Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Elle et lui, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Elle et lui Author: George Sand Release Date: October 6, 2004 [EBook #13653] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ELLE ET LUI *** Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. {~--- UTF-8 BOM ---~}ELLE ET LUI par GEORGE SAND CALMANN-LEVY, EDITEURS, PARIS, 3, RUE AUBER Droits de reproduction et de traduction reserves. [Note: La liste des oeuvres de George Sand publiees par Calmann-Levy est reportee a la fin du roman.] ELLE ET LUI A MADEMOISELLE JACQUES. Ma chere Therese, puisque vous me permettez de ne pas vous appeler mademoiselle, apprenez une nouvelle importante dans _le monde des arts_, comme dit notre ami Bernard. Tiens! ca rime; mais ce qui n'a ni rime ni raison, c'est ce que je vais vous raconter. Figurez-vous qu'hier, apres vous avoir ennuyee de ma visite, je trouvai, en rentrant chez moi, un milord anglais... Apres ca, ce n'est peut-etre pas un milord; mais, pour sur, c'est un Anglais, lequel me dit en son patois: --Vous etes peintre? --_Yes_, milord. --Vous faites la figure? --_Yes_, milord. --Et les mains? --_Yes_, milord; les pieds aussi. --Bon! --Tres-bons! --Oh! je suis sur! --Eh bien, voulez-vous faire le portrait de moi? --De vous? --Pourquoi pas? Le _pourquoi pas_ fut dit avec tant de bonhomie, que je cessai de le prendre pour un imbecile, d'autant plus que le fils d'Albion est un homme magnifique. C'est la tete d'Antinoues sur les epaules de... sur les epaules d'un Anglais; c'est un type grec de la meilleure epoque sur le buste un peu singulierement habille et cravate d'un specimen de la fashion britannique. --Ma foi! lui ai-je dit, vous etes un beau modele, a coup sur, et j'aimerais a faire de vous une etude a mon profit; mais je ne peux pas faire votre portrait. --Pourquoi donc? --Parce que je ne suis pas peintre de portraits. --Oh!... Est-ce qu'en France vous payez une patente pour telle ou telle specialite dans les arts? --Non; mais le public ne nous permet guere de cumuler. Il veut savoir a quoi s'en tenir sur notre compte, quand nous sommes jeunes surtout; et, si j'avais, moi qui vous parle et qui suis fort jeune, le malheur de faire de vous un bon portrait, j'aurais beaucoup de peine a reussir a la prochaine exposition avec autre chose que des portraits: de meme que, si je ne faisais de vous qu'un portrait mediocre, on me defendrait d'en jamais essayer d'autres: on decreterait que je n'ai pas les qualites de l'emploi, et que j'ai ete un presomptueux de m'y risquer. Je racontai a mon Anglais beaucoup d'autres sornettes dont je vous fais grace, et qui lui firent ouvrir de grands yeux; apres quoi, il se mit a rire, et je vis clairement que mes raisons lui inspiraient le plus profond mepris pour la France, sinon pour votre petit serviteur. --Tranchons le mot, me dit-il. Vous n'aimez pas le portrait. --Comment! pour quel Welche me prenez-vous? Dites plutot que je n'ose pas encore faire le portrait, et que je ne saurais pas le faire, vu que, de deux choses l'une: ou c'est une specialite qui n'en admet pas d'autres, ou c'est la perfection, et comme qui dirait la couronne du talent. Certains peintres, incapables de rien composer, peuvent copier fidelement et agreablement le modele vivant. Ceux-la ont un succes assure, pour peu qu'ils sachent presenter le modele sous son aspect le plus favorable, et qu'ils aient l'adresse de l'habiller a son avantage tout en l'habillant a la mode; mais, quand on n'est qu'un pauvre peintre d'histoire, tres-apprenti et tres-conteste, comme j'ai l'honneur d'etre, on ne peut pas lutter contre des gens du metier. Je vous avoue que je n'ai jamais etudie avec conscience les plis d'un habit noir et les habitudes particulieres d'une physionomie donnee. Je suis un malheureux inventeur d'attitudes, de types et d'expressions. Il faut que tout cela obeisse a mon sujet, a mon idee, a mon reve, si vous voulez. Si vous me permettiez de vous costumer a ma guise, et de vous poser dans une composition de mon cru... Encore, tenez, cela ne vaudrait rien, ce ne serait pas vous. Ce ne serait pas un portrait a donner a votre maitresse... encore moins a votre femme legitime. Ni l'une ni l'autre ne vous reconnaitraient. Donc, ne me demandez pas maintenant ce que je saurai pourtant faire un jour, si par hasard je deviens Rubens ou Titien, parce qu'alors je saurai rester poete et createur, tout en etreignant sans effort et sans crainte la puissante et majestueuse realite. Malheureusement, il n'est pas probable que je devienne quelque chose de plus qu'un fou ou une bete. Lisez MM. tels et tels, qui l'ont dit dans leurs feuilletons. Figurez-vous bien, Therese, que je n'ai pas dit a mon Anglais un mot de ce que je vous raconte: on arrange toujours quand on se fait parler soi-meme; mais, de tout ce que je pus lui dire pour m'excuser de ne pas savoir faire le portrait, rien ne servit que ce peu de paroles: "Pourquoi diable ne vous adressez-vous pas a mademoiselle Jacques?" Il fit trois fois _Oh!_ apres quoi, il me demanda votre adresse, et le voila parti sans faire la moindre reflexion, en me laissant tres-confus et tres-irrite de ne pouvoir achever ma dissertation sur le portrait; car enfin, ma bonne Therese, si cet animal de bel Anglais va chez vous aujourd'hui, comme je l'en crois capable, et qu'il vous redise tout ce que je viens de vous ecrire, c'est-a-dire tout ce que je ne lui ai pas dit, sur les _faiseurs_ et sur les grands maitres, qu'allez-vous penser de votre ingrat ami! Qu'il vous range parmi les premiers et qu'il vous juge incapable de faire autre chose que des portraits bien jolis qui plaisent a tout le monde! Ah! ma chere amie, si vous aviez entendu tout ce que je lui ai dit de vous quand il a ete parti!... Vous le savez, vous savez que, pour moi, vous n'etes pas mademoiselle Jacques, qui fait des portraits ressemblants tres en vogue, mais un homme superieur qui s'est deguise en femme, et qui, sans avoir jamais fait l'academie, devine et sait faire deviner tout un corps et toute une ame dans un buste, a la maniere des grands sculpteurs de l'antiquite et des grands peintres de la renaissance. Mais je me tais; vous n'aimez pas qu'on vous dise ce qu'on pense de vous. Vous faites semblant de prendre cela pour des compliments. Vous etes tres-orgueilleuse, Therese. Je suis tout a fait melancolique aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi. J'ai si mal dejeune ce matin... Je n'ai jamais si mal mange que depuis que j'ai une cuisiniere. Et puis on ne peut plus avoir de bon tabac. La regie vous empoisonne. Et puis on m'a apporte des bottes neuves qui ne vont pas du tout... Et puis il pleut... Et puis, et puis que sais-je? Les jours sont longs comme des jours sans pain depuis quelque temps, ne trouvez-vous pas? Non, vous ne trouvez pas, vous. Vous ne connaissez pas le malaise, le plaisir qui ennuie, et l'ennui qui grise, le mal sans nom dont je vous parlais l'autre soir, dans ce petit salon lilas ou je voudrais etre maintenant; car j'ai un jour affreux pour peindre, et, ne pouvant peindre, j'aurais du plaisir a vous assommer de ma conversation. Je ne vous verrai donc pas aujourd'hui! Vous avez la une famille insupportable qui vous vole a vos amis les plus delicieux! Je vais donc etre force, ce soir, de faire quelque affreuse sottise!... Voila l'effet de votre bonte pour moi, ma chere grande camarade. C'est de me rendre si sot et si nul quand je ne vous vois plus, qu'il faut absolument que je m'etourdisse au risque de vous scandaliser. Mais, soyez tranquille, je ne vous raconterai pas l'emploi de ma soiree. Votre ami et serviteur, LAURENT. 11 mai 183... * * * * * A M. LAURENT DE FAUVEL. D'abord, mon cher Laurent, je vous demande, si vous avez pour moi quelque amitie, de ne pas faire trop souvent de sottises qui nuisent a votre sante. Je vous permets toutes les autres. Vous allez me demander d'en citer une, et me voila fort embarrassee; car, en fait de sottises, j'en connais peu qui ne soient nuisibles. Reste a savoir ce que vous appelez sottise. S'il s'agit de ces longs soupers dont vous me parliez l'autre jour, je crois qu'ils vous tuent, et je m'en desole. A quoi songez-vous, mon Dieu, de detruire ainsi, de gaiete de coeur, une existence si precieuse et si belle? Mais vous ne voulez pas de sermons: je me borne a la priere. Quant a votre Anglais, qui est un Americain, je viens de le voir, et, puisque je ne vous verrai ni ce soir, ni peut-etre demain, a mon grand regret, il faut que je vous dise que vous avez tout a fait tort de ne pas vouloir faire son portrait. Il vous eut offert les yeux de la tete, et les yeux de la tete d'un Americain comme Dick Palmer, c'est beaucoup de billets de banque dont vous avez besoin, precisement pour ne pas faire de sottises, c'est-a-dire pour ne pas _courir le brelan_, dans l'espoir d'un coup de fortune qui n'arrive jamais aux gens d'imagination, vu que les gens d'imagination ne savent pas jouer, qu'ils perdent toujours, et qu'il leur faut ensuite demander a leur imagination de quoi payer leurs dettes, metier pour lequel cette princesse-la ne se sent pas faite, et auquel elle ne se plie qu'en mettant le feu au pauvre corps qu'elle habite. Vous me trouvez bien positive, n'est-ce pas? Ca m'est egal. D'ailleurs, si nous prenons la question de plus haut, toutes les raisons que vous avez donnees a votre Americain et a moi ne valent pas deux sous. Vous ne savez pas faire le portrait, c'est possible, cela est meme certain, s'il faut le faire dans les conditions du succes bourgeois; mais M. Palmer n'exigeait nullement qu'il en fut ainsi. Vous l'avez pris pour un epicier, et vous vous etes trompe. C'est un homme de jugement et de gout, qui s'y connait, et qui a pour vous de l'enthousiasme. Jugez si je l'ai bien recu! Il venait a moi comme a un pis aller, je m'en suis fort bien apercue, et je lui en ai su gre. Aussi l'ai-je console en lui promettant de faire tout mon possible pour vous decider a le peindre. Nous parlerons donc de cette affaire apres-demain, car j'ai donne rendez-vous au dit Palmer pour le soir, afin qu'il m'aide a plaider sa propre cause et qu'il emporte votre promesse. Sur ce, mon cher Laurent, desennuyez-vous de votre mieux de ne pas me voir pendant deux jours. Cela ne vous sera pas difficile, vous connaissez beaucoup de gens d'esprit, et vous avez le pied dans le plus beau monde. Moi, je ne suis qu'une vieille precheuse qui vous aime bien, qui vous conjure de ne pas vous coucher tard toutes les nuits, et qui vous conseille de ne faire exces et abus de rien. Vous n'avez pas ce droit-la: genie oblige. Votre camarade, THERESE JACQUES. * * * * * A MADEMOISELLE JACQUES. Ma chere Therese, je pars dans deux heures pour une partie de campagne avec le comte de S... et le prince D... Il y aura de la jeunesse et de la beaute, a ce que l'on assure. Je vous promets et vous jure de ne pas faire de sottises et de ne pas boire de champagne... sans me le reprocher amerement! Que voulez-vous! j'eusse certainement mieux aime flaner dans votre grand atelier, et deraisonner dans votre petit salon lilas; mais, puisque vous etes en retraite avec vos trente-six cousins de province, vous ne vous apercevrez certainement pas non plus de mon absence apres-demain: vous aurez la delicieuse musique de l'accent anglo-americain pendant toute la soiree. Ah! il s'appelle Dick, ce bon M. Palmer? Je croyais que Dick etait le diminutif familier de Richard! Il est vrai qu'en fait de langues, je sais tout au plus le francais. Quant au portrait, n'en parlons plus. Vous etes mille fois trop maternelle, ma bonne Therese, de penser a mes interets au detriment des votres. Bien que vous ayez une belle clientele, je sais que votre generosite ne vous permet pas d'etre riche, et que quelques billets de banque de plus seront beaucoup mieux entre vos mains qu'entre les miennes. Vous les emploierez a faire des heureux, et, moi, je les jetterai sur un brelan, comme vous dites. D'ailleurs, jamais je n'ai ete moins en train de faire de la peinture. Il faut pour cela deux choses que vous avez, la reflexion et l'inspiration; je n'aurai jamais la premiere, et _j'ai eu_ la seconde. Aussi en suis-je degoute comme d'une vieille folle qui m'a ereinte en me promenant a travers champs sur la croupe maigre de son cheval d'Apocalypse. Je vois bien ce qui me manque; n'en deplaise a votre raison, je n'ai pas encore assez vecu, et je pars pour trois ou sept jours avec madame Realite, sous la figure de plusieurs nymphes du corps de ballet de l'Opera. J'espere bien, a mon retour, etre l'homme du monde le plus accompli, c'est-a-dire le plus blase et le plus raisonnable. Votre ami, LAURENT. * * * * * I Therese comprit fort bien, a premiere vue, le depit et la jalousie qui avaient dicte cette lettre. --Et pourtant, se dit-elle, il n'est pas amoureux de moi. Oh! non, certes, il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute autre. Et, tout en relisant et revant, Therese craignit de se mentir a elle-meme en cherchant a se persuader que Laurent ne courait aucun danger aupres d'elle. --Mais quoi? quel danger? se disait-elle encore: souffrir d'un caprice non satisfait? souffre-t-on beaucoup pour un caprice? Je n'en sais rien, moi. Je n'en ai jamais eu! Mais la pendule marquait cinq heures de l'apres-midi. Et Therese, apres avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna conge a son domestique pour vingt-quatre heures, fit a sa fidele vieille Catherine diverses recommandations particulieres et monta en fiacre. Deux heures apres, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voutee et parfaitement voilee, dont le cocher meme ne vit pas la figure. Elle s'enferma avec cette personne mysterieuse, et Catherine leur servit un petit diner tout a fait succulent. Therese soignait et servait sa compagne, qui la regardait avec tant d'extase et d'ivresse, qu'elle ne pouvait pas manger. De son cote, Laurent se disposait a la partie de plaisir annoncee; mais, quand le prince D... vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit qu'une affaire imprevue le retenait encore deux heures a Paris, et qu'il le rejoindrait a sa maison de campagne dans la soiree. Laurent n'avait pourtant aucune affaire. Il s'etait habille avec une hate fievreuse. Il s'etait fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il avait jete son habit sur un fauteuil, et il avait passe ses mains dans les boucles trop symetriques de ses cheveux, sans songer pourtant a l'air qu'il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantot vite, tantot lentement. Quand le prince D... fut parti en lui faisant dix fois promettre de se hater de partir lui-meme, il courut sur l'escalier pour le prier de l'attendre et lui dire qu'il renoncait a toute affaire pour le suivre; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, ou il se jeta sur son lit. --Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours? Il y a quelque chose la-dessous! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le troisieme jour, c'est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou un Americain que je ne connais pas! Mais elle connait, certainement, elle, ce Palmer, qu'elle appelle par son petit nom! D'ou vient alors qu'il m'a demande son adresse? Est-ce une feinte? Pourquoi feindrait-elle avec moi? Je ne suis pas l'amant de Therese, je n'ai aucun droit sur elle! L'amant de Therese! je ne le serai certainement jamais. Dieu m'en preserve! une femme qui a cinq ans de plus que moi, peut-etre davantage! Qui sait l'age d'une femme, et de celle-la precisement, dont personne ne sait rien? Un passe si mysterieux doit couvrir quelque enorme sottise, peut-etre une honte bien conditionnee. Et avec cela, elle est prude, ou devote, ou philosophe, qui peut savoir? Elle parle de tout avec une impartialite, ou une tolerance, ou un detachement... Sait-on ce qu'elle croit, ce qu'elle ne croit pas, ce qu'elle veut, ce qu'elle aime, et si seulement elle est capable d'aimer? Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui. --Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de mademoiselle Jacques. Laurent tressaillit. --Et que diable voulez-vous a mademoiselle Jacques? repondit-il en faisant semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette. --Moi? Rien... c'est-a-dire si! Je voudrais bien la connaitre; mais je ne la connais que de vue et de reputation. C'est pour une personne qui veut se faire peindre que je demande son adresse. --Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques? --Parbleu! elle est tout a fait celebre a present, et qui ne l'a remarquee? Elle est faite pour cela! --Vous trouvez? --Eh bien, et vous? --Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas competent. --Vous l'aimez beaucoup? --Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas la cour. --Vous la voyez souvent? --Quelquefois. --Alors vous etes son ami... serieux? --Eh bien, oui, un peu... Pourquoi riez-vous? --Parce que je n'en crois rien; a vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami serieux d'une femme... jeune et belle! --Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon camarade, pas desagreable a voir, voila tout. Pourtant elle appartient a un type que je n'aime pas, et je suis force de lui pardonner d'etre blonde. Je n'aime les blondes qu'en peinture. --Elle n'est pas deja si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange singulierement. Au reste, ca lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant. --Le mot est joli; mais... vous aimez les grandes femmes, vous! --Elle n'est pas tres-grande, elle a des petits pieds et des petites mains. C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardee, puisque j'en suis amoureux. --Tiens, quelle idee vous avez la! --Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plait pas? --Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-la, je tacherais d'etre mieux avec elle que je ne suis; mais je ne serais pas amoureux, c'est un etat que je ne fais pas; par consequent, je ne serais pas jaloux. Poussez donc votre pointe, si bon vous semble. --Moi? Oui, si je trouve l'occasion; mais je n'ai pas le temps de la chercher, et, au fond, je suis comme vous, Laurent, parfaitement enclin a la patience, vu que je suis d'un age et d'un monde ou le plaisir ne manque pas... Mais, puisque nous parlons de cette femme-la, et que vous la connaissez, dites-moi donc... c'est pure curiosite de ma part, je vous le declare, si elle est veuve ou... --Ou quoi? --Je voulais dire si elle est veuve d'un amant ou d'un mari. --Je n'en sais rien. --Pas possible! --Parole d'honneur, je ne lui ai jamais demande. Ca m'est si egal! --Savez-vous ce qu'on dit? --Non, je ne m'en soucie pas. Qu'est-ce qu'on dit? --Vous voyez bien que vous vous en souciez! On dit qu'elle a ete mariee a un homme riche et titre. --Mariee... --On ne peut plus mariee, par-devant M. le maire et M. le cure. --Quelle betise! elle porterait son nom et son titre. --Ah! voila! Il y a un mystere la-dessous. Quand j'aurai le temps, je chercherai ca, et je vous en ferai part. On dit qu'elle n'a pas d'amant connu, bien qu'elle vive avec une grande liberte. D'ailleurs, vous devez savoir cela, vous? --Je n'en sais pas le premier mot. Ah ca! vous croyez donc que je passe ma vie a observer ou a interroger les femmes? Je ne suis pas un flaneur comme vous, moi! je trouve la vie tres courte pour vivre et travailler. --Vivre... je ne dis pas. Il parait que vous vivez beaucoup. Quant a travailler... on dit que vous ne travaillez pas assez. Voyons, qu'est-ce que vous avez la? Laissez-moi voir! --Non, ce n'est rien, je n'ai rien de commence ici. --Si fait: cette tete-la... c'est tres-beau, diable! Laissez-moi donc voir, ou je vous malmene dans mon prochain _salon_. --Vous en etes bien capable! --Oui, quand vous le meriterez; mais, pour cette tete-la, c'est superbe et s'admire tout betement. Qu'est-ce que ca sera? --Est-ce que je sais? --Voulez-vous que je vous le dise? --Vous me ferez plaisir. --Faites-en une sibylle. On coiffe ca comme on veut, ca n'engage a rien. --Tiens, c'est une idee. --Et puis on ne compromet pas la personne a qui ca ressemble. --Ca ressemble a quelqu'un? --Parbleu! mauvais plaisant, vous croyez que je ne la reconnais pas? Allons, mon cher, vous avez voulu vous moquer de moi, puisque vous niez tout, meme les choses les plus simples. Vous etes l'amant de cette figure-la! --La preuve, c'est que je m'en vais a Montmorency! dit froidement Laurent en prenant son chapeau. --Ca n'empeche pas! repondit Mercourt. Laurent sortit, et Mercourt, qui etait descendu avec lui, le vit monter dans une petite voiture de remise; mais Laurent se fit conduire au bois de Boulogne, ou il dina tout seul dans un petit cafe, et d'ou il revint a la nuit tombee, a pied et perdu dans ses reveries. Le bois de Boulogne n'etait pas a cette epoque ce qu'il est aujourd'hui. C'etait plus petit d'aspect, plus neglige, plus pauvre, plus mysterieux et plus champetre: on y pouvait rever. Les Champs-Elysees, moins luxueux et moins habites qu'aujourd'hui, avaient de nouveaux quartiers ou se louaient encore a bon marche de petites maisons avec de petits jardins d'un caractere tres-intime. On y pouvait vivre et travailler. C'etait dans une de ces maisonnettes blanches et propres, au milieu des lilas en fleur, et derriere une grande haie d'aubepine fermee d'une barriere peinte en vert, que demeurait Therese. On etait au mois de mai. Le temps etait magnifique. Comment Laurent se trouva, a neuf heures, derriere cette haie, dans la rue deserte et inachevee ou les reverberes n'avaient pas encore ete installes, et sur les talus de laquelle poussaient encore les orties et les folles herbes, c'est ce que lui-meme eut ete embarrasse d'expliquer. La haie etait fort epaisse, et Laurent tourna sans bruit tout a l'entour, sans apercevoir autre chose que des feuilles legerement dorees par une lumiere qu'il supposa placee dans le jardin, sur une petite table aupres de laquelle il avait l'habitude de fumer quand il passait la soiree chez Therese. On fumait donc dans le jardin? ou on y prenait le the, comme cela arrivait quelquefois? Mais Therese avait annonce a Laurent qu'elle attendait toute une famille de province, et il n'entendait que le chuchotement mysterieux de deux voix, dont l'une lui paraissait etre celle de Therese. L'autre parlait tout a fait bas: etait-ce celle d'un homme? Laurent ecouta a en avoir des tintements dans les oreilles, jusqu'a ce qu'enfin il entendit ou crut entendre ces mots dits par Therese: --Que m'importe tout cela? Je n'ai plus qu'un amour sur la terre, et c'est vous! --A present, se dit Laurent en quittant precipitamment la petite rue deserte et en revenant sur la chaussee bruyante des Champs-Elysees, me voila bien tranquille. Elle a un amant! Au fait, elle n'etait pas obligee de me confier cela!... Seulement, elle n'etait pas obligee de parler en toute occasion de maniere a me faire croire qu'elle n'etait et ne voulait etre a personne. C'est une femme comme les autres: le besoin de mentir avant tout. Qu'est-ce que ca me fait? Je ne l'aurais pourtant pas cru! Et meme il faut bien que j'aie eu la tete un peu montee pour elle sans me l'avouer, puisque j'etais la aux ecoutes, faisant le plus lache des metiers, quand ce n'est pas un metier de jaloux! Je ne peux pas m'en repentir beaucoup: cela me sauve d'une grande misere et d'une grande duperie: celle de desirer une femme qui n'a rien de plus desirable que toute autre, pas meme la sincerite. Laurent arreta une voiture qui passait vide et alla a Montmorency. Il se promettait d'y passer huit jours et de ne pas remettre les pieds chez Therese avant quinze. Cependant, il ne resta que quarante-huit heures a la campagne et se trouva le troisieme soir a la porte de Therese, juste en meme temps que M. Richard Palmer. --Oh! dit l'Americain en lui tendant la main, je suis content de voir vous! Laurent ne put se dispenser de tendre aussi la main; mais il ne put s'empecher de demander a M. Palmer pourquoi il etait si content de le voir. L'etranger ne fit aucune attention au ton passablement impertinent de l'artiste. --Je suis content parce que j'aime vous, reprit-il avec une cordialite irresistible, et j'aime vous, parce que j'admire vous beaucoup! --Comment! vous voila? dit Therese etonnee a Laurent. Je ne comptais plus sur vous ce soir. Et il sembla au jeune homme qu'il y avait un accent de froideur inusite dans ces simples paroles. --Ah! lui repondit-il tout bas, vous en eussiez pris facilement votre parti, et je crois que je viens troubler un delicieux tete-a-tete. --C'est d'autant plus cruel a vous, reprit-elle sur le meme ton enjoue, que vous sembliez vouloir me le menager. --Vous y comptiez, puisque vous ne l'aviez pas decommande! Dois-je m'en aller? --Non, restez. Je me resigne a vous supporter. L'Americain, apres avoir salue Therese, avait ouvert son portefeuille et cherche une lettre qu'il etait charge de lui remettre. Therese parcourut cette lettre d'un air impassible, sans faire la moindre reflexion. --Si voulez repondre, dit Palmer, j'ai une occasion pour La Havane. --Merci, repondit Therese en ouvrant le tiroir d'un petit meuble qui etait sous sa main, je ne repondrai pas. Laurent, qui suivait tous ses mouvements, la vit mettre cette lettre avec plusieurs autres, dont l'une, par la forme et la suscription, lui sauta pour ainsi dire aux yeux. C'etait celle qu'il avait ecrite a Therese l'avant-veille. Je ne sais pourquoi il fut choque interieurement de voir cette lettre en compagnie de celle que venait de remettre M. Palmer. --Elle me laisse la, dit-il, pele-mele avec ses amants evinces. Je n'ai pourtant pas droit a cet honneur. Je ne lui ai jamais parle d'amour. Therese se mit a parler du portrait de M. Palmer. Laurent se fit prier, epiant les moindres regards et les moindres inflexions de voix de ses interlocuteurs, et s'imaginant a chaque instant decouvrir en eux une crainte secrete de le voir ceder; mais leur insistance etait de si bonne foi, qu'il s'apaisa et se reprocha ses soupcons. Si Therese avait des relations avec cet etranger, libre et seule comme elle vivait, ne paraissant devoir rien a personne, et ne s'occupant jamais de ce que l'on pouvait dire d'elle, avait-elle besoin du pretexte d'un portrait pour recevoir souvent et longtemps l'objet de son amour ou de sa fantaisie? Des qu'il se sentit calme, Laurent ne se sentit plus retenu par la honte de manifester sa curiosite. --Vous etes donc Americaine? dit-il a Therese, qui de temps en temps traduisait a M. Palmer, en anglais, les repliques qu'il n'entendait pas bien. --Moi? repondit Therese; ne vous ai-je pas dit que j'avais l'honneur d'etre votre compatriote? --C'est que vous parlez si bien l'anglais! --Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l'entendez pas. Mais je vois ce que c'est, car je vous sais curieux. Vous demandez si c'est d'hier ou d'il y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien, demandez-le a lui-meme. Palmer n'attendit pas une question que Laurent ne se fut pas volontiers decide a lui faire. Il repondit que ce n'etait pas la premiere fois qu'il venait en France et qu'il avait connu Therese toute jeune, chez ses parents. Il ne fut pas dit quels parents. Therese avait coutume de dire qu'elle n'avait jamais connu ni son pere ni sa mere. Le passe de mademoiselle Jacques etait un mystere impenetrable pour les gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit nombre d'artistes qu'elle recevait en particulier. Elle etait venue a Paris on ne sait d'ou, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle etait connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu'elle avait fait ayant ete remarque chez des gens de gout et signale tout a coup comme une oeuvre de maitre. C'est ainsi que, d'une clientele et d'une existence pauvres et obscures, elle avait passe brusquement a une reputation de premier ordre et une existence aisee; mais elle n'avait rien change a ses gouts tranquilles, a son amour de l'independance et a l'austerite enjouee de ses manieres. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d'elle-meme que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une maniere d'eluder les questions et de passer a cote qui la dispensait de repondre. Si on trouvait moyen d'insister, elle avait coutume de dire apres quelques mots vagues: --Il ne s'agit pas de moi. Je n'ai rien d'interessant a raconter, et, si j'ai eu des chagrins, je ne m'en souviens plus, n'ayant plus le temps d'y penser. Je suis tres-heureuse a present, puisque j'ai du travail et que j'aime le travail par-dessus tout. C'est par hasard, et a la suite de relations d'artiste a artiste dans la meme partie, que Laurent avait fait connaissance avec mademoiselle Jacques. Lance comme gentilhomme et comme artiste eminent dans un double monde, M. Fauvel avait, a vingt-quatre ans, l'experience des faits que l'on n'a pas toujours a quarante. Il s'en piquait et s'en affligeait tour a tour; mais il n'avait nullement l'experience du coeur, qui ne s'acquiert pas dans le desordre. Grace au scepticisme qu'il affichait, il avait donc commence par decreter en lui-meme que Therese devait avoir pour amants tous ceux qu'elle traitait d'amis, et il lui avait fallu les entendre peu a peu affirmer et prouver la purete de leurs relations avec elle pour arriver a la considerer comme une personne qui pouvait avoir eu des passions, mais non des commerces de galanterie. Des lors il s'etait senti ardemment curieux de savoir la cause de cette anomalie: une femme jeune, belle, intelligente, absolument libre et volontairement isolee. Il l'avait vue plus souvent, et peu a peu presque tous les jours, d'abord sous toute sorte de pretextes, ensuite en se donnant pour un ami sans consequence, trop viveur pour avoir souci d'en conter a une femme serieuse, mais trop idealiste, en depit de tout, pour n'avoir pas besoin d'affection et pour ne pas sentir le prix d'une amitie desinteressee. Au fond, c'etait la la verite dans le principe; mais l'amour s'etait glisse dans le coeur du jeune homme, et on a vu que Laurent se debattait contre l'invasion d'un sentiment qu'il voulait encore deguiser a Therese et a lui-meme, d'autant plus qu'il l'eprouvait pour la premiere fois de sa vie. --Mais enfin, dit-il, quand il eut promis a M. Palmer d'essayer son portrait, pourquoi diable tenez-vous tant a une chose qui ne sera peut-etre pas bonne, quand vous connaissez mademoiselle Jacques, qui ne vous refuse certainement pas d'en faire une a coup sur excellente? --Elle me refuse, repondit Palmer avec beaucoup de candeur, et je ne sais pas pourquoi. J'ai promis a ma mere, qui a la faiblesse de me croire tres-beau, un portrait de maitre, et elle ne le trouvera jamais ressemblant, s'il est trop reel. Voila pourquoi je m'etais adresse a vous comme a un maitre idealiste. Si vous me refusez, j'aurai le chagrin de ne pas faire plaisir a ma mere, ou l'ennui de chercher encore. --Ce ne sera pas long: il y a tant de gens plus capables que moi!... --Je ne trouve pas; mais, a supposer que cela soit, il n'est pas dit qu'il aient le temps tout de suite, et je suis presse d'envoyer le portrait. C'est pour l'anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le transport durera environ deux mois. --C'est-a-dire, Laurent, ajouta Therese, qu'il vous faut faire ce portrait en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu'il vous faut, vous auriez a commencer demain. Allons, c'est entendu, c'est promis, n'est-ce pas? M. Palmer tendit la main a Laurent en disant: --Voila le contrat passe. Je ne parle pas d'argent; c'est mademoiselle Jacques qui fait les conditions, je ne m'en mele pas. Quelle est votre heure demain? L'heure convenue. Palmer prit son chapeau, et Laurent se crut force d'en faire autant par respect pour Therese; mais Palmer n'y fit aucune attention, et sortit apres avoir serre sans la baiser la main de mademoiselle Jacques. --Dois-je le suivre? dit Laurent. --Ce n'est pas necessaire, repondit-elle; toutes les personnes que je recois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez a dix heures aujourd'hui; car dans ces derniers temps, je me suis oubliee a bavarder avec vous jusqu'a pres de minuit, et, comme je ne peux pas dormir passe cinq heures du matin, je me suis sentie tres-fatiguee. --Et vous ne me mettiez pas a la porte? --Non, je n'y pensais pas. --Si j'etais fat, j'en serais bien fier! --Mais vous n'etes pas fat, Dieu merci; vous laissez cela a ceux qui sont betes. Voyons, malgre le compliment, maitre Laurent, j'ai a vous gronder. On dit que vous ne travaillez pas. --Et c'est pour me forcer a travailler que vous m'avez mis la tete de Palmer comme un pistolet sur la gorge. --Eh bien, pourquoi pas? --Vous etes bonne, Therese, je le sais; vous voulez me faire gagner ma vie malgre moi. --Je ne me mele pas de vos moyens d'existence, je n'ai pas ce droit-la. Je n'ai pas le bonheur... ou le malheur d'etre votre mere; mais je suis votre soeur... _en Apollon_, comme dit notre classique Bernard, et il m'est impossible de ne pas m'affliger de vos acces de paresse. --Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'ecria Laurent avec un melange de plaisir et de depit que Therese sentit, et qui l'engagea a repondre avec franchise. --Ecoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous expliquions. J'ai beaucoup d'amitie pour vous. --J'en suis tres-fier, mais je ne sais pourquoi!... Je ne suis meme pas bon a faire un ami, Therese! Je ne crois pas plus a l'amitie qu'a l'amour entre une femme et un homme. --Vous me l'avez deja dit, et cela m'est fort egal, ce que vous ne croyez pas. Moi, je crois a ce que je sens, et je sens pour vous de l'interet et de l'affection. Je suis comme cela: je ne puis supporter aupres de moi un etre quelconque sans m'attacher a lui et sans desirer qu'il soit heureux. J'ai l'habitude d'y faire mon possible sans me soucier qu'il m'en sache gre. Or, vous n'etes pas un etre quelconque, vous etes un homme de genie, et, qui plus est, j'espere, un homme de coeur. --Un homme de coeur, moi? Oui, si vous l'entendez comme l'entend le monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et defendre la femme a qui je donne le bras, quelle qu'elle soit. Mais, si vous me croyez le coeur tendre, aimant, naif... --Je sais que vous avez la pretention d'etre vieux, use et corrompu. Cela ne me fait rien du tout, vos pretentions. C'est une mode bien portee a l'heure qu'il est. Chez vous, c'est une maladie reelle ou douloureuse, mais qui passera quand vous voudrez. Vous etes un homme de coeur, precisement parce que vous souffrez du vide de votre coeur, une femme viendra qui le remplira, si elle s'y entend, et si vous la laissez faire. Mais ceci est en dehors de mon sujet; c'est a l'artiste que je parle: l'homme n'est malheureux en vous que parce que l'artiste n'est pas content de lui-meme. --Eh bien, vous vous trompez, Therese, repondit Laurent avec vivacite. C'est le contraire de ce que vous dites! c'est l'homme qui souffre dans l'artiste et qui l'etouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. l'ennui me tue. L'ennui de quoi? allez-vous dire. L'ennui de tout! Je ne sais pas, comme vous, etre attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer a travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir a deux ou trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l'heure du sommeil. Mon sommeil a moi est mauvais, mes promenades sont agitees, mon travail est fievreux. L'invention me trouble et me fait trembler: l'execution, toujours trop lente a mon gre, me donne d'effroyables battements de coeur, et c'est en pleurant et en me retenant de crier que j'accouche d'une idee qui m'enivre, mais dont je suis mortellement honteux et degoute le lendemain matin. Si je la transforme, c'est pire, elle me quitte: mieux vaut l'oublier et en attendre une autre: mais cette autre m'arrive si confuse et si enorme, que mon pauvre etre ne peut pas la contenir. Elle m'oppresse et me torture jusqu'a ce qu'elle ait pris des proportions realisables, et que revienne l'autre souffrance, celle de l'enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas definir. Et voila comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce geant d'artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache une a une, par le forceps de sa volonte, de maigres souris a demi mortes! Donc, Therese, il vaut bien mieux que je vive comme j'ai imagine de vivre, que je fasse des exces de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j'appelle tout bonnement mon infirmite. --Alors, c'est decide, c'est arrete, dit Therese en souriant, vous travaillez au suicide de votre intelligence? Eh bien, je n'en crois pas un mot. Si on vous proposait d'etre demain le prince D... ou le comte de S..., avec les millions de l'un et les beaux chevaux de l'autre, vous diriez, en parlant de votre pauvre palette si meprisee: _Rendez-moi ma mie!_ --Ma palette meprisee? Vous ne me comprenez pas, Therese! C'est un instrument de gloire; je le sais bien, et ce que l'on appelle la gloire, c'est une estime accordee au talent, plus pure et plus exquise que celle que l'on accorde au titre et a la fortune. Donc, c'est un tres-grand avantage et un tres-grand plaisir pour moi de me dire: "Je ne suis qu'un petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas deroger menent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des ramasseuses de bois mort qu'ils payent en fagots. Moi, j'ai deroge, j'ai pris un etat, et il se trouve qu'a vingt-quatre ans quand je passe sur un petit cheval de manege au milieu des premiers riches et des premiers beaux de Paris, montes sur des chevaux de dix mille francs, s'il y a, parmi les badauds assis aux Champs-Elysees, un homme de gout ou une femme d'esprit, c'est moi qui suis regarde et nomme, et non pas les autres." Vous riez! vous trouvez que je suis tres-vain? --Non, mais tres-enfant, Dieu merci! Vous ne vous tuerez pas. --Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi! Je m'aime autant qu'un autre, je m'aime de tout mon coeur, je vous jure! Mais je dis que ma palette, instrument de ma gloire, est l'instrument de mon supplice, puisque je ne sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le desordre, non pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l'usure et l'apaisement de mes nerfs. Voila tout, Therese. Qu'y a-t-il donc la qui ne soit raisonnable? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de fatigue. --C'est vrai, dit Therese, je l'ai remarque, et je m'en etonne comme d'une anomalie; mais je crains bien que cette maniere de produire ne vous tue, et je ne peux pas me figurer qu'il en puisse arriver autrement. Attendez, repondez a une question: Avez-vous commence la vie par le travail et l'abstinence, et avez-vous senti alors la necessite de vous etourdir pour vous reposer? --Non, c'est le contraire. Je suis sorti du college, aimant la peinture, mais ne croyant pas etre jamais force de peindre. Je me croyais riche. Mon pere est mort ne laissant rien qu'une trentaine de mille francs, que je me suis depeche de devorer, afin d'avoir au moins dans ma vie une annee de bien-etre. Quand je me suis vu a sec, j'ai pris le pinceau; j'ai ete ereinte et porte aux nues, ce qui de nos jours, constitue le plus grand succes possible, et, a present, je me donne, pendant quelques mois ou quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l'argent dure. Quand il n'y a plus rien, c'est pour le mieux, puisque je suis egalement au bout de mes forces et de mes desirs. Alors je reprends le travail avec rage, douleur et transport, et, le travail accompli, le loisir et la prodigalite recommencent. --Il y a longtemps que vous menez cette vie-la? --Il ne peut pas y avoir longtemps a mon age! Il y a trois ans. --Eh! c'est beaucoup pour votre age, justement! Et puis vous avez mal commence: vous avez mis le feu a vos esprits vitaux avant qu'ils eussent pris leur essor; vous avez bu du vinaigre pour vous empecher de grandir. Votre tete a grossi quand meme, et le genie s'y est developpe malgre tout; mais peut-etre bien votre coeur s'est-il atrophie, peut-etre ne serez-vous jamais ni un homme ni un artiste complet. Ces paroles de Therese, dites avec une tristesse tranquille, irriterent Laurent. --Ainsi, reprit-il en se relevant, vous me meprisez? --Non, repondit-elle en lui tendant la main, je vous plains! Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de Therese. Ces larmes amenerent en lui une reaction violente: un deluge de pleurs inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Therese, non pas comme un amant qui se declare, mais comme un enfant qui se confesse: --Ah! ma pauvre chere amie! s'ecria-t-il en lui prenant les mains, vous avez raison de me plaindre, car j'en ai besoin! Je suis malheureux, voyez-vous, si malheureux, que j'ai honte de le dire! Ce je ne sais quoi que j'ai dans la poitrine a la place du coeur crie sans cesse apres je ne sais quoi, et, moi, je ne sais que lui donner pour l'apaiser. J'aime Dieu, et je ne crois pas en lui. J'aime toutes les femmes, et je les meprise toutes! Je peux vous dire cela, a vous qui etes mon camarade et mon ami! Je me surprends parfois pret a idolatrer une courtisane, tandis qu'aupres d'un ange je serais peut-etre plus froid qu'un marbre. Tout est derange dans mes notions, tout est peut-etre devie dans mes instincts. Si je vous disais que je ne trouve deja plus d'idees riantes dans le vin! 0ui, j'ai l'ivresse triste, a ce qu'il parait; et on m'a dit qu'avant-hier, dans cette debauche a Montmorency, j'avais declame des choses tragiques avec une emphase aussi effrayante que ridicule. Que voulez-vous donc que je devienne, Therese, si vous n'avez pas pitie de moi? --Certes, j'ai pitie, mon pauvre enfant, dit Therese en lui essuyant les yeux avec son mouchoir; mais a quoi cela peut-il servir? --Si vous m'aimiez, Therese! Ne me retirez pas vos mains! Est-ce que vous ne m'avez pas permis d'etre pour vous une espece d'ami? --Je vous ai dit que je vous aimais: vous m'avez repondu que vous ne pouviez croire a l'amitie d'une femme. --Je croirais peut-etre a la votre; vous devez avoir le coeur d'un homme, puisque vous en avez la force et le talent. Rendez-la-moi. --Je ne vous l'ai pas otee, et je veux bien essayer d'etre un homme pour vous, repondit-elle; mais je ne saurai pas trop m'y prendre. L'amitie d'un homme doit avoir plus de rudesse et d'autorite que je ne me crois capable d'en avoir. Malgre moi je vous plaindra plus que je vous gronderai, et vous voyez deja! Je m'etais promis de vous humilier aujourd'hui, de vous mettre en colere contre moi et contre vous-meme; au lieu de cela, me voila pleurant avec vous, ce qui n'avance a rien. --Si fait! si fait! s'ecria Laurent. Ces larmes sont bonnes, elles ont arrose la place dessechee; peut-etre que mon coeur y repoussera! Ah! Therese, vous m'avez deja dit une fois que je me vantais devant vous de ce dont je devrais rougir, que j'etais un mur de prison. Vous n'avez oublie qu'une chose: c'est qu'il y a derriere ce mur un prisonnier! Si je pouvais ouvrir la porte, vous le verriez bien; mais la porte est close, le mur est d'airain, et ma volonte, ma foi, mon expansion, ma parole meme, ne peuvent le traverser. Faudra-t-il donc que je vive et meure ainsi? A quoi me servira, je vous le demande, d'avoir barbouille de peintures fantasques les murs de mon cachot, si le mot _aimer_ ne se trouve ecrit nulle part? --Si je vous comprends bien, dit Therese reveuse, vous pensez que votre oeuvre a besoin d'etre echauffee par le sentiment. --Ne le pensez-vous pas aussi? N'est-ce pas la ce que me disent tous vos reproches? --Pas precisement. Il n'y a que trop de feu dans votre execution, la critique vous le reproche. Moi, j'ai toujours traite avec respect cette exuberance de jeunesse qui fait les grands artistes, et dont les beautes empechent quiconque a de l'enthousiasme d'eplucher les defauts. Loin de trouver votre travail froid et emphatique, je le sens brulant et passionne; mais je cherchais ou etait en vous le siege de cette passion: je le vois maintenant, il est dans le desir de l'ame. Oui, certainement, ajouta-t-elle toujours reveuse, comme si elle cherchait a percer les voiles de sa propre pensee, le desir peut etre une passion. --Eh bien, a quoi songez-vous? dit Laurent en suivant son regard absorbe. --Je me demande si je dois faire la guerre a cette puissance qui est en vous, et si, en vous persuadant d'etre heureux et calme, on ne vous oterait pas le feu sacre. Pourtant... je m'imagine que l'aspiration ne peut pas etre pour l'esprit une situation durable et que, quand elle s'est vivement exprimee pendant sa periode de fievre, elle doit, ou tomber d'elle-meme, ou nous briser. Qu'en dites-vous? Chaque age n'a-t-il pas sa force et sa manifestation particulieres? Ce que l'on appelle les diverses _manieres_ des maitres, n'est-ce pas l'expression des successives transformations de leur etre? A trente ans, vous sera-t-il possible d'avoir aspire a tout sans rien etreindre? Ne vous sera-t-il pas impose d'avoir une certitude sur un point quelconque? Vous etes dans l'age de la fantaisie; mais bientot viendra celui de la lumiere. Ne voulez-vous pas faire de progres? --Depend-il de moi d'en faire? --Oui, si vous ne travaillez pas a deranger l'equilibre de vos facultes. Vous ne me persuaderez pas que l'epuisement soit le remede de la fievre: il n'en est que le resultat fatal. --Alors quel febrifuge me proposez-vous? --Je ne sais: le mariage, peut-etre. --Horreur! s'ecria Laurent en eclatant de rire. Et il ajouta, en riant toujours et sans trop savoir pourquoi lui venait ce correctif: --A moins que ce ne soit avec vous, Therese. Eh! c'est une idee, cela! --Charmante, repondit-elle, mais tout a fait impossible. La reponse de Therese frappa Laurent par sa tranquillite sans appel, et ce qu'il venait de dire par maniere de saillie lui parut tout a coup un reve enterre, comme s'il eut pris place dans son esprit. Ce puissant et malheureux esprit etait ainsi fait que, pour desirer quelque chose, il lui suffisait du mot _impossible_, et c'est justement ce mot-la que Therese venait de dire. Aussitot ses velleites d'amour pour elle lui revinrent, et en meme temps ses soupcons, sa jalousie et sa colere. Jusque-la, ce charme d'amitie l'avait berce et comme enivre; il devint tout a coup amer et glace. --Ah! oui, au fait, dit-il en prenant son chapeau pour s'en aller, voila le mot de ma vie qui revient a propos de tout, au bout d'une plaisanterie comme au bout de toute chose serieuse: _impossible!_ Vous ne connaissez pas cet ennemi-la, Therese; vous aimez tout tranquillement. Vous avez un _amant_ ou un _ami_ qui n'est pas jaloux, parce qu'il vous connait froide ou raisonnable! Ca me fait penser que l'heure s'avance, et que _vos trente-sept cousins_ sont peut-etre la, dehors, qui attendent ma sortie. --Qu'est-ce que vous dites donc? lui demanda Therese stupefaite; quelles idees vous viennent? Avez-vous des acces de folie? --Quelquefois, repondit-il en s'en allant. Il faut me les pardonner. II Le lendemain, Therese recut de Laurent la lettre suivante: "Ma bonne et chere amie, comment vous ai-je quittee hier? Si je vous ai dit quelque enormite, oubliez-la, je n'en ai pas eu conscience. J'ai eu un eblouissement qui ne s'est pas dissipe dehors; car je me suis trouve a ma porte, en voiture, sans pouvoir me rappeler comment j'y etais monte. "Cela m'arrive bien souvent, mon amie, que ma bouche dise une parole quand mon cerveau en dit une autre. Plaignez-moi, et pardonnez-moi. Je suis malade, et vous aviez raison, la vie que je mene est detestable. "De quel droit vous ferais-je des questions? Rendez-moi cette justice que, depuis trois mois que vous me recevez intimement, c'est la premiere que je vous adresse: Que m'importe que vous soyez fiancee, mariee ou veuve?... Vous voulez que personne ne le sache; ai-je cherche a le savoir? Vous ai-je demande?... Ah! tenez, Therese, il y a encore ce matin du desordre dans ma tete, et pourtant je sens que je mens, et je ne veux pas mentir avec vous. J'ai eu vendredi soir mon premier acces de curiosite a votre egard, celui d'hier etait deja le second; mais ce sera le dernier, je vous jure, et, pour qu'il n'en soit plus jamais question, je veux me confesser de tout. J'ai donc ete l'autre jour a votre porte, c'est-a-dire a la grille de votre jardin. J'ai regarde, je n'ai rien vu; j'ai ecoute, j'ai entendu! Eh bien, que vous importe? je ne sais pas son nom, je n'ai pas vu sa figure; mais je sais que vous etes ma soeur, ma confidente, ma consolation, mon soutien. Je sais qu'hier je pleurais a vos pieds, et que vous avez essuye mes yeux avec votre mouchoir, en disant: "Que faire, que faire, mon pauvre enfant?" Je sais que, sage, laborieuse, tranquille, respectee, puisque vous etes libre, aimee, puisque vous etes heureuse, vous trouvez le temps et la charite de me plaindre, de savoir que j'existe, et de vouloir me faire mieux exister. Bonne Therese, qui ne vous benirait serait un ingrat, et, tout miserable que je suis, je ne connais pas l'ingratitude. Quand voulez-vous me recevoir, Therese? Il me semble que je vous ai offensee. Il ne me manquerait plus que cela? Irai-je ce soir chez vous? Si vous dites non, oh! ma foi, j'irai au diable!". Laurent recut, par le retour de son domestique, la reponse de Therese. Elle etait courte: _Venez ce soir_. Laurent n'etait ni roue ni fat, bien qu'il meditat ou fut tente souvent d'etre l'un et l'autre. C'etait, on l'a vu, un etre plein de contrastes, et que nous decrivons sans l'expliquer, ce ne serait pas possible; certains caracteres echappent a l'analyse logique. La reponse de Therese le fit trembler comme un enfant. Jamais elle ne lui avait ecrit sur ce ton. Etait-ce son conge motive qu'elle lui ordonnait de venir chercher? etait-ce a un rendez-vous d'amour qu'elle l'appelait? Ces trois mots secs ou brulants avaient-ils ete dictes par l'indignation ou par le delire? M. Palmer arriva, et Laurent dut, tout agite et tout preoccupe, commencer son portrait. Il s'etait promis de l'interroger avec une habilete consommee, et de lui arracher tous les secrets de Therese. Il ne trouva pas un mot pour entrer en matiere, et, comme l'Americain posait en conscience, immobile et muet comme une statue, la seance se passa presque sans desserrer les levres de part ni d'autre. Laurent put donc se calmer assez pour etudier la physionomie placide et pure de cet etranger. Il etait d'une beaute accomplie; ce qui, au premier abord, lui donnait l'air inanime propre aux figures regulieres. En l'examinant mieux, on decouvrait de la finesse dans son sourire et du feu dans son regard. En meme temps que Laurent faisait ces observations, il etudiait l'age de son modele. --Je vous demande pardon, lui dit-il tout a coup, mais je voudrais et je dois savoir si vous etes un jeune homme un peu fatigue ou un homme mur extraordinairement conserve. J'ai beau vous regarder, je ne comprends pas bien ce que je vois. --J'ai quarante ans, repondit simplement M. Palmer. --Salut! reprit Laurent; vous avez donc une fiere sante? --Excellente! dit Palmer. Et il reprit sa pose aisee et son tranquille sourire. --C'est la figure d'un amant heureux, se disait l'artiste, ou celle d'un homme qui n'a jamais aime que le _roastbeef_. Il ne put resister au desir de lui dire encore: --Alors vous avez connu mademoiselle Jacques toute jeune? --Elle avait quinze ans quand je l'ai vue pour la premiere fois. Laurent ne se sentit pas le courage de demander en quelle annee. Il lui semblait qu'en parlant de Therese, le rouge lui montait au visage. Que lui importait au fond l'age de Therese? C'est son histoire qu'il aurait voulu apprendre. Therese ne paraissait pas avoir trente ans; Palmer pouvait n'avoir ete pour elle autrefois qu'un ami. Et puis il avait la voix forte et la prononciation vibrante. Si c'eut ete a lui que Therese se fut adressee en disant: _Je n'aime plus que vous_, il aurait fait une reponse quelconque que Laurent eut entendue. Enfin le soir arriva, et l'artiste, qui n'avait pas coutume d'etre exact, arriva avant l'heure ou Therese le recevait habituellement. Il la trouva dans son jardin, inoccupee contre sa coutume, et marchant avec agitation. Des qu'elle le vit, elle alla a sa rencontre; et, lui prenant la main avec plus d'autorite que d'affection: --Si vous etes un homme d'honneur, lui dit-elle, vous allez me dire tout ce que vous avez entendu a travers ce buisson. Voyons, parlez; j'ecoute. Elle s'assit sur un banc, et Laurent, irrite de cet accueil inusite, essaya de l'inquieter en lui faisant des reponses evasives; mais elle le domina par une attitude de mecontentement et une expression de visage qu'il ne lui connaissait pas. La crainte de se brouiller avec elle sans retour lui fit dire tout simplement la verite. --Ainsi, reprit-elle, voila tout ce que vous avez entendu? Je disais a une personne que vous n'avez pas meme pu apercevoir: "Vous etes maintenant mon seul amour sur la terre?" --J'ai donc reve cela, Therese! Je suis pret a le croire, si vous me l'ordonnez. --Non, vous n'avez pas reve. J'ai pu, j'ai du dire cela. Et que m'a-t-on repondu? --Rien que j'aie entendu, dit Laurent, sur qui la reponse de Therese fit l'effet d'une douche froide, pas meme le son de sa voix. Etes-vous rassuree? --Non! je vous interroge encore. A qui supposez-vous que je parlais ainsi? --Je ne suppose rien. Je ne sache que M. Palmer avec qui vos relations ne soient pas connues. --Ah! s'ecria Therese d'un air de satisfaction etrange, vous pensez que c'etait M. Palmer? --Pourquoi ne serait-ce pas lui? Est-ce une injure a vous faire que de supposer une ancienne liaison tout a coup renouee? Je sais que vos rapports avec tous ceux que je vois chez vous depuis trois mois sont aussi desinteresses de leur part, et aussi indifferents de la votre, que ceux que j'ai moi-meme avec vous. M. Palmer est tres-beau, et ses manieres sont d'un galant homme. Il m'est tres-sympathique. Je n'ai ni le droit ni la presomption de vous demander compte de vos sentiments particuliers. Seulement... vous allez dire que je vous ai espionnee... --Oui, au fait, dit Therese, qui ne parut pas songer a nier la moindre chose, pourquoi m'espionniez-vous? Cela me parait mal, bien que je n'y comprenne rien. Expliquez-moi cette fantaisie. --Therese! repondit vivement le jeune homme, resolu a se debarrasser d'un reste de souffrance, dites-moi que vous avez un amant, et que cet amant est Palmer, et je vous aimerai veritablement, je vous parlerai avec une ingenuite complete. Je vous demanderai pardon d'un acces de folie, et vous n'aurez jamais un reproche a me faire. Voyons, voulez-vous que je sois votre ami? Malgre mes forfanteries, je sens que j'ai besoin de l'etre et que j'en suis capable. Soyez franche avec moi, voila tout ce que je vous demande! --Mon cher enfant, repondit Therese, vous me parlez comme a une coquette qui essayerait de vous retenir pres d'elle, et qui aurait une faute a confesser. Je ne peux pas accepter cette situation; elle ne me convient nullement. M. Palmer n'est et ne sera jamais pour moi qu'un ami fort estimable, avec qui je ne vais meme pas jusqu'a l'intimite, et que j'avais depuis longtemps perdu de vue. Voila ce que je dois vous dire, mais rien au dela. Mes secrets, si j'en ai, n'ont pas besoin d'epanchement, et je vous prie de ne pas vous y interesser plus que je ne souhaite. Ce n'est donc pas a vous de m'interroger, c'est a vous de me repondre. Que faisiez-vous ici, il y a quatre jours? Pourquoi m'espionniez-vous? Quel est l'_acces de folie_ que je dois savoir et juger? --Le ton dont vous me parlez n'est pas encourageant. Pourquoi me confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon camarade et avoir confiance en moi? --Ne vous confessez donc pas, reprit Therese en se levant. Cela me prouvera que vous ne meritiez pas l'estime que je vous ai temoignee, et qu'en cherchant a savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du tout. --Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c'est fini entre nous? --C'est fini, et adieu, repondit Therese d'un ton severe. Laurent sortit, en proie a une colere qui ne lui permit pas de dire un mot; mais il n'eut pas fait trente pas dehors, qu'il revint, disant a Catherine qu'il avait oublie une commission dont on l'avait charge pour sa maitresse. Il trouva Therese assise dans un petit salon: la porte sur le jardin etait restee ouverte; il semblait que Therese, affligee et abattue, fut demeuree plongee dans ses reflexions. Son accueil fut glace. --Vous voila revenu? dit-elle: qu'est-ce que vous avez oublie? --J'ai oublie de vous dire la verite. --Je ne veux plus l'entendre. --Et pourtant vous me la demandiez! --Je croyais que vous pourriez me la dire spontanement. --Je le pouvais, je le devais; j'ai eu tort de ne pas le faire. Voyons, Therese, croyez-vous donc qu'il soit possible a un homme de mon age de vous voir sans etre amoureux de vous? --Amoureux? dit Therese en froncant le sourcil. En me disant que vous ne pouviez l'etre d'aucune femme, vous vous etes donc moque de moi? --Non, certes, j'ai dit ce que je pensais. --Alors vous vous etiez trompe, et vous voila amoureux, c'est bien sur? --Oh! ne vous fachez pas, mon Dieu! ce n'est pas si sur que cela. Il m'a passe des idees d'amour par la tete, par les sens, si vous voulez. Avez-vous si peu d'experience, que vous ayez juge la chose impossible? --J'ai l'age de l'experience, repondit Therese; mais j'ai longtemps vecu seule. Je n'ai pas l'experience de certaines situations. Cela vous etonne? C'est pourtant comme cela. J'ai beaucoup de simplicite, quoique j'aie ete trompee... comme tout le monde! Vous m'avez dit cent fois que vous me respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous n'aimiez les femmes qu'avec beaucoup de grossierete. Je me suis donc crue a l'abri de l'outrage de vos desirs, et, de tout ce que j'estimais en vous, votre sincerite sur ce point est ce que j'estimai le plus. Je m'attachais a votre destinee avec d'autant plus d'abandon que nous nous etions dit en riant, souvenez-vous, mais serieusement au fond: "Entre deux etres dont l'un est idealiste, et l'autre materialiste, il y a la mer Baltique." --Je l'ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance a marcher le long de mon rivage, sans avoir l'idee de traverser; mais il s'est trouve que, de mon cote, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j'ai vingt-quatre ans et si vous etes belle? --Est-ce que je suis encore belle? J'esperais que non! --Je n'en sais rien, je ne trouvais pas d'abord, et puis, un beau jour, vous m'etes apparue comme cela. Quant a vous, c'est sans le vouloir, je le sais bien; mais c'est sans le vouloir aussi que j'ai ressenti cette seduction, tellement sans le vouloir, que je m'en suis defendu et distrait. J'ai rendu a Satan ce qui appartient a Satan, c'est-a-dire ma pauvre ame, et je n'ai apporte ici a Cesar que ce qui revient a Cesar, mon respect et mon silence. Voila huit ou dix jours pourtant que cette mauvaise emotion me revient en reve. Elle se dissipe des que je suis aupres de vous. Ma parole d'honneur, Therese, quand je vous vois, quand vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d'avoir crie apres vous dans un moment de demence auquel je ne comprends rien moi-meme. Quand je parle de vous, je dis que vous n'etes pas jeune ou que je n'aime pas la couleur de vos cheveux. Je proclame que vous etes ma grande camarade, c'est-a-dire mon frere, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe je ne sais quelles bouffees de printemps dans l'hiver de mon imbecile de coeur, et je me figure que c'est vous qui me les soufflez. C'est vous, en effet, Therese, avec votre culte pour ce que vous appelez le veritable amour! cela donne a penser, malgre qu'on en ait! --Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d'amour. --Oui, je le sais. Vous avez a cet egard un parti pris. Vous avez lu quelque part que parler d'amour, c'etait deja en donner ou en prendre; mais votre silence a une grande eloquence, vos reticences donnent la fievre et votre excessive prudence a un attrait diabolique! --En ce cas, ne nous voyons plus, dit Therese. --Pourquoi? qu'est-ce que cela vous fait, que j'aie eu quelques nuits sans sommeil, puisqu'il ne tient qu'a vous de me rendre aussi tranquille que je l'etais auparavant? --Que faut-il faire pour cela? --Ce que je vous demandais: me dire que vous etes a quelqu'un. Je me le tiendrai pour dit, et, comme je suis tres-fier, je serai gueri comme par la baguette d'une fee. --Et si je vous dis que je ne suis a personne, parce que je ne veux plus aimer personne, cela ne suffira pas? --Non, j'aurai la fatuite de croire que vous pouvez changer d'avis. Therese ne put s'empecher de rire de la bonne grace avec laquelle Laurent s'executait. --Eh bien, lui dit-elle, soyez gueri, et rendez-moi une amitie dont j'etais fiere, au lieu d'un amour dont j'aurais a rougir. J'aime quelqu'un. --Ce n'est pas assez, Therese: il faut me dire que vous lui appartenez! --Autrement, vous croirez que ce quelqu'un c'est vous, n'est-ce pas? Eh bien, soit, j'ai un amant. Etes-vous satisfait? --Parfaitement. Et vous voyez, je vous baise la main pour vous remercier de votre franchise. Soyez tout a fait bonne, dites-moi que c'est Palmer! --Cela m'est impossible, je mentirais. --Alors... je m'y perds! --Ce n'est personne que vous connaissez, c'est une personne absente... --Qui vient cependant quelquefois? --Apparemment, puisque vous avez surpris un epanchement... --Merci, merci, Therese! Me voila tout a fait sur mes pieds; je sais qui vous etes et qui je suis, et, s'il faut tout dire, je crois que je vous aime mieux ainsi, vous etes une femme et non plus un sphinx. Ah! que ne parliez-vous plus tot! --Cette passion vous a donc bien ravage? dit Therese railleuse. --Eh! mais, peut-etre! Dans dix ans, je vous dirai cela, Therese, et nous en rirons ensemble. --Voila qui est convenu; bonsoir. Laurent alla se coucher fort tranquille et tout a fait desabuse. Il avait reellement souffert pour Therese. Il l'avait desiree avec passion, sans oser le lui faire pressentir. Ce n'etait certes pas une bonne passion que celle-la. Il s'y etait mele autant de vanite que de curiosite. Cette femme dont tous ses amis disaient: "Qui aime-t-elle? je voudrais bien que ce fut moi, mais ce n'est personne," lui etait apparue comme un ideal a saisir. Son imagination s'etait enflammee, son orgueil avait saigne de la crainte, de la presque certitude d'echouer. Mais ce jeune homme n'etait pas voue exclusivement a l'orgueil. Il avait la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du vrai. C'etait un ange, sinon dechu comme tant d'autres, du moins fourvoye et malade. Le besoin d'aimer lui devorait le coeur, et cent fois par jour il se demandait avec effroi s'il n'avait pas deja trop abuse de la vie, et s'il lui restait la force d'etre heureux. Il s'eveilla calme et triste. Il regrettait deja sa chimere, son beau sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l'admirait, le grondait, l'encourageait et le plaignait tour a tour, sans jamais rien reveler de sa propre destinee, mais en laissant pressentir des tresors d'affection, de devouement, peut-etre de volupte! Du moins, c'est ainsi qu'il plaisait a Laurent d'interpreter le silence de Therese sur son propre compte, et un certain sourire, mysterieux comme celui de la Joconde, qu'elle avait sur les levres et au coin de l'oeil, lorsqu'il blasphemait devant elle. Dans ces moments-la, elle avait l'air de se dire: "Je pourrais bien decrire le paradis en regard de ce mauvais enfer; mais ce pauvre fou ne me comprendrait pas." Une fois le mystere de son coeur devoile, Therese perdit d'abord tout son prestige aux yeux de Laurent. Ce n'etait plus qu'une femme pareille aux autres. Il etait meme tente de la rabaisser dans sa propre estime, et, bien qu'elle ne se fut jamais laisse interroger, de l'accuser d'hypocrisie et de pruderie. Mais, du moment qu'elle etait a quelqu'un, il ne regrettait plus de l'avoir respectee, et il ne desirait plus rien d'elle, pas meme son amitie, qu'il n'etait pas embarrasse, pensait-il, de trouver ailleurs. Cette situation dura deux ou trois jours, pendant lesquels Laurent prepara plusieurs pretextes pour s'excuser, si par hasard Therese lui demandait compte de ce temps passe sans venir chez elle. Le quatrieme jour, Laurent se sentit en proie a un _spleen_ indicible. Les filles de joie et les femmes galantes lui donnaient des nausees; il ne retrouvait dans aucun de ses amis la bonte patiente et delicate de Therese pour remarquer son ennui, pour tacher de l'en distraire, pour en chercher avec lui la cause et le remede, en un mot pour s'occuper de lui. Elle seule savait ce qu'il fallait lui dire, et paraissait comprendre que la destinee d'un artiste tel que lui n'etait pas un fait de peu d'importance, et sur lequel un esprit eleve eut le droit de prononcer que, s'il etait malheureux, c'etait tant pis pour lui. Il courut chez elle avec tant de hate, qu'il oublia ce qu'il voulait lui dire pour s'excuser; mais Therese ne montra ni mecontentement ni surprise de son oubli, et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question. Il en fut pique, et s'apercut qu'il etait plus jaloux d'elle qu'auparavant. --Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m'aura oublie. Cependant il ne fit rien paraitre de son depit, et veilla desormais sur lui-meme avec un si grand soin, que Therese y fut trompee. Plusieurs semaines s'ecoulerent pour lui dans une alternative de rage, de froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui etait si necessaire et si bienfaisant que l'amitie de cette femme, rien ne lui etait si amer et si blessant que de ne pouvoir pretendre a son amour. L'aveu qu'il avait exige, loin de le guerir comme il s'en etait flatte, avait irrite sa souffrance. C'etait de la jalousie qu'il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu'elle avait une cause avouee et certaine. Comment avait-il donc pu s'imaginer qu'aussitot cette cause connue, il dedaignerait de vouloir lutter pour la detruire? Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l'invisible et heureux rival. Sa fierte, excessive aupres de Therese, ne le lui permettait pas. Seul, il le haissait, il le denigrait en lui-meme, attribuant tous les ridicules a ce fantome, l'insultant et le provoquant dix fois par jour. Et puis il se degoutait de souffrir, retournait a la debauche, s'oubliait lui-meme un instant et retombait aussitot dans de profondes tristesses, allait passer deux heures chez Therese, heureux de la voir, de respirer l'air qu'elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir d'entendre sa voix grondeuse et caressante. Enfin il la detestait pour ne pas deviner ses tourments; il la meprisait pour rester fidele a cet amant qui ne pouvait etre qu'un homme mediocre, puisqu'elle n'eprouvait pas le besoin d'en parler; il la quittait en se jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fut retourne une heure apres s'il eut espere etre recu. Therese, qui un instant s'etait apercue de son amour, ne s'en doutait plus, tant il jouait bien son role. Elle aimait sincerement ce malheureux enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et reflechi: elle avait voue une sorte de culte, disait-elle, _a ce qu'il eut pu etre_, et il lui en restait une pitie pleine de gateries ou se melait encore un vrai respect pour le genie souffrant et fourvoye. Si elle eut ete bien certaine de ne pouvoir eveiller en lui aucun mauvais desir, elle l'eut caresse comme un fils, et il y avait des moments ou elle se reprenait parce qu'il lui venait sur les levres de le tutoyer. Y avait-il de l'amour dans ce sentiment maternel? Il y en avait certainement, a l'insu de Therese; mais une femme vraiment chaste, et qui a vecu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps vis-a-vis d'elle-meme le secret d'un amour dont elle a resolu de se defendre. Therese croyait etre certaine de ne jamais songer a sa propre satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais; du moment que Laurent trouvait du calme et du bien-etre aupres d'elle, elle en trouvait elle-meme a lui en donner. Elle savait bien qu'il etait incapable d'aimer comme elle l'entendait; aussi avait-elle ete blessee et effrayee du moment de fantaisie qu'il avait avoue. Cette crise passee, elle s'applaudissait d'avoir trouve dans un mensonge innocent le moyen d'en prevenir le retour; et comme en toute occasion, des qu'il se sentait emu, Laurent se hatait de proclamer l'infranchissable barriere de glace de la _mer Baltique_, elle n'avait plus peur et s'habituait a vivre sans brulure au milieu du feu. Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis etaient caches et comme couves sous une habitude de gaiete railleuse, qui est comme la maniere d'etre, comme le cachet indelebile des artistes francais. C'est une seconde nature que les etrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et pour laquelle les graves Anglais surtout nous dedaignent passablement. C'est elle pourtant qui fait le charme des liaisons delicates, et qui nous preserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le cote ridicule des choses, c'est en decouvrir le cote faible et illogique. Se moquer des perils ou l'ame se trouve engagee, c'est s'exercer a les braver, comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un ami, c'est souvent le sauver d'une mollesse de l'ame dans laquelle notre pitie l'eut engage a se complaire. Enfin, se persifler soi-meme, c'est se preserver de la sotte ivresse de l'amour-propre exagere. J'ai remarque que les gens qui ne plaisantaient jamais etaient doues d'une vanite puerile et insupportable. La gaiete de Laurent etait eblouissante de couleur et d'esprit, comme son talent, et d'autant plus naturelle qu'elle etait originale. Therese avait moins d'esprit que lui, en ce sens qu'elle etait naturellement reveuse et paresseuse a causer; mais elle avait precisement besoin de l'enjouement des autres: alors le sien se mettait peu a peu de la partie, et sa gaiete sans eclat n'etait pas sans charme. Il resultait donc de cette habitude de bonne humeur ou l'on se maintenait, que l'amour, chapitre sur lequel Therese ne plaisantait jamais et n'aimait pas que l'on plaisantat devant elle, ne trouvait pas un mot a glisser, pas une note a faire entendre. Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva termine, et Therese remit a Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme lui promit de mettre en reserve pour le cas de maladie ou de depense obligatoire imprevue. Laurent s'etait lie avec Palmer en faisant son portrait. Il l'avait trouve ce qu'il etait: droit, juste, genereux, intelligent et instruit. Palmer etait un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du commerce. Il avait fait le trafic lui-meme et les voyages au long cours dans sa jeunesse. A trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver assez riche et de vouloir vivre pour lui-meme. Il ne voyageait donc plus que pour son plaisir, et, apres avoir vu, disait-il, beaucoup de choses curieuses et de pays extraordinaires, il se plaisait a la vue des belles choses et a l'etude des pays veritablement interessants par leur civilisation. Sans etre tres-eclaire dans les arts, il y portait un sentiment assez sur, et en toutes choses il avait des notions saines comme ses instincts. Son langage en francais se ressentait de sa timidite, au point d'etre presque inintelligible et risiblement incorrect au debut d'un dialogue; mais, lorsqu'il se sentait a l'aise, on reconnaissait qu'il savait la langue, et qu'il ne lui manquait qu'une plus longue pratique ou plus de confiance pour la parler tres-bien. Laurent avait etudie cet homme avec beaucoup de trouble et de curiosite au commencement. Lorsqu'il lui fut demontre jusqu'a l'evidence qu'il n'etait pas l'amant de mademoiselle Jacques, il l'apprecia et se prit pour lui d'une sorte d'amitie qui ressemblait de loin, il est vrai, a celle qu'il eprouvait pour Therese. Palmer etait un philosophe tolerant, assez rigide pour lui-meme et tres-charitable pour les autres. Par les idees sinon par le caractere, il ressemblait a Therese, et se trouvait presque toujours d'accord avec elle sur tous les points. Par moments encore, Laurent se sentait jaloux de ce qu'il appelait musicalement leur imperturbable _unisson_, et, comme ce n'etait plus qu'une jalousie intellectuelle, il n'osait s'en plaindre a Therese. --Votre definition ne vaut rien, disait-elle. Palmer est trop calme et trop parfait pour moi. J'ai un peu plus de feu, et je chante un peu plus haut que lui. Je suis, relativement a lui, la note elevee de la tierce majeure. --Alors, moi, je ne suis qu'une fausse note, reprenait Laurent. --Non, disait Therese, avec vous je me modifie et descends a former la tierce mineure. --C'est qu'alors avec moi vous baissez d'un demi-ton? --Et je me trouve d'un demi-intervalle plus rapprochee de vous que de Palmer. III Un jour, a la demande de Palmer, Laurent se rendit a l'hotel Meurice, ou demeurait celui-ci, pour s'assurer que le portrait etait convenablement encadre et emballe. On posa le couvercle devant eux, et Palmer y ecrivit lui-meme avec un pinceau le nom et l'adresse de sa mere; puis, au moment ou les commissionnaires enlevaient la caisse pour la faire partir, Palmer serra la main de l'artiste en lui disant: --Je vous dois un grand plaisir que va avoir ma bonne mere, et je vous remercie encore. A present, voulez-vous me permettre de causer avec vous? J'ai quelque chose a vous dire. Ils passerent dans un salon ou Laurent vit plusieurs malles. --Je pars demain pour l'Italie, lui dit l'Americain en lui offrant d'excellents cigares et une bougie, bien qu'il ne fumat pas lui-meme, et je ne veux pas vous quitter sans vous entretenir d'une chose delicate, tellement delicate, que, si vous m'interrompez, je ne saurai plus trouver les mots convenables pour la dire en francais. --Je vous jure d'etre muet comme la tombe, dit en souriant Laurent, etonne et assez inquiet de ce preambule. Palmer reprit: --Vous aimez mademoiselle Jacques, et je crois qu'elle vous aime. Peut-etre etes-vous son amant; si vous ne l'etes pas, il est certain pour moi que vous le deviendrez. Oh! vous m'avez promis de ne rien dire. Ne dites rien, je ne vous demande rien. Je vous crois digne de l'honneur que je vous attribue; mais je crains que vous ne connaissiez pas assez Therese, et que vous ne sachiez pas assez que, si votre amour est une gloire pour elle, le sien en est une egale pour vous. Je crains cela a cause des questions que vous m'avez faites sur elle, et de certains propos que l'on a tenus, devant nous deux, sur son compte, et dont je vous ai vu plus emu que moi. C'est la preuve que vous ne savez rien; moi qui sais tout, je veux tout vous dire, afin que votre attachement pour mademoiselle Jacques soit fonde sur l'estime et le respect qu'elle merite. --Attendez, Palmer! s'ecria Laurent, qui grillait d'entendre, mais qui fut pris d'un genereux scrupule. Est-ce avec la permission ou par l'ordre de mademoiselle Jacques que vous allez me raconter sa vie? --Ni l'un ni l'autre, repondit Palmer. Jamais Therese ne vous racontera sa vie. --Alors taisez-vous! Je ne veux savoir que ce qu'elle voudra que je sache. --Bien, tres-bien! repondit Palmer en lui serrant la main; mais si ce que j'ai a vous dire la justifie de tout soupcon?... --Pourquoi le cache-t-elle, alors? --Par generosite pour les autres. --Eh bien, parlez, dit Laurent, qui n'y pouvait plus tenir. --Je ne nommerai personne, reprit Palmer. Je vous dirai seulement que, dans une grande ville de France, il y avait un riche banquier qui seduisit une charmante fille, institutrice de sa propre fille. Il en eut une batarde, qui naquit, il y vingt-huit ans, le jour de Saint-Jacques au calendrier, et qui, inscrite a la municipalite comme nee de parents inconnus, recut pour tout nom de famille le nom de Jacques. Cette enfant, c'est Therese. "L'institutrice fut dotee par le banquier et mariee cinq ans plus tard avec un de ses employes, honnete homme qui ne se doutait de rien, toute l'affaire ayant ete tenue fort secrete. L'enfant etait elevee a la campagne. Son pere s'etait charge d'elle. Elle fut mise ensuite dans un couvent, ou elle recut une tres-belle education, et fut traitee avec beaucoup de soin et d'amour. Sa mere la voyait assidument dans les premieres annees; mais, quand elle fut mariee, le mari eut des soupcons, et, donnant la demission de son emploi chez le banquier, il emmena sa femme en Belgique, ou il se crea des occupations, et fit fortune. La pauvre mere dut etouffer ses larmes et obeir. "Cette femme vit toujours tres-loin de sa fille: elle a d'autres enfants, elle a eu une conduite irreprochable depuis son mariage; mais elle n'a jamais ete heureuse. Son mari, qui l'aime, la tient en chartre privee; et n'a pas cesse d'en etre jaloux; ce qui pour elle est un chatiment merite de sa faute et de son mensonge. "Il semblerait que l'age eut du amener la confession de l'une et le pardon de l'autre. Il en eut ete ainsi dans un roman; mais il n'y a rien de moins logique que la vie reelle, et ce menage est trouble comme au premier jour, le mari amoureux, inquiet et rude, la femme repentante, mais muette et opprimee. "Dans les circonstances difficiles ou s'est trouvee Therese, elle n'a donc pu avoir ni l'appui, ni les conseils, ni les secours, ni les consolations de sa mere. Pourtant celle-ci l'aime d'autant plus qu'elle est forcee de la voir en secret, a la derobee, quand elle reussit a venir passer seule un ou deux jours a Paris, comme cela lui est arrive dernierement. Encore n'est-ce que depuis quelques annees qu'elle a pu inventer je ne sais quels pretextes et obtenir ces rares permissions. Therese adore sa mere, et n'avouera jamais rien qui puisse la compromettre. Voila pourquoi vous ne lui entendez jamais souffrir un mot de blame sur la conduite des autres femmes. Vous avez pu croire qu'elle reclamait ainsi tacitement l'indulgence pour elle-meme. Il n'en est rien. Therese n'a rien a se faire pardonner; mais elle pardonne tout a sa mere: ceci est l'histoire de leurs relations. "A present, j'ai a vous raconter celle de la comtesse de... _trois etoiles_. C'est ainsi, je crois, que vous dites en francais quand vous ne voulez pas nommer les gens. Cette comtesse, qui ne porta ni son titre, ni le nom de son mari, c'est encore Therese. --Elle est donc mariee? elle n'est pas veuve? --Patience! elle est mariee, et elle ne l'est pas. Vous allez voir. "Therese avait quinze ans quand son pere le banquier se trouva veuf et libre; car ses enfants legitimes etaient tous etablis. C'etait un excellent homme, et, malgre la faute que je vous ai racontee et que je n'excuse pas, il etait impossible de ne pas l'aimer, tant il avait d'esprit et de generosite. J'ai ete tres-lie avec lui. Il m'avait confie l'histoire de la naissance de Therese, et il me mena a divers intervalles, en visite avec lui, au couvent ou il l'avait mise. Elle etait belle, instruite, aimable, sensible. Il eut souhaite, je crois, que je prisse la resolution de la lui demander en mariage; mais je n'avais pas le coeur libre a cette epoque; autrement... Mais je ne pouvais y songer. "Il me demanda alors des renseignements sur un jeune Portugais noble qui venait chez lui, qui avait de grandes proprietes a La Havane et qui etait tres-beau. J'avais rencontre ce Portugais a Paris, mais je ne le connaissais reellement pas, et je m'abstins de toute opinion sur son compte. Il etait fort seduisant; mais, pour ma part, je ne me serais jamais fie a sa figure; c'etait ce comte de *** avec qui Therese fut mariee un an plus tard. "Je dus aller en Russie; quand je revins, le banquier etait mort d'apoplexie foudroyante, et Therese etait mariee, mariee avec cet inconnu, ce fou, je ne veux pas dire cet infame, puisqu'il a pu etre aime d'elle, meme apres la decouverte qu'elle fit de son crime: cet homme etait deja marie aux colonies, lorsqu'il eut l'audace inouie de demander et d'epouser Therese. "Ne me demandez pas comment le pere de Therese, homme d'esprit et d'experience, avait pu se laisser duper ainsi. Je vous repeterais ce que ma propre experience m'a trop appris, a savoir que, dans ce monde, tout ce qui arrive est la moitie du temps le contraire de ce qui semblait devoir arriver. "Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore d'autres etourderies qui donneraient a penser que sa lucidite etait deja compromise. Il avait fait un legs a Therese au lieu de lui donner une dot de la main a la main. Ce legs se trouva nul devant les heritiers legitimes, et Therese, qui adorait son pere, n'eut pas voulu plaider meme avec des chances de succes. Elle se trouva donc ruinee precisement au moment ou elle devenait mere, et, dans ce meme temps, elle vit arriver chez elle une femme exasperee qui reclamait ses droits et voulait faire un eclat; c'etait la premiere, la seule legitime femme de son mari. "Therese eut un courage peu ordinaire: elle calma cette malheureuse et obtint d'elle qu'elle ne ferait aucun proces; elle obtint du comte qu'il reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. A cause de la naissance de Therese et du secret dont son pere avait voulu environner les temoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu a huis clos, a l'etranger, et c'est aussi a l'etranger que le jeune couple avait vecu depuis ce temps. Cette vie meme avait ete fort mysterieuse. Le comte, craignant a coup sur d'etre demasque s'il reparaissait dans le monde, faisait croire a Therese qu'il avait la passion de la solitude avec elle, et la jeune femme confiante, eprise et romanesque, trouvait tout naturel que son mari voyageat avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir des indifferents. "Lorsque Therese decouvrit l'horreur de sa situation, il n'etait donc pas impossible que tout fut enseveli dans le silence. Elle consulta un legiste discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage etait nul, mais qu'il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait jamais user de sa liberte, elle prit a l'instant meme un parti irrevocable, celui de n'etre ni libre ni mariee, plutot que de souiller le pere de son enfant par un scandale et une condamnation infamante. L'enfant devenait de toute facon un batard; mais mieux valait qu'il n'eut pas de nom et qu'il ignorat a jamais sa naissance que d'avoir a reclamer un nom tare en deshonorant son pere. "Therese aimait encore ce malheureux! elle me l'a avoue, et lui-meme, il l'aimait d'une diabolique passion. Il y eut des luttes dechirantes, des scenes sans nom, ou Therese se debattit avec une energie au-dessus de son age, je ne veux pas dire de son sexe; une femme, quand elle est heroique, ne l'est pas a demi. "Enfin elle l'emporta; elle garda son enfant, chassa de ses bras le coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que devoree de jalousie, fut vaincue par sa magnanimite jusqu'a lui baiser les pieds en la quittant. "Therese changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, resolue a se faire oublier du peu de personnes qui l'avaient connue, et se mit a vivre pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui etait si cher, qu'elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui; mais ce dernier bonheur ne devait pas durer longtemps. "Comme le comte avait de la fortune et qu'il n'avait pas d'enfant de sa premiere femme, Therese avait du accepter, a la priere meme de celle-ci, une pension raisonnable pour etre en mesure d'elever convenablement son fils; mais a peine le comte eut-il reconduit sa femme a La Havane, qu'il l'abandonna de nouveau, s'echappa, revint en Europe et alla se jeter aux pieds de Therese, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant a l'autre extremite du monde. "Therese fut inexorable: elle avait reflechi et prie. Son ame s'etait affermie, elle n'aimait plus le comte. Precisement a cause de son fils, elle ne voulait pas qu'un tel homme devint le maitre de sa vie. Elle avait perdu le droit d'etre heureuse, mais non pas celui de se respecter elle-meme: elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte la menaca de la laisser sans ressources: elle repondit qu'elle n'avait pas peur de travailler pour vivre. "Ce miserable fou s'avisa alors d'un moyen execrable, soit pour mettre Therese a sa discretion, soit pour se venger de sa resistance. Il enleva l'enfant et disparut. Therese courut apres lui; mais il avait si bien pris ses mesures, qu'elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C'est alors que je la rencontrai en Angleterre; mourant de desespoir et de fatigue dans une auberge, presque folle, et si devastee par le malheur, que j'hesitai a la reconnaitre. "J'obtins d'elle qu'elle se reposerait et me laisserait agir. Mes recherches eurent un succes deplorable. Le comte etait repasse en Amerique. L'enfant y etait mort de fatigue en arrivant. "Quand il me fallut porter a cette malheureuse l'epouvantable nouvelle, je fus epouvante moi-meme du calme qu'elle montra. On eut dit pendant huit jours d'une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu'elle etait sauvee. J'etais force de la quitter; elle me dit qu'elle voulait se fixer ou elle etait. J'etais inquiet de son denument; elle me trompa en me disant que sa mere ne la laissait manquer de rien. J'ai su plus tard que sa pauvre mere en eut ete bien empechee: elle ne disposait pas d'un centime dans son menage sans en rendre compte. D'ailleurs, elle ignorait tous les malheurs de sa fille. Therese, qui lui ecrivait en secret, les lui avait caches pour ne pas la desesperer. "Therese vecut en Angleterre en donnant des lecons de francais, de dessin et de musique; car elle avait des talents, qu'elle eut le courage d'exercer pour n'avoir a accepter la pitie de personne. "Au bout d'un an, elle revint en France et se fixa a Paris, ou elle n'etait jamais venue, et ou personne ne la connaissait. Elle n'avait alors que vingt ans, elle avait ete mariee a seize. Elle n'etait plus du tout jolie, et il a fallu huit annees de repos et de resignation pour lui rendre sa sante et sa douce gaiete d'autrefois. "Je ne l'ai revue pendant tout ce temps qu'a de rares intervalles, puisque je voyage toujours; mais je l'ai toujours retrouvee digne et fiere, travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvrete sous un miracle d'ordre et de proprete, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de personne, ne voulant pas parler du passe, caressant quelquefois les enfants en secret et les quittant des qu'on la regarde, dans la crainte sans doute qu'on ne la voie emue. "Voila trois ans que je ne l'avais vue, et, quand je suis venu vous demander de faire mon portrait, je cherchais precisement son adresse, que j'allais vous demander quand vous m'avez parle d'elle. Arrive la veille, je ne savais pas encore qu'elle eut enfin du succes, de l'aisance et de la celebrite. C'est en la retrouvant ainsi que j'ai compris que cette ame si longtemps brisee pouvait encore vivre, aimer... souffrir ou etre heureuse. Tachez qu'elle le soit, mon cher Laurent, elle l'a bien gagne! Et, si vous n'etes point sur de ne pas la faire souffrir, brulez-vous la cervelle ce soir plutot que de retourner chez elle. Voila tout ce que j'avais a vous dire. --Attendez, dit Laurent tres-emu: ce comte de *** est-il toujours vivant? --Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le desespoir des autres se portent toujours bien et echappent a tous les dangers. Ils ne donnent meme jamais leur demission; car celui-ci a eu dernierement la presomption de m'envoyer pour Therese une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et dont elle fait le cas que cela merite. Laurent avait songe a epouser Therese en ecoutant le recit de M. Palmer. Ce recit l'avait bouleverse. Les inflexions monotones, l'accent prononce, et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons juge inutile de reproduire, lui avaient donne, dans l'imagination vive de son auditeur, je ne sais quoi d'etrange et de terrible comme la destinee de Therese. Cette fille sans parents, cette mere sans enfant, cette femme sans mari, n'etait-elle pas vouee a un malheur exceptionnel? Quelles tristes notions n'avait-elle pas du garder de l'amour et de la vie! Le sphinx reparaissait devant les yeux eblouis de Laurent. Therese devoilee lui paraissait plus mysterieuse que jamais: s'etait-elle jamais consolee, ou pouvait-elle l'etre un seul instant? Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu'il aimait Therese, et que, s'il parvenait jamais a etre aime d'elle, il se rappellerait a toutes les heures de sa vie l'heure qui venait de s'ecouler et le recit qu'il venait d'entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir l'histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et ecrivit: "Therese, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n'est pas cela: je vous aime eperdument. C'est absurde, c'est insense, c'est miserable; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou ecrire a une femme ce mot-la: _Je vous aime!_ je le trouve encore trop froid et trop retenu aujourd'hui de moi a vous. Je ne peux plus vivre avec ce secret qui m'etouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J'ai voulu cent fois vous quitter, m'en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout d'une heure, je suis a votre porte et bien souvent, la nuit, devore de jalousie, et presque furieux contre moi-meme, je demande a Dieu de me delivrer de mon mal en faisant arriver cet amant inconnu auquel je ne crois pas, et que vous avez invente pour me degouter de songer a vous. Montrez-moi cet homme dans vos bras, ou aimez-moi, Therese! Faute de cette solution, je n'en vois qu'une troisieme, c'est que je me tue pour en finir... C'est lache et stupide, cette menace banale et rebattue par tous les amants desesperes; mais est-ce ma faute s'il y a des desespoirs qui font jeter le meme cri a tous ceux qui les subissent, et suis-je fou parce que j'arrive a etre un homme comme les autres? "De quoi m'a servi tout ce que j'ai invente pour m'en defendre et pour rendre mon pauvre individu aussi inoffensif qu'il voulait etre libre? "Avez-vous quelque chose a me reprocher vis-a-vis de vous, Therese? Suis-je un fat, un roue, moi qui ne me piquais que de m'abrutir pour vous donner confiance dans mon amitie? Mais pourquoi voulez-vous que je meure sans avoir aime, vous qui seule pouvez me faire connaitre l'amour, et qui le savez bien? Vous avez dans l'ame un tresor, et vous souriez a cote d'un malheureux qui meurt de faim et de soif. Vous lui jetez une petite piece de monnaie de temps en temps; cela s'appelle pour vous l'amitie; ce n'est pas meme de la pitie, car vous devez bien savoir que la goutte d'eau augmente la soif. "Et pourquoi ne m'aimez-vous pas? Vous avez peut-etre aime deja quelqu'un qui ne me valait pas. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, mais j'aime, et n'est-ce pas tout? "Vous n'y croirez pas, vous direz encore que je me trompe, comme l'autre fois! Non, vous ne pourrez pas le dire, a moins de mentir a Dieu et a vous-meme. Vous voyez bien que mon tourment me maitrise, et que j'arrive a faire une declaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que d'etre raille par vous! "Therese, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon ame n'a jamais ete souille, et que, de l'abime ou je m'etais jete, j'ai toujours, malgre moi, crie vers le ciel. Vous savez bien qu'aupres de vous je suis chaste comme un petit enfant, et vous n'avez pas craint quelquefois de prendre ma tete dans vos mains, comme si vous alliez m'embrasser au front. Et vous disiez: "Mauvaise tete! tu meriterais d'etre brisee." Et pourtant, au lieu de l'ecraser comme la tete d'un serpent, vous tachiez d'y faire entrer le souffle pur et brulant de votre esprit. Eh bien, vous n'avez que trop reussi; et, a present que vous avez allume le feu sur l'autel, vous vous detournez et vous me dites: "Confiez-en la garde a une autre! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et bien devouee; ayez des enfants, de l'ambition pour eux, de l'ordre, du bonheur domestique, que sais-je? tout, excepte moi!" "Et moi, Therese, c'est vous que j'aime avec passion, et non pas moi-meme. Depuis que je vous connais, vous travaillez a me faire croire au bonheur et a m'en donner le gout. Ce n'est pas votre faute si je ne suis pas devenu egoiste, comme un enfant gate. Eh bien, je vaux mieux que cela. Je ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais seulement qu'il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c'est cette vie-la ou la mort qu'il me faut." IV Therese fut profondement affligee de cette lettre. Elle en fut frappee comme d'un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu a celui de Laurent, qu'elle s'imaginait ne pas l'aimer d'amour, surtout en relisant les expressions dont il se servait. Il n'y avait pas d'ivresse dans le coeur de Therese, ou, s'il y en avait, elle y etait entree goutte a goutte, si lentement, qu'elle ne s'en apercevait pas et se croyait aussi maitresse d'elle-meme que le premier jour. Le mot de passion la revoltait. --Des passions, a moi! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce que c'est, et que je veux retourner a ce breuvage empoisonne! Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donne tant de tendresse et de soins, pour qu'il me propose, en guise de remerciment, le desespoir, la fievre et la mort?... Apres tout, pensait-elle, ce n'est pas sa faute, a ce malheureux esprit! Il ne sait ce qu'il veut, ni ce qu'il demande. Il cherche l'amour comme la pierre philosophale, a laquelle on s'efforce d'autant plus de croire qu'on ne peut la saisir. Il croit que je l'ai, et que je m'amuse a la lui refuser! Dans tout ce qu'il pense, il y a toujours un peu de delire. Comment le calmer et le detacher d'une fantaisie qui arrive a le rendre malheureux? "C'est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l'eloigner de la debauche, je l'ai trop habitue a un attachement honnete; mais il est homme et il trouve notre affection incomplete. Pourquoi m'a-t-il trompee? pourquoi m'a-t-il fait croire qu'il etait tranquille aupres de moi? Que ferai-je, moi, pour reparer la niaiserie de mon inexperience? Je n'ai pas ete assez de mon sexe dans le sens de la presomption. Je n'ai pas su qu'une femme, si tiede et si lasse qu'elle soit de la vie, peut toujours troubler la cervelle d'un homme. J'aurais du me croire seduisante et dangereuse comme il me l'avait dit une fois, et deviner qu'il ne se dementait sur ce point que pour me tranquilliser. C'est donc un mal, ce ne peut donc etre un tort que de ne pas avoir les instincts de la coquetterie? Et puis Therese, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces instincts de reserve et de mefiance pour se preserver des desirs d'autres hommes qui ne lui plaisaient pas: avec Laurent, elle ne les avait pas eus, parce qu'elle l'estimait dans son amitie pour elle, parce qu'elle ne pouvait pas croire qu'il chercherait a la tromper, et aussi, il faut bien le dire, parce qu'elle l'aimait plus que tout autre. Seule, dans son atelier, elle allait et venait, en proie a un malaise douloureux, tantot regardant cette fatale lettre qu'elle avait posee sur une table comme n'en sachant que faire, et ne se decidant ni a la rouvrir ni a la detruire, tantot regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait justement avec entrain et plaisir au moment ou on lui avait apporte cette lettre, c'est-a-dire ce doute, ce trouble, ces etonnements et ces craintes. C'etait comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot ecrit sur ce papier etait comme un chant de mort deja entendu dans le passe, comme une prophetie de malheurs nouveaux. Elle essaya de se rasserener en se remettant a peindre. C'etait pour elle le grand remede a toutes les petites agitations de la vie exterieure: mais il fut impuissant ce jour-la: l'effroi que cette passion lui inspirait l'atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie presente. --Deux bonheurs troubles ou detruits, se dit-elle en jetant son pinceau et en regardant la lettre: le travail et l'amitie. Elle passa le reste de la journee sans rien resoudre. Elle ne voyait qu'un point net dans son esprit, la resolution de dire non; mais elle voulait que ce fut non, et ne tenait pas a le signifier au plus vite avec cette rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se hatent de barricader la porte. La maniere de dire ce _non_ sans appel, qui ne devait laisser aucune esperance, et qui pourtant ne devait pas mettre un fer rouge sur le doux souvenir de l'amitie, etait pour elle un probleme difficile et amer. Ce souvenir-la, c'etait son propre amour; quand on a un mort cheri a ensevelir, on ne se decide pas sans douleur a lui jeter un drap blanc sur la face, et a le pousser dans la fosse commune. On voudrait l'embaumer dans une tombe choisie que l'on regarderait de temps en temps, en priant pour l'ame de celui qu'elle renferme. Elle arriva a la nuit sans avoir trouve d'expedient pour se refuser sans trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal diner, lui demanda avec inquietude si elle etait malade. --Non, repondit-elle, je suis preoccupee. --Ah! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas a vivre. Therese leva un doigt; c'etait un geste que Catherine connaissait et qui voulait dire: "Ne parle pas de cela." L'heure ou Therese recevait le petit nombre de ses amis n'etait, depuis quelque temps, mise a profit que par Laurent. Bien que la porte restat ouverte a qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent absents (c'etait la saison d'aller ou de rester a la campagne), soit qu'ils eussent senti chez Therese une certaine preoccupation, un desir involontaire et mal deguise de causer exclusivement avec M. de Fauvel. C'etait a huit heures que Laurent arrivait, et Therese regarda la pendule en se disant: --Je n'ai pas repondu; aujourd'hui, il ne viendra pas. Il se fit dans son coeur un vide affreux, quand elle ajouta; --Il ne faut pas qu'il revienne jamais. Comment passer cette eternelle soiree qu'elle avait l'habitude d'employer a causer avec son jeune ami, tout en faisant de legers croquis ou quelque ouvrage de femme pendant qu'il fumait, nonchalamment etendu sur les coussins du divan? Elle songea a se soustraire a l'ennui en allant trouver une amie qu'elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait quelquefois au spectacle; mais cette personne se couchait de bonne heure, et il serait trop tard quand Therese arriverait. La course etait si longue et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-la! D'ailleurs, il fallait s'habiller, et Therese, qui vivait en pantoufles, comme les artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gene, etait paresseuse a se mettre en tenue de visite. Mettre un chale et un voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les allees desertes du bois de Boulogne? Therese s'etait promenee ainsi quelquefois avec Laurent, lorsque la soiree etouffante leur donnait le besoin de chercher un peu de fraicheur sous les arbres. C'etaient des promenades qui l'eussent beaucoup compromise avec tout autre; mais Laurent lui gardait religieusement le secret de sa confiance; et ils se plaisaient tous deux a l'excentricite de ces mysterieux tete-a-tete qui ne cachaient aucun mystere. Elle se les rappela comme s'ils etaient deja loin et se dit en soupirant, a l'idee qu'ils ne reviendraient plus: --C'etait le bon temps! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui souffre, et pour moi qui ne l'ignore plus. A neuf heures, elle essaya enfin de repondre a Laurent, lorsqu'un coup de sonnette la fit tressaillir. C'etait lui! Elle se leva pour dire a Catherine de repondre qu'elle etait sortie. Catherine entra: ce n'etait qu'une lettre de lui. Therese regretta involontairement que ce ne fut pas lui-meme. Il n'y avait dans la lettre que ce peu de mots: "Adieu, Therese, vous ne m'aimez pas, et, moi, je vous aime comme un enfant!" Ces deux lignes firent trembler Therese de la tete aux pieds. La seule passion qu'elle n'eut jamais travaille a eteindre dans son coeur, c'etait l'amour maternel. Cette plaie-la, bien que fermee en apparence, etait toujours saignante comme l'amour inassouvi. --Comme un enfant; repetait-elle en serrant la lettre dans ses mains agitees de je ne sais quel frisson. Il m'aime comme un enfant! Qu'est-ce qu'il dit la, mon Dieu! sait-il le mal qu'il me fait? _Adieu!_ Mon fils savait deja dire _adieu!_ mais il ne me l'a pas crie quand on l'a emporte. Je l'aurais entendu! et je ne l'entendrai jamais plus. Therese etait surexcitee, et, son emotion s'emparant du plus douloureux des pretextes, elle fondit en larmes. --Vous m'avez appelee? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu! qu'est-ce que vous avez donc? Vous voila dans les pleurs comme autrefois! --Rien, rien, laisse-moi, repondit Therese. Si quelqu'un vient pour me voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux etre seule. Je suis malade. Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher a pas furtifs le long de la haie. --Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma maitresse pleure; mais ca doit etre votre faute, vous lui faites des peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon! Catherine, malgre tout son respect et son devouement pour Therese, etait persuadee que Laurent etait son amant. --Elle pleure? s'ecria-t-il. Oh! mon Dieu! pourquoi pleure-t-elle? Et il traversa d'un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds de Therese, qui sanglotait dans le salon, la tete dans ses mains. Laurent eut ete transporte de joie de la voir ainsi s'il eut ete le roue que parfois il voulait paraitre; mais le fond de son coeur etait admirablement bon, et Therese avait sur lui l'influence secrete de le ramener a sa veritable nature. Les larmes dont elle etait baignee lui firent donc une peine reelle et profonde. Il la supplia a genoux d'oublier encore cette folie de sa part et d'apaiser la crise par sa douceur et sa raison. --Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez notre amitie defunte, je jure de la faire revivre plutot que de vous causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Therese, ma soeur cherie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de vous tromper! ayez, vous, le courage d'accepter mon amour comme une triste decouverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me guerir par la patience et la pitie. J'y ferai tous mes efforts, je vous en fais le serment! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je crois qu'il ne m'en coutera pas tant que vous pourriez le craindre, car je ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci. Non, en verite, je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il etre apres la vie que j'ai menee et que je suis libre de mener encore? C'est une soif de l'ame que j'eprouve; pourquoi vous effrayerait-elle? Donnez-moi peu de votre coeur et prenez tout le mien. Acceptez d'etre aimee de moi, et ne me dites plus que c'est pour vous un outrage, car mon desespoir, c'est de voir que vous me meprisez trop pour me permettre que, meme en reve, j'aspire a vous... Cela me rabaisse tant a mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer ce malheureux qui vous repugne moralement. Relevez-moi plutot du bourbier ou j'etais tombe, en me disant d'expier ma mauvaise vie et de devenir digne de vous. Oui, laissez-moi une esperance! si faible qu'elle soit, elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Therese! La seule idee de travailler pour vous paraitre meilleur me donne deja de la force, je le sens; ne me l'otez pas. Que vais-je devenir si vous me repoussez? Je vais redescendre tous les degres que j'ai montes depuis que je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitie sera perdu pour moi. Vous aurez essaye de guerir un malade, et vous aurez fait un mort! Et vous-meme alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre oeuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l'avoir point menee a meilleure fin? Soyez pour moi une soeur de charite qui ne se borne pas a panser un blesse, mais qui s'efforce de reconcilier son ame avec le ciel. Voyons, Therese, ne me retirez pas vos mains loyales, ne detournez pas votre tete, si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne m'ayez, sinon permis, du moins pardonne de vous aimer! Therese dut accepter cette effusion comme serieuse, car Laurent etait de bonne foi. Le repousser avec defiance eut ete un aveu de la tendresse trop vive qu'elle avait pour lui; une femme qui montre de la peur est deja vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-etre le fut-elle sincerement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d'ailleurs, elle n'etait pas mal inspiree par sa faiblesse meme. Rompre en ce moment, c'eut ete provoquer de terribles emotions qu'il valait mieux apaiser, sauf a detendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait etre l'affaire de quelques jours. Laurent etait si mobile et passait si brusquement d'un extreme a l'autre! Ils se calmerent donc tous les deux, s'aidant l'un l'autre a oublier l'orage, et meme s'efforcant d'en rire, afin de se rassurer mutuellement sur l'avenir; mais, quoi qu'ils fissent, leur situation etait essentiellement modifiee, et l'intimite avait fait un pas de geant. La crainte de se perdre les avait rapproches, et, tout en se jurant que rien n'etait change entre eux quant a l'amitie, il y avait dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs idees une langueur de l'ame, une sorte de fatigue attendrie qui etait deja l'abandon de l'amour! Catherine, en apportant le the, acheva de les remettre ensemble, comme elle disait, par ses naives et maternelles preoccupations. --Vous feriez mieux, dit-elle, a Therese, de manger une aile de poulet que de vous creuser l'estomac avec ce the!--Savez-vous, dit-elle a Laurent en lui montrant sa maitresse, qu'elle n'a pas touche a son diner? --Eh bien, vite qu'elle soupe! s'ecria Laurent. Ne dites pas non, Therese, il le faut! Qu'est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez malade? Et, comme Therese refusait de manger, car elle n'avait reellement pas faim, il pretendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait a insister, avoir faim lui-meme, et cela etait vrai, car il avait oublie de diner. Des lors Therese se fit un plaisir de lui donner a souper, et ils mangerent ensemble pour la premiere fois; ce qui, dans la vie solitaire et modeste de Therese, n'etait pas un fait insignifiant. Manger tete a tete surtout est une grande source d'intimite. C'est la satisfaction en commun d'un besoin de l'etre materiel, et, quand on y cherche un sens plus eleve, c'est une communion comme le mot l'indique. Laurent, dont les idees prenaient volontiers un tour poetique au milieu meme de la plaisanterie, se compara en riant a l'enfant prodigue, pour qui Catherine s'empressait du tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se presentait sous la forme d'un mince poulet, preta naturellement a la gaiete des deux amis. C'etait si peu pour l'appetit du jeune homme, que Therese s'en tourmenta. Le quartier n'offrait guere de ressources, et Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s'en mit en peine. On deterra au fond d'une armoire un enorme pot de gelee de goyaves. C'etait un present de Palmer que Therese n'avait pas songe a entamer, et que Laurent entama profondement, tout en parlant avec effusion de cet excellent Dick, dont il avait eu la sottise d'etre jaloux, et que desormais il aimait de tout son coeur. --Vous voyez, Therese, dit-il, comme le chagrin rend injuste! Croyez-moi, il faut gater les enfants. Il n'y a de bons que ceux qui sont traites par la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours! La rigueur n'est pas seulement un fiel amer, c'est un poison mortel! Quand vint le the, Laurent s'apercut qu'il avait devore en egoiste, et que Therese, en faisant semblant de manger, n'avait rien mange du tout. Il se reprocha son inattention et s'en confessa; puis, renvoyant Catherine, il voulut lui-meme faire le the et servir Therese. C'etait la premiere fois de sa vie qu'il se faisait le serviteur de quelqu'un, et il y trouva un plaisir delicat dont il eprouva naivement la surprise. --A present, dit-il a Therese en lui presentant sa tasse a genoux, je comprends qu'on puisse etre domestique et aimer son etat. Il ne s'agit que d'aimer son maitre. De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extreme. Laurent avait dans les manieres, et meme dans l'attitude du corps, une certaine roideur dont il ne se departait meme pas avec les femmes du monde. Il les servait avec la froideur ceremonieuse de l'etiquette. Avec Therese, qui faisait les honneurs de son petit interieur en bonne femme et en artiste enjouee, il avait toujours ete prevenu et choye sans avoir a rendre la pareille. Il y eut eu manque de gout et de savoir-vivre a se faire l'homme de la maison. Tout a coup, a la suite de ces pleurs et de ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu'il s'en rendit compte, se trouvait investi d'un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il s'emparait d'inspiration, sans que Therese, surprise et attendrie, put s'y opposer. Il semblait qu'il fut chez lui, et qu'il eut conquis le privilege de soigner la dame du logis, en bon frere ou en vieux ami. Et Therese, sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire avec de grands yeux etonnes, se demandant si jusque-la elle ne s'etait pas radicalement trompee en prenant cet enfant tendre et devoue pour un homme hautain et sombre. Cependant Therese reflechit durant la nuit; mais, le lendemain matin, Laurent qui, sans rien premediter, ne voulait pas la laisser respirer, car il ne respirait plus lui-meme, lui envoya des fleurs magnifiques, des friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux, qu'elle ne put se defendre d'en etre touchee. Il se disait le plus heureux des hommes, il ne desirait rien de plus que son pardon, et, du moment qu'il l'avait obtenu, il etait le roi du monde. Il acceptait toutes les privations, toutes les rigueurs, pourvu qu'il ne fut pas prive de voir et d'entendre son amie. Cela seul etait au-dessus de ses forces; tout le reste n'etait rien. Il savait bien que Therese ne pouvait pas avoir d'amour pour lui, ce qui ne l'empechait pas, dix lignes plus bas, de dire: "Notre saint amour n'est-il pas indissoluble?" Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour, avec une candeur dont, a coup sur, il etait dupe lui-meme, entourant Therese de soins exquis, travaillant de tout son coeur a lui donner confiance dans la chastete de leurs relations, et a chaque instant lui parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant a la distraire quand il la voyait inquiete, a l'egayer quand il la voyait triste, a l'attendrir sur lui-meme quand il la voyait severe, il l'amena insensiblement a n'avoir pas d'autre volonte et d'autre existence que les siennes. Rien n'est perilleux comme ces intimites ou l'on s'est promis de ne pas s'attaquer mutuellement, quand l'un des deux n'inspire pas a l'autre une secrete repulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie independante et de leurs occupations, qui les obligent souvent d'abandonner le convenu social, sont plus exposes a ces dangers que ceux qui vivent dans le regle et dans le positif. On doit donc leur pardonner des entrainements plus soudains et des impressions plus fievreuses. L'opinion sent qu'elle le doit, car elle est generalement plus indulgente pour ceux qui errent forcement dans la tempete que pour ceux que berce un calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l'inspiration, et il faut bien que ce feu qui deborde pour les plaisirs et les enthousiasmes du public arrive a les consumer eux-memes. On les plaint alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs desastres et leurs catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit a sa brave et douce compagne: --Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de chagrin. Et ce fameux poete qui disait de si belles choses, il s'est suicide. C'est grand dommage, ma femme... Tous ces gens-la finissent mal. C'est nous, les simples, qui sommes les gens heureux... Et le bon bourgeois a raison. Therese avait pourtant vecu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusee, du moins en laborieuse ouvriere, travaillant des le matin, et ne s'enivrant pas de plaisir ou de langueur a la fin de sa journee. Elle avait de continuelles aspirations a la vie domestique et reglee; elle aimait l'ordre, et, loin d'afficher le mepris pueril que certains artistes prodiguaient a ce qu'ils appelaient dans ce temps-la la gent epiciere, elle regrettait amerement de n'avoir pas ete mariee dans ce milieu mediocre et sur, ou, au lieu de talent et de renommee, elle eut trouve l'affection et la securite. Mais on ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas les seuls imprudents que la destinee foudroie. V Therese n'eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et libertin que l'on attribue a ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa volonte, apres des nuits de meditation douloureuse, qu'elle lui dit: --Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus a ce point ou la faute a commettre est l'inevitable reparation d'une serie de fautes commises. J'ai ete coupable envers toi, en n'ayant pas la prudence egoiste de te fuir; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-meme, en restant ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierte... Ecoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la force dont elle etait capable, ne me retire jamais cette main-la et, quelque chose qui arrive, garde assez d'honneur et de courage pour ne pas oublier qu'avant d'etre ta maitresse, j'ai ete _ton ami_. Je me le suis dit des le premier jour de ta passion: nous nous aimions trop bien ainsi pour ne pas nous aimer plus mal autrement; mais ce bonheur-la ne pouvait pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette liaison, melee pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le dessus. Je te demande seulement, si tu viens a te lasser de mon amour comme te voila lasse de mon amitie, de te rappeler que ce n'est pas un instant de delire qui m'a jetee dans tes bras, mais un elan de mon coeur et un sentiment plus tendre et plus durable que l'ivresse de la volupte. Je ne suis pas superieure aux autres femmes, et je ne m'arroge pas le droit de me croire invulnerable; mais je t'aime si ardemment et si saintement, que je n'aurais jamais failli avec toi, si tu avais du etre sauve par ma force. Apres avoir cru que cette force t'etait bonne, qu'elle t'apprenait a decouvrir la tienne et a te purifier d'un mauvais passe, te voila persuade du contraire, a tel point qu'aujourd'hui c'est le contraire, en effet qui arrive: tu deviens amer, et il semble, si je resiste, que tu sois pret a me hair et a retourner a la debauche, en blasphemant meme notre pauvre amitie. Eh bien, j'offre a Dieu pour toi le sacrifice de ma vie. Si je dois souffrir de ton caractere ou de ton passe, soit. Je serai assez payee si je te preserve du suicide que tu etais en train d'accomplir quand je t'ai connu. Si je n'y parviens pas, du moins je l'aurai tente, et Dieu me pardonnera un devouement inutile, lui qui sait combien il est sincere! Laurent fut admirable d'enthousiasme, de reconnaissance et de foi dans les premiers jours de cette union. Il s'etait eleve au-dessus de lui-meme, il avait des elans religieux, il benissait sa chere maitresse de lui avoir fait connaitre enfin l'amour vrai, chaste et noble, qu'il avait tant reve, et dont il s'etait cru a jamais desherite par sa faute. Elle le retrempait, disait-il, dans les eaux de son bapteme, elle effacait en lui jusqu'au souvenir de ses mauvais jours. C'etait une adoration, une extase, un culte. Therese y crut naivement. Elle s'abandonna a la joie d'avoir donne toute cette felicite et rendu toute cette grandeur a une ame d'elite. Elle oublia toutes ses apprehensions et en sourit comme de reves creux qu'elle avait pris pour des raisons. Ils s'en moquerent ensemble; ils se reprocherent de s'etre meconnus et de ne s'etre pas jetes au cou l'un de l'autre des le premier jour, tant ils etaient faits pour se comprendre, se cherir et s'apprecier. Il ne fut plus question de prudence et de sermons. Therese etait rajeunie de dix ans. C'etait un enfant plus enfant que Laurent lui-meme; elle ne savait quoi imaginer pour lui arranger une existence ou il ne sentirait pas le pli d'une feuille de rose. Pauvre Therese! son ivresse ne dura pas huit jours entiers. D'ou vient cet effroyable chatiment inflige a ceux qui ont abuse des forces de la jeunesse, et qui consiste a les rendre incapables de gouter la douceur d'une vie harmonieuse et logique? Est-il bien criminel, le jeune homme qui se trouve lance sans frein dans le monde avec d'immenses aspirations, et qui se croit capable d'eteindre tous les fantomes qui passent, tous les enivrements qui l'appellent? Son peche est-il autre chose que l'ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que l'exercice de la vie doit etre un eternel combat contre soi-meme? Il en est vraiment qui sont a plaindre, et qu'il est difficile de condamner, a qui ont peut-etre manque un guide, une mere prudente, un ami serieux, une premiere maitresse sincere. Le vertige les a saisis des leurs premiers pas; la corruption s'est jetee sur eux comme sur une proie pour faire des brutes de ceux qui avaient plus de sens que d'ame, pour faire des insenses de ceux qui se debattaient, comme Laurent, entre la fange de la realite et l'ideal de leurs reves. Voila ce que disait Therese pour continuer a aimer cette ame souffrante, et pourquoi elle endura les blessures que nous allons raconter. Le septieme jour de leur bonheur fut irrevocablement le dernier. Ce chiffre nefaste ne sortit jamais de la memoire de Therese. Des circonstances fortuites avaient concouru a prolonger cette eternite de joies pendant toute une semaine; personne d'intime n'etait venu voir Therese, elle n'avait pas de travail trop presse; Laurent promettait de se remettre a l'ouvrage des qu'il pourrait reprendre possession de son atelier, envahi par des ouvriers a qui il en avait confie la reparation. La chaleur etait ecrasante a Paris; il fit a Therese la proposition d'aller passer quarante-huit heures a la campagne, dans les bois. C'etait le septieme jour. Ils partirent en bateau, et arriverent le soir dans un hotel, d'ou, apres le diner, ils sortirent pour courir la foret par un clair de lune magnifique. Ils avaient loue des chevaux et un guide, lequel les ennuya bientot par son baragouin pretentieux. Ils avaient fait deux lieues et se trouvaient au pied d'une masse de rochers que Laurent connaissait. Il proposa de renvoyer les chevaux et le guide, et de revenir a pied, quand meme il serait un peu tard. --Je ne sais pas pourquoi, lui dit Therese, nous ne passerions pas toute la nuit dans la foret: il n'y a ni loups ni voleurs. Restons ici tant que tu voudras, et ne revenons jamais, si bon te semble. Ils resterent seuls, et c'est alors que se passa une scene bizarre, presque fantastique, mais qu'il faut raconter telle qu'elle est arrivee. Ils etaient montes sur le haut du rocher et s'etaient assis sur la mousse epaisse dessechee par l'ete. Laurent regardait le ciel splendide ou la lune effacait la clarte des etoiles. Deux ou trois des plus grosses brillaient seules au-dessus de l'horizon. Renverse sur le dos, Laurent les contemplait. --Je voudrais bien savoir, dit-il, le nom de celle qui est a peu pres au-dessus de ma tete; elle a l'air de me regarder. --C'est Vega, repondit Therese. --Tu sais donc le nom de toutes les etoiles, toi, savante? --A peu pres. Ce n'est pas difficile, et, en un quart d'heure, tu en sauras autant que moi, quand tu voudras. --Non, merci; j'aime mieux decidement ne pas savoir: j'aime mieux leur donner des noms a ma fantaisie. --Et tu as raison. --J'aime mieux me promener au hasard dans ces lignes tracees la-haut et faire des combinaisons de groupes a mon idee que de marcher dans le caprice des autres. Apres tout, peut-etre ai-je tort, Therese! Tu aimes les sentiers frayes, toi, n'est-ce pas? --Ils sont meilleurs aux pauvres pieds. Je n'ai pas, comme toi, des bottes de sept lieues! --Moqueuse! tu sais bien que tu es plus forte et meilleure marcheuse que moi! --C'est tout simple, je n'ai pas d'ailes pour m'envoler. --Avise-toi d'en avoir pour me laisser la! Mais ne parlons pas de nous quitter: ce mot-la ferait pleuvoir! --Eh! qui donc y songe? Ne le repete pas, ton affreux mot! --Non, non! n'y songeons pas, n'y songeons pas! s'ecria-t-il en se levant brusquement. --Qu'as-tu et ou vas-tu? lui dit-elle. --Je ne sais pas, repondit-il. Ah! si! a propos... Il y a par la un echo extraordinaire, et, la derniere fois que j'y suis venu avec la petite... tu ne tiens pas a savoir son nom, n'est-ce pas? j'ai pris grand plaisir a l'entendre d'ici, pendant qu'elle chantait la-bas sur le tertre qui est vis-a-vis de nous. Therese ne repondit rien. Il s'apercut que ce souvenir intempestif d'une de ses mauvaises connaissances n'etait pas delicat a jeter au milieu d'une romantique veillee avec la reine de son coeur. Pourquoi cela lui etait-il revenu? comment le nom quelconque de la vierge folle lui etait-il arrive au bord des levres? Il fut mortifie de cette maladresse; mais, au lieu de s'en accuser naivement et de la faire oublier par des torrents de tendres paroles qu'il savait bien tirer de son ame quand la passion l'inspirait, il n'en voulut pas avoir le dementi, et demanda a Therese si elle voulait chanter pour lui. --Je ne pourrais pas, lui repondit-elle avec douceur. Il y a longtemps que je n'etais montee a cheval, je me sens un peu oppressee. --Si ce n'est qu'un peu, faites un effort, Therese, cela me fera tant de plaisir! Therese etait trop fiere pour avoir du depit, elle n'avait que du chagrin. Elle detourna la tete et feignit de tousser. --Allons, dit-il en riant, vous n'etes qu'une faible femme! Et puis vous ne croyez pas a mon echo, je vois cela. Je veux vous le faire entendre. Restez ici. Je grimpe la-haut, moi. Vous n'avez pas peur, j'espere, de rester seule cinq minutes? --Non, repondit tristement Therese, je n'ai pas du tout peur. Pour grimper sur l'autre rocher, il fallait descendre le petit ravin qui le separait de celui ou ils etaient; mais ce ravin etait plus creux qu'il ne le paraissait. Quand Laurent, apres en avoir descendu la moitie, vit le chemin qui lui restait a faire, il s'arreta, craignant de laisser Therese seule si longtemps, et, criant vers elle, il lui demanda si elle ne l'avait pas rappele. --Non, pas du tout! lui cria-t-elle a son tour, ne voulant pas contrarier sa fantaisie. Il est impossible d'expliquer ce qui se passa dans la tete de Laurent; il prit ce _pas du tout_ pour une durete, et se remit a descendre, mais moins vite et en revant. --Je l'ai blessee, dit-il, et la voila qui me boude, comme du temps ou nous jouions au frere et a la soeur. Est-ce qu'elle va encore avoir de ces humeurs-la, a present qu'elle est ma maitresse? Mais pourquoi l'ai-je blessee? J'ai eu tort assurement, mais c'est sans le vouloir. Il est bien impossible qu'il ne me revienne pas quelque bribe de mon passe dans la memoire. Sera-ce donc chaque fois un outrage pour elle et une mortification pour moi? Que lui importe mon passe, puisqu'elle m'a accepte comme cela? J'ai eu tort pourtant! oui, j'ai eu tort; mais ne lui arrivera-t-il jamais a elle-meme de me parler de ce drole qu'elle a aime et dont elle s'est crue la femme? Malgre elle, Therese se souviendra aupres de moi des jours qu'elle a vecu sans moi, et lui en ferai-je un crime? Laurent se repondit aussitot a lui-meme: --Oh! mais oui, cela me serait insupportable! Donc, j'ai eu grand tort, et j'aurais du lui en demander pardon tout de suite. Mais deja il etait arrive a ce moment de fatigue morale ou l'ame est rassasiee d'enthousiasme, ou l'etre farouche et faible que nous sommes tous plus ou moins a besoin de reprendre possession de lui-meme. --Encore s'accuser; encore promettre, encore persuader, encore s'attendrir? Eh quoi! se dit-il, ne peut-elle etre heureuse et confiante huit jours entiers? C'est ma faute, je le veux bien; mais il y a encore plus de la sienne a faire de si peu une si grosse affaire et a me gater cette belle nuit de poesie que je m'etais arrangee avec elle dans un des plus beaux endroits du monde. J'y suis deja venu avec des libertins et des filles, c'est vrai; mais dans quel coin des environs de Paris l'aurais-je conduite ou je n'aurais pas retrouve ces facheux souvenirs? A coup sur, ils ne m'enivrent guere, et il y a presque de la cruaute a me les reprocher... En repondant ainsi dans son coeur aux reproches que Therese lui adressait probablement dans le sien, il arriva au fond de la vallee, ou il se sentit trouble et fatigue comme a la suite d'une querelle, et se jeta sur l'herbe dans un mouvement de lassitude et de depit. Il y avait sept jours entiers qu'il ne s'etait appartenu; il subissait le besoin de se reconquerir et de se croire seul et indompte un instant. De son cote Therese etait navree et effrayee en meme temps. Pourquoi le mot _se quitter_ avait-il ete jete par lui tout a coup comme un cri aigre au milieu de cet air tranquille qu'ils respiraient ensemble? a quel propos? en quoi l'avait-elle provoque? Elle cherchait en vain. Laurent lui-meme n'eut pu le lui expliquer. Tout ce qui avait suivi etait grossierement cruel, et combien il devait etre irrite pour l'avoir dit, cet homme d'une education exquise! Mais d'ou lui venait cette colere? portait-il en lui un serpent qui le mordait au coeur et lui arrachait des paroles d'egarement et de malediction? Elle l'avait suivi des yeux sur la pente du rocher jusqu'a ce qu'il fut entre dans l'ombre epaisse du ravin. Elle ne le voyait plus et s'etonnait du temps qu'il lui fallait pour reparaitre sur le versant de l'autre monticule. Elle fut prise d'effroi, il pouvait etre tombe dans quelque precipice. Ses regards interrogeaient en vain la profondeur du terrain herbu, herisse de grosses roches sombres. Elle se levait pour essayer de l'appeler, lorsqu'un cri d'inexprimable detresse monta jusqu'a elle, un cri rauque, affreux, desespere, qui lui fit dresser les cheveux sur la tete. Elle s'elanca comme une fleche dans la direction de la voix. S'il y eut eu, en effet, un abime, elle s'y fut precipitee sans reflexion; mais ce n'etait qu'une pente rapide ou elle glissa plusieurs fois sur la mousse et dechira sa robe aux buissons. Rien ne l'arreta; elle arriva, sans savoir comment, aupres de Laurent, qu'elle trouva debout, hagard, agite d'un tremblement convulsif. --Ah! te voila, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de venir! j'y serais mort! Et, comme don Juan apres la reponse de la statue, il ajouta d'une voix apre et brusque: _Sortons d'ici!_ Il l'entraina sur le chemin, marchant a l'aventure et ne pouvant rendre compte de ce qui lui etait arrive. Au bout d'un quart d'heure, il se calma enfin, et s'assit avec elle dans une clairiere. Ils ne savaient ou ils etaient; le sol etait seme de roches plates qui ressemblaient a des tombes, et entre lesquelles poussaient au hasard des genevriers qu'on eut pu prendre, la nuit, pour des cypres. --Mon Dieu! dit tout a coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetiere? Pourquoi m'amenes-tu ici? --Ce n'est, repondit-elle, qu'un endroit inculte. Nous en avons traverse beaucoup de pareils ce soir. S'il te deplait, ne nous y arretons pas, rentrons sous les grands arbres. --Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinee me jette dans ces idees de mort, autant vaut les braver et en epuiser l'horreur. Cela a son charme comme toute autre chose, n'est-ce pas, Therese? Tout ce qui ebranle fortement l'imagination est une jouissance plus ou moins apre. Quand une tete doit tomber sur l'echafaud, la foule va regarder, et c'est tout naturel. Il n'y a pas que les emotions douces qui nous fassent vivre: il nous en faut d'epouvantables pour nous faire sentir l'intensite de la vie. Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Therese n'osait l'interroger et s'efforcait de le distraire; elle voyait bien qu'il venait d'avoir un acces de delire. Enfin il se remit assez pour vouloir et pouvoir le raconter. Il avait eu une hallucination. Couche sur l'herbe, dans le ravin, sa tete s'etait troublee. Il avait entendu l'echo chanter tout seul, et ce chant, c'etait un refrain obscene. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phenomene, il avait vu passer devant lui, sur la bruyere, un homme qui courait, pale, les vetements dechires, et les cheveux au vent. --Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me dire que c'etait un promeneur attarde, surpris et poursuivi par des voleurs, et meme j'ai cherche ma canne pour aller a son secours; mais la canne s'etait perdue dans l'herbe, et cet homme avancait toujours vers moi. Quand il a ete tout pres, j'ai vu qu'il etait ivre, et non pas poursuivi. Il a passe en me jetant un regard hebete, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mepris. Alors j'ai eu peur, et je me suis jete la face contre terre, car cet homme ... c'etait moi! "Oui, c'etait mon spectre, Therese! Ne sois pas effrayee, ne me crois pas fou, c'etait une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans l'obscurite. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine, je n'avais vu celle-la que dans mon imagination; mais qu'elle etait nette, horrible, effrayante! C'etait moi avec vingt ans de plus, des traits creuses par la debauche ou la maladie, des yeux effares, une bouche abrutie, et, malgre tout cet effacement de mon etre, il y avait dans ce fantome un reste de vigueur pour insulter et defier l'etre que je suis a present. Je me suis dit alors: "O mon Dieu! est-ce donc la ce que je serai dans mon age mur?... J'ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j'ai exprimes malgre moi; c'est que je porte toujours en moi ce vieil homme dont je me croyais delivre? Le spectre de la debauche ne veut pas lacher sa proie, et, jusque dans les bras de Therese, il viendra me railler et me crier: _Il est trop tard!_" "Alors je me suis leve pour te joindre, ma pauvre Therese. Je voulais te demander grace pour ma misere et te supplier de me preserver; mais je ne sais pendant combien de minutes ou de siecles j'aurais tourne sur moi-meme sans pouvoir avancer, si tu n'etais enfin venue. Je t'ai reconnue tout de suite, Therese: je n'ai pas eu peur de toi, et je me suis senti delivre. Il etait difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s'il racontait une chose qu'il avait reellement eprouvee, ou s'il avait mele ensemble, dans son cerveau, une allegorie nee de ses reflexions ameres et une image entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant a Therese qu'il ne s'etait pas endormi sur l'herbe, et qu'il s'etait toujours rendu compte du lieu ou il etait et du temps qui s'ecoulait; mais cela meme etait difficile a constater. Therese l'avait perdu de vue, et, quant a elle, le temps lui avait semble mortellement long. Elle lui demanda s'il etait sujet a ces hallucinations. --Oui, dit-il, dans l'ivresse; mais je n'ai ete ivre que d'amour depuis quinze jours que tu es a moi. --Quinze jours! dit Therese etonnee. --Non, moins que cela, reprit-il; ne me chicane pas sur les dates: tu vois bien que je n'ai pas encore ma tete. Marchons, cela me remettra tout a fait. --Tu as besoin de repos pourtant: il faudrait penser a rentrer. --Eh bien, que faisons-nous? --Nous ne sommes pas dans la direction; nous tournons le dos a notre point de depart. --Tu veux que je repasse par ce maudit rocher? --Non, mais prenons a droite. --C'est tout le contraire. Therese insista, elle ne se trompait pas. Laurent n'en voulut pas demordre, et meme il s'emporta et parla d'un ton irrite, comme s'il y eut eu la matiere a dispute. Therese ceda et le suivit ou il voulut aller. Elle se sentait brisee d'emotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler d'un ton qu'elle n'eut jamais voulu prendre avec Catherine, meme quand la bonne vieille l'impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu'elle le sentait malade; mais cet etat d'excitation douloureuse ou elle le voyait l'effrayait d'autant plus. Grace a l'obstination de Laurent, ils se perdirent dans la foret, marcherent pendant quatre heures, et ne rentrerent qu'au point du jour. La marche dans le sable fin et lourd de la foret est tres-penible. Therese ne pouvait plus se trainer, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne songeait point a ralentir le pas par egard pour elle. Il allait devant, pretendant toujours decouvrir la bonne voie, lui demandant de temps a autre si elle etait lasse, et ne devinant pas qu'en repondant: "Non," elle voulait lui oter le regret d'etre cause de cette mesaventure. Le lendemain, Laurent n'y songeait plus; il avait ete pourtant rudement secoue par cette crise etrange; mais c'est le propre des temperaments nerveux a l'exces de se remettre comme par magie. Therese eut meme l'occasion de remarquer qu'au lendemain de ces epreuves terribles, c'est elle qui se trouvait brisee, tandis qu'il semblait avoir pris une force nouvelle. Elle n'avait pas dormi, s'attendant a le voir envahi par quelque grave maladie; mais il prit un bain et se sentit tres-dispos pour recommencer la promenade. Il paraissait avoir oublie combien cette veillee avait ete facheuse pour la lune de miel. La triste impression s'effaca vite chez Therese. Revenue a Paris, elle crut que rien n'etait change entre eux; mais, le soir meme, Laurent eut le caprice de faire la charge de Therese avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la foret, lui avec son air effare et distrait, elle avec sa robe dechiree et le corps brise de fatigue. Les artistes sont tellement habitues a faire la charge les uns des autres, que Therese s'amusa de la sienne; mais, bien qu'elle eut aussi de la facilite et de l'esprit au bout de son crayon, elle n'eut voulu pour rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans un sens comique cette scene nocturne qui l'avait torturee, elle en eut du chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l'ame ne peuvent jamais avoir de cote risible. Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d'ironie encore. Il ecrivit sous sa figure: _Perdu dans la foret et dans l'esprit de sa maitresse_, et sous la figure de Therese: _Le coeur aussi dechire que la robe_. La composition fut intitulee: _Lune de miel dans un cimetiere_. Therese s'efforca de sourire; elle loua le dessin, qui, malgre sa bouffonnerie, sentait la main du maitre, et ne fit aucune reflexion sur le triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eut mieux fait, des le commencement, d'exiger que Laurent ne laissat pas courir sa gaiete au hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce qu'elle eut peur qu'il ne fut encore malade et pris de delire au milieu de sa lugubre plaisanterie. Deux ou trois autres faits de ce genre l'ayant avertie, elle se demanda si la vie douce et reglee qu'elle voulait donner a son ami etait reellement l'hygiene qui convenait a cette organisation exceptionnelle. Elle lui avait dit: --Tu t'ennuieras quelquefois peut-etre; mais l'ennui repose du vertige, et, quand la sante morale sera bien revenue, tu t'amuseras de peu et tu connaitras la veritable gaiete. Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n'avouait pas son ennui, mais il lui etait impossible de le supporter, et il l'exhalait en caprices amers et bizarres. Il s'etait fait une vie de hauts et de bas perpetuels. Les brusques transitions de la reverie a l'exaltation et de la nonchalance absolue aux exces bruyants etaient devenues un etat normal dont il ne pouvait plus se passer. Le bonheur delicieusement savoure pendant quelques jours arrivait a l'irriter comme la vue de la mer par un calme plat. --Tu es heureuse, disait-il a Therese, de te reveiller tous les matins avec le coeur a la meme place. Moi, je perds le mien en dormant. C'est comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j'etais enfant: elle le retrouvait tantot a mes pieds, tantot par terre. Therese se dit que la serenite ne pouvait venir tout d'un coup a cette ame troublee et qu'il fallait l'y habituer par degres. Pour cela, il ne fallait pas l'empecher de retourner quelquefois a la vie active: mais que faire pour que cette activite ne fut pas une souillure, un coup mortel porte a leur ideal? Therese ne pouvait pas etre jalouse des maitresses que Laurent avait eues; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait l'embrasser au front le lendemain d'une orgie. Il fallait donc, puisque le travail qu'il avait repris avec ardeur l'excitait au lieu de l'apaiser, chercher avec lui une issue a cette force. L'issue naturelle eut ete l'enthousiasme de l'amour; mais c'etait la encore une excitation apres laquelle Laurent eut voulu escalader le troisieme ciel: faute d'en avoir la puissance, il regardait du cote de l'enfer, et son cerveau, son visage meme, en recevaient un reflet parfois diabolique. Therese etudia ses gouts et ses fantaisies, et fut surprise de les trouver faciles a satisfaire. Laurent etait avide de diversion et d'imprevu; il n'etait pas necessaire de le promener dans des enchantements irrealisables, il suffisait de le promener n'importe ou, et de lui trouver un amusement auquel il ne s'attendit pas. Si, au lieu de lui donner a diner chez elle, Therese lui annoncait, en mettant son chapeau, qu'ils allaient diner ensemble chez un restaurateur, et si, au lieu de tel theatre ou elle l'avait prie de la conduire, elle lui demandait tout a coup de la mener a un spectacle tout different, il etait ravi de cette distraction inattendue et y prenait le plus grand plaisir, tandis qu'en se conformant a un plan quelconque trace d'avance, il eprouvait un insurmontable malaise et le besoin de tout denigrer. Therese le traita donc comme un enfant en convalescence a qui l'on ne refuse rien, et elle ne voulut faire aucune attention aux inconvenients qui en resultaient pour elle. Le premier et le plus grave fut de compromettre sa reputation. On la disait et on la savait sage. Tout le monde n'etait pas persuade qu'elle n'eut pas eu d'autre amant que Laurent; en outre, une personne ayant repandu qu'elle l'avait vue en Italie autrefois avec le comte de ***, qui etait marie en Amerique, elle passait pour avoir ete entretenue par celui qu'elle avait bien reellement epouse, et on a vu que Therese aimait mieux supporter cette tache que de soulever une lutte scandaleuse contre le malheureux qu'elle avait aime; mais on s'accordait a la regarder comme prudente et raisonnable. --Elle garde les apparences, disait-on; il n'y a jamais eu de rivalites ni de scandale autour d'elle; tous ses amis la respectent et en disent du bien. C'est une femme de tete et qui ne cherche qu'a passer inapercue; ce qui ajoute a son merite. Quand on la vit hors de chez elle au bras de Laurent, on commenca a s'etonner, et le blame fut d'autant plus severe qu'elle s'en etait preservee plus longtemps. Laurent etait fort prise des artistes, mais il comptait parmi eux un tres-petit nombre d'amis. On lui savait mauvais gre de faire le gentilhomme avec les elegants d'une autre classe, et, de leur cote, les amis qu'il avait dans ce monde-la ne comprirent rien a sa conversion et n'y crurent pas. Donc, l'amour tendre et devoue de Therese passa pour un caprice effrene. Une femme chaste eut-elle choisi pour amant, parmi les hommes serieux qui l'entouraient, le seul qui eut mene une vie dissolue avec toutes les pires devergondees de Paris? Et, pour ceux qui ne voulurent pas condamner Therese, la passion violente de Laurent ne parut etre qu'une rouerie menee a bonne fin, et dont il etait assez habile pour se _depetrer_ quand il en serait las. Ainsi de toutes parts mademoiselle Jacques fut deconsideree pour le choix qu'elle venait de faire et qu'elle paraissait vouloir afficher. Telle n'etait pas, a coup sur, l'intention de Therese; mais, avec Laurent, bien qu'il eut resolu de l'entourer de respect, il n'y avait guere moyen de cacher sa vie. Il ne pouvait renoncer au monde exterieur, et il fallait l'y laisser retourner pour s'y perdre, ou l'y suivre pour l'en preserver. Il etait habitue a voir la foule et a en etre vu. Quand il avait vecu un jour dans la retraite, il se croyait tombe dans une cave, et demandait a grands cris le gaz et le soleil. Avec la deconsideration arriva bientot pour Therese un autre sacrifice a faire: celui de la securite domestique. Jusque-la, elle avait gagne assez d'argent par son travail pour mener une vie aisee; mais ce n'etait qu'a la condition d'avoir des habitudes reglees, beaucoup d'ordre dans ses depenses et de suite dans ses occupations. L'imprevu qui charmait Laurent amena la gene. Elle le lui cacha, en ne voulant pas lui refuser le sacrifice de ce precieux temps, qui est surtout le capital de l'artiste. Mais tout ceci n'etait que le cadre d'un tableau bien plus sombre sur lequel Therese jetait un voile si epais, que personne ne se doutait de son malheur, et que ses amis, scandalises ou peines de sa situation, s'eloignaient d'elle en disant: --Elle est enivree. Attendons qu'elle ouvre les yeux; cela viendra bien vite! Cela etait tout venu. Therese acquerait tous les jours la triste certitude que Laurent ne l'aimait deja plus, ou qu'il l'aimait si mal, qu'il n'y avait dans leur union pas plus d'espoir de bonheur pour lui que pour elle. C'est en Italie que la certitude absolue en fut tout a fait acquise pour tous deux, et c'est leur voyage en Italie que nous allons raconter. VI Il y avait longtemps que Laurent voulait voir l'Italie; c'etait son reve depuis l'enfance, et quelques travaux qu'il put vendre d'une maniere inesperee le mirent enfin a meme de le realiser. Il offrit a Therese de l'emmener, en lui montrant avec orgueil sa petite fortune, et en lui jurant que, si elle ne voulait pas le suivre, il renoncerait a ce voyage. Therese savait bien qu'il n'y renoncerait pas sans regret et sans reproche. Aussi s'ingenia-t-elle a trouver de l'argent de son cote. Elle en vint a bout en engageant son travail futur; et ils partirent vers la fin de l'automne. Laurent s'etait fait de grandes illusions sur l'Italie, et croyait trouver le printemps en decembre des qu'il apercevrait la Mediterranee. Il fallut en rabattre, et souffrir d'un froid tres-apre durant la traversee de Marseille a Genes. Genes lui plut extremement, et, comme il y avait beaucoup de peinture a voir, que c'etait la, pour lui, le principal but du voyage, il consentit de bonne grace a s'arreter la un ou deux mois, et loua un appartement meuble. Au bout de huit jours, Laurent avait tout vu, et Therese ne faisait que de commencer a s'installer pour peindre, car il faut dire qu'elle ne pouvait s'en dispenser. Pour avoir quelques billets de mille francs, elle avait du s'engager envers un marchand de tableaux a lui rapporter plusieurs copies de portraits inedits qu'il voulait ensuite faire graver. La besogne n'etait pas desagreable; en homme de gout, l'industriel avait designe divers portraits de Van Dyck, un a Genes, un autre a Florence, etc. Copier ce maitre etait une specialite grace a laquelle Therese avait forme son propre talent et gagne de quoi vivre avant de faire le portrait pour son compte; mais il lui fallait commencer par obtenir l'autorisation des proprietaires de ces chefs-d'oeuvre, et, quelque diligence qu'elle y mit, une semaine s'ecoula avant qu'elle put commencer la copie designee a Genes. Laurent ne se sentait nullement dispose a copier quoi que ce fut. Il avait une individualite trop prononcee et trop ardente pour ce genre d'etude, il profitait autrement de la vue des grandes choses. C'etait son droit. Pourtant plus d'un grand maitre, trouvant l'occasion toute servie, l'eut peut-etre mise a profit. Laurent n'avait pas encore vingt-cinq ans et pouvait encore apprendre. C'etait l'avis de Therese, qui voyait la aussi l'occasion, pour lui, d'augmenter ses ressources pecuniaires. S'il eut daigne copier un Titien, qui etait son maitre de predilection, nul doute que le meme industriel a qui Therese avait affaire ne l'eut acquis ou fait acquerir par un amateur. Laurent trouva cette idee absurde. Tant qu'il avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l'on descendit des hauteurs de l'art jusqu'a songer au gain. Il laissa Therese absorbee devant son modele, la raillant meme un peu d'avance du Van Dyck qu'elle allait faire, et cherchant a la decourager de la tache effrayante qu'elle osait entreprendre; puis il se mit a errer dans ville, assez soucieux de l'emploi de six semaines que Therese lui avait demandees pour mener son oeuvre a bonne fin. Certes, il n'y avait pas pour elle de temps a perdre avec des journees de decembre courtes et sombres, une installation de materiel qui ne lui presentait pas toutes les commodites de son atelier de Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffee, et des volees de badauds en voyage qui, sous pretexte de contempler le chef-d'oeuvre, se placaient devant elle ou l'importunaient de leurs reflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumee, souffrante, attristee, effrayee surtout de l'ennui qu'elle voyait deja creuser les yeux de Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour l'attendre jusqu'a ce que la faim le fit revenir. Deux jours ne se passerent pas sans qu'il lui reprochat d'avoir accepte un travail abrutissant, et sans qu'il lui proposat d'y renoncer. N'avait-il pas de l'argent pour deux, et d'ou venait donc que sa maitresse refusait de le partager avec lui? Therese tint bon; elle savait que l'argent ne durerait pas dans les mains de Laurent, et qu'il ne s'en trouverait peut-etre plus pour revenir le jour ou il serait las de l'Italie. Elle le supplia de la laisser travailler, et de travailler lui-meme comme il l'entendrait, mais comme tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir a conquerir. Il convint qu'elle avait raison et resolut de s'y mettre. Il deballa ses boites, trouva un local et fit plusieurs esquisses; mais, soit le changement d'air et d'habitudes, soit la vue trop recente de tant de chefs-d'oeuvre differents qui l'avaient vivement emu et qu'il lui fallait le temps de digerer en lui-meme, il se sentit frappe d'impuissance momentanee, et tomba dans un de ces _spleens_ contre lesquels il ne savait pas reagir seul. Il lui eut fallu des emotions venant du dehors, une magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou de la serrure, un chef-d'oeuvre litteraire inconnu sous la main, ou encore mieux, une bataille navale dans le port de Genes, un tremblement de terre, n'importe quel evenement, delicieux ou terrible, qui l'arrachat a lui-meme, et sous l'impulsion duquel il se sentit exalte et renouvele. Tout a coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une mauvaise pensee vint le trouver malgre lui. --Quand je songe, se dit-il, qu'_autrefois_ (c'est ainsi qu'il appelait le temps ou il n'aimait pas Therese) la moindre folie suffisait pour me ranimer! J'ai aujourd'hui beaucoup de choses que je revais, de l'argent, c'est-a-dire six mois de loisir et de liberte, l'Italie sous les pieds, la mer a ma porte, autour de moi une maitresse tendre comme une mere, en meme temps qu'elle est un ami serieux et intelligent; et tout cela ne suffit pas pour que mon ame revive! A qui la faute? Ce n'est pas la mienne, a coup sur. Je n'avais pas ete gate, et il ne m'en fallait pas tant autrefois pour m'etourdir. Quand je pense que la moindre piquette me portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus genereux; que le moindre minois chiffonne, avec un regard provoquant et une toilette problematique, suffisait pour me mettre en gaiete et pour me persuader qu'une telle conquete faisait de moi un heros de la regence! Avais-je besoin d'un ideal comme Therese? Comment donc ai-je pu me persuader que la beaute morale et physique m'etait necessaire en amour? Je savais me contenter du _moins_; donc, le _plus_ devait m'accabler, puisque le mieux est l'ennemi du bien. Et puis, d'ailleurs, y a-t-il une vraie beaute pour les sens? La veritable est celle qui plait. Celle dont on est rassasie est comme si elle n'avait jamais ete. Et puis encore il y a le plaisir du changement, et c'est peut-etre la tout le secret de la vie. Changer, c'est se renouveler; pouvoir changer, c'est etre libre. L'artiste est-il ne pour l'esclavage, et n'est-ce pas l'esclavage que la fidelite gardee, ou seulement la foi promise? Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour les ames en derive. Il eprouva bientot le besoin de les exprimer a quelqu'un, et ce quelqu'un fut Therese. Tant pis pour elle, puisque Laurent ne voyait qu'elle! La causerie du soir commencait toujours a peu pres de meme: --Quelle assommante ville que celle-ci! Un soir, il ajouta: --On doit s'y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas etre le modele que tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est la accrochee depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l'ont pas damnee, elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermee dans ce maussade pays. --Et pourtant, repondit Therese, elle y a toujours le privilege de la beaute, le succes qui survit a la mort, et que la main d'un maitre eternise. Toute dessechee qu'elle est au fond de sa tombe, elle a encore des amants; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles d'ailleurs au merite de la peinture, rester en extase devant cette beaute qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant. --Elle te ressemble, Therese, sais-tu cela? Elle a un peu du sphinx, et je ne m'etonne pas de ta passion pour son mysterieux sourire. On dit que les artistes creent toujours dans leur nature: il est tout simple que tu aies choisi les portraits de Van Dyck pour ton ecole d'apprentissage. Il faisait grand, mince, elegant et fier comme ta forme. --Voila des compliments! arrete-toi la, je vois que la moquerie va arriver. --Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus, moi. Avec toi, il faut tout prendre au serieux: je me conforme a l'ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C'est que ta defunte comtesse doit etre bien lasse d'etre toujours belle de la meme facon. Une idee, Therese! un reve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout a l'heure. Ecoute. "Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit d'un amour pour une statue de marbre couchee sur un tombeau. Il en devint fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu'il restait de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva... ce qu'il y devait trouver, l'imbecile! une momie! Alors la raison lui revint, et, embrassant ce squelette, il lui dit: "Je t'aime mieux ainsi; au moins, tu es quelque chose qui a vecu, tandis que j'etais epris d'une pierre qui n'a jamais eu conscience d'elle-meme." --Je ne comprends pas, dit Therese. --Ni moi non plus, repondit Laurent; mais peut-etre qu'en amour la statue est ce qu'on edifie dans sa tete, et la momie, ce que l'on ramasse dans son coeur. Un autre jour, il esquissa la figure et l'attitude de Therese, reveuse et triste, dans un album qu'elle feuilleta ensuite, et ou elle trouva une douzaine de croquis de femmes dont les poses impertinentes et les types effrontes la firent rougir. C'etaient les fantomes du passe qui avaient traverse la memoire de Laurent et qui s'etaient colles, peut-etre malgre lui, a ces feuilles blanches. Therese, sans rien dire, dechira celle ou elle avait pris place dans cette mauvaise compagnie, la jeta au feu, ferma l'album et le remit sur la table; puis elle s'assit pres du feu, etendit son pied sur son chenet et voulut parler d'autre chose. Laurent ne repondit pas, mais il lui dit: --Vous etes trop orgueilleuse, ma chere! Si vous eussiez brule tous les feuillets qui vous deplaisent, pour ne laisser dans l'album que votre image, j'aurais compris, et je vous aurais dit: "Tu fais bien;" mais vous retirer de la en y laissant les autres signifie que vous ne me feriez jamais l'honneur de me disputer a personne. --Je vous ai dispute a la debauche, repondit Therese; je ne vous disputerai jamais a aucune de ces vestales. --Eh bien, c'est de l'orgueil, je le repete; ce n'est pas de l'amour. Moi, je vous ai disputee a la sagesse, et je vous disputerais a n'importe lequel de ses moines. --Pourquoi me disputeriez-vous? Est-ce que vous n'etes pas fatigue d'aimer la statue? est-ce que la momie n'est pas dans votre coeur? --Ah! vous avez la memoire des mots, vous! Mon Dieu! qu'est-ce qu'un mot? On l'interprete comme on veut. Avec un mot, on fait pendre un innocent. Je vois qu'il faut prendre garde a ce que l'on dit avec vous; le plus prudent serait peut-etre de ne jamais causer ensemble. --En sommes-nous la, mon Dieu? dit Therese; fondant en larmes. Ils en etaient la. C'est en vain que Laurent s'affligea de ses pleurs, et lui demanda pardon de les avoir fait couler: le mal recommenca le lendemain. --Que veux-tu donc que je devienne dans: cette detestable ville? lui dit-il. Tu veux que je travaille; je l'ai voulu aussi; mais je ne peux pas! Je ne suis pas ne comme toi avec un petit ressort d'acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonte fonctionne. Je suis un createur, moi! Grand ou petit, faible ou puissant c'est toujours un ressort qui n'obeit a rien et que met en jeu, quand il lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de quoi que ce soit quand je m'ennuie ou me deplais quelque part. --Comment est-il possible qu'un homme intelligent s'ennuie, dit Therese; a moins qu'il ne soit prive de jour, et d'air au fond d'un cachot? N'y a-t-il donc dans cette ville, qui t'avait ravi le premier jour, ni belles choses a voir, ni interessantes promenades a faire aux environs; ni bons livres a consulter, ni personnes intelligentes a entretenir? --J'ai des belles choses d'ici par-dessus les yeux; je n'aime pas a me promener seul; les meilleurs livres m'irritent lorsqu'ils me disent ce que je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations a etablir... j'ai des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire usage! --Non, je ne sais pas cela; pourquoi? --Parce que, naturellement, mes amis du monde m'ont adresse a des gens du monde: or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer a se divertir; et, comme tu n'es pas du monde, Therese, comme tu ne peux pas m'y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule! --Dans le jour, puisque je suis forcee de travailler la-bas dans ce palais! --Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le soir. C'est le soir qu'on s'amuse en tout pays; ne le sais-tu pas? --Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu'il le faut; va au bal, aux _conversazioni_: Ne joue pas, c'est tout ce que je te demande. --Et c'est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se donner au jeu ou aux femmes. --Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la galanterie? --Ceux qui ne font ni l'un ni l'autre s'ennuient dans le monde ou y sont ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore assez creux pour me faire ecouter sans rien dire. Voyons, Therese, veux-tu que je me jette dans le monde a nos risques et perils? --Pas encore, dit Therese; patiente un peu. Helas! je n'etais pas preparee a te perdre si tot! L'accent douloureux et le regard dechirant de Therese irriterent Laurent plus que de coutume. --Tu sais, lui dit-il, que tu me ramenes toujours a tes fins avec la moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Therese. Ne t'en repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspere? --Je m'en repens deja, puisque je t'ennuie, repondit-elle. Fais donc ce que tu voudras! --Ainsi tu m'abandonnes a ma destinee? Es-tu deja lasse de lutter? Tiens, ma chere, c'est toi qui ne m'aimes plus! --Au ton dont tu le dis, il semble que tu desires que cela soit! Il repondit: "Non;" mais, un instant apres, c'etait _oui_ sous toutes les formes. Therese etait trop serieuse, trop fiere, trop pudique. Elle ne voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l'empyree. Un mot leste lui semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure. Elle etait sobre en tout et ne comprenait rien aux appetits capricieux, aux fantaisies immoderees. Elle etait la meilleure des deux, a coup sur, et, s'il lui fallait des compliments, il etait pret a lui en faire; mais s'agissait-il de cela entre eux? La question n'etait-elle pas de trouver le moyen de vivre ensemble? Autrefois, elle etait plus gaie, elle avait ete _coquette_ avec lui, et elle ne voulait plus l'etre; elle etait maintenant comme un oiseau malade sur son baton, les plumes ebouriffees, la tete dans les epaules et l'oeil eteint. Sa figure pale et morne etait quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristee des restes d'un vieux luxe, elle lui faisait l'effet d'un spectre. Par moments, il avait peur d'elle. Ne pouvait-elle remplir cet interieur lugubre de chants bizarres et de joyeux eclats de rire? --Voyons: que faire pour secouer cette mort qui glace les epaules? Mets-toi au piano, et joue-moi une valse. Je vais valser tout seul. Sais-tu valser, toi? Je parie que non! Tu ne sais rien que de triste! --Tiens, dit Therese en se levant, partons demain, et advienne que pourra! Tu deviendrais fou ici. Ce sera peut-etre pire ailleurs; mais j'irai jusqu'au bout de ma tache. Sur ce mot, Laurent s'emporta, c'etait donc une tache qu'elle s'etait imposee? Elle accomplissait donc froidement un devoir? Peut-etre avait-elle fait a la Vierge le voeu de lui consacrer son amant. Il ne lui manquait plus que d'etre devote! Il prit son chapeau avec cet air de supreme dedain et de rupture _bien troussee_ qui lui etait propre. Il sortit sans dire ou il allait. Il etait dix heures du soir. Therese passa la nuit dans des angoisses effroyables. Il rentra au jour et s'enferma dans sa chambre en jetant les portes avec fracas. Elle n'osa se montrer dans la crainte de l'irriter et se retira sans bruit chez elle. C'etait la premiere fois qu'ils s'endormaient sans se dire un mot d'affection ou de pardon. Le lendemain, au lieu de retourner a son travail, elle fit ses paquets et prepara tout pour le depart. Lui s'eveilla a trois heures de l'apres-midi, et lui demanda en riant a quoi elle songeait. I1 avait pris son parti, il avait retrouve son assiette. Il s'etait promene la nuit, seul au bord de la mer; il avait fait ses reflexions, il etait calme. --Cette grosse mer grondeuse et rabacheuse m'a impatiente, dit-il gaiement. J'ai fait d'abord de la poesie. Je me suis compare a elle. J'ai eu envie de me jeter dans son beau sein verdatre!... Et puis j'ai trouve la vague monotone et ridicule de se plaindre toujours de ce qu'il y a des rochers sur la greve. Si elle n'a pas la force de les detruire, qu'elle se taise! Qu'elle fasse comme moi, qui ne veux plus me plaindre. Me voila charmant ce matin; j'ai resolu de travailler, je reste. J'ai fait ma barbe avec soin; embrasse-moi, Therese, et ne parlons plus de la sotte soiree d'hier. Defaits ces paquets surtout, ote ces malles, vite, que je ne les voie pas davantage! Elles ont l'air d'un reproche, et je n'en merite plus. Il y avait bien loin de cette prompte maniere de se reconcilier avec lui-meme au temps ou un regard inquiet de Therese suffisait pour lui faire plier les deux genoux, et pourtant il n'y avait pas plus de trois mois. Une surprise vint les distraire. M. Palmer, arrive a Genes le matin, vint leur demander a diner. Laurent fut enchante de cette diversion. Lui, toujours assez froid de manieres avec les autres hommes, il sauta au cou de l'Americain en lui disant qu'il etait l'envoye du ciel. Palmer fut plus surpris que flatte de cet accueil chaleureux. Il lui avait suffi d'un coup d'oeil jete sur Therese pour voir que ce n'etait pas la l'expansion du bonheur. Cependant Laurent ne lui parla pas de son ennui, et Therese fut surprise de l'entendre faire l'eloge de la ville et du pays. Il declara meme que les femmes etaient charmantes. D'ou les connaissait-il? A huit heures, il demanda son pardessus et sortit. Palmer voulut se retirer aussi. --Pourquoi, lui dit Laurent, ne restez-vous pas un peu plus longtemps avec Therese? Cela lui ferait plaisir. Nous sommes tout a fait seuls ici. Je sors pour une heure. Attendez-moi pour prendre le the. A onze heures, Laurent n'etait pas rentre. Therese etait fort abattue. Elle faisait de vains efforts pour cacher son desespoir. Elle n'etait plus inquiete, elle se sentait perdue. Palmer vit tout et feignit de ne rien voir: il causa encore avec elle pour tacher de la distraire; mais, comme Laurent n'arrivait pas, et qu'il n'etait pas convenable de l'attendre passe minuit, il se retira en serrant la main de Therese. Malgre lui, il lui apprit dans ce serrement de main qu'il n'etait pas dupe de son courage et qu'il ressentait l'etendue de son desastre. Laurent arriva en ce moment et vit l'emotion de Therese. A peine fut-il seul avec elle, qu'il l'en railla sur un ton qui affectait de ne pas descendre a la jalousie. --Voyons, lui dit-elle, ne me faites pas inutilement souffrir. Pensez-vous que Palmer me fasse la cour? Partons, je vous l'ai offert. --Non, ma chere, je ne suis pas absurde a ce point. Du moment que vous avez une societe et que vous me permettez de sortir un peu pour mon compte, tout est bien, et je me sens en train de travailler. --Dieu le veuille! dit Therese. Je ferai, moi, ce que vous voudrez; mais, si vous vous rejouissez de la societe qui m'est venue, ayez le bon gout de ne pas m'en parler comme vous venez de le faire, je ne saurais le souffrir. --De quoi diable vous fachez-vous? qu'ai-je donc dit de si blessant? Vous devenez d'une susceptibilite par trop ombrageuse, ma chere amie! Quel mal y aurait-il a ce que ce bon Palmer fut amoureux de vous? --Il y en aurait a vous de me laisser seule avec lui, si vous pensiez ce que vous dites. --Ah! il y aurait du mal... a vous abandonner au danger? Vous voyez bien que le danger existe, selon vous, et que je ne me trompais pas! --Soit! alors passons nos soirees ensemble et ne recevons personne. Je le veux bien, moi. Est-ce convenu? --Vous etes bonne, ma chere Therese. Pardonnez-moi. Je resterai avec vous et nous verrons qui vous voudrez; ce sera le meilleur et le plus doux arrangement. En effet, Laurent parut revenir a lui-meme. Il entama une bonne etude dans son atelier et invita Therese a venir la voir. Quelques jours se passerent sans orage. Palmer n'avait pas reparu; mais bientot Laurent se lassa de cette vie reglee, et alla le chercher en lui reprochant d'abandonner ses amis. A peine fut-il arrive pour passer la soiree avec eux, que Laurent trouva un pretexte pour sortir et resta dehors jusqu'a minuit. Une semaine se passa ainsi, puis une seconde. Laurent donnait une soiree sur trois ou quatre a Therese, et quelle soiree! elle eut prefere la solitude. Ou allait-il? Elle ne l'a jamais su. Il ne paraissait pas dans le monde; le temps humide et froid ne permettait pas de penser qu'il se promenat en mer pour son plaisir. Cependant il montait souvent dans une barque, disait-il, et ses habits, en effet, sentaient le goudron. Il s'exercait a ramer et prenait des lecons d'un pecheur de la cote qu'il allait chercher dans la rade. Il pretendait se trouver bien, pour son travail du lendemain, d'une fatigue qui abattait l'excitation de ses nerfs. Therese n'osait plus aller le trouver dans son atelier. Il montrait du depit lorsqu'elle desirait voir son travail. Il ne voulait pas de ses reflexions, lorsqu'il etait en train de manifester son idee, et il ne voulait pas non plus de son silence, qui lui faisait l'effet d'un blame. Elle ne devait voir son oeuvre que lorsqu'il la jugerait digne d'etre vue. Autrefois il ne commencait rien sans lui exposer son idee; maintenant, il la traitait comme _un public_. Deux ou trois fois il passa toute la nuit dehors. Therese ne s'habituait pas a l'inquietude que lui causait le prolongement de ses absences. Elle l'eut exaspere en ayant l'air de s'en apercevoir; mais on pense bien qu'elle le guettait et qu'elle cherchait a savoir la verite. Il etait impossible qu'elle le suivit elle-meme la nuit dans une ville pleine de matelots et d'aventuriers de toute nation. Pour rien au monde, elle ne se fut abaissee a le faire suivre par quelqu'un. Elle entrait chez lui sans bruit et le regardait dormir. Il semblait accable de fatigue. C'etait peut-etre, en effet, une lutte desesperee contre lui-meme qu'il avait entreprise pour eteindre, par l'exercice physique, l'exces de sa pensee. Une nuit, elle remarqua que ses habits etaient fangeux et dechires comme s'il eut eu a soutenir une lutte materielle, ou comme s'il eut fait une chute. Effrayee, elle s'approcha de lui et vit du sang sur son oreiller; il avait une legere entaille au front. Il dormait si profondement, qu'elle espera ne pas l'eveiller en lui decouvrant un peu la poitrine pour voir s'il n'avait pas d'autre blessure; mais il s'eveilla et entra dans une colere qui fut pour elle le coup de grace. Elle voulait s'enfuir, il la retint de force, passa une robe de chambre, ferma la porte, et, marchant avec agitation dans l'appartement, qu'eclairait faiblement une petite lampe de nuit, il exhala enfin toute la souffrance amassee dans son ame. --C'en est assez, lui dit-il; soyons francs vis-a-vis l'un de l'autre. Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes jamais aimes! Nous nous sommes trompes l'un l'autre; vous avez voulu avoir un amant; peut-etre n'etais-je ni le premier ni le second, n'importe! il vous fallait un serviteur, un esclave; vous avez cru que mon malheureux caractere, mes dettes, mon ennui, ma lassitude d'une vie d'exces, mes illusions sur l'amour vrai, me mettraient a votre discretion, et que je ne pourrais jamais me reprendre. Pour mener a bonne fin une si perilleuse entreprise, il vous eut fallu a vous-meme un plus heureux caractere, plus de patience, plus de souplesse, et surtout plus d'esprit! Vous n'avez pas d'esprit du tout, Therese, soit dit sans vous offenser. Vous etes tout d'une piece, monotone, tetue et vaine a l'exces de votre pretendue moderation, qui n'est que la philosophie des gens a vue courte et a facultes bornees. Quant a moi, je suis un fou, un inconstant, un ingrat, tout ce qu'il vous plaira; mais je suis sincere, je ne fais pas de calculs, je me livre sans arriere-pensee: c'est pourquoi je me reprends de meme. Ma liberte morale est chose sacree, et je ne permets a personne de s'en emparer. Je vous l'avais confiee et non donnee, c'etait a vous d'en faire bon usage et de savoir me rendre heureux. Oh! n'essayez pas de dire que vous ne vouliez pas de moi! Je connais ces maneges de la modestie et ces evolutions de la conscience des femmes. Le jour ou vous m'avez cede, j'ai compris que vous pensiez bien m'avoir conquis, et que toutes ces feintes resistances, ces larmes de detresse et ces pardons toujours accordes a mes pretentions n'etaient que l'art vulgaire de tendre une ligne et d'y faire mordre le pauvre poisson ebloui par la mouche artificielle. Je vous ai trompee, Therese, en feignant d'etre la dupe de cette mouche: c'etait mon droit. Vous vouliez des adorations pour vous rendre; je vous les ai prodiguees sans effort et sans hypocrisie; vous etes belle, et je vous desirais! Mais une femme n'est qu'une femme, et la derniere de toutes nous donne autant de volupte que la plus grande reine. Vous avez eu la simplicite de l'ignorer, et, a present, il faut rentrer en vous-meme. Il faut savoir que la monotonie ne me convient pas, il faut me laisser a mes instincts, qui ne sont pas toujours sublimes, mais que je ne peux pas detruire sans me detruire avec eux... Ou est le mal, et pourquoi nous arracherions-nous les cheveux? Nous nous sommes associes et nous nous quittons, voila tout. Il n'est pas besoin de nous hair et de nous decrier pour cela. Vengez-vous en comblant les voeux de ce pauvre Palmer, que vous faites languir; je serai content de sa joie, et nous resterons tous trois les meilleurs amis du monde. Vous retrouverez vos graces d'autrefois, que vous avez perdues, et l'eclat de vos beaux yeux, qui s'usent et se ternissent a veiller pour espionner mes demarches. Je redeviendrai, moi, le bon camarade que j'etais; et nous oublierons ce cauchemar que nous traversons ensemble... Est-ce convenu? Vous ne repondez pas? C'est de la haine que vous voulez? Prenez-y garde! je n'ai jamais hai, mais je peux tout apprendre, j'ai de la facilite, moi, vous savez! Tenez, je me suis collete ce soir avec un matelot ivre qui etait deux fois grand et fort comme moi; je l'ai roue de coups, et je n'ai recu qu'une egratignure. Prenez garde que je ne sois aussi vigoureux dans l'occasion au moral qu'au physique, et que, dans une lutte d'aversion et de vengeance, je n'ecrase le diable en personne sans lui laisser un de mes cheveux entre les griffes! Laurent, pale, amer, tour a tour ironique et furieux, les cheveux en desordre, la chemise dechiree et le front ensanglante, etait si effrayant a voir et a entendre, que Therese sentit tout son amour se changer en degout. Elle etait si desesperee de la vie en cet instant, qu'elle ne songea pas seulement a avoir peur. Muette et immobile sur le fauteuil ou elle s'etait assise, elle laissait couler ce torrent de blasphemes, et, tout en se disant que cet insense etait capable de la tuer, elle attendait avec un dedain glacial et une indifference absolue le paroxysme de son acces. Il se tut quand il n'eut plus la force de parler. Alors elle se leva et sortit sans lui avoir repondu une syllabe et sans jeter sur lui un regard. VII Laurent valait mieux que ses paroles; il ne pensait pas un mot de tout ce qu'il avait dit d'atroce a Therese durant cette affreuse nuit. Il le pensait dans ce moment-la, ou plutot il parlait sans en avoir conscience. Il ne se rappela rien quand il eut dormi dessus, et, si on le lui eut rappele, il eut tout desavoue. Mais il y avait une chose vraie, c'est que, pour le moment, il etait las de l'amour eleve, et aspirait de tout son etre aux funestes enivrements du passe. C'etait le chatiment de la mauvaise voie qu'il avait prise en entrant dans la vie, chatiment bien cruel sans doute, et dont on concoit qu'il se plaignit avec energie, lui qui n'avait rien premedite et qui s'etait jete en riant dans un abime d'ou il croyait pouvoir aisement sortir quand il voudrait. Mais l'amour est regi par un code qui semble reposer, comme les codes sociaux, sur cette terrible formule: _Nul n'est cense ignorer la loi!_ Tant pis pour ceux qui l'ignorent en effet! Que l'enfant se jette dans les griffes de la panthere, croyant pouvoir la caresser: la panthere ne tiendra compte de cette innocence; elle devorera l'enfant, parce qu'il ne depend pas d'elle de l'epargner. Ainsi des poisons, ainsi de la foudre, ainsi du vice, agents aveugles de la loi fatale que l'homme doit _connaitre_ ou _subir_. Il ne resta dans la memoire de Laurent, au lendemain de cette crise, que la conscience d'avoir eu avec Therese une explication decisive, et le vague souvenir de l'avoir vue resignee. --Tout est peut-etre pour le mieux, pensa-t-il en la retrouvant aussi calme qu'il l'avait quittee. Il fut pourtant effraye de sa paleur. --Ce n'est rien, lui dit-elle tranquillement; ce rhume me fatigue beaucoup, mais ce n'est qu'un rhume. Cela doit faire son temps. --Eh bien, Therese, lui dit-il, qu'y a-t-il d'etabli dans nos rapports, a present? Y avez-vous reflechi? C'est vous qui deciderez. Devons-nous nous quitter avec depit ou rester ensemble sur le pied de l'amitie comme _autrefois?_ --Je n'ai aucun depit, repondit-elle; restons amis. Demeurez ici si vous vous y plaisez. Moi, j'acheve mon travail, et je retourne en France dans quinze jours. --Mais, d'ici a quinze jours dois-je aller demeurer dans une autre maison? ne craignez-vous pas qu'on n'en jase? --Faites ce que vous jugerez a propos. Nous avons ici nos appartements independants l'un de l'autre; le salon seul est commun: je n'en ai aucun besoin; je vous le cede. --Non, c'est moi qui vous prie de le garder. Vous ne m'entendrez pas aller et venir; je n'y mettrai jamais les pieds, si vous me le defendez. --Je ne vous defends rien, repondit Therese, sinon de croire un seul instant que votre maitresse puisse vous pardonner. Quant a votre amie, elle est au-dessus d'une certaine sphere de desillusions. Elle espere encore pouvoir vous etre utile, et vous la retrouverez toujours quand vous aurez besoin d'affection. Elle lui tendit la main et s'en alla travailler. Laurent ne la comprit pas. Tant d'empire sur elle-meme etait une chose qu'il ne pouvait s'expliquer, lui qui ne connaissait pas le courage passif et les resolutions muettes. Il crut qu'elle comptait reprendre son empire sur lui et qu'elle voulait le ramener a l'amour par l'amitie. Il se promit d'etre invulnerable a toute faiblesse, et, pour etre plus sur de lui-meme, il resolut de prendre quelqu'un a temoin de la rupture consommee. Il alla trouver Palmer, lui confia la malheureuse histoire de son amour et ajouta: --Si vous aimez Therese comme je le crois, mon cher ami, faites que Therese vous aime. Je ne peux pas en etre jaloux, bien au contraire. Comme je l'ai rendue assez malheureuse et que vous serez excellent pour elle, j'en suis certain, vous m'oterez par la un remords que je ne tiens pas a conserver. Laurent fut surpris du silence de Palmer. --Est-ce que je vous offense en vous parlant comme je fais? lui dit-il. Telle n'est pas mon intention. J'ai de l'amitie pour vous, de l'estime, et meme du respect, si vous voulez. Si vous blamez ma conduite dans tout ceci, dites-le-moi; cela vaudra mieux que cet air d'indifference ou de dedain. --Je ne suis indifferent ni aux chagrins de Therese ni aux votres, repondit Palmer. Seulement, je vous epargne des conseils ou des reproches qui viendraient trop tard. Je vous ai crus faits l'un pour l'autre; je suis persuade, a present, que le plus grand bonheur et le seul que vous puissiez vous donner l'un a l'autre, c'est de vous quitter. Quant a mes sentiments personnels pour Therese, je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger, et quant a ceux que, selon vous, je pourrais parvenir a lui inspirer, c'est, apres ce que vous venez de me dire, une supposition que vous n'avez plus le droit d'emettre devant moi, encore moins devant elle. --C'est juste, reprit Laurent d'un air degage, et j'entends fort bien ce que parler veut dire. Je vois que, maintenant, je serai de trop ici, et je crois que je ferai aussi bien de m'en aller pour ne gener personne. Il partit, en effet, apres de froids adieux a Therese, et s'en alla tout droit a Florence avec l'intention de se jeter dans le monde ou dans le travail, selon son caprice. Il eprouvait une douceur souveraine a se dire: --Je ferai ce qui me passera par la tete sans que personne en souffre ou s'en inquiete. Le pire des supplices quand on n'est pas plus mechant que je ne le suis, c'est d'etre fatalement entraine a voir une victime. Allons, je suis libre enfin, et le mal que je pourrai faire ne retombera que sur moi! Sans doute, Therese eut le tort de ne pas lui laisser voir combien etait profonde la blessure qu'il lui avait faite. Elle eut trop de courage et de fierte. Puisqu'elle avait entrepris cette cure d'un malade desespere, elle eut du ne pas reculer devant les grands remedes et les operations cruelles. Il eut fallu faire saigner abondamment ce coeur en delire, l'accabler de reproches, lui rendre injure pour injure et douleur pour douleur. En voyant le mal qu'il avait fait, Laurent se serait peut-etre rendu justice a lui-meme. Peut-etre la honte et le repentir eussent-ils sauve son ame du crime d'y tuer l'amour de sang-froid. Mais, apres trois mois d'inutiles efforts, Therese etait rebutee. Devait-elle donc tant de devouement a un homme qu'elle n'avait jamais desire asservir, qui s'etait impose a elle malgre sa douleur et ses tristes previsions, qui s'etait attache a ses pas comme un enfant abandonne pour lui crier: "Emmene-moi, garde-moi, ou je vais mourir la, au bord du chemin?..." Et cet enfant la maudissait d'avoir cede a ses cris et a ses pleurs. Il l'accusait d'avoir profite de sa faiblesse pour l'enlever aux plaisirs de la liberte. Il s'eloignait d'elle, respirant a pleine poitrine, et disant: "Enfin, enfin!" --Puisqu'il est incurable, pensa-t-elle, a quoi bon le faire souffrir? N'ai-je pas vu que je ne pouvais rien? Ne m'a-t-il pas dit et presque prouve, helas! que j'etouffais son genie en voulant detruire sa fievre? Quand je croyais etre venue a bout de le degouter des exces, n'ai-je pas vu qu'il en etait plus avide? Quand je lui ai dit: "Retourne au monde," il a craint ma jalousie, et il s'est jete dans la debauche mysterieuse et grossiere; il est revenu ivre, avec les habits dechires et du sang sur la figure! Le jour du depart de Laurent, Palmer dit a Therese: --Eh bien, mon amie, que voulez-vous faire? Dois-je courir apres lui? --Non, certes! repondit-elle. --Je le ramenerais peut-etre! --J'en serais desolee. --Vous ne l'aimez donc plus? --Non, plus du tout. Il y eut un silence; apres quoi, Palmer reveur reprit: --Therese, j'ai une nouvelle tres-grave a vous annoncer. J'hesite, parce que je crains de vous causer une grande emotion de plus, et vous n'etes guere disposee... --Je vous demande pardon, mon ami. Je suis horriblement triste mais je suis absolument calme et preparee a tout. --Eh bien, Therese, apprenez que vous etes libre: le comte de *** n'est plus. --Je le savais, repondit Therese. Il y a huit jours que je le sais. --Et vous ne l'avez pas dit a Laurent? --Non. --Pourquoi? --Parce qu'a l'instant meme il se fut fait en lui une reaction quelconque. Vous savez comme l'imprevu le bouleverse et le passionne. De deux choses l'une: ou il eut imagine qu'en lui faisant part de ma nouvelle situation, je voulais l'epouser, et l'effroi d'un lien avec moi eut exaspere son aversion, ou il se fut tourne, tout a coup de lui-meme vers l'idee du mariage, dans un de ces paroxysmes de devouement qui s'emparent de lui, et qui durent... juste un quart d'heure, pour faire place a un profond desespoir ou a une colere insensee. Le malheureux est assez coupable envers moi; il n'etait pas necessaire de jeter un appat nouveau a sa fantaisie et un motif de plus a son parjure. --Vous ne l'estimez donc plus? --Je ne dis pas cela, mon cher Palmer. Je le plains et ne l'accuse pas. Peut-etre une autre femme le rendra-t-elle heureux et bon. Moi, je n'ai pu faire, ni l'un ni l'autre. Il y a probablement de ma faute autant que de la sienne. Quoi qu'il en soit, il est bien prouve pour moi que nous ne devions pas et que nous ne devons plus chercher a nous aimer. --Et maintenant, Therese, ne songerez-vous pas a tirer avantage de la liberte qui vous est rendue? --Quel avantage puis-je en tirer? --Vous pouvez vous remarier et connaitre les joies de la famille. --Mon cher Dick, j'ai aime deux fois dans ma vie, et vous voyez ou j'en suis. Il n'est pas dans ma destinee d'etre heureuse. Il est trop tard pour chercher ce qui m'a fui. J'ai trente ans. --C'est parce que vous avez trente ans que vous ne pouvez vous passer d'amour. Vous venez de subir l'entrainement de la passion, et c'est precisement l'age ou les femmes ne peuvent s'y soustraire. C'est parce que vous avez souffert, c'est parce que vous avez ete mal aimee que l'inextinguible soif du bonheur va se reveiller en vous et vous conduire peut-etre, de deceptions en deceptions, dans des abimes plus profonds que celui d'ou vous sortez. --J'espere que non. --Oui, sans doute, vous esperez; mais vous vous trompez, Therese. Il faut tout craindre de votre age, de votre sensibilite surexcitee et du calme trompeur ou vous plonge un moment d'abattement et de lassitude. L'amour vous cherchera, n'en doutez pas, et, a peine rendue a la liberte, vous allez etre poursuivie et obsedee. Votre isolement tenait autrefois en respect les esperances de ceux qui vous entouraient; mais, a present que Laurent vous a peut-etre fait descendre dans leur estime, tous ceux qui se tenaient pour vos amis vont vouloir etre vos amants. Vous inspirerez des passions violentes, et il s'en trouvera d'assez habiles pour vous persuader. Enfin... --Enfin, Palmer, vous me jugez perdue parce que je suis malheureuse! Voila qui est fort cruel, et vous me faites vivement sentir combien je suis dechue! Therese mit ses mains sur sa figure et pleura amerement. Palmer la laissa pleurer; voyant que les larmes lui etaient necessaires, il avait provoque a dessein ce dechirement. Quand il la vit apaisee, il se mit a genoux devant elle. --Therese, lui dit-il, je vous ai fait beaucoup de peine, mais vous devez absoudre mon intention. Therese, je vous aime, je vous ai toujours aimee, non avec une passion aveugle, mais avec toute la foi et tout le devouement dont je suis capable. Je vois plus que jamais en vous une noble existence gatee et brisee par la faute des autres. Vous etes dechue aux yeux du monde en effet, mais non aux miens. Au contraire, votre tendresse pour Laurent m'a prouve que vous etiez femme, et je vous aime mieux ainsi qu'armee de pied en cap contre toutes les faiblesses humaines, comme je me le persuadais auparavant. Ecoutez-moi, Therese. Je suis un philosophe, moi, c'est-a-dire que je consulte la raison et la tolerance plus que les prejuges du monde et les subtilites romanesques du sentiment. Dussiez-vous devenir la proie des plus funestes egarements, je ne cesserai pas de vous aimer et de vous estimer, parce que vous etes de ces femmes qui ne peuvent etre egarees que par le coeur. Mais pourquoi faut-il que vous tombiez dans ces desastres? Il est bien certain pour moi que, si vous rencontriez des aujourd'hui un coeur devoue, tranquille et fidele, exempt de ces maladies de l'ame qui font quelquefois les grands artistes et souvent les mauvais epoux, un pere, un frere, un ami, un mari enfin, vous seriez, vous, a jamais preservee des dangers et des malheurs de l'avenir. Eh bien, Therese, j'ose dire que je suis cet homme-la. Je n'ai rien de brillant pour vous eblouir, mais j'ai le coeur solide pour vous aimer. J'ai une confiance absolue en vous. Du moment que vous serez heureuse, vous serez reconnaissante, et, reconnaissante, vous serez fidele et a jamais rehabilitee. Dites oui, Therese, consentez a m'epouser, et consentez-y tout de suite, sans effroi, sans scrupule, sans fausse delicatesse, sans mefiance de vous-meme. Je vous donne ma vie et ne vous demande que de croire en moi. Je me sens assez fort pour ne pas souffrir des larmes que l'ingratitude d'un autre vous a fait verser encore. Je ne vous reprocherai jamais le passe, et je me charge de vous faire l'avenir si doux et si sur, que jamais le vent d'orage ne viendra vous arracher de mon sein. Palmer parla longtemps ainsi avec une abondance de coeur que Therese ne lui connaissait pas. Elle essaya de se defendre de sa confiance; mais cette resistance etait, suivant Palmer, un reste de maladie morale qu'elle devait combattre en elle-meme. Elle sentait que Palmer disait la verite, mais elle sentait aussi qu'il voulait assumer sur lui une tache effrayante. --Non, lui disait-elle, ce n'est pas moi-meme que je crains. Je ne peux plus aimer Laurent et je ne l'aime plus; mais le monde, mais votre mere, votre patrie, votre consideration, l'honneur de votre nom? Je suis dechue, vous l'avez dit, et je le sens. Ah! Palmer, ne me pressez pas ainsi! Je suis trop epouvantee de ce que vous voulez affronter pour moi! Le lendemain et les jours suivants, Palmer insista, avec energie. Il ne laissa pas respirer Therese. Du matin au soir, seul avec elle, il multiplia les forces de sa volonte pour la convaincre. Palmer etait un homme de coeur et de premier mouvement; nous verrons plus tard si Therese eut raison d'hesiter. Ce qui l'inquietait, c'etait la precipitation avec laquelle Palmer agissait et voulait la forcer d'agir en s'engageant a lui par une promesse. --Vous craignez mes reflexions, lui disait-elle: vous n'avez donc pas en moi la confiance dont vous vous vantez. --Je crois en votre parole, repondait-il. La preuve c'est que je vous la demande; mais je ne suis pas force de croire que vous m'aimez, puisque vous ne repondez pas sur ce fait, et vous avez raison. Vous ne savez pas encore quel nom donner a votre amitie. Quant a moi, je sais que c'est de l'amour que j'eprouve, et je ne suis pas de ceux qui hesitent a voir clair en eux-memes? L'amour est en moi tres-logique. Il veut fortement. Il s'oppose donc aux mauvaises chances que vous pouvez lui faire courir en vous jetant dans des reflexions et des reveries ou, malade comme vous voila, vous ne verrez peut-etre pas bien vos veritables interets. Therese se sentait presque blessee quand Palmer lui parlait de ses interets a elle. Elle voyait trop d'abnegation chez Palmer, et ne pouvait souffrir qu'il la crut capable de l'accepter sans vouloir y repondre. Tout a coup, elle eut honte d'elle-meme dans ce combat de generosite, ou Palmer se livrait tout entier sans exiger autre chose que de faire accepter son nom, sa fortune, sa protection et l'affection de sa vie entiere. Il donnait tout, et, pour toute recompense, il la priait de songer a elle-meme. L'espoir revint donc au coeur de Therese, Cet homme qu'elle avait toujours cru positif, et qui affectait encore naivement de l'etre, se revelait a elle sous un aspect si imprevu, que son esprit en etait frappe et comme ranime au milieu de son agonie. C'etait comme un rayon de soleil au sein d'une nuit qu'elle avait juge devoir etre eternelle. Au moment ou, injuste et desesperee, elle allait maudire l'amour, il la forcait de croire a l'amour et de regarder son desastre comme un accident dont le ciel voulait la dedommager. Palmer, d'une beaute froide et reguliere, se transfigurait a chaque instant sous le regard etonne, incertain et attendri de la femme aimee. Sa timidite, qui donnait a ses premieres ouvertures quelque chose de rude, faisait place a l'expansion, et, pour s'exprimer avec moins de poesie que Laurent, il n'en arrivait que mieux a la persuasion. Therese decouvrit l'enthousiasme sous cette ecorce un peu apre de l'obstination, et elle ne put s'empecher de sourire avec attendrissement en voyant la passion avec laquelle il pretendait poursuivre froidement le dessein de la sauver. Elle se sentit touchee et se laissa arracher la promesse qu'il exigeait. Tout a coup, elle recut une lettre d'une ecriture inconnue, tant elle etait alteree. Elle eut meme peine a dechiffrer la signature. Elle parvint cependant, avec l'aide de Palmer, a lire ces mots: "J'ai joue, j'ai perdu; j'ai eu une maitresse, elle m'a trompe, je l'ai tuee. J'ai pris du poison. Je me meurs. Adieu, Therese. "LAURENT." --Partons! dit Palmer. --O mon ami, je vous aime! repondit Therese en se jetant dans ses bras. Je sens maintenant combien vous etes digne d'etre aime. Ils partirent a l'instant meme. En une nuit, ils arriverent par mer a Livourne, et, le soir, ils etaient a Florence. Ils trouverent Laurent dans une auberge, non pas mourant, mais dans un acces de fievre cerebrale si violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Therese, il la reconnut, et s'attacha a elle en lui criant qu'on voulait l'enterrer vivant. Il la tenait si fort, qu'elle tomba par terre, etouffee. Palmer dut l'emporter de la chambre evanouie; mais elle y revint au bout d'un instant, et, avec une perseverance qui tenait du prodige, elle passa vingt jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu'elle n'aimait plus. Il ne la reconnaissait guere que pour l'accabler d'injures grossieres, et, des qu'elle s'eloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il allait mourir. Il n'avait heureusement ni tue aucune femme, ni pris aucun poison, ni peut-etre perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu'il avait ecrit a Therese dans l'invasion du delire et de la maladie. Il ne se rappela jamais cette lettre, dont elle eut craint de lui parler; il etait assez effraye du derangement de sa raison, quand il lui arrivait d'en avoir conscience. Il eut encore bien d'autres reves sinistres, tant que dura sa fievre. Il s'imagina tantot que Therese lui versait du poison, tantot que Palmer lui mettait des menottes. La plus frequente et la plus cruelle de ses hallucinations consistait a voir une grande epingle d'or que Therese detachait de sa chevelure et lui enfoncait lentement dans le crane. Elle avait, en effet, une telle epingle pour retenir ses cheveux, a la mode italienne. Elle l'ota, mais il continua a la voir et a la sentir. Comme il semblait le plus souvent que sa presence l'exasperat, Therese se placait ordinairement derriere son lit, avec le rideau entre eux; mais, aussitot qu'il etait question de le faire boire, il s'emportait et protestait qu'il ne prendrait rien que de la main de Therese. --Elle seule a le droit de me tuer, disait-il; je lui ai fait tant de mal! Elle me hait, qu'elle se venge! Ne la vois-je pas a toute heure, sur le pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant? Allons, Therese, venez donc, j'ai soif: versez-moi le poison. Therese lui versait le calme et le sommeil. Apres plusieurs jours d'une exasperation a laquelle les medecins ne croyaient pas qu'il put resister, et qu'ils noterent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et resta inerte, brise, continuellement assoupi, mais sauve. Il etait si faible, qu'il fallait le nourrir sans qu'il en eut conscience, et le nourrir a doses si minimes pour que son estomac n'eut pas le moindre travail de digestion a faire, que Therese jugea ne devoir pas le quitter un instant. Palmer essaya de lui faire prendre du repos en lui donnant sa parole d'honneur de la remplacer aupres du malade; mais elle refusa, sentant bien que les forces humaines n'etaient pas a l'abri de la surprise du sommeil, et que, puisqu'un miracle se faisait en elle pour l'avertir de chaque minute ou elle devait porter la cuiller aux levres du malade, sans que jamais elle fut vaincue par la fatigue, c'etait elle, non pas un autre, que Dieu avait chargee de sauver cette existence fragile. C'etait elle en effet, et elle la sauva. Si la medecine, quelque eclairee qu'elle soit, est insuffisante dans des cas desesperes, c'est bien souvent parce que le traitement est presque impossible a observer d'une maniere absolue. On ne sait pas assez ce qu'une minute de besoin ou une minute de plenitude peut apporter de perturbation dans une vie chancelante; et le miracle qui manque au salut du moribond, c'est souvent le calme, la tenacite et la ponctualite chez ceux qui le soignent. Enfin, un matin, Laurent s'eveilla comme d'une lethargie, parut surpris de voir Therese a sa droite et Palmer a sa gauche, leur tendit une main a chacun, et leur demanda ou il etait et d'ou il venait. On le trompa longtemps sur la duree et l'intensite de son mal, car il s'affecta beaucoup en se voyant si maigre et si faible. La premiere fois qu'il se regarda dans une glace, il se fit peur. Dans les premiers jours de sa convalescence, il demanda Therese. On lui repondit qu'elle dormait. Il en fut tres-surpris. --Elle est donc devenue Italienne, dit-il, qu'elle dort dans le jour? Therese dormit vingt-quatre heures de suite. La nature reprit ses droits des que l'inquietude fut dissipee. Peu a peu Laurent apprit a quel point elle s'etait devouee a lui, et il vit sur sa figure les traces de tant de fatigues succedant a tant de douleurs. Comme il etait encore trop faible pour s'occuper, Therese s'installa pres de lui, tantot lui faisant la lecture, tantot jouant aux cartes pour l'amuser, tantot le menant promener en voiture. Palmer etait toujours avec eux. Les forces revenaient a Laurent avec une rapidite aussi extraordinaire que son organisation. Son cerveau cependant n'etait pas toujours bien lucide. Un jour, il dit a Therese avec humeur, dans un moment ou il se trouvait seul avec elle: --Ah ca! quand donc ce bon Palmer nous fera-t-il le plaisir de s'en aller? Therese vit qu'il y avait une lacune dans sa memoire, et ne repondit pas. Il fit alors un travail sur lui-meme et ajouta: --Vous me trouvez ingrat, mon amie, de parler ainsi d'un homme qui s'est devoue a moi presque autant que vous-meme; mais enfin je ne suis pas assez vain ou assez simple pour ne pas comprendre que c'est pour ne pas vous quitter qu'il s'est enferme un mois dans la chambre d'un malade fort desagreable. Voyons, Therese, peux-tu me jurer que c'est a cause de moi seul? Therese fut blessee de cette question a bout portant, et de ce _tu_ qu'elle croyait a jamais retranche de leur intimite. Elle secoua la tete, et tacha de parler d'autre chose. Laurent ceda tristement; mais il y revint le lendemain; et, comme Therese, le voyant assez fort pour se passer d'elle, se disposait a partir, il lui dit avec une surprise reelle: --Mais ou donc allons-nous, Therese? Est-ce que nous ne sommes pas bien ici? Il fallait s'expliquer, car il insistait. --Mon enfant, lui dit Therese, vous restez ici: les medecins disent qu'il vous faut encore une semaine ou deux avant de pouvoir faire un voyage quelconque sans danger de rechute. Moi, je retourne en France, puisque j'ai fini mon travail a Genes, et que mon intention n'est pas, quant a present, de voir le reste de l'Italie. --Fort bien, Therese, tu es libre; mais, si tu veux retourner en France, je suis libre de le vouloir aussi. Ne peux-tu m'attendre huit jours? Je suis sur qu'il ne m'en faut pas davantage pour etre en etat de voyager. Il mettait tant de candeur dans l'oubli de ses torts, et il etait si enfant dans ce moment-la, que Therese retint une larme pres de couler au souvenir de cette adoption, autrefois si tendre, qu'elle etait forcee d'abdiquer. Elle se remit a le tutoyer sans en avoir conscience, et lui dit, avec le plus de douceur et de menagement possible, qu'il fallait se quitter pour quelque temps. --Et pourquoi donc se quitter? s'ecria Laurent, est-ce que nous ne nous aimons plus? --Cela serait impossible, reprit-elle; nous aurons toujours de l'amitie l'un pour l'autre; mais nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de peine, et ta sante n'en pourrait supporter davantage a present. Laissons passer le temps necessaire pour que tout soit oublie. --Mais j'ai oublie, moi! s'ecria Laurent avec une bonne foi attendrissante a force d'etre ingenue. Je ne me souviens d'aucun mal que tu m'aies fait! Tu as toujours ete un ange pour moi, et, puisque tu es un ange, tu ne peux pas garder de ressentiment. Il faut me pardonner tout et m'emmener, Therese! Si tu me laisses ici, j'y perirai d'ennui! Et, comme Therese montrait une fermete a laquelle il ne s'attendait pas, il prit de l'humeur et lui dit qu'elle avait tort de feindre une severite que dementait toute sa conduite. --Je comprends bien ce que tu veux, lui dit-il. Tu exiges que je me repente, que j'expie mes torts. Eh bien, ne vois-tu pas que je les deteste, et ne les ai-je pas assez expies en devenant fou pendant huit ou dix jours? Tu veux des larmes et des serments comme autrefois? A quoi bon? tu n'y croirais plus. C'est ma conduite a venir qu'il faut juger, et tu vois que je ne crains pas l'avenir, puisque je m'attache a toi. Voyons, ma Therese, toi aussi, tu es un enfant, et tu sais bien que souvent je t'ai appelee comme cela, quand je te voyais faire semblant de bouder. Penses-tu pouvoir me persuader que tu ne m'aimes plus, quand tu viens de passer, enfermee ici, un mois sur lequel tu as ete vingt nuits et vingt jours sans te coucher, et presque sans sortir de ma chambre? Ne vois-je pas, a tes beaux yeux cercles de bleu, que tu serais morte a la peine, s'il eut fallu en passer davantage? On ne fait pas de pareilles choses pour un homme que l'on n'aime plus! Therese n'osait prononcer le mot fatal. Elle esperait que Palmer viendrait rompre ce tete-a-tete, et qu'elle pourrait eviter une scene dangereuse au convalescent. Ce fut impossible, il se mit en travers de la porte pour l'empecher de sortir, tomba a ses pieds et s'y roula avec desespoir. --Mon Dieu! lui dit-elle, est-il possible que tu me croies assez cruelle, assez fantasque pour te refuser un mot que je pourrais te dire? Mais je ne le peux pas, ce mot ne serait plus la verite. L'amour est fini entre nous. Laurent se releva avec rage. Il ne comprenait pas qu'il eut pu tuer cet amour auquel il avait pretendu de pas croire. --C'est donc Palmer? s'ecria-t-il en brisant une theiere avec laquelle il s'etait machinalement verse de la tisane; c'est donc lui? Dites, je le veux, je veux la verite! J'en mourrai, je le sais, mais je ne veux pas etre trompe! --Trompe! dit Therese en lui prenant les mains pour l'empecher de se les dechirer avec ses ongles; trompe! de quel mot vous servez-vous la? Est-ce que je vous appartiens? est-ce que, depuis la premiere nuit que vous avez passee dehors a Genes, apres m'avoir dit que j'etais votre supplice et votre bourreau, nous n'avons pas ete etrangers l'un a l'autre? est-ce qu'il n'y a pas de cela quatre mois et plus? et croyez-vous que ce temps, passe sans retour de votre part, n'ait pas suffi a me rendre maitresse de moi-meme? Et, comme elle vit que Laurent, au lieu de s'exasperer de sa franchise, se calmait et l'ecoutait avec une curiosite avide, elle continua: --Si vous ne comprenez pas le sentiment qui m'a ramenee a votre lit d'agonie et qui m'a retenue jusqu'a ce jour aupres de vous pour achever votre guerison par des soins maternels, c'est que vous n'avez jamais rien compris a mon coeur. Ce coeur-la, Laurent, dit-elle en frappant sa poitrine, n'est ni si fier ni si ardent peut-etre que le votre; mais, vous l'avez dit vous-meme souvent autrefois, il reste toujours a la meme place. Ce qu'il a aime, il ne peut pas cesser de l'aimer; mais, ne vous y trompez pas, ce n'est pas de l'amour comme vous l'entendez, comme vous m'en avez inspire, et comme vous avez la folie d'en attendre encore. Ni mes sens ni ma tete ne vous appartiennent plus. J'ai repris ma personne et ma volonte; ma confiance et mon enthousiasme ne peuvent plus vous revenir. J'en peux disposer pour qui les merite, pour Palmer si bon me semble, et vous n'auriez pas une objection a faire, vous qui avez ete le trouver un matin pour lui dire: "--Consolez donc Therese, vous me rendrez service!" --C'est vrai... c'est vrai! dit Laurent en joignant ses mains tremblantes, j'ai dit cela! Je l'avais oublie, je me le rappelle a present! --Ne l'oublie donc plus, dit Therese, qui se remit a lui parler avec douceur en le voyant apaise, et sache, mon pauvre enfant, que l'amour est une fleur trop delicate pour se relever quand on l'a foulee aux pieds. N'y songe plus avec moi, cherche-le ailleurs, si cette triste experience que tu en as faite t'ouvre les yeux et modifie ton caractere. Tu le trouveras le jour ou tu en seras digne. Quant a moi, je ne pourrais plus supporter tes caresses, j'en serais avilie; mais ma tendresse de soeur et de mere te restera malgre toi et malgre tout. Ceci est autre chose, c'est de la pitie, je ne te le cache pas, et je te le dis precisement pour que tu ne songes plus a reconquerir un amour dont tu serais humilie aussi bien que moi-meme. Si tu veux que cette amitie, qui t'offense maintenant, te redevienne douce, tu n'as qu'a la meriter. Jusqu'a present, tu n'en as pas eu l'occasion. Voila qu'elle se presente: profites-en, quitte-moi sans faiblesse et sans aigreur. Montre-moi la figure calme et attendrie d'un homme de coeur, au lieu de cette figure d'enfant qui pleure sans savoir pourquoi. --Laisse-moi pleurer, Therese, dit Laurent en se mettant a genoux, laisse-moi laver ma faute dans mes larmes; laisse-moi adorer cette pitie sainte qui a survecu en toi a l'amour brise. Elle ne m'humilie pas comme tu crois; je sens que j'en deviendrai digne. N'exige pas que je sois calme, tu sais bien que je ne peux jamais l'etre; mais crois que je peux devenir bon. Ah! Therese, je t'ai connue trop tard! Pourquoi ne m'as-tu pas parle plus tot comme tu viens de le faire? Pourquoi viens-tu m'accabler de ta bonte et de ton devouement, pauvre soeur de charite qui ne peux plus me rendre le bonheur? Mais, tu as raison, Therese, je meritais ce qui m'arrive, et tu me l'as fait enfin comprendre. La lecon me servira, je t'en reponds, et, si je peux jamais aimer une autre femme, je saurai comment il faut aimer. Je te devrai donc tout, ma soeur, le passe et l'avenir! Laurent parlait encore avec effusion lorsque Palmer rentra. Il se jeta a son cou en l'appelant son frere et son sauveur, et il s'ecria en lui montrant Therese: --Ah! mon ami! vous rappelez-vous ce que vous me disiez a l'hotel Meurice, la derniere fois que nous nous sommes vus a Paris? "Si vous ne croyez pas pouvoir la rendre heureuse, brulez-vous la cervelle ce soir plutot que de retourner chez elle!" J'aurais du le faire, et je ne l'ai pas fait! Et, a present, regardez-la, elle est plus changee que moi, la pauvre Therese! Elle a ete brisee, et pourtant elle est venue m'arracher a la mort, quand elle aurait du me maudire et m'abandonner! Le repentir de Laurent etait veritable; Palmer en fut vivement attendri. A mesure qu'il s'y livrait, l'artiste l'exprimait avec une eloquence persuasive, et, quand Palmer se retrouva seul avec Therese, il lui dit: --Mon amie, ne croyez pas que j'aie souffert de votre sollicitude pour lui. J'ai bien compris! Vous vouliez guerir l'ame et le corps. Vous avez remporte la victoire. Il est sauve; votre pauvre enfant! A present, que voulez-vous faire? --Le quitter pour toujours, repondit Therese, ou, du moins, ne le revoir qu'apres des annees. S'il retourne en France, je reste en Italie, et, s'il reste en Italie, je retourne en France. Ne vous ai-je pas dit que telle etait ma resolution? C'est parce qu'elle est bien arretee que je retardais encore le moment des adieux. Je savais bien qu'il y aurait une crise inevitable, et je ne voulais pas le laisser sur cette crise-la, si elle etait mauvaise. --Y avez-vous bien songe, Therese? dit Palmer reveur. Etes-vous bien sure de ne pas faiblir au dernier moment? --J'en suis sure. --Cet homme-la me parait irresistible dans la douleur. Il arracherait la pitie des entrailles d'une pierre, et pourtant, Therese, si vous lui cedez, vous etes perdue, et lui avec vous. Si vous l'aimez encore, songez que vous ne pouvez le sauver qu'en le quittant! --Je le sais, repondit Therese; mais que me dites-vous donc la, mon ami? Etes-vous malade, vous aussi? Avez-vous oublie que ma parole vous etait engagee? Palmer lui baisa la main et sourit. La paix rentra dans son ame. Laurent vint leur dire, le lendemain, qu'il voulait aller en Suisse pour achever de se retablir. Le climat de l'Italie ne lui convenait pas: c'etait la verite. Les medecins lui conseillaient meme de ne pas attendre les grandes chaleurs. De toute facon il fut decide que l'on se separerait a Florence. Therese n'avait d'autre projet arrete pour elle-meme que d'aller ou Laurent n'irait pas; mais, en le voyant si fatigue de la crise de la veille, elle dut lui promettre de passer a Florence encore une semaine, afin de l'empecher de partir sans avoir recouvre les forces necessaires. Cette semaine fut peut-etre la meilleure de la vie de Laurent. Genereux, cordial, confiant, sincere, il etait entre dans un etat de l'ame ou il ne s'etait jamais senti, meme durant les premiers huit jours de son union avec Therese. La tendresse l'avait vaincu, penetre, on peut dire envahi. Il ne quittait pas ses deux amis, se promenant avec eux en voiture aux _Cascines_, aux heures ou la foule n'y va pas, mangeant avec eux, se faisant une joie d'enfant d'aller diner dans la campagne en donnant le bras a Therese alternativement avec Palmer, essayant ses forces en faisant un peu de gymnastique avec celui-ci, accompagnant Therese avec lui au theatre, et se faisant tracer par _Dick le grand touriste_ l'itineraire de son voyage en Suisse. C'etait une grande question de savoir s'il irait par Milan ou par Genes. Il se decida enfin pour cette derniere voie, en prenant par Pise et Lucques, et en suivant ensuite le littoral par terre ou par mer, selon qu'il se sentirait fortifie ou affaibli par les premieres journees du voyage. Le jour du depart arriva. Laurent avait fait tous ses preparatifs avec une gaiete melancolique. Etincelant de plaisanteries sur son costume, sur son bagage, sur la tournure heteroclite qu'il allait avoir avec un certain manteau impermeable que Palmer l'avait force d'accepter et qui etait alors une nouveaute dans le commerce, sur le baragouin francais d'un domestique italien que Palmer lui avait choisi et qui etait le meilleur homme du monde; acceptant avec reconnaissance et soumission toutes les previsions et toutes les gateries de Therese, il avait des larmes plein les yeux, tout en riant aux eclats. La nuit qui preceda le dernier jour, il eut un leger acces de fievre. Il en plaisanta. Le voiturin qui devait le conduire a petites journees etait a la porte de l'hotel. La matinee etait fraiche. Therese s'inquieta. --Accompagnez-le jusqu'a la Spezzia, lui dit Palmer. C'est la qu'il doit s'embarquer, s'il ne supporte pas bien la voiture. C'est la que je vous rejoindrai le lendemain de son depart. Il vient de me tomber sur la tete une affaire indispensable qui me retient ici vingt-quatre heures. Therese, surprise de cette resolution et de cette proposition, refusa de partir avec Laurent. --Je vous en supplie, lui dit Palmer avec quelque vivacite; il m'est impossible d'aller avec vous! --Fort bien, mon ami, mais il n'est pas necessaire que j'aille avec lui. --Si fait, reprit-il, il le faut. Therese crut comprendre que Palmer jugeait cette epreuve necessaire. Elle s'en etonna et s'en inquieta. --Pouvez-vous, lui dit-elle, me donner votre parole d'honneur que vous avez effectivement une affaire importante ici? --Oui, repondit-il, je vous la donne. --Eh bien, je reste. --Non, il faut que vous partiez. --Je ne comprends pas. --Je m'expliquerai plus tard, mon amie. Je crois en vous comme en Dieu, vous le voyez bien; ayez confiance en moi. Partez. Therese fit a la hate un leger paquet qu'elle jeta dans le voiturin, et elle y monta aupres de Laurent, en criant a Palmer: --J'ai votre parole d'honneur que vous venez me rejoindre dans vingt-quatre heures. VIII Palmer, force reellement de rester a Florence et d'en eloigner Therese, fut frappe d'un coup mortel en la voyant partir. Cependant le danger qu'il redoutait n'existait pas. La chaine ne pouvait pas etre renouee. Laurent ne songea meme pas a emouvoir les sens de Therese; mais, certain de n'avoir pas perdu son coeur, il resolut de reprendre son estime. Il le resolut, disons-nous? Non, il ne fit aucun calcul, il eprouva tout naturellement le besoin de se relever aux yeux de cette femme qui avait grandi dans son esprit. S'il l'eut imploree en ce moment, elle lui eut resiste sans peine, elle l'eut peut-etre meprise. Il s'en garda bien, ou plutot il n'y songea pas. Il fut trop bien inspire pour commettre une pareille faute. Il prit de bonne foi et d'enthousiasme le role du coeur brise, de l'enfant soumis et chatie, si bien qu'au bout du voyage, Therese se demandait si ce n'etait pas lui la victime de ce fatal amour. Pendant ces trois jours de tete-a-tete, Therese se trouva heureuse aupres de Laurent. Elle voyait s'ouvrir une nouvelle ere de sentiments exquis, une route inexploree, puisque, dans cette voie, elle avait jusque-la marche seule. Elle savourait la douceur d'aimer sans remords, sans inquietude et sans combat, un etre pale et faible, qui n'etait plus pour ainsi dire qu'une ame, et qu'elle s'imaginait retrouver des cette vie, dans le paradis des pures essences, comme on reve de se retrouver apres la mort. Et puis elle avait ete profondement froissee et humiliee par lui, brouillee et irritee contre elle-meme; cet amour, accepte avec tant de vaillance et de grandeur, lui avait laisse une fletrissure, comme eut fait un entrainement de pure galanterie. Il etait venu un moment ou elle s'etait meprisee de s'etre laisse si grossierement tromper. Elle se sentait donc renaitre, et elle se reconciliait avec le passe en voyant pousser sur ce tombeau de la passion ensevelie une fleur d'amitie enthousiaste plus belle que la passion, meme dans ses meilleurs jours. C'est le 10 mai qu'ils arriverent a la Spezzia, une petite ville pittoresque a demi genoise et a demi florentine, au fond d'une rade bleue et unie comme le plus beau ciel. Ce n'etait pas encore la saison des bains de mer. Le pays etait une solitude enchantee, le temps frais et delicieux. A la vue de cette belle eau tranquille, Laurent, que la voiture avait un peu fatigue, se decida pour le voyage par mer. On s'informa des moyens de transport; un petit bateau a vapeur partait pour Genes deux fois par semaine. Therese fut contente que le jour du depart ne fut pas pour le soir meme. C'etaient vingt-quatre heures de repos pour son malade. Elle lui fit retenir une cabine sur ce bateau pour le lendemain soir. Laurent, tout affaibli qu'il se sentait encore, ne s'etait jamais si bien porte. Il avait un sommeil et un appetit d'enfant. Cette douce langueur des premiers jours de la complete guerison jetait son ame dans un trouble delicieux. Le souvenir de sa vie passee s'effacait comme un mauvais reve. Il se sentait et se croyait transforme radicalement pour toujours. Dans ce renouvellement de sa vie, il n'avait plus la faculte de souffrir. Il quittait Therese avec une sorte de joie triomphante au milieu de ses larmes. Cette soumission aux arrets de la destinee etait a ses yeux une expiation volontaire dont elle devait lui tenir compte. Il ne l'avait pas provoquee, mais il l'acceptait au moment ou il sentait le prix de ce qu'il avait meconnu. Il poussait ce besoin de s'immoler au point de lui dire qu'elle devait aimer Palmer, qu'il etait le meilleur des amis et le plus grand des philosophes. Puis, il s'ecriait tout a coup: --Ne me dis rien, chere Therese! Ne me parle pas de lui! Je ne me sens pas encore assez fort pour t'entendre dire que tu l'aimes. Non, tais-toi! j'en mourrais!... Mais sache que je l'aime aussi! Que puis-je te dire de mieux? Therese ne prononca pas une seule fois le nom de Palmer; et, dans les moments ou Laurent, moins heroique, la questionnait indirectement, elle lui repondait: --Tais-toi. J'ai un secret que je te dirai plus tard, et qui n'est pas ce que tu crois. Tu ne pourrais pas le deviner, ne cherche pas. Ils passerent le dernier jour a parcourir en barque la rade de la Spezzia. Ils se faisaient mettre a terre de temps en temps pour cueillir sur les rives de belles plantes aromatiques qui croissent dans le sable et jusque dans les premiers remous du flot indolent et clair. L'ombrage est rare sur ces beaux rivages d'ou s'elancent a pic des montagnes couvertes de buissons en fleur. La chaleur se faisant sentir, des qu'ils apercevaient un groupe de pins, ils s'y faisaient conduire. Ils avaient apporte leur diner, qu'ils mangerent ainsi sur l'herbe, au milieu des touffes de lavande et de romarin. La journee passa comme un reve, c'est-a-dire qu'elle fut courte comme un instant, et qu'elle resuma pourtant les plus douces emotions de deux existences. Cependant le soleil baissait, et Laurent devenait triste. Il voyait de loin la fumee du _Ferruccio_, le bateau a vapeur de la Spezzia, que l'on chauffait pour le depart, et ce nuage noir passait sur son ame. Therese vit qu'il fallait le distraire jusqu'au dernier moment, et elle demanda au batelier ce qu'il y avait encore a voir dans la baie. --Il y a, repondit-il, l'ile Palmaria et la carriere de marbre _portor_. Si vous voulez y aller, vous pourrez vous y embarquer. Le vapeur y passe pour prendre la mer, car il s'arrete en face, a Porto-Venere, pour recevoir des passagers ou des marchandises. Vous aurez tout le temps de gagner son bord. Je reponds de tout. Les deux amis se firent conduire a l'ile Palmaria. C'est un bloc de marbre a pic sur la mer et qui s'abaisse en pente douce et fertile du cote du golfe: il y a de ce cote quelques habitations a mi-cote et deux villas sur le rivage. Cette ile est plantee, comme une defense naturelle, a l'entree du golfe; dont la passe est fort etroite entre l'ile et le petit port jadis consacre a Venus. De la le nom de Porto-Venere. Rien dans l'affreuse bourgade ne justifie ce nom poetique, mais sa situation sur les rochers nus, battus de flots agites, car ce sont les premiers flots de la veritable mer qui s'engouffrent dans la passe, est des plus pittoresques. On ne saurait imaginer un decor plus frappant pour caracteriser un nid de pirates. Les maisons, noires et miserables, rongees par l'air salin, s'echelonnent, demesurement hautes, sur le roc inegal. Pas une vitre qui ne soit brisee a ces petites fenetres, qui semblent des yeux inquiets occupes a guetter une proie a l'horizon. Pas un mur qui ne soit depouille de son ciment, tombant en grandes plaques comme des voiles dechirees par la tempete. Pas une ligne d'aplomb dans ces constructions appuyees les unes contre les autres et pres de crouler toutes ensemble. Tout cela monte jusqu'a l'extremite du promontoire, ou tout cesse brusquement, et que terminent un vieux fort tronque et l'aiguille d'un petit clocher plante en vigie en face de l'immensite. Derriere ce tableau, qui forme un plan detache sur les eaux marines, s'elevent d'enormes rochers d'une teinte livide, dont la base, irisee par les reflets de la mer, semble plonger dans quelque chose d'indecis et d'impalpable comme la couleur du vide. C'est de la carriere de marbre de l'ile Palmaria, de l'autre cote de l'etroite passe, que Laurent et Therese contemplaient cet ensemble pittoresque. Le soleil couchant jetait sur les premiers plans un ton rougeatre qui confondait en une seule masse, homogene d'aspect, les rochers, les vieux murs et les ruines, a ce point que tout, l'eglise meme, semblait taille dans le meme bloc, tandis que les grands rochers du dernier plan baignaient dans une lumiere d'un vert glauque. Laurent fut frappe de ce spectacle, et, oubliant tout, il l'embrassa d'un regard de peintre ou Therese vit rayonner, comme dans un miroir, tous les feux du ciel embrase. --Dieu merci! pensa-t-elle, voila enfin l'artiste qui se reveille! En effet, depuis sa maladie, Laurent n'avait pas eu une pensee pour son art. La carriere n'offrant que l'interet d'un moment, celui de voir de gros blocs d'un beau marbre noir veine de jaune d'or, Laurent voulut gravir la pente rapide de l'ile pour regarder de haut la pleine mer, et il s'avanca, sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu'a une corniche de lichens ou il se vit tout a coup comme perdu dans l'espace. Le rocher surplombait la mer, qui avait ronge sa base et qui s'y brisait avec un bruit formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette cote si escarpee, fut saisi d'un tel vertige, que, sans Therese, qui l'avait suivi et qui le contraignit de glisser tout de son long en arriere, il se serait laisse tomber dans le gouffre. En ce moment, elle le vit pris de terreur et l'oeil hagard, comme elle l'avait vu dans la foret de *** --Qu'est-ce donc? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un reve? --Non! non! s'ecria-t-il en se relevant et en s'attachant a elle comme s'il eut cru se retenir a une force immuable; ce n'est plus le reve, c'est la realite! C'est la mer, l'affreuse mer qui va m'emporter tout a l'heure! c'est l'image de la vie ou je vais retomber! c'est l'abime qui va se creuser entre nous! c'est le bruit monotone, infatigable, odieux que j'allais ecouter la nuit dans la rade de Genes, et qui me hurlait le blaspheme aux oreilles! c'est cette houle brutale que je m'exercais a dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abime plus profond et plus implacable encore que celui des eaux! Therese, Therese, sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie a ce monstre qui est la, et qui ouvre deja sa gueule hideuse pour devorer ton pauvre enfant? --Laurent! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m'entends-tu? Il parut s'eveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de Therese; car, en l'interpellant, il s'etait cru seul; et il se retourna avec surprise en voyant que l'arbre auquel il se cramponnait n'etait autre chose que le bras tremblant et fatigue de son amie. --Pardon! pardon! lui dit-il, c'est un dernier acces, ce n'est rien. Partons! Et il descendit precipitamment le versant qu'il avait monte avec elle. _Le Ferruccio_ arrivait a toute vapeur du fond de la Spezzia. --Mon Dieu, le voila! dit-il. Qu'il va vite! s'il pouvait sombrer avant d'etre ici! --Laurent! reprit Therese d'un ton severe. --Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voila tranquille. Ne sais-tu pas qu'a present il suffit d'un regard de toi pour que j'obeisse avec joie? Allons, la barque! Allons, c'en est fait! Je suis calme, je suis content! Donne-moi ta main, Therese. Tu vois, je ne t'ai pas demande un seul baiser depuis trois jours de tete-a-tete! Je ne te demande que cette main loyale. Souviens-toi du jour ou tu m'as dit: "N'oublie jamais qu'avant d'etre ta maitresse, j'ai ete ton amie!" Eh bien, voila ce que tu souhaitais, je ne te suis plus rien, mais je suis a toi pour la vie!... Il s'elanca dans la barque, croyant que Therese resterait sur le rivage de l'ile, et que cette barque reviendrait la prendre quand il serait remonte a bord du _Ferruccio_; mais elle sauta aupres de lui. Elle voulait s'assurer, disait-elle, que le domestique qui devait accompagner Laurent, et qui s'etait embarque avec les paquets a la Spezzia, n'avait rien oublie de ce qui etait necessaire a son maitre pour le voyage. Elle profita donc du temps d'arret que faisait le petit _steamer_ devant Porto-Venere, pour monter a bord avec Laurent. Vicentino, le domestique en question, les y attendait. On se souvient que c'etait un homme de confiance choisi par M. Palmer. Therese le prit a l'ecart. --Vous avez la bourse de votre maitre? lui dit-elle. Je sais qu'il vous a charge de veiller a tous les frais du voyage. Combien vous a-t-il confie? --Deux cents _lire_ florentines, signora; mais je pense qu'il a sur lui son portefeuille. Therese avait examine les poches des habits de Laurent pendant qu'il dormait. Elle avait trouve le portefeuille, elle le savait a peu pres vide. Laurent avait depense beaucoup a Florence; les frais de sa maladie avaient ete tres-considerables. Il avait remis a Palmer le reste de sa petite fortune, en le chargeant de faire ses comptes, et il ne les avait pas regardes. En fait de depense, Laurent etait un veritable enfant, qui ne savait encore le prix de rien a l'etranger, pas meme la valeur des monnaies des diverses provinces. Ce qu'il avait confie a Vicentino lui paraissait devoir durer longtemps, et il n'y avait pas de quoi gagner la frontiere pour un homme qui n'avait pas la moindre notion de prevoyance. Therese remit a Vicentino tout ce qu'elle possedait en ce moment en Italie, et meme sans garder ce qui lui etait necessaire pour elle-meme pendant quelques jours; car, en voyant Laurent s'approcher, elle n'eut pas le temps de reprendre quelques pieces d'or dans le rouleau qu'elle glissa precipitamment au domestique, en lui disant: --Voila ce qu'il avait dans ses poches; il est fort distrait, il aime mieux que vous vous en chargiez. Et elle se retourna vers l'artiste pour lui donner une derniere poignee de main. Elle le trompait sans remords cette fois. Elle l'avait vu irrite et desespere lorsqu'elle avait autrefois voulu payer ses dettes; maintenant, elle n'etait plus pour lui qu'une mere, elle avait le droit d'agir comme elle le faisait. Laurent n'avait rien vu. --Encore un moment, Therese! lui dit-il d'une voix etranglee par les larmes. On sonnera une cloche pour avertir ceux qui ne sont pas du voyage de descendre a leurs barques. Elle passa son bras sous le sien et alla voir sa cabine, qui etait assez commode pour dormir, mais qui sentait le poisson d'une maniere revoltante. Therese chercha son flacon pour le lui laisser; mais elle l'avait perdu sur le rocher de Palmaria. --De quoi vous inquietez-vous? lui dit-il, attendri de toutes ses gateries. Donnez-moi une de ces lavandes sauvages que nous avons cueillies ensemble la-bas, dans les sables. Therese avait mis ces fleurs dans le corsage de sa robe; c'etait comme un gage d'amour a lui laisser. Elle trouva quelque chose d'indelicat ou tout au moins d'equivoque dans cette idee, et son instinct de femme s'y refusa; mais, comme elle se penchait sur la bande du _steamer_, elle vit, dans une des barques d'attente attachees a l'escale, un enfant qui presentait aux passagers de gros bouquets de violettes. Elle chercha dans sa poche une derniere piece de monnaie qu'elle y trouva avec joie et qu'elle jeta au petit marchand, pendant que celui-ci lui lancait son plus beau bouquet par-dessus le bord; elle le recut adroitement et le repandit dans la cabine de Laurent, qui comprit la supreme pudeur de son amie, mais qui ne sut jamais que ces violettes etaient payees avec la seule et derniere obole de Therese. Un jeune homme dont les habits de voyage et la tournure aristocratique contrastaient avec ceux des passagers, presque tous marchands d'huile d'olive ou petits negociants cotiers, passa aupres de Laurent, et, l'ayant regarde, lui dit: --Tiens! c'est vous! Ils se serrerent la main avec cette parfaite froideur de geste et de physionomie qui est le cachet des gens du bon ton. C'etait pourtant un de ces anciens compagnons de plaisir que Laurent avait appeles, en parlant d'eux a Therese dans ses jours d'ennui, ses meilleurs, ses seuls amis. Il ajoutait dans ces moments-la: "Les gens de ma classe!" car il n'avait jamais de depit contre Therese sans se rappeler qu'il etait gentilhomme. Mais Laurent etait bien amende, et, au lieu de se rejouir de cette rencontre, il donna interieurement au diable ce temoin importun de son dernier adieu a Therese. M. de Verac, c'etait le nom de l'ancien ami, connaissait Therese pour lui avoir ete presente par Laurent a Paris, et, l'ayant respectueusement saluee, il lui dit qu'il avait bien bonne chance de rencontrer sur ce pauvre petit _Ferruccio_ deux compagnons de voyage comme elle et Laurent. --Mais je ne suis pas des votres, repondit-elle; je reste ici, moi. --Comment, ici? Ou? A Porto-Venere? --En Italie. --Bah! alors Fauvel va faire vos commissions a Genes, et il revient demain? --Non! dit Laurent impatiente de cette curiosite, qui lui parut indiscrete: je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n'y va pas. Cela vous etonne? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que j'en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous? --Non! dit Verac en souriant; mais je ne suis pas force... --Si fait; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacite un peu altiere; j'ai merite ce qui m'arrive, et je m'y soumets, parce que mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigne etre une soeur et une mere pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire; donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d'amitie. Verac fut tres-surpris de ce qu'il entendait. C'etait une histoire qui pour lui ne ressemblait a rien. Il s'eloigna par discretion, apres avoir dit a Therese que rien de beau ne l'etonnait de sa part; mais il observa du coin de l'oeil les adieux des deux amis. Therese, debout sur l'escale, pressee et poussee par les indigenes qui s'embrassaient tumultueusement et bruyamment au son de la cloche du depart, donna un baiser maternel au front de Laurent. Ils pleuraient tous deux; puis elle descendit dans la barque, et se fit aborder a l'informe et sombre escalier de roches plates qui donnait entree a la bourgade de Porto-Venere. Laurent s'etonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner a la Spezzia: --Ah! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est la sans doute qui l'attend! Mais, au bout de dix minutes, comme _le Ferruccio_, apres avoir pris la mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en jetant une derniere fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la plate-forme du vieux fort ruine, une silhouette dont le soleil dorait encore la tete et les cheveux agites par le vent: c'etait la chevelure blonde de Therese et sa forme adoree. Elle etait seule. Laurent lui tendit les bras avec transport; puis il joignit les mains en signe de repentir, et ses levres murmurerent deux mots que la brise emporta: --Pardon! pardon! M. de Verac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l'homme le plus chatouilleux de la terre a l'endroit du ridicule, ne se souciait pas du regard de son ancien compagnon de debauche. Il mettait meme une sorte d'orgueil a le braver en ce moment. Quand la cote eut disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis sur un banc aupres de Verac. --Ah ca! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette etrange aventure! Vous m'en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin: tous vos amis de Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous etes un homme celebre, va me demander quel denoument a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques, qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosite. Que repondrai-je? --Que vous m'avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se resume en trois paroles. Faut-il vous les redire? --C'est donc vous qui l'avez abandonnee le premier? J'aime mieux cela pour vous! --Oui, je vous entends, c'est un ridicule que d'etre trahi, c'est une gloire que d'avoir pris les devants. C'est comme cela que je raisonnais autrefois avec vous, c'etait notre code; mais j'ai tout a fait change de notions sur tout cela depuis que j'ai aime. J'ai trahi, j'ai ete quitte, j'en suis au desespoir: donc, nos anciennes theories n'avaient pas le sens commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquee ensemble un argument qui me debarrasse de mon regret et de ma souffrance, et je dirai que vous avez raison. --Je ne chercherai pas d'arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne pas. Je vous plains, puisque vous voila malheureux; seulement, je me demande s'il existe une femme qui merite d'etre tant pleuree, et si mademoiselle Jacques n'eut pas mieux fait de vous pardonner une infidelite que de vous renvoyer desole comme vous voila. Pour une mere, je la trouve dure et vindicative! --C'est que vous ne savez pas combien j'ai ete coupable et absurde. Une infidelite! elle me l'eut pardonnee, j'en suis sur; mais des injures, des reproches... pis que cela, Verac! je lui ai dit le mot qu'une femme qui se respecte ne peut pas oublier: _Vous m'ennuyez!_ --Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s'il ne l'etait pas? si c'etait un simple moment d'humeur? --Non! c'etait de la lassitude morale. Je n'aimais plus! Ou, tenez, c'etait pis; je n'ai jamais pu l'aimer quand elle etait a moi. Retenez cela, Verac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne. Il est fort possible qu'un beau matin vous vous reveilliez harasse de faux plaisirs et violemment epris d'une femme honnete. Cela peut vous arriver tout comme a moi, car je ne vous crois pas plus debauche que je ne l'ai ete. Eh bien, quand vous aurez vaincu la resistance de cette femme, il vous arrivera probablement ce qui m'est arrive: c'est qu'ayant pris la funeste habitude de faire l'amour avec des femmes que l'on meprise, vous soyez condamne a retomber dans ces besoins de liberte farouche dont l'amour eleve a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage dompte par un enfant et toujours pret a le devorer pour rompre sa chaine. Et, un jour que vous aurez tue le faible gardien, vous vous enfuirez tout seul, rugissant de joie et secouant la criniere; mais alors... alors les betes du desert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous n'aimerez plus la liberte. Si peu et si mal que votre coeur eut accepte le lien, il le regrettera des qu'il l'aura brise, et il se trouvera saisi de l'horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l'amour et le libertinage. C'est la un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu vous preserve de le connaitre! Et, en attendant, moquez-vous comme je faisais, moi! Cela n'empechera pas votre jour de venir, si la debauche n'a pas encore fait de vous un cadavre! M. de Verac laissa couler en souriant ce torrent d'ideal qu'il ecoutait comme une cavatine bien chantee au Theatre-Italien. Laurent etait sincere a coup sur; mais peut-etre son auditeur avait-il raison de ne pas attacher trop d'importance a son desespoir. IX Quand Therese eut perdu de vue _le Ferruccio_, il faisait nuit. Elle avait renvoye la barque qu'elle avait prise le matin et payee d'avance a la Spezzia. Au moment ou le batelier l'avait ramenee du bateau a vapeur a Porto-Venere, elle avait remarque qu'il etait ivre; elle avait craint de revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque sur cette cote, elle l'avait congedie. Mais, quand elle songea au retour, elle s'avisa du denument absolu ou elle se trouvait. Rien n'etait plus simple pourtant que de retourner a l'hotel de _la Croix de Malte_, a la Spezzia, ou elle etait descendue la veille avec Laurent, d'y faire payer le bateau qui l'y conduirait, et d'attendre la l'arrivee de Palmer; mais cette idee de n'avoir pas une obole et d'etre forcee de devoir a Palmer son dejeuner du lendemain lui causa une repugnance, puerile peut-etre, mais insurmontable, dans les termes ou elle se trouvait avec lui. A cette repugnance se joignait une inquietude assez vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarque la tristesse dechirante de son regard lorsqu'elle etait partie de Florence. Elle ne pouvait s'empecher de croire qu'un obstacle a leur mariage s'etait eleve tout a coup, et elle voyait dans ce mariage tant d'inconvenients reels pour Palmer, qu'elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre l'obstacle, de quelque part qu'il put venir. Therese obeit a une solution toute d'instinct, qui etait de rester jusqu'a nouvel ordre a Porto-Venere. Elle avait, dans le petit paquet qu'elle avait pris a tout hasard avec elle, de quoi passer, n'importe ou, quatre ou cinq jours. En fait de bijoux, elle avait une montre et une chaine d'or; c'etait un gage qu'elle pouvait laisser jusqu'a ce qu'elle eut recu l'argent de son travail, qui devait etre arrive a Genes sous forme de mandat sur un banquier. Elle avait charge Vicentino de prendre ses lettres a la poste restante de Genes et de les lui envoyer a la Spezzia. Il s'agissait de passer la nuit quelque part, et l'aspect de Porto-Venere n'etait pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du cote de la passe de mer, jusqu'au bord de l'eau, sont, dans l'interieur de la ville, tellement de niveau avec le sommet du rocher, qu'il faut se baisser en plusieurs endroits pour passer sous l'auvent de leurs toits, projetes jusque vers le milieu de la rue. Cette rue etroite et rapide, toute pavee en dalles brutes, etait encombree d'enfants, de poules et de grands vases de cuivre places sous les angles irreguliers formes par les toits, a l'effet de recevoir l'eau de pluie durant la nuit. Ces vases sont le thermometre de la localite: l'eau douce y est si rare, qu'aussitot qu'un nuage parait dans la direction du vent, les menageres s'empressent de placer tous les recipients possibles devant leur porte, afin de ne rien perdre du bienfait que le ciel leur envoie. En passant devant ces portes beantes, Therese avisa un interieur qui lui parut plus propre que les autres, et d'ou s'exhalait une odeur d'huile un peu moins acre. Il y avait sur le seuil une pauvre femme dont la figure douce et honnete lui inspira confiance, et justement cette femme la prevint en lui parlant italien ou quelque chose d'approchant. Therese put donc s'entendre avec cette bonne femme, qui lui demandait d'un air obligeant si elle cherchait quelqu'un. Elle entra, regarda le local, et demanda si l'on pouvait disposer d'une chambre pour la nuit. --Oui, certainement, d'une chambre meilleure que celle-ci, et ou vous serez plus tranquille que dans l'auberge, ou vous entendriez les mariniers chanter toute la nuit! Mais je ne suis pas aubergiste, et, si vous ne voulez pas que j'aie des querelles, vous direz tout haut demain dans la rue que vous me connaissiez avant de venir ici. --Soit, dit Therese, montrez-moi cette chambre. --On lui fit monter quelques marches, et elle se trouva dans une piece vaste et miserable d'ou l'oeil embrassait un immense panorama sur la mer et sur le golfe; elle prit cette chambre en amitie a premiere vue, sans trop savoir pourquoi, si ce n'est qu'elle lui fit l'effet d'un refuge contre des liens qu'elle ne voulait pas etre forcee d'accepter. C'est de la qu'elle ecrivit le lendemain a sa mere: "Ma chere bien-aimee, me voila tranquille depuis douze heures et en pleine possession de mon libre arbitre pour... je ne sais combien de jours ou d'annees! Tout a ete remis en question en moi-meme, et vous allez etre juge de la situation. "Ce fatal amour qui vous effrayait tant n'est pas renoue et ne le sera pas. Sur ce point, soyez en paix. J'ai suivi mon malade, et je l'ai embarque hier au soir. Si je n'ai pas sauve sa pauvre ame, et je n'ose guere m'en flatter, du moins je l'ai amendee, et j'y ai fait entrer pour quelques instants la douceur de l'amitie. Si j'avais voulu l'en croire, il etait pour jamais gueri de ses orages; mais je voyais bien, a ses contradictions et a ses retours vers moi, qu'il y avait encore en lui ce qui fait le fond de sa nature, et ce que je ne saurais bien definir qu'en l'appelant l'amour de ce qui n'est pas. "Helas! oui, cet enfant voudrait avoir pour maitresse quelque chose comme la Venus de Milo, animee du souffle de ma patronne sainte Therese, ou plutot il faudrait que la meme femme fut aujourd'hui Sapho et demain Jeanne d'Arc. Malheur a moi d'avoir pu croire qu'apres m'avoir ornee dans son imagination de tous les attributs de la Divinite, il n'ouvrirait pas les yeux le lendemain! Il faut que, sans m'en douter, je sois bien vaine, pour avoir pu accepter la tache d'inspirer un culte! Mais non, je ne l'etais pas, je vous le jure! Je ne songeais pas a moi; le jour ou je me suis laisse porter sur cet autel, je lui disais: "Puisqu'il faut absolument que tu m'adores au lieu de m'aimer, ce qui me vaudrait bien mieux, adore-moi, helas! sauf a me briser demain!" "Il m'a brisee! mais de quoi puis-je me plaindre? Je l'avais prevu, et je m'y etais soumise d'avance. "Pourtant j'ai ete faible, indignee et infortunee, quand cet affreux moment est venu; mais le courage a repris le dessus, et Dieu m'a permis de guerir plus vite que je n'esperais. "Maintenant, c'est de Palmer qu'il faut que je vous parle. Vous voulez que je l'epouse, il le veut; et moi aussi, je l'ai voulu! le veux-je encore? Que vous dirais-je, ma bien-aimee? Il me vient encore des scrupules et des craintes. Il y a peut-etre de sa faute. Il n'a pas pu ou il n'a pas voulu passer avec moi les derniers moments que j'ai passes avec Laurent: il m'a laissee seule avec lui trois jours, trois jours que je savais etre et qui ont ete sans danger pour moi; mais lui, Palmer, le savait-il et pouvait-il en repondre? ou, ce qui serait pis, s'est-il dit qu'il fallait savoir a quoi s'en tenir? Il y a eu la, de sa part, je ne sais quel desinteressement romanesque ou quelle discretion exageree qui ne peut partir que d'un bon sentiment chez un tel homme, mais qui m'a cependant donne a reflechir. "Je vous ai ecrit ce qui se passait entre nous; il semblait qu'il se fut fait un devoir sacre de me rehabiliter, par le mariage, des affronts que je venais de subir. J'ai senti, moi, l'enthousiasme de la reconnaissance et les attendrissements de l'admiration. J'ai dit oui, j'ai promis d'etre sa femme, et encore aujourd'hui je sens que je l'aime autant que je puis desormais aimer. "Cependant aujourd'hui j'hesite, parce qu'il me semble qu'il se repent. Est-ce que je reve? Je n'en sais rien; mais pourquoi n'a-t-il pas pu me suivre ici? Quand j'ai appris la terrible maladie de mon pauvre Laurent, il n'a pas attendu que je lui dise: "Je pars pour Florence;" il m'a dit: "Nous partons!" Les vingt nuits que j'ai passees au chevet de Laurent, il les a passees dans la chambre voisine, et il ne m'a jamais dit: "Vous vous tuez!" mais seulement: "Reposez-vous un peu afin de pouvoir continuer." Jamais je n'ai vu en lui l'ombre de la jalousie. Il semblait qu'a ses yeux je n'en pusse jamais trop faire pour sauver ce fils ingrat que nous avions comme adopte a nous deux. Il sentait bien, ce noble coeur, que sa confiance et sa generosite augmentaient mon amour pour lui, et je lui savais un gre infini de le comprendre. Par la, il me relevait a mes propres yeux, et il me rendait fiere de lui appartenir. "Eh bien donc, pourquoi ce caprice ou cette impossibilite au dernier moment? Un obstacle imprevu? Avec la volonte dont je le sais doue, je ne crois guere aux obstacles; il semble plutot qu'il ait voulu m'eprouver. Cela m'humilie, je l'avoue. Helas! je suis devenue affreusement susceptible depuis que je suis dechue! N'est-ce pas dans l'ordre? lui qui comprenait tout, pourquoi n'a-t-il pas compris cela? "Ou bien peut-etre a-t-il fait un retour sur lui-meme et s'est-il dit enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l'empecher de songer a moi: qu'y aurait-il la d'etonnant? J'avais toujours connu Palmer pour un homme prudent et raisonnable. En decouvrant en lui des tresors d'enthousiasme et de foi, j'ai ete bien surprise. Ne pourrait-il pas etre un de ces caracteres qui s'exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent a aimer passionnement les victimes? C'est un instinct naturel aux gens forts, c'est la sublime pitie des coeurs heureux et purs! Il y a eu des moments ou je me disais cela pour me reconcilier avec moi-meme, quand j'aimais Laurent, puisque c'est sa souffrance, avant tout et plus que tout, qui m'avait attachee a lui! "Tout ce que je vous dis la, chere bien-aimee, je n'oserais pourtant le dire a Richard Palmer, s'il etait la! Je craindrais que mes doutes ne lui fissent un chagrin affreux, et me voila bien embarrassee, car ces doutes, je les ai malgre moi, et j'ai peur, sinon pour aujourd'hui, du moins pour demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en epousant une femme qu'il aime, dit-il, depuis dix ans, a qui il n'en a jamais dit le premier mot, et qu'il se decide a attaquer le jour ou il la trouve sanglante et brisee sous les pieds d'un autre homme? "Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer ou j'attends assez passivement le mot de ma destinee. Peut-etre Palmer est-il a la Spezzia, a trois lieues d'ici. C'est la que nous nous etions donne rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutot comme une peureuse, je ne peux pas me decider a aller lui dire: "Me voila!" Non, non! s'il doute de moi, rien n'est plus possible entre nous! J'ai pardonne a l'autre cinq ou six outrages par jour. A celui-ci je ne pourrais passer l'ombre d'un soupcon. Est-ce de l'injustice? Non! il me faut desormais un amour sublime ou rien! Ai-je donc cherche le sien? Il me l'a impose en me disant: "Ce sera le ciel!" _L'autre_ m'avait bien dit que ce serait peut-etre l'enfer qu'il m'apportait! Il ne m'a pas trompee. Eh bien, il ne faut pas que Palmer me trompe en se trompant lui-meme; car, apres cette nouvelle erreur, il ne me resterait plus qu'a nier tout, a me dire que, comme Laurent, j'ai a jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si avec cette certitude-la je supporterais la vie, moi! "Pardon, ma bien-aimee, mes agitations vous font du mal, j'en suis sure, bien que vous disiez qu'il vous les faut! N'ayez du moins pas d'inquietude pour ma sante; je me porte a merveille, j'ai sous les yeux la plus belle mer, et sur la tete le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-etre demain vous ecrirai-je que mes incertitudes sont evanouies. Aimez toujours votre Therese, qui vous adore." Palmer etait, en effet, a la Spezzia depuis la veille. Il etait arrive a dessein juste une heure apres le depart du _Ferruccio_. Ne trouvant pas Therese a _la Croix de Malte_, et apprenant qu'elle avait du embarquer Laurent a l'entree du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul a neuf heures le batelier qu'elle avait pris le matin, et qui appartenait a l'hotel. Le brave garcon n'etait pas sujet a s'enivrer. Il avait ete _surpris_ par une bouteille de Chypre que Laurent, apres avoir dine sur l'herbe avec Therese, lui avait donnee, et qu'il avait bue pendant la station des deux amis a l'ile de Palmaria, si bien qu'il se souvenait assez bien d'avoir conduit le _signore_ et la _signora_ a bord du _Ferruccio_, mais nullement d'avoir conduit ensuite la _signora_ a Porto-Venere. Si Palmer l'eut interroge avec calme, il eut bientot decouvert que les idees du barcarolle n'etaient pas tres-nettes sur le dernier point; mais Palmer, avec son air grave et impassible, etait tres-irritable et tres-passionne. Il crut que Therese etait partie avec Laurent, partie en rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l'aveu de la verite. Il se le tint pour dit, et rentra a l'hotel, ou il passa une nuit terrible. Ce n'est pas l'histoire de Richard Palmer que nous nous sommes propose d'ecrire. Nous avons intitule notre recit _Elle el lui_, c'est-a-dire Therese et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu'il est necessaire d'en dire pour faire comprendre les evenements auxquels il se trouva mele, et nous pensons que son caractere sera suffisamment explique par sa conduite. Hatons-nous de dire seulement en trois mots que Richard etait aussi ardent que romanesque, qu'il avait beaucoup d'orgueil, l'orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractere n'etait pas toujours a la hauteur de l'idee qu'il s'en etait faite, et qu'en voulant s'elever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait un reve genereux, mais peut-etre irrealisable en amour. Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie a des pensees de suicide, dont le detourna cependant une sorte de mepris pour Therese; puis la fatigue d'une nuit d'agitations reprit ses droits et lui donna les conseils de la raison. Therese etait femme, et il n'eut pas du la soumettre a une epreuve dangereuse. Eh bien, puisqu'il en etait ainsi, puisque Therese, placee si haut dans son estime, avait ete vaincue par une passion deplorable apres des promesses sacrees, il ne fallait plus croire a aucune femme, et aucune femme ne meritait le sacrifice de la vie d'un galant homme. Palmer en etait la, lorsqu'il vit aborder pres du lieu ou il se trouvait un elegant canot noir, monte par un officier de marine. Les huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince embarcation sur le flot tranquille releverent leurs rames blanches en signe de respect avec une precision militaire; l'officier mit pied a terre et se dirigea vers Richard, qu'il avait reconnu de loin. C'etait le capitaine Lawson, commandant la fregate americaine _l'Union_, en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs annees, des navires destines a proteger leurs relations commerciales dans les differents parages du globe. Lawson etait l'ami d'enfance de Palmer, qui avait donne a Therese une lettre de recommandation pour lui, dans le cas ou elle voudrait visiter le navire en parcourant la rade. Palmer pensa que Lawson allait lui parler d'elle, mais il n'en fut rien. Il n'avait recu aucune lettre, il n'avait vu personne venant de sa part. Il l'emmena dejeuner a son bord et Richard se laissa faire. _L'Union_ quittait la station a la fin du printemps; Palmer caressa l'idee de profiter de l'occasion pour retourner en Amerique. Tout lui semblait rompu entre Therese et lui; pourtant il resolut de rester a la Spezzia, la vue de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les moments difficiles de sa vie. Il y etait depuis trois jours, habitant le navire americain beaucoup plus que l'hotel de _la Croix de Malte_, s'efforcant de reprendre gout aux etudes sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie, lorsqu'un jeune enseigne raconta un matin a dejeuner, moitie riant, moitie soupirant, qu'il etait tombe amoureux depuis la veille, et que l'objet de sa passion etait un probleme sur lequel il voudrait avoir l'avis d'un homme du monde comme M. Palmer. C'etait une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq a trente ans. Il ne l'avait vue qu'a une fenetre ou elle etait assise, faisant de la dentelle. La grosse dentelle de coton est l'ouvrage des femmes du peuple sur toute la cote genoise. C'etait autrefois une branche de commerce que les metiers ont minee, mais qui sert encore d'occupation et de petit profit aux femmes et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne etait epris appartenait a la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de travail, mais encore par la pauvrete du gite ou il l'avait apercue. Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui causaient du doute. Elle avait des cheveux ondes qui n'etaient ni bruns ni blonds, des yeux reveurs, un teint pale. Elle avait tres-bien vu que, de l'auberge ou il s'etait refugie contre la pluie, le jeune officier la contemplait avec curiosite. Elle n'avait daigne ni l'encourager, ni se soustraire a ses regards. Elle lui avait offert l'image desesperante de l'indifference personnifiee. Le jeune marin raconta encore qu'il avait interroge l'aubergiste de Porto Venere. Celle-ci lui avait repondu que l'etrangere etait la depuis trois jours, chez une vieille femme de l'endroit qui la faisait passer pour sa niece et qui mentait probablement, car c'etait une vieille intrigante qui louait une mauvaise chambre au detriment de l'auberge attitree et patentee, et qui se melait d'attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais qui devait les nourrir bien mal, car elle n'avait rien, et, pour ce, meritait le mepris des gens etablis et des voyageurs qui se respectent. En raison de ce discours, le jeune enseigne n'avait rien eu de plus presse que d'aller chez la vieille et de lui demander a loger pour un de ses amis qu'il attendait, esperant, a la faveur de cette histoire, la faire causer et savoir quelque chose sur le compte de cette inconnue; mais la vieille avait ete impenetrable et meme incorruptible. Le portrait que le marin faisait de cette jeune inconnue eveilla l'attention de Palmer. Ce pouvait etre celui de Therese; mais que faisait-elle et pourquoi se cachait-elle a Porto-Venere? Sans doute, elle n'y etait pas seule; Laurent devait etre cache dans quelque autre coin. Palmer agita en lui-meme la question de savoir s'il s'en irait en Chine pour n'etre pas temoin de son malheur. Pourtant il prit le parti le plus raisonnable, qui etait de savoir a quoi s'en tenir. Il se fit conduire aussitot a Porto-Venere et n'eut pas de peine a y decouvrir Therese, logee et occupee ainsi qu'on le lui avait raconte. L'explication fut vive et franche. Tous deux etaient trop sinceres pour se bouder; aussi tous deux s'avouerent-ils qu'ils avaient eu beaucoup d'humeur l'un contre l'autre, Palmer pour n'avoir pas ete averti par Therese du lieu de sa retraite, Therese pour n'avoir pas ete mieux cherchee et plus tot retrouvee par Palmer. --Mon amie, dit celui-ci, vous semblez me reprocher surtout de vous avoir comme abandonnee a un danger. Ce danger, moi, je n'y croyais pas! --Vous aviez raison, et je vous en remercie. Alors pourquoi etiez-vous triste et comme desespere en me voyant partir? et comment se fait-il qu'en arrivant ici, vous n'ayez pas su decouvrir ou j'etais des le premier jour? Vous avez donc suppose que j'etais partie, et qu'il etait inutile de me chercher? --Ecoutez-moi, dit Palmer eludant la question, et vous verrez que j'ai eu, depuis quelques jours, bien des amertumes qui ont pu me faire perdre la tete. Vous comprendrez aussi pourquoi, vous ayant connue toute jeune, et pouvant pretendre a vous epouser, j'ai passe a cote d'un bonheur dont le regret et le reve ne m'ont jamais quitte. J'etais des lors l'amant d'une femme qui s'est jouee de moi de mille manieres. Je me croyais, je me suis cru, pendant dix ans, en devoir de la relever et de la proteger. Enfin elle a mis le comble a son ingratitude et a sa perfidie, et j'ai pu l'abandonner, l'oublier, et disposer de moi-meme. Eh bien, cette femme que je croyais en Angleterre, je l'ai retrouvee a Florence au moment ou Laurent devait partir. Abandonnee d'un nouvel amant qui m'avait succede, elle voulait et comptait me reprendre: tant de fois deja elle m'avait trouve genereux ou faible! Elle m'ecrivait une lettre de menaces, et, feignant une jalousie absurde, elle pretendait venir vous insulter en ma presence. Je la savais femme a ne reculer devant aucun scandale, et je ne voulais, pour rien au monde, que vous fussiez seulement temoin de ses fureurs. Je ne pus la decider a ne pas se montrer, qu'en lui promettant d'avoir une explication avec elle le jour meme. Elle demeurait precisement dans l'hotel ou nous logions aupres de notre malade, et, quand le voiturin qui devait emmener Laurent arriva devant la porte, elle etait la, resolue a faire un esclandre. Son theme odieux et ridicule etait de crier, devant tous les gens de l'hotel et de la rue, que je partageais ma nouvelle maitresse avec Laurent de Fauvel. Voila pourquoi je vous fis partir avec lui, et pourquoi je restai, afin d'en finir avec cette folle sans vous compromettre, et sans vous exposer a la voir ou a l'entendre. A present, ne dites plus que j'ai voulu vous soumettre a une epreuve en vous laissant, seule avec Laurent. J'ai assez souffert de cela, mon Dieu, ne m'accusez pas! Et, quand je vous ai crue partie avec lui, toutes les furies de l'enfer se sont mises apres moi. --Et voila ce que je vous reproche, dit Therese. --Ah! que voulez-vous! s'ecria Palmer, j'ai ete si odieusement trompe dans ma vie! Cette miserable femme avait remue en moi tout un monde d'amertume et de mepris. --Et ce mepris a rejailli sur moi? --Oh! ne dites pas cela, Therese, --Moi aussi pourtant, reprit-elle, j'ai ete bien trompee, et je croyais en vous quand meme. --Ne parlons plus de cela, mon amie, je regrette d'avoir ete force de vous confier mon passe. Vous allez croire qu'il peut reagir sur mon avenir, et que, comme Laurent, je vous ferai payer les trahisons dont j'ai ete abreuve. Voyons, voyons, ma chere Therese, chassons ces tristes pensees. Vous etes ici dans un endroit a donner le _spleen_. La barque nous attend; venez vous etablir a la Spezzia. --Non, dit Therese, je reste ici, moi. --Comment? qu'est-ce donc? du depit entre nous? --Non, non, mon cher Dick, reprit-elle en lui tendant la main: avec vous, je n'en veux jamais avoir. Oh ! faites, je vous en supplie, que notre affection soit un ideal de sincerite, car j'y veux, quant a moi, faire tout ce qui est possible a une ame croyante; mais je ne vous savais pas jaloux, vous l'avez ete et vous en convenez. Eh bien, sachez qu'il n'est pas en mon pouvoir de ne pas souffrir cruellement de cette jalousie. C'est tellement le contraire de ce que vous m'aviez promis, que je me demande ou nous allons maintenant, et pourquoi il faut qu'au sortir d'un enfer, j'entre dans un purgatoire, moi qui n'aspirais qu'au repos et a la solitude. "Ces nouveaux tourments qui semblent se preparer, ce n'est pas pour moi seule que je les redoute; s'il etait possible qu'en amour l'un des deux fut heureux quand l'autre souffre, la route du devouement serait toute tracee et facile a suivre; mais il n'en est pas ainsi, vous le voyez bien: je ne puis avoir un instant de douleur que vous ne le ressentiez. Me voila donc entrainee a gater votre vie, moi qui voulais rendre la mienne inoffensive, et je commence a faire un malheureux! Non, Palmer, croyez-moi; nous pensions nous connaitre, et nous ne nous connaissions pas. Ce qui m'avait charme en vous, c'est une disposition d'esprit que vous n'avez deja plus, la confiance. Ne comprenez-vous pas qu'avilie comme je l'etais il me fallait cela pour vous aimer, et rien autre chose? Si je subissais maintenant votre affection avec des taches et des faiblesses, avec des doutes et des orages, ne seriez-vous pas en droit de vous dire que je fais un calcul en vous epousant? Oh! ne dites pas que cette idee ne vous viendra jamais; elle vous viendra malgre vous. Je sais trop comment d'un soupcon on passe a un autre, et quelle pente rapide nous emporte d'un premier desenchantement a un degout injurieux! Or, moi, tenez, j'en ai assez bu, de ce fiel! je n'en veux plus, et je ne m'en fais pas accroire, je ne suis plus capable de subir ce que j'ai subi; je vous l'ai dit des le premier jour, et, si vous l'avez oublie, moi, je m'en souviens. Eloignons donc cette idee de mariage, ajouta-t-elle, et restons amis. Je reprends provisoirement ma parole, jusqu'a ce que je puisse compter sur votre estime, telle que je croyais la posseder. Si vous ne voulez pas vous soumettre a une epreuve, quittons-nous tout de suite. Quant a moi, je vous jure que je ne veux rien vous devoir, pas meme le plus leger service, dans la position ou je suis. Cette position, je veux vous la dire, car il faut que vous compreniez ma volonte. Je me trouve ici logee et nourrie sur parole, car je n'ai absolument rien, j'ai tout confie a Vicentino pour les frais du voyage de Laurent; mais il se trouve que je sais faire de la dentelle plus vite et mieux que les femmes du pays, et, en attendant que je recoive de Genes l'argent qui m'est du, je peux gagner ici, au jour le jour, de quoi, sinon recompenser, du moins defrayer ma bonne hotesse de la tres-frugale nourriture qu'elle me fournit. Je n'eprouve ni humiliations, ni souffrance de cet etat de choses, et il faut qu'il dure jusqu'a ce que mon argent arrive. Je verrai alors quel parti j'ai a prendre. Jusque-la, retournez a la Spezzia, et venez me voir quand vous voudrez; je ferai de la dentelle, tout en causant avec vous. Palmer dut se soumettre, et il se soumit de bonne grace. Il esperait regagner la confiance de Therese, et il sentait bien l'avoir ebranlee par sa faute. X Quelques jours apres, Therese recut une lettre de Geneve. Laurent s'y accusait par ecrit de tout ce dont il s'etait accuse en paroles, comme s'il eut voulu consacrer ainsi le temoignage de son repentir. "Non, disait-il, je n'ai pas su te meriter. J'ai ete indigne d'un amour si genereux, si pur et si desinteresse. J'ai lasse ta patience, o ma soeur, o ma mere! Les anges aussi se fussent lasses de moi! Ah! Therese, a mesure que je reviens a la sante et a la vie, mes souvenirs s'eclaircissent, et je regarde dans mon passe comme dans un miroir qui me montre le spectre d'un homme que j'ai connu, mais que je ne comprends plus. A coup sur, ce malheureux etait en demence; ne penses-tu pas, Therese, que, marchant vers cette epouvantable maladie physique dont tu m'as sauve par miracle, j'ai pu, trois et quatre mois d'avance, etre sous le coup d'une maladie morale qui m'otait la conscience de mes paroles et de mes actions? Oh! si cela etait, n'aurais-tu pas du me pardonner?... Mais ce que je dis la, helas! n'a pas le sens commun. Qu'est-ce que le mal, sinon une maladie morale? Celui qui tue son pere ne pourrait-il pas invoquer la meme excuse que moi? Le bien, le mal, voici la premiere fois que cette notion me tourmente. Avant de te connaitre, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimee, je n'y avais jamais songe. Le mal etait pour moi un monstre de bas etage, la bete apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des hommes dans les bas-fonds infects de la societe; le mal! pouvait-il approcher de moi, l'homme de la vie elegante, le beau de Paris, le noble fils des Muses! Ah! imbecile que j'etais, je me figurais donc, parce que j'avais la barbe parfumee et les mains bien gantees, que mes caresses purifiaient la grande prostituee des nations, l'orgie, ma fiancee, qui m'avait lie a elle d'une chaine aussi noble que celle qui lie les forcats dans les bagnes? Et je t'ai immolee, ma pauvre douce maitresse, a mon brutal egoisme, et, apres cela, j'ai releve la tete en disant: "C'etait mon droit, elle m'appartenait; rien ne saurait etre mal de ce que j'ai le droit de faire!" Ah! malheureux, malheureux que je suis! j'ai ete criminel; et je ne m'en suis pas doute! Il m'a fallu, pour le comprendre, te perdre, toi mon seul bien, le seul etre qui m'eut jamais aime et qui fut capable d'aimer l'enfant ingrat et insense que j'etais! C'est seulement quand j'ai vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux, que j'ai compris que j'etais a jamais seul et abandonne sur la terre!" Une longue partie de cette premiere lettre etait ecrite sur un ton d'exaltation dont la sincerite se trouvait confirmee par des details de realite et un brusque changement de ton, caracteristique chez Laurent. "Croirais-tu qu'en arrivant a Geneve, la premiere chose que j'aie faite avant de songer a t'ecrire, c'est d'aller acheter un gilet? Oui, un gilet d'ete, fort joli, ma foi, et tres-bien coupe, que j'ai trouve chez un tailleur francais, rencontre agreable pour un voyageur presse de quitter cette ville d'horlogers et de naturalistes? Me voila donc courant les rues de Geneve, enchante de mon gilet neuf, et m'arretant devant la boutique d'un libraire ou une certaine edition de Byron, reliee avec un grand gout, me paraissait une tentation irresistible. Que lire en voyage? Je ne peux pas souffrir les livres de voyage precisement, a moins qu'ils ne parlent de pays ou je ne pourrai jamais aller. J'aime mieux les poetes, qui vous promenent dans le monde de leurs reves, et je me suis paye cette edition. Et puis j'ai suivi au hasard une tres-jolie fille court vetue qui passait devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d'oeuvre d'emmanchement. Je l'ai suivie en pensant beaucoup plus a mon gilet qu'a elle. Tout a coup elle a pris a droite, et moi a gauche sans m'en apercevoir, et je me suis trouve de retour a mon hotel, ou, en voulant serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j'ai retrouve les violettes doubles que tu avais semees dans ma cabine du _Ferruccio_ au moment de nos adieux. Je les avais ramassees une a une avec soin, et je les gardais comme une relique; mais voila qu'elles m'ont fait pleurer comme une gouttiere, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait ete le principal evenement de ma matinee, je me suis dit: "--Voila pourtant l'enfant que cette pauvre femme a aime!" Ailleurs, il disait: "Tu m'as fait promettre de soigner ma sante, en me disant: "Puisque c'est moi qui te l'ai rendue, elle m'appartient un peu, et j'ai le droit de te defendre de la perdre." Helas! ma Therese, que veux-tu donc que j'en fasse, de cette maudite sante qui commence a m'enivrer comme le vin nouveau? Le printemps fleurit, et c'est la saison d'aimer, je le veux bien; mais depend-il de moi d'aimer? Tu n'as pu m'inspirer le veritable amour, toi, et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que tu n'as pas fait? Ou la trouverai-je, cette magicienne? Dans le monde? Non, certes: il n'y a la que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire, ma pauvre amie, que ceux a qui l'on se sacrifie ne le meritent guere; mais moi, ce n'est pas ma faute si je ne peux pas plus me resoudre a partager avec un mari qu'avec un amant. Aimer une demoiselle? l'epouser alors? Oh! pour le coup, Therese, tu ne peux pas penser a cela sans rire... ou sans trembler. Moi, enchaine de par la loi, quand je ne peux pas seulement l'etre par ma propre volonte! "J'ai eu jadis un ami qui aimait une grisette et qui se croyait heureux. J'ai fait la cour a cette fidele amante, et je l'ai eue pour une perruche verte que son amant ne voulait pas lui donner. Elle disait naivement: "Dame! c'est sa faute, a _lui_; que ne me donnait-il cette perruche!" Et, depuis ce jour-la, je me suis promis de ne jamais aimer une femme entretenue, c'est-a-dire un etre qui a envie de tout ce que son amant ne lui donne pas. "Alors, en fait de maitresse, je ne vois plus qu'une aventuriere, comme on en rencontre sur les chemins, et qui sont toutes nees princesses, mais qui ont eu _des malheurs_. Trop de malheurs, merci! Je ne suis pas assez riche pour combler les abimes de ces passes-la.--Une actrice en renom? Cela m'a tente souvent; mais il faudrait que ma maitresse renoncat au public, et c'est la un amant que je ne me sens pas la force de remplacer. Non, non, Therese, je ne peux pas aimer, moi! Je demande trop, et je demande ce que je ne sais pas rendre; donc, il faudra bien que je retourne a mon ancienne vie. J'aime mieux cela, parce que ton image ne sera jamais souillee en moi par une comparaison possible. Pourquoi ma vie ne s'arrangerait-elle pas ainsi: des femmes pour les sens et une maitresse pour mon ame? Il ne depend ni de toi, ni de moi, Therese, que tu ne sois pas cette maitresse, cet ideal reve, perdu, pleure, et reve plus que jamais. Tu ne peux t'en offenser, je ne t'en dirai jamais rien. Je t'aimerai dans le secret de ma pensee sans que personne le sache, et sans qu'aucune autre femme puisse jamais dire: "Je l'ai remplacee, cette Therese." "Mon amie, il faut que tu m'accordes une faveur que tu m'as refusee pendant ces derniers jours si doux et si chers que nous avons passes ensemble: c'est de me parler de Palmer. Tu as cru que cela me ferait encore du mal. Eh bien, tu t'es trompee. Cela m'aurait tue lorsque pour la premiere fois je t'ai questionnee avec emportement sur son compte: j'etais encore malade et un peu fou; mais, quand la raison m'est revenue, quand tu m'as laisse deviner le _secret_ que tu n'etais pas forcee de me confier, j'ai senti, au milieu de ma douleur, qu'en acceptant ton bonheur je reparais toutes mes fautes. J'ai examine attentivement votre maniere d'etre ensemble: j'ai vu qu'il t'aimait passionnement et qu'il me temoignait pourtant la tendresse d'un pere. Cela, vois-tu, Therese, m'a bouleverse. Je n'avais pas l'idee de cette generosite, de cette grandeur dans l'amour. Heureux Palmer! comme il est sur de toi, lui! comme il te comprend, comme il te merite par consequent! Cela m'a rappele le temps ou je te disais: "Aimez Palmer, vous me ferez bien plaisir!" Ah! quel odieux sentiment j'avais alors dans l'ame! Je voulais etre delivre de ton amour, qui m'accablait de remords, et pourtant, si alors tu m'avais repondu: "Eh bien, je l'aime!..." je t'aurais tuee? "Et lui, ce bon grand coeur, il t'aimait deja, et il n'a pas craint de se consacrer a toi au moment ou peut-etre tu m'aimais encore! Moi, en pareille circonstance, je n'aurais jamais ose me risquer. J'avais une trop belle dose de cet orgueil que nous portons si fierement, nous autres hommes du monde, et qui a ete si bien invente par les sots pour nous empecher de vouloir conquerir le bonheur a nos risques et perils, ou de savoir seulement le ressaisir quand il nous echappe. "Oui, je veux me confesser jusqu'au bout, ma pauvre amie. Quand je te disais: _Aimez Palmer_, je croyais quelquefois que tu l'aimais deja, et c'est la ce qui achevait de m'eloigner de toi. Il y a eu, dans les derniers temps, bien des heures ou j'ai ete pret a me jeter a tes pieds; j'etais arrete par cette idee: "Il est trop tard, elle en aime un autre. Je l'ai voulu, mais elle n'eut pas du le vouloir. Donc, elle est indigne de moi!" "Voila comme je raisonnais dans ma folie, et pourtant, j'en suis sur a present, si j'etais revenu a toi sincerement, quand meme tu aurais commence a aimer Dick, tu me l'aurais sacrifie. Tu aurais recommence ce martyre que je t'imposais. Allons, j'ai bien fait, n'est-ce pas, de m'enfuir? Je le sentais en te quittant! Oui, Therese, c'est la ce qui m'a donne la force de me sauver a Florence sans te dire un seul mot. Je sentais que je t'assassinais jour par jour, et que je n'avais plus d'autre maniere de reparer mes torts que de te laisser seule aupres d'un homme qui t'aimait veritablement. "C'est encore la ce qui a soutenu mon courage a la Spezzia, durant cette journee ou j'aurais encore pu tenter d'obtenir ma grace; mais cette detestable pensee ne m'est pas venue; je t'en fais le serment, mon amie. Je ne sais pas si tu avais dit a ce batelier de ne pas nous perdre de vue; mais c'etait bien inutile, va! Je me serais jete dans la mer plutot que de vouloir trahir la confiance que Palmer me temoignait en nous laissant ensemble. "Dis-le-lui donc, a lui, que je t'aime veritablement, autant que je puis aimer. Dis-lui que c'est a lui, autant qu'a toi, que je dois de m'etre condamne et execute comme j'ai fait. J'ai bien souffert, mon Dieu, pour accomplir ce suicide du vieil homme! Mais je suis fier de moi-meme a present. Tous mes anciens amis jugeraient que j'ai ete un sot ou un lache de ne pas tacher de tuer mon rival en duel, sauf a abandonner ensuite, en lui crachant au visage, la femme qui m'avait trahi! Oui, Therese, c'est ainsi que, moi-meme, j'eusse probablement juge chez un autre la conduite que j'ai pourtant tenue vis-a-vis de toi et de Palmer avec autant de resolution que de joie. C'est que je ne suis pas une brute, Dieu merci! je ne vaux rien; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends justice. "Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j'en souffre; loin de la, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force aussi: car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met a penser a ce qu'il eut pu etre et a ce qu'il est maintenant pour toi, sa tete s'egare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec orgueil: "J'aurais pu troubler, disputer et peut-etre detruire ce bonheur: je ne l'ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j'ai droit maintenant a l'amitie de Therese." Therese repondit avec tendresse a son pauvre enfant. C'est sous ce titre qu'il etait desormais enseveli et comme embaume dans le sanctuaire du passe... Therese aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l'aimer. Il ne lui semblait pas qu'elle put jamais regretter le temps ou, tous les matins, elle s'eveillait, disait-elle, en regardant si la maison n'allait pas lui tomber sur la tete. Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse s'etait emparee d'elle depuis qu'elle habitait ce livide rocher de Porto-Venere. C'etait comme un detachement de la vie qui, par moment, n'etait pas sans charme pour elle; mais c'etait quelque chose de morne et d'abattu qui n'etait pas dans son caractere et qu'elle ne s'expliquait pas a elle-meme. Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait a propos de Palmer: elle lui en fit brievement le plus grand eloge et lui dit de sa part les choses les plus affectueuses; mais elle ne put se resoudre a le prendre pour confident de leur intimite. Elle repugnait a faire part de sa veritable situation, c'est-a-dire a confier des engagements sur lesquels elle ne s'etait pas dit a elle-meme son dernier mot. Et, quand meme elle eut ete fixee, n'eut-il pas ete trop tot pour dire a Laurent: "Vous souffrez encore, tant pis pour vous! moi, je me marie!" L'argent qu'elle attendait n'arriva qu'au bout de quinze jours. Elle fit de la dentelle pendant quinze jours avec une perseverance qui desolait Palmer. Lorsqu'elle se vit enfin a la tete de quelques billets de banque, elle paya largement sa bonne hotesse et se permit de sortir avec Palmer pour se promener autour du golfe; mais elle desira rester a Porto-Venere encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait a cette morne et miserable residence. Il est des situations morales qui se sentent mieux qu'elles ne se definissent. C'est avec sa mere que Therese venait a bout, dans ses lettres, de s'epancher. "Je suis encore ici, lui ecrivait-elle au mois de juillet, en depit d'une chaleur devorante. Je me suis attachee comme un coquillage a ce rocher ou jamais un arbre n'a pu songer a pousser, mais ou soufflent des brises energiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m'est devenue en quelque sorte necessaire. Le pays que j'ai derriere moi, et qu'en moins de deux heures je peux gagner en barque, etait ravissant au printemps. En s'enfoncant dans les terres au fond du golfe, a deux ou trois lieues de la cote, on decouvre les sites les plus etranges. Il y a une certaine region de terrains dechires par je ne sais quels anciens tremblements de terre, qui presente les accidents les plus bizarres. C'est une suite de collines de sable rouge recouvertes de pins et de bruyeres, s'echelonnant les unes sur les autres, et offrant sur leurs cretes d'assez larges voies naturelles qui tout a coup tombent a pic dans les abimes et vous laissent fort embarrasse de continuer. Si l'on revient sur ses pas et que l'on se trompe dans le dedale des petits sentiers battus par les pieds des troupeaux, on arrive a d'autres abimes, et nous sommes restes quelquefois, Palmer et moi, des heures entieres sur ces sommets boises, sans retrouver le chemin qui nous y avait amenes. De la, on plonge sur une immensite de pays cultive, coupe de place en place avec une sorte de regularite par ces accidents etranges, et au dela de cette immensite se deploie l'immensite bleue de la mer. De ce cote-la, il semble que l'horizon n'ait pas de limites. Du cote du nord et de l'est, ce sont les Alpes Maritimes, dont les cretes, hardiment dessinees, etaient encore couvertes de neige quand je suis arrivee ici. "Mais il n'est plus question de ces savanes de cistes en fleurs et de ces arbres de bruyere blanche qui repandaient un parfum si frais et si fin aux premiers jours de mai. C'etait alors un paradis terrestre: ces bois etaient pleins de faux ebeniers, d'arbres de Judee, de genets odorants et de cytises etincelant comme de l'or au milieu des noirs buissons de myrte. A present, tout est brule, les pins exhalent une odeur acre, les champs de lupin, si fleuris et si parfumes naguere, n'offrent plus que des tiges coupees, noires comme si le feu y avait passe; les moissons enlevees, la terre fume au soleil de midi, et il faut se lever de grand matin pour se promener sans souffrir. Or, comme il faut d'ici quatre heures au moins, tant en barque que sur les pieds, pour gagner la partie boisee du pays, le retour n'est pas agreable, et toutes les hauteurs qui entourent immediatement le golfe, magnifiques de formes et d'aspect, sont si nues, que c'est encore a Porto-Venere et dans l'ile Palmaria que l'on peut respirer le mieux. "Et puis il y a un fleau a la Spezzia: ce sont les moustiques engendres par les eaux stagnantes d'un petit lac voisin et des immenses marecages que la culture dispute aux eaux de la mer. Ici, ce n'est pas l'eau des terres qui nous gene: nous n'avons que la mer et le rocher, pas d'insectes par consequent, pas un brin d'herbe; mais quels nuages d'or et de pourpre, quelles tempetes sublimes, quels calmes solennels! La mer est un tableau qui change de couleur et de sentiment a chaque minute du jour et de la nuit. Il y a ici des gouffres remplis de clameurs dont vous ne pouvez vous representer l'effroyable variete; tous les sanglots du desespoir, toutes les imprecations de l'enfer s'y sont donne rendez-vous, et, de ma petite fenetre, j'entends dans la nuit ces voix de l'abime qui tantot rugissent une bacchanale sans nom, tantot chantent des hymnes sauvages encore redoutables dans leur plus grand apaisement. "Eh bien, j'aime tout cela maintenant, moi qui avais les gouts champetres et l'amour des petits coins verts et tranquilles. Est-ce parce que j'ai pris dans ce fatal amour l'habitude des orages et le besoin du bruit? Peut-etre! Nous sommes de si etranges creatures, nous autres femmes! Il faut que je vous le confesse, ma bien-aimee, j'ai passe bien des jours avant de m'habituer a me passer de mon supplice, je ne savais que faire de moi, n'ayant plus personne a servir et a soigner. Il eut fallu que Palmer fut un peu insupportable; mais, voyez l'injustice, des qu'il a fait mine de l'etre, je me suis revoltee, et, a present qu'il est redevenu bon comme un ange, je ne sais plus a qui m'en prendre de l'epouvantable ennui qui m'envahit par moments. Helas! oui, c'est comme cela!... Dois-je vous le dire? Non, je ferais mieux de ne pas le savoir moi-meme, ou, si je le sais, de ne pas vous affliger de ma folie. Je voulais ne vous parler que du pays, de mes promenades, de mes occupations, de ma triste chambre sous les toits, ou plutot sur les toits, et ou je me plais a etre seule, ignoree, oubliee du monde, sans devoirs, sans clients, sans affaires, sans autre travail que celui qui me plait. Je fais poser des petits enfants, et je m'amuse a composer des groupes; mais tout cela ne vous suffit pas, et, si je ne vous dis pas ou j'en suis de mon coeur et de ma volonte, vous serez encore plus inquiete. Eh bien, sachez-le, je suis bien decidee a epouser Palmer et je l'aime; mais je n'ai pas encore pu me resoudre a fixer l'epoque du mariage, je crains pour lui et pour moi-meme le lendemain de cette union indissoluble. Je ne suis plus dans l'age des illusions, et, apres une vie comme la mienne, on a cent ans d'experience et, par consequent, de terreurs! Je me suis crue absolument detachee de Laurent, je l'etais absolument en effet a Genes, le jour ou il me dit que j'etais son fleau, l'assassin de son genie et de sa gloire. A present, je ne me sens plus si independante de lui; depuis sa maladie, son repentir et les lettres adorables de douceur et d'abnegation qu'il m'a ecrites pendant ces deux derniers mois, je sens qu'un grand devoir m'attache encore a ce malheureux enfant, et je ne voudrais pas le froisser par un abandon complet. C'est pourtant ce qui peut arriver au lendemain de mon mariage. Palmer a eu un moment de jalousie, et ce moment peut revenir le jour ou il aura le droit de me dire: _Je veux!_ Je n'aime plus Laurent, ma bien-aimee, je vous le jure, j'aimerais mieux mourir que d'avoir de l'amour pour lui; mais, le jour ou Palmer voudra briser l'amitie qui a survecu en moi a cette malheureuse passion, peut-etre n'aimerai-je plus Palmer. "Tout cela, je le lui ai dit; il le comprend, car il se pique d'etre un grand philosophe, et il persiste a croire que ce qui lui parait juste et bon aujourd'hui ne changera jamais d'aspect a ses yeux. Moi aussi, je le crois, et cependant je lui demande de laisser couler les jours, sans les compter, sur la situation calme et douce ou nous voici. J'ai des acces de spleen, il est vrai; mais, par nature, Palmer n'est pas tres-clairvoyant et je peux les lui cacher. Je peux avoir devant lui ce que Laurent appelait ma figure d'oiseau malade, sans qu'il en soit effarouche. Si le mal futur se borne a ceci, que je pourrai avoir les nerfs irrites et l'esprit assombri sans qu'il s'en apercoive et s'en affecte, nous pourrons vivre ensemble aussi heureux que possible. S'il se mettait a scruter mes regards distraits, a vouloir percer le voile de mes reveries, a faire enfin tous les cruels enfantillages dont m'accablait Laurent dans mes heures de defaillance morale, je ne me sens plus de force a lutter, et j'aimerais mieux que l'on me tuat tout de suite, ce serait plus tot fait." Therese recut de Laurent a la meme epoque une lettre si ardente, qu'elle en fut inquiete. Ce n'etait plus l'enthousiasme de l'amitie, c'etait celui de l'amour. Le silence que Therese avait garde sur ses relations avec Palmer avait rendu a l'artiste l'espoir de renouer avec elle. Il ne pouvait plus vivre sans elle; il avait fait de vains efforts pour retourner a la vie de plaisir. Le degout l'avait saisi a la gorge. "Ah! Therese, lui disait-il, je t'ai reproche autrefois d'aimer trop chastement et d'etre plus faite pour le couvent que pour l'amour. Comment ai-je pu blasphemer ainsi? Depuis que je cherche a me rattacher au vice, c'est moi qui me sens redevenir chaste comme l'enfance, et les femmes que je vois me disent que je suis bon a faire un moine. Non, non, je n'oublierai jamais ce qu'il y avait entre nous de plus que l'amour, cette douceur maternelle qui me couvait durant des heures entieres d'un sourire attendri et placide, ces epanchements du coeur, ces aspirations de l'intelligence, ce poeme a deux dont nous etions les auteurs et les personnages sans y songer. Therese, si tu n'es pas a Palmer, tu ne peux etre qu'a moi! Avec quel autre retrouveras-tu ces emotions ardentes, ces attendrissements profonds? Tous nos jours ont-ils donc ete mauvais? N'y en a-t-il pas eu de beaux? Et, d'ailleurs, est-ce le bonheur que tu cherches, toi, la femme devouee? Peux-tu te passer de souffrir pour quelqu'un, et ne m'as-tu pas appele quelquefois, quand tu me pardonnais mes folies, ton cher supplice et ton tourment necessaire? Souviens-toi, souviens-toi, Therese! Tu as souffert, et tu vis. Moi, je t'ai fait souffrir, et j'en meurs! N'ai-je pas assez expie? Voila trois mois d'agonie pour mon ame!..." Puis venaient des reproches. Therese lui en avait dit trop ou trop peu. Les expressions de son amitie etaient trop vives si ce n'etait que de l'amitie, trop froides et trop prudentes si c'etait de l'amour. Il fallait qu'elle eut le courage de le faire vivre ou mourir. Therese se decida a lui repondre qu'elle aimait Palmer, et qu'elle comptait l'aimer toujours, sans pourtant parler du projet de mariage qu'elle ne pouvait se resoudre a regarder comme une resolution arretee. Elle adoucit autant qu'elle put le coup que cet aveu devait porter a l'orgueil de Laurent. "Sache bien, lui dit-elle, que ce n'est pas, comme tu le pretendais, pour te punir, que j'ai donne mon coeur et ma vie a un autre. Non, tu etais pleinement pardonne le jour ou j'ai repondu a l'affection de Palmer, et la preuve, c'est que j'ai couru a Florence avec lui. Crois-tu donc, mon pauvre enfant, qu'en te soignant comme j'ai fait durant ta maladie, je ne fusse reellement la qu'une soeur de charite"? Non, non, ce n'etait pas le devoir, qui m'enchainait a ton chevet, c'etait la tendresse d'une mere. Est-ce qu'une mere ne pardonne pas toujours? Eh bien, il en sera toujours ainsi, vois-tu! Toutes les fois que, sans manquer a ce que je dois a Palmer, je pourrai te servir, te soigner et te consoler, tu me retrouveras. C'est parce que Palmer ne s'y oppose pas que j'ai pu l'aimer, et que je l'aime. S'il m'eut fallu passer de tes bras dans ceux de ton ennemi, j'aurais eu horreur de moi; mais c'a ete le contraire. C'est en nous jurant l'un a l'autre de veiller toujours sur toi, de ne t'abandonner jamais, que nos mains se sont unies." Therese montra cette lettre a Palmer, qui en fut vivement emu et voulut ecrire de son cote, a Laurent, pour lui faire les memes promesses de sollicitude constante et d'affection vraie. Laurent fit attendre une nouvelle lettre de lui. Il avait recommence un reve qu'il voyait s'envoler sans retour. Il s'en affecta vivement d'abord; mais il resolut de secouer ce chagrin qu'il ne se sentait pas la force de porter. Il se fit en lui une de ces revolutions soudaines et completes qui etaient tantot le fleau, tantot le salut de sa vie, et il ecrivit a Therese: "Sois benie, ma soeur adoree; je suis heureux, je suis fier de ton amitie fidele, et celle de Palmer m'a touche jusqu'aux larmes. Que ne parlais-tu plus tot, mechante? je n'aurais pas tant souffert. Que me fallait-il, en effet? Te savoir heureuse, et rien de plus. C'est parce que je t'ai crue seule et triste que je revenais me mettre a tes pieds pour te dire: "Eh bien, puisque tu souffres, souffrons ensemble. Je veux partager tes tristesses, tes ennuis et ta solitude." N'etait-ce pas mon devoir et mon droit?--Mais tu es heureuse, Therese, et moi aussi par consequent! Je te benis de me l'avoir dit. Me voila donc enfin delivre des remords qui me rongeaient le coeur! Je veux marcher la tete haute, aspirer l'air a pleine poitrine et me dire que je n'ai pas souille et gate la vie de la meilleure des amies? Ah! je suis plein d'orgueil de sentir en moi cette joie genereuse, au lieu de l'affreuse jalousie qui me torturait autrefois! "Ma chere Therese, mon cher Palmer, vous etes mes deux anges gardiens. Vous m'avez porte bonheur. Grace a vous enfin, je sens que j'etais ne pour autre chose que la vie que j'ai menee. Je renais, je sens l'air du ciel descendre dans mes poumons, avides d'une pure atmosphere. Mon etre se transforme. Je vais aimer! "Oui, je vais aimer, j'aime deja!... J'aime une belle et pure enfant qui n'en sait rien encore, et aupres de qui je trouve un plaisir mysterieux a garder le secret de mon coeur, et a paraitre et a me faire aussi naif, aussi gai, aussi enfant qu'elle-meme.--Ah! qu'ils sont beaux, ces premiers jours d'une emotion naissante! N'y a-t-il pas quelque chose de sublime et d'effrayant dans cette idee: je vais me trahir, c'est-a-dire je vais me donner! demain, ce soir peut-etre, je ne m'appartiendrai plus? "Rejouis-toi, ma Therese, de ce denouement de la triste et folle jeunesse de ton pauvre enfant. Dis-toi que ce renouvellement d'un etre qui semblait perdu et qui, au lieu de ramper dans la fange, ouvre ses ailes comme un oiseau, est l'ouvrage de ton amour, de ta douceur, de ta patience, de ta colere, de ta rigueur, de ton pardon et de ton amitie! Oui, il a fallu toutes les peripeties d'un drame intime ou j'ai ete vaincu pour m'amener a ouvrir les yeux. Je suis ton oeuvre, ton fils, ton travail et ta recompense, ton martyre et ta couronne. Benissez-moi tous les deux, mes amis, et priez pour moi, je vais aimer!" Tout le reste de la lettre etait ainsi. En recevant cet hymne de joie et de reconnaissance, Therese sentit pour la premiere fois son propre bonheur complet et assure. Elle tendit les deux mains a Palmer et lui dit: --Ah ca! ou et quand nous marions-nous? XI Il fut decide que le mariage aurait lieu en Amerique. Palmer se faisait une joie supreme de presenter Therese a sa mere et de recevoir sous les yeux de celle-ci la benediction nuptiale. La mere de Therese ne pouvait se promettre le bonheur d'y assister, quand meme la ceremonie aurait lieu en France. Elle en etait dedommagee par la joie qu'elle eprouvait a voir sa fille engagee a un homme raisonnable et devoue. Elle ne pouvait souffrir Laurent, et elle avait toujours tremble que Therese ne retombat sous son joug. _L'Union_ faisait ses apprets de depart. Le capitaine Lawson offrait d'emmener Palmer et sa fiancee. C'etait une fete a bord, de penser qu'on ferait la traversee avec ce couple aime. Le jeune enseigne reparait son impertinente entreprise par l'attitude la plus respectueuse et par l'estime la plus sincere pour Therese. Therese, ayant tout prepare pour s'embarquer le 18 aout, recut une lettre de sa mere, qui la suppliait de venir d'abord a Paris, ne fut-ce que pour vingt-quatre heures. Elle devait y venir elle-meme pour des affaires de famille. Qui savait quand Therese pourrait revenir d'Amerique? Cette pauvre mere n'etait pas heureuse par ses autres enfants, que l'exemple d'un pere defiant et irrite rendait insoumis et froids envers elle. Aussi elle adorait Therese, qui seule avait ete vraiment pour elle une fille tendre et une amie devouee. Elle voulait la benir et l'embrasser, peut-etre pour la derniere fois, car elle se sentait vieille avant l'age, malade et fatiguee d'une vie sans securite et sans expansion. Palmer fut plus contrarie de cette lettre qu'il ne voulut l'avouer. Bien qu'il eut toujours admis avec une apparente satisfaction la certitude d'une amitie durable entre lui et Laurent, il n'avait pas cesse d'etre inquiet malgre lui des sentiments qui pouvaient se reveiller dans le coeur de Therese lorsqu'elle le reverrait. A coup sur, il ne s'en rendait pas compte quand il proclamait le contraire; mais il s'en apercut quand le canon du navire americain fit retentir les echos du golfe de la Spezzia de ses adieux repetes durant toute la journee du 18 aout. Chacune de ces explosions le faisait tressaillir, et, a la derniere, il se tordit les mains jusqu'a les faire craquer. Therese s'en etonna. Elle n'avait plus rien pressenti des anxietes de Palmer depuis l'explication qu'ils avaient eue ensemble au commencement de leur sejour en ce pays. --Mon Dieu, qu'est-ce donc? s'ecria-t-elle en le regardant avec attention. Quel pressentiment avez-vous? --Oui! c'est cela, repondit Palmer a la hate. C'est un pressentiment... pour Lawson, mon ami d'enfance. Je ne sais pourquoi... Oui, oui, c'est un pressentiment! --Vous croyez qu'un malheur lui arrivera en mer? --Peut-etre? Qui sait? Enfin vous n'y serez pas exposee, grace au ciel, puisque nous allons a Paris. --_L'Union_ passe a Brest et s'y arrete quinze jours. C'est la que nous irons nous embarquer? --Oui, oui, sans doute, si d'ici la il n'arrive pas une catastrophe. Et Palmer resta triste et accable, sans que Therese devinat ce qui se passait en lui. Comment l'eut-elle devine? Laurent etait aux eaux de Baden. Palmer le savait bien, et Laurent etait occupe aussi de projets de mariage, comme il l'avait ecrit. Ils partirent le lendemain en poste, et, sans s'arreter nulle part, ils rentrerent en France par Turin et le mont Cenis. Ce voyage fut d'une tristesse extraordinaire. Palmer voyait partout des signes de malheur; il avouait des superstitions et des faiblesses d'esprit qui n'etaient nullement dans son caractere. Lui, si calme et si facile a servir, il s'abandonnait a des coleres inouies contre les postillons, contre les routes, contre les douaniers, contre les passants. Therese ne l'avait jamais vu ainsi. Elle ne put se defendre de le lui dire. Il lui repondit un mot insignifiant, mais avec une expression de visage si sombre et un accent de depit si marque, qu'elle eut peur de lui, de l'avenir par consequent. Il y a une destinee implacable pour certaines existences. Pendant que Therese et Palmer rentraient en France par le mont Cenis, Laurent y rentrait par Geneve. Il arriva a Paris quelques heures avant eux, preoccupe d'un vif souci. Il avait enfin decouvert que, pour le faire voyager pendant quelques mois, Therese s'etait depouillee en Italie de tout ce qu'elle possedait alors, et il avait appris (car tout se decouvre tot ou tard), d'une personne qui avait passe a la Spezzia a cette epoque, que mademoiselle Jacques vivait a Porto-Venere dans un etat de gene extraordinaire, et faisait de la dentelle pour payer un logement de six livres par mois. Humilie et repentant, irrite et desole, il voulait savoir a quoi s'en tenir sur la situation presente de Therese. Il la savait trop fiere pour vouloir rien accepter de Palmer, et il se disait avec vraisemblance que, si elle n'avait pas ete payee de ses travaux a Genes, elle avait du faire vendre ses meubles a Paris. Il courut aux Champs-Elysees, fremissant de trouver des inconnus installes dans cette chere petite maison dont il n'approchait qu'avec un violent battement de coeur. Comme il n'y avait pas de portier, il dut sonner a la grille du jardin, sans savoir quelle figure allait venir lui repondre. Il ignorait le prochain mariage de Therese, il ignorait meme qu'elle fut libre de se marier. Une derniere lettre qu'elle lui avait ecrite a ce sujet etait arrivee a Baden le lendemain de son depart. Sa joie fut extreme de voir la porte ouverte par la vieille Catherine. Il lui sauta au cou; mais tout aussitot il devint triste en voyant la figure consternee de cette bonne femme. --Et que venez-vous faire ici? lui dit-elle avec humeur. Vous savez donc que mademoiselle arrive aujourd'hui? Ne pouvez-vous la laisser tranquille? Venez-vous encore faire son malheur? On m'avait dit que vous vous etiez quittes, et j'en etais contente; car, apres vous avoir aime, je vous detestais. Je voyais bien que vous etiez l'_auteur_ de ses embarras et de ses peines. Allons, allons, ne restez pas ici a l'attendre, a moins que vous n'ayez jure de la faire mourir! --Vous dites qu'elle arrive aujourd'hui! s'ecria Laurent a plusieurs reprises. C'est tout ce qu'il avait entendu de la mercuriale de la vieille servante. Il entra dans l'atelier de Therese, dans le petit salon lilas et jusque dans la chambre a coucher, soulevant les toiles grises que Catherine avait etendues partout pour garantir les meubles. Il les regardait un a un, tous ces petits meubles curieux et charmants, objets d'art et de gout que Therese avait payes de son travail; aucun ne manquait. Rien ne paraissait change dans la situation que Therese s'etait faite a Paris, et Laurent repetait d'un air un peu egare en regardant Catherine, qui le suivait pas a pas d'un air soucieux: --Elle arrive aujourd'hui! En disant qu'il aimait une belle enfant d'un amour pur et blond comme elle, Laurent s'etait vante. Il avait pense dire la verite en ecrivant a Therese avec l'exaltation a laquelle il s'abandonnait pour lui parler de lui-meme, et qui contrastait si etrangement avec le ton moqueur et froid qu'il se croyait oblige de porter dans le monde. La declaration qu'il avait du faire a la jeune fille objet de ses reves, il ne l'avait pas faite. Un oiseau ou un nuage qui avait passe le soir dans le ciel avait suffi pour deranger le fragile edifice de bonheur et d'expansion eclos le matin dans cette imagination d'enfant et de poete. La peur d'etre ridicule s'etait emparee de lui, ou bien la crainte de guerir de son invincible et fatale passion pour Therese. Il etait la, ne repondant rien a Catherine, qui, pressee de tout preparer pour l'arrivee de sa chere maitresse, se decida a le laisser seul. Laurent etait en proie a une agitation inouie. Il se demandait pourquoi Therese revenait a Paris sans l'en avoir averti. Y venait-elle en secret avec Palmer, ou bien avait-elle fait comme Laurent lui-meme? Lui avait-elle annonce un bonheur qui n'existait pas encore, et dont la pensee etait deja evanouie? Ce brusque et mysterieux retour ne cachait-il pas une rupture avec Dick? Laurent s'en rejouissait et s'en effrayait a la fois. Mille idees, mille emotions se contrariaient dans sa tete et dans ses nerfs. Il y eut un moment ou il oublia insensiblement la realite et se persuada que ces meubles couverts de toile grise etaient des tombes dans un cimetiere. Il avait toujours eu horreur de la mort, et, malgre lui, il y pensait sans cesse. Il la voyait autour de lui sous toutes les formes. Il se crut entoure de linceuls, et se leva avec effroi en s'ecriant: --Qui est donc mort? Est-ce Therese? est-ce Palmer? Je le vois, je le sens, quelqu'un est mort dans la region ou je viens de rentrer!... Non, c'est toi, repondit-il en se parlant a lui-meme, c'est toi qui as vecu dans cette maison les seuls jours de ta vie, et qui y rentres inerte, abandonne, oublie comme un cadavre! Catherine revint sans qu'il y fit attention, enleva les toiles, epousseta les meubles, ouvrit toutes grandes les croisees, qui etaient fermees, ainsi que les persiennes, et mit des fleurs dans les grands vases de Chine poses sur les consoles dorees. Puis elle s'approcha de lui et lui dit: --Eh bien, voyons, que faites-vous ici? Laurent sortit de son reve, et, regardant autour de lui avec egarement, il vit les fleurs repetees dans les glaces, les meubles de Boule brillant au soleil, et tout cet air de fete qui avait succede, comme par magie, a l'aspect funebre de l'absence, qui ressemble tant en effet a la mort. Son hallucination prit un autre cours. --Ce que je fais ici? dit-il en souriant d'un air sombre; oui, qu'est-ce que je fais ici? C'est fete aujourd'hui chez Therese, c'est un jour d'ivresse et d'oubli. C'est un rendez-vous d'amour que la maitresse du logis a donne, et certes ce n'est pas moi qu'elle attend, moi, un mort! Qu'est-ce qu'un cadavre a a voir dans cette chambre de noces? Aussi que va-t-elle dire en me voyant la? Elle dira comme toi, pauvre vieille, elle me dira: "Va-t'en! ta place est dans un cercueil!" Laurent parlait comme dans la fievre. Catherine eut pitie de lui. --Il est fou, pensa-t-elle, il l'a toujours ete. Et, comme elle songeait a ce qu'elle lui dirait pour le renvoyer avec douceur, elle entendit qu'une voiture s'arretait dans la rue. Dans sa joie de revoir Therese, elle oublia Laurent et courut ouvrir. Palmer etait a la porte avec Therese; mais, presse de se debarrasser de la poussiere du voyage et ne voulant pas laisser a Therese l'ennui de faire decharger la chaise de poste chez elle, il y remonta aussitot, et donna l'ordre qu'on le conduisit a l'hotel Meurice, en disant a Therese qu'il lui apporterait ses malles dans deux heures et viendrait diner avec elle. Therese embrassa sa bonne Catherine, et, tout en lui demandant comment elle s'etait portee en son absence, elle entra dans la maison avec cette curiosite impatiente, inquiete ou joyeuse, que l'on eprouve instinctivement a revoir un lieu ou l'on a longtemps vecu, si bien que Catherine n'eut pas le loisir de lui dire que Laurent etait la, et qu'elle le surprit pale, absorbe et comme petrifie sur le sofa du salon. Il n'avait entendu ni la voiture, ni le bruit des portes ouvertes precipitamment. Il etait encore plonge dans ses reveries lugubres, quand il la vit devant lui. Il poussa un cri terrible, s'elanca vers elle pour l'embrasser, et tomba suffoque, presque evanoui a ses pieds. Il fallut lui oter sa cravate, et lui faire respirer de l'ether; il etouffait, et les battements de son coeur etaient si violents, que tout son corps en etait ebranle comme de commotions electriques. Therese, effrayee de le voir ainsi, crut qu'il etait retombe malade. Cependant la fraicheur de la jeunesse lui revint bientot, et elle remarqua qu'il avait engraisse. Il lui jura mille fois qu'il ne s'etait jamais mieux porte, et qu'il etait heureux de la voir embellie et de lui retrouver l'oeil pur comme elle l'avait le premier jour de leur amour. Il se mit a genoux devant elle et lui baisa les pieds pour lui temoigner son respect et son adoration. Ses effusions etaient si vives, que Therese en fut inquiete et crut devoir se hater de lui rappeler son prochain depart et son prochain mariage avec Palmer. --Quoi? qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que tu dis? s'ecria Laurent, pale comme si la foudre lui tombee a ses pieds. Depart! mariage!... Comment? pourquoi? Est-ce que je reve encore? est-ce que tu as dit ces mots-la? --Oui, repondit-elle, je te les dis. Je te les avais ecrits; tu n'as donc pas recu ma lettre? --Depart! mariage! repetait Laurent; mais tu disais autrefois que c'etait impossible! Souviens toi! Il y a eu des jours ou je regrettais de ne pouvoir faire taire les gens qui te dechiraient, en te donnant mon nom et ma vie entiere. Et toi, tu disais: "Jamais, jamais, tant que cet homme vivra!" Il est donc mort? ou bien tu aimes Palmer comme tu ne m'as jamais aime, puisque tu braves pour lui des scrupules que je trouvais fondes et un scandale affreux que je crois inevitable? --Le comte de *** n'est plus, et je suis libre. Laurent fut si etourdi de cette revelation, qu'il oublia tous ses projets d'amitie fraternelle et desinteressee. Ce que Therese avait prevu a Genes se realisa dans les conditions les plus singulierement dechirantes. Laurent se fit une idee exaltee du bonheur qu'il eut pu gouter en devenant le mari de Therese, et il versa des torrents de larmes sans qu'aucune parole de raison et de remontrance eut prise sur son ame troublee et desesperee. Sa douleur etait si energiquement exprimee et ses larmes si vraies, que Therese ne put se soustraire a l'emotion d'une scene pathetique et navrante. Elle n'avait jamais pu voir souffrir Laurent sans ressentir toutes les pities de la maternite grondeuse, mais vaincue. Elle essaya en vain de retenir ses propres larmes. Ce n'etaient pas des larmes de regret, elle ne s'abusait pas sur ce vertige que Laurent eprouvait, et qui n'etait autre chose qu'un vertige; mais il agissait sur ses nerfs, et les nerfs d'une femme comme elle, c'etaient les propres fibres de son coeur, froissees par une souffrance qu'elle ne s'expliquait pas. Elle reussit enfin a le calmer, et, en lui parlant avec douceur et tendresse, a lui faire accepter son mariage comme la plus sage et la meilleure solution pour elle et pour lui-meme. Laurent en convenait avec un triste sourire. --Oui, certes, disait-il, j'eusse fait un mari detestable, et _lui_, il te rendra heureuse! Le ciel te devait cette recompense et ce dedommagement. Tu as bien raison de l'en remercier et de trouver que cela nous preserve, toi d'une existence miserable, moi de remords pires que les anciens. C'est parce que tout cela est si vrai, si sage, si logique et si bien arrange que je suis si malheureux! Et il recommencait a sangloter. Palmer rentra sans qu'on l'eut entendu venir. Il etait, en effet, sous le coup d'un pressentiment terrible, et, sans rien premediter, il venait comme un jaloux en defiance, sonnant a peine et marchant sans faire crier les parquets. Il s'arreta a la porte du salon et reconnut la voix de Laurent. --Ah! j'en etais bien sur! se dit-il en dechirant le gant qu'il s'etait reserve de mettre justement a cette porte, apparemment pour se donner le temps de la reflexion avant d'entrer. Il crut devoir frapper. --Entrez! cria vivement Therese, etonnee que quelqu'un lui fit cette insulte de frapper a la porte de son salon. En voyant que c'etait Palmer, elle palit. Ce qu'il venait de faire etait plus eloquent que bien des paroles, il la soupconnait. Palmer vit cette paleur, et n'en put comprendre la veritable cause. Il vit aussi que Therese avait pleure, et la physionomie decomposee de Laurent acheva de le troubler lui-meme. Le premier regard qu'echangerent involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation; puis ils marcherent l'un sur l'autre, incertains s'ils se tendraient la main ou s'ils s'etrangleraient. Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincere des deux, car il avait des mouvements spontanes qui rachetaient toutes ses fautes. Il ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses larmes, qui recommencaient a l'etouffer. --Qu'est-ce donc? lui dit Palmer en regardant Therese. --Je ne sais, repondit-elle avec fermete; je viens de lui dire que nous partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que nous allons l'oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de pres, nous l'aimerons toujours. --C'est un enfant gate! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n'ai qu'une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc que nous l'emmenions en Amerique pour qu'il cesse de s'affliger et de vous faire pleurer, Therese? Ces paroles furent dites d'un ton indefinissable. C'etait l'accent de l'amitie paternelle, mele de je ne sais quelle aigreur profonde et invincible. Therese comprit. Elle demanda son chale et son chapeau en disant a Palmer: --Nous allons diner _au cabaret_. Catherine n'attendait que moi, et il n'y aurait pas ici de quoi diner pour nous deux. --Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitie amer, moitie tendre. --Mais, moi, je ne dine pas avec vous, repondit Laurent, qui comprit enfin ce qui se passait dans l'esprit de Palmer. Je vous quitte; je reviendrai vous dire adieu. Quel jour partez-vous? --Dans quatre jours, dit Therese. --Au moins! ajouta Palmer en la regardant d'une maniere etrange; mais ce n'est pas une raison pour que nous ne dinions pas tous trois ensemble aujourd'hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons aux _Freres-Provencaux_, et, de la, nous ferons un tour en voiture au bois de Boulogne. Cela nous rappellera Florence et les _Cascine_. Voyons, je vous prie. --Je suis engage, dit Laurent. --Eh bien, degagez-vous, reprit Palmer. Voila du papier et des plumes! Ecrivez, ecrivez, je vous prie! Palmer parlait d'un ton si decide, qu'il en etait absolu. Laurent crut se rappeler que c'etait son accent de rondeur accoutume. Therese eut voulu qu'il refusat, et d'un regard elle eut pu le lui faire comprendre; mais Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d'interpreter toutes choses d'une maniere funeste. Laurent etait tres-sincere. Quand il mentait, il etait sa premiere dupe. Il se crut assez fort pour braver cette situation delicate, et il eut l'intention droite et genereuse de rendre a Palmer sa confiance d'autrefois. Malheureusement, lorsque l'esprit humain, emporte par de grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s'il est pris de vertige, il ne descend plus, il se precipite. C'est ce qui arrivait a Palmer. Homme de coeur et de loyaute entre tous, il avait eu l'ambition de vouloir dominer les emotions interieures d'une situation trop delicate. Ses forces le trahissaient; qui pourrait l'en blamer? Et il s'elancait dans l'abime, entrainant Therese et Laurent lui-meme avec lui. Qui ne les plaindrait tous trois? Tous trois avaient reve d'escalader le ciel et d'atteindre ces regions sereines ou les passions n'ont plus rien de terrestre; mais cela n'est pas donne a l'homme: c'est deja beaucoup pour lui de se croire un instant capable d'aimer sans trouble et sans mefiance. Le diner fut d'une tristesse mortelle; bien que Palmer, qui s'etait empare du role d'amphitryon, prit a coeur de faire servir a ses convives les mets et les vins les plus recherches, tout leur parut amer, et Laurent, apres de vains efforts pour se trouver dans la situation d'esprit qu'il avait savouree doucement a Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour s'etourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d'une maniere impatientante pour Therese. --Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de refuser; au bois de Boulogne, dans votre caleche decouverte, nous serons en vue, et nous pouvons rencontrer des gens qui nous connaissent. Ils ne sont pas obliges de savoir dans quelle position exceptionnelle nous nous trouvons tous les trois, et pourraient bien penser, sur le compte de chacun de nous, des choses assez facheuses. --Eh bien, rentrons chez vous, dit Palmer; j'irai ensuite me promener seul, j'ai besoin de prendre l'air. Laurent s'esquiva en voyant que c'etait comme un parti pris chez Palmer de le laisser seul avec Therese, apparemment pour les surveiller ou les surprendre. Il rentra chez lui fort triste, en se disant que Therese n'etait peut-etre pas heureuse, et un peu content aussi malgre lui de pouvoir se dire que Palmer n'etait pas au-dessus de la nature humaine, comme il se l'etait imagine, et comme Therese le lui avait depeint dans ses lettres. Nous passerons rapidement sur les huit jours qui suivirent, huit jours qui firent, d'heure en heure, tomber plus bas l'heroique roman reve plus ou moins fortement par ces trois malheureux amis. La plus illusionnee avait ete Therese, puisque, apres des craintes et des previsions assez sages, elle s'etait resolue a engager sa vie, et que, quelles que fussent desormais les injustices de Palmer, elle devait et voulait lui tenir parole. Palmer l'en degagea tout d'un coup, apres une serie de soupcons plus outrageants par le silence que ne l'avaient ete toutes les injures de Laurent. Un matin, Palmer, apres avoir passe la nuit cache dans le jardin de Therese, allait se retirer lorsqu'elle parut aupres de la grille, et l'arreta. --Eh bien, lui dit-elle, vous avez veille la pendant six heures, et je vous voyais de ma chambre. Etes-vous bien convaincu que personne n'est venu chez moi cette nuit? Therese etait irritee, et cependant, en provoquant l'explication que lui refusait Palmer, elle esperait encore le ramener a la confiance; mais il en jugea autrement. --Je vois, Therese, lui dit-il, que vous etes lasse de moi, puisque vous exigez une confession apres laquelle je serai meprisable a vos yeux. Il ne vous en eut pas coute beaucoup cependant de les fermer sur une faiblesse dont je ne vous ai pas beaucoup importunee. Que ne me laissiez-vous souffrir en silence? Vous ai-je injuriee et obsedee de sarcasmes amers, moi? Vous ai-je ecrit des volumes d'outrages pour venir le lendemain pleurer a vos pieds et vous faire des protestations delirantes, sauf a recommencer a vous torturer le lendemain? Vous ai-je seulement adresse une question indiscrete? Que ne dormiez-vous tranquillement cette nuit, pendant que j'etais assis sur ce banc sans troubler votre repos par des cris et des larmes? Ne pouvez-vous me pardonner une souffrance dont je rougis peut-etre, et que j'ai du moins l'orgueil de vouloir et de savoir cacher? Vous avez pardonne bien plus a quelqu'un qui n'avait pas le meme courage. --Je ne lui ai rien pardonne, Palmer, puisque je l'ai quitte sans retour. Quant a cette souffrance, que vous avouez, et que vous croyez cacher si bien, sachez qu'elle est claire comme le jour a mes yeux, et que j'en souffre plus que vous-meme. Sachez qu'elle m'humilie profondement, et que, venant d'un homme fort et reflechi comme vous, elle me blesse cent fois plus que les outrages d'un enfant en delire. --Oui, oui, c'est vrai, reprit Palmer. Ainsi vous voila froissee par ma faute et a jamais irritee contre moi! Eh bien, Therese, tout est fini entre nous. Faites pour moi ce que vous avez fait pour Laurent: gardez-moi votre amitie. --Ainsi vous me quittez? --Oui, Therese; mais je n'oublie pas que, quand vous avez daigne vous engager a moi, j'avais mis mon nom, ma fortune et ma consideration a vos pieds. Je n'ai qu'une parole, et je tiendrai ce que je vous ai promis; marions-nous ici, sans bruit et sans joie, acceptez mon nom et la moitie de mes revenus, et apres... --Apres? dit Therese. --Apres, je partirai, j'irai embrasser ma mere... et vous serez libre! --Est-ce une menace de suicide que vous me faites la? --Non, sur l'honneur! Le suicide est une lachete, surtout quand on a une mere comme la mienne. Je voyagerai, je recommencerai le tour du monde, et vous n'entendrez plus parler de moi! Therese fut revoltee d'une telle proposition. --Ceci, Palmer, lui dit-elle, me paraitrait une mauvaise plaisanterie, si je ne vous connaissais pour un homme serieux. J'aime a croire que vous ne me jugez pas capable d'accepter ce nom et cet argent que vous m'offrez comme la solution d'un cas de conscience. Ne revenez jamais sur une pareille proposition, j'en serais offensee. --Therese! Therese! s'ecria Palmer avec violence en lui serrant le bras jusqu'a le meurtrir, jurez-moi, sur le souvenir de l'enfant que vous avez perdu, que vous n'aimez plus Laurent, et je tombe a vos pieds pour vous supplier de me pardonner mon injustice. Therese retira son bras meurtri et le regarda en silence. Elle etait offensee jusqu'au fond de l'ame du serment qu'on lui demandait, et elle en trouvait la formule plus cruelle et plus brutale encore que le mal physique qu'elle venait de subir. --Mon enfant, s'ecria-t-elle enfin avec des sanglots etouffes, je te jure, a toi qui es dans le ciel, qu'aucun homme n'avilira plus ta pauvre mere! Elle se leva et rentra dans sa chambre, ou elle s'enferma. Elle se sentait tellement innocente envers Palmer, qu'elle ne pouvait accepter de descendre a une justification, comme une femme coupable. Et puis elle voyait un avenir horrible avec un homme qui savait si bien couver une jalousie profonde, et qui, apres avoir par deux fois provoque ce qu'il croyait etre un danger pour elle, lui faisait un crime de sa propre imprudence. Elle songeait a l'affreuse existence de sa mere avec un mari jaloux du passe, et elle se disait avec raison qu'apres le malheur d'avoir subi une passion comme celle de Laurent, elle avait ete insensee de croire au bonheur avec un autre homme. Palmer avait un fonds de raison et de fierte qui ne lui permettait pas non plus d'esperer de rendre Therese heureuse apres une scene comme celle qui venait de se passer. Il sentait que sa jalousie ne guerirait pas, et il persistait a la croire fondee. Il ecrivit a Therese: "Mon amie, pardonnez-moi si je vous ai affligee; mais il m'est impossible de ne pas reconnaitre que j'allais vous entrainer dans un abime de desespoir. Vous aimez Laurent, vous l'avez toujours aime malgre vous, et vous l'aimerez peut-etre toujours. C'est votre destinee. J'ai voulu vous y soustraire, vous le vouliez aussi. Je reconnais encore qu'en acceptant mon amour vous etiez sincere, et que vous avez fait tout votre possible pour y repondre. Je me suis fait, moi, beaucoup d'illusions; mais, chaque jour, depuis Florence, je les sentais s'echapper. S'il eut persiste a etre ingrat, j'etais sauve; mais son repentir et sa reconnaissance vous ont attendrie. Moi-meme, j'en ai ete touche, et je me suis pourtant efforce de me croire tranquille. C'etait en vain. Il y a eu des lors entre vous deux, a cause de moi, des douleurs que vous ne m'avez jamais racontees, mais que j'ai bien devinees. Il reprenait son ancien amour pour vous, et vous, tout en vous defendant, vous regrettiez de m'appartenir. Helas! Therese, c'est alors pourtant que vous eussiez du reprendre votre parole. J'etais pret a vous la rendre. Je vous laissais libre de partir avec lui de la Spezzia: que ne l'avez vous fait? "Pardonnez-moi, je vous reproche d'avoir beaucoup souffert pour me rendre heureux et pour vous rattacher a moi. J'ai bien lutte aussi, je vous jure! Et a present, si vous voulez encore accepter mon devouement, je suis pret a lutter et a souffrir encore. Voyez si vous voulez souffrir vous-meme, et si, en me suivant en Amerique, vous esperez guerir de cette malheureuse passion qui vous menace d'un avenir deplorable. Je suis pret a vous emmener; mais ne parlons plus de Laurent, je vous en supplie, et ne me faites pas un crime d'avoir devine la verite. Restons amis, venez demeurer chez ma mere, et si, dans quelques annees, vous ne me trouvez pas indigne de vous, acceptez mon nom et le sejour de l'Amerique, sans aucune pensee de revenir jamais en France. " J'attendrai votre reponse huit jours a Paris. "RICHARD." Therese rejeta une offre qui blessait sa fierte. Elle aimait encore Palmer, et cependant elle se sentait si offensee d'etre recue a merci sans avoir rien a se reprocher, qu'elle lui cacha le dechirement de son ame. Elle sentait aussi qu'elle ne pouvait reprendre aucune espece de lien avec lui sans faire durer un supplice qu'il n'avait plus la force de dissimuler, et que leur vie serait desormais une lutte ou une amertume de tous les instants. Elle quitta Paris avec Catherine sans dire a personne ou elle allait, et s'enferma dans une petite maison de campagne qu'elle loua, pour trois mois, en province. XII Palmer partit pour l'Amerique, emportant avec dignite une blessure profonde, mais ne pouvant admettre qu'il se fut trompe. Il avait dans l'esprit une obstination qui reagissait parfois sur son caractere, mais seulement pour lui faire accomplir resolument tel ou tel acte, et non pour persister dans une voie douloureuse et vraiment difficile. Il s'etait cru capable de guerir Therese de son fatal amour, et, par sa foi exaltee, imprudente si l'on veut, il avait fait ce miracle; mais voila qu'il en perdait le fruit au moment de le recueillir, parce qu'au ciment de la derniere epreuve la foi lui manquait. Il faut bien dire aussi que la plus mauvaise circonstance possible pour etablir un lien serieux, c'est de vouloir trop vite posseder une ame qui vient d'etre brisee. L'aurore d'une pareille union se presente avec des illusions genereuses; mais la jalousie retrospective est un mal incurable et engendre des orages que la vieillesse meme ne dissipe pas toujours. Si Palmer eut ete un homme vraiment fort, ou si sa force eut ete plus calme et mieux raisonnee, il eut pu sauver Therese des desastres qu'il pressentait pour elle. Il l'eut du peut-etre, car elle s'etait confiee a lui avec une sincerite et un desinteressement dignes de sollicitude et de respect; mais beaucoup d'hommes qui ont l'aspiration et l'illusion de la force n'ont que de l'energie, et Palmer etait de ceux sur lesquels on peut se tromper longtemps. Tel qu'il etait, il meritait a coup sur les regrets de Therese. On verra bientot qu'il etait capable des mouvements les plus nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort etait d'avoir cru a la duree inebranlable de ce qui etait chez lui un effort spontane de la volonte. Laurent ignora d'abord le depart de Palmer pour l'Amerique; il fut consterne de trouver Therese partie aussi sans recevoir ses adieux. Il n'avait recu d'elle que trois lignes: "Vous avez ete le seul confident en France de mon mariage projete avec Palmer. Ce mariage est rompu. Gardez-nous-en le secret. Je pars." En ecrivant ce peu de mots glaces a Laurent, Therese eprouvait une sorte d'amertume contre lui. Ce fatal entant n'etait-il pas la cause de tous les malheurs et de tous les chagrins de sa vie? Elle sentit pourtant bientot que cette fois son depit etait injuste. Laurent s'etait admirablement conduit avec Palmer et avec elle durant ces malheureux huit jours qui avaient tout perdu. Apres la premiere emotion, il avait accepte la situation avec une grande candeur, et il avait fait tout son possible pour ne pas porter ombrage a Palmer. Il n'avait pas cherche une seule fois a tirer parti aupres de Therese des injustices de son fiance. Il n'avait cesse de parler de lui avec respect et amitie. Par un bizarre concours de circonstances morales, c'est lui qui cette fois avait eu le beau role. Et puis Therese ne pouvait s'empecher de reconnaitre que, si Laurent etait parfois insense jusqu'a en etre atroce, rien de petit et de bas ne pouvait approcher de sa pensee. Durant les trois mois qui suivirent le depart de Palmer, Laurent continua a se montrer digne de l'amitie de Therese. Il avait su decouvrir sa retraite, et il ne fit rien pour l'y troubler. Il lui ecrivit pour se plaindre doucement de la froideur de son adieu, pour lui reprocher de n'avoir pas eu confiance en lui dans ses chagrins, de ne l'avoir pas traite comme son frere; "n'etait-il pas cree et mis au monde pour la servir, la consoler, la venger au besoin?" Puis venaient des questions auxquelles Therese etait bien forcee de repondre. Palmer l'avait-il outragee? Fallait-il aller lui en demander raison? "Ai-je fait quelque imprudence qui t'ait blessee? as-tu quelque chose a me reprocher? Je ne le croyais pas, mon Dieu! Si je suis la cause de ta douleur, gronde-moi, et, si je n'y suis pour rien, dis-moi que tu me permets de pleurer avec toi." Therese justifia Richard sans vouloir rien expliquer. Elle defendit a Laurent de lui parler de Palmer. Dans sa genereuse resolution de ne pas laisser une tache sur le souvenir de son fiance, elle laissa croire que la rupture venait d'elle seule. C'etait peut-etre rendre a Laurent des esperances qu'elle n'avait jamais voulu lui laisser; mais il est des situations ou, quoi qu'on fasse, on commet des maladresses, et ou l'on court fatalement a sa perte. Les lettres de Laurent furent d'une douceur et d'une tendresse infinies. Laurent ecrivait sans art, sans pretention, et souvent sans gout et sans correction. Il etait tantot emphatique de bonne foi et tantot trivial sans pruderie. Avec tous leurs defauts, ses lettres etaient dictees par une conviction qui les rendait irresistiblement persuasives, et on y sentait a chaque mot le feu de la jeunesse et la seve bouillante d'un artiste de genie. En outre, Laurent se remit a travailler avec ardeur, avec la resolution de ne jamais retomber dans le desordre. Son coeur saignait des privations que Therese avait souffertes pour lui donner le mouvement, le bon air et la sante du voyage en Suisse. Il etait resolu a s'acquitter au plus vite. Therese sentit bientot que l'affection de son _pauvre enfant_, comme il s'intitulait toujours, lui etait douce, et que, si elle pouvait continuer ainsi, elle serait le plus pur et le meilleur sentiment de sa vie. Elle l'encouragea par des reponses toutes maternelles a perseverer dans la voie de travail ou il se disait rentre pour toujours. Ces lettres furent douces, resignees et d'une tendresse chaste; mais Laurent y vit percer une tristesse mortelle. Therese avouait etre un peu malade, et il lui venait des idees de mort dont elle riait avec une melancolie navrante. Elle etait reellement malade. Sans amour et sans travail, l'ennui la devorait. Elle avait emporte une petite somme qui etait le reste de ce qu'elle avait gagne a Genes, et elle l'economisait strictement pour rester a la campagne le plus longtemps possible. Elle avait pris Paris en horreur. Et puis peut-etre avait-elle senti peu a peu quelque desir et en meme temps quelque frayeur de revoir Laurent change, soumis et amende de toutes facons, comme il se montrait dans ses lettres. Elle esperait qu'il se marierait; puisqu'il en avait eu une fois la velleite, cette bonne pensee pouvait revenir. Elle l'y encourageait. Il disait tantot oui et tantot non. Therese attendait toujours qu'aucune trace de l'ancien amour ne reparut dans les lettres de Laurent: il revenait bien toujours un peu, mais c'etait avec une delicatesse exquise desormais, et ce qui dominait ces retours a un sentiment mal etouffe, c'etait une tendresse suave, une sensibilite expansive, une sorte de piete filiale enthousiaste. Quand l'hiver fut venu, Therese, se voyant au bout de ses ressources, fut forcee de revenir a Paris, ou etaient sa clientele et ses devoirs vis-a-vis d'elle-meme. Elle cacha son retour a Laurent, ne voulant pas le revoir trop vite; mais, par je ne sais quelle divination, il passa dans la rue peu frequentee ou etait sa petite maison. Il vit les contrevents ouverts et entra, ivre de joie. C'etait une joie naive et presque enfantine, qui eut rendu ridicule et _begueule_ toute attitude de mefiance et de reserve. Il laissa diner Therese, en la suppliant de venir le soir chez lui pour voir un tableau qu'il venait de finir et sur lequel il voulait absolument son avis avant de le livrer. C'etait vendu et paye; mais, si elle lui faisait quelque critique, il y travaillerait encore quelques jours. Ce n'etait plus le temps deplorable ou Therese "ne s'y connaissait pas, ou elle avait le jugement etroit et realiste des peintres de portrait, ou elle etait incapable de comprendre une oeuvre d'imagination," _etc_. Elle etait maintenant "sa muse et sa puissance inspiratrice. Sans le secours de son divin souffle, il ne pouvait rien. Avec ses conseils et ses encouragements, son talent, a lui, tiendrait toutes ses promesses." Therese oublia le passe, et, sans etre trop enivree du present, elle ne crut pas devoir refuser ce qu'un artiste ne refuse jamais a un confrere. Elle prit une voiture apres son diner et alla chez Laurent. Elle trouva l'atelier illumine et le tableau magnifiquement eclaire. C'etait une belle et bonne chose que ce tableau. Cet etrange genie avait la faculte de faire, en se reposant, des progres rapides que ne font pas toujours ceux qui travaillent avec perseverance. Il y avait eu, par suite de ses voyages et de sa maladie, une lacune d'un an dans son travail, et il semblait que, par la seule reflexion, il se fut debarrasse des defauts de sa premiere exuberance. En meme temps, il avait acquis des qualites nouvelles qu'on n'eut pas cru appartenir a sa nature, la correction du dessin, la suavite des types, le charme de l'execution, tout ce qui devait plaire desormais au public sans demeriter aupres des artistes. Therese fut attendrie et ravie. Elle lui exprima vivement son admiration. Elle lui dit tout ce qu'elle jugea propre a faire dominer chez lui le noble orgueil du talent sur tous les mauvais entrainements du passe. Elle ne trouva aucune critique a faire et lui defendit meme de rien retoucher. Laurent, modeste en ses manieres et en son langage, avait plus d'orgueil que Therese ne voulait lui en donner. Il etait, au fond du coeur, enivre de ses eloges. Il sentait bien que, de toutes les personnes capables de l'apprecier, elle etait la plus ingenieuse et la plus attentive. Il sentait aussi revenir imperieusement ce besoin qu'il avait d'elle pour partager ses tourments et ses joies d'artiste, et cet espoir de devenir un maitre, c'est-a-dire un homme, qu'elle seule pouvait lui rendre dans ses defaillances. Quand Therese eut longtemps contemple le tableau, elle se retourna pour voir une figure que Laurent la priait de regarder, en lui disant qu'elle en serait encore plus contente; mais, au lieu d'une toile, Therese vit sa mere debout et souriante sur le seuil de la chambre de Laurent. Madame C.... etait venue a Paris, ne sachant pas au juste le jour ou Therese y reviendrait. Cette fois elle y etait attiree par des affaires serieuses: son fils se mariait, et M. C.... etait lui-meme a Paris depuis quelque temps. La mere de Therese, sachant par elle qu'elle avait renoue sa correspondance avec Laurent et craignant l'avenir, etait venue le surprendre pour lui dire tout ce qu'une mere peut dire a un homme pour l'empecher de faire le malheur de sa fille. Laurent etait doue de l'eloquence du coeur. Il avait rassure cette pauvre mere, et il l'avait retenue en lui disant: --Therese va venir, c'est a vos pieds que je veux lui jurer d'etre toujours pour elle ce qu'elle voudra, son frere ou son mari, mais, dans tous les cas, son esclave. Ce fut une bien douce surprise pour Therese de trouver la sa mere, qu'elle ne s'attendait pas a voir sitot. Elles s'embrasserent en pleurant de joie. Laurent les conduisit dans un petit salon rempli de fleurs, ou le the etait servi avec luxe. Laurent etait riche, il venait de gagner dix mille francs. Il etait heureux et fier de pouvoir restituer a Therese tout ce qu'elle avait depense pour lui. Il fut adorable dans cette soiree; il gagna le coeur de la fille et la confiance de la mere, et il eut pourtant la delicatesse de ne pas dire un mot d'amour a Therese. Loin de la, en baisant les mains unies ensemble de ces deux femmes, il s'ecria avec sincerite que c'etait la le plus beau jour de sa vie, et que jamais, en tete-a-tete avec Therese, il ne s'etait senti si heureux et si content de lui-meme. Ce fut madame C... la premiere qui, au bout de quelques jours, parla de mariage a Therese. Cette pauvre femme, qui avait tout sacrifie a la consideration exterieure, qui, malgre ses chagrins domestiques, croyait avoir bien fait, ne pouvait supporter l'idee de voir sa fille delaissee par Palmer, et elle pensait que desormais Therese devait avoir raison du monde en faisant un autre choix. Laurent etait tout a fait celebre et en vogue. Jamais mariage n'avait paru mieux assorti. Le jeune et grand artiste etait corrige de ses travers. Therese avait sur lui une influence qui avait domine les plus grandes crises de sa penible transformation. Il avait pour elle un attachement invincible. C'etait devenu un devoir pour tous deux de renouer pour toujours une chaine qui n'avait jamais ete completement brisee, et qui, quelque effort qu'ils fissent desormais, ne pouvait jamais l'etre. Laurent excusait ses torts dans le passe par un raisonnement tres-specieux. Therese, disait-il, l'avait gate dans le principe par trop de douceur et de resignation. Si, des sa premiere ingratitude, elle se fut montree offensee, elle l'eut corrige de la mauvaise habitude, contractee avec les mauvaises femmes, de ceder a ses emportements et a ses caprices. Elle lui eut enseigne le respect que l'on doit a la femme qui s'est donnee par amour. Et puis une autre consideration que faisait encore valoir Laurent pour se disculper, et qui semblait plus serieuse, etait celle-ci, que deja il avait fait entrevoir dans ses lettres: --Probablement, lui disait-il, j'etais malade sans le savoir quand, pour la premiere fois, j'ai ete coupable envers toi. Une fievre cerebrale, cela semble tomber sur vous comme la foudre, et pourtant il n'est pas possible de croire que, chez un homme jeune et fort, il ne se soit pas opere, peut-etre longtemps a l'avance, une crise terrible ou sa raison ait ete deja troublee, et contre laquelle sa volonte n'ait pas pu reagir. N'est-ce pas ce qui s'est passe en moi, ma pauvre Therese, a l'approche de cette maladie ou j'ai failli succomber? Ni toi ni moi ne pouvions nous en rendre compte, et, quant a moi, il m'arrivait souvent de m'eveiller le matin et de songer a tes douleurs de la veille sans pouvoir distinguer la realite de mes reves de la nuit. Tu sais bien que je ne pouvais pas travailler, que le lieu ou nous etions m'inspirait une aversion maladive, que deja, dans la foret de ***, j'avais eu une hallucination extraordinaire; enfin que, quand tu me reprochais doucement certains mots cruels et certaines accusations injustes, je t'ecoutais d'un air hebete, croyant que c'etait toi-meme qui avais reve tout cela. Pauvre femme! c'est moi qui t'accusais d'etre folle! Tu vois bien que j'etais fou, et ne peux-tu pardonner des torts involontaires? Compare ma conduite apres ma maladie avec ce qu'elle etait auparavant! N'etait-ce pas comme un reveil de mon ame? Ne m'as-tu pas trouve tout a coup aussi confiant, aussi soumis, aussi devoue que j'etais sceptique, irascible, egoiste, avant cette crise qui me rendait a moi-meme? Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose a me reprocher? N'avais-je pas accepte ton mariage avec Palmer comme un chatiment qui m'etait bien du? Tu m'as vu mourir de douleur a l'idee de te perdre pour toujours: t'ai-je dit un mot contre ton fiance? Si tu m'eusses ordonne de courir apres lui et meme de me bruler la cervelle pour te le ramener, je l'eusse fait, tant mon ame et ma vie t'appartiennent! Est-ce la ce que tu veux encore? Dis un mot, et, si mon existence te gene et te perd, je suis pret a la supprimer. Dis un mot, Therese, et tu n'entendras plus jamais parler de ce malheureux qui n'a rien a faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi. Le caractere de Therese s'etait affaibli dans ce double amour, qui, en somme, n'avait ete que deux actes du meme drame; sans cet amour froisse et brise, jamais Palmer n'eut songe a l'epouser, et l'effort qu'elle avait fait pour s'engager a lui n'etait peut-etre qu'une reaction du desespoir. Laurent n'avait jamais disparu de sa vie, puisque le theme de persuasion que Palmer avait du employer pour la convaincre etait un retour perpetuel sur cette funeste liaison qu'il voulait lui faire oublier, et qu'il etait fatalement entraine a lui rappeler sans cesse. Et puis le retour a l'amitie apres la rupture avait ete pour Laurent un veritable retour a la passion, tandis que, pour Therese, c'avait ete une nouvelle phase de devouement plus delicat et plus tendre que l'amour meme. Elle avait souffert de l'abandon de Palmer, mais sans lachete. Elle avait encore de la force contre l'injustice, et l'on peut meme dire que toute sa force etait la. Elle n'etait pas la femme eternellement souffrante et plaintive des inutiles regrets et des incurables desirs. Il se faisait en elle de puissantes reactions, et son intelligence, qui etait assez developpee, l'y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idee de la liberte morale, et, quand l'amour et la foi d'autrui lui faisaient banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par lambeau le pacte dechire. Elle se plaisait meme alors a l'idee de rendre genereusement et sans reproche l'independance et le repos a qui les reclamait. Mais elle etait devenue beaucoup moins forte que dans sa premiere jeunesse, en ce sens qu'elle avait recouvre le besoin d'aimer et de croire, longtemps assoupi en elle par un desastre exceptionnel. Elle s'etait longtemps imagine qu'elle vivrait ainsi, et que l'art serait son unique passion. Elle s'etait trompee, et elle ne pouvait plus se faire d'illusions sur l'avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur, c'est qu'il lui fallait aimer avec douceur, avec abnegation, et satisfaire a tout prix cet elan maternel qui etait comme une fatalite de sa nature et de sa vie. Elle avait pris l'habitude de souffrir pour quelqu'un, elle avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin etrange, mais bien caracterise chez certaines femmes et meme chez certains hommes, ne l'avait pas rendue aussi misericordieuse envers Palmer qu'envers Laurent, c'est parce que Palmer lui avait semble trop fort pour avoir besoin lui-meme de son devouement. Palmer s'etait donc trompe en lui offrant un appui et une consolation. Il avait manque a Therese de se croire necessaire a cet homme, qui voulait qu'elle ne songat qu'a elle-meme. Laurent, plus naif, avait ce charme particulier dont elle etait fatalement eprise, la faiblesse! Il ne s'en cachait pas, il proclamait cette touchante infirmite de son genie avec des transports de sincerite et des attendrissements inepuisables. Helas! il se trompait aussi. Il n'etait pas plus reellement faible que Palmer n'etait reellement fort. Il avait ses heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, des que sa faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme font tous les enfants que l'on adore. Laurent etait voue a une fatalite inexorable. Il le disait lui-meme dans ses moments de lucidite. Il semblait que, ne du commerce de deux anges, il eut suce le lait d'une furie, et qu'il lui en fut reste dans le sang un levain de rage et de desespoir. Il etait de ces natures plus repandues qu'on ne pense dans l'espece humaine et dans les deux sexes, qui, avec toutes les sublimites de l'idee et tous les elans du coeur, ne peuvent arriver a l'apogee de leurs facultes sans tomber aussitot dans une sorte d'epilepsie intellectuelle. Et puis, tout aussi bien que Palmer, il voulait entreprendre l'impossible, qui est de pretendre greffer le bonheur sur le desespoir et de gouter les joies celestes de la foi conjugale et de l'amitie sainte sur les ruines d'un passe fraichement devaste. Il eut fallu du repos a ces deux ames saignantes des blessures qu'elles avaient recues: Therese en demandait avec l'angoisse d'un affreux pressentiment; mais Laurent croyait avoir vecu dix siecles durant les dix mois de leur separation, et il devenait malade de l'exces d'un desir de l'ame, qui eut du effrayer Therese plus qu'un desir des sens. C'est par la nature de ce desir que malheureusement elle se laissa rassurer. Laurent semblait etre regenere au point d'avoir reintegre l'amour moral a la place qu'il doit occuper en premiere ligne, et il se retrouvait seul avec Therese, sans l'inquieter comme autrefois de ses transports. Il savait, durant des heures entieres, lui parler avec l'affection la plus sublime, lui qui s'etait cru longtemps muet, disait-il, et qui sentait enfin son genie se dilater et prendre son vol dans une region superieure! Il s'imposait a l'avenir de Therese en lui montrant sans cesse qu'elle avait a remplir envers lui une tache sacree, celle de le soustraire aux entrainements de la jeunesse, aux mauvaises ambitions de l'age mur et a l'egoisme deprave de la vieillesse. Il lui parlait de lui-meme et toujours de lui-meme: pourquoi non? Il en parlait si bien! Par elle, il serait un grand artiste, un grand coeur, un grand homme; elle lui devait cela, parce qu'elle lui avait sauve la vie! Et Therese, avec la fatale simplicite des coeurs aimants, arrivait a trouver ce raisonnement irrefutable et a se faire un devoir de ce qui avait ete d'abord implore comme un pardon. Therese arriva donc a renouer cette fatale chaine; elle eut seulement l'heureuse inspiration d'ajourner le mariage, voulant eprouver la resolution de Laurent sur ce point, et craignant pour lui seul l'engagement irrevocable. S'il ne se fut agi que d'elle, l'imprudente se fut liee sans retour. Le premier bonheur de Therese n'avait pas dure _toute une semaine_, comme dit tristement une chanson gaie; le second ne dura pas vingt-quatre heures. Les reactions de Laurent etaient soudaines et violentes, en raison de la vivacite de ses joies. Nous disons ses reactions, Therese disait ses _retractations_, et c'etait le mot veritable. Il obeissait a cet inexorable besoin que certains adolescents eprouvent de tuer ou de detruire ce qui leur plait jusqu'a la passion. On a remarque ces cruels instincts chez des hommes de caracteres tres-differents, et l'histoire les a qualifies d'instincts pervers: il serait plus juste de les qualifier d'instincts pervertis soit par une maladie du cerveau contractee dans le milieu ou ces hommes sont nes, soit par l'impunite, mortelle a la raison, que certaines situations leur ont assuree des leurs premiers pas dans la vie. On a vu de jeunes rois egorger des biches qu'ils semblaient cherir, pour le seul plaisir de voir palpiter leurs entrailles. Les hommes de genie sont aussi des rois dans le milieu ou ils se developpent; ce sont meme des rois tres-absolus, et que leur pouvoir enivre. Il en est que la soif de dominer torture, et que la joie d'une domination assuree exalte jusqu'a la fureur. Tel etait Laurent, en qui certes deux hommes bien distincts se combattaient. L'on eut dit que deux ames, s'etant dispute le soin d'animer son corps, se livraient une lutte acharnee pour se chasser l'une l'autre. Au milieu de ces souffles contraires, l'infortune perdait son libre arbitre, et tombait epuise chaque jour sur la victoire de l'ange ou du demon qui se l'arrachaient. Et, quand il s'analysait lui-meme, il semblait parfois lire dans un livre de magie et donner avec une effrayante et magnifique lucidite la clef de ces mysterieuses conjurations dont il etait la proie. --Oui, disait-il a Therese, je subis le phenomene que les thaumaturges appelaient la possession. Deux esprits se sont empares de moi. Y en a-t-il reellement un bon et un mauvais? Non, je ne le crois pas: celui qui t'effraye, le sceptique, le violent, le terrible, ne fait le mal que parce qu'il n'est pas le maitre de faire le bien comme il l'entendrait. Il voudrait etre calme, philosophe, enjoue, tolerant; _l'autre_ ne veut pas qu'il en soit ainsi. Il veut faire son etat de bon ange: il veut etre ardent, enthousiaste, exclusif, devoue, et, comme son contraire le raille, le nie et le blesse, il devient sombre et cruel a son tour, si bien que deux anges qui sont en moi arrivent a enfanter un demon. Et Laurent disait et ecrivait a Therese sur ce bizarre sujet des choses aussi belles qu'effrayantes, qui paraissaient etre vraies et ajouter de nouveaux droits a l'impunite qu'il semblait s'etre reservee vis-a-vis d'elle. Tout ce que Therese avait craint de souffrir a cause de Laurent en devenant la femme de Palmer, elle eut a le souffrir a cause de Palmer en redevenant la compagne de Laurent. L'horrible jalousie retrospective, la pire de toutes, parce qu'elle se prend a tout sans pouvoir s'assurer de rien, rongea le coeur et brisa le cerveau du malheureux artiste. Le souvenir de Palmer devint pour lui un spectre, un vampire. Sa pensee s'acharna a vouloir que Therese lui rendit compte de tous les details de sa vie a Genes et a Porto-Venere, et, comme elle s'y refusait, il l'accusa d'avoir cherche des lors a le _tromper_. Oubliant qu'a cette epoque Therese lui avait ecrit: _J'aime Palmer_, et qu'un peu plus tard elle lui avait ecrit: _Je l'epouse_, il lui reprochait d'avoir toujours tenu d'une main sure et perfide la chaine d'espoir et de desir qui l'attachait a elle. Therese lui remit sous les yeux toute leur correspondance, et il reconnut qu'elle lui avait dit en temps et lieu tout ce que la loyaute lui prescrivait de dire pour le detacher d'elle. Il s'apaisa et convint qu'elle avait menager sa passion mal eteinte avec une excessive delicatesse, lui disant peu a peu toute la verite a mesure qu'il se montrait dispose a la recevoir sans douleur, et aussi a mesure qu'elle-meme avait pu prendre confiance dans l'avenir ou Palmer l'entrainait. Il reconnut qu'elle ne lui avait jamais fait l'ombre d'un mensonge, meme lorsqu'elle avait refuse de s'expliquer, et qu'au lendemain de sa maladie, lorsqu'il se faisait encore illusion sur une reconciliation impossible, elle lui avait dit: "Tout est fini entre nous. Ce que j'ai resolu et accepte pour moi-meme est mon secret, et tu n'as pas le droit de m'interroger." --0ui, oui, tu as raison, s'ecria Laurent. J'etais injuste, et ma fatale curiosite est une torture que je suis vraiment criminel de vouloir te faire partager: Oui, pauvre Therese, je te fais subir d'humiliants interrogatoires, a toi qui ne me devais que l'oubli, et qui m'accordes un pardon genereux! Je change les roles: j'instruis ton proces, et j'oublie que c'est moi le coupable et le condamne! Je cherche d'une main impie a arracher les voiles de pudeur dont ton ame a le droit et sans doute aussi le devoir de s'envelopper pour tout ce qui tient a tes relations avec Palmer! Eh bien, je te remercie de ton fier silence. Je t'en estime d'autant plus. Il me prouve que jamais tu n'as laisse Palmer t'interroger sur les mysteres de nos douleurs et de nos joies. Et je le comprends maintenant: non-seulement une femme ne doit pas ces confidences intimes a son amant, mais encore elle se doit de les lui refuser. L'homme qui les demande avilit celle qu'il aime. Il exige d'elle une lachete, en meme temps qu'il la souille dans sa pensee, en associant son image a celle de tous les fantomes qui l'obsedent. Oui, Therese, tu as raison: il faut travailler soi-meme a entretenir la purete de son ideal, et, moi, je m'evertue sans cesse a le profaner et a l'arracher du temple que je lui avais bati! Il semblait qu'apres de telles explications, et lorsque Laurent se disait pret a le signer de son sang et de ses larmes, le calme dut renaitre et le bonheur commencer. Il n'en etait pas ainsi. Laurent, devore d'une secrete rage, revenait le lendemain a ses questions, a ses outrages, a ses sarcasmes. Des nuits entieres se passaient en discussions deplorables, ou il semblait qu'il eut absolument besoin de travailler son propre genie a coups de fouet, de le blesser, de le torturer pour le rendre fecond en maledictions d'une effroyable eloquence, et pour faire atteindre a Therese et a lui les dernieres limites du desespoir. Apres ces orages, il semblait qu'il n'y eut plus qu'a se tuer ensemble. Therese s'y attendait toujours et se tenait prete, car elle prenait la vie en horreur; mais Laurent n'avait pas encore cette pensee. Accable de lassitude, il s'endormait, et son bon ange semblait revenir pour bercer son sommeil et mettre sur ses traits le divin sourire des visions celestes. Regle invariable, inouie, mais absolue dans cette etrange organisation: le sommeil changeait toutes ses resolutions. S'il s'endormait le coeur plein de tendresse, il s'eveillait l'esprit avide de combat et de meurtre, et reciproquement, s'il etait parti la veille en maudissant, il accourait le lendemain pour benir. Trois fois Therese le quitta et s'enfuit loin de Paris; trois fois il courut apres elle et la forca de pardonner a son desespoir, car aussitot qu'il l'avait perdue, il l'adorait et recommencait a l'implorer avec toutes les larmes d'un repentir exalte. Therese fut a la fois miserable et sublime dans cet enfer ou elle s'etait replongee en fermant les yeux et en faisant le sacrifice de sa vie. Elle poussa le devouement jusqu'a des immolations qui faisaient fremir ses amis, et qui lui valurent quelquefois le blame, presque le mepris des gens fiers et sages, qui ne savent pas ce que c'est que d'aimer. Et, d'ailleurs, cet amour de Therese pour Laurent etait incomprehensible pour elle-meme. Elle n'y etait pas entrainee par les sens, car Laurent, souille par la debauche ou il se replongeait pour tuer un amour qu'il ne pouvait eteindre par sa volonte, lui etait devenu un objet de degout pire qu'un cadavre. Elle n'avait plus de caresses pour lui, et il n'osait plus lui en demander. Elle n'etait plus vaincue et dominee par le charme de son eloquence et par les graces enfantines de ses repentirs. Elle ne pouvait plus croire au lendemain; et les attendrissements splendides qui les avaient tant de fois reconcilies n'etaient plus pour elle que les effrayants symptomes de la tempete et du naufrage. Ce qui l'attachait a lui, c'etait cette immense pitie dont on contracte l'imperieuse habitude avec les etres a qui l'on a beaucoup pardonne. Il semble que le pardon engendre le pardon jusqu'a la satiete, jusqu'a la faiblesse imbecile. Quand une mere s'est dit que son enfant est incorrigible, et qu'il faut qu'il meure ou qu'il tue, elle n'a plus rien a faire qu'a l'abandonner ou a tout accepter. Therese s'etait trompee toutes les fois qu'elle avait cru guerir Laurent par l'abandon. Il est bien vrai qu'alors il redevenait meilleur, mais c'etait a la condition d'esperer son pardon. Quand il ne l'esperait plus, il se jetait a corps perdu dans la paresse et le desordre. Elle revenait alors pour l'en tirer, et elle reussissait a le faire travailler pendant quelques jours. Mais combien elle payait cher ce peu de bien qu'elle parvenait a lui faire! Quand il revenait au degout d'une vie normale, il n'avait pas assez d'invectives pour lui reprocher de vouloir faire de lui "ce que _sa patronne Therese Levasseur_ avait fait de Jean-Jacques," c'est-a-dire, selon lui, "un idiot et un maniaque." Et pourtant, dans cette pitie de Therese qu'il implorait si ardemment pour s'en offenser aussitot qu'elle lui etait rendue, il y avait un respect enthousiaste et peut-etre meme un peu fanatique pour le genie de l'artiste. Cette femme, qu'il accusait d'etre bourgeoise et inintelligente quand il la voyait travailler a son bien-etre a lui avec candeur et perseverance, elle etait grandement artiste, au moins dans son amour, puisqu'elle acceptait la tyrannie de Laurent comme etant de droit divin, et lui sacrifiait sa propre fierte, son propre travail, et ce qu'une autre moins devouee eut peut-etre appele sa propre gloire. Et lui, l'infortune, il voyait et comprenait ce devouement, et, lorsqu'il s'apercevait de son ingratitude, il etait devore de remords qui le brisaient. Il lui eut fallu une maitresse insouciante et robuste qui se fut moquee de ses coleres comme de ses repentirs, qui n'eut souffert de rien, pourvu qu'elle le dominat. Telle n'etait pas Therese. Elle se mourait de fatigue et de chagrin, et, en la voyant deperir, Laurent cherchait dans le suicide de son intelligence, dans le poison de l'ivresse, l'oubli momentane de ses propres larmes. XIII Un soir, il lui fit une si longue et si incomprehensible querelle, qu'elle ne l'entendit plus et s'assoupit sur son fauteuil. Au bout de quelques instants, un leger frolement lui fit ouvrir les yeux. Laurent jeta convulsivement par terre quelque chose de brillant: c'etait un poignard. Therese sourit et referma les yeux. Elle comprenait faiblement, et comme a travers le voile d'un reve, qu'il avait songe a la tuer. En ce moment tout etait indifferent a Therese. Se reposer de vivre et de penser, que ce fut sommeil ou mort, elle laissait le choix a la destinee. C'etait la mort qu'elle meprisait. Laurent crut que c'etait lui, et, se meprisant lui-meme, il la quitta enfin. Trois jours apres, Therese, decidee a faire un emprunt qui lui permit un voyage serieux, une absence reelle (cette vie de dechirements et de bourrasques tuait son travail et ruinait son existence), alla au quai aux Fleurs et acheta un rosier blanc, qu'elle envoya a Laurent sans donner son nom au porteur. C'etait son adieu. En rentrant chez elle, elle y trouva un rosier blanc anonyme: c'etait aussi l'adieu de Laurent. Tous deux partaient, tous deux resterent. La coincidence de ces rosiers blancs emut Laurent jusqu'aux larmes. Il courut chez Therese, et la trouva achevant ses paquets. Sa place etait retenue dans le courrier pour six heures du soir. Celle de Laurent l'etait aussi dans la meme voiture. Tous deux avaient pense revoir l'Italie l'un sans l'autre. --Eh bien, partons ensemble! s'ecria-t-il. --Non, je ne pars plus, repondit-elle. --Therese, lui dit-il, nous aurons beau vouloir! ce lien atroce qui nous unit ne se rompra jamais. C'est folie d'y songer encore. Mon amour a resiste a tout ce qui peut briser un sentiment, a tout ce qui peut tuer une ame. Il faut que tu m'aimes comme je suis, ou que nous mourrions ensemble. Veux-tu m'aimer? --Je le voudrais en vain, je ne peux plus, dit Therese. Je sens mon coeur epuise: je crois qu'il est mort. --Eh bien, veux-tu mourir? --Il m'est indifferent de mourir, tu le sais; mais je ne veux ni de ta vie ni de ta mort avec moi. --Ah! oui, tu crois a l'eternite du _moi!_ Tu ne veux pas me retrouver dans l'autre vie! Pauvre martyre, je comprends cela! --Nous ne nous retrouverons pas, Laurent; j'en ai la certitude. Chaque ame va vers son foyer d'attraction. Le repos m'appelle, et, toi, tu seras toujours et partout attire par la tempete. --C'est-a-dire que tu n'as pas merite l'enfer, toi! --Tu ne l'as pas merite non plus. Tu auras un autre ciel, voila tout! --En ce monde, qu'est-ce qui m'attend, si tu me quittes? --La gloire quand tu ne chercheras plus l'amour. Laurent devint pensif. Il repeta machinalement plusieurs fois: "La gloire!" puis il s'agenouilla devant la cheminee en tisonnant, comme il avait coutume de faire quand il voulait etre seul avec lui-meme. Therese sortit pour decommander son depart. Elle savait bien que Laurent l'eut suivie. Quand elle rentra, elle le trouva tres-calme et tres-enjoue. --Ce monde, lui dit-il, n'est qu'une plate comedie; mais pourquoi vouloir s'elever au-dessus de lui, puisque nous ne savons pas ce qu'il y a plus haut, et meme s'il y a quelque chose? La gloire, dont tu ris interieurement, je le sais fort bien... --Je ne ris pas de celle des autres... --Qui, les autres? --Ceux qui y croient et qui l'aiment. --Dieu sait si j'y crois, Therese, et si je ne m'en moque pas comme d'une farce! Mais on peut bien aimer une chose dont on sait le peu de valeur. On aime un cheval quinteux qui vous casse le cou, le tabac qui vous empoisonne, une mauvaise piece qui vous fait rire, et la gloire qui n'est qu'une mascarade! La gloire! qu'est-ce pour un artiste vivant? Des articles de journaux qui vous ereintent et qui font parler de vous, et puis des eloges que personne ne lit, car le public ne s'amuse que des critiques acerbes, et, quand on porte son idole aux nues, il ne s'en soucie plus du tout. Et puis des groupes qui se pressent et se succedent devant une toile peinte, et puis des commandes monumentales qui vous transportent de joie et d'ambition, et qui vous laissent moitie mort de fatigue sans avoir realise votre idee... Et puis... l'Institut... une reunion de gens qui vous detestent, et qui eux-memes... Ici Laurent se livra aux plus amers sarcasmes, et termina son dithyrambe en disant: --N'importe! voila la gloire de ce monde! On crache dessus, mais on ne peut s'en passer, puisqu'il n'y a rien de mieux! Leur entretien se prolongea ainsi jusqu'au soir, railleur, philosophique, et peu a peu tout a fait impersonnel. On eut dit, a les entendre et a les voir, deux paisibles amis qui ne s'etaient jamais brouilles. Cette situation etrange s'etait repetee plusieurs fois au beau milieu de leur grande crise: c'est que, quand leurs coeurs se taisaient, leurs intelligences se convenaient et s'entendaient encore. Laurent eut faim et demanda a diner avec Therese. --Et votre depart? lui dit-elle. Voici l'heure qui approche. --Puisque vous ne partez plus, vous! --Je partirai si vous restez. --Eh bien, je partirai, Therese. Adieu! Il sortit brusquement et revint au bout d'une heure. --J'ai manque le courrier, dit-il, ce sera pour demain. Vous n'avez pas encore dine? Therese, preoccupee, avait oublie son repas sur la table. --Ma chere Therese, lui dit-il, accordez-moi une derniere grace; venez diner avec moi quelque part, et allons ce soir ensemble a quelque spectacle. Je veux redevenir votre ami, rien que votre ami. Ce sera ma guerison et notre salut a tous les deux. Eprouvez-moi. Je ne serai plus ni jaloux, ni exigeant, ni meme amoureux. Tenez, sachez-le, j'ai une autre maitresse, une jolie petite femme du monde, menue comme une fauvette, blanche et fine comme un brin de muguet. C'est une femme mariee, je suis l'ami de son amant, que je trompe. J'ai deux rivaux, deux dangers de mort a braver chaque fois que j'obtiens un tete-a-tete. C'est fort piquant, et c'est la tout le secret de mon amour. Donc, mes sens et mon imagination sont satisfaits de ce cote-la; c'est mon coeur tout seul et l'echange de mes idees avec les votres que je vous offre. --Je les refuse, dit Therese. --Comment! vous aurez la vanite d'etre jalouse d'un etre que vous n'aimez plus? --Certes, non! Je n'ai plus ma vie a donner, et je ne comprends pas une amitie comme celle que vous me demandez sans un devouement exclusif. Venez me voir comme mes autres amis, je le veux bien; mais ne me demandez plus d'intimite particuliere, meme apparente. --Je comprends, Therese; vous avez un autre amant! Therese leva ses epaules et ne repondit rien. Il mourait d'envie qu'elle se vantat d'un caprice, comme il venait de le faire vis-a-vis d'elle. Sa force abattue se ranimait et avait besoin d'un combat. Il attendait avec anxiete qu'elle repondit a son defi pour l'accabler de reproches et de dedains, et lui declarer peut-etre qu'il venait d'inventer cette maitresse pour la forcer a se trahir elle-meme. Il ne comprenait plus la force d'inertie de Therese. Il aimait mieux se croire hai et trompe qu'importun ou indifferent. Elle le lassa par son mutisme. --Bonsoir, lui-dit-il. Je vais diner, et, de la, au bal de l'opera, si je ne suis pas trop gris. Therese, restee seule, creusa, pour la millieme fois en elle-meme, l'abime de cette mysterieuse destinee. Que lui manquait-il donc pour etre une des plus belles destinees humaines? La raison. --Mais qu'est-ce donc que la raison? se demandait Therese, et comment le genie peut-il exister sans elle? Est-ce parce qu'il est une si grande force qu'il peut la tuer et lui survivre? Ou bien la raison n'est-elle qu'une faculte isolee dont l'union avec le reste des facultes n'est pas toujours necessaire? Elle tomba dans une sorte de reverie metaphysique. Il lui avait toujours semble que la raison etait un ensemble d'idees et non pas un detail; que toutes les facultes d'un etre bien organise lui empruntaient et lui fournissaient tour a tour quelque chose; qu'elle etait a la fois le moyen et le but, qu'aucun chef-d'oeuvre ne pouvait s'affranchir de sa loi, et qu'aucun homme ne pouvait avoir de valeur reelle apres l'avoir resolument foulee aux pieds. Elle repassait dans sa memoire la vue de grands artistes, et regardait aussi celle des artistes contemporains. Elle voyait partout la regle du vrai associee au reve du beau, et partout cependant des exceptions, des anomalies effrayantes, des figures rayonnantes et foudroyees comme celle de Laurent. L'aspiration au sublime etait meme une maladie du temps et du milieu ou se trouvait Therese. C'etait quelque chose de fievreux qui s'emparait de la jeunesse et qui lui faisait mepriser les conditions du bonheur normal en meme temps que les devoirs de la vie ordinaire. Par la force des choses, Therese elle-meme se trouvait jetee, sans l'avoir desire ni prevu, dans ce cercle fatal de l'enfer humain. Elle etait devenue la compagne, la moitie intellectuelle d'un de ces fous sublimes, d'un de ces genies extravagants; elle assistait a la perpetuelle agonie de Promethee, aux renaissantes fureurs d'Oreste; elle subissait le contre-coup de ces inexprimables douleurs sans en comprendre la cause, sans en pouvoir trouver le remede. Dieu etait encore dans ces ames rebelles et torturees cependant, puisqu'a certaines heures Laurent redevenait enthousiaste et bon, puisque la source pure de l'inspiration sacree n'etait pas tarie; ce n'etait point la un talent epuise, c'etait peut-etre encore un homme de beaucoup d'avenir. Fallait-il l'abandonner a l'envahissement du delire et a l'hebetement de la fatigue? Therese avait, disons-nous, trop cotoye cet abime pour n'en point partager quelquefois le vertige. Son propre talent comme son propre caractere avait failli s'engager a son insu dans cette voie desesperee. Elle avait eu cette exaltation de la souffrance qui fait voir en grand les miseres de la vie, et qui flotte entre les limites du reel et de l'imaginaire; mais, par une reaction naturelle, son esprit aspirait desormais au vrai, qui n'est ni l'un ni l'autre, ni l'ideal sans frein, ni le fait sans poesie. Elle sentait que c'etait la le beau, et qu'il fallait chercher la vie materielle simple et digne pour rentrer dans la vie logique de l'ame. Elle se faisait de graves reproches de s'etre manque si longtemps a elle-meme: puis, un instant apres, elle se reprochait egalement de se trop preoccuper de son propre sort en presence du peril extreme ou celui de Laurent restait engage. Par toutes ses voix, par celle de l'amitie comme par celle de l'opinion, le monde lui criait de se relever et de se reprendre. C'etait la le devoir en effet selon le monde, dont le nom en pareil cas equivaut a celui d'ordre general, d'interet de la societe: "Suivez le bon chemin, laissez perir ceux qui s'en ecartent." Et la religion officielle ajoutait: "Les sages et les bons pour l'eternel bonheur, les aveugles et les rebelles pour l'enfer!" Donc, peu importe au sage que l'insense perisse? Therese se revolta contre cette conclusion. --Le jour ou je me croirai l'etre le plus parfait, le plus precieux et le plus excellent de la terre, se dit-elle, j'admettrai l'arret de mort de tous les autres; mais, si ce jour-la m'arrive, ne serai-je pas plus folle que tous les autres fous? Arriere la folie de la vanite, mere de l'egoisme! Souffrons encore pour un autre que moi! Il etait pres de minuit lorsqu'elle se leva du fauteuil ou elle s'etait laissee tomber inerte et brisee quatre heures auparavant. On venait de sonner. Un commissionnaire apportait un carton et un billet. Le carton contenait un domino et un masque de satin noir. Le billet contenait ce peu de mots de la main de Laurent: _Senza veder, senza parlar_. Sans se voir et sans se parler... Que signifiait cette enigme? Voulait-il qu'elle vint au bal masque l'intriguer par une aventure banale? voulait-il essayer de l'aimer sans la reconnaitre? Etait-ce fantaisie de poete ou insulte de libertin? Therese renvoya le carton et retomba dans son fauteuil; mais l'inquietude ne l'y laissa plus reflechir. Ne devait-elle pas tout tenter pour arracher cette victime a l'egarement infernal? --J'irai, dit-elle, je le suivrai pas a pas. Je verrai, j'entendrai sa vie en dehors de moi, je saurai ce qu'il y a de vrai dans les turpitudes qu'il me raconte, a quel point il aime le mal naivement ou avec affectation, s'il a vraiment des gouts depraves, ou s'il ne cherche qu'a s'etourdir. Sachant tout ce que j'ai voulu ignorer de lui et de ce mauvais monde, tout ce que j'eloignais avec degout de ses souvenirs et de mon imagination, je decouvrirai peut-etre un joint, un biais, pour l'arracher a ce vertige. Elle se rappela le domino que Laurent venait de lui envoyer, et sur lequel elle avait pourtant a peine jete les yeux. Il etait en satin. Elle en envoya chercher un en gros de Naples, mit un masque, cacha ses cheveux avec soin, se munit de noeuds de rubans de diverses couleurs, afin de changer l'aspect de sa personne, dans le cas ou Laurent viendrait a la soupconner sous ce costume, et, demandant une voiture, elle se rendit toute seule et resolument au bal de l'Opera. Elle n'y avait jamais mis les pieds. Le masque lui semblait une chose insupportable, etouffante. Elle n'avait jamais essaye de contrefaire sa voix et ne voulait etre devinee de personne. Elle se glissa muette dans les corridors, cherchant les coins isoles quand elle etait lasse de marcher, ne s'y arretant pas quand elle voyait quelqu'un approcher d'elle, ayant toujours l'air de passer, et reussissant plus facilement qu'elle ne l'avait espere a etre completement seule et libre dans cette foule agitee. C'etait l'epoque ou l'on ne dansait pas au bal de l'Opera, et ou le seul deguisement admis etait le domino noir. C'etait donc une cohue sombre et grave en apparence, occupee peut-etre d'intrigues aussi peu morales que les bacchanales des autres reunions de ce genre, mais d'un aspect imposant, vu de haut, dans son ensemble. Puis tout a coup, d'heure en heure, un bruyant orchestre jouait des quadrilles effrenes, comme si l'administration, luttant contre la police, eut voulu entrainer la foule a enfreindre sa defense; mais personne ne paraissait y songer. La noire fourmiliere continuait a marcher lentement et a chuchoter au milieu de ce vacarme, qui se terminait par un coup de pistolet, finale etrange, fantastique, qui semblait impuissant a dissiper la vision de cette fete lugubre. Pendant quelques instants, Therese fut frappee de ce spectacle au point d'oublier ou elle etait et de se croire dans le monde des reves tristes. Elle cherchait Laurent, et ne le trouvait pas. Elle se hasarda dans le foyer, ou se tenaient, sans masque et sans deguisement, les hommes connus de tout Paris, et, quand elle en eut fait le tour, elle allait se retirer, lorsqu'elle entendit prononcer son nom dans un coin. Elle se retourna, et vit l'homme qu'elle avait tant aime assis entre deux filles masquees, dont la voix et l'accent avaient ce je ne sais quoi de mou et d'aigre tout ensemble qui revele la fatigue des sens et l'amertume de l'esprit. --Eh bien, disait l'une d'elles, tu l'as donc enfin abandonnee, ta fameuse Therese? Il parait qu'elle t'a trompe la-bas, en Italie, et que tu ne voulais pas le croire? --Il a commence a s'en douter, reprit l'autre, le jour ou il a reussi a chasser le rival heureux. Therese fut mortellement blessee de voir le douloureux roman de sa vie livre a de pareilles interpretations, mais plus encore de voir Laurent sourire, repondre a ces filles qu'elles ne savaient ce qu'elles disaient, et leur parler d'autre chose, sans indignation et comme sans memoire ou sans souci de ce qu'il venait d'entendre. Therese n'eut jamais cru qu'il n'etait pas meme son ami. Elle en etait sure maintenant! Elle resta, elle ecouta encore; elle sentait une sueur glacee coller son masque a sa figure. Cependant Laurent ne disait a ces filles rien qui ne put etre entendu de tout le monde. Il babillait, s'amusait de leur caquet, et y repondait en homme de bonne compagnie. Elles n'avaient aucun esprit, et deux ou trois fois il bailla en se cachant un peu. Neanmoins il restait la, se souciant peu d'etre vu de tous en cette compagnie, se laissant faire la cour, baillant de fatigue et non d'ennui reel, doux, distrait, mais aimable, et parlant a ces compagnes de rencontre comme si elles eussent ete des femmes du meilleur monde, presque de bonnes et serieuses amies, melees a des souvenirs agreables de plaisirs que l'on peut avouer. Cela dura bien un quart d'heure. Therese restait toujours. Laurent lui tournait le dos. La banquette ou il etait assis se trouvait placee dans l'embrasure d'une porte de glace sans tain, fermee en face de lui. Lorsque des groupes errant dans les couloirs exterieurs s'arretaient contre cette porte, les habits et les dominos faisaient un fond opaque, et la vitre devenait une glace noire ou l'image de Therese se repetait sans qu'elle s'en apercut. Laurent la vit a divers intervalles sans songer a elle; mais peu a peu l'immobilite de cette figure masquee l'inquieta, et il dit a ses compagnes en la leur montrant dans le sombre miroir: --Est-ce que vous ne trouvez pas ca effrayant, le masque? --Nous te faisons donc peur? --Non, pas vous: je sais comment vous avez le nez fait sous ce morceau de satin; mais une figure qu'on ne devine pas, que l'on ne connait pas, et qui vous fixe avec cette prunelle ardente; je m'en vais d'ici, moi, j'en ai assez. --C'est-a-dire, reprirent-elles, que tu as assez de nous? --Non, dit-il, j'ai assez du bal. On y etouffe. Voulez-vous venir voir tomber la neige? Je vais au bois de Boulogne. --Mais il y a de quoi mourir? --Ah bien, oui! Est-ce qu'on meurt? Venez-vous? --Ma foi, non! --Qui veut venir en domino au bois de Boulogne avec moi? dit-il en elevant la voix. Un groupe de figures noires s'abattit comme une volee de chauves-souris autour de lui. --Combien cela vaut-il? disait l'une. --Me feras-tu mon portrait? disait l'autre. --Est-ce a pied ou a cheval? disait une troisieme. --Cent francs par tete, repondit-il, rien que pour se promener les pieds dans la neige au clair de la lune. Je vous suivrai de loin. C'est pour voir l'effet... Combien etes-vous? ajouta-t-il au bout de quelques instants. Dix! ce n'est guere. N'importe, marchons! Trois resterent en disant: --Il n'a pas le sou. Il nous fera attraper une fluxion de poitrine, et ce sera tout. --Vous restez? reprit-il. Reste sept! Bravo, nombre cabalistique, les sept peches capitaux! Vive Dieu! je craignais de m'ennuyer, mais voila une invention qui me sauve. --Allons, dit Therese, une fantaisie d'artiste!... Il se souvient qu'il est peintre. Rien n'est perdu. Elle suivit cette etrange compagnie jusqu'au peristyle, pour s'assurer qu'en effet l'idee fantasque etait mise a execution; mais le froid fit reculer les plus determinees, et Laurent se laissa persuader d'y renoncer. On voulait qu'il changeat la partie en un souper general. --Ma foi, non! dit-il, vous n'etes que des peureuses et des egoistes, absolument comme les femmes honnetes. Je vais dans la bonne compagnie. Tant pis pour vous! Mais elles le ramenerent dans le foyer, et il s'y etablit entre lui, d'autres jeunes gens de ses amis, et une troupe d'effrontees, une causerie si vive, avec de si beaux projets, que Therese, vaincue par le degout, se retira en se disant qu'il etait trop tard. Laurent aimait le vice: elle ne pouvait plus rien pour lui. Laurent aimait-il le vice, en effet? Non, l'esclave n'aime pas le joug et le fouet; mais, quand il est esclave par sa faute, quand il s'est laisse prendre sa liberte, faute d'un jour de courage ou de prudence, il s'habitue au servage et a toutes ses douleurs: il justifie ce mot profond de l'antiquite, que, quand Jupiter reduit un homme en cet etat, il lui ote la moitie de son ame. Quand l'esclavage du corps etait le fruit terrible de la victoire, le ciel agissait ainsi par pitie pour le vaincu; mais, quand c'est l'ame qui subit l'etreinte funeste de la debauche, le chatiment est la tout entier. Desormais Laurent le meritait, ce chatiment. Il avait pu se racheter, Therese y avait risque, elle aussi, la moitie de son ame: il n'en avait pas profite. Comme elle remontait en voiture pour rentrer chez elle, un homme eperdu s'elanca a ses cotes. C'etait Laurent. Il l'avait reconnue au moment ou elle quittait le foyer, a un geste d'horreur involontaire dont elle n'avait pas eu conscience. --Therese, lui dit-il, rentrons dans ce bal. Je veux dire a tous ces hommes: "Vous etes des brutes!" a toutes ces femmes: "Vous etes des infames!" Je veux crier ton nom, ton nom sacre a cette foule imbecile, me rouler a tes pieds, et mordre la poussiere en appelant sur moi tous les mepris, toutes les insultes, toutes les hontes! Je veux faire ma confession a haute voix dans cette mascarade immense, comme les premiers chretiens la faisaient dans les temples paiens, purifies tout a coup par les larmes de la penitence et laves par le sang des martyrs... Cette exaltation dura jusqu'a ce que Therese l'eut ramene a sa porte. Elle ne comprenait plus du tout pourquoi et comment cet homme si peu enivre, si maitre de lui-meme, si agreablement discoureur au milieu des filles du bal masque, redevenait passionne jusqu'a l'extravagance aussitot qu'elle lui apparaissait. --C'est moi qui vous rends fou, lui dit-elle. Tout a l'heure on vous parlait de moi comme d'une miserable, et cela meme ne vous reveillait pas. Je suis devenue pour vous comme un spectre vengeur. Ce n'etait pas la ce que je voulais. Quittons nous donc, puisque je ne peux plus vous faire que du mal. XIV Ils se revirent pourtant le lendemain. Il la supplia de lui donner une derniere journee de causerie fraternelle et de promenade _bourgeoise_, amicale, tranquille. Ils allerent ensemble au Jardin des Plantes, s'assirent sous le grand cedre, et monterent au labyrinthe. Il faisait doux; plus de traces de neige. Un soleil pale percait a travers des nuages lilas. Les bourgeons des plantes etaient deja gonfles de seve. Laurent etait poete, rien que poete et artiste contemplatif ce jour-la: un calme profond, inoui, pas de remords, pas de desirs ni d'esperances; de la gaiete ingenue encore par moments. Pour Therese, qui l'observait avec etonnement, c'etait a ne pas croire que tout fut brise entre eux. L'orage revint effroyable le lendemain, sans cause, sans pretexte, et absolument comme il se forme dans le ciel d'ete, par la seule raison qu'il a fait beau la veille. Puis, de jour en jour, tout s'obscurcit; et ce fut comme une fin du monde, comme de continuels eclats de foudre au sein des tenebres. Une nuit, il entra chez elle fort tard, dans un etat d'egarement complet, et, sans savoir ou il etait, sans lui dire un mot, il se laissa tomber endormi sur le sofa du salon. Therese passa dans son atelier, et pria Dieu avec ardeur et desespoir de la soustraire a ce supplice. Elle etait decouragee; la mesure etait comble. Elle pleura et pria toute la nuit. Le jour paraissait lorsqu'elle entendit sonner a sa porte. Catherine dormait, et Therese crut que quelque passant attarde se trompait de domicile. On sonna encore; on sonna trois fois. Therese alla regarder par la lucarne de l'escalier qui donnait au-dessus de la porte d'entree. Elle vit un enfant de dix a douze ans, dont les vetements annoncaient l'aisance, dont la figure levee vers elle lui parut angelique. --Qu'est-ce donc, mon petit ami? lui dit-elle; etes-vous egare dans le quartier? --Non, repondit-il, on m'a amene ici; je cherche une dame qui s'appelle mademoiselle Jacques. Therese descendit, ouvrit a l'enfant, et le regarda avec une emotion extraordinaire. Il lui semblait qu'elle l'avait deja vu, ou qu'il ressemblait a quelqu'un qu'elle connaissait et dont elle ne pouvait retrouver le nom. L'enfant aussi paraissait trouble et indecis. Elle l'emmena dans le jardin pour le questionner; mais, au lieu de repondre: --C'est donc vous, lui dit-il tout tremblant, qui etes mademoiselle Therese? --C'est moi, mon enfant; que me voulez-vous? que puis-je faire pour vous? --Il faut me prendre avec vous et me garder si vous voulez de moi! --Qui etes-vous donc? --Je suis le fils du comte de ***. Therese retint un cri, et son premier mouvement fut de repousser l'enfant; mais tout a coup elle fut frappee de sa ressemblance avec une figure qu'elle avait peinte dernierement en la regardant dans une glace pour l'envoyer a sa mere, et cette figure, c'etait la sienne propre. --Attends! s'ecria-t-elle en saisissant le jeune garcon dans ses bras avec un mouvement convulsif. Comment t'appelles-tu? --Manoel. --Oh! mon Dieu! qui donc est ta mere? --C'est... on m'a bien recommande de ne pas vous le dire tout de suite! Ma mere... c'etait d'abord la comtesse de ***, qui est la-bas, a La Havane; elle ne m'aimait pas et elle me disait bien souvent: "Tu n'es pas mon fils, je ne suis pas obligee de t'aimer." Mais mon pere m'aimait, et il me disait souvent: "Tu n'es qu'a moi, tu n'as pas de mere." Et puis il est mort il y a dix-huit mois, et la comtesse a dit: "Tu es a moi et tu vas rester avec moi." C'est parce que mon pere lui avait laisse de l'argent, a la condition que je passerais pour leur fils a tous les deux. Cependant elle continuait a ne pas m'aimer, et je m'ennuyais beaucoup avec elle, quand un monsieur des Etats-Unis, qui s'appelle M. Richard Palmer, est venu tout d'un coup me demander. La comtesse a dit: "Non, je ne veux pas." Alors M. Palmer m'a dit: "Veux-tu que je te reconduise a ta vraie mere, qui croit que tu es mort, et qui sera bien contente de te revoir?" J'ai dit: "Oui, bien sur!" Alors M. Palmer est venu la nuit, dans une barque, parce que nous demeurions au bord de la mer; et, moi, je me suis leve bien doucement, bien doucement, et nous avons navigue tous les deux jusqu'a un grand navire, et puis nous avons traverse toute la grande mer, et nous voila. --Vous voila! dit Therese, qui tenait l'enfant presse contre sa poitrine, et qui, agitee d'un tremblement d'ivresse, le couvait et l'enveloppait d'un seul et ardent baiser pendant qu'il parlait; ou est-il, Palmer? --Je ne sais pas, dit l'enfant. Il m'a amene a la porte, il m'a dit: _Sonne!_ et puis je ne l'ai plus vu. --Cherchons-le, dit Therese en se levant; il ne peut pas etre loin! Et, courant avec l'enfant, elle rejoignit Palmer, qui se tenait a quelque distance, attendant de pouvoir s'assurer que l'enfant etait reconnu par sa mere. --Richard! Richard! s'ecria Therese en se jetant a ses pieds au milieu de la rue encore deserte, comme elle l'eut fait quand meme elle eut ete pleine de monde. Vous etes _Dieu_ pour moi!... Elle n'en put dire davantage; suffoquee par les larmes de la joie, elle devenait folle. Palmer l'emmena sous les arbres des Champs-Elysees et la fit asseoir. Il lui fallut au moins une heure pour se calmer et se reconnaitre, et pour reussir a caresser son fils sans risquer de l'etouffer. --A present, lui dit Palmer, j'ai paye ma dette. Vous m'avez donne des jours d'espoir et de bonheur, je ne voulais pas rester insolvable. Je vous rends une vie entiere de tendresse et de consolation, car cet enfant est un ange, et il m'en coute de me separer de lui. Je l'ai prive d'un heritage et je lui en dois un en echange. Vous n'avez pas le droit de vous y opposer; mes mesures sont prises et tous ses interets sont regles. Il a dans sa poche un portefeuille qui lui assure le present et l'avenir. Adieu, Therese! Comptez que je suis votre ami a la vie et a la mort. Palmer s'en alla heureux; il avait fait une bonne action. Therese ne voulut pas remettre les pieds dans la maison ou Laurent dormait. Elle prit un fiacre, apres avoir envoye un commissionnaire a Catherine avec ses instructions, qu'elle ecrivit d'un petit cafe ou elle dejeuna avec son fils. Ils passerent la journee a courir Paris ensemble, afin de s'equiper pour un long voyage. Le soir, Catherine vint les rejoindre avec les paquets qu'elle avait faits dans la journee, et Therese alla cacher son enfant, son bonheur, son repos, son travail, sa joie, sa vie, au fond de l'Allemagne. Elle eut le bonheur egoiste: elle ne pensa plus a ce que Laurent deviendrait sans elle. Elle etait mere, et la mere avait irrevocablement tue l'amante. Laurent dormit tout le jour et s'eveilla dans la solitude. Il se leva, maudissant Therese d'avoir ete a la promenade sans songer a lui faire faire a souper. Il s'etonna de ne pas trouver Catherine, donna la maison au diable, et sortit. Ce ne fut qu'au bout de quelques jours qu'il comprit ce qui lui arrivait. Quand il vit la maison de Therese sous-louee, les meubles emballes ou vendus, et qu'il attendit des semaines et des mois sans recevoir un mot d'elle, il n'eut plus d'espoir et ne songea plus qu'a s'etourdir. Ce n'est qu'au bout d'un an qu'il sut le moyen de faire parvenir une lettre a Therese. Il s'accusait de tout son malheur et demandait le retour de l'ancienne amitie; puis, revenant a la passion, il finissait ainsi: "Je sais bien que de toi je ne merite pas meme cela, car je t'ai maudite, et, dans mon desespoir de t'avoir perdue, j'ai fait pour me guerir des efforts de desespere. Oui, je me suis efforce de denaturer ton caractere et ta conduite a mes propres yeux; j'ai dit du mal de toi avec ceux qui te haissent, et j'ai pris plaisir a en entendre dire a ceux qui ne te connaissent pas. Je t'ai traitee absente comme je te traitais quand tu etais la! Et pourquoi n'es-tu plus la? C'est ta faute si je deviens fou; il ne fallait pas m'abandonner... Oh! malheureux que je suis, je sens que je te hais en meme temps que je t'adore. Je sens que toute ma vie se passera a t'aimer et a te maudire... Et je vois bien que tu me hais! Et je voudrais te tuer! Et, si tu etais la, je tomberais a tes pieds! Therese, Therese, tu es donc devenue un monstre, que tu ne connais plus la pitie? Oh! l'affreux chatiment que celui de cet incurable amour avec cette colere inassouvie! Qu'ai-je donc fait, mon Dieu, pour en etre reduit a perdre tout, jusqu'a la liberte d'aimer ou de hair?" Therese lui repondit: "Adieu pour toujours! Mais sache que tu n'as rien fait contre moi que je n'aie pardonne, et que tu ne pourras rien faire que je ne puisse pardonner encore. Dieu condamne certains hommes de genie a errer dans la tempete et a creer dans la douleur. Je t'ai assez etudie dans tes ombres et dans ta lumiere, dans ta grandeur et dans ta faiblesse, pour savoir que tu es la victime d'une destinee, et que tu ne dois pas etre pese dans la meme balance que la plupart des autres hommes. Ta souffrance et ton doute, ce que tu appelles ton chatiment, c'est peut-etre la condition de ta gloire. Apprends donc a le subir, Tu as aspire de toutes tes forces a l'ideal du bonheur, et tu ne l'as saisi que dans tes reves. Eh bien, tes reves, mon enfant, c'est la realite, a toi, c'est ton talent, c'est la vie; n'es-tu pas artiste? "Sois tranquille, va, Dieu te pardonnera de n'avoir pu aimer! Il t'avait condamne a cette insatiable aspiration pour que ta jeunesse ne fut pas absorbee par une femme. Les femmes de l'avenir, celles qui contempleront ton oeuvre de siecle en siecle, voila tes soeurs et tes amantes." FIN E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--11640 11 21. * * * * * OEUVRES COMPLETES DE GEORGE SAND publiees par CALMANN-LEVY, EDITEURS LES AMOURS DE L'AGE D'OR. ANDRIANI. ANDRE. ANTONIA. AUTOUR DE LA TABLE. LE BEAU LAURENCE. LES BEAUX MESSIEURS DU BOIS DORE. CADIO. CESARINE DIETRICH. LE CHATEAU DES DESERTES. LE CHATEAU DE PICTORDU. LE CHENE PARLANT. LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE. LA COMTESSE DE RUDOLSTADT. LA CONFESSION D'UNE JEUNE FILLE. CONSTANCE VERRIER. CONSUELO. CORRESPONDANCE. CORRESPONDANCE ENTRE GEORGE SAND ET GUSTAVE FLAUBERT. CONTES D'UNE GRAND'MERE. LA COUPE. LES DAMES VERTES. LA DANIELLA. LA DERNIERE ALDINI. LE DERNIER AMOUR. DERNIERES PAGES. LES DEUX FRERES. LE DIABLE AUX CHAMPS. ELLE ET LUI. LA FAMILLE DE GERMANDRE. LA FILLEULE. FLAMARANDE. FLAVIE. FRANCIA. FRANcOIS LE CHAMPI. HISTOIRE DE MA VIE. UN HIVER A MAJORQUE--Spiridion. L'HOMME DES NEIGES. HORACE. IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. INDIANA. ISIDORA. JACQUES. JEAN DE LA ROCHE. JEAN ZISKA--Gabriel. JEANNE. JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE. LAURA. LEGENDES RUSTIQUES. LELIA--Metella--Cora. LETTRES D'UN VOYAGEUR. LUCREZIA-FLORIANI-LAVINIA. MADEMOISELLE LA QUINTINIE. MADEMOISELLE MERQUEM. LES MAITRES MOSAISTES. LES MAITRES SONNEURS. MALGRETOUT. LA MARE AU DIABLE. LE MARQUIS DE VILLEMER. MA SOEUR JEANNE. MAUPRAT. LE MEUNIER D'ANGIBAULT. MONSIEUR SYLVESTRE. MONT-REVECHE. NANON. NARCISSE. NOUVELLES. NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR. PAULINE. LA PETITE FADETTE. LE PECHE DE M. ANTOINE. LE PICCININO. PIERRE QUI ROULE. PROMENADES AUTOUR D'UN VILLAGE. QUESTIONS D'ART ET DE LITTERATURE. QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. LE SECRETAIRE INTIME. LES SEPT CORDES DE LA LYRE. SIMON. SOUVENIRS DE 1848. TAMARIS. TEVERINO--Leone Leoni. THEATRE COMPLET. THEATRE DE NOHANT. LA TOUR DE PERCEMONT.--Marianne. L'USCOQUE. VALENTINE. VALVEDRE. LA VILLE NOIRE. * * * * * FIN End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Elle et lui, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ELLE ET LUI *** ***** This file should be named 13653.txt or 13653.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/6/5/13653/ Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.