Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Consuelo, Volume 2 (1861), by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Consuelo, Volume 2 (1861) Author: George Sand Release Date: August 23, 2004 [EBook #13258] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONSUELO, VOLUME 2 (1861) *** Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). CONSUELO PAR GEORGE SAND TOME DEUXIEME 1856 XL. Cependant, en se voyant surveillee par Wenceslawa comme elle ne l'avait jamais ete, Consuelo craignit d'etre contrariee par un zele malentendu, et se composa un maintien plus froid, grace auquel il lui fut possible, dans la journees, d'echapper a son attention, et de prendre, d'un pied leger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idee dans ce moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener a une explication, et de savoir definitivement s'il voulait la conduire aupres d'Albert. Elle le trouva assez pres du chateau, sur le sentier qui menait au Schreckenstein. Il semblait venir a sa rencontre, et lui adressa la parole en bohemien avec beaucoup de volubilite. "Helas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer un mot; je sais a peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous ne pouvons nous entendre autrement, consens a la parler avec moi; nous la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le bohemien, si tu veux me l'enseigner." A ces paroles qui lui etaient sympathiques, Zdenko devint serieux, et tendant a Consuelo une main seche et calleuse qu'elle n'hesita point a serrer dans la sienne: "Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?" Consuelo pensa devoir se preter a sa fantaisie en se servant des memes figures pour l'interroger. "Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert. --Il y a, repondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frere Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas. J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux anciennes. Demande-moi toute autre chose. --Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me connait. --Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que tu dis. _La delivrance est enchainee...._ --Je sais cela. _La consolation est impitoyable_. Mais toi, tu ne sais rien, Zdenko. La delivrance a rompu ses chaines, la consolation a brise ses fers. --Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en reprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter. --Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, ecoute." Et elle lui chanta la premiere phrase de sa chanson sur les trois montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amelie l'avait aidee a retrouver et a prononcer. Zdenko l'ecouta avec ravissement, et lui dit en soupirant: "Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je t'apprenne une autre chanson? --Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras apres en bohemien. --Comment commence-t-elle?" dit Zdenko en la regardant avec malice. Consuelo commenca l'air de la chanson de la veille: "_Il y a la-bas, la-bas, une ame en travail et en peine...._" "Oh! celle-la est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en l'interrompant. --Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui. --Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots. --Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est la-bas, la-bas dans la grotte de Schreckenstein...." A peine eut-elle prononce ces paroles que Zdenko changea tout a coup de visage et d'attitude; ses yeux brillerent d'indignation. Il fit trois pas en arriere, eleva ses mains au-dessus de sa tete, comme pour maudire Consuelo, et se mit a lui parler bohemien dans toute l'energie de la colere et de la menace. Effrayee d'abord, mais voyant qu'il s'eloignait, Consuelo voulut le rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une enorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et debiles: "Zdenko n'a jamais fait de mal a personne, s'ecria-t-il en allemand; Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal, menteuse, Autrichienne, Zdenko t'ecrasera comme un ver de terre, dut-il se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son ame du sang humain repandu." Consuelo, epouvantee, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un paysan qui, s'etonnant de la voir courir ainsi pale et comme poursuivie, lui demanda si elle avait rencontre un loup. Consuelo, voulant savoir si Zdenko etait sujet a des acces de demence furieuse, lui dit qu'elle avait rencontre l'_innocent_, et qu'il l'avait effrayee. "Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, repondit le paysan en souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimite de petite maitresse. Zdenko n'est pas mechant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles. --Mais il se fache quelquefois, et alors il menace et il jette des pierres? --Jamais, jamais, repondit le paysan; cela n'est jamais arrive et n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est innocent comme un ange." Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole imprudente, le premier, le seul acces de fureur qu'eut jamais eprouve l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amerement. "J'ai ete trop pressee, se dit-elle; j'ai eveille, dans l'ame paisible de cet homme prive de ce qu'on appelle fierement la raison, une souffrance qu'il ne connaissait pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui a la moindre occasion. Il n'etait que maniaque, je l'ai peut-etre rendu fou." Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colere de Zdenko. Il etait bien certain desormais qu'elle avait devine juste en placant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, meme a elle! Elle n'etait donc pas exceptee de cette proscription, elle n'avait donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait faite a son fou du nom de Consuelo, tout cela n'etait donc chez lui que la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration veritable et constante lui designat une personne plus qu'une autre pour sa liberatrice et sa consolation? Ce nom meme de consolation, prononce et comme devine par lui, etait une affaire de pur hasard. Elle n'avait cache a personne qu'elle fut Espagnole, et que sa langue maternelle lui fut demeuree plus familiere encore que l'italien. Albert, enthousiasme par son chant, et ne connaissant pas d'expression plus energique que celle qui exprimait l'idee dont son ame etait avide et son imagination remplie, la lui avait adressee dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne autour de lui ne pouvait entendre, excepte elle. Consuelo ne s'etait jamais fait d'illusion extraordinaire a cet egard. Cependant une rencontre si delicate et si ingenieuse du hasard lui avait semble avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en etait emparee sans trop d'examen. Maintenant tout etait remis en question. Albert avait-il oublie, dans une nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait eprouvee pour elle? Etait-elle desormais inutile a son soulagement, impuissante pour son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si empresse jusque-la a seconder les desseins d'Albert, etait-il lui-meme plus tristement et plus serieusement fou que Consuelo n'avait voulu le supposer? Executait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il completement, en interdisant avec fureur a la jeune fille l'approche du Schreckenstein et le soupcon de la verite? --Eh bien, lui dit Amelie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que, par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminee? --Peut-etre! lui repondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'etait la premiere fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blesse. Elle avait mis a son entreprise un devouement si pur, un entrainement si magnanime, qu'elle souffrait a l'idee d'etre raillee et meprisee pour n'avoir pas reussi. Elle fut triste toute la soiree; et la chanoinesse, qui remarqua ce changement, ne manqua pas de l'attribuer a la crainte d'avoir laisse deviner le sentiment funeste eclos dans son coeur. La chanoinesse se trompait etrangement. Si Consuelo avait ressenti la moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eut connu ni cette foi vive, ni cette confiance sainte qui jusque-la l'avaient guidee et soutenue. Jamais peut-etre elle n'avait, au contraire, eprouve le retour amer de son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances ou elle cherchait a s'en distraire par des actes d'heroisme et une sorte de fanatisme d'humanite. En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son epinette un vieux livre dore et armorie qu'elle crut aussitot reconnaitre pour celui qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko la nuit precedente. Elle l'ouvrit a l'endroit ou le signet etait pose: c'etait le psaume de la penitence qui commence ainsi: _De profondis clamavi ad te_ Et ces mots latins etaient soulignes avec une encre qui semblait fraiche, car elle avait un peu colle au verso de la page suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui etait une fameuse bible ancienne, dite de Kralic, editee en 1579, et n'y trouva aucune autre indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti de l'abime, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'etait-il pas assez significatif, assez eloquent? Quelle contradiction regnait donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite recente de Zdenko? Consuelo s'arreta a sa derniere supposition. Albert, malade et accable au fond du souterrain, qu'elle presumait place sous le Schreckenstein, y etait peut-etre retenu par la tendresse insensee de Zdenko. Il etait peut-etre la proie de ce fou, qui le cherissait a sa maniere, en le tenant prisonnier, en cedant parfois a son desir de revoir la lumiere, en executant ses messages aupres de Consuelo, et en s'opposant tout a coup au succes de ses demarches par une terreur ou un caprice inexplicable. Eh bien, se dit-elle, j'irai, dusse-je affronter les dangers reels; j'irai, dusse-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et des egoistes; j'irai, dusse-je y etre humiliee par l'indifference de celui qui m'appelle. Humiliee! et comment pourrais-je l'etre, s'il est reellement aussi fou lui-meme que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obei a la voix de Dieu qui m'inspire, et a sa main qui me pousse avec une force irresistible. L'etat febrile ou elle s'etait trouvee tous les jours precedents, et qui, depuis sa derniere rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place a une langueur penible, se manifesta de nouveau dans son ame et dans son corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant a Amelie et le livre, et son enthousiasme, et son dessein, elle echangea des paroles enjouees avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs, munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'etait procuree le matin meme. Elle attendit assez longtemps, et fut forcee par le froid de rentrer plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus tiede ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet enorme amas de livres, non pas ranges sur des rayons comme dans une bibliotheque, mais jetes pele-mele sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une sorte de mepris et de degout. Elle se hasardai a en ouvrir quelques-uns. Ils etaient presque tous ecrits en latin, et Consuelo put tout au plus presumer que c'etaient des ouvrages de controverse religieuse, emanes de l'eglise romaine ou approuves par elle. Elle essayait d'en comprendre les titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle y courut, ferma sa lanterne, se cacha derriere le garde-fou, et attendit l'arrivee de Zdenko. Cette fois, il ne s'arreta ni dans le parterre, ni dans le cabinet. Il traversa les deux pieces, et sortit de l'appartement d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et ecouter, a la porte de l'oratoire et a celle de la chambre a coucher du comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait tranquillement. C'etait une sollicitude qu'il prenait souvent sur son compte, et sans qu'Albert eut songe a la lui imposer, comme on le verra par la suite. Consuelo ne delibera point sur le parti qu'elle avait a prendre; son plan etait arrete. Elle ne se fiait plus a la raison ni a la bienveillance de Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'a celui qu'elle supposait prisonnier, seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous terre de la citerne du chateau a celle du Schreckenstein. Si ce chemin etait difficile ou perilleux, du moins il etait praticable, puisque Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'etait surtout avec de la lumiere; et Consuelo s'etait pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou, et d'une pierre pour avoir de la lumiere en cas d'accident. Ce qui lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au Schreckenstein, c'etait une ancienne histoire qu'elle avait entendu raconter a la chanoinesse, d'un siege soutenu jadis par l'ordre teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur Refectoire meme une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie pour observer l'ennemi, ils dessechaient la citerne, passaient par ses conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui etait dans leur dependance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays, le village qui couvrait la colline appelee Schreckenstein depuis l'incendie dependait de la forteresse des Geants, et avait avec lui de secretes intelligences en temps de siege. Elle etait donc dans la logique et dans la verite en cherchant cette communication et cette issue. Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits. Auparavant elle se mit a genoux, recommanda son ame a Dieu, fit naivement un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du theatre de San-Samuel avant de paraitre pour la premiere fois sur la scene; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide, cherchant a la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre a Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le vertige. Elle atteignit la chaine de fer sans accident; et lorsqu'elle l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette decouverte lui causa un instant d'emoi. Mais la reflexion lui vint aussitot. Le puits pouvait etre, tres-profond; mais l'ouverture du souterrain qui amenait Zdenko ne devait etre situee qu'a une certaine distance au-dessous du sol. Elle avait deja descendu cinquante marches avec cette adresse et cette agilite que n'ont pas les jeunes filles elevees dans les salons, mais que les enfants du peuple acquierent dans leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante. Le seul danger veritable etait de glisser sur les marches humides. Consuelo avait trouve dans un coin, en furetant, un vieux chapeau a larges bords que le baron Frederick avait longtemps porte a la chasse. Elle l'avait coupe, et s'en etait fait des semelles qu'elle avait Attachees a ses souliers avec des cordons en maniere de cothurnes. Elle avait remarque une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa derniere expedition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du chateau, et c'est pour cela qu'il lui avait semble glisser comme une ombre plutot que marcher comme un homme. C'etait aussi jadis la coutume des Hussites de chausser ainsi leurs espions, et meme leurs chevaux, lorsqu'ils effectuaient une surprise chez l'ennemi. A la cinquante-deuxieme marche, Consuelo trouva une dalle plus large et une arcade basse en ogive. Elle n'hesita point a y entrer, et a s'avancer a demi courbee dans une galerie souterraine etroite et basse, toute degouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillee et voutee de main d'homme avec une grande solidite. Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un leger bruit derriere elle. C'etait peut-etre Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas Pour n'etre pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne pouvait pas se douter qu'elle l'eut devance. Il n'avait pas de raison pour courir apres elle; et pendant qu'il s'amuserait a chanter et a marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert. Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable a celui de l'eau qui gronde, lutte, et s'elance. Qu'etait-il donc arrive? Zdenko s'etait-il apercu de son dessein? Avait-il lache l'ecluse pour l'arreter et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passe lui-meme, et il etait derriere elle. Cette reflexion n'etait pas tres rassurante. Zdenko etait capable de se devouer a la mort, de se noyer avec elle plutot que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait point de pelle, point d'ecluse, pas une pierre sur son chemin qui put retenir l'eau, et la faire ensuite ecouler. Cette eau ne pouvait etre qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derriere elle. Cependant il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre. Tout a coup Consuelo, frappee d'une horrible decouverte, s'apercut que la galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de plus en plus rapidement. L'infortunee s'etait trompee de chemin. Dans son empressement et dans la vapeur epaisse qui s'exhalait du fond de la citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et situee vis-a-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'etait enfoncee dans le canal qui servait de deversoir a l'eau du puits, au lieu de remonter celui qui conduisait au reservoir ou a la source. Zdenko, s'en allant par une route opposee, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau tombait en cascade au fond de la citerne, et deja la citerne etait remplie jusqu'a la hauteur du deversoir; deja elle se precipitait dans la galerie ou Consuelo fuyait eperdue et glacee d'epouvante. Bientot cette galerie, dont la dimension etait menagee de maniere a ce que la citerne, perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se remplir, allait se remplir a son tour. Dans un instant, dans un clin d'oeil, le deversoir serait inonde, et la pente continuait a s'abaisser vers des abimes ou l'eau tendait a se precipiter. La voute, encore suintante, annoncait assez que l'eau la remplissait tout entiere, qu'il n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne sauverait pas la malheureuse fugitive de l'impetuosite du torrent. L'air etait deja intercepte par la masse d'eau qui arrivait a grand bruit. Une chaleur etouffante arretait la respiration, et suspendait la vie autant que la peur et le desespoir. Deja le rugissement de l'onde dechainee grondait aux oreilles de Consuelo; deja une ecume rousse, sinistre avant-coureur du flot, ruisselait sur le pave, et devancait la course incertaine et ralentie de la victime consternee. XLI. "O ma mere, s'ecria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aime! O mon Dieu, dedommage-moi dans une vie meilleure!". A peine avait-elle jete vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trebuche et se frappe a un obstacle inattendu. O surprise! o bonte divine! c'est un escalier etroit et raide, qui monte a l'une des parois du souterrain, et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'esperance. La voute s'eleve sur son front; le torrent se precipite, heurte l'escalier que Consuelo a eu le temps de franchir, en devore les dix premieres marches, mouille jusqu'a la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu enfin au sommet de la voute surbaissee que Consuelo a laissee derriere elle, s'engouffre dans les tenebres, et tombe avec un fracas epouvantable dans un reservoir profond que l'heroique enfant domine d'une petite plate-forme ou elle est arrivee sur ses genoux et dans l'obscurite. Car son flambeau s'est eteint. Un coup de vent furieux a precede l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissee tomber sur la derniere marche, soutenue jusque-la par l'instinct conservateur de la vie, mais ignorant encore si elle est sauvee, si ce fracas de la cataracte est un nouveau desastre qui va l'atteindre, et si cette pluie froide qui en rejaillit jusqu'a elle, et qui baigne ses cheveux, est la main glacee de la mort qui s'etend sur sa tete. Cependant le reservoir se remplit peu a peu, jusqu'a d'autres deversoirs plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se repand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue a rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine; mais son courage s'est ranime. A genoux, elle remercie Dieu et sa mere. Elle examine enfin le lieu ou elle se trouve, et promene la clarte vacillante de sa lanterne sur les objets environnants. Une vaste grotte creusee par la nature sert de voute a un abime que la source lointaine du Schreckenstein alimente, et ou elle se perd dans les entrailles du rocher. Cet abime est si profond qu'on ne voit plus l'eau qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable a celle du canon. Les echos de la caverne le repetent longtemps, et le clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la grotte, un sentier etroit et difficile, taille dans le roc, cotoie le precipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie tenebreuse, ou le travail de l'homme cesse entierement, et qui se detourne des courants d'eau et de leur chute, en remontant vers des regions plus elevees. C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre: l'eau a ferme et rempli entierement celle qu'elle vient de suivre. Il est impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidite en est mortelle, et deja le flambeau palit, petille et menace de s'eteindre sans pouvoir se rallumer. Consuelo n'est point paralysee par l'horreur de cette situation. Elle pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature, et conduisent a des impasses ou a un labyrinthe dont elle ne retrouvera jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fut-ce que pour trouver un asile plus sain jusqu'a la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko reviendra; il arretera le courant, la galerie sera videe, et la captive pourra revenir sur ses pas et revoir la lumiere des etoiles. Consuelo s'enfonca donc dans les mysteres du souterrain avec un nouveau courage, attentive cette fois a tous les accidents du sol, et s'attachant a suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser detourner par les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient a chaque instant. De cette maniere elle etait sure de ne plus rencontrer de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas. Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres enormes encombraient sa route, et dechiraient ses pieds; des chauves-souris gigantesques, arrachees de leur morne sommeil par la clarte de la lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des esprits de tenebres autour de la voyageuse. Apres les premieres emotions de la surprise, a chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son courage. Quelquefois elle gravissait d'enormes blocs de pierre detaches d'immenses voutes crevassees, qui montraient d'autres blocs menacants, retenus a peine dans leurs fissures elargies a vingt pieds au-dessus de sa tete; d'autres fois la voute se resserrait et s'abaissait au point que Consuelo etait forcee de ramper dans un air rare et brulant pour s'y frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au detour d'un angle resserre, ou son corps svelte et souple eut de la peine a passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face a face avec Zdenko: Zdenko d'abord petrifie de surprise et glace de terreur, bientot indigne, furieux et menacant comme elle l'avait deja vu. Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, a la clarte vacillante d'un flambeau que le manque d'air etouffait a chaque instant, la fuite etait impossible. Consuelo songea a se defendre corps a corps contre une tentative de meurtre. Les yeux egares, la bouche ecumante de Zdenko, annoncaient assez qu'il ne s'arreterait pas cette fois a la menace. Il prit tout a coup une resolution etrangement feroce: il se mit a ramasser de grosses pierres, et a les placer l'une sur l'autre, entre lui et Consuelo, pour murer l'etroite galerie ou elle se trouvait. De cette maniere, il etait sur qu'en ne vidant plus la citerne durant plusieurs jours, il la ferait perir de faim, comme l'abeille qui enferme le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire a l'entree. Mais c'etait avec du granit que Zdenko batissait, et il s'en acquittait avec une rapidite prodigieuse. La force athletique que cet homme si maigre, et en apparence si debile, trahissait en ramassant et en arrangeant ces blocs, prouvait trop bien a Consuelo que la resistance etait impossible, et qu'il valait mieux esperer de trouver une autre issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernieres extremites en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et de le dominer par ses paroles. "Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu la, insense? Albert te reprochera ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation et son salut. Tu perds ton ami et ton frere en me perdant." Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et resolu de continuer son oeuvre, se mit a chanter dans sa langue sur un air vif et anime, tout en batissant d'une main active et legere son mur cyclopeen. Une derniere pierre manquait pour assurer l'edifice. Consuelo le regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai demolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un geant. La derniere pierre fut posee, et bientot elle s'apercut que Zdenko en batissait un second, adosse au premier. C'etait toute une carriere, toute une forteresse qu'il allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait prendre un plaisir extreme a son ouvrage. Une inspiration merveilleuse vint enfin a Consuelo. Elle se rappela la fameuse formule heretique qu'elle s'etait fait expliquer par Amelie, et qui avait tant scandalise le chapelain. "Zdenko! s'ecria-t-elle en bohemien, a travers une des fentes du mur mal joint qui la separait deja de lui; ami Zdenko, _que celui a qui on a fait tort te salue!_" A peine cette parole fut-elle prononcee, qu'elle opera sur Zdenko comme un charme magique; il laissa tomber l'enorme bloc qu'il tenait, en poussant un profond soupir, et il se mit a demolir son mur avec plus de promptitude encore qu'il ne l'avait eleve; puis, tendant la main a Consuelo, il l'aida en silence a franchir cette ruine, apres quoi il la regarda attentivement, soupira etrangement, et, lui remettant trois clefs liees ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle, en lui disant: "Que celui a qui on a fait tort te salue! --Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton maitre." Zdenko secoua la tete en disant: "Je n'ai pas de maitre, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinee s'accomplit. Va ou Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'a ce que tu reviennes." Et, s'asseyant sur les decombres, il mit sa tete dans ses mains, et ne voulut plus dire un mot. Consuelo ne s'arreta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le retour de sa fureur; et, profitant de ce moment ou elle le tenait en respect, certaine enfin d'etre sur la route du Schreckenstein, elle partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et penible, Consuelo n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une route beaucoup plus longue mais inaccessible a l'eau, s'etait rencontre avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un par un detour bien menage, et creuse de main d'homme dans le roc, l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du chateau, de ses vastes dependances, et de la colline sur laquelle il etait assis. Consuelo ne se doutait guere qu'elle etait en cet instant sous le parc, et cependant elle en franchissait les grilles et les fosses par une voie que toutes les clefs et toutes les precautions de la chanoinesse ne pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensee, au bout de quelque trajet sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer a une entreprise deja si traversee, et qui avait failli lui devenir si funeste. De nouveaux obstacles l'attendaient peut-etre encore. Le mauvais vouloir de Zdenko pouvait se reveiller. Et s'il allait courir apres elle! s'il allait elever un nouveau mur pour empecher son retour! Au lieu qu'en abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la citerne, et de remettre cette citerne a sec pour qu'elle put monter, elle avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais elle etait encore trop sous l'emotion du moment pour se resoudre a revoir ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causee augmentait a mesure qu'elle s'eloignait de lui; et apres avoir affronte sa vengeance avec une presence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la representant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de tenter ce qu'il eut fallu faire pour se le rendre favorable, et n'aspirant qu'a trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cede les clefs, afin de mettre une barriere entre elle et le retour de sa demence. Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'etait obstinee temerairement a croire doux et traitable, dans une position analogue a celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile epais sur toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait contribue a l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'etait pas la plus folle des trois, de s'etre precipitee dans cet abime de dangers et de mysteres, sans etre sure d'un resultat favorable et d'un succes fructueux. Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creuse par les fortes mains des hommes du moyen age. Tous les rochers etaient perces par un entaillement ogival surbaisse avec beaucoup de caractere et de regularite. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol, tous les endroits ou l'eboulement eut ete possible, etaient soutenus par une construction en pierre de taille a rinceaux croises, que liaient ensemble des clefs de voute quadrangulaires en granit. Consuelo, ne perdait pas son temps a admirer ce travail immense, execute avec une solidite qui defiait encore bien des siecles. Elle ne se demandait pas non plus comment les possesseurs actuels du chateau pouvaient ignorer l'existence d'une construction si importante. Elle eut pu se l'expliquer, en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de cette propriete avaient ete detruits plus de cent ans auparavant, a l'epoque de l'introduction de la reforme en Boheme; mais elle ne regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'a son propre salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin a faire, quoique cette route directe vers le Schreckenstein fut beaucoup plus courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait meme si cette route la conduisait au Schreckenstein ou a un terme beaucoup plus eloigne de son expedition. Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voute s'elever, et le travail de l'architecte cesser entierement. C'etait pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrieres, ces grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la vegetation, et recevant l'air exterieur par de nombreuses fissures, elles avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait la mille moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire irrite. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et si elle eut pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fut avoue a elle-meme que jamais le baron Frederick, au retour de la chasse, n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en eprouvait en cet instant. Cependant elle fit bientot usage de sa raison. Elle n'avait fait que monter depuis qu'elle avait quitte le precipice, au moment d'etre submergee. A moins que Zdenko n'eut a son service une machine hydraulique d'une puissance et d'une etendue incomprehensible, il ne pouvait pas faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il etait bien evident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le courant de la source, l'ecluse, ou la source elle-meme; et si elle eut pu reflechir davantage, elle se fut etonnee de n'avoir pas encore trouve sur son chemin cette onde mysterieuse, cette source des Pleurs qui alimentait la citerne. C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des montagnes, et que la galerie, coupant a angle droit, ne la rencontrait qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein, ainsi qu'il arriva enfin a Consuelo. L'ecluse etait donc loin derriere elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait de cette source, que depuis des siecles aucun autre homme qu'Albert ou Zdenko n'avait vue. Elle eut bientot rejoint le courant, et cette fois elle le cotoya sans terreur et sans danger. Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau limpide et transparente, qui courait avec un bruit genereux dans un lit convenablement encaisse. La, reparaissait le travail de l'homme. Ce sentier etait releve en talus dans des terres fraiches et fertiles; car de belles plantes aquatiques, des parietaires enormes, des ronces sauvages fleuries dans ce lieu abrite, sans souci de la rigueur de la saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air exterieur penetrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour entretenir la vie de la vegetation, mais trop etroites pour laisser passage a l'oeil curieux qui les aurait cherchees du dehors. C'etait comme une serre chaude naturelle, preservee par ses voutes du froid et des neiges, mais suffisamment aeree par mille soupiraux imperceptibles. On eut dit qu'un soin complaisant avait protege la vie de ces belles plantes, et debarrasse le sable que le torrent rejetait sur ces rives des graviers qui offensent le pied; et on ne se fut pas trompe dans cette supposition. C'etait Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et surs les abords de la retraite d'Albert. Consuelo commencait a ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect moins sinistre et deja poetique des objets exterieurs produisait sur son imagination bouleversee par de cruelles terreurs. En voyant les pales rayons de la lune se glisser ca et la dans les fentes des roches, et se briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la foret fremir par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas, en se sentant toujours plus pres de la surface de la terre, elle se sentait renaitre, et l'accueil qui l'attendait au terme de son heroique pelerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres. Enfin, elle vit le sentier se detourner brusquement de la rive, entrer dans une courte galerie maconnee fraichement, et finir a une petite porte qui semblait de metal, tant elle etait froide, et qu'encadrait gracieusement un grand lierre terrestre. Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irresolutions, quand elle appuya sa main epuisee sur ce dernier obstacle, qui pouvait ceder a l'instant meme, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre main, Consuelo hesita et sentit une timidite plus difficile a vaincre que toutes ses terreurs. Elle allait donc penetrer seule dans un lieu ferme a tout regard, a toute pensee humaine, pour y surprendre le sommeil ou la reverie d'un homme qu'elle connaissait a peine; qui n'etait ni son pere, ni son frere, ni son epoux; qui l'aimait peut-etre, et qu'elle ne pouvait ni ne voulait aimer. Dieu m'a entrainee et conduite ici, pensait-elle, au milieu des plus epouvantables perils. C'est par sa volonte plus encore que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une ame fervente, une resolution pleine de charite, un coeur tranquille, une conscience pure, un desinteressement a toute epreuve. C'est peut-etre la mort qui m'y attend, et cependant cette pensee ne m'effraie pas. Ma vie est desolee, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai eprouve il n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois devouee a un affreux trepas avec une tranquillite a laquelle je ne m'etais point preparee. C'est peut-etre une grace que Dieu m'envoie a mon dernier moment. Je Vais tomber peut-etre sous les coups d'un furieux, et je marche a cette catastrophe avec la fermete d'un martyr. Je crois ardemment a la vie eternelle, et je sens que si je peris ici, victime d'un devouement inutile peut-etre, mais profondement religieux, je serai recompensee dans une vie plus heureuse. Qui m'arrete? et pourquoi eprouve-je donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et rougir devant celui que je viens sauver? C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur, luttait contre elle-meme, et se faisait presque un reproche de la delicatesse de son emotion. Il ne lui venait cependant pas a l'esprit qu'elle put courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la mort. Sa chastete n'admettait pas la pensee qu'elle put devenir la proie des passions brutales d'un insense. Mais elle eprouvait instinctivement la crainte de paraitre obeir a un sentiment moins eleve, moins divin que celui dont elle etait animee. Elle mit pourtant la clef dans la serrure; mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y resoudre. Une fatigue accablante, une defaillance extreme de tout son etre, achevaient de lui faire perdre sa resolution au moment d'en recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charite; dans le ciel, par une mort sublime. XLII. Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc trois portes et deux pieces a traverser avant celle ou elle supposait Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arreter, si la force lui manquait. Elle penetra dans une salle voutee, qui n'offrait d'autre ameublement qu'un lit de fougere seche sur lequel etait jetee une peau de mouton. Une paire de chaussures a l'ancienne mode, dans un delabrement remarquable, lui servit d'indice pour reconnaitre la chambre a coucher de Zdenko. Elle reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porte rempli de fruits sur la pierre d'Epouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin disparu. Elle se decida a ouvrir la seconde porte, apres avoir referme la premiere avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde piece ou elle entra etait voutee comme la premiere, mais les murs etaient revetus de nattes et de claies garnies de mousse. Un poele y repandait une chaleur suffisante, et c'etait sans doute le tuyau creuse dans le roc qui produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo avait observee. Le lit d'Albert etait, comme celui de Zdenko, forme d'un amas de feuilles et d'herbes dessechees; mais Zdenko l'avait couvert de magnifiques peaux d'ours, en depit de l'egalite absolue qu'Albert exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne chagrinait pas la tendresse passionnee qu'il lui portait et la preference de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-meme. Consuelo fut recue dans cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la serrure, s'etait poste sur le seuil, l'oreille dressee et l'oeil inquiet. Mais Cynabre avait recu de son maitre une education particuliere: c'etait un ami, et non pas un gardien. Il lui avait ete si severement interdit des son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout a fait cette habitude naturelle aux etres de son espece. Si on eut approche d'Albert avec des intentions malveillantes, il eut retrouve la voix; si on l'eut attaque, il l'eut defendu avec fureur. Mais prudent et circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit sans etre sur de son fait, et sans avoir examine et flaire les gens avec attention. Il approcha de Consuelo avec un regard penetrant qui avait quelque chose d'humain, respira son vetement et surtout sa main qui avait tenu longtemps les clefs touchees par Zdenko; et, completement rassure par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il avait conserve d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur les epaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait lentement la terre de sa queue superbe. Apres cet accueil grave et honnete, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait le lit de son maitre, et s'y etendit avec la nonchalance de la vieillesse, non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de Consuelo. Avant d'oser approcher de la troisieme porte, Consuelo jeta un regard sur l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque revelation sur l'etat moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de demence ni de desespoir. Une grande proprete, une sorte d'ordre y regnait. Il y avait un manteau et des vetements de rechange accroches a des cornes d'aurochs, curiosites qu'Albert avait rapportees du fond de la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux etaient bien ranges sur une bibliotheque en planches brutes, que soutenaient de grosses branches artistement agencees par une main rustique et intelligente. La table, les deux chaises, etaient de la meme matiere et du meme travail. Un herbier et des livres de musique anciens, tout a fait inconnus a Consuelo, avec des titres et des paroles slaves, achevaient de reveler les habitudes paisibles, simples et studieuses de l'anachorete. Une lampe de fer curieuse par son antiquite, etait suspendue au milieu de la voute, et brulait dans l'eternelle nuit de ce sanctuaire melancolique. Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgre le gout des riches habitants de ces forets pour la chasse et pour les objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la _grande science_, en raison de quoi Cynabre etait un sujet de mepris et de pitie pour le baron Frederick. Albert avait horreur du sang; et quoiqu'il parut jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idee de la vie en general un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait ni donner ni voir donner la mort, meme aux derniers animaux de la creation. Il eut aime toutes les sciences naturelles; mais il s'arretait a la mineralogie et a la botanique. L'entomologie lui paraissait deja une science trop cruelle, et il n'eut jamais pu sacrifier la vie d'un insecte a sa curiosite. Consuelo savait ces particularites. Elle se les rappelait en voyant les attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur, se disait-elle, d'un etre si doux et si pacifique. Ceci est la cellule d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublee et confuse. Elle regrettait presque de ne point trouver la un aliene, ou un moribond; et la certitude de se presenter a un homme veritable la faisait hesiter de plus en plus. Elle revait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer, lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille: c'etait un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui etait inconnu; mais a ses formes etranges et naives, elle jugea qu'il devait etre plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait. Elle ecoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi Albert l'avait si bien comprise des la premiere phrase qu'il lui avait entendu chanter. C'est qu'il avait la revelation de la vraie, de la grande musique. Il pouvait n'etre pas savant a tous egards, il pouvait ne pas connaitre les ressources eblouissantes de l'art; mais il avait en lui le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini, Consuelo, rassuree entierement et animee d'une sympathie plus vive, allait se hasarder a frapper a la porte qui la separait encore de lui, lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte s'avancer la tete penchee, les yeux baisses vers la terre, avec son violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa paleur etait effrayante, ses cheveux et ses habits dans un desordre que Consuelo n'avait pas encore vu. Son air preoccupe, son attitude brisee et abattue, la nonchalance desesperee de ses mouvements, annoncaient sinon l'alienation complete, du moins le desordre et l'abandon de la volonte humaine. On eut dit un de ces spectres muets et prives de memoire, auxquels croient les peuples slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on voit agir sans suite et sans but, obeir comme par instinct aux anciennes habitudes de leur vie, sans reconnaitre et sans voir leurs amis et leurs serviteurs terrifies qui fuient ou les regardent en silence, glaces par l'etonnement et la crainte. Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne la voyait pas, bien qu'elle fut a deux pas de lui. Cynabre s'etait leve, il lechait la main de son maitre. Albert lui dit quelques paroles amicales en bohemien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui reportait ses discretes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement les pieds de cette jeune fille qui etaient chausses a peu pres en ce moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tete, il lui dit en bohemien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient une demande et qui se terminaient par son nom. En le voyant dans cet etat, Consuelo sentit disparaitre sa timidite. Tout entiere a la compassion, elle ne vit plus que le malade a l'ame dechiree qui l'appelait encore sans la reconnaitre; et, posant sa main sur le bras du jeune homme avec confiance et fermete, elle lui dit en espagnol de sa voix pure et penetrante: "Voici Consuelo." XLIII. A peine Consuelo se fut-elle nommee, que le comte Albert, levant les yeux au ciel et la regardant au visage, changea tout a coup d'attitude et d'expression. Il laissa tomber a terre son precieux violon avec autant d'indifference que s'il n'en eut jamais connu l'usage; et joignant les mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur: "C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance, o ma pauvre Wanda! s'ecria-t-il en poussant un soupir qui semblait briser sa poitrine. Chere, chere et malheureuse soeur! victime infortunee que j'ai vengee trop tard, et que je n'ai pas su defendre! Ah! Tu le sais, toi, l'infame qui t'a outragee a peri dans les tourments, et ma main s'est impitoyablement baignee dans le sang de ses complices. J'ai ouvert la veine profonde de l'Eglise maudite; j'ai lave ton affront, le mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de plus, ame inquiete et vindicative? Le temps du zele et de la colere est passe; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi des larmes et des prieres; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du sang desormais, et je n'en veux plus repandre! Non! non! pas une seule goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inepuisables et de sanglots amers!" En parlant ainsi, avec des yeux egares et des traits animes par une exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait avec une sorte d'epouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour arreter cette bizarre conjuration. Il ne fallut pas a Consuelo de longues reflexions pour comprendre la tournure que prenait la demence de son hote. Elle s'etait fait assez souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite, avait peri de douleur et de honte dans son couvent, outragee par un moine abominable, et que la vie de Ziska avait ete une longue et solennelle vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramene par je ne sais quelle transition d'idees, a sa fantaisie dominante, se croyait Jean Ziska, et s'adressait a elle comme a l'ombre de Wanda, sa soeur infortunee. Elle resolut de ne point contrarier brusquement son illusion: "Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de meme que le mien n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai change, ainsi que toi, de visage et de caractere. Ce que tu viens de me dire, je venais pour te le rappeler. Oui, le temps du zele et de la fureur est passe. La justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination a exercer en toi une faculte qu'il n'a point donnee aux autres hommes, cette memoire scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences anterieures, Dieu s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abuse. M'entends-tu, Albert, et me comprends-tu, maintenant? --O ma mere! repondit Albert, pale et tremblant, en tombant sur ses genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire, je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'etes plus la Wanda de Ziska, la vierge outragee, la religieuse gemissante. Vous etes Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelee comtesse de Rudolstadt, Et qui a porte dans son sein l'infortune qu'ils appellent aujourd'hui Albert. --Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi, reprit Consuelo avec fermete; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les connaissez pas, Albert, ou vous les meprisez. Vous remontez le cours des ages avec un orgueil impie; vous aspirez a penetrer les secrets de la destinee; vous croyez vous egaler a Dieu en embrassant d'un coup d'oeil et le present et le passe. Moi, je vous le dis; et c'est la verite, c'est la foi qui m'inspirent: cette pensee retrograde est un crime et une temerite. Cette memoire surnaturelle que vous vous attribuez est une illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la certitude, et votre imagination vous a trompe. Votre orgueil a bati un edifice de chimeres, lorsque vous vous etes attribue les plus grands roles dans l'histoire de vos ancetres. Prenez garde de n'etre point ce que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science eternelle ne vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie anterieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins glorieux que ceux dont vous osez vous vanter." Albert ecouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans ses mains, et les genoux enfonces dans la terre. "Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus! murmura-t-il en accents etouffes. Si vous etes l'ange de la montagne, si vous etes, comme je le crois, la figure celeste qui m'est apparue si souvent sur la pierre d'Epouvante, parlez; commandez a ma volonte, a ma conscience, a mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumiere avec angoisse, et que si je m'egare dans les tenebres, c'est a force de vouloir les dissiper pour vous atteindre. --Un peu d'humilite, de confiance et de soumission aux arrets eternels de la science incomprehensible aux hommes, voila le chemin de la verite pour vous, Albert. Renoncez dans votre ame, et renoncez-y fermement une fois pour toutes, a vouloir vous connaitre au dela de cette existence passagere qui vous est imposee; et vous redeviendrez agreable a Dieu, utile aux autres hommes, tranquille avec vous-meme. Abaissez votre science superbe; et sans perdre la foi a votre immortalite, sans douter de la bonte divine, qui pardonne au passe et protege l'avenir, attachez-vous a rendre feconde et humaine cette vie presente que vous meprisez, lorsque vous devriez la respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnegation et votre charite. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient dessilles. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mere; je suis une amie que le ciel vous a envoyee, et qu'il a conduite ici par des voies miraculeuses pour vous arracher a l'orgueil et a la demence. Regardez-moi, et dites-moi, dans votre ame et conscience, qui je suis et comment je m'appelle." Albert, tremblant et eperdu, leva la tete, et la regarda encore, mais avec moins d'egarement et de terreur que les premieres fois. "Vous me faites franchir des abimes, lui dit-il; vous confondez par des paroles profondes ma raison, que je croyais superieure (pour mon malheur) a celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaitre et de comprendre le temps present et les choses humaines. Je ne le puis. Pour perdre la memoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent a l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens superieure a la mienne, d'assimiler ma pensee a la votre, il faut que j'obeisse; mais je connais ces luttes epouvantables, et je sais que la mort est au bout. Ayez pitie de moi, vous qui agissez sur moi par un charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous etes, car je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue: je ne sais de quel sexe vous etes; et vous voila devant moi comme une statue mysterieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir." En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'etait d'abord colore d'un eclat febrile, redevint d'une paleur effrayante. Il etendit les mains vers Consuelo; mais il les abaissa aussitot vers la terre pour se soutenir, comme atteint d'une irresistible defaillance. Consuelo, en s'initiant peu a peu aux secrets de sa maladie mentale, se sentit vivifiee et comme inspiree par une force et une intelligence nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forcant de se relever, elle le conduisit vers le siege qui etait aupres de la table. Il s'y laissa tomber, accable d'une fatigue inouie, et se courba en avant comme s'il eut ete pres de s'evanouir. Cette lutte dont il parlait n'etait que trop reelle. Albert avait la faculte de retrouver sa raison et de repousser les suggestions de la fievre qui devorait son cerveau; mais il n'y parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui epuisaient ses organes. Quand cette reaction s'operait d'elle-meme, il en sortait rafraichi et comme renouvele; mais quand il la provoquait par une resolution de sa volonte encore puissante, son corps succombait sous la crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit ce qui se passait en lui: "Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tete brulante, je vous connais, et cela suffit. Je m'interesse a vous, et cela doit vous suffire aussi quant a present. Je vous defends de faire aucun effort de volonte pour me reconnaitre et me parler. Ecoutez-moi seulement; et si mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission passive et l'abandon entier de votre reflexion. Pouvez-vous descendre dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence? --Oh! que vous me faites de bien! repondit Albert. Parlez-moi encore, parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon ame dans vos mains. Qui que vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'echapper; car elle irait frapper aux portes de l'Eternite, et s'y briserait. Dites-moi qui vous etes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas, expliquez-le-moi: car, malgre moi, je le cherche et je m'agite. --Je suis Consuelo, repondit la jeune fille, et vous le savez, puisque vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-la, vous avez quitte votre famille, et vous etes venu vous cacher ici. Depuis ce jour, je vous ai cherche; et vous m'avez fait appeler par Zdenko a diverses reprises, sans que Zdenko, qui executait vos ordres a certains egards, ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue a travers mille dangers.... --Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert en soulevant son corps appesanti et affaisse sur la table. Vous etes un reve, je le vois bien, et tout ce que j'entends la se passe dans mon imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout a coup le desordre et l'incoherence de mes songes se revelent a moi-meme, je me retrouve seul, seul au monde, avec mon desespoir et ma folie! Oh! Consuelo, Consuelo! reve funeste et delicieux! Ou est l'etre qui porte ton nom et qui revet parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et c'est mon delire qui t'a cree!". Albert retomba sur ses bras etendus, qui se raidirent et devinrent froids comme le marbre. Consuelo le voyait approcher de la crise lethargique, et se sentait elle-meme si epuisee, si prete a defaillir, qu'elle craignait de ne pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains d'Albert dans ses mains qui n'etaient guere plus vivantes. "Mon Dieu! dit-elle d'une voix eteinte et avec un coeur brise, assiste deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!" Elle se voyait seule, enfermee avec un mourant, mourante elle-meme, et ne pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont le retour lui semblait encore plus effrayant que desirable. Sa priere parut frapper Albert d'une emotion inattendue. "Quelqu'un prie a cote de moi, dit-il en essayant de soulever sa tete accablee. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il en regardant la main de Consuelo enlacee aux siennes. Main secourable, pitie mysterieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie bien douce et mon coeur bien reconnaissant!" Il colla ses levres glacees sur la main de Consuelo, et resta longtemps ainsi. Une emotion pudique rendit a Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa point retirer sa main a cet infortune; mais, partagee entre son embarras et son epuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcee de s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'epaule d'Albert. "Je me sens renaitre, dit Albert au bout de quelques instants. Il me semble que je suis dans les bras de ma mere. O ma tante Wenceslawa! Si c'est vous qui etes aupres de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliee, vous et mon pere, et toute ma famille, dont les noms meme etaient sortis de ma memoire. Je reviens a vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais Enfin trouvee ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus respirer!" Consuelo voulut lui parler; mais a mesure que la memoire et la force d'Albert semblaient se reveiller, la vie de Consuelo semblait s'eteindre. Tant de frayeurs, de fatigues, d'emotions et d'efforts surhumains l'avaient brisee, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur ses levres, elle sentit ses jambes flechir, ses yeux se troubler. Elle tomba sur ses genoux a cote d'Albert, et sa tete mourante vint frapper le sein du jeune homme. Aussitot Albert, sortant comme d'un songe, la vit, la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans ses bras avec energie. A travers les voiles de la mort qui semblaient s'etendre sur ses paupieres, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point effrayee. C'etait une joie sainte et rayonnante de chastete. Elle ferma les yeux, et tomba dans un etat d'aneantissement qui n'etait ni le sommeil ni la veille, mais une sorte d'indifference et d'insensibilite pour toutes les choses presentes. XLIV. Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultes, se voyant assise sur un lit assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupieres, elle essaya de rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait ete si complete, que ses facultes revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et d'emotions qu'elle avait supportees depuis un certain temps fut arrivee a depasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle etait devenue depuis qu'elle avait quitte Venise. Son depart meme de cette patrie adoptive, ou elle avait coule des jours si doux, lui apparut comme un songe; et ce fut pour elle un soulagement (helas! trop court) de pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient cause. Elle se persuada donc qu'elle etait encore dans sa pauvre chambre de la Corte-Minelli, sur le grabat de sa mere, et qu'apres avoir eu avec Anzoleto une scene violente et amere dont le souvenir confus flottait dans Son esprit, elle revenait a la vie et a l'esperance en le sentant pres d'elle, en entendant sa respiration entrecoupee, et les douces paroles qu'il lui adressait a voix basse. Une joie languissante et pleine de delices penetra son coeur a cette pensee, et elle se souleva avec effort pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle etait habituee a voir briller couleur de rose a travers son rideau blanc, elle ne vit qu'une clarte sepulcrale, tombant d'une voute sombre et nageant dans une atmosphere humide; elle sentit sous ses bras la rude depouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pale figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre. Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux, et retomba sur le lit de feuilles seches, avec un douloureux gemissement. Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre ou elle etait, et a quel hote sinistre elle se trouvait confiee. La peur, que l'enthousiasme de son devouement avait combattue et dominee jusque-la, s'empara d'elle, au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux spectacle, des apprets de mort, un sepulcre ouvert devant elle. Elle sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'etait une guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnee. Elle l'ota pour la regarder, et vit une branche de cypres. "Je t'ai crue morte, o mon ame, o ma consolation! lui dit Albert en s'agenouillant aupres d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le tombeau te parer des emblemes de l'hymenee. Les fleurs ne croissent point autour de moi, Consuelo. Les noirs cypres etaient les seuls rameaux ou ma main put cueillir ta couronne de fiancee. La voila, ne la repousse pas. Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu a la vie, je n'aurais jamais eu d'autre epouse que toi, et que je meurs avec toi, uni a toi par un serment indissoluble. --Fiances, unis! s'ecria Consuelo terrifiee en jetant des regards consternes autour d'elle: qui donc a prononce cet arret? qui donc a celebre cet hymenee? --C'est la destinee, mon ange, repondit Albert avec une douceur et une tristesse inexprimables. Ne songe pas a t'y soustraire. C'est une destinee bien etrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas, Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la verite. Tu m'as defendu tout a l'heure de chercher dans le passe; tu m'as interdit le souvenir de ces jours ecoules qu'on appelle la nuit des siecles. Mon etre t'a obei, et je ne sais plus rien desormais de ma vie anterieure. Mais ma vie presente, je l'ai interrogee, je la connais; je l'ai vue tout entiere d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais dans les bras de la mort. Ta destinee, Consuelo, est de m'appartenir, et cependant tu ne seras jamais a moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charite, ton devouement de l'heroisme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consume d'un amour que tu ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon epouse comme tu es deja ma fiancee, soit que nous perissions ici et que ta pitie consente a me donner ce titre d'epoux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les desseins de Dieu envers moi. --Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de peaux d'ours noirs qui ressemblaient a un drap mortuaire, je ne sais si c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre delire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui suis venue, au peril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberte. Si ma vue vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonte de Dieu soit faite! Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie est empoisonnee, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice! --Je sais que tu es bien malheureuse, o ma pauvre sainte! je sais que tu portes au front une couronne d'epines que je ne puis en arracher. La cause et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas. Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion, si, des le jour ou je t'ai rencontree, je n'avais pas pressenti et reconnu en toi la tristesse qui remplit ton ame et abreuve ta vie. Que peux-tu craindre de moi, Consuelo de mon ame? Toi, si ferme et si sage, toi a qui Dieu a inspire des paroles qui m'ont subjugue et ranime en un instant, tu sens donc defaillir etrangement la lumiere de ta foi et de ta raison, puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens a toi, mon ange; regarde-moi. Me voici a tes pieds, et pour toujours, le front dans la poussiere. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici a l'instant meme, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je puis te promettre tout et t'obeir en tout. Oui, Consuelo, je peux meme devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce que tu voudras desormais me sera accorde. Je mourrai peut-etre en me transformant selon ton desir; mais c'est a mon tour de te dire que ma vie a toujours ete empoisonnee, et que je ne pourrais pas la regretter en la perdant pour toi. --Cher et genereux Albert, dit Consuelo rassuree et attendrie, expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette ame impenetrable. Vous etes a mes yeux un homme superieur a tous les autres; et, des le premier instant ou je vous ai vu, j'ai senti pour vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous etiez insense, je n'ai pas pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait a mon estime et a ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaitre que vous etiez accable d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, presomptueusement persuadee que je pouvais adoucir ce mal. Vous-meme avez travaille a me le faire croire. Je suis venue vous trouver, et voila que vous me dites sur moi et sur vous-meme des choses d'une profondeur et d'une verite qui me rempliraient d'une veneration sans bornes, si vous n'y meliez des idees etranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager. Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?... --Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez a me dire. --Eh bien, je le dirai, car je me l'etais promis. Tous ceux qui vous aiment desesperent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-a-dire menager, ce qu'ils appellent votre demence; ils craignent de vous exasperer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent, et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous demandant pourquoi, etant si sage, vous avez parfois les dehors d'un insense; pourquoi, etant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude et de l'orgueil; pourquoi, etant si eclaire et si religieux, vous vous abandonnez aux reveries d'un esprit malade et desespere; pourquoi, enfin, vous voila seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous cherissez avec un zele ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'a vous sans des miracles de volonte et une protection divine? --Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinee, et vous le savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la revelation de mon etre, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez m'amener a une confession, a un repentir efficace, a une resolution victorieuse. Vous serez obeie. Mais ce n'est pas a l'instant meme que je puis me connaitre, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour m'apprendre a moi-meme si je suis fou, ou si je jouis de ma raison. Helas! helas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entierement le jugement et la volonte, ou si je puis triompher du demon qui m'obsede, voila ce que je ne puis en cet instant. Prenez pitie de moi, Consuelo! je suis encore sous le coup d'une emotion plus puissante que moi-meme. J'ignore ce que je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont ecoulees depuis que vous etes ici; j'ignore comment vous pouvez y etre sans Zdenko, qui ne voulait pas vous y amener; j'ignore meme dans quel monde erraient mes pensees quand vous m'etes apparue. Helas! j'ignore depuis combien de siecles je suis enferme ici, luttant avec des souffrances inouies, contre le fleau qui me devore! Ces souffrances, je n'en ai meme plus conscience quand elles sont passees; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur, et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi m'oublier, ne fut-ce que pour quelques instants. Mes idees s'eclairciront, ma langue se deliera. Je vous le promets, je vous le jure. Menagez-moi cette lumiere de la realite longtemps eclipsee dans d'affreuses tenebres, et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonne de concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma raison et ma memoire ne datent plus que du moment ou vous m'avez parle. Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angelique dans mon sein. Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore. Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'egarer et vous effrayer encore par mes reveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de delices, si je pouvais m'y abandonner sans vous deplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-meme; laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que vous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un etre vivant, semblable a moi! je l'aime de toute la puissance de mon etre! Je puis concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la saintete de mon affection! C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie de demander davantage! --Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre ame dans ce doux sentiment d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est temoin que vous le pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitie fervente, une sorte de veneration que les discours frivoles et les vains jugements du vulgaire ne sauraient ebranler. Vous avez compris, par une sorte d'intuition divine et mysterieuse, que ma vie etait brisee par la douleur; vous l'avez dit, et c'est la verite supreme qui a mis cette parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme un frere; mais ne dites pas que c'est la charite, la pitie seule qui me guide. Si l'humanite et la compassion m'ont donne le courage de venir ici, une sympathie, une estime particuliere pour vos vertus, me donnent aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc des a present et pour toujours l'illusion ou vous etes sur votre propre sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hymenee. Mon passe, mes souvenirs, rendent le premier impossible; la difference de nos conditions rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur de telles reveries, vous rendriez mon devouement pour vous temeraire, coupable peut-etre. Scellons par une promesse sacree cet engagement que je prends d'etre votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous serez dispose a m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement. --Femme genereuse, dit Albert en palissant, tu comptes bien sur mon courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille promesse. Je serais capable de mentir pour la premiere fois de ma vie; je pourrais m'avilir jusqu'a prononcer un faux serment, si tu l'exigeais de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un remords qui ne l'a pas encore souillee. Ne t'inquiete pas de la maniere dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que retirer le nom d'amour a cette affection serait dire un blaspheme. Je me soumets a tout le reste: j'accepte ta pitie, tes soins, ta bonte, ton amitie paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta main, si le contact de la mienne te deplait; je n'effleurerai pas meme ton vetement, si tu crains d'etre fletrie par mon souffle. Mais tu aurais tort de me traiter avec cette mefiance, et tu ferais mieux d'entretenir en moi cette douceur d'emotions qui me vivifie, et dont tu ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta fierte repousserait les temoignages d'une passion que tu ne veux ni provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte d'etre ma soeur et ma consolatrice: je jure d'etre ton frere et ton serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me gouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frere, mais comme on dispose d'un etre qui s'est donne a vous tout entier et pour toujours." XLV. Ce langage rassurait Consuelo sur le present, mais ne la laissait pas sans apprehension pour l'avenir. L'abnegation fanatique d'Albert prenait sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le serieux de son caractere et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement emue, se demandait si elle pourrait continuer a consacrer ses soins a cet homme epris d'elle sans reserve et sans detour. Elle n'avait jamais traite legerement dans sa pensee ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec Albert aucune femme n'eut pu les braver sans de graves consequences. Elle ne doutait ni de sa loyaute ni de ses promesses; mais le calme qu'elle s'etait flattee de lui rendre devait etre inconciliable avec un amour si ardent et l'impossibilite ou elle se voyait d'y repondre. Elle lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attaches a terre, plongee dans une meditation melancolique. "Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur, vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un role qui me convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas etre vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait, si je pouvais le partager; et si cela etait, je vous le dirais tout de suite. Vous affliger par l'assurance reiteree du contraire est, dans la situation ou je vous trouve, un acte de cruaute froide que vous auriez bien du m'epargner, et qui m'est cependant impose par ma conscience, quoique mon coeur le deteste, et se dechire en l'accomplissant. Plaignez-moi d'etre forcee de vous affliger, de vous offenser, peut-etre, en un moment ou je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et la sante. --Je le sais, enfant sublime, repondit Albert avec un triste sourire. Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne. Ne crains donc pas de m'offenser, en me devoilant cette rigidite que j'admire, cette froideur stoique que ta vertu conserve au milieu de la plus touchante pitie. Quant a m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir, Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitue aux plus atroces douleurs; je sais que ma vie est devouee aux sacrifices les plus cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant sans coeur et sans fierte, en me repetant ce que je sais de reste, que tu n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait materiel qui te concerne. Je sais l'histoire de ton ame; le reste ne m'interesse pas. Tu as aime, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un etre dont je ne sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni a lui, ni a moi, ni a toi-meme. Dieu t'a reserve une existence a part, dont je ne cherche ni ne prevois les circonstances; mais dont je connais le but et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'ame, tu n'en recueilleras jamais d'autre recompense en cette vie que la conscience de ta force et le sentiment de ta bonte. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en depit de tout, la plus calme et la plus heureuse des creatures humaines, parce que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les mechants et les laches sont seuls a plaindre, o ma soeur cherie, et la parole du Christ sera vraie, tant que l'humanite sera injuste et aveugle: _Heureux ceux qui sont persecutes!_ heureux ceux qui pleurent et qui travaillent dans la peine!" La force et la dignite qui rayonnaient sur le front large et majestueux d'Albert exercerent en ce moment une si puissante fascination sur Consuelo, qu'elle oublia ce role de fiere souveraine et d'amie austere qui lui etait impose, pour se courber sous la puissance de cet homme inspire par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait a peine, encore brisee par la fatigue, et toute vaincue par l'emotion. Elle se laissa glisser sur ses genoux, deja plies par l'engourdissement de la lassitude, et, joignant les mains, elle se mit a prier tout haut avec effusion. "Si c'est toi, mon Dieu, s'ecria-t-elle, qui mets cette prophetie dans la bouche d'un saint, que ta volonte soit faite et qu'elle soit benie! Je t'ai demande le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puerile, tu me le reservais sous une face rude et severe, que je ne pouvais pas comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette. Cette destinee qui me semblait si injuste et qui se revele peu a peu, je saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'esperance et la charite." En priant ainsi, Consuelo se sentit baignee de larmes. Elle ne chercha point a les retenir. Apres tant d'agitation et de fievre, elle avait besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert pria et pleura avec elle, en benissant ces larmes qu'il avait si longtemps versee dans la solitude, et qui se melaient enfin a celles d'un etre genereux et pur. "Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser a nous-memes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler nos devoirs. J'ai promis de vous ramener a vos parents, qui gemissent dans la desolation, et qui deja prient pour vous comme pour un mort. Ne voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne voulez-vous pas me suivre? --Deja! s'ecria le jeune comte avec amertume; deja nous separer! Deja quitter cet asile sacre ou Dieu seul est entre nous, cette cellule que je cheris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne retrouverai peut-etre jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse des prejuges et des convenances! Ah! pas encore, mon ame, ma vie! Encore un jour, encore un siecle de delices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe un monde de mensonge et d'iniquite, qui me poursuit comme un reve funeste; laisse-moi revenir lentement et par degres a ce qu'ils appellent la raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur soleil et le spectacle de leur demence. J'ai besoin de te contempler, de t'ecouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitte ma retraite par une resolution soudaine et sans de longues reflexions; ma retraite affreuse et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, ou j'arrive en courant et sans detourner la tete, ou je me plonge avec une joie sauvage, et dont je m'eloigne toujours avec des hesitations trop fondees et des regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent a cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi que j'y laisse, et qui est le veritable Albert, et qui n'en saurait sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle et m'obsede quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma lumiere, ma vie serieuse en un mot. J'y apporte le desespoir, la peur, la folie; elles s'y acharnent souvent apres moi, et m'y livrent une lutte effroyable. Mais vois-tu, derriere cette porte, il y a un tabernacle ou je les dompte et ou je me retrempe. J'y entre souille et assailli par le vertige; j'en sors purifie, et nul ne sait au prix de quelles tortures j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici, Consuelo; permets que je m'en eloigne a pas lents et apres avoir prie. --Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitot apres. L'heure s'avance, le jour est peut-etre pres de paraitre. Il faut qu'on ignore le chemin qui vous ramene au chateau, il faut qu'on ne vous voie pas rentrer, il faut peut-etre aussi qu'on ne nous voie pas rentrer ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert, et jusqu'ici nul ne se doute de ma decouverte. Je ne veux pas etre interrogee, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me renfermer dans un respectueux silence vis-a-vis de vos parents, et de leur laisser croire que mes promesses n'etaient que des pressentiments et des reves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discretion passerait pour de la revolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous, Albert, je ne veux pas sans necessite m'aliener la confiance et l'affection de votre famille. Hatons-nous donc; je suis epuisee de fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons, priez, vous dis-je, et partons. --Tu es epuisee de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimee! Dors, je veillerai sur toi religieusement; ou si ma presence t'inquiete, tu m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi dans _mon eglise_. --Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre pere subira encore de longues heures d'agonie, pale et immobile, comme je l'ai vu une fois, courbe sous la vieillesse et la douleur, pressant de ses genoux affaiblis le pave de son oratoire, et semblant attendre que la nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre pauvre tante s'agitera dans une sorte de fievre a monter sur tous les donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne! Et ce matin encore on s'abordera dans le chateau, et on se separera le soir avec le desespoir dans les yeux et la mort dans l'ame! Albert, vous n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir ainsi sans pitie ou sans remords? --Consuelo, Consuelo! s'ecria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis? quels desastres ai-je donc causes? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien d'heures se sont donc ecoulees depuis celle ou je les ai quittes? --Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de nuits, et presque combien de semaines! --Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et que la memoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait point dans ce sepulcre.... Mais je ne croyais pas que la duree de cet oubli et de cette ignorance put etre comptee par jours et par semaines. --N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'eternelles tenebres y entretiennent la nuit. Vous n'avez meme pas, je crois, un sablier pour compter les heures. Ce soin d'ecarter les moyens de mesurer le temps n'est-il pas une precaution farouche pour echapper aux cris de la nature et aux reproches de la conscience? --Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur et la meditation pussent absorber mon ame au point de me faire paraitre indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais eclaire sur cette nouvelle disgrace de mon organisation? --Cette disgrace est, au contraire, la preuve d'une grande puissance intellectuelle, mais detournee de son emploi et consacree a de funestes preoccupations. On s'est impose de vous cacher les maux dont vous etes la cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle d'autrui. Mais, selon moi, c'etait vous traiter avec trop peu d'estime, c'etait douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne vous cache rien. --Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant precipitamment son manteau sur ses epaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon pere que j'adore, ma tante que je cheris! Je suis a peine digne de les revoir! Ah! plutot que de renouveler de pareilles cruautes, je m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis heureux; car j'ai rencontre un coeur ami, pour m'avertir et me rehabiliter. Quelqu'un enfin m'a dit la verite sur moi-meme, et me la dira toujours, n'est-ce pas, ma soeur cherie? --Toujours, Albert, je vous le jure. --Bonte divine! et l'etre qui vient a mon secours est celui-la seul que je puis ecouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie, j'ai toujours accuse celle des autres. Helas! mon noble pere, lui-meme, m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne l'aurais pas cru! C'est que vous etes la verite et la vie, c'est que vous seule pouvez porter en moi la conviction, et donner a mon esprit trouble la securite celeste qui emane de vous. --Partons, dit Consuelo en l'aidant a agrafer son manteau, que sa main convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son epaule. --Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie a moi-meme! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta bouche me persuade et me guerit mieux que ne feraient des siecles de meditation et de priere. --Vous allez me jurer, vous, lui repondit Consuelo en appuyant sur ses deux epaules ses mains enhardies par l'epaisseur du manteau; et en lui souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi! --Tu y reviendras donc avec moi, s'ecria-t-il en la regardant avec ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon pere sans ton ordre ou ta permission. --Eh bien, que Dieu entende et recoive cette mutuelle promesse, repondit Consuelo transportee de joie. Nous reviendrons prier dans _votre eglise_, Albert, et vous m'enseignerez a prier; car personne ne me l'a appris, et j'ai de connaitre Dieu un besoin qui me consume. Vous me revelerez le ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses terrestres et les devoirs de la vie humaine. --Divine soeur! dit Albert, les yeux noyes de larmes delicieuses, va! Je n'ai rien a t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaitre, et me regenerer! C'est toi qui m'enseigneras tout, meme la priere. Ah! Je n'ai plus besoin d'etre seul pour elever mon ame a Dieu. Je n'ai plus besoin de me prosterner sur les ossements de mes peres, pour comprendre et sentir l'immortalite. Il me suffit de te regarder pour que mon ame vivifiee monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens de purification." Consuelo l'entraina; elle-meme ouvrit et referma les portes. "A moi, Cynabre!"dit Albert a son fidele compagnon en lui presentant une lanterne, mieux construite que celle dont s'etait munie Consuelo, et mieux appropriee au genre de voyage qu'elle devait proteger. L'animal intelligent prit d'un air de fierte satisfaite l'anse du fanal, et se mit a marcher en avant d'un pas egal, s'arretant chaque fois que son maitre s'arretait, hatant ou ralentissant son allure au gre de la sienne, et gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son precieux depot en le heurtant contre les rochers et les broussailles. Consuelo avait bien de la peine a marcher; elle se sentait brisee; et sans le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait a chaque instant, elle serait tombee dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la source, en cotoyant ses marges gracieuses et fraiches. "C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naiade de ces grottes mysterieuses. Il aplanit son lit souvent encombre de gravier et de coquillages. Il entretient les pales fleurs qui naissent sous ses pas, et les protege contre ses embrassements parfois un peu rudes." Consuelo regarda le ciel a travers les fentes du rocher. Elle vit briller une etoile. "C'est Aldebaram, l'etoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne paraitra que dans une heure. --C'est mon etoile, repondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mere ne portait pas d'autre nom a Venise, quoiqu'elle se revoltat contre cette appellation, injurieuse, selon ses prejuges espagnols. Et moi j'etais, je suis encore connue dans ce pays-la, sous le titre de Zingarella. --Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persecutee! Repondit Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il etait possible!" Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt La difference de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce qu'Amelie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et les vagabonds. Elle craignit de s'etre abandonnee involontairement a un sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence. Mais Albert le rompit au bout de quelques instants. "Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a reveille en moi, par je ne sais quel enchainement d'idees, un souvenir de ma jeunesse, assez pueril, mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue, il s'est presente plusieurs fois a ma memoire avec une sorte d'insistance. Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chere soeur. "J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des sentiers qui cotoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les collines, dans la direction du chateau. Je vis devant moi une femme grande et maigre, miserablement vetue, qui portait un fardeau sur ses epaules, et qui s'arretait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine. Je l'abordai. Elle etait belle, quoique halee par le soleil et fletrie par la misere et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierte douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander a ma pitie plutot que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse, et je la priai de venir avec moi jusqu'au chateau, ou je pourrais lui offrir des secours, des aliments, et un gite pour la nuit. "--Je l'aime mieux ainsi, me repondit-elle avec un accent etranger que je pris pour celui des vagabonds egyptiens; car je ne savais pas a cette epoque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai, ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalite que vous m'offrez, en vous faisant entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande rarement l'aumone; il faut que j'y sois forcee par une extreme detresse. --Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos pauvres pieds presque nus sont blesses. Donnez-moi ce paquet, je le porterai jusqu'a ma demeure, et vous marcherez plus librement. --Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, repondit-elle avec un sourire melancolique qui l'embellit tout a fait; mais je ne m'en plains pas. Je le porte depuis plusieurs annees, et j'ai fait des centaines de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais a personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le preterai jusque la-bas. A ces mots, elle ota l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entiere, et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors un enfant de cinq a six ans, pale et hale comme sa mere, mais d'une physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement. C'etait une petite fille toute deguenillee, maigre, mais forte, et qui dormait du sommeil des anges sur ce dos brulant et brise de la chanteuse ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine a l'y garder: car, en s'eveillant, et en se voyant sur un sein etranger, elle se debattit et pleura. Mais sa mere lui parla dans sa langue pour la rassurer. Mes caresses et mes soins la consolerent, et nous etions les meilleurs amis du monde en arrivant au chateau. Quand la pauvre femme eut soupe, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait preparer, fit une espece de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons, et vint dans la salle ou nous mangions, chanter des romances espagnoles, francaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une franchise de sentiment qui nous charmerent. Ma bonne tante eut pour elle mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne depouilla pas sa fierte, et ne fit a nos questions que des reponses evasives. Son enfant m'interessait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir, l'amuser, et meme le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude s'eveillait en moi pour ce pauvre petit etre, voyageur et miserable sur la terre. Je revai de lui toute la nuit, et des le matin je courus pour le voir. Mais deja la Zingara etait partie, et je gravis la montagne sans pouvoir la decouvrir. Elle s'etait levee avant le jour, et avait pris la route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnee, la sienne etant brisee a son grand regret. --Albert! Albert! s'ecria Consuelo saisie d'une emotion extraordinaire. Cette guitare est a Venise chez mon maitre Porpora, qui me la conserve, et a qui je la redemanderai pour ne jamais m'en separer. Elle est en ebene, avec un chiffre incruste en argent, un chiffre que je me rappelle bien: "A.R." Ma mere, qui manquait de memoire, pour avoir vu trop de choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre chateau, ni meme du pays ou cette aventure lui etait arrivee. Mais elle m'a souvent parle de l'hospitalite qu'elle avait recue chez le possesseur de cette guitare, et de la charite touchante d'un jeune et beau seigneur qui m'avait portee dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle comme avec son egale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout cela! A chaque parole de votre recit, ces images, longtemps assoupies dans mon cerveau, se sont reveillees une a une; et voila pourquoi vos montagnes ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles a mes yeux; voila pourquoi je m'efforcais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui venaient m'assaillir dans ce paysage; voila pourquoi surtout j'ai senti pour vous, a la premiere vue, mon coeur tressaillir et mon front s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouve un ami et un protecteur longtemps perdu et regrette. --Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein, que je ne t'aie pas reconnue des le premier instant? En vain tu as grandi, en vain tu t'es transformee et embellie avec les annees. J'ai une memoire (present merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des yeux et des paroles pour s'exercer a travers l'espace des siecles et des jours. Je ne savais pas que tu etais ma Zingarella cherie; mais je savais bien que je t'avais deja connue, deja aimee, deja pressee sur mon coeur, qui, des ce moment, s'est attache et identifie au tien, a mon insu, pour toute ma vie. XLVI. En parlant ainsi, ils arriverent a l'embranchement des deux routes ou Consuelo avait rencontre Zdenko, et de loin ils apercurent la lueur de sa lanterne, qu'il avait posee a terre a cote de lui. Consuelo, connaissant desormais les caprices dangereux et la force athletique de l'_innocent_, se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son approche. --Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse creature? lui dit le jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous cherit, quoique depuis la nuit derniere un mauvais reve qu'il a fait l'ait rendu recalcitrant a mes desirs, et un peu hostile au genereux projet que vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant des que j'insiste aupres de lui, et vous allez le voir a vos pieds si je dis un mot. --Ne l'humiliez pas devant moi, repondit Consuelo; n'aggravez pas l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons depasse, je vous dirai quels motifs serieux j'ai de le craindre et de l'eviter desormais. --Zdenko est un etre quasi celeste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais le croire redoutable pour qui que ce soit. Son etat d'extase perpetuelle lui donne la purete et la charite des anges. --Cet etat d'extase que j'admire moi-meme, Albert, est une maladie quand il se prolonge. Ne vous abusez pas a cet egard. Dieu ne veut pas que l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie reelle pour s'elever trop souvent a de vagues conceptions d'un monde ideal. La demence et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un chatiment de l'orgueil et de l'oisivete." Cynabre s'arreta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux, attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait la tete dans ses deux mains, dans la meme attitude et sur le meme rocher ou Consuelo l'avait laisse. Albert lui adressa la parole en bohemien, et il repondit a peine. Il secouait la tete d'un air decourage; ses joues etaient inondees de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder Consuelo. Albert eleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla tendre la main a Consuelo, qui la lui serra en tremblant. "Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal, et je sens que ta main est pleine de nos malheurs." Il marcha devant eux, en echangeant de temps en temps quelques paroles avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo n'avait pas encore parcourue de ce cote, et qui les conduisit a une voute ronde, ou ils retrouverent l'eau de la source, affluant dans un vaste bassin fait de main d'homme, et revetu de pierres taillees. Elle s'en echappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes, et l'autre se dirigeait vers la citerne du chateau. Ce fut celui-la que Zdenko ferma, en replacant de sa main herculeenne trois enormes pierres qu'il derangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de l'arcade et de l'escalier par ou l'on remontait a la terrasse d'Albert. "Asseyons-nous ici, dit le comte a sa compagne, pour donner a l'eau du puits le temps de s'ecouler par un deversoir.... --Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tete aux pieds. --Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise. --Je vous l'apprendrai plus tard, repondit Consuelo. Je ne veux pas vous attrister et vous emouvoir maintenant par l'idee des perils que j'ai surmontes.... --Mais que veut-elle dire? s'ecria Albert epouvante, en regardant Zdenko." Zdenko repondit en bohemien d'un air d'indifference, en petrissant Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il placait dans l'interstice des pierres de son ecluse, pour hater l'ecoulement de la citerne. "Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien comprendre a ce qu'il me dit. Il pretend que ce n'est pas lui qui vous a amenee jusqu'ici, que vous y etes venue par des souterrains que je sais impenetrables, et ou une femme delicate n'eut jamais ose se hasarder ni pu se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer a travers l'eau et les abimes. --Il est possible, repondit Consuelo avec un sourire, que l'archange Michel s'en soit mele; car il est certain que je suis venue par le deversoir de la fontaine, que j'ai devance le torrent a la course, que je me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traverse des cavernes et des carrieres ou j'ai pense devoir etre etouffee ou engloutie a chaque pas; et pourtant ces dangers n'etaient pas plus affreux que la colere de Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne route." Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait, et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entierement executee, au moment ou elle avait eu la presence d'esprit de l'apaiser par une phrase singulierement heretique. Une sueur froide ruissela sur le front d'Albert en apprenant ces details incroyables, et il lanca plusieurs fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eut voulu l'aneantir. Zdenko, en les rencontrant, prit une etrange expression de revolte et de dedain. Consuelo trembla de voir ces deux insenses se tourner l'un contre l'autre; car, malgre la haute sagesse et l'exquisite de sentiments qui inspiraient la plupart des discours d'Albert, il etait bien evident pour elle que sa raison avait recu de graves atteintes dont elle ne se releverait peut-etre jamais entierement. Elle essaya de les reconcilier en leur disant a chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant, et remettant les clefs de son ermitage a Zdenko, lui adressa quelques mots tres-froids, auxquels Zdenko se soumit a l'instant meme. Il reprit sa lanterne, et s'eloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles incomprehensibles. "Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidele animal qui se couche a vos pieds devenait enrage; oui, si mon pauvre Cynabre compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien le tuer; et croyez que je n'hesiterais pas, quoique ma main n'ait jamais verse de sang, meme celui des etres inferieurs a l'homme.... Soyez donc tranquille, aucun danger ne vous menacera plus. --De quoi parlez-vous, Albert? repondit la jeune fille inquiete de cette allusion imprevue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme, bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-etre, et aussi un peu par la votre. Ne parlez ni de sang ni de chatiment. C'est a vous de le ramener a la verite et de le guerir au lieu d'encourager son delire. Venez, partons; je tremble que le jour ne se leve et ne nous surprenne a notre arrivee. --Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta bouche, Consuelo. Ma folie a ete contagieuse pour cet infortune, et il etait temps que tu vinsses-nous tirer de cet abime ou nous roulions tous les deux. Gueri par toi, je tacherai de guerir Zdenko.... Et si pourtant je n'y reussis point, si sa demence met encore ta vie en peril, quoique Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi, quoiqu'il soit le seul veritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la terre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles et que tu ne le reverras jamais. --Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable apres tant de frayeurs de supporter une frayeur nouvelle. N'arretez pas votre pensee sur de pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de mettre dans la votre une necessite et un desespoir semblables." Albert ne l'ecoutait point, et semblait egare. Il oubliait de la soutenir, et ne la voyait plus defaillir et se heurter a chaque pas. Il etait absorbe par l'idee des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans sa terreur en se les retracant, dans sa sollicitude ardente, dans sa reconnaissance exaltee, il marchait rapidement, faisant retentir le souterrain de ses exclamations entrecoupees, et la laissant se trainer derriere lui avec des efforts de plus en plus penibles. Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa a Zdenko, qui etait derriere elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait dechainer encore une fois au moment ou elle remonterait le puits seule et privee du secours d'Albert. Car celui-ci, en proie a une fantaisie nouvelle, semblait la voir devant lui et suivre un fantome trompeur, tandis qu'il l'abandonnait dans les tenebres. C'en etait trop pour une femme, et pour Consuelo elle-meme. Cynabre marchait aussi vite que son maitre, et fuyait emportant le flambeau; Consuelo avait laisse le sien dans la cellule. Le chemin faisait des angles nombreux, derriere lesquels la clarte disparaissait a chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une derniere apprehension se presenta rapidement a son esprit. Zdenko, pour cacher l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement recu l'ordre de lacher l'ecluse apres un temps determine. Lors meme que la haine ne l'inspirerait pas, il devait obeir par habitude a cette precaution necessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines tentatives pour se trainer sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne reverront plus la lumiere du ciel. Deja un voile plus epais que celui des tenebres exterieures s'etendait sur sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout a coup elle se sent pressee et soulevee dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entrainent vers la citerne. Un sein embrase palpite contre le sien, et le rechauffe; une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit devant elle en agitant la lumiere. C'est Albert, qui, revenu a lui, l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mere qui vient de perdre et de retrouver son enfant. En trois minutes ils arriverent au canal ou l'eau de la source venait de s'epancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier de la citerne. Cynabre, habitue a cette dangereuse ascension, s'elanca le premier, comme s'il eut craint d'entraver les pas de son maitre en se tenant trop pres de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se cramponnant de l'autre a la chaine, remonta cette spirale au fond de laquelle l'eau s'agitait deja pour remonter aussi. Ce n'etait pas le moindre des dangers que Consuelo eut traverses; mais elle n'avait plus peur. Albert etait doue d'une force musculaire aupres de laquelle celle de Zdenko n'etait qu'un jeu, et dans ce moment il etait anime d'une puissance surnaturelle. Lorsqu'il deposa son precieux fardeau sur la margelle du puits, a la clarte de l'aube naissante, Consuelo respirant enfin, et se detachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile son large front baigne de sueur. "Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant votre fatigue plus que vous-meme, et il me semble que je vais y succomber a votre place. --O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi legere dans mes bras que le jour ou je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer dans ce chateau. --D'ou vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas vos serments! --Ni toi les tiens, lui repondit-il en s'agenouillant devant elle." Il l'aida a s'envelopper avec le voile et a traverser sa chambre, d'ou elle s'echappa furtive pour regagner la sienne propre. On commencait a s'eveiller dans le chateau. Deja la chanoinesse faisait entendre a l'etage inferieur une toux seche et percante, signal de son lever. Consuelo eut le bonheur de n'etre vue ni entendue de personne. La crainte lui fit retrouver des ailes pour se refugier dans son appartement. D'une main agitee elle se debarrassa de ses vetements souilles et dechires, et les cacha dans un coffre dont elle ota la clef. Elle recouvra la force et la memoire necessaires pour faire disparaitre toute trace de son mysterieux voyage. Mais a peine eut-elle laisse tomber sa tete accablee sur son chevet, qu'un sommeil lourd et brulant plein de reves fantastiques et d'evenements epouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fievre envahissante et inexorable. XLVII. Cependant la chanoinesse Wenceslawa, apres une demi-heure d'oraisons, monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa journee a son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre, et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'esperance que jamais d'entendre les legers bruits qui devaient lui annoncer son retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son egal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de croix, et se hasarda a tourner doucement la clef dans la serrure, et a s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans son lit, et Cynabre couche en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'eveilla ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterne dans son oratoire, demandait avec sa resignation accoutumee que son fils lui fut rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre. "Mon frere, lui dit-elle a voix basse en s'agenouillant aupres de lui, suspendez vos prieres, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes benedictions. Dieu vous a exauce!" Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animes d'une joie profonde et sympathique, leva ses mains dessechees vers l'autel, en s'ecriant d'une voix eteinte: "Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!" Et tous deux, par une meme inspiration, se mirent a reciter alternativement a demi-voix les versets du beau cantique de Simeon: _Maintenant je puis mourir_, etc. On resolut de ne pas reveiller Albert. On appela le baron, le chapelain, tous les serviteurs, et l'on ecouta devotement la messe d'actions de graces dans la chapelle du chateau. Amelie apprit avec une joie sincere le retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour celebrer pieusement cet heureux evenement, on la fit lever a cinq heures du matin pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut etouffer bien des baillements. "Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie a nous pour remercier la Providence? dit le comte Christian a sa niece lorsque la messe fut finie. --J'ai essaye de la reveiller, repondit Amelie. Je l'ai appelee, secouee, et avertie de toutes les facons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire comprendre, ni la decider a ouvrir les yeux. Si elle n'etait brulante et rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal dormi cette nuit et qu'elle ait la fievre. --Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte. Ma chere soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les soins que son etat reclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit attriste par la souffrance de cette noble fille! --J'irai, mon frere, repondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot et ne faisait plus un pas a propos de Consuelo sans consulter les regards du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien! La signora Nina est tres nerveuse. Elle sera bientot guerie. --N'est-ce pas pourtant une chose bien singuliere, dit-elle au chapelain un instant apres, lorsqu'elle put le prendre a part, que cette fille ait predit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de verite! Monsieur le chapelain, nous nous sommes peut-etre trompes sur son compte. C'est peut-etre une espece de sainte qui a des revelations? --Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fievre dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond." Cette remarque judicieuse arracha un soupir a la chanoinesse. Elle alla neanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fievre brulante, accompagnee d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appele, et declara qu'elle serait fort malade si cette fievre continuait. Il interrogea la jeune baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit tres agitee. "Tout au contraire, repondit Amelie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je m'attendais, d'apres ses predictions et les beaux contes qu'elle nous faisait depuis quelques jours, a entendre le sabbat danser dans son appartement. Mais il faut que le diable l'ait emportee bien loin d'ici, ou qu'elle ait affaire a des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bouge, que je sache, et mon sommeil n'a pas ete trouble un seul instant." Ces plaisanteries parurent de fort mauvais gout au chapelain; et la chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva deplacees au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en temoigna pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa niece a une jalousie trop bien fondee; et elle demanda au chapelain quels medicaments il fallait administrer a la Porporina. Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents etaient contractees, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le chapelain prononca que c'etait un mauvais signe. Mais avec une apathie malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit a un nouvel examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: _On verra; il faut attendre; on ne peut encore rien decider_. Telles etaient les sentences favorites de l'Esculape tonsure. "Si cela continue, repeta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il faudra songer a appeler un medecin; car je ne prendrai pas sur moi de soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette demoiselle; et peut-etre dans la situation d'esprit ou elle s'est trouvee depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des secours plus efficaces que ceux de l'art." On laissa une servante aupres de Consuelo, et on alla se preparer a dejeuner. La chanoinesse petrit elle-meme le plus beau gateau qui fut jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, apres un long jeune, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amelie fit une toilette eblouissante de fraicheur, en se disant que son cousin aurait peut-etre quelque regret de l'avoir offensee et irritee quand il la retrouverait si seduisante. Chacun songeait a menager quelque agreable surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul etre dont on eut du s'occuper, la pauvre Consuelo, a qui on etait redevable de son retour, et qu'Albert allait etre impatient de revoir. Albert s'eveilla bientot, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se rappeler les evenements de la veille, comme il lui arrivait toujours apres les acces de demence qui le conduisaient a sa demeure souterraine, il retrouva promptement la memoire de son amour et du bonheur que Consuelo lui avait donne. Il se leva a la hate, s'habilla, se parfuma, et courut se jeter dans les bras de son pere et de sa tante. La joie de ces bons parents fut portee au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquietudes. Il vit les transports qu'excitait ce retour au sentiment de la realite. Mais il remarqua les menagements qu'on s'obstinait a garder pour lui cacher sa position, et il se sentit un peu humilie d'etre traite encore comme un enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit a ce chatiment trop leger pour le mal qu'il avait cause, en se disant que c'etait un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gre de le comprendre et de l'accepter. Lorsqu'il s'assit a table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur, et des soins empresses de sa famille, il chercha des yeux avec anxiete celle qui etait devenue necessaire a sa vie et a son repos. 11 vit sa place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas. Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tete et tressaillir chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir eloigner de lui toute inquietude en lui disant que leur jeune hotesse avait mal dormi, qu'elle se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journee. Albert comprit bien que sa liberatrice devait etre accablee de fatigue, et neanmoins l'effroi se peignit sur son visage a cette nouvelle. "Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son emotion, je pense que si la fille adoptive du Porpora etait serieusement indisposee, nous ne serions pas tous ici, occupes tranquillement a manger et a causer autour d'une table. --Rassurez-vous donc, Albert, dit Amelie en rougissant de depit, la Nina est occupee a rever de vous, et a augurer votre retour qu'elle attend en dormant, tandis que-nous le fetons ici dans la joie." Albert devint pale d'indignation, et lancant a sa cousine un regard foudroyant: "Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne que vous nommez qui doit en etre remerciee; la fraicheur de vos joues, ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin de repos. Je vous en rends grace de tout mon coeur; car il me serait tres-penible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec honte et douleur a tous les autres membres et amis de ma famille. --Grand merci de l'exception, repartit Amelie, vermeille de colere: je m'efforcerai de la meriter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gre, et ne pas s'en faire un jeu." Cette petite altercation, qui n'etait pas nouvelle entre Albert et sa fiancee, mais qui n'avait jamais ete aussi vive de part et d'autre, jeta, malgre tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinee. La chanoinesse alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brulante et plus accablee. Amelie, que l'inquietude d'Albert blessait comme une injure personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononca au point de dire a la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un medecin le soir, si la fievre ne cedait pas. Le comte Christian retint son fils aupres de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchainant a ses cotes par des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre sujet de conversation et d'epanchement avec cet esprit qu'il n'avait jamais voulu sonder, dans la crainte d'etre vaincu et domine par une raison superieure a la sienne en matiere de religion. Il est bien vrai que le comte Christian appelait folie et revolte cette vive lumiere qui percait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un rigide catholique n'eussent pu soutenir l'eclat; mais il se raidissait contre la sympathie qui l'excitait a l'interroger serieusement. Chaque fois qu'il avait essaye de redresser ses heresies, il avait ete reduit au silence par des arguments pleins de droiture et de fermete. La nature ne l'avait point fait eloquent. Il n'avait pas cette faconde animee qui entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion qui, a defaut de logique, en impose par un air de science et des fanfaronnades de certitude. Naif et modeste, il se laissait fermer la bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis a profit les annees de sa jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait; et, certain qu'il y avait dans les abimes de la science theologique des tresors de verite, dont un plus habile et plus erudit que lui eut pu ecraser l'heresie d'Albert, il se cramponnait a sa foi ebranlee, se rejetant, pour se dispenser d'agir plus energiquement, sur son ignorance et sa simplicite, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient ainsi plus de mal que de bien. Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle, et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber de lui-meme. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert le quitta pour aller s'informer de l'etat de Consuelo, qui l'alarmait d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher. Il passa plus de deux heures a errer dans les corridors du chateau, guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander des nouvelles. Le chapelain s'obstinait a lui repondre avec concision et reserve; la chanoinesse se composait un visage riant des qu'elle l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper par une apparence de securite. Mais Albert voyait bien qu'elle commencait a se tourmenter serieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plus frequents a la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait pas d'ouvrir et de fermer a chaque instant les portes, comme si ce sommeil pretendu paisible et necessaire, n'eut pu etre trouble par le bruit et l'agitation. Il s'enhardit jusqu'a approcher de cette chambre ou il eut donne sa vie pour penetrer un seul instant. Elle etait precedee d'une premiere piece, et separee du corridor par deux portes epaisses qui ne laissaient de passage ni a l'oeil ni a l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette tentative, avait tout ferme et verrouille, et ne se rendait plus aupres de la malade qu'en passant par la chambre d'Amelie qui y etait contigue, et ou Albert n'eut ete chercher des renseignements qu'avec une mortelle repugnance. Enfin, le voyant exaspere, et craignant le retour de son mal, elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon a Dieu dans son coeur, elle lui annonca que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle se promettait de descendre pour diner avec la famille. Albert ne se mefia pas des paroles de sa tante, dont les levres pures n'avaient jamais offense la verite ouvertement comme elles venaient de le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hatant de tous ses voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur. Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse, faisant de rapides progres dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'etait levee, mais qu'elle s'etait sentie un peu faible, et avait prefere diner dans sa chambre. On feignit meme de lui envoyer une part choisie des mets les plus delicats. Ces ruses triompherent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il eprouvat une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur inoui, il se soumit, et fit des efforts pour paraitre calme. Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'etait presque plus joue, dire que la Porporina etait mieux; qu'elle n'avait plus le teint anime, que son pouls etait plutot faible que plein, et qu'elle passerait certainement une excellente nuit. "Pourquoi donc suis-je glace de terreur, malgre ces bonnes nouvelles?" pensa le jeune comte en prenant conge de ses parents a l'heure accoutumee. Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgre sa maigreur et sa difformite, n'avait jamais ete malade de sa vie, n'entendait rien du tout aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur devorante a une paleur bleuatre, son sang agite se congeler dans ses arteres, et sa poitrine, trop oppressee pour se soulever sous l'effort de la respiration, paraitre calme et immobile. Un instant elle l'avait crue guerie, et avait annonce cette nouvelle avec une confiance enfantine. Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien Que ce repos apparent etait l'avant-coureur d'une crise violente. Des qu'Albert se fut retire, il avertit la chanoinesse que le moment etait venu d'envoyer chercher le medecin. Malheureusement la ville etait eloignee, la nuit obscure, les chemins detestables, et Hanz bien lent, malgre son zele. L'orage s'eleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trebucha vingt fois, et finit par s'egarer dans les bois avec son maitre consterne, qui prenait toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les eclairs pour le vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allonge qu'il put faire prendre a sa monture, de la ville, ou dormait profondement le medecin; celui-ci s'eveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait perdu a decider et a effectuer tout ceci vingt-quatre heures. Albert essaya vainement de dormir. Une inquietude devorante et les Bruits sinistres de l'orage le tinrent eveille toute la nuit. Il n'osait descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunites aupres de l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit plusieurs fois des pas a l'etage inferieur. Il courait sur l'escalier; mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforcait de se rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits trompeurs qui l'avaient effraye. Depuis que Consuelo l'avait exige, il soignait sa raison, sa sante morale, avec patience et fermete. Il repoussait les agitations et les craintes, et tachait de s'elever au-dessus de son amour, par la force de son amour meme. Mais tout a coup, au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique charpente du chateau qui gemissait sous l'effort de l'ouragan, un long cri dechirant s'eleve jusqu'a lui, et penetre dans ses entrailles comme un coup de poignard. Albert, qui s'etait jete tout habille sur son lit avec la resolution de s'endormir, bondit, s'elance, franchit l'escalier comme un trait, et frappe a la porte de Consuelo. Le silence etait retabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir reve; mais un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint dechirer son coeur. Il n'hesite plus, fait le tour par un corridor sombre, arrive a la porte d'Amelie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un verrou, et la voix d'Amelie lui ordonne imperieusement de s'eloigner. Cependant les cris et les gemissements redoublent: c'est la voix de Consuelo en proie a un supplice intolerable. Il entend son propre nom s'exhaler avec desespoir de cette bouche adoree. Il pousse la porte avec rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amelie, qui joue la pudeur outragee en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'elance dans la chambre de Consuelo, pale comme un spectre, et les cheveux dresses sur la tete. XLVIII. Consuelo, en proie a un delire epouvantable, se debattait dans les bras des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine a l'empecher de se jeter hors de son lit. Tourmentee, ainsi qu'il arrive dans certains cas de fievre cerebrale, par des terreurs inouies, la malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle etait assaillie; elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforcaient de la retenir et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnes a sa perte. Le chapelain consterne, qui la croyait prete a retomber foudroyee par son mal, repetait deja aupres d'elle les prieres des agonisants: elle le prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en psalmodiant ses chansons mysterieuses. La chanoinesse tremblante, qui joignait ses faibles efforts a ceux des autres femmes pour la retenir dans son lit, lui apparaissait comme le fantome des deux Wanda, la soeur de Ziska et la mere d'Albert, se montrant tour a tour dans la grotte du solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur domaine. Ses exclamations, ses gemissements, et ses prieres delirantes et incomprehensibles pour les assistants, etaient en rapport direct avec les pensees et les objets qui l'avaient si vivement agitee et frappee la nuit precedente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure eparse sur epaules, et croyait en voir tomber des flots d'ecume. Toujours elle sentait Zdenko derriere elle, occupe a ouvrir l'ecluse, ou devant elle, acharne a lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres, avec une continuite d'images qui faisait dire au chapelain en secouant la tete:"Voila un reve bien long et bien penible. Je ne sais pourquoi elle s'est tant preoccupe l'esprit dernierement de cette citerne; c'etait sans doute un commencement de fievre, et vous voyez que son delire a toujours cet objet en vue." Au moment ou Albert entra eperdu dans sa chambre, Consuelo, epuisee de fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticules qui se terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonte ne gouvernant plus ses terreurs, comme au moment ou elle les avait affrontees, elle en subissait l'effet retroactif avec une intensite horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de reflexion tiree de son delire meme, et se prenait a appeler Albert d'une voix si pleine et si vibrante que toute la maison semblait en devoir etre ebranlee sur ses fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un eclat effrayant. "Me voici, me voici!" s'ecria Albert en se precipitant vers son lit. Consuelo l'entendit, reprit toute son energie, et, s'imaginant aussitot qu'il fuyait devant elle, se degagea des mains qui la tenaient, avec cette rapidite de mouvements et cette force musculaire que donne aux etres les plus faibles le transport de la fievre. Elle bondit au milieu de la chambre, echevelee, les pieds nus, le corps enveloppe d'une legere robe de nuit blanche et froissee, qui lui donnait l'air d'un spectre echappe de la tombe; et au moment ou on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus l'epinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilite d'un chat sauvage, atteignit la fenetre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale citerne, y posa un pied, etendit les bras, et, criant de nouveau le nom d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se precipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle, l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas; mais elle ne fit aucune resistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prieres: elle l'ecoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui repondre; mais tout a coup, se relevant et se placant a genoux sur son lit, elle se mit a chanter une strophe du _Te Deum_ de Haendel qu'elle avait recemment lue et admiree. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'eclat. Jamais elle n'avait ete aussi belle que dans cette attitude extatique, avec ses cheveux flottants, ses joues embrasees du feu de la fievre, et ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls. La chanoinesse en fut emue au point de s'agenouiller elle-meme au pied du lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgre son peu de sympathie, courba la tete et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine brilla sur son visage. "Je suis sauvee!" s'ecria-t-elle; et elle tomba a la renverse, pale et froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais eteints, les levres bleues et les bras raides. Un instant de silence et de stupeur succeda a cette scene. Amelie, qui, debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assiste, sans oser faire un pas, a ce spectacle effrayant, tomba evanouie d'horreur. La chanoinesse et les deux femmes coururent a elle pour la secourir. Consuelo resta etendue et livide, appuyee sur le bras d'Albert qui avait laisse tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tot fait deposer Amelie sur son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo. "Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu. --Madame, c'est la mort! repondit le chapelain d'une voix profonde, en laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls avec attention. --Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'ecria Albert en se soulevant impetueusement. J'ai consulte son coeur, mieux que vous n'avez consulte son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra! Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a eu la temerite de croire que Dieu avait prononce sa mort? Voici le moment de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boite. Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous etes, obeissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empecher l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne l'avez pas voulu; vous m'avez cache son mal, vous m'avez tous trompe. Vous vouliez donc la perdre? Votre lache prudence, votre hideuse apathie, vous ont lie la langue et les mains! Donnez-moi votre boite, vous dis-je, et laissez-moi agir." Et comme le chapelain hesitait a lui remettre ces medicaments qui, sous la main inexperimentee d'un homme exalte et a demi fou, pouvaient devenir des poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante, il choisit et dosa lui-meme les calmants imperieux qui pouvaient agir avec promptitude. Albert etait plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le pensait. Il avait etudie sur lui-meme, a une epoque de sa vie ou il se rendait encore compte des frequents desordres de son cerveau, l'effet des revulsifs les plus energiques. Inspire par un jugement prompt, par un zele courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eut jamais ose conseiller. Il reussit, avec une patience et une douceur incroyables, a desserrer les dents de la malade, et a lui faire avaler quelques gouttes de ce remede efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il reitera plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains avaient repris de la tiedeur, et ses traits de l'elasticite. Elle n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement etait une sorte de sommeil, et une pale coloration revenait a ses levres. Le medecin arriva, et, voyant le cas serieux, declara qu'on l'avait appele bien tard et qu'il ne repondait de rien. Il eut fallu pratiquer une saignee la veille; maintenant le moment n'etait plus favorable. Sans aucun doute la saignee ramenerait la crise. Ceci devenait embarrassant. "Elle la ramenera, dit Albert; et cependant il faut saigner." Le medecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-meme, et habitue, dans son pays, ou il n'avait point de concurrent, a etre ecoute comme un oracle, souleva son epaisse paupiere, et regarda en clignotant celui qui se permettait de trancher ainsi la question. "Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la saignee la crise doit revenir. --Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que vous paraissez le croire." Et il sourit d'un air un peu dedaigneux et ironique. "Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez le savoir. Cette somnolence conduit droit a l'engourdissement des facultes du cerveau, a la paralysie, et a la mort. Votre devoir est de vous emparer de la maladie, d'en ranimer l'intensite pour la combattre, de lutter enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prieres et les sepultures ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-meme." Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas a un homme de son importance de prononcer et d'executer aussi vite. C'eut ete donner a penser que le cas etait simple et le traitement facile, et notre Allemand avait coutume de feindre de grandes perplexites, un penible examen, afin de sortir de la triomphant, comme par une soudaine illumination de son genie, afin de faire repeter ce que mille fois il avait fait dire de lui: "La maladie etait si avancee, si dangereuse, que le docteur Wetzelius lui-meme ne savait a quoi se resoudre. Nul autre que lui n'eut saisi le moment et devine le remede. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien fort. Il n'a pas son pareil, meme a Vienne!" Quand il se vit contrarie, et mis au pied du mur sans facon par l'impatience d'Albert: "Si vous etes medecin, lui repondit-il, et si vous avez autorite ici, je ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi. --Si vous ne voulez point vous decider en temps opportun, vous pouvez vous retirer, dit Albert." Le docteur Wetzelius, profondement blesse d'avoir ete associe a un confrere inconnu, qui le traitait avec si peu de deference, se leva et passa dans la chambre d'Amelie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune personne, qui le demandait instamment, et pour prendre conge de la chanoinesse; mais celle-ci le retint. "Helas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilite pese sur nous! Mon neveu vous a offense; mais devez-vous prendre au serieux la vivacite d'un homme si peu maitre de lui-meme?... --Est-ce donc la le comte Albert? demanda le docteur stupefait. Je ne l'aurais jamais reconnu. Il est tellement change!... --Sans doute; depuis pres de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait en lui bien du changement. --Je le croyais completement retabli, dit le docteur avec malignite; car on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour. --Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se soumettre aux arrets de la science. --Et cependant le voila medecin lui-meme, a ce que je vois? --Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa precipitation bouillante. L'etat affreux ou il vient de voir cette jeune fille l'a beaucoup trouble; autrement vous l'eussiez trouve plus poli, plus sense, et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnes dans son enfance. --Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais," reprit le docteur, qui, malgre son respect pour la famille et le chateau, aimait mieux affliger la chanoinesse par cette dure reflexion, que de quitter son attitude dedaigneuse, et de renoncer a la petite vengeance de traiter Albert comme un insense. La chanoinesse souffrit de cette cruaute, d'autant plus que le depit du docteur pouvait lui faire divulguer l'etat de son neveu, qu'elle prenait tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le desarmer, et lui demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignee conseillee par Albert. "Je pense que c'est une absurdite pour le moment, dit le docteur, qui voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arret en toute liberte de sa bouche reveree. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue la malade, et si le moment se presente, fut-ce plus tot que je ne pense, j'agirai; mais dans la crise presente, l'etat du pouls ne me permet pas de rien preciser. --Vous nous restez donc? Beni soyez-vous, excellent docteur! --Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en souriant d'un air de pitie protectrice, je ne m'etonne plus de rien, et je laisse dire." Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait pousse la porte pour qu'Albert n'entendit pas ce colloque, lorsque le chapelain lui-meme, pale et tout effare, quitta la malade et vint trouver le docteur. "Au nom du ciel! docteur, s'ecria-t-il, venez employer votre autorite; la mienne est meconnue, et la voix de Dieu meme le serait, je crois, par le comte Albert. Le voila qui s'obstine a saigner la moribonde, malgre votre defense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle adresse, nous ne reussissons a l'arreter. Dieu sait s'il a jamais touche une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une emission de sang pratiquee hors de propos. --Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se trainant pesamment vers la porte avec l'enjouement egoiste et blessant d'un homme que le coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui fais pas quelque conte pour le mettre a la raison." Mais lorsqu'il arriva aupres du lit, Albert avait sa lancette rougie entre ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre l'assiette. La veine etait ouverte, un sang noir coulait en abondance. Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel a temoin. Le docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son temps pour fermer la veine, sauf a la rouvrir un instant apres quand son caprice et sa vanite pourraient s'emparer du succes. Mais Albert le tint a distance par la seule expression de son regard; et des qu'il eut tire la quantite de sang voulue, il placa l'appareil avec toute la dexterite d'un operateur exerce; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les couvertures, et, passant un flacon a la chanoinesse pour qu'elle le tint pres des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans la chambre d'Amelie: "Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez etre d'aucune utilite a la personne que je soigne. L'irresolution ou les prejuges paralysent votre zele et votre savoir. Je vous declare que je prends tout sur moi, et que je ne veux etre ni distrait ni contrarie dans l'accomplissement d'une tache aussi serieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de reciter ses prieres, et monsieur le docteur d'administrer ses potions a ma cousine. Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprets de mort Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout a l'heure. Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer a moi-meme." Apres avoir parle ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur contrastaient avec la secheresse de ses paroles, Albert rentra dans l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et dit a la chanoinesse: "Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira sans ma volonte." XLIX. La chanoinesse, interdite, n'osa lui repondre un seul mot. Il y avait dans son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne tante en eut peur et se mit a lui obeir d'instinct avec un empressement et une ponctualite sans exemple. Le medecin, voyant son autorite completement meconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain alla dire des prieres, et Albert, seconde par sa tante et par les deux femmes de service, passa toute la journee aupres de sa malade, sans ralentir ses soins un seul instant. Apres quelques heures de calme, la crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit precedente; mais elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cede a l'effet de puissants reactifs, Albert engagea la chanoinesse a aller se coucher et a lui envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux autres iraient se reposer. "Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en tremblant. --Non, ma chere tante, repondit-il; je n'en ai aucun besoin. --Helas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une etrangere qui nous coute bien cher! ajouta-t-elle en s'eloignant enhardie par l'inattention du jeune comte." Il consentit cependant a prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor, l'oeil attache sur la porte; et des qu'il eut fini, il jeta sa serviette par terre et rentra. Il avait ferme desormais la communication entre la chambre de Consuelo et celle d'Amelie, et ne laissait plus passer que par la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait acces. Amelie voulut pourtant etre admise, et feignit de rendre quelques soins a sa compagne; mais elle s'y prenait si gauchement, et a chaque mouvement febrile de Consuelo elle temoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les convulsions, qu'Albert, impatiente, la pria de ne se meler de rien, et d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-meme. "Dans ma chambre! repondit Amelie; et lors meme que la bienseance ne me defendrait pas de me coucher quand vous etes la separe de moi par une seule porte, presque installe chez moi, pensez-vous que je puisse gouter un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette epouvantable agonie a mes oreilles?" Albert haussa les epaules, et lui repondit qu'il y avait beaucoup d'autres appartements dans le chateau; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en attendant qu'on put transporter la malade dans une chambre ou son voisinage n'incommoderait personne. Amelie, pleine de depit, suivit ce conseil. La vue des soins delicats, et pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait a sa rivale, lui etait plus penible que tout le reste. "O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse, lorsque celle-ci l'eut installee dans sa propre chambre a coucher, ou elle se fit dresser un lit a cote d'elle, nous ne connaissions pas Albert. Il nous montre maintenant comme il sait aimer!" Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert combattit le mal avec une perseverance et une habilete qui devaient en triompher. Il l'arracha enfin a cette rude epreuve; et des qu'elle fut hors de danger, il la fit transporter dans une tour du chateau ou le soleil donnait plus longtemps, et d'ou la vue etait encore plus belle et plus vaste que de toutes les autres croisees. Cette chambre, meublee a l'antique, etait aussi plus conforme aux gouts serieux de Consuelo que celle dont on avait dispose pour elle dans le principe: et il y avait longtemps qu'elle avait laisse percer son desir de l'habiter. Elle y fut a l'abri des importunites de sa compagne, et, malgre la presence continuelle d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer dans une sorte de tete-a-tete avec celui qui l'avait sauvee, les jours languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol ensemble, et l'expression delicate et tendre de la passion d'Albert etait plus douce a l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait sa patrie, son enfance et sa mere. Penetree d'une vive reconnaissance, affaiblie par des souffrances ou Albert l'avait seul assistee et soulagee efficacement, elle se laissait aller a cette molle quietude qui suit les grandes crises. Sa memoire se reveillait peu a peu, mais sous un voile qui n'etait pas partout egalement leger. Par exemple, si elle se retracait avec un plaisir pur et legitime l'appui et le devouement d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait les egarements de sa raison, et le fond trop serieux de sa passion pour elle, qu'a travers un nuage epais. Il y avait meme des heures ou, apres l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle s'imaginait encore avoir reve tout ce qui pouvait meler de la mefiance et de la crainte a l'image de son genereux ami. Elle s'etait tellement habituee a sa presence et a ses soins, que, s'il s'absentait a sa priere pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitee jusqu'a son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui administrait avaient un effet contraire, s'il ne les preparait et s'il ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui presentait lui-meme, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant sur un beau visage encore a demi couvert des ombres de la mort: "Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des enchantements; car il suffit que vous ordonniez a une goutte d'eau de m'etre salutaire, pour qu'aussitot elle fasse passer en moi le calme et la force qui sont en vous." Albert etait heureux pour la premiere fois de sa vie; et comme si son ame eut ete puissante pour la joie autant qu'elle l'avait ete pour la douleur, il etait, a cette epoque de ravissement et d'ivresse, l'homme le plus fortune qu'il y eut sur la terre. Cette chambre, ou il voyait sa bien-aimee a toute heure et sans temoins importuns, etait devenue pour lui un lieu de delices. La nuit, aussitot qu'il avait fait semblant de se retirer et que tout le monde etait couche dans la maison, il la traversait a pas furtifs; et, tandis que la garde chargee de veiller dormait profondement, il se glissait derriere le lit de sa chere Consuelo, et la regardait sommeiller, pale et penchee comme une fleur apres l'orage. Il s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours la en partant; et il y passait la nuit entiere, dormant d'un sommeil si leger qu'au moindre mouvement de la malade il etait courbe vers elle pour entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main toute prete recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitee de quelque reve, temoignait un reste d'inquietude. Si la garde se reveillait, Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait qu'il faisait une ou deux visites par nuit a sa malade, tandis qu'il ne passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait cette illusion. Quoiqu'elle s'apercut bien plus souvent que sa gardienne de la presence d'Albert, elle etait encore si faible qu'elle se laissait aisement tromper par lui sur la frequence et la duree de ces visites. Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se coucher, il lui disait que le jour etait pres de paraitre et que lui-meme venait de se lever. Grace a ces delicates tromperies, Consuelo ne souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquietait pas de la fatigue qu'il devait ressentir. Cette fatigue etait, malgre tout, si legere, qu'Albert ne s'en apercevait pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert etait d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait loge un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux premiers feux du soleil Consuelo s'etait lentement trainee a sa chaise longue, pres de la fenetre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derriere elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des rayons, a saisir les pensees que l'aspect du ciel inspirait a sa silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile dont elle enveloppait sa tete, et dont un vent tiede faisait flotter les plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'etonna de le trouver chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacite qu'elle n'en mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle surprit une emotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues etaient animees, un feu devorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine etait soulevee par de violentes palpitations.... Albert maitrisa rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea profondement. Il eut mieux aime la voir armee de dedain et de severite qu'assiegee d'un reste de crainte et de mefiance. Il resolut de veiller sur lui-meme avec assez de soin pour que le souvenir de son delire ne vint plus alarmer celle qui l'en avait gueri au peril et presque au prix de sa propre raison et de sa propre vie. Il y parvint, grace a une puissance que n'eut pas trouvee un homme place dans une situation d'esprit plus calme. Habitue des longtemps a concentrer l'impetuosite de ses emotions, et a faire de sa volonte un usage d'autant plus energique qu'il lui etait plus souvent dispute par les mysterieuses atteintes de son mal, il exercait sur lui-meme un empire dont on ne lui tenait pas assez de compte. On ignorait la frequence et la force des acces qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment ou, domine par la violence du desespoir et de l'egarement, il fuyait vers sa caverne inconnue, vainqueur encore dans sa defaite, puisqu'il conservait assez de respect envers lui-meme pour derober a tous les yeux le spectacle de sa chute. Albert etait un fou de l'espece la plus malheureuse et la plus respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'a ce qu'elle l'eut envahi completement. Encore gardait-il, au milieu de ses acces, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde reel, ou il ne voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui entierement retablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous l'avons tous, lorsque les reves d'un sommeil penible nous jettent dans la vie des fictions et du delire. Nous nous debattons parfois contre ces chimeres et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous reveiller; mais un pouvoir ennemi semble nous saisir a plusieurs reprises, et nous replonger dans cette horrible lethargie, ou des spectacles toujours plus lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiegent et nous torturent. C'est dans une alternative analogue que s'ecoulait la vie puissante et miserable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, delicate, et intelligente, pouvait seule sauver de ses propres detresses. Cette tendresse s'etait enfin manifestee dans son existence. Consuelo etait vraiment l'ame candide qui semblait avoir ete formee pour trouver le difficile acces de cette ame sombre et jusque la fermee a toute sympathie complete. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque avait fait naitre d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitie respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie, quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait particulierement propre a la guerison d'Albert. Il est fort probable que si Consuelo, oublieuse du passe, eut partage l'ardeur de sa passion, des transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent exalte de la maniere la plus funeste. L'amitie discrete et chaste qu'elle lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus surs. C'etait un frein en meme temps qu'un bienfait; et s'il y avait une sorte d'ivresse dans le coeur renouvele de ce jeune homme, il s'y melait une idee de devoir et de sacrifice qui donnait a sa pensee d'autres aliments, et a sa volonte un autre but que ceux qui l'avaient devore jusque la. Il eprouvait donc, a la fois, le bonheur d'etre aime comme il ne l'avait jamais ete, la douleur de ne pas l'etre avec l'emportement qu'il ressentait lui-meme, et la crainte de perdre ce bonheur en ne paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit bientot son ame, au point de n'y plus laisser de place pour les reveries vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient force pendant si longtemps de se tourner. Il en fut delivre comme par la force d'un enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint ses maux a distance, et sembla s'etre placee entre eux et lui, comme un bouclier celeste. Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui etaient si necessaires au retablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien legerement et bien rarement troubles par les agitations secretes de son medecin. Comme le heros fabuleux, Consuelo etait descendue dans le Tartare pour en tirer son ami, et elle en avait rapporte l'epouvante et l'egarement. A son tour il s'efforca de la delivrer des sinistres hotes qui l'avaient suivie, et il y parvint a force de soins delicats et de respect passionne. Ils recommencaient ensemble une vie nouvelle, appuyes l'un sur l'autre, n'osant guere regarder en arriere, et ne se sentant pas la force de se replonger par la pensee dans cet abime qu'ils venaient de parcourir. L'avenir etait un nouvel abime, non moins mysterieux et terrible, qu'ils n'osaient pas interroger non plus. Mais le present, comme un temps de grace que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer. L. Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du chateau fussent aussi tranquilles. Amelie etait furieuse, et ne daignait plus rendre la moindre visite a la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole a Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas meme repondre a son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux, c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention a son depit. La chanoinesse, voyant la passion bien evidente et pour ainsi dire declaree de son neveu pour l'_aventuriere_, n'avait plus un moment de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire cesser le danger et le scandale; et, a cet effet, elle avait de longues conferences avec le chapelain. Mais celui-ci ne desirait pas tres-vivement la fin d'un tel etat de choses. Il avait ete longtemps inutile et inapercu dans les soucis de la famille. Son role reprenait une sorte d'importance depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir d'espionner, de reveler, d'avertir, de predire, de conseiller, en un mot de remuer a son gre les interets domestiques, en ayant l'air de ne toucher a rien, et en se mettant a couvert de l'indignation du jeune comte derriere les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de precaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne Wenceslawa abordait son neveu avec une explication decisive au bord des levres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait l'occasion de se glisser aupres de Consuelo, pour lui adresser une reprimande adroite et ferme; a chaque instant Albert, comme averti par un demon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le courroux et glacait le courage des divinites contraires a sa chere Ilion. La chanoinesse avait cependant entame plusieurs fois la conversation avec la malade; et comme les moments ou elle pouvait la voir tete a tete etaient rares, elle avait mis le temps a profit en lui adressant des reflexions assez saugrenues, qu'elle croyait tres-significatives. Mais Consuelo etait si eloignee de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y avait rien compris. Son etonnement, son air de candeur et de confiance, desarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu resister a un accent de franchise ou a une caresse cordiale. Elle s'en allait, toute confuse, avouer sa defaite au chapelain, et le reste de la journee se passait a faire des resolutions pour le lendemain. Cependant Albert, devinant fort bien ce manege, et voyant que Consuelo commencait a s'en etonner, et a s'en inquieter, prit le parti de le faire cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand matin, il se montra tout a coup, au moment ou elle mettait la main sur la clef pour entrer dans la chambre de la malade. "Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant a ses levres, j'ai a vous dire bien bas une chose qui vous interesse. C'est que la vie et la sante de la personne qui repose ici pres me sont plus precieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon devouement pour elle, et de detruire l'effet de mes soins. Sans cela, votre noble coeur n'eut jamais concu la pensee de compromettre par des paroles ameres et des reproches injustes le retablissement d'une malade a peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un pretre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruaute aveugle la piete la plus sincere et la charite la plus pure, je m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent a se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la quitterai plus d'un instant; et si malgre mon zele on reussit a me l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable a la croyance humaine, que je sortirai de la maison de mes peres pour n'y jamais rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaitre ma determination a M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les genereux instincts de votre coeur maternel." La chanoinesse stupefaite ne put repondre a ce discours qu'en fondant en larmes. Albert l'avait emmenee a l'extremite de la galerie, afin que cette explication ne fut pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement du ton de revolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut profiter de l'occasion pour lui demontrer la folie de son attachement pour une personne d'aussi basse extraction que la Nina. "Ma tante, lui repondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancetres les monarques ne l'ont ete que par la grace des paysans revoltes et des soldats aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre, puisque c'est la que sa force et sa puissance ont plante leurs racines, il n'y a pas si longtemps qu'il puisse deja l'avoir oublie." Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conference, il fut d'avis de ne pas exasperer le jeune comte en insistant aupres de lui, et de ne pas le pousser a la revolte en tourmentant sa protegee. "C'est au comte Christian lui-meme qu'il faut adresser vos representations, dit-il. L'exces de votre tendresse a trop enhardi le fils; que la sagesse de vos remontrances eveille enfin l'inquietude du pere, afin qu'il prenne a l'egard de la _dangereuse personne_ des mesures decisives. --Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore avisee de ce moyen? Mais, helas! mon frere a vieilli de quinze ans pendant les quinze jours de la derniere disparition d'Albert. Son esprit a tellement baisse, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre a demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de resistance aveugle et muette a l'idee d'un chagrin nouveau; il se rejouit comme un enfant d'avoir retrouve son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme un homme sense. Il le croit gueri radicalement, et ne s'apercoit pas que le pauvre Albert est en proie a un nouveau genre de folie plus funeste que l'autre. La securite de mon frere a cet egard est si profonde, et il en jouit si naivement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la detruire, en lui ouvrant les yeux tout a fait sur ce qui se passe. Il me semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait ecoutee avec plus de resignation, et qu'accompagnee de vos exhortations religieuses, elle serait plus efficace et moins penible. --Une telle ouverture est trop delicate, repondit le chapelain, pour etre abordee par un pauvre pretre comme moi. Dans la bouche d'une soeur, elle sera beaucoup mieux placee, et votre seigneurie saura en adoucir l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre d'exprimer familierement a l'auguste chef de la famille." Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours a se renvoyer le soin d'attacher le grelot; et pendant ces irresolutions ou la lenteur et l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour faisait de rapides progres dans le coeur d'Albert. La sante de Consuelo se retablissait a vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une intimite que la surveillance des argus les plus farouches n'eut pu rendre plus chaste et plus reservee qu'elle ne l'etait par le seul fait d'une pudeur vraie et d'un amour profond. Cependant la baronne Amelie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son role, demandait vivement a son pere de la reconduire a Prague. Le baron Frederick, lui preferait le sejour des forets a celui des villes, lui promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain la notification et les apprets de son depart. La jeune fille vit qu'il fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expedient inattendu. Elle s'entendit avec sa soubrette, jeune Francaise, passablement fine et decidee; et un matin, au moment ou son pere partait pour la chasse, elle le pria de la conduire en voiture au chateau d'une dame de leur connaissance, a qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut bien un peu de peine a quitter son fusil et sa gibeciere pour changer sa toilette et l'emploi de sa journee. Mais il se flatta que cet acte de condescendance rendrait Amelie moins exigeante; que la distraction de cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait a passer sans trop murmurer quelques jours de plus au chateau des Geants. Quand le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assure l'independance de toute sa vie; sa prevoyance n'allait point au dela. Il se resigna donc a renvoyer Saphyr et Panthere au chenil; et Attila, le faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mecontent qui arracha un gros soupir a son maitre. Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours de roue s'endort profondement selon son habitude en pareille circonstance. Aussitot le cocher recoit d'Amelie l'ordre de tourner bride et de se Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive apres deux heures de marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de poste atteles a son brancard tout prets a l'emporter sur la route de Prague. "Eh bien, qu'est-ce? ou sommes-nous? ou allons-nous? Amelie, ma chere enfant, quelle distraction est la votre? Que signifie ce caprice, ou cette plaisanterie?" A toutes les questions de son pere la jeune baronne ne repondait que par des eclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le postillon a cheval et la voiture rouler legerement sur le sable de la grande route, elle prit un air serieux, et d'un ton fort decide elle parla ainsi: "Cher papa, ne vous inquietez de rien. Tous nos paquets ont ete fort bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets necessaires au voyage. Il ne reste au chateau des Geants que vos armes et vos betes, dont vous n'avez que faire a Prague, et que d'ailleurs on vous renverra des que vous les redemanderez. Une lettre sera remise a mon oncle Christian, a l'heure de son dejeuner. Elle est tournee de maniere a lui faire comprendre la necessite de notre depart, sans l'affliger trop, et sans le facher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande humblement pardon de vous avoir trompe; mais il y avait pres d'un mois que vous aviez consenti a ce que j'execute en cet instant. Je ne contrarie donc pas vos volontes en retournant a Prague dans un moment ou vous n'y songiez pas precisement, mais ou vous etes enchante, je gage, d'etre delivre de tous les ennuis qu'entrainent la dissolution et les preparatifs d'un deplacement. Ma position devenait intolerable, et vous ne vous en aperceviez pas. Voila mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser et ne pas me regarder avec ces yeux courrouces qui me font peur." En parlant ainsi, Amelie etouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colere pour qui que ce fut, a plus forte raison pour sa fille cherie. Il roulait en ce moment de gros yeux effares et, il faut l'avouer, un peu hebetes par la surprise. S'il eprouvait quelque contrariete de se voir jouer de la sorte, et un chagrin reel de quitter son frere et sa soeur aussi brusquement, sans leur avoir dit adieu, il etait si emerveille de ce qui arrivait, que son mecontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire: "Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu le moindre soupcon? Pardieu, j'etais loin de croire, en otant mes bottes et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je ne dinerais pas ce soir avec mon frere! Voila une singuliere aventure, et personne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais ou avez-vous mis mon bonnet de voyage, Amelie, et comment voulez-vous que je dorme dans la voiture avec ce chapeau galonne sur les oreilles? --Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiegle en lui presentant sa toque fourree, qu'il mit a l'instant sur son chef avec une naive satisfaction. --Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliee certainement, mechante petite fille? --Oh! certainement non, s'ecria-t-elle en lui presentant un large flacon de cristal, garni de cuir de Russie, et monte en argent; je l'ai remplie moi-meme du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante. Goutez plutot, c'est celui que vous preferez. --Et ma pipe? et mon sac de tabac turc? --Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans les poches de la voiture; nous n'avons rien oublie, rien neglige pour qu'il fit le voyage agreablement. --A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas moins une grande sceleratesse que vous faites la, ma chere Amelie. Vous rendez votre pere ridicule, et vous etes cause que tout le monde va se moquer de moi. --Cher papa, repondit Amelie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux du monde, quand je parais m'obstiner a epouser un aimable cousin qui ne daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue a ma maitresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang, de mon air et de mon age, qui n'en eussent pas pris un depit plus serieux. Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon pere. C'est plus nouveau et plus honnete: qu'en pense mon cher papa? --Tu as le diable au corps!" repondit le baron en embrassant sa fille; et il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour a tour, sans se plaindre et sans s'etonner davantage. Cet evenement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la petite baronne s'en etait flattee. Pour commencer par le comte Albert, il eut pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse le lui annonca, il se contenta de dire: "Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amelie ait su faire depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant a mon bon oncle, j'espere qu'il ne sera pas longtemps sans nous revenir. --Moi, je regrette mon frere, dit le vieux Christian, parce qu'a mon age on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous parait pas longtemps, Albert, peut etre pour moi l'eternite, et je ne suis pas aussi sur que Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frederick. Allons! Amelie l'a voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de cote avec un sourire la lettre singulierement cajoleuse et mechante que la jeune baronne lui avait laissee: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'etiez pas nes l'un pour l'autre, mes enfants, et mes doux reves se sont envoles!" En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte d'enjouement melancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer a des projets si contraires a son inclination. "Que ta volonte soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux desormais parmi nous. Je mourrai console, et la reconnaissance de ton pere te portera bonheur apres notre separation. --Ne parlez pas de separation, mon pere! s'ecria le jeune comte, dont les yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter cette idee." La chanoinesse, qui commencait a s'attendrir, fut aiguillonnee en cet instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec une discretion affectee. C'etait lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et sans effroi, que le moment etait venu de parler; et, fermant les yeux comme une personne qui se jette par la fenetre pour echapper a l'incendie, elle commenca ainsi en balbutiant et en devenant plus pale que de coutume: "Certainement Albert cherit tendrement son pere, et il ne voudrait pas lui causer un chagrin mortel...." Albert leva la tete, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si penetrants, qu'elle fut toute decontenancee, et n'en put dire davantage. Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette reflexion bizarre, et, dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arret du chien qui la fascine et l'enchaine. Mais le comte Christian, sortant de sa reverie au bout de quelques instants, repondit a sa soeur comme si elle eut continue de parler, ou comme s'il eut pu lire dans son esprit les revelations qu'elle voulait lui faire. "Chere soeur, dit-il, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de ne pas vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su de votre vie ce que c'etait qu'une inclination de coeur, et l'austerite d'une chanoinesse n'est pas la regle qui convient a un jeune homme. --Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversee, ou mon frere ne veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piete l'abandonnent. Serait-il possible qu'il voulut encourager par sa faiblesse ou traiter legerement.... --Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie severe. Parlez, puisque vous etes condamnee a le faire. Formulez clairement votre pensee. Il faut que cette contrainte finisse, et que nous nous connaissions les uns les autres. --Non, ma soeur, ne parlez pas, repondit le comte Christian; vous n'avez rien de neuf a me dire. Il y a longtemps que je vous entends a merveille sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet. Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai a faire." Il affecta aussitot de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse consternee, Albert incertain et trouble. Quand le chapelain sut de quelle maniere le chef de la famille avait recu l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte. Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irresolution, n'avait Jamais ete un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de Somnolence par des actes de sagesse et d'energie. Le pretre eut peur d'avoir ete trop loin et d'etre reprimande. Il s'attacha donc a detruire son ouvrage au plus vite, et a persuader a la chanoinesse de ne plus se meler de rien. Quinze jours s'ecoulerent de la maniere la plus paisible, sans que rien put faire pressentir a Consuelo qu'elle etait un sujet de trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus aupres d'elle, et lui annonca le depart d'Amelie comme une absence passagere dont il ne lui fit pas soupconner le motif. Elle commenca a sortir de sa chambre; et la premiere fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la convalescente. LI. Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui ou il vit sa Consuelo reprendre a la vie, appuyee sur le bras de son vieux pere, et lui tendre la main en presence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable: "Voici celui qui m'a sauvee, et qui m'a soignee comme si j'etais sa soeur." Mais ce jour, qui fut l'apogee de son bonheur, changea tout a coup, et plus qu'il ne l'avait voulu prevoir, ses relations avec Consuelo. Desormais associee aux occupations et rendue aux habitudes de la famille, elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui paraissait avoir pris pour elle une predilection plus vive qu'avant sa maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle dont elle se sentait profondement touchee. La chanoinesse, qui ne disait plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert. Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'alienation mentale, On se livra au plaisir de recevoir et meme d'attirer les parents et les voisins, longtemps negliges. On mit une sorte d'ostentation naive et tendre a leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt etait redevenu sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui fallut bien reprendre les manieres d'un homme du monde et d'un chatelain hospitalier. Cette rapide transformation lui couta extremement. Il s'y resigna pour obeir a celle qu'il aimait. Mais il eut voulu en etre recompense par des entretiens plus longs et des epanchements plus complets. Il supportait patiemment des journees de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher cette pure jouissance, il sentait son ame s'aigrir et sa force l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait de la citerne, qui n'avait pas cesse d'etre pleine et limpide depuis le jour ou il l'avait remontee portant Consuelo dans ses bras. Plonge dans une morne reverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de ne plus retourner a son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux, et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles de la terre. L'alteration de ses traits, apres ces insomnies, le retour passager, mais de plus en plus frequent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouve le moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois qu'elle etait menacee de le perdre. Elle se mettait a chanter; et aussitot le jeune comte, charme ou subjugue, se soulageait par des pleurs, ou s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remede etait infaillible, et, quand il pouvait lui dire quelques mots a la derobee: "Consuelo, s'ecriait-il, tu connais le chemin de mon ame. Tu possedes la puissance refusee au vulgaire, et tu la possedes plus qu'aucun etre vivant en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments les plus sublimes, et communiquer les emotions puissantes de ton ame inspiree. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un theme abrege, une indication incomplete, sur lesquels la pensee musicale s'exerce et se developpe. Je les ecoute a peine; ce que j'entends, ce qui penetre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton inspiration. La musique dit tout ce que l'ame reve et pressent de plus mysterieux et de plus eleve. C'est la manifestation d'un ordre d'idees et de sentiments superieurs a ce que la parole humaine pourrait exprimer. C'est la revelation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens plus a l'humanite que par ce que l'humanite a puise de divin et d'eternel dans le sein du Createur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la tyrannie sociale defend a ton coeur de me reveler, tes chants me le rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton etre, et mon ame te possede dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte; dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la reverie." Quelquefois Albert disait ces choses a Consuelo en espagnol, en presence de sa famille. Mais la contrariete evidente que donnaient a la chanoinesse ces sortes d'_a parte_, et le sentiment de la convenance, empechaient la jeune fille d'y repondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il eprouvait a l'entendre chanter: "Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui le connaissez peut-etre encore mieux? --Que voulez-vous dire, Consuelo? s'ecria le jeune comte frappe de surprise. Je ne suis musicien qu'en vous ecoutant. --Ne cherchez pas a me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et c'etait par vous, Albert; c'etait dans la grotte du Schreckenstein. Je vous ai entendu ce jour-la, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a revele des beautes inconnues dans la musique." Consuelo essaya a demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait confusement et qu'Albert reconnut aussitot. "C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il. Les vers sont de mon ancetre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges, et l'un des poetes de la patrie. Nous avons une foule de poesies admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont ete mis a l'index par la police imperiale. Ces chants religieux et nationaux, mis en musique par les genies inconnus de la Boheme, ne se sont pas tous conserves dans la memoire des Bohemiens. Le peuple en a retenu quelques-uns, et Zdenko, qui est doue d'une memoire et d'un sentiment musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que j'ai recueillis et notes. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir a les connaitre. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon ermitage. C'est la qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des recueils manuscrits fort precieux des vieux auteurs catholiques et protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous a transmis plusieurs themes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoit Ducis, ni Jean de Weiss. Cette curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chere Consuelo, a venir revoir ma grotte, dont je suis exile depuis si longtemps, et visiter mon eglise, que vous ne connaissez pas encore non plus?" Cette proposition, tout en piquant la curiosite de la jeune artiste, fut ecoutee en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idee d'y retourner seule avec Albert, malgre toute la confiance qu'elle avait prise en lui, lui causa une emotion penible dont il s'apercut bien vite. "Vous avez de la repugnance pour ce pelerinage, que vous m'aviez pourtant promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidele a mon serment, je ne le ferai pas sans vous. --Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai des que vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas encore la force necessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du violon beaucoup mieux que je ne chante? --Je ne sais pas si vous raillez, chere soeur; mais je sais bien que vous ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est la que j'ai essaye de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens, apres avoir eu pendant plusieurs annees un professeur brillant et frivole, cherement paye par mon pere. C'est la que j'ai compris ce que c'est que la musique, et quelle sacrilege derision une grande partie des hommes y a substituee. Quant a moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un son de mon violon, si je n'etais prosterne en esprit devant la Divinite. Meme si je vous voyais froide a mes cotes, attentive seulement a la forme des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez m'ecouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touche cet instrument, consacre pour moi a la louange du Seigneur ou au cri de ma priere ardente, sans me sentir transporte dans le monde ideal, et sans obeir au souffle d'une sorte d'inspiration mysterieuse que je ne puis appeler a mon gre, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis de sang-froid, et, malgre le desir que j'aurai de vous complaire, ma memoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un enfant qui essaie ses premieres notes. --Je ne suis pas indigne, repondit Consuelo attentive et penetree, de comprendre votre maniere d'envisager la musique. J'espere bien pouvoir m'associer a votre priere avec une ame assez recueillie et assez fervente pour que ma presence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi mon maitre Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacre, mon cher Albert! il serait a vos genoux. Et pourtant ce grand artiste lui-meme ne pousse pas la rigidite aussi loin que vous, et il croit que le chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les ecoute. --C'est peut-etre que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique le sentiment religieux avec la pensee humaine; c'est peut-etre aussi qu'il entend la musique sacree en catholique; et si j'etais a son point de vue, je raisonnerais comme lui. Si j'etais en communion de foi et de sympathie avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais, dans le contact de ces ames animees du meme sentiment religieux que moi, une inspiration que jusqu'ici j'ai ete force de chercher dans la solitude, et que par consequent j'ai imparfaitement rencontree. Si j'ai jamais le bonheur d'unir, dans une priere selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo, aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'eleverai plus haut que je n'ai jamais fait, et ma priere sera plus digne de la Divinite. Mais n'oublie pas, chere enfant, que jusqu'ici mes croyances ont ete abominables a tous les etres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient pas scandalises en auraient fait un sujet de moquerie. Voila pourquoi j'ai cache, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don que je possede. Mon pere aime la musique, et voudrait que cet instrument, aussi sacre pour moi que les cistres des mysteres d'Eleusis, servit a son amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une cavatine a Amelie, et que deviendrait mon pere si je lui jouais un de ces vieux airs hussitiques qui ont mene tant de Bohemiens aux mines ou au supplice, ou un cantique plus moderne de nos peres lutheriens, dont il rougit de descendre? Helas! Consuelo, je ne sais guere de choses plus nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous m'apprenez de Haendel et des autres grands maitres dont vous etes nourrie me parait superieur, a beaucoup d'egards, a ce que j'ai a vous enseigner a mon tour. Mais, pour connaitre et apprendre cette musique, il eut fallu me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous seule que je pourrai me resoudre a y entrer, pour y chercher les tresors longtemps ignores ou dedaignes que vous allez verser sur moi a pleines mains. --Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point de cette education. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous en savez plus que moi-meme en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous rien de cette musique profane dont je suis forcee de faire profession? Je crains de decouvrir que, dans celle-la comme dans l'autre, j'ai ete jusqu'a ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la meme ignorance ou la meme legerete. --Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre role comme sacre; et comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser, votre ame est la plus digne d'en remplir le sacerdoce. --Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que je vous ai parle souvent du couvent ou j'ai appris la musique, et de l'eglise ou j'ai chante les louanges du Seigneur, vous en concluez que je m'etais destinee au service des autels, ou aux modestes enseignements du cloitre. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidele a son origine, etait vouee au hasard des son enfance, et que toute son education a ete un melange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonte portait une egale ardeur, insouciante d'aboutir au monastere ou au theatre.... --Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouee a la saintete des le ventre de ta mere, je m'inquieterais fort peu pour toi du hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois etre sainte sur le theatre aussi bien que dans le cloitre. --Eh quoi! l'austerite de vos pensees ne s'effraierait pas du contact d'une comedienne! --A l'aurore des religions, reprit-il, le theatre et le temple sont un meme sanctuaire. Dans la purete des idees premieres, les ceremonies du culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied des autels; la danse elle-meme, cet art aujourd'hui consacre a des idees d'impure volupte, est la musique des sens dans les fetes des dieux. La musique et la poesie sont les plus hautes expressions de la foi, et la femme douee de genie et de beaute est pretresse, sibylle et initiatrice. A ces formes severes et grandes du passe ont succede d'absurdes et coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beaute de ses fetes, et la femme de ses solennites; au lieu de diriger et d'ennoblir l'amour, elle l'a banni et condamne. La beaute, la femme et l'amour, ne pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont eleve d'autres temples qu'ils ont appeles theatres et ou nul autre dieu n'est venu presider. Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquieter de l'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avait formee pour briller entre toutes les femmes, et pour repandre sur le monde les tresors de la puissance et du genie. Le cloitre et le tombeau sont synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons de la Providence. Vous avez du chercher votre essor dans un air plus libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu de la nature les y pousse irresistiblement; et la volonte de Dieu a cet egard est si positive, qu'il leur retire les facultes dont il les avait douees, des qu'elles en meconnaissent l'usage. L'artiste deperit et s'eteint dans l'obscurite, comme le penseur s'egare et s'exaspere dans la solitude absolue, comme tout esprit humain se deteriore et se detruit dans l'isolement et la claustration. Allez donc au theatre, Consuelo, si vous voulez, et subissez-en l'apparente fletrissure avec la resignation d'une ame pieuse, destinee a souffrir, a chercher vainement sa patrie en ce monde d'aujourd'hui, mais forcee de fuir les tenebres qui ne sont pas l'element de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la rejette imperieusement. Albert parla longtemps ainsi avec animation, entrainant Consuelo a pas rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine a lui communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et a lui faire oublier la repugnance qu'elle avait eue d'abord a retourner a la grotte. En voyant qu'il le desirait vivement, elle se mit a desirer elle-meme de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre les idees que cet homme ardent et timide n'osait emettre que devant elle. C'etaient des idees bien nouvelles pour Consuelo, et peut-etre l'etaient-elles tout a fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Devote et comedienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain damner sans remission les histrions et les baladins ses confreres. En se voyant rehabilitee, comme elle croyait avoir droit de l'etre, par un homme serieux et penetre, elle sentit sa poitrine s'elargir et son coeur y battre plus a l'aise, comme s'il l'eut fait entrer dans la veritable region de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle apercut au fond d'une allee la chanoinesse qui la cherchait. "Ah! ma pretresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras enlace au sien, vous viendrez prier dans mon eglise! --Oui, lui repondit-elle, j'irai certainement. --Et quand donc? --Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force a entreprendre ce nouvel exploit? --Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'etre levee demain avec l'aube et de franchir les portes aussitot qu'elles seront ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la colline, la ou vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de guide. --Eh bien, je vous le promets, repondit Consuelo non sans un dernier battement de coeur. --Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la chanoinesse en les abordant." Albert ne repondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se sentait pas troublee par le genre d'emotion qu'elle eprouvait, passa hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un gros baiser sur l'epaule. Wenceslawa eut bien voulu lui battre froid; mais elle subissait malgre elle l'ascendant de cette ame droite et affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une priere pour sa conversion. LII. Plusieurs jours s'ecoulerent pourtant sans que le voeu d'Albert put etre exauce. Consuelo fut surveillee de si pres par la chanoinesse, qu'elle eut beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la premiere, elle trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de l'esplanade, et de la, observant tout le terrain decouvert qu'il fallait traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de se promener seule a portee de leurs regards, et de renoncer a rejoindre Albert, qui, de sa retraite ombragee, distingua les vedettes ennemies, fit un grand detour dans le fourre, et rentra au chateau sans etre apercu. "Vous avez ete vous promener de grand matin, signora Porporina, dit a dejeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidite de la rosee vous soit contraire? --C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseille a la signora de respirer la fraicheur du matin, et je ne doute pas que ces promenades ne lui soient tres-favorables. --J'aurais cru qu'une personne qui se consacre a la musique vocale, reprit la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer a nos matinees brumeuses; mais si c'est d'apres votre ordonnance.... --Ayez donc confiance dans les decisions d'Albert, dit le comte Christian; il a assez prouve qu'il etait aussi bon medecin que bon fils et bon ami." La dissimulation a laquelle Consuelo fut forcee de se preter en rougissant, lui parut tres-penible. Elle s'en plaignit doucement a Albert, quand elle put lui adresser quelques paroles a la derobee, et le pria de renoncer a son projet, du moins jusqu'a ce que la vigilance de sa tante fut assoupie. Albert lui obeit, mais en la suppliant de continuer a se promener le matin dans les environs du parc, de maniere a ce qu'il put la rejoindre lorsqu'un moment favorable se presenterait. Consuelo eut bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimat la promenade, et qu'elle eprouvat le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette enceinte de murailles et de fosses ou sa pensee etait comme etouffee sous le sentiment de la captivite, elle souffrait de tromper des gens qu'elle respectait et dont elle recevait l'hospitalite. Un peu d'amour leve bien des scrupules; mais l'amitie reflechit, et Consuelo reflechissait beaucoup. On etait aux derniers beaux jours de l'ete; car plusieurs mois s'etaient ecoules deja depuis qu'elle habitait le chateau des Geants. Quel ete pour Consuelo! le plus pale automne de l'Italie avait plus de lumiere et de chaleur. Mais cet air tiede, ce ciel souvent voile par de legers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur genre de beautes. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait qu'augmentait peut-etre aussi le peu d'empressement qu'elle avait a revoir le souterrain. Malgre la resolution qu'elle avait prise, elle sentait qu'Albert eut leve un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et lorsqu'elle n'etait plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses paroles enthousiastes, elle se prenait a benir secretement la tante de la soustraire a cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y apportait. Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle cotoyait, Albert penche sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgre la distance qui les separait, elle se sentait presque toujours sous l'oeil inquiet et passionne de cet homme, par qui elle s'etait laisse en quelque sorte dominer. "Ma situation est fort etrange, se disait-elle; tandis que cet ami perseverant m'observe pour voir si je suis fidele au devouement que je lui ai jure, sans doute, de quelque autre point du chateau, je suis surveillee, pour que je n'aie point avec lui des rapports que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amelie ne revient pas. La chanoinesse semble se mefier de moi, et se refroidir a mon egard. Le comte Christian redouble d'amitie, et pretend redouter le retour du Porpora, qui sera probablement le signal de mon depart. Albert parait avoir oublie que je lui ai defendu d'esperer mon amour. Comme s'il devait tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en depit de mon impuissance a la partager. Cependant me voici comme une amante declaree, l'attendant chaque matin a son rendez-vous, auquel je desire qu'il ne puisse venir, m'exposant au blame, que sais-je! au mepris d'une famille qui ne peut comprendre ni mon devouement, ni mes rapports avec lui, puisque je ne les comprends pas moi-meme et n'en prevois point l'issue. Bizarre destinee que la mienne! serais-je donc condamnee a me devouer toujours sans etre aimee de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?" Au milieu de ces reflexions, une profonde melancolie s'empara de son ame. Elle eprouvait le besoin de s'appartenir a elle-meme, ce besoin souverain et legitime, veritable condition du progres et du developpement chez l'artiste superieur. La sollicitude qu'elle avait vouee au comte Albert lui pesait comme une chaine. Cet amer souvenir, qu'elle avait conserve d'Anzoleto et de Venise, s'attachait a elle dans l'inaction et dans la solitude d'une vie trop monotone et trop reguliere pour son organisation puissante. Elle s'arreta aupres du rocher qu'Albert lui avait souvent montre comme etant celui ou, par une etrange fatalite, il l'avait vue enfant une premiere fois, attachee avec des courroies sur le dos de sa mere, comme la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans apprehension de la vieillesse menacante et de la misere inexorable. O ma pauvre mere! pensa la jeune Zingarella; me voici ramenee, par d'incomprehensibles destinees, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague souvenir et le gage d'une touchante hospitalite. Tu fus jeune et belle, et, sans doute tu rencontras bien des gites ou l'amour t'eut recue, ou la societe eut pu t'absoudre et te transformer, ou enfin la vie dure et vagabonde eut pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-etre et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-etre c'etait la contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux ames d'artiste. Tu avais raison, je le sens bien; car me voici dans ce chateau ou tu n'as voulu passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici a l'abri du besoin et de la fatigue, bien traitee, bien choyee, avec un riche seigneur a mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y etouffe, et l'ennui m'y consume. Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'etait assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eut cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mere. Les brebis, en passant, avaient laisse aux epines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un brun roux rappelait precisement a Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont etait fait le manteau de sa mere, ce manteau qui l'avait si longtemps protegee contre le froid et le soleil, contre la poussiere et la pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs epaules piece par piece. "Et nous aussi, se disait-elle, nous etions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre depouille aux ronces des chemins; mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chere liberte!" En revant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s'elargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en tracant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyeres. Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et l'image d'une vie active et variee. Que d'idees riantes s'attachent pour moi aux capricieux detours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traverses jadis. Mais qu'ils doivent etre beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort la eternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pales nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genets d'or brulant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux a la vue que les allees droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'a regarder les grandes lignes seches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds chercheraient-ils a atteindre ce que mes yeux et ma pensee embrassent tout d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache a demi dans les bois m'invite et m'appelle a suivre ses detours et a penetrer ses mysteres. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanite, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas a un maitre qui puisse le fermer ou l'ouvrir a son gre. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid a ses branches, tout vagabond peut reposer sa tete sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la vue peut s'etendre, le chemin est une terre de liberte. A droite, a gauche, les champs, les bois appartiennent a des maitres; le chemin appartient a celui qui ne possede pas autre chose; aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui batisse des hopitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons; sa poesie, son reve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin! O ma mere! ma mere! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit! Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes epaules et me porter la-bas, la-bas ou vole l'hirondelle vers les collines bleues, ou le souvenir du passe et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre l'artiste aux pieds legers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa liberte! Pauvre mere! que ne peux-tu encore me cherir et m'opprimer, m'accabler tour a tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantot caresse et tantot renverse les jeunes bles sur la plaine, pour les relever et les coucher encore a sa fantaisie! Tu etais une ame mieux trempee que la mienne, et tu m'aurais arrachee, de gre ou de force, aux liens ou je me laisse prendre a chaque pas! Au milieu de sa reverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappee par le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fut pose sur son coeur. C'etait une voix d'homme, qui partait du ravin assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte venitien le chant de l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1] La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration semblait entrecoupee par la marche. Elle lancait une phrase, au hasard, comme si elle eut voulu se distraire de l'ennui du chemin, et s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait sa chanson, repetant plusieurs fois la meme modulation comme pour s'exercer, et recommencait a parler, en se rapprochant toujours du lieu ou Consuelo, immobile et palpitante, se sentait defaillir. Elle ne pouvait entendre les discours du voyageur a son compagnon, il etait encore trop loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empechait de plonger dans la partie du ravin ou il etait engage. Mais pouvait-elle meconnaitre un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien, et les fragments de ce morceau qu'elle-meme avait enseigne et fait repeter tant de fois a son ingrat eleve! [Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizieme siecle.] Enfin les deux voyageurs invisibles s'etant rapproches, elle entendit l'un des deux, dont la voix lui etait inconnue, dire a l'autre en mauvais italien et avec l'accent du pays: "Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent. Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un Sentier pour les pietons." La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'eloigner et redescendre, et bientot elle l'entendit demander, quel etait ce beau chateau qu'on voyait sur l'autre rive. "C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_" repondit le guide; car c'en etait un de profession. Et Consuelo commencait a le voir au bas de la colline, a pied et conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais etat du chemin, devaste recemment par le torrent, avait force les cavaliers de mettre pied a terre. Le voyageur suivait a quelque distance, et enfin Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protegeait. Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa tournure et jusqu'a sa demarche. Si elle n'eut entendu sa voix, elle eut que ce n'etait pas lui. Mais il s'arreta pour regarder le chateau, et, otant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir. Quoiqu'elle ne le vit qu'en plongeant d'en haut sur sa tete, elle reconnut cette abondante chevelure doree et bouclee, et le mouvement qu'il avait coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et sur sa nuque lorsqu'il avait chaud. "Ce chateau a l'air tres-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps, j'aurais envie d'aller demander a dejeuner aux geants qui l'habitent. --Oh! n'y essayez pas, repondit le guide en secouant la tete. Les Rudolstadt ne recoivent que les mendiants ou les parents. --Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte! --Ecoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose a cacher. --Un tresor, ou un crime? --Oh! rien; c'est leur fils qui est fou. --Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service." Le guide se mit a rire. Anzoleto se remit a chanter. "Allons, dit le guide en s'arretant, voici le mauvais chemin passe; si vous voulez remonter a cheval, nous allons faire un temps de galop jusqu'a Tusta. La route est magnifique jusque la; rien que du sable. Vous trouverez la la grande route de Prague et de bons chevaux de poste. --Alors, dit Anzoleto en rajustant ses etriers, je pourrai dire: Le diable t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi, commencez a m'ennuyer singulierement." En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonca ses deux eperons dans le ventre, et, sans s'inquieter de son guide qui le suivait a grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord, soulevant des tourbillons de poussiere sur ce chemin que Consuelo venait de contempler si longtemps, et ou elle s'attendait si peu a voir passer comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'eternel souci de son coeur. Elle le suivit des yeux dans un etat de stupeur impossible a exprimer. Glacee par le degout et la crainte, tant qu'il avait ete a portee de sa voix, elle s'etait tenue cachee et tremblante. Mais quand elle le vit s'eloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-etre pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible desespoir. Elle s'elanca sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour qu'elle lui portait se reveillant avec delire, elle voulut crier vers lui pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses levres; il lui sembla que la main de la mort serrait sa gorge et dechirait sa poitrine: ses yeux se voilerent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles; et, en retombant epuisee au bas du rocher, elle se trouva dans les bras d'Albert, qui s'etait approche sans qu'elle prit garde a lui, et qui l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus cache de la montagne. LIII. La crainte de trahir par son emotion un secret qu'elle avait jusque la Si bien cache au fond de son ame rendit a Consuelo la force de se contraindre, et de laisser croire a Albert que la situation ou il l'avait surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment ou le jeune comte l'avait recue dans ses bras, pale et prete a defaillir, Anzoleto et son guide venaient de disparaitre au loin dans les sapins, et Albert put s'attribuer a lui-meme le danger qu'elle avait couru de tomber dans le precipice. L'idee de ce danger, qu'il avait cause sans doute en l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-meme a tel point qu'il ne s'apercut guere du desordre de ses reponses dans les premiers instants. Consuelo, a qui il inspirait encore parfois un certain effroi superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinat, par la force de ses pressentiments, une partie de ce mystere. Mais Albert, depuis que l'amour le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les facultes en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possedees auparavant. Elle put maitriser bientot son agitation, et la proposition qu'il lui fit de la conduire a son ermitage ne lui causa pas en ce moment le deplaisir qu'elle en eut ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que l'ame austere et l'habitation lugubre de cet homme si serieusement devoue a son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge ou elle trouverait le calme et la force necessaires pour lutter contre les souvenirs de sa passion. "C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des epreuves, pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire ou il veut m'entrainer est la comme un embleme de la tombe ou je dois m'engloutir, plutot que de suivre la trace du mauvais genie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu! Plutot que de m'attacher a ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!". "Chere Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante, ayant ce matin a recevoir et a examiner les comptes de ses fermiers, ne songeait point a nous, et que nous avions enfin la liberte d'accomplir notre pelerinage. Pourtant, si vous eprouvez encore quelque repugnance a revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs... --Non, mon ami, non, repondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais je n'ai ete mieux disposee a prier dans votre eglise, et a joindre mon ame a la votre sur les ailes de ce chant sacre que vous avez promis de me faire entendre." Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfoncant Sous les bois dans la direction opposee a celle qu'Anzoleto avait prise, Consuelo se sentit soulagee, comme si chaque pas qu'elle faisait pour s'eloigner de lui eut detruit de plus en plus le charme funeste dont elle venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si resolument, quoique grave et recueillie, que le comte Albert eut pu attribuer cet empressement naif au seul desir de lui complaire, s'il n'eut conserve cette defiance de lui-meme et de sa propre destinee qui faisait le fond de son caractere. Il la conduisit au pied du Schreckenstein, a l'entree d'une grotte remplie d'eau dormante et toute obstruee par une abondante vegetation. "Cette grotte, ou vous pouvez remarquer quelques traces de construction voutee, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns pensent que c'etait le cellier d'une maison de religieux, lorsque, a la place de ces decombres, il y avait un bourg fortifie; d'autres racontent que ce fut posterieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'etait fait ermite par esprit de penitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y penetrer, et chacun pretend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde et mortellement veneneuse, a cause des veines de cuivre par lesquelles elle s'est fraye un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la traverser aisement si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier a la force de mes bras et a la saintete de mon amour pour vous." En parlant ainsi apres s'etre assure que personne ne les avait suivis et ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eut point a mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'a mi-jambes, il se fraya un passage a travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un tres-court trajet, il la deposa sur un sable sec et fin, dans un endroit completement sombre, ou aussitot il alluma la lanterne dont il s'etait muni; et apres quelques detours dans des galeries souterraines assez semblables a celles que Consuelo avait deja parcourues avec lui, ils se trouverent a une porte de la cellule opposee a celle qu'elle avait franchie la premiere fois. "Cette construction souterraine, lui dit Albert, a ete destinee dans le principe a servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du chateau des Geants dont ce bourg etait un fief, et qui pouvaient s'y rendre secretement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupe depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de parcourir m'a semble deblayee assez nouvellement, tandis que j'ai trouve celles qui conduisent au chateau encombrees, en beaucoup d'endroits, de terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine a les degager. En outre, les vestiges que j'ai retrouves ici, les debris de natte, la cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couche sur le dos, les mains encore croisees sur la poitrine, dans l'attitude d'une derniere priere a l'heure du dernier sommeil, m'ont prouve qu'un solitaire y avait acheve pieusement et paisiblement son existence mysterieuse. Nos paysans croient que l'ame de l'ermite habite encore les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont entendue prier, soupirer, gemir, et meme qu'une musique etrange et incomprehensible est venue parfois, comme un souffle a peine saisissable, expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-meme, Consuelo, lorsque l'exaltation du desespoir peuplait la nature autour de moi de fantomes et de prodiges, j'ai cru voir le sombre penitent prosterne sous le _Hussite_; je me suis figure entendre sa voix plaintive et ses soupirs dechirants monter des profondeurs de l'abime. Mais depuis que j'ai decouvert et habite cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouve d'autre solitaire que moi, rencontre d'autre spectre que ma propre figure, ni entendu d'autres gemissements que ceux qui s'echappaient de ma poitrine." Consuelo, depuis sa premiere entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne lui avait plus jamais entendu tenir de discours insenses. Elle n'avait donc jamais ose lui rappeler les etranges paroles qu'il lui avait dites cette nuit-la, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait surpris. Elle s'etonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui demander si la tranquillite d'une telle solitude l'avait effectivement delivre des agitations dont il parlait. "Je ne saurais vous le dire bien precisement, lui repondit-il; et, a moins que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma memoire a ce travail. Je crois bien avoir ete en proie auparavant a une veritable demence. Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en l'exasperant. Lorsque, grace a Zdenko, qui possedait par tradition le secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouve un moyen de me soustraire a la sollicitude de mes parents et de cacher mes acces de desespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur moi-meme; et, certain de pouvoir me derober aux temoins importuns, lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins a bout de jouer dans ma famille le role d'un homme tranquille et resigne a tout. Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques points; mais elle sentit que ce n'etait pas le moment de le dissuader; et, s'applaudissant de le voir parler de son passe avec tant de sang-froid et de detachement, elle se mit a examiner la cellule avec plus d'attention qu'elle n'avait pu le faire la premiere fois. Elle vit alors que l'espece de soin et de proprete qu'elle y avait remarquee n'y regnait plus du tout, et que l'humidite des murs, le froid de l'atmosphere, et la moisissure des livres, constataient au contraire un abandon complet. "Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, a grand'peine, venait de rallumer le poele; je n'ai pas mis les pieds ici depuis que vous m'en avez arrache par l'effet de la toute-puissance que vous avez sur moi." Consuelo eut sur les levres une question qu'elle s'empressa de retenir. Elle etait sur le point de demander si l'ami Zdenko, le serviteur fidele, le gardien jaloux, avait neglige et abandonne aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle avait reveillee chez Albert toutes les fois qu'elle s'etait hasardee a lui demander ce qu'il etait devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait toujours elude ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre, soit en la priant d'etre tranquille, et de ne plus rien craindre de la part de l'_innocent_. Elle s'etait donc persuade d'abord que Zdenko avait recu et execute fidelement l'ordre de ne jamais se presenter devant ses yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert, pour la rassurer completement, lui avait jure, avec une mortelle paleur sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il etait parti pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette epoque, et on pensait qu'il etait mort dans quelque coin, ou qu'il avait quitte le pays. Consuelo n'avait cru ni a cette mort, ni a ce depart. Elle connaissait trop l'attachement passionne de Zdenko pour regarder comme possible une separation absolue entre lui et Albert. Quant a sa mort, elle n'y songeait point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer a elle-meme, lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation, Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle qu'il aimait, si cela devenait necessaire. Mais elle chassait cet affreux soupcon, en se rappelant la douceur et l'humanite dont toute la vie d'Albert rendait temoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillite parfaite depuis plusieurs mois, et aucune demonstration apparente de la part de Zdenko n'avait rallume la fureur que le jeune comte avait manifestee un instant. D'ailleurs il l'avait oublie, cet instant douloureux que Consuelo s'efforcait d'oublier aussi. Il n'avait conserve des evenements du souterrain que le souvenir de ceux ou il avait ete en possession de sa raison. Consuelo s'etait donc arretee a l'idee qu'il avait interdit a Zdenko l'entree et l'approche du chateau, et que par depit ou par douleur le pauvre homme s'etait condamne a une captivite volontaire dans l'ermitage. Elle presumait qu'il en sortait peut-etre seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins a sa subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veille a la sienne. En voyant l'etat de la cellule, Consuelo fut reduite a croire qu'il boudait son maitre en ne soignant plus sa retraite delaissee; et comme Albert lui avait encore affirme, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait aucun sujet de crainte, elle prit le moment ou elle le vit occupe a ouvrir peniblement la porte rouillee de ce qu'il appelait son eglise, pour aller de son cote essayer d'ouvrir celle qui conduisait a la cellule de Zdenko, ou sans doute elle trouverait des traces recentes de sa presence. La porte ceda des qu'elle eut tourne la clef; mais l'obscurite qui regnait dans cette cave l'empecha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fut passe dans l'oratoire mysterieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait preparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec precaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu a l'idee de l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas meme un souvenir de son existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait ete enleve. Le siege grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait disparu; et on eut dit, a voir l'humidite qui faisait briller les parois eclairees par la torche, que cette voute n'avait jamais abrite le sommeil d'un vivant. Un sentiment de tristesse et d'epouvante s'empara d'elle a cette decouverte. Un sombre mystere enveloppait la destinee de ce malheureux, et Consuelo se disait avec terreur qu'elle etait peut-etre la cause d'un evenement deplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et l'autre fou; l'un debonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre, farouche, peut-etre violent et impitoyable dans ses decisions. Cette sorte d'identification etrange qu'il avait autrefois revee entre lui et le fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la Boheme hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant a l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus penibles soupcons. Immobile et glacee d'horreur, elle osait a peine regarder le sol nu et froid de la grotte, comme si elle eut craint d'y trouver des traces de sang. Elle etait encore plongee dans ces reflexions sinistres, lorsqu'elle entendit Albert accorder son violon; et bientot le son admirable de l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant desire d'ecouter une seconde fois. La musique en etait originale, et Albert l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes ses angoisses pour approcher doucement du lieu ou il se trouvait, attiree et comme charmee par une puissance magnetique. LIV. La porte de _l'eglise_ etait restee ouverte; Consuelo s'arreta sur le seuil pour examiner et le virtuose inspire et l'etrange sanctuaire. Cette pretendue eglise n'etait qu'une grotte immense, taillee, ou, pour mieux dire, brisee dans le roc, irregulierement, par les mains de la nature, et creusee en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques torches eparses plantees sur des blocs gigantesques eclairaient de reflets fantastiques les flancs verdatres du rocher, et tremblotaient devant de sombres profondeurs, ou nageaient les formes vagues des longues stalactites, semblables a des spectres qui cherchent et fuient tour a tour la lumiere. Les enormes sediments que l'eau avait deposes autrefois sur les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantot ils se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se devorent les uns les autres, tantot ils partaient du sol et descendaient de la voute en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler a des dents colossales herissees a l'entree des gueules beantes que formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eut dit d'informes statues, geantes representations des dieux barbares de l'antiquite. Une vegetation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des ecailles de dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes, des massifs de jeunes cypres plantes recemment dans le milieu de l'enceinte sur des eminences de terres rapportees qui ressemblaient a des tombeaux, tout donnait a ce lieu un caractere sombre, grandiose, et terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment d'effroi succeda bientot l'admiration. Elle approcha, et vit Albert debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette eau, quoique abondante en jaillissement, etait encaissee dans un bassin si profond, qu'aucun bouillonnement n'etait sensible a la surface. Elle etait unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entoure ses marges n'etaient pas agitees du moindre tressaillement. La source etait chaude a son point de depart, et les tiedes exhalaisons qu'elle repandait dans la caverne y entretenaient une atmosphere douce et moite qui favorisait la vegetation. Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'interieur de la grotte, pour disparaitre dans les enfoncements obscurs qui en reculaient indefiniment les limites. Lorsque le comte Albert, qui jusque-la n'avait fait qu'essayer les cordes de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint a sa rencontre, et l'aida a franchir les meandres que formait la source, et sur lesquels il avait jete quelques troncs d'arbres aux endroits profonds. En d'autres endroits, des rochers epars a fleur d'eau offraient un passage facile a des pas exerces. Il lui tendit la main pour l'aider, et la souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce guide mysterieux vers lequel une sympathie irresistible la portait, tandis qu'une repulsion indefinissable l'en eloignait en meme temps. Arrivee au bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de quelques pieds, un objet peu propre a la rassurer. C'etait une sorte de monument quadrangulaire, forme d'ossements et de cranes humains, artistement agences comme on en voit dans les catacombes. "N'en soyez point emue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel devant lequel j'aime a mediter et a prier. --Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naivete melancolique. Sont-ce la les ossements des Hussites ou des Catholiques? Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et martyrs d'une foi egalement vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la croyance hussite, preferablement a celle de vos parents, et que les reformes posterieures a celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez austeres ni assez energiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce qu'on m'a dit de vous? --Si l'on vous a dit que je preferais la reforme des Hussites a celle des Lutheriens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je prefere les exploits des Taborites a ceux des soldats de Wallenstein, on vous a dit la verite, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, a vous qui, par intuition, pressentez la verite, et connaissez la Divinite mieux que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attiree dans ce lieu pour surcharger votre ame pure et troubler votre paisible conscience des meditations et des tourments de ma reverie! Restez comme vous etes, Consuelo! Vous etes nee pieuse et sainte; de plus, vous etes nee pauvre et obscure, et rien n'a tente d'alterer en vous la droiture de la raison et la lumiere de l'equite. Nous pouvons prier ensemble sans discuter, vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu apres avoir beaucoup cherche. Dans quelque temple que vous ayez a elever la voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la vraie foi embrasera votre ame. Ce n'est donc pas pour vous instruire, mais pour que la revelation passe de vous en moi, que j'ai desire l'union de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les ossements de mes peres. --Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous les appelez, sont ceux des Hussites precipites par la fureur sanguinaire des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, a l'epoque de votre ancetre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles represailles. On m'a raconte aussi qu'apres avoir brule le village, il avait fait combler le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurite de cette voute, au-dessus de ma tete, un cercle de pierres taillees qui annonce que nous sommes precisement au-dessous de l'endroit ou plusieurs fois je suis venue m'asseoir, apres m'etre fatiguee a vous chercher en vain. Dites, comte Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptise la Pierre d'Expiation? --Oui, c'est ici, repondit Albert, que des supplices et des violences atroces ont consacre l'asile de ma priere et le sanctuaire de ma douleur. Vous voyez d'enormes blocs suspendus au-dessus de nos tetes, et d'autres parsemes sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y lanca, par l'ordre de celui qu'on appelait _le redoutable aveugle_; mais ils ne servirent qu'a repousser les eaux vers les lits souterrains qu'elles tendaient a se frayer. La construction du puits fut rompue, et j'en ai fait disparaitre les ruines sous les cypres que j'y ai plantes; il eut fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette caverne. Les blocs qui s'entasserent dans le col de la citerne y furent arretes par un escalier tournant, semblable a celui que vous avez eu le courage de descendre dans le puits de mon parterre, au chateau des Geants. Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serres et contenus chaque jour davantage. S'il s'en echappe parfois quelque parcelle, c'est seulement dans les fortes gelees des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien a craindre maintenant de la chute de ces pierres. --Ce n'est pas la ce qui me preoccupe, Albert, reprit Consuelo en reportant ses regards sur l'autel lugubre ou il avait pose son stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif a la memoire et a la depouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns etaient plus pardonnables que ceux des autres." Consuelo parlait ainsi d'un ton severe et en regardant Albert avec mefiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait a l'esprit, et toutes ses questions avaient trait dans sa pensee a une sorte d'interrogatoire de haute justice criminelle qu'elle lui eut fait subir, si elle l'eut ose. L'emotion douloureuse qui s'empara tout a coup du comte lui sembla etre l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa contre sa poitrine, comme s'il l'eut sentie se dechirer. Son visage changea d'une maniere effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eut trop bien comprise. "Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'ecria-t-il enfin en s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tete vers ces cranes desseches qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non, vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides reflexions reveillent en moi la memoire des jours funestes que j'ai traverses. Vous ne savez pas que vous parlez a un homme qui a vecu des siecles de douleur, et qui, apres avoir ete dans la main de Dieu, l'instrument aveugle de l'inflexible justice, a recu sa recompense et subi son chatiment. J'ai tant souffert, tant pleure, tant expie ma destinee farouche, tant repare les horreurs ou la fatalite m'avait entraine, que je me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'etait le besoin qui devorait ma poitrine ardente! c'etait ma priere et mon voeu de tous les instants! c'etait le signe de mon alliance avec les hommes et de ma reconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des annees, prosterne sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la premiere fois, Consuelo, je commencai a esperer. Et lorsque vous avez eu pitie de moi, j'ai commence a croire que j'etais sauve. Tenez, voyez cette couronne de fleurs fletries et deja pretes a tomber en poussiere, dont j'ai entoure le crane qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai arrosees de bien des larmes ameres et delicieuses: c'est vous qui les aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de ma misere, a l'hote fidele de ma sepulture. Eh bien, en les couvrant de pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiete si vous pourriez jamais avoir une affection veritable et profonde pour un criminel tel que moi, pour un fanatique sans pitie, pour un tyran sans entrailles... --Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec force, partagee entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond abattement d'Albert. Si vous avez une confession a faire, faites-la ici, faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous absoudre et vous aimer. --M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a ete entraine par la colere du ciel dans une carriere d'iniquites!" Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en reveillant le feu qui couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert aux preoccupations de sa monomanie. Ce n'etait plus le moment de les combattre par le raisonnement: elle s'efforca de le calmer par les moyens memes que sa demence lui indiquait. "Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a ete consacree a la priere et au repentir, vous n'avez plus rien a expier, et Dieu pardonne a Jean Ziska. --Dieu ne se revele pas directement aux humbles creatures qui le servent, repondit le comte en secouant la tete. Il les abaisse ou les encourage en se servant des unes pour le salut ou pour le chatiment des autres. Nous sommes tous les interpretes de sa volonte, quand nous cherchons a reprimander ou a consoler nos semblables dans un esprit de charite. Vous n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de l'absolution. Le pretre lui-meme n'a pas cette haute mission que l'orgueil ecclesiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grace divine en m'aimant. Votre amour peut me reconcilier avec le ciel, et me donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siecles passes... Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses, que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et genereux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma pensee l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous repond __oui_, ce _oui_ sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma rehabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur, l'_oubli!_ C'est ainsi seulement que vous pourrez etre la pretresse de mon culte, et que mon ame sera deliee dans le ciel, comme celle du catholique croit l'etre par la bouche de son confesseur. Dites que vous m'aimez, s'ecria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour l'entourer de ses bras." Mais elle recula, effrayee du serment qu'il lui demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gemissement profond, et en s'ecriant: "Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer, que je ne serais jamais pardonne, que je n'_oublierais_ jamais les jours ou je ne l'ai pas connue! --Albert, cher Albert, dit Consuelo profondement emue de la douleur qui le dechirait, ecoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de vouloir vous leurrer par l'idee d'un miracle, et cependant vous m'en demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprecie nos merites, peut tout pardonner. Mais une creature faible et bornee, comme moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa pensee et de son devouement, un amour aussi etrange que le votre? Il me semble que c'est a vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous demandez, et qu'il ne depend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique de la devotion qui m'a ete un peu enseignee dans mon enfance, je vous dirai qu'il faut etre en etat de grace pour etre releve de ses fautes. Eh bien, l'espece d'absolution que vous demandez a mon amour, la meritez-vous? Vous reclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le plus doux; et il me semble que votre ame n'est disposee ni a la douceur, ni a la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensees, et comme d'eternels ressentiments. --Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas. --Je veux dire que vous etes toujours en proie a des reves funestes, a des idees de meurtre, a des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siecles, et dont vous cherissez en meme temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et sublimes, vous les attribuez a la volonte du ciel, a la juste colere de Dieu. Enfin, vous etes effraye et orgueilleux a la fois de jouer dans votre imagination le role d'une espece d'ange exterminateur. En supposant que vous ayez ete vraiment, dans le passe, un homme de vengeance et de destruction, on dirait que vous avez garde l'instinct, la tentation, et presque le gout de cette destinee affreuse, puisque vous regardez toujours au dela de votre vie presente, et que vous pleurez sur vous comme sur un criminel condamne a l'etre encore. --Non, grace au Pere tout-puissant des ames, qui les reprend et les retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre a l'activite de la vie! s'ecria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conserve aucun instinct de violence et de ferocite. C'est bien assez de savoir que j'ai ete condamne a traverser, le glaive et la torche a la main, ces temps barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi, _le temps du zele et de la fureur_. Mais vous ne savez point l'histoire, sublime enfant; vous ne comprenez pas le passe; et les destinees des nations, ou vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un role d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des enigmes. Il faut que vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes verites, et que vous ayez une idee de ce que la justice de Dieu commande parfois aux hommes infortunes. --Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les ceremonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacre de part ou d'autre, pour que les nations se soient egorgees au nom de la divine Eucharistie. --Vous avez raison de l'appeler divine, repondit Albert en s'asseyant aupres de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'egalite, cette ceremonie instituee par un etre divin entre tous les hommes, pour eterniser le principe de la fraternite, ne merite pas moins de votre bouche, o vous qui etes l'egale des plus grandes puissances et des plus nobles creatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant il est encore des etres vaniteux et insenses qui vous regarderont comme d'une race inferieure a la leur, et qui croiront votre sang moins precieux que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi, Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je m'elevais dans ma pensee au-dessus de vous? --Je vous pardonnerais un prejuge que toute votre caste regarde comme sacre, et contre lequel je n'ai jamais songe a me revolter, heureuse que je suis d'etre nee libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les grands. --Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guere; et vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille aupres d'un homme qui vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous etiez proclamee, par droit de naissance, imperatrice de la Germanie. Oh! laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractere et de mes principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette celeste pitie qui vous a amenee ici la premiere fois. Eh bien, ma soeur cherie, reconnaissez donc dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit de raisonnements philosophiques), que l'egalite est sainte, que c'est la volonte du pere des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher a l'etablir entre eux. Lorsque les peuples etaient fortement attaches aux ceremonies de leur culte, la communion representait pour eux toute l'egalite dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse, qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et esperer, dans l'avenir du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation boheme avait toujours voulu observer les memes rites eucharistiques que les apotres avaient enseignes et pratiques. C'etait bien la communion antique et fraternelle, le banquet de l'egalite, la representation du regne de Dieu, c'est-a-dire de la vie de communaute, qui devait se realiser sur la face de la terre. Un jour, l'eglise romaine qui avait range les peuples et les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut separer le chretien du pretre, la nation du sacerdoce, le peuple du clerge. Elle mit le calice dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinite dans des tabernacles mysterieux; et, par des interpretations absurdes, ces pretres erigerent l'Eucharistie en un culte idolatrique, auquel les citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et la coupe sainte, la coupe glorieuse ou l'indigent allait desalterer et retremper son ame, fut enfermee dans des coffres de cedre et d'or, d'ou elle ne sortait plus que pour approcher des levres du pretre. Lui seul etait digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant devait s'agenouiller devant lui, et lecher sa main pour manger le pain des anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'ecria tout d'une voix: _La coupe! rendez-nous la coupe!_ La coupe aux petits, la coupe aux enfants, aux femmes, aux pecheurs et aux alienes! la coupe a tous les pauvres, a tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de revolte et de ralliement de toute la Boheme. Vous savez le reste, Consuelo; vous savez qu'a cette idee premiere, qui resumait dans un symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier et genereux, vinrent se rattacher, par suite de la persecution, et au sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les idees de liberte patriotique et d'honneur national. La conquete de la coupe entraina les plus nobles conquetes, et crea une societe nouvelle. Et maintenant si l'histoire, interpretee par des juges ignorants ou sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumerent seules ces guerres funestes, soyez sure que c'est un mensonge fait a Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions Particulieres vinrent souiller les exploits de nos peres; mais c'etait le vieil esprit de domination et d'avidite qui rongeait toujours les riches et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause sainte. Le peuple, barbare mais sincere, fanatique mais inspire, s'incarna dans des sectes dont les noms poetiques vous sont connus. Les Taborites, les Orebites, les Orphelins, les Freres de l'union, c'etait la le peuple martyr de sa croyance, refugie sur les montagnes, observant dans sa rigueur la loi de partage et d'egalite absolue, ayant foi a la vie eternelle de l'ame dans les habitants du monde terrestre, attendant la venue et le festin de Jesus-Christ, la resurrection de Jean Huss, de Jean Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient preche et servi la liberte. Cette croyance n'est point une fiction, selon moi, Consuelo. Notre role sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose communement, et nos devoirs s'etendent au dela de la tombe. Quant a l'attachement etroit et pueril qu'il plait au chapelain, et peut-etre a mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours d'agitation et de fievre, j'aie paru confondre le symbole avec le principe, la figure avec l'idee, ne me meprisez pas trop, Consuelo. Au fond de ma pensee je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites oublies, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui a des hommes plus eclaires, s'ils consentaient a ouvrir les yeux, et si le joug de l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberte. On a durement et faussement interprete mes sympathies, mes gouts et mes habitudes. Las de voir la sterilite et la vanite de l'intelligence des hommes de ce siecle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces vagabonds, tous ces enfants desherites des biens de la terre et de l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir a converser avec eux; a retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle insenses, les lueurs fugitives, mais souvent eclatantes, de la logique divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et reprouves, les traces profondes, quoique souillees, de la justice et de l'innocence, sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi, m'asseoir a la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu charitablement que je me livrais a des pratiques d'heresie, et meme de sorcellerie. Que puis-je repondre a de telles accusations? Et quand mon esprit, frappe de lectures et de meditations sur l'histoire de mon pays, s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au delire, et qui en etaient peut-etre, on a eu peur de moi, comme d'un frenetique, inspire par le diable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous expliquer cette mysterieuse allegorie, creee par les pretres de toutes les religions? --Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassuree et presque persuadee, avait oublie sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan. A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois jamais revoltee ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchainerait si loin de lui et de nous, que nous ne pourrions pas le savoir. --S'il existait, il ne pourrait etre qu'une creation monstrueuse de ce Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aime nier que de ne pas le reconnaitre pour le type et l'ideal de toute perfection, de toute science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversite? C'est une fable qu'il faut renvoyer a l'enfance du genre humain, alors que les fleaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits createurs et souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux principes presque egaux, puisque le regne d'Eblis devait durer des siecles innombrables, et ne ceder qu'apres de formidables combats dans les spheres de l'empyree. Mais pourquoi, apres la predication de Jesus et la lumiere pure de l'Evangile, les pretres oserent-ils ressusciter et sanctionner dans l'esprit des peuples cette croyance grossiere de leurs antiques aieux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interpretation de la doctrine apostolique, la notion du bien et du mal etait restee obscure et inachevee dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacre le principe de division absolue dans les droits et dans les destinees de l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du temporel. L'ascetisme chretien exaltait l'ame, et fletrissait le corps. Peu a peu, le fanatisme ayant pousse a l'exces cette reprobation de la vie materielle, et la societe ayant garde, malgre la doctrine de Jesus, le regime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre et de regner par l'intelligence, tandis que le grand nombre vegeta dans les tenebres de la superstition. Il arriva alors en realite que les castes eclairees et puissantes, le clerge surtout, furent l'ame de la societe, et que le peuple n'en fut que le corps. Quel etait donc, dans ce sens, le vrai patron des etres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le diable; car Dieu donnait la vie de l'ame, et proscrivait la vie des sens, vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers. Une secte mysterieuse et singuliere reva, entre beaucoup d'autres, de rehabiliter la vie de la chair, et de reunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divises. Elle voulut sanctionner l'amour, l'egalite, la communaute de tous, les elements de bonheur. C'etait une idee juste et sainte. Quels en furent les abus et les exces, il n'importe. Elle chercha donc a relever de son abjection le pretendu principe du mal, et a le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien. Satan fut absous et reintegre par ces philosophes dans le choeur des esprits celestes; et par de poetiques interpretations, ils affecterent de regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des usurpateurs de gloire et de puissance. C'etait bien vraiment la figure des pontifes et des princes de l'Eglise, de ceux qui avaient refoule dans les fictions de l'enfer la religion de l'egalite et le principe du bonheur pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des abimes ou il rugissait enchaine, comme le divin Promethee, depuis tant de siecles. Ses liberateurs n'oserent l'invoquer hautement; mais dans des formules mysterieuses et profondes, ils exprimerent l'idee de son apotheose et de son regne futur sur l'humanite, trop longtemps detronee, avilie et calomniee comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces explications. Pardonnez-les-moi, chere Consuelo. On m'a represente a vous comme l'antechrist et l'adorateur du demon; je voulais me justifier, et me montrer a vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent. --Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de la formule des Lollards. --Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert." Et il continua de lui expliquer le sens eleve de ces grandes verites dites heretiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les accusations et les arrets de leur mauvaise foi. Il s'anima peu a peu en revelant les etudes, les contemplations et les reveries austeres qui l'avaient lui-meme conduit a l'ascetisme et a la superstition, dans des temps qu'il croyait plus eloignes qu'ils ne l'etaient en effet. En s'efforcant de rendre cette confession claire et naive, il arriva a une lucidite d'esprit extraordinaire, parla de lui-meme avec autant de sincerite et de jugement que s'il se fut agi d'un autre, et condamna les miseres et les defaillances de sa propre raison comme s'il eut ete depuis longtemps gueri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de sagesse, qu'a part la notion du temps, qui semblait inappreciable pour lui dans le detail de sa vie presente (puisqu'il en vint a se blamer de s'etre cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres personnages du passe, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il etait retombe dans cette aberration), il etait impossible a Consuelo de ne pas reconnaitre en lui un homme superieur, eclaire de connaissances plus etendues et d'idees plus genereuses, et plus justes par consequent, qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontres. --Peu a peu l'attention et l'interet avec lesquels elle l'ecoutait, la vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille, prompte a comprendre, patiente a suivre toute etude, et puissante pour s'assimiler tout element de connaissance elevee, animerent Rudolstadt d'une conviction toujours plus profonde, et son eloquence devint saisissante. Consuelo, apres quelques questions et quelques objections auxquelles il sut repondre heureusement, ne songea plus tant a satisfaire sa curiosite naturelle pour les idees, qu'a jouir de l'espece d'enivrement d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait emue dans la journee, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu pittoresque ou elle se trouvait, avec ses cypres, ses rochers terribles, et son autel lugubre, lui parut, a la lueur mouvante des torches, une sorte d'Elysee magique ou se promenaient d'augustes et solennelles apparitions. Elle tomba, quoique bien eveillee, dans une espece de somnolence de ces facultes d'examen qu'elle avait tenues un peu trop tendues pour son organisation poetique. N'entendant plus ce que lui disait Albert, mais plongee dans une extase delicieuse, elle s'attendrit a l'idee de ce Satan qu'il lui avait montre comme une grande idee meconnue, et que son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pale et douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchee vers elle la fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout a coup elle s'apercut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa main, qu'il n'etait plus assis a ses cotes, mais qu'il etait debout a deux pas d'elle, aupres de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'etrange musique dont elle avait ete deja surprise et charmee. LV. Albert fit chanter d'abord a son instrument plusieurs de ces cantiques anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-etre oublies desormais en Boheme, mais dont Zdenko avait garde la precieuse tradition, et dont le comte avait retrouve la lettre a force d'etudes et de meditation. Il s'etait tellement nourri l'esprit de ces compositions, barbares au premier abord, mais profondement touchantes et vraiment belles pour un gout serieux et eclaire, qu'il se les etait assimilees au point de pouvoir improviser longtemps sur l'idee de ces motifs, y meler ses propres idees, reprendre et developper le sentiment primitif de la composition, et s'abandonner a son inspiration personnelle, sans que le caractere original, austere et frappant, de ces chants antiques fut altere par son interpretation ingenieuse et savante. Consuelo s'etait promis d'ecouter et de retenir ces precieux echantillons de l'ardent genie populaire de la vieille Boheme. Mais tout esprit d'examen lui devint bientot impossible, tant a cause de la disposition reveuse ou elle se trouvait, qu'a cause du vague repandu dans cette musique etrangere a son oreille. Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est point le produit de la science et de la reflexion, mais celui d'une inspiration qui echappe a la rigueur des regles et des conventions. C'est la musique populaire: c'est celle des paysans particulierement. Que de belles poesies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigne se renfermer dans la version absolue d'un theme arrete! L'artiste inconnu qui improvise sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa charrue (et il en est encore, meme dans les contrees qui paraissent les moins poetiques), s'astreindra difficilement a retenir et a fixer ses fugitives idees. Il communique cette ballade aux autres musiciens, enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en hameau, de chaumiere en chaumiere, chacun la modifiant au gre de son genie individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales, si piquantes de naivete ou si profondes de sentiment, se perdent pour la plupart, et n'ont guere jamais plus d'un siecle d'existence dans la memoire des paysans. Les musiciens formes aux regles de l'art ne s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dedaignent, faute d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez eleve pour les comprendre; d'autres se rebutent de la difficulte qu'ils rencontrent aussitot qu'ils veulent trouver cette veritable et primitive version, qui n'existe deja peut-etre plus pour l'auteur lui-meme; et qui certainement n'a jamais ete reconnue comme un type determine et invariable par ses nombreux interpretes. Les uns l'ont alteree par ignorance; les autres l'ont developpee, ornee, ou embellie par l'effet de leur superiorite, parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris a en refouler les instincts. Ils ne savent point eux-memes qu'ils ont transforme l'oeuvre primitive, et leurs naifs auditeurs ne s'en apercoivent pas davantage. Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il chante a la maniere des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation est continuelle, quoique les elements de son chant varie a l'infini soient toujours les memes. D'ailleurs le genie du peuple est d'une fecondite sans limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il cree a toute heure, comme la nature qui l'inspire. [Note 1: Si vous ecoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font le metier de menetriers dans nos campagnes du centre de la France, vous verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions du meme genre et du meme caractere, mais qui ne sont jamais empruntees les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce repertoire immense est entierement renouvele. J'ai eu dernierement avec un de ces menestrels ambulants la conversation suivante: "Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris a jouer de la cornemuse a gros bourdon, et de la musette a clefs.---Ou avez-vous pris des lecons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel etait votre maitre?---Un homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel ton jouez-vous la?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce pas en _re_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _re_.--Comment donc s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs differents?--On ecoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font toujours; ils ne s'arretent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils coupent le bois.--Ils sont bucherons?--Presque tous bucherons. On dit chez nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours la qu'on la trouve.--Et c'est la que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les petits musiciens n'y vont pas. Ils ecoutent ce qui vient par les chemins, et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_ veritable, il faut aller ecouter les bucherons du Bourbonnais.--Et comment cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir a la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu, mais guere, et ca ne vaut pas grand'chose. Il faut etre ne dans les bois, et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_; mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne pas nous en meler. Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en put venir a bout, peut-etre parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait indigne de le comprendre. Il etait jeune, serieux, noir comme un pifferaro de la Calabre, allait de fete en fete, jouant tout le jour, et ne dormant pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues avant le lever du soleil pour se transporter d'un village a l'autre. Il ne s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin a etourdir un boeuf, et ne se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir _perdu son vent_. Plus il buvait, plus il etait grave et fier. Il jouait fort bien, et avait grandement raison d'etre vain de son accent. Nous observames que son jeu etait une modification perpetuelle de chaque theme. Il fut impossible d'ecrire un seul de ces themes sans prendre note pour chacun d'une cinquantaine de versions differentes. C'etait la son merite probablement et son art. Ses reponses a mes questions m'ont fait retrouver, je crois, l'etymologie du nom de _bourree_ qu'on donne aux danses de ce pays. _bourree_ est le synonyme de fagot, et les bucherons du Bourbonnais ont donne ce nom a leurs compositions musicales, comme maitre Adam donna celui de _chevilles_ a ses poesies.] Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de poesie et de sensibilite, pour comprendre la musique populaire et pour l'aimer passionnement. En cela elle etait grande artiste, et les theories savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ote a son genie de cette fraicheur et de cette suavite qui est le tresor de l'inspiration et la jeunesse de l'ame. Elle avait dit quelquefois a Anzoleto, en cachette du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pecheurs de l'Adriatique que toute la science de _Padre Martini_ et de _maestro Durante_. Les boleros et les cantiques de sa mere etaient pour elle une source de vie poetique, ou elle ne se lassait pas de puiser tout au fond de ses souvenirs cheris. Quelle impression devait donc produire sur elle le genie musical de la Boheme, l'inspiration de ce peuple pasteur, guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants elements de force et d'activite! C'etaient la des caracteres frappants et tout a fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare intelligence de l'esprit national et du sentiment energique et pieux qui l'avait fait naitre. Il y joignait, en improvisant, la profonde melancolie et le regret dechirant que l'esclavage, avait imprime a son caractere personnel et a celui de son peuple; et ce melange de tristesse et de bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis a des cris de detresse, etaient l'expression la plus complete et la plus profonde, et de la pauvre Boheme, et du pauvre Albert. On a dit avec raison que le but de la musique, c'etait l'emotion. Aucun autre art ne reveillera d'une maniere aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de l'ame, et les splendeurs de la nature, et les delices de la contemplation, et le caractere des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gre de son genie et selon toute la portee du notre. Elle cree meme l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puerilites des effets de sonorite, ni dans l'etroite imitation des bruits reels, elle nous fait voir, a travers un voile vaporeux qui les agrandit et les divinise, les objets exterieurs ou elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaitre devant nous les fantomes gigantesques des antiques cathedrales, en meme temps qu'ils nous feront penetrer dans la pensee des peuples qui les ont baties et qui s'y sont prosternes pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naivement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'ecouter comme il convient, il ne serait pas necessaire de faire le tour du monde, de voir les differentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins, ou leurs deserts. Un chant juif bien rendu nous fait penetrer dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un veritable air ecossais, comme toute l'Espagne est dans un veritable air espagnol. J'ai ete souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, a Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrees que si je les avais examines durant des annees! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y faire vivre de toute la vie qui les anime. C'etait l'essence de cette vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique. Peu a peu Consuelo cessa d'ecouter et meme d'entendre le violon d'Albert. Toute son ame etait attentive; et ses sens, fermes aux perceptions directes, s'eveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit a travers des espaces inconnus habites par de nouveaux etres. Elle voyait, dans un chaos etrange, a la fois horrible et magnifique, s'agiter les spectres des vieux heros de la Boheme; elle entendait le glas funebre de la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient du sommet de leurs monts fortifies, maigres, demi-nus, sanglants et farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les nuages, le calice et le glaive a la main. Suspendus en troupe serree sur la tete des pontifes prevaricateurs, elle les voyait verser sur la terre maudite la coupe de la colere divine. Elle croyait entendre le choc de leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes derriere eux pour eteindre l'embrasement allume par leur fureur. Tantot c'etait une nuit d'epouvante et de tenebres, ou elle entendait gemir et raler les cadavres abandonnes sur les champs de bataille. Tantot c'etait un jour ardent dont elle osait soutenir l'eclat, et ou elle voyait passer comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond, sa cuirasse rouillee, et le bandeau ensanglante qui lui couvrait les yeux. Les temples s'ouvraient d'eux-memes a son approche; les moines fuyaient dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs tresors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des vieillards extenues, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souilles d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts angeliques, les femmes guerrieres portant des faisceaux de piques et des torches de resine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange, radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a places dans ses compositions apocalyptiques, venait offrir a leurs levres avides la coupe de bois, le calice du pardon, de la rehabilitation, et de la sainte egalite. Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passerent en cet instant devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le plus beau des immortels apres Dieu, le plus triste apres Jesus, le plus fier parmi les plus fiers. Il trainait apres lui les chaines qu'il avait brisees; et ses ailes fauves, depouillees et pendantes, portaient les traces de la violence et de la captivite. Il souriait douloureusement aux hommes souilles de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein. Tout a coup il sembla a Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il disait par la bouche de Satan: "Non, le Christ mon frere ne vous a pas aimes plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le demon, je suis l'archange de la revolte legitime et le patron des grandes luttes. Comme le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprime. Quand il vous promettait le regne de Dieu sur la terre, quand il vous annoncait son retour parmi vous, il voulait dire qu'apres avoir subi la persecution, vous seriez recompenses, en conquerant avec lui et avec moi la liberte et le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que nous revenons, tellement unis l'un a l'autre que nous ne faisons plus qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu dans les tenebres ou l'ignorance m'avait jete, et ou je subissais, dans les flammes du desir et de l'indignation, les memes tourments que lui ont fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps. Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaines, il a eteint mon bucher, il m'a reconcilie avec Dieu et avec vous. Et desormais la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la fierte et la volonte. C'est lui, Jesus, qui est le misericordieux, le doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis le fort, le belliqueux, le severe, et le perseverant. O peuple! ne reconnais-tu pas celui qui t'a parle dans le secret de ton coeur, depuis que tu existes, et qui, dans toutes tes detresses, t'a soulage en te disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est du, exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as portes? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes melees a celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brulantes, et tu les boiras aussi salutaires!" Cette hallucination remplit de douleur et de pitie le coeur de Consuelo. Elle croyait voir et entendre l'ange dechu pleurer et gemir aupres d'elle. Elle le voyait grand, pale, et beau, avec ses longs cheveux en desordre sur son front foudroye, mais toujours fier et leve vers le ciel. Elle l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des freres bohemes, c'etait a elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait doucement sa mefiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un regard magnetique auquel il lui etait impossible de resister. Fascinee, hors d'elle-meme, elle se leva, et s'elanca vers lui les bras ouverts, en flechissant les genoux. Albert laissa echapper son violon, qui rendit un son plaintif en tombant, et recut la jeune fille dans ses bras en poussant un cri de surprise et de transport. C'etait lui que Consuelo ecoutait et regardait, en revant a l'ange rebelle; c'etait sa figure, en tout semblable a l'image qu'elle s'en etait formee, qui l'avait attiree et subjuguee; c'etait contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en disant d'une voix etouffee: "A toi! a toi! ange de douleur; a toi et a Dieu pour toujours!" Mais a peine les levres tremblantes d'Albert eurent-elles effleure les siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et embraser tour a tour sa poitrine et son cerveau. Enlevee brusquement a son illusion, elle eprouva un choc si violent dans tout son etre qu'elle se crut pres de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber contre les ossements de l'autel, dont une partie s'ecroula sur elle avec un bruit affreux. En se voyant couverte de ces debris humains, et en regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre en quelque sorte maitre de son ame et de sa liberte dans un moment d'exaltation insensee, elle eprouva une terreur et une angoisse si horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux epars en criant avec des sanglots: "Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour! O mon Dieu! tirez-moi de ce sepulcre, et rendez-moi a la lumiere du soleil!" Albert, la voyant palir et delirer, s'elanca vers elle, et voulut la prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son epouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit a fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers. "Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arretez-vous! La mort est sous vos pieds! attendez-moi!" Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le ruisseau en sautant avec la legerete d'une biche, et sans savoir pourtant ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et plante de cypres, contre une eminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur une terre fine et fraichement remuee. Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur succeda a son epouvante. Suffoquee, haletante, et ne comprenant plus rien a ce qu'elle venait d'eprouver, elle laissa le comte la rejoindre et s'approcher d'elle. Il s'etait elance sur ses traces, et avait eu la presence d'esprit de prendre a la hate, en passant, une des torches plantees sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'eclairer au milieu des detours du ruisseau, s'il ne parvenait pas a l'atteindre avant un endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger. Atterre, brise par des emotions si soudaines et si contraires, le pauvre jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'etait assise sur le monceau de terre qui l'avait fait trebucher, et n'osait pas non plus lui adresser la parole. Confuse et les yeux baisses, elle regardait machinalement le sol ou elle se trouvait. Tout a coup elle s'apercut que cette eminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle etait effectivement assise sur une fosse recemment recouverte, que jonchaient quelques branches de cypres a peine fletries et des fleurs dessechees. Elle se leva precipitamment, et, dans un nouvel acces d'effroi qu'elle ne put maitriser, elle s'ecria: "O Albert! qui donc avez-vous enterre ici? --J'y ai enterre ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous connaitre, repondit Albert en laissant voir la plus douloureuse emotion. Si c'est un sacrilege, comme je l'ai commis dans un jour de delire et avec l'intention de remplir un devoir sacre, Dieu me le pardonnera. Je vous dirai plus tard quelle ame habita le corps qui repose ici. Maintenant vous etes trop emue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez, Consuelo, sortons de ce lieu ou vous m'avez fait dans un instant le plus heureux et le plus malheureux des hommes. --Oh! oui, s'ecria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison m'abandonne." Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait devant, en s'arretant et en baissant sa torche a chaque pierre, pour que sa compagne put la voir et l'eviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de la cellule, un souvenir en apparence eloigne de la disposition d'esprit ou elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une preoccupation d'artiste, se reveilla chez Consuelo. "Albert, dit-elle, vous avez oublie votre violon aupres de la source. Cet admirable instrument qui m'a cause des emotions inconnues jusqu'a ce jour, je ne saurais consentir a le savoir abandonne a une destruction certaine dans cet endroit humide." Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait desormais a tout ce qui n'etait pas Consuelo. Mais elle insista: "II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant.... --S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se detruire, repondit-il avec amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit aneanti. --Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue a un sentiment de respect pour le genie musical du comte. L'emotion a depasse mes forces, voila tout; et le ravissement s'est change en agonie. Allez le chercher, mon ami; je veux moi-meme le remettre avec soin dans sa boite, en attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos mains, et l'ecouter encore." Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le comte en recevant cette esperance. Il rentra dans la grotte pour lui obeir; et, restee seule quelques instants, elle se reprocha sa folle terreur et ses soupcons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en rougissant, ce mouvement de fievre qui l'avait jetee dans ses bras; mais elle ne pouvait se defendre d'admirer le respect modeste et la chaste timidite de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une telle circonstance pour lui dire meme un mot de son amour. La tristesse qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa demarche brisee, annoncaient assez qu'il n'avait concu aucune esperance audacieuse, ni pour le present, ni pour l'avenir. Elle lui sut gre d'une si grande delicatesse de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espece d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain. Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre jusqu'au bout, et accuser Albert en depit d'elle-meme. En s'approchant de la porte, ses yeux tomberent sur une inscription en bohemien, dont, excepte un seul elle comprit aisement tous les mots, puisqu'elle les savait par coeur. Une main, qui ne pouvait etre que celle de Zdenko, avait trace a la craie sur la porte noire et profonde: _Que celui a qui on a fait tort te ..._ Le dernier mot etait inintelligible pour Consuelo; et cette circonstance lui causa une vive inquietude. Albert revint, serra son violon, sans qu'elle eut le courage ni meme la pensee de l'aider, comme elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait eprouvee de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort dans la serrure rouillee, elle ne put s'empecher de mettre le doigt sur le mot mysterieux, en regardant son hote d'un air d'interrogation. "Cela signifie, repondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange meconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout a l'heure, Consuelo.... --Oui, Satan; je sais cela; et le reste? --Que Satan, dis-je, te pardonne! --Et quoi pardonner? reprit-elle en palissant. --Si la douleur doit se faire pardonner, repondit le comte avec une serenite melancolique, j'ai une longue priere a faire." Ils entrerent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'a la Cave du Moine. Mais lorsque la clarte du jour exterieur vint, a travers le feuillage, tomber en reflets bleuatres sur le visage du comte, Consuelo vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses joues. Elle en fut affectee; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air craintif pour la transporter jusqu'a la sortie, elle prefera mouiller ses pieds dans cette eau saumatre que de lui permettre de la soulever dans ses bras. Elle prit pour pretexte l'etat de fatigue et d'abattement ou elle le voyait, et hasardait deja sa chaussure delicate dans la vase, lorsque Albert lui dit en eteignant son flambeau: "Adieu donc, Consuelo! je vois a votre aversion pour moi que je dois rentrer dans la nuit eternelle, et, comme un spectre evoque par vous un instant, retourner a ma tombe apres n'avoir reussi qu'a vous faire peur. --Non! votre vie m'appartient! s'ecria Consuelo en se retournant et en l'arretant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre. --Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantome d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est point aime est seul partout et avec tous. --Albert, Albert! vous me dechirez le coeur. Venez, portez-moi dehors. Il me semble qu'a la pleine lumiere du jour, je verrai enfin clair dans ma propre destinee." LVI. Albert obeit; et quand ils commencerent a descendre de la base du Schreckenstein vers les vallons inferieurs, Consuelo sentit, en effet, ses agitations se calmer. "Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi maintenant que j'ai eu tout a l'heure un acces de folie dans la grotte. --Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parle, moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir. Il faudra aussi que je parvienne a l'oublier! --Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si je vous racontais la vision etrange que j'ai eue en ecoutant vos airs bohemiens, vous verriez que j'etais hors de sens quand je vous ai cause une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos.... Mon Dieu! Le ciel m'est temoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous. --Je sais que vous ne tenez point a la vie, Consuelo! Et moi je sens que j'y tiendrais avec tant d'aprete, si.... --Achevez donc! --Si j'etais aime comme j'aime! --Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous aimerais sans doute comme vous meritez de l'etre, si ... --Achevez a votre tour! --Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime. --Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous; je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans doute! --Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux mourir tout de suite que de recommencer le passe. Mais votre rang dans le monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, ou voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possede rien au monde que ma fierte et mon desinteressement; que me resterait-il si j'en faisais le sacrifice? --Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitie. Comment pourrais-tu etre humiliee de me faire l'aumone de quelque bonheur? Lequel de nous serait donc prosterne devant l'autre? En quoi ma fortune te degraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres, si elle te pesait autant qu'a moi? Crois-tu que je n'aie pas pris des longtemps la ferme resolution de l'employer comme il convient a mes croyances et a mes gouts, c'est-a-dire de m'en debarrasser, quand la perte de mon pere viendra ajouter la douleur de l'heritage a la douleur de la separation! Eh bien, as-tu peur d'etre riche? j'ai fait voeu de pauvrete. Crains-tu d'etre illustree par mon nom? c'est un faux nom, et le veritable est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure a la memoire de mon pere; mais, dans l'obscurite ou je me plongerai, nul n'en sera ebloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin, quant a l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras! --C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon devouement, toute ma reconnaissance pour vous ne saurait lever. --Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas la le seul obstacle." Consuelo hesita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eut voulu reparer le mal qu'elle avait fait a son ami, a celui qui lui avait sauve la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude d'une mere tendre et intelligente. Elle s'etait flattee d'adoucir ses refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet, insurmontables. Mais les questions reiterees d'Albert la troublaient, et son propre coeur etait un dedale ou elle se perdait; car elle ne pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haissait cet homme etrange, vers lequel une sympathie mysterieuse et puissante l'avait poussee, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui ressemblait a l'aversion, la faisaient trembler a la seule idee d'un engagement. Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haissait Anzoleto. Pouvait-il en etre autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal egoisme, son ambition abjecte, ses lachetes, ses perfidies, a cet Albert si genereux, si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et les plus romanesques? Le seul nuage qui put obscurcir la conclusion du parallele, c'etait cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait se defendre de presumer. Mais ce soupcon n'etait-il pas une maladie de son imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper? Elle resolut de l'essayer; et, feignant d'etre distraite et de n'avoir pas entendu la derniere question d'Albert: "Mon Dieu! dit-elle en s'arretant pour regarder un paysan qui passait a quelque distance, j'ai cru voir Zdenko." Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arreta, et revint vers elle en disant: "Quelle erreur est la votre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre trait de ... " Il ne put se resoudre a prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie etait bouleversee. "Vous l'avez cru cependant vous-meme un instant, dit Consuelo, qui l'examinait avec attention. --J'ai la vue fort basse, et j'aurais du me rappeler que cette rencontre etait impossible. --Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici? --Assez loin pour que vous n'ayez plus rien a redouter de sa folie. --Ne sauriez-vous me dire d'ou lui etait venue cette haine subite contre moi, apres les temoignages de sympathie qu'il m'avait donnes? --Je vous l'ai dit, d'un reve qu'il fit la veille de votre descente dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre a l'autel, ou vous consentiez a me donner votre foi; et la vous vous mites a chanter nos vieux hymnes bohemiens d'une voix eclatante qui fit trembler toute l'eglise. Et pendant que vous chantiez, il me voyait palir et m'enfoncer dans le pave de l'eglise, jusqu'a ce que je me trouvasse enseveli et couche mort dans le sepulcre de mes aieux. Alors il vous vit jeter a la hate votre couronne de mariee, pousser du pied une dalle qui me couvrit a l'instant, et danser sur cette pierre funebre en chantant des choses incomprehensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la joie la plus effrenee et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur vous; mais vous vous etiez deja envolee en fumee, et il s'eveilla baigne de sueur et transporte de colere. Il m'eveilla moi-meme car ses cris et ses imprecations faisaient retentir la voute de sa cellule. J'eus beaucoup de peine a lui faire raconter son reve, et j'en eus plus encore a l'empecher d'y voir un sens reel de ma destinee future. Je ne pouvais le convaincre aisement; car j'etais moi-meme sous l'empire d'une exaltation d'esprit tout a fait maladive, et je n'avais jamais tente jusqu'alors de le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi a ses visions et a ses songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette nuit agitee, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller vous parler de moi, il ne fit aucune resistance ouverte. Il ne pensait pas que vous eussiez jamais la pensee ni la possibilite de venir me chercher ou j'etais, et son delire ne se reveilla que lorsqu'il vous vit l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au moment ou nous le rencontrames a notre retour par les galeries souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohemien que son intention et sa resolution etaient de me delivrer de vous (c'etait son expression), et de vous _detruire_ la premiere fois qu'il vous rencontrerait seule, parce que vous etiez le fleau de ma vie, et que vous aviez ma mort ecrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous repeter les paroles de sa demence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai du l'eloigner de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce sujet de conversation m'est fort penible. J'ai aime Zdenko comme un autre moi-meme. Sa folie s'etait assimilee et identifiee a la mienne, au point que nous avions spontanement les memes pensees, les memes visions, et jusqu'aux memes souffrances physiques. Il etait plus naif, et partant plus poete que moi; son humeur etait plus egale, et les fantomes que je voyais affreux et menacants, il les voyait doux et tristes a travers son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande difference qui existait entre nous deux, c'etait l'irregularite de mes acces et la continuite de son enthousiasme. Tandis que j'etais tour a tour en proie au delire ou spectateur froid et consterne de ma misere, il vivait constamment dans une sorte de reve ou tous les objets exterieurs venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation etait toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les plus douloureux pour moi a coup sur!) j'avais besoin de la demence paisible et ingenieuse de Zdenko pour me ranimer et me reconcilier avec la vie. --O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me hair, et je me hais moi-meme, pour vous avoir prive de cet ami si precieux et si devoue. Mais son exil n'a-t-il pas dure assez longtemps? A cette heure, il est gueri sans doute d'un acces passager de violence.... --Il en est gueri ... _probablement!_ dit Albert avec un sourire etrange et plein d'amertume. --Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait a repousser l'idee de la mort de Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous assure; et a nous deux, nous lui ferions oublier ses preventions contre moi. --Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est impossible desormais. J'ai sacrifie mon meilleur ami, celui qui etait mon compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mere prevoyante et laborieuse, mon enfant naif, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait a tous mes besoins, a tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me defendait contre moi-meme dans mes acces de desespoir, et qui employait la force et la ruse pour m'empecher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait incapable de preserver ma propre dignite et ma propre vie dans le monde des vivants et dans la societe des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice sans regarder derriere moi et sans avoir de remords, parce que je le devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la raison et le sentiment de mes devoirs, vous etiez plus precieuse, plus sacree pour moi que Zdenko lui-meme. --Ceci est un erreur, un blaspheme peut-etre, Albert! Un instant de courage ne saurait etre compare a toute une vie de devouement. --Ne croyez pas qu'un amour egoiste et sauvage m'ait donne le conseil d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su etouffer un tel amour dans mon sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutot que de briser le coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parle clairement. J'avais resiste a l'entrainement qui me maitrisait; je vous avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les reves et les pressentiments qui me faisaient esperer en vous l'ange de mon salut ne se seraient pas realises. Jusqu'au desordre apporte par un songe menteur dans l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration vers vous, mes craintes, mes esperances, et mes religieux desirs. L'infortune, il vous meconnut le jour meme ou vous vous reveliez! La lumiere celeste qui avait toujours eclaire les regions mysterieuses de son esprit s'eteignit tout a coup, et Dieu le condamna en lui envoyant l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous m'apparaissiez enveloppee d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre education d'artiste ne vous avaient pas permis d'etudier et de preparer. La pitie, la charite, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous me disiez ce que je devais entendre pour connaitre et concevoir la vie humaine. --Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert, je n'en sais rien. --Ni moi non plus; mais Dieu meme etait dans le son de votre voix et dans la serenite de votre regard. Aupres de vous je compris en un instant ce que dans toute ma vie je n'eusse pas trouve seul. Je savais auparavant que ma vie etait une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement de ma destinee dans les tenebres, dans la solitude, dans les larmes, dans l'indignation, dans l'etude, dans l'ascetisme et les macerations. Vous me fites pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de douceur, de tolerance et de devouement. Les devoirs que vous me traciez naivement et simplement, en commencant par ceux de la famille, je les avais oublies; et ma famille, par exces de bonte, me laissait ignorer mes crimes. Je les ai repares, grace a vous; et des le premier jour j'ai connu, au calme qui se faisait en moi, que c'etait la tout ce que Dieu exigeait de moi pour le present. Je sais bien que ce n'est pas tout, et j'attends que Dieu se revele sur la suite de mon existence. Mais j'ai confiance maintenant, parce que j'ai trouve l'oracle que je pourrai interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donne pouvoir sur moi, et je ne me revolterai pas contre ses decrets, en cherchant a m'y soustraire. Je ne devais donc pas hesiter un instant entre la puissance superieure investie du don de me regenerer, et la pauvre creature passive qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes detresses et subir mes orages. --Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas destinee a le guerir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais deja quelque pouvoir sur lui, puisque j'avais reussi a le convaincre d'un mot, lorsque sa main etait levee sur moi pour me tuer. --O mon Dieu, il est vrai, j'ai manque de foi, j'ai eu peur. Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgre moi celui de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous _detruire_, je ne pensais meme pas qu'il fut possible d'arreter l'effet de sa resolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le briser, de le _detruire_ lui-meme. --De le _detruire_, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche, Albert? Ou est Zdenko? --Vous me demandez comme Dieu a Cain: Qu'as-tu fait de ton frere? --O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tue, Albert!" Consuelo, en laissant echapper cette parole terrible, s'etait attachee avec energie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mele d'une douloureuse pitie. Elle recula terrifiee de l'expression fiere et froide que prit ce visage pale, ou la douleur semblait parfois s'etre petrifiee. "Je ne l'ai pas _tue_, repondit-il, et pourtant je lui ai ote la vie, a coup sur. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais peut-etre mon propre pere de la meme maniere; vous pour qui je braverais tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les existences les plus sacrees? Si j'ai prefere, a la crainte de vous voir assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous assez peu de pitie dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait ete en mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de cruaute! La cruaute ne saurait s'eteindre dans les entrailles de quiconque appartient a la race humaine!" Il y avait tant de solennite dans ce reproche, le premier qu'Albert eut ose faire a Consuelo, qu'elle en fut penetree de crainte, et sentit, plus qu'il ne lui etait encore arrive de le faire, la terreur qu'il lui inspirait. Une sorte d'humiliation, puerile peut-etre, mais inherente au coeur de la femme, succedait au doux orgueil dont elle n'avait pu se defendre en ecoutant Albert lui peindre sa veneration passionnee. Elle se sentit abaissee, meconnue sans doute; car elle n'avait cherche a surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le desir de repondre a son amour s'il venait a se justifier. En meme temps, elle voyait que dans la pensee de son amant elle etait coupable; car s'il avait tue Zdenko, la seule personne au monde qui n'eut pas eu le droit de le condamner irrevocablement, c'etait celle dont la vie avait exige le sacrifice d'une autre vie infiniment precieuse d'ailleurs au malheureux Albert. Consuelo ne put rien repondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses larmes lui couperent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant, voulut s'humilier a son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte de consternation arriere, de ne jamais prononcer un nom qui reveillait en elle comme en lui les emotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayerent vainement un autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus apres l'accomplissement du sacrifice ordonne par les destins farouches. Cette tranquillite triste, mais profonde, avec un pareil poids sur La poitrine, ressemblait a un reste de folie; et Consuelo ne pouvait justifier son ami qu'en se rappelant qu'il etait fou. Si, dans un combat a force ouverte contre quelque bandit, il eut tue son adversaire pour la sauver, elle n'eut trouve la qu'un motif de plus de reconnaissance, et peut-etre d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre mysterieux, accompli sans doute dans les tenebres du souterrain; cette tombe creusee dans le lieu de la priere, et ce farouche silence apres une pareille crise; ce fanatisme stoique avec lequel il avait ose la conduire dans la grotte, et s'y livrer lui-meme aux charmes de la musique, tout cela etait horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait d'entrer dans son coeur. "Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli assez profond pour me faire presumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne. Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'a La ferocite. Et moi, qui avais tant desire d'inspirer un amour sans bornes! moi, qui regrettais si amerement d'avoir ete faiblement aimee! Voila donc l'amour que le ciel me reservait pour compensation!" Puis elle recommencait a chercher dans quel moment Albert avait pu accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait etre pendant cette grave maladie qui l'avait rendue indifferente a toutes les choses exterieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et delicats qu'Albert lui avait prodigues, elle ne pouvait concilier les deux faces d'un etre si dissemblable a lui-meme et a tous les autres hommes. Perdue dans ces reveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et d'un air preoccupe les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup. Elle ne pensa meme pas a le quitter, pour rentrer seule au chateau et dissimuler le long tete-a-tete qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert n'y songeat pas non plus, soit qu'il ne crut pas devoir feindre davantage avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouverent a l'entree du chateau face a face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans doute Albert aussi) vit pour la premiere fois la colere et le dedain enflammer les traits de cette femme, que la bonte de son coeur empechait d'etre laide ordinairement, malgre sa maigreur et sa difformite. "Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle a la Porporina d'une voix tremblante et saccadee par l'indignation. Nous etions fort en peine du comte Albert. Son pere, qui n'a pas voulu dejeuner sans lui, desirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez juge a propos de lui faire oublier; et quant a vous, il y a dans le salon un petit jeune homme qui se dit votre frere, et qui vous attend avec une impatience peu polie." Apres avoir dit ces paroles etranges, la pauvre Wenceslawa, effrayee de son courage, tourna le dos brusquement, et courut a sa chambre, ou elle toussa et pleura pendant plus d'une heure. LVII. "Ma tante est dans une singuliere disposition d'esprit, dit Albert a Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande pardon pour elle, mon amie; soyez sure qu'aujourd'hui meme elle changera de manieres et de langage. --Mon frere? dit Consuelo stupefaite de la nouvelle qu'on venait de lui annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte. --Je ne savais pas que vous eussiez un frere, reprit Albert, qui avait ete plus frappe de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute, c'est un bonheur pour vous de le revoir, chere Consuelo, et je me rejouis.... --Ne vous rejouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-etre un grand chagrin pour moi qui se prepare, et...." Elle s'arreta tremblante; car elle etait sur le point de lui demander conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et, n'osant ni accueillir ni eviter celui qui s'introduisait aupres d'elle a la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en palissant contre la rampe, a la derniere marche du perron. "Craignez-vous quelque facheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert, dont l'inquietude commencait a s'eveiller. --Je n'ai pas de famille," repondit Consuelo en s'efforcant de reprendre sa marche. Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frere; une crainte vague l'en empecha. Mais en traversant la salle a manger, elle entendit crier sur le parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du jeune comte, et lui pressa le bras en y enlacant le sien, comme pour se refugier dans son amour, a l'approche des souffrances qu'elle prevoyait. Albert, frappe de ce mouvement, sentit s'eveiller en lui des apprehensions mortelles. "N'entrez pas sans moi, lui dit-il a voix basse; je devine, a mes pressentiments qui ne m'ont jamais trompe, que ce frere est votre ennemi et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais etre force de hair quelqu'un!" Consuelo degagea son bras qu'Albert serrait etroitement contre sa poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-etre concevoir une de ces idees singulieres, une de ces implacables resolutions dont la mort presumee de Zdenko etait un deplorable exemple pour elle. "Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la piece voisine on pouvait deja l'entendre). Je n'ai rien a craindre du moment present; mais si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours a vous." Albert ceda avec une mortelle repugnance. Craignant de manquer a la delicatesse, il n'osait lui desobeir; mais il ne pouvait se resoudre a s'eloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hesitation, referma les deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne put ni voir ni entendre ce qui allait se passer. Anzoleto (car c'etait lui; elle ne l'avait que trop bien devine a son audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'etait prepare a l'aborder effrontement par une embrassade fraternelle en presence des temoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pale, mais froide et severe, il perdit tout son courage, et vint se jeter a ses pieds en balbutiant. Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il eprouvait violemment et reellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il n'avait jamais cesse d'aimer malgre sa trahison. Il fondit en pleurs; et, comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de baisers et de larmes le bord de son vetement. Consuelo ne s'etait pas attendue a le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le revait tel qu'il s'etait montre la nuit de leur rupture, amer, ironique, meprisable et haissable entre tous les hommes. Ce matin meme, elle l'avait vu passer avec une demarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et voila qu'il etait a genoux, humilie, repentant, baigne de larmes, comme dans les jours orageux de leurs reconciliations passionnees; plus beau que jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porte, lui seyait a merveille, et le hale des chemins avait donne un caractere plus male a ses traits admirables. Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut forcee de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se derober a la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensees vint bien vite gater l'elan naif de son premier transport. Anzoleto, en fuyant Venise et les degouts qu'il y avait eprouves en punition de ses fautes, n'avait pas eu d'autre pensee que celle de chercher fortune; mais en meme temps il avait toujours nourri le desir et l'esperance de retrouver sa chere Consuelo. Un talent aussi eblouissant ne pouvait, selon lui, rester cache bien longtemps, et nulle part il n'avait neglige de prendre des informations, en faisant causer ses hoteliers, ses guides, ou les voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouve des personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confesse son coup de tete et sa fuite. Elles lui avaient conseille d'aller attendre plus loin de Venise que le comte Zustiniani eut oublie ou pardonne son escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donne des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant devant le chateau des Geants, Anzoleto n'avait pas songe a questionner son guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'etant ralenti pour laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui demandant des details sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide lui avait parle des seigneurs de Rudolstadt, de leur maniere de vivre, des bizarreries du comte Albert, dont la folie n'etait plus un secret pour personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzelius lui avait vouee tres-cordialement. Ce guide n'avait pas manque d'ajouter, pour completer la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'epouser sa noble cousine la belle baronne Amelie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une aventuriere, mediocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix extraordinaire. Ces deux circonstances etaient trop applicables a Consuelo pour que notre voyageur ne demandat pas le nom de l'aventuriere; et en apprenant qu'elle s'appelait Porporina, il ne douta plus de la verite. Il rebroussa chemin a l'instant meme; et, apres avoir rapidement improvise le pretexte et le titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce chateau si bien garde, il avait encore arrache quelques medisances a son guide. Le bavardage de cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo etait la maitresse du jeune comte, en attendant qu'elle fut sa femme; car elle avait ensorcele, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser comme elle le meritait, on avait pour elle dans la maison des egards et des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amelie. Ces details stimulerent Anzoleto tout autant et peut-etre plus encore que son veritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupire apres le retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis pour longtemps son avenir musical; enfin il etait bien entraine vers elle par un amour a la fois egoiste, profond, et invincible. Mais a tout cela vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo a un amant riche et noble, de l'arracher a un mariage brillant, et de faire dire, dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux aime courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et chatelaine. Il s'amusait donc a faire repeter a son guide que la Porporina regnait en souveraine a Riesenburg, et il se complaisait dans l'esperance puerile de faire dire par ce meme homme a tous les voyageurs qui passeraient apres lui, qu'un beau garcon etranger etait entre au galop dans le manoir inhospitalier des Geants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE, et que, peu d'heures ou peu de jours apres, il en etait ressorti, enlevant la perle des cantatrices a tres-haut, tres-puissant seigneur le comte de Rudolstadt. A cette idee, il enfoncait l'eperon dans le ventre de son cheval, et riait de maniere a faire croire a son guide que le plus fou des deux n'etait pas le comte Albert. La chanoinesse le recut avec mefiance, mais n'osa point l'econduire, dans l'espoir qu'il allait peut-etre emmener sa pretendue soeur. Il apprit d'elle que Consuelo etait a la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit servir a dejeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice a dire qu'il avait vu la signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si elle n'etait encore que l'honnete fiancee du fils de la maison, elle aurait l'attitude superbe d'une personne fiere de sa position; mais que si elle etait deja sa maitresse, elle devait etre moins sure de son fait, et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gater ses affaires. Innocente, sa conquete etait difficile, partant plus glorieuse; corrompue, c'etait le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu d'entreprendre ou d'esperer. Anzoleto etait trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de l'inquietude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu inspirait a la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il put croire que le guide avait ete mal informe; que la famille voyait avec crainte et deplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventuriere, et que celle-ci baisserait la tete devant son premier amant. Apres quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps de faire bien des reflexions, et dont les moeurs n'etaient pas assez pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain qu'un aussi long tete-a-tete entre Consuelo et son rival attestait une intimite sans reserve. Il en fut plus hardi, plus determine a l'attendre sans se rebuter; et apres l'attendrissement irresistible que lui causa son premier aspect, il se crut certain, des qu'il la vit se troubler et tomber suffoquee sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se delia donc bien vite. Il s'accusa de tout le passe, s'humilia hypocritement, pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les peignant plus poetiques que de degoutantes distractions ne lui avaient permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute l'eloquence d'un Venitien et d'un comedien consomme. D'abord emue au son de sa voix, et plus effrayee de sa propre faiblesse que de la puissance de la seduction, Consuelo, qui depuis quatre mois avait fait, elle aussi, des reflexions, retrouva beaucoup de lucidite pour reconnaitre, dans ces protestations et dans cette eloquence passionnee, tout ce qu'elle avait entendu maintes fois a Venise dans les derniers temps de leur malheureuse union. Elle fut blessee de voir qu'il avait repete les memes serments et les memes prieres, comme s'il ne se fut rien passe depuis ces querelles ou elle etait si loin encore de pressentir l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignee de tant d'audace, et de si beaux discours la ou il n'eut fallu que le silence de la honte et les larmes du repentir, elle coupa court a la declamation en se levant et en repondant avec froideur: "C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonne depuis longtemps, et je ne vous en veux plus. L'indignation a fait place a la pitie, et l'oubli de vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus rien a nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait interrompre votre voyage pour vous reconcilier avec moi. Votre pardon vous etait accorde d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre chemin. --Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'ecria Anzoleto veritablement effraye. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite de me tuer. Non, jamais je ne me resoudrai a vivre sans toi. Je ne le peux pas, Consuelo. Je l'ai essaye, et je sais que c'est inutile. La ou tu n'es pas, il n'y a rien pour moi. Ma detestable ambition, ma miserable vanite, auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice, et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout; le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si delicieux (et ou pourrais-tu en retrouver un semblable toi meme?) est toujours devant mes yeux; toutes les chimeres dont je veux m'entourer me causent le plus profond degout. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise, de notre bateau, de nos etoiles, de nos chants interminables, de tes bonnes lecons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, ou j'ai dormi seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectee, meme durant ton sommeil, enferme tete a tete avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai ete infame avec les autres, est-ce que je n'ai pas ete un ange aupres de toi? Et Dieu sait s'il m'en coutait! Oh! n'oublie donc pas tout cela! Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublie! Et moi, qui suis un ingrat, un monstre, un lache, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais tu ne m'as jamais aime, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore, quoique je sois un demon. --Il est possible, repondit Consuelo, frappee de l'accent de verite qui avait accompagne ces paroles, que vous ayez un regret sincere de ce bonheur perdu et souille par vous. C'est une punition que vous devez accepter, et que je ne dois pas vous empecher de subir. Le bonheur vous a corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez, et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon, oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien a expier ni a reparer. --Ah! tu as un coeur de fer! s'ecria Anzoleto, surpris et offense de tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est possible que mon arrivee te gene, et que ma presence te pese. Je sais fort bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour a l'ambition du rang et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache a toi; et si je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutte. Je te rappellerai le passe, et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains. Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mere expirante, et que tu m'as renouveles cent fois sur sa tombe et dans les eglises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout pres l'un de l'autre, pour ecouter la belle musique et nous parler tout bas. Je rappellerai humblement a toi seule, prosterne devant toi, des choses que tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur a nous deux! Je dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne savent rien de toi; ils ne savent meme pas que tu as ete comedienne. Eh bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert retrouvera la raison pour te disputer a un comedien, ton ami, ton egal, ton fiance, ton amant. Ah! ne me pousse pas au desespoir, Consuelo! ou bien .... --Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit la jeune fille indignee. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous remercie d'avoir leve le masque. Oui, graces au ciel, je n'aurai plus ni regret ni pitie de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur, de bassesse dans votre caractere, et de haine dans votre amour. Allez, satisfaites votre depit. Vous me rendrez service; mais, a moins que vous ne soyez aussi aguerri a la calomnie que vous l'etes a l'insulte, vous ne pourrez rien dire de moi dont j'aie a rougir." En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce venerable vieillard, qui s'avancait d'un air affable et majestueux, apres avoir baise la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'etait elance pour retenir cette derniere de gre ou de force, recula intimide, et perdit l'audace de son maintien. LVIII. "Chere signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait un meilleur accueil a monsieur votre frere. J'avais defendu qu'on m'interrompit, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitees; et on m'a trop bien obei en me laissant ignorer l'arrivee d'un hote qui est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison. Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant a Anzoleto, que je vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimee Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui vous sera agreable. Je presume qu'apres une longue separation vous avez bien des choses a vous dire, et bien de la joie a vous trouver ensemble. J'espere que vous ne craindrez pas d'etre indiscret, en goutant a loisir un bonheur que je partage." Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance a un inconnu. Depuis longtemps sa timidite s'etait evanouie aupres de la douce Consuelo; et, ce jour-la, son visage semblait eclaire d'un rayon de vie plus brillant qu'a l'ordinaire, comme ceux que le soleil epanche sur l'horizon a l'heure de son declin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de majeste que la droiture et la serenite de l'ame refletent sur le front d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les grands seigneurs; mais il les haissait et les raillait interieurement. Il n'avait eu que trop de sujets de les mepriser, dans le beau monde ou il avait vecu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une dignite si bien portee et une politesse aussi cordiale que celles du vieux chatelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se repentit presque d'avoir escroque par une imposture l'accueil paternel qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le devoilat, en declarant au comte qu'il n'etait pas son frere. Il sentait que dans cet instant il n'eut pas ete en son pouvoir de payer d'effronterie et de chercher a se venger. "Je suis bien touchee de la bonte de monsieur le comte, repondit Consuelo apres un instant de reflexion; mais mon frere, qui en sent tout le prix, n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent a Prague, et dans ce moment il vient de prendre conge de moi.... --Cela est impossible! vous vous etes a peine vus un instant, dit le comte. --Il a perdu plusieurs heures a m'attendre, reprit-elle, et maintenant ses moments sont comptes. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son pretendu frere d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute de plus ici." Cette froide insistance rendit a Anzoleto toute la hardiesse de son caractere et tout l'aplomb de son role. "Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire a Dieu! dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chere soeur aussi precipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune affaire d'interet qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur le comte me le permet si genereusement, j'accepte avec reconnaissance. Je reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voila tout. --C'est parler en jeune homme leger, repartit Consuelo offensee. Il y a des affaires ou l'honneur parle plus haut que l'interet.... --C'est parler en frere, repliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en reine, ma bonne petite soeur. --C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la main a Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproche mon indolence; mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la precipitation que de la reflexion. Par exemple, ma chere Porporina, il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une priere a vous faire, et j'ai tarde jusqu'a present. Je crois que j'ai bien fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivee de monsieur votre frere? Il me semble que cette heureuse circonstance est venue tout a point, et peut-etre ne sera-t-il pas de trop dans la conference que je vous propose. --Je suis toujours et a toute heure aux ordres de votre seigneurie, repondit Consuelo. Quant a mon frere, c'est un enfant que je n'associe pas sans examen a mes affaires personnelles.... --Je le sais bien, reprit effrontement Anzoleto; mais puisque monseigneur le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne pour entrer dans la confidence. --Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient a vous et a moi, repondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prete a vous suivre dans votre appartement, et a vous ecouter avec respect. --Vous etes bien severe avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et si enjoue," dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto: "Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce que j'ai a dire a votre soeur ne peut pas vous etre cache: et bientot, j'espere, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la confidence." Anzoleto eut l'impertinence de repondre a la gaiete expansive du vieillard en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eut voulu s'attacher a lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le bon gout de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour epargner au comte la peine d'en sortir lui-meme. Quand il s'y trouva seul, il frappa du pied avec colere, craignant que cette jeune fille, devenue si maitresse d'elle-meme, ne deconcertat tous ses plans et ne le fit econduire en depit de son habilete. Il eut envie de se glisser dans la maison, et d'aller ecouter a toutes les portes. Il sortit du salon dans ce dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la belle architecture du chateau. Mais, a trois reprises differentes, il vit passer a quelque distance un personnage vetu de noir, et singulierement grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'etait Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la tete, et en observant la beaute serieuse de ses traits, comprit que, de toutes facons, il n'avait pas un rival aussi meprisable qu'il l'avait d'abord pense, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin. "Ma fille, dit le comte Christian a Consuelo, apres l'avoir conduite dans son cabinet et lui avoir avance un grand fauteuil de velours rouge a crepines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant a cote d'elle, j'ai a vous demander une grace, et je ne sais pas encore de quel droit je vais le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitie du noble Porpora, votre pere adoptif, vous donneront assez de confiance en moi pour que vous consentiez a m'ouvrir votre coeur sans reserve?" Attendrie et cependant un peu effrayee de ce debut, Consuelo porta a ses levres la main du vieillard, et lui repondit avec effusion: "Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si j'avais l'honneur de vous avoir pour mon pere, et je puis repondre sans crainte et sans detour a toutes vos questions, en ce qui me concerne personnellement." --Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chere fille, et je vous remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je vous crois incapable d'y manquer. --Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler. --Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosite naive et encourageante, comment vous nommez-vous? --Je n'ai pas de nom, repondit Consuelo sans hesiter; ma mere n'en portait pas d'autre que celui de Rosmunda. Au bapteme, je fus appelee Marie de Consolation: je n'ai jamais connu mon pere. --Mais vous savez son nom? --Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui. --Maitre Porpora vous a-t-il adoptee? Vous a-t-il donne son nom par un acte legal? --Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-la ne se font pas, et ne sont pas necessaires. Mon genereux maitre ne possede rien, et n'a rien a leguer. Quant a son nom, il est fort inutile a ma position dans le monde que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai recu un honneur dont j'etais indigne." Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la main de Consuelo: "La noble franchise avec laquelle vous me repondez me donne encore une plus haute idee de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demande ces details pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque repugnance a dire la verite, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gre infini, et vous trouve plus noble par votre caractere que nous ne le sommes, nous autres, par nos titres." Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette surprise un reste de prejuge d'autant plus tenace que Christian s'en defendait plus noblement. Il etait evident qu'il combattait ce prejuge en lui-meme, et qu'il voulait le vaincre. "Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus delicate encore, ma chere enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour excuser ma temerite. --Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je repondrai a tout avec aussi peu d'embarras. --Eh bien, mon enfant ... vous n'etes pas mariee? --Non, monseigneur, que je sache. --Et ... vous n'etes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants? --Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, repondit Consuelo qui eut fort envie de rire, ne sachant ou le comte voulait en venir. --Enfin, reprit-il, vous n'avez engage votre foi a personne, vous etes parfaitement libre? --Pardon, monseigneur; j'avais engage ma foi, avec le consentement et meme d'apres l'ordre de ma mere mourante, a un jeune garcon que j'aimais depuis l'enfance, et dont j'ai ete la fiancee jusqu'au moment ou j'ai quitte Venise. --Ainsi donc, vous etes engagee? dit le comte avec un singulier melange de chagrin et de satisfaction. --Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, repondit Consuelo. Celui que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitte pour toujours. --Ainsi, vous l'avez aime? dit le comte apres une pause. --De toute mon ame, il est vrai. --Et ... peut-etre que vous l'aimez encore?... --Non, monseigneur, cela est impossible. --Vous n'auriez aucun plaisir a le revoir? --Sa vue ferait mon supplice. --Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas ose ... Mais vous direz que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir! --Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelee a me confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai a meme de savoir, a un iota pres, si je la merite ou non. Il s'est permis bien des choses, mais il n'a ose que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons souvent bu dans la meme tasse, et repose sur le meme banc. Il a dormi dans ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillee pendant que j'etais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous etions toujours seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections l'un l'autre. J'avais jure a ma mere d'etre ce qu'on appelle une fille sage. J'ai tenu parole, si c'est etre sage que de croire a un homme qui doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, a qui ne merite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'etre mon frere, sans devenir mon mari, que j'ai commence a me defendre. C'est lorsqu'il m'a ete infidele que je me suis applaudie de m'etre bien defendue. Il ne tient qu'a cet homme sans honneur de se vanter du contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage. Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai jure a ma mere d'etre chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on pensera de moi. Je n'ai pas de famille a faire rougir, pas de freres, pas de cousins a faire battre pour moi.... --Pas de freres? Vous en avez un!" Consuelo se sentit prete a confier au vieux comte toute la verite sous le sceau du secret. Mais elle craignit d'etre lache en cherchant hors d'elle-meme un refuge contre celui qui l'avait menacee lachement. Elle pensa qu'elle seule devait avoir la fermete de se defendre et de se delivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la generosite de son coeur recula devant l'idee de faire chasser par son hote l'homme qu'elle avait si religieusement aime. Quelque politesse que le comte Christian dut savoir mettre a econduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne se sentit pas le courage de le soumettre a une si grande humiliation. Elle repondit donc a la question du vieillard, qu'elle regardait son frere comme un ecervele, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que comme un enfant. "Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte. --C'est peut-etre un mauvais sujet, repondit-elle. J'ai avec lui le moins de rapports possible; nos caracteres et notre maniere de voir sont tres-differents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'etais pas fort pressee de le retenir ici. --Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de jugement. Maintenant que vous m'avez tout confie avec un si noble abandon.... --Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui me concerne, car vous ne me l'avez pas demande. J'ignore le motif de l'interet que vous daignez prendre aujourd'hui a mon existence. Je presume que quelqu'un a parle de moi ici d'une maniere plus ou moins defavorable, et que vous voulez savoir si ma presence ne deshonore pas votre maison. Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogee que sur des choses tres-superficielles, j'aurais cru manquer a la modestie qui convient a mon role en vous entretenant de moi sans votre permission; mais puisque vous paraissez vouloir me connaitre a fond, je dois vous dire une circonstance qui me fera peut-etre du tort dans votre esprit. Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent presume (et quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse a embrasser la carriere du theatre; mais encore il est avere que j'ai debute a Venise, a la saison derniere, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommee la Zingarella, et tout Venise connait ma figure et ma voix. --Attendez donc! s'ecria le comte, tout etourdi de cette nouvelle revelation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit a Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention Plusieurs fois avec de si pompeux eloges? La plus belle voix, le plus beau talent qui, de memoire d'homme, se soit revele.... --Sur le theatre de San-Samuel, monseigneur. Ces eloges sont sans doute bien exageres; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette meme Consuelo, que j'ai chante dans plusieurs operas, que je suis actrice, en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si je merite de conserver votre bienveillance. Voila des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte absorbe dans ses reflexions. Avez-vous dit tout cela ici a ... a quelque autre que moi, mon enfant? --J'ai a peu pres tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne sois pas entree dans les details que vous venez d'entendre. --Ainsi, Albert connait votre extraction, votre ancien amour, votre profession? --Oui, monseigneur. --C'est bien, ma chere signora. Je ne puis trop vous remercier de l'admirable loyaute de votre conduite a notre egard, et je vous promets que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo... (oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donne des le commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me recueillir un peu. Je me sens fort emu. Nous avons encore bien des choses a nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de trouble a l'approche d'une decision aussi grave. Faites-moi la grace de m'attendre ici un instant." Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, a travers les portes dorees garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec ferveur. En proie a une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite d'un entretien qui s'annoncait avec tant de solennite. D'abord, elle avait pense qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son depit, avait deja fait ce dont il l'avait menacee; qu'il avait cause avec le chapelain ou avec Hanz, et que la maniere dont il avait parle d'elle avait eleve de graves scrupules dans l'esprit de ses hotes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre, et jusque-la son maintien et ses discours annoncaient un redoublement d'affection plutot que l'invasion de la defiance. D'ailleurs, la franchise de ses reponses l'avait frappe comme auraient pu faire des revelations inattendues; la derniere surtout avait ete un coup de foudre. Et maintenant il priait, il demandait a Dieu de l'eclairer ou de le soutenir dans l'accomplissement d'une grande resolution. "Va-t-il me prier de partir avec mon frere? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle. Ah! que Dieu me preserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop delicat, trop bon pour songer a m'humilier. Que voulait-il donc me dire d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai merite peut-etre, et j'accepterai le sermon, ne pouvant repondre avec sincerite aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une rude journee; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus disputer la palme du chant aux jalouses maitresses d'Anzoleto. Je me sens la poitrine en feu et la gorge dessechee." Le comte Christian revint bientot vers elle. Il etait calme, et sa pale figure portait le temoignage d'une victoire remportee en vue d'une noble intention. "Ma fille, dit-il a Consuelo en se rasseyant aupres d'elle, apres l'avoir forcee de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui ceder, et sur lequel elle tronait malgre elle d'un air craintif: il est temps que je reponde par ma franchise a celle que vous m'avez temoignee. Consuelo, mon fils vous aime." Consuelo rougit et palit tour a tour. Elle essaya de repondre. Christian l'interrompit. "Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le droit, et vous n'auriez peut-etre pas celui d'y repondre; car je sais que vous n'avez encourage en aucune facon les esperances d'Albert. Il m'a tout dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus. --Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec l'expression de la plus candide fierte. Le comte Albert a du vous dire, monseigneur.... --Que vous aviez repousse toute idee d'union avec lui. --Je le devais. Je savais les usages et les idees du monde; je savais que je n'etais pas faite pour etre la femme du comte Albert, par la seule raison que je ne m'estime l'inferieure de personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grace et de faveur de qui que ce soit devant les hommes. --Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagere, si Albert n'eut dependu que de lui-meme; mais dans la croyance ou vous etiez que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez du repondre comme vous l'avez fait. --Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le reste, et je vous supplie de m'epargner l'humiliation que je redoutais. Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais deja quittee si j'avais cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais souhaite. Puisque vous savez ce qu'il ne m'etait pas permis de vous reveler, vous pourrez veiller sur lui, empecher les consequences de cette separation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'a moi. Si je me le suis arroge indiscretement, c'est une faute que Dieu me pardonnera; car il sait quelle purete de sentiments m'a guidee en tout ceci. --Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parle a ma conscience comme Albert avait parle a mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne vous hatez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier a mains jointes d'y rester toute votre vie, que je vous ai demande de m'ecouter. --Toute ma vie! repeta Consuelo en retombant sur son siege, partagee entre le bien que lui faisait cette reparation a sa dignite et l'effroi que lui causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas a ce qu'elle me fait l'honneur de me dire. --J'y ai beaucoup songe ma fille, repondit le comte avec un sourire melancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous aime eperdument, vous avez tout pouvoir sur son ame. C'est vous qui me l'avez rendu, vous qui avez ete le chercher dans un endroit mysterieux qu'il ne veut pas me faire connaitre, mais ou nulle autre qu'une mere ou une sainte, m'a-t-il dit, n'eut ose penetrer. C'est vous qui avez risque votre vie pour le sauver de l'isolement et du delire ou il se consumait. C'est grace a vous qu'il a cesse de nous causer, par ses absences, d'affreuses inquietudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la sante, la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre enfant etait fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passe presque toute la nuit a causer ensemble, et il m'a montre une sagesse superieure a la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce matin. Je l'avais donc autorise a vous demander ce que vous n'avez pas voulu ecouter.... Vous aviez peur de moi, chere Consuelo! Vous pensiez que le vieux Rudolstadt, encroute dans ses prejuges nobiliaires, aurait honte de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt a eu de l'orgueil et des prejuges sans doute; il en a peut-etre encore, il ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'elan d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son dernier, son seul enfant!" En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes. LIX. Consuelo fut vivement attendrie d'une demonstration qui la rehabilitait a ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'a ce moment, elle avait eu souvent la crainte de s'etre imprudemment livree a sa generosite et a son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la recompense. Ses larmes de joie se melerent a celles du vieillard, et ils resterent longtemps trop emus l'un et l'autre pour continuer la conversation. Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui etait faite, et le comte, croyant s'etre assez explique, regardait son silence et ses pleurs comme des signes d'adhesion et de reconnaissance. "Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils a vos pieds, afin qu'il joigne ses benedictions aux miennes en apprenant l'etendue de son bonheur. --Arretez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette precipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous approuvez l'affection que le comte Albert m'a temoignee et le devouement que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager a consacrer toute ma vie a une amitie d'une nature si delicate? Je vois bien que vous comptez sur le temps et sur ma raison pour maintenir la sante morale de votre noble fils, et pour calmer la vivacite de son attachement pour moi. Mais j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand meme ce ne serait pas une intimite dangereuse pour un homme aussi exalte, je ne suis pas libre de consacrer mes jours a cette tache glorieuse. Je ne m'appartiens pas! --O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou vous m'avez trompe en me disant que vous etiez libre, que vous n'aviez ni attachement de coeur, ni engagement, ni famille? --Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupefaite, j'ai un but, une vocation, un etat. J'appartiens a l'art auquel je me suis consacree des mon enfance. --Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au theatre? --Cela, je l'ignore, et j'ai dit la verite en affirmant que mon desir ne m'y portait pas. Je n'ai encore eprouve que d'horribles souffrances dans cette carriere orageuse; mais je sens pourtant que je serais temeraire si je m'engageais a y renoncer. C'a ete ma destinee, et peut-etre ne peut-on pas se soustraire a l'avenir qu'on s'est trace. Que je remonte sur les planches, ou que je donne des lecons et des concerts, je suis, je dois etre cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? ou trouverais-je de l'independance? a quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide de ce genre d'emotion? --O Consuelo, Consuelo! s'ecria le comte Christian avec douleur, tout ce que vous dites la est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et je vois maintenant que vous ne l'aimez pas! --Et si je venais a l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour renoncer a moi-meme, que diriez-vous, monseigneur? s'ecria a son tour Consuelo impatientee. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible a Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me demandez de rester toujours avec lui? --Eh quoi! me suis-je si mal explique, ou me jugez-vous insense, chere Consuelo? Ne vous ai-je pas demande votre coeur et votre main pour mon fils? N'ai-je pas mis a vos pieds une alliance legitime et certainement honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le bonheur de partager sa vie un dedommagement a la perte de votre gloire et de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme impossible de renoncer a ce que vous appelez votre destinee!" Cette explication avait ete tardive, a l'insu meme du bon Christian. Ce n'etait pas sans un melange de terreur et de mortelle repugnance que le vieux seigneur avait sacrifie au bonheur de son fils toutes les idees de sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, apres une longue et penible lutte avec Albert et avec lui-meme, il avait consomme le sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu arriver sans effort de son coeur a ses levres. Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment ou Christian parut renoncer a la faire consentir a ce mariage, il y eut certainement sur le visage du vieillard une expression de joie involontaire, melee a celle d'une etrange consternation. En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierte peut-etre un peu trop personnelle lui inspira de l'eloignement pour le parti qu'on lui proposait. "Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore etourdie d'une offre si etrange. Vous consentiriez a m'appeler votre fille, a me faire porter votre nom, a me presenter a vos parents, a vos amis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre fils doit vous aimer! --Si vous trouvez en cela une generosite si grande, Consuelo, c'est que votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous parait pas digne! --Monseigneur, dit Consuelo apres s'etre recueillie en cachant son visage dans ses mains, je crois rever. Mon orgueil se reveille malgre moi a l'idee des humiliations dont ma vie serait abreuvee si j'osais accepter le sacrifice que votre amour paternel vous suggere. --Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le pere et le fils vous couvriraient de l'egide du mariage et de la famille? --Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mere veritable, verrait-elle cela sans rougir? --Elle-meme viendra joindre ses prieres aux notres, si vous promettez de vous laisser flechir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine nature ne comporte. Un amant, un pere, peuvent subir l'humiliation et la douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du succes, nous l'amenerons dans vos bras, ma fille. -Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit que je l'aimais? --Non! repondit le comte, frappe d'une reminiscence subite. Albert m'avait dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a repete cent fois; mais moi, je n'ai pu le croire. Votre reserve me paraissait assez fondee sur votre droiture et votre delicatesse. Mais je pensais qu'en vous delivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui aviez refuse. --Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui? --Un seul mot: "Essayez, mon pere; c'est le seul moyen de savoir si c'est la fierte ou l'eloignement qui me ferment son coeur." --Helas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je l'ignore moi-meme? --Je penserai que c'est l'eloignement, ma chere Consuelo. Ah! mon fils, mon pauvre fils! Quelle affreuse destinee est la sienne! Ne pouvoir etre aime de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-etre jamais aimer! Ce dernier malheur nous manquait. --O mon Dieu! vous devez me hair, monseigneur! Vous ne comprenez pas que ma fierte resiste quand vous immolez la votre. La fierte d'une fille comme moi vous parait bien moins fondee; et pourtant croyez que dans mon coeur il y a un combat aussi violent a cette heure que celui dont vous avez triomphe vous-meme. --Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la pudeur, la droiture et le desinteressement, pour ne pas apprecier la fierte fondee sur de tels tresors. Mais ce que l'amour paternel a su vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie d'Albert, la votre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre les prejuges du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans notre mutuelle tendresse, dans le temoignage de notre conscience, et dans les fruits de notre devouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce monde ensemble? Un grand amour fait paraitre legers ces maux qui vous semblent trop lourds pour vous-meme et pour nous. Mais ce grand amour, vous le cherchez, eperdue et craintive, au fond de votre ame; et vous ne l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas. --Eh bien, oui, la question est la, la tout entiere, dit Consuelo en posant fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi j'avais des prejuges; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour moi de les fouler aux pieds, et d'etre aussi grande, aussi heroique que vous! Ne parlons donc plus de mes repugnances, de ma fausse honte. Ne parlons meme plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un profond soupir. Cela meme je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Car voila ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis cent fois demande a moi-meme, mais jamais avec la securite que pouvait seule me donner votre adhesion. Comment aurais-je pu m'interroger serieusement, lorsque cette question meme etait a mes yeux une folie et un crime? A present, il me semble que je pourrai me connaitre et me decider. Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce devouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination etrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de l'admiration. Car j'eprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est combattu en moi par une terreur indefinissable, par une tristesse profonde, et, je vous dirai tout, o mon noble ami! par le souvenir d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne ressemblait en rien a celui-ci. --Etrange et noble fille! repondit Christian avec attendrissement; que de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idees! Vous ressemblez sous bien des rapports a mon pauvre Albert, et l'incertitude agitee de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et triste Wanda!... O Consuelo! vous reveillez en moi un souvenir bien tendre et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irresolutions, triomphez de ces repugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'ame, par compassion; par l'effort d'une charite pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-etre, vous devra son salut, et vous fera meriter les recompenses celestes! Mais vous m'avez rappele sa mere, sa mere qui s'etait donnee a moi par devoir et par amitie! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, debonnaire et timide, l'enthousiasme qui brulait son imagination. Elle fut fidele et genereuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Helas! son affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et mon remords. Elle est morte a la peine, et mon coeur s'est brise pour jamais. Et maintenant, si je suis un etre nul, efface, mort avant d'etre enseveli, ne vous en etonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul n'a compris, ce que je n'ai dit a personne, et ce que je vous confesse en tremblant. Ah! plutot que de vous engager a faire un pareil sacrifice, et plutot que de pousser Albert a l'accepter, que mes yeux se ferment dans la douleur, et que mon fils succombe tout de suite a sa destinee! Je sais trop ce qu'il en coute pour vouloir forcer la nature et combattre l'insatiable besoin des ames! Prenez donc du temps pour reflechir, ma fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine gonflee de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de pere. Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, prepare par l'inquietude, ne sera pas foudroye, comme il l'eut ete aujourd'hui par cette affreuse nouvelle." Ils se separerent apres cette convention; et Consuelo, se glissant dans les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans sa chambre, epuisee d'emotions et de lassitude. Elle essaya d'abord d'arriver au calme necessaire, en tachant de prendre un peu de repos. Elle se sentait brisee; et, se jetant sur son lit, elle tomba bientot dans une sorte d'accablement plus penible que reparateur. Elle eut voulu s'endormir avec la pensee d'Albert, afin de la murir en elle durant ces mysterieuses manifestations du sommeil, ou nous croyons trouver quelquefois le sens prophetique des choses qui nous preoccupent. Mais les reves entrecoupes qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenerent sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'etait toujours Venise, c'etait toujours la Corte-Minelli; c'etait toujours son premier amour, calme, riant et poetique. Et chaque fois qu'elle s'eveillait, le souvenir d'Albert venait se lier a celui de la grotte sinistre ou le son du violon, decuple par les echos de la solitude, evoquait les morts, et pleurait sur la tombe a peine fermee de Zdenko. A cette idee, la peur et la tristesse fermaient son coeur aux elans de l'affection. L'avenir qu'on lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides tenebres et des visions sanglantes, tandis que le passe, radieux et fecond, elargissait sa poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en revant ce passe, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un rale de mort dans les abimes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne revenaient a sa memoire. Ces reveries vagues la fatiguerent tellement qu'elle se leva pour les chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le diner dans une demi-heure, elle se mit a sa toilette, tout en continuant a se preoccuper des memes idees. Mais, chose etrange! Pour la premiere fois de sa vie, elle fut plus attentive a son miroir, et plus occupee de sa coiffure, et de son ajustement, que des affaires serieuses dont elle cherchait la solution. Malgre elle, elle se faisait belle et desirait de l'etre. Et ce n'etait pas pour eveiller les desirs et la jalousie de deux amants rivaux, qu'elle sentait cet irresistible mouvement de coquetterie; elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'a un seul. Albert ne lui avait jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la croyait plus belle peut-etre qu'elle n'etait reellement; mais ses pensees etaient si elevees et son amour si grand, qu'il eut craint de la profaner en la regardant avec les yeux enivres d'un amant ou la satisfaction scrutatrice d'un artiste. Elle etait toujours pour lui enveloppee d'un nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensee entourait encore d'une aureole eblouissante. Qu'elle fut plus ou moins bien, il la voyait toujours la meme. Il l'avait vue livide, decharnee, fletrie, se debattant contre la mort, et plus semblable a un spectre qu'a une femme. Il avait alors cherche dans ses traits, avec attention et anxiete, les symptomes plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle avait eu des moments de laideur, si elle avait pu etre un objet d'effroi et de degout. Et lorsqu'elle avait repris l'eclat de la jeunesse et l'expression de la vie, il ne s'etait pas apercu qu'elle eut perdu ou gagne en beaute. Elle etait pour lui, dans la vie comme dans la mort, l'ideal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beaute unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pense a lui, en s'arrangeant devant son miroir. Mais quelle difference de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il l'avait regardee, jugee et detaillee dans son imagination, le jour ou il s'etait demande si elle n'etait pas laide! Comme il lui avait tenu compte des moindres graces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied, sa demarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis que formait son vetement! Et avec quelle vivacite ardente il l'avait louee! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplee! La chaste fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur. Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les ressentait presque aussi violents, a l'idee de reparaitre devant ses yeux. Elle s'impatientait contre elle-meme, rougissait de honte et de depit, s'efforcait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient a Anzoleto. Helas! helas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'a lui, et que le bonheur passe exerce sur moi un pouvoir plus entrainant que le mepris present et les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il ne m'offre que terreur et desespoir. Mais que serait-ce donc avec lui? Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir, Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'ame d'Anzoleto est a Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait empoisonnee a toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le regret? En s'interrogeant a cet egard avec severite, Consuelo reconnut qu'elle ne se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrete emotion de desir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le present, elle le redoutait et le haissait presque dans un avenir ou sa perversite ne pouvait qu'augmenter; mais dans le passe elle le cherissait a un tel point que son ame et sa vie ne pouvaient s'en detacher. Il etait desormais devant elle comme un portrait qui lui rappelait un etre adore et des jours de delices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel epoux pour regarder l'image du premier, elle sentait que le mort etait plus vivant que l'autre dans son coeur. LX. Consuelo avait trop de jugement et d'elevation dans l'esprit pour ne pas savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble et le plus precieux, etait sans aucune comparaison possible celui d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord avoir triomphe de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait penetrer jusqu'au fond de son ame, la pression lente et forte de sa main loyale, lui firent comprendre qu'il savait le resultat de son entretien avec Christian, et qu'il attendait son arret avec soumission et reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'esperait, et cette irresolution lui etait douce aupres de ce qu'il avait craint, tant il etait eloigne de l'outrecuidante fatuite d'Anzoleto. Ce dernier, au contraire, s'etait arme de toute sa resolution. Devinant a peu pres ce qui se passait autour de lui, il s'etait determine a combattre pied a pied, dut-on le pousser par les epaules hors de la maison. Son attitude degagee, son regard ironique et hardi, causerent a Consuelo le plus profond degout; et lorsqu'il s'approcha effrontement pour lui offrir la main, elle detourna la tete, et prit celle que lui tendait Albert pour se placer a table. Comme a l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo, Et le vieux Christian la fit mettre a sa gauche, a la place qu'occupait autrefois Amelie, et qu'elle avait toujours occupee depuis. Mais, au lieu du chapelain qui etait en possession de la gauche de Consuelo, la chanoinesse invita le pretendu frere a se mettre entre eux; de sorte que les epigrammes ameres d'Anzoleto purent arriver a voix basse a l'oreille de la jeune fille, et que ses irreverentes saillies purent scandaliser comme il le souhaitait le vieux pretre, qu'il avait deja entrepris. Le plan d'Anzoleto etait bien simple. Il voulait se rendre odieux et insupportable a ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage projete, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses paroles deplacees, la plus mauvaise idee de l'entourage et de la parente de Consuelo. "Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront _le frere_ que je vais leur servir." Anzoleto, chanteur incomplet et tragedien mediocre, avait les instincts d'un bon comique. Il avait deja bien assez vu le monde pour savoir prendre par imitation les manieres elegantes et le langage agreable de la bonne compagnie; mais ce role n'eut servi qu'a reconcilier la chanoinesse avec la basse extraction de la fiancee, et il prit le genre oppose avec d'autant plus de facilite qu'il lui etait plus naturel. S'etant bien assure que Wenceslawa, en depit de son obstination a ne parler que l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit a babiller a tort et a travers, a feter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les effets, aguerri qu'il etait de longue main contre les boissons les plus capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences pour se donner l'air d'un ivrogne invetere. Son projet reussit a merveille. Le comte Christian, apres avoir ri d'abord avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientot plus qu'avec effort, et eut besoin de toute son urbanite seigneuriale, de toute son affection paternelle, pour ne pas remettre a sa place le deplaisant futur beau-frere de son noble fils. Le chapelain, indigne, bondit plusieurs fois sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient a des exorcismes. Sa refection en fut horriblement troublee, et de sa vie il ne digera plus tristement. La chanoinesse ecouta toutes les impertinences de son hote avec un mepris contenu et une assez maligne satisfaction. A chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frere, comme pour le prendre a temoin; et le bon Christian baissait la tete, en s'efforcant de distraire, par une reflexion assez maladroite, l'attention des auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert etait impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux convive. La plus cruellement oppressee de toutes ces personnes etait sans contredit la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracte, dans une vie de debauche, ces manieres echevelees, et ce tour d'esprit cynique qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais ete ainsi devant elle. Elle en fut si revoltee et si consternee qu'elle faillit quitter la table. Mais lorsqu'elle s'apercut que c'etait une ruse de guerre, elle retrouva le sang-froid qui convenait a son innocence et a sa dignite. Elle ne s'etait pas immiscee dans les secrets et dans les affections de cette famille, pour conquerir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang n'avait pas flatte un instant son ambition, et elle se sentait bien forte de sa conscience contre les secretes inculpations de la chanoinesse. Elle savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son pere etaient au-dessus d'une si miserable epreuve. Le mepris que lui inspirait Anzoleto, lache et mechant dans sa vengeance, la rendait plus forte encore. Ses yeux rencontrerent une seule fois ceux d'Albert, et ils se comprirent. Consuelo disait: _Oui_, et Albert repondait: _Malgre tout!_ "Ce n'est pas fait! dit tout bas a Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et commente ce regard. --Vous me faites beaucoup de bien, lui repondit Consuelo, et je vous remercie." Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble compose que de voyelles, et ou l'ellipse est si frequente que les Italiens de Rome et de Florence ont eux-memes quelque peine a le comprendre a la premiere audition. "Je concois que tu me detestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que tu te crois sure de me hair toujours. Mais tu ne m'echapperas pas pour cela. --Vous vous etes devoile trop tot, dit Consuelo. --Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, _padre mio benedetto_, dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de maniere a lui faire verser sur son rabat la moitie du vin qu'il portait a ses levres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien au corps et a l'ame que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-il au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez la en reserve, du cote de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le soleil. Je suis sur que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il contient, je serais change en demi-dieu. --Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre chargee de bagues sur le col taillade du flacon: le vin des vieillards ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens. --Tu enrages a en etre jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair italien a Consuelo, de maniere a etre entendu de tout le monde. Tu me rappelles la _Diavolessa_ de Galuppi, que tu as si bien jouee a Venise l'an dernier.--Ah ca, seigneur comte, pretendez-vous garder bien longtemps ici ma soeur dans votre cage doree, doublee de soie? C'est un oiseau chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd bientot ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le concois; mais ce bon public qu'elle a frappe de vertige la redemande a grands cris la-bas. Et quant a moi, vous me donneriez votre nom, votre chateau; tout le vin de votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marche, que je ne voudrais pas renoncer a mes quinquets, a mon cothurne, et a mes roulades. --Vous etes donc comedien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dedain sec et froid. --Comedien, baladin pour vous servir, _illustrissima_, repondit Anzoleto sans se deconcerter. --A-t-il du talent? demanda le vieux Christian a Consuelo avec une tranquillite pleine de douceur et de bienveillance. --Aucun, repondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitie. --Si cela est, tu t'accuses toi-meme, dit Anzoleto; car je suis ton eleve. J'espere pourtant, continua-t-il en venitien, que j'en aurai assez pour brouiller tes cartes. --C'est a vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le meme dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le votre perdra plus a tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres. --Je suis bien aise de voir que tu acceptes le defi. A l'oeuvre donc, ma belle guerriere! Vous avez beau baisser la visiere de votre casque, je vois le depit et la crainte briller dans vos yeux. --Helas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin a cause de vous. Je croyais pouvoir oublier que je vous dois du mepris, et vous prenez a tache de me le rappeler. --Le mepris et l'amour vont souvent fort bien ensemble. --Dans les ames viles. --Dans les ames les plus fieres; cela s'est vu et se verra toujours." Tout le diner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui paraissait determinee a se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, apres avoir promene vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin gemissant, il entonna une des chansons energiques dont il rechauffait les petits soupers de Zustiniani. Les paroles etaient lestes. La chanoinesse ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les debitait. Le comte Christian ne put s'empecher d'etre frappe de la belle voix et De la prodigieuse facilite du chanteur. Il s'abandonna avec naivete au plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda un second. Albert, assis aupres de Consuelo, paraissait absolument sourd, et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du depit, et qu'il se sentait enfin prime en quelque chose. Il oublia que son dessein etait de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant d'ailleurs que, soit innocence de ses hotes, soit ignorance du dialecte, c'etait peine perdue, il se livra du besoin d'etre admire, en chantant pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir a Consuelo qu'il avait fait des progres. Il avait gagne effectivement dans l'ordre de puissance qui lui etait assigne. Sa voix avait perdu deja peut-etre sa premiere fraicheur, l'orgie en avait efface le veloute de la jeunesse; mais il etait devenu plus maitre de ses effets, et plus habile dans l'art de vaincre les difficultes vers lesquelles son gout et son instinct le portaient toujours. Il chanta bien, et recut beaucoup d'eloges du comte Christian, de la chanoinesse, et meme du chapelain, qui aimait beaucoup les _traits_, et qui croyait la maniere de Consuelo trop simple et trop naturelle pour etre savante. "Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte a cette derniere; vous etes trop severe ou trop modeste pour votre eleve. Il en a beaucoup, et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous." Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto l'humiliation que sa maniere d'etre avait causee a sa pretendue soeur. Il insista donc beaucoup sur le merite du chanteur, et celui-ci, qui aimait trop a briller pour ne pas etre deja fatigue de son vilain role, se remit au clavecin apres avoir remarque que le comte Albert devenait de plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs morceaux de musique, demanda une autre chanson venitienne; et cette fois Anzoleto en choisit une qui etait d'un meilleur gout. Il savait que les airs populaires etaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas elle-meme l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi caracterisee que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence. Il contrefaisait avec tant de grace et de charme, tantot la maniere rude et franche des pecheurs de l'Istrie, tantot le laisser-aller spirituel et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il etait impossible de ne pas le regarder et l'ecouter avec un vif interet. Sa belle figure, mobile et penetrante, prenait tantot l'expression grave et fiere, tantot l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais gout coquet de sa toilette, qui sentait son venitien d'une lieue, ajoutait encore a l'illusion, et servait a ses avantages personnels, au lieu de leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientot forcee de jouer l'indifference et la preoccupation. L'emotion la gagnait de plus en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaiete, son innocent amour, et sa fierte enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits enjoues qui faisaient rire les autres penetraient son coeur d'un attendrissement profond. Apres les chansons, le comte Christian demanda des cantiques. "Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante a Venise; mais ils sont a deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries." On pria aussitot Consuelo de chanter. Elle s'en defendit longtemps, quoiqu'elle en eprouvat une vive tentation. Enfin, cedant aux instances de ce bon Christian, qui s'evertuait a la reconcilier avec son frere en se montrant tout reconcilie lui-meme, elle s'assit aupres d'Anzoleto, et commenca en tremblant un de ces longs cantiques a deux parties, divises en strophes de trois vers, que l'on entend a Venise, dans les temps de devotion, durant des nuits entieres, autour de toutes les madones des carrefours. Leur rhythme est plutot anime que triste; mais, dans la monotonie de leur refrain et dans la poesie de leurs paroles, empreintes d'une piete un peu paienne, il y a une melancolie suave qui vous gagne peu a peu et finit par vous envahir. Consuelo les chanta d'une voix douce et voilee, a l'imitation des femmes de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes gens du pays. Il improvisa en meme temps sur le clavecin un accompagnement faible, continu, et frais, qui rappela a sa compagne le murmure de l'eau sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut a Venise, au milieu d'une belle nuit d'ete, seule au pied d'une de ces Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'eclaire une lampe vacillante refletee dans les eaux legerement ridees du canal: Oh! quelle difference entre l'emotion sinistre et dechirante qu'elle avait eprouvee le matin en ecoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde immobile, noire, muette, et pleine de fantomes, et cette vision de Venise au beau ciel, aux douces melodies, aux flots d'azur sillonnes de rapides flambeaux ou d'etoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce magnifique spectacle, ou se concentrait pour elle l'idee de la vie et de la liberte; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de l'antique Boheme, les ossements eclaires de torches lugubres et refletes dans une onde pleine peut-etre des memes reliques effrayantes; et au milieu de tout cela, la figure pale et ardente de l'ascetique Albert, la pensee d'un monde inconnu, l'apparition d'une scene symbolique, et l'emotion douloureuse d'une fascination incomprehensible, c'en etait trop pour l'ame paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette region des idees abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination vive etait capable, mais ou son etre se brisait, torture par de mysterieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation meridionale, plus encore que son education, se refusait a cette initiation austere d'un amour mystique. Albert etait pour elle le genie du Nord, profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent des nuits glacees et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'etait l'ame reveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses, les nuits d'orage, la course des meteores, les harmonies sauvages de la foret, et l'inscription effacee des antiques tombeaux. Anzoleto, c'etait au contraire la vie meridionale, la matiere embrasee et fecondee par le grand soleil, par la pleine lumiere, ne tirant sa poesie que de l'intensite de sa vegetation, et son orgueil que de la richesse de son principe organique. C'etait la vie du sentiment avec l'aprete aux jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes, une sorte d'ignorance ou d'indifference de la notion du bien et du mal, le bonheur facile, le mepris ou l'impuissance de la reflexion; en un mot, l'ennemi et le contraire de l'idee. Entre ces deux hommes, dont chacun etait lie a un milieu antipathique a celui de l'autre, Consuelo etait aussi peu vivante, aussi peu capable d'action et d'energie qu'une ame separee de son corps. Elle aimait le beau, elle avait soif d'un ideal. Albert le lui enseignait, et le lui offrait. Mais Albert, arrete dans le developpement de son genie par un principe maladif, avait trop donne a la vie de l'intelligence. Il connaissait si peu la necessite de la vie reelle, qu'il avait souvent perdu la faculte de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que les idees et les objets sinistres avec lesquels il s'etait familiarise pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres sentiments a sa fiancee que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement du bonheur. Il n'avait pas prevu, il n'avait pas compris qu'il l'entrainait dans une atmosphere ou elle mourrait, comme une plante des tropiques dans le crepuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas l'espece de violence qu'elle eut ete forcee de faire subir a son etre pour s'identifier au sien. Anzoleto, tout au contraire, blessant l'ame et revoltant l'intelligence de Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine, epanouie au souffle des vents genereux du midi, tout l'air vital dont la _Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale, ignorante et delicieuse; tout un monde de melodies naturelles, claires et faciles; tout un passe de calme, d'insouciance, de mouvement physique, d'innocence sans travail, d'honnetete sans efforts, de piete sans reflexion. C'etait presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme boive un peu a cette coupe de la vie commune a tous les etres pour etre complet et mener a bien le tresor de son intelligence? Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de faire a sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans cela comprendrait-on par quelle fatale mobilite de sentiment cette jeune fille si sage et si sincere, qui haissait avec raison le perfide Anzoleto un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'ecouter sa voix, d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de delice? Le salon etait trop vaste pour etre jamais fort eclaire, on le sait deja; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel Anzoleto avait laisse un grand cahier ouvert, cachait leurs tetes aux Personnes assises a quelque distance; et leurs tetes se rapprochaient l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une main, avait passe son autre bras autour du corps flexible de son amie, et l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de douleur s'etaient effaces comme un reve de l'esprit de la jeune fille. Elle se croyait a Venise; elle priait la Madone de benir son amour pour le beau fiance que lui avait donne sa mere, et qui priait avec elle, main contre main, coeur contre coeur. Albert etait sorti sans qu'elle s'en apercut, et l'air etait plus leger, le crepuscule plus doux autour d'elle. Tout a coup elle sentit a la fin d'une strophe les levres ardentes de son Premier fiance sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le clavier, elle fondit en larmes. En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'emotion de la jeune artiste n'etonna pas autant les autres temoins de cette scene rapide. Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son enfance et l'amour de son art lui eussent arrache des pleurs. Le comte Christian s'affligeait un peu de cette sensibilite, qui annoncait tant d'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait le sacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en rejouissaient, esperant que ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'etait pas encore demande si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesser de l'etre. Il eut tout accepte, tout permis, tout exige meme, pour qu'elle fut heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au theatre, a son choix. Son absence de prejuges et d'egoisme allait jusqu'a l'imprevoyance des cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas a l'esprit que Consuelo put songer a s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun. Mais en ne voyant pas ce premier fait, il vit au dela, comme il voyait toujours; il penetra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le ver rongeur. Le veritable titre d'Anzoleto aupres de Consuelo, le veritable but qu'il poursuivait, et le veritable sentiment qu'il inspirait, lui furent reveles en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui lui etait antipathique, et sur lequel jusque la il n'avait pas voulu jeter les yeux parce qu'il ne voulait pas hair le frere de Consuelo. Il vit en lui un amant audacieux, acharne, et dangereux. Le noble Albert ne songea pas a lui-meme; ni le soupcon ni la jalousie n'entrerent dans son coeur. Le danger etait tout pour Consuelo; car, d'un coup d'oeil profond et lucide, cet homme, dont le regard vague et la vue delicate ne supportaient pas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisait au fond de l'ame et penetrait, par la puissance mysterieuse de la divination, dans les plus secretes pensees des mechants et des fourbes. Je n'expliquerai pas d'une maniere naturelle ce don etrange qu'il possedait parfois. Certaines facultes (non approfondies et non definies par la science) resterent chez lui incomprehensibles pour ses proches, comme elles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, a l'egard de ces sortes de choses, n'est pas plus avance, apres cent ans ecoules, que ne le sont les grands esprits de son siecle, Albert, en voyant a nu l'ame egoiste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voila mon ennemi; mais il se dit: Voila l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraitre de sa decouverte, il se promit de veiller sur elle, et de la preserver. LXI. Aussitot que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et alla dans le jardin. Le soleil etait couche, et les premieres etoiles brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident, deja noir a l'est. La jeune artiste cherchait a respirer le calme dans cet air pur et frais des premieres soirees d'automne. Son sein etait oppresse d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en eprouvait des remords, et appelait au secours de sa volonte toutes les forces de son ame. Elle eut pu se dire: "_Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si je hais?_" Elle tremblait, comme si elle eut senti son courage l'abandonner dans la crise la plus dangereuse de sa vie; et, pour la premiere fois, elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette sainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenue dans ses epreuves. Elle avait quitte le salon pour se derober a la fascination qu'Anzoleto exercait sur elle, et elle avait eprouve en meme temps comme un vague desir d'etre suivie par lui. Les feuilles commencaient a tomber. Lorsque le bord de son vetement les faisait crier derriere elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, prete a fuir, n'osant se retourner, elle restait enchainee a sa place par une puissance magique. Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer: c'etait Albert. Etranger a toutes ces petites dissimulations qu'on appelle les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de toute mauvaise honte, il etait sorti un instant apres elle, resolu de la proteger a son insu, et d'empecher son seducteur de la rejoindre. Anzoleto avait remarque cet empressement naif, sans en etre fort alarme. Il avait trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire comme assuree; et, grace a la fatuite que de faciles succes avaient developpee en lui, il etait resolu a ne plus brusquer les choses, a ne plus irriter son amante, et a ne plus effaroucher la famille. "Il n'est plus necessaire de tant me presser, se disait-il. La colere pourrait lui donner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre le reste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses sens. Elle est sans doute moins austere qu'a Venise; elle s'est civilisee ici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elle est a moi; cette nuit peut-etre! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par la peur a quelque resolution desesperee. Elle ne m'a pas trahi aupres d'eux. Soit pitie, soit crainte, elle ne dement pas mon role de frere; et les grands parents, malgre toutes mes sottises, paraissent resolus a me supporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai ete plus vite que je n'esperais. Je puis bien faire halte." Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort surpris de lui voir prendre tout d'un coup de tres-bonnes manieres, un ton modeste, et un maintien doux et prevenant. Il eut l'adresse de se plaindre tout bas au chapelain d'un grand mal de tete, et d'ajouter qu'etant fort sobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'etait pas mefie au diner, lui avait porte au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu fut communique en allemand a la chanoinesse et au comte, qui accepta cette espece de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut d'abord moins indulgente; mais les soins que le comedien se donna pour lui plaire, l'eloge respectueux qu'il sut faire, a propos, des avantages de la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre etabli dans le chateau, desarmerent promptement cette ame bienveillante et incapable de rancune. Elle l'ecouta d'abord par desoeuvrement, et finit par causer avec lui avec interet, et par convenir avec son frere que c'etait un excellent et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une heure s'etait ecoulee, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu son temps. Il avait si bien regagne les bonnes graces de la famille, qu'il etait sur de pouvoir rester autant de jours au chateau qu'il lui en faudrait pour arriver a ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte disait a Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournes vers lui, et a l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christian venait de faire de lui le plus complet eloge, en la grondant un peu de ne pas marquer plus d'interet a un frere aussi aimable. "Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgre son depit contre la Porporina, ne pouvait s'empecher de lui vouloir du bien, et qui, de plus, croyait accomplir un acte de religion; vous avez boude votre frere a diner, et il est vrai de dire qu'il le meritait bien dans ce moment-la. Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aime tendrement, et vient de nous parler de vous a plusieurs reprises avec toute sorte d'affection, meme de respect. Ne soyez pas plus severe que nous. Je suis sure que s'il se souvient de s'etre grise a diner, il en est tout chagrin, surtout a cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas froid a celui qui vous tient de si pres par le sang. Pour mon compte, quoique mon frere le baron d'Albert, qui etait fort taquin dans sa jeunesse, m'ait fachee bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heure brouillee avec lui." Consuelo, n'osant confirmer ni detruire l'erreur de la bonne dame, resta comme atterree a cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenait bien la puissance et l'habilete. "Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; je vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche a Consuelo de faire trop la petite maman avec vous; et je suis sur que Consuelo meurt d'envie de faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune homme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers elle quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous le pardonne." Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la main tremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer: "Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens si amerement, que tous mes efforts pour m'etourdir a ce sujet ne servent qu'a briser mon coeur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pas une ame de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la vertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Ma soeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partir aussitot, et promener mon desespoir, mon isolement et mon ennui par toute la terre. Etranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je ne pourrai plus croire a Dieu, et mon egarement retombera sur ta tete." Cette homelie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes a la bonne chanoinesse. "Vous l'entendez, Porporina, s'ecria-t-elle; ce qu'il vous dit est tres-beau et tres-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la religion, ordonner a la signora de se reconcilier avec son frere." Le chapelain allait s'en meler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et, saisissant Consuelo dans ses bras, malgre sa resistance et son effroi, il l'embrassa passionnement a la barbe du chapelain et a la grande edification de l'assistance. Consuelo, epouvantee d'une tromperie si impudente, ne put s'y associer plus longtemps. "Arretez! dit-elle, monsieur le comte, ecoutez-moi!..." Elle allait tout reveler, lorsque Albert parut. Aussitot l'idee de Zdenko revint glacer de crainte l'ame prete a s'epancher. L'implacable Protecteur de Consuelo pouvait vouloir la debarrasser, sans bruit et sans deliberation, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Elle palit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la parole expira sur ses levres. A sept heures sonnantes, on se remit a table pour souper. Si l'idee de ces frequents repas est faite pour oter l'appetit a mes delicates lectrices, je leur dirai que la mode de ne point manger n'etait pas en vigueur dans ce temps-la et dans ce pays-la. Je crois l'avoir deja dit: on mangeait lentement, copieusement, et souvent, a Riesenburg. La moitie de la journee se passait presque a table; et j'avoue que Consuelo, habituee des son enfance, et pour cause, a vivre tout un jour avec quelques cuillerees de riz cuit a l'eau, trouvait ces homeriques repas mortellement longs. Pour la premiere fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant ou un siecle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il etait seul au fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle etait ivre, tant la honte d'elle-meme, l'amour et la terreur, agitaient tout son etre. Elle ne mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternee comme quelqu'un qui se sent rouler dans un precipice, et qui voit se briser une a une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arreter sa chute, elle regardait le fond de l'abime, et le vertige bourdonnait dans son cerveau. Anzoleto etait pres d'elle; il effleurait son vetement, il pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son pied contre son pied. Dans son empressement a la servir, il rencontrait ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais cette rapide et brulante pression resumait tout un siecle de volupte. Il lui disait a la derobee de ces mots qui etouffent, il lui lancait de ces regards qui devorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'eclair pour echanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses levres le cristal que ses levres avaient touche. Et il savait etre tout de feu pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait a merveille, parlait convenablement, etait plein d'egards attentifs pour la chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs morceaux des viandes qu'il se chargeait de decouper avec la dexterite et la grace d'un convive habitue a la bonne chere. Il avait remarque que le saint homme etait gourmand, que sa timidite lui imposait a cet egard de frequentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses preferences, qu'il souhaita voir le nouvel ecuyer-tranchant passer le reste de ses jours au chateau des Geants. On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain, par echange de bons procedes, lui offrit du vin, il repondit assez haut pour etre entendu: "Mille graces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec lequel je cherchais a m'etourdir tantot. Maintenant, je n'ai plus de chagrins, et je reviens a l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie." On prolongea la veillee un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-meme; et il les dit avec tout le soin, avec toute la purete de gout et de delicatesse d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'etait lui rappeler encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art. Au moment ou l'on allait se separer, il prit un instant favorable pour lui dire tout bas: "Je sais ou est ta chambre; on m'en a donne une dans la meme galerie. A minuit, je serai a genoux a ta porte, j'y resterai prosterne jusqu'au jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquerir ton amour, je ne le merite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un autre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dans l'ame, et le reste de ma vie est devoue aux furies! Mais ne me chasse pas sans m'avoir dit un mot de pitie, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas, je partirai des la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais! --Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un eternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite.... --Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitot son ton hypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'il ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu? Ne t'ai-je pas prouve mille fois mon respect et la purete de mon amour? Quand on aime eperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'un mot de toi me dompte et m'enchaine? Au nom du ciel, si tu n'es pas la maitresse de cet homme que tu vas epouser, s'il n'est pas le maitre de ton appartement et le compagnon inevitable de toutes tes nuits... --Il ne l'est pas, il ne le fut jamais," dit Consuelo avec l'accent de la fiere innocence. Elle eut mieux fait de reprimer ce mouvement d'un orgueil bien fonde, mais trop sincere en cette occasion. Anzoleto n'etait pas poltron; mais il aimait la vie, et s'il eut cru trouver dans la chambre de Consuelo un gardien determine, il fut reste fort paisiblement dans la sienne. L'accent de verite qui accompagna la reponse de la jeune fille l'enhardit tout a fait. "En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent, si adroit, je marcherai si legerement, je te parlerai si bas, que ta reputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frere? Devant partir a l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire a ce que j'aille te dire adieu? --Non! non! ne venez pas! dit Consuelo epouvantee. L'appartement du comte Albert n'est pas eloigne; peut-etre a-t-il tout devine... Anzoleto, si vous vous exposez... je ne reponds pas de votre vie. Je vous parle serieusement, et mon sang se glace dans mes veines!" Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne, devenir plus froide que le marbre. "Si tu discutes, si tu parlementes a ta porte, tu exposes mes jours, dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passe des nuits ensemble sans eveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli. Quant a moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, et pas d'autre danger que la mort...." Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si vague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il ne pouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elle retira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix etouffee: "Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible! --Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement. --Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace. --Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir a tes yeux, mourir a tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai a minuit; resiste, et tu ne feras que hater ma perte. --Vous partez demain, et vous ne prenez conge de personne? dit Consuelo en voyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son depart. --Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgre moi, voyant tout conspirer pour prolonger mon agonie, je cederais. Tu leur feras mes excuses et mes adieux. Les ordres sont donnes a mon guide pour que mes chevaux soient prets a quatre heures du matin." Cette derniere assertion etait plus que vraie. Les regards singuliers d'Albert depuis quelques heures n'avaient pas echappe a Anzoleto. Il etait resolu a tout oser; mais il se tenait pret pour la fuite en cas d'evenement. Ses chevaux etaient deja selles dans l'ecurie, et son guide avait recu l'ordre de ne pas se coucher. Rentree dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une veritable epouvante. Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en meme temps elle craignait qu'il fut empeche de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux, insurmontable, tourmentait sa pensee, et mettait son coeur aux prises avec sa conscience. Jamais elle ne s'etait sentie si malheureuse, si exposee, si seule sur la terre. "O mon maitre Porpora, ou etes-vous? s'ecriait-elle. Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon mal et les perils auxquels je suis livree. Vous seul etes rude, severe, et mefiant, comme devrait l'etre un ami et un pere, pour me retirer de cet abime ou je tombe!... Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un pere dans le comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mere pour moi, si j'avais le courage de braver ses prejuges et de lui ouvrir mon coeur? Et Albert n'est-il pas mon soutien, mon frere, mon epoux, si je consens a dire un mot! Oh! oui, c'est lui qui doit etre mon sauveur; et je le crains! et je le repousse!... Il faut que j'aille les trouver tous les trois, ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre. Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaine a leurs bras protecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le repos, la dignite, l'honneur, resident avec eux; l'abjection et le desespoir m'attendent aupres d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leur faire la confession de cette affreuse journee, que je leur dise ce qui se passe en moi, afin qu'ils me preservent et me defendent de moi-meme. Il faut que je me lie a eux par un serment, que je dise ce _oui_ terrible qui mettra une invincible barriere entre moi et mon fleau! J'y vais!..." Et, au lieu d'y aller, elle retombait epuisee sur sa chaise, et pleurait avec dechirement son repos perdu, sa force brisee. "Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leur offrir une fille egaree, une epouse adultere! car je le suis par le coeur, et la bouche qui jurerait une immuable fidelite au plus sincere des hommes est encore toute brulante du baiser d'un autre; et mon coeur tressaille d'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour meme pour l'indigne Anzoleto est change comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquille et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mere etendait sur moi du haut des cieux. C'est un entrainement lache et impetueux comme l'etre qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni de vrai dans mon ame. Je me mens a moi-meme depuis ce matin, comme je mens aux autres. Comment ne leur mentirais-je pas desormais a toutes les heures de ma vie? Present ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seule pensee de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'un autre je ne reverais que de lui. Que faire, que devenir?" L'heure s'avancait avec une affreuse rapidite, avec une affreuse lenteur. "Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le meprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car je ne le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me retracterai un instant apres. Je ne puis plus meme etre sure de ma chastete; il n'y croit plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus a moi-meme, je ne crois plus a rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse. Oh! plutot mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de donner ce triomphe a la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instincts sacres et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!" Elle se mit a sa fenetre, et eut veritablement l'idee de se precipiter, pour echapper par la mort a l'infamie dont elle se croyait deja souillee. En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut qui lui restaient. Materiellement parlant, elle n'en manquait pas, mais tous lui semblaient entrainer d'autres dangers. Elle avait commence par verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne connaissait encore qu'a demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il etait tout a fait depourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la passion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque la, qu'il insisterait pour etre ecoute, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallait qu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait aupres de sa chambre un cabinet avec un escalier derobe, comme dans presque tous les appartements du chateau; mais cet escalier donnait a l'etage inferieur, tout aupres de la chanoinesse. C'etait le seul refuge qu'elle put chercher contre l'audace imprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser, meme d'avance, afin de ne pas donner lieu a un scandale, que la bonne Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le jardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir explore tout le chateau avec soin, s'y rendait de son cote, c'etait courir a sa perte. En revant ainsi, elle vit de la fenetre de son cabinet, qui donnait sur une cour de derriere, de la lumiere aupres des ecuries. Elle examina un homme qui rentrait et sortait de ces ecuries sans eveiller les autres serviteurs, et qui paraissait faire des apprets de depart. Elle reconnut a son costume le guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformement a ses instructions. Elle vit aussi de la lumiere chez le gardien du pont-levis, et pensa avec raison qu'il avait ete averti par le guide d'un depart dont l'heure n'etait pas encore fixee. En observant ces details, et en se livrant a mille conjectures, a mille projets, Consuelo concut un dessein assez etrange et fort temeraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen entre les deux extremes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en meme temps une nouvelle perspective sur les evenements de sa vie, il lui parut une veritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps a employer pour en examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se presenter par l'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblerent pouvoir etre detournes. Elle se mit a ecrire ce qui suit, fort a la hate, comme on peut croire, car l'horloge, du chateau venait de sonner onze heures: "Albert, je suis forcee de partir. Je vous cheris de toute mon ame, vous le savez. Mais il y a dans mon. etre des contradictions, des souffrances, et des revoltes que je ne puis expliquer ni a vous ni a moi-meme. Si je vous voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie a vous, que je vous abandonne le soin de mon avenir, que je consens a etre votre femme. Je vous dirais peut-etre que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je ferais un serment temeraire; car mon coeur n'est pas assez purifie de l'ancien amour, pour vous appartenir des a present, sans effroi, et pour meriter le votre sans remords. Je fuis; je vais a Vienne, rejoindre ou attendre le Porpora, qui doit y etre ou y arriver dans peu de jours, comme sa lettre a votre pere vous l'a annonce dernierement. Je vous jure que je vais chercher aupres de lui l'oubli et la haine du passe, et l'espoir d'un avenir dont vous etes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; je vous le defends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait et detruirait peut-etre. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous m'avez fait de ne pas retourner sans moi a... Vous me comprenez! Comptez sur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte esperance de revenir ou de vous appeler bientot. Dans ce moment je fais un reve affreux. Il me semble que quand je serai seule avec moi-meme, je me reveillerai digne de vous. Je ne veux point que mon frere me suive. Je vais le tromper, lui faire prendre une route opposee a celle que je prends moi-meme. Sur tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon projet, et croyez-moi sincere. C'est a cela que je verrai si vous m'aimez veritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvrete a votre richesse, mon obscurite a votre rang, mon ignorance a la science de votre esprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne m'en vais pas irrevocablement, je vous charge de rendre votre digne et chere tante favorable a notre union, et de me conserver les bontes de votre pere, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la verite sur tout ceci. Je vous ecrirai de Vienne." L'esperance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme aussi epris qu'Albert etait temeraire sans doute, mais non deraisonnable. Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui ecrivait, l'energie de sa volonte et la loyaute de son caractere. Tout ce qu'elle lui ecrivait, elle le pensait. Tout ce qu'elle annoncait, elle allait le faire. Elle croyait a la penetration puissante et presque a la seconde vue d'Albert; elle n'eut pas espere de le tromper; elle etait sure qu'il croirait en elle, et que, son caractere donne, il lui obeirait ponctuellement. En ce moment, elle jugea les choses, et Albert lui-meme, d'aussi haut que lui. Apres avoir plie sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses epaules son manteau de voyage, enveloppa sa tete dans un voile noir tres-epais, mit de fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possedait, fit un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec d'incroyables precautions, elle traversa les etages inferieurs, parvint a l'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'a son oratoire, ou elle savait qu'il entrait regulierement a six heures du matin. Elle deposa la lettre sur le coussin ou il mettait son livre avant de s'agenouiller par terre. Puis, descendant jusqu'a la cour, sans eveiller personne, elle marcha droit aux ecuries. Le guide, qui n'etait pas trop rassure de se voir seul en pleine nuit dans un grand chateau ou tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abord peur de cette femme noire qui s'avancait sur lui comme un fantome. Il recula jusqu'au fond de son ecurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'est ce que voulait Consuelo. Des qu'elle se vit hors de la portee des regards et de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenetres d'Albert ni de celles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide: "Je suis la soeur du jeune homme que tu as amene ici ce matin. Il m'enleve. C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur son cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi a Tusta sans dire un seul mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du chateau que je me sauve. Tu seras paye double. Tu as l'air etonne? Allons, depeche! A peine serons-nous rendus a la ville, qu'il faudra que tu reviennes ici avec les memes chevaux pour chercher mon frere." Le guide secoua la tete. "Tu seras paye triple." Le guide fit un signe de consentement. "Et tu le rameneras bride abattue a Tusta, ou je vous attendrai." Le guide hocha encore la tete. "Tu auras quatre fois autant a la derniere course qu'a la premiere." Le guide obeit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut prepare en selle de femme. "Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant meme qu'il fut bride entierement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus le mien. C'est pour un instant. --J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh! ce n'est pas la premiere fois que j'enleve une demoiselle! Votre amoureux paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un air narquois. --Tu seras bien paye par moi la premiere. Tais-toi. Es-tu pret? --Je suis a cheval. --Passe le premier, et fais baisser le pont." Ils le franchirent au pas, firent un detour pour ne point passer sous les murs du chateau, et au bout d'un quart d'heure gagnerent la grande route sablee. Consuelo n'avait jamais monte a cheval de sa vie. Heureusement, celui-la, quoique vigoureux, etait d'un bon caractere. Son maitre l'animait en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, a travers bois et bruyeres, conduisit l'amazone a son but au bout de deux heures. Consuelo lui retint la bride et sauta a terse a l'entree de la ville. "Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville a pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me conduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'eloigner le plus possible, avant le jour, du pays ou ma figure est connue; au jour, je m'arreterai, et j'attendrai mon frere. --Mais en quel endroit? --Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera a un relais de poste. Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demandera partout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant. Il n'y a qu'une route pour Prague? --Qu'une seule jusqu'a ... --C'est bon. Arrete-toi dans le faubourg pour faire rafraichir tes chevaux. Tache qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; ne reponds a aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis a mon frere de ne pas hesiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans etre vu. Il y a danger de mort pour lui au chateau. --Dieu soit avec vous, la jolie fille! repondit le guide, qui avait eu le temps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quand mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir rendu service.--Je suis pourtant fache, se dit-il quand elle eut disparu dans l'obscurite, de ne pas avoir apercu le bout de son nez; je voudrais savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peur d'abord avec son voile noir et son pas resolu; aussi ils m'avaient fait tant de contes a l'office, que je ne savais plus ou j'en etais. Sont-ils superstitieux et simples, ces gens-la, avec leurs revenants et leur homme noir du chene de Schreckenstein! Bah! j'y ai passe plus de cent fois, et je ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tete, et de regarder du cote du ravin quand je passais au pied de la montagne." En faisant ces reflexions naives, le guide, apres avoir donne l'avoine a ses chevaux, et s'etre administre a lui-meme, dans un cabaret voisin, une large pinte d'hydromel pour se reveiller, reprit le chemin de Riesenburg, sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espere et prevu tout en lui recommandant de faire diligence. Le brave garcon, a mesure qu'il s'eloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesque dont il venait d'etre l'entremetteur. Peu a peu les vapeurs de la nuit, et peut-etre aussi celles de la boisson fermentee, lui firent paraitre cette aventure plus merveilleuse encore. "Il serait plaisant, pensait-il, que cette femme noire fut un homme, et cet homme le revenant du chateau, le fantome noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvais tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a jure l'avoir vu plus de dix fois dans son ecurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux du vieux baron d'Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant! la rencontre et la societe de ces etres-la est toujours suivie de quelque malheur. Si mon pauvre grison a porte Satan cette nuit, il en mourra pour sur. Il me semble qu'il jette deja du feu par les naseaux; pourvu qu'il ne prenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver au chateau, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donne, je ne vais pas trouver des feuilles seches dans ma poche. Et si l'on venait me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de moi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en me quittant, comme si elle se fut enfoncee sous terre." LXII. Anzoleto n'avait pas manque de se lever a minuit, de prendre son stylet, de se parfumer, et d'eteindre son flambeau. Mais au moment ou il crut pouvoir ouvrir sa porte sans bruit (il avait deja remarque que la serrure etait douce et fonctionnait tres discretement), il fut fort etonne de ne pouvoir imprimer a la clef le plus leger mouvement. Il s'y brisa les doigts, et s'y epuisa de fatigue, au risque d'eveiller quelqu'un en secouant trop fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autre issue; la fenetre donnait sur les jardins a une elevation de cinquante pieds, parfaitement nue et impossible a franchir; la seule pensee en donnait le vertige. "Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto apres avoir encore inutilement essaye d'ebranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait bon signe; sa peur me repondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte Albert, tous deux me le paieront a la fois!" II prit le parti de se rendormir. Le depit l'en empecha; et peut-etre Aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert etait l'auteur de cette precaution, lui seul n'etait pas dupe, dans la maison, de ses rapports fraternels avec Consuelo. Cette derniere avait paru veritablement epouvantee en l'avertissant de prendre garde a _cet homme terrible_. Anzoleto avait beau se dire qu'etant fou, le jeune comte ne mettrait peut-etre pas de suite dans ses idees, ou qu'etant d'une illustre naissance, il ne voudrait pas, suivant le prejuge du temps, se commettre dans une partie d'honneur avec un comedien; ces suppositions ne le rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien maitre de lui-meme; et quant a ses prejuges, il fallait qu'ils ne fussent pas fort enracines pour lui permettre de vouloir epouser une comedienne. Anzoleto commenca donc a craindre serieusement d'avoir maille a partir avec lui, avant d'en venir a ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire en pure perte. Ce denouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il avait appris a manier l'epee, et se flattait de tenir tete a quelque homme de qualite que ce fut. Neanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne dormit pas. Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et peu apres sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulte. Il ne faisait pas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec aussi peu de ceremonie, Anzoleto crut que le moment decisif etait venu. Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut aussitot, a la lueur du crepuscule, son guide qui lui faisait signe de parler bas et de ne pas faire de bruit. "Que veux-tu dire avec tes simagrees, et que me veux-tu, imbecile? Dit Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici? --Eh! par ou, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur? --La porte etait fermee a clef. --Mais vous aviez laisse la clef en dehors. --Impossible! la voila sur ma table. --Belle merveille! il y en a une autre. --Et qui donc m'a joue le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'une clef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise? --Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef. --Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affaire et mysterieux? Je ne t'ai pas fait appeler. --Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, et vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivee sans encombre a Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour vous y conduire." Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi il s'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la verite pour empecher que son guide, dont les craintes superstitieuses s'effacaient d'ailleurs avec les ombres de la nuit, ne retombat dans ses perplexites a l'egard d'une malice du diable. Le drole avait commence par examiner et par faire sonner sur les paves de l'ecurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pour content de son marche avec l'enfer. Anzoleto comprit a demi-mot, et pensa que la fugitive avait ete de son cote surveillee de maniere a ne pouvoir l'avertir de sa resolution; que, menacee, poussee a bout peut-etre par son jaloux, elle avait saisi un moment propice pour dejouer tous ses efforts, s'evader et prendre la clef des champs. "Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni a douter ni a balancer. Les avis qu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route de Prague, sont clairs et precis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'ici pour la rejoindre sans etre force de croiser l'epee!" Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'appretait a la hate, il envoya son guide en eclaireur pour voir si les chemins etaient libres. Sur sa reponse que tout le monde paraissait encore livre au sommeil, excepte le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit sans bruit, remonta a cheval, et ne rencontra dans les cours qu'un palefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas laisser a son depart l'apparence d'une fuite. "Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voila une etrange chose, les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'ecurie comme s'ils avaient couru toute la nuit. --C'est votre diable noir qui sera venu les panser, repondit l'autre. --C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruit epouvantable toute la nuit de ce cote-la! Je n'ai pas ose venir voir; mais j'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vous vois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'etait vous qui partiez, et que je ne m'attendais guere a vous revoir ce matin." Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien. "Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant les yeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois. --Vous avez reve, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire a ma sante. --Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui ecorchait un peu l'italien. --C'est egal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit! --Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, repondit le guide en suivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-la aux dormeurs de ton espece." Anzoleto, bien averti et bien renseigne par son guide, gagna Tusta ou Tauss; car c'est, je crois, la meme ville. Il la traversa apres avoir congedie son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucune question durant dix lieues, et, au terme, designe, s'arreta pour dejeuner (car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait etre par la avec une voiture. Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause. Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle etait etablie depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie. Anzoleto, brise, extenue, pensa que Consuelo n'avait pas juge a propos de s'arreter en cet endroit. Il demanda une voiture a louer, il n'y en avait pas. Force lui fut de remonter a cheval, et de faire une nouvelle course a franc etrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer a chaque instant la bienheureuse voiture, ou il pourrait s'elancer et se dedommager de ses anxietes et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par l'exces de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part, il prit le parti de s'arreter, mortellement vexe, et d'attendre dans une bourgade, au bord de la route, que Consuelo vint le rejoindre; car il pensait l'avoir depassee. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et continua de courir vers Prague, sans etre plus heureux. Nous le laisserons cheminer vers le nord, en proie a une veritable rage et a une mortelle impatience melee d'espoir, pour revenir un instant nous-memes au chateau, et voir l'effet du depart de Consuelo sur les habitants de cette demeure. On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deux autres personnages de cette brusque aventure. Apres s'etre muni d'une double clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enferme de dehors, et ne s'etait plus inquiete de ses tentatives, sachant bien qu'a moins que Consuelo elle-meme ne s'en melat, nul n'irait le delivrer. A l'egard de cette premiere possibilite dont l'idee le faisait fremir, Albert eut l'excessive delicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente decouverte. "Si elle l'aime a ce point, pensa-t-il, je n'ai plus a lutter; que mon sort s'accomplisse! Je le saurai assez tot, car elle est sincere; et demain elle refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elle est seulement persecutee et menacee par cet homme dangereux, la voila du moins pour une nuit a l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit furtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai point odieux; je n'infligerai pas a cette infortunee le supplice de la honte, en me montrant devant elle sans etre appele. Non! je ne jouerai point le role d'un espion lache, d'un jaloux soupconneux, lorsque jusqu'ici ses refus, ses irresolutions, ne m'ont donne aucun droit sur elle. Je ne sais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour; c'est que je ne serai pas trompe. Ame de celle que j'aime, toi qui resides a la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les entrailles du Dieu universel, si, a travers les mysteres et les ombres de la pensee humaine, tu peux lire en moi a cette heure, ton sentiment interieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire a ta parole!" Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait de prendre avec lui-meme; et bien qu'il crut entendre les pas de Consuelo a l'etage inferieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins explicable du cote de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains jointes son coeur bondissant dans sa poitrine. Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du cote d'Anzoleto. "L'infame, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans precaution! Il semble qu'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne serait rien, si une autre ame, plus precieuse et plus chere que la mienne, ne devait pas etre souillee par son amour." A l'heure ou le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit aupres de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait, mais de l'engager a provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il etait sur qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait desirer cette explication, et s'appretait a la soulager de son trouble, a la consoler meme de sa honte, et a feindre une resignation qui put adoucir l'amertume de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait apres. Il sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et il ne craignait pas d'eprouver une douleur au-dessus de ses forces. Il trouva son pere au moment ou il entrait dans son oratoire. La lettre posee sur le coussin frappa leurs yeux en meme temps. Ils la saisirent et la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterre, croyant que son fils ne supporterait pas l'evenement; mais Albert, qui s'etait prepare a un plus grand malheur, fut calme, resigne et ferme dans sa confiance. "Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour est vrai et ma foi inebranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette promesse, mon pere, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; je serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquietudes si elles s'emparent de moi. --Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieu de tes peres. Tu as accepte d'autres croyances, et je ne te les ai jamais reprochees avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait bien souffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelle je t'ai promis, dans la nuit qui a precede celle-ci, de faire tout ce qui dependrait de moi pour que ton amour fut ecoute et sanctifie par un noeud respectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miens ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas a moi dans cette heure solennelle qui decidera peut-etre dans les cieux des destinees de ton amour sur la terre? O toi, mon noble enfant, a qui l'Eternel a conserve toutes les vertus, malgre les epreuves qu'il a laisse subir a ta foi premiere! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouille a mes cotes sur la tombe de ta mere, et priant comme un jeune ange ce maitre souverain dont tu ne doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'elever ta voix vers lui, pour que la mienne ne soit pas inutile? --Mon pere, repondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si notre foi differe quant a la forme et aux dogmes, nos ames restent toujours d'accord sur un principe eternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse et de bonte, un ideal de perfection, de science, et de justice, que je n'ai jamais cesse d'adorer.--O divin crucifie, dit-il en s'agenouillant aupres de son pere devant l'image de Jesus; toi que les hommes adorent comme le Verbe, et que je revere comme la plus noble et la plus pure manifestation de l'amour universel parmi nous! entends ma priere, toi dont la pensee vit eternellement en Dieu et en nous! Benis les instincts justes et les intentions droites! Plains la perversite qui triomphe, et soutiens l'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra! Mais, o Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ont d'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur la terre!" LXIII. Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitot apres avoir donne a son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeait necessaires au succes de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la gauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagne deux fois en voiture la baronne Amelie a un chateau voisin de la petite ville de Tauss. Ce chateau etait le but le plus eloigne des rares courses qu'elle avait eu occasion de faire durant son sejour a Riesenburg. Aussi l'aspect de ces parages et la direction des routes qui les traversaient, s'etaient-ils presentes naturellement a sa memoire, lorsqu'elle avait concu et realise a la hate le temeraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en la promenant sur la terrasse de ce chateau, la dame qui l'habitait lui avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste etendue des terres qu'on decouvrait au loin: Ce beau chemin plante que vous voyez la-bas, et qui se perd a l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par la que nous nous rendons a Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir precis, etait donc certaine de ne pas s'egarer, et de regagner a une certaine distance la route par laquelle elle etait venue en Boheme. Elle atteignit le chateau de Biola, longea les cours du parc, retrouva sans peine, malgre l'obscurite, le chemin plante; et avant le jour elle avait reussi a mettre entre elle et le point dont elle voulait s'eloigner une distance de trois lieues environ a vol d'oiseau. Jeune, forte, et habituee des l'enfance a de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonte audacieuse, elle vit poindre le jour sans eprouver beaucoup de fatigue. Le ciel etait serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez doux aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'etait point habituee, l'avait un peu brisee; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure que le repos, et que, pour les temperaments energiques, une fatigue delasse d'une autre. Cependant, a mesure que les etoiles palissaient, et que le crepuscule achevait de s'eclaircir, elle commencait a s'effrayer de son isolement. Elle s'etait sentie bien tranquille dans les tenebres. Toujours aux aguets, elle s'etait crue sure, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant d'etre apercue; mais au jour, forcee de traverser de vastes espaces decouverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'elle vit bientot des groupes se montrer au loin, et se repandre comme des points noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait etre reconnue par le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier qui lui sembla devoir abreger son chemin, en allant couper a angle droit le detour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsi pres d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boise, ou elle put esperer de se derober facilement aux regards. "Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit a dix lieues sans etre decouverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande route; et, a la premiere occasion favorable, je louerais une voiture et des chevaux." Cette pensee lui fit porter la main a sa poche pour y prendre sa bourse, Et calculer ce qu'apres son genereux paiement au guide qui l'avait fait Sortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long et Difficile voyage. Elle ne s'etait pas encore donne le temps d'y reflechir; et si elle eut fait toutes les reflexions que suggerait la prudence, eut-elle resolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surprise et sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus legere qu'elle ne l'avait suppose! Dans son empressement, elle n'avait emporte tout au plus que la moitie de la petite somme qu'elle possedait; ou bien elle avait donne au guide, dans l'obscurite, des pieces d'or pour de l'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait laisse tomber dans la poussiere de la route une partie de sa fortune. Tant il y a qu'apres avoir bien compte et recompte sans pouvoir se faire illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire a pied toute la route de Vienne. Cette decouverte lui causa un peu de decouragement, non pas a cause de la fatigue, qu'elle ne redoutait point, mais a cause des dangers, inseparables pour une jeune femme, d'une aussi longue route pedestre. La peur que jusque la elle avait surmontee, en se persuadant que bientot elle pourrait se mettre dans une voiture a l'abri des aventures de grand chemin, commenca a parler plus haut qu'elle ne l'avait prevu dans l'effervescence de ses idees; et, comme vaincue pour la premiere fois de sa vie par l'effroi de sa misere et de sa faiblesse, elle se mit a marcher precipitamment, cherchant les taillis les plus sombres pour se refugier en cas d'attaque. Pour comble d'inquietude, elle s'apercut bientot qu'elle ne suivait plus aucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus en plus profond et desert. Si cette morne solitude la rassurait a certains egards, l'incertitude de sa direction lui faisait apprehender de revenir sur ses pas et de se rapprocher a son insu du chateau des Geants. Anzoleto y etait peut-etre encore: un soupcon, un accident, une idee de vengeance contre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-meme n'etait-il pas a craindre dans ce premier moment de trouble et de desespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait a son arret; mais si elle allait se montrer aux environs du chateau, et qu'on vint dire au jeune comte qu'elle etait encore la, a portee d'etre atteinte et ramenee, n'accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes? Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre fierte, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortee aussitot que concue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-etre d'ailleurs ramener au bout de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situation qu'elle venait de trancher par un coup de tete hardi et genereux. Il fallait donc tout souffrir et s'exposer a tout plutot que de revenir a Riesenburg. Resolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre a tout prix, elle s'arreta dans un endroit couvert et mysterieux, ou une petite source jaillissait entre des rochers ombrages de vieux arbres. Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux. Etaient-ce les troupeaux du voisinage ou les betes de la foret qui Venaient boire parfois a cette fontaine cachee? Consuelo s'en approcha, et, s'agenouillant sur les pierres humectees, trompa la faim, qui commencait a se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide. Puis, restant pliee sur ses genoux, elle medita un peu sur sa situation. "Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis realiser ce que j'ai concu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mere se soit effeminee dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver le soleil, la faim, la fatigue, et les perils? J'ai fait de si beaux reves d'indigence et de liberte au sein de ce bien-etre qui m'oppressait, et dont j'aspirais toujours a sortir! Et voila que je m'epouvante des les premiers pas? N'est-ce pas la le metier pour lequel je suis nee, "courir, patir, et oser?" Qu'y a-t-il de change en moi depuis le temps ou je marchais avant le jour avec ma pauvre mere, souvent a jeun! et ou nous buvions aux petites fontaines des chemins pour nous donner des forces? Voila vraiment une belle Zingara, qui n'est bonne qu'a chanter sur les theatres, a dormir sur le duvet, et a voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mere? Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine: "Ne crains rien; ceux qui ne possedent rien n'ont rien qui les menace, et les miserables ne se font pas la guerre entre eux?" Elle etait encore jeune et belle dans ce temps la! est-ce que je l'ai jamais vue insultee par les passants? Les plus mechants hommes respectent les etres sans defense. Et comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et qui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles qui n'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivre de leurs charmes, va se mettre a les poursuivre! Est-ce a dire que parce qu'on est seule, et les pieds sur la terre commune, on doit etre avilie, et renoncer a l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleurs ma mere etait forte comme un homme; elle se serait defendue comme un lion. Ne puis-je pas etre courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines que du bon sang plebeien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand on est menacee de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un pays tranquille, dont les habitants sont doux et charitables; et quand je serai sur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, a l'heure du danger, quelqu'un de ces etres droit et genereux, comme Dieu en place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimes. Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai a lutter que contre la faim. Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'a la fin de cette journee, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin. Je connais la faim, et je sais y resister, malgre les eternels festins auxquels on voulait m'habituer a Riesenburg. Une journee est bientot passee. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes epuisees, je me rappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans mon enfance: "Qui dort dine." Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et je te ferai bien voir, o ma pauvre mere qui veilles sur moi et voyages invisible a mes cotes, a cette heure, que je sais encore faire la sieste sans sofa et sans coussins!" Tout en devisant ainsi avec elle-meme, la pauvre enfant oubliait un peu ses peines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportee sur elle-meme lui faisait deja paraitre Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait meme qu'a partir du moment ou elle avait dejoue ses seductions, elle sentait son ame allegee de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projet romanesque, elle trouvait une sorte de gaiete melancolique, qui lui faisait repeter tout bas a chaque instant: "Mon corps souffre, mais il sauve mon ame. L'oiseau qui ne peut se defendre a des ailes pour se sauver, et, quand il est dans les plaines de l'air, il se rit des pieges et des embuches." Le souvenir d'Albert, l'idee de son effroi et de sa douleur, se presentaient differemment a l'esprit de Consuelo; mais elle combattait de toute sa force l'attendrissement qui la gagnait a cette pensee. Elle avait forme la resolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pas mise a l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente. "Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empecher de soupirer profondement quand je me represente ta souffrance! Mais c'est a Vienne seulement que je m'arreterai a la partager et a la plaindre. C'est a Vienne que je permettrai a mon coeur de me dire combien il te venere et te regrette!" "Allons, en marche!" se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter a prolonger les instants de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre a l'heure de midi, appesantissait ses paupieres; et la faim, qu'elle n'etait plus habituee a supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irresistible defaillance. Elle voulait en vain se faire illusion a cet egard. Elle n'avait presque rien mange la veille; trop d'agitations et d'anxietes ne lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'etendait sur ses yeux; une sueur froide et penible alanguissait tout son corps. Elle ceda a la fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une derniere resolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres s'affaisserent sur l'herbe, sa tete retomba sur son petit paquet de voyage, et elle s'endormit profondement. Le soleil, rouge et chaud, comme il est parfois dans ces courts etes de Boheme, montait gaiement dans le ciel; la fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eut voulu bercer de sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tete. LXIV. Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi, lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la tira de sa lethargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se relever, sans comprendre encore ou elle etait, et vit a deux pas d'elle un homme courbe sur les rochers, occupe a boire a la source comme elle avait fait elle-meme, sans plus de ceremonie et de recherche que de placer sa bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la frayeur; mais le second coup d'oeil jete sur l'hote de sa retraite lui rendit la confiance. Car, soit qu'il eut deja regarde a loisir les traits de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prit pas grand interet a cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention a elle. D'ailleurs, c'etait moins un homme qu'un enfant; il paraissait age de quinze ou seize ans tout au plus, etait fort petit, maigre, extremement jaune et hale, et sa figure, qui n'etait ni belle ni laide, n'annoncait rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance. Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle plus qu'il ne semblait dispose a le faire, il valait mieux feindre de dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile, elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant qu'il reprit son bissac et son baton deposes sur l'herbe, et qu'il continuat son chemin. Mais elle vit bientot qu'il etait resolu a se reposer aussi, et meme a dejeuner, car il ouvrit son petit sac de pelerin, et en tira un gros morceau de pain bis, qu'il se mit a couper avec gravite et a ronger a belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et en fermant son couteau a ressort, comme s'il eut craint de la reveiller en sursaut. Cette marque de deference rendit une pleine confiance a Consuelo, et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, reveilla en elle les angoisses de la faim. Apres s'etre bien assuree, a la toilette delabree de l'enfant et a sa chaussure poudreuse, que c'etait un pauvre voyageur etranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un secours inespere, dont elle devait profiter. Le morceau de pain etait enorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appetit, lui en ceder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les yeux comme si elle s'eveillait a l'instant meme, et regarda le jeune gars d'un air assure, afin de lui imposer, au cas ou il perdrait le respect dont jusque la il avait fait preuve. Cette precaution n'etait pas necessaire. Des qu'il vit la dormeuse debout, l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort a plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui demeurait irresistiblement bonne et sympathique, en depit, du soin qu'elle prenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si doux et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnee en sa faveur. "Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voila donc enfin reveillee? Vous dormiez la de si bon coeur, que si ce n'eut ete la crainte d'etre impoli, j'en aurais fait autant de mon cote. --Si vous etes aussi obligeant que poli, lui repondit Consuelo en prenant un ton maternel, vous allez me rendre un petit service. --Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, a qui le son de voix de Consuelo parut egalement agreable et penetrant. --Vous allez me vendre un petit morceau de votre dejeuner, repartit Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver. --Vous le vendre! s'ecria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Si j'avais un dejeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste; mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner. --Vous me le donnerez donc, a condition que je vous donnerai en echange de quoi acheter un meilleur dejeuner. --Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Etes-vous trop fiere pour accepter de moi un pauvre morceau de pain? Helas! vous voyez, je n'ai que cela a vous offrir. --Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon coeur me ferait rougir d'y mettre de la fierte. --Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'ecria le jeune homme tout joyeux. Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-meme. Mais n'y mettez pas de facons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais la pour toute ma journee. --Mais aurez-vous la facilite d'en acheter d'autre pour votre journee? --Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous voulez me faire plaisir!" Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal reconnaitre l'elan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit a devorer ce pain, au prix duquel les mets les plus succulents qu'elle eut jamais goutes a la table des riches lui parurent fades et grossiers. "Quel bon appetit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir a voir. Eh bien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontree; cela me rend tout content. Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur la route aujourd'hui, quoique ce pays semble un desert. --Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifference. --C'est la premiere fois que j'y passe, quoique je connaisse la route de Vienne a Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour retourner la-bas. --Ou, la-bas? a Vienne? --Oui, a Vienne; est-ce que vous y allez aussi?" Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle l'eviterait, feignit d'etre distraite pour ne pas repondre tout de suite. "Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle comme vous n'irait pas comme cela toute seule a Vienne. Cependant vous etes en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous etes a pied comme moi!" Consuelo, decidee a eluder ses questions jusqu'a ce qu'elle vit a quel point elle pouvait se fier a lui, prit le parti de repondre a une interrogation par une autre. "Est-ce que vous etes de Pilsen? lui demanda-t-elle. --Non, repondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif de mefiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon pere y est charron de son metier. --Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas l'etat de votre pere? --Oui et non. Mon pere est charron, et je ne le suis pas; mais il est en meme temps musicien, et j'aspire a l'etre. --Musicien? Bravo! c'est un bel etat! --C'est peut-etre le votre aussi? --Vous n'alliez pourtant pas etudier la musique a Pilsen, qu'on dit etre une triste ville de guerre? --Oh, non! J'ai ete charge d'une commission pour cet endroit-la, et je m'en retourne a Vienne pour tacher d'y gagner ma vie, tout en continuant mes etudes musicales. --Quelle partie avez-vous embrassee? la musique vocale ou instrumentale? --L'une et l'autre jusqu'a present. J'ai une assez bonne voix; et tenez, j'ai la un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela. --Composer, peut-etre? --Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tete que cette maudite composition. Je vais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage; c'est un gros livre que j'ai coupe par morceaux, afin de pouvoir en emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigue de marcher, je m'assieds dans un coin et j'etudie un peu; cela me repose. --C'est fort bien vu. Je parie que c'est le _Gradus ad Parnassum_ de Fuchs? --Precisement. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sur a present que vous etes musicienne, vous aussi. Tout a l'heure, pendant que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voila une figure qui n'est pas allemande; c'est une figure meridionale, italienne peut-etre; et qui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bien plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez l'accent etranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux. --Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figure allemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant.... --Oh! vous etes bien honnete, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, et mes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler le Maure. Mais pour en revenir a ce que je disais, quand je vous ai trouvee la dormant toute seule au milieu du bois, j'ai ete un peu etonne. Et puis je me suis fait mille idees sur vous: c'est peut-etre, pensais-je, ma bonne etoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne ame qui peut m'etre secourable. Enfin ... vous dirai-je tout? --Dites sans rien craindre. --Vous voyant trop bien habillee et trop blanche de visage pour une pauvre coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis imagine que vous deviez etre quelque personne attachee a une autre personne etrangere ... et artiste! Oh! une grande artiste, celle-la, que je cherche a voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons, mademoiselle, avouez-moi la verite! Vous etes de quelque chateau voisin, et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaitre le chateau des Geants. --Riesenburg? Vous allez a Riesenburg? --Je cherche a y aller, du moins; car je me suis si bien egare dans ce maudit bois, malgre les indications qu'on m'avait donnees a Klatau, que je ne sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous aurez la bonte de me dire si j'en suis encore bien loin. --Mais que voulez-vous aller faire, a Riesenburg? --Je veux aller voir la Porporina. --En verite!" Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler d'elle au chateau des Geants, se reprit pour demander d'un air indifferent: "Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plait? --Vous ne le savez pas? Helas! je vois bien que vous etes tout a fait etrangere en ce pays. Mais, puisque vous etes musicienne et que vous connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du Porpora? --Et vous, vous connaissez le Porpora? --Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaitre que je cherche a obtenir la protection de son eleve fameuse et cherie, la signora Porporina. --Contez-moi donc comment cette idee vous est venue. Je pourrai peut-etre chercher avec vous a approcher de ce chateau et de cette Porporina. --Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit, fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins de l'Autriche et de la Hongrie. Mon pere est sacristain et organiste de son village; ma mere, qui a ete cuisiniere chez le seigneur de notre endroit, a une belle voix; et mon pere, pour se reposer de son travail, l'accompagnait le soir sur la harpe. Le gout de la musique m'est venu ainsi tout naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'etais tout petit enfant, c'etait de faire ma partie dans nos concerts de famille sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tirais des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes cheres buches n'etaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaient pas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus celestes melodies. "Notre cousin Franck, maitre d'ecole a Haimburg, vint nous voir, un jour que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'espece d'extase ou j'etais plonge. Il pretendit que c'etait le presage d'un talent prodigieux, et il m'emmena a Haimburg, ou, pendant trois ans, il me donna une bien rude education musicale, je vous assure! Quels beaux points d'orgue, avec traits et fioritures, il executait avec son baton a marquer la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais pas. J'apprenais a lire, a ecrire; j'avais un violon veritable, dont j'apprenais aussi l'usage elementaire, ainsi que les premiers principes du chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progres qu'il m'etait possible avec un maitre aussi peu endurant que mon cousin Franck. "J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutot la Providence, a laquelle j'ai toujours cru en bon chretien, amena chez mon cousin M. Reuter, le maitre de chapelle de la cathedrale de Vienne. On me presenta a lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus dechiffre facilement un morceau a premiere vue, il me prit en amitie, m'emmena a Vienne, et me fit entrer a Saint-Etienne comme enfant de choeur. "Nous n'avions la que deux heures de travail par jour; et, le reste du temps, abandonnes a nous-memes, nous pouvions vagabonder en liberte. Mais la passion de la musique etouffait en moi les gouts dissipes et la paresse de l'enfance. Occupe a jouer sur la place avec mes camarades, a peine entendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dans l'eglise, et me delecter a ecouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliais le soir dans la rue, sous les fenetres d'ou partaient les bruits entrecoupes d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agreable; j'etais curieux, j'etais avide de connaitre et de comprendre tout ce qui frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sans connaitre aucune des regles, j'osai bien ecrire une messe dont je montrai la partition a notre maitre Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla d'apprendre avant de creer. Cela lui etait bien facile a dire. Je n'avais pas le moyen de payer un maitre, et mes parents etaient trop pauvres pour m'envoyer l'argent necessaire a la fois a mon entretien et a mon education. Enfin, je recus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livre que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis a les etudier avec ardeur, et j'y pris un plaisir extreme. Ma voix progressait et passait pour la plus belle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignorance que je m'efforcais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se developper, et des idees eclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'age ou il faudrait, conformement aux reglements de la chapelle, sortir de la maitrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maitres, je me demandais si ces huit annees de travail a la cathedrale n'allaient pas etre mes dernieres etudes, et s'il ne faudrait pas retourner chez mes parents pour y apprendre l'etat de charron. Pour comble de chagrin, je voyais bien que maitre Reuter, au lieu de s'interesser a moi, ne me traitait plus qu'avec durete, et ne songeait qu'a hater le moment fatal de mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai meritee en rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la legerete de me dire qu'il etait jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition une sorte de revelation du genie musical, et qu'il avait coutume de hair et de decourager les jeunes gens chez lesquels il decouvrait un elan superieur au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interpretation de ma disgrace; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un presomptueux impertinent. --Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux precepteurs n'aiment pas les eleves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant. --Je m'appelle Joseph. --Joseph qui? --Joseph Haydn. --Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez quelque chose, a quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maitre, et sur l'interet que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie." Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappee Du rapport de leurs destinees de pauvres et d'artistes, regardait attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chetive et bilieuse prenait, dans l'epanchement du recit, une singuliere animation. Ses yeux bleus petillaient d'une finesse a la fois maligne et bienveillante, et rien dans sa maniere d'etre et de dire n'annoncait un esprit ordinaire. LXV. "Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maitre Reuter, il me la temoigna bien durement, et pour une faute bien legere. J'avais des ciseaux neufs, et, comme un veritable ecolier, je les essayais sur tout ce qui me tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourne, et sa longue queue, dont il etait tres-vain, venant toujours a balayer les caracteres que je tracais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idee rapide, fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voila mes ciseaux ouverts, voila la queue par terre. Le maitre suivait tous mes mouvements de son oeil de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fut apercu de la perte douloureuse qu'il venait de faire, j'etais deja reprimande, note d'infamie, et renvoye sans autre forme de proces. "Je sortis de maitrise au mois de novembre de l'annee derniere, a sept heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre vetement que les mechants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment de desespoir. Je m'imaginai, en me voyant gronde et chasse avec tant de colere et de scandale, que j'avais commis une faute enorme. Je me mis a pleurer de toute mon ame cette meche de cheveux et ce bout de ruban tombes sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi deshonore le chef, passa aupres de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a repandu tant de larmes, jamais on n'a eprouve tant de regrets et de remords pour une queue a la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, a ses pieds! Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-etre le pauvre Garcon pleurait-il ma disgrace encore plus que sa chevelure. "Je passai la nuit sur le pave; et, comme je soupirais, le lendemain matin, en songeant a la necessite et a l'impossibilite de dejeuner, je fus aborde par Keller, le perruquier de la maitrise de Saint-Etienne. Il venait de coiffer maitre Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui avait parle que de la terrible aventure de la queue coupee. Aussi le facetieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand eclat de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--"Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin qu'il me vit, voila donc le fleau des perruquiers, l'ennemi general et particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir la beaute de la chevelure! He! mon petit bourreau des queues, mon bon saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!" J'etais desespere, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon Keller m'arretant: "Ou allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vetements, et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitie de vous, surtout a cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir a entendre a la cathedrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes enfants, qu'une chambre au cinquieme etage. C'est encore plus qu'il ne nous en faut, car la mansarde que je loue au sixieme n'est pas occupee. Vous vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'a ce que vous ayez trouve de l'ouvrage; a condition toutefois que vous respecterez les cheveux de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes perruques." "Je suivis mon genereux Keller, mon sauveur, mon pere! Outre le logement et la table, il eut la bonte, tout pauvre artisan qu'il etait lui-meme, de m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes etudes. Je louai un mauvais clavecin tout ronge des vers; et, refugie dans mon galetas avec mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte a mon ardeur pour la composition. C'est de ce moment que je puis me considerer comme le protege de la Providence. Les six premieres sonates d'Emmanuel Bach ont fait mes delices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien comprises. En meme temps, le ciel, recompensant mon zele et ma perseverance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et m'acquitter envers mon cher hote. J'ai joue de l'orgue tous les dimanches a la chapelle du comte de Haugwitz, apres avoir fait le matin ma partie de premier violon a l'eglise des Peres de la Misericorde. En outre, j'ai trouve deux protecteurs. L'un est un abbe qui fait beaucoup de vers italiens, tres-beaux a ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa majeste et l'imperatrice-reine. On l'appelle M. de Metastasio; et comme il demeure dans la meme maison que Keller et moi, je donne des lecons a une jeune personne qu'on dit etre sa niece. Mon autre protecteur est monseigneur l'ambassadeur de Venise. --Il signor Corner? demanda Consuelo vivement. --Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbe de Metastasio qui m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son excellence m'a promis de me faire avoir des lecons de maitre Porpora, qui est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme ou la maitresse de son excellence. Cette promesse m'avait comble de joie; devenir l'eleve d'un aussi grand professeur, du premier maitre de chant de l'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de l'art italien! Je me regardais comme sauve, je benissais mon etoile, je me croyais deja un grand maitre moi-meme. Mais, helas! Malgre les bonnes intentions de son excellence, sa promesse n'a pas ete aussi facile a realiser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandation plus puissante aupres du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher seulement de sa personne. On dit que cet illustre maitre est d'un caractere bizarre; et qu'autant il se montre attentif, genereux et devoue a certains eleves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il parait que maitre Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble a la seule idee de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commence par refuser net les propositions de l'ambassadeur a mon sujet, et qu'il ait signifie ne vouloir plus faire d'eleves, comme je sais que monseigneur Corner insistera, j'espere encore, et je suis determine a subir patiemment les plus cruelles mortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant. --Vous avez forme la, dit Consuelo, une salutaire resolution. On ne vous a pas exagere les manieres brusques et l'aspect terrible de ce grand maitre. Mais vous avez raison d'esperer; car si vous avez de la patience, une soumission aveugle, et les veritables dispositions musicales que je pressens en vous, si vous ne perdez pas la tete au milieu des premieres bourrasques, et que vous reussissiez a lui montrer de l'intelligence et de la rapidite de jugement, au bout de trois ou quatre lecons, je vous promets qu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maitres. Peut-etre meme, si votre coeur repond, comme je le crois, a votre esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un pere equitable et bienfaisant. --Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez, et vous devez aussi connaitre sa fameuse eleve, la nouvelle comtesse de Rudolstadt ... la Porporina.... --Mais ou avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et qu'attendez-vous d'elle? --J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active aupres de lui, quand elle viendra a Vienne; car elle va y venir sans doute apres son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg. --D'ou savez-vous ce mariage? --Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois dernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait a Pilsen venait de mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyen de faire le voyage, et n'osait s'y determiner, dans la crainte que la succession ne valut pas les frais de son deplacement et la perte de son temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai offert de faire le voyage, et de prendre en main ses interets. J'ai donc ete a Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passee, j'ai eu la satisfaction de voir realiser l'heritage de Keller. C'est peu de chose sans doute, mais ce peu n'est pas a dedaigner pour lui; et je lui rapporte les titres d'une petite propriete qu'il pourra faire vendre ou exploiter selon qu'il le jugera a propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouve hier soir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et ou j'ai passe la nuit. Il y avait eu un marche dans la journee, et l'auberge etait pleine de monde. J'etais assis aupres d'une table ou mangeait un gros homme, qu'on traitait de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus grand bavard que j'aie jamais rencontre. "Savez-vous la nouvelle? disait-il a ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou, et quasi enrage, epouse la maitresse de musique de sa cousine, une aventuriere, une mendiante, qui a ete, dit-on, comedienne en Italie, et qui s'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est degoute et l'a envoyee faire ses couches a Riesenburg. On a tenu l'evenement fort secret; et d'abord, comme on ne comprenait rien a la maladie et aux convulsions de la demoiselle que l'on croyait tres-vertueuse, on m'a fait appeler comme pour une fievre putride et maligne. Mais a peine avais-je tate le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute a quoi s'en tenir sur cette vertu-la, m'a repousse en se jetant sur moi comme un furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Tout s'est passe fort secretement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait l'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'etait jamais vue a pareille fete. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeune comte, qui, vous le savez tous, ne connait pas la mesure du temps, et prend les mois pour des annees, s'est imagine etre le pere de cet enfant-la, et a parle si energiquement a sa famille, que, plutot que de le voir retomber dans ses acces de fureur, on a consenti a ce beau mariage." --Oh! c'est horrible, C'est infame! s'ecria Consuelo hors d'elle-meme; c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdites revoltantes! --Ne croyez pas que j'y aie ajoute foi un instant, repartit Joseph Haydn; la figure de ce vieux docteur etait aussi sotte que mechante, et, avant qu'on l'eut dementi, j'etais deja sur qu'il ne debitait que des faussetes et des folies. Mais a peine avait-il acheve son conte, que cinq ou six jeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et c'est ainsi que j'ai appris la verite. C'etait a qui louerait la beaute, la grace, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tous approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur, et admiraient le vieux comte d'avoir consenti a cette union. Le docteur Wetzelius a ete traite de radoteur et d'insense; et comme on parlait de la grande estime de maitre Porpora pour une eleve a laquelle il a voulu donner son nom, je me suis mis dans la tete d'aller a Riesenburg, de me jeter aux pieds de la future ou peut-etre de la nouvelle comtesse (car on dit que le mariage a ete deja celebre, mais qu'on le tient encore secret pour ne pas indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'elle la faveur de devenir l'eleve de son illustre maitre." Consuelo resta quelques instants pensive; les dernieres paroles de Joseph a propos de la cour l'avaient frappee. Mais revenant bientot a lui: "Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point a Riesenburg, vous n'y trouveriez pas la Porporina. Elle n'est point mariee avec le comte de Rudolstadt, et rien n'est moins assure que ce mariage-la. Il en a ete question, il est vrai, et je crois que les fiances etaient dignes l'un de l'autre; mais la Porporina, quoiqu'elle eut pour le comte Albert une amitie solide, une estime profonde et un respect sans bornes, n'a pas cru devoir se decider legerement a une chose aussi serieuse. Elle a pese, d'une part, le tort qu'elle ferait a cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes graces et peut-etre la protection de l'imperatrice, en meme temps que l'estime des autres seigneurs et la consideration de tout le pays; de l'autre, le mal qu'elle se ferait a elle-meme, en renoncant a exercer l'art divin qu'elle avait etudie avec passion et embrasse avec courage. Elle s'est dit que le sacrifice etait grand de part et d'autre, et qu'avant de s'y jeter tete baissee, elle devait consulter le Porpora, et donner au jeune comte le temps de savoir si sa passion resisterait a l'absence; de sorte qu'elle est partie pour Vienne a l'improviste, a pied, sans guide et presque sans argent, mais avec l'esperance de rendre le repos et la raison a celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui etaient offertes, que le temoignage de sa conscience et la fierte de sa condition d'artiste. --Oh! c'est une veritable artiste, en effet! c'est une forte tete et une ame noble, si elle a agi ainsi! s'ecria Joseph en fixant ses yeux brillants sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est a elle que je parle, c'est devant elle que je me prosterne. --C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitie, ses conseils et son appui aupres du Porpora; car nous allons faire route ensemble, a ce que je vois; et si Dieu nous protege, comme il nous a proteges jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protege tous ceux qui ne se reposent qu'en lui, nous serons bientot a Vienne, et nous prendrons les lecons du meme maitre. --Dieu soit loue! s'ecria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir, qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon avenir, etaient entre vos mains." LXVI. Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en revenant de part et d'autre sur les details de leur situation dans un entretien amical, ils songerent aux precautions et aux arrangements a prendre pour retourner a Vienne. La premiere chose qu'ils firent fut de tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo etait encore la plus riche des deux; mais leurs fonds reunis pouvaient fournir de quoi faire agreablement la route a pied, sans souffrir de la faim et sans coucher a la belle etoile. Il ne fallait pas songer a autre chose, et Consuelo en avait deja pris son parti. Cependant, malgre la gaiete philosophique qu'elle montrait a cet egard, Joseph etait soucieux et pensif. "Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-etre l'embarras de ma compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous. --Vous devez tout faire mieux que moi, repondit-il; ce n'est pas la ce qui m'inquiete. Mais je m'attriste et je m'epouvante quand je songe que vous etes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avec convoitise, tandis que je suis si petit et si chetif que, bien resolu a me faire tuer pour vous, je n'aurai peut-etre pas la force de vous preserver. --A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'etais assez belle pour fixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte sait imposer toujours par sa contenance.... --Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontee ou modeste, vous n'etes pas en surete sur ces routes couvertes de soldats et de vauriens de toute espece. Depuis que la paix est faite, le pays est inonde de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces volontaires aventuriers qui, se voyant licencies, et ne sachant plus ou trouver fortune, se mettent a piller les passants, a ranconner les campagnes, et a traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvrete nous met a l'abri de leur talent de ce cote-la; mais il suffit que vous soyez femme pour eveiller leur brutalite. Je pense serieusement a changer de route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des places de guerre offrant un continuel pretexte au passage des troupes licenciees et autres qui ne valent guere mieux, nous ferons bien de descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes a peu pres desertes, ou la cupidite et les brigandages de ces messieurs ne trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous cotoierons la riviere jusque vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt. Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons proteges par une police Moins impuissante que celle de la Boheme. --Vous connaissez donc cette route-la? --Je ne sais pas meme s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans ma poche, et j'avais projete, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenir par les montagnes, afin de changer et de voir du pays. --Eh bien soit! votre idee me parait bonne, dit Consuelo en regardant la carte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les pietons et des chaumieres pour recueillir les gens sobres et courts d'argent. Je vois la, en effet, une chaine de montagnes qui nous conduit jusqu'a la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve. --C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus elevees se trouvent la et servent de frontiere entre la Baviere et la Boheme. Nous le rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous indiquent qu'a droite et a gauche sont les vallees qui descendent vers les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n'ai plus affaire a cet introuvable chateau des Geants, je suis sur de vous bien diriger, et de ne pas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut. --En route donc! dit Consuelo; je me sens tout a fait reposee. Le sommeil et votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire au moins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hate de m'eloigner de ces environs, ou je crains toujours de rencontrer quelque visage de connaissance. --Attendez, dit Joseph; j'ai une idee singuliere qui me trotte par la cervelle. --Voyons-la. --Si vous n'aviez pas de repugnance a vous habiller en homme, votre incognito serait assure, et vous echapperiez a toutes les mauvaises suppositions qu'on pourra faire dans nos gites sur le compte d'une jeune fille voyageant seule avec un jeune garcon. --L'idee n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez riches pour faire des emplettes. Ou trouverais-je d'ailleurs des habits a ma taille? --Ecoutez, je n'aurais pas eu cette idee si je ne m'etais senti pourvu de ce qu'il fallait pour la mettre a execution. Nous sommes absolument de la meme taille, ce qui fait plus d'honneur a vous qu'a moi; et j'ai dans mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous deguisera parfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de ma brave femme de mere, qui, croyant me faire un cadeau tres-utile, et voulant me savoir equipe convenablement pour me presenter a l'ambassade, et donner des lecons aux demoiselles, s'est avisee de me faire faire dans son village un costume des plus elegants, a la mode de chez nous. Certes, le costume est pittoresque, et les etoffes bien choisies; vous allez voir! Mais imaginez-vous l'effet que j'aurais produit a l'ambassade, et le fou rire qui se serait empare de la niece de M. de Metastasio, si je m'etais montre avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercie ma pauvre mere de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le costume a quelque paysan au depourvu, ou a quelque comedien en voyage. Voila pourquoi je l'ai emporte avec moi; mais par bonheur je n'ai pu trouver l'occasion de m'en defaire. Les gens de ce pays-ci pretendent que la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou turc. --Eh bien, l'occasion est trouvee, s'ecria Consuelo en riant; votre idee etait excellente, et la comedienne en voyage s'accommode de votre habit a la turque, qui ressemble assez a un jupon. Je vous achete ceci a credit toutefois, ou pour mieux dire a condition que vous allez etre le caissier de notre _chatouille_, comme dit le roi de Prusse de son tresor, et que vous m'avancerez la depense de mon voyage jusqu'a Vienne. --Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste a savoir si l'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vous entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilette sur et spacieux. --Allez, et paraissez sur la scene, repondit Consuelo en lui montrant la foret: moi, je rentre dans la coulisse. Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon s'eloignait consciencieusement, elle proceda sur-le-champ a sa transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de sa retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaitre le plus joli petit paysan que la race slave eut jamais produit. Sa taille fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge; et sa jambe, deliee comme celle d'une biche, sortait modestement un peu au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs, qu'elle avait persevere a ne pas poudrer, avaient ete coupes dans sa maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses doigts pour leur donner tout a fait la negligence rustique qui convient a un jeune patre; et, portant son costume avec l'aisance du theatre, sachant meme, grace a son talent mimique, donner tout a coup une expression de simplicite sauvage a sa physionomie, elle se trouva si bien deguisee que le courage et la securite lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive aux acteurs des qu'ils ont revetu leur costume, elle se sentit dans son role, et s'identifia meme avec le personnage qu'elle allait jouer, au point d'eprouver en elle-meme comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondage innocent, la gaite, la vigueur et la legerete de corps d'un garcon faisant l'ecole buissonniere. Elle eut a siffler trois fois avant que Haydn, qui s'etait eloigne dans le bois plus qu'il n'etait necessaire, soit pour temoigner son respect, soit pour echapper a la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher, revint aupres d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en la voyant ainsi; et meme, quoiqu'il s'attendit a la retrouver bien deguisee, il eut peine a en croire ses yeux dans le premier moment. Cette transformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en meme temps elle lui donnait un aspect tout different pour l'imagination du jeune musicien. L'espece de plaisir que la beaute de la femme produit sur un adolescent est toujours mele de frayeur; et le vetement qui en fait, meme aux yeux du moins chaste, un etre si voile et si mysterieux, est pour beaucoup dans cette impression de trouble et d'angoisse. Joseph etait une ame pure, et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et craintif. Il avait ete ebloui en voyant Consuelo, animee par les rayons du soleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une belle statue. En lui parlant, en l'ecoutant, son coeur s'etait senti agite de mouvements inconnus, qu'il n'avait attribues qu'a l'enthousiasme et a la joie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avait passe loin d'elle dans le bois, pendant cette mysterieuse toilette, il avait eprouve de violentes palpitations. La premiere emotion etait revenue; et il s'approchait, resolu a faire de grands efforts pour cacher encore sous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'elevait dans son ame. Le changement de costume, si bien _reussi_ qu'il semblait etre un veritable changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit du jeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l'elan fraternel d'une vive amitie improvisee entre lui et son agreable compagnon de voyage. La meme ardeur de courir et de voir du pays, la meme securite quant aux dangers de la route, la meme gaiete sympathique, qui animaient Consuelo dans cet instant, s'emparerent de lui; et ils se mirent en marche a travers bois et prairies, aussi legers que deux oiseaux de passage. Cependant, apres quelques pas, il oublia qu'elle etait garcon, en lui voyant porter sur l'epaule, au bout d'un baton, son petit paquet de hardes, grossi des habillements de femme dont elle venait de se depouiller. Une contestation s'eleva entre eux a ce sujet. Consuelo pretendait qu'avec son sac, son violon, et son cahier du _gradus ad Parnassum_, Joseph etait bien assez charge. Joseph, de son cote, jurait qu'il mettrait tout le paquet de Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'elle cedat; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eut apparence d'egalite entre eux, il consentit a lui laisser porter le violon en bandouliere. "Savez-vous, lui disait Consuelo pour le decider a cette concession, qu'il faut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide? car je suis un paysan, il n'y a pas a dire; et vous, vous etes un citadin. --Quel citadin! repondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure du garcon perruquier de Keller!" Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifie de ne pouvoir se montrer a Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses habits fanes par le soleil et un peu delabres par le voyage. "Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui oter ce petit chagrin, d'un fils de famille ruine reprenant le chemin de la maison paternelle avec son garcon jardinier, compagnon de ses escapades. --Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des roles appropries a notre situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et, comme c'est la coutume du metier de s'habiller comme on peut, avec ce que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les troubadours de notre espece trainer par les champs la defroque d'un marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir rape d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitee dans ce pays-ci, d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons meme bien de dire si l'on nous interroge, que nous avons ete dernierement faire une tournee de ce cote-la. Je pourrai parler _ex professo_ du celebre village de Rohran que personne ne connait, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie. Quant a vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous ferez bien de ne pas nier que vous etes Italien et chanteur de profession. --A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le votre est tout trouve pour moi. Je dois, conformement a mes manieres italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abreviation de Joseph. --Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'etre aussi inconnu sous un nom que sous un autre. Vous, c'est different. II vous faut un nom absolument: lequel choisissez-vous? --La premiere abreviation venitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto.... Oh! non pas celui-la, s'ecria-t-elle apres avoir laisse echapper par habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto. --Pourquoi pas celui-la? reprit Joseph qui remarqua l'energie de son exclamation. --Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela. --Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous? --Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espece de diminutif du nom d'Albert. --Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforcant de sourire." Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiance lui enfonca un poignard dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et degagee: "A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garcon!" LXVII. Ils trouverent bientot la lisiere du bois, et se dirigerent vers le sud-est. Consuelo marchait la tete nue, et Joseph, voyant le soleil enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le chapeau qu'il portait lui-meme n'etait pas neuf, il ne pouvait pas le lui offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer; mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut remarque de sa compagne. "Voila une singuliere idee, lui dit-elle. Il parait que vous trouvez le temps couvert et la plaine ombragee? Cela me fait penser que je n'ai rien sur la tete; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais bien des manieres de me les procurer a peu de frais." En parlant ainsi, elle arracha a un buisson un rameau de pampre sauvage, et, le roulant sur lui-meme, elle s'en fit un chapeau de verdure. "Voila qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garcon disparait encore!" Ils traverserent un village, ou, apercevant une de ces boutiques ou l'on vend de tout, il y entra precipitamment sans qu'elle put prevoir son dessein, et en sortit bientot avec un petit chapeau de paille a larges bords retrousses sur les oreilles comme les portent les paysans des vallees danubiennes. "Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin du voyage. --Le pain vous manquer! s'ecria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendre la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien avec moi." Et voyant que son enthousiasme etonnait un peu Consuelo, il ajouta en tachant de rabaisser ses bons sentiments: "Songez, signor Bertoni, que mon avenir depend de vous, que ma fortune est dans vos mains, et qu'il est de mes interets de vous ramener saine et sauve a maitre Porpora." L'idee que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elle Ne vint pas a Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces previsions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre, peut-etre a cause de la preoccupation ou elles sont d'en faire naitre la cause. En outre, il est rare qu'une femme tres-jeune ne regarde pas comme un enfant un homme de son age. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn, et ce dernier etait si petit et si malingre qu'on lui en eut donne a peine quinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvait s'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent deja eveilles par l'amour. Elle s'apercut cependant d'une emotion extraordinaire lorsque, s'etant arretee pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'ou elle admirait un des beaux sites qui s'offrent a chaque pas dans ces regions elevees, elle surprit les regards de Joseph attaches sur les siens avec une sorte d'extase. "Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naivement. Il me semble que vous etes soucieux, et je ne puis m'oter de l'idee que ma compagnie vous embarrasse. --Ne dites pas cela! s'ecria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pour moi, c'est me refuser votre confiance et votre amitie que je voudrais payer de ma vie. --En ce cas, ne soyez pas triste, a moins que vous n'ayez quelque autre sujet de chagrin que vous ne m'avez pas confie." Joseph tomba dans un morne silence, et ils marcherent longtemps sans qu'il put trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le jeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner. Mais il ne trouvait rien de convenable a dire pour renouer la conversation. Enfin, faisant un grand effort sur lui-meme: "Savez-vous, lui dit-il, a quoi je songe tres-serieusement? --Non, je ne le devine pas, repondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps, s'etait perdue dans ses propres preoccupations, et qui n'avait rien trouve d'etrange a son silence. --Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous devriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commence avec des livres cet hiver; mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pas articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et si, pendant notre voyage, vous etiez assez bonne pour me forcer a secouer ma mauvaise honte, et pour me reprendre a chaque syllabe, il me semble que j'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fut pas perdue. --Oh! de tout mon coeur, repondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pas un seul des precieux instants de la vie pour s'instruire; et comme on s'instruit soi-meme en enseignant, il ne peut etre que tres-bon pour nous deux de nous exercer a bien prononcer la langue musicale par excellence. Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie tres-peu d'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'en chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sons italiens, je chanterai les mots qui vous presenteront des difficultes. Je suis persuadee qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Si votre oreille percoit completement les nuances, ce ne sera plus pour vous qu'une affaire de memoire de les bien repeter. --Ce sera donc a la fois une lecon d'italien et une lecon de chant! s'ecria Joseph.--Et une lecon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son ravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingrat de tous les amours!" La lecon commenca sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peine A ne pas eclater de rire a chaque mot que Joseph disait en italien, s'emerveilla bientot de la facilite et de la justesse avec lesquelles il se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur d'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venir l'occasion assez vite, la fit naitre par une petite ruse. Il feignit d'etre embarrasse de donner a l'_a_ italien la franchise et la nettete convenables, et il chanta une phrase de Leo ou le mot _felicita_ se trouvait repete plusieurs fois. Aussitot Consuelo, sans s'arreter, et sans etre plus essoufflee que si elle eut ete assise a son piano, lui chanta la phrase a plusieurs reprises. A cet accent si genereux et si penetrant qu'aucun autre ne pouvait, a cette epoque, lui etre compare dans le monde, Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains l'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamation passionnee. "A votre tour, essayez donc," dit Consuelo sans s'apercevoir de ses transports. Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit des mains. "C'est a merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonte. Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique. --Vous pouvez me dire la-dessus tout ce qu'il vous plaira, repondit Joseph; mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-meme. --Et pourquoi donc?" dit Consuelo. Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux gros de larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer les phalanges, comme un enfant folatre et comme un homme enthousiaste. "Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent a notre rencontre. --Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'ecria Joseph tout hors de lui. Qu'ils ne vous entendent pas! car ils mettraient pied a terre, et vous salueraient a genoux. --Je ne crains pas ces melomanes; ce sont des garcons bouchers qui portent des veaux en croupe. --Ah! baissez votre chapeau, detournez la tete! dit Joseph en se rapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltee. Qu'ils ne vous voient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne vous voie et ne vous entende!" Le reste de la journee s'ecoula dans une alternative d'etudes serieuses et de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph eprouvait une joie enivrante, et ne savait s'il etait le plus tremblant des adorateurs de la beaute, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour a tour idole resplendissante et camarade delicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et transportait tout son etre. Vers le soir il s'apercut qu'elle se trainait avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que, depuis plusieurs heures, malgre les frequentes haltes qu'ils faisaient sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisee de lassitude; mais elle voulait qu'il en fut ainsi; et n'eut-il pas ete demontre qu'elle devait s'eloigner de ce pays au plus vite, elle eut encore cherche, dans le mouvement et dans l'etourdissement d'une gaite un peu forcee, une distraction contre le dechirement de son coeur. Les premieres ombres du soir, en repandant de la melancolie sur la campagne, ramenerent les sentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle se representa la morne soiree qui commencait au chateau des Geants, et la nuit, peut-etre terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idee, elle s'arreta involontairement au pied d'une grande croix de bois, qui marquait, au sommet d'une colline nue, le theatre de quelque miracle ou de quelque crime traditionnels. "Helas! vous etes plus fatiguee que vous ne voulez en convenir, lui dit Joseph; mais notre etape touche a sa fin, car je vois briller au fond de cette gorge les lumieres d'un hameau. Vous croyez peut-etre que je n'aurais pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez.... --Mon enfant, lui repondit-elle en souriant, vous etes bien fier de votre sexe. Je vous prie de ne pas tant mepriser le mien, et de croire que j'ai plus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-meme. Je suis essoufflee d'avoir grimpe ce sentier, voila tout; et si je me repose, c'est que j'ai envie de chanter. --Dieu soit loue! s'ecria Joseph: chantez donc la, au pied de la croix. Je vais me mettre a genoux.... Et cependant, si cela allait vous fatiguer davantage! --Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai de dire ici un verset de cantique que ma mere me faisait chanter avec elle, soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou une croix plantee comme celle-ci a la jonction de quatre sentiers." L'idee de Consuelo etait encore plus romanesque qu'elle ne voulait le dire. En songeant a Albert, elle s'etait represente cette faculte quasi surnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre a distance. Elle s'imagina fortement qu'a cette heure meme il pensait a elle, et la voyait peut-etre; et, croyant trouver un allegement a sa peine en lui parlant par un chant sympathique a travers la nuit et l'espace, elle monta sur les pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du cote de l'horizon derriere lequel devait etre Riesenburg, elle donna sa voix dans toute son etendue pour chanter le verset du cantique espagnol: O Consuelo de mi alma, etc. "Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant a lui-meme lorsqu'elle eut fini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est que le chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables a celle-ci? Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable a ce qui m'est revele aujourd'hui? O musique! Sainte musique! o genie de l'art! que tu m'embrases, et que tu m'epouvantes!" Consuelo redescendit de la pierre, ou comme une madone elle avait dessine sa silhouette elegante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour, inspiree a la maniere d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, a travers les bois, les montagnes et les vallees, assis sur la pierre du Schreckenstein, calme, resigne, et rempli d'une sainte esperance. "Il m'a entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'a comprise, et maintenant il va rentrer au chateau, embrasser son pere, et peut-etre s'endormir paisiblement." "Tout va bien," dit-elle a Joseph sans prendre garde a son delire d'admiration. Puis, retournant sur ses pas, elle deposa un baiser sur le bois grossier de la croix. Peut-etre en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert eprouva-t-il comme une commotion electrique qui detendit les ressorts de sa volonte sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mysterieuses de son ame les delices d'un calme divin. Peut-etre fut-ce le moment precis du profond et bienfaisant sommeil ou il tomba, et ou son pere, inquiet et matinal, eut la satisfaction de le retrouver plonge le lendemain au retour de l'aurore. Le hameau dont ils avaient apercu les feux dans l'ombre n'etait qu'une vaste ferme ou ils furent recus avec hospitalite. Une famille de bons laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de bois brut, a laquelle on leur fit place, sans difficulte comme sans empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda a peine. Ces braves gens, fatigues d'une longue et chaude journee de travail, prenaient leur repas en silence, livres a la beate jouissance d'une alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper delicieux. Joseph oublia de manger, occupe qu'il etait a regarder cette pale et noble figure de Consuelo au milieu de ces larges faces halees de paysans, douces et stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autour d'eux, et ne faisaient guere un plus grand bruit de machoires en ruminant avec lenteur. Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix, aussitot qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils le jugeraient a propos. Les femmes qui les servaient s'assirent a leurs places, des qu'ils se furent tous leves, et se mirent a souper avec les enfants. Plus animees et plus curieuses, elles retinrent et questionnerent les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout prets pour les satisfaire, et ne s'ecarta guere de la verite, quant au fond, en leur disant que lui et son camarade etaient de pauvres musiciens ambulants. "Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, repondit une des plus jeunes, vous nous auriez fait danser!" Elles examinerent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garcon, et qui affectait, pour bien remplir son role, de les regarder avec des yeux hardis et bien eveilles. Elle avait soupire un instant en se representant la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et vagabonde l'eloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se tenir debout derriere leurs maris, les servir avec respect, et manger ensuite leurs restes avec gaite, les unes allaitant un petit, les autres esclaves deja, par instinct, de leurs jeunes garcons, s'occupant d'eux avant de songer a leurs filles et a elles-memes, elle ne vit plus dans tous ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la necessite; les males enchaines a la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles enchainees au maitre, c'est-a-dire a l'homme, cloitrees a la maison, servantes a perpetuite, et condamnees a un travail sans relache au milieu des souffrances et des embarras de la maternite. D'un cote le possesseur de la terre, pressant ou ranconnant le travailleur jusqu'a lui oter le necessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la peur qui se communiquent du maitre au tenancier, et condamnent celui-ci a gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa propre vie. Alors cette serenite apparente ne sembla plus a Consuelo que l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se dit qu'il valait mieux etre artiste ou bohemien, que seigneur ou paysan, puisqu'a la possession d'une terre comme a celle d'une gerbe de ble s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la cupidite. _Viva la liberta!_ dit-elle a Joseph, a qui elle exprimait ses pensees en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la vaisselle a grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet avec la regularite d'une machine. Joseph etait surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait vu habille en paysan, etait d'origine noble, et avait eu un peu de fortune et d'education dans sa jeunesse; mais que, ruine entierement dans la guerre de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour elever sa nombreuse famille que de s'attacher comme fermier a une abbaye voisine. Cette abbaye le ranconnait horriblement, et il venait de payer le droit de mitre, c'est-a-dire l'impot leve par le fisc imperial sur les communautes religieuses a chaque mutation d'abbe. Cet impot n'etait jamais paye en realite que par les vassaux et tenanciers des biens ecclesiastiques, en surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme etaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les employait. Le fermier du fisc etait juif; et, renvoye, de l'abbaye qu'il tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il etait venu dans la matinee reclamer et toucher une somme qui etait l'epargne de plusieurs annees. Entre les pretres catholiques et les exacteurs israelites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels hair et redouter le plus. "Voyez, Joseph, dit Consuelo a son compagnon; ne vous disais-je pas bien que nous etions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impot sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plait?" L'heure du coucher etant venue, Consuelo eprouvait tant de fatigue qu'elle s'endormit sur un banc a la porte de la maison. Joseph profita de ce moment pour demander des lits a la fermiere. "Des lits, mon enfant? repondit-elle en souriant; si nous pouvions vous en donner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pour deux." Cette reponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regarda Consuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmonta son emotion. "Mon camarade est tres-fatigue, dit-il, et si vous pouvez lui ceder un petit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans la grange ou dans l'etable me suffira. --Eh bien, si cet enfant est malade, par humanite nous lui donnerons un lit dans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites a votre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporter decemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la meme piece, le mettraient a la raison. --Je vous reponds de la douceur et de l'honnetete de mon camarade; reste a savoir s'il ne preferera pas encore dormir dans le foin que dans une chambre ou vous etes tant de monde." II fallut bien que le bon Joseph reveillat le signor Bertoni pour lui proposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchee comme il s'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maison reposaient dans la meme piece que le pere et le gendre, elle y serait plus en surete que partout ailleurs; et ayant souhaite le bonsoir a Joseph, elle se glissa derriere les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le lit designe, ou, prenant a peine le temps de se deshabiller, elle s'endormit profondement. LXVIII. Cependant, apres les premieres heures de ce sommeil accablant, elle fut reveillee par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un cote, la vieille grand'mere, dont le lit touchait presque au sien, toussait et ralait sur le ton le plus aigu et le plus dechirant; de l'autre, une jeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir; les ronflements des hommes ressemblaient a des rugissements; un autre enfant, quatrieme dans un lit, pleurait en se querellant avec ses freres; les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plus de bruit encore par leurs reprimandes et leurs menaces. Ce mouvement perpetuel, ces cris d'enfants, la malproprete, la mauvaise odeur et la chaleur de l'atmosphere chargee de miasmes epais, devinrent si desagreables a Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit, et, profitant d'un moment ou tout le monde etait endormi, elle sortit de la maison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour. Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passe la nuit precedente a marcher, elle ne s'etait pas apercue du froid; mais, outre qu'elle etait dans une disposition d'accablement bien differente de l'excitation de son depart, le climat de cette region elevee se manifestait deja plus apre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson la saisir, et un horrible malaise lui fit craindre de ne pouvoir supporter une suite de journees de marche et de nuits sans repos, dont le debut s'annoncait si desagreablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'etre devenue princesse dans les douceurs de la vie de chateau: elle eut donne le reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil. Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'eveiller et d'indisposer ses hotes, elle chercha la porte des granges; et, trouvant l'etable ouverte a demi, elle y penetra a tatons. Un profond silence y regnait. Jugeant cet endroit desert, elle s'etendit sur une creche remplie de paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent delicieuses. Elle commencait a s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleine chaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorte d'imprecation etouffee. La premiere frayeur passee, elle apercut, dans le crepuscule qui commencait a poindre, une longue figure et deux formidables cornes au-dessus de sa tete: c'etait une belle vache qui avait passe le cou au ratelier, et qui, apres l'avoir flairee avec etonnement, se retirait avec epouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de maniere a ne pas la contrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientot habituee a tous les bruits de l'etable, au cri des chaines dans leurs anneaux, au mugissement des genisses et au frottement des cornes contre les barres de la creche. Elle ne s'eveilla meme pas lorsque les laitieres entrerent pour faire sortir leurs betes et les traire en plein air. L'etable se trouva vide; l'endroit sombre ou Consuelo s'etait retiree avait empeche qu'on ne la decouvrit; et le soleil etait leve lorsqu'elle ouvrit de nouveau les yeux. Enfoncee dans la paille, elle gouta encore quelques instants le bien-etre de sa situation, et se rejouit de se sentir rafraichie et reposee, prete a reprendre sa marche sans effort et sans inquietude. Lorsqu'elle sauta a bas de la creche pour chercher Joseph, le premier objet qu'elle rencontra fut Joseph lui-meme, assis vis-a-vis d'elle sur la creche d'en face. "Vous m'avez donne bien de l'inquietude, cher signor Bertoni, lui dit-il. Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'etiez plus dans la chambre, et qu'elles ne savaient ce que vous etiez devenue, je vous ai cherchee partout, et ce n'est qu'en desespoir de cause que je suis revenu ici ou j'avais passe la nuit, et ou je vous ai trouvee, a ma grande surprise. J'en etais sorti dans l'obscurite du matin, et ne m'etais pas avise de vous decouvrir, la vis-a-vis de moi, blottie dans cette paille et sous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora, vous etes temeraire, et vous ne songez pas aux perils de toute espece que vous affrontez. --Quels perils, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendant la main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien feroces, et je leur ai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal. --Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieu de la nuit vous refugier dans le premier endroit qui se presente. D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette etable, quelque Vagabond moins respectueux que votre fidele et devoue Beppo, quelque serf grossier!... Si, au lieu de la creche ou vous avez dormi, vous aviez choisi l'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez eveille en sursaut quelque soldat ou quelque rustre!" Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si pres de Joseph et toute seule avec lui dans les tenebres; mais cette honte ne fit qu'augmenter sa confiance et son amitie pour le bon jeune homme. "Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite aupres de vous. C'est lui qui m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine ou vous m'avez donne votre pain, votre confiance et votre amitie; c'est lui encore qui a place, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde fraternelle." Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passee dans la chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle s'etait sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches. "II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus agreable et des moeurs plus elegantes que l'homme qui les soigne! --C'est a quoi je songeais tout en m'endormant sur cette creche. Ces betes ne me causaient ni frayeur ni degout, et je me reprochais d'avoir contracte des habitudes tellement aristocratiques, que la societe de mes semblables et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'ou vient cela, Joseph? Celui qui est ne dans la misere devrait, lorsqu'il y retombe, ne pas eprouver cette repugnance dedaigneuse a laquelle j'ai cede. Et quand le coeur ne s'est pas vicie dans l'atmosphere de la richesse, pourquoi reste-t-on delicat d'habitudes, comme je l'ai ete cette nuit en fuyant la chaleur nauseabonde et la confusion bruyante de cette pauvre couvee humaine? --C'est que la proprete, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans doute des besoins legitimes et imperieux pour toutes les organisations choisies, repondit Joseph. Quiconque est ne artiste a le sentiment du beau et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misere est laide! Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donne le jour sous le chaume; mais ils etaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite, etait propre et bien rangee. Il est vrai que notre pauvrete etait voisine de l'aisance, tandis que l'excessive privation ote peut-etre jusqu'au sentiment du mieux. --Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'etais riche, je voudrais tout de suite leur faire batir une maison; et si j'etais reine, je leur oterais ces impots, ces moines et ces juifs qui les devorent. --Si vous etiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous etiez nee reine, vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde! --Le monde va donc bien mal! --Helas oui! et sans la musique qui transporte l'ame dans un monde ideal, il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans celui-ci. --Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'a soi. Joseph, il faudrait devenir, riche et rester humain. --Et comme cela ne parait guere possible, il faudrait, du moins, que tous les pauvres fussent artistes. --Vous n'avez pas la une mauvaise idee, Joseph. Si les malheureux avaient tous le sentiment et l'amour de l'art pour poetiser la souffrance et embellir la misere, il n'y aurait plus ni malproprete, ni decouragement, ni oubli de soi-meme, et alors les riches ne se permettraient plus de tant fouler et mepriser les miserables. On respecte toujours un peu les artistes. --Eh! vous m'y faites songer pour la premiere fois, reprit Haydn. L'art peut donc avoir un but bien serieux, bien utile pour les hommes?... --Aviez-vous donc pense jusqu'ici que ce n'etait qu'un amusement? --Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur, une fievre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres... Si vous savez ce que c'est, dites-le-moi. --Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-meme; mais c'est quelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons et n'oublions pas le violon, votre unique propriete, ami Beppo, la source de votre future opulence." Ils commencerent par faire leurs petites provisions pour le dejeuner qu'ils meditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quand Joseph tira la bourse et voulut payer, la fermiere sourit, et refusa sans affectation, quoique avec fermete. Quelles que fussent les instances de Consuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et meme elle surveilla ses jeunes hotes de maniere a ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus leger don aux enfants. "Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur a Joseph qui insistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que le malheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalite. --Cette fierte-la me semble un peu outree, dit Joseph a sa compagne lorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charite dans le sentiment qui les anime. --Je n'y veux voir que de la charite, repondit Consuelo, et j'ai le coeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporter l'incommodite de cette maison qui n'a pas craint d'etre souillee et surchargee par la presence du vagabond que je represente. Ah! maudite recherche! sotte delicatesse des enfants gates de ce monde! tu es une maladie, puisque tu n'es la sante pour les uns qu'au detriment des autres! --Pour une grande artiste comme vous l'etes, je vous trouve trop sensible aux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut a l'artiste un peu plus d'indifference et d'oubli de tout ce qui ne tient pas a sa profession. On disait dans l'auberge de Klatau, ou j'ai entendu parler de vous et du chateau des Geants, que le comte Albert de Rudolstadt etait un grand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on ne pouvait etre artiste et philosophe en meme temps; c'est pourquoi vous avez pris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, et reprenons notre lecon d'hier. --Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est un plus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est. --En verite! Il ne lui manque donc rien pour etre aime? reprit Joseph avec un soupir. --Rien a mes yeux que d'etre pauvre et sans naissance, repondit Consuelo." Et doucement gagnee par l'attention que Joseph lui pretait, stimulee par d'autres questions naives qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissa entrainer au plaisir de lui parler assez longuement de son fiance. Chaque reponse amenait une explication, et, de details en details, elle en vint a lui raconter minutieusement toutes les particularites de l'affection qu'Albert lui avait inspiree. Peut-etre cette confiance absolue en un jeune homme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eut-elle ete inconvenante en toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre etait seule capable de la faire naitre. Quoi qu'il en soit, Consuelo ceda a un besoin irresistible de se rappeler a elle-meme et de confier a un coeur ami les vertus de son fiance; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec la meme satisfaction qu'on eprouve a faire l'essai de ses forces apres une maladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en etait flattee en lui promettant de travailler a n'aimer que lui. Son imagination s'exaltait sans inquietude, a mesure qu'elle s'eloignait de lui; et tout ce qu'il y avait de beau, de grand et de respectable dans son caractere, lui apparut sous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la crainte de prendre trop precipitamment une resolution absolue. Sa fierte ne souffrait plus de l'idee qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car elle fuyait, elle renoncait en quelque sorte aux avantages materiels attaches a cette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer a l'affection dominante de son ame. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seule fois sur ses levres, et elle s'apercut encore avec plaisir qu'elle n'avait pas meme songe a faire mention de lui dans le recit de son sejour en Boheme. Ces epanchements, tout deplaces et temeraires qu'ils pussent etre, amenerent les meilleurs resultats. Ils firent comprendre a Joseph combien l'ame de Consuelo etait serieusement occupee; et les esperances vagues qu'il pouvait avoir involontairement concues s'evanouirent comme des songes, dont il s'efforca meme de dissiper le souvenir. Apres une ou deux heures de silence qui succederent a cet entretien anime, il prit la ferme resolution de ne plus voir en elle ni une belle sirene, ni un dangereux et problematique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dont les conseils et l'amitie etendraient sur toute sa vie une heureuse influence. Autant pour repondre a sa confiance que pour mettre a ses propres desirs une double barriere, il lui ouvrit son ame, et lui raconta comme quoi, lui aussi, etait engage, et pour ainsi dire fiance. Son roman de coeur etait moins poetique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ce roman dans la vie de Haydn, il n'etait pas moins pur et moins noble. Il avait temoigne de l'amitie a la fille de son genereux hote, le perruquier Keller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit: "Joseph, je me fie a toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que tu ne lui es pas indifferent. Si tu es aussi loyal que laborieux et reconnaissant, quand tu auras assure ton existence, tu seras mon gendre." Dans un mouvement de gratitude exaltee, Joseph avait promis, jure!... et quoique sa fiancee ne lui inspirat pas la moindre passion, il se regardait comme enchaine pour jamais. Il raconta ceci avec une melancolie qu'il ne put vaincre en songeant a la difference de sa position reelle et des reves enivrants auxquels il lui fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'un amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la detromper; et son estime, son abandon complet dans la loyaute et la purete de Beppo en augmenterent d'autant. Leur voyage ne fut donc trouble par aucune de ces crises et de ces explosions que l'on eut pu presager en voyant partir ensemble pour un tete-a-tete de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui pouvaient garantir l'impunite, deux jeunes gens aimables, intelligents, et remplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimat pas la fille de Keller, il consentit a laisser prendre sa fidelite de conscience pour une fidelite de coeur; et quoiqu'il sentit encore parfois l'orage gronder dans son sein, il sut si bien l'y maitriser, que sa chaste compagne, dormant au fond des bois sur la bruyere, gardee par lui comme par un chien fidele, traversant a ses cotes des solitudes profondes, loin de tout regard humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la meme grange ou dans la meme grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des merites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux baignes de larmes en se rappelant sa traversee du Boehmer-Wald avec Consuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons de voyage. Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva a une rude epreuve. Lorsque le temps etait beau, les chemins faciles, et la lune brillante, ils adoptaient la vraie et bonne maniere de voyager pedestrement sans courir les risques des mauvais gites. Ils s'etablissaient dans quelque lieu tranquille et abrite pour y passer la journee a causer, a diner, a faire de la musique et a dormir. Aussitot que la soiree devenait froide, ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur course jusqu'au jour. Ils echappaient ainsi a la fatigue d'une marche au soleil, aux dangers d'etre examines curieusement, a la malproprete et a la depense des auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez frequente dans la partie elevee du Boehmer-Wald ou la Moldaw prend sa source, les forcait de chercher un abri, ils se retiraient ou ils pouvaient, tantot dans la cabane de quelque serf, tantot dans les hangars de quelque chatellenie. Ils fuyaient avec soin les cabarets, ou ils eussent pu trouver plus facilement a se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers, et des scenes bruyantes. Un soir donc, presses par l'orage, ils entrerent dans la hutte d'un chevrier, qui, pour toute demonstration d'hospitalite, leur dit en baillant et en etendant les bras du cote de sa bergerie: "Allez au foin." Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutume de faire, et Joseph allait s'installer a distance dans un autre coin, lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement. D'autres jurements repondirent a l'imprecation du dormeur, et Joseph, effraye de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le bras pour etre sur que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur pensee fut de sortir; mais la pluie ruisselait a grand bruit sur le toit de planches de la hutte, et tout le monde etait rendormi. "Restons, dit Joseph a voix basse, jusqu'a ce que la pluie ait cesse. Vous pouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai pres de vous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitot que le temps redeviendra supportable, je vous eveillerai, et nous nous glisserons dehors." Consuelo n'etait pas fort rassuree; mais il y avait plus de danger a sortir tout de suite qu'a rester. Le chevrier et ses hotes remarqueraient cette crainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupcons, ou sur leur sexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommes etaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans la campagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces reflexions, se tint tranquille; mais elle enlaca son bras a celui de Joseph, par un sentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondee en sa sollicitude. Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ils Se disposaient a partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnons inconnus, qui se leverent et s'entretinrent a voix basse dans un argot incomprehensible. Apres avoir souleve de lourds paquets qu'ils chargerent sur leurs dos, ils se retirerent en echangeant avec le chevrier quelques mots allemands qui firent juger a Joseph qu'ils faisaient la contrebande, et que leur hote etait dans la confidence. Il n'etait guere que minuit, la lune se levait, et, a la lueur d'un rayon qui tombait obliquement sur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ils s'occupaient a les cacher sous leurs manteaux. En meme temps, elle s'assura qu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-meme l'y laissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guider dans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage a la frontiere, connu, disait-il, de lui seul. "Si tu nous trompes, au premier soupcon je te fais sauter la cervelle," lui dit un de ces hommes a figure energique et grave. Ce fut la derniere parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesures firent craquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseau voisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdait dans l'eloignement. "Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant le bras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont des gens qui evitent les regards encore plus que nous. --Et a cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger, repondit Consuelo. Quand vous les avez heurtes dans l'obscurite, vous avez bien fait de ne rien repondre a leurs jurements; ils vous ont pris pour un des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-etre craints comme des espions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grace a Dieu, il n'y a plus rien a craindre, et nous voila enfin seuls. --Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant a regret le bras de Consuelo se detacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons." Consuelo avait ete plus fatiguee par la peur que par la marche; elle etait si habituee a dormir sous la garde de son ami, qu'elle ceda au sommeil. Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, apres bien des agitations, l'habitude de dormir aupres d'elle, ne put cette fois gouter aucun repos. Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la sienne pendant deux heures, ces emotions de terreur et de jalousie qui avaient reveille toute l'intensite de son amour, et jusqu'a cette derniere parole que Consuelo lui disait en s'endormant: "Nous voila enfin seuls!" allumaient en lui une fievre brulante. Au lieu de se retirer au fond de la hutte pour lui temoigner son respect, comme il avait accoutume de faire, voyant qu'elle-meme ne songeait pas a s'eloigner de lui, il resta assis a ses cotes; et les palpitations de son coeur devinrent si violentes, que Consuelo eut pu les entendre, si elle n'eut pas ete endormie. Tout l'agitait, le bruit melancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans les sapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de la toiture, et venaient eclairer faiblement le visage pale de Consuelo encadre dans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et de farouche qui passe de la nature exterieure dans le coeur de l'homme quand la vie est sauvage autour de lui. Il commencait a se calmer et a s'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bondit sur la fougere, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui etait venu s'agenouiller et se rechauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoir pourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et en voyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs de Consuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper son visage et ses cheveux dans l'eau glacee du torrent. Il semblait vouloir se purifier des pensees coupables qui avaient embrase son cerveau. Consuelo vint bientot l'y joindre, et faire la meme ablution pour dissiper l'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avec l'atmosphere du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elle s'etonna de voir Haydn si defait et si triste. "Oh! pour le coup, frere Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi bien que moi les fatigues et les emotions; vous voila aussi pale que ces petites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau. --Et vous, vous etes aussi fraiche que ces belles roses sauvages qui ont l'air de rire sur ses bords, repondit Joseph. Je crois bien que je sais braver la fatigue, malgre ma figure terne; mais l'emotion, il est vrai, signora, que je ne sais guere la supporter." Il fut triste pendant toute la matinee; et lorsqu'ils s'arreterent pour manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide, sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si ingenues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne put s'empecher de lui faire une reponse ou entrait un grand depit contre lui-meme et contre sa propre destinee. "Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien malheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, ou ma destinee est engagee, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas ma fiancee; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et je tiendrai parole. --Serait-il possible? s'ecria Consuelo, frappee de surprise. En ce cas, mon pauvre Beppo, nos destinees, que je croyais conformes en bien des points, sont donc entierement opposees; car vous courez vers une fiancee que vous n'aimez pas, et moi, je fuis un fiance que j'aime. Etrange fortune! qui donne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ils cherissent." Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien que cette reponse ne lui etait pas dictee par le soupcon de sa temerite et le desir de lui donner une lecon. Mais la lecon n'en fut que plus efficace. Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en lui montrant, par un cri du coeur, sincere et profond, qu'elle en aimait un autre sans distraction et sans defaillance. Ce fut la derniere folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, le raclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent en route, il avait completement abjure un amour impossible, et les evenements qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du devouement et de l'amitie. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle tachait de l'ecarter par de douces paroles: "Ne vous inquietez pas de moi, lui repondait-il. Si je suis condamne a n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitie pour elle, et l'amitie peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!" LXIX. Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il avait combattues; car il y prit les meilleures lecons d'italien, et meme les meilleures notions de musique qu'il eut encore eues dans sa vie. Durant les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se revelerent l'un a l'autre tout ce qu'ils possedaient d'intelligence et de genie. Quoique Joseph Haydn eut une belle voix et sut en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il jouat agreablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit bientot, en ecoutant chanter Consuelo, qu'elle lui etait infiniment superieure comme virtuose, et qu'elle eut pu faire de lui un chanteur habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultes de Haydn ne se bornaient pas a cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu avance dans la pratique, tandis qu'en theorie il exprimait des idees si elevees et si saines, lui dit un jour en souriant: "Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher a l'etude du chant; car si vous venez a vous passionner pour la profession de chanteur, vous sacrifierez peut-etre de plus hautes facultes qui sont en vous. Voyons donc un peu vos compositions! Malgre mes longues et severes etudes de contre-point avec un aussi grand maitre que le Porpora, ce que j'ai appris ne me sert qu'a bien comprendre les creations du genie, et je n'aurai plus le temps, quand meme j'en aurais l'audace, de creer moi-meme des oeuvres de longue haleine; au lieu que si vous avez le genie createur, vous devez suivre cette route, et ne considerer le chant et l'etude des instruments que comme vos moyens materiels." Depuis que Haydn avait rencontre Consuelo, il est bien vrai qu'il ne songeait plus qu'a se faire chanteur. La suivre ou vivre aupres d'elle, la retrouver partout dans sa vie nomade, tel etait son reve ardent depuis quelques jours. Il fit donc difficulte de lui montrer son dernier manuscrit, quoiqu'il l'eut avec lui, et qu'il eut acheve de l'ecrire en allant a Pilsen. Il craignait egalement et de lui sembler mediocre en ce genre, et de lui montrer un talent qui la porterait a combattre son envie de chanter. Il ceda enfin, et, moitie de gre, moitie de force, se laissa arracher le cahier mysterieux. C'etait une petite sonate pour piano, qu'il destinait a ses jeunes eleves. Consuelo commenca par la lire des yeux, et Joseph s'emerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple lecture que si elle l'eut entendu executer. Ensuite elle lui fit essayer divers passages sur le violon, et chanta elle-meme ceux qui etaient possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'apres cette bluette, le futur auteur de _la Creation_ et de tant d'autres productions eminentes; mais il est certain qu'elle pressentit un bon maitre, et elle lui dit, en lui rendant son manuscrit: "Courage, Beppo! tu es un artiste distingue, et tu peux etre un grand compositeur, si tu travailles. Tu as des idees, cela est certain. Avec des idees et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, et triomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maitre qu'il te faut. Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton baton de commandement est ta plume. Tu ne dois pas obeir, mais imposer. Quand on peut etre l'ame de l'oeuvre, comment songe-t-on a se ranger parmi les machines? Allons! maestro en herbe, n'etudiez plus le trille et la cadence avec votre gosier. Sachez ou il faut les placer, et non comment il faut les faire. Ceci regarde votre tres-humble servante et subordonnee, qui vous retient le premier role de femme que vous voudrez bien ecrire pour un mezzo-soprano. --O Consuelo _de mi alma!_ s'ecria Joseph, transporte de joie et d'esperance; ecrire pour vous, etre compris et exprime par vous! Quelle gloire, quelles ambitions vous me suggerez! Mais non, c'est un reve, une folie. Enseignez-moi a chanter. J'aime mieux m'exercer a rendre, selon votre coeur et votre intelligence, les idees d'autrui, que de mettre sur vos levres divines des accents indignes de vous! --Voyons, voyons, dit Consuelo, treve de ceremonie. Essayez-vous a improviser, tantot sur le violon, tantot avec la voix. C'est ainsi que l'ame vient sur les levres et au bout des doigts. Je saurai si vous avez le souffle divin, ou si vous n'etes qu'un ecolier adroit, farci de reminiscences." Haydn lui obeit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'etait pas savant, et qu'il y avait de la jeunesse, de la fraicheur et de la simplicite dans ses idees premieres. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut desormais lui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, la maniere de s'en servir. Ils s'amuserent ensuite a dire ensemble des petits duos italiens qu'elle lui fit connaitre, et qu'il apprit par coeur. "Si nous venons a manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, il nous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloir mettre nos talents a l'epreuve, si elle nous prend pour des vagabonds coupeurs de bourses, comme il y en a tant qui deshonorent la profession, les malheureux! Soyons donc prets a tout evenement. Ma voix, en la prenant tout a fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garcon avant la mue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettes que vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaise etude. Ces faceties populaires sont pleines de verve et de sentiment original; et quant a mes vieux chants espagnols, c'est du genie tout pur, du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idees engendrent les idees." Ces etudes furent delicieuses pour Haydn. C'est la peut-etre qu'il concut le genie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tard pour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait a ces lecons tant de gaiete, de grace, d'animation et d'esprit, que le bon jeune homme, ramene a la petulance et au bonheur insouciant de l'enfance, oubliait ses pensees d'amour, ses privations, ses inquietudes, et souhaitait que cette education ambulante ne finit jamais. Nous ne pretendons pas faire l'itineraire du voyage de Consuelo et d'Haydn. Peu familiarise avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerions peut-etre des indications inexactes, si nous en suivions la trace dans les souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire que la premiere moitie de ce voyage fut, en somme, plus agreable que penible, jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser de rapporter. Ils avaient suivi, des la source, la rive septentrionale de la Moldaw, parce qu'elle leur avait semble la moins frequentee et la plus pittoresque. Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissee qui se prolonge en s'abaissant dans la meme direction que le Danube; mais quand ils furent a la hauteur de Schenau, voyant la chaine de montagnes s'abaisser vers la plaine, ils regretterent de n'avoir pas suivi l'autre rive du fleuve, et par consequent l'autre bras de la chaine qui s'eloignait en s'elevant du cote de la Baviere. Ces montagnes boisees leur offraient plus d'abris naturels et de sites poetiques que les vallees de la Boheme. Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forets, ils s'amusaient a chasser les petits oiseaux a la glu et au lacet; et quand, apres leur sieste, ils trouvaient leurs pieges approvisionnes de ce menu gibier, ils faisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissait somptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous pretexte que ces oiseaux musiciens etaient des confreres. Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gue, et ne le trouvaient pas; la riviere etait rapide, encaissee, profonde, et grossie par les pluies des jours precedents. Ils rencontrerent enfin un abordage auquel etait amarree une petite barque gardee par un enfant. Ils hesiterent un peu a s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avant eux et marchander le passage. Ces hommes se diviserent apres s'etre dit adieu. Trois se preparerent a suivre la rive septentrionale de la Moldaw, tandis que les deux autres entrerent dans le bateau. Cette circonstance determina Consuelo. "Rencontre a droite, rencontre a gauche, dit-elle a Joseph; autant vaut traverser, puisque c'etait notre intention." Haydn hesitait encore et pretendait que ces gens avaient mauvaise mine, le parler haut et des manieres brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblait vouloir dementir cette opinion defavorable, fit arreter le batelier, et, s'adressant a Consuelo: "He! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en lui faisant signe d'un air de bienveillance enjouee; le bateau n'est pas bien charge, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie. --Bien oblige, Monsieur, repondit Haydn; nous profiterons de votre permission. --Allons, mes enfants, reprit celui qui avait deja parle, et que son compagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!" Joseph, a peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnus regardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention et de curiosite. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annoncait que douceur et gaiete; sa voix etait agreable, ses manieres polies, et Consuelo prenait confiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel. "Vous etes musicien, mon garcon? dit-il bientot a cette derniere. --Pour vous servir, mon bon Monsieur, repondit Joseph. --Vous aussi? dit M. Mayer a Joseph; et, lui montrant Consuelo:--C'est votre frere, sans doute? ajouta-t-il. --Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de meme nation, et il entend peu l'allemand. --De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujours Consuelo. --De l'Italie, Monsieur, repondit encore Haydn. --Venitien, Genois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer en articulant chacune de ces denominations dans le dialecte qui s'y rapporte, avec une admirable facilite. --Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortes d'Italiens, repondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquer par un silence prolonge; moi je suis de Venise. --Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite du dialecte familier a Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avez quitte? --Six mois seulement. --Et vous courez le pays en jouant du violon? --Non; c'est lui qui accompagne, repondit Consuelo en montrant Joseph; moi je chante. --Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flute, ni tambourin? --Non; cela m'est inutile. --Mais si vous etes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-ce pas? --Oh! certainement, s'il le fallait! --Mais vous ne vous en souciez pas? --Non, j'aime mieux chanter. --Et vous avez raison; cependant vous serez force d'en venir la, ou de changer de profession, du moins pendant un certain temps. --Pourquoi cela, Monsieur? --Parce que votre voix va bientot muer, si elle n'a commence deja. Quel age avez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus? --Quelque chose comme cela. --Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petite grenouille, et il n'est pas sur que vous redeveniez un rossignol. C'est une epreuve douteuse pour un garcon que de passer de l'enfance a la jeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votre place, j'apprendrais a jouer du fifre; avec cela on trouve toujours a gagner sa vie. --Je verrai, quand j'en serai la. --Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant a Joseph en allemand, ne jouez-vous que du violon? --Pardon, Monsieur, repondit Joseph qui prenait confiance a son tour en voyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras a Consuelo; je joue un peu de plusieurs instruments. --Lesquels, par exemple? --Le piano, la harpe, la flute; un peu de tout quand je trouve l'occasion d'apprendre. --Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins comme vous faites; c'est un rude metier. Je vois que votre compagnon, qui est encore plus jeune et plus delicat que vous, n'en peut deja plus, car il boite. --Vous avez remarque cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarque aussi, quoique sa compagne n'eut pas voulu avouer l'enflure et la souffrance de ses pieds. --Je l'ai tres-bien vu se trainer avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer. --An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sous un air d'indifference philosophique: on n'est pas ne pour avoir toutes ses aises, et quand il faut souffrir, on souffre! --Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnete en se fixant! Je n'aime pas a voir des enfants intelligents et doux, comme vous me paraissez l'etre, faire le metier de vagabonds. Croyez-en un bon homme qui a des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais, mes petits amis. On se tue et on se corrompt a courir les aventures. Souvenez-vous de ce que je vous dis la. --Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourire affectueux; nous en profiterons peut-etre. --Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer a Consuelo, qui avait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire et venitienne, s'etait mise a naviguer." La barque touchait au rivage, apres avoir fait un biais assez considerable a cause du courant de l'eau qui etait un peu rude. M. Mayer adressa un adieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et son compagnon silencieux les empecha de payer leur part au batelier. Apres les remerciements convenables, Consuelo et Joseph entrerent dans un sentier qui conduisait vers les montagnes, tandis que les deux etrangers suivaient la rive aplanie du fleuve dans la meme direction. "Ce M. Mayer me parait un brave homme, dit Consuelo en se retournant une derniere fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sure que c'est un bon pere de famille. --Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voir debarrassee de ses questions. --Il aime a causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyage. C'est un cosmopolite, a en juger par sa facilite a prononcer les divers dialectes. De quel pays peut-il etre? --Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le crois du nord de l'Allemagne, Prussien peut-etre! --Tant pis; je n'aime guere les Prussiens, et le roi Frederic encore moins que toute sa nation, d'apres tout ce que j'ai entendu raconter de lui au chateau des Geants. --En ce cas, vous vous plairez a Vienne; ce roi batailleur et philosophe n'a de partisans ni a la cour, ni a la ville." En devisant ainsi, ils gagnerent l'epaisseur des bois, et suivirent des sentiers qui tantot se perdaient sous les sapins, et tantot cotoyaient un amphitheatre de montagnes accidentees. Consuelo trouvait ces monts hyrcinio-carpathiens plus agreables que sublimes; apres avoir traverse maintes fois les Alpes, elle n'eprouvait pas les memes transports que Joseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressions de celui-ci le portaient donc a l'enthousiasme, tandis que sa compagne se sentait plus disposee a la reverie. D'ailleurs Consuelo etait tres-fatiguee ce jour-la, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de ne point affliger Joseph, qui ne s'en affligeait deja que trop. Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et apres le repas et la musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientot Consuelo, quoiqu'elle eut baigne longtemps ses pieds delicats dans le cristal des fontaines, a la maniere des heroines de l'idylle, sentit ses talons se dechirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait faire son etape de nuit. Malheureusement le pays etait tout a fait desert de ce cote-la: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant de la Moldaw. Joseph etait desespere. La nuit etait trop froide pour permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils apercurent enfin des lumieres au bas du versant oppose. Cette vallee, ou ils descendirent, c'etait la Baviere; mais la ville qu'ils apercevaient etait plus eloignee qu'ils ne l'avaient pense: il semblait au desole Joseph qu'elle reculait a mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le temps se couvrait de tous cotes, et bientot une pluie fine et froide se mit a tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphere, que les lumieres disparurent, et que nos voyageurs, arrives, non sans peril et sans peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel cote se diriger. Ils etaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient a s'y trainer en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une voiture qui venait a leur rencontre. Joseph n'hesita pas a l'aborder pour demander des indications sur le pays et sur la possibilite d'y trouver un gite. "Qui va la? lui repondit une voix forte; et il entendit en meme temps claquer la batterie d'un pistolet: Eloignez-vous, ou je vous fais sauter la tete! --Nous ne sommes pas bien redoutables, repondit Joseph sans se deconcerter. Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un renseignement. --Eh mais! s'ecria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitot pour celle de l'honnete M. Mayer, ce sont mes petits droles de ce matin; je reconnais l'accent de l'aine. Etes-vous la aussi, le gondolier? ajouta-t-il en venitien et en appelant Consuelo. --C'est moi, repondit-elle dans le meme dialecte. Nous nous sommes egares, et nous vous demandons, mon bon Monsieur, ou nous pourrons trouver un palais ou une ecurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez. --Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous etes a deux grands milles au moins de toute espece d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitie de vous: montez dans ma voiture; je puis vous y donner deux places sans me gener. Allons, point de facons, montez! --Monsieur, vous etes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de l'hospitalite de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers l'Autriche. --Non, je vais a l'ouest. Dans une heure au plus je vous deposerai a Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche. Cela meme abregera votre route. Allons, decidez-vous, si vous ne trouvez pas de plaisir a recevoir la pluie, et a nous retarder. --Eh bien, courage et confiance!" dit Consuelo tout bas a Joseph; et ils monterent dans la voiture. Ils remarquerent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont l'une conduisait, l'autre, qui etait M. Mayer, occupait la banquette de derriere. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture etait une chaise a six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouette par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son collier, en secouant la tete avec impatience. LXX. "Quand je vous le disais! s'ecria M. Mayer, reprenant son propos ou il l'avait laisse le matin: y a-t-il un metier plus rude et plus facheux que celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le soleil ne luit pas toujours, et votre destinee est aussi variable que l'atmosphere. --Quelle destinee n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le ciel est inclement, la Providence met des coeurs secourables sur notre route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentes de l'accuser. --Vous avez de l'esprit, mon petit ami, repondit Mayer; vous etes de ce beau pays ou tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni votre belle voix ne vous empecheront de mourir de faim dans ces tristes provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un pays riche et civilise, sous la protection d'un grand prince. --Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation. --Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs. --Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn? n'est-on pas aussi bien protege dans ses Etats?... --Eh! sans doute, repondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majeste Marie-Therese deteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous Serez chasses de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours, comme vous voila." En ce moment, Consuelo revit, a peu de distance, dans une profondeur De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumieres qu'elle avait apercues, et fit part de son observation a Joseph, qui sur-le-champ manifesta a M. Mayer le desir de descendre, pour gagner ce gite plus rapproche que la ville de Biberek." "Cela? repondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumieres? Ce sont des lumieres, en effet; mais elles n'eclairent d'autres gites que des marais dangereux ou bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous jamais vu des feux follets? --Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les petits lacs de la Boheme. --Eh bien, mes enfants, ces lumieres que vous voyez ne sont pas autre chose. M. Mayer reparla longtemps encore a nos jeunes gens de la necessite de se fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient a Vienne, sans toutefois determiner le lieu ou il les engageait a se rendre. D'abord Joseph fut frappe de son obstination, et craignit qu'il n'eut decouvert le sexe de sa compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme a un garcon (allant jusqu'a lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'etat militaire, quand elle serait en age, que de trainer la semelle a travers champs) le rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer etait un de ces cerveaux faibles, a idees fixes, qui repetent un jour entier le premier propos qui leur est venu a l'esprit en s'eveillant. Consuelo, de son cote, le prit pour un maitre d'ecole, ou pour un ministre protestant qui n'avait en tete qu'educations, bonnes moeurs et proselytisme. Au bout d'une heure, ils arriverent a Biberek, par une nuit si obscure qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arreta dans une cour d'auberge, et aussitot M. Mayer fut aborde par deux hommes qui le tirerent a part pour lui parler. Lorsqu'ils entrerent dans la cuisine, ou Consuelo et Joseph etaient occupes a se secher et a se rechauffer aupres du feu, Joseph reconnut dans ces deux personnages, les memes qui s'etaient separes de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversee, les laissant sur la rive gauche. L'un des deux etait borgne, et l'autre, quoiqu'il eut ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agreable. Celui qui avait passe l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient retrouve dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrieme ne parut pas. Ils parlerent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo elle-meme qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur eux une sorte d'autorite et influencer tout au moins leurs decisions; car, apres un entretien assez anime a voix basse, sur les dernieres paroles qu'il leur dit, ils se retirerent, a l'exception de celui que Consuelo, en le designant a Joseph, appelait _le silencieux_: c'etait celui qui n'avait point quitte M. Mayer. Haydn s'appretait a faire servir le souper frugal de sa compagne et le sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers eux, les invita a partager son repas, et insista avec tant de bonhomie qu'ils n'oserent le refuser. Il les emmena dans la salle a manger, ou ils trouverent un veritable festin, du moins c'en etait un pour deux pauvres enfants prives de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une marche assez penible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue; la bonne chere que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les domestiques paraissaient le servir, et la quantite de vin qu'il absorbait, ainsi que son muet compagnon, la forcaient a rabattre un peu de la haute opinion qu'elle avait prise des vertus presbyteriennes de l'amphitryon. Elle etait choquee surtout du desir qu'il montrait de faire boire Joseph et elle-meme au dela de leur soif, et de l'enjouement tres-vulgaire avec lequel il les empechait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec plus d'inquietude encore que, soit distraction, soit besoin reel de reparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commencait a devenir plus communicatif et plus anime qu'elle ne l'eut souhaite. Enfin elle prit un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de coude qu'elle lui donnait pour arreter ses frequentes libations; et lui retirant son verre au moment ou M. Mayer allait le remplir de nouveau: "Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter; cela ne nous convient pas. --Vous etes de droles de musiciens! s'ecria Mayer en riant, avec son air de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous etes les premiers de ce caractere que je rencontre! --Et vous, Monsieur, etes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous l'etes! Le diable m'emporte si vous n'etes pas maitre de chapelle de quelque principaute saxonne! --Peut-etre, repondit Mayer en souriant; et voila pourquoi vous m'inspirez de la sympathie, mes enfants. --Si Monsieur est un maitre, reprit Consuelo, il y a trop de distance entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour l'interesser bien vivement. --Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne pense, dit Mayer; et il y a de tres-grands maitres, voire des maitres de chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commence par chanter dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures, j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec accompagnement de ritournelles agreables, et meme savantes sur le violon! Eh bien, cela m'est arrive, tandis que je dejeunais sur un coteau avec mes amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens qui venaient de me charmer, j'ai ete fort surpris de trouver en eux deux pauvres enfants, l'un vetu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien simple, mais peu fortune en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni surpris de l'amitie que je vous temoigne, mes petits amis, et faites-moi celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes. --Monsieur, maestro! s'ecria Joseph tout joyeux et tout a fait gagne, je veux boire a la votre. Oh! Vous etes un veritable musicien, j'en suis certain, puisque vous avez ete enthousiasme du talent de ... du signor Bertoni, mon camarade. --Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientee en lui arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien. Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin gate la voix; vous devez donc nous encourager a rester sobres, au lieu de chercher a nous debaucher. --Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replacant au milieu de la table la carafe qu'il avait mise derriere lui. Oui, menageons la voix, c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre age ne comporte, ami Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette epreuve de vos bonnes moeurs. Vous irez loin, je le vois a votre prudence autant qu'a votre talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le merite d'y contribuer." Alors le pretendu professeur, se mettant a l'aise, et parlant avec un air de bonte et de loyaute extreme, leur offrit de les emmener avec lui a Dresde, ou il leur procurerait les lecons du celebre Hasse et la protection Speciale de la reine de Pologne, princesse electorale de Saxe. Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, etait precisement eleve du Porpora. C'etait une rivalite de faveur entre ce maitre et le _Sassone_[1], aupres de la souveraine dilettante, qui avait ete la premiere cause de leur profonde inimitie. Lors meme que Consuelo eut ete disposee a chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eut pas choisi pour son debut cette cour, ou elle se serait trouvee en lutte avec l'ecole et la coterie qui avaient triomphe de son maitre. Elle en avait assez entendu parler a ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour etre, en tout etat de choses, fort peu tentee de suivre le conseil du professeur Mayer. [Note 1: Surnom que les Italiens donnaient a Jean-Adolphe Hasse, qui etait Saxon.] Quant a Joseph, sa situation etait fort differente. La tete montee par Le souper, il se figurait avoir rencontre un puissant protecteur et le promoteur de sa fortune future. La pensee ne lui venait pas d'abandonner Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'etait, Il se livrait a l'esperance de le retrouver un jour. Il se fiait a sa bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en applaudit que davantage, soit qu'il ne voulut pas le chagriner en lui faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo, qu'il fut lui-meme un tres-mediocre musicien. L'erreur ou il etait tres-reellement sur le sexe de cette derniere, quoiqu'il l'eut entendue chanter, achevait de lui demontrer qu'il ne pouvait pas etre un professeur bien exerce d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eut pu le faire un serpent de village ou un professeur de trompette. Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener a Dresde. Tout en refusant, Joseph ecoutait ses offres d'un air ebloui, et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tot possible, que Consuelo se vit forcee de detromper M. Mayer sur la possibilite de cet arrangement. "Il n'y faut pas songer quant a present, dit-elle d'un ton tres-ferme; Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-meme avez d'autres projets. Mayer renouvela ses offres seduisantes, et fut surpris de la trouver inebranlable, ainsi que Joseph, a qui la raison revenait lorsque le signor Bertoni reprenait la parole." Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilite a ecouter les belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin. "Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effraye. --Non, reprit-elle; mais c'est deja une imprudence que de faire societe aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garcon. J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les tenir le plus possible sous la table, il eut ete impossible qu'on ne remarquat point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs n'avaient ete absorbes, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre babil. Maintenant le plus prudent serait de nous eclipser, et d'aller dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher a nos pas. --Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans saluer et sans remercier cet honnete homme, cet illustre professeur, peut-etre? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-meme que nous venons d'entretenir. --Je vous reponds que non; et si vous aviez eu votre tete, vous auriez remarque une foule de lieux communs miserables qu'il a dits sur la musique. Un maitre ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais pourquoi je crois voir, a sa figure, qu'il n'a jamais souffle que dans du cuivre; et, a son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil sur son chef d'orchestre. --_Corno_, ou _clarino secondo_, s'ecria Joseph en eclatant de rire, ce n'en est pas moins un convive agreable. --Et vous, vous ne l'etes guere, repliqua Consuelo avec un peu d'humeur; allons, degrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons. --La pluie tombe a torrents; ecoutez comme elle bat les vitres! --J'espere que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo en le secouant pour l'eveiller." M, Mayer rentra en cet instant. "En voici bien d'une autre! s'ecria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voila mes amis qui me font rebrousser chemin, et qui pretendent que je leur suis necessaire pour une affaire d'interet qu'ils ont a Passaw. Il faut que je cede! Ma foi, mes enfants, si j'ai un conseil a vous donner, puisqu'il me faut renoncer au plaisir de vous emmener a Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai toujours deux places a vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la leur. Nous serons demain matin a Passaw, qui n'est qu'a six milles d'ici. La, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez pres de la frontiere d'Autriche, et vous pourrez meme descendre le Danube en bateau jusqu'a Vienne, a peu de frais et sans fatigue." Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le Danube etait une ressource a laquelle ils n'avaient point encore pense. Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux precautions a prendre pour la securite de leur gite ce soir-la. Dans l'obscurite, retranchee au fond de la voiture, elle n'avait rien a craindre des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on arriverait a Passaw avant le jour. Joseph fut enchante de sa determination. Cependant Consuelo eprouvait je ne sais quelle repugnance, et la tournure des amis de M. Mayer lui deplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si eux aussi etaient musiciens. "Tous plus ou moins, lui repondit-il laconiquement." Ils trouverent les voitures attelees, les conducteurs sur leur banquette, et les valets d'auberge, fort satisfaits des liberalites de M. Mayer, s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un gemissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers Joseph, qui n'avait rien remarque; et ce gemissement s'etant repete une seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte a quelque chien ennuye de sa chaine. Mais quoi qu'elle fit pour s'en distraire, elle en recut une impression sinistre. Ce cri etouffe au milieu des tenebres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes animees ou indifferentes, sans qu'elle put savoir precisement si c'etait une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de tristesse. Elle pensa tout de suite a Albert; et comme si elle eut cru pouvoir participer a ces revelations mysterieuses dont il semblait doue, elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tete de son fiance ou sur la sienne propre. Cependant la voiture roulait deja. Un nouveau cheval plus robuste encore que le premier la trainait avec vitesse. L'autre voiture, egalement rapide, marchait tantot devant, tantot derriere. Joseph babillait sur nouveaux frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant de dormir deja pour autoriser son silence. La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquietude, et elle tomba dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'eveilla, Joseph dormait aussi, et M. Mayer etait enfin silencieux. La pluie avait cesse, le ciel etait pur, et le jour commencait a poindre. Le pays avait un aspect tout a fait inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraitre a l'horizon les cimes d'une chaine de montagnes qui ressemblait au Boehmer-Wald. A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec surprise la position de ces montagnes, qui eussent du se trouver a sa gauche, et qui se trouvaient a sa droite. Les etoiles avaient disparu, et le soleil, qu'elle s'attendait a voir lever devant elle, ne se montrait pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait etait une autre chaine que celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la parole au conducteur de la voiture, seul personnage eveille qui s'y trouvat en ce moment. Le cheval prit le pas pour monter une cote assez rapide, et le bruit des roues s'amortit dans le sable humide des ornieres. Ce fut alors que Consuelo entendit tres-distinctement, le meme sanglot sourd et douloureux qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge a Biberek. Cette voix semblait partir de derriere elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit que le dossier de cuir contre lequel elle etait appuyee. Elle crut etre en proie a une hallucination; et, ses pensees se reportant toujours sur Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant meme il etait a l'agonie, et qu'elle recueillait, grace a la puissance incomprehensible de l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et dechirant de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau, qu'elle se sentit defaillir; et, craignant de suffoquer tout a fait, elle demanda au conducteur, qui s'arretait pour faire souffler son cheval a mi-cote, la permission de monter le reste a pied. Il y consentit, et mettant pied a terre lui-meme, il marcha aupres du cheval en sifflant. Cet homme etait trop bien habille pour etre un voiturier de profession. Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets a sa ceinture. Cette precaution dans un pays aussi desert que celui ou ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de la voiture, que Consuelo examina en marchant a cote de la roue, annoncait qu'elle portait des marchandises. Elle etait trop profonde pour qu'il n'y eut pas, derriere la banquette du fond, une double caisse, comme celles ou l'on met les valeurs et les depeches. Cependant elle ne paraissait pas tres-chargee, un seul cheval la trainait sans peine. Une observation qui frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout a fait sorti de l'horizon au point oppose ou elle eut du le voir, si la voiture eut marche dans la direction de Passaw. "De quel cote allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos a l'Autriche. --Oui, pour une demi-heure, repondit-il avec beaucoup de tranquillite; nous revenons sur nos pas, parce que le pont de la riviere que nous avons a traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un detour d'un demi-mille pour en retrouver un autre." Consuelo, un peu tranquillisee, remonta dans la voiture, echangea quelques paroles indifferentes avec M. Mayer, qui s'etait eveille, et qui se rendormit bientot (Joseph ne s'etait pas derange un moment de son somme), et l'on arriva au sommet de la cote. Consuelo vit se derouler devant elle un long chemin escarpe et sinueux, et la riviere dont lui avait parle le conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil pouvait s'etendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours vers le nord. Consuelo inquiete et surprise ne put se rendormir. Une nouvelle montee se presenta bientot, le cheval semblait tres-fatigue. Les voyageurs descendirent tous, excepte Consuelo, qui souffrait toujours des pieds. C'est alors que le gemissement frappa de nouveau ses oreilles, mais si nettement et a tant de reprises differentes, qu'elle ne put l'attribuer davantage a une illusion de ses sens; le bruit partait sans aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et decouvrit, dans le coin ou s'etait toujours tenu M. Mayer, une petite lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond. Elle essaya de la pousser, mais elle n'y reussit pas. Il y avait une serrure, dont la clef etait probablement dans la poche du pretendu professeur. Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de Son gousset un couteau a lame forte et bien coupante, dont elle s'etait munie en partant, peut-etre par une inspiration de la pudeur, et avec l'apprehension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours soustraire une femme energique. Elle profita d'un moment ou tous les voyageurs etaient en avant sur le chemin, meme le conducteur, qui n'avait plus rien a craindre de l'ardeur de son cheval; et elargissant, d'une main prompte et assuree, la fente etroite que presentait la lucarne a son point de jonction avec le dossier, elle parvint a l'ecarter assez pour y coller son oeil et voir dans l'interieur de cette case, mysterieuse. Quels furent sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette etroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente pratiquee en haut, un homme d'une taille athletique, baillonne, couvert de sang, les mains et les pieds etroitement lies et garrottes, et le corps replie sur lui-meme, dans un etat de gene et de souffrances horribles! Ce qu'on pouvait distinguer de son visage etait d'une paleur livide, et il paraissait en proie aux convulsions de l'agonie. LXXI. Glacee d'horreur, Consuelo sauta a terre; et, allant rejoindre Joseph, elle lui pressa le bras a la derobee, pour qu'il s'eloignat du groupe avec elle. Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas: "Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite a l'instant meme, lui dit-elle a voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous a travers champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font." Joseph crut qu'un mauvais reve avait trouble l'imagination de sa compagne. Il comprenait a peine ce qu'elle lui disait. Lui-meme se sentait appesanti par une langueur inusitee; et les tiraillements d'estomac qu'il eprouvait lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille etait frelate par l'aubergiste et mele de mechantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il n'avait pas fait une assez notable infraction a sa sobriete habituelle pour se sentir assoupi et abattu comme il l'etait. "Chere signora, repondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en vous ecoutant. Quand meme ces braves gens seraient des bandits, comme il vous plait de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils esperer en s'emparant de nous? --Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme assassine dans cette meme voiture ou nous voyageons...." Joseph ne put s'empecher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait en effet l'air d'une vision. "Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous egarent? reprit-elle avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le Danube sont derriere nous? Regardez ou est le soleil, et voyez dans quel desert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!" La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commenca a dissiper la securite, pour ainsi dire lethargique, ou il etait plonge. "Eh bien, dit-il, avancons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir malgre nous, nous verrons bien leurs intentions. --Et si nous ne pouvons leur echapper tout de suite, du sang-froid, Joseph, entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur echapper dans un autre moment." Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la souffrance ne l'y forcait, et gagnant du terrain neanmoins. Mais ils ne purent faire dix pas de la sorte sans etre rappeles par M. Mayer, d'abord d'un ton amical, bientot avec un accent plus severe, et enfin comme ils n'en tenaient pas compte, par les jurements energiques des autres. Joseph tourna la tete, et vit avec terreur un pistolet braque sur eux par le conducteur qui accourait a leur poursuite. "Ils vont nous tuer, dit-il a Consuelo en ralentissant sa marche. --Sommes-nous hors de portee? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entrainant toujours et en commencant a courir. --Je ne sais, repondit Joseph en tachant de l'arreter; croyez-moi, le moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous. --Arretez-vous, ou vous etes morts, cria le conducteur qui courait plus vite qu'eux, et les tenait a portee du pistolet, le bras etendu. --C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arretant; Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle a haute voix en se retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comedienne, si je n'avais pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir que la plaisanterie ne prend pas." Et, regardant Joseph qui etait pale comme la mort, elle affecta de rire Aux eclats, en montrant cette figure bouleversee aux autres voyageurs qui s'etaient rapproches d'eux. "Il l'a cru! s'ecria-t-elle avec une gaiete parfaitement jouee. Il l'a cru, mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh! monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imagine tout de bon que monsieur voulait lui envoyer une balle!" Consuelo affectait de parler venitien, tenant ainsi en respect par sa gaiete l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de rire aussi. Puis, se tournant vers le conducteur: "Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un clignement d'oeil que Consuelo observa tres-bien. Pourquoi effrayer ainsi ces pauvres enfants? Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, repondit l'autre en remettant ses pistolets dans son ceinturon. --Helas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste opinion de toi, mon ami Joseph. Quant a moi, je n'ai pas eu peur, rendez-moi justice! monsieur Pistolet. --Vous etes un brave, repondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et vous battriez la charge a la tete d'un regiment, sans sourciller au milieu de la mitraille. --Ah! cela, je n'en sais rien, repliqua-t-elle; peut-etre aurais-je eu peur, si j'avais cru que monsieur voulut nous tuer tout de bon. Mais nous autres Venitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas comme cela. --C'est egal, la mystification est de mauvais gout, reprit M. Mayer." Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue qu'il s'agissait d'une explication dont le resultat etait qu'on croyait s'etre mepris sur son intention de fuir. Consuelo etant remontee dans la voiture avec les autres: "Convenez, dit-elle en riant a M. Mayer, que votre conducteur a pistolets est un drole de corps! Je vais l'appeler a present _signor Pistola_. Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'etait pas bien neuf, ce jeu-la! --C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit que cela a Venise, n'est-ce pas? --Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait a votre place pour nous jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier buisson venu de la route, et ils se seraient tous caches. Alors, quand nous nous serions retournes, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait tout emporte, qui eut ete bien attrape? moi, surtout qui ne peux plus me trainer; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald, et qui se serait cru abandonne dans ce desert." M. Mayer riait de ses faceties enfantines qu'il traduisait a mesure au _signor Pistola_, non moins egaye que lui de la simplicite du _gondolier_. Oh! vous etes par trop madre! repondait Mayer; on ne se frottera plus a vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son cote a jouer ce role du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout melodrame. Il est certain que leur aventure en etait un assez serieux; et, tout en faisant sa partie avec habilete, Consuelo sentait qu'elle avait la fievre. Heureusement c'est dans la fievre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on succombe. Elle se montra des lors aussi gaie qu'elle avait ete reservee jusque-la; et Joseph, qui avait repris toutes ses facultes, la seconda fort bien. Tout en paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller a Dresde, sur lesquelles M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnerent toute sa confiance, et le mirent a meme de trouver quelque expedient pour leur avouer honnetement qu'il les y menait sans leur permission. L'expedient fut bientot trouve. M. Mayer n'etait pas novice dans ces sortes d'enlevements. Il y eut un dialogue anime en langue etrangere entre ces trois individus, M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout a coup ils se mirent a parler allemand, et comme s'ils continuaient le meme sujet: "Je vous le disais bien; s'ecria M. Mayer, nous avons fait fausse route; a preuve que leur voiture ne reparait pas. Il y a plus de deux heures que nous les avons laisses derriere nous, et j'ai eu beau regarder a la montee, je n'ai rien apercu. --Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tete de la voiture, et en la rentrant d'un air decourage." Consuelo avait fort bien remarque, des la premiere montee, la disparition de cette autre voiture avec laquelle on etait parti de Bibereck. "J'etais bien sur que nous etions egares, observa Joseph; mais je ne voulais pas le dire. --Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux, affectant un grand deplaisir de cette decouverte. --C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspire par l'innocent machiavelisme de Consuelo; c'est drole de se perdre en voiture! je croyais que cela n'arrivait qu'aux pietons. --Ah bien! voila qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais a present que nous fussions sur la route de Dresde! --Si je savais ou nous sommes, repartit M. Mayer, je me rejouirais avec vous, mes enfants; car je vous avoue que j'etais assez mecontent d'aller a Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous nous fussions assez detournes pour avoir un pretexte de borner la notre complaisance envers eux. --Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous genons pas, et si vous voulez toujours de nous pour aller a Dresde, nous voila tout prets a vous suivre, fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu? --J'en dis autant, repondit Consuelo. Vogue la galere! --Vous etes de braves enfants! repondit Mayer en cachant sa joie sous son air de preoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant ou nous sommes. --Ou que nous soyons, il faut nous arreter, dit le conducteur; le cheval n'en peut plus. Il n'a rien mange depuis hier soir, et il a marche toute la nuit. Nous ne serons faches, ni les uns ni les autres, de nous restaurer aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!" On entra dans le bois, le cheval fut detele. Joseph et Consuelo offrirent leurs services avec empressement; on les accepta sans mefiance. On pencha la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo l'entendit encore gemir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement Consuelo pour voir si elle s'en etait apercue. Mais, malgre la pitie qui dechirait son coeur, elle sut paraitre sourde et impassible. Mayer fit le tour de la voiture, Consuelo, qui s'etait eloignee, le vit ouvrir a l'exterieur une petite porte de derriere, jeter un coup d'oeil dans l'interieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa poche. "_La marchandise est-elle avariee?_ cria le silencieux a M. Mayer. --Tout est bien, repondit-il avec une indifference brutale, et il fit tout disposer pour le dejeuner. --Maintenant, dit Consuelo rapidement a Joseph en passant aupres de lui, fais comme moi et suis tous mes pas." Elle aida a etendre les provisions sur l'herbe, et a deboucher les bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaiete; M. Mayer vit avec plaisir ces serviteurs volontaires se devouer a son bien-etre. Il aimait ses aises, et se mit a boire et a manger ainsi que ses compagnons avec des manieres plus gloutonnes et plus grossieres qu'il n'en avait montre la veille. Il tendait a chaque instant son verre a ses deux nouveaux pages, qui, a chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient pour courir, de cote et d'autre, epiant le moment de courir une fois pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur l'herbe et deboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornee de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le silencieux se mit a chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord duquel on s'etait arrete, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la delivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle dans les buissons; et, des qu'ils se virent caches dans l'epaisseur du feuillage, ils prirent leur course comme deux lievres a travers bois. Ils n'avaient plus guere a craindre les balles dans ce taillis epais; et quand ils s'entendirent rappeler, ils jugerent qu'ils avaient pris assez d'avance pour continuer sans danger. "II vaut pourtant mieux repondre, dit Consuelo en s'arretant; cela detournera les soupcons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de course." Joseph, repondit donc: "Par ici, par ici! il y a de l'eau! --Une source, une source!" cria Consuelo. Et courant aussitot a angle droit, afin de derouter l'ennemi, ils repartirent legerement. Consuelo ne pensait plus a ses pieds malades et enfles, Joseph avait triomphe du narcotique que M. Mayer lui avait verse la veille. La peur leur donnait des ailes. Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposee a celle qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'ecouter les voix qui les appelaient de deux cotes differents, lorsqu'ils trouverent la lisiere du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonne qui s'abaissait jusqu'a une route battue, et des bruyeres semees de massifs d'arbres. "Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit eleve ils nous verront dans quelque sens que nous marchions. Consuelo hesita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui dit: "Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une route, et l'esperance d'y rencontrer quelqu'un. --Eh! s'ecria Joseph, c'est la meme route que nous suivions tout a l'heure. Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le lieu d'ou nous sommes partis. Que l'un des trois monte a cheval, et il nous rattrapera avant que nous ayons gagne le bas du terrain. --C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je vois quelque chose la-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce cote. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'etre atteints nous-memes. Allons!" Il n'y avait pas de temps a perdre en deliberations. Joseph se fia aux inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant, et ils avaient gagne les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix de leurs ennemis a la lisiere du bois. Cette fois, ils se garderent de repondre, et coururent encore, a la faveur des arbres et des buissons, jusqu'a ce qu'ils rencontrerent un ruisseau encaisse, que ces memes arbres leur avaient cache. Une longue planche servait de pont; ils traverserent, et jeterent ensuite la planche au fond de l'eau. Arrives a l'autre rive, ils la descendirent, toujours proteges par une epaisse vegetation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugerent qu'on avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se meprenait plus sur leurs intentions, et qu'on cherchait a les atteindre par surprise. Mais bientot la vegetation du rivage fut interrompue, et ils s'arreterent, craignant d'etre vus. Joseph avanca la tete avec precaution parmi les dernieres broussailles, et vit un des brigands en observation a la sortie du bois, et l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient deja eprouve la superiorite a la course), au bas de la colline, non loin de la riviere. Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'etait dirigee du cote de la route; et tout a coup elle revint vers Joseph: "C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauves! Il faut la joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avise de passer l'eau." Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgre la nudite du terrain; la voiture venait a eux au galop. "Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'etait l'autre voiture, celle des complices? --Non, repondit Consuelo, c'est une berline a six chevaux, deux postillons, et deux courriers; nous sommes sauves, te dis-je, encore un peu de courage." Il etait bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouve l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la force et la rapidite d'un sanglier. Il vit bientot dans quel endroit la trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il devina la ruse, franchit l'eau a la nage, retrouva la marque des pas sur la rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait les deux fugitifs traverser la bruyere ... mais il vit aussi la voiture; il comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les broussailles et s'y tint sur ses gardes. Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants, la berline ne s'arreta pas. Les voyageurs jeterent quelques pieces de monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de les ramasser, continuaient a courir en criant a la portiere, marcherent sur eux au galop pour debarrasser leurs maitres de cette importunite. Consuelo, essoufflee et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment du succes, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph, cramponne a la portiere, au risque de manquer prise et de se faire ecraser, criait d'une voix haletante: "Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! a l'assassin!" Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin a comprendre ces paroles entrecoupees, et fit signe a un des courriers qui arreta les postillons. Consuelo, lachant alors la bride de l'autre courrier a laquelle elle s'etait suspendue, quoique le cheval se cabrat et que le cavalier la menacat de son fouet, vint se joindre a Joseph; et sa figure animee par la course frappa les voyageurs, qui entrerent en pourparler. "Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle maniere de demander l'aumone! On vous a donne, que voulez-vous encore? ne pouvez-vous repondre?" Consuelo etait comme prete a expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait que dire: "Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans reussir a retrouver la parole. --Ils ont l'air de deux renards forces a la chasse, dit l'autre voyageur; attendons que la voix leur revienne." Et les deux seigneurs, magnifiquement equipes, les regarderent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait avec l'agitation des pauvres fugitifs. Enfin, Joseph reussit a articuler encore les mots de voleurs et d'assassins; aussitot les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et, s'avancant sur le marche-pied, regarderent de tous cotes, etonnes de ne rien voir qui put motiver une pareille alerte. Les brigands s'etaient caches, et la campagne etait deserte et silencieuse. Enfin, Consuelo, revenant a elle, leur parla ainsi, en s'arretant a chaque phrase pour respirer: "Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons ete enleves par des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous pretexte de nous rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute la nuit. Au point du jour, nous nous sommes apercus qu'on nous trompait, et qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous avons voulu fuir; ils nous ont menaces, le pistolet a la main. Enfin, ils se sont arretes dans les bois que voici, nous nous sommes echappes, et nous avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes perdus; ils sont a deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres dans le bois. --Combien sont-ils donc? demanda un des courriers. --Mon ami, dit en francais un des voyageurs auquel Consuelo s'etait adressee parce qu'il etait plus pres d'elle, sur le marchepied, apprenez que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voila une belle question! Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge point de compter les ennemis. --Vraiment, voulez-vous vous amuser a pourfendre? reprit en francais l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps. --Ce ne sera pas long, et cela nous degourdira. Voulez-vous etre de la partie, comte? --Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence son epee dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse etait ornee de pierreries. --Oh! vous faites bien, Messieurs," s'ecria Consuelo, a qui l'impetuosite de son coeur fit oublier un instant son humble role, et qui pressa de ses deux mains le bras du comte. Le comte, surpris d'une telle familiarite de la part d'un petit drole de cette espece, regarda sa manche d'un air de degout railleur, la secoua, et releva ses yeux avec une lenteur meprisante sur Consuelo qui ne put s'empecher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Venitiens lui avaient demande, en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eut en elle, en cet instant, un rayonnement de fierte calme et douce qui dementait les apparences de sa misere, soit que sa facilite a parler la langue du bon ton en Allemagne fit penser qu'elle etait un jeune gentilhomme travesti, soit enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte changea de physionomie tout a coup, et, au lieu d'un sourire de mepris, lui adressa un sourire de bienveillance. Le comte etait encore jeune et beau; on eut pu etre ebloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eut surpasse en jeunesse, en regularite de traits, et en luxe de stature. C'etaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait d'eux, et probablement de beaucoup d'autres. Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi sur elle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'interet, detourna leur attention de sa personne en leur disant: "Allez, Messieurs, ou plutot venez; nous vous servirons de guides. Ces bandits ont dans leur voiture un malheureux cache dans un compartiment de la caisse, enferme comme dans un cachot. Il est la pieds et poings lies, mourant, ensanglante, et un baillon dans la bouche. Allez le delivrer; cela convient a de nobles coeurs comme les votres! --Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'ecria le baron, et je vois, cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps a l'ecouter. C'est peut-etre un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces bandits. --Vous dites qu'ils sont la? reprit le comte en montrant le bois. --Oui, dit Joseph; mais ils sont disperses, et si vos seigneuries veulent bien ecouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monteront la cote dans leur voiture, aussi vite que possible, et, apres avoir tourne la colline, elles trouveront a la hauteur du bois que voici, et tout a l'entree, sur la lisiere opposee, la voiture ou est le prisonnier, tandis que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les bandits ne sont que trois; ils sont bien armes; mais, se voyant pris des deux cotes a la fois, ils ne feront pas de resistance. --L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous arreter. Moi, j'emmene celui-ci avec mon chasseur. Hatons-nous; car si nos brigands ont l'eveil, comme il est probable, ils prendront les devants. --La voiture ne peut vous echapper, observa Consuelo; leur cheval est sur les dents." Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta derriere la voiture. "Passez, dit le comte a Consuelo, en la faisant entrer la premiere, sans se rendre compte a lui-meme de ce mouvement de deference. Il s'assit pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penche a la portiere pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeil son compagnon qui traversait le ruisseau a cheval, suivi de son homme d'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelo n'etait pas sans inquietude pour son pauvre camarade, expose au premier feu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur a ce poste perilleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui eperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaitre sous le bois. Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisieme.... La berline tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, eleva son ame a Dieu; et le comte, agite d'une sollicitude analogue pour son noble compagnon, cria en jurant aux postillons: "Mais forcez donc le galop, canailles! ventre a terre!..." LXXII. Le _signor Pistola_, auquel nous ne pouvons donner d'autre nom que celui dont Consuelo l'avait gratifie, car nous ne l'avons pas trouve assez interessant de sa personne pour faire des recherches a cet egard, avait vu, du lieu ou il etait cache, la berline s'arreter aux cris des fugitifs. L'autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le _Silencieux_, avait fait, du haut de la colline, la meme observation et la meme reflexion; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient aux moyens de se sauver. Avant que le baron eut traverse le ruisseau, Pistola avait gagne du chemin, et s'etait deja tapi dans le bois. Il les laissa passer, et leur tira par derriere deux coups de pistolet, dont l'un perca le chapeau du baron, et l'autre blessa le cheval du domestique assez legerement. Le baron tourna bride, l'apercut, et, courant sur lui, l'etendit par terre d'un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dans les epines en jurant, et suivit Joseph qui arriva a la voiture de M. Mayer presque en meme temps que celle du comte. Ce dernier avait deja saute a terre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre le temps a cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer la serrure de la caisse ou etait renferme le prisonnier. Consuelo aida avec transport a couper les cordes et le baillon de ce malheureux, qui ne se vit pas plus tot delivre qu'il se jeta a terre prosterne devant ses liberateurs, et remerciant Dieu. Mais, des qu'il eut regarde le baron, il se crut retombe de Charybde en Scylla. Ah! monsieur le baron de Trenk! s'ecria-t-il, ne me perdez pas, ne me livrez pas. Grace, grace pour un pauvre deserteur, pere de famille! Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron; je suis sujet autrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arreter. Oh! faites-moi grace! --Faites-lui grace, monsieur le baron de Trenk! s'ecria Consuelo sans savoir a qui elle parlait, ni de quoi il s'agissait. --Je te fais grace, repondit le baron; mais a condition que tu vas t'engager par les plus epouvantables serments a ne jamais dire de qui tu tiens la vie et la liberte." Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s'enveloppa soigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu'un oeil. "Etes-vous blesse? dit le comte. --Non, repondit-il en rabattant son chapeau sur son visage; mais si nous rencontrons ces pretendus brigands, je ne me soucie pas d'etre reconnu. Je ne suis deja pas tres-bien dans les papiers de mon gracieux souverain: il ne me manquerait plus que cela! --Je comprends ce dont il s'agit, reprit le comte; mais soyez sans crainte, je prends tout sur moi. --Cela peut sauver ce deserteur des verges et de la potence, mais non pas moi d'une disgrace. N'importe! on ne sait pas ce qui peut arriver; il faut obliger ses semblables a tout risque. Voyons, malheureux! peux-tu tenir sur tes jambes! Pas trop, a ce que je vois. Tu es blesse? --J'ai recu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus. --Enfin, peux-tu deguerpir? --Oh! oui, monsieur l'aide de camp. --Ne m'appelle pas ainsi, drole, tais-toi; va-t'en! Et nous, cher comte, faisons de meme: il me tarde d'avoir quitte ce bois. J'ai abattu un des recruteurs; si le roi le savait, mon affaire serait bonne!... quoique apres tout, je m'en moque! ajouta-t-il en levant les epaules. --Helas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au deserteur, si on l'abandonne ici, il sera bientot repris. Il a les pieds enfles par les cordes, et peut a peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est pale et defait! --Nous ne l'abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attaches sur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il a son domestique; et, s'adressant au deserteur:--Monte sur cette bete, je te la donne, et ceci encore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagner l'Autriche? --Oui, oui, Monseigneur! --Veux-tu aller a Vienne? --Oui, Monseigneur. --Veux-tu reprendre du service? --Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse. --Va-t'en trouver Sa Majeste l'imperatrice-reine: elle recoit tout le monde un jour par semaine. Dis-lui que c'est le comte Hoditz qui lui fait present d'un tres-beau grenadier, parfaitement dresse a la prussienne. --J'y cours, Monseigneur. --Et n'aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendre par mes gens, et je te renvoie en Prusse. --J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oh! si les miserables m'avaient laisse l'usage des mains, je me serais tue quand ils m'ont repris. --Decampe! Oui, Monseigneur." Il acheva d'avaler le contenu de la gourde, la rendit a Joseph, l'embrassa, sans savoir qu'il lui devait un service bien plus important, se prosterna devant le comte et le baron, et, sur un geste d'impatience de celui-ci qui lui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, et monta a cheval avec l'aide des domestiques, car il ne pouvait remuer les pieds; mais a peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, il piqua des deux et se mit a courir bride abattue sur la route du midi. "Voila qui achevera de me perdre, si on decouvre jamais que je vous ai laisse faire, dit le baron au comte. C'est egal, ajouta-t-il avec un grand eclat de rire; l'idee de faire cadeau a Marie-Therese d'un grenadier de Frederic est la plus charmante du monde. Ce drole, qui a envoye des balles aux houlans de l'imperatrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse! Voila des sujets bien fideles, et des troupes bien choisies! --Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ca, qu'allons-nous faire de ces enfants? --Nous pouvons dire comme le grenadier, repondit Consuelo, que, si vous nous abandonnez ici, nous sommes perdus. --Je ne crois pas, repondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles une sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donne lieu jusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanite. Nous allons vous emmener jusqu'a ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus rien craindre. Mon domestique, que j'ai mis a pied, montera sur le siege de la voiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas: --Ne preferez-vous pas la societe de ces enfants a celle d'un valet qu'il nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions obliges de nous contraindre davantage? --Eh! sans doute, repondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ils soient, ne sont deplaces nulle part. Qui sait si celui qui vient de retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de joie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il a Joseph qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, a notre premier gite, vous nous chanterez ce glorieux combat ou nous n'avons trouve personne a qui parler. --Vous pouvez vous moquer de moi a votre aise, dit le comte lorsqu'ils furent installes dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-a-vis d'eux (la berline roulait deja rapidement vers l'Autriche), vous qui avez abattu une piece de ce gibier de potence. --J'ai bien peur de ne l'avoir pas tue sur le coup, et de le retrouver quelque jour a la porte du cabinet de Frederic: je vous cederais donc cet exploit de grand coeur. --Moi qui n'ai meme pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'envie sincerement, votre exploit; je prenais gout a l'aventure, et j'aurais eu du plaisir a chatier ces droles comme ils le meritent. Venir saisir des deserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Baviere, aujourd'hui l'alliee fidele de Marie-Therese! c'est d'une insolence qui n'a pas de nom! --Ce serait un pretexte de guerre tout trouve, si on n'etait las de se battre, et si le temps n'etait a la paix pour le moment. Vous m'obligerez donc, monsieur le comte, en n'ebruitant pas cette aventure, non-seulement a cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gre du role que j'y ai joue, mais encore a cause de la mission dont je suis charge aupres de votre imperatrice. Je la trouverais fort mal disposee a me recevoir, si je l'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mon gouvernement. --Ne craignez rien de moi, repondit le comte; vous savez que je ne suis pas un sujet zele, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux.... --Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte? L'amour et la fortune ont couronne vos voeux; au lieu que moi.... Ah! combien nos destinees sont dissemblables jusqu'a present, malgre l'analogie qu'elles presentent au premier abord!" En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entoure de diamants, et se mit a le contempler avec des yeux attendris, et en poussant de profonds soupirs, qui donnerent un peu envie de rire a Consuelo. Elle trouva qu'une passion si peu discrete n'etait pas de bon gout, et railla interieurement cette maniere de grand seigneur. "Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait de ne pas entendre, et y faisait meme son possible), je vous supplie de n'accorder a personne la confiance dont vous m'avez honore, et surtout de ne montrer ce portrait a nul autre qu'a moi. Remettez-le dans sa boite, et songez que cet enfant entend le francais aussi bien que vous et moi. --A propos! s'ecria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelo s'etait bien gardee de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire de ces deux petits garcons, nos racoleurs? Dites, que vous proposaient-ils pour vous engager a les suivre? --En effet, dit le comte, je n'y songeais pas, et maintenant je ne m'explique pas leur fantaisie; eux qui ne cherchent a enroler que des hommes dans la force de l'age, et d'une stature demesuree, que pouvaient-ils faire de deux petits enfants?" Joseph raconta que le pretendu Mayer s'etait donne pour musicien, et leur avait continuellement parle de Dresde et d'un engagement a la chapelle de l'electeur. "Ah! m'y voila! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais! Ce doit etre un nomme N..., ex-chef de musique militaire, aujourd'hui recruteur pour la musique des regiments prussiens. Nos indigenes ont la tete si dure, qu'ils ne reussiraient pas a jouer juste et en mesure, si Sa Majeste, qui a l'oreille plus delicate que feu le roi son pere, ne tirait de la Boheme et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes. Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau, a son maitre En lui amenant, outre le deserteur repeche sur vos terres, deux petits musiciens a mine intelligente; et le faux-fuyant de leur promettre Dresde et les delices de la cour n'etait pas mal trouve, pour commencer. Mais vous n'eussiez pas seulement apercu Dresde, mes enfants, et, bon gre, mal gre, vous eussiez ete incorpores dans la musique de quelque regiment d'infanterie seulement pour le reste de vos jours. --Je sais a quoi m'en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait, repondit Consuelo; j'ai entendu parler des abominations de ce regime militaire, de la mauvaise foi et de la cruaute des enlevements de recrues. Je vois, a la maniere dont le pauvre grenadier etait traite par ces miserables, qu'on ne m'avait rien exagere. Oh! le grand Frederic!... --Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, que Sa Majeste ignore les moyens, et ne connait que les resultats. --Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animee par une indignation irresistible. Oh! Je le sais, monsieur le baron, les rois n'ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu'on fait pour leur plaire. --Le drole a de l'esprit! s'ecria le comte en riant; mais soyez prudent, mon joli petit tambour, et n'oubliez pas que vous parlez devant un officier superieur du regiment ou vous deviez peut-etre entrer. --Sachant me taire, monsieur le comte, je ne revoque jamais en doute la discretion d'autrui. --Vous l'entendez, baron! il vous promet le silence que vous n'aviez pas songe a lui demander! Allons, c'est un charmant enfant. --Et je me fie a lui de tout mon coeur, repartit le baron. Comte, vous devriez l'enroler, vous, et l'offrir comme page a Son Altesse. --C'est fait, s'il y consent, dit le comte en riant. Voulez-vous accepter cet engagement, beaucoup plus doux que celui du service prussien? Ah! mon enfant! il ne s'agira ni de souffler dans des chaudrons, ni de battre le rappel avant le jour, ni de recevoir la schlague et de manger du pain de briques pilees, mais de porter la queue et l'eventail d'une dame admirablement belle et gracieuse, d'habiter un palais de fees, de presider aux jeux et aux ris, et de faire votre partie dans des concerts qui valent bien ceux du grand Frederic! Etes-vous tente? Ne me prenez-vous pas pour un Mayer? --Et quelle est donc cette altesse si gracieuse et si magnifique? demanda Consuelo en souriant. --C'est la margrave douairiere de Bareith, princesse de Culmbach, mon illustre epouse, repondit le comte Hoditz; c'est maintenant la chatelaine de Roswald en Moravie." Consuelo avait cent fois entendu raconter a la chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt la genealogie, les alliances et l'histoire anecdotique de toutes les principautes et aristocraties grandes et petites de l'Allemagne et des pays circonvoisins; plusieurs de ces biographies l'avaient frappee, et entre autres celle du comte Hoditz-Roswald, seigneur morave tres-riche, chasse et abandonne par un pere irrite de ses deportements, aventurier tres-repandu dans toutes les cours de l'Europe; enfin, grand-ecuyer et amant de la margrave douairiere de Bareith, qu'il avait epousee en secret, enlevee et conduite a Vienne, de la en Moravie, ou, ayant herite de son pere, il l'avait mise recemment a la tete d'une brillante fortune. La chanoinesse etait revenue souvent sur cette histoire, qu'elle trouvait fort scandaleuse parce que la margrave etait princesse suzeraine, et le comte simple gentilhomme; et c'etait pour elle un sujet de se dechainer contre les mesalliances et les mariages d'amour. De son cote, Consuelo, qui cherchait a comprendre et a bien connaitre les prejuges de la caste nobiliaire, faisait son profit de ces revelations et ne les oubliait pas. La premiere fois que le comte Hoditz s'etait nomme devant elle, elle avait ete frappee d'une vague reminiscence, et maintenant elle avait presentes toutes les circonstances de la vie et du mariage romanesque de cet aventurier celebre. Quant au baron de Trenk, qui n'etait alors qu'au debut de sa memorable disgrace, et qui ne presageait guere son epouvantable avenir, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle ecouta donc le comte etaler avec un peu de vanite le tableau de sa nouvelle opulence. Raille et meprise dans les petites cours orgueilleuses de l'Allemagne, Hoditz avait longtemps rougi d'etre regarde comme un pauvre diable enrichi par sa femme. Heritier de biens immenses, il se croyait desormais rehabilite en etalant le faste d'un roi dans son comte morave, et produisait avec complaisance ses nouveaux titres a la consideration ou a l'envie de minces souverains beaucoup moins riches que lui. Rempli de bons procedes et d'attentions delicates pour sa margrave, il ne se piquait pourtant pas d'une scrupuleuse fidelite envers une femme beaucoup plus agee que lui; et soit que cette princesse eut, pour fermer les yeux, les bons principes et le bon gout du temps, soit qu'elle crut que l'epoux illustre par elle ne pouvait jamais ouvrir les yeux sur le declin de sa beaute, elle ne le genait point dans ses fantaisies. Au bout de quelques lieues, on trouva un relais prepare expres a l'avance pour les nobles voyageurs. Consuelo et Joseph voulurent descendre et prendre conge d'eux; mais ils s'y opposerent, pretextant la possibilite de nouvelles entreprises de la part des recruteurs repandus dans le pays. "Vous ne savez pas, leur dit Trenk (et il n'exagerait rien), combien cette race est habile et redoutable. En quelque lieu de l'Europe civilisee que vous mettiez le pied, si vous etes pauvre et sans defense, si vous avez quelque vigueur ou quelque talent, vous etes expose a la fourberie ou a la violence de ces gens-la. Ils connaissent tous les passages de frontieres, tous les sentiers de montagnes, toutes les routes de traverse, tous les gites equivoques, tous les coquins dont ils peuvent esperer assistance et main-forte au besoin. Ils parlent toutes les langues, tous les patois, car ils ont vu toutes les nations et fait tous les metiers. Ils excellent a manier un cheval, a courir, nager, sauter par-dessus les precipices comme de vrais bandits. Ils sont presque tous braves, durs a la fatigue, menteurs, adroits et impudents, vindicatifs, souples et cruels. C'est le rebut de l'espece humaine, dont l'organisation militaire du feu roi de Prusse, _Gros-Guillaume_, a fait les pourvoyeurs les plus utiles de sa puissance, et les soutiens les plus importants de sa discipline. Ils rattraperaient un deserteur au fond de la Siberie, et iraient le chercher au milieu des balles de l'armee ennemie, pour le seul plaisir de le ramener en Prusse et de l'y faire pendre pour l'exemple. Ils ont arrache de l'autel un pretre qui disait sa messe, parce qu'il avait cinq pieds dix pouces; ils ont vole un medecin a la princesse electorale; ils ont mis en fureur dix fois le vieux margrave de Bareith, en lui enlevant son armee composee de vingt ou trente hommes, sans qu'il ait ose en demander raison ouvertement; ils ont fait soldat a perpetuite un gentilhomme francais qui allait voir sa femme et ses enfants aux environs de Strasbourg; ils ont pris des Russes a la czarine Elisabeth, des houlans au marechal de Saxe, des pandours a Marie-Therese, des magnats de Hongrie, des seigneurs polonais, des chanteurs italiens, et des femmes de toutes les nations, nouvelles Sabines mariees de force a des soldats. Tout leur est bon; outre leurs appointements et leurs frais de voyages qui sont largement retribues, ils ont une prime de tant par tete, que dis-je! de tant par pouce et par ligne de stature.... --Oui! dit Consuelo, ils fournissent de la chair humaine a tant par once! Ah! votre grand roi est un ogre!... Mais soyez tranquille, monsieur le baron, dites toujours; vous avez fait une belle action en rendant la liberte a notre pauvre deserteur. J'aimerais mieux subir les supplices qui lui etaient destines, que de dire une parole qui put vous nuire." Trenk, dont le fougueux caractere ne comportait pas la prudence, et qui etait deja aigri par les rigueurs et les injustices incomprehensibles de Frederic a son egard, trouvait un amer plaisir a devoiler devant le comte Hoditz les forfaits de ce regime dont il avait ete temoin et complice, dans un temps de prosperite, ou ses reflexions n'avaient pas toujours ete aussi equitables et aussi severes. Maintenant persecute secretement, quoique en apparence il dut a la confiance du roi de remplir une mission diplomatique importante aupres de Marie-Therese, il commencait a detester son maitre, et a laisser paraitre ses sentiments avec trop d'abandon. Il rapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le desespoir de cette nombreuse milice prussienne, precieuse a la guerre, mais si dangereuse durant la paix, qu'on en etait venu, pour la reduire, a un systeme de terreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'epidemie de suicide qui s'etait repandue dans l'armee, et les crimes que commettaient des soldats, honnetes et devots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner a mort pour echapper a l'horreur de la vie qu'on leur avait faite. "Croiriez-vous, dit-il, que les rangs _surveilles_ sont ceux qu'on recherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangs surveilles sont composes de recrues etrangeres, d'hommes enleves, ou de jeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au debut d'une carriere militaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont generalement en proie, durant les premieres annees, au plus horrible decouragement. On les divise par rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une rangee d'hommes plus soumis ou plus determines, qui ont la consigne de tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la plus legere intention de fuir ou de resister. Si le rang charge de cette execution la neglige, le rang place derriere, qui est encore choisi parmi de plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieux soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scelerats), ce troisieme rang, dis-je, est charge de tirer sur les deux premiers; et ainsi de suite, si le troisieme rang faiblit dans l'execution. Ainsi, chaque rang de l'armee a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemi sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des freres d'armes. Partout la violence, la mort et l'epouvante! C'est avec cela, dit le grand Frederic, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place dans ces premiers rangs est enviee et recherchee par le jeune militaire prussien; et sitot qu'il y est place, sans concevoir la moindre esperance de salut, il se debande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui les balles de ses camarades. Ce mouvement de desespoir en sauve plusieurs, qui, risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers, parviennent a s'echapper, et souvent passent a l'ennemi. Le roi ne s'abuse pas sur l'horreur que son joug de fer inspire a l'armee, et vous savez peut-etre son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait a une de ses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et les superbes manoeuvres de ses troupes. "--La reunion et l'ensemble de tant de beaux hommes vous surprend? lui dit Frederic; et moi, il y a quelque chose qui m'etonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que nous soyons en surete, vous et moi, au milieu d'eux, repondit le roi." "Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de la medaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Frederic serait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur des colombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez a prendre son parti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori. --A la maniere dont il traite ses favoris dans un jour de caprice, on peut juger, repondit Trenk, de sa facon d'agir avec ses esclaves! Ne parlons plus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une envie diabolique de retourner dans le bois, et d'etrangler de mes mains ses zeles pourvoyeurs de chair humaine, a qui j'ai fait grace par une sotte et lache prudence." L'emportement genereux du baron plaisait a Consuelo; elle ecoutait avec interet ses peintures animees de la vie militaire en Prusse; et, ne sachant pas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de depit personnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractere. Il y avait de la grandeur reelle neanmoins dans l'ame de Trenk. Ce beau et fier jeune homme n'etait pas ne pour ramper. Il y avait bien de la difference, a cet egard, entre lui et son ami improvise en voyage, le riche et superbe Hoditz. Ce dernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le desespoir de ses precepteurs, avait ete enfin abandonne a lui-meme; et quoiqu'il eut passe l'age des bruyantes incartades, il conservait dans ses manieres et dans ses propos quelque chose de pueril qui contrastait avec sa stature herculeenne et son beau visage un peu fletri par quarante annees pleines de fatigues et de debauches. Il n'avait puise l'instruction superficielle qu'il etalait de temps en temps, que dans les romans, la philosophie a la mode, et la frequentation du theatre. Il se piquait d'etre artiste, et manquait de discernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grand air, son affabilite exquise, ses idees fines et riantes, agirent bientot sur l'imagination du jeune Haydn, qui le prefera au baron, peut-etre aussi a cause de l'attention plus prononcee que Consuelo accordait a ce dernier. Le baron, au contraire, avait fait de bonnes etudes; et si le prestige des cours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent etourdi sur la realite et la valeur des grandeurs humaines, il avait conserve au fond de l'ame cette independance de sentiments et cette equite de principes que donnent les lectures serieuses et les nobles instincts developpes par l'education. Son caractere altier avait pu s'engourdir sous les caresses et les flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'a la moindre atteinte de l'injustice, il ne se relevat fougueux et brulant. Le beau page de Frederic avait trempe ses levres a la coupe empoisonnee; mais l'amour, un amour absolu, temeraire, exalte, etait venu ranimer son audace et sa perseverance. Frappe dans l'endroit le plus sensible de son coeur, il avait releve la tete, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre a genoux. A l'epoque de notre recit, il paraissait age d'une vingtaine d'annees tout au plus. Une foret de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le sacrifice a la discipline puerile de Frederic, ombrageait son large front. Sa taille etait superbe, ses yeux etincelants, sa moustache noire comme l'ebene, sa main blanche comme l'albatre, quoique forte comme celle d'un athlete, et sa voix fraiche et male comme son visage, ses idees, et les esperances de son amour. Consuelo songeait a cet amour mysterieux qu'il avait a chaque instant sur les levres, et qu'elle ne trouvait plus ridicule a mesure qu'elle observait, dans ses elans et ses reticences, le melange d'impetuosite naturelle et de mefiance trop fondee qui le mettait en guerre continuelle avec lui-meme et avec sa destinee. Elle eprouvait, en depit d'elle-meme, une vive curiosite de connaitre la dame des pensees d'un si beau jeune homme, et se surprenait a faire des voeux sinceres et romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la journee longue, comme elle s'y etait attendue dans un genant face a face avec deux inconnus d'un rang si different du sien. Elle avait pris a Venise la notion, et a Riesenburg l'habitude de la politesse, des manieres Douces et des propos choisis qui sont le beau cote de ce qu'on appelait exclusivement dans ce temps-la la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la reserve, et ne parlant pas, a moins d'etre interpellee, elle se sentit donc fort a l'aise, et fit ses reflexions interieurement sur tout ce qu'elle entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de son deguisement. Le premier ne faisait guere attention ni a elle ni a Joseph. S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se retournant vers le comte; et bientot, tout en parlant avec entrainement, il ne pensait plus meme a celui-ci, et semblait converser avec ses propres pensees, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte, il etait tour a tour grave comme un monarque, et semillant comme une marquise francaise. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des notes avec le serieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisait en chantonnant, et Consuelo voyait que c'etaient de petits versiculets dans un francais galant et doucereux. Il les recitait parfois au baron, qui les declarait admirables sans les avoir ecoutes. Quelquefois il consultait Consuelo d'un air debonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie: "Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le francais, n'est-ce pas?" Consuelo, impatientee de cette feinte condescendance qui paraissait chercher a l'eblouir, ne put resister a l'envie de relever deux ou trois fautes qui se trouvaient dans un quatrain _a la beaute_. Sa mere lui avait appris a bien phraser et a bien enoncer les langues qu'elle-meme chantait facilement et avec une certaine elegance. Consuelo, studieuse, et cherchant dans tout l'harmonie, la mesure et la nettete que lui suggerait son organisation musicale, avait trouve dans les livres la clef et la regle de ces langues diverses. Elle avait surtout examine avec soin la prosodie, en s'exercant a traduire des poesies lyriques, et en ajustant des paroles etrangeres sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et de l'accent. Elle etait ainsi parvenue a bien connaitre les regles de la versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de relever les erreurs du poete morave. Emerveille de son savoir, mais ne pouvant se resoudre a douter du sien propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta competent pour donner gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elle exclusivement, mais sans paraitre se douter de son age veritable ni de son sexe. Il lui demanda seulement ou _il_ avait ete eleve, pour savoir si bien les lois du Parnasse. "A l'ecole gratuite des maitrises de chant de Venise, repondit-elle laconiquement. --Il parait que les etudes de ce pays-la sont plus fortes que celles de l'Allemagne; et votre camarade, ou a-t-il etudie? --A la cathedrale de Vienne, repondit Joseph. --Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup d'intelligence et d'aptitude. A notre premier gite, je veux vous examiner sur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manieres promettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon theatre de Roswald. Je veux tout de bon vous presenter a la princesse mon epouse; qu'en diriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous." Consuelo avait ete prise d'une forte envie de rire en entendant le comte se proposer d'examiner Haydn et elle-meme sur la musique. Elle ne put que s'incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder son serieux. Joseph, sentant davantage les consequences avantageuses pour lui d'une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte reprit ses tablettes, et lut a Consuelo la moitie d'un petit opera italien singulierement detestable, et plein de barbarismes, qu'il se promettait de mettre lui-meme en musique et de faire representer pour la fete de sa femme par ses acteurs, sur son theatre, dans son chateau, ou, pour mieux dire, dans sa residence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave, il ne parlait pas autrement. Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faire remarquer les bevues du comte, et, succombant sous l'ennui, se disait en elle-meme que, pour s'etre laisse seduire par de tels madrigaux, la fameuse beaute du margraviat hereditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devait etre une personne bien eventee, malgre ses titres, ses galanteries et ses annees. Tout en lisant et en declamant, le comte croquait des bonbons pour s'humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui, n'ayant rien mange depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, faute de mieux, cet aliment plus propre a la tromper qu'a la satisfaire, tout en se disant que les dragees et les rimes du comte etaient une bien fade nourriture. Enfin, vers le soir, on vit paraitre a l'horizon les forts et les fleches de cette ville de Passaw ou Consuelo avait pense le matin ne pouvoir jamais arriver. Cet aspect, apres tant de dangers et de terreurs, lui fut presque aussi doux que l'eut ete en d'autres temps celui de Venise; et lorsqu'elle traversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignee de main a Joseph. "Est-il votre frere? lui demanda le comte, qui n'avait pas encore songe a lui faire cette question. --Oui, Monseigneur, repondit au hasard Consuelo, pour se debarrasser de sa curiosite. --Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte. --Il y a tant d'enfants qui ne ressemblent pas a leur pere! repondit gaiement Joseph. --Vous n'avez pas ete eleves ensemble? Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est eleve ou l'on peut et comme l'on peut. --Je ne sais pourquoi je m'imagine pourtant, dit le comte a Consuelo, en baissant la voix, que vous etes _bien ne_. Tout dans votre personne et votre langage annonce une distinction naturelle. --Je ne sais pas du tout comment je suis ne, monseigneur, repondit-elle en riant. Je dois etre ne musicien de pere en fils; car je n'aime au monde que la musique. --Pourquoi etes-vous habille en paysan de Moravie? --Parce que, mes habits s'etant uses en voyage, j'ai achete dans une foire de ce pays-la ceux que vous voyez. --Vous avez donc ete en Moravie? a Roswald, peut-etre? -Aux environs, oui, monseigneur, repondit Consuelo avec malice, j'ai apercu de loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues, vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un palais de fees! --Vous avez vu tout cela! s'ecria le comte emerveille de ne l'avoir pas su plus tot, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu decrire pendant deux heures les delices de sa residence, pouvait bien en faire la description apres lui, en surete de conscience. Oh! cela doit vous donner envie d'y revenir! dit-il. --J'en grille d'envie a present que j'ai le bonheur de vous connaitre, repondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opera en se moquant de lui." Elle sauta legerement de la barque sur laquelle on avait traverse le fleuve, en s'ecriant avec un accent germanique renforce: "O Passaw! je te salue!" La berline les conduisit a la demeure d'un riche seigneur, ami du comte, absent pour le moment, mais dont la maison leur etait destinee pour pied-a-terre. On les attendait, les serviteurs etaient en mouvement pour le souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir extreme a la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelait Consuelo), eut souhaite l'emmener a sa table; mais la crainte de faire une inconvenance qui deplut au baron l'en empecha. Consuelo et Joseph se trouverent fort contents de manger a l'office, et ne firent nulle difficulte de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais ete traite plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admis a leurs fetes; et, quoique le sentiment de l'art lui eut assez eleve le coeur pour qu'il comprit l'outrage attache a cette maniere d'agir, il se rappelait sans fausse honte que sa mere avait ete cuisiniere du comte Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au developpement de son genie, Haydn ne devait pas etre mieux apprecie comme homme par ses protecteurs, quoiqu'il le fut de toute l'Europe comme artiste. Il a passe vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au service, nous ne voulons pas dire que ce fut comme musicien seulement. Paer l'a vu, une serviette au bras et l'epee au cote, se tenir derriere La chaise de son maitre, et remplir les fonctions de maitre d'hotel, c'est-a-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays. Consuelo n'avait point mange avec les domestiques depuis les voyages de son enfance avec sa mere la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs de ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humilies de la compagnie de deux petits bateleurs, et qui, tout en les placant a part a une extremite de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appetit et leur sobriete naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoue ayant desarme ces ames hautaines, on les pria de faire de la musique pour egayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs dedains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consuelo elle-meme, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrances de la matinee, commencait a chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comte et le baron reclamaient la musique pour leur propre divertissement. Il n'y avait pas moyen de refuser. Apres le secours que ces deux seigneurs leur avaient donne, Consuelo eut regarde toute defaite comme une ingratitude; et d'ailleurs s'excuser sur la fatigue et l'enrouement eut ete un mechant pretexte, puisque ses accents, montant de l'office au salon, venaient de frapper les oreilles des maitres. Elle suivit Joseph, qui etait, aussi bien qu'elle, en train de prendre en bonne part toutes les consequences de leur pelerinage; et quand ils furent entres dans une belle salle, ou, a la lueur de vingt bougies, les deux seigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon de vin de Hongrie, ils se tinrent debout pres de la porte, a la maniere des musiciens de bas etage, et se mirent a chanter les petits duos italiens qu'ils avaient etudies ensemble sur les montagnes. "Attention! dit malicieusement Consuelo a Joseph avant de commencer; songe que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tachons de nous en bien tirer!" Le comte fut tres flatte de cette reflexion; le baron avait place sur son assiette retournee le portrait de sa dulcinee mysterieuse, et ne semblait pas dispose a ecouter. Consuelo n'eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son pretendu sexe ne comportait pas des accents si veloutes, et l'age qu'elle paraissait avoir sous son deguisement ne permettait pas de croire qu'elle eut pu parvenir a un talent consomme. Elle se fit une voix d'enfant un peu rauque, et comme usee prematurement par l'abus du metier en plein vent. Ce fut pour elle un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naives et les temerites d'ornement ecourte qu'elle avait entendu faire tant de fois aux enfants des rues de Venise. Mais quoiqu'elle jouat merveilleusement cette parodie musicale, il y eut tant de gout naturel dans ses faceties, le duo fut chante avec tant de nerf et d'ensemble, et ce chant populaire etait si frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement organise pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tete, s'agita sur son siege, et finit par battre des mains avec vivacite, s'ecriant que c'etait la musique la plus vraie et la mieux sentie qu'il eut jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui etait plein de Fuchs, de Rameau et de ses auteurs classiques, il gouta moins ce genre de composition et cette maniere de les rendre. Il trouva que le baron etait un barbare du Nord, et ses deux proteges des ecoliers assez intelligents, mais qu'il serait force de tirer, par ses lecons, de la crasse de l'ignorance. Sa manie etait de former lui-meme ses artistes, et il dit d'un ton sentencieux en secouant la tete: "II y a du bon; mais il y aura beaucoup a reprendre. Allons! allons! Nous corrigerons tout cela!" Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient deja, et faisaient partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et comme celui-ci n'avait aucun sujet de cacher son talent, il dit a merveille un air de sa composition qui etait remarquablement bien ecrit pour l'instrument. Le comte fut, cette fois, tres-satisfait. "Toi, dit-il, ta place est trouvee. Tu seras mon premier violon, tu feras parfaitement mon affaire. Mais tu t'exerceras aussi sur la viole d'amour. J'aime par-dessus tout la viole d'amour. Je t'enseignerai comment on en tire parti. --Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo a Trenk, qui etait redevenu pensif. --Si content, repondit-il, que si je fais quelque sejour a Vienne, je ne veux pas d'autre maitre que lui. --Je vous enseignerai la viole d'amour, reprit le comte, et je vous demande la preference. --J'aime mieux le violon et ce professeur-la," repartit le baron, qui, dans ses preoccupations, avait une franchise incomparable. Il prit le violon, et joua de memoire avec beaucoup de purete et d'expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puis le lui rendant: "Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie tres-reelle, que je ne suis bon qu'a devenir votre ecolier mais que je puis apprendre avec attention et docilite." Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation. Il avait du talent, du gout et de l'intelligence. Hoditz donna des eloges exageres a la composition du morceau. "Elle n'est pas tres-bonne, repondit Trenk, car elle est de moi; je l'aime pourtant, parce qu'elle a plu a _ma princesse_." Le comte fit une grimace terrible pour l'avertir de peser ses paroles. Trenk n'y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensees, il fit courir l'archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant le violon sur la table, il se leva, et marcha a grands pas en passant sa main sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit: "Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis force de partir avant le jour, car la voiture que j'ai fait demander doit me prendre ici a trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinee, je ne vous reverrai probablement qu'a Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et de vous remercier encore de l'agreable bout de chemin que vous m'avez fait faire en votre compagnie. C'est de coeur que je vous suis devoue pour la vie." Ils se serrerent la main a plusieurs reprises, et, au moment de quitter l'appartement, le baron, s'approchant de Joseph, lui remit quelques pieces d'or en lui disant: "C'est un a-compte sur les lecons que je vous demanderai a Vienne; vous me trouverez a l'ambassade de Prusse." Il fit un petit signe de tete a Consuelo, en lui disant: "Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon regiment, nous deserterons ensemble, entends-tu?" Et il sortit, apres avoir encore salue le comte. FIN DU TOME DEUXIEME. End of Project Gutenberg's Consuelo, Volume 2 (1861), by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONSUELO, VOLUME 2 (1861) *** ***** This file should be named 13258.txt or 13258.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/2/5/13258/ Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.