Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Kourroglou, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Kourroglou Author: George Sand Release Date: August 27, 2004 [EBook #13303] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr LIBRAIRIE BLANCHARD RUE RICHELIEU, 78 EDITION J. HETZEL LIBRAIRIE MARESCO ET Cie 5, RUE DU PONT DE LODI KOURROGLOU EPOPEE PERSANE NOTICE Kourroglou est toujours, a mes yeux, une oeuvre tres-belle et tres-curieuse. Elle n'eut pourtant pas de succes dans la _Revue independante_, ou j'en publiai la traduction abregee. Des raisons d'amitie me firent suspendre ce petit travail que l'on me disait prejudiciable aux interets de la Revue. Mais je protestai et proteste encore contre l'intelligence des abonnes qui prefererent les romans nouveaux a ces chants originaux d'une litterature etrangere. C'etait une initiation a la maniere des rapsodes et des improvisateurs de l'Orient, et l'on sait qu'en fait d'art, connue en toutes choses, le public veut etre pousse par les epaules vers les decouvertes, si faciles qu'elles soient. La suite du poeme, dont j'ai ete forcee de resumer en deux pages les derniers chants et le denouement superbe, a ete publiee en abrege sur le texte anglais de M. Chodzko, par M. C.-G. Simon, a Nantes. Cela fait partie d'une suite de travaux interessants et agreablement presentes, qui ont paru dans les _Annales de la Societe academique de la Loire-Inferieure_, sous le titre de _Recherches sur la litterature orientale_, Nantes, 1847. Il est a regretter que M. C.-G. Simon, par des raisons analogues a celles que j'ai subies, n'ait pas continue son exploration dans cette litterature persane, une des plus riches et une des plus belles du monde, assurement, puisqu'on y trouve la maniere d'Homere et celle de Cervantes se coudoyant avec franchise, grandeur et naivete dans les memes recits. On me dira que tout cela est explore deja. J'objecterai que peu de gens lisent ces poemes dans le texte, et qu'on ne les lit guere plus dans les traductions, puisque la mienne et celles de M. Simon, allegees autant que possible des redites et longueurs inevitables de la maniere orientale, n'ont ete goutees et comprises que des litterateurs. Et malgre ceci, j'insiste, et je dis: Lisez _Kourroglou_; c'est amusant, _quoique_ ce soit beau. GEORGE SAND Nohant, 24 juin 1833. PREFACE. Avez-vous lu Baruch? Peut-etre! Mais vous n'avez pas lu Kourroglou. Lecteur, que lisez-vous donc! Quoi, vous n'avez pas lu Kourroglou! Kourroglou a ete traduit du persan (car vous n'etes pas oblige, ni moi non plus, de savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus que je ne m'en doutais la semaine derniere? Ah! si j'etais lecteur de mon etat, je ne voudrais pas avouer que je ne connais pas Kourroglou! En vain vous m'alleguerez que Kourroglou a ete traduit du perso-turc en anglais, et que peut-etre vous ne savez pas l'anglais: c'est une mauvaise defaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi; mais je ne le sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le comprends, assez pour essayer de vous faire connaitre Kourroglou, et je commence, renvoyant ceux de vous qui lisent l'anglais couramment a la traduction premiere, qui est toujours la meilleure, ayant ete faite par un homme verse dans les langues orientales et dans les dialectes tuka-turkman, perso-turc, zendo-persan et autres, que nous connaissons aussi... de reputation. Mais avant d'entendre cette merveilleuse et curieuse histoire, il est bon que vous sachiez que le fond en est veritable, et que le celebre Kourroglou, dont vous n'aviez jamais entendu parler, eut un personnage historique. Le nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont pleins de sa gloire, et la recit de ses exploits est aussi populaire que celui de la guerre de Troie au temps d'Homere. Il est vrai qu'un Homere a manque a notre heros jusqu'a ce jour, et qu'il a fallu la patience, la curiosite et le genie investigateur d'un Europeen pour rassembler, resumer et coordonner les interminables fragments que les rapsodes orientaux debitent aux oreilles ravies et enflammees de leurs auditeurs. Honneur et graces soient donc rendus a M. Alexandre Chodzko, l'Homere de Kourroglou. L'epopee de sa vie n'avait jamais ete ecrite, et il n'est pas bien prouve que Kourroglou lui-meme ait su ecrire; il avait tant d'autres choses a faire, le vaillant diable a quatre! boire, battre, etre un vert galant; mais ce n'est pas tout. Il avait encore le talent de chanter en improvisant; sa poesie et sa voix resonnaient de la Perse a la Turquie, de Khoi a Erzeroum, et sa guitare faisait presque autant de miracles que son cimeterre. Mais qu'etait-ce donc que Kourroglou? C'etait bien plus qu'un poete, bien plus qu'un barde, bien plus qu'un lettre, bien plus qu'un pontife, bien plus qu'un roi, bien plus qu'un philosophe. Il etait ce qu'il y a de plus grand... en Perse: il etait bandit. Quand vous aurez fait connaissance avec lui, vous verrez que ce n'est pas peu de chose; mais vous conviendrez qu'a moins d'etre Kourroglou, il ne faut pas s'en meler. Kourroglou etait (c'est M. Alexandre Chodzko qui parle) "un Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. Il a vecu dans la seconde moitie du XVIIe siecle; il a rendu son nom illustre en pillant les caravanes sur la grande route; mais ses improvisations poetiques l'ont fait plus grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes transplantees a differentes epoques du centre de l'Asie aux vastes paturages qui s'etendent de l'Euphrate a la Meroe, ont religieusement conserve ses chants et la memoire de ses actions. Il est leur guerrier modele et leur barde national dans toute l'etendue du terme. On montre encore aujourd'hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, batie par Kourroglou dans la delicieuse vallee de Salmas, un district de la province d'Aderbaidjan. Encore aujourd'hui on manque rarement de reciter dans une fete les chants d'amour de Kourroglou. Durant les querelles intestines et les combats que livrent les Iliotes, pour leur independance, aux Persans, leurs maitres, quand les deux armees ennemies sont au moment d'engager la bataille, ils s'animent les uns les autres, et defient l'ennemi: les Perses en chantant des passages du schah-nama de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de guerre de leur Kourroglou. Sous les fenetres du palais du schah, lorsque les trompettes et les tambours du nekhara-khana (la garde d'honneur) saluent le soleil levant, les musiciens ont coutume du jouer l'air guerrier de Kourroglou, celui qui a servi de theme a ses poesies lyriques, et sur lequel il improvisait ordinairement." M, Chodzko etablit un parallele entre Ferdausy et Kourroglou. Il ne met point en balance la valeur litteraire de ces deux poetes; l'un ecrivant une magnifique epopee en langue arabe, achevant son oeuvre avec soin au milieu des delices d'une cour; l'autre improvisant au milieu des deserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes energiques, mais decousues et farouches comme sa vie, son caractere et ses compagnons d'armes. Cependant M. Chodzko s'etonne avec raison que le plus renomme et le plus populaire des deux (dans une plus vaste etendue de pays, ou du moins chez des admirateurs plus passionnes et plus nombreux), le bandit-menestrel Kourroglou, soit reste jusqu'a ce jour inconnu aux Europeens. C'est apres un sejour de onze ans dans ces contrees, apres avoir interroge et ecoute attentivement les rapsodes et les bardes qui passent leur vie a raconter et a chanter au peuple les exploits et les poesies de Kourroglou, qu'il est parvenu a ecrire la vie epique, et a transcrire fidelement les hymnes de ce heros barbare. Les versions les plus exactes, les recits les plus poetiques et les plus complets, il les a trouves, dit-il, dans la derniere classe du peuple; la ou le souvenir fanatique et l'amour enthousiaste de cette nature de faits et de ce genre de poesie avaient du necessairement penetrer et se graver davantage. La nouveaute d'un tel personnage, l'interet de ses aventures, et surtout la peinture energique dos moeurs et du caractere des tribus nomades dont Kourroglou est le type, et aux yeux desquelles il est un type ideal, ont paru assez importants aux orientalistes de Londres pour que le comite de _l'Oriental translation fund_ de la Grande-Bretagne et de l'Irlande ait fait imprimer et publier, a ses frais, les aventures de Kourroglou. Cette epopee, jointe aux chants des peuples qui habitent les rives de la mer Caspienne (chants populaires des Kalmouks, des Tatars d'Astrakan, des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des _Highlanders_ Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), forment un beau volume sous ce titre: _Specimens of the popular poetry of Persia_. "As found in the adventures and improvisations of Kourroglou the bandit menestrel of northern Persia: and in the songs of the people inhabiting the shores of the Caspian sea. Orally collected and translated with philological and historical notes, by Alexander Chodzko, esq." Cette publication n'est pas, en effet, importante au seul point de vue de l'amusement et de l'interet epique; ce n'est pas seulement un heros de l'Arioste que la Perse nous revele, c'est toute une histoire de moeurs, c'est tout un genie national que Kourroglou. C'est le nomade dans toute sa poesie plaisante et terrible, c'est le guerrier asiatique dans toute son exageration fanfaronne, c'est le brigand de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa ferocite et dans toute son audace. Kourroglou est cruel, ivrogne, glouton, libertin; c'est le plus grand pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontre, meme chez nous, ou ces qualites sont si fort repandues par le temps qui court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colere. Il n'en est pas moins l'idole de ses compagnons et de leur nombreuse posterite. Ces peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles, et les enfants revent de lui, non comme d'un croquemitaine, mais comme d'un Tancrede ou d'un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est un vrai chevalier, fidele a son prince ou prosterne devant son Dieu, Kourroglou ne connait guere d'autre dieu que lui-meme et n'est fidele qu'a son propre serment. A cet egard, il affiche une loyaute et une generosite qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison deshonore sa vie; mais il la pleure amerement, et le remords lui inspire le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour penetre jusqu'au fond de son ame, et fait de lui un etre sympathique par quelque endroit, c'est sa tendresse exaltee pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin, le Renaud du poeme. Mais le veritable heros de la vie de Kourroglou, ce n'est point Kourroglou, ce n'est pas le bel Ayvaz, ce n'est pas meme le spirituel marmiton Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, pres duquel les coursiers d'Achille et tous les palefrois renommes de la chevalerie ne sont que de pauvres poneys. Le poeme s'ouvre par la formation celeste de Kyrat, comme vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter tout le poeme. Mais comme M. Chodzko l'a _oralement_ transcrit, je me permettrai d'abreger et de resumer la traduction de M. Chodzko. Quand je la citerai textuellement, j'aurai soin de l'indiquer. Le poeme est divise par chants, que M. Chodzko intitule: _Entrevues; meetings_ en anglais, _mejjliss_ en perso-turk que nous traduirons par _rencontres_. Ce sont les rapsodies que l'haleine d'un _Kourroglou-Khan_ peut fournir en une seance a l'attention d'un auditoire. Les Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les Koran-Khans du Prophete, des bardes de profession qui, en s'accompagnant de la guitare, recitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes, maximes et improvisations de leur heros. La memoire de ces chanteurs, dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; a toute sommation, ils recitent d'une seule haleine, et durant des heures entieres, sans la moindre hesitation, a partir du vers qui leur est designe par les auditeurs. PREMIERE RENCONTRE[1]. [Footnote 1: Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.] Kourroglou etait un Turkoman de la tribu de Tuka; son veritable nom etait Roushan, et celui de son pere Mirza-Serraf. Ce dernier etait au service du sultan Murad, gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en qualite de chef des haras de ce prince. Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s'etendent le long du Jaihoun (l'Oxus), un etalon sortit de la surface des eaux, gagna la rive, courut vers la troupe des cavales, et apres s'etre accouple a deux d'entre elles, il se replongea dans le fleuve, ou il disparut pour jamais. Cette etrange nouvelle ne fut pas plus tot rapportee a Mirza-Serraf, qu'il se rendit a la prairie, et ayant fait des marques distinctes aux deux juments designees, il recommanda aux gardiens d'en avoir un soin particulier; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses livres les details de l'apparition de l'etalon, et enregistra la date precise de cet evenement. On sait qu'une jument donne toujours naissance a son poulain etant debout; quand le terme fut arrive, Mirza-Serraf, qui etait present a leur naissance, recut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin qu'ils ne fussent point blesses par leur contact avec la terre. Il dirigea lui-meme avec le plus grand soin leur premiere education pendant les deux annees suivantes, et surveilla les progres de leur croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n'etait pas propre a inspirer beaucoup d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids a la premiere vue, et leur robe epaisse semblait etre de crin plus que de poil. Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf etait de visiter, a tour de role, tous les haras confies a ses soins, afin de mettre a part les meilleurs poulains pour les ecuries du prince. Dans cette occasion, les deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand le prince vint en personne visiter ses ecuries, il examina attentivement les chevaux amenes par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, a l'exception des deux poulains en question. Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener en sa presence le chef de ses haras, et s'adressant a lui d'une voix courroucee: "Vassal, lui dit-il qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu donc depourvu d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d'un mauvais? Que pretends-tu en m'amenant ces deux miserables haquenees?" Alors, transporte de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf eut les yeux creves. Cette sentence fut immediatement executee. Un fer rouge fut applique sur le globe des yeux de l'infortune Mirza, qui fut ainsi prive pour jamais de la lumiere. Aveugle et desole, il fut reconduit dans sa maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, etudiait alors a l'une des ecoles de la ville. Aussitot qu'il eut appris le chatiment inflige a son pere, baigne de larmes, il accourut vers lui. "Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui etait un des plus habiles astrologues de son siecle; j'ai examine ton horoscope, et ma science infaillible ma decouvert que tu deviendrais un heros celebre. Tu vengeras mes souffrances sur la personne de l'injuste tyran qui me les a infligees. Va a l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: "Seigneur, tu as fait crever les yeux de mon pere a cause d'un poulain. Sois misericordieux, et fais-lui present de l'animal; sans cela mon pauvre pere, qui est vieux et aveugle, n'aura pas de cheval a monter pour se rendre a la distribution des aumones qui se font dans ton palais." Roushan fit ainsi qu'il lui avait ete dit. Le prince, dont la colere avait eu le temps de se calmer, accorda au jeune homme la permission d'entrer dans ses ecuries et de prendre celui des deux poulains condamnes qui lui plairait le mieux. Roushan choisit celui qui etait gris, parce que son pere lui avait dit que la jument qui l'avait porte etait d'une plus noble race que l'autre. De retour a la maison avec le don du prince, Roushan recut de son pere l'ordre de creuser un souterrain. "Il nous servira d'ecurie, lui dit celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras un reservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un certain nombre de ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, l'orge et la paille seront distribuees en temps convenable a notre poulain, qui mangera sa ration sans l'assistance d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la meme maniere en temps convenable. Tu maconneras soigneusement la porte et jusqu'aux moindres fentes de l'ecurie; car il est indispensable que notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l'oeil de l'homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa solitude." Les instructions du pere furent executees par le fils avec la plus scrupuleuse fidelite. Le poulain fut introduit et enferme dans sa nouvelle demeure. Il y avait deja trente-huit jours qu'il y demeurait, cache a tous les regards, lorsqu'au trente-neuvieme la patience de Roushan fut epuisee. Il s'approcha de l'ecurie, et ayant fait un trou de la grandeur de l'oeil, il commenca a regarder dans l'interieur. Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant comme une lampe; mais la lumiere qui en jaillissait s'affaiblit instantanement, et puis s'eteignit comme par l'effet du simple regard de Roushan. Il eut peur, et, refermant precipitamment la petite ouverture, il retourna vers son pere, auquel il ne dit rien de ce qui etait arrive. Le lendemain, juste a l'heure ou venait d'expirer le quarantieme jour de la claustration du poulain, Mirza dit a son fils: "Le temps est accompli, allons chercher notre cheval et commencons a le dresser." Ils furent ensemble a l'ecurie. L'aveugle commenca a tater. la robe de l'animal: il promena sa main sur la tete et sur le cou, sur les jambes de devant et sur celles de derriere, comme s'il eut cherche quelque chose, et tout a coup il s'ecria: "Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il eut mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas plus tard qu'hier tu as laisse la lumiere tomber sur le poulain.---Tu as devine juste, mon pere; mais comment as-tu fait pour decouvrir cela?--Comment j'ai fait? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui ont ete brisees par suite de ton imprudence." A ces mois le coeur de Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une profonde tristesse. Mirza lui dit alors: "Ne perds pas courage; nul cheval vivant ne pourra jamais approcher de la poussiere que souleveront les pieds de ce coursier." Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna a son fils a seller le poulain avec une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la maniere suivante: "Tu le feras trotter pendant les quarante premieres nuits sur les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante nuits suivantes dans l'eau et les marecages." Quand ceci fut accompli, Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il soutint admirablement, soit en avant, soit a reculons. L'education du noble animal ayant ete ainsi completee, il commenca a s'occuper de celle de son fils. "Monte ton cheval, lui dit-il, fais-moi place derriere toi, et traversons l'Oxus." Pendant qu'ils s'amusaient ainsi, le vieillard experimente initiait son fils a tous les stratagemes de l'art de l'equitation et du metier des armes. "C'est bien, dit-il un jour a Roushan, je suis content de toi. Mais il nous reste encore une chose a faire. Notre prince vient quelquefois chasser sur les bords de l'Oxus; c'est la que tu l'attendras. La premiere fois que tu le verras venir de ton cote, revets toutes les pieces de ton armure, et, monte sur ton cheval, va hardiment a la rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots: "Prince injuste et cruel, contemple le cheval a cause duquel tu as fait crever les yeux de mon pere, regarde bien ce qu'il est devenu, et meurs d'envie." Roushan obeit fidelement a l'ordre de son pere; la premiere fois qu'il apercut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de l'Oxus, il revetit son armure et courut droit a lui. Le prince, emerveille de la beaute peu commune du cheval, aussi bien que de la noble apparence du cavalier, dit a son vizir: "Quel est ce jeune homme?" Roushan, invite a s'approcher du prince, ne manqua pas de lui repeter d'une voix ferme et menacante le discours que son pere lui avait enseigne, et il ajouta: "Prince stupide, tu le crois un bon connaisseur de chevaux. Ecoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes auxquels on reconnait un cheval de noble race." Cela dit, il improvisa le chant suivant: _Improvisation_.--"Je viens, et je te dis: Ecoute, o prince! et apprends a quoi se fait reconnaitre un noble cheval. Actif et alerte, vois si ses naseaux s'enflent et se distendent alternativement; si ses jambes, seches et deliees, sont comme les jambes de la gazelle prete a commencer sa course. Ses hanches doivent ressembler a celles du chamois; sa bouche delicate cede a la plus legere pression de la bride, comme la bouche d'un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la meule d'un moulin en mouvement, et il l'avale comme un loup affame. Son dos rappelle celui du lievre; sa criniere est douce et soyeuse; son cou est eleve et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le monter est entre sa quatrieme et sa cinquieme annee. Sa tete est fine et petite comme celle du grand serpent chahmaur; ses yeux sont saillants comme deux pommes; ses dents semblent autant de diamants. La forme de sa bouche doit approcher de celle du chameau male; ses membres sont finement dessines, et plutot arrondis qu'allonges. Quand on le sort de l'ecurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent a ceux de l'aigle, et il marche avec l'inquiete impatience d'un loup affame. Son ventre et ses cotes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de bonne famille prete une oreille obeissante aux lecons de ses parents; il aime son cheval et en prend le plus grand soin Il sait par coeur la genealogie et la purete de son sang. Il essaie souvent la vigueur des articulations de son genou; en un mot, il doit etre ce qu'etait Mirza-Serraf dans sa jeunesse." Des que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa suite: "C'est la le fils de Mirza-Serraf? Hola! qu'il soit arrete!" Roushan fut immediatement entoure de tous cotes; mais, sans paraitre s'en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad: _Improvisation_.--"Ecoutez, mon prince; il me revient en memoire quelques stances de vers agreables; permettez-moi de vous les reciter." Le prince y consentit, et ordonna a ses gardes, de ne pas toucher a Roushan qu'il n'eut dit ses vers. Alors ce dernier commenca l'improvisation suivante: "Mon prince a donne l'ordre de me punir; mais, par Allah! je sais comment me defendre; je m'echapperai de ses mains. En vain m'offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la pature a l'aigle vorace et affame, je les rejetterais toutes." Le prince l'interrompit et lui dit: "Cesse tes vaines bravades; viens, et sers-moi fidelement, autrement je te ferai mourir." Roushan chanta alors ainsi: _Improvisation_.--"Je suis appele Dieu dans ma maison: oui, je suis un dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lache comme toi. La cruche a porte l'eau assez longtemps pour toi; mais, a la fin, la cruche s'est brisee." Le prince lui dit: "Ton pere a ete mon serviteur pendant cinquante ans. Dans un moment de colere, j'ai ordonne qu'on lui crevat les yeux. Mais qui deniera au maitre le droit de punir son esclave, afin de pouvoir ensuite le combler de ses faveurs? Viens avec moi, tu apprendras a m'etre agreable, et je te recompenserai." Roushan repliqua: "Tu as eteint les yeux de mon pere, et, a ce prix, tu veux me faire riche. Si Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais ecoute!" _Improvisation_.--"C'est toi-meme qui as construit l'edifice de la ruine quand tu as prete l'oreille a des calomniateurs. Je prendrai ta vie et je renverserai ton trone." Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement: "Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour detruire mes villes et pour renverser mon trone?" Roushan improvisa le chant suivant: "Assez de forfanteries. Que sont a mes yeux trente, soixante, ou meme cent de tes guerriers? Que sont vos rochers, vos precipices et vos deserts sous le sabot de mon coursier? Je suis le leopard des montagnes et des vallees[2]." [Footnote 2: Cette strophe est habituellement chantee par les Turcs avant qu'ils s'elancent sur l'ennemi.] Le prince reprit: "Viens plus pres de moi, ne fuis pas. Je jure par la tete des quatre premiers califes que je te ferai _sirdar_ (general commandant en chef) de mes troupes." Et pendant qu''il parlait ainsi, il admirait le courage du jeune homme. Roushan repliqua et dit: "Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle dont tu as creve les yeux [3]. [Footnote 3: _Kurr_ signifie aveugle, et _oglou_ fils.] _Improvisation_.--"Ecoute les paroles de Kourroglou. La vie m'est un fardeau. De ce jour j'abandonne ma tete aux hasards de la fortune, comme la feuille d'automne s'abandonne a l'apre souille des vents. Avec l'assistance de Dieu, j'irai en Perse pour y retablir la religion d'Ali, qui est venere dans ce pays." Il finissait a peine ces mots, que, se precipitant au milieu de la suite du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, a la fin convaincu que toutes les armees de la terre ne pourraient venir a bout de le vaincre, ordonna a son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et inutile. Roushan traversa l'Oxus a la nage et se hata de rejoindre son pere sur la rive opposee. "Tu m'as venge, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu t'en recompense! Quittons maintenant cette contree: non loin d'Herat, je connais une oasis ou tu vas me conduire. Roushan obeit, et quand ils eurent atteint l'oasis, Mirza-Serraf tira de dessous son bras un vieux livre d'astrologie qui ne le quittait jamais, et dit: "O mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite de l'apparition de deux etoiles, l'une a l'orient et l'autre a l'occident.--Pere, je l'ai trouve! --Bien! L'oasis ou nous sommes contient une source d'eau; quand la nuit qui precede le vendredi sera arrivee, tu veilleras avec ce livre dans la main, en repetant continuellement la priere qui se trouve a ce passage du livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux etoiles jusqu'au moment ou elles se rencontreront. Alors tu verras la surface de l'eau se couvrir d'une ecume blanche. Prends ce vase que j'ai apporte tout expres, tu y recueilleras soigneusement l'ecume et me l'apporteras sans delai." Quand la nuit designee fut venue, Roushan remplit toutes les instructions de Mirza-Serraf, et deja il revenait avec le vase plein de l'ecume mysterieuse; mais elle etait si blanche, si legere et si fraiche, que le jeune homme inexperimente ne put resister a la tentation: il avala l'ecume. "J'ai accompli toutes tes prescriptions, dit-il a son pere; l'ecume cependant ne s'est pas montree sur l'eau de la source." Mirza-Serraf repondit: "L'ecume a paru sur l'eau de la source; j'en suis certain. Confesse la verite, qu'en as-tu fait?" Roushan etait sincere; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant son genou avec ses deux mains: "Qu'as-tu fait, malheureux? s'ecria-t-il. Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tete! Tu m'as ravi le bonheur de te revoir. Cette ecume etait un remede precieux et unique, un collyre qui avait la puissance de guerir ma cecite. J'en aurais employe une portion pour moi, et je t'eusse laisse boire le reste. Mais les decrets du sort sont irrevocables; tu deviendras un guerrier invincible et moi je mourrai aveugle. Tout est consomme, maintenant." Le pauvre vieillard commenca alors a dicter ses dernieres volontes. "Mes jours sont comptes, dit-il, desormais tu prendras le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle. Tes vers et tes actions seront attaches pour toujours a ce surnom. Maintenant conduis-moi a Mushad, sur le dos de Kyrat[4], car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval." [Footnote 4: Un cheval bai brun.] Kourroglou placa son vieux pere derriere lui, et marcha vers la ville sacree de Mushad, ou ils arriverent en peu de temps, grace a la vigueur surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrasserent la foi d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils etaient, devinrent _sheahs_ et vrais croyants. Ce fut la aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici quelles furent ses dernieres paroles: "Aussitot que je serai mort, rends-toi dans la province d'Aderbaidjan, dont le schah de Perse est souverain. Il voudra t'attirer a sa cour, n'y va pas, mon fils; mais ne te revolte pas non plus contre lui." Il dit et il expira. DEUXIEME RENCONTRE. Nous avons traduit textuellement la premiere rencontre pour donner au lecteur une idee juste de la forme de ce recit. M. Chodzko declare dans sa preface, en qualite d'etranger, qu'il n'a point pretendu faire de sa _transcription_ une oeuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne possedons pas assez cette langue pour adresser des critiques a M. Chodzko; mais nous la lisons assez pour esperer n'avoir point fait de contre-sens, et pour nous etre assure que les rapsodies des Kourroglou-Khans ne pouvaient pas nous etre transmises avec plus de concision, de franchise et de simplicite. Nous ne savons pas non plus si le style de M. Chodzko a la veritable couleur orientale; mais on a pu voir par ce qui precede (rendu mot a mot autant que possible) que c'est une couleur nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans aucune coquetterie deplacee pour chercher a flatter le gout europeen. C'etait, je crois, la vraie maniere et la seule bonne. La seconde _rencontre_ est consacree a faire rencontrer en effet, Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. Ce dernier pretend avoir le monopole du pillage et du meurtre. Il rit de pitie en voyant un ennemi si jeune venir tout seul pour le defier, au milieu de quarante de ses meilleurs garnements. "Le monde entier retentit de ma gloire, s'ecrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de Modestie. "Et le pauvre diable ose me barrer le chemin?--Miserable! lui repond Kourroglou; tu ne t'es jamais battu qu'avec des agneaux: tu ne sais pas encore ce que c'est qu'un belier." Le belier est apparemment chez cette race de pasteurs le type du courage et de la force; car Kourroglou, qui n'est pas modeste non plus, se compare de preference a cet animal dans ses frequentes vanteries, et quand il a dit: "Je suis Kourroglou le belier," il a tout dit. Daly-Hassan ne se presse pas d'entamer le combat. Les bravades de son ennemi l'amusent, et il lui permet d'improviser et de chanter les stances qui lui _viennent a l'esprit_, comme dit Kourroglou en semblable occasion. Ces stances sont toujours belles d'energie sauvage, et le refrain de celles-ci est un cri d'impatience, _"Ne combattrons-nous donc pas aujourd'hui?"_ En voici une qui ne manque pas de caractere: "Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc! Montre-moi un homme qui, _comme un belier_, vienne frapper sa tete contre mon bouclier! Je puis broyer l'acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh! ne combattrons-nous donc pas aujourd'hui?" Pendant que Kourroglou chante ses trophees, Daly-Hassan examine Kyrat, l'incomparable Kyrat, le fils de l'etalon-spectre, le coursier fidele, l'ami, le porte-bonheur de Kourroglou, et _il en devient epris_. "Fais-moi present de ton cheval, dit-il, et je m'abstiendrai de verser ton sang." Kourroglou repond par de nouvelles provocations, et le combat s'engage. En un clin d'oeil vingt des compagnons de Daly-Hassan sont _expedies aux enfers_, les vingt autres prennent la fuite a travers le desert. Daly-Hassan reste seul; devore de rage, il se precipite sur son ennemi; mais Kourroglou lui fait mordre la poussiere, pousse un cri _comme celui d'un aigle_, descend de cheval, et s'asseyant sur sa poitrine, tire tranquillement son khandjar pour lui couper la tete. Daly-Hassan se prend a pleurer. "Miserable batard! lui dit Kourroglou, es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l'effroi de ces contrees? Tu n'es qu'une femme pusillanime. _Lache! tu verses des larmes pour une cuilleree de sang!"_ "Guerrier invincible, lui repond Daly-Hassan, _j'ai jure a Dieu et a moi-meme de servir fidelement l'homme qui pourrait me renverser sur le dos_. Prends-moi pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maitre." Kourroglou est emu de pitie. Il se leve, rengaine son poignard, et suit Daly-Hassan dans une caverne ou celui-ci le rend maitre des richesses immenses qu'il a amassees durant les sept annees de son brigandage. A partir de ce jour, il est le serviteur et l'ami de Kourroglou. Ils demeurent ensemble plusieurs mois dans la caverne, et n'en sortent que pour augmenter leur tresor en detroussant les voyageurs, et pour enroler des bandits sous leurs ordres. Quand ils ont reussi a se composer une bande de 77 hommes, ils chargent leur butin sur des chameaux et sur des mules, et, poursuivant leur voyage vers la province d'Aberdaidjan, ils atteignent bientot les montagnes de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s'en vont tous deux a la decouverte pour s'assurer d'une retraite sure. Ils trouvent dans le district de Karadag une magnifique prairie ou ils s'installent avec leurs richesses et leurs compagnons. Leurs exploits repandent bientot la terreur dans le pays, et tout homme _courageux_ vient s'enroler sous leur banniere. "Il traitait ses gens comme un pere, et la paie qu'il leur faisait etait si liberale, qu'elle pouvait remplir le creux du bouclier de chacun d'eux." En peu de temps, Kourroglou se voit a la tete de 777 hommes, nombre sacre qu'il n'eut depasse vraisemblablement que pour celui de 7777, s'il lui eut ete possible des lors d'y atteindre. Cependant le gouverneur de la province commence a s'alarmer du voisinage de Kourroglou. Il lui depeche un envoye qui, sans fleur de rhetorique, lui parle ainsi: "Qui es-tu? Pourquoi es-tu venu ici? Si tu desires parler au souverain d'Iran, va le trouver; mais ne demeure pas ici plus longtemps. Si tu as quelque chose a me dire, je t'ecouterai afin de savoir ce que c'est." Kourroglou trouve le discours de l'ambassadeur un peu familier; mais il se ressouvient de la defense que son pere lui a faite, en mourant, de se revolter contre le schah de Perse. Il traite donc l'envoye fort honnetement, et lui promet d'evacuer le pays sous peu de jours. Il rassemble ses hommes et leur chante ceci: "L'heure du depart est arrivee. Que quiconque veut me suivre dans le Kurdistan se tienne pret! Qu'il me suive, celui dont les levres veulent boire dans la coupe de la valeur!--Qu'il me suive, celui qui veut mettre en pieces le linceul de la mort!" Les 777 brigands repondirent: "O Kourroglou, nous ne craignons pas la mort; la ou tu iras, nous irons." Ils partent; ils arrivent dans la vallee de Gazly-Gull, situee dans le voisinage de Khoi, et debutent par l'extermination et le pillage d'une caravane. Le gouverneur d'Erivan, Hussein-Ali-Khan, se met en route a la tete de quinze cents cavaliers pour aller reprimer ces brigandages. "Ne craignez rien, o mes ames! o mes _fous_ (_Dalcelar_)!" C'est le nom d'amitie que Kourroglou donne a ses compagnons, c'est le titre glorieux que le posterite leur conserve: "Ne craignez rien, je les disperserai en moins d'une heure." Kourroglou dit, et revetu de sa cotte de mailles, arme de toutes pieces, il attend, appuye tranquillement sur sa lance, l'envoye d'Hussein. Aux interrogations et aux menaces de l'envoye, Kourroglou repond comme de coutume par une chanson: "Serdar, lui dit-il, j'ai l'habitude de chanter quelques vers avant de combattre.--Chante, si tu y es dispose, repond le serdar, amateur de poesie comme tous les Orientaux." Kourroglou chante ici une fort belle strophe: "Voici la verite des verites! Ecoute-la bien, mon serdar. Je suis l'ange de la mort. Regarde; je suis Azrail. Mes yeux aiment la couleur du sang. Oui, je suis venu pour arracher les ames des corps; je suis le veritable Azrail. Nous verrons bientot quelles entrailles, quels cranes seront fouillee les premiers par la pointe de mon poignard. Ce jour meme, tu quitteras ce monde; me voici. Comme un veritable Azrail, je viens arracher les ames." .......................................................... "Maintenant, j'enseignerai a rire a tes ennemis, et a tes amis a se lamenter. Contemple en moi Azrail, l'exterminateur des ames"." Kourroglou s'elance au plus epais de la melee. Il tue tout ce qui est digne d'etre tue, il pille tout ce qui vaut la peine d'etre pris. "Kourroglou cependant ne resta pas davantage a Gazly-Gull, il vint se fixer definitivement a Chamly-Bill; sa gloire se repandit bientot dans les contrees environnantes, et de toutes parts on lui envoyait de l'or et des presents." TROISIEME RENCONTRE. Kourroglou se prit de gout pour Chamly-Bill, et y batit une forteresse[5]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et de sa liberalite, s'empresserent de se joindre a sa bande. En peu de temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce fut la que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub, qu'il adopta, plus tard, pour son frere. Cet homme avait voyage dans tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la description de ce qu'il avait vu. [Footnote 5: Un fort, _Kalka_ en Perse, village entoure de murs, avec des tours et des meurtrieres dans les angles. On voit encore aujourd'hui les ruines du fort de Kourroglou a Chamly-Bill.] Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour a la ville d'Orfah, vit une grande foule rassemblee sur la place du marche. Il s'avanca et vit un jeune garcon, tel que le depeint le poete: "Mon coeur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arques. Sa ceinture est etroite; ses levres ressemblent a un bouton, a une rose souriantes. Jeune homme, sacrifie ton ame a la beaute! contemple en moi son esclave. Parcourez le monde entier: vous ne trouverez pas un enfant de plus belle esperance. Son nom est Ayvaz-Bally. C'est la prairie du huitieme ciel! Son pere est boucher de son etat; le fils est une mine de pierres precieuses." Khoya-Yakub demanda: "De quel jardin est cette rose? de quelle prairie est cette plante?" Quelqu'un repondit: "Son pere est boucher du pacha de cette ville; Ayvaz-Bally est son nom." Le marchand pensa lors en lui-meme: "Kourroglou n'a pas d'enfants; pourquoi n'adopterait-il pas un si beau garcon pour son fils? Mais que dois-je faire? Si, a mon retour a Chamly-Bill, j'essaie de lui depeindre ce que j'ai vu, il ne me croira pas." Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix pour faire le portrait d'Ayvaz. Apres un voyage de quelques jours, il revint a la forteresse de Chamly-Bill. Il fut dit a Kourroglou que son frere Khoya-Yakub etait revenu. Il ordonna aussitot a ses hommes d'aller a sa rencontre, et de l'amener dans la ville avec les honneurs qui lui etaient dus. Des qu'il fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit asseoir a ses cotes, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains, comme a son superieur. "Hourra! mes enfants, du vin! cria Kourroglou; buvons en l'honneur de l'arrivee de notre frere." Et ils s'assirent, et ils burent au point que Khoya-Yakub commenca a devenir gris, et sentit sa tete s'allumer. Kourroglou lui demanda d'ou il venait. Il repondit: "D'Orfah!--Tu n'as pas vu, par hasard, a Orfah, un plus beau cheval que mon Kyrat?--Je n'en ai pas vu.--Dis, as-tu vu la, des hommes plus beaux et plus braves que mes compagnons?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu, dis moi, une fete plus joyeuse que la mienne?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu des echansons plus beaux et plus richement vetus que les miens?--Frere guerrier, j'ai vu la un jeune garcon que les mains de tous vos jeunes gens ne sont pas dignes de laver. Voila que tu deviens vieux, et que tu n'as pas d'enfants: pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te servir et de te succeder lorsque tu seras mort, aussi bien qu'un appui et un fils tant que tu vivras?" Il commenca alors a vanter la beaute d'Ayvaz et sa male physionomie. Kourroglou dit: "Eh quoi! marchand qui n'es bon a rien! ne pouvais-tu depenser quelques tumans pour payer un peintre et m'apporter sa ressemblance?" Le marchand sortit une miniature de son habit et la tendit a Kourroglou. Kourroglou la prit; et quand il l'eut examinee, _les renes de sa volonte echapperent des mains de sa patience_, et il s'ecria: "Daly-Hassan, qu'on apprete une chaine et des fers." Le marchand, etonne, demanda ce que signifiait un ordre semblable. "Je vais te faire enchainer, miserable!" Pour quelle raison, et quel est mon crime? Est-ce donc la recompense que tu me donnes pour t'avoir trouve un fils?--C'est pour le mensonge que tu as dit. Homme, ecoute-moi; je vais partir pour Orfah a l'instant meme; et tu attendras mon retour, enchaine dans un cachot. Si le jeune garcon justifie reellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne couvre pas ta tete d'une pluie d'or et ne t'exalte pas au-dessus de la voute des cieux. Mais malheur a toi, si Ayvaz est indigne de tes eloges; car j'arracherai la racine de ton existence du sol de la vie; et ton chatiment servira d'exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois pas mentir a tes superieurs." Cela dit, il donna ordre d'enchainer le marchand par le cou et par une jambe, et de le jeter ensuite en prison. "Daly-Hassan! que l'on selle Kyrat." Daly-Hassan mit lui-meme la selle et le coussin sur le cheval de son maitre, et les attacha sept fois avec la sangle. "Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne ne de vous ne se hasarde de boire de facon a s'enivrer jusqu'a ce que je sois de retour. Malheur a celui dont la demeure retentira des sons de la musique ou du tambourin. Souvenez-vous de cette defense, ou je vous arracherai de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je pars seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je mourrai ou je reviendrai avec lui. Ecoutez ma chanson. _Improvisation._--"J'adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally. Attendez le jour d'adoption jusqu'a mon retour. Demandez-le en Turquie et en Syrie jusqu'a mon retour. Un homme brave monte l'arabe gris ou le bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux pieds legers. Tuez des veaux, egorgez des moutons, et nourrissez-vous de mes troupeaux jusqu'a mon retour. _Kourroglou dit:_ le diable emporte l'ennemi; les braves galopent sur des chevaux arabes: allez et buvez jusqu'a mon retour." Ayant dit cela, Kourroglou prit conge de ses freres, monta sur Kyrat et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville d'Orfah. Il n'en etait plus qu'a un fersakh de distance, quand il se sentit une faim extreme; et, voyant un berger qui gardait son troupeau sur la pente d'une colline, il se dit: "Le proverbe est bon: si tu as faim, va au berger; si tu es las, au chamelier. Maintenant reflechissons un peu de quelle facon j'attraperai a dejeuner." Alors il s'approcha, et s'ecria: "Que Dieu te benisse, berger! ne peux-tu me donner a dejeuner?" Le berger leva la tete; et, voyant un guerrier dont l'armure, a elle seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-meme par-dessus le marche, il repondit: "Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en chercher." Kourroglou dit: "Dans ce desert une goutte de lait vaut le monde entier: vas-en chercher, et me l'apporte." Le berger etait d'une haute stature et taille carrement; il tenait dans sa main une enorme massue, dont la tete etait armee de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux casses et de tout ce qu'il avait pu se procurer de tranchant; elle pesait un men et demi[6]; une courroie, passee dans un trou, la suspendait a son poignet. Le berger leva la massue: et, a ce signal, toutes les brebis se reunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui une ecuelle de bois que les Kurdes appellent _moudah_ et qui pouvait contenir trois mena de lait[7]. L'ayant rempli jusqu'aux bords, il la mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour qu'il put manger, Kourroglou en eut a peine bu quelques cuillerees qu'il se sentit tres-faible, et dit: "Berger, n'as-tu pas une croute de pain?--J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un fils d'homme qui puisse le manger." Kourroglou reprit: "Il porte un nom mangeable; et pour peu qu'il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi." Le berger dit: "C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai petri pour mes chiens." Kourroglou dit: "N'importe, apporte-le tel qu'il est." Le berger repliqua: "Le soleil l'a seche; il est devenu tout a fait dur et moisi: tu te rompras les dents." Kourroglou dit: "Ne, crains rien, mon garcon, et donne-le-moi promptement." Un sac de peau etait suspendu au dos du berger; il l'en ota, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier etait si prodigieusement affame, qu'il plongea ses deux mains dans le sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire; et voyant que son hote, qui avait deja prepare de la nourriture pour quinze personnes n'interrompait pas sa besogne, il se dit a lui-meme: "La faim l'a rendu fou; car assurement nul fils d'Adam ne pourrait avaler tout cela; quand il aura mange cinq ou six cuillerees, il jettera le reste; avec ce qu'il a apprete pour lui, je pourrais nourrir une semaine entiere, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau." Pendant ce temps, Kourroglou emiettait le pain, et en remplissait l'ecuelle. A la fin, enfoncant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui etait debout, en contemplation devant lui. Il lui dit: "Assieds-toi, berger, et mangeons ensemble." Le berger repliqua: "Beg, tu as prepare toi-meme le repas, mange-le tout seul, car je ne puis t'aider." [Footnote 6: Environ vingt-deux livres anglaises.] [Footnote 7: Men, en turc _balma_, poids employe commumnement en Perse.] Alors, Kourroglou prit la cuiller et ce mit a l'oeuvre; ses enormes et rudes moustaches genaient le passage; et le pain lui sortait de la bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en colere, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient par-dela ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable a l'entree d'une caverne, et, prenant l'ecuelle de ses deux mains, il avala le contenu jusqu'a la derniere goutte. Le berger le regardait avec stupeur, si disait en lui-meme: Par le saint nom d'Allah! ce ne peut etre la un homme, car aucun etre humain ne pourrait avaler une telle quantite de nourriture. Encore une fois, je le repete, voyons, au nom d'Allah! ce qui va arriver. S'il s'enfuit maintenant, ce sera la vampire du desert[8], ou Satan lui-meme; s'il reste, c'est un fils des hommes. On dit que la famine incarnee est arrivee sur la terre; c'est la surement la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis; mais au bout d'une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me devorera moi-meme." Kourroglou pensait en lui-meme: "Comment vais-je faire pour me rendre a Orfah et voir Ayvaz? Si je me montre sous ce costume, et monte sur ce cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour que je ne sois pas decouvert. Prenons plutot les habits du berger, et entrons ainsi dans la ville." Il dit donc au berger: "Viens la, et faisons l'echange de nos habits" Le berger se mit a rire et lui dit: "Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvrete? Le chale seul qui est sur ta tete, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est passe dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[9] et mon troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi?" Cela dit, il cracha dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d'une facon menacante, il dit a Kourroglou: "Toi, si confiant dans la largeur de tes epaules, regarde aussi la largeur de mon cou." Kourroglou sourit et lui dit "Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi; il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[10]. Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il m'echappera. Je suis venu pour une raison importante; faisons vite notre echange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les miens; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar et le vendre. Son prix est de deux mille tumans; profites-en, et ne m'oublie pas dans tes prieres. Tu garderas aussi les autres choses qui m'appartiennent." Le berger dit: "A coup sur cet homme est fou; je ne puis expliquer autrement tout ce que j'entends. Allons, Beg, deshabille-toi." Kourroglou detacha sa ceinture et ota tous ses habits. Le berger en lit autant de son cote, et mit les vetements de Kourroglou, auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur ses epaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui dit: "Maintenant donne-moi ta massue;" car il voyait qu'en cas de besoin elle pourrait lui etre aussi utile qu'un sabre. La prenant a sa main, il dit: "Berger! ton ame et l'ame de mon cheval.[11]" [Footnote 8: _Le fantome du desert_, "Guli-Beiaban," le vampire bien connu des contes orientaux.] [Footnote 9: _Racheter mon sang_. Allusion au "jus tallionis" du Coran. Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de l'argent.] [Footnote 10: Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze francs.] [Footnote 11: Phrase proverbiale tres usitee chez les Persans, elle signifie: Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu'ont prit soin de toi-meme.] Le berger repondit: "Je jure par la foi de Dieu! Que ton coeur soit en paix; tu peux te fier a moi." Et il disait en lui-meme: "Dieu veuille que cet homme ne revienne jamais; alors adieu la pauvrete; le cheval et les vetements me suffiront aussi longtemps que je vivrai." Kourroglou prit conge du berger, et continua son voyage a pied; le manteau du berger etait sur ses epaules, la massue dans sa main, Il apercut bientot la ville d'Orfah, et marcha jusqu'aux portes. Ayant prononce le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait avec amour, priant et soupirant en meme temps. Kourroglou lui demanda en langue turque: "Quelle viande portes-tu la, que tu la convoites ainsi, et sembles soupirer apres?" Le Turc repondit: "Es-tu donc etranger, seigneur, ou viens-tu de quelque contree eloignee?" Kourroglou dit: "Oui, je viens de loin." Le Turc lui dit alors: "Ne sais-tu pas que dans les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c'est la viande qui est chere? J'ai une personne malade chez moi, a laquelle le medecin a prescrit la viande; je vais chaque jour au bazar, mais je regarde en vain, je ne puis en trouver; aujourd'hui, enfin, j'ai trouve de la viande dans la boutique d'Ayvaz, fils d'Ibrahim le boucher; j'ai ete oblige de payer un okha deux piastres, et c'est la ce qui me fait soupirer." Kourroglou demanda: "Se peut-il que la viande soit aussi chere?--Oui, en verite, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c'est enormement cher." Kourroglou dit en lui-meme: "Bonnes nouvelles pour mon berger! Attends seulement un peu, maudit; aujourd'hui meme je vendrai tes moutons." De la Kourroglou s'en fut vers la boutique d'Ayvaz, devant laquelle il apercut une foule de gens, meles ensemble _comme les plis d'un manteau froisse_: les hommes venaient la pour acheter de la viande, les femmes pour admirer la beaute d'Ayvaz. Kourroglou desireux de le voir aussi, regardait par-dessus les epaules de ceux qui etaient devant lui. Les Turcs, le jugeant d'apres son costume, le prirent pour un berger et commencerent a le frapper sur la tete. Alors Kourroglou se baissa dans l'intention de regarder a travers leurs jambes, mais il s'exposa ainsi a de plus graves insultes. "Je ne puis dompter ces Turcs grossiers, dit-il; comment puis-je esperer d'enlever Ayvaz?" Il se mit a coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa massue en l'air, dans l'intention de se frayer un passage, en poussant et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tete frappee eut le crane brise; celui qui recut le coup sur la jambe eut la jambe cassee; celui qui le recut sur les epaules resta sur la place. [Illustration: Il commenca a regarder dans l'interieur. (Page 3.)] De cette maniere il chassa tout le monde de la boutique d'Ayvaz, quand il l'apercut assis et tenant tristement sa tete dans sa main. Kourroglou dit dans son coeur: "Un vrai looty [l2] possede six tours; cinq d'adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant." Il s'approcha alors d'Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant: "Frere, pese-moi un okha de viande, et rends-moi le reste en monnaie de cuivre. Seulement sois prompt, mes compagnons sont partis, et il faut que je coure les rejoindre." Ayvaz se dit: "Voila une bonne pratique pour moi; je vends un okha de viande deux francs, il ne m'en donne qu'un, et me demande son reste en monnaie, et cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont partis." Ayvaz etait orgueilleux a cause de sa beaute, et il dit avec aigreur: "Viens ici, approche-toi plus pres, maitre niais? Que veux-tu dire?" Kourroglou s'approcha d'Ayvaz, et celui-ci ayant plie un de ses doigts, lui donna un bon coup sur la joue avec les quatre autres. Kourroglou dit: "Jeune espiegle, pourquoi me frappes-tu?" Mais il etait joyeux dans son coeur, et il ne ressentait aucune colere de cette preuve de courage. Ayvaz repartit: "Drole, tu veux deprecier ma marchandise; en presence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha de viande pour un sou, et avoir encore du retour, tandis que je vends un okha deux livres." Kourroglou dit: "Tu es un enfant; ce n'est pas pour acheter de la viande mais pour en vendre, que je suis venu ici.--Que veux-tu dire, demanda Ayvaz?--Sot que tu es, repliqua Kourroglou, j'ai neuf cents moutons a vendre, et je venais ici pour connaitre le prix reel de la viande, savoir si elle est chere ou bon marche." On dit, avec verite, que la raison abandonne la tete d'un boucher quand il entend le belement d'un troupeau. Ayvaz n'eut pas plus tot entendu parler de neuf cents moutons, qu'il dit: "_Mon oncle_, je ne savais pas que tu etais un maitre berger; j'ai ete grossier dans mon langage; tu es en droit de me couper la langue. Je t'ai frappe, coupe-moi la main, pardonne seulement ma faute." [Footnote 12: _Looty_, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le brave venitien et l'aventurier francais.] [Illustration: A la fin enfoncant la cuiller... (Page 7.)] Kourroglou fit l'improvisation suivante: _Improvisation_.--"Tu frapperas l'ennemi arme, fut-il enveloppe dans un feuillet du Coran! Mon futur enfant! lumiere de mes yeux! je ne me fache pas de semblables bagatelles." Ayvaz dit alors:--"Pour l'amour de Dieu! mon cher seigneur, que personne ne sache que tu as amene neuf cents moutons. Notre ville a cinquante bouchers; ils vont tous te persecuter, et tu seras oblige de diviser ton troupeau entre eux tous; de sorte qu'il n'y en aura pas plus de vingt pour ma part. Tu feras bien mieux d'attendre ici et de t'asseoir, tandis que je vais aller chercher mon pere. Nous acheterons a nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls te donnerons l'argent." Kourroglou repondit: "Va donc, je t'attendrai ici.--Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers de viande; s'il vient quelques pratiques, tu leur vendras un okha deux piastres si elles ne veulent pas attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-meme." Kourroglou repliqua: "Va, et repose-toi sur moi; j'ai ete boucher dix-sept ans, et je connais mon etat; je vendrai bien a ta place." Ayvaz laissa la boutique a la garde de Kourroglou, et courut chercher son pere. Bientot apres, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit Kourroglou, et pensa en lui-meme: "Comment acheter d'un pareil monstre! Je suis vraiment effraye de lui." Ainsi ruminant, il allait de long en large. Kourroglou le vit et lui dit: "Tu vas et viens comme si tu etais malade; de quoi as-tu besoin?" Le Turc prit une piastre dans sa poche, et demanda un demi-okha de viande. Kourroglou lui dit de mettre l'argent sur l'etal et d'entrer dans la boutique. Ayant choisi une tranche de la meilleure viande: "Prends-la toute!" lui dit-il. Le Turc, pensant qu'il y avait quelque tricherie la-dessous, ou bien qu'on voulait se moquer de lui, repondit: "Tout ce que j'ai a recevoir, c'est un demi-okha de mouton, et je n'en prendrai pas davantage." Kourroglou leva sa massue sur lui, et s'ecria: "Es-tu sourd ou stupide? Je te dis de prendre tout." Le Turc dit dans son ame: "Il faut toujours profiter de l'occasion; je vais essayer de prendre tout. S'il ne me dit rien, il aura evidemment perdu le sens; si c'est le contraire, je jetterai la viande par terre, et je me sauverai." Il entra dans la boutique lentement, et avec timidite prit la viande, la mit sur son epaule, ayant, pendant tout ce temps les yeux fixes sur Kourroglou; ensuite il quitta la boutique et commenca a courir, et, tout en fuyant, il regardait souvent derriere lui; mais personne ne le suivait. Il avait toujours quelque apprehension, et il courait aussi fort que la vitesse de ses jambes le lui permettait. Il n'etait pas loin de sa maison quand il rencontra quelques amis, qui lui demanderent la raison de cette hate. "Oh! puisse votre maison ne tomber jamais en ruine! Un fou est assis dans la boutique d'Ayvaz; pour une piastre, il m'a donne toute une epaule de mouton; quel beau trafic! Il y a encore onze quartiers dans la boutique; allez vite, et il vous les donnera surement." Pendant que Kourroglou vendait ainsi toute la viande d'Ayvaz pour douze piastres, ce dernier arrivait a la maison de son pere transporte de joie, et il dit: "Il est venu a notre boutique un berger qui a neuf cents moutons; je l'ai retenu, et nous acheterons son troupeau." Son pere, Mir-Ibrahim, le boucher, se rendit promptement a la boutique, et des qu'il vit Kourroglou, il lui jeta ses bras autour du cou, et l'accueillit avec de grands embrassements, l'appelant beg, et ami, et frere en meme temps. Kourroglou pensa en son coeur: "Je t'entends, coquin, tu veux m'attraper." Mir-Ibrahim dit: "Beg, votre nom a echappe de ma memoire; tout ce que je sais, c'est que vous aviez coutume de m'honorer de votre presence quand vous nous ameniez des moutons. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus; mes yeux vous cherchaient et vous desiraient." Kourroglou pensait dans son coeur: "Fripon! tu achetes le pain du boulanger, et puis tu le lui revends ensuite[13]." Et alors il dit: "Mon nom est Roushan." Il ne disait pas un mensonge, car tel etait vraiment son nom. Le boucher sur cela commenca a se plaindre: "Comment! nous aviez-vous oublie? et pourquoi etre reste si longtemps sans voir votre ami et votre frere?" Kourroglou repondit: "Les moutons que j'avais coutume d'amener ici venaient tous de la Perse; maintenant Kourroglou demeure sur les frontieres, a Chamly-Bill. La crainte de ce voleur m'a retenu; mais, grace a Dieu! Kourroglou etant mort, je te fournirai desormais autant de moutons que tu peux desirer." Mir-Ibrahim, le boucher, demanda: "Est-il donc vrai que Kourroglou soit mort?--Mort et enterre! J'ai moi-meme assiste a ses funerailles." Le boucher dit: "Dieu soit loue! car vous saurez que notre pacha, ayant entendu parler de ce bandit, a defendu a mon Ayvaz de sortir de la ville, de peur que Kourroglou ne l'enleve et ne le couvre d'infamie. Depuis sept ans, Ayvaz n'est jamais sorti de la forteresse." Kourroglou disait en lui-meme: "Voyez cette sale tete; il m'a enterre vivant, mais je l'aurai bientot moi-meme mis au tombeau; de sorte que chacun se moquera de lui jusqu'a la fin du monde." [Footnote 13: expression proverbiale pour dire: tu mens, tu m'as trompe.] Ayvaz, voyant qu'il ne restait plus de viande dans la boutique, crut d'abord qu'elle avait ete vendue; mais quand il regarda dans la bourse, il n'y trouva que douze piastres, et dit: "Berger, puisse ta maison s'ecrouler!" et alors il se mit a pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la cause de ses larmes; et lui dit: "Pere, j'ai confie a Roushan douze quartiers de viande, et il les a vendus une piastre la piece." Kourroglou repondit: "J'avais entendu dire que la corporation des bouchers etait renommee pour son avarice sordide, je vois que cela est exact. A chacun des douze amis que j'ai dans la ville, j'ai envoye un morceau de viande. Quoi qu'il en soit, vous ne perdrez rien. Douze quartiers font six moutons; quand tu viendras acheter mon petit troupeau, tu pourras en prendre douze gratis." Quand Mir-Ibrahim entendit ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. "Retiens ta langue, imbecile, dit-il, et _ne mange plus de bouc_. Ton oncle Roushan[14] sait ce que c'est que d'etre un homme; il nous donnera quatorze moutons." Kourroglou vit qu'il avait perdu deux moutons de plus, et dit en lui-meme: "Ta bouche est prete, ton gosier est ouvert, il ne manque que la poire pour jeter dedans; mais la poire?" Mir-Ibrahim dit: "Allons, Roushan Beg, levons-nous, et allons a la maison; nous appreterons l'argent, et reglerons nos comptes." Ayvaz ferma la boutique, et ils s'en allerent tous trois a la maison. [Footnote 14: Cher oncle, est une expression affectueuse que l'on emploie avec les personnes agees.] Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz pendant qu'il irait chercher l'argent. Quand ils se trouverent seuls, Ayvaz s'assit sur un siege plus eleve que Kourroglou; Ayvaz se leva et prit dans une niche une bouteille et un verre qu'il placa devant lui, et alors, relevant ses manches jusqu'au coude, il remplit son gobelet de vin et le vida. Kourroglou n'avait pas bu de vin depuis quelque temps; son coeur battait avec violence; il contemplait tendrement l'heureux buveur, et se lechait les levres. Ayvaz dit: "Roushan, mon oncle, pourquoi leches-tu ainsi tes levres?" Kourroglou repliqua: "Que je devienne ton esclave! O phenix du paradis! quelle est cette liqueur rouge que tu bois?" Ayvaz dit: "N'en as-tu encore jamais vu, mon oncle? Cela s'appelle du vin." Kourroglou reprit: "Mon fils, mon petit-fils, remplis-en un verre pour moi, et laisse-moi le boire." Ayvaz dit alors: "Ce breuvage a cette mauvaise qualite, qu'il rend fous ceux qui en boivent.--Comment cela?" Ayvaz repliqua: "Donnez-en seulement une once a un bouc, et aussitot il aiguisera ses cornes et se battra contre un loup; donnez-en a un poisson, et il chargera un vaisseau de marchandises, et naviguera le portant sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu en bois, tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant tout haut que tu as amene neuf cents moutons. Les bouchers tomberont alors sur toi, et te les prendront de force." Kourroglou dit: "Ayvaz, puisse-je devenir la victime de tes yeux! J'avais coutume d'en boire beaucoup; nous en recoltons en grande abondance." Ayvaz lui dit: "Comment le fait-on dans votre pays?--Dans notre pays, on cueille les grappes et on les presse jusqu'a ce que le jus en soit bien exprime; alors on en remplit un vase que l'on met sur le feu. Il bout et rebout jusqu'a ce qu'il soit reduit d'un tiers, et que la quatrieme partie demeure; alors nous jetons dedans du pain coupe en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts." Ayvaz dit: "Puisses-tu mourir, oncle, tu m'as compris merveilleusement! la chose dont tu parles s'appelle _Dushab_[15].--Comment? qu'est-ce donc, alors, que tu bois ainsi, mon enfant?--C'est du vin.--Bien, bien, je le vois a present; nous en avons en abondance dans notre pays.--Comment le faites-vous dans votre pays, mon oncle?--Nous prenons de la creme, que nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu'a ce que le beurre paraisse a la surface. On met le beurre dans le pilon, et l'on boit ce qui reste.--Puisses-tu mourir, oncle! ceci est le abdough (lait de beurre).--S'il en est ainsi, pour l'amour de Dieu! laisse-moi y gouter.--J'ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras bu." [Footnote 15: _Dushab_, pate sucree preparee de la maniere ici decrite, dont on fait communement usage dans l'Orient au lieu de confitures ou de sucre.] Kourroglou reitera sa demande, jusqu'a ce qu'enfin Ayvaz, touche de pitie, consentit a lui en donner un verre. "O Dieu! s'ecria-t-il, maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m'a offert a boire de ses propres mains!" Il vida le verre, et, comme il n'avait mouille qu'une de ses moustaches, il dit: "Donne-m'en un autre verre, pour l'autre moustache." Il continua ainsi de boire et eut bientot vide la bouteille jusqu'a la derniere goutte. Ayvaz dit alors d'une voix irritee: "N'oublie pas que ce n'est pas du lait de beurre: tu sentiras bientot ta tete s'appesantir." Kourroglou dit: "Mon petit oiseau de paradis! tu ne penses a personne qu'a toi! regarde-moi aussi." Cela dit, il se leva, et, s'apercevant qu'il y avait encore six bouteilles d'eau-de-vie dans la niche, il les prit l'une apres l'autre, et les vida jusqu'a la derniere goutte. Ayvaz s'ecriait: "Ceci n'est pas du vin, mais de l'eau-de-vie, rustre; pourquoi en as-tu bu plus d'une!" Kourroglou dit: "O perroquet du paradis! elles se meleront dans mon ventre." Ayvaz etait fache et se disait: "Il est ivre, il va bientot tomber endormi; alors, comment acheterons-nous ses moutons?" Kourroglou prit un siege, et, regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et commencant a jouer, dit: "Ayvaz, que je sois ton esclave! laisse-moi tirer quelques sons de la guitare!--Quoi! sais-tu donc en jouer, oncle?" Kourroglou dit: "Quand j'etais un enfant, un simple petit berger, mon pere fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cedre; il y mit des cordes faites avec les crins d'une queue de cheval, et j'ai appris dessus a jouer un peu." Ayvaz lui donna la guitare: Kourroglou l'accorda, et elle resonnait sous ses doigts comme un rossignol. L'enfant emerveille ecoutait avec ravissement. A la fin, reprenant son sang-froid, il demanda: "Oncle, peux-tu chanter aussi bien que tu joues?--Je vais l'essayer et chanter, si tu me le permets. Que pouvons-nous faire de mieux?... Nous sommes tous deux gris; si je ne chante pas ici, ou chanterais-je donc?" Cela dit, il chanta l'improvisation suivante: _Improvisation_.--"Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du boucher! Mais il ne faut pas repeter mes paroles. La rosee est descendue sur les joues de la rose[16]. Tu as vide la coupe, tu es gris, meme ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd'hui fils du boucher, mais qui seras bientot le mien." [Footnote 16: La sueur a couvert ta figure.] Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda: "Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou!" Kourroglou fit l'improvisation suivante: _Improvisation_.--Les roses du jardin sont en pleine floraison; les rossignols amoureux chantent, les vallees de Chamly-Bill sont obscurcies par de nombreuses tentes[17]. C'est la qu'est ma demeure. O fils du boucher!..." [Footnote 17: Dans le texte _churdug_, sorte de tente avec quatre piquets et une couverture d'etoffe de laine noire.] Ici Kourroglou s'arreta et se dit: "Si je terminais cette chanson par le nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore berger un peu de temps." Il chanta l'improvisation suivante: _Improvisation_.--"Dois-je le confesser? Non, je suis berger. La vie des etres crees doit avoir une fin. Quand je tire de l'arc, ma fleche traverse le roc, o fils du boucher!" Comme il disait ces mots, le pere d'Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la chambre avec l'argent destine a l'achat des moutons et dit: "Leve-toi, Roushan-Beg, et allons ou est le troupeau, afin de terminer notre marche." Kourroglou, voyant qu'Ayvaz ne bougeait pas, dit: "Mir-Ibrahim, l'enfant ne viendra-t-il pas avec nous?--Il faut qu'il reste a la maison; le pacha lui a defendu de quitter la ville ainsi que je te l'ai dit.--N'as-tu pas honte d'avoir peur du cadavre de Kourroglou? Vous croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous pas? Je te repete que Kourroglou est mort depuis plus d'un mois. Maintenant, sois franc! ce n'est pas Kourroglou que tu crains; mais tu as peur que je te force a etre reconnaissant, quand j'aurai fait don a Ayvaz de trente moutons." Lorsque le boucher eut entendu qu'il s'agissait encore d'un present de trente moutons, il perdit la tete. Il donna a Ayvaz un vigoureux soufflet sur la face, et s'ecria: "Leve-toi, niais, et fais un grand salut a Roushan-Beg! c'est un homme liberal, c'est un grand homme, et sa parole est une parole." Ayvaz, qui etait excite par le vin qu'il avait bu, non moins que tout ce qu'il venait de voir et d'entendre, sentit un frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son coeur: "Cet homme doit etre Kourroglou lui-meme ou quelqu'un de sa bande." Il prit sa guitare et dit: "Pere, laisse-moi chanter une chanson et je vous accompagnerai ensuite." _Improvisation_.--"Pere, ne confonds pas mon entendement! un homme comme lui ne peut etre un berger. Tu n'as qu'un fils, songes-y! Ne l'emmene pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-la. J'ai compare ses paroles avec ses actions; c'est un fou etrange. Son amitie et sa haine ne durent qu'un moment. Ce doit etre Kourroglou lui-meme ou Daly-Hassen: _cet homme ne ressemble certainement pas a ton berger_." Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa: "Cet enfant est penetrant; c'est le fils qu'il me fallait." Ayvaz continuait ainsi: _Improvisation_--Pere, ses marchands trafiquent dans les quatre parties du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent a ses depens. Il n'aime aucun compte, mais distribue liberalement ses dons par cinq et par quinze. Crois-moi, un berger n'a pas cet air-la." Mir-Ibrahim dit: "Que faut-il faire, mon fils? Comment aurons-nous les neuf cents moutons?" Ayvaz continua et chanta: _Improvisation_.--"Renvoyez-le; envoyez-le ou nul oeil ne pourra le voir. Que pas un hote, pas un voisin ne s'apercoive de sa venue. Qu'on ne le voie pas meme dans le sommeil! un homme de cette apparence ne peut etre, croyez-moi, ne peut etre un berger. Le nom d'Ayvaz est attache a cette chanson. Un signe, en forme de croix, a deja ete brule sur ma poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tete. "Pere, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps!" Kourroglou, voyant qu'Ayvaz avait devine ce qu'il etait, se pencha doucement vers lui, et lui dit a l'oreille: "Mechant enfant! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le troupeau? Je te montrerai quatre belles cages attachees au dos d'un jeune ane; chacune d'elles contient quantite d'alouettes, de cailles, de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d'oiseaux chanteurs. Aussitot que nous serons arrives, je t'en ferai present, ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, ou ils chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu ecouteras leur ramage, tu seras rejoui." Ayvaz alors pleura et dit: "Je ne puis m'en defendre, viens, pere, allons.--Oui, allons, mon enfant, notre ami Roushan-Beg empechera bien que tu sois arrete aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un esclave avec nous." Ainsi, apres avoir pris l'argent pour payer les moutons, Ayvaz, Kourroglou, Mir-Ibrahim et l'esclave se mirent en route. A un fersakh de distance d'Orfah, ils arriverent a la montagne dont il a ete parle, sur laquelle le berger faisait paitre ses moutons. Quand le boucher apercut de loin le troupeau, il fut rejoui dans son coeur et dit: "Est-ce la ton troupeau, Roushan-Beg?--Ce l'est.--Commencons donc notre marche. Nous conviendrons d'abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y a de moutons gras et en bon etat; combien de maigres et d'estropies.--Qu'il en soit ainsi! Fais comme il te plaira.--Combien as-tu de moutons?--Je t'ai dit ce matin que j'en avais neuf cents!--Combien de maigres et combien de gras?--Je n'ai jamais de betail maigre, male ou femelle; tous mes moutons sont gras et en bon etat. Aucun d'eux n'a plus de deux ans, et les brebis n'ont pas encore agnele.--Bien, as-tu achete ces moutons ou les as-tu eleves?--Un menteur est pire qu'un chien, et je te dirai la verite: j'en ai achete la moitie, et j'ai eleve moi-meme l'autre moitie.--Combien veux-tu les vendre la piece?--Je veux les vendre en bloc.--A quel prix?--Maudit soit celui qui ment. Je te dirai la simple verite. Je les ai achetes cinq piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j'aie au moins une piastre de profit dans le marche. Je ne desire pas en avoir davantage avec toi." Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz suivait chaque parole qu'ils prononcaient. Il dit tout bas, a son pere: "Je lui ai fait boire du vin, il ne sait pas ce qu'il dit. On ne peut pas acheter un mouton moins de cinq tumans. Comptez l'argent sans delai, pere, et lorsqu'il l'aura recu, il ne pourra plus se retracter, quand meme il recouvrerait la raison." Mir-Ibrahim ouvrit le sac ou etait l'argent, qu'il compta et versa ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que plus de la moitie etait deja payee et que le compte avancait rapidement, dit dans son coeur: "Comment me debarrasserai-je de ce fripon de Turc?" Il possedait une force de poignet si extraordinaire, qu'il pouvait serrer entre ses doigts une piece de monnaie assez fort pour en effacer l'empreinte. Ayant ainsi efface une piastre, il la jeta avec colere devant le boucher et s'ecria: "Ceci est de la fausse monnaie." Mais la ruse n'avait pas echappe a l'oeil percant d'Ayvaz, qui dit: "Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons emprunte la moitie de cet argent; pourquoi l'alteres-tu mechamment?" Kourroglou repliqua: "Ayvaz, mon enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins d'ouvriers de la monnaie ont oublie de frapper les chiffres du sultan sur la piastre; et il faudra que je perde dessus." En disant ces mots, il se leva, jeta tout l'argent parterre, et dit d'une voix irritee: "Il y a cent bouchers dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons, et je vous vendrai l'autre." Et il s'eloigna. Les prieres du boucher furent inutiles, et Kourroglou etait sur le point de partir, lorsque Mir-Ibrahim, au desespoir, dit a son fils: "Puisses-tu mourir jeune[18], Ayvaz; va, cours apres lui, et prie-le de venir terminer le marche; peut-etre t'ecoutera-t-il." [Footnote 18: "Mourir dans ton jeune age", _djeuen merg skeyi_, et aussi _merghi tu_ "tue la mort", sont deux etranges expressions de tendresse employees par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de quelqu'un ou le flatter.] Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains, il le supplia, en disant: "Je t'en conjure, mon oncle, ne sois pas fache, et reviens." Kourroglou, faisant semblant de s'adoucir, revint, et s'assit a sa premiere place. Quand l'argent fut tout compte, on s'apercut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher dit: "Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les conduirons a la ville, ou je lui paierai le reste de la somme. Tu dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin." Kourroglou repliqua: "Je n'irai pas a Orfah, car j'ai entendu dire que ceux qui y passent la nuit avec de l'argent sont assassines. Il faut que tu me payes ici meme.--Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg; cependant je ferai comme tu l'ordonnes. Reste ici avec Ayvaz; et toi, mon enfant, sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je courrai a la ville chercher le reste de l'argent." Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse il partit pour Orfah. Kourroglou, sous pretexte d'aller chercher les quatre cages qu'il avait promises a Ayvaz, laissa ce dernier avec l'esclave, tandis qu'il retournait vers le berger. Il reprit son armure, _ainsi que ses dix-sept armes_. Alors il demanda au berger: "Ou est mon cheval?--Oh! puisse ta maison tomber en ruine! Ton cheval est aussi fou que toi-meme. Je l'ai attache par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s'il est mort ou vivant." Kourroglou lui dit: "Miserable! je souillerai le tombeau de ton pere! Tu as fait du mal a mon cheval, fils de chien!" Et il courut sans delai vers le ravin, ou il vit son Kyrat attache d'une telle facon, qu'il ne pouvait bouger. Il detacha les liens de son cheval, le sella, serra la sangle, puis, l'ayant embrasse sur les deux yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d'abord le sac de piastres, qu'il attacha derriere la selle avec des courroies. "Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et partons!--Guerrier, tu te moques de moi; mon oncle Roushan sera bientot ici, et tu seras demonte par un seul coup de sa massue.--Frotte les yeux, Ayvaz, et regarde; ne reconnais tu pas ton oncle?" Ayvaz l'examina attentivement. "Oui, c'est lui, dit-il, c'est Roushan-Beg lui-meme; seulement son habit n'est pas le meme." Il commenca a pleurer, et s'ecria: O ma mere! o mon pere! ou etes-vous?" Ses larmes et ses prieres lui servirent peu. Kourroglou l'enleva sur sa selle, le placa derriere lui, et ayant lie un shawl autour de son corps et de celui d'Ayvaz, il assujettit ce dernier a sa ceinture. Ensuite il donna un coup d'eperon a son cheval, le fouetta, et emporta sa proie. Le credule esclave du boucher pensait que tout cela n'etait qu'un jeu. Cependant il courut apres lui et cria: "Treve a ce jeu, treve a cette plaisanterie." A la fin il se facha, sortit un poignard du fourreau, et l'elevant devant Kourroglou, il dit: "Laissez l'enfant, ou je vous passe ce fer a travers le corps." Kourroglou dit: "Voyez ce reptile! Il faut que je montre quelque merci envers lui." Alors il lanca sa massue apres lui, et le crane de l'esclave fut ecrase comme la tete d'un pavot. Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux; et, tremblant de frayeur, il commenca a reciter les prieres des mourants. Kourroglou lui ordonna d'approcher et d'ouvrir ses oreilles. Alors il delia sa bourse, en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda: "Berger, as-tu vu un chameau[19]?" Le berger repliqua: "Je n'ai pas meme vu un mouton." Kourroglou dit: "Berger, tu vas conduire a l'instant ce troupeau a la ville; pendant ce temps j'enleverai Ayvaz." Ainsi le berger conduisit son troupeau a Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz a Chamly-Bill. L'enfant desole criait douloureusement: "Malheur a moi! je laisse ma tante derriere moi; j'abandonne la femme de mon oncle; malheur a eux, malheur a moi!" Ses yeux etaient rouges et enfles comme des pommes. Kourroglou fit l'improvisation suivante: _Improvisation_.--"Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne tourmente pas mon coeur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz!" [Footnote 19: "Avez-vous vu le chameau?" _Non! sirutur didi? Ne!_ Conte perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.] Ce dernier, en reponse, fit l'improvisation suivante: _Improvisation_--"Tu dis qu'il ne faut pas pleurer! Comment puis-je retenir mes larmes, o Kourroglou? Tu me dis de ne pas te tourmenter de mes chagrins; comment puis-je m'empecher d'etre triste?" Alors Kourroglou chanta: _Improvisation_.--"Je revenais des champs, je revenais des deserts, et je demandais aux bergers s'ils ne t'avaient pas vu. Je t'ai separe de ton vieux pere; Ayvaz, ne pleure pas." Ayvaz chanta ainsi: _Improvisation_.--"Tu as rempli les sacs avec l'argent; tu as dechire le fond de mon coeur; tu as courbe sous le chagrin le dos de mon pere. Comment puis-je m'empecher de pleurer, o Kourroglou? Kourroglou chanta: _Improvisation_.--"Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan? Ne serai-je pas pour toi un pere, un tendre parent? Ne crie pas, ne pleure pas, Ayvaz." Ayvaz chanta alors: _Improvisation_.--"Mes fleurs, je vous ai laissees dans le jardin! J'ai laisse derriere moi des beautes dont la ceinture merite d'etre embrassee, j'ai laisse derriere moi mon nom et ma famille! Comment puis-je retenir mes larmes, o Kourroglou?" Kourroglou chanta: _Improvisation_.--"Plus de larmes, je t'en conjure, ou tu me feras pleurer moi-meme comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras un guerrier, tu seras la gloire et l'orgueil de Kourroglou. Ne pleure plus." Ayvaz dit: "J'ai oui dire que tu etais un guerrier; tu dois alors me traiter comme il convient a un guerrier. Je ne puis dire si tu es un homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m'empecher de pleurer?" Kourroglou lui promit d'en faire son fils, de le faire vivre dans l'abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuerent leur voyage a Chamly-Bill. Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher l'argent, et dit a sa femme: "J'ai rencontre aujourd'hui un berger qui est un grand niais. J'etais a court de quelques tumans pour payer les moutons, et je lui ai laisse Ayvaz en otage. Va, et tache de trouver l'argent promptement." Sa femme court chez quelques parents et amis; et, ayant obtenu la somme necessaire, elle l'apporta au boucher. Celui-ci remonta a la hate sur sa chetive rosse, et retourna vite au troupeau. Mais a peine avait-il passe la porte, qu'il vit le berger entrant dans la ville avec ce meme troupeau. "Berger, tu es un fripon, un voleur! De quel droit amenes-tu mes moutons a la ville? Je les ai achetes, je les ai payes." Le berger dit: "Je ne te comprends pas." Mir-Ibrahim demanda: "Quoi! n'es-tu pas le berger de Roushan-Beg?--Tu reves comme si tu avais la fievre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est celui que tu nommes Roushan-Beg.--Miserable! ne m'avez-vous pas vendu ces moutons, il n'y a qu'un instant? n'avez-vous pas pris l'argent?--Arriere, avec ton mensonge! Les brebis sont la propriete de Reyhan l'Arabe, et je les amene en ville pour les traire. Les brebis que l'on trait dans la place du marche se vendent un meilleur prix." A ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir a la peau. Il descendit pour tater les mamelles des brebis, et s'apercut qu'elles avaient toutes du lait. Il dit: "Ce hableur, Roushan-Beg, me disait, en me vendant son troupeau, qu'il ne s'y trouvait que des males ou des brebis qui n'avaient jamais porte. Sans aucun doute, c'etait Kourroglou, qui, apres m'avoir trompe, doit avoir emmene Ayvaz avec lui. N'as-tu pas vu deux jeunes garcons sur la montagne?" Le berger dit: "Oui, j'ai vu deux jeunes garcons jouant et luttant ensemble sur la montagne." Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hate, et courut au galop. Il ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta clouee a son palais; il commenca a frapper ses tempes si violemment qu'il tomba de cheval. Dans son desespoir, il se jeta sur la terre; et, repandant de la poussiere sur sa tete, s'ecria: "Malheur a moi! il m'a enleve mon fils." Mir-Ibrahim fut trouve dans cet etat deplorable par Reyhan l'Arabe. Ce dernier etait un riche seigneur, qui se rendait au dela des montagnes pour chasser, accompagne de cent soixante cavaliers. Quand il se fut approche, et qu'il eut examine les choses, il reconnut son beau-frere dans l'homme ainsi desole: "Quoi! est-ce vous, Mir-Ibrahim? Pourquoi ces larmes, et que signifie ce desespoir?" Le pauvre pere, que la douleur privait de la parole, put seulement prononcer ces mots: "Il l'a emmene... il l'a emmene!..." Reyhan l'Arabe demanda en colere: "Fils d'un pere brule, qui, et par qui enleve?" Une demi-heure se passa avant que Mir-Ibrahim eut recouvre ses sens, et il dit: "Je l'ai vendu a Kourroglou; il l'a enleve, il s'est enfui.--Parle clairement. Si tu lui as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriete." Ce ne fut qu'apres de nombreuses questions que Reyhan l'Arabe dit, dans son coeur: "Kourroglou, tu es un miserable, tu as passe ta main[20] crasseuse sur ma tete, et enleve le gibier de mes reserves." Il appela ses cavaliers, et dit: "Enfants, je vais courir apres lui; suivez-moi." Alors ils galoperent a la poursuite de Kourroglou, guides par les traces des pas de son cheval. [Footnote 20: C'est-a-dire: tu m'as trompe et deshonore.] Reyhan l'Arabe etait monte sur une jument. Kourroglou continuait de marcher, sans etre averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses oreilles. C'etait un signe certain de la presence de la jument, a environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son coeur: "Mon Kyrat doit sentir la jument de Reyhan l'Arabe. Celui-ci a sans doute tout appris, et me poursuit maintenant." Il regarda le ciel, et vit quelques oies sauvages passer au-dessus de sa tete. Kourroglou pensa: "Je vais decocher une fleche au guide de la bande: si l'oiseau tombe, je serai vainqueur; mais si la fleche revient seule, Ayvaz ne sera pas a moi." Il prit une fleche de son carquois; et, apres l'avoir placee sur son arc, il l'envoya dans l'air. En tres-peu de temps, l'oie descendit, et vint tomber aux pieds de son cheval. Kourroglou se sentit tres-heureux; il arracha une couple des plus belles plumes de l'oie, et, otant le bonnet d'Ayvaz, les attacha, en guise de plumet, a sa calotte. Ayvaz dit: "Tu as fait des trous, avec ces plumes, dans ma calotte; j'ai une belle niece qui m'en fera une neuve.--O mon fils! repliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma maison, tes habits seront d'or et de soie." En entendant cela, Ayvaz pleura amerement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson suivante: _Improvisation_.--"Que ta tete semble belle avec cette plume! c'est comme la tete d'une grue male. Je la garderai[21], je veillerai soigneusement sur elle. Je t'ai cherche dans le ciel, et je t'ai trouve sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquee de tes sourcils a ete dessinee par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en age, tu as quinze ans, o jeune garcon! A tous ces ornements un seul manque encore: c'est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le modele d'un guerrier. Je couvrirai ta tete d'une calotte d'or. O ma jeune grue! ne pleure plus." Apres une pause, Kourroglou chanta: _Improvisation_.--"Je te vis, et mon coeur fut heureux. Tu trouveras en moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou _le belier_. Je suis bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, a la tete de grue, ne pleure plus." [Footnote 21: _Terbatics_ "Je tournerai autour de ta tete", expression prise d'une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu'un, afin de le prevenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui, et on en fait ensuite present aux pauvres, ou bien on le fait pendre. Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant, baisent le pan de sa robe ou son eperon; ils demandent comme la plus grande faveur la permission de tourner autour de son cheval; de la l'expression _dourer beguerden_, c'est-a-dire "j'implore, je demande sur tout ce qu'il y a de plus sacre".] Retournons maintenant a Reyhan l'Arabe. Il connaissait parfaitement tous les chemins et sentiers des environs d'Orfah; il savait aussi que Kourroglou y venait pour la premiere fois, et par consequent ne connaissait pas les localites. Il y avait une passe etroite au-dessus d'un precipice qu'il fallait traverser au moyen de _quelque chose ressemblant a un pont jete dessus_. Avant que Kourroglou put avoir passe ce pont, Reyhan l'Arabe y etait arrive en faisant un detour, et il se posta a l'entree meme. Kourroglou, voyant que sa route etait interceptee, se determina a gravir la montagne rapide qui surplombait le pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses eperons et le fouetta; Kyrat grimpa comme une chevre sauvage, et fut bientot debout sur le sommet. Kourroglou, regardant alors de tous cotes, ne vit rien que les murs perpendiculaires des precipices horribles. On ne voyait aucun passage; seulement, au pied d'un des flancs de la montagne, il y avait un ravin large de douze metres et de cent metres de long. Kourroglou demeura a mediter sur ce qu'il y avait a faire. Reyhan l'Arabe alors dit a ses gens: "Mes enfants, mes ames, pas un pas de plus. Restez ou vous etes: pas un de vous ne pourrait monter au lieu ou est maintenant Kourroglou; il faudra qu'il y meure ou qu'il descende." A tout evenement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la montagne; mais, ce qu'il eut de pire, c'est que Kyrat y tomba malade, Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria: "O Dieu! si le jour de ma mort est arrive, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites." Il regarda alors Kyrat, et son coeur fut rejoui quand il vit que son cheval paissait et mangeait l'herbe avec appetit, signe evident que sa sante s'ameliorait, grace a l'intercession de la sainte ame d'Ali. Il alla examiner le ravin, large de douze metres, et pensa: "Quel que puisse etre le resultat, je veux l'essayer. Si Kyrat franchit le ravin, nous sommes sauves; s'il ne le peut, alors nous perirons tous trois miserablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brises en mille pieces au fond du precipice. Je ne puis attendre plus longtemps." Il sauta sur son cheval, lia Ayvaz a sa ceinture avec un chale, et improvisa a son cheval le chant suivant: _Improvisation._--"O mon coursier! ton pere etait bedou, ta mere kholan. Sus! sus! mon digne Kyrat, porte-moi a Chamly-Bill! Ne me laisse pas ici, parmi les mecreants et les ennemis, au milieu du noir brouillard. Sus! sus! mon ame, Kyrat, emporte-moi a Chamly-Bill!" Aussitot que Reyhan l'Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit a rire et cria d'en bas: "Bien, maudit! tu as dit tes dernieres paroles; mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos mains." Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat: _Improvisation._--"Helas! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu seras couvert de harnais de soie a ta droite et a ta gauche; je ferai ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derriere avec de l'or pur. Sus! sus! mon Kyrat, porte-moi a Chamly-Bill! Ton corps est aussi rond, aussi mince et aussi uni qu'un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon cheval; que l'ennemi te voie et devienne aveugle d'envie[22]. N'es-tu pas de la race de kholan? n'es-tu pas l'arriere-petit-fils de Duldul[23]? O Kyrat! porte-moi a Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder expres pour toi. Nous nous rejouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux. O mon Kyrat! toi que j'ai choisi entre cinq cents chevaux, sus! sus! porte-moi a Chamly-Bill." [Footnote 22: Litteralement: "Tu arracheras les yeux du scelerat."] [Footnote 23: Duldul: nom du celebre cheval arabe qui appartenait a Ali, gendre de prophete.] Ayant fini ce chant, Kourroglou commenca a promener Kyrat. Reyhan l'Arabe le vit d'en bas, et, devinant que Kourroglou preparait son cheval a franchir le ravin, il dit a ses hommes: "Voulez-vous parier que Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce precipice? Son grand courage me plait. Je vous prends a temoin que s'il franchit le ravin, je me garderai de persecuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui laisserai emmener Ayvaz; s'il succombe, je rassemblerai leurs membres disperses et les ensevelirai avec honneur." Il dit ces mots, et il regarda la montagne tout le temps a travers un telescope. Kourroglou continuait a promener Kyrat jusqu'a ce que l'ecume parut dans ses naseaux. Enfin, il choisit une place ou il avait assez d'espace pour sauter; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant. Le brave Kyrat s'elanca et s'arreta sur le bord meme du precipice; ses quatre jambes etaient rassemblees entre elles _comme les feuilles d'un bouton de rose_. Il hesita un instant, prit de l'elan, et sauta de l'autre cote du ravin; il retomba meme deux metres plus loin qu'il n'etait necessaire. Reyhan l'Arabe s'ecria: "Bravo! benis soient la mere qui a sevre et le pere qui a eleve un tel homme." Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tete; il ne regarda pas meme en arriere, comme s'il ne fut rien arrive d'extraordinaire, et il s'en alla tranquillement avec Ayvaz. Reyhan l'Arabe dit a ses hommes: "Mes amis, mes enfants! un loup a qui l'on n'ote pas sa premiere proie s'enhardit et revient plus rapace que jamais. Kourroglou a enleve aujourd'hui le fils de mon beau-frere; demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc." Sur cela, ils s'elancerent a sa poursuite. Aussitot que Reyhan l'Arabe apercut Kourroglou, il cria: "Roi, parviendrais-tu a t'echapper jusqu'a Chamly-Bill, je t'y atteindrais encore." Kourroglou pensa: "Ce brigand ne veut pas me laisser en paix." Il fit descendre Ayvaz de cheval, examina la selle, les etriers, resserra la sangle, et retourna au-devant de Reyhan l'Arabe, auquel il demanda: "Que veux-tu de moi, mecreant?--Ecoutez cette belle question, ce que je veux? Tu as passe ta main crasseuse sur ma tete." Kourroglou demanda: "Veux-tu combattre avec moi comme un homme ou comme une femme?--Qu'entends-tu par combattre comme un homme ou comme une femme?--Si tu ordonnes a tes cavaliers de sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme; si, au contraire, tu consens a te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il convient a des hommes. --Soit, battons-nous donc comme des hommes." Kourroglou, qui voyait que les cavaliers de Reyhan l'Arabe attendaient tranquillement, ranges en ligne, dit dans son coeur: "Malgre ses promesses, je ne puis me fier a la parole des Sunnites; commencons donc par eloigner d'ici au moins une partie de ses cavaliers. Ecoutez-moi, Reyhan l'Arabe, j'ai coutume de chanter avant le combat. Voici mon chant: _Improvisation._--"Guerrier Reyhan! tu es venu avec une armee contre moi seul. Ou est ton honneur, ou est ta valeur si vantee? Pourquoi cherches-tu a detruire mon ame? Guerrier Reyhan, tu es fou!" Le son de sa voix, aussi bien que le chant, etaient si terribles, que les cavalieres de Reyhan furent frappes de peur. Kourroglou continua: _Improvisation_.--"Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc. Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tete comme un belier contre mon bouclier. Je puis broyer l'acier entre mes dents, et je le crache alors avec mepris contre le ciel. Oh! pourquoi ne pas combattre aujourd'hui?" Les cavaliers de Reyhan l'Arabe, saisis d'horreur, murmurerent l'un a l'autre: "Pour la gloire de la race d'Osman, pas un de nous n'echappera au tranchant du sabre de Kourroglou." Plusieurs d'eux prirent la fuite. Kourroglou dit dans son coeur: "Est-ce ainsi? Fuyez donc." Et il improvisa. _Improvisation_.--"Donne ordre a ton armee de se diviser par bataillons. Ah! ont-ils tant de confiance dans leur nombre? Je suis seul, que cinq cent, que six cents de vous s'avancent! Reyhan est venu, il est fou, en verite." Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa. _Improvisation_.--"Un guerrier ne chasse pas ses freres guerriers dans le couvert. Il menace avec son epee egyptienne bien affilee, elevee en l'air. Pense a toi, Reyhan, avant qu'il soit trop tard. Es-tu fou? Tu n'as jamais eprouve la force du belier, le front de Kourroglou; tu n'as jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore la, Reyhan, es-tu fou?" Reyhan l'Arabe etait un seigneur d'un grand courage; on parlait de sa gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s'ecria: "Retourne dans ta maison, Reyhan; regarde la fuite de tes cavaliers." Sa reponse fut: "Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent resister a un hibou comme toi." Cela dit, Reyhan lanca sa jument arabe sur le railleur. Kourroglou, de son cote, donna de l'eperon a Kyrat. Le choc fut terrible. Les dix-sept armes qu'il portait avec lui furent employees tour a tour, et cependant aucun avantage ne fut remporte de part et d'autre. Kourroglou vit que Reyhan l'Arabe etait un homme d'un courage et d'une habilete superieurs. Ils s'approcherent plusieurs fois a cheval poitrine contre poitrine et dos contre dos. Ils se prirent l'un l'autre par la ceinture. Reyhan tirait Kourroglou afin de le desarconner, et criait: "Tu n'emmeneras pas Ayvaz." Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait: "J'emmenerai Ayvaz." Ils descendirent de cheval en meme temps et commencerent a lutter a pied, le cou enlace avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la jambe. On aurait dit deux chameaux[24] males se battant ensemble. Le soleil commencait deja a baisser. Kourroglou se sentait fatigue de la puissante resistance de son ennemi, et s'ecria dans son coeur: "O Dieu! preserve-moi de malheur, o Ali!" Cela dit, il eleva Reyhan l'Arabe en l'air et le rejeta par terre; il s'assit sur sa poitrine, et, tirant son couteau, il se preparait a lui couper la tete; mais il dit dans son coeur: "S'il demande merci, je le tuerai; s'il ne le demande pas, ce serait pitie de tuer un si brave jeune homme." [Footnote 24: Les combats de chameaux sont beaucoup plus feroces que ceux de taureaux, de beliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches oisifs en Perse parient souvent a leur sujet. Il est presque impossible de ne pas eprouver une sorte de plaisir sauvage a etre temoin de ces combats. Ces deux enormes corps, tout en se battant, demeurent presque sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlaces l'un l'autre ne donnent signe de vie que par de convulsives contorsions. Deux tetes avec des yeux presque hors de leur orbites, des bouches ecumantes, d'affreux rugissements completent le tableau.] Il regarda son visage, mais il etait rouge, tranquille, et ne laissait voir aucun changement. Alors il detacha la courroie qui etait derriere sa selle, et s'en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan. Ce dernier dit: "Au moment ou tu lancais ton cheval pour franchir le precipice, je te faisais present d'Ayvaz. J'ai ete infidele a ma parole, et pour un peche si enorme, le malheur tombe sur ma tete coupable." Kourroglou repliqua: "En verite, nul autre homme que moi n'osera te poursuivre, J'ai pitie de toi, et n'ai pas envie de te tuer. J'ai seulement lie tes mains et tes jambes. Si une armee me poursuivait, elle ne serait pas assez hardie pour continuer apres t'avoir vu ainsi garrotte." Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant remonte sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il placa Ayvaz derriere lui, et ils arriverent ainsi a Chamly-Bill. Les sentinelles de Kourroglou le virent venir de loin et informerent les bandits de l'arrivee de leur maitre. Sept cent soixante-dix-sept hommes allerent a sa rencontre. Kourroglou commanda qu'on fut chercher une robe d'honneur pour Ayvaz. Ayvaz la mit: Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout le temps de l'absence de Kourroglou, avait ete enchaine et confine dans une sombre prison, fut amene devant lui. Il le recut tendrement, lui ota ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitot que Khoya-Yakub fut revenu, il le revetit d'un superbe habillement, et l'invita a s'asseoir pres de lui, a la place d'honneur. Les bandits s'enquirent avec empressement des details de la capture d'Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement a la fin, n'epargnant pas les louanges a Reyhan sur sa force et son courage. Il dit son conte en vers et en prose, fidele a sa coutume de dire la verite a la face des gens, disant a un poltron qu'il etait un poltron, a un brave qu'il etait un brave. Voici une des improvisations faites en l'honneur de Reyhan: _Improvisation_.--"Freres, Aghas! un homme doit etre un homme comme Reyhan. Il a arrache des larmes d'admiration de mes yeux. Son bouclier est d'argent; il repand le sang de l'ennemi avec abondance. Il a uni mon ame a la sienne. Il a grave a la fois dans mon coeur le respect et l'attachement. Un homme juste doit etre comme Reyhan. Puisse chaque pere avoir cinq fils comme lui; puissions-nous avoir des guerriers comme lui pour compagnons! Il merite d'etre le frere de Kourroglou. Un homme juste doit etre un homme comme Reyhan[25]." [Footnote 25: Le texte de cette belle piece de poesie sert d'exemple de la force des participes turcs, qui ne peut etre egalee dans aucune langue europeenne.] Kourroglou ordonna qu'on servit un repas. Ayvaz fut nomme chef des echansons; le vin coula, les mets tomberent comme la pluie, et toute la bande festoya ensemble. QUATRIEME RENCONTRE. Le chapitre qui precede nous a paru si colore et si original, que nous n'avons pas eu le courage de l'abreger beaucoup. Au ton heroique se mele dans le recit la gaiete rabelaisienne, et l'ensemble est, comme dans toutes les oeuvres naives, un compose de terrible et de bouffon. Le dejeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il pas, en effet, une scene de Grangousier? N'y a-t-il pas aussi un peu du frere Jean des Entommeures et de Panurge en meme temps, dans les niaiseries malicieuses qu'emploie Kourroglou pour obtenir d'Ayvaz la permission de boire de son vin? Mais bientot viennent les touchantes lamentations d'Ayvaz enleve, et la, il y a la simplicite elevee de la forme biblique. Enfin, l'admiration de Reyhan l'Arabe pour Kourroglou franchissant le precipice finira dans la chevalerie merveilleuse de l'Arioste. La rencontre suivante penetre plus avant dans les moeurs et usages de l'Orient. La princesse Nighara est toute une revelation de l'ideal de la femme dans ces contrees. Ideal bizarre et qui, pour le coup, n'est pas le notre. L'examen en sera d'autant plus curieux; et ce serait peut-etre ici le lieu de donner comme preface a ce chapitre un travail que M. Chodzko nous a communique sur les pratiques, usages, superstitions, idees religieuses et sociales qui defraient la vie mysterieuse des harems. Mais nous craignons de nuire a l'interet que peut inspirer Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons a la fin de notre analyse la publication des curieux documents qui viennent a l'appui. La quatrieme rencontre traite donc de la princesse Nighara; mais comme elle en traite fort longuement, nous abregerons le plus possible, ayant regret, toutefois, a tout ce que nous passerons sous silence. Et d'abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou comme ne se rattachant pas a l'action de cette aventure; mais nous devons le retrouver dans la suite de la vie de Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de le faire connaitre au lecteur, d'autant plus qu'il y a la un trait d'affinite avec l'aventure de Guillaume Tell, et raffine dans tous ses details par l'ingenieuse exageration des Orientaux. On a du remarquer aussi dans le chapitre precedent la superiorite de l'invention persane, a propos de Kourroglou effacant, par la seule pression de ses doigts, l'effigie d'une monnaie d'or. Les heros de chez nous se contentent de briser la piece en deux, et croient avoir fait l'impossible. Mais le veritable impossible ne se trouve que dans l'Orient. Voila donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, du fond de sa ville du Nakchevan, entend parler de la gloire et de la magnificence du bandit. _Mon coeur eclate ici faute d'action_, dit Demurchi-Oglou, et le voila parti avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit d'abord: "Voila un beau garcon!" Demurchi lui presente sa requete. "_Mon ame_, lui repond le maitre, tu dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux laches.--Amis, dit-il a ses chasseurs, _j'ai trouve ici mon gibier _." Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, _a la maniere des chameaux males_, et lui fait oter son bonnet. Puis il demande une pomme, tire son anneau de son doigt, le fixe sur la pomme qu'il pose sur la tete de Demurchi, se place a distance, tend son arc, et fait passer les soixante fleches de son carquois a travers l'anneau. Content de voir que Demurchi n'a pas sourcille, il dit a ses compagnons: "Mes ames, mes enfants, que celui qui m'aime contribue a equiper Demurchi-Oglou." A l'instant meme, nos bandits, sans aucune crainte de passer pour communistes, se depouillent chacun de son habillement, de son armure ou du harnachement de son cheval, "et il lui fut donne tant de choses, qu'en un instant l'etranger se trouva riche." On l'emmene a Chamly-Bill, on feta sa venue; Kourroglou improvise pour lui au dessert, et, dans une de ses strophes, il lui dit: "Personne sur la terre ne connaitrait mes hauts faits sans mes jolies chansons. Oui, tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour mes amis, et la passion d'un gain egoiste ne s'est jamais elevee dans mon ame." [Illustration: Kourroglou s'approcha d'Ayvaz. (Page 9.)] "Mais ecoutez maintenant, s'ecrie le rapsode, l'histoire de la princesse Nighara, fille du sultan de Constantinople." La belle princesse a entendu parler de Kourroglou, et elle s'est eprise de lui sur sa brillante reputation. Un jour qu'elle etait sortie pour se promener dans les bazars de la ville, et qu'au son des tambours, tous les promeneurs et tous les marchands s'enfuyaient pour ne pas payer de leur tete le bonheur de l'apercevoir, un certain Belly-Ahmed (c'est-a-dire _le fameux_ Ahmed), qui se trouvait la, se dit en lui-meme: "Ton nom est Belly-Ahmed, et tu ne verrais pas cette belle princesse?" Il la vit, en effet, et faillit le payer cher; car la princesse, qui n'entendait pas raillerie, le foula aux pieds, et l'eut fait etrangler par ses eunuques, s'il n'eut eu l'heureuse inspiration de lui dire, tout en la suppliant, qu'il etait natif d'Erzeroum. Aussitot la princesse lui demande s'il n'a point vu dans ces contrees un certain Kourroglou, et Belly-Ahmed, qui n'est point sot, se hate de se donner pour un de ses serviteurs. Alors la princesse lui jette de l'or a poignees, et lui remet, pour son maitre, son propre portrait avec une lettre ainsi concue: "O toi qui es appele Kourroglou! la gloire de ton nom a jete un charme sur nos contrees. Je me nomme Nighara, fille du sultan Murad. Je te dis, afin que tu l'apprennes, si tu ne le sais pas encore, que j'eprouve un ardent desir de te voir. Si tu as du courage, viens a Istambul, et enleve-moi." Belly-Ahmed part pour Chamly-Bill, et se presente aux sentinelles qui s'emparent de lui et le conduisent a Kourroglou. Celui-ci lui trouve bonne mine, le fait asseoir, et envoie son bel echanson Ayvaz lui chercher du vin. Alors recommence avec Ahmed un dialogue dans la forme de celui qu'on a vu au chapitre precedent, entre Kourroglou et Khoya-Yakub. "As-tu vu un plus beau cheval que mon Kyrat?---Je n'en ai pas vu.--As-tu vu un plus beau guerrier que mon Ayvaz?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu une plus belle fete, etc.--Mais, o Kourroglou! j'ai vu, a Istambul, la princesse Nighara!" Kourroglou dresse l'oreille, lit le billet, regarde la miniature, fait seller Kyrat; et part en laissant Belly-Ahmed enchaine dans un cachot, comme il avait fait pour Khoya-Yakub; en pareille circonstance, c'est sa facon d'agir. [Illustration: Ayant entendu la proclamation... (Page 2l.)] Ayant passe les portes de la ville (Constantinople), il descendit de cheval, et Kyrat le suivit par les rues. Ce merveilleux cheval (descendant a coup sur de celui qui portait les quatre fils Aymon), sachant bien qu'il pourrait eveiller, par sa beaute, la convoitise des etrangers, ou _craignant qu'on ne jetat sur lui quelque charme_, "avait l'esprit de laisser tomber ses oreilles comme un ane, de rebrousser son poil, d'emmeler sa criniere, enfin de se donner l'apparence et la demarche d'une rosse." Kourroglou vit une femme decrepite dont le dos _avait la forme courbee de la nouvelle lune_, et connut a son air que c'etait une sorciere. Il lui demande l'hospitalite. Elle s'excuse sur sa pauvrete. Il lui donne de l'or, elle s'attendrit. Mais arrives a la maison de la vieille, Kourroglou, qui veut y faire entrer Kyrat, trouve la porte si basse, qu'il est oblige de partager la muraille en deux d'un coup de sabre. La dame pleure, le bandit l'apaise en lui promettant de lui faire rebatir une _belle grande porte_. L'ecurie etait confortable; mais il n'y avait dans les mangeoires qu'un peu de paille et de ronces seches. Heureusement Kyrat n'etait pas degoute, et, comme son maitre, mangeait ce qui se trouvait, _pourvu que ce fut un peu moins dur que la pierre_. Kourroglou trouva la maison propre et bien aeree, mais depourvue de tapis. Or, un Persan se passera de tout volontiers plutot que de tapis. Une chambre honorable doit en avoir un en laine etendu au milieu, deux etroits en drap feutre, places de chaque cote du premier, dans le sens de la longueur, et un quatrieme en pur feutre, appele le serendaz, place en travers sur le tout. C'est la qu'un gentleman persan boit, mange, cause, et digere convenablement. "Mere, dit Kourroglou a la vieille, va m'acheter au bazar un assortiment de tapis; que le feutre soit de la manufacture de Jam, et que celui du milieu soit des fabriques du Khorassan. Voici encore une poignee d'argent." Il s'installe bientot sur ses beaux tapis, ote son armure, dont la vieille suspend une a une les diverses pieces a la muraille, et lui donne encore une poignee d'argent pour qu'elle aille acheter une robe neuve; car la sienne est si vieille et si malpropre, que le sybarite Kourroglou _ne peut la regarder_. "Voici un vrai fils pour moi! dit la sorciere. Puisse-je rencontrer une douzaine de tels enfants!" Elle s'en va chercher des habits neufs tout faits dans la boutique d'un tailleur, et enveloppe sa bouche d'un mouchoir blanc pour cacher a son hote delicat sa bouche edentee. Sous pretexte de l'arrivee prochaine de douze pretendus amis qu'il doit regaler, Kourroglou lui commande un enorme souper, riz, beurre, epices et viandes en abondance, le tout dans un grand bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand il fut rempli et pret a servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de laver Kyrat; il s'etait lave aussi les pieds et les mains, avait recite devotement son Namaz, ni plus ni moins qu'un bon pere de famille, et se sentait grand appetit. Il alla chercher lui-meme a la cuisine la montagne de riz et de viande, et apres que son hotesse eut etendu sur lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit sa main comme _la patte d'un lion_, et se mit a jeter des poignees de viande dans sa bouche comme dans une caverne. Au milieu de ce repas pantagruelesque, dont le recit detaille et repete doit, je m'imagine, faire une vive impression quand les rapsodes le declament a un auditoire de pauvres diables maigres et affames, Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agreablement. "Ma vieille, je veux dire ma jeune beaute (car la sorciere trouve la premiere epithete grossiere et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur que le souffle de la destruction ne vienne a s'elever dans ton estomac, et que je n'aie a rendre compte de toi au jour du jugement." La vieille se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour vivre une semaine et regaler encore ses voisines. Elle disait s'etre rassasiee a la seule odeur des mets en les faisant cuire; mais quand elle vit la devastation que son hote portait dans l'edifice, elle craignit d'aller se coucher a jeun, et plongea sa main decharnee dans le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un acces de toux durant lequel Kourroglou mit a sec le fond du plat; et quand elle voulut ramasser ses nappes, elle s'apercut avec effroi que la nappe de cuir avait disparu, "Qu'en as-tu fait, mon fils?--Etait-ce donc la nappe? dit Kourroglou; j'ai trouve le dernier morceau un peu dur et amer. J'ai eu quelque peine a l'avaler. Pourquoi ne m'as pas tu averti?--Helas! pensa la vieille, mon hote n'est autre que la famine personnifiee. Si sa faim recommence, il avalera mon pauvre corps." Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya beaucoup la vieille. "De quoi t'inquietes-tu? lui dit-il; si tu veux sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me marcher sur le corps; je ne m'en apercevrai point." Couchee dans la meme chambre, la vieille, pensant que son hote avait de mauvais desseins, _parce qu'il avait beaucoup mange_, ne put fermer l'oeil. "Veilles-tu, mere? --Helas! oui; je me demande si tu n'es pas Nazar-Djellaly. --Non.--Tu es donc Guriz-Oglou--Erreur. --En ce cas, tu es Reyhan l'Arabe?--Encore moins. --Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu es Kourroglou!--Tu l'as dit. Je viens ici pour enlever la princesse Nighara." _La langue de la vieille se raidit dont sa bouche_. "Allons, n'aie pas peur, vieille carcasse.--Comment serais-je rassuree? Quand un enfant crie, sa mere lui dit pour le faire taire: "Tais-toi, ou le loup viendra te manger;" et l'enfant crie encore. La mere dit: "Voici le leopard;" l'enfant crie plus fort. La mere dit alors: "Voici Kourroglou qui va t'emporter;" l'enfant se tait et cache sa figure dans l'oreiller. Kourroglou jure par le plus pur esprit du Createur du ciel et de la terre qu'il la traitera comme sa propre mere si elle ne le trahit pas; mais que, dans le cas contraire, fut-elle assise dans le septieme ciel, il lui jetterait un noeud coulant pour l'en arracher; et quand meme elle se changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la terre, il l'en retirerait avec des pinces pour la mettre en pieces. Des le matin, Kourroglou va au bazar et y achete un habit blanc pareil a celui que portent les mollahs, puis une cornaline sur laquelle il fait graver le chiffre du sultan. Enfin, il fait l'emplette d'une excellente guitare dont le manche se devisse et se retire a volonte. Il met le cachet et l'instrument ainsi demonte dans sa poche, et, muni de ses moyens de seduction, il aborde un fakir et le prie de venir reciter a sa mere mourante quelques versets du Koran. Quand il l'a amene chez la vieille, il lui ordonne d'ecrire sous sa dictee une lettre de passe moyennant laquelle il se presentera comme un _mollah_, un _chavush_, c'est-a-dire un pelerin de la Mecque, un saint homme envoye par le sultan a sa fille, et franchira les portes du palais. Le fakir, qui croit Kourroglou incapable de lire l'ecriture, le trompe, et ecrit a la princesse, au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand coquin de la terre, et qu'il lui recommande de lui faire donner le fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l'epaule du secretaire infidele, l'etrangle a demi, le reduit a l'obeissance, scelle la lettre avec le cachet contrefait du sultan, et pour mieux s'assurer de la discretion du fakir, lui donne un tel coup sur la tete, _qu'elle s'aplatit comme un livre qui se ferme_. Il le pousse ensuite dans un coin de la chambre, donne un coup de pied au mur qui s'ecroule et ensevelit le cadavre sous ses ruines. On ne peut pas mieux expedier une affaire; mais le recit en est fort long et fort curieux, a cause des sentences et des formes du dialogue, mele toujours de plaisanteries et de ferocite. La vieille criait et se frappait la poitrine, "Jamais le sang innocent n'avait ete repandu dans ma maison, et tu l'as souillee!--Veux-tu donc que je te tue aussi, infidele sunnite? lui repond Kourroglou, et que je fasse tomber le reste de ce mur sur ton corps fletri?" Kourroglou se revet du costume blanc des mollahs, entoure sa tete de plusieurs aunes de linge blanc, cache sa guitare dans sa poche, son poignard dans son sein, et, le rosaire dans une main, le baton de voyage dans l'autre, il franchit, grace a la feinte lettre et au sceau apocryphe du sultan, les portes sacrees du palais. "De cette maniere, dit le rapsode avec un melange de sympathie et d'indignation, il fut permis a ce larron des larrons d'entrer dans le harem... a cet homme capable de couper le sein d'une mere nourrissant son enfant!" Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive aux jardins fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins d'eau courante et des fontaines qui s'elancaient en jets. Kourroglou plia son manteau en quatre, et s'assit dessus au bord d'une des pieces d'eau, le rosaire a la main, les yeux a demi fermes, comme un vrai Raminagrobis, ce qui ne l'empechait pas de voir distinctement, dans un kiosque ouvert, la belle Nighara _buvant du vin_ avec plusieurs belles filles de sa suite. Une d'elles vint au bord du bassin pour chercher de l'eau, quoiqu'il ne paraisse pas que Nighara ait eu l'habitude d'en mettre beaucoup dans son vin. "Homme, qui es-tu? dit la suivante effrayee.--Homme! s'ecrie Kourroglou, quel nom est-ce la? ne peux-tu, fille impure, me saluer du nom de Hadji? et la princesse Nighara ne peut-elle se donner la peine de chausser sa pantoufle a demi pour venir au devant du royal chavush Roushan, envoye ici de la Mecque par le sultan Murad?" Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit a une recompense immediate. Un khan, en pareille circonstance, detache ordinairement sa riche ceinture, et la presente au messager. La suivante de Nighara court au kiosque, et commence par s'emparer du chale et des bijoux de la princesse qui etaient poses sur le tapis. "Es-tu ivre? dit la princesse etonnee d'une semblable audace.--C'est toi-meme qui es ivre, repond l'autre sans se deconcerter. Ce que je prends m'appartient; j'apporte la nouvelle qu'un saint homme est arrive de la Mecque avec un message pour toi. _Un feu divin brille dans ses yeux, et son visage en renvoie les rayons vers le soleil_." "Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J'ai lu dans les traditions sacrees que ceux qui vont au devant d'un pelerin de la Mecque sont preserves d'etre brules par la flamme de l'enfer, si la poussiere des sabots de son cheval tombe seulement sur eux." Pendant ce temps, Kourroglou avait ote sa robe et son turban de pelerin; il avait mis son bonnet sur l'oreille, a la facon des dandys kajjares, rajuste les plis de son bel habit vert-olive, et noue gracieusement le cachemire qui lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse princesse vit le saint homme transforme en un superbe brigand a grandes moustaches, elle commenca, non par s'enfuir, mais par faire attacher les pieds de la suivante qui s'etait ainsi trompee, et sous pretexte qu'elle avait du recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle lui fit appliquer une vigoureuse bastonnade sur les talons, puis s'approchant de Kourroglou, qui essayait de justifier la suivante en se declarant un _amoureux sans argent_, incapable de seduire personne par des presents, elle lui donna un grand coup de pied dans la poitrine. "Princesse, dirent les suivantes, c'est une pitie de te voir ainsi profaner ton joli pied contre la poitrine non lavee de ce miserable.--Taisez-vous, sottes filles, dit le bandit sans se deconcerter; vous ne savez pas que mon sein est plus precieux que le talon de votre maitresse." Alors il prit sa guitare et improvisa: "Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et de la violette. Comme elles tu fleuris dans la solitude. Tu es une fleche au fond de mon coeur." Nighara etait indignee. Kourroglou chanta encore: "Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps; tu es le coing embaume et la grenade vermeille, etc." Au lieu de s'adoucir a de tels compliments, la farouche Nighara fait un signe a ses femmes, et aussitot une grele de coups tombe sur l'audacieux. "Dieu vous preserve, s'ecrie en cet endroit le rapsode, de tomber sous les ongles d'une femme irritee!" En un instant les vetements de Kourroglou volerent en pieces: "Princesse, dit-il, si tu n'as pitie de moi, montre au moins quelque merci envers ces pauvres filles. Leurs mains deviendront calleuses a force de me battre." La princesse dit a ses suivantes: "Allons prendre un peu de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions battre encore cet imposteur." Mais en retournant vers son kiosque, elle regarda en arriere, remarqua les traits de Kourroglou, et le trouva beau. Aussitot il oublia la cuisson des coups d'ongles et des coups de verges, reprit sa guitare et chanta: "O Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se changer en pierre? Tu m'as renverse sur le visage. Puissent tes yeux etre remplis de larmes!" Nighara, qui ne pouvait detacher ses yeux de ce male visage, se fait apporter du vin. "Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le," lui chante encore Kourroglou. En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n'en avait pas goute depuis son depart de Chamly-Bill, oubliait toutefois son desespoir amoureux "pour se lecher les levres." Nighara, emue de pitie, lui fit apporter un bassin de baume _mumiah_, en disant: "Je ne desire pas ta mort; bois et va-t'en." Kourroglou gouta le baume, fit la grimace, et demanda du vin. "Ah! saint homme, tu bois la liqueur defendue par le Prophete, dit la princesse irritee de nouveau. Eh bien, nous t'en donnerons; mais tu danseras pour nous divertir; apres quoi nous te battrons encore et te jetterons dehors." Nighara disparait, et revient avec ses femmes, qui apportent des tapis, des vins et des mets divers. On etend les tapis sur le gazon, on sert le festin au bord de la fontaine. La demarche de la princesse etait pleine d'agrements et de graces, et, malgre sa fureur, elle avait arrange ou plutot derange sa toilette pour etre plus seduisante. Kourroglou chanta: "O aghas, mes freres! Nighara est venue! Des larmes de joie coulent de mes yeux. L'Armenien aime sa croix, bien que son prophete ait souffert sur la croix! Voyez comme elle a orne ses cheveux noirs, auxquels elle a permis de tomber sur son cou delicat! Elle est venue!" "Elle est venue pour m'apprendre la beaute. Nighara est venue pour tuer Kourroglou; elle est venue!" La princesse le regardait toujours; mais, comme les femmes de chez nous, elle se montrait toujours plus cruelle pour se faire aimer davantage; seulement, ses facons d'agir etaient un peu plus energiques. Elle le fit battre de nouveau, et cette fois si serieusement, que Kourroglou, vaincu par la souffrance, _se roulait par terre_. Ne faut-il pas s'etonner ici de voir ce heros, dont la force fabuleuse detruisait des legions et se frayait un passage au milieu des armees, pousser la douceur et la soumission envers le beau sexe jusqu'a se laisser mettre en lambeaux, ni plus ni moins que n'eut fait Don Quichotte, le modele de la chevalerie? Cet ensemble de force et de tendresse caracterise Kourroglou d'un bout a l'autre du poeme. Enfin, n'en pouvant plus supporter davantage, mais ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se jette dans la piece d'eau, la traverse a la nage, en elevant sa guitare au-dessus de sa tete, et gagnant le milieu, ou l'eau jaillissait d'un pilier de marbre, il s'assit en cet endroit. Les femmes commencerent a lui jeter des pierres, "O Belli-Ahmed! tu m'as trompe, pensait Kourroglou. Elle ne m'a jamais aime." Alors il se mit a chanter, et la, vraiment, il lui dit de si belles choses, que son sein commence a palpiter, et qu'elle l'ecoute "avec un plaisir toujours croissant. "Le soleil est leve sur la colline de l'Orient. Elle est le jardin des fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses joues. Que nul ennemi n'ose regarder dans le jardin de l'amant!... O Nighara! celui qui touchera ta ceinture une fois seulement deviendra immortel." CINQUIEME RENCONTRE. Le soir approchait. La fraicheur de l'eau calmait les souffrances de Kourroglou. La princesse se dit: "Il repete sans cesse le nom de Kourroglou. Ah! si c'etait lui-meme! Parle, avoue la verite, lui dit-elle, es-tu Kourroglou?" Et comme il l'assurait, elle reprit: "Kourroglou est, dit-on, de la meme taille que mon pere le sultan. Je vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue pour toi, je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin que tu deviennes plus grand. Si elle est trop courte, je te ferai couper les pieds. Si elle est trop large, je te ferai ouvrir le ventre, et on le remplira de paille pour te grossir." Kourroglou dit: "Tu me punis selon le code d'Abou-Horeyra. N'importe, j'essaierai la robe." Il sortit de l'eau, et Nighara, de ses propres mains, lui passa la robe. Elle semblait avoir ete faite pour lui. Alors ils jeterent leur main autour du cou l'un de l'autre, et entrerent dans le pavillon, ou, suivant la coutume turque, ils burent dans la meme coupe. Alors la princesse dit: "As-tu amene ici ton fameux cheval Kyrat?--Oui, je l'ai amene.--Il faut donc que tu trouves pour moi un autre cheval aussi bon que Kyrat." Kourroglou voyant les progres qu'il faisait dans le coeur de la princesse se mit a chanter: "Humide, humide est la neige que l'on voit au sommet des grandes montagnes! Tes yeux brillants soufflent la fraicheur sur mon coeur embrase! Mon cher amour est couvert d'habits couleur de rose; elle est tout entiere d'une teinte rose. L'eau qu'elle boit est aussi pure que l'azur du ciel. Ses yeux sont enivres d'amour et de vin. "Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener dans ces bosquets? Je ne puis marcher en liberte dans le monde, car le monde est trop etroit pour moi." Kourroglou ayant combine son plan avec la princesse, reprit ses habits de mollah et sortit du harem comme il y etait entre. Il fut arrete a la porte par les gardes, qui lui dirent: "Saint homme, puisque tu as acces aupres de la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire toucher notre paie; car, depuis le depart du sultan son pere, nous n'avons pas recu une obole. --Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, et, en attendant, pour lui marquer votre mecontentement, vous devez abandonner vos postes, et vous refuser a escorter la princesse." Ayant donne cet avis charitable, le fourbe retourne chez sa vieille hotesse, et va ensuite acheter au bazar un beau poulain de trois ans, le ramene a l'etable, prepare lui-meme la selle, et, au lever du soleil, en entendant les trompettes sonner pour annoncer une promenade de la princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, lui conseille de se cacher afin de n'etre point persecutee a cause de lui, et monte sur Kyrat, suivi par le poulain attache a son etrier, il s'en va sur la route attendre Nighara, qui bientot arrive dans son chariot. Il l'enleve des bras de ses femmes, la met en croupe et s'enfuit avec elle dans le desert. La, tombant de fatigue, il s'etend sur le gazon et cede au sommeil. La princesse lui demande s'il compte dormir longtemps. "Mon sommeil est de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois journees, le plus long est de sept journees. Mais ecoute, ma bien-aimee. Kyrat a le don de pressentir l'approche de mes ennemis. Quand l'ennemi se met en route pour me poursuivre, Kyrat hennit; quand l'ennemi est a moitie chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines; quand l'ennemi est tout pres de se montrer, Kyrat gratte la terre et l'ecume lui vient a la bouche." La princesse se plaint vainement du long somme dont son amant la menace en plein desert et au milieu des dangers. Il faut que Kourroglou dorme ou qu'il perisse; a cette robuste organisation il faut un repos semblable a celui de la mort. Elle examine Kyrat avec inquietude, et quand elle a vu signaler le depart et la marche de l'ennemi, quand elle a remarque ses sabots grattant la terre et sa bouche couverte d'ecume, elle eveille Kourroglou, ainsi qu'elle a ete avertie par lui de le faire. Aussitot il se leve, rattache les sangles de son coursier, fait monter Nighara sur l'autre, et attend de pied ferme le jeune sultan Burji, qui accourt a la delivrance de sa soeur Nighara. Kourroglou, par ses terribles chansons, porte l'epouvante dans le coeur des guerriers du prince, et bientot, s'elancant au milieu d'eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. Mais Burji-Sultan, resolu a reconquerir sa soeur, s'elance seul contre lui. "Que faire? dit Kourroglou dans son coeur; si je tue le frere de ma bien-aimee, elle ne me le pardonnera jamais et remplira ma vie d'amertume." Nighara se prend a pleurer. "O Kourroglou! je n'ai qu'un frere, ne le tue pas.--Mon amie, ne crains rien," dit Kourroglou. Et, s'adressant au prince: "Le chef de tes ecuries ne gagne pas le pain qu'il mange; il n'a pas seulement serre les sangles de ton cheval. Je t'avertis que tu roules sur ta selle. Descends et raccourcis tes sangles, tu combattras ensuite contre moi." Le Turc credule descend pour arranger sa selle. Pendant ce temps, Kourroglou s'approche avec precaution, le renverse, s'assied sur lui et feint de vouloir le tuer. Burji pleure et se lamente: "Le sultan mon pere n'avait qu'une fille et un fils; tu enleves l'une, tu vas tuer l'autre. Toute la famille va etre eteinte.--Je t'accorde la vie a condition que tu me donnes ta soeur en mariage. Je suis aussi savant qu'un mollah; j'ai lu les sept volumes des commentaires arabes sur le Koran; je sais par coeur toutes les formules usitees dans les mariages." Le prince prononce avec lui la priere nuptiale consacree par le Koran, et lui accorde sa soeur. Kourroglou le releve, l'embrasse au front, et lui dit: "Desormais, au nom et par l'autorite du sultan Murad ton pere, je gouverne et regne a Chamly-Bill. Ou aurait-il trouve un meilleur parti pour sa fille?" En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou et Nighara traversent encore quelques aventures. Ils penetrent dans le camp d'un jeune Europeen qui tombe amoureux de Nighara, et veut l'enlever a son epoux. Kourroglou est force de detruire sa suite et de piller ses tresors; il est meme au moment de le tuer pour lui apprendre a vivre, lorsque Nighara, touchee de l'amour de ce jeune homme, le fait sauver, et menace Kourroglou d'avaler un poison mortel cache dans l'anneau qu'elle porte au doigt s'il n'abandonne pas sa poursuite. Kourroglou se soumet, et continue son voyage avec elle. Nighara montait a cheval aussi bien que lui-meme, et pouvait fournir une course aussi hardie, aussi rapide que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer une riche redevance, et la, encore, Nighara obtint grace de la vie pour le marchand. Elle blamait beaucoup son epoux de commettre toutes ces violences. Il lui repondit avec la franchise d'un honnete Turcoman: _Je ne laboure ni ne trafique; il faut donc que je vole_. L'argument etait sans replique. Enfin ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands vinrent a leur rencontre avec des acclamations, des chants et des decharges de mousqueterie. "Guerrier, dit la princesse a Kourroglou, lequel d'entre eux est Ayvaz? Montre-le-moi. Improvisation de Kourroglou: "Regarde ici, mon cher amour: ce cavalier est Ayvaz. Regarde-le, et preserve mon ame du lit de feu de la jalousie. Regarde, voila Ayvaz; mais ne tombe point amoureuse de lui. Dans sa main etincelle un bouclier hezzare. Le miel de l'eloquence est sur sa langue; et _la ligne du pinceau de la main du Tout-Puissant_ est sur l'arc de ses sourcils. Regarde; mais n'en tombe pas amoureuse. Ce n'est qu'un garcon de quatorze ans. Une plume de grue est sur sa tete. Ce cavalier est Ayvaz, oui, Ayvaz lui-meme." Il presenta alors son epouse a ses compagnons en leur disant: "Nous devons tous l'honorer, elle est la fille du sultan de Turquie;" et Nighara s'etant assise sur le seuil de la porte de la forteresse, les sept cent soixante-dix-sept cavaliers de la garde sacree de Kourroglou se prosternerent devant elle, "O Dieu! s'ecria Kourroglou, sois beni et ton nom glorifie! Je dois a ta seule bonte d'avoir realise mes plus cheres esperances!" Il frappa les cordes de sa guitare et chanta ainsi: "Les nuages de l'adversite ont ete dissipes par la foi de Kourroglou. Ils se sont evanouis comme la brume du matin. Voici mon Ayvaz." Nighara fit son entree couchee sur les riches coussins d'un palanquin d'honneur. Toutes les femmes et toutes les esclaves de Kourroglou vinrent a sa rencontre, et l'introduisirent respectueusement dans le harem. Belly-Ahmed fut tire de sa prison et recompense par un des premiers grades dans la troupe. Ce meme jour, on celebra le mariage de Kourroglou et celui d'Ayvaz, auquel le maitre donna une femme. Les musiciens, danseurs et jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par torrents, et il coule encore a cette heure, dit ordinairement le _khan_ pour clore cette rapsodie. SIXIEME RENCONTRE. Dans un des districts de l'Anatolie vit une grande tribu de nomades connus sous le nom de Haniss. Elle est composee de trente mille familles qui sont toutes riches et qui habitent un pays magnifique. Chacun de ces chefs consacre sa vie a quelque objet favori. L'un aime les beaux velements, un autre prefere les femmes, et un troisieme est passionne pour les chiens de chasse ou les faucons. Leur chef, Hassan-Pacha, aimait les chevaux par-dessus tout. Quand il entendait parler d'un beau cheval, il n'epargnait ni argent ni peine pour se le procurer. Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses ecuries, et, apres avoir examine plusieurs de ses chevaux, il dit a son vizir: "Certainement, aucun roi, dans les cinq parties du monde, ne peut se vanter d'avoir une ecurie comme celle-ci." Le vizir repliqua: "Aucun roi, il est vrai, n'a d'ecurie comme celle-ci; mais Kourroglou a un cheval a Chamly-Bill, du nom de Kyrat, et Keyvan lui-meme, celui qui gouverne les sept cieux, ne possede pas son pareil.--O mon vizir! je suis pret a donner tout ce que j'ai pour acquerir ce joyau.--Pacha, ce n'est pas chose facile. Kourroglou ne manque pas d'argent, et il n'y a aucune possibilite de lui prendre son cheval de force.--Vizir, a l'homme qui m'amenera ce cheval je donnerai la moitie de mon pouvoir; s'il dit: "Ce n'est pas assez," je lui donnerai la moitie de mes richesses; et si cela meme ne le contente pas, j'ai sept filles, il aura la liberte de choisir la plus belle pour sa femme. Va, et fais proclamer a son de trompe, dans la direction des quatre vents, a tous les camps de notre tribu, l'ordre suivant: "Qu'il soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, il sera mon gendre celui qui m'amenera Kyrat." Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton nomme Hamza, dont la tete et les sourcils etaient chauves, et qui etait marque de petite verole. Cet homme, ayant entendu la proclamation, accourut aupres du vizir nu-pieds et a peine vetu. "Que proclame-t-on ainsi, vizir?--Qu'est-ce que cela te fait, a toi, vilaine tete chauve?--Je demande seulement de quoi il s'agit?" Le vizir le mit au fait, et ajouta: "L'homme qui reussira sera riche.--Qu'ai-je besoin d'argent? dit Hamza; douze livres d'ecorce de melon d'eau que l'on me donne a manger chaque jour dans les cuisines suffisent a mon appetit." Le pacha promet de partager son pouvoir et ses richesses, et de donner l'une de ses sept filles pour femme a celui qui lui amenera Kyrat. Aussitot Hamza dressa les oreilles. "Vizir, j'ai vu les sept filles du pacha; mais s'il consentait a me donner la plus jeune...--Celui qui amenera le cheval aura le droit de choisir." Hamza se frappa la poitrine avec ses deux mains, et dit: "Regarde-moi, regarde-moi; je suis l'homme qui choisira.--En verite? dis-moi comment, par exemple.--Le pacha aura Kyrat; mais il faut que tu me conduises d'abord en sa presence." Le vizir pensa: depuis tant de jours que nous faisons publier cette proclamation, il ne s'est encore trouve personne qui voulut en profiter. Voici le premier et le dernier; il faut le faire voir au pacha. Hamza fut introduit devant le pacha. "Est-ce toi, pauvre tete felee, qui as promis de m'amener Kyrat?--Moi-meme; mais que me donneras-tu pour cela, pacha?--Je te donnerai la moitie de mes richesses.--Je n'ai pas besoin de richesses,--Je te donnerai la moitie de mon pouvoir.--Je n'ai pas besoin de ton pouvoir; qu'en ferais-je?--Tu choisiras celle de mes filles que tu voudras.--Pacha, je ne puis croire a tes paroles.--Que puis-je faire de plus pour te convaincre?--Jure, en baisant le Koran, que, dans le cas ou tu violerais ta parole, tu divorceras d'avec chacune de tes sept femmes." Le pacha en fit le serment. Hamza lui dit: "Je suis depuis longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles; si je perds la vie dans cette expedition, je n'en aurai nul regret; si, au contraire, je ramene le cheval, j'aurai ta fille." Le pacha dit: "Tu l'auras;" et il baisa le Koran. Hamza partit en hate pour Chamly-Bill, ou l'arrivee d'un pauvre diable comme lui fut a peine remarquee. Apres un mois de sejour dans ce lieu, il pensa dans son coeur: "Tachons de pecher Daly-Ahmed avec l'hamecon de l'amitie. Je trouverai peut-etre ainsi moyen de m'introduire dans l'ecurie." Il entra alors dans la cour de l'ecurie avec circonspection et a pas lents. Apres avoir dechire sa chemise sur sa poitrine, il ramassa un tas de fumier; et, se jetant dessus, il se mit a pleurer et a gemir a haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux comme la pluie d'un nuage. Daly-Mehter, ecuyer de Kourroglou, passait justement de ce cote; il vit un malheureux, tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier. Son coeur fut emu de pitie. Tout le monde sait que les fous[26] sont tres-portes a la pitie: "Pourquoi cries-tu ainsi, tete chauve?" Hamza repondit: "Puisse-je devenir ton esclave! Je suis orphelin et etranger; grace a la laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre a son service. Je desirerais pourtant trouver un maitre qui put me donner un morceau de pain." Daly-Mehter pensa: "Tout le monde vit du pain de Kourroglou; je prendrai cet homme a l'ecurie, et je le nourrirai." Pour commencer, il releva ses manches jusqu'au coude; et remplissant un vase d'eau chaude, il lava la tete d'Hamza, et, l'ayant nettoye entierement, il lui donna ses vieux habits pour se vetir. Hamza le chauve montra tant de zele et d'habilete dans son service, que la raison de Daly-Mehter lui echappait d'etonnement. Un des deux meilleurs chevaux de cette ecurie etait Kyrat, qui etait attache, par une jambe, a une chaine dont Kourroglou portait toujours la clef dans sa poche. L'autre, monte habituellement par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval etait aussi attache separement, et la clef de son cadenas etait dans la poche de Daly-Mehter. [Footnote 26: Par allusion a la signification litterale du mot _daly_, fou, tete faible.] Toutes ces circonstances furent bientot connues de Hamza, qui commenca a desesperer de pouvoir jamais s'emparer de Kyrat. Kourroglou vint un jour a l'ecurie, et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un miserable en guenilles et a tete pelee, qui etrillait Kyrat avec une brosse et un morceau de drap. Kourroglou et Hamza ne s'etaient jamais vus auparavant. Kyrat etait tendu comme un arc, sous la pression de la puissante main de Hamza; et sa robe etait toute luisante, par le fait de son excellent pansement. Kourroglou trembla de toutes ses jambes, et pensa dans son coeur: "L'homme sous le bras duquel Kyrat est plie ainsi ne peut pas etre un homme ordinaire." Il cria: "Chien pele, tu vas emporter la peau du cheval: est-ce la la maniere de l'etriller?" Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, et, le levant sur Kourroglou, il cria: "Que viens-tu faire dans cette ecurie? Va-t'en, vagabond." Car, il lui avait ete enjoint par Daly-Mehter de ne permettre a personne d'entrer dans l'ecurie. Kourroglou dit: "Fou, comment oses-tu lever ta main sur moi?" Daly-Mehter fut tire de son sommeil par ce bruit. Il se releva, et salua son maitre: "Quel est cet homme que tu as engage a mon service?--Puisse-je devenir ta victime! Des milliers de gens vivent de ton pain. Cette tete chauve est tres-habile et tres-adroite, et peut, aussi bien que tant d'autres, profiter de tes largesses.--Je ne refuse mon pain a personne; qu'il en mange autant qu'il voudra; mais, a juger de ses jambes et de toute son allure, je n'attends rien de bon de lui; il a l'air d'un voleur de chevaux.--Oh! non, seigneur; s'il etait de fer, on ne pourrait faire plus de cinq aiguilles de ce pauvre diable!" Hamza comprit alors que c'etait la Kourroglou, il jeta son marteau a terre, et, dans sa terreur, il courut se cacher sous le bat d'une mule. Kourroglou, avant de quitter l'ecurie, dit a Daly-Mehter: "Attache toujours un oeil vigilant sur mon cheval; ne donne ta confiance a personne." Il ne poussa pas plus loin cette enquete. Plus Hamza restait attache a l'ecurie, plus il reconnaissait l'impossibilite de voler Kyrat. Il dit donc dans son coeur: "Si ce n'est Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le premier est pere du second, et sa mere etait une jument arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l'un ni l'autre: il me croira, il me donnera sa fille; et s'il arrive jamais a connaitre la verite, il ne me l'otera pas, apres que je l'aurai epousee." Pendant la nuit il appreta la selle de Durrat et tous les harnais qui en dependaient. Daly-Mehter etait ivre quand il revint du palais de Kourroglou, et voyant que Hamza pleurait amerement, le visage appuye sur ses mains, comme s'il etait devenu veuf, il demanda: "Qu'as-tu, Hamza?--Seigneur, comment puis-je m'empecher de pleurer? Chaque nuit tu vas avec Kourroglou boire du vin rouge, et tu ne t'es jamais dit: Apportons en quelques gouttes au pauvre orphelin. Helas! qu'est-ce que cela, du vin? je n'en ai jamais vu. Est-ce doux ou acide?" Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l'ecurie, et s'en fut au cellier de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le rapporta, le mit devant Hamza et lui dit: "Bois, tete chauve." Hamza remplit un vase jusqu'au bord, et le tendit a Daly-Mehter. "Seigneur, essaie le premier; que je voie comment tu bois." Daly-Mehter vida le vase jusqu'a la derniere goutte, et dit: "Voici la maniere de boire." Hamza remplit le vase a son tour, et l'ayant approche de ses levres, il donna une secousse si adroite, qu'il repandit tout le breuvage par-dessus son epaule, sans que Daly-Mehter s'en apercut. De cette maniere, il grisa si bien l'ecuyer, que ce dernier a la fin tomba comme mort sur le plancher. Hamza dit dans son coeur: "Il n'est pas convenable que je me montre sous ces haillons." Il ota donc ses vieux habits, et ayant depouille Daly-Mehter, il changea de vetements avec lui. Il trouva dans la poche de l'ivrogne la cle de la chaine de Durrat, conduisit le cheval hors de l'ecurie, lui mit la selle sur le dos, et s'en fut comme une etoile Filante sur la route qui conduisait au camp de la tribu de Haniss. Kourroglou vint de bonne heure a l'ecurie; il n'avait point de ceinture, car il sortait du harem. Il regarda et vit Kyrat a sa place ordinaire, mais Durrat avait disparu. Il devina, tout de suite que la tete chauve l'avait vole. Il appela l'ecuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les yeux, et salua. "Vilain, que signifient ces haillons que je vois sur toi? Quel est ce tour de jongleur?" Le pauvre ecuyer regardait ses habits, et n'en pouvait croire ses yeux. "Ou est Durrat?--Seigneur, Hamza doit l'avoir emmene pour le promener ou le faire boire.--Ne le disais-je pas, que c'etait un voleur de chevaux? Vite, que l'on selle Kyrat!" Kourroglou, arme, monta au sommet de la plus proche montagne, sur laquelle ses sentinelles avancees etaient postees; il examina le pays, a l'aide d'un telescope, jusqu'a ce qu'il decouvrit enfin le fuyard. Il le vit volant comme une fleche vers ses tentes. Il fut transporte de rage et rugit sur la montagne: "Miserable voleur, ou fuis-tu, ou fuis-tu? Tu peux aller aussi loin que Istambul; je t'y suivrai, et je m'emparerai de toi." La voix de Kourroglou, quand il etait en colere, pouvait s'entendre a un mille de distance. Hamza la reconnut de loin, et dit: "O pere celeste, la vie est douce: Malheur, malheur a moi!" Il regarda devant lui, et vit un village a peu de distance. Il dit dans son coeur: "Si je pouvais gagner ce village, mon ame pourrait encore etre sauvee." On voyait un profond ravin a l'entree du village. "Qui peut dire, pensa Hamza, si, avant que j'aie atteint ce village, Kourroglou n'aura pas _brule mon pere!_" Au fond du ravin se trouvait un moulin; le meunier etait absent, et les roues restaient oisives. Hamza y courut, attacha la bride de Durrat a la porte, et entra dans le batiment desert. La, il trouva la robe du meunier qu'il mit sur lui, et il se frotta de farine de la tete aux pieds. On sait que lorsqu'un homme a fait une course rapide, ses yeux sont comme couverts d'un brouillard, et que sa vue n'est pas tres-claire pendant quelque temps. Kourroglou ne reconnut pas Hamza, et demanda: "Meunier, ou est le cavalier qui monte le cheval attache a ta porte? --O mon agha! le cavalier s'est precipite ici, saisi d'une telle crainte, qu'il a couru sa cacher sous la roue." Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval: "Tiens mon cheval." Il tira alors son poignard, et courut a la recherche du voleur. Kyrat avait cette qualite, qu'il obeissait en toute chose a quiconque le recevait en depot de la main de Kourroglou. Il se laissa guider comme un enfant. Hamza, qui n'etait pas sot, jeta la robe de meunier a bas, et sauta sur Kyrat. Il essaya d'un temps de galop, et revint attendre tranquillement Kourroglou, qui, ayant tourne sens dessus dessous tout ce qu'il y avait dans le moulin, et n'y trouvant pas une ame, sortit et vit Durrat a la porte. Aux pieds de Durrat, la robe du meunier gisait par terre; un peu plus loin on voyait le victorieux Hamza sous sa propre forme, monte sur Kyrat. Il pensa dans son coeur: "J'ai fait la un marche capital! plaise a Dieu que je ne le regrette pas quand il sera trop tard!" Et il s'ecria: "Hamza-Beg!--Quel est ton plaisir, noble guerrier?--Nous allons revenir a la maison, mais nous irons au pas, les chevaux sont fatigues.--Ou dis-tu que tu veux aller?--A Chamly-Bill. Tu m'as offense sans raison; et je suis venu le chercher en personne.--Ne plaisante pas davantage, Kourroglou. J'ai cherche le cheval dans le ciel, mais, Dieu soit loue, je l'ai trouve sur la terre. Tu as daigne me faire present de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d'une vie et d'un bonheur sans fin! Seulement ne me demande pas de te suivre.--Je t'en conjure, je l'en prie, Hamza, je deviendrai ton esclave! Dis, sont-ce des richesses, un cheval, une femme, que tu convoites? Guerrier, je te jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le choix; tout ce que je possede t'appartient.--Je ne serai pas la dupe de ta ruse. Ce que je desire ne t'appartient pas: je te ferai connaitre la verite. J'aime la plus jeune des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la donner pour femme, en echange de Kyrat. Depuis six mois et plus, je languissais de desespoir a Chamly-Bill. Maintenant regarde, j'emmene Kyrat, et tu es toi-meme la cause de mon bonheur. Puisses-tu vivre heureux et longtemps! Je m'en vais prendre femme.--Hamza-Beg! rends-moi seulement le cheval, et je t'apporterai sur mon sabre la tete de Hassan-Pacha.--Ce serait une conduite basse de ma part; quelle preuve de courage montrerais-je aux yeux de ma fiancee?" Les prieres et les promesses de Kourroglou ne servirent a rien. Hamza jura par la plus pure essence de Dieu qu'il ne rendrait pas le cheval. Kourroglou poussa un profond soupir du fond de sa poitrine, et dit: "Hamza-Beg! permets-moi de chanter un air qui me vient a la memoire." _Improvisation_.--"Sans Kyrat, la vie et le monde ne sont qu'un fardeau pour moi. Pauvre Kourroglou! maintenant que Kyrat a quitte tes mains, tu dois te frapper la tete de douleur, Kourroglou!" Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait de chanter ainsi: _Improvisation_.--"Tu as du demander Kyrat a Dieu meme. La queue de Kyrat etait un bouquet de fleurs. Monter sur lui c'etait monter le bonheur en personne. O Kourroglou! que Dieu le le rende! Je me noie dans une mer profonde; le chagrin de la perle de Kyrat se pose comme une pierre sur mon ame, et m'entraine dans l'abime. Je suis un paysan, un meunier, loin de moi cette epee, Kourroglou, tu devras maintenant crier "du ble, du ble[27]!" [Footnote 27: C'est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de leur moulin font connaitre qu'ils n'ont plus rien a moudre.] Kourroglou avait l'air d'un fou, il disait: "Sans Kyrat je ne merite pas d'etre un guerrier." Hamza dit: "O Kourroglou! tes paroles ont brule mon foie. Va a Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six mois. A la fin de ce temps, tu peux prendre l'habit d'un Aushik[28], et venir au camp de la tribu de Haniss. Je vais y mener Kyrat, et j'epouserai la fille du pacha; mais je te jure que de meme que j'ai recu Kyrat de tes propres mains, de meme je te rendrai de mes propres mains les renes et le cheval.--Comment puis-je savoir, o Hamza-Beg, si tu es sincere ou non dans tes paroles?--Je jure par le plus pur etre de Dieu. J'ai l'ame noble, et je te le repete encore, je conduirai moi-meme Kyrat par la bride, et je te le rendrai." [Footnote 28: Chanteur improvisateur.] Cela dit, il tourna la tete de Kyrat, et s'en fut vers le camp de la tribu de Haniss. Kourroglou contempla son bien-aime cheval jusqu'a ce qu'il eut disparu dans l'eloignement. Triste, et les yeux baisses, il retourna sur ses pas et monta sur Durrat. Tous les bandits etaient sortis de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, ramene par Kourroglou; mais quand ils virent leur chef seul et monte sur Durrat, ils se dirent entre eux: "Kourroglou aura ete attrape par cette adroite tete pelee." Ils eurent peur de la colere de Kourroglou, et se disperserent dans toutes les directions. Chacun d'eux comme un rat, se cacha dans quelque trou. Ayvaz seul fut assez hardi pour parler, et dit: "Agha, tu as fait un bon marche; Durrat pour Kyrat! As-tu pris le voleur?--Va-t'en, sot enfant!" Le jeune homme effraye s'eloigna. Kourroglou s'en fut dans le harem, et, pendant les six mois qui suivirent, il ne bougea pus de la chambre de Nighara. Au bout de ce temps, il dit: "Nighara, Hamza m'a fait une promesse: il faut que j'aille la-bas et que j'y meure ou que je revienne avec Kyrat." Il se leva, revetit l'habit d'un Aushik, et, apres avoir pris conge de sa femme, il partit. En s'approchant du camp des Haniss, il se preparait a passer une large riviere, quand il remarqua sur le sable la trace des pieds d'un cheval qui l'avait franchie en un saut, d'une rive a l'autre. Il dit dans son coeur: "Nul cheval au monde, excepte mon Kyrat, ne pourrait accomplir une chose semblable. Hamza a du venir ici avec lui." Etant entre dans le camp, il mit un temps considerable a faire le tour des tentes nombreuses et des cordes tendues qui en marquaient les limites. Fidele a son role, il chantait tout le temps de sa plus belle voix, charmant et egayant tous ceux qu'il rencontrait; et toutes ses chansons etaient a l'eloge du cheval. Cette nouvelle parvint bientot aux oreilles du pacha; ce seigneur etait de mauvaise humeur, parce que depuis le jour ou Kyrat lui avait ete amene par Hamza, il n'avait pu encore monter ce cheval, qui etait attache dans l'ecurie et ne souffrait que personne s'approchat de lui, si ce n'est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fut amene en sa presence. Il lui fit un accueil gracieux, et lui permit de s'asseoir dans sa tente. "On dit que tu es habile dans l'art de louer les chevaux: tu arrives justement dans un lieu ou tu peux voir une ecurie qui n'a pas sa pareille dans tout l'univers." Kourroglou eut peur que Hamza-Beg ne le trahit; il regarda, et, voyant que ce dernier etait absent, il chanta l'eloge suivant: _Improvisation_.--"Laissez-moi chanter l'eloge d'un cheval arabe. Sa criniere doit etre comme si elle etait de fils de soie; ses pieds ne doivent pas etre charnus. Ils sont exactement entoures de peau; ses sabots ont l'air d'avoir ete tournes; ses fers ne doivent pas peser plus d'un okha d'argent; il doit etre robuste et d'une taille moyenne; son cou doit etre long, mince et uni comme un ruban. Quand on le sort de l'ecurie, il bondit et se joue de mille manieres."--Bravo, Aushik! cria le pacha, je n'ai jamais entendu louer le cheval avec tant de _methode_. Le celebre Kyrat qu'Hamza-Beg m'a amene possede toutes les qualites que tu as enumerees; mais de quel usage est-il pour moi? Il est si mechant et si fou, que je ne puis pas le monter. Kourroglou dit: "Longue vie au pacha! un cheval fou est le meilleur a monter.--Pour quelle raison?" Kourroglou chanta ainsi: _Improvisation_.--"Un noble cheval marche hardiment, comme s'il cherchait a renverser son cavalier. Il secoue ses oreilles et tire si fort les renes que le cavalier doit le tenir ferme et ne donner aucun repos a ses mains. Le cheval d'un guerrier-belier doit etre fou comme son maitre." Le pacha appela ses serviteurs: "Faites venir Hamza-Beg devant moi. Je desire qu'il ecoute ces belles louanges du cheval." Hamza-Beg avait epouse la plus jeune fille du pacha, et il avait ete eleve au rang de grand vizir. Il vint, vetu d'un riche habit de fourrure; son turban etait du plus beau cachemire, et il avait une suite de trois cents hommes. Il entra, et, saluant a peine de la tete le pacha, il s'assit sans qu'on le lui dit et s'etendit sur son siege. Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de splendeur et de gravite dans un homme qui, six mois auparavant, n'etait qu'un marmiton. Il se leva humblement de sa place et fit un profond salut. Un frisson glacial courut sur toute sa peau, et, en saluant, il placa la main sur son coeur. Ce geste signifiait: Hamza-Beg! sois misericordieux et ne me trahis pas! Hamza-Beg, en reponse, placa la main sur ses yeux, ce qui voulait dire: "Ne crains rien et prends patience[29]!" [Footnote 29: La conversation par signes est portee a une grande perfection en Perse. Je me rappelle qu'une fois, pendant ma visite a un certain beglerberg, on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer sa faute. Le beglerberg ordonna d'apporter les fouets et les felakas. "Je jure que je suis innocent", s'ecria l'accuse, croisant sur sa poitrine ses deux poings fermes avec un seul doigt leve en avant. Les executeurs etaient prets, regardant le beglerberg, qui, de son cote, fixait les yeux sur la poitrine de l'accuse: "Tu es coupable, drole, s'ecria-t-il.--Sur ta tete bienheureuse, je suis innocent", repondit l'accuse, croisant ses poings comme auparavant, avec cette difference qu'il y avait deux doigts au lieu d'un projetes en avant. Ils continuerent ainsi, l'accuse apres chaque menace du beglerberg, croisant ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts leves. Enfin, quand apres une nouvelle protestation, il eut mis ses mains sur sa poitrine avec tous les doigts etendus, le beglerberg dit: "Allons, laissez-le aller. Peut-etre est-il reellement innocent. Retourne a ta maison, et fais que je n'entende pas de plaintes contre toi." Quand je quittai la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques riaient et chuchotaient entre eux, et j'obtins d'eux l'explication suivante: l'accuse avait fait d'abord entendre au beglerberg qu'il lui donnerait un tuman, s'il voulait le renvoyer; ensuite il lui en avait promis deux, trois et ainsi de suite; mais il n'obtint son pardon que lorsqu'il eut promis de payer dix tumans. (_Note de M. Chodzsko._)] Le pacha dit: "Nul doute que l'Aushik ne soit lui-meme un bon cavalier." Il se tourna vers Kourroglou et dit: "Aushik, serais-tu dans le cas de monter mon cheval?" Kourroglou se mit a pleurer et a se plaindre de ce qu'on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou qui le tuerait et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha dit: "N'aie pas peur. Tu auras deux cents tumans de moi. Si le cheval te tuait, l'argent serait remis a ta veuve et a tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu peux descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l'argent comme recompense." Kourroglou dit: "Puisse le pacha nager dans le bonheur, et puisse son regne etre long! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu vivre de longs jours, seigneur!" Le pacha donna ordre au vizir d'aller chercher Kyrat. Le ruse Hamza-Beg pourvut a tout: voyant que Kourroglou n'avait point d'armes avec lui, il reussit, en sellant Kyrat, a cacher une massue sous les housses et suspendit un sabre au pommeau de la selle. Il le brida ensuite et lui noua la queue. Six hommes suffisaient a peine pour conduire Kyrat hors de l'ecurie, tant il etait devenu gras et sauvage, apres six mois de repos. L'ecume jaillissait de ses naseaux. Kourroglou vit tout et chanta: _Improvisation_.--"O toi que j'ai eu pour la premiere fois entre mes mains dans le Turkestan, viens, Kyrat, viens, bonheur de ma vie! Tu es tombe entre les mains d'un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chere de toutes les choses de ma vie, viens! J'ai pour toi un mors fait avec quinze livres de fer. Quand tu es courrouce, tu ne touches pas a ta nourriture de trois jours; tu ne bronches pas dans une course de quarante milles. O Kyrat, toi, la plus chere des choses de ma vie, viens!" Le pacha dit: "Aushik, ma patience est epuisee; je t'ordonne de monter ce cheval a l'instant meme." Kourroglou dit: "Je suis sur que le cheval me tuera. Beni soit le sel que tu m'as donne; sois le protecteur de mes pauvres orphelins!...--Tu peux te tranquilliser; il ne te tuera pas. Je te recommande a la protection des quatre premiers khalifes." En disant ces mots, le pacha mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec les deux cents tumans. Ce dernier dit: "Longue vie au pacha!" et il alla vers Kyrat. Hamza-Beg lui tendit les renes de ses propres mains, et lui dit tout bas: "Guerrier, la parole d'un guerrier est une parole. La promesse que je t'ai faite il y a six mois est remplie." Kourroglou lui dit a l'oreille: "Pour cette conduite genereuse, je te jure, aussi longtemps que j'aurai un morceau de pain, je le partagerai avec toi." Hamza-Beg dit: "Prends le sabre suspendu a la selle, attache-le a ta ceinture, tu trouveras aussi une massue sous les housses." Kourroglou monta sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, il la fit tourner au-dessus de sa tete. Hamza-Beg recula, comme s'il etait effraye, et se cacha dans la foule. Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint si joyeux, qu'il perdit toute sa raison et sa presence d'esprit. Il faisait trotter le cheval dans toutes les directions. Le pacha le rappela: "Aushik, donne-moi le cheval; il me parait tres-doux, ce matin: laisse-moi essayer de le monter." Kourroglou dit dans son coeur: "Je te laisserais plutot monter sur mon propre cou;" et il ajouta tout haut: "Pacha, permets-moi de te chanter un air, d'abord; ensuite, je descendrai.". _Improvisation_.--"Ce cheval peut courir, en un jour, d'Ardibil a Kashan. Qu'importe le sultan, qu'importent tous les pachas a celui qui est monte sur ce cheval? Ce cheval ne s'arrete que tous les trente fersakh. O toi, bonheur de ma vie, tu es encore a moi. "Il a franchi une grande riviere; j'ai reconnu l'empreinte de ses pas. Oh! je baiserai chacun de tes sabots, je baiserai tes deux yeux brulants. Je remercie Dieu de te revoir, o mon Kyrat, bonheur de ma vie; tu es encore a moi." [Illustration: Chien pele, tu vas emporter la peau du cheval. (Page 21.)] Le pacha dit: "Aushik, fais-le galoper encore une fois, je te regarde comme un habile cavalier." Kourroglou passa deux fois au galop pres de l'endroit ou etait le pacha. "Bien, maintenant donne-le-moi, je veux l'essayer moi-meme.--Pacha, tu ne le monteras pas." Le pacha se tourna vers Hamza-Beg, et dit: "Ce fou ne veut pas me rendre le cheval. Si c'etait Kourroglou lui-meme?" Hamza-Beg repondit: "Comment puis-je le dire?--N'as-tu donc pas vu le bandit durant ton sejour a Chamly-Bill?--Je ne l'ai pas vu. Mes yeux aussi bien que mon esprit ont ete occupes tout le temps a trouver quelque moyen de derober Kyrat. Ce Kourroglou a plusieurs milliers de braves guerriers comme lui; qui pourrait jamais tous les connaitre?" Le pacha, tournant son visage vers Kourroglou, dit: "Allons, amene ici le cheval, je veux le monter maintenant." Kourroglou dit: "Sante au pacha! un air me vient dans la tete; ecoute-moi: _Improvisation_.--"Une course sur un cheval bai porte toujours bonheur. Le coeur du cavalier met en lui ses delices. Ses genoux sont noirs, son cou vous rappelle le cou du chameau _bagyar_[30]. Le coeur met en lui ses delices. Quand il marche, son pas est comme le pas du chameau _kosahk_[31]; quand il est en bon etat, son dos doit etre aussi large que sa poitrine, et la distance entre ses jambes de derriere est telle qu'un archer peut s'asseoir entre pour tendre son arc. Le coeur met ses delices en lui." [Footnote 30: Espece de chameau tres-estimee en Perse.] [Footnote 31: Autre espece de chameau.] Le pacha dit: "Tu deviens trop familier, Aushik. Je t'ai deja dit que nous en avions assez; descends. Je desire monter Kyrat moi-meme." Kourroglou sourit avec mepris, et dit: "Pacha sans cervelle! je couvrirai ton turban de boue! Comment peux-tu penser a monter ce coursier? il a plus d'esprit que toi." Le pacha dit: "Hamza-Beg, dis-lui de descendre.--Je le lui ai dit, mais il refuse d'obeir. J'ai peur, en verite, que cet homme ne soit Kourroglou. Pourquoi lui as-tu donne le cheval?" Le pacha dit: "Allons, vite, descends, Aushik, es-tu sourd?" Kourroglou dit: "Pacha, je me rappelle un air; ecoute-moi: _Improvisation_.--"Le cheval est a moi. Je ferai couvrir son precieux dos de housses de soie. Je le ferai baigner dans toute une riviere de vin rouge. C'est l'elu de Kourroglou, l'elu entre cinq cents chevaux. Le coeur met en lui ses delices. Quand le chef des palefreniers, Daly-Mehter, s'approche de lui, il se leve sur ses jambes de derriere, et le palefrenier, pour le panser, est oblige de le frapper sur la bouche avec un baton." [Illustration: Voici mon tribut. (Page 28.)] "Alors tu es Kourroglou, s'ecria le pacha; j'en remercie Dieu! Je t'ai cherche dans le ciel, et je t'ai trouve sur la terre. Je vais te faire mettre en pieces ici, de telle sorte qu'il ne reste pas de traces de toi sur la terre." Hamza-Beg, voyant que la querelle s'echauffait et que les choses, selon toute apparence, deviendraient pires encore, se retira pour voir a quelque distance comment elles finiraient. Le pacha cria: "Hamza-Beg, viens la, voici Kourroglou!" Hamza-Beg repliqua: "Oui, tu l'as dit; mais que puis-je faire contre lui? Ne t'ai-je pas conseille de ne pas lui mettre le cheval entre les mains?" Le pacha fut epouvante, mais il continua d'appeler Kourroglou, lui ordonnant de descendre. Kourroglou chanta ainsi: _Improvisation._--"Hassan-Pacha, ne te fie pas trop a ton pouvoir. J'ai plus d'un serviteur qui te vaut. Que te servira de gravir des montagnes et des rochers? Crois-moi, le pied de ton cheval ne passera jamais sur mes chemins. Aghas, sultans! regardez le vaste desert. J'aurai vos corps enveloppes de la tete aux pieds dans la pourpre du sang. Je vous tuerai tous avant de revoir Ayvaz. Mes serviteurs portent de lourds djezzairs[32] sur leurs epaules. Montrez-moi le heros qui puisse tendre mon arc. Avancez, heroiques beliers! voyons si vous pouvez frapper un bouclier avec vos tetes. Je puis macher le fer et le cracher ensuite vers le ciel. Je suis le seigneur de Chamly-Bill et de ses montagnes couvertes sur leurs cretes de neiges aux mille couleurs. Je compte mille hommes de chaque tribu sous ma banniere. Je puis seul montrer cent mille ingenieuses devises." [Footnote 32: Longue arquebuse appelee aussi shamtal; elle porte a une grande distance.] Le pacha commanda alors a ses hommes de le saisir. Kourroglou, sur cela, s'ecria: "O Ali!" Et tirant l'epee du fourreau, il fondit sur les nomades, comme un loup affame sur un troupeau. Des monceaux de cadavres s'eleverent autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou dit dans son coeur: "Hamza-Beg m'a rendu de tels services qu'il faut que je lui montre ma gratitude d'une maniere sensible. Je tuerai son beau-pere, afin qu'il regne desormais sur la tribu de Haniss." Alors, donnant de l'eperon a Kyrat, il atteignit le pacha, et d'un coup de son sabre il lui aplatit le crane comme la tete d'un pavot. Hamza-Beg vit le sort de son maitre, et, otant son turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat, ce qui signifiait: Nous nous rendons; nous sommes tes prisonniers. Kourroglou dit: "Hamza-Beg, si j'ai tue le pacha, c'etait seulement pour faire de toi son successeur. Si dans ton coeur tu as quelque autre desir, dis-le-moi, que je puisse l'accomplir." Kourroglou, ayant etabli solidement l'autorite de son ami sur les tribus de Haniss, le quitta pour retourner a Chamly-Bill. En passant a travers les camps les plus eloignes, il jeta un regard dans l'interieur de quelques tentes. Les eunuques en sortirent aussitot, et lui reprocherent la hardiesse avec laquelle il se permettait d'examiner l'interieur des tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. Kourroglou demanda si la femme de Hamza-Beg etait la. "Elle y est," fut la reponse. "Combien de filles avait Hassan-Pacha?--Sept; l'une d'elles est mariee a Hamza; les six autres ne sont pas mariees.--Amenez-les ici, et faites-les placer en rang; je desire les voir." Quand ses ordres eurent ete executes, il dit: "Celle-la seule peut partir; c'est la femme d'Hamza-Beg, et elle est pour moi une fille, une soeur." Il fit choix de la plus jolie des sept soeurs, et la placa derriere lui sur sa selle. Il dit a l'eunuque: "Si Hamza-Beg demande ce qu'est devenue la fille du pacha, tu lui diras que Kourroglou l'a emmenee a Chamly-Bill pour son ancien maitre, Daly-Mehter." Et il s'en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu'a ce qu'il fut arrive chez lui. Tous les bandits vinrent a sa rencontre. Kourroglou dit a Ayvaz de faire venir Daly-Mehter devant lui, et d'envoyer la fille du pacha dans son propre harem. Aussitot que Daly-Mehter parut, Kourroglou dit: "Ecoute-moi, ecuyer, j'ai ete irrite contre toi a cause de Kyrat. Faisons la paix. J'ai amene la fille de Hassan-Pacha pour toi." Alors, se tournant vers Ayvaz, il dit: "Qu'aucune depense ne soit epargnee. Il faut que tu prepares des noces splendides; car c'est la fille d'un homme d'un rang eleve; elle doit etre honoree." Les ceremonies et les illuminations durerent pendant sept jours a Chamly-Bill. A la fin du septieme jour, la nouvelle femme de Daly-Mehter fut conduite dans sa demeure. SEPTIEME RENCONTRE. L'histoire d'Hamza-Beg a ete un peu longue; mais il nous semble que si la sultane Scheherazade l'eut racontee au sultan Schaariar, il ne s'en serait pas plaint plus que des autres, et n'eut pas fait couper la tete feconde de la belle rapsode, avant d'avoir vu au moins ce qui etait advenu de la tete chauve d'Hamza. Maintenant Kourroglou arrive a un episode de sa vie qui se distingue de tous les autres par sa brievete et sa couleur sinistre. Il y a un crime dans la vie de ce heros, et a partir de ce moment on voit le signe de la colere divine se lever a son horizon et envahir peu a peu la splendeur de son ciel. Le rapsode n'en fait pas la remarque, il ne dogmatise pas; on voit meme qu'il raconte sans figure et sans complaisantes metaphores, comme a regret et penetre d'effroi, le crime de son heros. Mais l'admirable instinct philosophique qui est dans la conscience des poetes populaires se revele dans l'enchainement des aventures de Kourroglou. Qu'on ne croie donc pas que ce sont des episodes pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie errante. Non; la memoire populaire est un artiste ingenieux, un poete qui ne manque pas de profondeur. Au premier coup d'oeil, nous avions pense que la vie de Kourroglou n'etait qu'un conte heroique et comique; mais arrives a la septieme rencontre, et voyant ensuite se derouler la suite de ses derniers succes, puis de ses imprudences, puis de ses revers et de ses profondes douleurs, enfin de ses infortunes jusqu'a sa mort deplorable, nous avons reconnu que c'etait la un veritable poeme, avec son sens philosophique, sa moralite et sa personnification de l'etre humain (d'une race peut-etre en particulier), dans un individu poetique. Nul doute que Kourroglou a existe, et que le fond de son histoire est authentique: c'est le Napoleon de la race nomade; et s'il est deja devenu fabuleux, c'est que, pour les esprits illettres, deux siecles equivalent peut-etre a deux mille ans. Mais la tradition fait l'histoire d'apres les memes regles morales qu'observent les hommes de genie pour l'ecrire. Elle comprend qu'un heros n'est qu'une incarnation plus riche de l'esprit qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera donc ni vertus, ni vices, ni facultes qui ne soient en rapport avec ceux de sa race et de son temps. Kourroglou traversant les precipices et les fleuves a la course de son cheval, massacrant a lui seul une armee, mangeant et buvant comme les heros de Rabelais, est au fond de ce milieu fantastique un homme tres-reel, un caractere tres-sainement developpe. C'est ainsi qu'a procede Hoffmann dans ses bons jours; c'est pour cela que, parmi de nombreuses aberrations, il a cree plusieurs chefs-d'oeuvre. Kourroglou etait marque en naissant d'un signe de grandeur. Il avait de grandes choses a faire, pour lui-meme et pour sa race: venger le supplice de son pere et affranchir les _vaillants hommes_ de son temps du joug des _sunnites impies_. Mais comme les vaillants hommes de son temps, il est ne temeraire et orgueilleux. Une ardente curiosite, une vanite secrete l'ont deja prive d'une partie des avantages que son pere le magicien devait lui procurer. On se rappelle que ce pere, ce magicien (qui, entre nous, me parait etre une personnification du Destin, tout puissant et aveugle comme lui), lui avait prepare, par ses savantes incantations, un cheval qui l'eut porte jusqu'au ciel; car il avait des ailes, et c'est un regard d'irresistible curiosite de Kourroglou qui les a fait tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier cheval du monde, a dit le pere; mais ce ne sera plus Pegase, et ses pieds rapides sont pour jamais enchaines a la terre. Une seconde imprudence de Kourroglou cause l'eternelle douleur et la mort de son pere. On se rappelle qu'il devait lui rapporter dans un vase l'ecume d'une source mysterieuse; mais l'ecume le tente, il la boit, et le pere ne reverra plus la lumiere des cieux. "A partir de ce jour, tu n'es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, le fils de l'aveugle," c'est-a-dire le fils du Destin, et ce nom fera ta gloire et ta condamnation. Tu as venge ton pere, mais tu l'as laisse perir; tu seras le plus grand guerrier de ton siecle, mais tu seras maudit; tu porteras la peine de ton orgueil au milieu de tes prosperites, et, comme ton pere, tu finiras miserablement. Jusqu'ici nous avons vu reussir, comme par miracle, toutes les audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemble mille hommes de chaque tribu, il s'est bati une forteresse que nul souverain n'ose plus attaquer. Il a enleve Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse; mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept cent soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaitre la joie et l'orgueil de la paternite. Chacune de ses entreprises sera couronnee de succes en apparence, et sera expiee dans l'ensemble mysterieux de sa vie par de poignantes douleurs. On verra bientot (et on l'a vu deja par ce cri de l'ame qui lui echappe au milieu de ses plus menacantes improvisations: _la vie est un fardeau pour moi!_), qu'il pressent la fatalite attachee a tous ses pas. L'orgueil est son mauvais ange, l'orgueil doit le perdre, l'orgueil le rend criminel; cet orgueil sera chatie. Ses grandes facultes, je ne sais pas s'il ne faut pas dire pour entrer dans l'esprit de la race qui le chante, _ses grandes vertus_, l'ambition, la cupidite, la ruse, la volupte, l'intemperance, la soif du sang, tout ce qui l'a fait grand et heureux parmi les heros de sa race, va l'abandonner peu a peu, parce qu'il a abuse de ces dons du ciel. Je parle comme un rapsode turcoman, faites-moi le plaisir de m'ecouter en bons Turcomans; oui, c'etaient la des dons du ciel! Il etait le plus grand des fourbes. Honte a lui! il va devenir confiant et sincere, parce qu'une fois il a fait un mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il dressait des embuches, et l'ennemi ne manquait jamais d'y tomber: gloire a lui! mais une fois il a tendu le piege a celui qu'il devait respecter, et desormais il sera pris dans ses propres filets: malheur a lui! Il etait bandit et meurtrier, rien de mieux! Une fois il est devenu assassin: desormais le poignard sera toujours leve sur lui. Malheur au fils de l'aveugle! Voila, je crois, le raisonnement qu'il faut mettre dans la bouche du rapsode, pour comprendre la septieme rencontre et la suite des jours de Kourroglou. Appelons maintenant l'exemple a notre aide. Kourroglou avait, comme on sait, l'innocente habitude de detrousser les marchands qui poussaient la folie ou l'insolence jusqu'a lui refuser un modeste tribut de cinq cents tumans en passant sur ses terres. Mais il n'avait pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, ayant appris a le connaitre, allaient desormais au-devant de ses desirs, et ne se faisaient plus tirer l'oreille pour s'executer. Kourroglou etait si sur de son fait, qu'il s'en allait tout seul, deguise, le plus souvent en aushik (chanteur improvisateur), au beau milieu de la caravane; et quand il s'etait un peu diverti aux depens de ses hotes, quand il leur avait bien fait peur de l'ogre Kourroglou; quand il leur avait dit: "Seigneurs, prenez garde! Kourroglou est toujours la ou on l'attend le moins; peut-etre est-il deja parmi vous; mais, pour sur, il y sera bientot." Alors le sycophante, en les voyant palir, renfoncait sa guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de stentor: "Voila Kourroglou!" Aussitot les marchands de se prosterner, de se frapper la poitrine, de s'arracher la barbe et de crier merci! "Guerrier, disaient-ils, nous savons que tu as porte le tribut a cinq cents tumans; mais si tu exiges le double, nous te le donnerons a condition que nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan." On se rappelle que ce Daly-Hassan, ancien brigand pour son compte personnel, vaincu par Kourroglou, s'est attache a lui par reconnaissance, a grossi son armee par de nombreux enrolements, et qu'il se distingue dans toutes les entreprises. Mais il parait que sa cruaute est excessive. Lorsque Kourroglou, toujours fidele aux lois qu'il a instituees, a repondu aux marchands: "Oh non! c'est bien assez!" il revient vers ses compagnons, et Daly-Hassan, qui l'attend au pied de la montagne en lechant ses moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande la permission d'essayer le tranchant de son sabre sur ces marauds, afin de leur arracher quelques barils de vin par-dessus le marche. Mais Kourroglou lui repond: "Vous connaissez le proverbe arabe: la justice constitue la moitie de la religion!" Et il rentre a Chamly-Bill les poches pleines d'or et le coeur de bons sentiments. Mais, helas! il est arrive ce jour nefaste ou le heros doit etre mis a la plus rude epreuve, et ou sa vanite doit dechainer les maledictions suspendues sur sa tete. Il faut suivre ce recit dans l'original. "Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, vint visiter Kourroglou avec douze mille hommes de cavalerie. Ils demeurerent a Chamly-Bill, buvant et festoyant, jusqu'a ce que les celliers et les cuisines de Kourroglou fussent completement vides. Le sommelier et le cuisinier vinrent ensemble l'annoncer a Kourroglou, et dirent: "Tes hotes ont mange et bu tout ce qu'il y avait ici; ils n'ont pas meme laisse les croutes ou la lie." Kourroglou envoya ses gardes roder dans le voisinage, et bientot apres, on lui signala une caravane. Il fit seller Kyrat; et, arme de pied en cap, il se dirigea vers la prairie. Il regarda et vit une immense caravane campee sur ses paturages. Tout annoncait que le marchand etait un homme puissamment riche. Et dans une tente dressee pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et jouant au trictrac. Kourroglou arriva jusqu'a eux, et dit: "Salam!" Un des Turcs l'apercut, et dit: "Homme, descends de cheval!--Non, je ne veux pas descendre.--D'ou viens-tu?--Eh quoi! n'avez-vous pu deja reconnaitre Kourroglou?--Bien, cela est tout a fait different. Kourroglou est un grand homme; nous lui paierons un tribut pour le sejour que nous avons fait sur ses terres." Kourroglou crut que le marchand voulait se debarrasser de lui par une plaisanterie; car il ne s'etait pas leve pour lui temoigner son respect quand le nom de Kourroglou etait sorti de ses levres. Il se recula, et visant avec sa lance le Turc qui restait toujours assis, il fit cabrer son cheval. Le Turc lui dit alors froidement: "Retiens ton bras, Kourroglou." La pointe de la lance avait deja effleure la poitrine du Turc; mais Kourroglou retint son cheval et s'arreta. Le Turc dit: "Tu devrais jeter un voile de femme sur ton visage. Il ne convient pas a des hommes d'agir ainsi. J'ai entendu raconter beaucoup de choses de toi; mais je t'ai vu maintenant, et tu ne merites pas ta renommee. Un homme brave donne a son ennemi le temps de se mettre en garde. C'est le role d'une femme de combattre sans avertir et de tuer par surprise. Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter sur mon cheval. Nous nous battrons alors en duel. Si je te tue et si je delivre le _collier du monde de tes etreintes rapaces_, des prieres seront dites pour ton ame. Si, au contraire, tu reussis a me tuer, tu prendras toutes les richesses et les marchandises rassemblees en ce lieu." Kourroglou ecouta patiemment et reconnut la justice de ces paroles. Il attendit donc qu'il plut au marchand de s'armer et de monter a cheval. Quand cela fut fait, le Turc dit: "Kourroglou, tu dois commencer; tu es libre de m'attaquer de telle maniere et avec telle arme qu'il te plaira." Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant d'attaques differentes; mais elles furent toutes parees ou repoussees. Le Turc s'ecria: "Viens plus pres, prends-moi par la ceinture, et vois si tu peux me faire descendre de cheval. J'aimerais a eprouver ta force." Kourroglou saisit le marchand a la ceinture et tacha de le desarconner; mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s'il y eut ete cousu. Le Turc dit: "C'est maintenant a mon tour; laisse-moi te faire eprouver ma force." Il saisit la ceinture de Kourroglou, et le secoua d'une telle facon, que ce dernier fut sur le point de tomber; et meme un de ses pieds avait deja perdu l'etrier. Le Turc, comme s'il dedaignait de profiter de sa victoire, lacha la ceinture de Kourroglou, quitta son armure, et, descendant de cheval, il invita Kourroglou a entrer sous sa tente et a devenir son hote. Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, se glissa dans la tente comme un rat, et prit humblement un siege. Il se sentait si honteux, qu'il osait a peine respirer. Le Turc baissa la tete comme auparavant, et se remit a jouer au trictrac avec son compagnon. Kourroglou vit que le Turc etait un homme plein de courage et de noblesse. Fidele a son habitude de dire en face a l'homme brave qu'il etait brave, et au poltron qu'il etait poltron, il accorda sa guitare, et chanta au marchand l'air suivant: _Improvisation._--"J'ai demande a ses esclaves et a ses serviteurs qui il etait. Ils ont tous repondu: C'est le seigneur des seigneurs, un marchand guerrier. Il possede plus d'or qu'on n'en peut trouver dans Alep ou dans Damas. C'est le lion du desert. Son coursier est couvert de la depouille du leopard. Il ne daigne pas jeter un regard sur un ennemi ou sur un ami. J'ai lance mon cheval contre lui, j'ai leve ma massue au-dessus de sa tete. Le marchand alors a pousse un cri, et s'est elance de sa place." Le Turc sourit, et regarda l'autre joueur d'une maniere significative (car il etait evident que le chanteur mentait par habitude de se vanter). Kourroglou dit dans son coeur: "Le maudit se raille de moi." Il reprit ainsi: _Improvisation_.--"O mon Dieu, tu l'as cree sans defaut. Il n'est le serviteur que de toi seul; mais envers tout le reste du monde, il est imperieux et superbe. Il a amasse des montagnes de marchandises, et il s'est repose. Il a jete un regard a son compagnon, et il a souri. Il a baisse la tete, et il a joue au trictrac." Le Turc dit: "Guerrier Kourroglou, pour ta poesie, je te paierai un tribut de cinq cents tumans." Kourroglou pensait qu'il n'aurait rien de cet homme qui l'avait vaincu. Aussitot qu'il entendit parler de cinq cents tumans, son cerveau recouvra la sante; il fut transporte de joie, et improvisa ainsi: _Improvisation_.--"Il a mis sur ses oreilles le bonnet d'un derviche, sur ses epaules est un manteau d'hermine. Je lui ai chante un air. Le marchand m'a donne cinq cents tumans pour recompense." Le Turc ayant verse l'argent devant le chanteur, il dit: "Voici mon tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter mon invitation, Dieu merci, nous ne manquons pas de vin ni de kabab. Il y a toutes sortes d'aliments prepares. Si tu ne veux pas venir, et que tu preferes t'en aller, tu es le maitre." Kourroglou dit: "J'aimerais mieux partir, si tu daignais me le permettre." Kourroglou, ayant mis l'argent dans sa poche, prit conge de son hote, et retourna a Chamly-Bill. Quand les bandits virent l'argent, ils le feliciterent de sa victoire. Kourroglou dit: "Ne m'insultez pas, chiens que vous etes! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de gouttes de mon propre sang. Cet homme m'a vaincu; mais il n'a pas voulu me tuer, et, de plus, il m'a paye mon sang avec cet argent." Il ordonna a ses gardes de veiller le moment du depart du marchand et de le lui annoncer. A partir de ce moment, Kourroglou sent decroitre la conscience de sa force; il n'ose plus sortir seul. Quand Ayvaz vient lui dire: "Ne veux-tu pas faire une sortie, seigneur? Nous sommes a la fin de l'automne. Si la neige tombait cette nuit, les routes seraient interceptees, et nous ne trouverions plus de voyageurs a ranconner. Cependant ta caisse et ta paneterie sont vides. J'apercois une caravane: allons!" Kourroglou repond: "Retire-toi! le premier marchand etait un homme sage, et il n'a pas voulu me tuer; mais un autre peut etre fou." Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens qu'il etait continuellement tourmente par l'idee de la superiorite du Turc qui l'avait vaincu. Il resolut de voir encore une fois son heureux adversaire. Apres bien des perquisitions, il sut le jour ou le marchand devait quitter Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe de montagnes, de l'autre cote du la ville ou passait la route. Le Turc etait seul, a cheval, ayant laisse sa caravane derriere lui, a quelque distance. Kourroglou se sentit transporte de fureur; il poussa son cheval sur le marchand, le jeta a bas de sa selle, et coupa la tete de _l'homme renverse_. Il sentit bientot sa rage se calmer, et, _fache de ce qu'il avait fait_, il chanta ainsi: _Improvisation_.--"Begs, ecoutez-moi! Sur le chemin d'Alep, je rencontrai un marchand, je rencontrai un lion affame. Je soufflais comme la brise du matin. Je me suis place en embuscade sur sa route, non loin d'Erzeroum; j'ai coupe sa tete a Erzengan. J'ai rencontre un marchand." L'ayant depouille de ses vetements, Kourroglou vit que ce n'etait pas un Turc, mais un Armenien, et il chanta: _Improvisation_.--"Sa mort m'a delivre de mille maux. Je l'ai acceptee avec delices, comme un bouquet de roses. J'ai depouille le corps, et j'ai vu que c'etait un Armenien. Oh! que les montagnes se couvrent de brouillards, que des torrents ruissellent de leurs sommets[33]! Kourroglou, que ton bras soit desseche! J'ai rencontre un marchand." [Footnote 33: Pour laver le deshonneur d'avoir traitreusement attaque l'homme sans defense. Les Persans haissent, a cause de quelques differences de religion, les Turcs sunnites, plus encore que les chretiens, s'il est possible. De sorte que Kourroglou cherche une consolation dans la pensee qu'il a trouve que son superieur a tous egards n'etait pas un sunnite, mais un Armenien. (_Note de U. Chodzko_.) Cet Armenien est evidemment le plus grand personnage du roman de Kourroglou: et n'est-il pas remarquable que ce heros, si superieur a Kourroglou lui-meme par son sang-froid, son courage, sa force et sa generosite, soit reste chretien dans l'imagination des rapsodes? Est-ce seulement par exces de haine contre les sunnites qu'on lui attribue un si grand role? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara s'attendrir tres-particulierement, jusqu'a vouloir se donner la mort, pour un voyageur europeen que Kourroglou menacait de sa fureur. Il faut bien que dans ces tetes poetiques de l'Orient le chretien soit un etre superieur, en depit de la repulsion fanatique.] Cette derniere strophe, si courte et si bizarre, nous parait la plus belle et la plus orientale des improvisations de Kourroglou. Elle a la concision mysterieuse du style biblique. L'ame coupable s'y devoile en voulant cacher sa honte et son effroi sous des metaphores. L'orgueil blesse, la colere, la vengeance toujours vivantes dans le coeur du meurtrier, entonnent le chant du triomphe; les mechantes passions acceptent la mort de l'homme juste et genereux _comme un bouquet de roses_. Puis aussitot le desespoir du maudit etouffe l'hymne impie. _Oh! que tes montagnes se couvrent de brouillards!_ la nuit descend sur les yeux de Cain. _Kourroglou, que ton bras soit desseche!_ Et le bon refrain si bete et si sombre: "J'ai rencontre un marchand!" _en dit plus qu'il n'est gros_. Nous connaissons certains refrains romantiques des ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naif, a l'imitation de ces formes populaires. Aucun ne m'a fait l'impression de ce: _j'ai rencontre un marchand_, qui vient si a point, qui resume si bien le souvenir d'une action qu'on ne veut pas s'avouer a soi-meme, et qui, ne cherchant ni le naif, ni le terrible, rencontre l'un et l'autre a la grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou devait etre un grand poete. Il ne pensait qu'a la rime et trouvait l'effet. M'est avis qu'aujourd'hui nous faisons le contraire. A partir de ce moment, la fatalite s'appesantit sur Kourroglou. Apres quelques exploits ou ses imprudences le mettent a deux doigts de sa perte et ou il succomberait sans l'heroique secours d'Ayvaz et de ses compagnons, il est fait prisonnier, traine a la queue d'un cheval, nourri des os qu'on lui jette comme a un chien, enfin attache a un poteau pour mourir sous le fouet et le baton. Il echappe pourtant a cette epreuve terrible, mais c'est pour retrouver Chamly-Bill en revolution; Ayvaz le hait et le maudit comme un tyran, ses meilleurs amis le trahissent et l'abandonnent. Le combat qu'il est force de leur livrer est d'une haute poesie epique; sa douleur, son amour pour Ayvaz, son indignation, touchent parfois au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu vieux, s'eprend encore d'une princesse etrangere et veut l'enlever. Surpris et jete dans un puits, il y devient _si gras_, ce qui, pour un homme tel que lui, est le comble de l'abjection et de la honte, qu'il est retire de l'abime et delivre a grand' peine. Mais l'esprit du grand homme est affaibli. Pris par ses ennemis, il finit esclave et aveugle comme Samson, apres avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et des lors la mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d'agonie ont encore de la grandeur et le montrent puissant et resigne. Il y a de l'analogie entre la fin de ce poeme et celle de la legende des quatre fils Aymon. Nous n'avons traduit qu'une faible partie de cette curieuse epopee de Kourroglou. La fin est surtout frappante; mais nous ne voulons pas priver l'amie qui nous a aide a traduire du plaisir de la donner elle-meme au lecteur dans une publication complete. FIN DE KOURROGLOU. End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Kourroglou, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK KOURROGLOU *** ***** This file should be named 13303.txt or 13303.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/3/0/13303/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.