des eaux bourbeuses ou la chaleur me portait a me plonger, j'en sortais tout terreux, et on m'appelait _lapin jaune_ ou _lapin noir_, ce qui m'humiliait beaucoup. Le deplaisir que j'en eprouvai mainte fois m'amena a faire une distinction assez juste des couleurs. "La premiere personne qui s'occupa de mon education morale fut une vieille dame qui avait ses idees. Elle ne tenait pas a ce que je fusse ce qu'on appelle dresse. Elle n'exigea pas que j'eusse le talent de rapporter et de donner la patte. Elle disait qu'un chien n'apprenait pas ces choses sans etre battu. Je comprenais tres-bien ce mot-la, car le domestique me battait quelquefois a l'insu de sa maitresse. J'appris donc de bonne heure que j'etais protege, et qu'en me refugiant aupres d'elle, je n'aurais jamais que des caresses et des encouragements. J'etais jeune et j'etais fou. J'aimais a tirer a moi et a ronger les batons. C'est une rage que j'ai conservee pendant toute ma vie de chien et qui tenait a ma race, a la force de ma machoire et a l'ouverture enorme de ma gueule. Evidemment la nature avait fait de moi un devorant. Instruit a respecter les poules et les canards, j'avais besoin de me battre avec quelque chose et de depenser la force de mon organisme. Enfant comme je l'etais, je faisais grand mal dans le petit jardin de la vieille dame; j'arrachais les tuteurs des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me corriger, ma maitresse l'en empechait, et, me prenant a part, elle me parlait tres-serieusement. Elle me repetait a plusieurs reprises, en me tenant la tete et en me regardant bien dans les yeux: "--Ce que vous avez fait est mal, tres-mal, on ne peut plus mal! "Alors, elle placait un baton devant moi et me defendait d'y toucher. Quand j'avais obei, elle disait: "--C'est bien, tres-bien, vous etes un bon chien. "Il n'en fallut pas davantage pour faire eclore en moi ce tresor inappreciable de la conscience que l'education communique au chien quand il est bien doue et qu'on ne l'a pas degrade par les coups et les injures. "J'acquis donc ainsi tres-jeune le sentiment de la dignite, sans lequel la veritable intelligence ne se revele ni a l'animal, ni a l'homme. Celui qui n'obeit qu'a la crainte ne saura jamais se commander a lui-meme. "J'avais dix-huit mois, et j'etais dans toute la fleur de la jeunesse et de ma beaute, quand ma maitresse changea de residence et m'amena a la campagne qu'elle devait desormais habiter avec sa famille. Il y avait un grand parc, et je connus les ivresses de la liberte. Des que je vis le fils de la vieille dame, je compris, a la maniere dont ils s'embrasserent et a l'accueil qu'il me fit, que c'etait la le maitre de la maison, et que je devais me mettre a ses ordres. Des le premier jour, j'emboitai le pas derriere lui d'un air si raisonnable et si convaincu, qu'il me prit en amitie, me caressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa jeune femme n'aimait pas beaucoup les chiens et se fut volontiers passee de moi; mais j'obtins grace devant elle par ma sobriete, ma discretion et ma proprete. On pouvait me laisser seul en compagnie des plats les plus allechants; il m'arriva bien rarement d'y gouter du bout de la langue. Outre que je n'etais pas gourmand et n'aimais pas les friandises, j'avais un grand respect de la propriete. On m'avait dit, car on me parlait comme a une personne: "--Voici ton assiette, ton ecuelle a eau, ton coussin et ton tapis. "Je savais que ces choses etaient a moi, et il n'eut pas fait bon me les disputer; mais jamais je ne songeai a empieter sur le bien des autres. "J'avais aussi une qualite qu'on appreciait beaucoup. Jamais je ne mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands, et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couche sur le charbon ou m'etre roule sur la terre, j'avais noirci ou jauni ma robe blanche, on pouvait etre sur que je ne m'etais souille a aucune chose malpropre. "Je montrai aussi une qualite dont on me tint compte. Je n'aboyai jamais et ne mordis jamais personne. L'aboiement est une menace et une injure. J'etais trop intelligent pour ne pas comprendre que les personnes saluees et accueillies par mes maitres devaient etre recues poliment par moi, et, quant aux demonstrations de tendresse et de joie qui signalaient le retour d'un ancien ami, j'y etais fort attentif. Des lors, je lui temoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais mieux encore, je guettais le reveil de ces hotes aimes, pour leur faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais ainsi avec courtoisie jusqu'a ce que mes maitres vinssent me remplacer. On me sut toujours gre de cette notion d'hospitalite que personne n'eut songe a m'enseigner et que je trouvai tout seul. "Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus veritablement heureux. A la premiere naissance, on fut un peu inquiet de la curiosite avec laquelle je flairais le bebe. J'etais encore impetueux et brusque, on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors, ma vieille maitresse prit l'enfant sur ses genoux en disant: "--Il faut faire la morale a Fadet; ne craignez rien, il comprend ce qu'on lui dit.--Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce qu'il y a de plus precieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m'entendez bien, Fadet, n'est-ce pas? Vous aimerez ce cher enfant. "Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son coeur. "J'avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes manieres a baiser aussi cette chere creature. La grand'mere approcha de moi sa petite main en me disant encore: "--Bien doucement, Fadet, bien doucement! "Je lechai la petite main et trouvai l'enfant si joli, que je ne pus me defendre d'effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si delicatement qu'il n'eut pas peur de moi, et c'est moi qui, un peu plus tard, obtins son premier sourire. "Un autre enfant vint deux ans apres, c'etaient alors deux petites filles. L'ainee me cherissait deja. La seconde fit de meme, et on me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents craignaient un peu ma petulance, mais la grand'mere m'honorait d'une confiance que j'avais a coeur de meriter. Elle me repetait de temps en temps: "--Bien doucement, Fadet, bien doucement! "Aussi n'eut-on jamais le moindre reproche a m'adresser. Jamais, dans mes plus grandes gaietes, je ne mordillai leurs mains jusqu'a les rougir, jamais je ne dechirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune age, elles abuserent souvent de ma bonte, jusqu'a me faire souffrir. Je compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient, et ne me fachai jamais. Elles imaginerent un jour de m'atteler a leur petite voiture de jardinage et d'y mettre leurs poupees! Je me laissai harnacher et atteler, Dieu sait comme, et je trainai raisonnablement la voiture et les poupees aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue qu'il y avait un peu de vanite dans mon fait parce que les domestiques etaient emerveilles de ma docilite. "--Ce n'est pas un chien, disaient-ils, c'est un cheval! "Et toute la journee les petites filles m'appelerent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser, me flatta infiniment. "On me sut d'autant plus de gre de ma raison et de ma douceur avec les enfants que je ne supportais ni injures ni menaces de la part des autres. Quelque amitie que j'eusse pour mon maitre, je lui prouvai une fois combien j'avais a coeur de conserver ma dignite. J'avais commis une faute contre la proprete par paresse de sortir, et il me menaca de son fouet. Je me revoltai et m'elancai au-devant des coups en montrant les dents. Il etait philosophe, il n'insista pas pour me punir, et, comme quelqu'un lui disait qu'il n'eut pas du me pardonner cette revolte, qu'un chien rebelle doit etre roue de coups, il repondit: "--Non! Je le connais, il est intrepide et entete au combat, il ne cederait pas; je serais force de le tuer, et le plus puni serait moi. "Il me pardonna donc, et je l'en aimai d'autant plus. "J'ai passe une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison benie. Tous m'aimaient, les serviteurs etaient doux et pleins d'egards pour moi; les enfants, devenus grands, m'adoraient et me disaient les choses les plus tendres et les plus flatteuses; mes maitres avaient reellement de l'estime pour mon caractere et declaraient que mon affection n'avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune passion basse. J'aimais leur societe, et, devenu vieux, moins demonstratif par consequent, je leur temoignais mon amitie en dormant a leurs pieds ou a leur porte quand ils avaient oublie de me l'ouvrir. J'etais d'une discretion et d'un savoir-vivre irreprochables, bien que tres-independant et nullement surveille. Jamais je ne grattai a une porte, jamais je ne fis entendre de gemissements importuns. Quand je sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne. Chaque soir, mon maitre m'enveloppait dans mon tapis; s'il tardait un peu a y songer, je me plantais pres de lui en le regardant, mais sans le tirailler ni l'ennuyer de mes obsessions. "La seule chose que j'aie a me reprocher dans mon existence canine, c'est mon peu de bienveillance pour les autres chiens. Etait-ce pressentiment de ma prochaine separation d'espece, etait-ce crainte de retarder ma promotion a un grade plus eleve, qui me faisait hair leurs grossieretes et leurs vices? Redoutais-je de redevenir trop chien dans leur societe, avais-je l'orgueil du mepris pour leur inferiorite intellectuelle et morale? Je les ai reellement houspilles toute ma vie, et on declara souvent que j'etais terriblement mechant avec mes semblables. Pourtant je dois dire a ma decharge que je ne fis jamais de mal aux faibles et aux petits. Je m'attaquais aux plus gros et aux plus forts avec une audace heroique. Je revenais harasse, couvert de blessures, et, a peine gueri, je recommencais. "J'etais ainsi avec ceux qui ne m'etaient pas presentes. "Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un discours serieux en m'engageant a la politesse et en me rappelant les devoirs de l'hospitalite. On me disait son nom, on approchait sa figure de la mienne. On apaisait mes premiers grognements avec de bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi-meme. Alors, c'etait fini pour toujours, il n'y avait plus de querelles, ni meme de provocations; mais je dois dire que, sauf _Moutonne_, la chienne du berger, pour laquelle j'eus toujours une grande amitie et qui me defendait contre les chiens ameutes contre moi, je ne me liai jamais avec aucun animal de mon espece. Je les trouvais tous trop inferieurs a moi, meme les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants qui avaient ete forces par les chatiments a maitriser leurs instincts. Moi qu'on avait toujours raisonne avec douceur, si j'etais, comme eux, esclave de mes passions a certains egards ou je n'avais a risquer que moi-meme, j'etais obeissant et sociable avec l'homme, parce qu'il me plaisait d'etre ainsi et que j'eusse rougi d'etre autrement. "Une seule fois je parus ingrat, et j'eprouvai un grand chagrin. Une maladie epidemique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant les enfants, et, comme on craignait mes larmes, on ne m'avertit de rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand soin de moi, mais qui, preoccupe pour lui-meme, ne s'efforca pas de me consoler, ou ne sut pas s'y prendre. Je tombai dans le desespoir, cette maison deserte par un froid rigoureux etait pour moi comme un tombeau. Je n'ai jamais ete gros mangeur, mais je perdis completement l'appetit et je devins si maigre, que l'on eut pu voir a travers mes cotes. Enfin, apres un temps qui me parut bien long, ma vieille maitresse revint pour preparer le retour de la famille, et je ne compris pas pourquoi elle revenait seule; je crus que son fils et les enfants ne reviendraient jamais, et je n'eus pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et m'appela en m'invitant a me chauffer; puis elle se mit a ecrire pour donner des ordres et j'entendis qu'elle disait en parlant de moi: "--Vous ne l'avez donc pas nourri? Il est d'une maigreur effrayante; allez me chercher du pain et de la soupe. "Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eut du me dire que les enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur pere. Elle n'y songea pas, et s'eloigna en se plaignant de ma froideur, qu'elle n'avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelque jours apres, lorsqu'elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis aux enfants surtout lui prouverent bien que j'avais le coeur fidele et sensible. "Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se disputerent d'abord, mais que l'ainee ceda a sa soeur en disant qu'elle preferait un vieux ami comme moi a toutes les nouvelles connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folatre enfance egaya mon hiver. Elle etait nerveuse et tyrannique, elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais et ne me fachais pas, elle etait si gracieuse dans ses impetueux ebats! Elle me forcait a courir et a bondir avec elle. Mais ma grande affection etait, en somme, pour la petite fille qui me preferait a Lisette et qui me parlait raison, sentiment et moralite, comme avait fait sa grand'mere. "Je n'ai pas souvenir de mes dernieres annees et de ma mort. Je crois que je m'eteignis doucement au milieu des soins et des encouragements. On avait certainement compris que je meritais d'etre homme, puisqu'on avait toujours dit qu'il ne me manquait que la parole. J'ignore pourtant si mon esprit franchit d'emblee cet abime. J'ignore la forme et l'epoque de ma renaissance; je crois pourtant que je n'ai pas recommence l'existence canine, car celle que je viens de vous raconter me parait dater d'hier. Les costumes, les habitudes, les idees que je vois aujourd'hui ne different pas essentiellement de ce que j'ai vu et observe etant chien..." Le serieux avec lequel notre voisin avait parle nous avait forces de l'ecouter avec attention et deference. Il nous avait etonnes et interesses. Nous le priames de nous raconter quelque autre de ses existences. --C'est assez pour aujourd'hui, nous dit-il; je tacherai de rassembler mes souvenirs, et peut-etre plus tard vous ferai-je le recit d'une autre phase de ma vie anterieure. DEUXIEME PARTIE LA FLEUR SACREE A AURORE SAND Quelques jours apres que M. Lechien nous eut raconte son histoire, nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait beaucoup voyage en Asie, et qui parlait volontiers des choses interessantes et curieuses qu'il avait vues. Comme il nous disait la maniere dont on chasse les elephants dans le Laos, M. Lechien lui demanda s'il n'avait jamais tue lui-meme un de ces animaux. --Jamais! repondit sir William. Je ne me le serais point pardonne. L'elephant m'a toujours paru si pres de l'homme par l'intelligence et le raisonnement que j'aurais craint d'interrompre la carriere d'une ame en voie de transformation. --Au fait, lui dit quelqu'un, vous avez longtemps vecu dans l'Inde, vous devez partager les idees de migration des ames que monsieur nous exposait l'autre jour d'une maniere plus ingenieuse que scientifique. --La science est la science, repondit l'Anglais. Je la respecte infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher affirmativement ou negativement la question des ames, elle sort de son domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l'examen des faits palpables, d'ou elle conclut a des lois existantes. Au dela, elle n'a plus de certitude. Le foyer d'emission de ces lois echappe a ses investigations, et je trouve qu'il est egalement contraire a la vraie doctrine scientifique de vouloir prouver _l'existence_ ou la _non-existence_ d'un principe quelconque. En dehors de sa demonstration speciale, le savant est libre de croire ou de ne pas croire; mais la recherche de ce principe appartient mieux aux hommes de logique, de sentiment et d'imagination. Les raisonnements et les hypotheses de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'autant qu'ils respectent ce que la science a verifie dans l'ordre des faits; mais la ou la science est impuissante a nous eclairer, nous sommes tous libres de donner aux faits ce que vous appelez une interpretation ingenieuse, ce qui, selon moi, signifie une explication idealiste fondee sur la deduction, la logique et le sentiment du juste dans l'equilibre et l'ordonnance de l'univers. --Ainsi, reprit celui qui avait interpelle sir William, vous etes bouddhiste? --D'une certaine facon, repondit l'Anglais; mais nous pourrions trouver un sujet de conversation plus recreatif pour les enfants qui nous ecoutent. --Moi, dit une des petites filles, cela m'interesse et me plait. Pourriez-vous me dire ce que j'ai ete avant d'etre une petite fille? --Vous avez ete un petit ange, repondit sir William. --Pas de compliments! reprit l'enfant. Je crois que j'ai ete tout bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le temps ou je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais. --Eh bien, reprit sir William, ce regret serait une preuve de souvenir. Chacun de nous a une preference pour un animal quelconque et se sent porte a s'identifier a ses impressions comme s'il les avait deja ressenties pour son propre compte. --Quel est votre animal de predilection? lui demandai-je. --Tant que j'ai ete Anglais, repondit-il, j'ai mis le cheval au premier rang. Quand je suis devenu Indien, j'ai mis l'elephant au-dessus de tout. --Mais, dit un jeune garcon, est-ce que l'elephant n'est pas tres-laid? --Oui, selon nos idees sur l'esthetique. Nous prenons pour type du quadrupede le cheval ou le cerf; nous aimons l'harmonie dans la proportion, parce qu'au fond nous avons toujours dans l'esprit le type humain comme type supreme de cette harmonie; mais, quand on quitte les regions temperees et qu'on se trouve en face d'une nature exuberante, le gout change, les yeux s'attachent a d'autres lignes, l'esprit se reporte a un ordre de creation anterieure plus grandiose, et le cote fruste de cette creation ne choque plus nos regards et nos pensees. L'Indien, noir, petit, grele, ne donne pas l'idee d'un roi de la creation. L'Anglais, rouge et massif, parait la plus imposant que chez lui; mais l'un et l'autre, qu'ils aient pour cadre une cabane de roseaux ou un palais de marbre, sont encore effaces comme de vulgaires details dans l'ensemble du tableau que presente la nature environnante. Le sens artiste eprouve le besoin de formes superieures a celles de l'homme, et il se sent pris de respect pour les etres capables de se developper fierement sous cet ardent soleil qui etiole la race humaine. La ou les roches sont formidables, les vegetaux effrayants d'aspect, les deserts inaccessibles, le pouvoir humain perd son prestige, et le monstre surgit a nos yeux comme la supreme combinaison harmonique d'un monde prodigieux. Les anciens habitants de cette terre redoutable l'avaient bien compris. Leur art consistait dans la reproduction idealisee des formes monstrueuses. Le buste de l'elephant etait le couronnement principal de leurs parthenons. Leurs dieux etaient des monstres et des colosses. Leur architecture pesante, surmontee de tours d'une hauteur demesuree, semblait chercher le beau dans l'absence de ces proportions harmoniques qui ont ete l'ideal des peuples de l'Occident. Ne vous etonnez donc pas de m'entendre dire qu'apres avoir trouve cet art barbare et ces types effrayants, je m'y suis habitue au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts froids et nos types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde, concourt a idealiser l'elephant. Son culte est partout dans le passe, sous une forme ou sous une autre. Les reproductions de son type ont une variete d'intentions surprenante, car, selon la pensee de l'artiste, il represente la force menacante ou la benigne douceur de la divinite qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait ete jamais, quoi qu'en aient dit les anciens voyageurs, adore personnellement comme un dieu; mais il a ete, il est encore regarde comme un symbole et un palladium. L'elephant blanc des temples de Siam est toujours considere comme un animal sacre. --Parlez-nous de cet elephant blanc, s'ecrierent tous les enfants. Est-il vraiment blanc? l'avez-vous vu? --Je l'ai vu, et, en le contemplant au milieu des fetes triomphales qu'il semblait presider, il m'est arrive une chose singuliere. --Quoi? reprirent les enfants. --Une chose que j'hesite a vous dire,--non pas que je craigne la raillerie en un sujet si grave, mais en verite je crains de ne pas vous convaincre de ma sincerite et d'etre accuse d'improviser un roman pour rivaliser avec l'edifiante et serieuse histoire de M. Lechien. --Dites toujours, dites toujours! Nous ne critiquerons pas, nous ecouterons bien sagement. --Eh bien, mes enfants, reprit l'Anglais, voici ce qui est arrive. En contemplant la majeste de l'elephant sacre marchant d'un pas mesure au son des instruments et marquant le rhythme avec sa trompe, tandis que les Indiens, qui semblaient etre bien reellement les esclaves de ce monarque, balancaient au-dessus de sa tete des parasols rouge et or, j'ai fait un effort d'esprit pour saisir sa pensee dans son oeil tranquille, et tout a coup il m'a semble qu'une serie d'existences passees, insaisissables a la memoire de l'homme, venait de rentrer dans la mienne. --Comment! vous croyez...? --Je crois que certains animaux nous semblent pensifs et absorbes parce qu'ils se souviennent. Ou serait l'erreur de la Providence? L'homme oublie, parce qu'il a trop a faire pour que le souvenir lui soit bon. Il termine la serie des animaux contemplatifs, il pense reellement et cesse de rever. A peine ne, il devient la proie de la loi du progres, l'esclave de la loi du travail. Il faut qu'il rompe avec les images du passe pour se porter tout entier vers la conception de l'avenir. La loi qui lui a fait cette destinee ne serait pas juste, si elle ne lui retirait pas la faculte de regarder en arriere et de perdre son energie dans de vains regrets et de steriles comparaisons. --Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs; il m'importe beaucoup de savoir qu'une fois en votre vie vous avez eprouve le phenomene que j'ai subi plusieurs fois. --J'y consens, repondit sir William, car j'avoue que votre exemple et vos affirmations m'ebranlent et m'impressionnent beaucoup. Si c'est un simple reve qui s'est empare de moi pendant la ceremonie que presidait l'elephant sacre, il a ete si precis et si frappant, que je n'en ai pas oublie la moindre circonstance. Et moi aussi, j'avais ete elephant, elephant blanc, qui plus est, elephant sacre par consequent, et je revoyais mon existence entiere a partir de ma premiere enfance dans les jungles et les forets de la presqu'ile de Malacca. "C'est dans ce pays, alors si peu connu des Europeens, que se reportent mes premiers souvenirs, a une epoque qui doit remonter aux temps les plus florissants de l'etablissement du bouddhisme, longtemps avant la domination europeenne. Je vivais dans ce desert etrange, dans cette _Chersonese d'or_ des anciens, une presqu'ile de trois cent soixante lieues de longueur, large en moyenne de trente lieues. Ce n'est, a vrai dire, qu'une chaine de montagnes projetee sur la mer et couronnee de forets. Ces montagnes ne sont pas tres-hautes. La principale, le mont Ophir, n'egale pas le puy de Dome; mais, par leur situation isolee entre deux mers, elles sont imposantes. Les versants sont parfois inaccessibles a l'homme. Les habitants des cotes, Malais et autres, y font pourtant aujourd'hui une guerre acharnee aux animaux sauvages, et vous avez a bas prix l'ivoire et les autres produits si facilement exportes de ces regions redoutables. Pourtant, l'homme n'y est pas encore partout le maitre et il ne l'etait pas du tout au temps dont je vous parle. Je grandissais heureux et libre sur les hauteurs, dans le sublime rayonnement d'un ciel ardent et pur, rafraichi par l'elevation du sol et la brise de mer. Qu'elle etait belle, cette mer de la Malaisie avec ses milliers d'iles vertes comme l'emeraude et d'ecueils blancs comme l'albatre, sur le bleu sombre des flots! Quel horizon s'ouvrait a nos regards quand, du haut de nos sanctuaires de rochers, nous embrassions de tous cotes l'horizon sans limites! Dans la saison des pluies, nous savourions, a l'abri des arbres geants, la chaude humidite du feuillage. C'etait la saison douce ou le recueillement de la nature nous remplissait d'une sereine quietude. Les plantes vigoureuses, a peine abattues par l'ete torride, semblaient partager notre bien-etre et se retremper a la source de la vie. Les belles lianes de diverses especes poussaient leurs festons prodigieux et les enlacaient aux branches des cinnamomes et des gardenias en fleurs. Nous dormions a l'ombre parfumee des mangliers, des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de plantes qu'il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal appetit. Nous meprisions les carnassiers perfides; nous ne permettions pas aux tigres d'approcher de nos paturages. Les antilopes, les oryx, les singes recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider a notre toilette. Le _nocariam_ l'oiseau geant, peut-etre disparu aujourd'hui, s'approchait de nous sans crainte pour partager nos recoltes. "Nous vivions seuls, ma mere et moi, ne nous melant pas aux troupes nombreuses des elephants vulgaires, plus petits et d'un pelage different du notre. Etions-nous d'une race differente? Je ne l'ai jamais su. L'elephant blanc est si rare, qu'on le regarde comme une anomalie, et les Indiens le considerent comme une incarnation divine. Quand un de ceux qui vivent dans les temples d'une nation hindoue cesse de vivre, on lui rend les memes honneurs funeraires qu'aux rois, et souvent de longues annees s'ecoulent avant qu'on lui trouve un successeur. "Notre haute taille effrayait-elle les autres elephants? Nous etions de ceux qu'on appelle solitaires et qui ne font partie d'aucun troupeau sous les ordres d'un guide de leur espece. On ne nous disputait aucune place, et nous nous transportions d'une region a l'autre, changeant de climat sur cette arete de montagnes, selon notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous preferions la serenite des sommets ombrages aux sombres embuches de la jungle peuplee de serpents monstrueux, herissee de cactus et d'autres plantes epineuses ou vivent des insectes irritants. En cherchant la canne a sucre sous des bambous d'une hauteur colossale, nous nous arretions quelquefois pour jeter un coup d'oeil sur les paletuviers des rivages; mais ma mere, defiante, semblait deviner que nos robes blanches pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite a la region des arequiers et des cocotiers, ces grandes vigies plantees au-dessus des jungles comme pour balancer librement dans un air plus pur leurs eventails majestueux et leurs palmes de cinq metres de longueur. "Ma noble mere me cherissait, me menait partout avec elle et ne vivait que pour moi. Elle m'enseignait a adorer le soleil et a m'agenouiller chaque matin a son apparition glorieuse, en relevant ma trompe blanche et satinee, comme pour saluer le pere et le roi de la terre; en ces moments-la, l'aube pourpree teignait de rose mon fin pelage, et ma mere me regardait avec admiration. Nous n'avions que de hautes pensees, et notre coeur se dilatait dans la tendresse et l'innocence. Jours heureux, trop tot envoles! Un matin, la soif nous forca de descendre le lit d'un des torrents qui, du haut de la montagne, vont en bonds rapides ou gracieux se deverser dans la mer; c'etait vers la fin de la saison seche. La source qui filtre du sommet de l'Ophir ne distillait plus une seule goutte dans sa coupe de mousse. Il nous fallut gagner le pied de la jungle ou le torrent avait forme une suite de petits lacs, pales diamants semes dans la verdure glauque des nopals. Tout a coup nous sommes surpris par des cris etranges, et des etres inconnus pour moi, des hommes et des chevaux se precipitent sur nous. Ces hommes bronzes qui ressemblaient a des singes ne me firent point peur, les animaux qu'ils montaient n'approchaient de nous qu'avec effroi. D'ailleurs, nous n'etions pas en danger de mort. Nos robes blanches inspiraient le respect, meme a ces Malais farouches et cruels; sans doute ils voulaient nous capturer, mais ils n'osaient se servir de leurs armes. Ma mere les repoussa d'abord fierement et sans colere, elle savait qu'ils ne pourraient pas la prendre; alors, ils jugerent qu'en raison de mon jeune age, ils pourraient facilement s'emparer de moi et ils essayerent de jeter des lassos autour de mes jambes; ma mere se placa entre eux et moi, et fit une defense desesperee. Les chasseurs, voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir, lui lancerent une grele de javelots qui s'enfoncerent dans ses vastes flancs, et je vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de sang. "Je voulais la defendre et la venger, elle m'en empecha, me tint de force derriere elle, et, presentant le flanc comme un rempart pour me couvrir, immobile de douleur et stoiquement muette pour faire croire que sa vie etait a l'epreuve de ces fleches mortelles, elle resta la, criblee de traits, jusqu'a ce que, le coeur transperce cessant de battre, elle s'affaissat comme une montagne. La terre resonna sous son poids. Les assassins s'elancerent pour me garrotter, et je ne fis aucune resistance. Stupefait devant le cadavre de ma mere, ne comprenant rien a la mort, je la caressais en gemissant, en la suppliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait plus, mais des flots de larmes coulaient encore de ses yeux eteints. On me jeta une natte epaisse sur la tete, je ne vis plus rien, mes quatre jambes etaient prises dans quatre cordes de cuir d'elan. Je ne voulais plus rien savoir, je ne me debattais pas, je pleurais, je sentais ma mere pres de moi, je ne voulais pas m'eloigner d'elle, je me couchai. On m'emmena je ne sais comment et je ne sais ou. Je crois qu'on attela tous les chevaux pour me trainer sur le sable en pente du rivage jusqu'a une sorte de fosse ou on me laissa seul. "Je ne me rappelle pas combien de temps je restai la, prive de nourriture, devore par la soif et par les mouches avides de mon sang. J'etais deja fort, j'aurais pu demolir cette cave avec mes pieds de devant et me frayer un sentier, comme ma mere m'avait enseigne a le faire dans les versants rapides. Je fus longtemps sans m'en aviser. Sans connaitre la mort, je haissais l'existence et ne songeais pas a la conserver. Enfin, je cedai a l'instinct et je jetai des cris farouches. On m'apporta aussitot des cannes a sucre et de l'eau. Je vis des tetes inquietes se pencher sur les bords du silo ou j'etais enseveli. On parut se rejouir de me voir manger et boire; mais, des que j'eus repris des forces, j'entrai en fureur et je remplis la terre et le ciel des eclats retentissants de ma voix. Alors, on s'eloigna, me laissant demolir la berge verticale de ma prison, et je me crus en liberte; mais j'etais dans un parc forme de tiges de bambous monstrueux, relies les uns aux autres par des lianes si bien serrees que je ne pus en ebranler un seul. Je passai encore plusieurs jours a essayer obstinement ce vain travail, auquel resistait le perfide et savant travail de l'homme. On m'apportait mes aliments et on me parlait avec douceur. Je n'ecoutais rien, je voulais fondre sur mes adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les murailles de ma prison sans pouvoir les ebranler; mais, quand j'etais seul, je mangeais. La loi imperieuse de la vie l'emportait sur mon desespoir, et, le sommeil domptant mes forces, je dormais sur les herbes fraiches dont on avait jonche ma cage. "Enfin, un jour, un petit homme noir, vetu seulement d'un _sarong_ ou calecon blanc, entra seul et resolument dans ma prison en portant une auge de farine de riz sale et melange a un corps huileux. Il me la presenta a genoux en me disant d'une voix douce des paroles ou je distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et caressante. Je le laissai me supplier jusqu'au moment ou, vaincu par ses prieres, je mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets rafraichissant, il m'eventait avec une feuille de palmier et me chantait quelque chose de triste que j'ecoutais avec etonnement. Il revint un peu plus tard et me joua sur une petite flute de roseau je ne sais quel air plaintif qui me fit comprendre la pitie que je lui inspirais. Je le laissai baiser mon front et mes oreilles. Peu a peu, je lui permis de me laver, de me debarrasser des epines qui me genaient et de s'asseoir entre mes jambes. Enfin, au bout d'un temps que je ne puis preciser, je sentis qu'il m'aimait et que je l'aimais aussi. Des lors, je fus dompte, le passe s'effaca de ma memoire, et je consentis a le suivre sur le rivage sans songer a m'echapper. "Je vecus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des soins si tendres, qu'il remplacait ma mere et que je ne pensai plus jamais a le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu qui s'etait emparee de moi devait se partager le prix qui serait offert par les plus riches radjahs de l'Inde des qu'ils seraient informes de mon existence. On avait donc fait un arrangement pour tirer de moi le meilleur parti possible. La tribu avait envoye des deputes dans toutes les cours des deux peninsules pour me vendre au plus offrant, et, en attendant leur retour, j'etais confie a ce jeune homme, nomme Aor, qui etait repute le plus habile de tous dans l'art d'apprivoiser et de soigner les etres de mon espece. Il n'etait pas chasseur, il n'avait pas aide au meurtre de ma mere. Je pouvais l'aimer sans remords. "Bientot je compris la parole humaine, qu'a toute heure il me faisait entendre. Je ne me rendais pas compte des mots, mais l'inflexion de chaque syllabe me revelait sa pensee aussi clairement que si j'eusse appris sa langue. Plus tard, je compris de meme cette musique de la parole humaine en quelque langue qu'elle arrivat a mon oreille. Quand c'etait de la musique chantee par la voix ou les instruments, je comprenais encore mieux. "J'arrivai donc a savoir de mon ami que je devais me derober aux regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tente de m'emmener pour me vendre apres l'avoir tue. Nous habitions alors la province de Tenasserim, dans la partie la plus deserte des monts Moghs, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions caches tout le jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et des crocodiles, dont je savais le preserver en enterrant nonchalamment dans le sable leur tete, qui se brisait sous mon pied. Apres le bain, nous errions dans les hautes forets, ou je choisissais les branches dont j'etais friand et ou je cueillais pour Aor des fruits que je lui passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma provision de verdure pour la journee. J'aimais surtout les ecorces fraiches et j'avais une adresse merveilleuse pour les detacher de la tige jusqu'au plus petit brin; mais il me fallait du temps pour depouiller ainsi le bois, et je m'approvisionnais de branches pour les loisirs de la journee, en prevision des heures ou je ne dormais pas, heures assez courtes, je dois le dire; l'elephant livre a lui-meme est noctambule de preference. "Mon existence etait douce et tout absorbee dans le present, je ne me representais pas l'avenir. Je commencai a reflechir sur moi-meme un jour que les hommes de la tribu amenerent dans mon parc de bambous une troupe d'elephants sauvages qu'ils avaient chasses aux flambeaux avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer a se refugier dans ce piege. On y avait amene d'avance des elephants apprivoises qui devaient aider les chasseurs a dompter les captifs, et qui les aiderent en effet avec une intelligence extraordinaire a lier les quatre jambes l'une apres l'autre; mais quelques males sauvages, les solitaires surtout, etaient si furieux, qu'on crut devoir m'adjoindre aux chasseurs pour en venir a bout. On forca mon cher Aor a me monter, et il essaya d'obeir, bien qu'avec une vive repugnance. Je sentis alors le sentiment du juste se reveler a moi, et j'eus horreur de ce que l'on pretendait me faire faire. Ces elephants sauvages etaient sinon mes egaux, du moins mes semblables; les elephants soumis qui aidaient a consommer l'esclavage de leurs freres me parurent tout a fait inferieurs a eux et a moi. Saisi de mepris et d'indignation, je m'attaquai a eux seuls et me portai a la defense des prisonniers si energiquement, que l'on dut renoncer a m'avilir. On me fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d'eloges et de caresses. "--Vous voyez bien, disait-il a ses compagnons, que celui-ci est un ange et un saint, jamais elephant blanc n'a ete employe aux travaux grossiers ni aux actes de violence. Il n'est fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de monture dans les voyages. Les rois eux-memes ne se permettent pas de s'asseoir sur lui, et vous voulez qu'il s'abaisse a vous aider au domptage? Non, vous ne comprenez pas sa grandeur et vous outragez son rang! Ce que vous avez tente de faire attirera sur vous la puissance des mauvais esprits. "Et, comme on remontrait a mon ami qu'il avait lui-meme travaille a me dompter: "--Je ne l'ai dompte, repondait-il, qu'avec mes douces paroles et le son de ma flute. S'il me permet de le monter, c'est qu'il a reconnu en moi son serviteur fidele, son _mahout_ devoue. Sachez bien que le jour ou l'on nous separerait, l'un de nous mourrait; et souhaitez que ce soit moi, car du salut de _la Fleur sacree_ dependent la richesse et la gloire de votre tribu. "_La Fleur sacree_ etait le nom qu'il m'avait donne et que nul ne songeait a me contester. Les paroles de mon mahout m'avaient profondement penetre. Je sentis que sans lui on m'eut avili, et je devins d'autant plus fier et plus independant. Je resolus (et je me tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux d'accord nous eloignames de nous quiconque ne nous traitait pas avec un profond respect. On lui avait offert de me donner pour societe les elephants les plus beaux et les mieux dresses. Je refusai absolument de les admettre aupres de ma personne, et, seul avec Aor, je ne m'ennuyai jamais. "J'avais environ quinze ans, et ma taille depassait deja de beaucoup celle des elephants adultes de l'Inde, lorsque nos deputes revinrent annoncant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus belles offres, le marche etait conclu. On avait agi avec prudence. On ne s'etait adresse a aucun des souverains du royaume de Siam, parce qu'ils eussent pu me revendiquer comme etant ne sur leurs terres et ne vouloir rien payer pour m'acquerir. Je fus donc adjuge au roi de Pagham et conduit de nuit tres-mysterieusement le long des cotes de Tenasserim jusqu'a Martaban, d'ou, apres avoir traverse les monts Karens, nous gagnames les rives du beau fleuve Iraouaddy. "Il m'en avait coute de quitter ma patrie et mes forets; je n'y eusse jamais consenti, si Aor ne m'eut dit sur sa flute que la gloire et le bonheur m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la route, je ne voulus pas le quitter un seul instant. Je lui permettais a peine de descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me preserver d'une poignante inquietude, il dormait entre mes jambes. J'etais jaloux, et ne voulais pas qu'il recut d'autre nourriture que celle que je lui presentais; je choisissais pour lui les meilleurs fruits, et je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais moi-meme de l'eau la plus pure. Je l'eventais avec de larges feuilles; en traversant les bois et les jungles, j'abattais sans m'arreter les arbustes epineux qui eussent pu l'atteindre et le dechirer. Je faisais enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les elephants bien dresses, et je le faisais de ma propre volonte, non d'une maniere banale, mais pour mon seul ami. "Des que nous eumes atteint la frontiere birmane, une deputation du souverain vint au-devant de moi. Je fus inquiet du ceremonial qui m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et des presents aux chasseurs malais qui m'avaient accompagne et qu'on les congediait. Allait-on me separer d'Aor? Je montrai une agitation effrayante, et je menacai les hauts personnages qui approchaient de moi avec respect. Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur dit que, separe de lui, je ne consentirais jamais a les suivre. Alors, un des ministres charges de ma reception, et qui etait reste sous une tente, ota ses sandales, et vint a moi pour me presenter a genoux une lettre du roi des Birmans, ecrite en bleu sur une longue feuille de palmier doree. Il s'appretait a m'en donner lecture lorsque je la pris de ses mains et la passai a mon mahout pour qu'il me la traduisit. Il n'avait pas le droit, lui qui appartenait a une caste inferieure, de toucher a cette feuille sacree. Il me pria de la rendre au seigneur ministre de Sa Majeste, ce que je fis aussitot pour marquer ma deference et mon amitie pour Aor. Le ministre reprit la lettre, sur laquelle on deplia une ombrelle d'or, et il lut: "Tres-puissant, tres-aime et tres-venere elephant, du nom de _Fleur sacree_, daignez venir resider dans la capitale de mon empire, ou un palais digne de vous est deja prepare. Par la presente lettre royale, moi, le roi des Birmans, je vous alloue un fief qui vous appartiendra en propre, un ministre pour vous obeir, une maison de deux cents personnes, une suite de cinquante elephants, autant de chevaux et de boeufs que necessitera votre service; six ombrelles d'or, un corps de musique, et tous les honneurs qui sont dus a l'elephant sacre, joie et gloire des peuples." "On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible et indifferent, on dut demander a mon mahout si j'acceptais les offres du souverain. Aor repondit qu'il fallait me promettre de ne jamais me separer de lui, et le ministre, apres avoir consulte ses collegues, jura ce que j'exigeais. Alors, je montrai une grande joie en caressant la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le visage du ministre, qui se declara tres-heureux de m'avoir satisfait. "Quoique tres-fatigue d'un long voyage, je temoignai que je voulais me mettre en marche pour voir ma nouvelle residence et faire connaissance avec mon collegue et mon egal, le roi de Birmanie. Ce fut une marche triomphale tout le long du fleuve que nous remontions. Ce fleuve Iraouaddy etait d'une beaute sans egale. Il coulait, tantot nonchalant, tantot rapide, entre des rochers couverts d'une vegetation toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers le nord, et l'air etait plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays. Tout etait different. Ce n'etait plus le silence et la majeste du desert. C'etait un monde de luxe et de fetes; partout sur le fleuve des barques a la poupe elevee en forme de croissant, garnies de banderoles de soie lamee d'or, suivies de barques de pecheurs ornees de feuillage et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches sortaient de leurs habitations elegantes pour venir s'agenouiller sur mon passage et m'offrir des parfums. Des bandes de musiciens et de pretres accourus de toutes les pagodes melaient leurs chants aux sons de l'orchestre qui me precedait. "Nous avancions a tres-petites journees dans la crainte de me fatiguer, et deux ou trois fois par jour on s'arretait pour mon bain. Le fleuve n'etait pas toujours gueable sur les rives. Aor me laissait sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable le plus fin et dans l'eau la plus pure. Une fois sur de mon point de depart, je m'elancais dans le courant, si rapide et si profond qu'il put etre, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait autant de plaisir que moi a cet exercice et qui, aux endroits difficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur sa flute un chant de notre pays, tandis que mon cortege et la foule pressee sur les deux rives exprimaient leur anxiete ou leur admiration par des cris, des prosternations et des invocations de bras tendus vers moi. Les ministres, inquiets de l'audace d'Aor, deliberaient entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'exposer ainsi ma vie precieuse au salut de l'empire; mais Aor jouant toujours de la flute sur ma tete au ras du flot et ma trompe relevee comme le cou d'un paon gigantesque temoignaient de notre securite. Quand nous revenions lentement et paisiblement au rivage, tous accouraient vers moi avec des genuflexions ou des cris de triomphe, et mon orchestre dechirait les airs de ses fanfares eclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le premier jour. Il se composait de trompettes au son aigu, de trompes enormes, de gongs effroyables, de castagnettes de bambou et de tambours portes par des elephants de service. Ces tambours etaient formes d'une cage ronde richement travaillee au centre de laquelle un homme accroupi sur ses jambes croisees frappait tour a tour avec deux baguettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage, semblable exterieurement, etait munie de timbales de divers metaux, et le musicien, egalement assis au centre et porte par un elephant, en tirait de puissants accords. Ce grand bruit d'instruments terribles choqua d'abord mon oreille delicate. Je m'y habituai pourtant, et je pris plaisir aux etranges harmonies qui proclamaient ma gloire aux quatre vents du ciel. Mais je preferai toujours la musique de salon, la douce harpe birmane, gracieuse imitation des jonques de l'Iraouaddy, le _caiman_, harmonica aux touches d'acier, dont les sons ont une purete angelique, et par-dessus tout la suave melodie que me faisait entendre Aor sur sa flute de roseau. "Un jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccade, au milieu du fleuve, nous fumes entoures d'une foule innombrable de gros poissons dores a la maniere des pagodes qui dressaient leur tete hors de l'eau comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifesterent une grand joie et nous accompagnerent jusqu'au rivage, et, comme la foule se recriait, je pris delicatement un de ces poissons et le presentai au premier ministre, qui le baisa et ordonna que sa dorure fut vite rehaussee d'une nouvelle couche; apres quoi, on le remit dans l'eau avec respect. J'appris ainsi que c'etaient les poissons sacres de l'Iraouaddy, qui resident en un seul point du fleuve et qui viennent a l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien a redouter de l'homme. "Nous arrivames enfin a Pagham, une ville de quatre a cinq lieues d'etendue le long du fleuve. Le spectacle que presentait cette vallee de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa un tel etonnement, que je m'arretai comme pour demander a mon mahout si ce n'etait pas un reve. Il n'etait pas moins ebloui que moi, et, posant ses mains sur mon front que ses caresses petrissaient sans cesse: "--Voila ton empire, me dit-il. Oublie les forets et les jungles, te voici dans un monde d'or et de pierreries! "C'etait alors un monde enchante en effet. Tout etait ruisselant d'or et d'argent, de la base au faite des mille temples et pagodes qui remplissaient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de l'horizon. Le bouddhisme ayant respecte les monuments de l'ancien culte, la diversite etait infinie. C'etaient des masses imposantes, les unes trapues, les autres elevees comme des montagnes a pic, des coupoles immenses en forme de cloches, des chapelles surmontees d'un oeuf monstrueux, blanc comme la neige, enchasse, dans une base doree, des toits longs superposes sur des piliers a jour autour desquels se tordaient des dragons etincelants, dont les ecailles de verre de toutes couleurs semblaient faites de pierres precieuses; des pyramides formees d'autres toits laques d'or vert, bleu, rouge, etages en diminuant jusqu'au faite, d'ou s'elancait une fleche d'or immense terminee par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces edifices eleves sur le flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches avec des terrassements d'une blancheur eclatante qui semblaient tailles dans un seul bloc du plus beau marbre. C'etaient des revetements de collines entieres faites d'un ciment de corail blanc et de nacre piles. Aux flancs de certains edifices, sur les faitieres, a tous les angles des toits, des monstres fantastiques en bois de santal, tout bossues d'or et d'email, semblaient s'elancer dans le vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des edifices de bambous, tout a jour et d'un travail exquis. C'etait un entassement de richesses folles, de caprices deregles; la morne splendeur des grands monasteres noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir l'eclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui, ces magnificences inouies ne sont plus; alors, c'etait un reve d'or, une fable des contes orientaux realisee par l'industrie humaine. "Aux portes de la ville, nous fumes recus par le roi et toute la cour. Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fit entrer dans un edifice ou l'on proceda a ma toilette de ceremonie, que le roi avait apportee dans un grand coffre de bois de cedre incruste d'ivoire, porte par le plus beau et le plus pare de ses elephants; mais comme j'eclipsai ce luxueux subalterne quand je parus dans mon costume d'apparat! Aor commenca par me laver et me parfumer avec grand soin, puis on me revetit de longues bandes ecarlates, tissees d'or et de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beaute de mes formes et la blancheur sacree de mon pelage. On mit sur ma tete une tiare en drap ecarlate ruisselante de gros diamants et de merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres precieuses, ornement consacre qui conjure l'influence des mauvais esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierreries et une plaque d'or ou se lisaient tous mes titres. Des glands d'argent du plus beau travail furent suspendus a mes oreilles, des anneaux d'or et d'emeraudes, saphirs et diamants, furent passes dans mes defenses, dont la blancheur et le brillant attestaient ma jeunesse et ma purete. Deux larges boucliers d'or massif couvrirent mes epaules, enfin un coussin de pourpre fut place sur mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochee d'argent, des bracelets de bras et de jambes en or fin et un leger chale du cachemire blanc le plus moelleux roule autour de la tete. Lui aussi etait lave et parfume. Ses formes etaient plus fines et mieux modelees que celles des Birmans, son teint etait plus sombre, ses yeux plus beaux. Il etait jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me conduire une baguette toute incrustee de perles fines et toute cerclee de rubis, je fus fier de lui et l'enlacai avec amour. On voulut lui presenter la legere echelle de bambou qui sert a escalader les montures de mon espece et qu'on leur attache ensuite au flanc pour etre a meme d'en descendre a volonte. Je repoussai cet embleme de servitude, je me couchai et j'etendis ma tete de maniere que mon ami put s'y asseoir sans rien deranger a ma parure, puis je me relevai si fier et si imposant, que le roi lui-meme fut frappe de ma dignite, et declara que jamais elephant sacre si noble et si beau n'avait atteste et assure la prosperite de son empire. "Notre defile jusqu'a mon palais dura plus de trois heures; le sol etait jonche de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des cassolettes placees sur mon passage repandaient de suaves parfums, l'orchestre du roi jouait en meme temps que le mien, des troupes de bayaderes admirables me precedaient en dansant. De chaque rue qui s'ouvrait sur la rue principale debouchaient des corteges nouveaux composes de tous les grands de la ville et du pays, qui m'apportaient de nouveaux presents et me suivaient sur deux files. L'air charge de parfums a la fumee bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert le bruit du tonnerre. C'etait le rugissement d'une tempete au milieu d'un epanouissement de delices. Toutes les maisons etaient pavoisees de riches tapis et d'etoffes merveilleuses. Beaucoup etaient reliees par de legers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvises et pavoises aussi avec une rare elegance. Du haut de ces portes a jour, des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de fleurs de jasmin et d'oranger. "On s'arreta sur une grande place palissadee en arene pour me faire assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir a tout ce qui etait agreable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'animaux, et, en voyant deux elephants, rendus furieux par une nourriture et un entrainement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enlacees et se dechirer avec leurs defenses, je quittai la place d'honneur que j'occupais et m'elancai au milieu de l'arene pour separer les combattants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des cris de desespoir s'eleverent de toutes parts. On craignait que les adversaires ne fondissent sur moi; mais a peine me virent-il pres d'eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils s'enfuirent eperdus et humilies. Aor, qui m'avait lestement rejoint, declara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ailleurs, apres un voyage de plus de cinq cents lieues, j'avais absolument besoin de repos. Le peuple fut tres emu de ma conduite, et les sages du pays se prononcerent pour moi, affirmant que le Bouddha condamnait les jeux sanglants et les combats d'animaux. J'avais donc exprime sa volonte, et on renonca pour plusieurs annees a ces cruels divertissements. "On me conduisit a mon palais, situe au dela de la ville, dans un ravin delicieux au bord du fleuve. Ce palais etait aussi grand et aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque instant. J'etais fatigue. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la salle qui devait me servir de chambre a coucher, ou je restai seul avec Aor, apres avoir temoigne que j'avais assez de musique et ne voulais d'autre societe que celle de mon ami. "Cette salle de repos etait une coupole imposante, soutenue par une double colonnade de marbre rose. Des etoffes du plus grand prix fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de mosaique. Mon lit etait un amas odorant de bois de santal reduit en fine poussiere. Mon auge etait une vasque d'argent massif ou quatre personnes se fussent baignees a l'aise. Mon ratelier etait une etagere de laque doree couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une corbeille de lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et d'argent emailles de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balancaient au-dessus de ma tete. Un immense eventail, le _pendjab_ des palais de l'Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m'envoyait un air frais sans cesse renouvele du haut de la coupole. A mon reveil, on fit entrer divers animaux apprivoises, de petits singes, des ecureuils, des cigognes, des phenicopteres, des colombes, des cerfs et des biches de cette jolie espece qui n'a pas plus d'une coudee de haut. Je m'amusai un instant de cette societe enjouee; mais je preferais la fraicheur et la proprete immaculee de mon appartement a toutes ces visites, et je fis connaitre que la societe des hommes convenait mieux a la gravite de mon caractere. "Je vecus ainsi de longues annees dans la splendeur et les delices avec mon cher Aor; nous etions de toutes les ceremonies et de toutes les fetes, nous recevions la visite des ambassadeurs etrangers. Nul sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front dans la poussiere. J'etais comble de presents, et mon palais etait un des plus riches musees de l'Asie. Les pretres les plus savants venaient me voir et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste intelligence a la hauteur de leurs plus beaux preceptes, et pretendaient lire dans ma pensee a travers mon large front toujours empreint d'une serenite sublime. Aucun temple ne m'etait ferme, et j'aimais a penetrer dans ces hautes et sombres chapelles ou la figure colossale de Gautama, ruisselante d'or, se dressait comme un soleil au fond des niches eclairees d'en haut. Je croyais revoir le soleil de mon desert et je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants, edifies de ma piete. Je savais meme presenter des offrandes a l'idole veneree, et balancer devant elle l'encensoir d'or. Le roi me cherissait et veillait avec soin a ce que ma maison fut toujours tenue sur le meme pied que la sienne. "Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain s'engagea dans une guerre funeste contre un Etat voisin. Il fut vaincu et detrone. L'usurpateur le relegua dans l'exil et ne lui permit pas de m'emmener. Il me garda comme un signe de sa puissance et un gage de son alliance avec le Bouddha; mais il n'avait pour moi ni amitie ni veneration, et mon service fut bientot neglige. Aor s'en affecta et s'en plaignit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine et resolurent de se defaire de lui. Un soir, comme nous dormions ensemble, ils penetrerent sans bruit chez moi et le frapperent d'un poignard. Eveille par ses cris, je fondis sur les assassins, qui prirent la fuite. Mon pauvre Aor etait evanoui, son sarong etait tache de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont je l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je me souvins du medecin qui etait toujours de service dans la piece voisine, j'allai l'eveiller et je l'amenai aupres d'Aor. Mon ami fut bien soigne et revint a la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur m'accablait, je refusais de manger; toujours couche pres de lui, je versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour le supplier de guerir. "On ne rechercha pas les assassins; on pretendit que j'avais blesse Aor par megarde avec une de mes defenses, et on parla de me les scier. Aor s'indigna et jura qu'il avait ete frappe avec un stylet. Le medecin, qui savait bien a quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la verite. Il conseilla meme a mon ami de se taire, s'il ne voulait hater le triomphe des ennemis qui avaient jure sa perte. "Alors, un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisee a laquelle on m'avait initie me parut la plus amere des servitudes. Mon bonheur dependait du caprice d'un prince qui ne savait ou ne voulait pas proteger les jours de mon meilleur ami. Je pris en degout les honneurs hypocrites qui m'etaient encore rendus pour la forme, je recus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayaderes et les musiciens qui troublaient le faible et penible sommeil de mon ami. Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui. "J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette surexcitation du sentiment je subis un phenomene douloureux, celui de retrouver la memoire de mes jeunes annees. Je revis dans mes reves troubles l'image longtemps effacee de ma mere assassinee en me couvrant de son corps perce de fleches. Je revis aussi mon desert, mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma vaste mer etincelante a l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une idee fixe, l'idee de fuir, domina imperieusement mes reveries. Mais je voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couche sur le flanc, pouvait a peine se soulever pour baiser mon front penche vers lui. "Une nuit, malade moi-meme, epuise de veilles et succombant a la fatigue, je dormis profondement durant quelques heures. A mon reveil, je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Eperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'etang. Mon odorat me fit savoir qu'Aor n'etait point la et qu'il n'y etait pas venu recemment. Grace a la negligence qui avait gagne mes serviteurs, je pus ouvrir moi-meme les portes de l'enclos et sortir des palissades. Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'elancai dans un bois de tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis un cri plaintif et je me precipitai dans un fourre ou je vis Aor lie a un arbre et entoure de scelerats prets a le frapper. D'un bond, je les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitie. Je rompis les liens qui retenaient Aor, je le saisis delicatement, je l'aidai a se placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de l'elephant en fuite, je m'enfoncai au hasard dans les forets. "A cette epoque, la partie de l'Inde ou nous nous trouvions offrait le contraste heurte des civilisations luxueuses a deux pas des deserts inexplorables. J'eus donc bientot gagne les solitudes sauvages des monts Karens, et, quand, a bout de forces, je me couchai sur les bords d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouaddy, nous etions deja a trente lieues de la ville birmane. Aor me dit: --Ou allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner dans nos montagnes; mais tu crois y etre deja, et tu t'abuses. Nous en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans etre decouverts et repris. D'ailleurs, quand nous echapperions aux hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine? Laisse-moi ici, car c'est a moi seul qu'on en veut, et retourne a Pagham, ou personne n'osera te menacer. "Je lui temoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez les Birmans; que, s'il mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la patience et du courage, nous pouvions redevenir heureux. "Il se rendit, et, apres avoir pris du repos, nous nous remimes en route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvre tous deux la sante, l'espoir et la force. L'air libre de la solitude, l'austere parfum des forets, la saine chaleur des rochers, nous guerissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remedes des medecins. Cependant, Aor etait parfois effraye de la tache que je lui imposais. Enlever un elephant sacre, c'etait, en cas d'insucces, se devouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses craintes sur une flute de roseau qu'il s'etait faite et dont il jouait mieux que jamais. J'etais arrive a un exercice de la pensee presque egal a celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire, en me couvrant d'une vase noire qui s'etalait au bord du fleuve et dont je m'aspergeais avec adresse. Frappe de ma penetration, il recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les proprietes. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entierement semblable aux elephants vulgaires. Je lui indiquai que cela ne suffisait pas et qu'il fallait, pour me rendre meconnaissable, scier mes defenses. Il ne s'y resigna pas. J'etais a ma sixieme dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il jugea que j'etais suffisamment deguise, et nous nous remimes en route. "Quelque peu frequente que fut ce chemin de montagnes, ce fut miracle que d'echapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union intime de l'intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance exceptionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su s'identifier aux animaux assez completement pour les amener a s'identifier a eux, ils n'auraient pas trouve en eux des esclaves parfois rebelles et dangereux, souvent surmenes et insuffisants. Ils auraient eu d'admirables amis et ils eussent resolu le probleme de la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine, animal plus redoutable et plus feroce que les betes du desert. "A force de prudence et de perseverance, quelquefois harceles par des bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais ni les lances ni les fleches, revetu que j'etais d'une legere armure en ecailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous parvinmes au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas ete difficile a suivre. Outre que nous nous rappelions tres-bien l'un et l'autre ce voyage que nous avions deja fait, la construction geologique de l'Indo-Chine est tres-simple. Les longues aretes de montagnes, separees par des vallees profondes et de larges fleuves, se ramifient mediocrement et s'inclinent sans point d'arret sensible jusqu'a la mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque droite. Nous fimes tres-rarement fausse route, et nos erreurs furent rapidement rectifiees. Je dois dire que, de nous deux, j'etais toujours le plus prompt a retrouver la vraie direction. "Nous n'approchames de nos anciennes demeures qu'avec circonspection. Il nous fallait vivre seuls et en liberte complete. Nous fumes servis a souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne a l'ancien roi des Birmans, avait quitte ses villages de roseaux, et nos forets, depeuplees d'animaux a la suite d'une terrible secheresse, avaient ete abandonnees par les chasseurs. Nous pumes y faire un etablissement plus libre et plus sur encore que par le passe. Aor ne possedait absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur evanouie. Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n'aimait plus que moi sur la terre. Je n'avais jamais aime que ma mere et lui. Une si longue intimite avait detruit entre nous l'obstacle apporte par la nature a notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux etres de meme espece. Ma pantomime etait devenue si reflechie, si sobre, si expressive, qu'il lisait dans ma pensee comme moi dans la sienne. Il n'avait meme plus besoin de me parler. Je le sentais triste ou gai selon le mode et les inflexions de sa flute, et, notre destinee etant commune, je me reportais avec lui dans les souvenirs du passe, ou je me plongeais dans la beate extase du present. "Nous passames de longues annees dans les delices de la delivrance. Aor etait devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que de vegetaux. Notre subsistance etait assuree, et nous ne connaissions plus ni la souffrance ni la maladie. "Mais le temps marchait, et Aor etait devenu vieux. J'avais vu ses cheveux blanchir et ses forces decroitre. Il me fit comprendre les effets de l'age et m'annonca qu'il mourrait bientot. Je prolongeai sa vie en lui epargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint ou il ne put pourvoir a ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et, pour se rechauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour, il me pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir. J'obeis, il s'y coucha sur un lit d'herbages, enlaca ses bras autour de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retomberent, il resta immobile, et son corps se raidit. "Il n'etait plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait commande, et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je le pense, et pourtant je ne me demandai pas si la longevite de ma race me condamnait a lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la resolution de mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la nuit fut passee, je n'eus aucune idee d'aller au bain ni de me mouvoir. Je restai plonge dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva inerte et indifferent. Le soleil revint encore une fois et me trouva mort. "L'ame fidele et genereuse d'Aor avait-elle passe en moi? Peut-etre. J'ai appris dans d'autres existences qu'apres ma disparition l'empire birman avait eprouve de grands revers. La royale ville de Pagham fut abandonnee par le conseil des pretres de Gautama. Le Bouddha etait irrite du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite temoignait de son mecontentement. Les riches emporterent leurs tresors et se batirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava; plus tard, ils abandonnerent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les pauvres emporterent a dos de chameau leurs maisons de rotin pour suivre les maitres du pays loin de la cite maudite. Pagham avait ete le sejour et l'orgueil de quarante-cinq rois consecutifs, je l'avais condamnee en la quittant, elle n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose amas de ruines. --Votre histoire m'a amusee, dit alors a sir William la petite fille qui lui avait deja parle; mais a present, puisque nous avons tous ete des betes avant d'etre des personnes, je voudrais savoir ce que nous serons plus tard, car enfin tout ce que l'on raconte aux enfants doit avoir une moralite a la fin, et je ne vois pas venir la votre. --Ma soeur a raison, dit un jeune homme qui avait ecoute sir William avec interet. Si c'est une recompense d'etre homme apres avoir ete chien honnete ou elephant vertueux, l'homme honnete et vertueux doit avoir aussi la sienne en ce monde. --Sans aucun doute, repondit sir William. La personnalite humaine n'est pas le dernier mot de la creation sur notre planete. Les savants les plus modernes sont convaincus que l'intelligence progresse d'elle-meme par la loi qui regit la matiere. Je n'ai pas besoin d'entrer dans cet ordre d'idees pour vous dire qu'esprit et matiere progressent de compagnie. Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que tout etre aspire a se perfectionner et que, de tous les etres, l'homme est le plus jaloux de s'elever au-dessus de lui-meme. Il y est merveilleusement aide par l'etendue de son intelligence et par l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore tres-incomplet de la nature et qu'une race plus parfaite doit lui succeder par voie ininterrompue de son propre developpement. --Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille; deviendrons-nous des anges avec des ailes et des robes d'or? --Parfaitement, repondit sir William. Les robes d'or sont des emblemes de richesse et de purete; nous deviendrons tous riches et purs; les ailes, nous saurons les trouver: la science nous les donnera pour traverser les airs, comme elle nous a donne les nageoires pour traverser les mers. --Oh! nous voila retombes dans les machines que vous maudissiez tout a l'heure. --Les machines feront leur temps comme nous ferons le notre, repartit sir William, l'animalite fera le sien et progressera en meme temps que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissants que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour s'associer aux voyages aeriens de l'homme futur? Est-ce une simple fantaisie poetique que ces dieux de l'antiquite portes ou traines par des lions, des dauphins ou des colombes? N'est-ce pas plutot une sorte de vue prophetique de la domestication de toutes les creatures associees a l'homme divinise de l'avenir? Oui, l'homme doit des ce monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelligence et de grandeur morale superieur au notre. Il ne faut pas un miracle paien, il ne faut qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont deja tant de fois accomplis sur la terre, pour que l'homme voie changer ses besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races entieres s'abstenir de manger la chair des animaux, un grand progres de la race entiere sera de devenir frugivore, et les carnassiers disparaitront. Alors fleurira la grande association universelle, l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l'elephant sera l'ami de l'homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos chars ovoides, la baleine transportera nos messages. Que sais-je! tout devient possible sur notre planete des que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu de s'entre-devorer, s'organisent fraternellement pour soumettre et feconder la matiere inorganique... Mais j'ai tort de vous esquisser ces merveilles; vous etes plus a meme que moi, jeunes esprits qui m'interrogez, d'en evoquer les riantes et sublimes images. Il suffit que, du monde reel, je vous aie lances dans le monde du reve. Revez, imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d'aller trop loin, car l'avenir du monde ideal auquel nous devons croire depassera encore de beaucoup les aspirations de nos ames timides et incompletes. L'ORGUE DU TITAN Un soir, l'improvisation musicale du vieux et illustre maitre Angelin nous passionnait comme de coutume, lorsqu'une corde de piano vint a se briser avec une vibration insignifiante pour nous, mais qui produisit sur les nerfs surexcites de l'artiste l'effet d'un coup de foudre. Il recula brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme si, chose impossible, la corde les eut cinglees, et laissa echapper ces etranges paroles: --Diable de titan, va! Sa modestie bien connue ne nous permettait pas de penser qu'il se comparat a un titan. Son emotion nous parut extraordinaire. Il nous dit que ce serait trop long a expliquer. --Ceci m'arrive quelquefois, nous dit-il, quand je joue le motif sur lequel je viens d'improviser. Un bruit imprevu me trouble et il me semble que mes mains s'allongent. C'est une sensation douloureuse et qui me reporte a un moment tragique et pourtant heureux dans mon existence. Presse de s'expliquer, il ceda et nous raconta ce qui suit: * * * * * Vous savez que je suis de l'Auvergne, ne dans une tres-pauvre condition et que je n'ai pas connu mes parents. Je fus eleve par la charite publique et recueilli par M. Jansire, que l'on appelait par abreviation maitre Jean, professeur de musique et organiste de la cathedrale de Clermont. J'etais son eleve en qualite d'enfant de choeur. En outre, il pretendait m'enseigner le solfege et le clavecin. C'etait un homme terriblement bizarre que maitre Jean, un veritable type de musicien classique, avec toutes les excentricites que l'on nous attribue, que quelques-uns de nous affectent encore, et qui, chez lui, etaient parfaitement naives, par consequent redoutables. Il n'etait pas sans talent, bien que ce talent fut tres au-dessous de l'importance qu'il lui attribuait. Il etait bon musicien, avait des lecons en ville et m'en donnait a moi-meme a ses moments perdus, car j'etais plutot son domestique que son eleve et je faisais mugir les soufflets de l'orgue plus souvent que je n'en essayais les touches. Ce delaissement ne m'empechait pas d'aimer la musique et d'en rever sans cesse; a tous autres egards, j'etais un veritable idiot, comme vous allez voir. Nous allions quelquefois a la campagne, soit pour rendre visite a des amis du maitre, soit pour reparer les epinettes et clavecins de sa clientele; car, en ce temps-la,--je vous parle du commencement du siecle,--il y avait fort peu de pianos dans nos provinces, et le professeur organiste ne dedaignait pas les petits profits du luthier et de l'accordeur. Un jour, maitre Jean me dit: --Petit, vous vous leverez demain avec le jour. Vous ferez manger l'avoine a Bibi, vous lui mettrez la selle et le portemanteau et vous viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs et votre habit vert billard. Nous allons passer deux jours de vacances chez mon frere le cure de Chanturgue. Bibi etait un petit cheval maigre, mais vigoureux, qui avait l'habitude de porter maitre Jean avec moi en croupe. Le cure de Chanturgue etait un bon vivant et un excellent homme que j'avais vu quelquefois chez son frere. Quant a Chanturgue, c'etait une paroisse eparpillee dans les montagnes et dont je n'avais non plus d'idee que si l'on m'eut parle de quelque tribu perdue dans les deserts du nouveau monde. Il fallait etre ponctuel avec maitre Jean. A trois heures du matin j'etais debout; a quatre, nous etions sur la route des montagnes; a midi, nous prenions quelque repos et nous dejeunions dans une petite maison d'auberge bien noire et bien froide, situee a la limite d'un desert de bruyeres et de laves; a trois heures, nous repartions a travers ce desert. La route etait si ennuyeuse, que je m'endormis a plusieurs reprises. J'avais etudie tres-consciencieusement la maniere de dormir en croupe sans que le maitre s'en apercut. Bibi ne portait pas seulement l'homme et l'enfant, il avait encore a l'arriere-train, presque sur la queue, un portemanteau etroit, assez eleve, une sorte de petite caisse en cuir ou ballottaient pele-mele les outils de maitre Jean et ses nippes de rechange. C'est sur ce portemanteau que je me calais, de maniere qu'il ne sentit pas sur son dos l'alourdissement de ma personne et sur son epaule le balancement de ma tete. Il avait beau consulter le profil que nos ombres dessinaient sur les endroits aplanis du chemin ou sur les talus de rochers; j'avais etudie cela aussi, et j'avais, une fois pour toutes, adopte une pose en raccourci, dont il ne pouvait saisir nettement l'intention. Quelquefois pourtant, il soupconnait quelque chose et m'allongeait sur les jambes un coup de sa cravache a pomme d'argent, en disant: --Attention, petit! on ne dort pas dans la montagne! Comme nous traversions un pays plat et que les precipices etaient encore loin, je crois que ce jour-la il dormit pour son compte. Je m'eveillai dans un lieu qui me parut sinistre. C'etait encore un sol plat couvert de bruyeres et de buissons de sorbiers nains. De sombres collines tapissees de petits sapins s'elevaient sur ma droite et fuyaient derriere moi; a mes pieds, un petit lac, rond comme un verre de lunette,--c'est vous dire que c'etait un ancien cratere,--refletait un ciel bas et nuageux. L'eau, d'un gris bleuatre, a pales reflets metalliques, ressemblait a du plomb en fusion. Les berges unies de cet etang circulaire cachaient pourtant l'horizon, d'ou l'on pouvait conclure que nous etions sur un plan tres-eleve; mais je ne m'en rendis point compte et j'eus une sorte d'etonnement craintif en voyant les nuages ramper si pres de nos tetes, que, selon moi, le ciel menacait de nous ecraser. Maitre Jean ne fit nulle attention a ma melancolie. --Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant pied a terre; il a besoin de souffler. Je ne suis pas sur d'avoir suivi le bon chemin, je vais voir. Il s'eloigna et disparut dans les buissons; Bibi se mit a brouter les fines herbes et les jolis oeillets sauvages qui foisonnaient avec mille autres fleurs dans ce paturage inculte. Moi, j'essayai de me rechauffer en battant la semelle. Bien que nous fussions en plein ete, l'air etait glace. Il me sembla que les recherches du maitre duraient un siecle. Ce lieu desert devait servir de refuge a des bandes de loups, et, malgre sa maigreur, Bibi eut fort bien pu les tenter. J'etais en ce temps-la plus maigre encore que lui; je ne me sentis pourtant pas rassure pour moi-meme. Je trouvais le pays affreux et ce que le maitre appelait une partie de plaisir s'annoncait pour moi comme une expedition grosse de dangers. Etait-ce un pressentiment? Enfin il reparut, disant que c'etait le bon chemin et nous repartimes au petit trot de Bibi, qui ne paraissait nullement demoralise d'entrer dans la montagne. Aujourd'hui, de belles routes sillonnent ces sites sauvages, en partie cultives deja; mais, a l'epoque ou je les vis pour la premiere fois, les voies etroites, inclinees ou relevees dans tous les sens, allant au plus court n'importe au prix de quels efforts, n'etaient point faciles a suivre. Elles n'etaient empierrees que par les ecroulements fortuits des montagnes, et, quand elles traversaient ces plaines disposees en terrasses, il arrivait que l'herbe recouvrait frequemment les traces des petites roues de chariot et des pieds non ferres des chevaux qui les trainaient. Quand nous eumes descendu jusqu'aux rives dechirees d'un torrent d'hiver, a sec pendant l'ete, nous remontames rapidement, et, en tournant le massif expose au nord, nous nous retrouvames vers le midi dans un air pur et brillant. Le soleil sur son declin enveloppait le paysage d'une splendeur extraordinaire et ce paysage etait une des plus belles choses que j'ai vues de ma vie. Le chemin tournant, tout borde d'un buisson epais d'epilobes roses, dominait un plan ravine au flanc duquel surgissaient deux puissantes roches de basalte d'aspect monumental, portant a leur cime des asperites volcaniques qu'on eut pu prendre pour des ruines de forteresses. J'avais deja vu les combinaisons prismatiques du basalte dans mes promenades autour de Clermont, mais jamais avec cette regularite et dans cette proportion. Ce que l'une de ces roches avait d'ailleurs de particulier, c'est que les prismes etaient contournes en spirale et semblaient etre l'ouvrage a la fois grandiose et coquet d'une race d'hommes gigantesques. Ces deux roches paraissaient, d'ou nous etions, fort voisines l'une de l'autre; mais en realite elles etaient separees par un ravin a pic au fond duquel coulait une riviere. Telles qu'elles se presentaient, elles servaient de repoussoir a une gracieuse perspective de montagnes marbrees de prairies vertes comme l'emeraude, et coupees de ressauts charmants formes de lignes rocheuses et de forets. Dans tous les endroits adoucis, on saisissait au loin les chalets et les troupeaux de vaches, brillantes comme de fauves etincelles au reflet du couchant. Puis, au bout de cette perspective, par-dessus l'abime des vallees profondes noyees dans la lumiere, l'horizon se relevait en dentelures bleues, et les monts Domes profilaient dans le ciel leurs pyramides tronquees, leurs ballons arrondis ou leurs masses isolees, droites comme des tours. La chaine de montagnes ou nous entrions avait des formes bien differentes, plus sauvages et pourtant plus suaves. Les bois de hetres jetes en pente rapide, avec leurs mille cascatelles au frais murmure, les ravins a pic tout tapisses de plantes grimpantes, les grottes ou le suintement des sources entretenait le revetement epais des mousses veloutees, les gorges etroites brusquement fermees a la vue par leurs coudes multiplies, tout cela etait bien plus alpestre et plus mysterieux que les lignes froides et nues des volcans de date plus recente. Depuis ce jour, j'ai revu l'entree solennelle que les deux roches basaltiques placees a la limite du desert font a la chaine du mont Dore, et j'ai pu me rendre compte du vague eblouissement que j'en recus quand je les vis pour la premiere fois. Personne ne m'avait encore appris en quoi consiste le beau dans la nature. Je le sentis pour ainsi dire physiquement, et, comme j'avais mis pied a terre pour faciliter la montee au petit cheval, je restai immobile, oubliant de suivre le cavalier. --Eh bien, eh bien, me cria maitre Jean, que faites-vous la-bas, imbecile? Je me hatai de le rejoindre et de lui demander le nom de l'endroit _si drole_, ou nous etions. --Apprenez, drole vous-meme, repondit-il, que cet endroit est un des plus extraordinaires et des plus effrayante que vous verrez jamais. Il n'a pas de nom que je sache, mais les deux pointes que vous voyez la, c'est la roche Sanadoire et la roche Tuiliere. Allons, remontez, et faites attention a vous. Nous avions tourne les roches et devant nous s'ouvrait l'abime vertiginieux qui les separe. De cela, je ne fus point effraye. J'avais gravi assez souvent les pyramides escarpees des monts Domes pour ne pas connaitre l'eblouissement de l'espace. Maitre Jean, qui n'etait pas ne dans la montagne et qui n'etait venu en Auvergne qu'a l'age d'homme, etait moins aguerri que moi. Je commencai, ce jour-la, a faire quelques reflexions sur les puissants accidents de la nature au milieu desquels j'avais grandi sans m'en etonner, et, au bout d'un instant de silence, me retournant vers la roche Sanadoire, je demandai a mon maitre _qu'est-ce qui avait fait_ ces choses-la. --C'est Dieu qui a fait toutes choses, repondit-il, vous le savez bien. --Je sais; mais pourquoi a-t-il fait des endroits qu'on dirait tout casses, comme s'il avait voulu les defaire apres les avoir faits? La question etait fort embarrassante pour maitre Jean, qui n'avait aucune notion des lois naturelles de la geologie et qui, comme la plupart des gens de ce temps-la, mettait encore en doute l'origine volcanique de l'Auvergne. Cependant, il ne lui convenait pas d'avouer son ignorance, car il avait la pretention d'etre instruit et beau parleur. Il tourna donc la difficulte en se jetant dans la mythologie et me repondit emphatiquement: --Ce que vous voyez la, c'est l'effort que firent les titans pour escalader le ciel. --Les titans! qu'est-ce que c'est que cela? m'ecriai-je voyant qu'il etait en humeur de declamer. --C'etait, repondit-il, des geants effroyables qui pretendaient detroner Jupiter et qui entasserent roches sur roches, monts sur monts, pour arriver jusqu'a lui; mais il les foudroya, et ces montagnes brisees, ces autres eventrees, ces abimes, tout cela, c'est l'effet de la grande bataille. --Est-ce qu'ils sont tous morts? demandai-je. --Qui ca? les titans? --Oui; est-ce qu'il y en a encore? Maitre Jean ne put s'empecher de rire de ma simplicite, et, voulant s'en amuser, il repondit: --Certainement, il en est reste quelques-uns. --Bien mechants? --Terribles! --Est-ce que nous en verrons dans ces montagnes-ci? --Eh! eh! cela se pourrait bien. --Est-ce qu'ils pourraient nous faire du mal? --Peut-etre! mais, si tu en rencontres, tu te depecheras d'oter ton chapeau et de saluer bien bas. --Qu'a cela ne tienne! repondis-je gaiement. Maitre Jean crut que j'avais compris son ironie et songea a autre chose. Quant a moi, je n'etais point rassure, et, comme la nuit commencait a se faire, je jetais des regards mefiants sur toute roche ou sur tout gros arbre d'apparence suspecte, jusqu'a ce que, me trouvant tout pres, je pusse m'assurer qu'il n'y avait pas la forme humaine. Si vous me demandiez ou est situee la paroisse de Chanturgue, je serais bien empeche de vous le dire. Je n'y suis jamais retourne depuis et je l'ai en vain cherchee sur les cartes et dans les itineraires. Comme j'etais impatient d'arriver, la peur me gagnant de plus en plus, il me sembla que c'etait fort loin de la roche Sanadoire. En realite, c'etait fort pres, car il ne faisait pas nuit noire quand nous y arrivames. Nous avions fait beaucoup de detours en cotoyant les meandres du torrent. Selon toute probabilite, nous avions passe derriere les montagnes que j'avais vues de la roche Sanadoire et nous etions de nouveau a l'exposition du midi, puisqu'a plusieurs centaines de metres au-dessous de nous croissaient quelques maigres vignes. Je me rappelle tres-bien l'eglise et le presbytere avec les trois maisons qui composaient le village. C'etait au sommet d'une colline adoucie que des montagnes plus hautes abritaient du vent. Le chemin raboteux etait tres-large et suivait avec une sage lenteur les mouvements de la colline. Il etait bien battu, car la paroisse, composee d'habitations eparses et lointaines, comptait environ trois cents habitants que l'on voyait arriver tous les dimanches, en famille, sur leurs chars a quatre roues, etroits et longs comme des pirogues et traines par des vaches. Excepte ce jour-la, on pouvait se croire dans le desert; les maisons qui eussent pu etre en vue se trouvaient cachees sous l'epaisseur des arbres au fond des ravins, et celles des bergers, situees en haut, etaient abritees dans les plis des grosses roches. Malgre son isolement et la sobriete de son ordinaire, le cure de Chanturgue etait gros, gras et fleuri comme les plus beaux chanoines d'une cathedrale. Il avait le caractere aimable et gai. Il n'avait pas ete trop tourmente par la Revolution. Ses paroissiens l'aimaient parce qu'il etait humain, tolerant, et prechait en langage du pays. Il cherissait son frere Jean, et, bon pour tout le monde, il me recut et me traita comme si j'eusse ete son neveu. Le souper fut agreable et le lendemain s'ecoula gaiement. Le pays, ouvert d'un cote sur les vallees, n'etait point triste; de l'autre, il etait enfoui et sombre, mais les bois de hetres et de sapins pleins de fleurs et de fruits sauvages, coupes par des prairies humides d'une fraicheur delicieuse, n'avaient rien qui me rappelat le site terrible de la roche Sanadoire; les fantomes de titans qui m'avaient gate le souvenir de ce bel endroit s'effacerent de mon esprit. On me laissa courir ou je voulus, et je fis connaissance avec les bucherons et les bergers, qui me chanterent beaucoup de chansons. Le cure, qui voulait feter son frere et qui l'attendait, s'etait approvisionne de son mieux, mais lui et moi faisions seuls honneur au festin. Maitre Jean avait un mediocre appetit, comme les gens qui boivent sec. Le cure lui servit a discretion le vin du cru, noir comme de l'encre, apre au gout, mais vierge de tout alliage malfaisant, et, selon lui, incapable de faire mal a l'estomac. Le jour suivant, je pechai des truites avec le sacristain dans un petit reservoir que formait la rencontre de deux torrents et je m'amusai enormement a ecouter une melodie naturelle que l'eau avait trouvee en se glissant dans une pierre creuse. Je la fis remarquer au sacristain, mais il ne l'entendit pas et crut que je revais. Enfin, le troisieme jour, on se disposa a la separation. Maitre Jean voulait partir de bonne heure, disant que la route etait longue, et l'on se mit a dejeuner avec le projet de manger vite et de boire peu. Mais le cure prolongeait le service, ne pouvant se resoudre a nous laisser partir sans etre bien lestes. --Qui vous presse tant? disait-il. Pourvu que vous soyez sortis en plein jour de la montagne, a partir de la descente de la roche Sanadoire vous rentrez en pays plat et plus vous approchez de Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune est au plein et il n'y a pas un nuage au ciel. Voyons, voyons, frere Jean, encore un verre de ce vin, de ce bon petit vin de _Chante-orgue_! --Pourquoi _Chante-orgue_? dit maitre Jean. --Eh! ne vois-tu pas que Chanturgue vient de Chante-orgue? C'est clair comme le jour et je n'ai pas ete long a en decouvrir l'etymologie. --Il y a donc des orgues dans vos vignes? demandai-je avec ma stupidite accoutumee. --Certainement, repondit le bon cure. Il y en a plus d'un quart de lieue de long. --Avec des tuyaux? --Avec des tuyaux tout droits comme a ton orgue de la cathedrale. --Et qu'est-ce qui en joue? --Oh! les vignerons avec leurs pioches. --Qu'est-ce donc qui les a faites, ces orgues? --Les titans! dit maitre Jean en reprenant son ton railleur et doctoral. --En effet, c'est bien dit, reprit le cure, emerveille du genie de son frere. On peut dire que c'est l'oeuvre des titans! J'ignorais que l'on donnat le nom de _jeux d'orgues_ aux cristallisations du basalte quand elles offrent de la regularite. Je n'avais jamais oui parler des celebres orgues basaltiques d'Espaly en Velay, ni de plusieurs autres tres-connues aujourd'hui et dont personne ne s'etonne plus. Je pris au pied de la lettre l'explication de M. le cure et je me felicitai de n'etre point descendu a la vigne, car toutes mes terreurs me reprenaient. Le dejeuner se prolongea indefiniment et devint un diner, presque un souper. Maitre Jean etait enchante de l'etymologie de Chanturgue et ne se lassait pas de repeter: --Chante-orgue! Joli vin, joli nom! On l'a fait pour moi qui touche l'orgue, et agreablement, je m'enflatte! Chante, petit vin, chante dans mon verre! chante aussi dans ma tete! Je te sens gros de fugues et de motets qui couleront de mes doigts comme tu coules de la bouteille! A ta sante, frere! Vivent les grandes orgues de Chanturgue! vive mon petit orgue de la cathedrale, qui, tout de meme, est aussi puissant sous ma main qu'il le serait sous celle d'un titan! Bah! je suis un titan aussi, moi! Le genie grandit l'homme et chaque fois que j'entonne le _Gloria in excelsis_, j'escalade le ciel! Le bon cure prenait serieusement son frere pour un grand homme et il ne le grondait pas de ses acces de vanite delirante. Lui-meme fetait le vin de _Chante-orgue_ avec l'attendrissement d'un frere qui recoit les adieux prolonges de son frere bien-aime; si bien que le soleil commencait a baisser quand on m'ordonna d'aller habiller Bibi. Je ne repondrais pas que j'en fusse bien capable. L'hospitalite avait rempli bien souvent mon verre et la politesse m'avait fait un devoir de ne pas le laisser plein. Heureusement le sacristain m'aida, et, apres de longs et tendres embrassements, les deux freres baignes de larmes se quitterent au bas de la colline. Je montai en trebuchant sur l'echine de Bibi. --Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre? dit maitre Jean en caressant mes oreilles de sa terrible cravache. Mais il ne me frappa point. Il avait le bras singulierement mou et les jambes tres-lourdes, car on eut beaucoup de peine a equilibrer ses etriers, dont l'un se trouvait alternativement plus long que l'autre. Je ne sais point ce qui se passa jusqu'a la nuit. Je crois bien que je ronflais tout haut sans que le maitre s'en apercut. Bibi etait si raisonnable que j'etais sans inquietude. La ou il avait passe une fois, il s'en souvenait toujours. Je m'eveillai en le sentant s'arreter brusquement et il me sembla que mon ivresse etait tout a fait dissipee, car je me rendis fort vite compte de la situation. Maitre Jean n'avait pas dormi, ou bien il s'etait malheureusement reveille a temps pour contrarier l'instinct de sa monture. Il l'avait engagee dans un faux chemin. Le docile Bibi avait obei sans resistance; mais voila qu'il sentait le terrain manquer devant lui et qu'il se rejetait en arriere pour ne pas se precipiter avec nous dans l'abime. Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus de nous, a droite, la roche Sanadoire toute bleue au reflet de la lune, avec son jeu d'orgues contourne et sa couronne dentelee. Sa soeur jumelle, la roche Tuiliere, etait a gauche, de l'autre cote du ravin, l'abime entre deux; et nous, au lieu de suivre le chemin d'en haut, nous avions pris le sentier a mi-cote. --Descendez, descendez! criai-je au professeur de musique. Vous ne pouvez point passer la! c'est un sentier pour les chevres. --Allons donc, poltron, repondit-il d'une voix forte, Bibi n'est-il point une chevre? --Non, non, maitre, c'est un cheval; ne revez pas! Il ne peut pas et il ne veut pas! Et, d'un violent effort, je retirai Bibi du danger, mais non sans l'abattre un peu sur ses jarrets, ce qui forca le maitre a descendre plus vite qu'il n'eut voulu. Ceci le mit dans une grande colere, bien qu'il n'eut aucun mal, et, sans tenir compte de l'endroit dangereux ou nous nous trouvions, il chercha sa cravache pour m'administrer une de ces corrections qui n'etaient pas toujours anodines. J'avais tout mon sang-froid. Je ramassai la cravache avant lui, et, sans respect pour la pomme d'argent, je la jetai dans le ravin. Heureusement pour moi, maitre Jean ne s'en apercut pas. Ses idees se succederent trop rapidement. --Ah! Bibi ne veut pas! disait-il, et Bibi ne peut pas! Bibi n'est pas une chevre! Eh bien, moi, je suis une gazelle! Et, en parlant ainsi, il se prit a courir devant lui, se dirigeant vers le precipice. Malgre l'aversion qu'il m'inspirait dans ses acces de colere, je fus epouvante et m'elancai sur ses traces. Mais, au bout d'un instant, je me tranquillisai. Il n'y avait point la de gazelle. Rien ne ressemblait moins a ce gracieux quadrupede que le professeur a ailes de pigeon dont la queue, ficelee d'un ruban noir, sautait d'une epaule a l'autre avec une rapidite convulsive lorsqu'il etait emu. Son habit gris a longues basques, ses culottes de nankin et ses bottes molles le faisaient plutot ressembler a un oiseau de nuit. Je le vis bientot s'agiter au-dessus de moi; il avait quitte le sentier a pic, il lui restait assez de raison pour ne pas songer a descendre; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et, bien que le talus fut rapide, il n'etait pas dangereux. Je pris Bibi par la bride et l'aidai a virer de bord, ce qui n'etait pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la route; je comptais y retrouver maitre Jean, qui avait pris cette direction. Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidele Bibi sur sa bonne foi, je redescendis a pied, en droite ligne, jusqu'a la roche Sanadoire. La lune eclairait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne fus donc pas longtemps sans decouvrir maitre Jean assis sur un debris, les jambes pendantes et reprenant haleine. --Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me dit-il. Qu'as-tu fait de mon pauvre cheval? --Il est la, maitre, il vous attend, repondis-je. --Quoi! tu l'as sauve? Fort bien, mon garcon! Mais comment as-tu fait pour te sauver toi-meme? Quelle effroyable chute, hein? --Mais, monsieur le professeur, nous n'avons pas fait de chute! --Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas apercu! Ce que c'est que le vin! le vin!... O vin! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue... beau petit vin musical! J'en boirais bien encore un verre! Apporte, petit! Viens ca, doux sacristain! Frere, a la sante! A la sante des titans! A la sante du diable! J'etais un bon croyant. Les paroles du maitre me firent fremir. --Ne dites pas cela, maitre, m'ecriai-je. Revenez a vous, voyez ou vous etes! --Ou je suis? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis, d'ou jaillissaient les eclairs du delire; ou je suis? ou dis-tu que je suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le moindre poisson! --Vous etes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe de tous les cotes. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est couverte. N'y restons pas, maitre. C'est un vilain endroit. --Roche Sanadoire! reprit le maitre en cherchant a soulever sur son front son chapeau qu'il avait sous le bras. Roche _Sonatoire_, oui, c'est la ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches! Tu es le plus beau jeu d'orgues de la creation. Tes tuyaux contournes doivent rendre des sons etranges, et la main d'un titan peut seule te faire chanter! Mais ne suis-je pas un titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si un autre geant me dispute le droit de faire ici de la musique, qu'il se montre!... Ah! ah! oui-da! Ma cravache, petit? ou est ma cravache? --Quoi donc, maitre? lui repondis-je epouvante, qu'en voulez-vous faire? est-ce que vous voyez?... --Oui, je vois, je le vois, le brigand! le monstre! ne le vois-tu pas aussi? --Non, ou donc? --Eh parbleu! la-haut, assis sur la derniere pointe de la fameuse roche _Sonatoire_, comme tu dis! Je ne disais rien et ne voyais rien qu'une grosse pierre jaunatre rongee par une mousse dessechee. Mais l'hallucination est contagieuse et celle du professeur me gagna d'autant mieux que j'avais peur de voir ce qu'il voyait. --Oui, oui, lui dis-je, au bout d'un instant d'angoisse inexprimable, je le vois, il ne bouge pas, il dort! Allons-nous-en! Attendez! Non, non, ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois a present qui remue! --Mais je veux qu'il me voie! je veux surtout qu'il m'entende! s'ecria le professeur en se levant avec enthousiasme. Il a beau etre la, perche sur son orgue, je pretends lui enseigner la musique, a ce barbare!--Oui, attends, brute! Je vais te regaler d'un _Introit_ de ma facon.--A moi, petit! ou es-tu? Vite au soufflet! Depeche! --Le soufflet? Quel soufflet? Je ne vois pas... --Tu ne vois rien! la, la, te dis-je! Et il me montrait une grosse tige d'arbrisseau qui sortait de la roche un peu au-dessous des tuyaux, c'est-a-dire des prismes du basalte. On sait que ces colonnettes de pierre sont souvent tendues et comme craquelees de distance en distance, et qu'elles se detachent avec une grande facilite si elles reposent sur une base friable qui vienne a leur manquer. Les flancs de la roche Sanadoire etaient revetus de gazon et de plantes qu'il n'etait pas prudent d'ebranler. Mais ce danger reel ne me preoccupait nullement, j'etais tout entier au peril imaginaire d'eveiller et d'irriter le titan. Je refusai net d'obeir. Le maitre s'emporta, et, me prenant au collet avec une force vraiment surhumaine, il me placa devant une pierre naturellement taillee en tablette qu'il lui plaisait d'appeler le clavier de l'orgue. --Joue mon _Introit_, me cria-t-il aux oreilles, joue-le, tu le sais! Moi, je vais souffler, puisque tu n'en as pas le courage! Et il s'elanca, gravit la base herbue de la roche et se hissa jusqu'a l'arbrisseau qu'il se mit a balancer de haut en bas comme si c'eut ete le manche d'un soufflet, en me criant: --Allons, commence, et ne nous trompons pas! _Allegro_, mille tonnerres! _allegro risoluto!_ --Et toi, orgue, chante! chante, _orgue_! chante _urgue!..._ Jusque-la, pensant, par moments, qu'il avait le vin gai et se moquait de moi, j'avais eu quelque espoir de l'emmener. Mais, le voyant souffler son orgue imaginaire avec une ardente conviction, je perdis tout a fait l'esprit, j'entrai dans son reve que le vin de Chanturgue largement fete rendait peut-etre essentiellement musical. La peur fit place a je ne sais quelle imprudente curiosite comme on l'a dans les songes, j'etendis mes mains sur le pretendu clavier et je remuai les doigts. Mais alors quelque chose de vraiment extraordinaire se passa en moi. Je vis mes mains grossir, grandir et prendre des proportions colossales. Cette transformation rapide ne se fit pas sans me causer une souffrance telle que je ne l'oublierai de ma vie. Et, a mesure que mes mains devenaient celles d'un titan, le chant de l'orgue que je croyais entendre acquerait une puissance effroyable. Maitre Jean croyait l'entendre aussi, car il me criait: --Ce n'est pas l'_Introit_! Qu'est-ce que c'est? Je ne sais pas ce que c'est, mais ce doit etre de moi, c'est sublime! --Ce n'est pas de vous, lui repondis-je, car nos voix devenues titanesques couvraient les tonnerres de l'instrument fantastisque; non, ce n'est pas de vous, c'est de moi. Et je continuais a developper le motif etrange, sublime ou stupide, qui surgissait dans mon cerveau. Maitre Jean soufflait toujours avec fureur et je jouais toujours avec transport; l'orgue rugissait, le titan ne bougeait pas; j'etais ivre d'orgueil et de joie, je me croyais a l'orgue de la cathedrale de Clermont, charmant une foule enthousiaste, lorsqu'un bruit sec et strident comme celui d'une vitre brisee m'arreta net. Un fracas epouvantable et qui n'avait plus rien de musical, se produisit au-dessus de moi, il me sembla que la roche Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier reculait et le sol se derobait sous mes pieds. Je tombai a la renverse et je roulai au milieu d'une pluie de pierres. Les basaltes s'ecroulaient, maitre Jean, lance avec l'arbuste qu'il avait deracine, disparaissait sous les debris: nous etions foudroyes. Ne me demandez pas ce que je pensai et ce que je fis pendant les deux ou trois heures qui suivirent: j'etais fort blesse a la tete et mon sang m'aveuglait. Il me semblait avoir les jambes ecrasees et les reins brises. Pourtant, je n'avais rien de grave, puisque, apres m'etre traine sur les mains et les genoux, je me trouvai insensiblement debout et marchant devant moi. Je n'avais qu'une idee dont j'aie garde souvenir, chercher maitre Jean; mais je ne pouvais l'appeler, et, s'il m'eut repondu, je n'eusse pu l'entendre. J'etais sourd et muet dans ce moment-la. Ce fut lui qui me retrouva et m'emmena. Je ne recouvrai mes esprits qu'aupres de ce petit lac Servieres ou nous nous etions arretes trois jours auparavant. J'etais etendu sur le sable du rivage. Maitre Jean lavait mes blessures et les siennes, car il etait fort maltraite aussi. Bibi broutait aussi philosophiquement que de coutume, sans s'eloigner de nous. Le froid avait dissipe les dernieres influences du fatal vin de Chanturgue. --Eh bien, mon pauvre petit, me dit le professeur en etanchant mon front avec son mouchoir trempe dans l'eau glacee du lac, commences-tu a te ravoir? peux-tu parler a present? --Je me sens bien, repondis-je. Et vous, maitre, vous n'etiez donc pas mort? --Apparemment; j'ai du mal aussi, mais ce ne sera rien. Nous l'avons echappe belle! En essayant de rassembler mes souvenirs confus, je me mis a chanter. --Que diable chantes-tu la? dit maitre Jean surpris. Tu as une singuliere maniere d'etre malade, toi! Tout a l'heure, tu ne pouvais ni parler ni entendre, et a present monsieur siffle comme un merle! Qu'est-ce que c'est que cette musique-la? --Je ne sais pas, maitre. --Si fait; c'est une chose que tu sais, puisque tu la chantais quand la roche s'est ruee sur nous. --Je chantais dans ce moment-la? Mais non, je jouais l'orgue, le grand orgue du titan! --Allons, bon! te voila fou, a present? As-tu pu prendre au serieux la plaisanterie que je t'ai faite? La memoire me revenait tres-nette. --C'est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis-je; vous ne plaisantiez pas du tout. Vous souffliez l'orgue comme un beau diable! Maitre Jean avait ete si reellement ivre, qu'il ne se rappelait et ne se rappela jamais rien de l'aventure. Il n'avait ete degrise que par l'ecroulement d'un pan de la roche Sanadoire, le danger que nous avions couru et les blessures que nous avions recues. Il n'avait conscience que du motif, inconnu a lui, que j'avais chante et de la maniere etonnante dont ce motif avait ete redit cinq fois par les echos merveilleux mais bien connus de la roche Sanadoire. Il voulut se persuader que c'etait la vibration de ma voix qui avait provoque l'ecroulement; a quoi je lui repondis que c'etait la rage obstinee avec laquelle il avait secoue et deracine l'arbuste qu'il avait pris pour un manche de soufflet. Il soutint que j'avais reve, mais il ne put jamais expliquer comment, au lieu de chevaucher tranquillement sur la route, nous etions descendus a mi-cote du ravin pour nous amuser a _folatrer_ autour de la roche Sanadoire. Quand nous eumes bande nos plaies et bu assez d'eau pour bien enterrer le vin de Chanturgue, nous reprimes notre route; mais nous etions si las et si affaiblis, que nous dumes nous arreter a la petite auberge au bout du desert. Le lendemain, nous etions si courbatus, qu'il nous fallut garder le lit. Le soir, nous vimes arriver le bon cure de Chanturgue fort effraye; on avait trouve le chapeau de maitre Jean et des traces de sang sur les debris fraichement tombes de la roche Sanadoire. A ma grande satisfaction, le torrent avait emporte la cravache. Le digne homme nous soigna fort bien. Il voulait nous ramener chez lui, mais l'organiste ne pouvait manquer a la grand'messe du dimanche et nous revinmes a Clermont le jour suivant. Il avait la tete encore affaiblie ou troublee quand il se retrouva devant un orgue plus inoffensif que celui de la Sanadoire. La memoire lui manqua deux ou trois fois et il dut improviser, ce qu'il faisait de son propre aveu tres-mediocrement, bien qu'il se piquat de composer des chefs-d'oeuvre a tete reposee. A l'elevation, il se sentit pris de faiblesse et me fit signe de m'asseoir a sa place. Je n'avais jamais joue que devant lui et je n'avais aucune idee de ce que je pourrais devenir en musique. Maitre Jean n'avait jamais termine une lecon sans decreter que j'etais un ane. Un moment je fus presque aussi emu que je l'avais ete devant l'orgue du titan. Mais l'enfance a ses acces de confiance spontanee; je pris courage, je jouai le motif qui avait frappe le maitre au moment de la catastrophe et qui, depuis ce moment-la, n'etait pas sorti de ma tete. Ce fut un succes qui decida de toute ma vie, vous allez voir comment. Apres la messe, M. le grand vicaire, qui etait un melomane tres-erudit en musique sacree, fit mander maitre Jean dans la salle du chapitre. --Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne faut point manquer de discernement. Je vous ai deja blame d'improviser ou de composer des motifs qui ont du merite, mais que vous placez hors de saison, tendres ou sautillants quand ils doivent etre severes, menacants et comme irrites quand ils doivent etre humbles et suppliants. Ainsi, aujourd'hui, a l'elevation, vous nous avez fait entendre un veritable chant de guerre. C'etait fort beau, je dois l'avouer, mais c'etait un sabbat et non un _Adoremus_. J'etais derriere maitre Jean pendant que le grand vicaire lui parlait, et le coeur me battait bien fort. L'organiste s'excusa naturellement en disant qu'il s'etait trouve indispose, et qu'un enfant de choeur, son eleve, avait tenu l'orgue a l'elevation. --Est-ce vous, mon petit ami? dit le vicaire en voyant ma figure emue. --C'est lui, repondit maitre Jean, c'est ce petit ane! --Ce petit ane a fort bien joue, reprit le grand vicaire en riant. Mais pourriez-vous me dire, mon enfant, quel est ce motif qui m'a frappe? J'ai bien vu que c'etait quelque chose de remarquable, mais je ne saurais dire ou cela existe. --Cela n'existe que dans ma tete, repondis-je avec assurance. Cela m'est venu... dans la montagne. --T'en est-il venu d'autres? --Non, c'est la premiere fois que quelque chose m'est venu. --Pourtant... --Ne faites pas attention, reprit l'organiste, il ne sait ce qu'il dit, c'est une reminiscence! --C'est possible, mais de qui? --De moi probablement; on jette tant d'idees au hasard quand on compose! le premier venu ramasse les bribes! --Vous auriez du ne pas laisser perdre cette bribe-la, reprit le grand vicaire avec malice; elle vaut une grosse piece. Il se retourna vers moi en ajoutant: --Viens chez moi demain apres ma messe basse, je veux t'examiner. Je fus exact. Il avait eu le temps de faire ses recherches. Nulle part il n'avait trouve mon motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit improviser. D'abord je fus trouble et il ne me vint que du gachis; puis, peu a peu, mes idees s'eclaircirent et le prelat fut si content de moi, qu'il manda maitre Jean et me recommanda a lui comme son protege tout special. C'etait lui dire que mes lecons lui seraient bien payees. Le professeur me retira donc de la cuisine et de l'ecurie, me traita avec plus de douceur et, en peu d'annees, m'enseigna tout ce qu'il savait. Mon protecteur vit bien alors que je pouvais aller plus loin et que le petit ane etait plus laborieux et mieux doue que son maitre. Il m'envoya a Paris, ou je fus, tres-jeune encore, en etat de donner des lecons et de jouer dans les concerts. Mais ce n'est pas l'histoire de ma vie entiere que je vous ai promise; ce serait trop long, et vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir: comment une grande frayeur, a la suite d'un acces d'ivresse, developpa en moi une faculte refoulee par la rudesse et le dedain du maitre qui eut du la developper. Je n'en benis pas moins son souvenir. Sans sa vanite et son ivrognerie, qui exposerent ma raison et ma vie a la roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n'en fut peut-etre jamais sorti. Cette folle aventure qui m'a fait eclore, m'a pourtant laisse une susceptibilite nerveuse qui est une souffrance. Parfois, en improvisant, j'imagine entendre l'ecroulement du roc sur ma tete et sentir mes mains grossir comme celles du Moise de Michel-Ange. Cela ne dure qu'un instant, mais cela ne s'est point gueri entierement, et vous voyez que l'age ne m'en a pas debarrasse. * * * * * --Mais, dit le docteur au maestro quand il eut termine son recit, a quoi attribuez-vous cette dilatation fictive de vos mains, cette souffrance qui vous saisit a la roche Sanadoire avant son trop reel ecroulement? --Je ne peux l'attribuer, repondit le maestro, qu'a des orties ou a des ronces qui poussaient sur le pretendu clavier. Vous voyez, mes amis, que tout est symbolique dans mon histoire. La revelation de mon avenir fut complete: des illusions, du bruit... et des epines! CE QUE DISENT LES FLEURS Quand j'etais enfant, ma chere Aurore, j'etais tres-tourmentee de ne pouvoir saisir ce que les fleurs se disaient entre elles. Mon professeur de botanique m'assurait qu'elles ne disaient rien; soit qu'il fut sourd, soit qu'il ne voulut pas me dire la verite, il jurait qu'elles ne disaient rien du tout. Je savais bien le contraire. Je les entendais babiller confusement, surtout a la rosee du soir; mais elles parlaient trop bas pour que je pusse distinguer leurs paroles; et puis elles etaient mefiantes, et, quand je passais pres des plates-bandes du jardin ou sur le sentier du pre, elles s'avertissaient par une espece de _psitt_, qui courait de l'une a l'autre. C'etait comme si l'on eut dit sur toute la ligne: "Attention, taisons-nous! voila l'enfant curieux qui nous ecoute." Je m'y obstinai. Je m'exercai a marcher si doucement, sans froler le plus petit brin d'herbe, qu'elles ne m'entendirent plus et que je pus m'avancer tout pres, tout pres; alors, en me baissant sous l'ombre des arbres pour qu'elles ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des paroles articulees. Il fallait beaucoup d'attention; c'etait de si petites voix, si douces, si fines, que la moindre brise les emportait et que le bourdonnement des sphinx et des noctuelles les couvrait absolument. Je ne sais pas quelle langue elles parlaient. Ce n'etait ni le francais, ni le latin qu'on m'apprenait alors; mais il se trouva que je comprenais fort bien. Il me sembla meme que je comprenais mieux ce langage que tout ce que j'avais entendu jusqu'alors. Un soir, je reussis a me coucher sur le sable et a ne plus rien perdre de ce qui se disait aupres de moi dans un coin bien abrite du parterre. Comme tout le monde parlait dans tout le jardin, il ne fallait pas s'amuser a vouloir surprendre plus d'un secret en une fois. Je me tins donc la bien tranquille, et voici ce que j'entendis dans les coquelicots: --Mesdames et messieurs, il est temps d'en finir avec cette platitude. Toutes les plantes sont egalement nobles; notre famille ne le cede a aucune autre, et, accepte qui voudra la royaute de la rose, je declare que j'en ai assez et que je ne reconnais a personne le droit de se dire mieux ne et plus titre que moi. A quoi les marguerites repondirent toutes ensemble que l'orateur coquelicot avait raison. Une d'elles, qui etait plus grande que les autres et fort belle, demanda la parole et dit: --Je n'ai jamais compris les grands airs que prend la famille des roses. En quoi, je vous le demande, une rose est-elle plus jolie et mieux faite que moi? La nature et l'art se sont entendus pour multiplier le nombre de nos petales et l'eclat de nos couleurs. Nous sommes meme beaucoup plus riches, car la plus belle rose n'a guere plus de deux cents petales et nous en avons jusqu'a cinq cents. Quant aux couleurs, nous avons le violet et presque le bleu pur que la rose ne trouvera jamais. --Moi, dit un grand pied d'alouette vivace, moi le prince Delphinium, j'ai l'azur des cieux dans ma corolle, et mes nombreux parents ont toutes les nuances du rose. La pretendue reine des fleurs a donc beaucoup a nous envier, et, quant a son parfum si vante... --Ne parlez pas de cela, reprit vivement le coquelicot. Les hableries du parfum me portent sur les nerfs. Qu'est-ce, je vous prie, que le parfum? Une convention etablie par les jardiniers et les papillons. Moi, je trouve que la rose sent mauvais et que c'est moi qui embaume. --Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et je crois que par la nous faisons preuve de tenue et de bon gout. Les odeurs sont des indiscretions ou des vanteries. Une plante qui se respecte ne s'annonce point par des emanations. Sa beaute doit lui suffire. --Je ne suis pas de votre avis, s'ecria un gros pavot qui sentait tres-fort. Les odeurs annoncent l'esprit et la sante. Les rires couvrirent la voix du gros pavot. Les oeillets s'en tenaient les cotes et les resedas se pamaient. Mais, au lieu de se facher, il se remit a critiquer la forme et la couleur de la rose qui ne pouvait repondre; tous les rosiers venaient d'etre tailles et les pousses remontantes n'avaient encore que de petits boutons bien serres dans leurs langes verts. Une pensee fort richement vetue critiqua amerement les fleurs doubles, et, comme celles-ci etaient en majorite dans le parterre, on commenca a se facher. Mais il y avait tant de jalousie contre la rose, qu'on se reconcilia pour la railler et la denigrer. La pensee eut meme du succes quand elle compara la rose a un gros chou pomme, donnant la preference a celui-ci a cause de sa taille et de son utilite. Les sottises que j'entendais m'exaspererent et, tout a coup, parlant leur langue: --Taisez-vous, m'ecriai-je en donnant un coup de pied a ces sottes fleurs. Vous ne dites rien qui vaille. Moi qui m'imaginais entendre ici des merveilles de poesie, quelle deception vous me causez avec vos rivalites, vos vanites et votre basse envie! Il se fit un profond silence et je sortis du parterre. --Voyons donc, me disais-je, si les plantes rustiques ont plus de bon sens que ces peronnelles cultivees, qui, en recevant de nous une beaute d'emprunt, semblent avoir pris nos prejuges et nos travers. Je me glissai dans l'ombre de la haie touffue, me dirigeant vers la prairie; je voulais savoir si les spirees qu'on appelle reine des pres avaient aussi de l'orgueil et de l'envie. Mais je m'arretai aupres d'un grand eglantier dont toutes les fleurs parlaient ensemble. --Tachons de savoir, pensai-je, si la rose sauvage denigre la rose a cent feuilles et meprise la rose pompon. Il faut vous dire que, dans mon enfance, on n'avait pas cree toutes ces varietes de roses que les jardiniers savants ont reussi a produire depuis par la greffe et les semis. La nature n'en etait pas plus pauvre pour cela. Nos buissons etaient remplis de varietes nombreuses de roses a l'etat rustique: la _canina_, ainsi nommee parce qu'on la croyait un remede contre la morsure des chiens enrages; la rose canelle, la musquee, la _rubiginosa_ ou rouillee, qui est une des plus jolies; la rose pimprenelle, la _tomentosa_ ou cotonneuse, la rose alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins, nous avions des especes charmantes a peu pres perdues aujourd'hui, une panachee rouge et blanc qui n'etait pas tres-fournie en petales, mais qui montrait sa couronne d'etamines d'un beau jaune vif et qui avait le parfum de la bergamote. Elle etait rustique au possible, ne craignant ni les etes secs ni les hivers rudes; la rose pompon, grand et petit modele, qui est devenue excessivement rare; la petite rose de mai, la plus precoce et peut-etre la plus parfumee de toutes, qu'on demanderait en vain aujourd'hui dans le commerce, la rose de Damas ou de Provins que nous savions utiliser et qu'on est oblige, a present, de demander au midi de la France; enfin, la rose a cent feuilles ou, pour mieux dire, a cent petales, dont la patrie est inconnue et que l'on attribue generalement a la culture. C'est cette rose _centifolia_ qui etait alors, pour moi comme pour tout le monde, l'ideal de la rose, et je n'etais pas persuadee, comme l'etait mon precepteur, qu'elle fut un monstre du a la science des jardiniers. Je lisais dans mes poetes que la rose etait de toute antiquite le type de la beaute et du parfum. A coup sur, ils ne connaissaient pas nos roses the qui ne sentent plus la rose, et toutes ces varietes charmantes qui, de nos jours, ont diversifie a l'infini, mais en l'alterant essentiellement, le vrai type de la rose. On m'enseignait alors la botanique. Je n'y mordais qu'a ma facon. J'avais l'odorat fin et je voulais que le parfum fut un des caracteres essentiels de la plante; mon professeur, qui prenait du tabac, ne m'accordait pas ce criterium de classification. Il ne sentait plus que le tabac, et, quand il flairait une autre plante, il lui communiquait des proprietes sternutatoires tout a fait avilissantes. J'ecoutai donc de toutes mes oreilles ce que disaient les eglantiers au-dessus de ma tete, car, des les premiers mots que je pus saisir, je vis qu'ils parlaient des origines de la rose. --Reste ici, doux zephyr, disaient-ils, nous sommes fleuris. Les belles roses du parterre dorment encore dans leurs boutons verts. Vois, nous sommes fraiches et riantes, et, si tu nous berces un peu, nous allons repandre des parfums aussi suaves que ceux de notre illustre reine. J'entendis alors le zephyr qui disait: --Taisez-vous, vous n'etes que des enfants du Nord. Je veux bien causer un instant avec vous, mais n'ayez pas l'orgueil de vous egaler a la reine des fleurs. --Cher zephyr, nous la respectons et nous l'adorons, repondirent les fleurs de l'eglantier; nous savons comme les autres fleurs du jardin en sont jalouses. Elles pretendent qu'elle n'est rien de plus que nous, qu'elle est fille de l'eglantier et ne doit sa beaute qu'a la greffe et a la culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons pas repondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien que nous sur la terre, si tu connais la veritable origine de la rose. --Je vous la dirai, car c'est ma propre histoire; ecoutez-la, et ne l'oubliez jamais. Et le zephyr raconta ceci: --Au temps ou les etres et les choses de l'univers parlaient encore la langue des dieux, j'etais le fils aine du roi des orages. Mes ailes noires touchaient les deux extremites des plus vastes horizons, ma chevelure immense s'emmelait aux nuages. Mon aspect etait epouvantable et sublime, j'avais le pouvoir de rassembler les nuees du couchant et de les etendre comme un voile impenetrable entre la terre et le soleil. "Longtemps je regnai avec mon pere et mes freres sur la planete infeconde. Notre mission etait de detruire et de bouleverser. Mes freres et moi, dechaines sur tous les points de ce miserable petit monde, nous semblions ne devoir jamais permettre a la vie de paraitre sur cette scorie informe que nous appelons aujourd'hui la terre des vivants. J'etais le plus robuste et le plus furieux de tous. Quand le roi mon pere etait las, il s'etendait sur le sommet des nuees et se reposait sur moi du soin de continuer l'oeuvre de l'implacable destruction. Mais, au sein de cette terre, inerte encore, s'agitait un esprit, une divinite puissante, l'esprit de la vie, qui voulait etre, et qui, brisant les montagnes, comblant les mers, entassant les poussieres, se mit un jour a surgir de toutes parts. Nos efforts redoublerent et ne servirent qu'a hater l'eclosion d'une foule d'etres qui nous echappaient par leur petitesse ou nous resistaient par leur faiblesse meme; d'humbles plantes flexibles, de minces coquillages flottants prenaient place sur la croute encore tiede de l'ecorce terrestre, dans les limons, dans les eaux, dans les detritus de tout genre. Nous roulions en vain les flots furieux sur ces creations ebauchees. La vie naissait et apparaissait sans cesse sous des formes nouvelles, comme si le genie patient et inventif de la creation eut resolu d'adapter les organes et les besoins de tous les etres au milieu tourmente que nous leur faisions. "Nous commencions a nous lasser de cette resistance passive en apparence, irreductible en realite. Nous detruisions des races entieres d'etres vivants, d'autres apparaissaient organises pour nous subir sans mourir. Nous etions epuises de rage. Nous nous retirames sur le sommet des nuees pour deliberer et demander a notre pere des forces nouvelles. "Pendant qu'il nous donnait de nouveaux ordres, la terre un instant delivree de nos fureurs se couvrit de plantes innombrables ou des myriades d'animaux ingenieusement conformes dans leurs differents types, chercherent leur abri et leur nourriture dans d'immenses forets ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi que dans les eaux epurees de lacs immenses. "--Allez, nous dit mon pere, le roi des orages, voici la terre qui s'est paree comme une fiancee pour epouser le soleil. Mettez-vous entre eux. Entassez les nuees enormes, mugissez, et que votre souffle renverse les forets, aplanisse les monts et dechaine les mers. Allez, et ne revenez pas, tant qu'il y aura encore un etre vivant, une plante debout sur cette arene maudite ou la vie pretend s'etablir en depit de nous. "Nous nous dispersames comme une semence de mort sur les deux hemispheres, et moi, fendant comme un aigle le rideau des nuages, je m'abattis sur les antiques contrees de l'extreme Orient, la ou de profondes depressions du haut plateau asiatique s'abaissant vers la mer sous un ciel de feu, font eclore, au sein d'une humidite energique, les plantes gigantesques et les animaux redoutables. J'etais repose des fatigues subies, je me sentais doue d'une force incommensurable, j'etais fier d'apporter le desordre et la mort a tous ces faibles qui semblaient me braver. D'un coup d'aile, je rasais toute une contree; d'un souffle, j'abattais toute une foret, et je sentais en moi une joie aveugle, enivree, la joie d'etre plus fort que toutes les forces de la nature. "Tout a coup un parfum passa en moi comme par une aspiration inconnue a mes organes, et, surpris d'une sensation si nouvelle, je m'arretai pour m'en rendre compte. Je vis alors pour la premiere fois un etre qui etait apparu sur la terre en mon absence, un etre frais, delicat, imperceptible, la rose! "Je fondis sur elle pour l'ecraser. Elle plia, se coucha sur l'herbe et me dit: "--Prends pitie! je suis si belle et si douce! respire-moi, tu m'epargneras. "Je la respirai et une ivresse soudaine abattit ma fureur. Je me couchai sur l'herbe et je m'endormis aupres d'elle. "Quand je m'eveillai, la rose s'etait relevee et se balancait mollement, bercee par mon haleine apaisee. "--Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte plus. Quand tes ailes terribles sont pliees, je t'aime et te trouve beau. Sans doute tu es le roi de la foret. Ton souffle adouci est un chant delicieux. Reste avec moi, ou prends-moi avec toi, afin que j'aille voir de plus pres le soleil et les nuages. "Je mis la rose dans mon sein et je m'envolai avec elle. Mais bientot il me sembla qu'elle se fletrissait; alanguie, elle ne pouvait plus me parler; son parfum, cependant, continuait a me charmer, et moi, craignant de l'aneantir, je volais doucement, je caressais la cime des arbres, j'evitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec precaution jusqu'au palais de nuees sombres ou m'attendait mon pere. "--Que veux-tu? me dit-il, et pourquoi as-tu laisse debout cette foret que je vois encore sur les rivages de l'Inde? Retourne l'exterminer au plus vite. "--Oui, repondis-je en lui montrant la rose, mais laisse-moi te confier ce tresor que je veux sauver. "--Sauver! s'ecria-t-il en rugissant de colere; tu veux sauver quelque chose? "Et, d'un souffle, il arracha de ma main la rose, qui disparut dans l'espace en semant ses petales fletries. "Je m'elancai pour ressaisir au moins un vestige; mais le roi, irrite et implacable, me saisit a mon tour, me coucha, la poitrine sur son genou, et, avec violence, m'arracha mes ailes, dont les plumes allerent dans l'espace rejoindre les feuilles dispersees de la rose. "--Miserable enfant, me dit-il, tu as connu la pitie, tu n'es plus mon fils. Va-t'en rejoindre sur la terre le funeste esprit de la vie qui me brave, nous verrons s'il fera de toi quelque chose, a present que, grace a moi, tu n'es plus rien. "Et, me lancant dans les abimes du vide, il m'oublia a jamais. "Je roulai jusqu'a la clairiere et me trouvai aneanti a cote de la rose, plus riante et plus embaumee que jamais. "--Quel est ce prodige? Je te croyais morte et je te pleurais. As-tu le don de renaitre apres la mort? "--Oui, repondit-elle, comme toutes les creatures que l'esprit de vie feconde. Vois ces boutons qui m'environnent. Ce soir, j'aurai perdu mon eclat et je travaillerai a mon renouvellement, tandis que mes soeurs te charmeront de leur beaute et te verseront les parfums de leur journee de fete. Reste avec nous; n'es-tu pas notre compagnon et notre ami? "J'etais si humilie de ma decheance, que j'arrosais de mes larmes cette terre a laquelle je me sentais a jamais rive. L'esprit de la vie sentit mes pleurs et s'en emut. Il m'apparut sous la forme d'un ange radieux et me dit: "--Tu as connu la pitie, tu as eu pitie de la rose, je veux avoir pitie de toi. Ton pere est puissant, mais je le suis plus que lui, car il peut detruire et, moi, je peux creer. "En parlant ainsi, l'etre brillant me toucha et mon corps devint celui d'un bel enfant avec un visage semblable au coloris de la rose. Des ailes de papillon sortirent de mes epaules et je me mis a voltiger avec delices. "--Reste avec les fleurs, sous le frais abri des forets, me dit la fee. A present, ces domes de verdure te cacheront et te protegeront. Plus tard, quand j'aurai vaincu la rage des elements, tu pourras parcourir la terre, ou tu seras beni par les hommes et chante par les poetes.--Quant a toi, rose charmante qui, la premiere as su desarmer la fureur par la beaute, sois le signe de la future reconciliation des forces aujourd'hui ennemies de la nature. Tu seras aussi l'enseignement des races futures, car ces races civilisees voudront faire servir toutes choses a leurs besoins. Mes dons les plus precieux, la grace, la douceur et la beaute risqueront de leur sembler d'une moindre valeur que la richesse et la force. Apprends-leur, aimable rose, que la plus grande et la plus legitime puissance est celle qui charme et reconcilie. Je te donne ici un titre que les siecles futurs n'oseront pas t'oter. Je te proclame reine des fleurs; les royautes que j'institue sont divines et n'ont qu'un moyen d'action, le charme. "Depuis ce jour, j'ai vecu en paix avec le ciel, cheri des hommes, des animaux et des plantes; ma libre et divine origine me laisse le choix de resider ou il me plait, mais je suis trop l'ami de la terre et le serviteur de la vie a laquelle mon souffle bienfaisant contribue, pour quitter cette terre cherie ou mon premier et eternel amour me retient. Oui, mes cheres petites, je suis le fidele amant de la rose et par consequent votre frere et votre ami." --En ce cas, s'ecrierent toutes les petites roses de l'eglantier, donne-nous le bal et rejouissons-nous en chantant les louanges de madame la reine, la rose a cent feuilles de l'Orient. Le zephyr agita ses jolies ailes et ce fut au-dessus de ma tete une danse effrenee, accompagnee de frolements de branches et de claquement de feuilles en guise de timbales et de castagnettes: il arriva bien a quelques petites folles de dechirer leur robe de bal et de semer leurs petales dans mes cheveux; mais elles n'y firent pas attention et danserent de plus belle en chantant: --Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le fils des orages! vive le bon zephyr qui est reste l'ami des fleurs! Quand je racontai a mon precepteur ce que j'avais entendu, il declara que j'etais malade et qu'il fallait m'administrer un purgatif. Mais ma grand'mere m'en preserva en lui disant: --Je vous plains si vous n'avez jamais entendu ce que disent les roses. Quant a moi, je regrette le temps ou je l'entendais. C'est une faculte de l'enfance. Prenez garde de confondre les facultes avec les maladies! LE MARTEAU ROUGE J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je vais vous raconter maintenant l'histoire d'un caillou. Mais je vous tromperais si je vous disais que les cailloux parlent comme les fleurs. S'ils disent quelque chose, lorsqu'on les frappe, nous ne pouvons l'entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la nature a une voix, mais nous ne pouvons attribuer la parole qu'aux etres. Une fleur est un etre pourvu d'organes et qui participe largement a la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne sont que les ossements d'un grand corps, qui est la planete, et, ce grand corps, on peut le considerer comme un etre; mais les fragments de son ossature ne sont pas plus des etres par eux-memes qu'une phalange de nos doigts ou une portion de notre crane n'est un etre humain. C'etait pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-etre un metre sur toutes ses faces. Detache d'une roche de cornaline, il etait cornaline lui-meme, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de boeuf qui jonchent nos chemins, mais d'un rose chair veine de parties ambrees, et transparent comme un cristal. Vitrification splendide, produite par l'action des feux plutoniens sur l'ecorce siliceuse de la terre, il avait ete separe de sa roche par une dislocation, et il brillait au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux depuis des siecles dont je ne sais pas le compte. La fee Hydrocharis vint enfin un jour a le remarquer. La fee Hydrocharis (beaute des eaux) etait amoureuse des ruisseaux clairs et tranquilles, parce qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les cherissez aussi. La fee avait du depit, car, apres une fonte de neiges assez considerable sur les sommets de montagnes, le ruisseau avait ensable de ses eaux troublees et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure que la fee avait caresses et benis la veille. Elle s'assit sur le gros caillou et, contemplant le desastre, elle se fit ce raisonnement: --La fee des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette region, comme elle m'a chassee deja des regions qui sont au-dessus et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches entrainees par les glaces, ces moraines steriles ou la fleur ne s'epanouit plus, ou l'oiseau ne chante plus, ou le froid et la mort regnent stupidement, menacent de s'etendre sur mes riants herbages et sur mes bosquets embaumes. Je ne puis resister, le neant veut triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi. Si je connaissais, au moins, les projets de l'ennemi, j'essayerais de lutter. Mais ces secrets ne sont confies qu'aux ondes fougueuses dont les mille voix confuses me sont inintelligibles. Des qu'elles arrivent a mes lacs et a mes etangs, elles se taisent, et, sur mes pentes sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les decider a parler de ce qu'elles savent des hautes regions d'ou elles descendent et ou il m'est interdit de penetrer? La fee se leva, reflechit encore, regarda autour d'elle et accorda enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-la meprise comme une chose inerte et sterile. Il lui vint alors une idee, qui etait de placer ce caillou sur le passage incline du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en travers de l'eau courante, debout sur le sable ou il s'enfonca par son propre poids, de maniere a y demeurer solidement fixe. Alors, la fee regarda et ecouta. Le ruisseau, evidemment irrite de rencontrer cet obstacle, le frappa d'abord brutalement pour le chasser de son chemin; puis il le contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'a ce qu'il eut reussi a se creuser une rigole de chaque cote, et il se precipita dans ces rigoles en exhalant une sourde plainte. --Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fee, mais je vais t'emprisonner si bien que je te forcerai de me repondre. Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit en quatre. C'est si puissant un doigt de fee! L'eau, rencontrant quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bondissant de tous cotes en ruisselets entrecoupes, il se mit a babiller comme un fou, jetant ses paroles si vite, que c'etait un bredouillage insense, impossible. La fee cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcerent a se calmer et a murmurer discretement. Alors, elle saisit son langage, et, comme les ruisseaux sont de nature indiscrete et babillarde, elle apprit que la reine des glaciers avait resolu d'envahir son domaine et de la chasser encore plus loin. Hydrocharis prit alors toutes ses plantes cheries dans sa robe tissue de rayons de soleil, et s'eloigna, oubliant au milieu de l'eau les pauvres debris du gros caillou, qui resterent la jusqu'a ce que les eaux obstinees les eussent emportes ou broyes. Rien n'est philosophe et resigne comme un caillou. Celui dont j'essaye de vous dire l'histoire n'etait plus represente un peu dignement que par un des huit morceaux, lequel etait encore gros comme votre tete, et, a peu pres aussi rond, vu que les eaux qui avaient emiette les autres, l'avaient roule longtemps. Soit qu'il eut eu plus de chance, soit qu'on eut eu des egards pour lui, il etait arrive beau, luisant et bien poli jusqu'a la porte d'une hutte de roseaux ou vivaient d'etranges personnages. C'etait des hommes sauvages, vetus de peaux de betes, portant de longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper, ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-etre n'avaient-ils pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore invente les ciseaux, ce dont je ne suis pas sur, ces hommes primitifs n'en etaient pas moins d'habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte etait meme un armurier recommandable. Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers devenaient entre ses mains des outils de travail ingenieux ou des armes redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient a la race de l'age de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les premiers ages de l'occupation celtique. Un des enfants de l'armurier trouva sous ses pieds le beau caillou amene par le ruisseau, et, croyant que c'etait un des nombreux eclats ou morceaux de rebut jetes ca et la autour de l'atelier de son pere, il se mit a jouer avec et a le faire rouler. Mais le pere, frappe de la vive couleur et de la transparence de cet echantillon, le lui ota des mains et appela ses autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne connaissait dans le pays environnant aucune roche d'ou ce fragment put provenir. L'armurier recommanda a son monde de bien surveiller les cailloux que charriait le ruisseau; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils n'en trouverent pas d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un objet des plus rares et des plus precieux. A quelques jours de la, un homme bleu descendit de la colline et somma l'armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui etait blanc en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il etait donc de la tete aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille de l'armurier le contemplait avec admiration et respect. Il avait commande une hache de silex, la plus lourde et la plus tranchante qui eut ete jamais fabriquee depuis l'age du renne, et cette arme formidable lui fut livree, moyennant le prix de deux peaux d'ours, selon qu'il avait ete convenu. L'homme bleu ayant paye, allait se retirer, lorsque l'armurier lui montra son caillou de cornaline en lui proposant de le faconner pour lui en hache ou en casse-tete. L'homme bleu, emerveille de la beaute de la matiere, demanda un casse-tete qui serait en meme temps un couteau propre a depecer les animaux apres les avoir assommes. On lui fabriqua donc avec ce caillou merveilleux un outil admirable auquel, a force de patience, on put meme donner le poli jusqu'alors inconnu a une industrie encore privee de meules; et, pour porter au comble la satisfaction de l'homme bleu, un des fils de l'armurier, enfant tres-adroit et tres-artiste, dessina avec une pointe faite d'un eclat, la figure d'un daim sur un des cotes de la lame. Un autre, apprenti tres-habile au montage, enchassa l'arme dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extremites par des cordes de fibres vegetales tres-finement tressees et d'une solidite a toute epreuve. L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et l'emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il etait un grand chef de clan, enrichi a la chasse et souvent victorieux a la guerre. Vous savez ce qu'est une mardelle: vous avez vu ces grands trous beants au milieu de nos champs, aujourd'hui cultives, jadis couverts d'etangs et de forets. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis qu'a un niveau plus eleve, on a trouve des cendres, des os, des debris de poteries et des pierres disposees en foyer. On peut croire que les peuples primitifs aimaient a demeurer sur l'eau, temoins les cites lacustres trouvees en si grand nombre et dont vous avez entendu beaucoup parler. Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les notres, ou l'eau est rare, on creusait le plus profondement possible, et, autant que possible, aussi dans le voisinage d'une source. On detournait au besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces profonds reservoirs, puis l'on batissait sur pilotis une spacieuse demeure, qui s'elevait comme un ilot dans un entonnoir et dont les toits inapercus ne s'elevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes conditions de securite contre le parcours des betes sauvages ou l'invasion des hordes ennemies. Quoi qu'il en soit, l'homme bleu residait dans une grande mardelle (on dit aussi margelle), entouree de beaucoup d'autres plus petites et moins profondes, ou plusieurs familles s'etaient etablies pour obeir a ses ordres en beneficiant de sa protection. L'homme bleu fit le tour de toutes ces citernes habitees, franchit, pour entrer chez ses clients, les arbres jetes en guise de ponts, se chauffa a tous les foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse hache rose, et laissant volontiers croire qu'il l'avait recue en present de quelque divinite. Si on le crut, ou si l'on feignit de le croire, je l'ignore; mais la hache rose fut regardee comme un talisman d'une invincible puissance, et, lorsque l'ennemi se presenta pour envahir la tribu, tous se porterent au combat avec une confiance exaltee. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force. L'ennemi fut ecrase, la hache rose du grand chef devint pourpre dans le sang des vaincus. Une gloire nouvelle couronna les anciennes gloires de l'homme bleu, et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le nom de _Marteau-Rouge_, que sa tribu et ses descendants porterent apres lui. Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir ete victime d'aucun des hasards de sa vie belliqueuse. On l'enterra sous une enorme butte de terre et de sable suivant la coutume du temps, et, malgre le desir effrene qu'avaient ses heritiers de posseder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect du aux morts. Voila donc notre caillou rejete dans le neant des tenebres apres une courte periode de gloire et d'activite. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu de regretter la sepulture donnee au talisman, car les tribus ennemies, longtemps epouvantees par la vaillance du grand chef, revinrent en nombre et devasterent les pays de chasse, enleverent les troupeaux et ravagerent meme les habitations. Ces malheurs deciderent un des descendants de Marteau-Rouge 1er a violer la sepulture de son aieul, a penetrer la nuit dans son caveau et a enlever secretement le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pouvait avouer a personne cette profanation, il ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N'etant plus secouee par un bras energique et vaillant,--le nouveau possesseur etait plus superstitieux que brave,--elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue, dispersee, dut aller chercher en d'autres lieux des etablissements nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupees par le vainqueur, et des siecles s'ecoulerent sans que le fameux marteau enterre entre deux pierres fut exhume. On l'oublia si bien, que, le jour ou une vieille femme, en poursuivant un rat dans sa cuisine, le retrouva intact, personne ne put lui dire a quoi ce couteau de pierre avait pu servir. L'usage de ces outils s'etait perdu. On avait appris a fondre et a faconner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas d'histoire, ils ne se souvenaient pas des services que le silex leur avait rendus. Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour raper les racines qu'elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva commode, bien que le temps et l'humidite l'eussent prive de son beau manche a cordelettes. Il etait encore coupant. Elle en fit son couteau de predilection. Mais, apres elle, des enfants voulurent s'en servir et l'ebrecherent outrageusement. Quand vint l'age du fer, cet ustensile meprise fut oublie sur le bord de la margelle tarie et a demi comblee. On construisait de nouvelles habitations a fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait la beche et la cognee, on parlait, on agissait, on pensait autrement que par le passe. Le glorieux marteau rouge redevint simple caillou et reprit son sommeil impassible dans l'herbe des prairies. Bien des siecles se passerent encore lorsqu'un paysan chasseur qui poursuivait un lievre refugie dans la mardelle, et qui, pour mieux courir, avait quitte ses sabots, se coupa l'orteil sur une des faces encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire des pierres pour son fusil, et l'apporta chez lui, ou il l'oublia dans un coin. A l'epoque des vendanges, il s'en servit pour caler sa cuve; apres quoi, il le jeta dans son jardin, ou les choux, ces fiers occupants d'une terre longtemps abandonnee a elle-meme, le couvrirent de leur ombre et lui permirent de dormir encore a l'abri du caprice de l'homme. Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa beche, et, comme le jardin du paysan s'etait fondu dans un parc seigneurial, ce jardinier porta sa trouvaille au chatelain, en lui disant: --Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouve dans mes planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous etes curieux. M. le comte complimenta son jardinier sur son _oeil_ d'antiquaire et fit grand cas de sa decouverte. Le marteau rouge etait un des plus beaux specimens de l'antique industrie de nos peres, et, malgre les outrages du temps, il portait la trace indelebile du travail de l'homme a un degre remarquable. Tous les amis de la maison et tous les antiquaires du pays l'admirerent. Son age devint un sujet de grande discussion. Il etait en partie degrossi et taille au silex comme les specimens des premiers ages, en partie faconne et poli comme ceux d'un temps moins barbare. Il appartenait evidemment a un temps de transition, peut-etre avait-il ete apporte par des emigrants; a coup sur, dirent les geologues, il n'a pas ete fabrique dans le pays, car il n'y a pas de trace de cornaline bien loin a la ronde. Les geologues n'oublierent qu'une chose, c'est que les eaux sont des conducteurs de mineraux de toute sorte, et les antiquaires ne songerent pas a se demander si l'histoire des faits industriels n'etaient pas dementie a chaque instant par des tentatives personnelles dues au caprice ou au genie de quelque artisan mieux doue que les autres. La figure tracee sur la lame presentait encore quelques lineaments qui furent soigneusement examines. On y voyait bien encore l'intention de representer un animal. Mais etait-ce un cheval, un cerf, un ours des cavernes ou un mammouth? Quand on eut bien examine et interroge le marteau rouge, on le placa sur un coussinet de velours. C'etait la plus curieuse piece de la collection de M. le comte. Il eut la place d'honneur et la conserva pendant une dizaine d'annees. Mais M. le comte vint a mourir sans enfants, et madame la comtesse trouva que le defunt avait depense pour ses collections beaucoup d'argent qu'il eut mieux employe a lui acheter des dentelles et a renouveler ses equipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles, pressee qu'elle etait d'en debarrasser les chambres de son chateau. Elle ne conserva que quelques gemmes gravees et quelques medailles d'or qu'elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau rouge etait tire d'une cornaline particulierement belle, elle le confia a un lapidaire charge de le tailler en plaques destinees a un fermoir de ceinture. Quand les fragments du marteau rouge furent tailles et montes, madame trouva la chose fort laide et la donna a sa petite niece agee de six ans qui en orna sa poupee. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupees. Vous savez mieux que moi que la soupe aux poupees se compose de choses tres-variees: des fleurs, des graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges, tout est bon quand cela est cuit a point dans un petit vase de fer-blanc sur un feu imaginaire. La petite niece manquant de carottes pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, a l'aide d'un fer a repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui donnerent tres-bonne mine a la soupe et que la poupee eut du trouver succulente. Si le marteau rouge eut ete un etre, c'est-a-dire s'il eut pu penser, quelles reflexions n'eut-il pas faites sur son etrange destinee? Avoir ete montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette forme a l'oeuvre mysterieuse d'une fee, avoir force un ruisseau a reveler les secrets du genie des cimes glacees; avoir ete, plus tard, le palladium d'une tribu guerriere, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme bleu; etre descendu a l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'a ratisser, Dieu sait quels legumes, chez un peuple encore sauvage; avoir retrouve une sorte de gloire dans les mains d'un antiquaire, jusqu'a se pavaner sur un socle de velours aux yeux des amateurs emerveilles: et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains d'un enfant, sans pouvoir seulement eveiller l'appetit dedaigneux d'une poupee! Le marteau rouge n'etait pourtant pas absolument aneanti. Il en etait reste un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa en balayant et qu'il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc chacune. C'est tres-joli, une bague de cornaline, mais c'est vite casse et perdu. Une seule existe encore, elle a ete donnee a une petite fille soigneuse qui la conserve precieusement sans se douter qu'elle possede la derniere parcelle du fameux marteau rouge, lequel n'etait lui-meme qu'une parcelle de la roche aux fees. Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous y attachons, elles n'ont point d'ame qui les fasse renaitre, elles deviennent poussiere; mais, sous cette forme, tout ce qui possede la vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et l'homme detruisent renait sous des formes nouvelles, grace a cette fee qui ne laisse rien perdre, qui repare tout et qui recommence tout ce qui est defait. Cette reine des fees, vous la connaissez fort bien: c'est la nature. LA FEE POUSSIERE Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'etais jeune et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite vieille qui entrait par les fenetres quand on l'avait chassee par les portes. Elle etait si fine et si menue, qu'on eut dit qu'elle flottait au lieu de marcher, et mes parents la comparaient a une petite fee. Les domestiques la detestaient et la renvoyaient a coups de plumeau, mais on ne l'avait pas plus tot delogee d'une place qu'elle reparaissait a une autre. Elle portait toujours une vilaine robe grise trainante et une sorte de voile pale que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tete ebouriffee en meches jaunatres. A force d'etre persecutee, elle me faisait pitie et je la laissais volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abimat beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer une parole qui eut le sens commun. Elle voulait toucher a tout, disant qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolerer, et, quand je l'avais laissee s'approcher de moi, on m'envoyait laver et changer, en me menacant de me donner le nom qu'elle portait. C'etait un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle etait si malpropre qu'on pretendait qu'elle couchait dans les balayures des maisons et des rues, et, a cause de cela, on la nommait la fee Poussiere. --Pourquoi donc etes-vous si poudreuse? lui dis-je, un jour qu'elle voulait m'embrasser. --Tu es une sotte de me craindre, repondit-elle alors d'un ton railleur: tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps a te le demontrer. --Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la premiere fois. Expliquez-moi vos paroles. --Je ne puis te parler ici, repondit-elle. J'en ai trop long a te dire, et, sitot que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye avec mepris; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitot que tu seras endormie. La-dessus, elle s'eloigna en poussant un grand eclat de rire, et il me sembla la voir se dissoudre et s'elever en grande trainee d'or, rougi par le soleil couchant. Le meme soir, j'etais dans mon lit et je pensais a elle en commencant a sommeiller. --J'ai reve tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l'appeler en dormant? Je m'endormis, et tout aussitot je revai que je l'appelais. Je ne suis meme pas sure de n'avoir pas crie tout haut par trois fois: "Fee Poussiere! fee Poussiere! fee Poussiere!" A l'instant meme, je fus transportee dans un immense jardin au milieu duquel s'elevait un palais enchante, et sur le seuil de cette merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de beaute m'attendait dans de magnifiques habits de fete. Je courus a elle et elle m'embrassa en me disant: --Eh bien, reconnais-tu, a present, la fee Poussiere? --Non, pas du tout, madame, repondis-je, et je pense que vous vous moquez de moi. --Je ne me moque point, reprit-elle; mais, comme tu ne saurais comprendre mes paroles, je vais te faire assister a un spectacle qui te paraitra etrange et que je rendrai aussi court que possible. Suis-moi. Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa residence. C'etait un petit lac limpide qui ressemblait a un diamant vert enchasse dans un anneau de fleurs, et ou se jouaient des poissons de toutes les nuances de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre, des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vetues de pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches denteles, enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable argente, ou poussaient des herbes fines, plus fleuries et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin s'arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre a chapiteaux d'albatre. L'entablement fait des mineraux les plus precieux, disparaissait presque sous les clematites, les jasmins, les glycines, les bryones et les chevrefeuilles ou mille oiseaux faisaient leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous parfums, se miraient dans l'eau, ainsi que le fut des colonnes et les belles statues de marbre de Paros placees sous les arcades. Au milieu du bassin jaillissait en mille fusees de diamants et de perles un jet d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre. Le fond de l'amphitheatre d'architecture s'ouvrait sur de riants parterres qu'ombrageaient des arbres geants couronnes de fleurs et de fruits, et dont les tiges enlacees de pampres formaient, au dela de la colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs. La fee me fit asseoir avec elle au seuil d'une grotte d'ou s'elancait une cascade melodieuse et que tapissaient les beaux rubans des scolopendres et le velours des mousses fraiches diamantees de gouttes d'eau. --Tout ce que tu vois la, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est fait de poussiere; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai fourni tous les materiaux de ce paradis. Mon ami le feu qui les avait lances dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser ou les agglomerer apres que mon serviteur le vent les a eu promenes dans l'humidite et dans l'electricite des nues, et rabattus sur la terre; ce grand plateau solidifie s'est revetu alors de ma substance feconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, apres en avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des metaux et des roches de toute sorte. J'ecoutais sans comprendre et je pensais que la fee continuait a me mystifier. Qu'elle eut pu faire de la terre avec de la poussiere, passe encore; mais qu'elle eut fait avec cela du marbre, des granits et d'autres mineraux, qu'en se secouant elle aurait fait tomber du ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un dementi, mais je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait serieusement une pareille absurdite. Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derriere moi! mais j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait. En meme temps, je m'enfoncai sous terre aussi, sans pouvoir m'en defendre, et je me trouvai dans un lieu terrible ou tout etait feu et flamme. On m'avait parle de l'enfer, je crus que c'etait cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantot livides, tantot eblouissantes, remplacaient le jour, et, si le soleil penetrait en cet endroit, les vapeurs qui s'exhalaient de la fournaise le rendaient tout a fait invisible. Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des eclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs ou je me sentais enfermee. Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fee Poussiere qui avait repris sa face terreuse et son sordide vetement incolore. Elle allait et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je ne sais quels acides, se livrant en un mot a des operations incomprehensibles. --N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne connais-tu pas la chimie? --Je n'en sais pas un mot, m'ecriai-je, et ne desire pas l'apprendre en un pareil endroit. --Tu as voulu savoir, il faut te resigner a regarder. Il est bien commode d'habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs, les oiseaux et les animaux apprivoises; de se baigner dans les eaux tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginee que la vie humaine avait subsiste de tout temps ainsi, dans des conditions benies. Il est temps de t'aviser du commencement des choses et de la puissance de la fee Poussiere, ton aieule, ta mere et ta nourrice. En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus profond de l'abime a travers les flammes devorantes, les explosions effroyables, les acres fumees noires, les metaux en fusion, les laves au vomissement hideux et toutes les terreurs de l'eruption volcanique. --Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous-sol ou s'elaborent mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit debarrasse de cette caparace qu'on appelle un corps. Tu as laisse le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser la matiere premiere. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de quoi cette matiere est faite, ni par quelle operation mysterieuse ce qui apparait ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps gazeux qui a lui dans l'espace comme une nebuleuse et qui plus tard a brille comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux grands secrets de la creation et il se passera encore du temps avant que tes professeurs les sachent eux-memes. Mais je peux te faire voir les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour toi. Remontons d'un etage. Prends l'echelle et suis-moi. Une echelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faite, se presentait en effet devant nous. Je suivis la fee et me trouvai avec elle dans les tenebres, mais je m'apercus alors qu'elle etait toute lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des depots enormes d'une pate rosee, des blocs d'un cristal blanchatre et des lames immenses d'une matiere vitreuse noire et brillante que la fee se mit a ecraser sous ses doigts; puis elle pila le cristal en petits morceaux et mela le tout avec la pate rose, qu'elle porta sur ce qu'il lui plaisait d'appeler un feu doux. --Quel plat faites-vous donc la? lui demandai-je. --Un plat tres-necessaire a ta pauvre petite existence, repondit-elle; je fais du granit, c'est-a-dire qu'avec de la poussiere je fais la plus dure et la plus resistante des pierres. Il faut bien cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlegethon. Je fais aussi des melanges varies des memes elements. Voici ce qu'on t'a montre sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui provient de mes poussieres, je ferai plus tard d'autres poussieres avec des elements nouveaux, et ce seront alors des ardoises, des sables et des gres. Je suis habile et patiente, je pulverise sans cesse pour reagglomerer. La base de tout gateau n'est-elle pas la farine? Quant a present, j'emprisonne mes fourneaux en leur menageant toutefois quelques soupiraux necessaires pour qu'ils ne fassent pas tout eclater. Nous irons voir plus haut ce qui se passe. Si tu es fatiguee, tu peux faire un somme, car il ma faut un peu de temps pour cet ouvrage. Je perdis la notion du temps, et, quand la fee m'eveilla: --Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siecles! --Combien donc, madame la fee? --Tu demanderas cela a tes professeurs, repondit-elle en ricanant; reprenons l'echelle. Elle me fit monter plusieurs etages de divers depots, ou je la vis manipuler des rouilles de metaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je l'interrogeais sur l'origine des metaux: --Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phenomenes par l'eau et par le feu. Mais peuvent-ils savoir ce qui s'est passe entre terre et ciel quand toutes mes pouzzolanes, lancees par le vent de l'abime, ont forme des nuees solides, que les nuages d'eau ont roulees dans leurs tourbillons d'orage, que la foudre a penetrees de ses aimants mysterieux et que les vents superieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies torrentielles? C'est la l'origine des premiers depots. Tu vas assister a leurs merveilleuses transformations. Nous montames plus haut et nous vimes des craies, des marbres et des bancs de pierre calcaire, de quoi batir une ville aussi grande que le globe entier. Et, comme j'etais emerveillee de ce qu'elle pouvait produire par le sassement, l'agglomeration, le metamorphisme et la cuisson, elle me dit: --Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose! tu vas voir la vie deja eclose au milieu de ces pierres. Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le bras, elle en retira d'abord des plantes etranges, puis des animaux plus etranges encore, qui etaient encore a moitie plantes; puis des etres libres, independants les uns des autres, des coquillages vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant: --Voila ce que dame Poussiere sait produire quand elle se depose au fond des eaux. Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le rivage. Je me retournai: le calcaire et tous ses composes, meles a la silice et a l'argile, avaient forme a leur surface une fine poussiere brune et grasse ou poussaient des plantes chevelues fort singulieres. --Voici la terre vegetale, dit la fee, attends un peu, tu verras pousser des arbres. En effet, je vis une vegetation arborescente s'elever rapidement et se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages s'agitaient des etres inconnus qui me causerent une veritable terreur. --Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la fee. Ils sont destines a l'engraisser de leurs depouilles. Il n'y a pas encore ici d'hommes pour les craindre. --Attendez! m'ecriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise! Voici votre terre qui appartient a ces devorants qui vivent les uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces stupidites pour nous faire un fumier? Je comprends qu'ils ne soient pas bons a autre chose, mais je ne comprends pas une creation si exuberante de formes animees, pour ne rien faire et ne rien laisser qui vaille. --L'engrais est quelque chose, si ce n'est pas tout, repondit la fee. Les conditions que celui-ci va creer seront proprices a des etres differents qui succederont a ceux-ci. --Et qui disparaitront a leur tour, je sais cela. Je sais que la creation se perfectionnera jusqu'a l'homme, du moins on me l'a dit et je le crois. Mais je ne m'etais pas encore represente cette prodigalite de vie et de destruction qui m'effraye et me repugne. Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles monstrueux, et toutes ces betes rampantes ou nageantes qui ne semblent vivre que pour se servir de leurs dents et devorer les autres... Mon indignation divertit beaucoup la fee Poussiere. --La matiere est la matiere, repondit-elle, elle est toujours logique dans ses operations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de creatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce a moi de t'apprendre qu'il n'y a point de production possible sans destruction permanente, et veux-tu renverser l'ordre de la nature? --Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fut bien, des le premier jour. Si la nature est une grande fee, elle pouvait bien se passer de tous ces essais abominables, et faire un monde ou nous serions des anges, vivant par l'esprit, au sein d'une creation immuable et toujours belle. --La grande fee Nature a de plus hautes visees, repondit dame Poussiere. Elle ne pretend pas s'arreter aux choses que tu connais. Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connait pas la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne changeaient pas, l'oeuvre du roi des genies serait terminee et ce roi, qui est l'activite incessante et supreme, finirait avec son oeuvre. Le monde ou tu vis et ou tu vas retourner tout a l'heure quand ta vision du passe se dissipera,--ce monde de l'homme que tu crois meilleur que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas satisfait, puisque tu voudrais y vivre eternellement a l'etat de pur esprit, cette pauvre planete encore enfant, est destinee a se transformer indefiniment. L'avenir fera de vous tous et de vous toutes, faibles creatures humaines, des fees et des genies qui possederont la science, la raison et la bonte; vois ce que je te fais voir, et sache que ces premieres ebauches de la vie resumee dans l'instinct sont plus pres de toi que tu ne l'es de ce que sera, un jour, le regne de l'esprit sur la terre que tu habites. Les occupants de ce monde futur seront alors en droit de te mepriser aussi profondement que tu meprises aujourd'hui le monde des grands sauriens. --A la bonne heure, repondis-je, si tout ce que je vois du passe doit me faire aimer l'avenir, continuons a voir du nouveau. --Et surtout, reprit la fee, ne le meprisons pas trop, ce passe, afin de ne pas commettre l'ingratitude de mepriser le present. Quand le grand esprit de la vie se sert des materiaux que je lui fournis, il fait des merveilles des le premier jour. Regarde les yeux de ce pretendu monstre que vos savants ont nomme l'ichthyosaure. --Ils sont plus gros que ma tete et me font peur. --Ils sont tres-superieurs aux tiens. Ils sont a la fois myopes et presbytes a volonte. Ils voient la proie a des distances considerables comme avec un telescope, et, quand elle est tout pres, par un simple changement de fonction, ils la voient parfaitement a sa veritable distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la creation, la nature n'a qu'un but: faire un animal pensant. Elle lui donne des organes merveilleusement appropries a ses besoins. C'est un joli commencement: n'en es-tu pas frappee?--Il en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les etres qui vont succeder a ceux-ci. Ceux qui te paraitront pauvres, laids ou chetifs seront encore des prodiges d'adaptation au milieu ou ils devront se manifester. --Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu'a se nourrir? --A quoi veux-tu qu'ils songent? La terre n'eprouve pas le besoin d'etre admiree. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours sans que les aspirations et les prieres des creatures ajoutent rien a son eclat et a la majeste de ses lois. La fee de ta petite planete connait la grande cause, n'en doute pas; mais, si elle est chargee de faire un etre qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise a la loi du temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce que vous vivez trop peu pour en apprecier les operations. Vous les croyez lentes, et elles sont d'une rapidite foudroyante. Je vais affranchir ton esprit de son infirmite et faire passer devant toi les resultats de siecles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets a profit ma complaisance pour toi. Je sentis que la fee avait raison et je regardai, de tous mes yeux, la succession des aspects de la terre. Je vis naitre et mourir des vegetaux et des animaux de plus en plus ingenieux par l'instinct et de plus en plus agreables ou imposants par la forme. A mesure que le sol s'embellissait de productions plus ressemblantes a celles de nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-memes et plus soucieux de leur progeniture. Je les vis construire des demeures a l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour leur localite. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'evanouir un monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une feerie. --Repose-toi, me dit la fee, car tu viens de parcourir beaucoup de milliers de siecles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naitre a son tour quand le regne de monsieur le singe sera accompli. Je me rendormis, ecrasee de fatigue, et, quand je m'eveillai, je me trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fee, redevenue jeune, belle et paree. --Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle. Eh bien, mon enfant, poussiere que tout cela! Ces parois de porphyre et de marbre, c'est de la poussiere de molecules petrie et cuite a point. Ces murailles de pierres taillees, c'est de la poussiere de chaux ou de granit amenee a bien par les memes procedes. Ces lustres et ces cristaux, c'est du sable fin cuit par la main des hommes en imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faiences, c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est de la poudre de charbon qui s'est cristallisee. Ces perles, c'est le phosphate de chaux que l'huitre suinte dans sa coquille. L'or et tous les metaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tasse, bien manipule, bien fondu, bien chauffe et bien refroidi, de molecules infinitesimales. Ces beaux vegetaux, ces roses couleur de chair, ces lis tachetes, ces gardenias qui embaument l'atmosphere, sont nes de la poussiere que je leur ai preparee, et ces gens qui dansent et sourient au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle des personnes, eux aussi, ne t'en deplaise, sont nes de moi et retourneront a moi. Comme elle disait cela, la fete et le palais disparurent. Je me trouvai avec la fee dans un champ ou il poussait du ble. Elle se baissa et ramassa une pierre ou il y avait un coquillage incruste. --Voila, me dit-elle, a l'etat fossile, un etre que je t'ai montre vivant aux premiers ages de la vie. Qu'est-ce que c'est, a present? Du phosphate de chaux. On le reduit en poussiere et on en fait de l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence a s'aviser d'une chose, c'est que le seul maitre a etudier, c'est la nature. Elle ecrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol cultive, en disant: --Ceci rentre dans ma cuisine. Je seme la destruction pour faire pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussieres, qu'elles aient ete plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort apres avoir ete la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles recommencent toujours, grace a moi, a etre la vie apres avoir ete la mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras a loisir. Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon lit. Le soleil etait leve et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le bout d'etoffe que la fee m'avait mis dans la main. Ce n'etait qu'un petit tas de fine poussiere, mais mon esprit etait encore sous le charme du reve et il communiqua a mes sens le pouvoir de distinguer les moindres atomes de cette poussiere. Je fus emerveillee; il y avait de tout: de l'air, de l'eau, du soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des perles, de la poussiere d'ailes de papillon, du fil, de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques; mais, au milieu de ce melange de debris imperceptibles, je vis fermenter je ne sais quelle vie d'etres insaisissables qui paraissaient chercher a se fixer quelque part pour eclore ou pour se transformer, et qui se fondirent en nuage d'or dans le rayon rose du soleil levant. LE GNOME DES HUITRES Un original de nos amis, grand amateur d'huitres, eut la fantaisie, l'an dernier, d'aller deguster sur place les produits des bancs les plus renommes, afin de les comparer et d'etre edifie une fois pour toutes sur leurs differents merites. Il alla donc a Cancale, a Ostende, a Marennes, et autres localites recommandables. Il revint persuade que Paris est le port de mer ou l'on trouve les meilleurs produits maritimes. Vous connaissez cet ami, mes cheres petites, vous savez qu'il est fantaisiste, et que, quand il raconte, son imagination lui fait depasser le vraisemblable. L'autre soir, il etait en train de nous narrer son voyage, lorsque _l'homme au sable_ a passe. Vous avez resiste le mieux possible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir a la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne l'eusse transcrite fidelement pour vous, le soir meme. La voici telle que je l'ai entendue. C'est notre ami qui parle: * * * * * Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu'on peut habiter les bords de la mer et n'y manger de poissons, de crustaces et de coquillages que lorsqu'on en demande a Paris. C'est la que tout s'engouffre, et vous vous souvenez que, sur les rives de la Manche, nous n'en goutions que quand les proprietaires des grands hotels de bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l'an dernier, experimenter la chose par moi-meme. Je restai vingt-quatre heures a Marennes avant d'obtenir une demi-douzaine d'huitres mediocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du tout. Dans certains villages, on m'offrit des colimacons. Enfin, je gagnai Cancale, ou les huitres etaient passables et le vin blanc de l'auberge excellent. Je me trouvai a table a cote d'un tout petit vieillard bossu, ratatine et sordidement vetu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu'il me sembla etre le seul qui attachat de l'importance a la qualite des huitres. Il les examinait serieusement, les retournant de tous cotes. --Est-ce que vous cherchez des perles? lui demandai-je. --Non, repondit-il; je compare cette espece, ou plutot cette variete a toutes celles que je connais deja. --Ah! vraiment? vous etes amateur? --Oui, monsieur; comme vous, sans doute? --Moi? je voyage exclusivement pour les huitres. --Bravo! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument a votre service. --Parfait! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons.--Garcon! apportez-nous encore quatre douzaines d'huitres. --Voila, monsieur! dit le garcon en posant sur la table quatre bouteilles de vin de Sauterne. --Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin? demanda d'un ton bourru le petit homme. --Une bouteille par douzaine, est-ce trop? dit le garcon en me regardant. --On verra, repondis-je. Vos huitres sont diablement salees. N'importe, pourvu qu'il y en ait a discretion... Le garcon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me parut ne pas se faire prier, du moment ou il comprit que je payais. Le garcon rentra. --Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huitres tres-grasses. Mais monsieur n'a qu'a commander ce qu'il en veut pour demain. --Allez au diable! j'ai cru tomber ici sur une mine inepuisable... --Il y en a, monsieur, il y en a en quantite, mais il faut les pecher. --Eh bien, j'irai les pecher moi-meme. Apportez le dejeuner. Le dejeuner fut bon et nous y fimes honneur. Les soles etaient excellentes, le vin etait sans reproche. Mais le depit de n'avoir point d'huitres m'empecha de savourer ce qu'on m'offrait. Je bus et mangeai sans discernement, causant toujours avec mon petit vieux, qui semblait compatir a ma peine et prendre interet a mon exploration manquee. Si bien qu'a la fin du repas je ne saisissais plus tres-clairement le sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car il avait reellement l'aspect d'un gnome, me paraissait un peu emu aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarite touchante en m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait me reveler tous les secrets de la nature concernant les huitres. Je le suivis sans savoir ou j'allais. La vivacite de l'air achevait de m'eblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave ou de chambre sombre, ou etaient entasses des monceaux de coquillages. --Voici ma collection, me dit-il d'un air triomphant: je ne la montre pas au premier venu; mais, puisque vous etes un veritable amateur,... tenez, voici la premiere des huitres! _ostrea matercula_ de l'etage permien. --Voyons! m'ecriai-je en saisissant l'huitre et en la portant a mes levres. --Vous voulez la manger? fit le gnome en m'arretant: y songez-vous? --Pardon! j'ai cru que vous me l'offriez pour cela. --Mais, monsieur, c'est un echantillon precieux. On ne le trouve qu'en Russie, dans les calcaires cuivreux. --Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de m'arreter! Mon dejeuner ne me gene point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de dessert. Passons. Ces _ostrea_, comme vous les appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie. --Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huitre, elle est bien interessante, cette representante des premiers ages de la vie! Au temps ou elle apparut dans les mers, il n'existait ni hommes ni quadrupedes sur la terre. --Alors, que faisait-elle dans le monde? --Elle essayait d'exister, monsieur, et elle existait! Allez-vous dire du mal des premieres huitres, sous pretexte que vous n'etiez pas encore ne pour les manger? Je vis que j'avais fache le gnome et je le priai de passer a une serie plus recente. --Procedons avec ordre, reprit-il; voici _ostrea marcignyana_, des arkoses et des gres du Keuper. --Elle n'a pas bonne mine, elle est toute plissee et doit manquer de chair. --Les animaux de son temps ne la dedaignaient pas, soyez-en sur. Aimez-vous mieux _ostrea arcuata_, autrement la gryphee arquee du lias inferieur? --Je la trouve jolie, elle ressemble a une lampe antique, mais quel gout a-t-elle? --Je n'en sais rien, repondit le gnome en haussant les epaules. Je n'ai pas vecu de son temps. Il y a deux cent cinq especes principales d'huitres fossiles avec leurs varietes et sous-varietes, ce qui forme un joli total. Je puis vous montrer la variete d'_ostrea arcuata_. Tenez! mangez-la, si le coeur vous en dit! --Oh! oh! a la bonne heure! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs jours d'appetit, je pense qu'une douzaine me suffirait. --Aussi nous l'appelons _gigantea_. En voulez-vous de plus petites? Voici une pretendue variete que je ne crois pas etre autre chose que l'_arcuata_ dans son age tendre. En voulez-vous un plat? On la trouve a foison dans le sinemurien. --Merci! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille et trente-six heures a table pour m'en rassasier. --Eh bien, voici l'_ostrea cymbium_, du lias moyen. --C'est trop gros, ce doit etre coriace. --Aimez-vous mieux _marshii cristagalli_, du bajocien? --Elle est jolie; mais le moyen d'ouvrir toutes ces dentelures en crete de coq? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le diable! --Monsieur n'est pas content de mes echantillons? Voici pourtant la _gregaria_, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons quelques especes, puisque vous etes presse. Traversons l'oolithe. N'accorderez-vous pas pourtant un regard a _ostrea virgula_, du kimmeridge clay? --Pas de virgule! m'ecriai-je impatiente de ces noms barbares. Passez, passez! --Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains cretaces. Voici _ostrea couloni_, des gres verts, une belle huitre, celle-la, j'espere! Voici _aquila_ (du gault) encore plus grosse; _flabellata frons_, _carinata_, avec sa longue carene. Mangeriez-vous bien la douzaine? J'en passe, et des meilleures; mais voici la merveille, c'est l'_ostrea pes-leonis_ de la craie blanche. Celle-ci ne vous dit-elle rien? Il me tendait un mollusque enorme, tout dentele, tout plisse, et revetu d'un test d'aspect cristallin qui avait reellement bonne mine. --Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huitre! --Pardon, c'est une veritable huitre, monsieur! --Huitre vous-meme! m'ecriai-je furieux. J'avais recu de sa petite patte maigre le mollusque nacre sans me douter de son poids. Il etait tel, que, ne m'attendant a rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajoute a l'ennui que me causait la nomenclature pedantesque du gnome, me mit, je l'avoue, dans une veritable colere; et, comme il riait mechamment, sans paraitre offense le moins du monde d'etre traite d'huitre, je voulus lui jeter quelque chose a la tete. Je ne suis pas cruel, meme dans la colere, je l'aurais tue avec l'huitre _pied de lion_; je me contentai de lui lancer dans la figure une poignee de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal. Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive. --Vous n'etes pas une huitre, vous! s'ecria-t-il d'une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non! vous n'etes pas a la hauteur de ce doux mollusque, _ostrea oedulis_ des temps modernes, qui ne fait de mal a personne et dont vous n'appreciez le merite que lorsqu'il est victime de votre voracite. Vous etes un Welche, un barbare! vous touchez sans respect a mes fossiles, vous brisez indignement mes charmantes petites _columbae_ de la craie blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je vous invite a voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection a laquelle ont contribue tous les savants de l'Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous deteriorez mes precieux specimens! Je vais vous traiter comme vous le meritez et vous faire sentir ce que pese le marteau d'un geologue! Le danger que je courais dissipa a l'instant meme les fumees du vin blanc, et, voyant que j'etais entoure de fossiles et non de comestibles, je saisis a temps le bras du gnome et lui arrachai son arme; mais il s'elanca sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette etreinte d'un affreux bossu me causa une telle repugnance, que je me sentis pris de nausees et le menacai de tout briser dans son musee d'huitres s'il ne me lachait. Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome etait d'une force surhumaine; je me trouvai etendu par terre, et, alors, ne me connaissant plus, je ramassai la redoutable _ostrea pes-leonis_ pour la lui lancer. Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hatai de sortir de l'espece d'antre qu'il appelait son musee, et je me trouvai sur le bord de la mer, face a face avec le garcon de l'hotel ou j'avais dejeune. --Si monsieur desire des huitres, me dit-il, nous en aurons a diner. On m'en a promis douze douzaines. --Au diable les huitres! m'ecriai-je. Qu'on ne m'en parle plus jamais! Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la _malercula_ des terres cuivreuses jusqu'a l'_oedulis_ des temps modernes! Le garcon me regarda d'un air stupefait. Puis, d'un ton de serenite philosophique: --Je vois ce que c'est, dit-il. Le sauterne etait un peu fort; ce soir, on servira du chablis a monsieur. Et, comme j'allais me facher, il ajouta gracieusement: --Monsieur a ete sobre, mais il a dejeune en compagnie d'un fou, et c'est cela qui a porte a la tete de monsieur. --En compagnie d'un fou? Oui, certes, repondis-je; comment appelez-vous ce gnome? --Monsieur l'appelle par son vrai nom, car c'est ainsi qu'on le designe dans le pays. Le gnome, c'est-a-dire le poulpiquet des huitres. Ce n'est pas un mechant homme, mais c'est un maniaque qui, en fait d'huitres, ne se soucie que de l'ecaille. On le tient pour sorcier: moi, je le crois bete! Monsieur a eu a se plaindre de ses manieres? Je ne voulus pas raconter a ce garcon d'hotel ma ridicule aventure, et je m'eloignai, resolu a faire une bonne promenade sur le rivage, afin de regagner l'appetit necessaire pour le diner. Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s'empara de moi, et je dus m'etendre sur le sable en un coin abrite. Quand j'ouvris les yeux, la nuit etait venue et la mer montait. Il n'etait que temps d'aller diner et je marchai avec peine sur les mille debris que rapporte sur la greve la maree qui leche les rivages, vieux souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, debris d'embarcation couverts d'anatifes gates et infects, chapelets de petites moules, cadavres de meduses sur lesquels le pied glisse a chaque pas. Je me hatais, saisi d'un degout que la mer ne m'avait jamais inspire, lorsque je vis errer autour de moi dans l'ombre une forme vague qui, d'apres son exiguite, ne pouvait etre que celle du gnome. J'avais l'esprit frappe. Je ramassai un pieu apporte par les eaux, et me mis a sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher a me saisir les jambes. Un coup vigoureusement applique sur l'echine lui fit jeter un cri si etrange, et il devint si petit, si petit, que je le vis entrer dans une enorme coquille qui baillait a mes pieds. Je voulus m'en emparer: horreur! mes mains ne saisirent qu'une peau velue, tandis qu'une langue froide se promenait sur mon visage. J'allais lancer le monstre a la mer, lorsque je reconnus mon bon chien Tom, que j'avais enferme dans ma chambre, a l'hotel, et qui avait reussi a s'echapper pour venir a ma rencontre. Je rentrai alors tout a fait en moi-meme et je m'en allai diner a l'hotel, ou l'on me servit d'excellentes huitres a discretion. J'avoue que je les mangeai sans appetit. J'avais la tete troublee, et m'imaginais voir le gnome s'echapper de chaque coquille et gambader sur la table en se moquant de moi. Le lendemain, comme je m'appretais a dejeuner, je vis tout a coup le gnome en personne s'asseoir a mes cotes. --Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuye beaucoup hier avec mes fossiles. J'avais encore a vous en montrer quelques-uns des terrains cretaces, entre autres l'_ostrea spinosa_, qui est fort curieuse. L'etage de la craie blanche est fort riche en especes differentes. Apres cela, nous serions arrives aux terrains tertiaires, ou nous aurions trouve la _bellovacina_ et la _longirostris_, qui se rapprochent beaucoup des huitres contemporaines l'_oedulis_ et la perliere. --Est-ce fini? m'ecriai-je, et puis-je esperer qu'aujourd'hui, du moins, vous me laisserez manger en paix l'_oedulis cancalis_, sans m'assassiner avec vos fossiles indigestes? --Vous avez tort, reprit-il, de mepriser l'etude geologique de l'huitre. Elle caracterise admirablement les etages geologiques; elle est, comme l'a dit un savant, la medaille commemorative des ages qui n'ont point d'histoire: elle marque, par ses transformations successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa forme a su se plier. Les unes sont taillees pour la flottaison comme _arcuata_ et _carinata_. D'autres ont vecu attachees aux roches, comme _gregaria_ et _deltoidea_. En general, l'huitre, par sa tendance a l'agglomeration, peut servir de modele aux societes humaines. --Exemple trop suivi, monsieur! repris-je avec humeur. Je vous conseille, en verite, de precher l'union des partis, a l'etat de bancs d'huitres! --Ne parions pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La science ne s'egare pas sur ce terrain-la. C'est l'etage superieur des terrains modernes, qu'on pourrait appeler le _conservator-bank_. --Si l'on peut rire avec vous, a la bonne heure! repris-je. Vous me paraissez mieux dispose qu'hier. --Hier! Aurais-je manque a la politesse et a l'hospitalite? J'en serais desole! Vous m'aviez fait boire beaucoup de sauterne et je suis habitue au cidre. Je me rappelle un peu confusement... --Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu m'assassiner? --Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme je le suis, eut-il pu songer a se mesurer avec un gaillard de votre apparence? --Vous vous etes pourtant jete sur moi et vous m'avez meme terrasse un instant! --Terrasse, moi! Ne serait-ce pas plutot...? il etait fort, le sauterne! Vous vouliez tout casser chez moi! Mais, puisque nous ne nous souvenons pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos discordes en dejeunant ensemble de bonne amitie. Je suis venu ici pour vous prier d'accepter le repas que vous m'avez force d'accepter hier. Je vis alors que le gnome etait un aimable homme, car il me fit servir un vrai festin ou je m'observai sagement a l'endroit des vins et ou il ne fut plus question d'huitres que pour les deguster. Je repartais a midi, il m'accompagna jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte: il s'appelait tout bonnement M. Gaume. LA FEE AUX GROS YEUX Elsie avait une gouvernante irlandaise fort singuliere. C'etait la meilleure personne qui fut au monde, mais quelques animaux lui etaient antipathiques a ce point qu'elle entrait dans de veritables fureurs contre eux. Si une chauve-souris penetrait le soir dans l'appartement, elle faisait des cris ridicules et s'indignait contre les personnes qui ne couraient pas sus a la pauvre bete. Comme beaucoup de gens eprouvent de la repugnance pour les chauves-souris, on n'eut pas fait grande attention a la sienne, si elle ne se fut etendue a de charmants oiseaux, les fauvettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres insectivores, sans en excepter les rossignols, qu'elle traitait de cruelles betes. Elle s'appelait miss Barbara ***, mais on lui avait donne le surnom de _fee aux gros yeux_; _fee_, parce qu'elle etait tres-savante et tres-mysterieuse; _aux gros yeux_, parce qu'elle avait d'enormes yeux clairs saillants et bombes, que la malicieuse Elsie comparait a des bouchons de carafe. Elsie ne detestait pourtant pas sa gouvernante, qui etait pour elle l'indulgence et la patience memes: seulement, elle s'amusait de ses bizarreries et surtout de sa pretention a voir mieux que les autres, bien qu'elle eut pu gagner le grand prix de myopie au concours de la conscription. Elle ne se doutait pas de la presence des objets, a moins qu'elle ne les touchat avec son nez, qui par malheur etait des plus courts. Un jour qu'elle avait donne du front dans une porte a demi ouverte, la mere d'Elsie lui avait dit: --Vraiment, a quelque jour, vous vous ferez grand mal! Je vous assure, ma chere Barbara, que vous devriez porter des lunettes. Barbara lui avait repondu avec vivacite: --Des lunettes, moi? Jamais! je craindrais de me gater la vue! Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait pas devenir plus mauvaise, elle avait replique, sur un ton de conviction triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que ce soit les tresors de sa vision. Elsie voyait les plus petits objets comme les autres avec les loupes les plus fortes; ses yeux etaient deux lentilles de microscope qui lui revelaient a chaque instant des merveilles inappreciables aux autres. Le fait est qu'elle comptait les fils de la plus fine batiste et les mailles des tissus les plus delies, la ou Elsie, qui avait ce qu'on appelle de bons yeux, ne voyait absolument rien. Longtemps on l'avait surnommee _miss Frog_ (grenouille), et puis on l'appela _miss Maybug_ (hanneton), parce qu'elle se cognait partout; enfin, le nom de fee aux gros yeux prevalut, parce qu'elle etait trop instruite et trop intelligente pour etre comparee a une bete, et aussi parce que tout le monde, en voyant les decoupures et les broderies merveilleuses qu'elle savait faire, disait: --C'est une veritable fee! Barbara ne semblait pas indifferente a ce compliment, et elle avait coutume de repondre: --Qui sait? Peut-etre! peut-etre! Un jour, Elsie lui demanda si elle disait serieusement une pareille chose, et miss Barbara repeta d'un air malin: --Peut-etre, ma chere enfant, peut-etre! Il n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosite d'Elsie; elle ne croyait plus aux fees, car elle etait deja grandelette, elle avait bien douze ans. Mais elle regrettait fort de n'y plus croire, et il n'eut pas fallu la prier beaucoup pour qu'elle y crut encore. Le fait est que miss Barbara avait d'etranges habitudes. Elle ne mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n'etait meme pas bien certain qu'elle dormit, car on n'avait jamais vu son lit defait. Elle disait qu'elle le refaisait, elle-meme chaque jour, de grand matin, en s'eveillant, parce qu'elle ne pouvait dormir que dans un lit dresse a sa guise. Le soir, aussitot qu'Elsie quittait le salon en compagnie de sa bonne qui couchait aupres d'elle, miss Barbara se retirait avec empressement dans le pavillon qu'elle avait choisi et demande pour logement, et on assurait qu'on y voyait de la lumiere jusqu'au jour. On pretendait meme que, la nuit, elle se promenait avec une petite lanterne en parlant tout haut avec des etres invisibles. La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau soir, Elsie eprouva un irresistible desir de savoir ce qui se passait chez sa gouvernante et de surprendre les mysteres du pavillon. Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit? Il fallait faire au moins deux cents pas a travers un massif de lilas que couvrait un grand cedre, suivre sous ce double ombrage une allee etroite, sinueuse et toute noire! --Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-la. Les sots propos des bonnes l'avaient rendue peureuse. Aussi ne s'y hasarda-t-elle pas. Mais elle se risqua pourtant le lendemain a questionner Barbara sur l'emploi de ses longues veillees. --Je m'occupe, repondit tranquillement la fee aux gros yeux. Ma journee entiere vous est consacree; le soir m'appartient. Je l'emploie a travailler pour mon compte. --Vous ne savez donc pas tout, que vous etudiez toujours? --Plus on etudie, mieux on voit qu'on ne sait rien encore. --Mais qu'est-ce que vous etudiez donc tant? Le latin? le grec? --Je sais le grec et le latin. C'est autre chose qui m'occupe. --Quoi donc? Vous ne voulez pas le dire? --Je regarde ce que moi seule je peux voir. --Vous voyez quoi? --Permettez-moi de ne pas vous le dire; vous voudriez le voir aussi, et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait un chagrin pour vous. --C'est donc bien beau, ce que vous voyez? --Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau dans vos reves. --Ma chere miss Barbara, faites-le-moi voir, je vous en supplie! --Non, mon enfant, jamais! Cela ne depend pas de moi. --Eh bien, je le verrai! s'ecria Elsie depitee. J'irai la nuit chez vous, et vous ne me mettrez pas dehors. --Je ne crains pas votre visite. Vous n'oseriez jamais venir! --Il faut donc du courage pour assister a vos sabbats? --Il faut de la patience et vous en manquez absolument. Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose. Puis elle revint a la charge et tourmenta si bien la fee, que celle-ci promit de la conduire le soir a son pavillon, mais en l'avertissant qu'elle ne verrait rien ou ne comprendrait rien a ce qu'elle verrait. Voir! voir quelque chose de nouveau, d'inconnu, quelle soif, quelle emotion pour une petite fille curieuse! Elsie n'eut pas d'appetit a diner, elle bondissait involontairement sur sa chaise, elle comptait les heures, les minutes. Enfin, apres les occupations de la soiree, elle obtint de sa mere la permission de se rendre au pavillon avec sa gouvernante. A peine etaient-elles dans le jardin qu'elles firent une rencontre dont miss Barbara parut fort emue. C'etait pourtant un homme d'apparence tres-inoffensive que M. Bat, le precepteur des freres d'Elsie. Il n'etait pas beau: maigre, tres-brun, les oreilles et le nez pointus, et toujours vetu de noir de la tete aux pieds, avec des habits a longues basques, tres-pointues aussi. Il etait timide, craintif meme; hors de ses lecons, il disparaissait comme s'il eut eprouve le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais a table, et le soir, en attendant l'heure de presider au coucher de ses eleves, il se promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal a personne, mais paraissait etre l'indice d'une tete sans reflexion livree a une oisivete stupide. Miss Barbara n'en jugeait pas ainsi. Elle avait M. Bat en horreur, d'abord a cause de son nom qui signifie chauve-souris en anglais. Elle pretendait que, quand on a le malheur de porter un pareil nom, il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en attribuer un autre en pays etranger. Et puis elle avait toute sorte de preventions contre lui, elle lui en voulait d'etre de bon appetit, elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres promenades en rond denotaient les plus funestes inclinations et cachaient les plus sinistres desseins. Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie sentit trembler son bras auquel le sien s'etait accroche. Qu'y avait-il de surprenant a ce que M. Bat, qui aimait le grand air, fut dehors jusqu'au moment de la retraite de ses eleves, qui se couchaient plus tard qu'Elsie, la plus jeune des trois? Miss Barbara n'en fut pas moins scandalisee, et, en passant pres de lui, elle ne put se retenir de lui dire d'un ton sec: --Est-ce que vous comptez rester la toute la nuit? M. Bat fit un mouvement pour s'enfuir; mais, craignant d'etre impoli, il s'efforca pour repondre et repondit sous forme de question: --Est-ce que ma presence gene quelqu'un, et desire-t-on que je rentre? --Je n'ai pas d'ordres a vous donner, reprit Barbara avec aigreur, mais il m'est permis de croire que vous seriez mieux au parloir avec la famille. --Je suis mal au parloir, repondit modestement le precepteur, mes pauvres yeux y souffrent cruellement de la chaleur et de la vive clarte des lampes. --Ah! vos yeux craignent la lumiere? J'en etais sure! Il vous faut tout au plus le crepuscule? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute la nuit? --Naturellement! repondit le precepteur en s'efforcant de rire pour paraitre aimable: ne suis-je pas une _bat_? --Il n'y a pas de quoi se vanter! s'ecria Barbara en fremissant de colere. Et elle entraina Elsie interdite, dans l'ombre epaisse de la petite allee. --Ses yeux, ses pauvres yeux! repetait Barbara en haussant convulsivement les epaules; attends que je te plaigne, animal feroce! --Vous etes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il a vraiment la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumieres. --Sans doute, sans doute! Mais comme il prend sa revanche dans l'obscurite! C'est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte. Elsie ne comprit pas ces epithetes, qu'elle crut deshonorantes et dont elle n'osa pas demander l'explication. Elle etait encore dans l'ombre de l'allee qui ne lui plaisait nullement et voyait enfin s'ouvrir devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait le pavillon blanchi par un clair regard de la lune a son lever, lorsqu'elle recula en forcant miss Barbara a reculer aussi. --Qu'y a-t-il? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du tout. --Il y a... il n'y a rien, repondit Elsie embarrassee. Je voyais un homme noir devant nous, et, a present, je distingue M. Bat qui passe devant la porte du pavillon. C'est lui qui se promene dans votre parterre. --Ah! s'ecria miss Barbara indignee, je devais m'y attendre. Il me poursuit, il m'epie, il pretend devaster mon ciel! Mais ne craignez rien, chere Elsie, je vais le traiter comme il le merite. Elle s'elanca en avant. --Ah ca! monsieur, dit-elle en s'adressant a un gros arbre sur lequel la lune projetait l'ombre des objets, quand cessera la persecution dont vous m'obsedez? Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l'interrompit en l'entrainant vers la porte du pavillon et en lui disant: --Chere miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler a M. Bat et vous parlez a votre ombre. M. Bat est deja loin, je ne le vois plus et je ne pense pas qu'il ait eu l'idee de nous suivre. --Je pense le contraire, moi, repondit la gouvernante. Comment vous expliquez-vous qu'il soit arrive ici avant nous, puisque nous l'avions laisse derriere et ne l'avons ni vu ni entendu passer a nos cotes? --Il aura marche a travers les plates-bandes, reprit Elsie; c'est le plus court chemin et c'est celui que je prends souvent quand le jardinier ne me regarde pas. --Non, non! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus les arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre tete! Je parie qu'il rode devant mes fenetres! Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d'un instant, elle vit l'ombre mouvante d'une enorme chauve-souris passer et repasser sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien dire a miss Barbara, dont les manies l'impatientaient en retardant la satisfaction de sa curiosite. Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant qu'il n'y avait ni chauve-souris ni precepteur pour les epier. --D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du rez-de-chaussee, si vous etes inquiete, nous pourrons fort bien fermer la fenetre et les rideaux. --Voila qui est impossible! repondit Barbara. Je donne un bal et c'est par la fenetre que mes invites doivent se presenter chez moi. --Un bal! s'ecria Elsie stupefaite, un bal dans ce petit appartement? des invites qui doivent entrer par la fenetre? Vous vous moquez de moi, miss Barbara. --Je dis un bal, un grand bal, repondit Barbara en allumant une lampe qu'elle posa sur le bord de la fenetre; des toilettes magnifiques, un luxe inoui! --Si cela est, dit Elsie ebranlee par l'assurance de sa gouvernante, je ne puis rester ici dans le pauvre costume ou je suis. Vous eussiez du m'avertir, j'aurais mis ma robe rose et mon collier de perles. --Oh! ma chere, repondit Barbara en placant une corbeille de fleurs a cote de la lampe, vous auriez beau vous couvrir d'or et de pierreries, vous ne feriez pas le moindre effet a cote de mes invites. Elsie un peu mortifiee garda le silence et attendit. Miss Barbara mit de l'eau et du miel dans une soucoupe en disant: --Je prepare les rafraichissements. Puis, tout a coup, elle s'ecria: --En voici un! c'est la princesse _nepticula marginicollella_ avec sa tunique de velours noir traversee d'une large bande d'or. Sa robe est en dentelle noire avec une longue frange. Presentons-lui une feuille d'orme, c'est le palais de ses ancetres ou elle a vu le jour. Attendez! Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa cousine germaine, la belle _malella_, dont la robe noire a des lames d'argent et dont la jupe frangee est d'un blanc nacre. Donnez-moi du genet en fleurs, pour rejouir les yeux de ma chere _cemiostoma spartifoliella_, qui approche avec sa toilette blanche a ornements noir et or. Voici des roses pour vous, marquise _nepticula centifoliella_. Regardez, chere Elsie! admirez cette tunique grenat bordee d'argent. Et ces deux illustres lavernides: _linneella_, qui porte sur sa robe une echarpe orange brodee d'or, tandis que _schranckella_ a l'echappe orange lamee d'argent. Quel gout, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes adoucies par le veloute des etoffes, la transparence des franges soyeuses et l'heureuse repartition des quantites! L'adelide _panzerella_ est toute en drap d'or borde de noir, sa jupe est lilas a frange d'or. Enfin, la pyrale _rosella_, que voici et qui est une des plus simples, a la robe de dessus d'un rose vif teintee de blanc sur les bords. Quel heureux effet produit sa robe de dessous d'un brun clair! Elle n'a qu'un defaut, c'est d'etre un peu grande; mais voici venir une troupe de veritables mignonnes exquises. Ce sont des tineines vetues de brun et semees de diamants, d'autres blanches avec des perles sur de la gaze. _Dispunctella_ a dix gouttes d'or sur sa robe d'argent. Voici de tres-grands personnages d'une taille relativement imposante: c'est la famille des adelides avec leurs antennes vingt fois plus longues que leur corps, et leur vetement d'or vert a reflets rouges ou violets qui rappellent la parure des plus beaux colibris. Et, a present, voyez! voyez la foule qui se presse! il en viendra encore, et toujours! et vous, vous ne saurez laquelle de ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume et le gout exquis de sa toilette. Les moindres details du corsage, des antennes et des pattes sont d'une delicatesse inouie et je ne pense pas que vous ayez jamais vu nulle part de creatures aussi parfaites. A present, remarquez la grace de leurs mouvements, la folle et charmante precipitation de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un langage, la gentillesse de leurs attitudes. N'est-ce pas, Elsie, que c'est la une fete inenarrable, et que toutes les autres creatures sont laides, monstrueuses et mechantes en comparaison de celles-ci? --Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, repondit Elsie desappointee, mais la verite est que je ne vois rien ou presque rien de ce que vous me decrivez avec tant d'enthousiasme. J'apercois bien autour de ces fleurs et de cette lampe, des vols de petits papillons microscopiques, mais je distingue a peine des points brillants et des points noirs, et je crains que vous ne puisiez dans votre imagination les splendeurs dont il vous plait de les revetir. --Elle ne voit pas! elle ne distingue pas! s'ecria douloureusement la fee aux gros yeux. Pauvre petite! j'en etais sure! Je vous l'avais bien dit, que votre infirmite vous priverait des joies que je savoure! Heureusement, j'ai su compatir a la debilite de vos organes; voici un instrument dont je ne me sers jamais, moi, et que j'ai emprunte pour vous a vos parents. Prenez et regardez. Elle offrait a Elsie une forte loupe, dont, faute d'habitude, Elsie eut quelque peine a se servir. Enfin, elle reussit, apres une certaine fatigue, a distinguer la reelle et surprenante beaute d'un de ces petits etres; elle en fixa un autre et vit que miss Barbara ne l'avait pas trompee: l'or, la pourpre, l'amethyste, le grenat, l'orange, les perles et les roses se condensaient en ornements symetriques sur les manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie demandait naivement pourquoi tant de richesse et de beaute etaient prodiguees a des etres qui vivent tout au plus quelques jours et qui volent la nuit, a peine saisissables au regard de l'homme. --Ah! voila! repondit en riant la fee aux gros yeux. Toujours la meme question! Ma pauvre Elsie, les grandes personnes la font aussi, c'est-a-dire qu'elles n'ont, pas plus que les enfants, l'idee saine des lois de l'univers. Elles croient que tout a ete cree pour l'homme et que ce qu'il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas exister. Mais moi, la fee aux gros yeux, comme on m'appelle, je sais que ce qui est simplement beau est aussi important que ce que l'homme utilise, et je me rejouis quand je contemple des choses ou des etres merveilleux dont personne ne songe a tirer parti. Mes chers petits papillons sont repandus par milliers de milliards sur la terre, ils vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne n'a encore eu l'idee de les tourmenter. --Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les rossignols s'en nourrissent, sans compter les chauves-souris! --Les chauves-souris! Ah! vous m'y faites songer! La lumiere qui attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler, attire aussi ces horribles betes qui rodent des nuits entieres, la gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles rencontrent. Allons, le bal est fini, eteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car la lune est couchee, et je vais vous reconduire au chateau. Comme elles descendaient les marches du petit perron du pavillon: --Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez ete decue dans votre attente, vous n'avez vu qu'imparfaitement mes petites fees de la nuit et leur danse fantastique autour de mes fleurs. Avec une loupe, on ne voit qu'un objet a la fois, et, quand cet objet est un etre vivant, on ne le voit qu'au repos. Moi, je vois tout mon cher petit monde a la fois, je ne perds rien de ses allures et de ses fantaisies. Je vous en ai montre fort peu aujourd'hui. La soiree etait trop fraiche et le vent ne donnait pas du bon cote. C'est dans les nuits d'orage que j'en vois des milliers se refugier chez moi, ou que je les surprends dans leurs abris de feuillage et de fleurs. Je vous en ai nomme quelques-uns, mais il y en a une multitude d'autres qui, selon la saison, eclosent a une courte existence d'ivresse, de parure et de fetes. On ne les connait pas tous, bien que certaines personnes savantes et patientes les etudient avec soin et que l'on ait publie de gros livres ou ils sont admirablement representes avec un fort grossissement pour les yeux faibles; mais ces livres ne suffisent pas, et chaque personne bien douee et bien intentionnee peut grossir le catalogue acquis a la science par des decouvertes et des observations nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouve un grand nombre qui n'ont encore ni leurs noms ni leurs portraits publies, et je m'ingenie a reparer a leur profit l'ingratitude ou le dedain de la science. Il est vrai qu'ils sont si petits, si petits, que peu de personnes daigneront les observer. --Est-ce qu'il y en a de plus petits que ceux que vous m'avez montres? dit Elsie, qui voyant miss Barbara arretee sur le perron, s'etait appuyee sur la rampe. Elsie avait veille plus tard que de coutume, elle n'avait pas eu toute la surprise et tout le plaisir qu'elle se promettait et le sommeil commencait a la gagner. --Il y a des etres infiniment petits, dont on ne devrait pas parler sans respect, repliqua miss Barbara, qui ne faisait pas attention a la fatigue de son eleve. Il y en a qui echappent au regard de l'homme et aux plus forts grossissements des instruments. Du moins je le presume et je le crois, moi qui en vois plus que la plupart des gens n'en peuvent voir. Qui peut dire a quelles dimensions, apparentes pour nous, s'arrete la vie universelle? Qui nous prouve que les puces n'ont pas des puces, lesquelles nourrissent a leur tour des puces qui en nourrissent d'autres, et ainsi jusqu'a l'infini? Quant aux papillons, puisque les plus petits que nous puissions apercevoir sont incontestablement plus beaux que les gros, il n'y a pas de raison pour qu'il n'en existe pas une foule d'autres encore plus beaux et plus petits dont les savants ne soupconneront jamais l'existence. Miss Barbara en etait la de sa demonstration, sans se douter qu'Elsie, qui s'etait laissee glisser sur les marches du perron, dormait de tout son coeur, lorsqu'un choc inattendu enleva brusquement la petite lanterne des mains de la gouvernante et fit tomber cet objet sur les genoux d'Elsie reveillee en sursaut. --Une chauve-souris! une chauve-souris! s'ecria Barbara eperdue en cherchant a ramasser la lanterne eteinte et brisee. Elsie s'etait vivement levee sans savoir ou elle etait. --La! la! criait Barbara, sur votre jupe, l'horrible bete est tombee aussi, je l'ai vue tomber, elle est sur vous! Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si un choc leger les etourdit, elles ont de bonnes petites dents pour mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir sur sa robe, elle le saisit dans son mouchoir en disant: --Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien! --Tuez-la, etouffez-la, Elsie! Serrez bien fort, etouffez ce mauvais genie, cet affreux precepteur qui me persecute! Elsie ne comprenait plus rien a la folie de sa gouvernante; elle n'aimait pas a tuer et trouvait les chauves-souris fort utiles, vu qu'elles detruisent une multitude de cousins et d'insectes nuisibles. Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire echapper le pauvre animal; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en voyant M. Bat s'echapper du mouchoir et s'elancer sur miss Barbara, comme s'il eut voulu la devorer! Elsie s'enfuit a travers les plates-bandes, en proie a une terreur invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut prise de remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours a son infortunee gouvernante. Miss Barbara avait disparu et la chauve-souris volait en rond autour du pavillon. --Mon Dieu! s'ecria Elsie desesperee, cette bete cruelle a avale ma pauvre fee! Ah! si j'avais su, je ne lui aurais pas sauve la vie! La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie. --Ma chere enfant, lui dit-il, c'est bien et c'est raisonnable de sauver la vie a de pauvres persecutes. Ne vous repentez pas d'une bonne action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En l'entendant crier, j'etais accouru, vous croyant l'une et l'autre menacees de quelque danger serieux. Votre gouvernante s'est refugiee et barricadee chez elle en m'accablant d'injures que je ne merite pas. Puisqu'elle vous abandonne a ce qu'elle regarde comme un grand peril, voulez-vous me permettre de vous reconduire a votre bonne, et n'aurez-vous point peur de moi? --Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, repondit Elsie, vous n'etes point mechant, mais vous etes fort singulier. --Singulier, moi? Qui peut vous faire penser que j'aie une singularite quelconque? --Mais... je vous ai tenu dans mon mouchoir tout a l'heure, monsieur Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup, car, si j'avais ecoute miss Barbara, c'etait fait de vous! --Chere miss Elsie, repondit le precepteur en riant, je comprends maintenant ce qui s'est passe et je vous benis de m'avoir soustrait a la haine de cette pauvre fee, qui n'est pas mechante non plus, mais qui est bien plus singuliere que moi! Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M. Bat eut le pouvoir de devenir homme ou bete a volonte. A dejeuner, elle remarqua qu'il avalait avec delices des tranches de boeuf saignant, tandis que miss Barbara ne prenait que du the. Elle en conclut que le precepteur n'etait pas homme a se regaler de _micros_, et que la gouvernante suivait un regime propre a entretenir ses vapeurs. FIN TABLE LE CHENE PARLANT LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE L'ORGUE DU TITAN CE QUE DISENT LES FLEURS LE MARTEAU ROUGE LA FEE POUSSIERE LE GNOME DES HUITRES LA FEE AUX GROS YEUX End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Contes d'une grand-mere, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES D'UNE GRAND-MERE *** ***** This file should be named 12338.txt or 12338.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/3/3/12338/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. 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You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. 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