Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Gabriel, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Gabriel Author: George Sand Release Date: September 6, 2004 [EBook #13380] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GABRIEL *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr George Sand [ILLUSTRATION] GABRIEL ROMAN DIALOGUE NOTICE J'ai ecrit _Gabriel_ a Marseille, en revenant d'Espagne, mes enfants jouant autour de moi dans une chambre d'auberge.--Le bruit des enfants ne gene pas. Ils vivent, par leurs jeux memes, dans un milieu fictif, ou la reverie peut les suivre sans etre refroidie par la realite. Eux aussi d'ailleurs appartiennent au monde de l'ideal, par la simplicite de leurs pensees. _Gabriel_ appartient, lui, par sa forme et par sa donnee, a la fantaisie pure. Il est rare que la fantaisie des artistes ait un lien direct avec leur situation. Du moins, elle n'a pas de simultaneite avec les preoccupations de leur vie exterieure. L'artiste a precisement besoin de sortir, par une invention quelconque, du monde positif qui l'inquiete, l'oppresse, l'ennuie ou le navre. Quiconque ne sait pas cela, n'est guere artiste lui-meme. GEORGE SAND. Nohant, 2l septembre 1854. A ALBERT GRZYMALA, (Souvenir d'un frere absent.) PERSONNAGES. LE PRINCE JULES DE BRAMANTE. GABRIEL DE BRAMANTE, son petit-fils. LE COMTE ASTOLPHE DE BRAMANTE. ANTONIO. MENRIQUE. SETTIMIA, mere d'Astolphe. LA FAUSTINA. PERINNE, revendeuse a la toilette. LE PRECEPTEUR de Gabriel. MARC, vieux serviteur. FRERE COME, cordelier, confesseur de Settimia. BARBE, vieille demoiselle de compagnie de Settimia. GIGLIO. UN MAITRE DE TAVERNE. BANDITS, ETUDIANTS, SBIRES, JEUNES GENS ET COURTISANES. PROLOGUE. Au chateau de Bramante. SCENE PREMIERE. LE PRINCE, LE PRECEPTEUR, MARC. (_Le prince est en manteau de voyage, assis sur un fauteuil. Le precepteur est debout devant lui. Marc lui sert du vin._) LE PRECEPTEUR. Votre altesse est-elle toujours aussi fatiguee? LE PRINCE. Non. Ce vieux vin est ami du vieux sang. Je me trouve vraiment mieux. LE PRECEPTEUR. C'est un long et penible voyage que votre altesse vient de faire... et avec une rapidite.... LE PRINCE. A quatre-vingts ans passes, c'est en effet fort penible. Il fut un temps ou cela ne m'eut guere embarrasse. Je traversais l'Italie d'un bout a l'autre pour la moindre affaire, pour une amourette, pour une fantaisie; et maintenant il me faut des raisons d'une bien haute importance pour entreprendre, en litiere, la moitie du trajet que je faisais alors a cheval.... Il y a dix ans que je suis venu ici pour la derniere fois, n'est-ce pas, Marc? MARC, _tres-intimide_. Oh! oui, monseigneur. LE PRINCE. Tu etais encore vert alors! Au fait, tu n'as guere que soixante ans. Tu es encore jeune, toi! MARC. Oui, monseigneur. LE PRINCE, _se retournant vers le precepteur_. Toujours aussi bete, a ce qu'il parait? (_Haut_.) Maintenant laisse-nous, mon bon Marc, laisse ici ce flacon. MARC. Oh! oui, monseigneur. (_Il hesite a sortir_.) LE PRINCE, _avec une bonte affectee_. Va, mon ami.... MARC. Monseigneur... est-ce que je n'avertirai pas le seigneur Gabriel de l'arrivee de votre altesse? LE PRINCE, _avec emportement_. Ne vous l'ai-je pas positivement defendu? LE PRECEPTEUR. Vous savez bien que son altesse veut surprendre monseigneur Gabriel. LE PRINCE. Vous seul ici m'avez vu arriver. Mes gens sont incapables d'une indiscretion. S'il y a une indiscretion commise, je vous en rends responsable. (_Marc sort tout tremblant_.) SCENE II. LE PRINCE, LE PRECEPTEUR. LE PRINCE. C'est un homme sur, n'est-ce pas? LE PRECEPTEUR. Comme moi-meme, monseigneur. LE PRINCE. Et... il est le seul, apres vous et la nourrice de Gabriel, qui ait jamais su.... LE PRECEPTEUR. Lui, la nourrice et moi, nous sommes les seules personnes au monde, apres votre altesse, qui ayons aujourd'hui connaissance de cet important secret. LE PRINCE Important! Oui, vous avez raison; terrible, effrayant secret, et dont mon ame est quelquefois tourmentee comme d'un remords. Et dites-moi, monsieur l'abbe, jamais aucune indiscretion.... LE PRECEPTEUR. Pas la moindre, monseigneur. LE PRINCE. Et jamais aucun doute ne s'est eleve dans l'esprit des personnes qui le voient journellement? LE PRECEPTEUR. Jamais aucun, monseigneur. LE PRINCE. Ainsi, vous n'avez pas flatte ma fantaisie dans vos lettres? Tout cela est l'exacte verite? LE PRECEPTEUR. Votre altesse touche au moment de s'en convaincre par elle-meme. LE PRINCE. C'est vrai!... Et j'approche de ce moment avec une emotion inconcevable. LE PRECEPTEUR. Votre coeur paternel aura sujet de se rejouir. LE PRINCE. Mon coeur paternel!... L'abbe, laissons ces mots-la aux gens qui ont bonne grace a s'en servir. Ceux-la, s'ils savaient par quel mensonge hardi, insense presque, il m'a fallu acheter le repos et la consideration de mes vieux jours, chargeraient ma tete d'une lourde accusation, je le sais! Ne leur empruntons donc pas le langage d'une tendresse etroite et banale. Mon affection pour les enfants de ma race a ete un sentiment plus grave et plus fort. LE PRECEPTEUR. Un sentiment passionne! LE PRINCE. Ne me flattez pas, on pourrait aussi bien l'appeler criminel; je sais la valeur des mots, et n'y attache aucune importance. Au-dessus des vulgaires devoirs et des puerils soucis de la paternite bourgeoise, il y a les devoirs courageux, les ambitions devorantes de la paternite patricienne. Je les ai remplis avec une audace desesperee. Puisse l'avenir ne pas fletrir ma memoire, et ne pas abaisser l'orgueil de mon nom devant des questions de procedure ou des cas de conscience! LE PRECEPTEUR. Le sort a seconde merveilleusement jusqu'ici vos desseins. LE PRINCE, _apres un instant de silence_. Vous m'avez ecrit qu'il etait d'une belle figure? LE PRECEPTEUR. Admirable! C'est la vivante image de son pere. LE PRINCE. J'espere que son caractere a plus d'energie! LE PRECEPTEUR. Je l'ai mande souvent a votre altesse, une incroyable energie! LE PRINCE. Son pauvre pere! C'etait un esprit timide... une ame timoree. Bon Julien! quelle peine j'eus a le decider a garder ce secret a son confesseur au lit de mort! Je ne doute pas que ce fardeau n'ait avance le terme de sa vie.... LE PRECEPTEUR. Plutot la douleur que lui causa la mort prematuree de sa belle et jeune epouse.... LE PRINCE. Je vous ai defendu de m'adoucir les choses; monsieur l'abbe, je suis de ces hommes qui peuvent supporter toute la verite. Je sais que j'ai fait saigner des coeurs, et que ceci en fera saigner encore! N'importe, ce qui est fait est fait.... Il entre dans sa dix-septieme annee; il doit etre d'une assez jolie taille? LE PRECEPTEUR. Il a plus de cinq pieds, monseigneur, et il grandit toujours et rapidement. LE PRINCE, _avec une joie tres-marquee_. En verite! Le destin nous aide en effet! Et la figure, est-elle deja un peu male? Deja! Je voudrais me faire illusion a moi-meme.... Non, ne me dites plus rien; je le verrai bien.... Parlez-moi seulement du moral, de l'education. LE PRECEPTEUR. Tout ce que votre altesse a ordonne a ete ponctuellement execute, et tout a reussi comme par miracle. LE PRINCE. Sois louee, o fortune!... si vous n'exagerez rien, monsieur l'abbe. Ainsi rien n'a ete epargne pour faconner son esprit, pour l'orner de toutes les connaissances qu'un prince doit posseder pour faire honneur a son nom et a sa condition? LE PRECEPTEUR. Votre altesse est douee d'une profonde erudition. Elle pourra interroger elle-meme mon noble eleve, et voir que ses etudes ont ete fortes et vraiment viriles. LE PRINCE. Le latin, le grec, j'espere? LE PRECEPTEUR. Il possede le latin comme vous-meme, j'ose le dire, monseigneur; et le grec... comme.... (_Il sourit avec aisance._) LE PRINCE, _riant de bonne grace._ Comme vous, l'abbe? A merveille, je vous en remercie, et vous accorde la superiorite sur ce point. Et l'histoire, la philosophie, les lettres? LE PRECEPTEUR. Je puis repondre _oui_ avec assurance; tout l'honneur en revient a la haute intelligence de l'eleve. Ses progres ont ete rapides jusqu'au prodige. LE PRINCE. Il aime l'etude? Il a des gouts serieux? LE PRECEPTEUR. Il aime l'etude, et il aime aussi les violents exercices, la chasse, les armes, la course. En lui l'adresse, la perseverance et le courage suppleent a la force physique. Il a des gouts serieux, mais il a aussi les gouts de son age: les beaux chevaux, les riches habits, les armes etincelantes. LE PRINCE. S'il en est ainsi, tout est au mieux, et vous avez parfaitement saisi mes intentions. Maintenant, encore un mot. Vous avez su donner a ses idees cette tendance particuliere, originale... Vous savez ce que je veux dire? LE PRECEPTEUR. Oui, monseigneur. Des sa plus tendre enfance (votre altesse avait donne elle-meme a son imagination cette premiere impulsion), il a ete penetre de la grandeur du role masculin, et de l'abjection du role feminin dans la nature et dans la societe. Les premiers tableaux qui ont frappe ses regards, les premiers traits de l'histoire qui ont eveille ses idees, lui ont montre la faiblesse et l'asservissement d'un sexe, la liberte et la puissance de l'autre. Vous pouvez voir sur ces panneaux les fresques que j'ai fait executer par vos ordres: ici l'enlevement des Sabines, sur cet autre la trahison de Tarpeia; puis le crime et le chatiment des filles de Danaues; la une vente de femmes esclaves en Orient; ailleurs, ce sont des reines repudiees, des amantes meprisees ou trahies, des veuves indoues immolees sur les buchers de leurs epoux; partout la femme esclave, propriete, conquete, n'essayant de secouer ses fers que pour encourir une peine plus rude encore, et ne reussissant a les briser que par le mensonge, la trahison, les crimes laches et inutiles. LE PRINCE. Et quels sentiments ont eveilles en lui ces exemples continuels? LE PRECEPTEUR. Un melange d'horreur et de compassion, de sympathie et de haine.... LE PRINCE. De sympathie, dites-vous? A-t-il jamais vu aucune femme? A-t-il jamais pu echanger quelques paroles avec des personnes d'un autre sexe que... le sien?... LE PRECEPTEUR. Quelques paroles, sans doute; quelques idees, jamais. Il n'a vu que de loin les filles de la campagne, et il eprouve une insurmontable repugnance a leur parler. LE PRINCE. Et vraiment vous croyez etre sur qu'il ne se doute pas lui-meme de la verite? LE PRECEPTEUR. Son education a ete si chaste, ses pensees sont si pures, une telle ignorance a enveloppe pour lui la verite d'un voile si impenetrable, qu'il ne soupconne rien, et n'apprendra que de la bouche de votre altesse ce qu'il doit apprendre. Mais je dois vous prevenir que ce sera un coup bien rude, une douleur bien vive, bien exaltee peut-etre.... De telles causes devaient amener de tels effets.... LE PRINCE. Sans doute... cela est bon. Vous le preparerez par un entretien, ainsi que nous en sommes convenus. LE PRECEPTEUR. Monseigneur, j'entends le galop d'un cheval... C'est lui. Si vous voulez le voir par cette fenetre... il approche. LE PRINCE, _se levant avec vivacite et regardant par la fenetre en se cachant avec le rideau._ Quoi! ce jeune homme monte sur un cheval noir, rapide comme la tempete? LE PRECEPTEUR, _avec orgueil_. Oui, monseigneur. LE PRINCE. La poussiere qu'il souleve me derobe ses traits... Cette belle chevelure, cette taille elegante... Oui, ce doit etre un joli cavalier... bien pose sur son cheval; de la grace, de l'adresse, de la force meme... Eh bien! va-t-il donc sauter la barriere, ce jeune fou? LE PRECEPTEUR. Toujours, monseigneur. LE PRINCE. Bravissimo! Je n'aurais pas fait mieux a vingt-cinq ans. L'abbe, si le reste de l'education a aussi bien reussi, je vous en fais mon compliment et je vous en recompenserai de maniere a vous satisfaire, soyez-en certain. Maintenant j'entre dans l'appartement que vous m'avez destine. Derriere cette cloison, j'entendrai votre entretien avec lui. J'ai besoin d'etre prepare moi-meme a le voir, de le connaitre un peu avant de m'adresser a lui. Je suis emu, je ne vous le cache pas, monsieur l'abbe. Ceci est une circonstance grave dans ma vie et dans celle de cet enfant. Tout va etre decide dans un instant. De sa premiere impression depend l'honneur de toute une famille. L'honneur! mot vile et tout-puissant!... LE PRECEPTEUR. La victoire vous restera comme toujours, monseigneur. Son ame romanesque, dont je n'ai pu faconner absolument a votre guise tous les instincts, se revoltera peut-etre au premier choc; mais l'horreur de l'esclavage, la soif d'independance, d'agitation et de gloire triompheront de tous les scrupules. LE PRINCE. Puissiez-vous deviner juste! Je l'entends... son pas est delibere!... J'entre ici... Je vous donne une heure... plus ou moins, selon.... LE PRECEPTEUR. Monseigneur, vous entendrez tout. Quand vous voudrez qu'il paraisse devant vous, laissez tomber un meuble; je comprendrai. LE PRINCE. Soit! _(Il entre dans l'appartement voisin.)_ SCENE III. LE PRECEPTEUR, GABRIEL. (_Gabriel en habit de chasse a la mode du temps, cheveux longs, boucles, en desordre, le fouet a la main. Il se jette sur une chaise, essouffle, et s'essuie le front._) GABRIEL. Ouf! je n'en puis plus. LE PRECEPTEUR. Vous etes pale, en effet, monsieur. Auriez-vous eprouve quelque accident? GABRIEL. Non, mais mon cheval a failli me renverser. Trois fois il s'est derobe au milieu de la course. C'est une chose etrange et qui ne m'est pas encore arrivee depuis que je le monte. Mon ecuyer dit que c'est d'un mauvais presage. A mon sens, cela presage que mon cheval devient ombrageux. LE PRECEPTEUR. Vous semblez emu... Vous dites que vous avez failli etre renverse? GABRIEL. Oui, en verite. J'ai failli l'etre a la troisieme fois, et a ce moment j'ai ete effraye. LE PRECEPTEUR. Effraye? vous, si bon cavalier? GABRIEL. Eh bien, j'ai eu peur, si vous l'aimez mieux. LE PRECEPTEUR. Parlez moins haut, monsieur, l'on pourrait vous entendre. GABRIEL. Eh! que m'importe? Ai-je coutume d'observer mes paroles et de deguiser ma pensee? Quelle honte y a-t-il? LE PRECEPTEUR. Un homme ne doit jamais avoir peur. GABRIEL Autant voudrait dire, mon cher abbe, qu'un homme ne doit jamais avoir froid, ou ne doit jamais etre malade. Je crois seulement qu'un homme ne doit jamais laisser voir a son ennemi qu'il a peur. LE PRECEPTEUR. Il y a dans l'homme une disposition naturelle a affronter le danger, et c'est ce qui le distingue de la femme tres-particulierement. GABRIEL. La femme! la femme, je ne sais a quel propos vous me parlez toujours de la femme. Quant a moi, je ne sens pas que mon ame ait un sexe, comme vous tachez souvent de me le demontrer. Je ne sens en moi une faculte absolue pour quoi que ce soit: par exemple, je ne me sens pas brave d'une maniere absolue, ni poltron non plus d'une maniere absolue. Il y a des jours ou sous l'ardent soleil de midi, quand mon front est en feu, quand mon cheval est enivre, comme moi, de la course, je franchirais, seulement pour me divertir, les plus affreux precipices de nos montagnes. Il est des soirs ou le bruit d'une croisee agitee par la brise me fait frissonner, et ou je ne passerais pas sans lumiere le seuil de la chapelle pour toutes les gloires du monde. Croyez-moi nous sommes tous sous l'impression du moment, et l'homme qui se vanterait devant moi de n'avoir jamais eu peur me semblerait un grand fanfaron, de meme qu'une femme pourrait dire devant moi qu'elle a des jours de courage sans que j'en fusse etonne. Quand je n'etais encore qu'un enfant, je m'exposais souvent au danger plus volontiers qu'aujourd'hui: c'est que je n'avais pas conscience du danger. LE PRECEPTEUR. Mon cher Gabriel, vous etes tres-ergoteur aujourd'hui... Mais laissons cela. J'ai a vous entretenir.... GABRIEL. Non, non! je veux achever mon ergotage et vous prendre par vos propres arguments... Je sais bien pourquoi vous voulez detourner la conversation.... LE PRECEPTEUR. Je ne vous comprends pas. GABRIEL. Oui-da! vous souvenez-vous de ce ruisseau que vous ne vouliez pas passer parce que le pont de branches entrelacees ne tenait presque plus a rien? et moi j'etais au milieu, pourtant! Vous ne voulutes pas quitter la rive, et a votre priere je revins sur mes pas. Vous aviez donc peur? LE PRECEPTEUR. Je ne me rappelle pas cela. GABRIEL. Oh! que si! LE PRECEPTEUR. J'avais peur pour vous, sans doute. GABRIEL. Non, puisque j'etais deja a moitie passe. Il y avait autant de danger pour moi a revenir qu'a continuer. LE PRECEPTEUR. Et vous en voulez conclure.... GABRIEL. Que, puisque moi, enfant de dix ans, n'ayant pas conscience du danger, j'etais plus temeraire que vous, homme sage et prevoyant, il en resulte que la bravoure absolue n'est pas le partage exclusif de l'homme, mais plutot celui de l'enfant, et, qui sait? peut-etre aussi celui de la femme. LE PRECEPTEUR. Ou avez-vous pris toutes ces idees? Jamais je ne vous ai vu si raisonneur. GABRIEL. Oh! bien, oui! je ne vous dis pas tout ce qui me passe par la tete. LE PRECEPTEUR, _inquiet_. Quoi donc, par exemple? GABRIEL. Bah! je ne sais quoi! Je me sens aujourd'hui dans une disposition singuliere. J'ai envie de me moquer de tout. LE PRECEPTEUR. Et qui vous a mis ainsi en gaiete? GABRIEL. Au contraire, je suis triste! Tenez, j'ai fait un reve bizarre qui m'a preoccupe et comme poursuivi tout le jour. LE PRECEPTEUR. Quel enfantillage! et ce reve... GABRIEL. J'ai reve que j'etais femme. LE PRECEPTEUR. En verite, cela est etrange... Et d'ou vous est venue cette imagination? GABRIEL. D'ou viennent les reves? Ce serait a vous de me l'expliquer, mon cher professeur. LE PRECEPTEUR. Et ce reve vous etait sans doute desagreable? GABRIEL. Pas le moins du monde; car, dans mon reve, je n'etais pas un habitant de cette terre. J'avais des ailes, et je m'elevais a travers les mondes, vers je ne sais quel monde ideal. Des voix sublimes chantaient autour de moi; je ne voyais personne; mais des nuages legers et brillants, qui passaient dans l'ether, refletaient ma figure, et j'etais une jeune fille vetue d'une longue robe flottante et couronnee de fleurs. LE PRECEPTEUR. Alors vous etiez un ange, et non pas une femme. GABRIEL. J'etais une femme; car tout a coup mes ailes se sont engourdies, l'ether s'est ferme sur ma tete, comme une voute de cristal impenetrable, et je suis tombe, tombe... et j'avais au cou une lourde chaine dont le poids m'entrainait vers l'abime; et alors je me suis eveille, accable de tristesse, de lassitude et d'effroi... Tenez, n'en parlons plus. Qu'avez-vous a m'enseigner aujourd'hui? LE PRECEPTEUR. J'ai une conversation serieuse a vous demander, une importante nouvelle a vous apprendre, et je reclamerai toute votre attention. GABRIEL. Une nouvelle! ce sera donc la premiere de ma vie, car j'entends dire les memes choses depuis que j'existe. Est-ce une lettre de mon grand-pere? LE PRECEPTEUR. Mieux que cela. GABRIEL. Un present? Peu m'importe. Je ne suis plus un enfant pour me rejouir d'une nouvelle arme ou d'un nouvel habit. Je ne concois pas que mon grand-pere ne songe a moi que pour s'occuper de ma toilette ou de mes plaisirs. LE PRECEPTEUR. Vous aimez pourtant la parure, un peu trop meme. GABRIEL. C'est vrai; mais je voudrais que mon grand-pere me considerat comme un jeune homme, et m'admit a l'honneur insigne de faire sa connaissance. LE PRECEPTEUR. Eh bien, mon cher monsieur, cet honneur ne tardera pas a vous etre accorde. GABRIEL. C'est ce qu'on me dit tous les ans. LE PRECEPTEUR. Et c'est ce qui arrivera demain. GABRIEL, _avec une satisfaction serieuse_. Ah! enfin! LE PRECEPTEUR. Cette nouvelle comble tous vos voeux? GABRIEL. Oui, j'ai beaucoup de choses a dire a mon noble parent, beaucoup de questions a lui faire, et probablement de reproches a lui adresser. LE PRECEPTEUR, _effraye_. Des reproches? GABRIEL. Oui, pour la solitude ou il me tient depuis que je suis au monde. Or, j'en suis las, et je veux connaitre ce monde dont on me parle tant, ces hommes qu'on me vante, ces femmes qu'on rabaisse, ces biens qu'on estime, ces plaisirs qu'on recherche... Je veux tout connaitre, tout sentir, tout posseder, tout braver! Ah! cela vous etonne; mais, ecoutez: on peut elever des faucons en cage et leur faire perdre le souvenir ou l'instinct de la liberte: un jeune homme est un oiseau doue de plus de memoire et de reflexion. LE PRECEPTEUR. Votre illustre parent vous fera connaitre ses intentions, vous lui manifesterez vos desirs. Ma tache envers vous est terminee, mon cher eleve, et je desire que Son Altesse n'ait pas lieu de la trouver mal remplie. GABRIEL. Grand merci! Si je montre quelque bon sens, tout l'honneur en reviendra a mon cher precepteur; si mon grand-pere trouve que je ne suis qu'un sot, mon precepteur s'en lavera les mains en disant qu'il n'a pu rien tirer de ma pauvre cervelle. LE PRECEPTEUR. Espiegle! m'ecouterez-vous enfin? GABRIEL. Ecouter quoi? J'ai cru que vous m'aviez tout dit. LE PRECEPTEUR. Je n'ai pas commence. GABRIEL. Cela sera-t-il bien long? LE PRECEPTEUR. Non, a moins que vous ne m'interrompiez sans cesse. GABRIEL. Je suis muet. LE PRECEPTEUR. Je vous ai souvent explique ce que c'est qu'un majorat, et comment la succession d'une principaute avec les titres, les droits, privileges, honneurs et richesses y attaches.... (_Gabriel baille en se cachant._) Vous ne m'ecoutez pas? GABRIEL. Pardonnez-moi. LE PRECEPTEUR. Je vous ai dit.... GABRIEL. Oh! pour Dieu, l'abbe, ne recommencez pas. Je puis achever la phrase, je la sais par coeur: "Et richesses y attaches, peuvent passer alternativement, dans les familles, de la branche ainee a la branche cadette, et repasser de la branche cadette a la branche ainee, reciproquement, par la loi de transmission d'heritage, a l'aine des enfants males d'une des branches, quand la branche collaterale ne se trouve plus representee que par des filles." Est-ce la tout ce que vous aviez de nouveau et d'interessant a me dire! Vraiment, si vous ne m'aviez jamais appris rien de mieux, j'aimerais autant ne rien savoir du tout. LE PRECEPTEUR. Ayez un peu de patience, songez qu'il m'en faut souvent beaucoup avec vous. GABRIEL. C'est vrai, mon ami, pardonnez-moi. Je suis mal dispose aujourd'hui. LE PRECEPTEUR. Je m'en apercois. Peut etre vaudrait-il mieux remettre la conversation a demain ou a ce soir. (_Leger bruit dans le cabinet._) GABRIEL. Qui est la-dedans? LE PRECEPTEUR. Vous le saurez si vous voulez m'entendre. GABRIEL, _vivement_. Lui! mon grand-pere, peut-etre? LE PRECEPTEUR. Peut-etre. GABRIEL, _courant vers la porte_. Comment peut-etre! et vous me faites languir!... (_Il essaie d'ouvrir. La porte est fermee en dedans._) Quoi! il est ici, et on me le cache! LE PRECEPTEUR. Arretez, il repose. GABRIEL. Non! il a remue, il a fait du bruit. LE PRECEPTEUR. Il est fatigue, souffrant; vous ne pouvez pas le voir. GABRIEL. Pourquoi s'enferme-t-il pour moi? Je serais entre sans bruit; je l'aurais veille avec amour durant son sommeil; j'aurais contemple ses traits venerables. Tenez, l'abbe, je l'ai toujours pressenti, il ne m'aime pas. Je suis seul au monde, moi: j'ai un seul protecteur, un seul parent, et je ne suis pas connu, je ne suis pas aime de lui! LE PRECEPTEUR. Chassez, mon cher eleve, ces tristes et coupables pensees. Votre illustre aieul ne vous a pas donne ces preuves banales d'affection qui sont d'usage dans les classes obscures.... GABRIEL. Plut au ciel que je fusse ne dans ces classes! Je ne serais pas un etranger, un inconnu pour le chef de ma famille. LE PRECEPTEUR. Gabriel, vous apprendrez aujourd'hui un grand secret qui vous expliquera tout ce qui vous a semble enigmatique jusqu'a present; je ne vous cache pas que vous touchez a l'heure la plus solennelle et la plus redoutable qui ait encore sonne pour vous. Vous verrez quelle immense, quelle incroyable sollicitude s'est etendue sur vous depuis l'instant de votre naissance jusqu'a ce jour. Armez-vous de courage. Vous avez une grande resolution a prendre, une grande destinee a accepter aujourd'hui. Quand vous aurez appris ce que vous ignorez, vous ne direz pas que vous n'etes pas aime. Vous savez, du moins, que votre naissance fut attendue comme une faveur celeste, comme un miracle. Votre pere etait malade, et l'on avait presque perdu l'espoir de lui voir donner le jour a un heritier de son titre et de ses richesses. Deja la branche cadette des Bramante triomphait dans l'espoir de succeder au glorieux titre que vous porterez un jour.... GABRIEL. Oh! je sais tout cela. En outre, j'ai devine beaucoup de choses que vous ne me disiez pas. Sans doute, la jalousie divisait les deux freres Julien et Octave, mon pere et mon oncle; peut-etre aussi mon grand-pere nourrissait-il dans son ame une secrete preference pour son fils aine... Je vins au monde. Grande joie pour tous, excepte pour moi, qui ne fus pas gratifie par le ciel d'un caractere a la hauteur de ces graves circonstances. LE PRECEPTEUR. Que dites-vous? GABRIEL. Je dis que cette transmission d'heritage de male en male est une loi facheuse, injuste peut-etre. Ce continuel deplacement de possession entre les diverses branches d'une famille ne peut qu'allumer le feu de la jalousie, aigrir les ressentiments, susciter la haine entre les proches parents, forcer les peres a detester leurs filles, faire rougir les meres d'avoir donne le jour a des enfants de leur sexe!... Que sais-je! L'ambition et la cupidite doivent pousser de fortes racines dans une famille ainsi assemblee comme une meute affamee autour de la curee du majorat, et l'histoire m'a appris qu'il en peut resulter des crimes qui font l'horreur et la honte de l'humanite. Eh bien, qu'avez-vous a me regarder ainsi, mon cher maitre? vous voila tout trouble! Ne m'avez-vous pas nourri de l'histoire des grands hommes et des laches? Ne m'avez-vous pas toujours montre l'heroisme et la franchise aux prises avec la perfidie et la bassesse? Etes-vous etonne qu'il m'en suit reste quelque notion de justice, quelque amour de la verite? LE PRECEPTEUR, _baissant la voix_. Gabriel, vous avez raison; mais, pour l'amour du ciel, soyez moins tranchant et moins hardi en presence de votre aieul. _(On remue avec impatience dans le cabinet.)_ GABRIEL, _a voix haute_. Tenez, l'abbe, j'ai meilleure opinion de mon grand-pere; je voudrais qu'il m'entendit. Peut-etre sa presence va m'intimider; je serais bien aise pourtant qu'il put lire dans mon ame, et voir qu'il se trompe, depuis deux ans, en m'envoyant toujours des jouets d'enfant. LE PRECEPTEUR. Je le repete, vous ne pouvez comprendre encore quelle a ete sa tendresse pour vous. Ne soyez point ingrat envers le ciel; vous pouviez naitre desherite de tous ces biens dont la fortune vous a comble, de tout cet amour qui veille sur vous mysterieusement et assidument... GABRIEL. Sans doute je pouvais naitre femme, et alors adieu la fortune et l'amour de mes parents! J'eusse ete une creature maudite, et, a l'heure qu'il est, j'expierais sans doute au fond d'un cloitre le crime de ma naissance. Mais ce n'est pas mon grand-pere qui m'a fait la grace et l'honneur d'appartenir a la race male. LE PRECEPTEUR, _de plus en plus trouble_. Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez. GABRIEL. Il serait plaisant que j'eusse a remercier mon grand-pere de ce que je suis son petit-fils! C'est a lui plutot de me remercier d'etre ne tel qu'il me souhaitait; car il haissait... du moins il n'aimait pas son fils Octave, et il eut ete mortifie de laisser son titre aux enfants de celui-ci. Oh! j'ai compris depuis longtemps malgre vous: vous n'etes pas un grand diplomate, mon bon abbe; vous etes trop honnete homme pour cela... LE PRECEPTEUR, _a voix basse_. Gabriel, je vous conjure... _(On laisse tomber un meuble avec fracas dans le cabinet.)_ GABRIEL. Tenez! pour le coup, le prince est eveille. Je vais le voir enfin, je vais savoir ses desseins; je veux entrer chez lui. _(Il va resolument vers la porte, le prince la lui ouvre et parait sur le seuil. Gabriel, intimide, s'arrete. Le prince lui prend la main et l'emmene dans le cabinet, dont il referme sur lui la porte avec violence.)_ SCENE IV. LE PRECEPTEUR, _seul_. Le vieillard est irrite, l'enfant en pleine revolte, moi couvert de confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile aux hommes puissants! Pourtant son humeur bizarre et ses decisions imprevues peuvent me faire tout a coup un merite de ce qui est maintenant lui semble une faute. Puis, il est homme d'esprit avant tout, et l'intelligence lui tient lieu de justice; il comprendra que toute la faute est a lui, et que son systeme bizarre ne pouvait amener que de bizarres resultats. Mais quelle guepe furieuse a donc pique aujourd'hui la langue de mon eleve? je ne l'avais jamais vu ainsi. Je me perdrais en de vaines previsions sur l'avenir de cette etrange creature: son avenir est insaisissable comme la nature de son esprit... Pouvais-je donc etre un magicien plus savant que la nature, et detruire l'oeuvre divine dans un cerveau humain? Je l'eusse pu peut-etre par le mensonge et la corruption; mais cet enfant l'a dit, j'etais trop honnete pour remplir dignement la tache difficile dont j'etais charge. Je n'ai pu lui cacher la veritable moralite des faits, et ce qui devait servir a fausser son jugement n'a servi qu'a le diriger... _(Il ecoute les voix qui se font entendre dans le cabinet.)_ On parle haut... la voix du vieillard est apre et seche, celle de l'enfant tremblante de colere... Quoi! il ose braver celui que nul n'a brave impunement! O Dieu! fais qu'il ne devienne pas un objet de haine pour cet homme impitoyable! _(Il ecoute encore.)_ Le vieillard menace, l'enfant resiste... Cet enfant est noble et genereux; oui, c'est une belle ame, et il aurait fallu la corrompre et l'avilir, car le besoin de justice et de sincerite sera son supplice dans la situation impossible ou on le jette. Helas! ambition, tourment des princes, quels infames conseils ne leur donnes-tu pas, et quelles consolations ne peux-tu pas leur donner aussi!... Oui, l'ambition, la vanite, peuvent l'emporter dans l'ame de Gabriel, et le fortifier contre le desespoir... _(Il ecoute.)_ Le prince parle avec vehemence... Il vient par ici... Affronterai-je sa colere?... Oui, pour en preserver Gabriel... Faites, o Dieu, qu'elle retombe sur moi seul... L'orage semble se calmer; c'est maintenant Gabriel qui parle avec assurance... Gabriel! etrange et malheureuse creature, unique sur la terre!... mon ouvrage, c'est-a-dire mon orgueil et mon remords!... mon supplice aussi! O Dieu! vous seul savez quels tourments j'endure depuis deux ans... Vieillard insense! toi qui n'as jamais senti battre ton coeur que pour la vile chimere de la fausse gloire, tu n'as pas soupconne ce que je pouvais souffrir, moi! Dieu, vous m'avez donne une grande force, je vous remercie de ce que mon epreuve est finie. Me punirez-vous pour l'avoir acceptee? Non! car a ma place un autre peut-etre en eut odieusement abuse... et j'ai du moins preserve tant que je l'ai pu l'etre que je ne pouvais pas sauver. SCENE V. LE PRINCE, GABRIEL, LE PRECEPTEUR. GABRIEL, _avec exasperation_. Laissez-moi, j'en ai assez entendu; pas un mot de plus, ou j'attente a ma vie. Oui, c'est le chatiment que je devrais vous infliger pour ruiner les folles esperances de votre haine insatiable et de votre orgueil insense. LE PRECEPTEUR. Mon cher enfant, au nom du ciel, moderez-vous... Songez a qui vous parlez. GABRIEL. Je parle a celui dont je suis a jamais l'esclave et la victime! O honte! honte et malediction sur le jour ou je suis ne! LE PRINCE. La concupiscence parle-t-elle deja tellement a vos sens que l'idee d'une eternelle chastete vous exaspere a ce point? GABRIEL. Tais-toi, vieillard! Tes levres vont se dessecher si tu prononces des mots dont tu ne comprends pas le sens auguste et sacre. Ne m'attribue pas des pensees qui n'ont jamais souille mon ame. Tu m'as bien assez outrage en me rendant, au sortir du sein maternel, l'instrument de la haine, le complice de l'imposture et de la fraude. Fautil que je vive sous le poids d'un mensonge eternel, d'un vol que les lois puniraient avec la derniere ignominie! LE PRECEPTEUR. Gabriel! Gabriel! vous parlez a votre aieul!... LE PRINCE. Laissez-le exprimer sa douleur et donner un libre cours a son exaltation. C'est un veritable acces de demence dont je n'ai pas a m'occuper. Je ne vous dis plus qu'un mot, Gabriel: entre le sort brillant d'un prince et l'eternelle captivite du cloitre, choisissez! Vous etes encore libre. Vous pouvez faire triompher mes ennemis, avilir le nom que vous portez, souiller la memoire de ceux qui vous ont donne le jour, deshonorer mes cheveux blancs... Si telle est votre resolution, songez que l'infamie et la misere retomberont sur vous le premier, et voyez si la satisfaction des plus grossiers instincts peut compenser l'horreur d'une telle chute. GABRIEL. Assez, assez, vous dis-je! Les motifs que vous attribuez a ma douleur sont dignes de votre imagination, mais non de la mienne... _(Il s'assied et cache sa tete dans ses mains.)_ LE PRECEPTEUR, _bas au prince_. Monseigneur, il faudrait en effet le laisser a lui-meme quelques instants; il ne se connait plus. LE PRINCE, _de meme_. Vous avez raison. Venez avec moi, monsieur l'abbe. LE PRECEPTEUR, _bas_. Votre altesse est fort irritee contre moi? LE PRINCE, _de meme_. Au contraire. Vous avez atteint le but mieux que je ne l'aurais fait moi-meme. Ce caractere m'offre plus de garantie de discretion que je n'eusse ose l'esperer. LE PRECEPTEUR, _a part_. Coeur de pierre! _(Ils sortent.)_ SCENE VI. GABRIEL, _seul_. Le voila donc, cet horrible secret que j'avais devine! Ils ont enfin ose me le reveler en face! Impudent vieillard! Comment n'es-tu pas rentre sous terre, quand tu m'as vu, pour te punir et te confondre, affecter tant d'ignorance et d'etonnement! Les insenses! comment pouvaient-ils croire que j'etais encore la dupe de leur insolent artifice? Admirable ruse, en effet! M'inspirer l'horreur de ma condition, afin de me fouler aux pieds ensuite, et de me dire: Voila pourtant ce que vous etes... voila ou nous allons vous releguer si vous n'acceptez pas la complicite de notre crime! Et l'abbe! l'abbe lui-meme que je croyais si honnete et si simple, il le savait! Marc le sait peut-etre aussi! Combien d'autres peuvent le savoir? Je n'oserai plus lever les yeux, sur personne. Ah! quelquefois encore je voulais en douter. O mon reve! mon reve de cette nuit, mes ailes!... ma chaine! _(Il pleure amerement. S'essuyant les yeux.)_ Mais le fourbe s'est pris dans son propre piege, il m'a livre enfin le point le plus sensible de sa haine. Je vous punirai, o imposteurs! je vous ferai partager mes souffrances; je vous ferai connaitre l'inquietude, et l'insomnie, et la peur de la honte... Je suspendrai le chatiment a un cheveu, et je le ferai planer sur ta tete blanche, a vieux Jules! jusqu'a ton dernier soupir. Tu m'avais soigneusement cache l'existence de ce jeune homme! ce sera la ma consolation, la reparation de l'iniquite a laquelle on m'associe! Pauvre parent! pauvre victime, toi aussi! Errant, vagabond, crible de dettes, plonge dans la debauche, disent-ils, avili, deprave, perdu, helas! peut-etre. La misere degrade ceux qu'on eleve dans le besoin des honneurs et dans la soif des richesses. Et le cruel vieillard s'en rejouit! Il triomphe de voir son petit-fils dans l'abjection, parce que le pere de cet infortune a ose contrarier ses volontes absolues, qui sait? devoiler quelqu'une de ses turpitudes, peut-etre! Eh bien! je te tendrai la main, moi qui suis dans le fond de mon ame plus avili et plus malheureux que lui encore; je m'efforcerai de te retirer du bourbier, et de purifier ton ame par une amitie sainte. Si je n'y reussis pas, je comblerai du moins par mes richesses l'abime de ta misere, je te restituerai ainsi l'heritage qui t'appartient; et, si je ne puis te rendre ce vain titre que tu regrettes peut-etre, et que je rougis de porter a ta place, je m'efforcerai du moins de detourner sur toi la faveur des rois, dont tous les hommes sont jaloux. Mais quel nom porte-t-il? Et ou le trouverai-je? Je le saurai: je dissimulerai, je tromperai, moi aussi! Et quand la confiance et l'amitie auront retabli l'egalite entre lui et moi, ils le sauront!... Leur inquietude sera poignante. Puisque tu m'insultes, o vieux Jules! puisque tu crois que la chastete m'est si penible, ton supplice sera d'ignorer a quel point mon ame est plus chaste et ma volonte plus ferme que tu ne peux le concevoir!... Allons! du courage! Mon Dieu! mon Dieu! vous etes le pere de l'orphelin, l'appui du faible, le defenseur de l'opprime! FIN DU PROLOGUE. [Illustration: Voila ce ferrailleur d'Astolphe (Page 8.)] PREMIERE PARTIE. Une taverne. SCENE PREMIERE. GABRIEL, MARC, GROUPES _attables_; L'HOTE, _allant et venant; puis_ LE COMTE ASTOLPHE DE BRAMANTE. GABRIEL, _s'asseyant a une table_. Marc! prends place ici, en face de moi; assis, vite! MARC, _hesitant a s'asseoir_. Monseigneur... ici?... GABRIEL. Depeche! tous ces lourdauds nous regardent. Sois un peu moins empese... Nous ne sommes point ici dans le chateau de mon grand-pere. Demande du vin. _(Marc frappe sur la table. L'hote s'approche.)_ L'HOTE. Quel vin servirai-je a vos excellences? MARC, _a Gabriel_. Quel vin servira-t-on a Votre Excellence? GABRIEL, _a l'hote_. Belle question! pardieu! du meilleur. _( L'hote n'eloigne. A Marc.)_ Ah ca! ne saurais-tu prendre des manieres plus degagees? Oublies-tu ou nous sommes, et veux-tu me compromettre? MARC. Je ferai mon possible... Mais en verite je n'ai pas l'habitude... Etes-vous bien sur que ce soit ici?... GABRIEL. Tres-sur.. Ah! le local a mauvais air, j'en conviens; mais c'est la maniere de voir les choses qui fait tout. Allons, vieil ami, un peu d'aplomb. MARC. Je souffre de vous voir ici!... Si quelqu'un allait vous reconnaitre... GABRIEL. Eh bien! cela ferait le meilleur effet du monde. GROUPE D'ETUDIANTS.--UN ETUDIANT. Gageons que ce jeune vaurien vient ici avec son oncle pour le griser et lui avouer ses dettes entre deux vins. AUTRE ETUDIANT. Cela? C'est un garcon range. Rien qu'aux plis de sa fraise on voit que c'est un pedant. UN AUTRE. Lequel des deux? DEUXIEME ETUDIANT. L'un et l'autre. MARC, _frappant sur la table_. Eh bien! ce vin? GABRIEL. A merveille! frappe plus fort. GROUPE DE SPADASSINS.--PREMIER SPADASSIN. Ces gens-la sont bien presses! Est-ce que la gorge brule a ce vieux fou? SECOND SPADASSIN. Ils sont mis proprement. TROISIEME SPADASSIN. Hein! un vieillard et un enfant! quelle heure est-il? PREMIER SPADASSIN. Occupe l'hote, afin qu'il ne les serve pas trop vite. Pour peu qu'ils vident deux flacons, nous gagnerons bien minuit. DEUXIEME SPADASSIN. Ils sont bien armes. TROISIEME SPADASSIN. Bah! l'un sans barbe, l'autre sans dents. (_Astolphe entre._) PREMIER SPADASSIN. Ouf! voila ce ferrailleur d'Astolphe. Quand serons-nous debarrasses de lui? QUATRIEME SPADASSIN. Quand nous voudrons. DEUXIEME SPADASSIN. Il est seul ce soir. QUATRIEME SPADASSIN. Attention! (_Il montre les etudiants, qui se levent._) LE GROUPE D'ETUDIANTS.--PREMIER ETUDIANT. Voila le roi des tapageurs, Astolphe. Invitons-le a vider un flacon avec nous; sa gaiete nous reveillera. DEUXIEME ETUDIANT. Ma foi, non. Il se fait tard; les rues sont mal frequentees. PREMIER ETUDIANT. N'as-tu pas ta rapiere? DEUXIEME ETUDIANT. Ah! je suis las de ces sottises-la. C'est l'affaire des sbires, et non la notre, de faire la guerre aux voleurs toutes les nuits. TROISIEME ETUDIANT. Et puis je n'aime guere ton Astolphe. Il a beau etre gueux et debauche, il ne peut oublier qu'il est gentilhomme, et de temps en temps il lui prend, comme malgre lui, des airs de seigneurie qui me donnent envie de le souffleter. [Illustration: A moi, camarades! je suis mort... (page 10.)] DEUXIEME ETUDIANT. Et ces deux cuistres qui boivent la tristement dans un coin me font l'effet de barons allemands mal deguises. PREMIER ETUDIANT. Decidement le cabaret est mal compose ce soir. Partons. (_Ils paient l'hote et sortent. Les spadassins suivent tous leurs mouvements. Gabriel est occupe a examiner Astolphe qui s'est jete sur un banc d'un air farouche, les coudes appuyes sur la table, sans demander a boire et sans regarder personne._) MARC, _bas a Gabriel_. C'est un beau jeune homme; mais quelle mauvaise tenue! Voyez, sa fraise est dechiree et son pourpoint couvert de taches. GABRIEL. C'est la faute de son valet de chambre. Quel noble front! Ah! si j'avais ces traits males et ces larges mains!... PREMIER SPADASSIN, _regardant par la fenetre_. Ils sont loin.... Si ces deux benets qui restent la sans vider leurs verres pouvaient partir aussi.... DEUXIEME SPADASSIN. Lui chercher querelle ici? L'hote est poltron. TROISIEME SPADASSIN. Raison de plus. DEUXIEME SPADASSIN. Il criera. QUATRIEME SPADASSIN. On le fera taire. (_Minuit sonne._) (_Astolphe frappe du poing sur la table. Les sbires l'observent alternativement avec Gabriel, qui ne regarde qu'Astolphe._) MARC, _bas a Gabriel_. Il y a la des gens de mauvaise mine qui vous regardent beaucoup. GABRIEL. C'est la gaucherie avec laquelle tu tiens ton verre qui les divertit. MARC, _buvant_. Ce vin est detestable, et je crains qu'il ne me porte a la tete. (_Long silence._) PREMIER SPADASSIN. Le vieux s'endort. DEUXIEME SPADASSIN. Il n'est pas ivre. TROISIEME SPADASSIN. Mais il a une bonne dose d'hivers dans le ventre. Va voir un peu si Mezzani n'est pas par la dans la rue; c'est son heure. Ce jeune gars qui ouvre la-bas de si grands yeux a un surtout de velours noir qui n'annonce pas des poches percees. _(Le deuxieme spadassin va a la porte.)_ L'HOTE, _a Astolphe_. Eh bien! seigneur Astolphe, quel vin aurai-je l'honneur de vous servir? ASTOLPHE. Va-t'en a tous les diables! TROISIEME SPADASSIN, _a l'hote a demi-voix, sans qu'Astolphe le remarque._ Ce seigneur vous a demande trois fois du malvoisie. L'HOTE. En verite? _(Il sort en courant. Le premier spadassin fait un signe au troisieme, qui met un banc en travers de la porte comme par hasard. Le deuxieme rentre avec un cinquieme compagnon.)_ LE PREMIER SPADASSIN. Mezzani? MEZZANI, _bas_. C'est entendu. D'une pierre deux coups... Le moment est bon. La ronde vient de passer. J'entame la querelle. _(Haut.)_ Quel est donc le malappris qui se permet de bailler de la sorte? ASTOLPHE. Il n'y a de malappris ici que vous, mon maitre. _(Il recommence a bailler, en etendant les bras avec affectation.)_ MEZZANI. Seigneur mal peigne, prenez garde a vos manieres. ASTOLPHE, _s'etendant comme pour dormir_. Tais-toi, bravache, j'ai sommeil. PREMIER SPADASSIN, _lui lancant son verre_. Astolphe, a ta sante! ASTOLPHE. A la bonne heure; il me manquait d'avoir casse quelque cruche en battu quelque chien aujourd'hui. _(Il s'elance au milieu d'eux en poussant sa table au-devant de lui avec rapidite. Il renverse la table des spadassins, leurs bouteilles et leurs flambeaux. Le combat s'engage.)_ MEZZANI, _tenant Astolphe a la gorge_. Eh! vous autres, lourdauds, tombez donc sur l'enfant. PREMIER SPADASSIN, _courant sur Gabriel_. Il tremble. _(Marc se jette au-devant, il est renverse. Gabriel tue le spadassin d'un coup de pistolet a bout portant. Un autre s'elance vers lui. Marc se releve. Ils se battent. Gabriel est pale et silencieux, mais il se bat avec sang-froid.)_ ASTOLPHE, _qui s'est degage des mains de Mezzani, se rapproche de Gabriel en continuant a se battre_. Bien, mon jeune lion! courage, mon beau jeune homme!... _(Il traverse Mezzani de son epee.)_ MEZZANI, _tombant_. A moi, camarades! je suis mort... L'HOTE _crie en dehors_. Au secours! au meurtre! on s'egorge dans ma maison! _(Le combat continue.)_ DEUXIEME SPADASSIN. Mezzani mort... Sanche mourant... trois contre trois... Bonsoir! _(Il s'enfuit vers la porte; les deux autres veulent en faire autant. Astolphe se met en travers de la porte.)_ ASTOLPHE. Non pas, non pas. Mort aux mauvaises betes! A toi! don Gibet; a toi, Coupe-bourse!... _(Il en accule deux dans un coin, blesse l'un qui demande grace. Marc poursuit l'autre qui cherche a fuir. Gabriel desarme le troisieme, et lui met le poignard sur la gorge.)_ LE SPADASSIN, _a Gabriel_. Grace, mon jeune maitre, grace! Vois, la fenetre est ouverte, je puis me sauver... ne me perds pas! C'etait mon premier crime, ce sera le dernier... Ne me fais pas douter de la misericorde de Dieu! Laisse-moi!... pitie!... GABRIEL. Miserable! que Dieu t'entende et te punisse doublement si tu blasphemes!... Va! LE SPADASSIN, _montant sur la fenetre_. Je m'appelle Giglio... Je te dois la vie!... _(Il s'elance et disparait. La garde entre et s'empare des deux autres, qui essayaient de fuir.)_ ASTOLPHE. Bon! a votre affaire, messieurs les sbires! Vous arrivez, selon l'habitude, quand on n'a plus besoin de vous! Enlevez-nous ces deux cadavres; et vous, monsieur l'hote, faites relever les tables. _(A Gabriel, qui se lave les mains avec empressement.)_ Voila de la coquetterie; ces souillures etaient glorieuses, mon jeune brave! GABRIEL, _tres-pale et pres de defaillir_. J'ai horreur du sang. ASTOLPHE. Vrai Dieu! il n'y parait guere quand vous vous battez! Laissez-moi serrer cette petite main blanche qui combat comme celle d'Achille. GABRIEL, _s'essuyant les mains avec un mouchoir de soie richement brode_. De grand coeur, seigneur Astolphe, le plus temeraire des hommes! _(Il lui serre la main.)_ MARC, _a Gabriel_. Monseigneur, n'etes-vous pas blesse? ASTOLPHE. Monseigneur? En effet, vous avez tout l'air d'un prince. Eh bien! puisque vous connaissez mon nom, vous savez que je suis de bonne maison, et que vous pouvez, sans deroger, me compter parmi vos amis. _(Se retournant vers les sbires, qui ont interroge l'hote et qui s'approchent pour le saisir.)_ Eh bien! a qui en avez-vous maintenant, chers oiseaux de nuit? LE CHEF LES SBIRES. Seigneur Astolphe, vous allez attendre en prison que la justice ait eclairci cette affaire. _(A Gabriel.)_ Monsieur, veuillez aussi nous suivre. ASTOLPHE, _riant_. Comment! eclairci? Il me semble qu'elle est assez claire comme cela. Des assassins tombent sur nous; ils etaient cinq contre trois, et parce qu'ils comptaient sur la faiblesse d'un vieillard et d'un enfant... Mais ce sont de braves compagnons... Ce jeune homme... Tiens, sbire, tu devrais te prosterner. En attendant, voila pour boire... Laisse-nous tranquilles... _(Il fouille dans sa poche.)_ Ah! j'oubliais que j'ai perdu ce soir mon dernier ecu... Mais demain... si je te retrouve dans quelque coupe-gorge comme celui-ci, je te paierai double aubaine... entendu? Monsieur est un prince... le prince de... neveu du cardinal de... _(A l'oreille du sbire.)_ Le batard du dernier pape... _(A Gabriel.)_ Glissez-leur trois ecus, et dites-leur votre nom. GABRIEL, _leur jetant sa bourse_. Le prince Gabriel de Bramante. ASTOLPHE. Bramante! mon cousin germain! Par Bacchus et par le diable! il n'y a pas de batard dans notre famille... LE CHEF DES SBIRES, _recevant la bourse de Gabriel et regardant l'hote avec hesitation_. En indemnisant l'hote pour les meubles brises et le vin repandu... cela peut s'arranger... Quand les assassins seront en jugement, vos seigneuries comparaitront. ASTOLPHE. A tous les diables! c'est assez d'avoir la peine de les larder... Je ne veux plus entendre parler d'eux. _(Bas a Gabriel.)_ Quelque chose a l'hote, et ce sera fini. GABRIEL, _tirant une autre bourse_. Faut-il donc acheter la police et les temoins, comme si nous etions des malfaiteurs! ASTOLPHE. Oui, c'est assez l'usage dans ce pays-ci. L'HOTE, _refusant l'argent de Gabriel_. Non, monseigneur, je suis bien tranquille sur le dommage que ma maison a souffert. Je sais que votre altesse me le paiera genereusement, et je ne suis pas presse. Mais il faut que justice se fasse. Je veux que ce tapageur d'Astolphe soit arrete et demeure en prison jusqu'a ce qu'il m'ait paye la depense qu'il fait chez moi depuis six mois. D'ailleurs je suis las du bruit et des rixes qu'il apporte ici tous les soirs avec ses mechants compagnons. Il a reussi a deconsiderer ma maison... C'est lui qui entame toujours les querelles, et je suis sur que la scene de ce soir a ete provoquee par lui... UN DES SPADASSINS, _garrotte_. Oui, oui; nous etions la bien tranquilles... ASTOLPHE, _d'une voix tonnante_. Voulez-vous bien rentrer sous terre, abominable vermine? _(A l'hote.)_ Ah! ah! deconsiderer la maison de monsieur! _(Riant aux eclats.)_ Entacher la reputation du coupe-gorge de monsieur! Un repaire d'assassins... une caverne de bandits... L'HOTE. Et qu'y veniez-vous faire, monsieur, dans cette caverne de bandits? ASTOLPHE. Ce que la police ne fait pas, purger la terre de quelques coupe-jarrets. LE CHEF DES SBIRES. Seigneur Astolphe, la police fait son devoir. ASTOLPHE. Bien dit, mon maitre: a preuve que sans notre courage et nos armes nous etions assassines la tout a l'heure. L'HOTE. C'est ce qu'il faut savoir. C'est a la justice d'en connaitre. Messieurs, faites votre devoir, ou je porte plainte. LE CHEF DES SBIRES, _d'un air digne_. La police sait ce qu'elle a a faire. Seigneur Astolphe, marchez avec nous. L'HOTE. Je n'ai rien a dire contre ces nobles seigneurs. _(Montrant Gabriel et Marc.)_ GABRIEL, _aux sbires_. Messieurs, je vous suis. Si votre devoir est d'arreter le seigneur Astolphe, mon devoir est de me remettre egalement entre les mains de la justice. Je suis complice de sa faute, si c'est une faute que de defendre sa vie contre des brigands. Un des cadavres qui gisaient ici tout a l'heure a peri de ma main. ASTOLPHE. Brave cousin! L'HOTE. Vous, son cousin? fi donc! Voyez l'insolence! un miserable qui ne paie pas ses dettes! GABRIEL. Taisez-vous, monsieur, les dettes de mon cousin seront payees. Mon intendant passera chez vous demain matin. L'HOTE, _s'inclinant_. Il suffit, monseigneur. ASTOLPHE. Vous avez tort, cousin, cette dette-ci devrait etre payee en coups de baton. J'en ai bien d'autres auxquelles vous eussiez du donner la preference. GABRIEL. Toutes seront payees. ASTOLPHE. Je crois rever... Est-ce que j'aurais fait mes prieres ce matin? ou ma bonne femme de mere aurait-elle paye une messe a mon intention? LE CHEF DES SBIRES. En ce cas les affaires peuvent s'arranger... GABRIEL. Non, monsieur, la justice ne doit pas transiger; conduisez-nous en prison... Gardez l'argent, et traitez-nous bien. LE CHEF DES SBIRES. Passez, monseigneur. MARC, _a Gabriel_. Y songez-vous? en prison, vous, monseigneur? GABRIEL. Oui, je veux connaitre un peu de tout. MARC. Bonte divine! que dira monseigneur votre grand-pere? GABRIEL. Il dira que je me conduis comme un homme. SCENE II. En prison. GABRIEL, ASTOLPHE, LE CHEF DES SBIRES, MARC. _(Adolphe dort etendu sur un grabat. Marc est assoupi sur un banc au fond. Gabriel se promene a pas lents, et chaque fois qu'il passe devant Astolphe, il ralentit encore sa marche et le regarde.)_ GABRIEL. Il dort comme s'il n'avait jamais connu d'autre domicile! Il n'eprouve pas, comme moi, une horrible repugnance pour ces murs souilles de blasphemes, pour cette couche ou des assassins et des parricides ont repose leur tete maudite. Sans doute, ce n'est pas la premiere nuit qu'il passe en prison! Etrangement calme! et pourtant il a ote la vie a son semblable, il y a une heure! son semblable! un bandit? Oui, son semblable. L'education et la fortune eussent peut-etre fait de ce bandit un brave officier, un grand capitaine. Qui peut savoir cela, et qui s'en inquiete? celui-la seul a qui l'education et le caprice de l'orgueil ont cree une destinee si contraire au voeu de la nature: moi! Moi aussi, je viens de tuer un homme... un homme qu'un caprice analogue eut pu, au sortir du berceau, ensevelir sous une robe et jeter a jamais dans la vie timide et calme du cloitre! _(Regardant Astolphe.)_ Il est etrange que l'instant qui nous a rapproches pour la premiere fois ait fait de chacun de nous un meurtrier! Sombre presage! mais dont je suis le seul a me preoccuper, comme si, en effet, mon ame etait d'une nature differente... Non, je n'accepterai pas cette idee d'inferiorite! les hommes seuls l'ont creee, Dieu la reprouve. Ayons le meme stoicisme que ceux-la, qui dorment apres une scene de meurtre et de carnage. _(Il se jette sur un autre lit.)_ ASTOLPHE, _revant._ Ah! perfide Faustina! tu vas souper avec Alberto, parce qu'il m'a gagne mon argent!... Je te... meprise... _(Il s'eveille et s'assied sur son lit.)_ Voila un sot reve! et un reveil plus sot encore! la prison! Eh! compagnons?... Point de reponse; il parait que tout le monde dort. Bonne nuit! _(Il se recouche et se rendort.)_ GABRIEL, _se soulevant, le regarde_. Faustina! Sans doute c'est le nom de sa maitresse. Il reve a sa maitresse; et moi, je ne puis songer qu'a cet homme dont les traits se sont hideusement contractes quand ma balle l'a frappe... Je ne l'ai pas vu mourir... il me semble qu'il ralait encore sourdement quand les sbires l'ont emporte... J'ai detourne les yeux... je n'aurais pas eu le courage de regarder une seconde fois cette bouche sanglante, cette tete fracassee!... Je n'aurais pas cru la mort si horrible. L'existence de ce bandit est-elle donc moins precieuse que la mienne? La mienne! n'est-elle pas a jamais miserable? n'est-elle pas criminelle aussi? Mon Dieu! pardonnez-moi. J'ai accorde la vie a l'autre... je n'aurais pas eu le courage de la lui oter... Et lui!... qui dort la si profondement, il n'eut pas fait grace; il n'en voulait laisser echapper aucun! Etait-ce courage? etait-ce ferocite? ASTOLPHE, _revant_. A moi! a l'aide! on m'assassine... _(Il s'agite sur son_ _lit.)_ Infames! six contre un!... Je perds tout mon sang!... Dieu, Dieu! _(Il s'eveille en poussant des cris. Marc s'eveille en sursaut et court au hasard; Astolphe se leve egare et le prend a la gorge. Tous deux crient et luttent ensemble. Gabriel se jette au milieu d'eux.)_ GABRIEL. Arretez, Astolphe! revenez a vous: c'est un reve!... Vous maltraitez mon vieux serviteur. _(Il le secoue et l'eveille.)_ ASTOLPHE _va tomber sur son lit et s'essuie le front_. C'est un affreux cauchemar en effet! Oui, je vous reconnais bien maintenant! Je suis couvert d'une sueur glacee. J'ai bu ce soir du vin detestable. Ne faites pas attention a moi. _(Il s'etend pour dormir. Gabriel jette son manteau sur Astolphe et va se rasseoir sur son lit.)_ GABRIEL. Ah! ils revent donc aussi, les autres!... Ils connaissent donc le trouble, l'egarement, la crainte... du moins en songe! Ce lourd sommeil n'est que le fait d'une organisation plus grossiere... ou plus robuste; ce n'est pas le resultat d'une ame plus ferme, d'une imagination plus calme. Je ne sais pourquoi cet orage qui a passe sur lui m'a rendu une sorte de serenite; il me semble qu'a present je pourrai dormir... Mon Dieu, je n'ai pas d'autre ami que vous!... Depuis le jour fatal ou ce secret funeste m'a ete devoile, je ne me suis jamais endormi sans remettre mon ame entre vos mains, et sans vous demander la justice et la verite!... Vous me devez plus de secours et de protection qu'a tout autre, car je suis une etrange victime!... _ (Il s'endort.)_ ASTOLPHE, _se relevant_. Impossible de dormir en paix; d'epouvantables images assiegent mon cerveau. Il vaudra mieux me tenir eveille ou boire une bouteille de ce vin que le charitable sbire, emu jusqu'aux larmes par la jeunesse et par les ecus de mon petit cousin, a glissee par la... _(Il cherche sous les bancs, et se trouve pres du lit de Gabriel.)_ Cet enfant dort du sommeil des anges! Ma foi! c'est bien, a son age, de dormir apres une petite aventure comme celle de ce soir. Il a pardieu! tue son homme plus lestement que moi! et avec un petit air tranquille... C'est le sang du vieux Jules qui coule dans ces fines veines bleues, sous cette peau si blanche!... Un beau garcon, vraiment! eleve comme une demoiselle, au fond d'un vieux chateau, par un vieux pedant herisse de grec et de latin; du moins c'est ce qu'on m'a dit... Il parait que cette education-la en vaut bien une autre. Ah ca! vais-je m'attendrir comme le cabaretier et comme le sbire parce qu'il a promis de payer mes dettes? Oh, non pas! je garderai mon franc-parler avec lui. Pourtant je sens que je l'aime, ce garcon-la; j'aime la bravoure dans une organisation delicate. Beau merite, a moi, d'etre intrepide avec des muscles de paysan! Il est capable de ne boire que de l'eau, lui! Si je le croyais, j'en boirais aussi, ne fut-ce que pour avoir ce sommeil angelique! mais, comme il n'y en a* pas ici... _(Il prend la bouteille et la quitte.)_ Eh bien! qu'ai-je donc a le regarder ainsi comme malgre moi? avec ses quinze ou seize ans, et son menton lisse comme celui d'une femme, il me fait illusion... Je voudrais avoir une maitresse qui lui ressemblat. Mais une femme n'aura jamais ce genre de beaute, cette candeur melee a la force, ou du moins au sentiment de la force... Cette joue rosee est celle d'une femme, mais ce front large et pur est celui d'un homme. _(Il remplit son verre et s'assied, en se retournant a chaque instant pour regarder Gabriel. Il boit.)_ La Faustina est une jolie fille... mais il y a toujours dans cette creature, malgre ses minauderies, une impudence indelebile... Son rire surtout me crispe les nerfs. Un rire de courtisane! J'ai reve qu'elle soupait avec Alberto; elle en est, mille tonnerres! bien capable. _(Regardant Gabriel.)_ Si je l'avais vue une seule fois dormir ainsi, j'en serais veritablement amoureux. Mais elle est laide quand elle dort! on dirait qu'il y a dans son ame quelque chose de vil ou de farouche qui disparait a son gre quand elle parle ou quand elle chante, mais qui se montre quand sa volonte est enchainee par le sommeil... Pouah! ce vin est couleur de sang... il me rappelle mon cauchemar... Decidement je me degoute du vin, je me degoute des femmes, je me degoute du jeu... Il est vrai que je n'ai plus soif, que ma poche est vide, et que je suis en prison. Mais je m'ennuie profondement de la vie que je mene; et puis, ma mere l'a dit, Dieu fera un miracle et je deviendrai un saint. Oh! qu'est-ce que je vois? c'est tres-edifiant! mon petit cousin porte un reliquaire; si je pouvais ecarter tout doucement le col de sa chemise, couper le ruban et voler l'amulette pour le lui faire chercher a son reveil... _(Il s'approche doucement du lit de Gabriel et avance la main. Gabriel s'eveille brusquement et tire son poignard de son sein.)_ GABRIEL. Que me voulez-vous? ne me touchez pas, monsieur, ou vous etes mort! ASTOLPHE. Malepeste! que vous avez le reveil farouche, mon beau cousin! Vous avez failli me percer la main. GABRIEL, _sechement et sautant a bas de son lit_. Mais aussi, que me vouliez-vous? Quelle fantaisie vous prend de m'eveiller en sursaut? C'est une fort sotte plaisanterie. ASTOLPHE. Oh! oh! cousin! ne nous fachons pas. Il est possible que je sois un sot plaisant, mais je n'aime pas beaucoup a me l'entendre dire. Croyez-moi, ne nous brouillons pas avant de nous connaitre. Si vous voulez que je vous le dise, la relique que vous avez au cou me divertissait... J'ai eu tort peut-etre; mais ne me demandez pas d'excuses, je ne vous en ferai pas. GABRIEL. Si ce colifichet vous fait envie, je suis pret a vous le donner. Mon pere en mourant me le mit au cou, et longtemps il m'a ete precieux; mais, depuis quelque temps, je n'y tiens plus guere. Le voulez-vous? ASTOLPHE. Non! Que voulez-vous que j'en fasse? Mais savez-vous que ce n'est pas bien, ce que vous dites la? La memoire d'un pere devrait vous etre sacree. GABRIEL. C'est possible! mais une idee!... Chacun a les siennes! ASTOLPHE. Eh bien! moi, qui ne suis qu'un mauvais sujet, je ne voudrais pas parler ainsi. J'etais bien jeune aussi quand je perdis mon pere; mais tout ce qui me vient de lui m'est precieux. GABRIEL. Je le crois bien! ASTOLPHE. Je vois que vous ne songez ni a ce que vous me dites ni a ce que je vous reponds. Vous etes preoccupe? a votre aise! fatigue peut-etre! Buvez un gobelet de vin. Il n'est pas trop mauvais pour du vin de prison. GABRIEL. Je ne bois jamais de vin. ASTOLPHE. J'en etais sur! a ce regime-la votre barbe ne poussera jamais, mon cher enfant. GABRIEL. C'est fort possible; la barbe ne fait pas l'homme. ASTOLPHE. Elle y contribue du moins beaucoup; cependant vous etes en droit de parler comme vous faites. Vous avez le menton comme le creux de ma main, et vous etes, je crois, plus brave que moi. GABRIEL. Vous croyez? ASTOLPHE. Drole de garcon! c'est egal, un peu de barbe vous ira bien. Vous verrez que les femmes vous regarderont d'un autre oeil. GABRIEL, _haussant les epaules_. Les femmes? ASTOLPHE. Oui. Est-ce que vous n'aimez pas non plus les femmes? GABRIEL. Je ne peux pas les souffrir. ASTOLPHE, _riant_. Ah! ah! qu'il est original! Alors qu'est-ce que vous aimez? le grec, la rhetorique, la geometrie, quoi? GABRIEL. Rien de tout cela. J'aime mon cheval, le grand air, la musique, la poesie, la solitude, la liberte avant tout. ASTOLPHE. Mais c'est tres-joli, tout cela! Cependant je vous aurais cru tant soit peu philosophe. GABRIEL. Je le suis un peu. ASTOLPHE. Mais j'espere que vous n'etes pas egoiste? GABRIEL. Je n'en sais rien. ASTOLPHE. Quoi! n'aimez-vous personne? N'avez-vous pas un seul ami? GABRIEL. Pas encore; mais je desire vous avoir pour ami. ASTOLPHE. Moi! c'est tres-obligeant de votre part; mais savez-vous si j'en suis digne? GABRIEL. Je desire que vous le soyez. Il me semble que vous ne pourrez pas etre autrement d'apres ce que je me propose d'etre pour vous. ASTOLPHE. Oh! doucement, doucement, mon cousin. Vous avez parle de payer mes dettes; j'ai repondu: Faites, si cela vous amuse; mais maintenant, je vous dis: Pas d'airs de protection, s'il vous plait, et surtout pas de sermons. Je ne tiens pas enormement a payer mes dettes; et si vous les payez, je ne promets nullement de n'en pas faire d'autres. Cela regarde mes creanciers. Je sais bien que, pour l'honneur de la famille, il vaudrait mieux que je fusse un garcon range, que je ne hantasse point les tavernes et les mauvais lieux, ou du moins que je me livrasse a mes vices en secret... GABRIEL. Ainsi vous croyez que c'est pour l'honneur de la famille que je m'offre a vous rendre service? ASTOLPHE. Cela peut etre; on fait beaucoup de choses dans notre famille par amour-propre. GABRIEL. Et encore plus par rancune. ASTOLPHE. Comment cela? GABRIEL. Oui; on se hait dans notre famille, et c'est fort triste. ASTOLPHE. Moi, je ne hais personne, je vous le declare. Le ciel vous a fait riche et raisonnable; il m'a fait pauvre et prodigue: il s'est montre trop partial peut-etre. Il eut mieux fait de donner au sang des Octave un peu de l'economie et de la prudence des Jules, au sang des Jules un peu de l'insouciance et de la gaiete des Octave. Mais enfin, si vous etes, comme vous le paraissez, melancolique et orgueilleux, j'aime encore mieux mon enjouement et ma bonhomie que votre ennui et vos richesses. Vous voyez que je n'ai pas sujet de vous hair, car je n'ai pas sujet de vous envier. GABRIEL. Ecoutez, Astolphe; vous vous trompez sur mon compte. Je suis melancolique par nature, il est vrai; mais je ne suis point orgueilleux. Si j'avais eu des dispositions a l'etre, l'exemple de mes parents m'en aurait gueri. Je vous ai semble un peu philosophe; je le suis assez pour hair et renier cette chimere qui met l'isolement, la haine et le malheur a la place de l'union, des sympathies et du bonheur domestique. ASTOLPHE. C'est bien parler. A ce compte, j'accepte votre amitie. Mais ne vous ferez-vous pas un mauvais parti avec le vieux prince mon grand-oncle, si vous me frequentez? GABRIEL. Tres-certainement cela arrivera. ASTOLPHE. En ce cas, restons-en la, croyez-moi. Je vous remercie de vos bonnes intentions: comptez que vous aurez en moi un parent plein d'estime, toujours dispose a vous rendre service, et desireux d'en trouver l'occasion; mais ne troublez pas votre vie par une amitie romanesque ou tout le profit et la joie seraient de mon cote, ou toutes les luttes et tous les chagrins retomberaient sur vous. Je ne ne le veux pas. GABRIEL. Et moi, je le veux, Astolphe; ecoutez-moi. Il y a huit jours j'etais encore un enfant: eleve au fond d'un vieux manoir avec un gouverneur, une bibliotheque, des faucons et des chiens, je ne savais rien de l'histoire de notre famille et des haines qui ont divise nos peres; j'ignorais jusqu'a votre nom, jusqu'a votre existence. Ou m'avait eleve ainsi pour m'empecher, je suppose, d'avoir une idee ou un sentiment a moi; et l'on crut m'inoculer tout a coup la haine et l'orgueil hereditaires, en m'apprenant, dans une grave conference, que j'etais, moi enfant, le chef, l'espoir, le soutien d'une illustre famille, dont vous etiez, vous, l'ennemi, le fardeau, la honte. ASTOLPHE. Il a dit cela, le vieux Jules? O lache insolence de la richesse! GABRIEL. Laissez en paix ce vieillard; il est assez puni par la tristesse, la crainte et l'ennui qui rongent ses derniers jours. Quand on m'eut appris toutes ces choses, quand on m'eut bien dit que, par droit de naissance, je devais eternellement avoir mon pied sur votre tete, me rejouir de votre abaissement et me glorifier de votre abjection, je fis seller mon cheval, j'ordonnai a mon vieux serviteur de me suivre, et, prenant avec moi les sommes que mon grand-pere avait destinees a mes voyages dans les diverses cours ou il voulait m'envoyer apprendre le metier d'ambitieux, je suis venu vous trouver afin de depenser cet argent avec vous en voyages d'instruction ou en plaisirs de jeune homme, comme vous l'entendrez. Je me suis dit que ma franchise vous convaincrait et leverait tout vain scrupule de votre part; que vous comprendriez le besoin que j'eprouve d'aimer et d'etre aime; que vous partageriez avec moi en frere; qu'enfin vous ne me forceriez pas a me jeter dans la vie des orgueilleux, en vous montrant orgueilleux vous-meme, et en repoussant un coeur sincere qui vous cherche et vous implore. ASTOLPHE, _l'embrassant avec effusion_. Ma foi! tu es un noble enfant; il y a plus de fermete, de sagesse et de droiture dans ta jeune tete qu'il n'y en a jamais eu dans toute notre famille. Eh bien, je le veux: nous serons freres, et nous nous moquerons des vieilles querelles de nos peres. Nous courrons le monde ensemble; nous nous ferons de mutuelles concessions, afin d'etre toujours d'accord: je me ferai un peu moins fou, tu te feras un peu moins sage. Ton grand-pere ne peut pas te desheriter: tu le laisseras gronder, et nous nous cherirons a sa barbe. Toute la vengeance que je veux tirer de sa haine, c'est de t'aimer de toute mon ame. GABRIEL, _lui serrant la main_. Merci, Astolphe; vous m'otez un grand poids de la poitrine. ASTOLPHE. C'est donc pour me rencontrer que tu avais ete ce soir a la taverne? GABRIEL. On m'avait dit que vous etiez la tous les soirs. ASTOLPHE. Cher Gabriel! et tu as failli etre assassine dans ce tripot! et je l'eusse ete, moi, peut-etre, sans ton secours! Ah! je ne t'exposerai plus jamais a ces ignobles perils; je sens que pour toi j'aurai la prudence que je n'avais pas pour moi-meme. Ma vie me semblera plus precieuse unie a la tienne. GABRIEL, _s'approchant de la grille de la fenetre_. Tiens! le jour est leve: regarde, Astolphe, comme le soleil rougit les flots en sortant de leur sein. Puisse notre amitie etre aussi pure, aussi belle que le jour dont cette aurore est le brillant presage! _(Le geolier et le chef des sbires entrent.)_ LE CHEF DES SBIRES. Messeigneurs, en apprenant vos noms, le chef de la police a ordonne que vous fussiez mis en liberte sur-le-champ. ASTOLPHE. Tant mieux, la liberte est toujours agreable: elle est comme le bon vin, on n'attend pas pour en boire que la soif soit venue. GABRIEL. Allons! vieux Marc, eveille-toi. Notre captivite est deja terminee. MARC, _bas a Gabriel_. Eh quoi! mon cher maitre, vous allez sortir bras dessus bras dessous avec le seigneur Astolphe?... Que dira Son Altesse si on vient a lui redire.... GABRIEL. Son Altesse aura bien d'autres sujets de s'etonner. Je le lui ai promis: je me comporterai en homme! DEUXIEME PARTIE. Dans la maison d'Astolphe. SCENE PREMIERE. ASTOLPHE, LA FAUSTINA. _(Astolphe, en costume de fantaisie tres-riche, acheve sa toilette devant un grand miroir. La Faustina, tres-paree, entre sur la pointe du pied et le regarde. Astolphe essaie plusieurs coiffures tour a tour avec beaucoup d'attention.)_ LA FAUSTINA, _a part_. Jamais femme mit-elle autant de soin a sa toilette et de plaisir a se contempler? Le fat! ASTOLPHE, _qui voit Faustina dans la glace. A part._ Bon! je te vois fort bien, fleau de ma bourse, ennemi de mon salut? Ah! tu reviens me trouver! Je vais te faire un peu damner a mon tour. _(Il jette sa toque avec une affectation d'impatience et arrange sa chevelure minutieusement.)_ FAUSTINA, _s'assied et le regarde. Toujours a part._ Courage! admire-toi, beau damoiseau! Et qu'on dise que les femmes sont coquettes! Il ne daignera pas se retourner! ASTOLPHE, _a part._ Je gage qu'on s'impatiente. Oh! je n'aurai pas fini de si tot. _(Il recommence a essayer ses toques.)_ FAUSTINA, _a part_. Encore!... Le fait est qu'il est beau, bien plus beau qu'Antonio; et on dira ce qu'on voudra, rien ne fait tant d'honneur que d'etre au bras d'un beau cavalier. Cela vous pare mieux que tous les joyaux du monde. Quel dommage que tous ces Alcibiades soient si vite ruines! En voila un qui n'a plus le moyen de donner une agrafe de ceinture ou un noeud d'epaule a une femme! ASTOLPHE, _feignant de se parler a lui-meme_. Peut-on poser ainsi une plume sur une barrette! Ces gens-la s'imaginent toujours coiffer des etudiants de Pavie! _(Il arrache la plume et la jette par terre. Faustina la ramasse.)_ FAUSTINA, _a part_. Une plume magnifique! et le costumier la lui fera payer. Mais ou prend-il assez d'argent pour louer de si riches habits? _(Regardant autour d'elle.)_ Eh mais! je n'y avais pas fait attention! Comme cet appartement est change! Quel luxe! C'est un palais aujourd'hui. Des glaces! des tableaux! _(Regardant le sofa ou elle est assise.)_ Un meuble de velours tout neuf, avec des crepines d'or fin! Aurait-il fait un heritage? Ah! mon Dieu, et moi qui depuis huit jours.... Faut-il que je sois aveugle! Un si beau garcon!... _(Elle tire de sa poche un petit miroir et arrange sa coiffure.)_ ASTOLPHE, _a part_. Oh! c'est bien inutile! Je suis dans le chemin de la vertu. FAUSTINA, _se levant et allant a lui_. A votre aise, infidele! Quand donc le beau Narcisse daignera-t-il detourner la tete de son miroir? ASTOLPHE, _sans se retourner_. Ah! c'est toi, petite? FAUSTINA. Quittez ce ton protecteur, et regardez-moi. ASTOLPHE, _sans se retourner_. Que me veux-tu? Je suis presse. FAUSTINA, _le tirant par le bras_. Mais, vraiment, vous ne reconnaissez pas ma voix, Astolphe? Votre miroir vous absorbe! ASTOLPHE, _se retourne lentement et la regarde d'un air indifferent_. Eh bien! qu'y a-t-il? Je vous regarde. Vous n'etes pas mal mise. Ou passez-vous la nuit? FAUSTINA, _a part_. Du depit? La jalousie le rendra moins fier. Payons d'assurance. _(Haut.)_ Je soupe chez Ludovic. ASTOLPHE. J'en suis bien aise; c'est la aussi que je vais tout a l'heure. FAUSTINA. Je ne m'etonne plus de ce riche deguisement. Ce sera une fete magnifique. Les plus belles filles de la ville y sont conviees; chaque cavalier amene sa maitresse. Et tu vois que mon costume n'est pas de mauvais gout. ASTOLPHE. Un peu mesquin! C'est du gout d'Antonio? Ah! je ne reconnais pas la sa liberalite accoutumee. Il parait, ma pauvre Faustina, qu'il commence a se degouter de toi? FAUSTINA. C'est moi plutot qui commence a me degouter de lui. ASTOLPHE, _essayant des gants_. Pauvre garcon! FAUSTINA. Vous le plaignez? ASTOLPHE. Beaucoup, il est en veine de malheur. Son oncle est mort la semaine passee, et ce matin a la chasse le sanglier a eventre le meilleur de ses chiens. FAUSTINA. C'est juste comme moi: ma cameriste a casse ce matin mon magot de porcelaine du Japon, mon perroquet s'est empoisonne avant-hier, et je ne t'ai pas vu de la semaine. ASTOLPHE, _feignant d'avoir mal entendu_. Qu'est-ce que tu dis de Celimene? J'ai dine chez elle hier. Et toi, ou dines-tu demain? FAUSTINA. Avec toi. ASTOLPHE. Tu crois? FAUSTINA. C'est une fantaisie que j'ai. ASTOLPHE. Moi, j'en ai une autre. FAUSTINA. Laquelle? ASTOLPHE. C'est de m'en aller a la campagne avec une creature charmante dont j'ai fait la conquete ces jours-ci. FAUSTINA. Ah! ah! Eufemia, sans doute? ASTOLPHE. Fi donc! FAUSTINA. Celimene? ASTOLPHE. Ah bah! FAUSTINA. Francesca? ASTOLPHE. Grand merci! FAUSTINA. Mais qui donc? Je ne la connais pas. ASTOLPHE. Personne ne la connait encore ici. C'est une ingenue qui arrive de son village. Belle comme les amours, timide comme une biche, sage et fidele comme... FAUSTINA. Comme toi? ASTOLPHE. Oui, comme moi; et c'est beaucoup dire, car je suis a elle pour la vie. FAUSTINA. Je t'en felicite... Et nous la verrons ce soir, j'espere? ASTOLPHE. Je ne crois pas... Peut-etre cependant. (_A part_) Oh! la bonne idee! (_Haut._) Oui, j'ai envie de la mener chez Ludovic. Ce brave artiste me saura gre de lui montrer ce chef-d'oeuvre de la nature, et il voudra faire tout de suite sa statue... Mais je n'y consentirai pas; je suis jaloux de mon tresor. FAUSTINA. Prends garde que celui-la ne s'en aille comme ton argent s'en est alle. En ce cas, adieu; je venais te proposer d'etre mon cavalier pour ce soir. C'est un mauvais tour que je voulais jouer a Antonio. Mais puisque tu as une dame, je vais trouver Menrique, qui fait des folies pour moi. ASTOLPHE, _un peu emu_. Menrique? (_Se remettant aussitot._) Tu ne saurais mieux faire. A revoir, donc! FAUSTINA, _a part, en sortant_. Bah! il est plus ruine que jamais. Il aura engage le dernier morceau de son patrimoine pour sa nouvelle passion. Dans huit jours, le seigneur sera en prison et la fille dans la rue. (_Elle sort._) SCENE II. ASTOLPHE, _seul_. Avec Menrique! a qui j'ai eu la sottise d'avouer que j'avais pris cette fille presque au serieux... Je n'aurais qu'un mot a dire pour la retenir... (_Il va vers la porte, et revient._) Oh! non, pas de lachete. Gabriel me mepriserait, et il aurait raison. Bon Gabriel! le charmant caractere! l'aimable compagnon! comme il cede a tous mes caprices, lui qui n'en a aucun, lui si sage, si pur! Il me voit sans humeur et sans pedanterie continuer cette folle vie. Il ne me fait jamais de reproche, et je n'ai qu'a manifester une fantaisie pour qu'aussitot il aille au-devant de mes desirs en me procurant argent, equipage, maitresse, luxe de toute espece. Je voudrais du moins qu'il prit sa part de mes plaisirs; mais je crains bien que tout cela ne l'amuse pas, et que l'enjouement qu'il me montre parfois ne soit l'heroisme de l'amitie. Oh! si j'en etais sur, je me corrigerais sur l'heure; j'acheterais des livres, je me plongerais dans les auteurs classiques; j'irais a confesse; je ne sais pas ce que ne ferais pas pour lui!... Mais il est bien longtemps a sa toilette. (_Il va frapper a la porte de l'appartement de Gabriel._) En bien! ami, es-tu pret? Pas encore. Laisse-moi entrer, je suis seul. Non? Allons! comme tu voudras. (_Il revient._) Il s'enferme vraiment comme une demoiselle. Il veut que je le voie dans tout l'eclat de son costume. Je suis sur qu'il sera charmant en fille; la Faustina ne l'a pas vu, elle y sera prise, et toutes en creveront de jalousie. Il a eu pourtant bien de la peine a se decider a cette folie. Cher Gabriel! c'est moi qui suis un enfant, et lui un homme, un sage, plein d'indulgence et de devouement! (_Il se frotte les mains._) Ah! je vais me divertir aux depens de la Faustina! Mais quelle impudente creature! Antonio la semaine derniere, Menrique aujourd'hui! Comme les pas de la femme sont rapides dans la carriere du vice! Nous autres, nous savons, nous pouvons toujours nous arreter; mais elles, rien ne les retient sur cette pente fatale, et quand nous croyons la leur faire remonter, nous ne faisons que hater leur chute au fond de l'abime. Mes compagnons ont raison; moi qui passe pour le plus mauvais sujet de la ville, je suis le moins roue de tous. J'ai des instincts de sentimentalite, je reve des amours romanesques, et, quand je presse dans mes bras une vile creature, je voudrais m'imaginer que je l'aime. Antonio a du bien se moquer de moi avec cette miserable folle! J'aurais du la retenir ce soir, et m'en aller avec Gabriel deguise et avec elle, en chantant le couplet: _Deux femmes valent mieux qu'une_. J'aurais donne du depit a Antonio par Faustina, a Faustina par Gabriel... Allons! il est peut-etre temps encore... Elle a menti, elle n'aurait pas ose aller trouver ainsi Menrique... Elle n'est pas si effrontee! En attendant que Gabriel ait fini de se deguiser, je puis courir chez elle; c'est tout pres d'ici. (_Il s'enveloppe de son manteau._) Une femme peut-elle descendre assez bas pour n'etre plus pour nous qu'un objet dont notre vanite fait parade comme d'un meuble ou d'un habit! (_Il sort._) SCENE III. GABRIEL, _en habit de femme tres-elegant, sort lentement de sa chambre; PERINNE le suit d'un air curieux et avide_. GABRIEL. C'est assez, dame Perinne, je n'ai plus besoin de vous. Voici pour la peine que vous avez prise. (_Il lui donne de l'argent._) PERINNE. Monseigneur, c'est trop de bonte. Votre Seigneurie plaira a toutes les femmes, jeunes et vieilles, riches et pauvres; car, outre que le ciel a tout fait pour elle, elle est d'une magnificence... GABRIEL. C'est bien, c'est bien, dame Perinne. Bonsoir! PERINNE, _mettant l'argent dans sa poche_. C'est vraiment trop! Votre Altesse ne m'a pas permis de l'aider... je n'ai fait qu'attacher la ceinture et les bracelets. Si j'osais donner un dernier conseil a Votre Excellence, je lui dirais que son collier de dentelle monte trop haut; elle a le cou blanc et rond comme celui d'une femme, les epaules feraient bon effet sous ce voile transparent. (_Elle veut arranger le fichu, Gabriel la repousse._) GABRIEL. Assez, vous dis-je; il ne faut pas qu'un divertissement devienne une occupation si serieuse. Je me trouve bien ainsi. PERINNE. Je le crois bien! Je connais plus d'une grande dame qui voudrait avoir la fine ceinture et la peau d'albatre de Votre Altesse! (_Gabriel fait un mouvement d'impatience. Perinne fait de grandes reverences ridicules. A part, en se retirant._) Je n'y comprends rien. Il est fait au tour; mais quelle pudeur farouche! Ce doit etre un huguenot! [Illustration: Je voudrais avoir une maitresse qui lui ressemblat. (Page 12)] SCENE IV. GABRIEL, _seul, s'approchant de la glace._ Que je souffre sous ce vetement! Tout me gene et m'etouffe. Ce corset est un supplice, et je me sens d'une gaucherie!... je n'ai pas encore ose me regarder. L'oeil curieux de cette vieille me glacait de crainte!... Pourtant, sans elle, je n'aurais jamais su m'habiller. (_Il se place devant le miroir et jette un cri de surprise_.) Mon Dieu! est-ce moi? Elle disait que je ferais une belle fille... Est-ce vrai? (_Il se regarde longtemps en silence._) Ces femmes-la donnent des louanges pour qu'on les paie... Astolphe ne me trouvera-t-il pas gauche et ridicule? Ce costume est indecent... Ces manches sont trop courtes!... Ah! j'ai des gants!... (_Il met ses gants et les tire au-dessus des coudes_.) Quelle etrange fantaisie que la sienne! elle lui parait toute simple, a lui!... Et moi, insense qui, malgre ma repugnance a prendre de tels vetements, n'ai pu resister au desir imprudent de faire cette experience!... Quel effet vais-je produire sur lui? Je dois etre sans grace!... (_Il essaie de faire quelques pas devant la glace_.) Il me semble que ce n'est pas si difficile, pourtant. (_Il essaie de faire jouer son eventail et le brise_.) Oh! pour ceci, je n'y comprends rien. Mais, est-ce qu'une femme ne pourrait pas plaire sans ces minauderies? (_Il reste absorbe devant la glace_.) [Illustration: Nous sommes trop d'une ici... (Page 18.)] SCENE V. GABRIEL, _devant la glace_; ASTOLPHE _rentre doucement_. ASTOLPHE, _a part_. La malheureuse m'avait menti! elle ira avec Antonio! Je ne voudrais pas que Gabriel sut que j'ai fait cette sottise! (_Apres avoir ferme la porte avec precaution il se retourne et apercoit Gabriel qui lui tourne le dos_.) Que vois-je! quelle est cette belle fille?... Tiens! Gabriel!... je ne te reconnaissais pas, sur l'honneur! (_Gabriel tres-confus, rougit et perd contenance_.) Ah! mon Dieu! mais c'est un reve! que tu es _belle_!... Gabriel, est-ce toi?... As-tu une soeur jumelle? ce n'est pas possible... mon enfant!... ma chere!... GABRIEL, _tres-effraye_. Qu'as-tu donc, Astolphe? tu me regardes d'une maniere etrange. ASTOLPHE. Mais comment veux-tu que je ne sois pas trouble? Regarde-toi. Ne te prends-tu pas toi-meme pour une fille? GABRIEL, _emu_. Cette Perinne m'a donc bien deguise? ASTOLPHE. Perinne est une fee. D'un coup de baguette, elle t'a metamorphose en femme. C'est un prodige, et, si je t'avais vu ainsi la premiere fois, je ne me serais jamais doute de ton sexe... Tiens! je serais tombe amoureux a en perdre la tete. GABRIEL, _vivement_. En verite, Astolphe? ASTOLPHE. Aussi vrai que je suis a jamais ton frere et ton ami, tu serais a l'heure meme ma maitresse et ma femme si... Comme tu rougis, Gabriel! mais sais-tu que tu rougis comme une jeune fille?... Tu n'as pas mis de fard, j'espere? (_Il lui touche les joues._) Non! Tu trembles? GABRIEL. J'ai froid ainsi, je ne suis pas habitue a ces etoffes legeres. ASTOLPHE. Froid! tes mains sont brulantes!... Tu n'es pas malade?... Que tu es enfant, mon petit Gabriel! ce deguisement te deconcerte. Si je ne savais que tu es philosophe, je croirais que tu es devot, et que tu penses faire un gros peche... Oh! comme nous allons nous amuser! tous les hommes seront amoureux de toi, et les femmes voudront, par depit, t'arracher les yeux. Ils sont si beaux ainsi, vos yeux noirs! Je ne sais ou j'en suis. Tu me fais une telle illusion, que je n'ose plus te tutoyer!... Ah! Gabriel! pourquoi n'y a-t-il pas une femme qui te ressemble? GABRIEL. Tu es fou, Astolphe; tu ne penses qu'aux femmes. ASTOLPHE. Et a quoi diable veux-tu que je pense a mon age? Je ne concois point que tu n'y penses pas encore, toi! GABRIEL. Pourtant tu me disais encore ce matin que tu les detestais. ASTOLPHE. Sans doute, je deteste toutes celles que je connais; car je ne connais que des filles de mauvaise vie. GABRIEL. Pourquoi ne cherches-tu pas une fille honnete et douce? une personne que tu puisses epouser, c'est-a-dire aimer toujours? ASTOLPHE. Des filles honnetes! ah! oui, j'en connais; mais, rien qu'a les voir passer pour aller a l'eglise, je baille. Que veux-tu que je fasse d'une petite sotte qui ne sait que broder et faire le signe de la croix? Il en est de coquettes et d'eveillees qui, tout en prenant de l'eau benite, vous lancent un coup d'oeil devorant. Celles-la sont pires que nos courtisanes; car elles sont de nature vaniteuse, par consequent venale; depravee, par consequent hypocrite; et mieux vaut la Faustina, qui vous dit effrontement: Je vais chez Menrique ou chez Antonio, que la femme reputee honnete qui vous jure un amour eternel, et qui vous a trompe la veille en attendant qu'elle vous trompe le lendemain. GABRIEL. Puisque tu meprises tant ce sexe, tu ne peux l'aimer! ASTOLPHE. Mais je l'aime par besoin. J'ai soif d'aimer, moi! J'ai dans l'imagination, j'ai dans le coeur une femme ideale! Et c'est une femme qui te ressemble, Gabriel. Un etre intelligent et simple, droit et fin, courageux et timide, genereux et fier. Je vois cette femme dans mes reves, et je la vois grande, blanche, blonde, comme te voila avec ces beaux yeux noirs et cette chevelure soyeuse et parfumee. Ne te moque pas de moi, ami; laisse-moi deraisonner, nous sommes en carnaval. Chacun revet l'effigie de ce qu'il desire etre ou desire posseder: le valet s'habille en maitre, l'imbecile en docteur; moi je t'habille en femme. Pauvre que je suis, je me cree un tresor imaginaire, et je te contemple d'un oeil a demi triste, a demi enivre. Je sais bien que demain tes jolis pieds disparaitront dans des bottes, et que ta main secouera rudement et fraternellement la mienne. En attendant, si je m'en croyais, je la baiserais, cette main si douce... Vraiment ta main n'est pas plus grande que celle d'une femme, et ton bras... Laisse-moi baiser ton gant!... ton bras est d'une rondeur miraculeuse... Allons, ma chere belle, vous etes d'une vertu farouche!... Tiens! tu joues ton role comme un ange: tu remontes tes gants, tu fremis, tu perds contenance! A merveille! Voyons, marche un peu, fais de petits pas. GABRIEL, _essayant de rire_. Tu me feras marcher et parler le moins possible; car j'ai une grosse voix, et je dois avoir aussi une bien mauvaise grace. ASTOLPHE. Ta voix est pleine, mais douce; peu de femmes l'ont aussi agreable; et, quant a ta demarche, je t'assure qu'elle est d'une gaucherie adorable. Je te vois passer pour une ingenue; ne t'inquiete donc pas de tes manieres. GABRIEL. Mais certainement ta femme ideale en a de meilleures? ASTOLPHE. Eh bien! pas du tout. En te voyant, je reconnais que cette gaucherie est un attrait plus puissant que toute la science des coquettes. Ton costume est charmant! Est-ce la Perinne qui l'a choisi? GABRIEL. Non! elle m'avait apporte l'autre jour un attirail de bohemienne; je lui ai fait faire expres pour moi cette robe de soie blanche. ASTOLPHE. Et tu seras plus pare, avec cette simple toilette et ces perles, que toutes les femmes bigarrees et empanachees qui s'appretent a te disputer la palme. Mais qui a pose sur ton front cette couronne de roses blanches? Sais-tu que tu ressembles aux anges de marbre de nos cathedrales? Qui t'a donne l'idee de ce costume si simple et si recherche en meme temps? GABRIEL. Un reve que j'ai fait... il y a quelque temps. ASTOLPHE. Ah! ah! tu reves aux anges, toi? Eh bien! ne t'eveille pas, car tu ne trouveras dans la vie reelle que des femmes! Mon pauvre Gabriel, continue, si tu peux, a ne point aimer. Quelle femme serait digne de toi? Il me semble que le jour ou tu aimeras je serai triste, je serai jaloux. GABRIEL. Eh! mais, ne devrais-je pas etre jaloux des femmes apres lesquelles tu cours? ASTOLPHE. Oh! pour cela, tu aurais grand tort! il n'y a pas de quoi! On frappe en bas!... Vite a ton role. (_Il ecoute les voix qui se font entendre sur l'escalier._) Vive Dieu! c'est Antonio avec la Faustina. Ils viennent nous chercher. Mets vite ton masque!... ton manteau!... un manteau de satin rose double de cygne! c'est charmant!... Allons, cher Gabriel! a present que je ne vois plus ton visage ni tes bras, je me rappelle que tu es mon camarade... Viens!... egaie-toi un peu. Allons, vive la joie! (_Ils sortent._) SCENE VI. Chez Ludovic.--Un boudoir a demi eclaire, donnant sur une galerie tres-riche, et au fond un salon etincelant. GABRIEL, _deguise en femme, est assis sur un sofa_; ASTOLPHE _entre, donnant le bras a la FAUSTINA._ FAUSTINA, _d'un ton aigre_. Un boudoir? Oh! qu'il est joli! mais nous sommes trop d'une ici. GABRIEL, _froidement_. Madame a raison, et je lui cede la place. (_Il se leve._) FAUSTINA. Il parait que vous n'etes pas jalouse! ASTOLPHE. Elle aurait grand tort! Je le lui ai dit, elle peut etre bien tranquille. GABRIEL. Je ne suis ni tres-jalouse ni tres-tranquille; mais je baisse pavillon devant madame. FAUSTINA. Je vous prie de rester, madame... ASTOLPHE. Je te prie de l'appeler mademoiselle, et non pas madame. FAUSTINA, _riant aux eclats_. Ah bien! oui, mademoiselle! Tu serais un grand sot, mon pauvre Astolphe!... ASTOLPHE. Ris tant que tu voudras; si je pouvais t'appeler mademoiselle, je t'aimerais peut-etre encore. FAUSTINA. Et j'en serais bien fachee, car ce serait un amour a perir d'ennui. (_A Gabriel._) Est-ce que cela vous amuse, l'amour platonique? (_A part._) Vraiment, elle rougit comme si elle etait tout a fait innocente. Ou diable Astolphe l'a-t-il pechee? ASTOLPHE. Faustina, tu crois a ma parole d'honneur? FAUSTINA. Mais, oui. ASTOLPHE. Eh bien! je te jure sur mon honneur (non pas sur le tien) qu'elle n'est pas ma maitresse, et que je la respecte comme ma soeur. FAUSTINA. Tu comptes donc en faire ta femme? En ce cas, tu es un grand sot de l'amener ici; car elle y apprendra beaucoup de choses qu'elle est censee ne pas savoir. ASTOLPHE. Au contraire, elle y prendra l'horreur du vice en vous voyant, toi et tes semblables. FAUSTINA. C'est sans doute pour lui inspirer cette horreur bien profondement que tu m'amenais ici avec des intentions fort peu vertueuses? Madame... ou mademoiselle... vous pouvez m'en croire, il ne comptait pas vous trouver sur ce sofa. Je n'ai pas de parole d'honneur, moi, mais monsieur votre fiance en a une; faites-la lui donner!... qu'il ose dire pourquoi il m'amene ici! Or, vous pouvez rester; c'est une lecon de vertu qu'Astolphe veut vous donner. GABRIEL, _a Astolphe_. Je ne saurais souffrir plus longtemps l'impudence de pareils discours; je me retire. ASTOLPHE, _bas_. Comme tu joues bien la comedie! On dirait que tu es une jeune lady bien prude. GABRIEL, _bas a Astolphe_. Je t'assure que je ne joue pas la comedie. Tout ceci me repugne, laisse-moi m'en aller. Reste; ne te derange pas de tes plaisirs pour moi. ASTOLPHE. Non, par tous les diables! Je veux chatier l'impertinence de cette pecore! _(Haut.)_ Faustina, va-t'en, laisse-nous. J'avais envie de me venger d'Antonio; mais j'ai vu ma fiancee; je ne songe plus qu'a elle. Grand merci pour l'intention; bonsoir. FAUSTINA, _avec fureur_. Tu meriterais que je foulasse aux pieds la couronne de fleurs de cette pretendue fiancee, deja veuve sans doute de plus de maris que tu n'as trahi de femmes. _(Elle s'approche de Gabriel d'un air menacant.)_ ASTOLPHE, _la repoussant_. Faustina! si tu avais le malheur de toucher a un de ses cheveux, je t'attacherais les mains derriere le dos, j'appellerais mon valet de chambre, et je te ferais raser la tete. _(Faustina tombe sur le canape, en proie a des convulsions. Gabriel s'approche d'elle.)_ GABRIEL. Astolphe, c'est mal de traiter ainsi une femme. Vois comme elle souffre! ASTOLPHE. C'est de colere, et non de douleur. Sois tranquille, elle est habituee a cette maladie. GABRIEL. Astolphe, cette colere est la pire de toutes les souffrances. Tu l'as provoquee, tu n'as plus le droit de la reprimer avec durete. Dis-lui un mot de consolation. Tu l'avais amenee ici pour le plaisir, et non pour l'outrage. _(La Faustina feint de s'evanouir.)_ Madame, remettez-vous; tout ceci est une plaisanterie. Je ne suis point une femme; je suis le cousin d'Astolphe. ASTOLPHE. Mon bon Gabriel, tu es vraiment fou! FAUSTINA, _reprenant lentement ses esprits_. Vraiment! vous etes le prince de Bramante? ce n'est pas possible!... Mais si fait, je vous reconnais. Je vous ai vu passer a cheval l'autre jour, et vous montez a cheval mieux qu'Astolphe, mieux qu'Antonio lui-meme, qui pourtant m'avait plu rien que pour cela. ASTOLPHE. Eh bien! voici une declaration. J'espere que tu comprends, Gabriel, et que tu sauras profiter de les avantages. Ah ca! Faustina, tu es une bonne fille, ne va pas trahir le secret de notre mascarade. Tu en as ete dupe Tache de n'etre pas la seule, ce serait honteux pour toi. FAUSTINA. Je m'en garderai bien! je veux qu'Antonio soit mystifie, et le plus cruellement possible; car il est deja eperdument amoureux de monsieur. _(A Gabriel.)_ Bon! je l'apercois qui vous lorgne du fond du salon. Je vais vous embrasser pour le confirmer dans son erreur. GABRIEL, _reculant devant l'embrassade_. Grand merci! je ne vais pas sur les brisees de mon cousin. FAUSTINA. Oh! qu'il est vertueux! Est-ce qu'il est devot? Eh bien, ceci me plait a la folie. Mon Dieu, qu'il est joli! Astolphe, tu es encore amoureux de moi, car tu ne me l'avais pas presente; tu savais bien qu'on ne peut le voir impunement. Est-ce que ces beaux cheveux sont a vous? et quelles mains! c'est un amour! ASTOLPHE, _a Faustina_. Bon! tache de le debaucher. Il est trop sage, vois-tu! _(A Gabriel.)_ Eh bien! voyons! Elle est belle, et tu es assez beau pour ne pas craindre qu'on t'aime pour ton argent, je vous laisse ensemble. GABRIEL, _s'attachant a Astolphe_. Non, Astolphe, ce serait inutilement; je ne sais pas ce que c'est que d'offenser une femme, et je ne pourrais pas la mepriser assez pour l'accepter ainsi. FAUSTINA. Ne le tourmente pas, Astolphe, je saurai bien l'apprivoiser quand je voudrai. Maintenant songeons a mystifier Antonio. Le voila, brulant d'amour et palpitant d'esperance, qui erre autour de cette porte. Qu'il a l'air lourd et souffrant! Allons un peu vers lui. GABRIEL, _a Astolphe_. Laisse-moi me retirer. Cette plaisanterie me fatigue. Cette robe me gene, et ton Antonio me deplait! FAUSTINA. Raison de plus pour te moquer de lui, mon beau cherubin! Oh! Astolphe, si tu avais vu comme Antonio poursuivait ton cousin pendant que tu dansais la tarentelle! Il voulait absolument l'embrasser, et cet ange se defendait avec une pudeur si bien jouee! ASTOLPHE. Allons, tu peux bien te laisser embrasser un peu pour rire; qu'est-ce que cela te fait? Ah! Gabriel, je t'en prie, ne nous quitte pas encore. Si tu t'en vas, je m'en vais aussi; et ce serait dommage, j'ai si bonne envie de me divertir! GABRIEL. Alors je reste. FAUSTINA. L'aimable enfant! _(Ils sortent. Antonio les accoste dans la galerie. Apres quelques mots echanges, Astolphe passe le bras de Gabriel sous celui d'Antonio et les suit avec Faustina en se moquant. Ils s'eloignent.)_ SCENE VII. Toujours chez Ludovic.--Un jardin; illumination dans le fond. ASTOLPHE, _tres-agite_; GABRIEL, _courant apres lui_. GABRIEL, _toujours en femme, avec une grande mantille de dentelle blanche_. Astolphe, ou vas-tu? qu'as-tu? pourquoi sembles-tu me fuir? ASTOLPHE. Mais rien, mon enfant; je veux respirer un peu d'air pur, voila tout. Tout ce bruit, tout ce vin, tous ces parfums echauffes me portent a la tete, et commencent a me causer du degout. Si tu veux te retirer, je ne te retiens plus. Je te rejoindrai bientot. GABRIEL. Pourquoi ne pas rentrer tout de suite avec moi? ASTOLPHE. J'ai besoin d'etre seul ici un instant. GABRIEL. Je comprends. Encore quelque femme? ASTOLPHE. Eh bien! non; une querelle, puisque tu veux le savoir. Si tu n'etais pas deguise, tu pourrais me servir de temoin: mais j'ai appele Menrique. GABRIEL. El tu crois que je te quitterai? Mais avec qui t'es-tu donc pris de querelle? ASTOLPHE. Tu le sais bien: avec Antonio. GABRIEL. Alors c'est une plaisanterie, et il faut que je reste pour lui apprendre que je suis ton cousin, et non pas une femme. ASTOLPHE. Il n'en sera que plus furieux d'avoir ete mystifie devant tout le monde, et je n'attendrai pas qu'il me provoque, car c'est a lui de me rendre raison. GABRIEL. Et de quoi, mon Dieu? ASTOLPHE. Il t'a offense, il m'a offense aussi. Il t'a embrasse de force devant moi, quand je jouais le role de jaloux, et que je lui ordonnais de te laisser tranquille. GABRIEL. Mais, puisque tout cela est une comedie inventee par toi, tu n'as pas le droit de prendre la chose au serieux. ASTOLPHE. Si fait, je prends celle-ci au serieux. GABRIEL. S'il a ete impertinent, c'est avec moi, et c'est a moi de lui demander raison. ASTOLPHE, _tres-emu, lui prenant le bras_. Toi! jamais tu ne te battras tant que je vivrai! Mon Dieu! si je voyais un homme tirer l'epee contre toi, je deviendrais assassin, je le frapperais par derriere. Ah! Gabriel, tu ne sais pas comme je t'aime, je ne le sais pas moi-meme. GABRIEL, _trouble_. Tu es tres-exalte aujourd'hui, mon bon frere. ASTOLPHE. C'est possible. J'ai ete pourtant tres-sobre au souper. Tu l'as remarque? Eh bien, je me sens plus ivre que si j'avais bu pendant trois nuits. GABRIEL. Cela est etrange! quand tu as provoque Antonio, tu etais hors de toi, et j'admirais, moi aussi, comme tu joues bien la comedie. ASTOLPHE. Je ne la jouais pas, j'etais furieux! Je le suis encore. Quand j'y pense, la sueur me coule du front. GABRIEL. Il ne t'a pourtant rien dit d'offensant. Il riait; tout le monde riait. ASTOLPHE. Excepte toi. Tu paraissais souffrir le martyre. GABRIEL. C'etait dans mon role. ASTOLPHE. Tu l'as si bien joue que j'ai pris le mien au serieux, je te le repete. Tiens, Gabriel, je suis un peu fou cette nuit. Je suis sous l'empire d'une etrange illusion. Je me persuade que tu es une femme, et, quoique je sache le contraire, cette chimere s'est emparee de mon imagination comme ferait la realite, plus peut-etre; car, sous ce costume, j'eprouve pour toi une passion enthousiaste, craintive, jalouse, chaste, comme je n'en eprouverai certainement jamais. Cette fantaisie m'a enivre toute la soiree. Pendant le souper, tous les regards etaient sur toi; tous les hommes partageaient mon illusion, tous voulaient toucher le verre ou tu avais pose tes levres, ramasser les feuilles de rose echappees a la guirlande qui ceint ton front. C'etait un delire! Et moi j'etais ivre d'orgueil, comme si en effet tu eusses ete ma fiancee! On dit que Benvenuto, a un souper chez Michel-Ange, conduisit son eleve Ascanio, ainsi deguise, parmi les plus belles filles de Florence, et qu'il eut toute la soiree le prix de la beaute. Il etait moins beau que toi, Gabriel, j'en suis certain... Je te regardais a l'eclat des bougies, avec ta robe blanche et tes beaux bras languissants dont tu semblais honteux, et ton sourire melancolique dont la candeur contrastait avec l'impudence mal replatree de toutes ces bacchantes!... J'etais ebloui! O puissance de la beaute et de l'innocence! cette orgie etait devenue paisible et presque chaste! Les femmes voulaient imiter ta reserve, les hommes etaient subjugues par un secret instinct de respect; on ne chantait plus les stances d'Arelin, aucune parole obscene n'osait plus frapper ton oreille... J'avais oublie completement que tu n'es pas une femme... J'etais trompe tout autant que les autres. Et alors ce fat d'Antonio est venu, avec son oeil avine et ses levres toutes souillees encore des baisers de Faustina, te demander un baiser que, moi, je n'aurais pas ose prendre... Alors mille furies se sont allumees dans mon sein: je l'aurais tue certainement, si on ne m'eut tenu de force, et je l'ai provoque... Et a present que je suis degrise, tout en m'etonnant de ma folie, je sens qu'elle serait prete a renaitre, si je le voyais encore aupres de toi. GABRIEL. Tout cela est l'effet de l'excitation du souper. La morale fait bien de reprouver ces sortes de divertissements. Tu vois qu'ils peuvent allumer en nous des feux impurs, et dont la seule idee nous eut fait fremir de sang-froid. Ce jeu a dure trop longtemps, Astolphe; je vais me retirer et depouiller ce dangereux travestissement pour ne jamais le reprendre. ASTOLPHE. Tu as raison, mon Gabriel. Va, je te rejoindrai bientot. GABRIEL. Je ne m'en irai pourtant pas sans que tu me promettes de renoncer a celle folle querelle et de faire la paix avec Antonio. J'ai charge la Faustina de le detromper. Tu vois qu'il ne vient pas au rendez-vous, et qu'il se tient pour satisfait. ASTOLPHE. Eh bien, j'en suis fache; j'eprouvais le besoin de me battre avec lui! Il m'a enleve la Faustina: je n'en ai pas regret; mais il l'a fait pour m'humilier, et tout pretexte m'eut ete bon pour le chatier. GABRIEL. Celui-la serait ridicule. Et, qui sait? de mechants esprits pourraient y trouver matiere a d'odieuses interpretations. ASTOLPHE. C'est vrai! Perisse mon ressentiment, perissent mon honneur et ma bravoure, plutot que cette fleur d'innocence qui revet ton nom... Je te promets de tourner l'affaire en plaisanterie. GABRIEL. Tu m'en donnes la parole? ASTOLPHE. Je te le jure! _(Ils se serrent la main.)_ GABRIEL. Les voici qui viennent en riant aux eclats. Je m'esquive. _(A part.)_ Il est bien temps, mon Dieu! Je suis plus trouble, plus eperdu que lui. _(Il s'enveloppe dans sa mantille, Astolphe l'aide a s'arranger.)_ ASTOLPHE, _le serrant dans ses bras_. Ah! c'est pourtant dommage que tu sois un garcon! Allons, va-t'en. Tu trouveras ta voiture au bas du perron, par ici?... _(Gabriel disparait sous les arbres, Astolphe le suit des yeux et reste absorbe quelques instants. Au bruit des rires d'Antonio et de Faustina, il passe la main sur son front comme au sortir d'un reve.)_ SCENE VIII. ASTOLPHE, ANTONIO, FAUSTINA, MENRIQUE; GROUPES DE JEUNES GENS ET DE COURTISANES. ANTONIO. Ah! la bonne histoire! J'ai ete dupe au dela de la permission; mais, ce qui me console, c'est que je ne suis pas le seul. MENRIQUE. Ah! je crois bien, j'ai soupire tout le temps du souper, et, en otant sa robe ce soir, il trouvera un billet doux de moi dans sa poche. FAUSTINA. Le bel espiegle rira bien de vous tous. ANTONIO. Et de vous toutes! FAUSTINA. Excepte de moi. Je l'ai reconnu tout de suite. ASTOLPHE, _a Antonio_. Tu ne m'en veux pas trop? ANTONIO, _lui serrant la main_. Allons donc! je te dois mille louanges. Tu as joue ton role comme un comedien de profession. Othello ne fut jamais mieux rendu. MENRIQUE. Mais ou est donc passe ce beau garcon? A present nous pourrons bien l'embrasser sans facon sur les deux joues. ASTOLPHE. Il a ete se deshabiller, et je ne crois pas qu'il revienne; mais demain je vous invite tous a dejeuner chez moi avec lui. FAUSTINA. Nous en sommes? ASTOLPHE. Non, au diable les femmes! SCENE IX. _La chambre de Gabriel dans la maison d'Astolphe.--Gabriel, vetu en femme et enveloppe de son manteau et de son voile, entre et reveille Marc qui dort sur une chaise._ MARC, GABRIEL. MARC. Ah, mille pardons!... Madame demande le seigneur Astolphe. Il n'est pas rentre... C'est ici la chambre du seigneur Gabriel. GABRIEL, _jetant son voile et son manteau sur une chaise_. Tu ne me reconnais donc pas, vieux Marc? MARC, _se frottant les yeux_. Bon Dieu! que vois-je?... En femme, monseigneur, en femme! GABRIEL. Sois tranquille, mon vieux, ce n'est pas pour longtemps. _(Il arrache sa couronne et derange avec empressement la symetrie de sa chevelure.)_ MARC. En femme! J'en suis tout consterne! Que dirait son altesse?... GABRIEL. Ah! pour le coup, son altesse trouverait que je ne me conduis pas en homme. Allons, va te coucher, Marc. Tu me retrouveras demain plus garcon que jamais, je t'en reponds! Bonsoir, mon brave. _(Marc sort.)_ Otons vite la robe de Dejanire, elle me brule la poitrine, elle m'enivre, elle m'oppresse! Oh! quel trouble, quel egarement, mon Dieu!... Mais comment m'y prendrai-je?... Tous ces lacets, toutes ces epingles... _(Il dechire son fichu de dentelle et l'arrache par lambeaux.)_ Astolphe, Astolphe, ton trouble va cesser avec ton illusion. Quand j'aurai quitte ce deguisement pour reprendre l'autre, tu seras desenchante. Mais moi, retrouverai-je sous mon pourpoint le calme de mon sang et l'innocence de mes pensees?... Sa derniere etreinte me devorait! Ah! je ne puis defaire ce corsage! Hatons-nous!..._(Il prend son poignard sur la table et coupe les lacets.)_ Maintenant, ou ce vieux Marc a-t-il cache mon pourpoint? Mon Dieu! j'entends monter l'escalier, je crois! _(Il court fermer la porte au verrou.)_ Il a emporte mon manteau et le voile!... Vieux dormeur! Il ne savait ce qu'il faisait... Et les clefs de mes coffres sont restees dans sa poche, je gage... Rien! pas un velement, et Astolphe qui va vouloir causer avec moi en rentrant... Si je ne lui ouvre pas, j'eveillerai ses soupcons! Maudite folie! Ah!...avant qu'il entre ici, je trouverai un manteau dans sa chambre... _(Il prend un flambeau, ouvre une petite porte de cote et entre dans la chambre voisine. Un instant de silence, puis un cri.)_ ASTOLPHE, _dans la chambre voisine_. Gabriel, tu es une femme! O mon Dieu! _(On entend tomber le flambeau. La lumiere disparait. Gabriel rentre eperdu. Astolphe le suit dans les tenebres et s'arrete au seuil de la porte.)_ ASTOLPHE. Ne crains rien, ne crains rien! Maintenant je ne franchirai plus cette porte sans ta permission. _(Tombant a genoux.)_ O mon Dieu, je vous remercie! TROISIEME PARTIE. _Dans un vieux petit castel pauvre et delabre, appartenant a Astolphe et situe au fond des bois; une piece sombre avec des meubles antiques et fanes._ SCENE PREMIERE. SETTIMIA, BARBE, GABRIELLE, FRERE COME. _(Settimia et Barbe travaillent pres d'une fenetre; Gabrielle brode au metier, pres de l'autre fenetre; frere Come va de l'une a l'autre, en se trainant lourdement, et s'arretant toujours pres de Gabrielle.)_ FRERE COME, _a Gabrielle, a demi-voix_. Eh bien, signora, irez-vous encore a la chasse demain? GABRIELLE, _de meme, d'un ton froid et brusque_. Pourquoi pas, frere Come, si mon mari le trouve bon? FRERE COME. Oh! vous repondez toujours de maniere a couper court a toute conversation! GABRIELLE. C'est que je n'aime guere les paroles inutiles. FRERE COME. Eh bien, vous ne me rebuterez pas si aisement, et je trouverai matiere a une reflexion sur votre reponse. _(Gabrielle garde le silence, Come reprend.)_ C'est qu'a la place d'Astolphe je ne vous verrais pas volontiers galoper, sur un cheval ardent, parmi les marais et les broussailles. _(Gabrielle garde toujours le silence, Come reprend en baissant la voix de plus en plus.)_ Oui! si j'avais le bonheur de posseder une femme jeune et belle, je ne voudrais pas qu'elle s'exposat ainsi... _(Gabrielle se leve.)_ SETTIMIA, _d'une voix seche et aigre_. Vous etes deja lasse de notre compagnie? GABRIELLE. J'ai apercu Astolphe dans l'allee de marronniers; il m'a fait signe, et je vais le rejoindre. FRERE COME, _bas_. Vous accompagnerai-je jusque la? GABRIELLE, _haut_. Je veux aller seule. _(Elle sort. Frere Come revient vers les autres en ricanant.)_ FRERE COME. Vous l'avez entendue? Vous voyez comme elle me recoit? Il faudra, Madame, que votre seigneurie me dispense de travailler a l'oeuvre de son salut: je suis decourage de ses rebuffades: c'est un petit esprit fort, rempli d'orgueil, je vous l'ai toujours dit. SETTIMIA. Votre devoir, mon pere, est de ne point vous decourager quand il s'agit de ramener une ame egaree; je n'ai pas besoin de vous le dire. BARBE _se leve, met ses lunettes sur son nez, et va examiner le metier de Gabrielle_. J'en etais sure! pas un point depuis hier! Vous croyez qu'elle travaille? elle ne fait que casser des fils, perdre des aiguilles et gaspiller de la soie. Voyez comme ses echeveaux sont embrouilles! FRERE COME, _regardant le metier_. Elle n'est pourtant pas maladroite! Voila une fleur tout a fait jolie et qui ferait bien sur un devant d'autel. Regardez cette fleur, ma soeur Barbe! vous n'en feriez pas autant peut-etre. BARBE, _aigrement_. J'en serais bien fachee. A quoi cela sert-il, toutes ces belles fleurs-la? FRERE COME. Elle dit que c'est pour faire une doublure de manteau a son mari. SETTIMIA. Belle sottise! son mari a bien besoin d'une doublure brodee en soie quand il n'a pas seulement le moyen d'avoir le manteau! Elle ferait mieux de raccommoder le linge de la maison avec nous. BARBE. Nous n'y suffisons pas. A quoi nous aide-t-elle? a rien! SETTIMIA. Et a quoi est-elle bonne? a rien d'utile. Ah! c'est un grand malheur pour moi qu'une bru semblable! Mais mon fils ne m'a jamais cause que des chagrins. FRERE COME. Elle parait du moins aimer beaucoup son mari!... _(Un silence.)_ Croyez-vous qu'elle aime beaucoup son mari? _(Silence)_. Dites, ma soeur Barbe? BARBE. Ne me demandez rien la-dessus. Je ne m'occupe pas de leurs affaires. SETTIMIA. Si elle aimait son mari, comme il convient a une femme pieuse et sage, elle s'occuperait un peu plus de ses interets, au lieu d'encourager toutes ses fantaisies et de l'aider a faire de la depense. FRERE COME. Ils font beaucoup de depense? SETTIMIA. Ils font toute celle qu'ils peuvent faire. A quoi leur servent ces deux chevaux lins qui mangent jour et nuit a l'ecurie, et qui n'ont pas la force de labourer ou de trainer le chariot? BARBE, _ironiquement_. A chasser! C'est un si beau plaisir que la chasse! SETTIMIA. Oui, un plaisir de prince! Mais quand on est ruine, on ne doit plus se permettre un pareil train. FRERE COME. Elle monte a cheval comme saint Georges. BARBE. Fi! frere Come! ne comparez pas aux saints du paradis une personne qui ne se confesse pas, et qui lit toute sorte de livres. SETTIMIA, _laissant tomber son ouvrage_. Comment! toute sorte de livres! Est-ce qu'elle aurait introduit de mauvais livres dans ma maison. BARBE. Des livres grecs, des livres latins. Quand ces livres-la ne sont ni les Heures du diocese, ni le saint Evangile, ni les Peres de l'Eglise, ce ne peuvent etre que des livres paiens ou heretiques! Tenez, en voici un des moins gros que j'ai mis dans ma poche pour vous le montrer. FRERE COME, _ouvrant le livre_. Thucydide! Oh! nous permettons cela dans les colleges... Avec des coupures, on peut lire les auteurs profanes sans danger. SETTIMIA. C'est tres-bien; mais quand on ne lit que ceux-la, on est bien pres de ne pas croire en Dieu. Et n'a-t-elle pas ose soutenir hier a souper que Dante n'etait pas un auteur impie? BARBE. Elle a fait mieux, elle a ose dire qu'elle ne croyait pas a la damnation des heretiques. FRERE COME, _d'un ton cafard et dogmatique_. Elle a dit cela? Ah! c'est fort grave! tres-grave! BARBE. D'ailleurs, est-ce le fait d'une personne modeste de faire sauter un cheval par-dessus les barrieres? SETTIMIA. Dans ma jeunesse, on montait a cheval, mais avec pudeur, et sans passer la jambe sur l'arcon. On suivait la chasse avec un oiseau sur le poing; mais on allait d'un train prudent et mesure, et on avait un valet qui courait a pied tenant le cheval par la bride. C'etait noble, c'etait decent; on ne rentrait pas echevelee, et on ne dechirait point ses dentelles a toutes les branches pour faire assaut de course avec les hommes. FRERE COME. Ah! dans ce temps-la votre seigneurie avait une belle suite et de riches equipages! SETTIMIA. Et je me faisais honneur de ma fortune sans permettre la moindre prodigalite. Mais le ciel m'a donne un fils dissipateur, inconsidere, meprisant les bons conseils, cedant a tous les mauvais exemples, jetant l'or a pleines mains; et, pour comble de malheur, quand je le croyais corrige, quand il semblait plus respectueux et plus tendre pour moi, voici qu'il m'amene une bru que je ne connais pas, que personne ne connait, qui sort on ne sait d'ou, qui n'a aucune fortune, et peut-etre encore moins de famille. FRERE COME. Elle se dit orpheline et fille d'un honnete gentilhomme? BARBE. Qui le sait? On ne l'entend jamais parler de ses parents ni de la maison de son pere. FRERE COME. D'apres ses habitudes, elle semblerait avoir ete elevee dans l'opulence. C'est quelque fille de grande maison qui a epouse votre fils en secret contre le gre de ses parents. Peut-etre elle sera riche un jour. SETTIMIA. C'est ce qu'il voulut me faire croire lorsqu'il m'annonca ses projets, et je n'y ai pas apporte d'obstacle; car la faussete n'etait pas au nombre de ses defauts. Mais je vois bien maintenant que cette aventuriere l'a entraine dans la voie du mensonge, car rien ne vient a l'appui de ce qu'il avait annonce; et, quoique je vive depuis longues annees retiree du monde, il me parait tres-difficile que la societe ait assez change pour qu'une pareille aventure se passe sans faire aucun bruit. FRERE COME. Il m'a semble souvent qu'elle disait des choses contradictoires. Quand on lui fait des questions, elle se trouble, se coupe dans ses reponses, et finit par s'impatienter, en disant qu'elle n'est pas au tribunal de l'inquisition. SETTIMIA. Tout cela finira mal! J'ai eu du malheur toute ma vie, frere Come! Un epoux imprudent, fantasque (Dieu veuille avoir pitie de son ame!) et qui m'a ete bien funeste. Il avait bien peu de chose a faire pour rester dans les bonnes graces de son pere. En flattant un peu son orgueil et ne le contrecarrant pas a tout propos, il eut pu l'engager a payer ses dettes et a faire quelque chose pour Astolphe. Mais c'etait un caractere bouillant et impetueux comme son fils. Il prit a tache de se fermer la maison paternelle, el nous portons aujourd'hui la peine de sa folie. FRERE COME, _d'un air cafard et mechant_. Le cas etait grave... tres-grave!... SETTIMIA. De quel cas voulez-vous parler? FRERE COME. Ah! votre seigneurie doit savoir a quoi s'en tenir. Pour moi, je ne sais que ce qu'on m'en a dit. Je n'avais pas alors l'honneur de confesser votre seigneurie. _(Il ricane grossierement.)_ SETTIMIA. Frere Come, vous avez quelquefois une singuliere maniere de plaisanter; je me vois forcee de vous le dire. FRERE COME. Moi, je ne vois pas en quoi la plaisanterie pourrait blesser votre seigneurie. Le prince Jules fut un grand pecheur, et votre seigneurie etait la plus belle femme de son temps... on voit bien encore que la renommee n'a rien exagere a ce sujet; et, quant a la vertu de votre seigneurie, elle etait ce qu'elle a toujours ete. Cela dut allumer dans l'ame vindicative du prince un grand ressentiment, et la conduite de votre beau-pere dut detruire dans l'esprit du comte Octave, votre epoux, tout respect filial. Quand de tels evenements se passent dans les familles, et nous savons, helas! qu'ils ne s'y passent que trop souvent, il est difficile qu'elles n'en soient pas bouleversees. SETTIMIA. Frere Come, puisque vous avez oui parler de cette horrible histoire, sachez que je n'aurais pas eu besoin de l'aide de mon mari pour repousser des tentatives aussi detestables. C'etait a moi de me defendre et de m'eloigner. C'est ce que je fis. Mais c'etait a lui de paraitre tout ignorer, pour empocher le scandale et pour ne pas amener son pere a le desheriter. Qu'en est-il resulte? Astolphe, eleve dans une noble aisance, n'a pu s'habituer a la pauvrete. Il a devore en peu d'annees son faible patrimoine; et aujourd'hui il vit de privations et d'ennuis au fond de la province, avec une mere qui ne peut que pleurer sur sa folie, et une femme qui ne peut pas contribuer a le rendre sage. Tout cela est triste, fort triste! FRERE COME. Eh bien, tout cela peut devenir tres-beau et tres-riant! Que le jeune Gabriel de Bramante meure avant Astolphe, Astolphe herite du titre et de la fortune de son grand-pere. SETTIMIA. Ah! tant que le prince vivra, il trouvera un moyen de l'en empecher. Fallut-il se remarier a son age, il en ferait la folie; fallut-il supposer un enfant issu de ce mariage, il en aurait l'impudeur. FRERE COME. Qui le croirait? SETTIMIA. Nous sommes dans la misere; il est tout-puissant! FRERE COME. Mais, savez-vous ce qu'on dit? Une chose dont j'ose a peine vous parler, tant je crains de vous donner une folle esperance. SETTIMIA. Quoi donc? Dites, frere Come! FRERE COME. Eh bien, on dit que le jeune Gabriel est mort. SETTIMIA. Sainte Vierge! serait-il bien possible! Et Astolphe qui n'en sait rien!... Il ne s'occupe jamais de ce qui devrait l'interesser le plus au monde. FRERE COME. Oh! ne nous rejouissons pas encore! Le vieux prince nie formellement le fait. Il dit que son petit-fils voyage a l'etranger, et le prouve par des lettres qu'il en recoit de temps en temps. SETTIMIA. Mais ce sont peut-etre des lettres supposees! FRERE COME. Peut-etre! Cependant il n'y a pas assez longtemps que le jeune homme a disparu pour qu'on soit fonde a le soutenir. BARBE. Le jeune homme a disparu? FRERE COME. Il avait ete eleve a la campagne, cache a tous les yeux. On pouvait croire qu'etant ne d'un pere faible et mort prematurement de maladie, il serait rachitique et destine a une fin semblable. Cependant, lorsqu'il parut a Florence l'an passe, on vit un joli garcon bien constitue, quoique delicat et svelte comme son pere, mais frais comme une rose, allegre, hardi, assez mauvais sujet, courant un peu le guilledou, et meme avec Astolphe, qui s'etait lie avec lui d'amitie, et qui ne le conduisait pas trop maladroitement a encourir la disgrace du grand-pere. _(Settimia fait un geste d'etonnement.)_ Oh! nous n'avons pas su tout cela. Astolphe a eu le bon esprit de n'en rien dire, ce qui ferait croire qu'il n'est pas si fou qu'on le croit. SETTIMIA, _avec fierte_. Frere Come, Astolphe n'aurait pas fait un pareil calcul! Astolphe est la franchise meme. FRERE COME. Cependant son mariage vous laisse bien des doutes sur sa veracite. Mais passons. SETTIMIA. Oui, oui, racontez-moi ce que vous savez. Qui donc vous a dit tout cela? FRERE COME. Un des freres de notre couvent, qui arrive de Toscane, et avec qui j'ai cause ce matin. SETTIMIA. Voyez un peu! Et nous ne savons rien ici de ce qui se passe, nous autres! Eh bien? FRERE COME. Le jeune prince, ayant donc fait grand train dans la ville, disparut une belle nuit. Les uns disent qu'il a enleve une femme; d'autres, qu'il a ete enleve lui-meme par ordre de son grand-pere, et mis sous clef dans quelque chateau, en attendant qu'il se corrige de son penchant a la debauche; d'autres enfin pensent que, dans quelque tripot, il aura recu une estocade qui l'aura envoye _ad patres_, et que le vieux Jules cache sa mort pour ne pas vous rejouir trop tot et pour retarder autant que possible le triomphe de la branche cadette. Voila ce qu'on m'a dit; mais n'y ajoutez pas trop de foi, car tout cela peut etre errone. SETTIMIA. Mais il peut y avoir du vrai dans tout cela, et il faut absolument le savoir. Ah! mon Dieu! et Astolphe qui ne se remue pas!... Il faut qu'il parte a l'instant pour Florence. [Illustration: Et alors ce fat d'Antonio est venu avec son oeil avine... (Page 20.)] SCENE II. ASTOLPHE, LES PRECEDENTS. FRERE COME. Justement, vous arrivez bien a propos; nous parlions de vous. ASTOLPHE, _seulement_. Je vous en suis grandement oblige. Ma mere, comment vous portez-vous aujourd'hui? SETTIMIA. Ah! mon fils! je me sens ranimee, et, si je pouvais croire a ce qui a ete rapporte au frere Come, je serais guerie pour toujours. ASTOLPHE. Le frere Come peut etre un grand medecin; mais je l'engagerai a se meler fort peu de notre sante a tous, de nos affaires encore moins. FRERE COME. Je ne comprends pas... ASTOLPHE. Bien. Je me ferai comprendre; mais pas ici. SETTIMIA, _toute preoccupee et sans faire attention a ce que dit Astolphe_. Astolphe, ecoute donc! Il dit que l'heritier de la branche ainee a disparu, et qu'on le croit mort. ASTOLPHE. Cela est faux; il est en Angleterre, ou il acheve son education. J'ai recu une lettre de lui dernierement. SETTIMIA, _avec abattement_. En verite? BARBE. Helas! FRERE COME. Adieu tous nos reves! ASTOLPHE. Pieux sentiments! charitable oraison funebre! Ma mere, si c'est la la piete chretienne comme l'enseigne le frere Come, vous me permettrez de faire schisme! Mon cousin est un charmant garcon, plein d'esprit et de coeur. Il m'a rendu des services; je l'estime, je l'aime; et, s'il venait a mourir, personne ne le regretterait plus profondement que moi. FRERE COME, _d'un air malin_. Ceci est fort adroit et fort spirituel! ASTOLPHE. Gardez vos eloges pour ceux qui en font cas. SETTIMIA. Astolphe, est-il possible? Tu etais lie avec ce jeune homme, et tu ne nous en avais jamais parle? ASTOLPHE. Ma mere, ce n'est pas ma faute si je ne puis pas dire toujours ce que je pense. Vous avez autour de vous des gens qui me forcent a refouler mes pensees dans mon sein. Mais aujourd'hui je serai tres-franc, et je commence. Il faut que ce capucin sorte d'ici pour n'y jamais reparaitre. SETTIMIA. Bonte du ciel! Qu'entends-je? Mon fils parler de la sorte a mon confesseur! ASTOLPHE. Ce n'est pas a lui que je daigne parler, ma mere, c'est a vous... Je vous prie de le chasser a l'heure meme. SETTIMIA. Jesus, vous l'entendez. Ce fils impie donne des ordres a sa mere! ASTOLPHE. Vous avez raison, je ne devais pas m'adresser a vous, Madame. Vous ne savez pas et ne pouvez pas savoir... ce que je ne veux pas dire. Mais cet homme me comprend. (_A frere Come._) Or donc, je vous parle, puisque j'y suis force. Sortez d'ici. FRERE COME. Je vois que vous etes dans un acces de demence furieuse. Mon devoir est de ne pas vous induire au peche en vous resistant.. Je me retire en toute humilite, et je laisse a Dieu le soin de vous eclairer, au temps et a l'occasion celui de me disculper de tout ce dont il vous plaira de m'accuser. SETTIMIA. Je ne souffrirai pas que sous mes yeux, dans ma maison, mon confesseur soit outrage et expulse de la sorte. C'est vous, Astolphe, qui sortirez de cet appartement et qui n'y rentrerez que pour me demander pardon de vos torts. ASTOLPHE. Je vous demanderai pardon, ma mere, et a genoux si vous voulez; mais d'abord je vais jeter ce moine par la fenetre. (_Frere Come, qui avait repris son impudence, palit et recule jusqu'a la porte. Settimia tombe sur une chaise prete a defaillir._) BARBE, _lui frottant les mains_. _Ave Maria!_ quel scandale! Seigneur, ayez pitie de nous!... FRERE COME. Jeune homme! que le ciel vous eclaire! (_Astolphe fait un geste de menace. Frere Come s'enfuit._) [Illustration: Vous croyez qu'elle travaille... (Page 21).] SCENE III. SETTIMIA, BARBE, ASTOLPHE. ASTOLPHE, _s'approchant de sa mere_. Pour l'amour de moi, ma mere, reprenez vos sens. J'aurais desire que les choses se passassent moins brusquement, et surtout loin de votre presence. Je me l'etais promis; mais cela n'a pas dependu de moi: le maintien cafard et impudent de cet homme m'a fait perdre le peu de patience que j'ai. (_Settimia pleure._) BARBE. Et que vous a-t-il donc fait, cet homme, pour vous mettre ainsi en fureur? ASTOLPHE. Dame Barbe, ceci ne vous regarde pas. Laissez-moi seul avec ma mere. BARBE. Allez-vous donc me chasser de la maison, moi aussi? ASTOLPHE _lui prend le bras et l'emmene vers la porte._ Allez dire vos prieres, ma bonne femme, et n'augmentez pas, par votre humeur reveche, l'amertume qui regne ici. (_Barbe sort en grommelant_.) SCENE IV ASTOLPHE, SETTIMIA. SETTIMIA, _sanglotant_. Maintenant, me direz-vous, enfant denature, pourquoi vous agissez de la sorte? ASTOLPHE. Eh bien, ma mere, je vous supplie de ne pas me le demander. Vous savez que je n'ai que trop d'indulgence dans le caractere, et que ma nature ne me porte ni au soupcon ni a la haine. Aimez-moi, estimez-moi assez pour me croire: j'avais des raisons de la plus haute importance pour ne pas souffrir une heure de plus ce moine ici. SETTIMIA. Et il faut que je me soumette a votre jugement interieur, sans meme savoir pourquoi vous me privez de la compagnie d'un saint homme qui depuis dix ans a la direction de ma conscience? Astolphe, ceci passe les limites de la tyrannie. ASTOLPHE. Vous voulez que je vous le dise? Eh bien, je vous le dirai pour faire cesser vos regrets et pour vous montrer entre quelles mains vous aviez remis les renes de votre volonte et les secrets de votre ame. Ce cordelier poursuivait ma femme de ses ignobles supplications. SETTIMIA. Votre femme est une impie. Il voulait la ramener au devoir, et c'est moi qui l'avais invite a le faire. ASTOLPHE. O ma mere! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre... votre ame pure se refuse a de pareils soupcons!... Ce miserable brulait pour Gabrielle de honteux desirs, et il avait ose le lui dire. SETTIMIA. Gabrielle a dit cela? Eh bien, c'est une calomnie. Une pareille chose est impossible. Je n'y crois pas, je n'y croirai jamais. ASTOLPHE. Une calomnie de la part de Gabrielle? Vous ne pensez pas ce que vous dites, ma mere! SETTIMIA. Je le pense! je le pense si bien que je veux la confondre en presence du frere Come. ASTOLPHE. Vous ne feriez pas une pareille chose, ma mere! non, vous ne le feriez pas! SETTIMIA. Je le ferai! nous verrons si elle soutiendra son imposture en face de ce saint homme et en ma presence. ASTOLPHE. Son imposture? Est-ce un mauvais reve que je fais? Est-ce de Gabrielle que ma mere parle ainsi?. Que se passe-t-il donc dans le sein de cette famille ou j'etais revenu, plein de confiance et de piete, chercher l'estime et le bonheur? SETTIMIA. Le bonheur! Pour le gouter, il faut le donner aux autres; et vous et votre femme ne faites que m'abreuver de chagrins. ASTOLPHE. Moi! si vous m'accusez, ma mere, je ne puis que baisser la tete et pleurer, quoique en verite je ne me sente pas coupable; mais Gabrielle! quels peuvent donc etre les crimes de cette douce et angelique creature? SETTIMIA. Ah! vous voulez que je vous les dise'? Eh bien! je le veux, moi aussi; car il y a assez longtemps que je souffre en silence, et que je porte comme une montagne d'ennuis et de degouts sur mon coeur. Je la hais, votre Gabrielle; je la hais pour vous avoir pousse et pour vous aider tous les jours a me tromper en se faisant passer pour une fille de bonne maison et une riche heritiere, tandis qu'elle n'est qu'une intrigante sans nom, sans fortune, sans famille, sans aveu, et, qui plus est, sans religion! Je la hais, parce qu'elle vous ruine en vous entrainant a de folles depenses, a la revolte contre moi, a a la haine des personnes qui m'entourent et qui me sont cheres... Je la hais, parce que vous la preferez a moi; parce qu'entre nous deux, s'il y a la plus legere dissidence, c'est pour elle que vous vous prononcez, au mepris de l'amour et du respect que vous me devez. Je la hais... ASTOLPHE. Assez, ma mere; de grace, n'en dites pas davantage! vous la haissez parce que je l'aime, c'est en dire assez. SETTIMIA, _pleurant_. Eh bien! oui! je la hais parce que vous l'aimez, et vous ne m'aimez plus parce que je la hais. Voila ou nous en sommes. Comment voulez-vous que j'accepte une pareille preference de votre part? Quoi! l'enfant qui me doit le jour, que j'ai nourri de mon sein et berce sur mes genoux, le jeune homme que j'ai peniblement eleve, pour qui j'ai supporte toutes les privations, a qui j'ai pardonne toutes les fautes; celui qui m'a condamnee aux insomnies, aux angoisses, aux douleurs de toute espece, et qui, au moindre mot de repentir et d'affection, a toujours trouve en moi une inepuisable indulgence, une misericorde infatigable: celui-la me prefere une inconnue, une fille qui l'excite contre moi, une creature sans coeur qui accapare toutes ses attentions, toutes ses prevenances, et qui se tient tout le jour vis-a-vis de moi dans une attitude superbe, sans daigner apercevoir mes larmes et mes dechirements, sans vouloir repondre a mes plaintes et a mes reproches, impassible dans son orgueil hypocrite, et dont le regard insolemment poli semble me dire a toute heure:--Vous avez beau gronder, vous avez beau gemir, vous avez beau menacer, c'est moi qu'il aime, c'est moi qu'il respecte, c'est moi qu'il craint! Un mot de ma bouche, un regard de mes yeux, le feront tomber a mes genoux et me suivre, fallut-il vous abandonner sur votre lit de mort, fallut-il marcher sur votre corps pour venir a moi! Mon Dieu, mon Dieu! et il s'etonne que je la deteste, et il veut que je l'aime! (_Elle sanglote_). ASTOLPHE, _qui a ecoute sa mere dans nu profond silence, les bras croises sur sa poitrine_. O jalousie de la femme! soif inextinguible de domination! Est-il possible que tu viennes meler ta detestable influence aux sentiments les plus purs et les plus sacres de la nature! Je te croyais exclusivement reservee aux vils tourments des ames laches et vindicatives. Je t'avais vue regner dans le langage impur des courtisanes; et, dans les ardeurs brutales de la debauche, j'avais lutte moi-meme contre les instincts feroces qui me rabaissaient a mes propres yeux. Quelquefois aussi, o jalousie! je t'avais vue de loin avilir la dignite du lien conjugal et meler a la joie des saintes amours les discordes honteuses, les ridicules querelles qui degradent egalement celui qui les suscite et celui qui les supporte. Mais je n'aurais jamais pense que dans le sanctuaire auguste de la famille, entre la mere et ses enfants (lien sacre que la Providence semble avoir epure et ennobli jusque chez la brute), tu osasses venir exercer tes fureurs! O deplorable instinct, funeste besoin de souffrir et de faire souffrir! est-il possible que je te rencontre jusque dans le sein de ma mere! (_Il cache son visage dans ses mains et devore ses larmes_.) SETTIMIA _essuie les siennes et se leve_. Mon fils, la lecon est severe! Je ne sais pas jusqu'a quel point il sied a un fils de la donner a sa mere; mais, de quelque part qu'elle me vienne, je la recevrai comme une epreuve a laquelle Dieu me condamne. Si je l'ai meritee de vous, elle est assez cruelle pour expier tous les torts que vous pouvez avoir a me reprocher. (_Elle veut se retirer_.) ASTOLPHE, _tachant de la retenir_. Pas ainsi, ma mere, ne me quittez pas ainsi. Vous souffrez trop, et moi aussi! SETTIMIA. Laissez-moi me retirer dans mon oratoire, Astolphe. J'ai besoin d'etre seule et de demander a Dieu si je dois jouer ici le role d'une mere outragee ou celui d'une esclave craintive et repentante. (_Elle sort_.) SCENE V. ASTOLPHE, _seul; puis_ GABRIELLE. ASTOLPHE. Orgueil! toute femme est ta victime, tout amour est la proie!.... excepte toi, excepte ton amour, o ma Gabrielle!... o ma seule joie, o le seul etre genereux et vraiment grand que j'aie rencontre sur la terre! GABRIELLE, _se jetant a son cou_. Mon ami, j'ai tout entendu. J'etais la sous la fenetre, assise sur le banc. Je sais tout ce qui se passe maintenant dans la famille a cause de moi. Je sais que je suis un sujet de scandale, une source de discorde, un objet de haine. ASTOLPHE. O ma soeur! o ma femme! depuis que je t'aime, je croyais qu'il ne m'etait plus possible d'etre malheureux! Et c'est ma mere!... GABRIELLE. Ne l'accuse pas, mon bien-aime, elle est vieille, elle est femme! Elle no peut vaincre ses prejuges, elle ne peut reprimer ses instincts. Ne te revolte pas contre des maux inevitables. Je les avais prevus des le premier jour, et je ne t'aurais fait pressentir, pour rien au monde, ce qui t'arrive aujourd'hui. Le mal eclate toujours assez tot. ASTOLPHE. O Gabrielle! tu as entendu ses invectives contre toi!... Si toute autre que ma mere eut profere la centieme partie... GABRIELLE. Calme-toi! tout cela ne peut m'offenser; je saurai le supporter avec resignation et patience. N'ai-je pas dans ton amour une compensation a tous les maux? et pourvu que tu trouves dans le mien la force de subir toutes les miseres attachees a notre situation... ASTOLPHE. Je puis tout supporter, excepte de te voir avilie et persecutee. GABRIELLE. Ces outrages ne m'atteignent pas. Vois-tu, Astolphe, lu m'as fait redevenir femme, mais je n'ai pas tout a fait renonce a etre homme. Si j'ai repris les vetements et les occupations de mon sexe, je n'en ai pas moins conserve en moi cet instinct de la grandeur morale et ce calme de la force qu'une education male a developpes et cultives dans mon sein. Il me semble toujours que je suis quelque chose de plus qu'une femme, et aucune femme ne peut m'inspirer ni aversion, ni ressentiment, ni colere. C'est de l'orgueil peut-etre; mais il me semble que je descendrais au-dessous de moi-meme, si je me laissais emouvoir par de miserables querelles de menage. ASTOLPHE. Oh! garde cet orgueil, il est bien legitime... Etre adore! tu es plus grand a toi seul que tout ton sexe reuni. Rapportes-en l'honneur a ton education si tu veux; moi, j'en fais honneur a ta nature, et je crois qu'il n'etait pas besoin d'une destinee bizarre et d'une existence en dehors de toutes les lois pour que tu fusses le chef-d'oeuvre de la creation divine. Tu naquis douee de toutes les facultes, de toutes les vertus, de toutes les graces, et l'on te meconnait! l'on te calomnie!... GABRIELLE. Que t'importe? Laisse passer ces orages; nos tetes sont a l'abri sous l'egide sainte de l'amour. Je m'efforcerai d'ailleurs de les conjurer. Peut-etre ai-je eu des torts. J'aurais pu montrer plus de condescendance pour des exigences insignifiantes en elles-memes. Nos parties de chasse deplaisent, je puis bien m'en abstenir; on blame nos idees sur la tolerance religieuse, nous pouvons garder le silence a propos; on me trouve trop elegante et trop futile, je puis m'habiller plus simplement et m'assujettir un peu plus aux travaux du menage. ASTOLPHE. Et voila ce que je ne souffrirai pas. Je serais un miserable si j'oubliais quel sacrifice tu m'as fait en reprenant les habits de ton sexe et en renoncant a cette liberte, a celle vie active, a ces nobles occupations de l'esprit dont tu avais le gout et l'habitude. Renoncer a ton cheval? helas! c'est le seul exercice qui ait preserve la sante des alterations que ce changement d'habitudes commencait a me faire craindre. Restreindre ta toilette? elle est deja si modeste! et un peu de parure releve tant ta beaute! Jeune homme, tu aimais les riches habits, et tu donnais a nos modes fantasques une grace et une poesie qu'aucun de nous ne pouvait imiter. L'amour du beau, le sentiment de l'elegance est une des conditions de ta vie, Gabrielle: tu etoufferais sous le pesant vertugadin et sous le collet empese de dame Barbe. Les travaux du menage gateraient tes belles mains, dont le contact sur mon front enleve tous les soucis et dissipe tous les nuages. D'ailleurs que ferais-tu de tes nobles pensees et des poetiques elans de ton intelligence au milieu des details abrutissants et des previsions egoistes d'une etroite parcimonie? Ces pauvres femmes les vantent par amour-propre, et vingt fois le jour elles laissent percer le degout et l'ennui dont elles sont abreuvees. Quant a renfermer tes sentiments genereux et a te soumettre aux arrets de l'intolerance, tu l'entreprendrais en vain. Jamais ton coeur ne pourra se refroidir, jamais tu ne pourras abandonner le culte austere de la verite; et malgre toi les eclairs d'une courageuse indignation viendraient briller au milieu des tenebres que le fanatisme voudrait etendre sur ton ame. Si d'ailleurs toutes ces epreuves ne sont pas au-dessus de tes forces, je sens, moi, qu'elles depassent les miennes; je ne pourrais te voir opprimee sans me revolter ouvertement. Tu as bien assez souffert deja, tu t'es bien assez immolee pour moi. GABRIELLE. Je n'ai pas souffert, je n'ai rien immole; j'ai eu confiance en toi, voila tout. Tu sais bien que je n'etais pas assez faible d'esprit pour ne pas accepter les petites souffrances que ces nouvelles habitudes dont tu parles pouvaient me causer dans les premiers jours; j'avais des repugnances mieux motivees, des craintes plus graves. Tu les as toutes dissipees; je ne suis pas descendue comme femme au-dessous du rang ou, comme homme, ton amitie m'avait placee. Je n'ai pas cesse d'etre ton frere et ton ami en devenant ta compagne et ton amante; ne m'as-tu pas fait des concessions, toi aussi? n'as-tu pas change ta vie pour moi? ASTOLPHE. Oh! loue-moi de mes sacrifices! J'ai quitte le desordre dont j'etais harasse, et la debauche qui de plus en plus me faisait horreur, pour un amour sublime, pour des joies ideales! Et loue-moi aussi pour le respect et la veneration que je te porte! J'avais en toi le meilleur des amis; un soir Dieu fit un miracle et te changea en une maitresse adorable: je ne t'en aimai que mieux. N'est-ce pas bien charitable et bien meritoire de ma part? GABRIELLE. Cher Astolphe, je vois que tu es calme: va embrasser et rassurer ta mere, ou laisse-moi lui parler pour nous deux. J'adoucirai son antipathie contre moi, je detruirai ses preventions; ma sincerite la touchera, j'en suis sure; il est impossible qu'elle ne soit pas aimante et genereuse, elle est ta mere!... ASTOLPHE. Cher ange! oui, je suis calme. Quand je passe un instant pres de toi, tout orage s'apaise, et la paix des cieux descend dans mon ame. J'irai trouver ma mere, je ferai acte de respect et de soumission, c'est tout ce qu'elle demande; apres quoi nous partirons d'ici; car le mal est sans remede, je le sais, moi! Je connais ma mere, je connais les femmes, et tu ne les connais pas, toi qui n'es pas a moitie homme et a moitie femme comme tu le crois, mais un ange sous la forme humaine. Tu ferais ici de vains efforts de patience et de vertu, on n'y croirait pas; et, si on y croyait, on te serait d'autant plus hostile qu'on serait plus humilie de ta superiorite. Tu sais bien que le coupable ne pardonne pas a l'innocent les torts qu'il a eus envers lui; c'est une loi fatale de l'orgueil humain, de l'orgueil feminin surtout, qui ne connait pas les secours du raisonnement et le frein de la force intelligente. Ma mere est orgueilleuse avant tout. Elle fut toujours un modele des vertus domestiques; tristes vertus, crois-moi, quand elles ne sont inspirees ni par l'amour ni par le devouement. Penetree depuis longtemps de l'importance de son role dans la famille et du merite avec lequel elle s'en est acquittee, elle songe beaucoup plus a maintenir ses prerogatives qu'a donner du bonheur a ceux qui l'entourent. Elle est de ces personnes qui passeront volontiers la nuit a raccommoder vos chausses, et qui d'un mot vous briseront le coeur, pensant que la peine qu'elles ont prise pour vous rendre un service materiel les autorise a vous causer toutes les douleurs de l'ame. GABRIELLE. Astolphe! tu juges ta mere avec une bien froide severite. Helas! je vois que les meilleurs d'entre les hommes n'ont pour les femmes ni amour profond ni estime complete. On avait raison quand on m'enseignait si soigneusement dans mon enfance que ce sexe joue sur la terre le role le plus abject et le plus malheureux! ASTOLPHE. O mon amie! c'est mon amour pour toi qui me donne le courage de juger ma mere avec cette severite. Est-ce a toi de m'en faire un reproche? T'ai-je donc autorisee a plaindre si douloureusement la condition ou je t'ai retablie. GABRIELLE, _l'embrassant avec effusion_. Oh! non, mon Astolphe, jamais! Aussi je ne pense pas a moi quand je parle avec cette liberte des choses qui ne me regardent pas. Permets-moi pourtant d'insister en faveur de ta mere: ne la plonge pas dans le desespoir, ne la quitte pas a cause de moi. ASTOLPHE. Si je ne le fais pas aujourd'hui, elle m'y forcera demain. Tu oublies, ma chere Gabrielle, que tu es vis-a-vis d'elle dans une position delicate, et que tu ne pourras jamais la satisfaire sur ce qu'elle a tant a coeur de connaitre: ton passe, ta famille, ton avenir. GABRIELLE. Il est vrai. Mon avenir surtout, qui peut le prevoir? dans quel labyrinthe sans issue t'es-tu engage avec moi? ASTOLPHE. Et quel besoin avons-nous d'en sortir? Errons ainsi toute notre vie, sans nous soucier d'atteindre le but de la fortune et des honneurs. Ne faisons-nous pas ensemble ce bizarre et delicieux voyage, qui n'aura pour terme que la mort? N'es-tu pas a moi pour jamais? Eh bien, qu'avons-nous besoin l'un ou l'autre d'etre riche et de nous appeler _prince de Bramante_? Mon petit prince, garde ton titre, garde ton heritage, je n'en veux a aucun prix; et si le vieux Jules trouve dans sa tortueuse cervelle quelque nouvelle invention cachee pour t'en depouiller, console-toi de n'etre qu'une femme, pauvre, inconnue au monde, mais riche de mon amour et glorieuse a mes yeux. GABRIELLE. Crains-tu que cela ne me suffise pas? ASTOLPHE, _la pressant dans ses bras_. Non, en verite! je n'ai pas cette crainte. Je sens dans mon coeur comme tu m'aimes. QUATRIEME PARTIE. Dans une petite maison de campagne, isolee au fond des montagnes. Une chambre tres-simple, arrangee avec gout; des fleurs, des livres, des instruments de musique. SCENE PREMIERE. GABRIELLE, _seule_. _(Elle dessine et s'interrompt de temps en temps pour regarder a la fenetre.)_ Marc reviendra peut-etre aujourd'hui. Je voudrais qu'il arrivat avant qu'Astolphe fut de retour de sa promenade. J'aimerais a lui parler seule, a savoir de lui toute la verite. Notre situation m'inquiete chaque jour davantage, car il me semble qu'Astolphe commence a s'en tourmenter etrangement... Je me trompe peut-etre. Mais quel serait le sujet de sa tristesse? Le malheur s'est etendu sur nous insensiblement, d'abord comme une langueur qui s'emparait de nos ames, et puis comme une maladie qui les faisait delirer, et aujourd'hui comme une agonie qui les consume. Helas! l'amour est-il donc une flamme si subtile, qu'a la moindre atteinte portee a sa saintete il nous quitte et remonte aux cieux? Astolphe! Astolphe! tu as eu bien des torts envers moi, et tu as fait bien cruellement saigner ce coeur, qui te fut et qui te se sera toujours fidele! Je t'ai tout pardonne, que Dieu te pardonne! Mais c'est un grand crime d'avoir fletri un tel amour par le soupcon et la mefiance: et tu en portes la peine; car cet amour s'est affaibli par sa violence meme, et tu sens chaque jour mourir en toi la flamme que tu as trop attisee par la jalousie. Malheureux ami! c'est en vain que je t'invite a oublier le mal que tu nous as fait a tous deux; tu ne le peux plus! Ton ame a perdu la fleur de sa jeunesse magnanime; un secret remords la contriste sans la preserver de nouvelles fautes. Ah! sans doute il est dans l'amour un sanctuaire dans lequel on ne peut plus rentrer quand on a fait un seul pas hors de son enceinte, et la barriere qui nous separait du mal ne peut plus etre relevee. L'erreur succede a l'erreur, l'outrage a l'outrage, l'amertume grossit comme un torrent dont les digues sont rompues... Quel sera le terme de ses ravages? Mon amour, a moi, peut-il devenir aussi sa proie? Succombera-t-il a la fatigue, aux larmes, aux soucis rougeurs? Il me semble qu'il est encore dans toute sa force, et que la souffrance ne lui a rien fait perdre. Astolphe a ete insense, mais non coupable; ses torts furent presque involontaires, et toujours le repentir les effaca. Mais s'ils devenaient plus graves, s'il venait a m'outrager froidement, a m'imposer cette captivite a laquelle je me devoue pour acceder a ses prieres... pourrais-je le voir des memes yeux? pourrais-je l'aimer de la meme tendresse?... Est-ce que ses egarements n'ont pas deja enleve quelque chose a mon enthousiasme pour lui?... Mais il est impossible qu'Astolphe se refroidisse ou s'egare a ce point! C'est une ame noble, desinteressee, genereuse jusqu'a l'heroisme. Que ses defauts sont peu de chose au prix de ses vertus!... Helas! il fut un temps ou il n'avait point de defauts!... O Astolphe! que tu m'as fait de mal en detruisant en mot l'idee de ta perfection _(On frappe.)_ Qui vient ici? C'est peut-etre Marc. SCENE II. MARC, GABRIELLE. MARC, _botte et le fouet en main_. Me voici de retour, signora, un peu fatigue; mais je n'ai pas voulu prendre un instant de repos que je ne vous eusse rendu un compte exact de mon message. GABRIELLE. Eh bien, mon vieux ami, comment as-tu laisse mon grand-pere? MARC. Un peu mieux que je ne l'avais trouve; mais bien malade encore, et n'ayant pas, je pense, trois mois a vivre. GABRIELLE. A-t-il ete bien irrite que je n'allasse point moi-meme m'informer de ses nouvelles? MARC. Un peu. Je lui ai dit, ainsi que cela etait convenu, que votre seigneurie s'etait demis la cheville a la chasse, et qu'elle etait retenue sur son lit avec grand regret... GABRIELLE. Et il a demande sans doute ou j'etais? MARC. Sans doute, et j'ai repondu que vous etiez toujours a Cosenza. Sur quoi il a replique: "Il est a Cosenza cette annee comme il etait l'annee derniere a Palerme, et il etait alors a Palerme comme il etait l'annee precedente a Genes." J'ai fait une figure tres-etonnee, et, comme il me croit parfaitement bete (c'est son expression), il a ete completement dupe de ma bonne foi. "Comment, m'a-t-il dit, ne sais-tu pas ou il va depuis trois ans?--Votre altesse sait bien, ai-je repondu, que je garde pendant ce temps le palais que monseigneur Gabriel occupe a Florence. Aux environs de la Saint-Hubert, sa seigneurie part pour la chasse avec quelques amis, tantot les uns, tantot les autres, et elle n'emmene que ses piqueurs et son page. Je voudrais bien l'accompagner, mais elle me dit comme cela: "Tu es trop vieux pour courir le cerf, mon pauvre Marc; tu n'es plus bon qu'a garder la maison." Et la verite est..." Alors monseigneur m'a interrompu... "Moi, j'ai oui dire qu'il n'emmenait aucun de ses domestiques, et qu'il partait toujours seul. Et l'on a remarque qu'Astolphe Bramante quittait toujours Florence vers le meme temps." Quand j'ai vu le prince si bien informe, j'ai failli me deconcerter; mais il me croit si simple, qu'il n'y a pas pris garde, et il a dit en se tournant vers M. l'abbe Chiavari, votre precepteur: "L'abbe, tout cela ne m'effraie guere. Il est bien evident qu'il y a de l'amour sous jeu; mais ils sont plus embarrasses pour sortir d'affaire que je ne le suis de les voir embarques dans cette sotte intrigue." GABRIELLE. Et l'abbe, qu'a-t-il repondu? MARC. Il a baisse les yeux en soupirant, et il a dit: _La femme_... GABRIELLE. Eh bien? MARC. _...Sera toujours femme!_ Son altesse jouait avec votre petit chien, et semblait rire dans sa barbe blanche, ce qui m'a un peu effraye; car, lorsque le prince rumine quelque chose de sinistre, il a coutume de sourire et de faire crier ce pauvre Mosca en lui tirant les oreilles. GABRIELLE. Et que t'a-t-il charge de me dire? MARC. Il a parle assez durement... GABRIELLE. Redis-le-moi sans rien adoucir. MARC. "Tu diras a ton seigneur Gabriel que, quelque plaisir qu'il prenne a la chasse, ou quelque entorse qu'il ait au pied, il ait a venir prendre mes ordres avant huit jours. Il a peu de temps a perdre, s'il veut me retrouver vivant, et s'il veut que je lui fasse conferer legalement son titre et son heritage, qui, apres ma mort, pourraient fort bien lui etre contestes avec succes." GABRIELLE. Que voulait-il dire? Pense-t-il qu'Astolphe veuille faire du scandale pour rentrer dans ses droits? MARC. Il pense que le seigneur Astolphe a fortement la chose en tete; et si j'osais dire a votre seigneurie ce que j'en pense, moi aussi... GABRIELLE. Tu n'en penses rien, Marc. MARC. Monseigneur veut me fermer la bouche. Il n'en est pas moins de mon devoir de dire ce que je sais. Le seigneur Astolphe a fait venir l'ete dernier a Florence la nourrice de votre seigneurie, et lui a offert de l'argent si elle voulait temoigner en justice de ce qu'elle sait et comment les choses se sont passees a la naissance de votre seigneurie... GABRIELLE. On t'a trompe, Marc; cela n'est pas. MARC. La nourrice me l'a dit elle-meme ces jours-ci au chateau de Bramante, et m'a montre une belle bourse, bien ronde, que le seigneur Astolphe lui a donnee pour se taire du moins sur sa proposition; car elle lui a nie obstinement qu'elle eut nourri un enfant du sexe feminin. GABRIELLE. La trahison de cette femme est au plus offrant; car elle a ete raconter cela a mon grand-pere, sans aucun doute? MARC. Je le crains. GABRIELLE. Qu'importe? Astolphe a fait sans doute cette demarche pour eprouver la fidelite de mes gens. MARC. Quelle que soit l'intention du seigneur Astolphe, je crois qu'il serait temps que votre seigneurie obeit aux intentions de son grand-pere; d'autant plus qu'au moment ou je quittai le chateau l'abbe s'est approche de moi furtivement et m'a glisse ceci a l'oreille: "Dis a Gabriel, de la part d'un veritable ami, qu'il ne fasse pas d'imprudence; qu'il vienne trouver son grand-pere, et lui obeisse ou feigne de lui obeir aveuglement; ou que, s'il ne se rend point a son ordre, il se cache si bien, qu'il soit a l'abri d'une embuche. Il doit savoir que le cas est grave, que l'honneur de la famille serait compromis par la moindre demarche hasardee, et que dans un cas semblable le prince est capable de tout." Voila, mot pour mot, ce que m'a dit votre precepteur; et il vous est sincerement devoue, monseigneur. GABRIELLE. Je le crois. Je ne negligerai pas cet avertissement. Maintenant, va te reposer, mon bon Marc; tu en as bien besoin. MARC. Il est vrai! Peut-etre que, quand je me serai repose, je retrouverai dans ma memoire encore quelque chose, quelque parole qui ne me revient pas dans ce moment-ci. _(Il se retire. Gabrielle le rappelle.)_ GABRIELLE. Ecoute, Marc: si mon mari t'interroge, aie bien soin de ne pas lui parler de la nourrice... MARC. Oh! je n'ai garde, monseigneur! GABRIELLE. Perds donc l'habitude de m'appeler ainsi! Quand nous sommes ici et que je porte ces vetements de femme, tout ce qui rappelle mon autre sexe irrite Astolphe au dernier point. MARC. Eh! mon Dieu, je ne le sais que trop! Mais comment faire? Aussitot que je prends l'habitude d'appeler votre seigneurie _madame_, voila que nous partons pour Florence et qu'elle reprend ses habits d'homme. Alors j'ai toujours le _madame_ sur les levres, et je ne commence a ne reprendre l'habitude du _monseigneur_ que lorsque votre seigneurie reprend sa robe et ses cornettes. _(Il sort.)_ SCENE III. GABRIELLE. Cette histoire de la nourrice est une calomnie. C'est une nouvelle ruse de mon grand-pere pour m'indisposer contre Astolphe. Il aura paye cette femme pour faire a mon pauvre Marc un pareil conte, bien certain que Marc me le rapporterait. Oh! non, Astolphe, non, ce genre de torts, tu ne l'auras jamais envers moi! C'est toi qui m'as empechee de demasquer la supercherie qui me condamne a te frustrer publiquement des biens que je te restitue en secret, et du titre auquel tu dedaignes de succeder. C'est toi qui m'as defendu, avec toute l'autorite que donne un genereux amour, de proclamer mon sexe et de renoncer aux droits usurpes que l'erreur des lois me confere. Si tu avais eu le moindre regret de ces choses, tu aurais eu la franchise de me le dire; car tu sais que, moi, je n'en aurais eu aucun a te les ceder. Dans ce temps-la je ne pensais pas qu'il te serait jamais possible de me faire souffrir. J'avais une confiance aveugle, enthousiaste!... A present, j'avoue qu'il me serait penible de renoncer a etre homme quand je veux; car je n'ai pas ete longtemps heureuse sous cet autre aspect de ma vie, qui est devenu notre tourment mutuel. Mais, s'il le fallait pour te satisfaire, hesiterais-je un moment? Oh! tu ne le crains pas, Astolphe, et tu n'agirais pas en secret pour me forcer a des actes que ton simple desir peut m'imposer librement! Toi, me tendre un piege! toi, trainer des complots contre moi! Oh! non, non, jamais!... Le voici qui revient de la promenade; je ne lui en parlerai meme pas, tant j'ai peu besoin d'etre rassuree sur son desinteressement et sur sa franchise. SCENE IV. ASTOLPHE, GABRIELLE. ASTOLPHE. Eh bien, ma bonne Gabrielle, ton vieux serviteur est revenu. Je viens de voir son cheval dans la cour. Quelles nouvelles t'a-t-il apportees de Bramante? GABRIELLE. Selon lui, notre grand-pere se meurt; mais, selon moi, il en a pour longtemps encore. Ce n'est point un homme a mourir si aisement. Mais desirons-nous donc sa mort? Quels que soient ses torts envers nous deux (et je crois bien que les plus graves ont ete envers celui qu'il semblait favoriser au detriment de l'autre), nous ne haterons point par des voeux impies l'instant supreme ou il lui faudra rendre un compte severe de la destinee de ses enfants. Puisse-t-il trouver la-haut un juge aussi indulgent que nous, n'est-ce pas, Astolphe? Tu ne m'ecoutes pas? ASTOLPHE. Il est vrai; tu deviens chaque jour plus philosophe, Gabrielle; tu argumentes du soir au matin comme un academicien de la Crusca. Ne saurais-tu etre femme, du moins pendant trois mois de l'annee? GABRIELLE, _souriant_. C'est qu'il y a bien longtemps que ces trois mois-la sont passes, Astolphe. Le premier trimestre eut bien trois mois, mais le second en eut six, et l'an prochain je crains que, malgre nos conventions, le trimestre n'envahisse toute l'annee. Donne-moi le temps de m'habituer a etre aussi femme qu'il me faut l'etre a present pour te plaire. Jadis tu n'etais pas si difficile avec moi, et je n'ai pas songe assez tot a me defaire de mon langage d'ecolier. Tu aurais du m'avertir, des le premier jour ou tu m'as aimee, qu'un temps viendrait ou il serait necessaire de me transformer pour conserver ton amour! ASTOLPHE. Ce reproche est injuste, Gabrielle! Mais quand il serait vrai, ne me suis-je pas transforme, moi, pour meriter et conserver l'affection de ton coeur? GABRIELLE. Il est vrai, mon cher ange, et je ne demande pas mieux que d'avoir tort. J'essaierai de me corriger. ASTOLPHE _marche d'un air soucieux, puis s'arrete et regarde Gabrielle avec attendrissement._ Pauvre Gabrielle! Tu me fais bien du mal avec ton eternelle resignation. GABRIELLE, _lui tendant la main_. Pourquoi? Elle ne m'est pas aussi penible que tu le penses. ASTOLPHE _presse longtemps la main de Gabrielle contre ses levres, puis se promene avec agitation_. Je le sais! tu es forte, toi! Nul ne peut blesser en toi la susceptibilite de l'orgueil. Les orages qui bouleversent l'ame d'autrui ne peuvent ternir l'eclat du beau ciel ou ta pensee s'epanouit libre et fiere! On chargerait aisement de fers tes bras dont une education spartiate n'a pu detruire ni la beaute ni la faiblesse; mais ton ame est independante comme les oiseaux de l'air, comme les flots de l'Ocean; et toutes les forces de l'univers reunies ne la pourraient faire plier, je le sais bien! GABRIELLE. Au-dessus de toutes ces forces de la matiere, il est une force divine qui m'a toujours enchainee a toi, c'est l'amour. Mon orgueil ne s'eleve pas au-dessus de cette puissance. Tu le sais bien aussi. ASTOLPHE, _l'arretant_. Oh! cela est vrai, ma bien-aimee! Mais n'ai-je rien perdu de cet amour sublime qui ne se croyait le droit de me rien refuser? GABRIELLE, _avec tendresse_. Pourquoi l'aurais-tu perdu? ASTOLPHE. Tu ne t'en souviens pas, coeur genereux, o vrai coeur d'homme! _(Il la presse dans ses bras.)_ GABRIELLE. Vois, mon ami, tu ne trouves pas de plus grand eloge a me faire que de m'attribuer les qualites de ton sexe; et pourtant tu voudrais souvent me rabaisser a la faiblesse du mien! Sois donc logique! ASTOLPHE, _l'embrassant_. Sais-je ce que je veux? Au diable la logique! Je t'aime avec passion! GABRIELLE. Cher Astolphe! ASTOLPHE, _se laissant tomber a ses genoux_. Tu m'aimes donc toujours? GABRIELLE. Tu le sais bien. ASTOLPHE. Toujours comme autrefois? GABRIELLE. Non plus comme autrefois, mais autant, mais plus peut-etre. ASTOLPHE. Pourquoi pas comme autrefois? Tu ne me refusais rien alors! GABRIELLE. Et qu'est-ce que je te refuse a present? ASTOLPHE. Pourtant il est quelque chose que tu vas me refuser si je me hasarde a te le demander. GABRIELLE. Ah! perfide! tu veux m'entrainer dans un piege? ASTOLPHE. Eh bien, oui, je le voudrais. GABRIELLE. Je t'en supplie, pas de detours avec moi, Astolphe. Quand je te cede, est-ce avec prudence, est-ce avec des restrictions et des garanties? ASTOLPHE. Oh! je hais les detours, tu le sais. Mon ame etait si naive! Elle etait aussi confiante, aussi decouverte que la tienne. Mais, helas! j'ai ete si coupable! J'ai appris a douter d'autrui en apprenant a douter de moi-meme. GABRIELLE. Oublie ce que j'ai oublie, et parle. ASTOLPHE. Le moment de retourner a Florence est venu. Consens a n'y point aller. Tu detournes les yeux! Tu gardes le silence? Tu me refuses? GABRIELLE, _avec tristesse_. Non, je cede; mais a une condition: tu me diras le motif de la demande. ASTOLPHE. C'est me vendre trop cher la grace que tu m'accordes; ne me demande pas ce que je rougis d'avouer. GABRIELLE. Dois-je essayer de deviner, Astolphe? est-ce toujours le meme motif qu'autrefois? _(Astolphe fait un signe de tete affirmatif.)_ La jalousie? _(Meme signe d'Astolphe.)_ Eh quoi! encore! toujours! Mon Dieu, nous sommes bien malheureux, Astolphe! ASTOLPHE. Ah! ne me dis pas cela! cache-moi les larmes qui roulent dans tes yeux, ne me dechire pas le coeur! Je sens que je suis un lache, et pourtant je n'ai pas la force de renoncer a ce que tu m'accordes avec des yeux humides, avec un coeur brise!--Pourquoi m'aimes-tu encore, Gabrielle? que ne me meprises-tu! Tant que tu m'aimeras, je serai exigeant, je serai insense, car je serai tourmente de la crainte de te perdre. Je sens que je finirai par la, car je sens le mal que je te fais. Mais je suis entraine sur une pente fatale. J'aime mieux rouler au bas tout de suite, et, des que tu me mepriseras, je ne souffrirai plus, je n'existerai plus. GABRIELLE. O amour, tu n'es donc pas une religion? Tu n'as donc ni revelations, ni lois, ni prophetes? Tu n'as donc pas grandi dans le coeur des hommes avec la science el la liberte? Tu es donc toujours place sous l'empire de l'aveugle destinee sans que nous ayons decouvert en nous-memes une force, une volonte, une vertu pour lutter contre tes ecueils, pour echapper a tes naufrages? Nous n'obtiendrons donc pas du ciel un divin secours pour te purifier en nous-memes, pour t'ennoblir, pour t'elever au-dessus des instincts farouches, pour te preserver de tes propres fureurs et te faire triompher de tes propres delires? Il faudra donc qu'eternellement tu succombes devore par les flammes que tu exhales, et que nous changions en poison, par notre orgueil et notre egoisme, le baume le plus pur et le plus divin qui nous ait ete accorde sur la terre? ASTOLPHE. Ah! mon amie, ton ame exaltee est toujours en proie aux chimeres. Tu reves un amour ideal comme jadis j'ai reve une femme ideale. Mon reve s'est realise, heureux et criminel que je suis! Mais le tien ne se realisera pas, ma pauvre Gabrielle! Tu ne trouveras jamais un coeur digne du tien; jamais tu n'inspireras un amour qui te satisfasse, car jamais culte ne fut digne de ta divinite. Si les hommes ne connaissent point encore le veritable hommage qui plairait a Dieu, comment veux-tu qu'ils trouvent sur la terre ce grain de pur encens dont le parfum n'est point encore monte vers le ciel? Descends donc de l'empyree ou tu egares ton vol audacieux, et prends patience sous le joug de la vie. Eleve tes desirs vers Dieu seul, ou consens a etre aimee comme une mortelle. Jamais tu ne rencontreras un amant qui ne soit pas jaloux de toi, c'est-a-dire avare de toi, mefiant, tourmente, injuste, despotique. GABRIELLE. Crois-tu que je reve l'amour dans une autre ame que la tienne? ASTOLPHE. Tu le devrais, tu le pourrais; c'est ce qui justifie ma jalousie et la rend moins outrageante. GABRIELLE. Helas! en effet, l'amour ne raisonne pas; car je ne puis rever un amour plus parfait qu'en le placant dans ton sein, et je sens que cet amour, dans le coeur d'un autre, ne me toucherait pas. ASTOLPHE. Oh! dis-moi cela, dis-moi cela encore! repete-le-moi toujours! Va, meconnais la raison, outrage l'equite, repousse la voix du ciel meme si elle s'eleve contre moi dans ton ame; pourvu que tu m'aimes, je consens a porter dans une autre vie toutes les peines que tu auras encourues pour avoir eu la folie de m'aimer dans celle-ci. GABRIELLE. Non, je ne veux pas t'aimer dans l'ivresse et le blaspheme. Je veux t'aimer religieusement et t'associer dans mon ame a l'idee de Dieu, au desir de la perfection. Je veux te guerir, te fortifier contre lui-meme et t'elever a la hauteur de mes pensees. Promets-moi d'essayer, et je commence par te ceder comme on fait aux enfants malades. Nous n'irons point a Florence, je serai femme toute cette annee, et, si tu veux entreprendre le grand oeuvre de ta conversion au veritable amour, ma tristesse se changera en un bonheur incomparable. ASTOLPHE. Oui, je le veux, ma femme cherie, et je te remercie a genoux de le vouloir pour moi. Peux-tu douter qu'en ceci je ne sois pas ton esclave encore plus que ton disciple? GABRIELLE. Tu me l'avais promis deja bien des fois, et comme, au lieu de tenir ta parole, tu abandonnais toujours ton ame a de nouveaux orages; comme, au lieu d'etre heureux et tranquille avec moi dans cette retraite ignoree de tous ou tu venais me cacher a tous les regards, mes concessions ne servaient qu'a augmenter ta jalousie, et la solitude qu'a aggraver ta tristesse, de mon cote je n'etais point heureuse; car je voyais toutes mes peines perdues et tous mes sacrifices tourner a ta perte. Alors je regrettais ces temps de repit ou, sous l'habit d'un homme, je puis du moins, grace a l'or que me verse mon aieul, t'entourer de nobles delassements et de poetiques distractions?... ASTOLPHE. Oui, les premiers jours que nous passons a Florence ou a Pise ont toujours pour moi de grands charmes. Je ne suis pas fait pour la solitude et l'oisivete de la campagne; je ne sais pas, comme toi, m'absorber dans les livres, m'abimer dans la meditation. Tu le sais bien, en te ramenant ici chaque annee, le tyran se condamne a plus de maux que sa victime, et mes torts augmentent en raison de ma souffrance interieure. Mais, dans le tumulte du monde, quand tu redeviens le beau Gabriel, recherche, admire, choye de tous, c'est encore une autre souffrance qui s'empare de moi; souffrance moins lente, moins profonde peut-etre, mais violente, mais insupportable. Je ne puis m'habituer a voir les autres hommes te serrer la main ou passer familierement leur bras sous le tien. Je ne veux pas me persuader qu'alors tu es un homme toi-meme, et qu'a l'abri de ta metamorphose tu pourrais dormir sans danger dans leur chambre, comme tu dormis autrefois sous le meme toit que moi sans que mon sommeil en fut trouble. Je me souviens alors de l'etrange emotion qui s'empara peu a peu de moi a tes cotes, combien je regrettai que tu ne fusses pas femme, et comment, a force de desirer que tu le devinsses par miracle, j'arrivai a deviner que tu l'etais en realite. Pourquoi les autres n'auraient-ils pas le meme instinct, et comment n'eprouveraient-ils pas en le voyant ce desordre inexprimable que ton deguisement d'homme ne pouvait reprimer en moi? Oh! j'eprouve des tortures inouies quand Menrique pousse son cheval pres du tien, ou quand le brutal Antonio passe sa lourde main sur tes cheveux en disant d'un air qu'il croit plaisant: "J'ai pourtant brule d'amour tout un soir pour cette belle chevelure-la!" Alors je m'imagine qu'il a devine notre secret, et qu'il se plait insolemment a me tourmenter par ses plates allusions; je sens se rallumer en moi la fureur qui me transporta lorsqu'il voulut t'embrasser a ce souper chez Ludovic; et, si je n'etais retenu par la crainte de me trahir et de te perdre avec moi, je le souffletterais. GABRIELLE. Comment peux-tu te laisser emouvoir ainsi, quand tu sais que ces familiarites me deplaisent plus qu'a toi-meme, et que je les reprimerais d'une maniere tout aussi masculine si elles depassaient les bornes de la plus stricte chastete? ASTOLPHE. Je le sais et n'en souffre pas moins! et quelquefois je t'accuse d'imprudence; je m'imagine que, pour te venger de mes injustices, tu te fais un jeu de mes tourments; je t'outrage dans ma pensee... et c'est beaucoup quand j'ai la force de ne pas te le laisser voir. [Illustration: Le prince Jules de Bramante] GABRIELLE. Alors je vois que ta force est epuisee, que tu es pres d'eclater, de te couvrir de honte et de ridicule, ou de devoiler ce dangereux secret; et je me laisse ramener ici, ou tu m'aimes pourtant moins, car, dans la tranquille possession d'un objet tant dispute, il semble que ton amour s'engourdisse et s'eteigne comme une flamme sans aliment. ASTOLPHE. Je ne puis le nier, Dieu me punit alors d'avoir manque de foi. Je sens bien que je ne t'aime pas moins: car, au moindre sujet d'inquietude, mes fureurs se rallument; puis, dans le calme, je suis saisi meme a tes cotes d'un affreux ennui. Tu me benis, et il me semble que tu me hais. La nuit je te serre dans mes bras, et je reve que c'est un autre qui te possede. Ah! ma bien-aimee, prends pitie de moi; je te confesse mon desespoir, ne me meprise pas; ecarte de moi cette malediction, fais que je t'aime comme tu veux etre aimee! GABRIELLE. Que ferons-nous donc? Le monde avec moi t'exaspere, la solitude aupres de moi te consume. Veux-tu te distraire pendant quelques jours? veux-tu aller a Florence sans moi? ASTOLPHE. Il me semble parfois que cela me fera du bien; mais je sais qu'a peine j'y serai, les plus affreux songes viendront troubler mon sommeil. Le jour je reussirai a porter saintement ton image dans mon ame, la nuit je te verrai ici avec un rival. GABRIELLE. Quoi! tu me soupconnes a ce point? Enferme-moi dans quelque souterrain, charge Marc de me passer mes aliments par un guichet, emporte les clefs, fais murer la porte; peut-etre seras-tu tranquille? ASTOLPHE. Non! un homme passera, te regardera par le soupirail, et rien qu'a te voir il sera plus heureux que moi qui ne te verrai pas. GABRIELLE. Tu vois bien que la jalousie est incurable par ces moyens vulgaires. Plus on lui cede, plus on l'alimente; la volonte seule peut en guerir. Entreprends cette guerison comme on entreprend l'etude de la philosophie. Tache de moraliser ta passion. ASTOLPHE. Mais ou donc as-tu pris la force de moraliser la tienne et de la soumettre a ta volonte? Tu n'es pas jalouse de moi; tu ne m'aimes donc que par un effort de ta raison ou de ta vertu? [Illustration: Votre Altesse est une femme.... (Page 35.)] GABRIELLE. Juste ciel! ou en serions-nous si je te rendais les maux que tu me causes! Pauvre Astolphe! j'ai preserve mon ame de cette tentation, je l'ai quelquefois ressentie, tu le sais! mais ton exemple m'avait fait faire de serieuses reflexions, et je m'etais jure de ne pas t'imiter. Mais qu'as-tu? comme tu palis! ASTOLPHE, _regardant par la fenetre_. Tiens, Gabrielle! qui est-ce qui entre dans la cour? Vois! GABRIELLE, _avec indifference_. J'entends le galop d'un cheval. _(Elle regarde dans la cour.)_ Antonio, il me semble! Oui, c'est lui. On dirait qu'il a entendu l'eloge que tu faisais de lui, et il arrive avec l'a-propos qui le caracterise. ASTOLPHE, _agite_. Tu plaisantes avec beaucoup d'aisance... Mais que vient-il faire ici? Et comment a-t-il decouvert notre retraite? GABRIELLE. Le sais-je plus que toi? ASTOLPHE, _de plus en plus agite_. Mon Dieu! que sais-je!... GABRIELLE, _d'un ton de reproche_. Oh! Astolphe!.... ASTOLPHE, _avec une fureur concentree_. Ne m'engagiez-vous pas tout a l'heure a aller seul a Florence? Peut-etre Antonio est-il arrive un jour trop tot. On peut se tromper de jour et d'heure quand on a peu de memoire et beaucoup d'impatience... GABRIELLE. Encore! Oh! Astolphe! deja tes promesses oubliees! deja ma soumission recompensee par l'outrage! ASTOLPHE, _avec amertume_. Se facher bien fort, c'est le seul parti a prendre quand on a fait une gaucherie. Je vous conseille de m'accabler d'injures, je serai peut-etre encore assez sot pour vous demander pardon. Cela m'est arrive tant de fois! GABRIELLE, _levant la main vers le ciel avec vehemence._ Oh! mon Dieu! grand Dieu! faites que je ne me lasse pas de tout ceci! _(Elle sort, Astolphe la suit et l'enferme dans sa chambre, dont il met la clef dans sa poche.)_ SCENE V. MARC, ASTOLPHE. MARC. Seigneur Astolphe, le seigneur Antonio demande a vous voir. J'ai eu beau lui dire que vous n'etiez pas ici, que vous n'y etiez jamais venu, que j'avais quitte le service de mon maitre... Quels mensonges ne lui ai-je pas debites effrontement!... Il a soutenu qu'il vous avait apercu dans le parc, que pendant une heure il avait tourne autour des fosses pour trouver le moyen d'entrer; qu'enfin il etait venu chez vous, et qu'il n'en sortirait pas sans vous voir. ASTOLPHE. Je vais a sa rencontre; toi, range ce salon, fais-en disparaitre tout ce qui appartient a ta maitresse, et tiens-toi la jusqu'a ce que je t'appelle! _(A part.)_ Allons! du courage! je saurai feindre; mais, si je decouvre ce que je crains d'apprendre, malheur a toi, Antonio! malheur a nous deux, Gabrielle! _(Il sort.)_ SCENE VI. MARC. Qu'a-t-il donc? Comme il est agite! Ah! ma pauvre maitresse n'est point heureuse! GABRIELLE, _frappant derriere la porte_. Marc! ouvre-moi! vite! brise cette porte. Je veux sortir. MARC. Mon Dieu! qui a donc enferme votre seigneurie? Heureusement j'ai la double clef dans ma poche... _(Il ouvre.)_ GABRIELLE, _avec un manteau et un chapeau d'homme_. Tiens! prends cette valise, cours seller mon cheval et le tien. Je veux partir d'ici a l'instant meme. MARC. Oui, vous ferez bien! Le seigneur Astolphe est un ingrat, il ne songe qu'a votre fortune... Oser vous enfermer!... Oh! quoique je suis bien fatigue, je vous reconduirai avec joie au chateau de Bramante. GABRIELLE. Tais-toi, Marc, pas un mot contre Astolphe; je ne vais pas a Bramante. Obeis-moi, si tu m'aimes; cours preparer les chevaux. MARC. Le mien est encore selle, et le votre l'est deja. Ne deviez-vous pas vous promener dans le parc aujourd'hui? Il n'y a plus qu'a leur passer la bride. GABRIELLE. Cours donc! _(Marc sort.)_ Vous savez, mon Dieu! que je n'agis point ainsi par ressentiment, et que mon coeur a deja pardonne; mais, a tout prix, je veux sauver Astolphe de cette maladie furieuse. Je tenterai tous les moyens pour faire triompher l'amour de la jalousie. Tous les remedes deja tentes se changeraient en poison; une lecon violente, inattendue, le fera peut-etre reflechir. Plus l'esclave plie, et plus le joug se fait pesant; plus l'homme fait l'emploi d'une force injuste, plus l'injustice lui devient necessaire! Il faut qu'il apprenne l'effet de la tyrannie sur les ames fieres, et qu'il ne pense pas qu'il est si facile d'abuser d'un noble amour! Le voici qui monte l'escalier avec Antonio. Adieu, Astolphe! puissions-nous nous retrouver dans des jours meilleurs! Tu pleureras durant cette nuit solitaire! Puisse ton bon ange murmurer a ton oreille que je t'aime toujours! _(Elle referme la porte de sa chambre et en retire la clef; puis elle sort par une des portes du salon, pendant qu'Astolphe entre par l'autre suivi d'Antonio.)_ CINQUIEME PARTIE. A Rome, derriere le Colisee. Il commence a faire nuit. SCENE PREMIERE. GABRIEL, _en homme_. _(Costume noir elegant et severe, l'epee au cote. Il tient une lettre ouverte.)_ Le pape m'accorde enfin cette audience, et en secret, comme je la lui ai demandee! Mon Dieu! protege-moi, et fais qu'Astolphe du moins soit satisfait de son sort! Je t'abandonne le mien, o Providence, destinee mysterieuse! _(Six heures sonnent a une eglise.)_ Voici l'heure du rendez-vous avec le saint-pere. O Dieu! pardonne-moi cette derniere tromperie. Tu connais la purete de mes intentions. Ma vie est une vie de mensonge; mais ce n'est pas moi qui l'ai faite ainsi, et mon coeur cherit la verite!... _(Il agrafe son manteau, enfonce son chapeau sur ses yeux, et se dirige vers le Colisee. Antonio, qui vient d'en sortir, lui barre le passage.)_ SCENE II. GABRIEL, ANTONIO. ANTONIO, _masque_. Il y a assez longtemps que je cours apres vous, que je vous cherche et que je vous guette. Je vous tiens enfin; cette fois, vous ne m'echapperez pas. _(Gabriel veut passer outre; Antonio l'arrete par le bras.)_ GABRIEL, _se degageant_. Laissez-moi, monsieur, je ne suis pas des votres. ANTONIO, _se demasquant_. Je suis Antonio, votre serviteur et votre ami. J'ai a vous parler; veuillez m'entendre. GABRIEL. Cela m'est tout a fait impossible. Une affaire pressante me reclame. Je vous souhaite le bonsoir. _(Il veut continuer; Antonio l'arrete encore.)_ ANTONIO. Vous ne me quitterez pas sans me donner un rendez-vous et sans m'apprendre votre demeure. J'ai eu l'honneur de vous dire que je voulais vous parler en particulier. GABRIEL. Arrive depuis une heure a Rome, j'en repars a l'instant meme. Adieu. ANTONIO. Arrive a Rome depuis trois mois, vous ne repartirez pas sans m'avoir entendu. GABRIEL. Veuillez m'excuser; nous n'avons rien de particulier a nous dire, et je vous repete que je suis presse de vous quitter. ANTONIO. J'ai a vous parler d'Astolphe. Vous m'entendrez. GABRIEL. Eh bien, dans un autre moment. Cela ne se peut aujourd'hui. ANTONIO. Enseignez-moi donc votre demeure. GABRIEL. Je ne le puis. ANTONIO. Je la decouvrirai. GABRIEL. Vous voulez m'entretenir malgre moi? ANTONIO. J'y parviendrai. Vous aurez plus tot fini de m'entendre et ici a l'instant meme. J'aurai dit en deux mots. GABRIEL. Eh bien, voyons ces deux mots; je n'en ecouterai pas un de plus. ANTONIO. Prince de Bramante, votre altesse est une femme. _(A part.)_ C'est cela! payons d'audace! GABRIEL, _a part_. Juste ciel! Astolphe l'a dit! _(Haut.)_ Que signifie cette sottise? J'espere que c'est une plaisanterie de carnaval? ANTONIO. Sottise? le mot est leste! Si vous n'etiez pas une femme, vous n'oseriez pas le repeter. GABRIEL. Il ne sait rien! piege grossier! _(Haut.)_ Vous etes un sot, aussi vrai que je suis un homme. ANTONIO. Comme je n'en crois rien... GABRIEL. Vous ne croyez pas etre un sot: je veux vous le prouver. _(Il lui donne un soufflet.)_ ANTONIO. Halte-la! mon maitre! Si ce soufflet est de la main d'une femme, je le punirai par un baiser; mais si vous etes un homme, vous m'en rendrez raison. GABRIEL, _mettant l'epee a la main_. Tout de suite. ANTONIO _tire son epee_. Un instant! Je dois vous dire d'abord ce que je pense; il est bon que vous ne vous y mepreniez pas. En mon ame et conscience, depuis le jour ou pour la premiere fois je vous vis habille en femme a un souper chez Ludovic, je n'ai pas cesse de croire que vous etiez une femme. Votre taille, votre figure, votre reserve, le son de votre voix, vos actions et vos demarches, l'amitie ombrageuse d'Astolphe, qui ressemble evidemment a l'amour et a la jalousie, tout m'a autorise a penser que vous n'etiez pas deguise chez Ludovic et que vous l'etes maintenant... GABRIEL. Monsieur, abregeons; vous etes fou. Vos commentaires absurdes m'importent peu, nous devons nous battre; je vous attends. ANTONIO. Oh! un peu de patience, s'il vous plait. Quoiqu'il n'y ait guere de chances pour que je succombe, je puis perir dans ce combat; je ne veux pas que vous emportiez de moi l'idee que j'ai voulu faire la cour a un garcon, ceci ne me va nullement. De mon cote, je desire, moi, ne pas conserver l'idee que je me bats avec une femme; car cette idee me donnerait un trop grand desavantage. Pour remedier au premier cas, je vous dirai que j'ai appris dernierement, par hasard, sur votre famille, des particularites qui expliqueraient fort bien une supposition de sexe pour conserver l'heritage du majorat. GABRIEL. C'est trop, monsieur! Vous m'accusez de mensonge et de fraude. Vous insultez mes parents! C'est a vous maintenant de me rendre raison. Defendez-vous. ANTONIO. Oui, si vous etes un homme, je le veux; car, dans ce cas, vous avez en tout temps trop mal recu mes avances pour que je ne vous doive pas une lecon. Mais, comme je suis incertain sur votre sexe _(oui, sur mon honneur! a l'heure ou je parle, je le suis encore!)_, nous nous battrons, s'il vous plait, l'un et l'autre a poitrine decouverte. _(Il commence a deboutonner son pourpoint.)_ Veuillez suivre mon exemple. GABRIEL. Non, monsieur, il ne me plait pas d'attraper un rhume pour satisfaire votre impertinente fantaisie. Chercher a vous oter de tels soupcons par une autre voie que celle des armes serait avouer que ces soupcons ont une sorte de fondement, et vous n'ignorez pas que faire insulte a un homme parce qu'il n'est ni grand ni robuste est une lachete insigne. Gardez votre incertitude, si bon vous semble, jusqu'a ce que vous ayez reconnu, a la maniere dont je me sers de mon epee, si j'ai le droit de la porter. ANTONIO, _a part_. Ceci est le langage d'un homme pourtant!... _(Haut.)_ Vous savez que j'ai acquis quelque reputation dans les duels? GABRIEL. Le courage fait l'homme, et la reputation ne fait pas le courage. ANTONIO. Mais le courage fait la reputation... Etes-vous bien decide?... Tenez! vous m'avez donne un soufflet, et des excuses ne s'acceptent jamais en pareil cas... pourtant je recevrai les votres si vous voulez m'en faire... car je ne puis m'oter de l'idee... GABRIEL. Des excuses? Prenez garde a ce que vous dites, monsieur, et ne me forcez pas a vous frapper une seconde fois... ANTONIO. Oh! oh! c'est trop d'outrecuidance!... En garde!... Votre epee est plus courte que la mienne. Voulez-vous que nous changions? GABRIEL. J'aime autant la mienne. ANTONIO. Eh bien, noua tirerons au sort... GABRIEL. Je vous ai dit que j'etais presse; defendez-vous donc! _(Il l'attaque.)_ ANTONIO, _a part, mais parlant tout haut_. Si c'est une femme, elle va prendre la fuite!... _(Il se met en garde.)_ Non... Poussons-lui quelques bottes legeres... Si je lui fais une egratignure, il faudra bien oter le pourpoint... _(Le combat s'engage.)_ Mille diables! c'est la le jeu d'un homme! Il ne s'agit plus de plaisanter, faites attention a vous, prince! je ne vous menage plus! _(Ils se battent quelques instants; Antonio tombe grievement blesse.)_ GABRIEL, _relevant son epee_. Etes-vous content, monsieur? ANTONIO. On le serait a moins! et maintenant il ne m'arrivera plus, je pense, de vous prendre pour une femme!... On vient par ici, sauvez-vous, prince!... _(Il essaie de se relever.)_ GABRIEL. Mais vous etes tres-mal!... Je vous aiderai... ANTONIO. Non; ceux qui viennent me porteront secours, et pourraient vous faire un mauvais parti. Adieu! j'eus les premiers torts, je vous pardonne les votres. Votre main? GABRIEL. La voici. _(Ils se serrent la main. Le bruit des arrivants se rapproche, Antonio fait signe a Gabriel de s'enfuir. Gabriel hesite un instant et s'eloigne.)_ ANTONIO. C'est pourtant bien la la main d'une femme! Femme ou diable, il m'a fort mal arrange!... Mais je ne me soucie pas qu'on sache cette aventure, car le ridicule aussi bien que le dommage est de mon cote. J'aurai assez de force pour gagner mon logis... Voila pour moi un carnaval fort maussade!... _(Il se traine peniblement, et disparait sous les arcades du Colisee.)_ SCENE III. ASTOLPHE, LE PRECEPTEUR. ASTOLPHE, _en domino, le masque a la main_. Je me fie a vous; Gabrielle m'a dit cent fois que vous etiez un honnete homme. Si vous me trahissiez... qu'importe? je ne puis pas etre plus malheureux que je ne le suis. LE PRECEPTEUR. Je me dis a peu pres la meme chose. Si vous me trahissiez indirectement en faisant savoir au prince que je m'entends avec vous, je ne pourrais pas etre plus mal avec lui que je ne le suis; car il ne peut pas douter maintenant qu'au lieu de chercher a faire tomber Gabriel dans ses mains, je ne songe a le retrouver que pour le soustraire a ses poursuites. ASTOLPHE. Helas! tandis que nous la cherchons ici, Gabrielle est peut-etre deja tombee en son pouvoir. Vieillard insense! qu'espere-t-il d'un pareil enlevement? Cette captivite ne peut rien changer a notre situation reciproque; elle ne peut pas non plus etre de longue duree. Espere-t-il donc echapper a la loi commune et vivre au dela du terme assigne par la nature? LE PRECEPTEUR. Les medecins l'ont condamne il y a deja six mois. Mais nous touchons a la fin de l'hiver; et, s'il resiste aux derniers froids, il pourra bien encore passer l'ete. ASTOLPHE. Ce qu'il s'agit de savoir, c'est le lieu ou Gabrielle est retiree ou captive. Si elle est captive, fiez-vous a moi pour la delivrer promptement. LE PRECEPTEUR. Dieu vous entende! Vous savez que le prince, si Gabriel n'est pas retrouve bientot, est dans l'intention de vous citer comme assassin devant le grand conseil? ASTOLPHE. Cette menace serait pour moi une preuve certaine que Gabriel est en son pouvoir. Le lache! LE PRECEPTEUR. J'ai des craintes encore plus graves... ASTOLPHE. Ne me les dites pas; je suis assez decourage depuis trois mois que je la cherche en vain. LE PRECEPTEUR. La cherchez-vous bien consciencieusement, mon cher seigneur Astolphe? ASTOLPHE, _avec amertume_. Vous en doutez? LE PRECEPTEUR. Helas! je vous rencontre en masque, courant le carnaval, comme si vous pouviez prendre quelque amusement... ASTOLPHE. Vous autres instituteurs d'enfants, vous commencez toujours par le blame avant de reflechir. Ne vous serait-il pas plus naturel de penser que j'ai pris un masque et que je cours toute la ville pour chercher plus a l'aise sans qu'on se defie de moi? Le carnaval fut toujours une circonstance favorable aux amants, aux jaloux et aux voleurs. LE PRECEPTEUR. Ouvrez-moi votre ame tout entiere, seigneur Astolphe; Gabrielle vous est-elle aussi chere que dans les premiers temps de votre union? ASTOLPHE. Mon Dieu! qu'ai-je donc fait pour qu'on en doute? Vous voulez donc ajouter a mes chagrins? LE PRECEPTEUR. Dieu m'en preserve! mais il m'a semble, dans nos frequents entretiens, qu'il se melait a votre affection pour elle des pensees d'une autre nature. ASTOLPHE. Lesquelles, selon vous? LE PRECEPTEUR. Ne vous irritez pas contre moi: je suis resolu a tout faire pour vous, vous le savez; mais je ne puis vous preter mon ministere ecclesiastique et legal sans etre bien certain que Gabrielle n'aura point a s'en repentir. Vous voulez engager votre cousine a contracter avec vous, en secret, un mariage legitime: c'est une resolution que, dans mes idees religieuses, je ne puis qu'approuver; mais, comme je dois songer a tout et envisager les choses sous leurs divers aspects, je m'etonne un peu que, ne croyant pas a la saintete de l'eglise catholique, vous ayez songe a provoquer cet engagement, auquel Gabrielle, dites-vous, n'a jamais songe, et auquel vous me chargez de la faire consentir. ASTOLPHE. Vous savez que je suis sincere, monsieur l'abbe Chiavari; je ne puis vous cacher la verite, puisque vous me la demandez. Je suis horriblement jaloux. J'ai ete injuste, emporte, j'ai fait souffrir Gabrielle, et vous avez recu ma confession entiere a cet egard. Elle m'a quitte pour me punir d'un soupcon outrageant. Elle m'a pardonne pourtant, et elle m'aime toujours, puisqu'elle a employe mysterieusement plusieurs moyens ingenieux pour me conserver l'espoir et la confiance. Ce billet que j'ai recu encore la semaine derniere, et qui ne contenait que ce mot: _"Espere!"_ etait bien de sa main, l'encre etait encore fraiche. Gabrielle est donc ici! Oh! oui, j'espere! je la retrouverai bientot, et je lui ferai oublier tous mes torts. Mais l'homme est faible, vous le savez; je pourrai avoir de nouveaux torts par la suite, et je ne veux pas que Gabrielle puisse me quitter si aisement. Ces epreuves sont trop cruelles, et je sens qu'un peu d'autorite, legitimee par un serment solennel de sa part, me mettrait a l'abri de ses reactions d'independance et de fierte. LE PRECEPTEUR. Ainsi, vous voulez etre le maitre? Si j'avais un conseil a vous donner, je vous dissuaderais. Je connais Gabriel: on a voulu que j'en fisse un homme; je n'ai que trop bien reussi. Jamais il ne souffrira un maitre; et ce que vous n'obtiendrez pas par la persuasion, vous ne l'obtiendrez jamais. Il etait temps que mon preceptorat finit. Croyez-moi, n'essayez pas de le ressusciter, et surtout ne vous en chargez pas. Gabriel fuirait encore ce qu'il a deja fait avec vous et avec moi; il ne vous oterait ni son affection ni son estime, mais il partirait un beau matin, comme un aigle brise la cage a moineaux ou on l'a enferme. ASTOLPHE. Quoique Gabrielle ne soit guere plus devote que moi, un serment serait pour elle un lien invincible. LE PRECEPTEUR. Il ne vous en a donc jamais fait aucun? ASTOLPHE. Elle m'a jure fidelite a la face du ciel. LE PRECEPTEUR. S'il a fait ce serment, il l'a tenu, et il le tiendra toujours. ASTOLPHE. Mais elle ne m'a pas jure obeissance. LE PRECEPTEUR. S'il ne l'a pas voulu, il ne le voudra pas, il ne le voudra jamais. ASTOLPHE. Il le faudra bien pourtant; je l'y contraindrai. LE PRECEPTEUR. Je ne le crois pas. [Illustration: Elle jette la bourse au mendiant... (Page 39.)] ASTOLPHE. Vous oubliez que j'en ai tous les moyens. Son secret est en ma puissance. LE PRECEPTEUR. Vous n'en abuserez jamais, vous me l'avez dit. ASTOLPHE. Je la menacerai. LE PRECEPTEUR. Vous ne l'effraierez pas. Il sait bien que vous ne voudrez pas deshonorer le nom que vous portez tous les deux. ASTOLPHE. C'est un prejuge de croire que la faute des peres rejaillisse sur les enfants. LE PRECEPTEUR. Mais ce prejuge regne sur le monde. ASTOLPHE. Nous sommes au-dessus de ce prejuge, Gabrielle et moi... LE PRECEPTEUR. Votre intention serait donc de devoiler le mystere de son sexe? ASTOLPHE. A moins que Gabrielle ne s'unisse a moi par des liens eternels. LE PRECEPTEUR. En ce cas il cedera; car ce qu'il redoute le plus au monde, j'en suis certain, c'est d'etre relegue par la force des lois dans le rang des esclaves.. ASTOLPHE. C'est vous, monsieur Chiavari, qui lui avez mis en tete toutes ces folies, et je ne concois pas que vous ayez dirige son education dans ce sens. Vous lui avez forge la un eternel chagrin. Un homme d'esprit et un honnete homme comme vous eut du la detromper de bonne heure, et contrarier les intentions du vieux prince. LE PRECEPTEUR. C'est un crime dont je me repens, et dont rien n'effacera pour moi le remords; mais les mesures etaient si bien prises, et l'eleve mordait si bien a l'appat, que j'etais arrive a me faire illusion a moi-meme, et a croire que cette destinee impossible se realiserait dans les conditions prevues par son aieul. ASTOLPHE. Et puis vous preniez peut-etre plaisir a faire une experience philosophique. Eh bien, qu'avez-vous decouvert? Qu'une femme pouvait acquerir par l'education autant de logique, de science et de courage qu'un homme. Mais vous n'avez pas reussi a empecher qu'elle eut un coeur plus tendre, et que l'amour ne l'emportat chez elle sur les chimeres de l'ambition. Le coeur vous a echappe, monsieur l'abbe, vous n'avez faconne que la tete. LE PRECEPTEUR. Ah! c'est la ce qui devrait vous rendre cette tete a jamais respectable et sacree! Tenez, je vais vous dire une parole imprudente, insensee, contraire a la foi que je professe, aux devoirs religieux qui me sont imposes. Ne contractez pas de mariage avec Gabrielle. Qu'elle vive et qu'elle meure travestie, heureuse et libre a vos cotes. Heritier d'une grande fortune, il vous y fera participer autant que lui-meme. Amante chaste et fidele, elle sera enchainee, au sein de la liberte, par votre amour et le sien. ASTOLPHE. Ah! si vous croyez que j'ai aucun regret a mes droits sur cette fortune, vous vous trompez et vous me faites injure. J'eus dans ma premiere jeunesse des besoins dispendieux; je depensai en deux ans le peu que mon pere avait possede, et que la haine du sien n'avait pu lui arracher. J'avais hate de me debarrasser de ce miserable debris d'une grandeur effacee. Je me plaisais dans l'idee de devenir un aventurier, presque un lazzarone, et d'aller dormir, nu et depouille, au seuil des palais qui portaient le nom illustre de mes ancetres. Gabriel vint me trouver, il sauva son honneur et le mien en payant mes dettes. J'acceptai ses dons sans fausse delicatesse, et jugeant d'apres moi-meme a quel point son ame noble devait mepriser l'argent. Mais des que je le vis satisfaire a mes depenses effrenees sans les partager, j'eus la pensee de me corriger, et je commencai a me degouter de la debauche; puis, quand j'eus decouvert dans ce gracieux compagnon une femme ravissante, je l'adorai et ne songeai plus qu'a elle... Elle etait prete alors a me restituer publiquement tous mes droits. Elle le voulait; car nous vecumes chastes comme frere et soeur durant plusieurs mois, et elle n'avait pas la pensee que je pusse avoir jamais d'autres droits sur elle que ceux de l'amitie. Mais moi, j'aspirais a son amour. Le mien absorbait toutes mes facultes. Je ne comprenais plus rien a ces mots de puissance, de richesse et de gloire qui m'avaient fait faire en secret parfois de dures reflexions. Je n'eprouvais meme plus de ressentiment; j'etais pret a benir le vieux Jules pour avoir forme cette creature si superieure a son sexe, qui remplirait mon ame d'un amour sans bornes, et qui etait prete a le partager. Des que j'eus l'espoir de devenir son amant, je n'eus plus une pensee, plus un desir pour d'autre que pour elle; et quand je le fus devenu, mon etre s'abima dans le sentiment d'un tel bonheur que j'etais insensible a toutes les privations de la misere. Pendant plusieurs autres mois elle vecut dans ma famille, sans que nous songeassions l'un ou l'autre a recourir a la fortune de l'aieul. Gabrielle passait pour ma femme, nous pensions que cela pourrait durer toujours ainsi, que le prince nous oublierait, que nous n'aurions jamais aucun besoin au dela de l'aisance tres-bornee a laquelle ma mere nous associait; et, dans notre ivresse, nous n'apercevions pas que nous etions a charge et entoures de malveillance. Quand nous fimes cette decouverte penible, nous eumes la pensee de fuir en pays etranger, et d'y vivre de notre travail a l'abri de toute persecution. Mais Gabrielle craignit la misere pour moi, et moi je la craignis pour elle. Elle eut aussi la pensee de me reconcilier avec son grand-pere et de m'associer a ses dons. Elle le tenta a mon insu, et ce fut en vain. Alors elle revint me trouver, et chaque annee, depuis trois ans, vous l'avez vue passer quelques semaines au chateau de Bramante, quelques mois a Florence ou a Pise; mais le reste de l'annee s'ecoulait au fond de la Calabre, dans une retraite sure et charmante, ou notre sort eut ete digne d'envie si une jalousie sombre, une inquietude vague et devorante, un mal sans nom que je ne puis m'expliquer a moi-meme, ne fut venu s'emparer de moi. Vous savez le reste, et vous voyez bien que, si je suis malheureux et coupable, la cupidite n'a aucune part a mes souffrances et a mes egarements. LE PRECEPTEUR. Je vous plains, noble Astolphe, et donnerais ma vie pour vous rendre ce bonheur que vous avez perdu; mais il me semble que vous n'en prenez pas le chemin en voulant enchainer le sort de Gabrielle au votre. Songez aux inconvenients de ce mariage, et combien sa solidite sera un lien fictif. Vous ne pourrez jamais l'invoquer a la face de la societe sans trahir le sexe de Gabrielle, et, dans ce cas-la, Gabrielle pourra s'y soustraire; car vous etes proches parents, et, si le pape ne veut point vous accorder de dispenses, votre mariage sera annule. ASTOLPHE. Il est vrai; mais le prince Jules ne sera plus, et alors quel si grand inconvenient trouvez-vous a ce que Gabrielle proclame son sexe? LE PRECEPTEUR. Elle n'y consentira pas volontiers! Vous pourrez l'y contraindre, et peut-etre, par grandeur d'ame, n'invoquera-t-elle pas l'annulation de ses engagements avec vous. Mais vous, jeune homme, vous qui aurez obtenu sa main par une sorte de transaction avec elle, sous promesse verbale ou tacite de ne point devoiler son sexe, vous vous servirez pour l'y contraindre de cet engagement meme que vous lui aurez fait contracter. ASTOLPHE. A Dieu ne plaise, Monsieur! et je regrette que vous me croyiez capable d'une telle lachete. Je puis, dans l'emportement de ma jalousie, songer a faire connaitre Gabrielle pour la forcer a m'appartenir; mais, du moment qu'elle sera ma femme, je ne la devoilerai jamais malgre elle. LE PRECEPTEUR. Et qu'en savez-vous vous-meme, pauvre Astolphe? La jalousie est un egarement funeste dont vous ne prevoyez pas les consequences. Le titre d'epoux ne vous donnera pas plus de securite aupres de Gabrielle que celui d'amant, et alors, dans un nouvel acces de colere et de mefiance, vous voudrez la forcer publiquement a cette soumission qu'elle aura acceptee en secret. ASTOLPHE. Si je croyais pouvoir m'egarer a ce point, je renoncerais sur l'heure a retrouver Gabrielle, et je me bannirais a jamais de sa presence. LE PRECEPTEUR. Songez a le retrouver, pour le soustraire d'abord aux dangers qui le menacent, et puis vous songerez a l'aimer d'une affection digne de lui et de vous. ASTOLPHE. Vous avez raison, recommencons nos recherches; separons-nous. Tandis que, dans ce jour de fete, je me melerai a la foule pour tacher d'y decouvrir ma fugitive, vous, de votre cote, suivez dans l'ombre les endroits deserts, ou quelquefois les gens qui ont interet a se cacher oublient un peu leurs precautions, et se promenent en liberte. Qu'avez-vous la sous votre manteau? LE PRECEPTEUR, _posant Mosca sur le pave_. Je me suis fait apporter ce petit chien de Florence. Je compte sur lui pour retrouver celui que nous cherchons. Gabriel l'a eleve; et cet animal avait un merveilleux instinct pour le decouvrir lorsque, pour echapper a mes lecons, l'espiegle allait lire au fond du parc. Si Mosca peut rencontrer sa trace, je suis bien sur qu'il ne la perdra plus. Tenez, il flaire... il va de ce cote... _(Montrant le Colisee.)_ Je le suis. Il n'est pas necessaire d'etre aveugle pour se faire conduire par un chien. _(Ils se separent.)_ SCENE IV. Devant un cabaret. Onze heures du soir. Des tables sont dressees sous une tente decoree de guirlandes de feuillages et de lanternes de papier colorie. On voit passer des groupes de masques dans la rue, et on entend de temps a autre le son des instruments. ASTOLPHE, _en domino bleu_; FAUSTINA, _en domino rose_. _(Ils sont assis a une petite table et prennent des sorbets. Leurs masques sont poses sur la table.)_ UN PERSONNAGE, _en domino noir, et masque_. _(Il est assis a quelque distance a une autre table, et lit un papier.)_ FAUSTINA, _a Astolphe_. Si ta conservation est toujours aussi enjouee, j'en aurai bientot assez, je t'en avertis. ASTOLPHE. Reste, j'ai a te parler encore. FAUSTINA. Depuis quand suis-je a tes ordres? Sois aux miens si tu veux tirer de moi un seul mot. ASTOLPHE. Tu ne veux pas me dire ce qu'Antonio est venu faire a Rome. C'est que tu ne le sais pas; car tu aimes assez a medire pour ne pas te faire prier si tu savais quelque chose. FAUSTINA. S'il faut en croire Antonio, ce que je sais t'interesse tres-particulierement. ASTOLPHE. Mille demons! tu parleras, serpent que tu es! _(Il lui prend convulsivement le bras.)_ FAUSTINA. Je te prie de ne pas chiffonner mes manchettes. Elles sont du point le plus beau. Ah! tout inconstant qu'il est, Antonio est encore l'amant le plus magnifique que j'aie eu, et ce n'est pas toi qui me ferais un pareil cadeau. _(Le domino noir commence a ecouter.)_ ASTOLPHE, _lui passant un bras autour de la taille._ Ma petite Faustina, si tu veux parler, je t'en donnerai une robe tout entiere; et, comme tu es toujours jolie comme un ange, cela te siera a merveille. FAUSTINA. Et avec quoi m'acheteras-tu cette belle robe? Avec l'argent de ton cousin? _(Astolphe frappe du poing sur la table.)_ Sais-tu que c'est bien commode d'avoir un petit cousin riche a exploiter? ASTOLPHE. Tais-toi, rebut des hommes, et va-t'en! tu me fais horreur! FAUSTINA. Tu m'injuries? Bon! tu ne sauras rien, et j'allais tout te dire. ASTOLPHE. Voyons, a quel prix mets-tu ta delation? _(Il tire une bourse et la pose sur la table.)_ FAUSTINA. Combien y a-t-il dans la bourse? ASTOLPHE. Deux cents louis... Mais si ce n'est pas assez... _(Un mendiant se presente.)_ FAUSTINA. Puisque tu es si genereux, permets-moi de faire une bonne action a tes depens! _(Elle jette la bourse au mendiant.)_ ASTOLPHE. Puisque tu meprises tant cette somme, garde donc ton secret! Je ne suis pas assez riche pour le payer. FAUSTINA. Tu es donc encore une fois ruine, mon pauvre Astolphe? Eh bien! moi, j'ai fait fortune. Tiens! _(Elle tire une bourse de sa poche.)_ Je veux te restituer tes deux cents louis. J'ai eu tort de les jeter aux pauvres. Laisse-moi prendre sur moi cette oeuvre de charite; cela me portera bonheur, et me ramenera peut-etre mon infidele. ASTOLPHE, _repoussant la bourse avec horreur_. C'est donc pour une femme qu'il est ici? Tu en es certaine? FAUSTINA. Beaucoup trop certaine! ASTOLPHE. Et tu la connais, peut-etre? FAUSTINA. Ah! voila le hic! Fais apporter d'autres sorbets, si toutefois il te reste de quoi les payer. _(A un signe d'Astolphe on apporte un plateau avec des glaces et des liqueurs.)_ ASTOLPHE. J'ai encore de quoi payer tes revelations, dusse-je vendre mon corps aux carabins; parle... _(Il se verse des liqueurs et boit avec preoccupation.)_ FAUSTINA. Vendre ton corps pour un secret? Eh bien, soit: l'idee est charmante: je ne veux de toi qu'une nuit d'amour. Cela t'etonne? Tiens, Astolphe, je ne suis plus une courtisane; je suis riche, et je suis une femme galante. N'est-ce pas ainsi que cela s'appelle? Je t'ai toujours aime, viens enterrer le carnaval dans mon boudoir. ASTOLPHE. Etrange fille! tu te donneras donc pour rien une fois dans ta vie? _(Il boit.)_ FAUSTINA. Bien mieux, je me donnerai en payant, car je te dirai le secret d'Antonio! Viens-tu? _(Elle se leve.)_ ASTOLPHE, _se levant_. Si je le croyais, je serais capable de te presenter un bouquet et de chanter une romance sous tes fenetres. FAUSTINA. Je ne te demande pas d'etre galant. Fais seulement comme si tu m'aimais. Etre aimee, c'est un reve que j'ai fait quelquefois, helas! ASTOLPHE. Malheureuse creature! j'aurais pu t'aimer, moi! car j'etais un enfant, et je ne savais pas ce que c'est qu'une femme comme toi... Tu mens quand tu exprimes un pareil regret. FAUSTINA. Oh! Astolphe! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochee au jour du jugement, excepte cet instant ou nous sommes et cette parole que je te dis: Je t'aime! ASTOLPHE. Toi?... Et moi, comme un sot, je t'ecoute partage entre l'attendrissement et le degout! [Illustration: Appelez du secours.... ( Page 42.)] FAUSTINA. Astolphe, tu ne sais pas ce que c'est que la passion d'une courtisane. Il est donne a peu d'hommes de le savoir, et pour le savoir il faut etre pauvre. Je viens de jeter tes derniers ecus dans la rue. Tu ne peux te mefier de moi, je pourrais gagner cette nuit cinq cents sequins. Tiens, en voici la preuve. _(Elle tire un billet de sa poche et le lui presente.)_ ASTOLPHE, _le lisant_. Cette offre splendide est d'un cardinal tout au moins. FAUSTINA. Elle est de monsignor Gafrani. ASTOLPHE. Et tu l'as refusee? FAUSTINA. Oui, je t'ai vu passer dans la rue, et je t'ai fait dire de monter chez moi. Ah! tu etais bien emu quand tu as su qu'une femme te demandait! Tu croyais retrouver la dame de tes pensees; mais te voici du moins sur sa trace, puisque je sais ou elle est. ASTOLPHE. Tu le sais! que sais-tu? FAUSTINA. N'arrive-t-elle pas de Calabre? ASTOLPHE. O furies!... qui te l'a dit? FAUSTINA. Antonio. Quand il est ivre, il aime a se vanter a moi de ses bonnes fortunes. ASTOLPHE. Mais son nom! A-t-il ose prononcer son nom? FAUSTINA. Je ne sais pas son nom, tu vois que je suis sincere; mais si tu veux je feindrai d'admirer ses succes, et je lui offrirai genereusement mon boudoir pour son premier rendez-vous. Je sais qu'il est force de prendre beaucoup de precautions, car la dame est haut placee dans le monde. Il sera donc charme de pouvoir l'amener dans un lieu sur et agreable. ASTOLPHE. Et il ne se mefiera pas de ton offre? [Illustration: Giglio, se cachant dans l'ombre.... (Page 43.)] FAUSTINA. Il est trop grossier pour ne pas croire qu'avec un peu d'argent tout s'arrange... ASTOLPHE, _se cachant le visage dans les mains, et se laissant tomber sur son siege._ Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! FAUSTINA. Eh bien, es-tu decide, Astolphe. ASTOLPHE. Et toi, es-tu decidee a me cacher dans ton alcove quand ils y viendront et a supporter toutes les suites de ma fureur? FAUSTINA. Tu veux tuer ta maitresse? J'y consens, pourvu que tu n'epargnes pas ton rival. ASTOLPHE. Mais il est riche, Faustina, et moi je n'ai rien. FAUSTINA. Mais je le hais, et je t'aime. ASTOLPHE, _avec egarement_. Est-ce donc un reve? La femme pure que j'adorais le front dans la poussiere se precipite dans l'infamie, et la courtisane que je foulais aux pieds se releve purifiee par l'amour! Eh bien! Faustina, je te baignerai dans un sang qui lavera tes souillures!... Le pacte est fait? FAUSTINA. Viens donc le signer. Rien n'est fait si tu ne passes cette nuit dans mes bras! Eh bien! que fais-tu? ASTOLPHE, avalant precipitamment plusieurs verres de liqueur. Tu le vois, je m'enivre afin de me persuader que je t'aime. FAUSTINA. Toujours l'injure a la bouche! N'importe, je supporterai tout de ta part. Allons! _(Elle lui ote son verre et l'entraine. Astolphe la suit d'un air egare et s'arretant eperdu a chaque pas. Des qu'ils sont eloignes, le domino noir, qui peu a peu s'est rapproche d'eux et les a observes derriere les rideaux de la tendine, sort de l'endroit ou il etait cache, et se demasque.)_ GABRIEL, _en domino noir, le masque a la main_, ASTOLPHE et FAUSTINA, _gagnant le fond de la rue_. GABRIEL. Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l'empecherai d'accomplir ce sacrilege!... _(Elle fait un pas et s'arrete.)_ Mais me montrer a cette prostituee, lui disputer mon amant!... ma fierte s'y refuse... O Astolphe!... ta jalousie est ton excuse; mais il y avait dans notre amour quelque chose de sacre que cet instant vient de detruire a jamais!... ASTOLPHE, _revenant sur ses pas_. Attends-moi, Faustina; j'ai oublie mon epee la-bas. _(Gabriel passe un papier plie dans la poignee de l'epee d'Astolphe, remet son masque et s'enfuit, tandis qu'Astolphe rentre sous sa tente.)_ ASTOLPHE, _reprenant son epee sur la table_. Encore un billet pour me dire d'esperer encore, peut-etre! _(Il arrache le papier, le jette a terre et veut le fouler sous son pied. Faustina, qui l'a suivi, s'empare du papier et le deplie.)_ FAUSTINA. Un billet doux? Sur ce grand papier et avec cette grosse ecriture? Impossible! Quoi! la signature du pape! Que diantre sa saintete a-t-elle a demeler avec toi? ASTOLPHE. Que dis-tu! rends-moi ce papier! FAUSTINA. Oh! la chose me parait trop plaisante! Je veux voir ce que c'est et t'en faire la lecture. _(Elle le lit.)_ "Nous, par la grace de Dieu et l'election du sacre college, chef spirituel de l'eglise catholique, apostolique et romaine... successeur de saint Pierre et vicaire de Jesus-Christ sur la terre, seigneur temporel des Etats romains, etc., etc., etc..., permettons a Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, heritier presomptif et successeur legitime du tres-illustre et tres-excellent prince Jules de Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc..., de contracter, dans le loisir de sa conscience ou devant tel pretre et confesseur qu'il jugera convenable, le voeu de pauvrete, d'humilite et de chastete, l'autorisant par la presente a entrer dans un couvent ou a vivre librement dans le monde, selon qu'il se sentira appele a travailler a son salut, d'une maniere ou de l'autre; et l'autorisant egalement par la presente a faire passer, aussitot apres la mort de son illustre aieul, Jules de Bramante, la possession immediate, legale et incontestable de tous ses biens et de tous ses titres a son heritier legitime Octave-Astolphe de Bramante, fils d'Octave de Bramante et cousin germain de Gabriel de Bramante, a qui nous avons accorde cette licence et cette promesse, afin de lui donner le repos d'esprit et la liberte de conscience necessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un voeu d'ou il nous a declare faire dependre le salut de son ame. "En foi de quoi nous lui avons delivre cette autorisation revetue de notre signature et de notre sceau pontifical..." Comment donc! mais il a un style charmant, le saint-pere! Tu vois, Astolphe? rien n'y manque!... Eh bien! cela ne te rejouit pas? Te voila riche, te voila prince de Bramante!... Je n'en suis pas trop surprise, moi; ce pauvre enfant etait devot et craintif comme une femme... Il a, ma foi, bien fait; maintenant tu peux tuer Antonio et m'enlever dans le repos de ton esprit et le loisir de ta conscience! ASTOLPHE, _lui arrachant le papier_. Si tu comptais la-dessus, tu avais grand tort. _(Il dechire le papier et en fait bruler les morceaux a la bougie.)_ FAUSTINA, _eclatant de rire_. Voila du don Quichotte! Tu seras donc toujours le mome? ASTOLPHE, _se parlant a lui-meme_. Reparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle blessure avec de l'or et des titres... Ah! il faut etre tombe bien bas pour qu'on ose vous consoler de la sorte. FAUSTINA. Qu'est-ce que tu dis? Comment! ton cousin aussi t'avait... _(Elle fait un geste significatif sur le front d'Astolphe.)_ Je vois que ta Calabraise n'en est pas avec Antonio a son debut. ASTOLPHE, _sans faire attention a Faustina_. Ai-je besoin de cette concession insultante? Oh! maintenant rien ne m'arretera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits... Je devoilerai l'imposture, je ferai tomber le chatiment de la honte sur la tete des coupables... Antonio sera appele en temoignage... FAUSTINA. Mais que dis-tu? Je n'y comprends rien! Tu as l'air d'un fou! Ecoute-moi donc, et reprends tes esprits! ASTOLPHE. Que me veux-tu, toi? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche ni prince; ton caprice est deja passe, je pense? FAUSTINA. Au contraire, je t'attends! ASTOLPHE. En verite! il parait que les femmes pratiquent un grand desinteressement cette annee: dames et prostituees preferent leur amant a leur fortune, et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la meme ligne. FAUSTINA, _remarquant Gabriel en domino et qui reparait_. Voila un monsieur bien curieux! ASTOLPHE. C'est peut-etre celui qui a apporte cette pancarte?... _(Il embrasse Faustina.)_ Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires serieuses. Viens, ma chere Fausta. Aupres de toi je suis le plus heureux des hommes. _(Gabriel disparait. Astolphe et Faustina se disposent a sortir.)_ SCENE V. ANTONIO, FAUSTINA, ASTOLPHE. _(Antonio, pale et se tenant a peine, se presente devant eux au moment ou ils vont sortir.)_ FAUSTINA, _jetant un cri et reculant effrayee_. Est-ce un spectre?... ASTOLPHE. Ah! le ciel me l'envoie! Malheur a lui!... ANTONIO, _d'une voix eteinte_. Que dites-vous? Reconnaissez-moi. Donnez-moi du secours, je suis pret a defaillir encore. _(Il se jette sur un banc.)_ FAUSTINA. Il laisse apres lui une trace de sang. Quelle horreur! que signifie cela? Vous venez d'etre assassine, Antonio? ANTONIO. Non! blesse en duel... mais grievement... FAUSTINA. Astolphe! appelez du secours... ANTONIO. Non, de grace!... ne le faites pas... Je ne veux pas qu'on sache... Donnez-moi un peu d'eau!... _(Astolphe lui presente de l'eau dans un verre. Faustina lui fait respirer un flacon.)_ ANTONIO. Vous me ranimez... ASTOLPHE. Nous allons vous reconduire chez vous. Sans doute vous y trouverez quelqu'un qui vous soignera mieux que nous. ANTONIO. Je vous remercie. J'accepterai votre bras. Laissez-moi reprendre un peu de force... Si ce sang pouvait s'arreter... FAUSTINA, _lui donnant son mouchoir, qu'il met sur sa poitrine_. Pauvre Antonio! tes levres sont toutes bleues... Viens chez moi... ANTONIO. Tu es une bonne fille, d'autant plus que j'ai eu des torts envers toi. Mais je n'en aurai plus... Va, j'ai ete bien ridicule... Astolphe, puisque je vous rencontre, quand je vous croyais bien loin d'ici, je veux vous dire ce qui en est... car aussi bien... votre cousin vous le dira, et j'aime autant m'accuser moi-meme... ASTOLPHE. Mon cousin, ou ma cousine. ANTONIO. Ah! vous savez donc ma folie? Il vous l'a deja racontee... Elle me coute cher! J'etais persuade que c'etait une femme... FAUSTINA. Que dit-il? ANTONIO. Il m'a donne des eclaircissements fort rudes: un affreux coup d'epee dans les cotes.... J'ai cru d'abord que ce serait peu de chose, j'ai voulu m'en revenir seul chez moi; mais, en traversant le Colisee, j'ai ete pris d'un etourdissement et je suis reste evanoui pendant... je ne sais combien!... Quelle heure est-il? FAUSTINA. Pres de minuit. ANTONIO. Huit heures venaient de sonner quand je rencontrai Gabriel Bramante derriere le Colisee. ASTOLPHE, _sortant comme d'un reve_. Gabriel! mon cousin? Vous vous etes battu avec lui! Vous l'avez tue peut-etre? ANTONIO. Je ne l'ai pas touche une seule fois, et il m'a pousse une botte dont je me souviendrai longtemps... _(Il boit de l'eau)_ Il me semble que mon sang s'arrete un peu... Ah! quel compere que ce garcon-la!... A present je crois que je pourrai gagner mon logis... Vous me soutiendrez un peu tous les deux... Je vous conterai l'affaire en detail. ASTOLPHE, _a part_. Est-ce une feinte? Aurait-il cette lachete?.. _(Haut.)_ Vous etes donc bien blesse? _(Il regarde la poitrine d'Antonio. A part.)_ C'est la verite, une large blessure. O Gabrielle. _(Haut.)_ Je courrai vous chercher un chirurgien... des que je vous aurai conduit chez vous... FAUSTINA. Non! chez moi, c'est plus pres d'ici. _(Ils sortent en soutenant Antonio de chaque cote.)_ SCENE VI. Une petite chambre tres-sombre. GABRIEL, MARC. _(Gabriel en costume noir avec son domino rejete sur ses epaules. Il est assis dans une attitude reveuse et plonge dans ses pensees. Marc au fond de la chambre.)_ MARC. Il est deux heures du matin, monseigneur, est-ce que vous ne songez pas a vous reposer? GABRIEL. Va dormir, mon ami, je n'ai plus besoin de rien. MARC. Helas! vous tomberez malade! Croyez-moi, il vaudrait mieux vous reconcilier avec le seigneur Astolphe, puisque vous ne pouvez pas l'oublier... GABRIEL. Laisse-moi, mon bon Marc; je t'assure que je suis tranquille. MARC. Mais si je m'en vais, vous ne songerez pas a vous coucher, et je vous retrouverai la demain matin, assis a la meme place, et votre lampe brulant encore. Quelque jour, le feu prendra a vos cheveux... et, si cela n'arrive pas, le chagrin vous tuera un peu plus tard. Si vous pouviez voir comme vous etes change! GABRIEL. Tant mieux, ma fraicheur trahissait mon sexe. A present que je suis garcon pour toujours, il est bon que mes joues se creusent... Qu'as-tu a regarder cette porte?... MARC. Vous n'avez rien entendu? Quelque chose a gratte a la porte. GABRIEL. C'est ton epee. Tu as la manie d'etre arme jusque dans la chambre. MARC. Je ne serai pas en repos tant que vous n'aurez pas fait la paix avec votre grand-pere... Tenez! encore! _(On entend gratter a la porte avec un petit gemissement.)_ GABRIEL, _allant vers la porte_. C'est quelque animal... Ceci n'est pas un bruit humain. _(Il veut ouvrir la porte.)_ MARC, _l'arretant_. Au nom du ciel! laissez-moi ouvrir le premier, et tirez votre epee... _(Gabriel ouvre la porte malgre les efforts de Marc pour l'en empecher. Mosca entre et se jette dans les jambes de Gabriel avec des cris de joie.)_ GABRIEL. Beau sujet d'alarme! Un chien gros comme le poing! Eh quoi! c'est mon pauvre Mosca! Comment a-t-il pu me venir trouver de si loin? Pauvre creature aimante! _(Il prend Mosca sur ses genoux et le caresse.)_ MARC. Ceci m'alarme en effet... Mosca n'a pu venir tout seul, il faut que quelqu'un l'ait amene... Le prince Jules est ici! _(On frappe en bas... Il prend des pistolets sur une table.)_ GABRIEL. Quoi que ce soit, Marc, je te defends d'exposer ta vie en faisant resistance. Vois-tu, je ne tiens plus du tout a la mienne... Quoi qu'il arrive, je ne me defendrai pas. J'ai bien assez lutte, et, pour arriver ou j'en suis, ce n'etait pas la peine. _(Il regarde a la croisee.)_ Un homme seul?... Va lui parler au travers du guichet. Sache ce qu'il veut; mais, si c'est Astolphe, je te defends d'ouvrir. _(Marc sort.)_ Qui donc t'a conduit vers moi, mon pauvre Mosca? Un ennemi m'aurait-il fait ce cadeau genereux du seul etre qui me soit reste fidele malgre l'absence? MARC, _revenant_. C'est monsieur l'abbe Chiavari, qui demande a vous parler. Mais ne vous fiez point a lui, monseigneur, il peut etre envoye par votre grand-pere. GABRIEL, _sortant_. Plutot etre cent fois victime de la perfidie que de faire injure a l'amitie. Je vais a sa rencontre. MARC. Voyons si personne ne vient derriere lui dans la rue. _(Il arme ses pistolets et se penche a la croisee.)_ Non, personne. SCENE VII. LE PRECEPTEUR, GABRIEL, MARC. LE PRECEPTEUR. O mon cher enfant! mon noble Gabriel! Je vous remercie de ne pas vous etre mefie de moi. Helas! que de chagrins et de fatigues se peignent sur votre visage! MARC. N'est-ce pas, monsieur l'abbe? C'est ce que je disais tout a l'heure. GABRIEL. Ce brave serviteur! Son devouement est toujours le meme. Va te jeter sur ton lit, mon ami, je t'appellerai pour reconduire l'abbe quand il sortira. MARC. J'irai pour vous obeir, mais je ne dormirai pas. _(Il sort.)_ LE PRECEPTEUR. Oh! ce pauvre petit Mosca! que de chemin il m'a fait faire! Depuis le Colisee, ou il a decouvert vos traces, jusqu'ici, il m'a promene durant toute la soiree. D'abord il m'a mene au Vatican... puis a un cabaret, vers la place Navone; la j'avais renonce a vous trouver, et lui-meme s'etait couche, harasse de fatigue, lorsque tout a coup il est parti en faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s'est tellement obstine a votre porte, qu'a tout hasard je l'ai fait passer par le guichet. GABRIEL. Je l'aime cent fois mieux depuis qu'il m'a fait retrouver un ami. Mais qui vous amene a Rome, mon cher abbe? LE PRECEPTEUR. Le desir de vous porter secours et la crainte qu'il ne vous arrive malheur. GABRIEL. Mon grand-pere est fort irrite contre moi? LE PRECEPTEUR. Vous pouvez le penser. Mais vous etes bien cache, et maintenant vous etes entoure de protecteurs devoues. Astolphe est ici. GABRIEL. Je le sais bien. LE PRECEPTEUR. Je me suis lie avec lui; je voulais savoir si cet homme vous etait veritablement attache... Il vous aime, j'en suis certain. GABRIEL. Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui. LE PRECEPTEUR. Je veux vous en parler, au contraire, car il merite son pardon a force de repentir. GABRIEL. Oui, je sais qu'il se repent beaucoup! LE PRECEPTEUR. L'exces de l'amour a pu seul l'entrainer dans les fautes dont votre abandon l'a trop severement puni. GABRIEL. Ecoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres demarches, les moindres discours, les moindres pensees d'Astolphe. Depuis trois mois, j'erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions, et j'ai meme entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus avec lui... LE PRECEPTEUR. Quoi! vous me saviez ici, et vous n'osiez pas vous confier a moi? GABRIEL. Pardonnez-moi, le malheur rend farouche... LE PRECEPTEUR. Et vous etiez ce soir au Colisee en meme temps que nous? GABRIEL. Non, mais je vous ecoutai la semaine derniere aux Thermes de Diocletien. Ce soir, j'ai bien ete au Colisee, mais je n'y ai rencontre qu'Antonio Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu'il avait a peu pres devine mon sexe. Je ne sais s'il ne mourra pas du coup que je lui ai porte. En toute autre circonstance, il m'eut ote la vie; mais j'avais quelque chose a accomplir, la destinee me protegeait. Je jouais mon dernier coup de de. J'ai gagne la partie contre le malencontreux obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C'est une victime de plus sur laquelle Astolphe assoira l'edifice de sa fortune. LE PRECEPTEUR. Je ne vous comprends pas, mon enfant! GABRIEL. Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain je quitterai Rome. LE PRECEPTEUR. Avec lui, sans doute? GABRIEL. Non, mon ami; je quitte Astolphe pour toujours. LE PRECEPTEUR. Ne savez-vous point pardonner? C'est vous-meme que vous allez punir le plus cruellement. GABRIEL. Je le sais, et je lui pardonne dans mon coeur ce que je vais souffrir. Un jour viendra ou je pourrai lui tendre une main fraternelle; aujourd'hui je ne saurais le voir. LE PRECEPTEUR. Laissez-moi l'amener a vos pieds: quoique l'heure soit fort avancee, je sais que je le trouverai debout; il a pris un deguisement pour vous chercher. [Illustration: Marc... une lanterne a la main.... (Page 47.)] GABRIEL. A l'heure qu'il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informe que vous, mon cher abbe; et, lorsque vous entendez ses paroles, moi j'entends ses pensees. Ecoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe ne m'aime plus. La premiere fois qu'il m'outragea par un soupcon injuste, je compris qu'il blasphemait contre l'amour, parce que son coeur etait las d'aimer. Je luttai longtemps contre cette horrible certitude. A present, je ne puis plus m'y soustraire. Avec le doute, l'ingratitude est entree dans le coeur d'Astolphe, et, a mesure qu'il tuait notre amour par ses mefiances, d'autres passions sont venues chez lui peu a peu, et presque a son insu, prendre la place de celle qui s'eteignait. Aujourd'hui son amour n'est plus qu'un orgueil sauvage, une soif de vengeance et de domination; son desinteressement n'est plus qu'une ambition mal satisfaite, qui meprise l'argent parce qu'elle aspire a quelque chose de mieux... Ne le defendez pas! Je sais qu'il se fait encore illusion a lui-meme, et qu'il n'a pas encore envisage froidement le crime qu'il veut commettre; mais je sais aussi que son inaction et son obscurite lui pesent. Il est homme! une vie toute d'amour et de recueillement ne pouvait lui suffire. Cent fois dans notre solitude il a reve, malgre lui, a ce qu'eut ete son role dans le monde si notre grand-pere ne m'eut substitue a lui; et aujourd'hui, quand il songe a m'epouser, quand il songe a proclamer mon sexe, il ne songe pas tant a s'assurer ma fidelite qu'a reconquerir une place brillante dans la societe, un grand titre, des droits politiques, la puissance, en un mot dont les hommes sont plus jaloux que de l'argent. Je sais qu'encore hier, encore ce matin peut-etre, il repoussait la tentation et fremissait a l'idee de commettre une lachete; mais demain, mais ce soir peut-etre il a deja franchi ce pas, et le plus grossier appat offert a sa jalousie lui servira de pretexte pour fouler aux pieds son amour et pour ecouter son ambition. J'ai vu venir l'orage, et, voulant preserver son honneur d'un crime et ma liberte d'un joug, j'ai trouve un expedient. J'ai ete trouver le pape; j'ai feint une grande exaltation de piete chretienne; je lui ai declare que je voulais vivre dans le celibat, et j'ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon heritage a sortir de la famille, Astolphe serait mis en possession a ma place a la mort de mon grand-pere. Le pape m'a ecoute avec bienveillance; il a bien voulu tenir compte des preventions de mon grand-pere contre Astolphe, et de la necessite de menager ces preventions. Il m'a promis le secret, et m'a donne une garantie pour l'avenir. Ce papier, signe ce soir meme, est deja dans les mains d'Astolphe. LE PRECEPTEUR. Astolphe n'en fera point usage, et viendra le lacerer GABRIEL. a vos pieds. Laissez-moi l'aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos previsions soient justes, et qu'un jour vienne ou vous aurez raison de vous armer d'un grand courage et d'une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette ame abattue, et de reconquerir ce bonheur si cherement dispute jusqu'a present? L'amour, mon enfant, est une chose plus grave a mes yeux (aux yeux d'un pauvre pretre qui ne l'a pas connu!) qu'a ceux de tous les hommes que j'ai rencontres dans ma vie. Je vous dirais presque, a vous autres qui etes aimes, ce que le Seigneur disait a ses disciples: "Vous avez charge d'ames." Non, vous n'avez pas possede l'ame d'un autre sans contracter envers elle des devoirs sacres, et vous aurez un jour a rendre compte a Dieu des merites ou des fautes de cette ame troublee, dont vous etiez vous-meme devenu le juge, l'arbitre et la divinite! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l'abime ou elle s'egare; remplissez cette tache comme un devoir, et ne l'abandonnez que lorsque vous aurez epuise tous les moyens de la relever. GABRIEL. Vous avez raison, l'abbe, vous parlez comme un chretien, mais non comme un homme! Vous ignorez que, la ou l'on a regne par l'amour, on ne peut plus regner par la raison ou la morale. Cette puissance qu'on avait alors, c'etait l'amour qu'on ressentait soi-meme, c'est-a-dire la foi, et l'enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet amour, transforme en charite chretienne ou en eloquence philosophique, perd toute sa puissance, et l'on ne termine pas froidement l'oeuvre qu'on a commencee dans la fievre. Je sens que je n'ai plus en moi les moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but du ma vie n'est plus de le persuader. Son ame est tombee au-dessous de la mienne; si je la relevais, ce serait mon ouvrage. Je l'aimerais peut-etre comme vous m'aimez; mais je ne serais plus prosternee devant l'etre accompli, devant l'ideal que Dieu avait cree pour moi. Sachez, mon ami, que l'amour n'est pas autre chose que l'idee de la superiorite de l'etre qu'on possede, et, cette idee detruite, il n'y a plus que l'amitie. LE PRECEPTEUR. L'amitie impose encore des devoirs austeres; elle est capable d'heroisme, et vous ne pouvez abjurer dans le meme jour l'amour et l'amitie! GABRIEL. Je respecte votre avis. Cependant vous m'accorderez le reste de la nuit pour reflechir a ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne point informer Astolphe du lieu de ma retraite. LE PRECEPTEUR. J'y consens, si vous me donnez la votre de ne point quitter Rome sans m'avoir revu. Je reviendrai demain matin. GABRIEL. Oui, mon ami, je vous le promets. L'heure est avancee, les rues sont mal frequentees, permettez que Marc vous accompagne. LE PRECEPTEUR. Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitie de la population eveillee; il n'y a pas de danger. Marc a probablement fini par s'endormir. N'eveillez pas ce bon vieillard. A demain! que Dieu vous conseille!... GABRIEL. Que Dieu vous accompagne! A demain! (Le precepteur sort. Gabriel l'accompagne jusqu'a la porte et revient. ) SCENE VIII GABRIEL, _seul_. Reflechir a quoi? A l'etendue de mon malheur, a l'impossibilite du remede? A cette heure, Astolphe oublie tout dans une honteuse ivresse! et moi, pourrais-je jamais oublier que son sein, le sanctuaire ou je reposais ma tete, a ete profane par d'impures etreintes? Eh quoi! desormais chacun de ses soupcons pourra ramener ce besoin de delires abjects et l'autoriser a souiller ses levres aux levres des prostituees? Et moi, il veut me souiller aussi! il veut me traiter comme elles! il veut m'appeler devant un tribunal, devant une assemblee d'hommes; et la, devant les juges, devant la foule, faire dechirer mon pourpoint par des sbires, et, pour preuve de ses droits a la fortune et a la puissance, devoiler a tous les regards ce sein de femme que lui seul a vu palpiter! Oh! Astolphe, tu n'y songes pas sans doute; mais quand l'heure viendra, emporte sur une pente fatale, tu ne voudras pas t'arreter pour si peu de chose! Eh bien! moi, je dis: Jamais! Je me refuse a ce dernier outrage, et, plutot que d'en subir l'affront, je dechirerai cette poitrine, je mutilerai ce sein jusqu'a le rendre un objet d'horreur a ceux qui le verront, et nul ne sourira a l'aspect de ma nudite... O mon Dieu! protegez-moi! preservez-moi! j'echappe avec peine a la tentation du suicide!... _(Elle se jette a genoux et prie.)_ SCENE IX. Sur le pont Saint-Ange. Quatre heures du matin. GABRIEL, suivi de Mosca, GIGLIO. GABRIEL, _marchant avec agitation et s'arretant au milieu au pont_. Le suicide!... Cette pensee ne me sort pas de l'esprit. Pourtant je me sens mieux ici!... J'etouffais dans cette petite chambre, et je craignais a chaque instant que mes sanglots ne vinssent a reveiller mon pauvre Marc, fidele serviteur dont mes malheurs avancent la decrepitude, et que ma tristesse a vieilli plus que les annees! _(Mosca fait entendre un hurlement prolonge.)_ Tais-toi, Mosca! je sais que tu m'aimes aussi. Un vieux valet et un vieux chien, voila tout ce qui me reste!... _(Il fait quelques pas.)_ Cette nuit est belle! et cet air pur me fait un bien!... O splendeur des etoiles! o murmure harmonieux du Tibre!... _(Mosca pousse un second hurlement.)_ Qu'as-tu donc, frele creature? Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le meme chien hurle trois fois de la meme maniere, c'est signe de mort dans la famille!... Je ne pensais pas qu'un jour viendrait ou ce presage ne me causerait aucun effroi pour moi-meme... _(Il fait encore quelques pas et s'appuie sur le parapet.)_ GIGLIO, _se cachant dans l'ombre que le chateau Saint-Ange projette sur le pont, s'approche de Gabriel_. C'etait bien sa demeure, et c'est bien lui; je ne l'ai pas perdu de vue depuis qu'il est sorti. Ce n'est pas le vieux serviteur dont on m'a parle... Celui-ci est un jeune homme. _(Mosca hurle pour la troisieme fois en se serrant contre Gabriel.)_ GABRIEL. Decidement, c'est le mauvais presage. Qu'il s'accomplisse, o mon Dieu! Je sais que, pour moi, il n'est plus de malheur possible.. GIGLIO, _se rapprochant encore_. Le diable de chien! Heureusement il ne parait pas y faire attention... Par le diable! c'est si facile, que je n'ai pas le courage!... Si je n'avais pas femme et enfants, j'en resterais la! GABRIEL. Cependant avec la liberte... (et ma demarche aupres du pape doit me mettre a l'abri de tout), la solitude pourrait etre belle encore. Que de poesie dans la contemplation de ces astres dont mon desir prend possession librement, sans qu'aucune vile passion l'enchaine aux choses de la terre! O liberte de l'ame! qui peut t'aliener sans folie? _(Etendant les bras vers le ciel.)_ Rends-moi cette liberte, mon Dieu! mon ame se dilate rien qu'a prononcer ce mot: liberte!... GIGLIO, _le frappant d'un coup de poignard_. Droit au coeur, c'est fait! GABRIEL. C'est bien frappe, mon maitre. Je demandais la liberte, et tu me l'as donnee. _(Il tombe, Mosca remplit l'air de ses hurlements.)_ GIGLIO. Le voila mort! Te tairas-tu, maudite bete? (Il veut le prendre, Mosca s'enfuit en aboyant.) Il m'echappe! Hatons-nous d'achever la besogne. _(Il s'approche de Gabriel, et essaie de le soulever.)_ Ah! courage de lievre! Je tremble comme une feuille! Je n'etais pas fait pour ce metier-la. GABRIEL. Tu veux me jeter dans le Tibre? Ce n'est pas la peine. Laissez-moi mourir en paix a la clarte des etoiles. Tu vois bien que je n'appelle pas au secours, et qu'il m'est indifferent de mourir. GIGLIO. Voila un homme qui me ressemble. A l'heure qu'il est, si ce n'etait l'affaire de comparaitre au jugement d'en haut, je voudrais etre mort. Ah! j'irai demain a confesse!... Mais, par tous les diables! j'ai deja vu ce jeune homme quelque part... Oui, c'est lui! Oh! je me briserai la tete sur le pave! _(Il se jette a genoux aupres de Gabriel et veut retirer le poignard de son sein.)_ GABRIEL. Que fais-tu, malheureux? Tu es bien impatient de me voir mourir! GIGLIO. Mon maitre! mon ange!... mon Dieu! Je voudrais te rendre la vie. Ah! Dieu du ciel et de la terre, empechez qu'il ne meure!... GABRIEL. Il est trop tard, que t'importe! GIGLIO, _a part_. Il ne me reconnait pas! Ah! tant mieux! S'il me maudissait a cette heure, je serais damne sans remission! GABRIEL. Qui que tu sois, je ne t'en veux pas, tu as accompli la volonte du ciel. GIGLIO. Je ne suis pas un voleur, non. Tu le vois, maitre, je ne veux pas te depouiller. GABRIEL. Qui donc t'envoie? Si c'est Astolphe... ne me le dis pas... Acheve-moi plutot... GIGLIO. Astolphe? Je ne connais pas cela... GABRIEL. Merci! Je meurs en paix. Je sais d'ou part le coup... Tout est bien. GIGLIO. Il meurt! Ah! Dieu n'est pas juste! Il meurt! Je ne peux pas lui rendre la vie... _(Mosca revient et leche la figure et les mains de Gabriel.)_ Ah! cette pauvre bete elle a plus de coeur que moi. GABRIEL. Ami, ne tue pas mon pauvre chien... GIGLIO. Ami! il m'appelle ami! (Il se frappe la tete avec les poings.) GABRIEL. On peut venir... Sauve-toi!... Que fais-tu la?... Je ne peux en revenir. Va recevoir ton salaire... de mon grand-pere! GIGLIO. Son grand-pere! Ah! voila les gens qui nous emploient! voila comme nos princes se servent de nous!... GABRIEL. Ecoute!... je ne veux pas que mon corps soit insulte par les passants... Attache-moi a une pierre... et jette-moi dans l'eau... GIGLIO. Non! tu vis encore, tu parles, tu peux en revenir. O mon Dieu! mon Dieu! personne ne viendra-t-il a ton secours? GABRIEL. L'agonie est trop longue... Je souffre. Arrache-moi ce fer de la poitrine. _(Giglio retire le poignard.)_ Merci, je me sens mieux... je me sens... libre!... mon reve me revient. Il me semble que je m'envole la-haut! tout en haut! _(Il expire.)_ GIGLIO. Il ne respire plus! J'ai hate sa mort en voulant le soulager... Sa blessure ne saigne pas... Ah! tout est dit!... C'etait sa volonte... Je vais le jeter dans la riviere!... _(Il essaie de relever le cadavre de Gabriel.)_ La force me manque, mes yeux se troublent, le pave s'enfuit sous mes pieds!... Juste Dieu!... l'ange du chateau agite ses ailes et sonne la trompette... C'est la voix du jugement dernier! Ah! voici les morts, les morts qui viennent me chercher. _(Il tombe la face sur le pave et se bouche les oreilles.)_ SCENE X. ASTOLPHE, LE PRECEPTEUR, GABRIEL, _mort_, GIGLIO, _etendu a terre_. ASTOLPHE, _en marchant_. Eh bien! ce n'est pas vous qui aurez manque a votre promesse. Ce sera moi qui aurai force votre volonte! LE PRECEPTEUR, _s'arretant irresolu_. Je suis trop faible... Gabriel ne voudra plus se fier a moi. ASTOLPHE, _l'entrainant_. Je veux la voir, la voir! embrasser ses pieds. Elle me pardonnera! Conduisez-moi. MARC, _venant a leur rencontre, une lanterne a la main, l'epee dans l'autre_. Monsieur l'abbe, est-ce vous? LE PRECEPTEUR. Ou cours-tu, Marc? ta figure est bouleversee! Ou est ton maitre? MARC. Je le cherche! il est sorti... sorti pendant que je m'etais endormi! Malheureux que je suis!... J'allais voir chez vous. LE PRECEPTEUR. Je ne l'ai pas rencontre... Mais il est sorti arme, n'est-ce pas? MARC. Il est sorti sans armes pour la premiere fois de sa vie, il a oublie jusqu'a son poignard. Ah! je n'ose vous dire mes craintes. Il avait tant de chagrin! Depuis quelques jours il ne mangeait plus, il ne dormait plus, il ne lisait plus, il ne restait pas un instant a la meme place. ASTOLPHE. Tais-toi, Marc, tu m'assassines. Cherchons-le!... Que vois-je ici?.. _(Il lui arrache la lanterne, et l'approche de Giglio.)_ Que fait la cet homme? GIGLIO. Tuez-moi! tuez-moi! LE PRECEPTEUR. Et ici un cadavre! MARC, _d'une voix etouffee par les cris_. Mosca... voici Mosca qui lui leche les mains! _(Le precepteur tombe a genoux. Marc, en pleurant et en criant, releve le cadavre de Gabriel. Astolphe reste petrifie. )_ GIGLIO, _au precepteur_. Donnez-moi l'absolution, monsieur le pretre! Messieurs, tuez-moi. C'est moi qui ai tue ce jeune homme, un brave, un noble jeune homme qui m'avait accorde la vie, une nuit que, pour le voler, j'avais deja tente, avec plusieurs camarades, de l'assassiner. Tuez-moi! J'ai femme et enfants, mais c'est egal, je veux mourir! ASTOLPHE, _le prenant a la gorge_. Miserable! tu l'as assassine! LE PRECEPTEUR. Ne le tuez pas. Il n'a pas agi de son fait. Je reconnais ici la main du prince de Bramante. J'ai vu cet homme chez lui. GIGLIO. Oui, j'ai ete a son service. ASTOLPHE. Et c'est lui qui t'a charge d'accomplir ce crime? GIGLIO. J'ai femme et enfants, monsieur; j'ai porte l'argent que j'ai recu a la maison. A present livrez-moi a la justice; j'ai tue mon sauveur, mon maitre, mon Jesus! Envoyez-moi a la potence; vous voyez bien que je me livre moi-meme. Monsieur l'abbe, priez pour moi! ASTOLPHE. Ah! lache, fanatique! je t'ecraserai sur le pave. LE PRECEPTEUR. Les revelations de ce malheureux seront importantes; epargnez-le, et ne doutez pas que le prince ne prenne des demain l'initiative pour vous accuser. Du courage, seigneur Astolphe! Vous devez a la memoire de celle qui vous a aime, de purger votre honneur de ces calomnies. ASTOLPHE, _se tordant les bras_. Mon honneur! que m'importe mon honneur? _(Il se jette sur le corps de Gabriel. Marc le repousse.)_ MARC. Ah! laissez-la tranquille a present! C'est vous qui l'avez tuee. ASTOLPHE, _se relevant avec egarement_. Oui, c'est moi! oui, c'est moi! Qui ose dire le contraire? C'est moi qui suis son assassin! LE PRECEPTEUR. Calmez-vous et venez! Il faut soustraire cette depouille sacree aux outrages de la publicite. Le jour est loin de paraitre, emportons-la. Nous la deposerons dans le premier couvent. Nous l'ensevelirons nous-memes, et nous ne la quitterons que quand nous aurons cache dans le sein de la terre ce secret qui lui fut si cher. ASTOLPHE. Oh! oui, qu'elle l'emporte dans la tombe, ce secret que j'ai voulu violer! LE PRECEPTEUR, _a Giglio_. Suivez-nous, puisque vous eprouvez des remords salutaires. Je tacherai de faire votre paix avec le ciel; et, si vous voulez faire des revelations sinceres, on pourra vous sauver la vie. GIGLIO. Je confesserai tout, mais je ne veux pas de la vie, pourvu que j'aie l'absolution. ASTOLPHE, _en delire_. Oui, tu auras l'absolution, et tu seras mon ami, mon compagnon! Nous ne nous separerons plus, car nous sommes deux assassins! _(Marc et Giglio emportent le cadavre, l'abbe entraine Astolphe.)_ FIN DE GABRIEL. End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Gabriel, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GABRIEL *** ***** This file should be named 13380.txt or 13380.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/3/8/13380/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.