Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Le chateau des Desertes, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le chateau des Desertes Author: George Sand Release Date: October 7, 2004 [EBook #13668] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHATEAU DES DESERTES *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr [Illustration: 001.png.] LE CHATEAU DES DESERTES NOTICE Le _Chateau des Desertes_ est une analyse de quelques idees d'art plutot qu'une analyse de sentiments. Ce roman m'a servi, une fois de plus, a me confirmer dans la certitude que les choses reelles, transportees dans le domaine de la fiction, n'y apparaissent un instant que pour y disparaitre aussitot, tant leur transformation y devient necessaire. Durant plusieurs hivers consecutifs, etant retiree a la campagne avec mes enfants et quelques amis de leur age, nous avions imagine de jouer la comedie sur scenario et sans spectateurs, non pour nous instruire en quoique ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion pour les enfants, et peu a peu une sorte d'exercice litteraire qui ne fut point inutile au developpement intellectuel de plusieurs d'entre eux. Une sorte de mystere que nous ne cherchions pas, mais qui resultait naturellement de ce petit vacarme prolonge assez avant dans les nuits, au milieu d'une campagne deserte, lorsque la neige ou le brouillard nous enveloppaient au dehors, et que nos serviteurs meme, n'aidant ni a nos changements de decor, ni a nos soupers, quittaient de bonne heure la maison ou nous restions seuls; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose n'hesiterent pas a nous croire fous ou ensorceles. Lorsque j'introduisis un episode de ce genre dans le roman qu'on va lire, il y devint une etude serieuse, et y prit des proportions si differentes de l'original, que mes pauvres enfants, apres l'avoir lu, ne regardaient plus qu'avec chagrin le paravent bleu et les costumes de papier decoupe qui avaient fait leurs delices. Mais a quelque chose sert toujours l'exageration de la fantaisie, car ils firent eux-memes un theatre aussi grand que le permettait l'exiguite du local, et arriverent a y jouer des pieces qu'ils firent, eux-memes aussi, les annees suivantes. Qu'elles fussent bonnes ou mauvaises, la n'est point la question interessante pour les autres: mais ne firent-ils pas mieux de s'amuser et de s'exercer ainsi, que de courir cette boheme du monde reel, qui se trouve a tous les etages de la societe? C'est ainsi que la fantaisie, le roman, l'oeuvre de l'imagination, en un mot, a son effet detourne, mais certain, sur l'emploi de la vie. Effet souvent funeste, disent les rigoristes de mauvaise foi ou de mauvaise humeur. Je le nie. La fiction commence par transformer la realite; mais elle est transformee a son tour et fait entrer un peu d'ideal, non pas seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la vie reelle. GEORGE SAND. NOHANT 17 janvier 1853 A M. W.-G. MACREADY. Ce petit ouvrage essayant de remuer quelques idees sur l'art dramatique, je le mets sous la protection d'un grand nom et d'une honorable amitie. GEORGE SAND. Nohant, 30 avril 1847. I. LA JEUNE MERE. Avant d'arriver a l'epoque de ma vie qui fait le sujet de ce recit, je dois dire en trois mots qui je suis. Je suis le fils d'un pauvre tenor italien et d'une belle dame francaise. Mon pere se nommait Tealdo Soavi; je ne nommerai point ma mere. Je ne fus jamais avoue par elle, ce qui ne l'empecha point d'etre bonne et genereuse pour moi. Je dirai seulement que je fus eleve dans la maison de la marquise de..., a Turin et a Paris, sous un nom de fantaisie. La marquise aimait les artistes sans aimer les arts. Elle n'y entendait rien et prenait un egal plaisir a entendre une valse de Strauss et une fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les etoffes vert et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadree. Legere et charmante, elle dansait a quarante ans comme une sylphide et fumait des cigarettes de contrebande avec une grace que je n'ai vue qu'a elle. Elle n'avait aucun remords d'avoir cede a quelques entrainements de jeunesse et ne s'en cachait point trop, mais elle eut trouve de mauvais gout de les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon frere, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami. Je fus eleve comme il plut a Dieu; l'argent n'y fut pas epargne. La marquise etait riche, et, pourvu qu'elle n'eut a prendre aucun souci de mes aptitudes et de mes progres, elle se faisait un devoir de ne me refuser aucun moyen de developpement. Si elle n'eut ete en realite que ma parente eloignee et ma bienfaitrice, comme elle l'etait officiellement, j'aurais ete le plus heureux et le plus reconnaissant des orphelins; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part a ma premiere education pour que j'ignorasse le secret de ma naissance. Des que je pus sortir de leurs mains, je m'efforcai d'oublier la douleur et l'effroi que leur indiscretion m'avait causes. Ma mere me permit de voir le monde a ses cotes, et je reconnus a la frivolite bienveillante de son caractere, au peu de soin mental qu'elle prenait de son fils legitime, que je n'avais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point d'amertume contre elle, je n'en eus jamais le droit mais une sorte de melancolie, jointe a beaucoup de patience, de tolerance exterieure et de resolution intime, se trouva etre au fond de mon esprit, de bonne heure et pour toujours. J'eprouvais parfois un violent desir d'aimer et d'embrasser ma mere. Elle m'accordait un sourire en passant, une caresse a la derobee. Elle me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux; elle me felicitait d'avoir du _gout_, donnait des eloges a mes instincts de savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie; mais jamais aussi elle ne comprit mon besoin d'expansion avec elle. Le seul mot maternel qui lui echappa fut pour me demander, un jour qu'elle s'apercut de ma tristesse, si j'etais jaloux de son fils, et si je ne me trouvais pas aussi bien traite que l'_enfant de la maison_. Or, comme, sauf le plaisir tres-creux d'avoir un nom et le bonheur tres-faux d'avoir dans le monde une position toute faite pour l'oisivete, mon frere n'etait effectivement pas mieux traite que moi, je compris une fois pour toutes, dans un age encore assez tendre, que tout sentiment d'envie et de depit serait de ma part ingratitude et lachete. Je reconnus que ma mere m'aimait autant qu'elle pouvait aimer, plus peut-etre qu'elle n'aimait mon frere, car j'etais l'enfant de l'amour, et ma figure lui plaisait plus que la ressemblance de son heritier avec son mari. Je m'attachai donc a lui complaire, en prenant mieux que lui les lecons qu'elle payait pour nous deux avec une egale liberalite, une egale insouciance. Un beau jour, elle s'apercut que j'avais profite, et que j'etais capable de me tirer d'affaire dans la vie. "Et mon fils? dit-elle avec un sourire; il risque fort d'etre ignorant et paresseux, n'est-ce pas?..." Puis elle ajouta naivement: "Voyez comme c'est heureux, que ces deux enfants aient compris chacun sa position!" Elle m'embrassa au front, et tout fut dit. Mon frere n'essuya aucun reproche de sa part. Sans s'en douter, et grace a ses instincts debonnaires, elle avait detruit entre nous tout levain d'emulation, et l'on concoit qu'entre un fils legitime et un batard l'emulation eut pu se changer fort aisement en aversion et en jalousie. Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans anxiete et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais naturellement a m'instruire. Entoure d'artistes et de gens du monde, mon choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si j'eusse ete maltraite par ceux qui ne l'etaient pas, je me serais elance dans la carriere avec une sorte d'aprete chagrine et hautaine. Il n'en fut rien. Tous les amis de ma mere m'encourageaient de leur bienveillance, et moi, ne me sentant blesse nulle part, j'entrai dans la voie qui me parut la mienne avec le calme et la serenite d'une ame qui prend librement possession de son domaine. Je portai dans l'etude de la peinture toutes les facultes qui etaient en moi, sans fievre, sans irritation, sans impatience. A vingt-cinq ans seulement, je me sentis arrive au premier degre de developpement de ma force, et je n'eus pas lieu de regretter mes tatonnements. Ma mere n'etait plus; elle m'avait oublie dans son testament, mais elle etait morte en me faisant ecrire un billet fort gracieux pour me feliciter de mes premiers succes, et en donnant une signature a son banquier pour payer les premieres dettes de mon frere. Elle avait fait autant pour moi que pour lui, puisqu'elle nous avait mis tous les deux a meme de devenir des hommes. J'etais arrive au but le premier; je ne dependais plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frere dependait de sa fortune et de ses habitudes; je n'eusse pas change son sort contre le mien. Depuis quelques annees, je ne voyais plus ma mere que rarement. Je lui ecrivais a d'assez longs intervalles. Il m'en coutait de l'appeler, conformement a ses prescriptions, _ma bonne protectrice_. Ses lettres ne me causaient qu'une joie melancolique, car elles ne contenaient guere que des questions de detail materiel et des offres d'argent relativement a mon travail. "_Il me semble_, ecrivait-elle, qu'il y a _quelque temps_ que vous ne m'avez rien demande, et je vous supplie de ne point faire de dettes, puisque ma bourse est toujours a votre disposition. Traitez-moi toujours en ceci comme votre veritable amie." Cela etait bon et genereux, sans doute, mais cela me blessait chaque fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs annees, je ne lui coutais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand je l'eus perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut l'esperance que j'avais vaguement nourrie qu'elle m'aimerait un jour; ce qui me fit verser des larmes, ce fut la pensee que j'aurais pu l'aimer passionnement, si elle l'eut bien voulu. Enfin, je pleurais de ne pouvoir pleurer vraiment ma mere. Tout ce que je viens de raconter n'a aucun rapport avec l'episode de ma vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir de ma premiere jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde periode. J'aurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il m'a semble pourtant qu'elle etait necessaire. Un narrateur est un etre passif qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent a sa propre individualite bien constatee. J'ai toujours deteste les histoires qui procedent par _je_, et si je ne raconte pas la mienne a la troisieme personne, c'est que je me sens capable de rendre compte de moi-meme, et d'etre, sinon le heros principal, du moins un personnage actif dans les evenements dont j'evoque le souvenir. J'intitule ce petit drame du nom d'un lieu ou ma vie s'est revelee et denouee. Mon nom, a moi, c'est-a-dire le nom qu'on m'a choisi en naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais pas appele _Soavi_, comme mon pere. Peut-etre que ce n'etait pas non plus son nom. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il mourut sans savoir que j'existais. Ma mere, aussi vite epouvantee qu'eprise, lui avait cache les consequences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus entierement. Pour toutes les causes qui precedent, me voyant et me sentant doublement orphelin dans la vie, j'etais tout accoutume a ne compter que sur moi-meme. Je pris des habitudes de discretion et de reserve en raison des instincts de courage et de fierte que je cultivais en moi avec soin. Deux ans apres la mort de ma mere, c'est-a-dire a vingt-sept ans, j'etais deja fort et libre au gre de mon ambition, car je gagnais un peu d'argent, et j'avais tres-peu de besoins; j'arrivais a une certaine reputation sans avoir eu trop de protecteurs, a un certain talent sans trop craindre ni rechercher les conseils de personne, a une certaine satisfaction interieure, car je me trouvais sur la route d'un progres assure, et je voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et j'en attendais l'eclosion avec une joie secrete qui me soutenait, et une apparence de calme qui m'empechait d'avoir des ennemis. Personne encore ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je souriais interieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus presses que moi, s'enivrer d'un succes precaire. Doux et facile a vivre, je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien etre incapables les natures violentes, emportees autour de moi comme des feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais a l'oeil de celui qui voit tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le contraste d'un temperament paisible avec une imagination vive et une volonte prompte. A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aime, et certes ce n'etait pas faute d'amour dans le sang et dans la tete; mais mon coeur ne s'etait jamais donne. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un plaisir comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un autre eut appele ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il a partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point d'homme qui puisse se definir au point de n'etre pas, sous quelque rapport, un mystere pour lui-meme. Je ne puis donc m'expliquer ma froideur interieure que par induction. Peut-etre ma volonte etait-elle trop tendue vers le progres dans mon art. Peut-etre etais-je trop fier pour me livrer avant d'avoir le droit d'etre compris. Peut-etre encore, et il me semble que je retrouve cette emotion dans mes vagues souvenirs, peut-etre avais-je dans l'ame un ideal de femme que je ne me croyais pas encore digne de posseder, et pour lequel je voulais me conserver pur de tout servage. Cependant mon temps approchait. A mesure que la manifestation de ma vie me devenait plus facile dans la peinture, l'explosion de ma puissance cachee se preparait dans mon sein par une inquietude croissante. A Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de... noble italienne, belle comme un camee antique, eblouissante femme du monde, et _dilettante_ a tous les degres de l'art. Le hasard lui fit voir une peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui entouraient. Elle s'exprima sur mon compte en des termes qui caresserent mon amour-propre. Je sus qu'elle me placait plus haut que ne faisait encore le public, et qu'elle travaillait a ma gloire sans me connaitre, par pur amour de l'art. J'en fus flatte; la reconnaissance vint attendrir l'orgueil dans mon sein. Je desirai lui etre presente: je fus accueilli mieux encore que je ne m'y attendais. Ma figure et mon langage parurent lui plaire, et elle me dit, presque a la premiere entrevue, qu'en moi l'homme etait encore superieur au peintre. Je me sentis plus emu par sa grace, son elegance et sa beaute, que je ne l'avais encore ete aupres d'aucune femme. Une seule chose me chagrinait: certaines habitudes de mollesse, certaines locutions d'eloges officiels, certaines formules de sympathie et d'encouragement, me rappelaient la douce, liberale et insoucieuse femme dont j'avais ete le fils et le _protege_. Parfois j'essayais de me persuader que c'etait une raison de plus pour moi de m'attacher a elle; mais parfois aussi je tremblais de retrouver, sous cette enveloppe charmante, la femme du monde, cet etre banal et froid, habile dans l'art des niaiseries, maladroit dans les choses serieuses, genereux de fait sans l'etre d'intention, aimant a faire le bonheur d'autrui, a la condition de ne pas compromettre le sien. J'aimais, je doutais, je souffrais. Elle n'avait pas une reputation d'austerite bien etablie, quoique ses faiblesses n'eussent jamais fait scandale. J'avais tout lieu d'esperer un delicieux caprice de sa part. Cela ne m'enivrait pas. Je n'etais plus assez enfant pour me glorifier d'inspirer un caprice; j'etais assez homme pour aspirer a etre l'objet d'une passion. Je brulais d'un feu mysterieux trop longtemps comprime pour ne pas m'avouer que j'allais etre en proie moi-meme a une passion energique; mais, lorsque je me sentais sur le point d'y ceder, j'etais epouvante de l'idee que j'allais donner tout pour recevoir peu... peut-etre rien. J'avais peur, non pas precisement de devenir dans le monde une dupe de plus; qu'importe, quand l'erreur est douce et profonde? mais peur d'user mon ame, ma force morale, l'avenir de mon talent, dans une lutte pleine d'angoisses et de mecomptes. Je pourrais dire que j'avais peur enfin de n'etre pas completement dupe, et que je me mefiais du retour de ma clairvoyance prete a m'echapper. Un soir, nous allames ensemble au theatre. Il y avait plusieurs jours que je ne l'avais vue. Elle avait ete malade; du moins sa porte avait ete fermee, et ses traits etaient legerement alteres. Elle m'avait envoye une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses amis, espece de sigisbee insignifiant, au debut d'un jeune homme dans un opera italien. J'avais travaille avec beaucoup d'ardeur et avec une sorte de depit fievreux durant la maladie feinte ou reelle de la duchesse. Je n'etais pas sorti de mon atelier, je n'avais vu personne, je n'etais plus au courant des nouvelles de la ville. --Qui donc debute ce soir? lui demandai-je un instant avant l'ouverture. --Quoi! vous ne le savez pas? me dit-elle avec un sourire caressant, qui semblait me remercier de mon indifference a tout ce qui n'etait pas elle. Puis elle reprit d'un air d'indifference: --C'est un tout jeune homme, mais dont on espere beaucoup. Il porte un nom celebre au theatre; il s'appelle Celio Floriani. --Est-il parent, demandai-je, de la celebre Lucrezia Floriani, qui est morte il y a deux ou trois ans? --Son propre fils, repondit la duchesse, un garcon de vingt-quatre ans, beau comme sa mere et intelligent comme elle. Je trouvai cet eloge trop complet; l'instinct jaloux se developpait en moi; a mon gre la duchesse se hatait trop d'admirer les jeunes talents. J'oubliai d'etre reconnaissant pour mon propre compte. --Vous le connaissez? lui dis-je avec d'autant plus de calme que je me sentais plus emu. --Oui, je le connais un peu, repondit-elle en depliant son eventail; je l'ai entendu deux fois depuis qu'il est ici. Je ne repondis rien. Je fis faire un detour a la conversation, pour obtenir, par surprise, l'aveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes de propos oiseux en apparence, j'appris que la duchesse avait entendu chanter deux fois dans son salon le jeune Celio Floriani, pendant que la porte m'etait fermee, car ce debutant n'etait arrive a Vienne que depuis cinq jours. Je renfermai ma colere, mais elle fut devinee, et la duchesse s'en tira aussi bien que possible. Je n'etais pas encore assez _lie_ avec elle pour avoir le droit d'attendre une justification. Elle daigna me la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place a la reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son fils adolescent aupres d'elle. Il etait venu naturellement la saluer a son arrivee, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait consenti a le recevoir et a l'entendre, quoique malade et sequestree. Il avait chante pour elle devant son medecin, elle l'avait ecoute par ordonnance de medecin. "Je ne sais si c'est que je m'ennuyais d'etre seule, ajouta-t-elle d'un ton languissant, ou si mes nerfs etaient detendus par le regime; mais il est certain qu'il m'a fait plaisir et que j'ai bien augure de son debut. Il a une voix magnifique, une belle methode et un exterieur agreable; mais que sera-t-il sur la scene? C'est si different d'entendre un virtuose a huis clos! Je crains pour ce pauvre enfant l'epreuve terrible du public. Le nom qu'il porte est un rude fardeau a soutenir; on attend beaucoup de lui: noblesse oblige! --C'est une cruaute, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond de la loge, le public est bete; il devrait savoir que les personnes de genie ne mettent au monde que des enfants betes. C'est une loi de nature. --J'aime a croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe pas toujours si sottement, repondit la duchesse d'un air narquois. Votre fille est une personne charmante et pleine d'esprit."--Puis, comme pour attenuer l'effet desagreable que pouvait produire sur moi cette repartie un peu vive, elle me dit tout bas, derriere son eventail: "J'ai choisi le marquis pour etre avec nous ce soir, parce qu'il est le plus bete de tous mes amis." Je savais que le marquis s'endormait toujours au lever du rideau; je me sentis heureux et tout dispose a la bienveillance pour le debutant. --Quelle voix a-t-il? demandai-je. --Qui? le marquis? reprit-elle en riant. --Non, votre protege! --_Primo basso cantante_. Il se risque dans un role bien fort, ce soir. Tenez, on commence; il entre en scene! voyez. Pauvre enfant! comme il doit trembler! Elle agita son eventail. Quelques claques saluerent l'entree de Celio. Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que son eventail tomba. "Allons, me dit-elle, comme je le ramassais, applaudissez aussi le nom de la Floriani, c'est un grand nom en Italie, et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a ete une de nos gloires. --Je l'ai entendue dans mon enfance, repondis-je; mais c'est donc depuis qu'elle etait retiree du theatre que vous l'avez particulierement connue? car vous etes trop jeune... Ce n'etait pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. J'ai su plus tard qu'elle ne l'avait jamais vue que de sa loge, et que Celio lui avait ete simplement recommande par le comte Albani. J'ai su bien d'autres choses... Mais Celio debitait son recitatif, et la duchesse toussait trop pour me repondre. Elle avait ete si enrhumee! II. LE VER LUISANT. Il y avait alors au theatre imperial une chanteuse qui eut fait quelque impression sur moi, si la duchesse de... ne se fut emparee plus victorieusement de mes pensees. Cette chanteuse n'etait ni de la premiere beaute, ni de la premiere jeunesse, ni du premier ordre de talent. Elle se nommait Cecilia Boccaferri; elle avait une trentaine d'annees, les traits un peu fatigues, une jolie taille, de la distinction, une voix plutot douce et sympathique que puissante; elle remplissait sans fracas d'engouement, comme sans contestation de la part du public, l'emploi de _seconda donna_. Sans m'eblouir, elle m'avait plu hors de la scene plutot que sur les planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui etait mon ami et qui avait ete son maitre, et dans quelques salons ou elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on, fort sagement, et faisait vivre son pere, vieux artiste paresseux et desordonne. C'etait une personne modeste et calme que l'on accueillait avec egard, mais dont on s'occupait fort peu dans le monde. Elle entra en meme temps que Celio, et, bien qu'elle ne s'occupat jamais du public lorsqu'elle etait a son role, elle tourna les yeux vers la loge d'avant-scene ou j'etais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard furtif et rapide quelque chose qui me frappa: j'etais dispose a tout remarquer et a tout commenter ce soir-la. Celio Floriani etait un garcon de vingt-quatre a vingt-cinq ans, d'une beaute accomplie. On disait qu'il etait tout le portrait de sa mere, qui avait ete la plus belle femme de son temps. Il etait grand sans l'etre trop, svelte sans etre grele. Ses membres degages avaient de l'elegance, sa poitrine large et pleine annoncait la force. La tete etait petite comme celle d'une belle statue antique, les traits d'une purete delicate avec une expression vive et une couleur solide; l'oeil noir etincelant, les cheveux epais, ondes et plantes au front par la nature selon toutes les regles de l'art italien; le nez etait droit, la narine nette et mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et bien decoupee, la moustache fine et encadrant la levre superieure par un mouvement de frisure naturelle d'une grace coquette; les plans de la joue sans defaut, l'oreille petite, le cou degage, rond, blanc et fort, la main bien faite, le pied de meme, les dents eblouissantes, le sourire malin, le regard tres-hardi... Je regardai la duchesse... Je la regardai d'autant mieux, qu'elle n'y fit point attention, tant elle etait absorbee par l'entree du debutant. La voix de Celio etait magnifique, et il savait chanter; cela se jugeait des les premieres mesures. Sa beaute ne pouvait pas lui nuire: pourtant, lorsque je reportai mes regards de la duchesse a l'acteur, ce dernier me parut insupportable. Je crus d'abord que c'etait prevention de jaloux; je me moquai de moi-meme; je l'applaudis, je l'encourageai d'un de ces _bravo_ a demi-voix que l'acteur entend fort bien sur la scene. La je rencontrai encore le regard de mademoiselle Boccaferri attache sur la duchesse et sur moi. Cette preoccupation n'etait pas dans ses habitudes, car elle avait un maintien eminemment grave et un talent specialement consciencieux. Mais j'avais beau faire le degage: d'une part, je voyais la duchesse en proie a un trouble inconcevable, a une emotion qu'elle ne pouvait plus me cacher, on eut dit qu'elle ne l'essayait meme pas; d'autre part, je voyais le beau Celio, en depit de son audace et de ses moyens, s'acheminer vers une de ces chutes dont on ne se releve guere, ou tout au moins vers un de ces _fiasco_ qui laissent apres eux des annees de decouragement et d'impuissance. En effet, ce jeune homme se presenta avec un aplomb qui frisait l'outrecuidance. On eut dit que le nom qu'il portait etait ecrit par lui sur son front pour etre salue et adore sans examen de son individualite; on eut dit aussi que sa beaute devait faire baisser les yeux, meme aux hommes. Il avait cependant du talent et une puissance incontestable: il ne jouait pas mal, et il chantait bien; mais il etait insolent dans l'ame, et cela percait par tous ses pores. La maniere dont il accueillit les premiers applaudissements deplut au public. Dans son salut et dans son regard, on lisait clairement cette modeste allocution interieure: "Tas d'imbeciles que vous etes, vous serez bientot forces de m'applaudir davantage. Je meprise le faible tribut de votre indulgence; j'ai droit a des transports d'admiration." Pendant deux actes, il se maintint a cette hauteur dedaigneuse; et le public incertain lui pardonna genereusement son orgueil, voulant voir s'il le justifierait, et si cet orgueil etait un droit legitime ou une pretention impertinente. Je n'aurais su dire moi-meme lequel c'etait, car je l'ecoutais avec un desinteressement amer. Je ne pouvais plus douter de l'engouement de ma compagne pour lui; je le lui disais, meme assez malhonnetement, sans la facher, sans la distraire; elle n'attendait qu'un moment d'eclatant triomphe de Celio pour me dire que j'etais un fat et qu'elle n'avait jamais pense a moi. Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, c'etait un duo du troisieme acte avec la signora Boccaferri. Cette sage creature semblait s'y preter de bonne grace et vouloir s'effacer derriere le succes du debutant. Celio s'etait menage jusque-la; il arrivait a un effet avec la certitude de le produire. Mais que se passa-t-il tout d'un coup entre le public et lui? Nul ne l'eut explique, chacun le sentit. Il etait la, lui, comme un magnetiseur qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas de la lenteur de son action. Le public etait comme le patient, a la fois naif et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour se dire: "Celui-ci est un prophete ou un charlatan." Celio ne chanta pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-etre aider son effet par un jeu trop accuse: eut-il un geste faux, une intonation douteuse, une attitude ridicule? Je n'en sais rien. Je regardai la duchesse prete a s'evanouir, lorsqu'un froid sinistre plana sur toutes les tetes, un sourire sepulcral effleura tous les visages. L'air fini, quelques amis essayerent d'applaudir; deux on trois _chut_ discrets, contre lesquels personne n'osa protester, firent tout rentrer dans le silence. Le _fiasco_ etait consomme. La duchesse etait pale comme la mort; mais ce fut l'affaire d'un instant. Reprenant l'empire d'elle-meme avec une merveilleuse dexterite, elle se tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard comme si rien n'etait change entre nous:--Allons, c'est trois ans d'etude qu'il faut encore a ce chanteur-la! Le theatre est un autre lieu d'epreuve que l'auditoire bienveillant de la vie privee. J'aurais pourtant cru qu'il s'en serait mieux tire. Pauvre Floriani, comme elle eut souffert si cela se fut passe de son vivant! Mais qu'avez-vous donc, monsieur Salentini? On dirait que vous avez pris tant d'interet a ce debut, que vous vous sentez consterne de la chute? --Je n'y songeais pas, Madame, repondis-je; je regardais et j'ecoutais mademoiselle Boccaferri, qui vient de dire admirablement bien une toute petite phrase fort simple. --Ah! bah! vous ecoutez la Boccaferri, vous? Je ne lui fais pas tant d'honneur. Je n'ai jamais su ce qu'elle disait mal ou bien. --Je ne vous crois pas, Madame; vous etes trop bonne musicienne et trop artiste pour n'avoir pas mille fois remarque qu'elle chante comme un ange. --Rien que cela! A qui en avez-vous, Salentini? Est-ce vraiment de la Boccaferri que vous me parlez? J'ai mal entendu, sans doute. --Vous avez fort bien entendu, Madame; Cecilia Boccaferri est une personne accomplie et une artiste du plus grand merite. C'est votre doute a cet egard qui m'etonne. --Oui-da! vous etes facetieux aujourd'hui, reprit la duchesse sans se deconcerter. Elle etait charmee de me supposer du depit; elle etait loin de croire que je fusse parfaitement calme et detache d'elle, ou au moment de l'etre. --Non, Madame, repris-je, je ne plaisante pas. J'ai toujours fait grand cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans degout et sans folle ambition, a la place que le jugement public leur assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes qui n'ont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la bonne voie. Son organe manque d'eclat, mais son chant ne manque jamais d'ampleur. Ce timbre, un peu voile, a un charme qui me penetre. Beaucoup de _prime donne_ fort en vogue n'ont pas plus de plenitude ou de fraicheur dans le gosier; il en est meme qui n'en ont plus du tout. Elles appellent alors a leur aide l'_artifice_ au lieu de l'_art_, c'est-a-dire le mensonge. Elles se creent une voix factice, une methode personnelle, qui consiste a sauver toutes les parties defectueuses de leur registre pour ne faire valoir que certaines notes criees, chevrotees, sanglotees, etouffees, qu'elles ont a leur service. Cette methode, pretendue dramatique et savante, n'est qu'un miserable tour de gibeciere, un escamotage maladroit, une fourberie dont les ignorants sont seuls dupes; mais, a coup sur, ce n'est plus la du chant, ce n'est plus de la musique. Que deviennent l'intention du maitre, le sens de la melodie, le genie du role, lorsqu'au lieu d'une declamation naturelle, et qui n'est vraisemblable et pathetique qu'a la condition d'avoir des nuances alternatives de calme et de passion, d'abattement et d'emportement, la cantatrice, incapable de rien _dire_ et de rien _chanter_, crie, soupire et larmoie son role d'un bout a l'autre? D'ailleurs, quelle couleur, quelle physionomie, quel sens peut avoir un chant ecrit pour la voix, quand, a la place d'une voix humaine et vivante, le virtuose epuise, met un cri, un grincement, une suffocation perpetuels? Autant vaut chanter Mozart avec la _pratique_ de Pulcinella sur la langue; autant vaut assister aux hurlements de l'epilepsie. Ce n'est pas davantage de l'art, c'est de la realite plus positive. --Bravo, monsieur le peintre! dit la duchesse avec un sourire malin et caressant; je ne vous savais pas si docte et si subtil en fait de musique! Pourquoi est-ce la premiere fois que vous en parlez si bien? J'aurais toujours ete de votre avis... en theorie, car vous faites une mauvaise application en ce moment. La pauvre Boccaferri a precisement une de ces voix usees et fletries qui ne peuvent plus chanter. --Et pourtant, repris-je avec fermete, elle chante toujours, elle ne fait que chanter; elle ne crie et ne suffoque jamais, et c'est pour cela que le public frivole ne fait point d'attention a elle. Croyez-vous qu'elle soit si peu habile qu'elle ne put viser a l'_effet_ tout comme une autre, et remplacer l'_art_ par l'_artifice_, si elle daignait abaisser son ame et sa science jusque-la? Que demain elle se lasse de passer inapercue et qu'elle veuille agir sur la fibre nerveuse de son auditoire par des cris, elle eclipsera ses rivales, je n'en doute pas. Son organe, voile d'habitude, est precisement de ceux qui s'eclaircissent par un effort physique, et qui vibrent puissamment quand le chanteur veut sacrifier le charme a l'etonnement, la verite a l'effet. --Mais alors, convenez-en vous-meme, que lui reste-t-il, si elle n'a ni le courage et la volonte de produire l'effet par un certain artifice, ni la sante de l'organe qui possede le charme naturel? Elle n'agit ni sur l'imagination trompee, ni sur l'oreille satisfaite, cette pauvre fille! Elle dit proprement ce qui est ecrit dans son role; elle ne choque jamais, elle ne derange rien. Elle est musicienne, j'en conviens, et utile dans l'ensemble; mais, seule, elle est nulle. Qu'elle entre, qu'elle sorte, le theatre est toujours vide quand elle le traverse de ses bouts de role et de ses petites phrases perlees. --Voila ce que je nie, et, pour mon compte, je sens qu'elle remplit, non pas seulement le theatre de sa presence, mais qu'elle penetre et anime l'opera de son intelligence. Je nie egalement que le defaut de plenitude de son organe en exclue le charme. D'abord ce n'est pas une voix malade, c'est une voix delicate, de meme que la beaute de mademoiselle Boccaferri n'est pas une beaute fletrie, mais une beaute voilee. Cette beaute suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens toujours un peu grossiers du public; mais l'artiste qui les comprend devine des tresors de verite sous cette expression contenue, ou l'ame tient plus encore qu'elle ne promet et ne s'epuise jamais, parce qu'elle ne se prodigue point. --Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! s'ecria la duchesse en riant et en me tendant la main d'un air enjoue et affectueux: je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je m'en etais doutee, je ne vous aurais pas contrarie en disant du mal d'elle. Vous ne m'en voulez pas? vrai, je n'en savais rien! Je regardai attentivement la duchesse. Qu'elle eut ete sincere dans son desinteressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir mon regard, et l'etincelle diabolique jaillit du sien a la derobee. --Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous n'aurez jamais a vous excuser d'une maladresse, et moi, je n'ai jamais ete amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette representation, ou je viens de la comprendre pour la premiere fois. --Et c'est moi qui vous ai aide, sans doute, a faire cette decouverte? --Non, Madame, c'est Celio Floriani. La duchesse fremit, et je continuai fort tranquillement:--C'est en voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que j'ai senti le prix de la conscience dans l'art lyrique, aussi clairement que je le sens dans l'art de la peinture et dans tous les arts. --Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour Celio. Je n'ai pas vu qu'il manquat de conscience, ce beau jeune homme; il a manque de bonheur, voila tout. --Il a manque a ce qu'il y a de plus sacre, repris-je froidement; il a manque a l'amour et au respect de son art. Il a merite que le public l'en punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice et de fierte. Consolez-vous pourtant, Madame, son succes n'a tenu qu'a un fil, et, en procedant par l'audace et le contentement de soi-meme, un artiste peut toujours etre applaudi, faire des dupes, voire des victimes; mais moi, qui vois tres-clair et qui suis tout a fait impartial dans la question, j'ai compris que l'absence de charme et de puissance de ce jeune homme tenait a sa vanite, a son besoin d'etre admire, a son peu d'amour pour l'oeuvre qu'il chantait, a son manque de respect pour l'esprit et les traditions de son role. Il s'est nourri toute sa vie, j'en suis sur, de l'idee qu'il ne pouvait faillir et qu'il avait le don de s'imposer. Probablement c'est un enfant gate. Il est joli, intelligent, gracieux; sa mere a du etre son esclave, et toutes les dames qu'il frequente doivent l'enivrer de voluptes. Celle de la louange est la plus mortelle de toutes. Aussi s'est-il presente devant le public comme une coquette effrontee qui eclabousse le pauvre monde du haut de son equipage. Personne n'a pu nier qu'il fut jeune, beau et brillant; mais on s'est mis a le hair, parce qu'on a senti dans son maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot. Savez-vous ce que c'est qu'une coquette, madame la duchesse? --Je ne le sais pas, monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans doute? --Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de dedain, c'est une femme qui fait par vanite ce que la courtisane fait par cupidite; c'est un etre qui fait le fort pour cacher sa faiblesse, qui fait semblant de tout mepriser pour secouer le poids du mepris public, qui essaie d'ecraser la foule pour faire oublier qu'elle s'abaisse et rampe devant chacun en particulier; c'est un melange d'audace et de lachete, de bravade temeraire et de terreur secrete.... A Dieu ne plaise que j'applique ce portrait dans toute sa rigueur a aucune personne de votre connaissance! A Celio meme, je ne le ferais pas sans restriction. Mais je dis que la plupart des artistes qui cherchent le succes sans conscience et sans recueillement sont un peu dans la voie de la courtisane sans le savoir; ils feignent de mepriser le jugement d'autrui, et ils n'ont travaille toute leur vie qu'a l'obtenir favorable; ils ne sont si irrites de manquer leur triomphe que parce que le triomphe a ete leur unique mobile. S'ils aimaient leur art pour lui-meme, ils seraient plus calmes et ne feraient pas dependre leurs progres d'un peu plus ou moins de blame ou d'eloge. Les courtisanes affectent de mepriser la vertu qu'elles envient. Les artistes dont je parle affectent de se suffire a eux-memes, precisement parce qu'ils se sentent mal avec eux-memes. Celio Floriani est le fils d'une vraie, d'une grande artiste. Il n'a pas voulu suivre les traditions de sa mere, il en est trop cruellement puni! Dieu veuille qu'il profite de la lecon, qu'il ne se laisse point abattre, et qu'il se remette a l'etude sans degout et sans colere! Voulez-vous que j'aille le trouver de votre part, Madame, et que je l'invite a souper chez vous au sortir du spectacle? Il doit avoir besoin de consolation, et ce serait genereux a vous de le traiter d'autant mieux qu'il est plus malheureux. Nous voici au _finale_. J'ai mes entrees sur le theatre, j'y vais et je vous l'amene. --Non, Salentini, repondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce soir, et, si vous voulez prolonger la veillee, vous allez venir prendre du the avec moi et le marquis... dont la somnolence opiniatre nous laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup de choses a nous dire... a propos de Celio Floriani precisement. Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous. Elle accompagna ces paroles d'un regard plein de langueur et de passion, et se leva pour prendre mon bras; mais j'esquivai cet honneur en me placant derriere son sigisbee. Cette femme, qui n'aimait les _jeunes talents_ que dans la prevision du succes, et qui les abandonnait si lestement quand ils avaient echoue en public, me devenait odieuse tout d'un coup; elle me faisait l'effet de ces enfants mechants et stupides qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent, le rechauffent et l'admirent tant que le phosphore l'illumine, puis l'ecrasent quand le toucher de leur main indiscrete l'a prive de sa lumiere. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre insecte s'eteint de plus en plus. Alors on le tue: il ne jette plus d'eclat, il ne brille plus, il n'est plus bon a rien. "Pauvre Celio! pensais-je, qu'as-tu fait de ton phosphore? Rentre dans la terre, ou crains qu'on ne marche sur toi.... Mais a coup sur ce n'est pas moi qui profiterai du tete-a-tete qu'on t'avait menage pour cette nuit en cas d'ovation. J'ai encore un peu de phosphore, et je veux le garder." --Eh bien, dit la duchesse d'un ton imperieux, vous ne venez pas? --Pardon, Madame, repondis-je, je veux aller saluer mademoiselle Boccaferri dans sa loge. Elle n'a pas eu plus de succes ce soir que les autres fois, et elle n'en chantera pas moins bien demain. J'aime beaucoup a porter le tribut de mon admiration aux talents ignores ou meconnus qui restent eux-memes et se consolent de l'indifference de la foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si je rencontre Celio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie? Nous sommes tous deux vos proteges. La duchesse brisa son eventail et sortit sans me repondre. Je sentis que sa souffrance me faisait mal; mais c'etait le dernier tressaillement de mon coeur pour elle. Je m'elancai dans les couloirs qui menaient au theatre, resolu, en effet, a porter mon hommage a Cecilia Boccaferri. III. CECILIA. Mais il etait ecrit au livre de ma destinee que je retrouverais Celio sur mon chemin. J'approche de la loge de Cecilia, je frappe, on vient m'ouvrir: au lieu du visage doux et melancolique de la cantatrice, c'est la figure enflammee du debutant qui m'accueille d'un regard mefiant et de cette parole insolente:--Que voulez-vous, Monsieur? --Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, repondis-je; elle a donc change de loge? --Non, non, c'est ici! me cria la voix de Cecilia. Entrez, signor Salentini, je suis bien aise de vous voir. J'entrai, elle quittait son costume derriere un paravent. Celio se rassit sur le sofa; sans me rien dire, et meme sans daigner faire la moindre attention a ma presence, il reprit son discours au point ou je l'avais interrompu. A vrai dire, ce discours n'etait qu'un monologue. Il procedait meme uniquement par exclamations et maledictions, donnant au diable ce lourd et stupide parterre d'Allemands, ces buveurs, aussi froids que leur biere, aussi incolores que leur cafe. Les loges n'etaient pas mieux traitees.--Je sais que j'ai mal chante et encore plus mal joue, disait-il a la Boccaferri, comme pour repondre a une objection qu'elle lui aurait faite avant mon arrivee; mais soyez donc inspire devant trois rangees de sots diplomates et d'affreuses douairieres! Maudite soit l'idee qui m'a fait choisir Vienne pour le theatre de mes debuts! Nulle part les femmes ne sont si laides, l'air si epais, la vie si plate et les hommes si betes! En bas, des abrutis qui vous glacent; en haut, des monstres qui vous epouvantent! Par tous les diables! j'ai ete a la hauteur de mon public, c'est-a-dire insipide et detestable! La naivete de ce depit me reconcilia avec Celio. Je lui dis qu'en qualite d'Italien et de compatriote, je reclamais contre son arret, que je ne l'avais point ecoute froidement, et que j'avais proteste contre la rigueur du public. A cette ouverture, il leva la tete, me regarda en face, et, venant a moi la main ouverte: "Ah! oui! dit-il, c'est vous qui etiez a l'avant-scene, dans la loge de la duchesse de.... Vous m'avez soutenu, je l'ai remarque; Cecilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention aussi.... Cette haridelle de duchesse, elle aussi m'a abandonne! mais vous luttiez jusqu'au dernier moment. Eh bien, touchez la; je vous remercie. Il parait que vous etes artiste aussi, que vous avez du talent, du succes? C'est bien de vouloir garantir et consoler ceux qui tombent! cela vous portera bonheur!" Il parlait si vite, il avait un accent si resolu, une cordialite si spontanee, que, bien que choque de l'expression de corps de garde appliquee a la duchesse, mes recentes amours, je ne pus resister a ses avances, ni rester froid a l'etreinte de sa main. J'ai toujours juge les gens a ce signe. Une main froide me gene, une main humide me repugne, une pression saccadee m'irrite, une main qui ne prend que du bout des doigts me fait peur; mais une main souple et chaude, qui sait presser la mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer a une main virile le contact de sa paume entiere, m'inspire une confiance et meme une sympathie subite. Certains observateurs des varietes de l'espece humaine s'attachent au regard, d'autres a la forme du front, ceux-ci a la qualite de la voix, ceux-la au sourire, d'autres enfin a l'ecriture, etc. Moi, je crois que tout l'homme est dans chaque detail de son etre, et que toute action ou aspect de cet etre est un indice revelateur de sa qualite dominante. Il faudrait donc tout examiner, si on en avait le temps; mais, des l'abord, j'avoue que je suis pris ou repousse par la premiere poignee de main. Je m'assis aupres de Celio, et tachai de le consoler de son echec en lui parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent. "Ne me flattez pas, ne m'epargnez pas, s'ecria-t-il avec franchise. J'ai ete mauvais, j'ai merite de faire naufrage; mais ne me jugez pas, je vous en supplie, sur ce miserable debut. Je vaux mieux que cela. Seulement je ne suis pas assez vieux pour etre bon a froid. Il me faut un auditoire qui me porte, et j'en ai trouve un ce soir qui, des le commencement, n'a fait que me supporter. J'ai ete froisse et contrarie avant l'epreuve, au point d'entrer en scene epuise et frappe d'un sombre pressentiment. La colere est bonne quelquefois, mais il la faut simultanee a l'operation de la volonte. La mienne n'etait pas encore assez refroidie, et elle n'etait plus assez chaude: j'ai succombe. O ma pauvre mere! si tu avais ete la, tu m'aurais electrise par ta presence, et je n'aurais pas ete indigne de la gloire de porter ton nom! Dors bien sous tes cypres, chere sainte! Dans l'etat ou me voici, c'est la premiere fois que je me rejouis de ce que tes yeux sont fermes pour moi! Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Celio. Sa sincerite, ce retour enthousiaste vers sa mere, son expansion devant moi, effacaient le mauvais effet de son attitude sur la scene. Je me sentis attendri, je sentis que je l'aimais. Puis, en voyant de pres combien sa beaute etait _vraie_, son accent penetrant et son regard sympathique, je pardonnai a la duchesse de l'avoir aime deux jours; je ne lui pardonnai pas de ne plus l'aimer. Il me restait a savoir s'il etait aime aussi de Cecilia Boccaferri. Elle sortit de sa toilette et vint s'asseoir entre nous deux, nous prit la main a l'un et a l'autre, et, s'adressant a moi:--C'est la premiere fois que je vous serre la main, dit-elle, mais c'est de bon coeur. Vous venez consoler mon pauvre Celio, mon ami d'enfance, le fils de ma bienfaitrice, et c'est presque une soeur qui vous en remercie. Au reste, je trouve cela tout simple de votre part; je sais que vous etes un noble esprit, et que les vrais talents ont la bonte et la franchise en partage.... Ecoute, Celio, ajouta-t-elle, comme frappee d'une idee soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps: moi, j'ai quelques mots a dire a M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous partirons ensemble. Celio sortit sans hesiter et d'un air de confiance absolue. Etait-il sur, a ce point, de la fidelite de sa maitresse?... ou bien n'etait-il pas l'amant de Cecilia? Et pourquoi l'aurait-il ete? pourquoi en avais-je la pensee, lorsque ni elle ni lui ne l'avaient peut-etre jamais eue? Tout cela s'agitait confusement et rapidement dans ma tete. Je tenais toujours la main de Cecilia dans la mienne, je l'y avais gardee; elle ne paraissait pas le trouver mauvais. J'interrogeais les fibres mysterieuses de cette petite main, assez ferme, legerement attiedie et particulierement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands et graves de la cantatrice; mais l'oeil et la main d'une femme ne se penetrent pas si aisement que ceux d'un homme. Ma science d'observation et ma delicatesse de perceptions m'ont souvent trahi ou eclaire selon le sexe. Par un mouvement tres-naturel pour relever son chale, la Boccaferri me retira sa main des que nous fumes seuls, mais sans detourner son regard du mien. --Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour a la duchesse de X... et vous avez ete jaloux de Celio; mais vous ne l'etes plus, n'est-ce pas? vous sentez bien que vous n'avez pas sujet de l'etre. --Je ne suis pas du tout certain que je n'eusse pas sujet d'etre jaloux de Celio, si je faisais la cour a la duchesse, repondis-je en me rapprochant un peu de la Boccaferri; mais je puis vous jurer que je ne suis pas jaloux, parce que je n'aime pas cette femme. Cecilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignite et non de trouble.--Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je n'ai pas cette indiscretion. Rien la dedans ne peut exciter ma curiosite; mais je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Celio; je sais que certaines femmes du monde sont tres-dangereuses. Je l'ai vu avec peine aller chez quelques-unes, j'ai prevu que sa beaute lui serait funeste, et peut-etre son malheur d'aujourd'hui est-il le resultat de quelques intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentees a dessein.... Vous connaissez le monde mieux que moi; mais j'y vais quelquefois chanter, et j'observe sans en avoir l'air. Eh bien, j'ai vu ce soir Celio _chute_ par des gens qui lui promettaient chaudement hier de l'applaudir, et j'ai cru comprendre certains petits drames dans les loges qui nous avoisinaient. J'ai remarque aussi votre generosite, j'en ai ete vivement touchee. Celio, depuis le peu de temps qu'il est a Vienne, s'est deja fait des ennemis. Je ne suis pas en position de l'en preserver; mais, lorsque l'occasion se presente pour moi de lui assurer et de lui conserver une noble amitie, je ne veux pas la negliger. Celio n'a point aspire a plaire a la duchesse; voila tout ce que j'avais a vous dire, signor Salentini, et ce que je puis vous affirmer sur l'honneur, car Celio n'a point de secrets pour moi, et je l'ai interroge sur ce point-la, il n'y a qu'un instant, comme vous entriez ici. [Illustration 002.png: C'est une cruaute, Madame. (Page 76.)] Chacun sait plus ou moins la figure que tache de ne pas faire un homme qui trouve occupee la place qu'il venait pour conquerir. Je fis de mon mieux pour que mon desappointement ne parut pas.--Bonne Cecilia, repondis-je, je vous declare que cela me serait parfaitement egal, et je permets a Celio d'etre aujourd'hui ou de ne jamais etre l'amant de la duchesse, sans que cela change rien a ma sympathie pour lui, a mon impartialite comme _dilettante_, a mon zele comme ami. Oui, je serai son ami de bon coeur, puisqu'il est le votre, car vous etes une des personnes que j'estime le plus. Vous l'avez compris, vous, puisque vous venez de me livrer sans detour le secret de votre coeur, et je vous en remercie. --Le secret de mon coeur! dit la Boccaferri d'un ton de sincerite qui me petrifia. Quel secret? --Etes-vous donc distraite a ce point que vous m'ayez dit, sans le savoir, votre amour pour Celio; ou que vous l'ayez deja oublie? La Boccaferri se mit a rire. C'etait la premiere fois que je la voyais rire, et le rire est aussi un indice a etudier. Sa figure grave et reservee ne semblait pas faite pour la gaiete, et pourtant cet eclair d'enjouement l'eclaira d'une beaute que je ne lui connaissais pas. C'etait le rire franc, bref et harmonieusement rhythme d'une petite fille epanouie et bonne.--Oui, oui, dit-elle, il faut que je sois bien distraite pour m'etre exprimee comme je l'ai fait sur le compte de Celio, sans songer que vous alliez prendre le change et me supposer amoureuse de lui... mais qu'importe? Il y aurait de la pedanterie de ma part a m'en defendre, lorsque cela doit vous paraitre tres-naturel et tres-indifferent. --Tres-naturel... c'est possible... Tres-indifferent... c'est possible encore; mais je vous prie cependant de vous expliquer.--Et je pris le bras de Cecilia avec une brusquerie involontaire dont je me repentis tout a coup, car elle me regarda d'un air etonne, comme si je venais de la preserver d'une brulure ou d'une araignee. Je me calmai aussitot et j'ajoutai:--Je tiens a savoir si je suis assez votre ami pour que vous m'ayez confie votre secret, ou si je le suis assez peu pour qu'il vous soit indifferent, a vous, de n'etre pas connue de moi. [Illustration 003.png: Puis, en voyant de pres combien sa beaute etait vraie... (Page 79.)] --Ni l'un ni l'autre, repondit-elle. Si j'avais un tel secret, j'avoue que je ne vous le confierais pas sans vous connaitre et vous eprouver davantage; mais, n'ayant point de secret, j'aime mieux que vous me connaissiez telle que je suis. Je vais vous expliquer mon devouement pour Celio, et d'abord je dois vous dire que Celio a deux soeurs et un jeune frere pour lesquels je me devouerais encore davantage, parce qu'ils pourraient avoir plus besoin que lui des services et de la sollicitude d'une femme. Oh! oui, si j'avais un sort independant, je voudrais consacrer ma vie a remplacer la Floriani aupres de ses enfants, car l'etre que j'aime de passion et d'enthousiasme, c'est un nom, c'est une morte, c'est un souvenir sacre, c'est la grande et bonne Lucrezia Floriani! Je pensai, malgre moi, a la duchesse, qui, une heure auparavant, avait motive son engouement pour Celio par une ancienne relation d'amitie avec sa mere. La duchesse avait trente ans comme la Boccaferri. La Floriani etait morte a quarante, absolument retiree du theatre et du monde depuis douze ou quatorze ans... Ces deux femmes l'avaient-elles beaucoup connue? Je ne sais pourquoi cela me paraissait invraisemblable. Je craignais que le nom de Floriani ne servit mieux a Celio aupres des femmes qu'aupres du public. Je ne sais si mon doute se peignit sur mes traits, ou si Cecilia alla naturellement au-devant de mes objections, car elle ajouta sans transition:--Et pourtant je ne l'ai vue, dans toute ma vie, que cinq ou six fois, et notre plus longue intimite a ete de quinze jours, lorsque j'etais encore une enfant. Elle fit une pause; je ne rompis point le silence; je l'observais. Il y avait comme un embarras douloureux en elle; mais elle reprit bientot: "Je souffre un peu de vous dire pourquoi mon coeur a voue un culte a cette femme, mais je presume que je n'ai rien de neuf a vous apprendre la-dessus. Mon pere... vous savez, est un homme excellent, une ame ardente, genereuse, une intelligence superieure... ou plutot vous ne savez guere cela; ce que vous savez comme tout le monde, c'est qu'il a toujours vecu dans le desordre, dans l'incurie, dans la misere. Il etait trop aimable pour n'avoir pas beaucoup d'amis; il en faisait tous les jours, parce qu'il plaisait, mais il n'en conserva jamais aucun, parce qu'il etait incorrigible, et que leurs secours ne pouvaient le guerir de son imprevoyance et de ses illusions. Lui et moi nous devons de la reconnaissance a tant de gens, que la liste serait trop longue; mais une seule personne a droit, de notre part, a une eternelle adoration. Seule entre tous, seule au monde, la Floriani ne se rebuta pas de nous sauver tous les ans... quelquefois plus souvent. Inepuisable en patience, en tolerance, en comprehension, en largesse, elle ne meprisa jamais mon pere, elle ne l'humilia jamais de sa pitie ni de ses reproches. Jamais ce mot amer et cruel ne sortit de ses levres: "Ce pauvre homme avait du merite; la misere l'a degrade." Non! la Floriani disait: "Jacopo Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de coeur et de genie!" Et c'etait vrai; mais, pour comprendre cela, il fallait etre la pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia. "Pendant vingt ans, c'est-a-dire depuis le jour ou elle le rencontra jusqu'a celui ou elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont on ne doute point. Elle etait bien sure, au fond du coeur, que ses bienfaits ne l'enrichiraient pas; et que chaque dette criante qu'elle acquittait ferait naitre d'autres dettes semblables. Elle continua; elle ne s'arreta jamais. Mon pere n'avait qu'un mot a lui ecrire, l'argent arrivait a point, et avec l'argent la consolation, le bienfait de l'ame, quelques lignes si belles, si bonnes! Je les ai tous conserves comme des reliques, ces precieux billets. Le dernier disait: "Courage, mon ami, _cette fois-ci_ la destinee vous sourira, et vos efforts ne seront pas vains, j'en suis sure. Embrassez pour moi la Cecilia, et comptez toujours sur votre vieille amie." "Voyez quelle delicatesse et quelle science de la vie! C'etait bien la centieme fois qu'elle lui parlait ainsi. Elle l'encourageait toujours; et, grace a elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait point et creusait de nouveaux abimes; mais, sans cela, il serait mort sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver.... Oui, oui, la Floriani m'a legue son courage.... Sans elle, j'aurais peut-etre moi-meme doute de mon pere; mais j'ai toujours foi en lui, grace a elle! Il est vieux, mais il n'est pas fini. Son intelligence et sa fierte n'ont rien perdu de leur energie. Je ne puis le rendre riche comme il le faudrait a un homme d'une imagination si feconde et si ardente; mais je puis le preserver de la misere et de l'abattement. Je ne le laisserai pas tomber; je suis forte!" La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu fut encore contenu par une habitude de dignite calme. Elle se transformait a mes yeux, ou plutot elle me revelait ces tresors de l'ame que j'avais toujours pressentis en elle. Je pris sa main tres-franchement cette fois, et je la baisai sans arriere-pensee. --Vous etes une noble creature, lui dis-je, je le savais bien, et je suis fier de l'effort que vous daignez faire pour m'avouer cette grandeur que vous cachez aux yeux du monde, comme les autres cachent la honte de leur petitesse. Parlez, parlez encore; vous ne pouvez pas savoir le bien que vous me faites, a moi qui suis ne pour croire et pour aimer, mais que le monde exterieur contriste et alarme perpetuellement. --Mais je n'ai plus rien a vous dire, mon ami. La Floriani n'est plus, mais elle est toujours vivante dans mon coeur. Son fils aine commence la vie et tate le terrain de la destinee d'un pied hasardeux, temeraire peut-etre. Est-ce a moi de douter de lui? Ah! qu'il soit ambitieux, imprudent, impuissant meme dans les arts, qu'il se trompe mille fois, qu'il devienne coupable envers lui-meme, je veux l'aimer et le servir comme si j'etais sa mere. Je puis bien peu de chose, je ne suis presque rien; mais ce que je peux, ce que je suis, j'en voudrais faire le marchepied de sa gloire, puisque c'est dans la gloire qu'il cherche son bonheur. Vous voyez bien, Salentini, que je n'ai pas ici l'amour en tete. J'ai l'esprit et le coeur forcement serieux, et je n'ai pas de temps a perdre, ni de puissance a depenser pour la satisfaction de mes fantaisies personnelles. --Oh! oui, je vous comprends, m'ecriai-je, une vie toute d'abnegation et de devouement! Si vous etes au theatre, ce n'est point pour vous. Vous n'aimez pas le theatre, vous! cela se voit, vous n'aspirez pas au succes. Vous dedaignez la gloriole; vous travaillez pour les autres. --Je travaille pour mon pere, reprit-elle, et c'est encore grace a la Floriani que je peux travailler ainsi. Sans elle, je serais restee ce que j'etais, une pauvre petite ouvriere a la journee, gagnant a peine un morceau de pain pour empecher son pere de mendier dans les mauvais jours. Elle m'entendit une fois par hasard, et trouva ma voix agreable. Elle me dit que je pouvais chanter dans les salons, meme au theatre, les seconds roles. Elle me donna un professeur excellent; je fis de mon mieux. Je n'etais deja plus jeune, j'avais vingt six ans, et j'avais deja beaucoup souffert; mais je n'aspirais point au premier rang, et cela fit que je parvins rapidement a pouvoir occuper le second. J'avais l'horreur du theatre. Mon pere y travaillant comme acteur, comme decorateur, comme souffleur meme (il y a rempli tous les emplois, selon les jeux du hasard et de la fortune), je connaissais de bonne heure cette sentine d'impuretes ou nulle fille ne peut se preserver de souillure, a moins d'etre une martyre volontaire. J'hesitai longtemps; je donnais des lecons, je chantais dans les concerts; mais il n'y avait la rien d'assure. Je manque d'audace, je n'entends rien a l'intrigue. Ma clientele, fort bornee et fort modeste, m'echappait a tout moment. La Floriani mourut presque subitement. Je sentis que mon pere n'avait plus que moi pour appui. Je franchis le pas, je surmontai mon aversion pour ce contact avec le public, qui viole la purete de l'ame et fletrit le sanctuaire de la pensee. Je suis actrice depuis trois ans, je le serai tant qu'il plaira a Dieu. Ce que je souffre de cette contrainte de tous mes gouts, de cette violation de tous mes instincts, je ne le dis a personne. A quoi bon se plaindre? chacun n'a-t-il pas son fardeau? J'ai la force de porter le mien: je fais mon metier en conscience. J'aime l'art, je mentirais si je n'avouais pas que je l'aime de passion; mais j'aurais aime a cultiver le mien dans des conditions toutes differentes. J'etais nee pour tenir l'orgue dans un couvent de nonnes et pour chanter la priere du soir aux echos profonds et mysterieux d'un cloitre. Qu'importe? ne parlons plus de moi, c'est trop! La Boccaferri essuya rapidement une larme furtive et me tendit la main en souriant. Je me sentis hors de moi. Mon heure etait venue: j'aimais! IV. FLANERIE. Elle s'etait levee pour partir; elle ramena son chale sur ses epaules. Elle etait mal mise, affreusement mise, comme une actrice pauvre et fatiguee, qui s'est debarrassee a la hate de son costume et qui s'enveloppe avec joie d'une robe de chambre chaude et ample pour s'en aller a pied par les rues. Elle avait un voile noir tres-fane sur la tete et de gros souliers aux pieds, parce que le temps etait a la pluie. Elle cachait ses jolies mains (je me rappelle ce detail exactement) dans de vilains gants tricotes. Elle etait tres pale, meme un peu jaune, comme j'ai remarque depuis qu'elle le devenait quand on la forcait a remuer la cendre qui couvrait le feu de son ame. Probablement elle eut ete moins belle que laide pour tout autre que moi en ce moment-la. Eh bien! je la trouvai, pour la premiere fois de ma vie, la plus belle femme que j'eusse encore contemplee. Et elle l'etait, en effet, j'en suis certain. Ce melange de desespoir et de volonte, de degout et de courage, cette abnegation complete dans une nature si energique, et par consequent si capable de gouter la vie avec plenitude, cette flamme profonde, cette memoire endolorie, voilees par un sourire de douceur naive, la faisaient resplendir a mes yeux d'un eclat singulier. Elle etait devant moi comme la douce lumiere d'une petite lampe qu'on viendrait d'allumer dans une vaste eglise. D'abord ce n'est qu'une etincelle dans les tenebres, et puis la flamme s'alimente, la clarte s'epure, l'oeil s'habitue et comprend, tous les objets s'illuminent peu a peu. Chaque detail se revele sans que l'ensemble perde rien de sa lucidite transparente et de son austerite melancolique. Au premier moment, on n'eut pu marcher sans se heurter dans ce crepuscule, et puis voila qu'on peut lire a cette lampe du sanctuaire et que les images du temple se colorent et flottent devant vous comme des etres vivants. La vue augmente a chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionne, satisfait, idealise, par ce suave aliment d'une lumiere pure, egale et sereine. Cette metaphore, longue a dire, me vint rapide et complete dans la pensee. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de l'imagination en meme temps que je regardais la femme avec les yeux du sentiment. Je m'elancai vers elle, je l'entourai de mes bras, en m'ecriant follement: "_Fiat lux!_ aimons-nous, et la lumiere sera." Mais elle ne me comprit pas, ou plutot elle n'entendit pas mes sottes paroles. Elle ecoutait un bruit de voix dans la loge voisine. "Ah! mon Dieu! me dit-elle, voici mon pere qui se querelle avec Celio! allons vite les distraire. Mon pere sort du cafe. Il est tres-anime a cette heure-ci, et Celio n'est guere dispose a entendre une theorie sur le neant de la gloire. Venez, mon ami!" Elle s'empara de mon bras, et courut a la loge de Celio. Il devait se passer bien du temps avant que l'occasion de lui dire mon amour se retrouvat. Le vieux Boccaferri etait fort debraille et a moitie ivre, ce qui lui arrivait toujours quand il ne l'etait pas tout a fait. Celio, tout en se lavant la figure avec de la pate de concombre, frappait du pied avec fureur. --Oui, disait Boccaferri, je te le repeterai quand meme tu devrais m'etrangler. C'est ta faute; tu as ete _mauvais, archimauvais_! Je te savais bien _mauvais_, mais je ne te croyais pas encore capable d'etre aussi _mauvais_ que tu l'as ete ce soir! --Est-ce que je ne le sais pas que j'ai ete _mauvais, mauvais_ ivrogne que vous etes? s'ecria Celio en roulant sa serviette convulsivement pour la lancer a la figure du vieillard; mais, en voyant paraitre Cecilia, il attenua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber a nos pieds.--Cecilia, reprit-il, delivre-moi de ton fleau de pere; ce vieux fou m'apporte le coup de pied de l'ane. Qu'il me laisse tranquille, ou je le jette par la fenetre! Cette violence de Celio sentait si fort le cabotin, que j'en fus revolte; mais la paisible Cecilia n'en parut ni surprise ni emue. Comme une salamandre habituee a traverser le feu, comme un nautonier familiarise avec la tempete, elle se glissa entre les deux antagonistes, prit leurs mains et les forca a se joindre en disant:--Et pourtant vous vous aimez! si mon pere est fou ce soir, c'est de chagrin; si Celio est mechant, c'est qu'il est malheureux, mais il sait bien que c'est son malheur qui fait deraisonner son vieil ami. Boccaferri se jeta au cou de Celio, et, le pressant dans ses bras: "Le ciel m'est temoin, s'ecria-t-il, que je t'aime presque autant que ma propre fille!" Et il se mit a pleurer. Ces larmes venaient a la fois du coeur et de la bouteille. Celio haussa les epaules tout en l'embrassant. --C'est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mere, tes soeurs, ton jeune frere... je voudrais vous placer dans le ciel, avec une aureole, une couronne d'eclairs au front, comme des dieux!... Et voila que tu fais un _fiasco orribile_ pour ne m'avoir pas consulte! Il deraisonna pendant quelques minutes, puis ses idees s'eclaircirent en parlant. Il dit d'excellentes choses sur l'amour de l'art, sur la personnalite mal entendue qui nuit a celle du talent. Il appelait cela la _personnalite de la personne_. Il s'exprima d'abord en termes heurtes, bizarres, obscurs; mais, a mesure qu'il parlait, l'ivresse se dissipait: il devenait extraordinairement lucide, il trouvait meme des formes agreables pour faire accepter sa critique au recalcitrant Celio. Il lui dit a peu pres les memes choses, quant au fond, que j'avais dites a la duchesse; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu'il pensait comme moi, ou plutot que je pensais comme lui, et qu'il resumait devant moi ma propre pensee. Je n'avais jamais voulu faire attention aux paroles de ce vieillard, dont le desordre me repugnait. Je m'apercus ce soir-la qu'il avait de l'intelligence, de la finesse, une grande science de la philosophie de l'art, et que, par moments il trouvait des mots qu'un homme de genie n'eut pas desavoues. Celio l'ecoutait l'oreille basse, se defendant mal, et montrant, avec la naivete genereuse qui lui etait propre, qu'il etait convaincu en depit de lui-meme. L'heure s'ecoulait, on eteignait jusque dans les couloirs, et les portes du theatre allaient se fermer. Boccaferri etait partout chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grace d'etat pour les debauches, il eut couche sur les planches ou bavarde jusqu'au jour sans s'aviser de la fatigue d'autrui plus que de la sienne propre. Cecilia le prit par le bras pour l'emmener, nous dit adieu dans la rue, et je me trouvai seul avec Celio, qui, se sentant trop agite pour dormir, voulut me reconduire jusqu'a mon domicile. --Quand je pense, me disait-il, que je suis invite a souper ce soir dans dix maisons, et qu'a l'heure qu'il est, toutes mes connaissances sont censees me chercher pour me consoler! Mais personne ne s'impatiente apres moi, personne ne regrettera mon absence, et je n'ai pas un ami qui m'ait bien cherche, car j'etais dans la loge de Cecilia, et, en ne me trouvant pas dans la mienne, on n'essayait pas de savoir si j'etais de l'autre cote de la cloison. A travers cette cloison maudite, j'ai entendu des mots qui devront me faire reflechir. "Il est deja parti! Il est donc desespere!--Pauvre diable!--Ma foi! je m'en vais.--Je lui laisse ma carte.--J'aime autant l'avoir manque ce soir, etc." C'est ainsi que mes bons et fideles amis se parlaient l'un a l'autre. Et je me tenais coi, enchante de les entendre partir. Et votre duchesse! qui devait m'envoyer prendre par son sigisbee avec sa voiture? Je n'ai pas eu la peine de refuser son the. _Vous en tenez_ pour cette duchesse, vous? Vous avez grand tort; c'est une devergondee. Attendez d'avoir un _fiasco_ dans votre art, et vous m'en direz des nouvelles. Au reste, celle-la ne m'a pas trompe. Des le premier jour, j'ai vu qu'elle faisait passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entrees chez elle, il fallait avoir son brevet de _grand homme_ a la main. --Je ne sais, repondis-je, si c'est le depit ou l'habitude qui vous rend cynique, Celio; mais vous l'etes, et c'est une tache en vous. A quoi bon un langage si acerbe? Je ne voudrais pas qualifier de devergondee une femme dont j'aurais a me plaindre. Or, comme je n'ai pas ce droit-la, et que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous prie d'en parler froidement et poliment devant moi; vous me ferez plaisir, et je vous estimerai davantage. --Ecoutez, Salentini, reprit vivement Celio, vous etes prudent, et vous louvoyez a travers le monde comme tant d'autres. Je ne crois pas que vous ayez raison; du moins ce n'est pas mon systeme. Il faut etre franc pour etre fort, et moi, je veux exercer ma force a tout prix. Si vous n'etes pas l'amant de la duchesse, c'est que vous ne l'avez pas voulu, car, pour mon compte, je sais que je l'aurais ete, si cela eut ete de mon gout. Je sais ce qu'elle m'a dit de vous au premier mot de galanterie que je lui ai adresse (et je le faisais par maniere d'amusement, par curiosite pure, je vous l'atteste): je regardais une jolie esquisse que vous avez faite d'apres elle et qu'elle a mise, richement encadree, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatte, et je le lui disais, sans qu'elle s'en doutat, en insinuant que cette noble interpretation de sa beaute ne pouvait avoir ete trouvee que par l'amour. "Parlez plus bas, me repondit-elle d'un air de mystere. J'ai bien du mal a tenir cet homme-la en bride." On sonna au meme instant. "Ah! mon Dieu! dit-elle, c'est peut-etre lui qui force ma porte; sortons d'ici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, a la veille de debuter.--Oui, oui, repondis-je ironiquement; vous etes si bonne pour moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me preserver de sa haine." Elle crut que c'etait une declaration, et, m'arretant sur le seuil de son boudoir: "Que dites-vous la? s'ecria-t-elle; si vous ne craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que l'ennui qu'il me cause. Qu'il vienne, qu'il se fache, restons!" C'etait charmant, n'est-ce pas, monsieur Salentini? mais je ne restai point. J'attendais cette belle dame a l'epreuve de mon succes ou de ma chute. Si vous voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous? --Non, Celio; ce n'est pas avec les femmes que je veux faire de la force; les coquettes surtout n'en valent pas la peine. L'ironie du depit les flatte plus qu'elle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il y a, c'est la plus grande serenite d'ame dans ma conduite avec celle-ci desormais. --Allons, vous etes meilleur que moi. Il est vrai que vous n'avez pas ete _chute_ ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe les nerfs horriblement; mais il me semble que vous etes un calmant pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant: un esprit qui nous calme est souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la plus grande des forces de la nature. --C'est celle qui produit, lui dis-je. L'agitation, c'est l'orage qui derange et bouleverse. --Comme vous voudrez, reprit-il; il y a temps pour tout, et chaque chose a son usage. Peut-etre que l'union de deux natures aussi opposees que la votre et la mienne ferait une force complete. Je veux devenir votre ami, je sens que j'ai besoin de vous, car vous saurez que je suis egoiste et que je ne commence rien sans me demander ce qui m'en reviendra; mais c'est dans l'ordre intellectuel et moral que je cherche mes profits. Dans les choses materielles, je suis presque aussi prodigue et insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes, si le genre humain n'etait pas la derniere des races. Tenez, il a raison, ce Boccaferri, et j'avais tort de ne pas vouloir supporter son insolence tout a l'heure. Il m'a dit la verite. J'ai perdu la partie parce que j'etais au-dessous de moi-meme. La-dessus, j'etais d'accord avec lui; mais j'ai ete au-dessous de mon propre talent et j'ai manque d'inspiration parce que jusqu'ici j'ai fait fausse route. Un talent sain et dispos est toujours pret pour l'inspiration. Le mien est malade, et il faut que je le remette au regime. Voila pourquoi je suivrai son conseil et n'ecouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne tenterai pas une seconde epreuve avant de m'etre retrempe. Il faut que je sois a l'abri de ces defaillances soudaines, et pour cela je dois envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne aux lecons de ma mere, que je n'ai pas voulu suivre, mais que je garde ecrites en caracteres sacres dans mon souvenir. Ce soir, le vieux Boccaferri a parle comme elle, et la paisible Cecilia... cette froide artiste qui n'a jamais ni blame ni eloge pour ce qui l'entoure, oui, oui, la _vieille_ Cecilia a glisse, comme point d'orgue aux theories de son pere, deux ou trois mots qui m'ont fait une grande impression, bien que je n'aie pas eu l'air de les entendre. --Pourquoi l'appelez-vous la _vieille_ Cecilia, mon cher Celio? Elle n'a que bien peu d'annees de plus que vous et moi. --Oh! c'est une maniere de dire, une habitude d'enfance, un terme d'amitie, si vous voulez. Je l'appelle _mon vieux fer_. C'est un sobriquet tire de son nom, et qui ne la fache pas. Elle a toujours ete en avant de son age, triste, raisonnable et prudente. Quand j'etais enfant, j'ai joue quelquefois avec elle dans les grands corridors des vieux palais; elle me cedait toujours, ce qui me la faisait croire aussi vieille que ma bonne, quoiqu'elle fut alors une jolie fille. Nous ne nous sommes bien connus et rencontres souvent que depuis la mort de ma mere, c'est-a-dire depuis qu'elle est au theatre et que je suis sorti du nid ou j'ai ete couve si longtemps et avec tant d'amour. J'ai deja pas mal couru le monde depuis deux ans. J'etais arriere en fait d'experience; j'etais avide d'en acquerir, et je me suis denoue vite. Le furieux besoin que j'avais de vivre par moi-meme m'a etourdi d'abord sur ma douleur, car j'avais une mere telle qu'aucun homme n'en a eu une semblable. Elle me portait encore dans son coeur, dans son esprit, dans ses bras, sans s'apercevoir que j'avais vingt-deux ans, et moi je ne m'en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi; mais elle partie pour le ciel, j'ai voulu courir, batir, posseder sur la terre. Deja je suis fatigue, et j'ai encore les mains vides. C'est maintenant que je sens reellement que ma mere me manque; c'est maintenant que je la pleure, que je crie apres elle dans la solitude de mes pensees... Eh bien! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un homme habitue a l'amour exclusif et passionne d'une mere, il y a un etre qui me fait encore un peu de bien et aupres duquel je respire de toute la longueur de mon haleine, c'est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini, je vais vous dire une chose qui vous etonnera; mais pesez-la, et vous la comprendrez: je n'aime pas les femmes, je les deteste, et je suis affreusement mechant avec elles. J'en excepte une seule, la Boccaferri, parce que, seule, elle ressemble par certains cotes a ma mere, a la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres; comprenez-vous cela? --Parfaitement, Celio. Votre mere ne vivait que pour vous, et vous vous etiez habitue a la societe d'une femme qui vous aimait plus qu'elle-meme... Ah! vous ne savez pas a qui vous parlez, Celio, et quelles souffrances tout opposees ce nom de mere reveille dans mon coeur! Plus mon enfance a differe de la votre, mieux je vous comprends, o enfant gate, insolent et beau comme le bonheur! Aussi tant qu'a dure votre virginale inexperience, vous avez cru que la femme etait l'ideal du devouement, que l'amour de la femme etait le bien supreme pour l'homme; enfin, qu'une femme ne servait qu'a nous servir, a nous adorer, a nous garantir, a ecarter de nous le danger, le mal, la peine, le souci, et jusqu'a l'ennui, n'est-ce pas? --Oui, oui, c'est cela, s'ecria Celio en s'arretant et en regardant le ciel. L'amour d'une femme, c'etait, dans mon attente, la lumiere splendide et palpitante d'une etoile qui ne defaille et ne palit jamais. Ma mere m'aimait comme un astre verse le feu qui feconde. Aupres d'elle, j'etais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rosee dont elle me nourrissait. Je n'avais pas une mauvaise pensee, pas un doute, pas un desir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-meme dans les moments ou la vie eut pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant; elle mourait, rongee par un chagrin secret, et moi, miserable, je ne le voyais pas. Si je l'interrogeais a cet egard, je me laissais rassurer par ses reponses; je croyais a son divin sourire..... Je la tenais un matin inanimee dans mes bras; je la rapportais dans sa maison la croyant evanouie... Elle etait morte, morte! et j'embrassais son cadavre... Celio s'assit sur le parapet d'un pont que nous traversions en ce moment-la. Un cri de desespoir et de terreur s'echappa de sa poitrine, comme si une apparition eut passe devant lui. Je vis bien que ce pauvre enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir reveille et envenime par son recent desastre ne devint trop violent pour ses nerfs; je le pris par le bras, je l'emmenai. --Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses idees, comment et pourquoi je suis egoiste; je ne pouvais pas etre autrement, et vous comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colere aussitot qu'en cherchant l'amour et l'amitie dans le commerce de mes semblables, je me suis heurte et brise contre des egoismes pareils au mien. Les femmes que j'ai rencontrees (et je commence a croire que toutes sont ainsi) n'aiment qu'elles-memes, ou, si elles nous aiment un peu, c'est par rapport a elles, a cause de la satisfaction que nous donnons a leurs appetits de vanite ou de libertinage. Que nous ne leur soyons plus bons a rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure, et vous voudriez que j'eusse du respect pour ces creatures ambitieuses ou sensuelles, qui remarquent que je suis beau et que je pourrais bien avoir de l'avenir! Oh! ma mere m'eut aime bossu et idiot! mais les autres!... Essayez, essayez d'y croire, Salentini, et vous verrez! --Mon cher Celio, vous avez raison en general; mais, en faveur des exceptions possibles, vous ne devriez pas tant vous hater de tout maudire. Moi qui n'ai jamais ete gate, et qui n'ai encore ete aime de personne, j'espere encore, j'attends toujours. --Vous n'avez jamais ete aime de personne?... Vous n'avez pas eu de mere?... ou la votre ne valait pas mieux que vos maitresses? Pauvre garcon! En ce cas, vous avez toujours ete seul avec vous-meme, et il n'y a point de plus terrible tete-a-tete. Ah! je voudrais etre aimant, Salentini, je vous aimerais, car ce doit etre un grand bonheur que de pouvoir faire le bonheur d'un autre! --Etrange coeur que vous etes, Celio! Je ne vous comprends pas encore; mais je veux vous connaitre, car il me semble qu'en depit de vos contradictions et de votre inconsequence, en depit de votre pretention a la haine, a l'egoisme, a la durete, il y a en vous quelque chose de l'ame qui vous a verse ses tresors. --Quelque chose de ma mere? je ne le crois pas. Elle etait si humble dans sa grandeur, cette ame incomparable, qu'elle craignait toujours de detruire mon individualite en y substituant la sienne. Elle me developpait dans le sens que je lui manifestais, elle me prenait tel que je suis, sans se douter que je puisse etre mauvais. Ah! c'est la aimer, et ce n'est pas ainsi que nos maitresses nous aiment, convenez-en. --Comment se fait-il que, comprenant si bien la grandeur et la beaute du devouement dans l'amour, vous ne le sentiez pas vivre ou germer dans votre propre sein? --Et vous, Salentini, repondit-il en m'arretant avec vivacite, que portez-vous ou que couvez-vous dans votre ame? Est-ce le devouement aux autres? non, c'est le devouement a vous-meme, car vous etes artiste. Soyez sincere, je ne suis pas de ceux qui se paient des mots sonores vulgairement appeles _blagues_ de sentiment. --Vous me faites trembler, Celio, lui dis-je, et, en me penetrant d'un examen si froid, vous me feriez douter de moi-meme. Laissez-moi jusqu'a demain pour vous repondre, car me voici a ma porte, et je crains que vous ne soyez fatigue. Ou demeurez-vous, et a quelle heure secouez-vous les pavots du sommeil? --Le sommeil! encore une _blague!_ repondit-il; je suis toujours eveille. Venez me demander a dejeuner aussitot que vous voudrez. Voila ma carte. Il ralluma son cigare au mien, et s'eloigna. V. DEPIT. J'etais fatigue, et pourtant je ne pus dormir. Je comptai les heures sans reussir a resumer les emotions de ma soiree et a conclure avec moi-meme. Il n'y avait qu'une chose certaine pour moi, c'est que je n'aimais plus la duchesse, et que j'avais failli faire une lourde ecole en m'attachant a elle; mais une ame blessee cherche vite une autre blessure pour effacer celle qui mortifie l'amour-propre, et j'eprouvais un besoin d'aimer qui me donnait la fievre. Pour la premiere fois, je n'etais plus le maitre absolu de ma volonte; j'etais impatient du lendemain. Depuis douze heures, j'etais entre dans une nouvelle phase de ma vie, et, ne me reconnaissant plus, je me crus malade. Je ne l'avais jamais ete, ma sante avait fait ma force; je m'etais developpe dans un equilibre inappreciable. J'eus peur en me sentant le pouls legerement agite. Je sautai a bas de mon lit; je me regardai dans une glace, et je me mis a rire. Je rallumai ma lampe, je taillai un crayon, je jetai sur un bout de papier les idees qui me vinrent. Je fis une composition qui me plut, quoique ce fut une mauvaise composition. C'etait un homme assis entre son bon et son mauvais ange. Le bon ange etait distrait et comme pris de sollicitude pour un passant auquel le mauvais ange faisait des agaceries dans le meme moment. Entre ces deux anges, le personnage principal delaisse, et ne comptant ni sur l'un ni sur l'autre, regardait en souriant une fleur qui personnifiait pour lui la nature. Cette allegorie n'avait pas le sens commun, mais elle avait une signification pour moi seul. Je me crus vainqueur de mon angoisse; je me recouchai, je m'assoupis, j'eus le cauchemar: je revai que j'egorgeais Celio. Je quittai mon lit decidement, je m'habillai aux premieres lueurs de l'aube; j'allai faire un tour de promenade sur les remparts, et, quand le soleil fut leve, je gagnai le logis de Celio. Celio ne s'etait pas couche, je le trouvai ecrivant des lettres.--Vous n'avez pas dormi, me dit-il, et vous etes fatigue pour avoir essaye de dormir? J'ai fait mieux que vous; j'ai passe la nuit dehors. Quand on est excite, il faut s'exciter davantage; c'est le moyen d'en finir plus vite. --Fi! Celio, dis-je en riant, vous me scandalisez. --Il n'y a pas de quoi, reprit-il, car j'ai passe la nuit sagement a causer et a ecrire avec la plus honnete des femmes. --Qui? mademoiselle Boccaferri? --Eh! pourquoi devinez-vous? Est-ce que.... mais il serait trop tard, elle est partie. --Partie! --Ah! vous palissez? Tiens, tiens! je ne m'etais pas apercu de cela; il est vrai que j'etais tout plonge en moi-meme hier soir. Mais ecoutez: en vous quittant cette nuit, j'etais de fort mauvaise humeur contre vous. J'aurais cause encore deux heures avec plaisir, et vous me disiez d'aller me reposer, ce qui voulait dire que vous aviez assez de moi. Resolu a causer jusqu'au grand jour, n'importe avec qui, j'allai droit chez le vieux Boccaferri. Je sais qu'il ne dort jamais de maniere, meme quand il a bu, a ne pas s'eveiller tout d'un coup le plus honnetement du monde et parfaitement lucide. Je vois de la lumiere a sa fenetre, je frappe, je le trouve debout causant avec sa fille. Ils accourent a moi, m'embrassent et me montrent une lettre qui etait arrivee chez eux pendant la soiree et qu'ils venaient d'ouvrir en rentrant. Ce que contenait cette lettre, je ne puis vous le dire, vous le saurez plus tard; c'est un secret important pour eux, et j'ai donne ma parole de n'en parler a qui que ce soit. Je les ai aides a faire leurs paquets; je me suis charge d'arranger ici leurs affaires avec le theatre; j'ai cause des miennes avec Cecilia, pendant que le vieux allait chercher une voiture. Bref, il y a une heure que je les y ai vus monter et sortir de la ville. A present me voila reglant leurs comptes, en attendant que j'aille a la direction theatrale pour degager la Cecilia de toutes poursuites. Ne me questionnez pas, puisque j'ai la bouche scellee; mais je vous prie de remarquer que je suis fort actif et fort joyeux ce matin, que je ne songe pas a menager la fraicheur de ma voix, enfin que je fais du devouement pour mes amis, ni plus ni moins qu'un simple epicier. Que cela ne vous emerveille pas trop! je suis _obligeant_, parce que je suis actif, et qu'au lieu de me couter, cela m'occupe et m'amuse, voila tout. --Vous ne pouvez meme pas me dire vers quelle contree ils se dirigent! --Pas meme cela. C'est bien cruel, n'est-ce pas? Prenez-vous-en a la Boccaferri, qui n'a pas fait d'exception en votre faveur au silence qu'elle m'imposait, tant les femmes sont ingrates et perverses! --J'avais cru que vous, vous faisiez une exception en faveur de mademoiselle Boccaferri dans vos anathemes contre son sexe? --Parlons-nous serieusement? Oui, certes, elle est une exception, et je le proclame. C'est une femme honnete; mais pourquoi? Parce qu'elle n'est point belle. --Vous etes bien persuade qu'elle n'est pas belle? repris-je avec feu; vous parlez comme un comedien, mais non comme un artiste. Moi, je suis peintre, je m'y connais, et je vous dis qu'elle est plus belle que la duchesse de X..., qui a tant de reputation, et que la prima donna actuelle, dont on fait tant de bruit. Je m'attendais a des plaisanteries ou a des negations de la part de Celio. Il ne me repondit rien, changea de vetements, et m'emmena dejeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement:--Vous avez parfaitement raison, elle est plus belle qu'aucune femme au monde. Seulement j'avais la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais etre le seul a m'en apercevoir. --Vous parlez comme un possesseur, Celio, comme un amant. --Moi! s'ecria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance, je ne le suis pas, je ne l'ai jamais ete, et je ne le serai jamais! --D'ou vient que vous ne desirez pas l'etre? --De ce que je la respecte et veux l'aimer toujours, de ce qu'elle a ete la protegee de ma mere qui l'estimait, de ce qu'elle est, apres moi (et peut-etre autant que moi), le coeur qui a le mieux compris, le mieux aime, le mieux pleure ma mere. Oh! ma _vieille_ Cecilia, jamais! c'est une tete sacree, et c'est la seule tete portant un bonnet sur laquelle je ne voudrais pas mettre le pied. --Toujours etrange et inconsequent, Celio!... Vous reconnaissez qu'elle est respectable et adorable, et vous meprisez tant votre propre amour, que vous l'en preservez comme d'une souillure! Vous ne pouvez donc que fletrir et degrader ce que votre souffle atteint! Quel homme ou quel diable etes-vous? Mais, permettez-moi de vous le dire et d'employer un des mots crus que vous aimez, ceci me parait de la _blague_, une pretention au _mephistophelisme_, que votre age et votre experience ne peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez m'etonner, faire le fort, l'invincible, le satanique; mais, tout bonnement, vous etes un honnete jeune homme, un peu libertin, un peu taquin, un peu fanfaron... pas assez pourtant pour ne pas comprendre qu'il faut epouser une honnete fille quand on l'a seduite; et comme vous etes trop jeune ou trop ambitieux pour vous decider si tot a un mariage si modeste, vous ne voulez pas faire la cour a mademoiselle Boccaferri. --Plut au ciel que je fusse ainsi! dit Celio sans montrer d'humeur et sans regimber; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant! Ce que je souffre est atroce... Ah! si j'etais honnete et bon, je serais naif, j'epouserais demain la Boccaferri, et j'aurais une existence calme, rangee, charmante, d'autant plus que ce ne serait peut-etre pas un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connait l'avenir? Je ne puis m'expliquer la-dessus; mais sachez que, quand meme la Cecilia serait une riche heritiere, paree d'un grand nom, je ne voudrais pas devenir amoureux d'elle. Ecoutez, Salentini, une grande verite, bien niaise, un lieu commun: l'amour des mauvaises femmes nous tue; l'amour des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n'aimons beaucoup que ce qui nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mere est morte de cela, a quarante ans, apres dix annees de silence et d'agonie. --C'est donc vrai? je l'avais entendu dire. --Celui qui l'a tuee vit encore. Je n'ai jamais pu l'amener a se battre avec moi. Je l'ai insulte atrocement, et lui qui n'est point un lache, tant s'en faut, il a tout supporte plutot que de lever la main contre le fils de la Floriani... Aussi je vis comme un reprouve, avec une vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n'ai pas le courage d'assassiner l'assassin de ma mere! Tenez, vous voyez en moi un nouvel Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans le remords, dans la haine et dans la colere. Et pourtant, vous l'avez dit, je suis bon: tous les egoistes sont faciles a vivre, tolerants et doux. Mais je suivrai l'exemple d'Hamlet, je ne briserai point la pale Ophelia; qu'elle aille dans un cloitre plutot! je suis trop malheureux pour aimer. Je n'en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se complique en moi de passions encore vivantes; je suis ambitieux, personnel; l'art, pour moi, n'est qu'une lutte, et la gloire qu'une vengeance. Mon ennemi avait predit que je ne serais rien, parce que ma mere m'avait trop gate. Je veux l'ecraser d'un eclatant dementi a la face du monde. Quant a la Boccaferri, je ne veux pas etre pour elle ce que cet homme maudit a ete pour ma mere, et je le serais! Voyez-vous, il y a une fatalite! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans notre enfance s'attachent a nous comme des furies, et, plus nous tachons de nous en preserver, plus nous sommes entraines, par je ne sais quel funeste instinct d'imitation, a les reproduire plus tard: le crime est contagieux. L'injustice et la folie, que j'ai detestees chez l'amant de ma mere, je les sens s'eveiller en moi des que je commence a aimer une femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n'etais pas la victime, je serais le bourreau. --Donc vous avez peur aussi, quelquefois et a votre insu, d'etre la victime? Donc vous etes capable d'aimer? --Peut-etre; mais j'ai vu, par l'exemple de ma mere, dans quel abime nous precipite le devouement, et je ne veux pas tomber dans cet abime. --Et vous ne croyez pas que l'amour puisse etre soumis a d'autres lois qu'a cette diabolique alternative du devouement meconnu et immole, ou de la tyrannie delirante et homicide? --Non! --Pauvre Celio, je vous plains, et je vois que vous etes un homme faible et passionne. Je vous connais enfin: vous etes destine, en effet, a etre victime ou bourreau; mais vous ne faites la le proces qu'a vous-meme, et le genre humain n'est pas forcement votre complice. --Ah! vous me meprisez, parce que vous avez meilleure opinion de vous-meme? s'ecria Celio avec amertume; eh bien, attendons. Si vous etes sincere, nous philosopherons ensemble un jour: nous ne disputerons plus. Jusque-la, que voulez-vous faire? La cour a ma vieille Boccaferri? En ce cas, prenez garde! je veille a sa defense comme un jeune chien deja mefiant et hargneux. Il vous faudra marcher droit avec elle. Si je la respecte, ce n'est pas pour permettre aux autres de s'emparer d'elle, meme dans le secret de leurs pensees. Je fus frappe de l'aprete de ces dernieres paroles de Celio et de l'accent de haine et de depit qui les accompagna.--Celio, lui dis-je, vous serez jaloux de la Boccaferri, vous l'etes deja; convenez que nous sommes rivaux! Soyons francs, je vous en supplie, puisque vous dites que la franchise c'est le signe de la force. Vous m'avez dit que vous n'etiez pas son amant et que vous ne vouliez pas l'etre; mais descendez dans le plus profond de votre coeur, et voyez si vous etes bien sur de l'avenir; puis vous me direz si je vais sur vos brisees, et si nous sommes des aujourd'hui amis ou ennemis. --Ce que vous me demandez la est delicat, repondit-il; mais ma reponse ne se fera pas attendre. Je ne mens jamais aux autres ni a moi-meme. Je ne serai jamais jaloux de la Cecilia, parce que je n'en serai jamais amoureux... a moins que pourtant elle ne devienne amoureuse de moi, ce qui est aussi vraisemblable que de voir la duchesse devenir sincere et le vieux Boccaferri devenir sobre. --Et pourquoi donc, Celio? Si, par malheur pour moi, la Cecilia vous voyait et vous entendait en cet instant, elle pourrait bien etre emue, tremblante, indecise... --Si je la voyais indecise, emue et tremblante, je fuirais, je vous en donne ma parole d'honneur, monsieur Salentini! Je sais trop ce que c'est que de profiter d'un moment d'emotion et de prendre les femmes par surprise. Ce n'est pas ainsi que je voudrais etre aime d'une femme comme la Boccaferri; je n'y trouverais aucun plaisir et aucune gloire, parce qu'elle est sincere et honnete, parce qu'elle ne me cacherait pas sa honte et ses larmes, parce qu'au lieu de volupte je ne lui donnerais et ne recevrais d'elle que de la douleur et des remords. Oh! non, ce n'est pas ainsi que je voudrais posseder une femme pure! Et, comme je ne cherche que l'ivresse, je ne m'adresserai jamais qu'a celles qui ne veulent rien de plus. Etes-vous content? --Pas encore, ami: rien ne me prouve que la Boccaferri ne vous aime pas profondement, et que l'amitie qu'elle proclame pour vous ne soit pas un amour qu'elle se cache encore a elle-meme. S'il en etait ainsi, si un jour ou l'autre vous veniez a le decouvrir, vous me la disputeriez, n'est-ce pas? --Oui, certes, Monsieur, repondit Celio sans hesiter, et, puisque vous l'aimez, vous devez comprendre que son amour ne soit pas chose indifferente... Mais alors, mon ami, ajouta-t-il saisi d'un attendrissement douloureux qui se peignit sur son visage expressif et sincere, je vous demanderais en grace de vous battre avec moi. J'aurais la chance d'etre tue, parce que je me bats mal. Je suis passe maitre a la salle d'armes: en presence d'un adversaire reel, je suis emu, la colere me transporte, et j'ai toujours ete blesse. Ma mort sauverait la Cecilia de mon amour. Ainsi, ne me manquez pas, si nous en venons jamais la.* A present, dejeunons, rions et soyons amis, car je suis bien sur qu'elle me regarde comme un enfant; je ne vois en elle qu'une vieille amie, et, si cela continue, je ne vous porterai pas ombrage... Mais vous l'epouseriez, n'est-ce pas? autrement je me battrais de sang-froid, et je vous tuerais, comptez-y. --A la bonne heure, repondis-je. Ce que vous me dites la me prouve qui elle est, et ce respect pour la vertu dans la bouche d'un soi-disant libertin me pousse au mariage les yeux fermes. Nous nous serrames la main, et notre repas fut fort enjoue. J'etais plein d'espoir et de confiance, je ne sais pourquoi, car mademoiselle Boccaferri etait partie. Je ne savais plus quand ni ou je la retrouverais, et elle ne m'avait pas accorde seulement un regard qui put me faire croire a son amour pour moi. Etais-je en proie a un acces de fatuite? Non, j'aimais. Mon entretien avec Celio venait de rendre evident pour moi ce merite que j'avais devine la veille. L'amour elargit la poitrine et parfume l'air qui y penetre: c'etait mon premier amour veritable, je me sentais heureux, jeune et fort; tout se colorait a mes yeux d'une lumiere plus vive et plus pure. --Savez-vous un reve que je faisais ces jours-ci, me dit Celio, et qui me revient plus serieux apres mon _fiasco_? C'est d'aller passer quelques semaines, quelques mois peut-etre, dans un coin tranquille et ignore, avec le vieux fou Boccaferri et sa tres-raisonnable fille. A eux deux ils possedent le secret de l'art: chacun en represente une face. Le pere est particulierement inventif et spontane, la fille eminemment consciencieuse et savante, car c'est une grande musicienne que la Cecilia; le public ne s'en doute pas, et vous, vous n'en savez probablement rien non plus. Eh bien, elle est peut-etre la derniere grande musicienne que possedera l'Italie. Elle comprend encore les maitres qu'aucun nouveau chanteur en renom ne comprend plus. Qu'elle chante dans un ensemble, avec sa voix qu'on entend a peine, tout le monde marche sans se rendre compte qu'elle seule contient et domine toutes les parties par sa seule intelligence, et sans que la force du poumon y soit pour rien. On le sent, on ne le dit pas. Quels sont les favoris du public qui voudraient avouer la superiorite d'un talent qu'on n'applaudit jamais? Mais allez ce soir au theatre, et vous verrez comment marchera l'opera; on s'apercevra _un peu_ de la lacune creusee par l'absence de la Boccaferri! Il est vrai qu'on ne dira pas a quoi tient ce manque d'ensemble et d'ame collective. Ce sera l'enrouement de celui-ci, la distraction de celui-la; les voix s'en prendront a l'orchestre, et reciproquement. Mais moi, qui serai spectateur ce soir, je rirai de la deroute generale, et je me dirai: Sot public, vous aviez un tresor, et vous ne l'avez jamais compris! Il vous faut des roulades, on vous en donne _en veux-tu? en voila_, et vous n'etes pas content! Tachez donc de savoir ce que vous voulez. En attendant, moi, j'observe et je me repose. --Vous ne m'apprenez rien, Celio; precisement hier soir je rompais une lance contre la duchesse de... pour le talent eleve et profond de mademoiselle Boccaferri. --Mais la duchesse ne peut pas comprendre cela, reprit Celio en haussant les epaules. Elle n'est pas plus artiste que _ma botte_! Et il faut etre extremement fort pour reconnaitre des qualites enfouies sous un _fiasco_ perpetuel, car c'est la le sort de la pauvre Boccaferri. Qu'elle dise comme un maitre les parties les plus insignifiantes de son role, quatre ou cinq vrais dilettanti epars dans les profondeurs de la salle souriront d'un plaisir mysterieux et tranquille. Quelques demi-musiciens diront: "Quelle belle musique! comme c'est ecrit" sans reconnaitre qu'ils ne se fussent pas apercus de cette perfection dans le detail d'une belle chose si la _seconda donna_ n'etait pas une grande artiste. Ainsi va le monde, Salentini! Moi, je veux faire du bruit, et je cherche le succes de toute la puissance de ma volonte, mais c'est pour me venger du public que je hais, c'est pour le mepriser davantage. Je me suis trompe sur les moyens, mais je reussirai a les trouver, en profitant du vieux Boccaferri, de sa fille, et de moi-meme par-dessus tout. Pour cela, voyez-vous, il faut que je me perfectionne comme veritable artiste; ce sera l'affaire de peu de temps; chaque annee, pour moi, represente dix ans de la vie du vulgaire; je suis actif et entete. Quand j'aurai acquis ce qui me manque pour moi-meme, je saurai parfaitement ce qui manque au public pour comprendre le vrai merite. Je parviendrai a etre infiniment plus mauvais que je ne l'ai ete hier devant lui, et par consequent a lui plaire infiniment. Voila ma theorie. Comprenez-vous! --Je comprends qu'elle est fausse, et que si vous ne cherchez pas le beau et le vrai pour l'enseigner au public, en supposant que vous lui plaisiez dans le faux, vous ne possederez jamais le vrai. On ne dedouble jamais son etre a ce point. On ne fait point la grimace sans qu'il en reste un pli au plus beau visage. Prenez garde, vous avez fait fausse route, et vous allez vous perdre entierement. --Et voyez pourtant l'exemple de la Cecilia! s'ecria Celio fort anime; ne possede-t-elle pas le vrai en elle, ne s'opiniatre-t-elle pas a ne donner au public que du vrai, et n'est-elle pas meconnue et ignoree? Et il ne faut pas dire qu'elle est incomplete et qu'elle manque de force et de feu. Voyez-vous, pas plus loin qu'il y a deux jours, j'ai entendu la Boccaferri chanter et declamer seule entre quatre murs et ne sachant pas que j'etais la pour l'ecouter. Elle embrasait l'atmosphere de sa passion, elle avait des accents a faire vibrer et tressaillir une foule comme un seul homme. Cependant elle ne meprise pas le public, elle se borne a ne pas l'aimer. Elle chante bien devant lui, pour son propre compte, sans colere, sans passion, sans audace. Le public reste sourd et froid; il veut, avant tout, qu'on se donne de la peine pour lui plaire, et moi, je m'en donnerai; mais il me le paiera, car je ne lui donnerai de mon feu et de ma science que le rebut, encore trop bon pour lui. Je ne pus calmer Celio. Il prenait beaucoup de cafe en jurant contre la platitude du cafe viennois. Il cherchait a s'exciter de plus en plus. La rage de sa defaite lui revenait plus amere. Je lui rappelai qu'il fallait aller au theatre; il y courut en me donnant rendez-vous pour le soir chez moi. VI. LA DUCHESSE. A l'heure convenue, j'attendais Celio, mais je ne recus qu'un billet ainsi concu: "Mon cher ami, je vous envoie de l'argent et des papiers pour que vous ayez a terminer demain l'affaire de mademoiselle Boccaferri avec le theatre. Rien n'est plus simple: il s'agit de verser la somme ci-jointe et de prendre un recu que vous conserverez. Son engagement etait a la veille d'expirer, et elle n'est passible que d'une amende ordinaire pour deux representations auxquelles elle fait defaut. Elle trouve ailleurs un engagement plus avantageux. Moi, je pars, mon cher ami. Je serai parti quand vous recevrez cet adieu. Je ne puis supporter une heure de plus l'air du pays et les compliments de condoleance: je me facherais, je dirais ou ferais quelque sottise. Je vais ailleurs, je pousse plus loin. En avant, en Avant! "Vous aurez bientot de mes nouvelles et _d'autres_ qui vous interessent davantage. "A vous de coeur, "CELIO FLORIANI." [Illustration 004.png: Tu as ete mauvais, archimauvais! (Page 83.)] Je retournai cette epitre pour voir si elle etait bien a mon adresse: _Adorno Salentini, place... n deg...._ Rien n'y manquait. Je retombai aneanti, devore d'une affreuse inquietude, en proie a de noirs soupcons, consterne d'avoir perdu la trace de Cecilia et de celui qui pouvait me la disputer ou m'aider a la rejoindre. Je me crus joue. Des jours, des semaines se passerent, je n'entendis parler ni de Celio ni des Boccaferri. Personne n'avait fait attention a leur brusque depart, puisqu'il s'etait effectue presque avec la cloture de la saison musicale. Je lisais avidement tous les journaux de musique et de theatre qui me tombaient sous la main. Nulle part il n'etait question d'un engagement pour Cecilia ou pour Celio. Je ne connaissais personne qui fut lie avec eux, excepte le vieux professeur de mademoiselle Boccaferri, qui ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Je me disposai a quitter Vienne, ou je commencais a prendre le spleen, et j'allai faire mes adieux a la duchesse, esperant qu'elle pourrait peut-etre me dire quelque chose de Celio. Toute cette aventure m'avait fait beaucoup de mal. Au moment de m'epanouir a l'amour par la confiance et l'estime, je me voyais rejete dans le doute, et je sentais les atteintes empoisonnees du scepticisme et de l'ironie. Je ne pouvais plus travailler; je cherchais l'ivresse, et ne la trouvais nulle part. Je fus plus mechant dans mon entretien avec la duchesse que Celio lui-meme ne l'eut ete a ma place. Ceci la passionna pour, je devrais dire _contre_ moi: les coquettes sont ainsi faites. L'inquietude mal deguisee avec laquelle je l'interrogeais sur Celio lui fit croire que j'etais reste jaloux et amoureux d'elle. Elle me jura ne pas savoir ce qu'il etait devenu depuis la malencontreuse soiree de son debut; mais, en me supposant epris d'elle et en voyant avec quelle assurance je le niais, elle se forma une grande idee de la force de mon caractere. Elle prit a coeur de le dompter, elle se piqua au jeu; une lutte acharnee avec un homme qui ne lui montrait plus de faiblesse et qui l'abandonnait sur un simple soupcon lui parut digne de toute sa science. [Illustration 005.png: Cela se voyait a la joie franche... (Page 92.)] Je quittai Vienne sans la revoir. J'arrivai a Turin; au bout de deux jours, elle y etait aussi; elle se compromettait ouvertement, elle faisait pour moi ce qu'elle n'avait jamais fait pour personne. Cette femme qui m'avait tenu dans un plateau de la balance avec Celio dans l'autre, pesant froidement les chances de notre gloire en herbe pour choisir celui des deux qui flatterait le plus sa vanite, cette sage coquette qui nous menageait tous les deux pour econduire celui de nous qui serait brise par le public, cette grande dame, jusque-la fort prudente et fort habile dans la conduite de ses intrigues galantes, se jetait a corps perdu dans un scandale, sans que j'eusse grandi d'une ligne dans l'opinion publique, et tout simplement par la seule raison que je lui resistais. Pourtant Celio avait ete aussi cruel avec elle, et elle ne s'en etait pas emue d'une maniere apparente. Il ne suffisait donc pas de lui resister pour qu'elle s'eprit de la sorte. Elle avait senti que Celio ne l'aimait pas, et qu'il n'etait peut-etre pas capable d'aimer serieusement; mais, outre que mon caractere et mon savoir-vivre lui offraient plus de garanties, elle m'avait vu sincerement emu aupres d'elle, elle devinait que j'etais capable de concevoir une grande passion, et elle pensait me l'inspirer encore en depit de mon courage et de ma fierte. Elle se trompait de date, il est vrai, et il se trouva qu'elle fit pour moi, lorsque j'etais refroidi a son egard, ce qu'elle n'eut point songe a faire lorsque j'etais enflamme. Les femmes ne sont jamais si habiles qu'elles ne tombent dans le piege de leur propre vanite. Je la vis donc se jeter dans mes bras a un moment de ma vie ou je ne l'aimais point, et ou je souffrais a cause d'une autre femme. Il ne me fallut ni courage, ni vertu, ni orgueil pour la repousser d'abord, et pour tenter de la faire renoncer a sa propre perte. J'y mis une energie qui l'excita d'autant plus a se perdre; j'aurais ete un scelerat, un roue, un ennemi acharne a son desastre, que je n'aurais pas agi autrement pour la pousser a bout et lui faire fouler aux pieds tout souci de sa reputation. Elle crut que je mettais son amour a l'epreuve, et le mien au prix de cette epreuve decisive, eclatante. Cette femme, funeste aux autres, le devint volontairement a elle-meme tout d'un coup, au milieu d'une vie d'egoisme et de calcul. Elle tendit tous les ressorts de sa volonte pour vaincre une aversion qu'elle prenait seulement pour de la mefiance. La crise de son orgueil blesse l'emporta sur les habitudes de sa vanite froide et dedaigneuse. Peut-etre aussi s'ennuyait-elle, peut-etre voulait-elle connaitre les orages d'une passion veritable ou d'une lutte violente. Ma resistance l'irrita a ce point qu'elle jura de me forcer par un eclat a tomber a ses pieds. Elle chercha a se faire insulter publiquement pour me contraindre a prendre sa defense. Elle vint en plein jour chez moi dans sa voiture; elle confia son pretendu secret a trois ou quatre amies, femmes du monde, qu'elle choisit les plus indiscretes possible. Elle laissa tomber son masque en plein bal, au moment ou elle s'emparait de mon bras; enfin elle me poursuivit jusque dans une loge de theatre ou elle se fut montree a tous les regards, si je n'en fusse sorti precipitamment avec elle. Cette torture dura huit jours pendant lesquels elle sut multiplier des incidents incroyables. Cette femme indolente et superbe de mollesse etait en proie a une activite devorante. Elle ne dormait pas, elle ne mangeait plus, elle etait changee d'une maniere effrayante. Elle savait aussi s'opposer a ma fuite en me faisant croire a chaque instant qu'elle venait me dire adieu et qu'elle renoncait a moi. J'aurais voulu calmer la douleur que je lui causais, l'amener a de bonnes resolutions, la quitter noblement et avec des paroles d'amitie. Je ne faisais qu'irriter son desespoir, et il reparaissait plus terrible, plus imperieux, plus enlacant au moment ou je me flattais de l'avoir fait ceder a l'empire de la raison. Ce que je souffris durant ces huit jours est impossible a confesser. L'amour d'une femme est peut-etre irresistible, quelle que soit cette femme, et celle-la etait belle, jeune, intelligente, audacieuse, pleine de seductions. Le chagrin qui la consumait rapidement donnait a sa beaute un caractere terrible, bien fait pour agir sur une imagination d'artiste. Je l'avais toujours crue lascive, elle passait pour l'etre, elle l'avait peut-etre toujours ete; mais, avec moi, elle paraissait devoree d'un besoin de coeur qui faisait taire les sens et l'ornait du prestige nouveau de la chastete. Je me sentais glisser sur une pente rapide dans un precipice sans fond, car il ne me fallait qu'aimer un instant cette femme pour etre a jamais perdu. Cela, je n'en pouvais douter; je savais bien quelle reaction de tyrannie j'aurais a subir une fois que j'aurais abandonne mon ame a cet attrait perfide. Je me connaissais, ou plutot je me pressentais. Fort dans le combat, j'etais trop naif dans la defaite pour n'etre pas enlace a tout jamais par ma conscience. Et je pouvais encore combattre, parce que je me retenais d'aimer, car je voyais en elle tout le contraire de mon ideal: le devouement, il est vrai, mais le devouement dans la fievre, l'energie dans la faiblesse, l'enthousiasme dans l'oubli de soi-meme, et point de force veritable, point de dignite, point de duree possible dans ce subit engouement. Elle me faisait horreur et pitie en meme temps qu'elle allumait en moi des agitations sauvages et une sombre curiosite. Je voyais mon avenir perdu, mon caractere deconsidere, toutes les femmes effrontees et galantes ayant deja l'oeil sur moi pour me disputer a une puissante rivale et jouer avec moi a coups de griffes comme des pantheres avec un gladiateur. Je devenais un homme a bonnes fortunes, moi qui detestais ce plat metier, un charlatan pour les esprits severes qui m'accuseraient de chercher la renommee dans le scandale des aventures, au lieu de la conquerir par le progres dans mon art. Je me sentais defaillir, et, lorsque le feu de la passion montait a ma poitrine, la sueur froide de l'epouvante coulait de mon front. Que cette femme fut perdue par moi ou seulement acceptee par moi dans sa chute volontaire, j'etais lie a elle par l'honneur; je ne pouvais plus l'abandonner. J'aurais beau m'etourdir et m'exalter en me battant pour elle, il me faudrait toujours trainer a mon pied ce boulet degradant d'un amour impose par la faiblesse d'un instant a la dignite de toute la vie. Deja elle me menacait de s'empoisonner, et, dans la situation extreme ou elle s'etait jetee, une heure de rage et de delire pouvait la porter au suicide. Le ciel m'inspira un _mezzo termine_. Je resolus de la tromper en laissant une porte ouverte a l'observation de ma promesse. J'exigeai qu'elle allat rejoindre ses amis et sa famille a Milan; j'en fis une condition de mon amour, lui disant que je rougirais de profiter, pour la posseder, de la crise ou elle se jetait, que ma conscience ne serait plus troublee des que je la verrais reprendre sa place dans le monde et son rang dans l'opinion, que je restais a Turin pour ne pas la compromettre en la suivant, mais que dans huit jours je serais aupres d'elle pour l'aimer dans les douceurs du mystere. J'eus un peu de peine a la persuader, mais j'etais assez emu, assez peu sur de ma force pour qu'elle crut encore a la sienne. Elle partit, et je restai brise de tant d'emotions, fatigue de ma victoire, incertain si j'allais me sauver au bout du monde, ou la rejoindre pour ne plus la quitter. Je fus plus faible apres son depart que je ne l'avais ete en sa presence. Elle m'ecrivait des lettres delirantes. Il y avait en moi une sorte d'antipathie instinctive que son langage et ses manieres reveillaient par instants, et qui s'effacait quand son souvenir me revenait accompagne de tant de preuves d'abnegation et d'emportement. Et puis la solitude me devenait insupportable. D'autres folies me sollicitaient. La Boccaferri m'abandonnait, Celio m'avait trompe. Le monde etait vide, sans un etre a aimer exclusivement. Les huit jours expires, je fis venir un voiturin pour me rendre a Milan. On chargeait mes effets, les chevaux attendaient a ma porte; j'entrai dans mon atelier pour y jeter un dernier coup d'oeil. J'etais venu a Turin avec l'intention d'y passer un certain temps. J'aimais cette ville, qui me rappelait toute mon enfance, et ou j'avais conserve de bonnes relations. J'avais loue un des plus agreables logements d'artiste; mon atelier etait excellent, et, le jour ou je m'y etais installe, j'avais travaille avec delices, me flattant d'y oublier tous mes soucis et d'y faire des progres rapides. L'arrivee de la duchesse avait brise ces doux projets, et, en quittant cet asile, je tremblai que tout ne fut brise dans ma vie. Il me prit un remords, une terreur, un regret, sous lesquels je me debattis en vain. Je me jetai sur un sofa; on m'appelait dans la rue; le conducteur du voiturin s'impatientait; ses petits chevaux, qui etaient jeunes et fringants, grattaient le pave. Je ne bougeais pas. Je n'avais pas la force de me dire que je ne partirais point; je me disais avec une certaine satisfaction puerile que je n'etais pas encore parti. Enfin le voiturin vint frapper en personne a ma porte. Je vois encore sa casquette de loutre et sa casaque de molleton. Il avait une bonne figure a la fois mecontente et amicale. C'etait un ancien militaire, irrite de mon inexactitude, mais soumis a l'idee de subordination. "Eh! mon cher monsieur, les jours sont si courts dans cette saison! la route est si mauvaise! Si la nuit nous prend dans les montagnes, que ferons-nous? Il y a une grande heure que je suis a vos ordres, et mes petits chevaux ne demandent qu'a courir pour votre service." Ce fut la toute sa plainte.--"C'est juste, ami, lui dis-je, monte sur ton siege, me voila!" Il sortit; je me disposai a en faire autant. Un papier qui voltigeait sur le plancher arreta mes regards. Je le ramassai: c'etait un feuillet detache de mon album. Je reconnus la composition que j'avais esquissee dans la nuit ou Celio m'avait ramene a ma demeure, a Vienne, apres son _fiasco_. Je revis le bon et le mauvais ange, distraits tous deux de moi par un malin personnage qui avait la tournure et le costume de theatre de Celio. Je me reportai a cette nuit d'insomnie ou la duchesse m'etait apparue si vaine et si perfide, la Boccaferri si pure et si grande. LE CHATEAU DES DESERTES. Je ne sais quelle reaction se fit en moi. Je courus vers la porte; j'ordonnai au _vetturino_ de deteler et de s'en aller. Je rentrai; je respirai; je mis mon album sur une table comme pour reprendre possession de mon atelier, de mon travail et de ma liberte; puis l'effroi de la solitude me saisit. Ces grandes murailles nues d'un atelier me serrerent le coeur. Je retombai sur le sofa, et je me mis a pleurer, a sangloter, presque, comme un enfant qui subit une penitence et se desole a l'aspect de la chambre qui va lui servir de prison. Tout a coup une voix de femme qui chantait dans la rue me fit entendre les premieres phrases de cet air du _Don Juan_ de Mozart: Vedrai, Carino Se sei buonfuo, Che bel rimedio Ti voglio dar. Etait-ce un reve? J'entendais la voix de Cecilia Boccaterri. Je l'avais entendue deux fois dans le role de Zerline, ou elle avait une naivete charmante, mais ou elle manquait de la nuance de coquetterie necessaire. En cet instant, il me sembla qu'elle s'adressait a moi avec une tendresse caressante qu'elle n'avait jamais eue en public, et qu'elle m'appelait avec un accent irresistible. Je bondis vers la porte; je m'elancai dehors: je ne trouvai que le _vetturino_ qui detelait. Je me livrai a mille recherches minutieuses. La rue et tous les alentour etaient deserts. Il faisait a peine jour, et une bise piquante soufflait des montagnes. "Reviens demain, dis-je a mon conducteur en lui donnant un pourboire; je ne puis partir aujourd'hui." Je passai vingt-quatre heures a chercher et a m'informer. Je demandais la Boccaferri, son pere et Celio, au ciel et a la terre. Personne ne savait ce que je voulais dire. L'un me disait que le vieil ivrogne de Boccaferri etait mort depuis dix ans; l'autre, que ce Boccaferri n'avait jamais eu de fille; tous, que le fils de la Floriani devait etre en Angleterre, parce qu'il avait traverse Turin deux mois auparavant en disant qu'il etait engage a Londres. Je me dis que j'avais eu une hallucination, que ce n'etait pas la voix de Cecilia qui m'avait chante ces quatre vers beaucoup trop tendres pour elle; mais pendant ces vingt-quatre heures, mon emotion avait change d'objet; la duchesse avait perdu son empire sur mon imagination. Au point du jour, le brave _vetturino_ etait a ma porte comme la veille. Cette fois, je ne le fis pas attendre. Je chargeai moi-meme mes effets; je m'installai dans son frele _legno_ (c'est comme on dirait a Paris _un sapin_), et je lui ordonnai de marcher vers l'ouest. --Eh quoi! Seigneurie, ce n'est pas la route de Milan! --Je le sais bien; je ne vais plus a Milan. --Alors, mon maitre, dites-moi ou nous allons. --Ou tu voudras, mon ami; allons le plus loin possible, du cote oppose a Milan. --Je vous menerais a Paris avec ces chevaux-la; mais encore voudrais-je savoir si c'est a Paris ou a Rome qu'il faut aller. --Va vers la France, tout droit vers la France, lui dis-je, obeissant a un instinct spontane. Je t'arreterai quand je serai fatigue, ou quand la belle nature m'invitera a la contempler. --La belle nature est bien laide dais ce temps-ci, dit en souriant le brave homme. Voyez, que de neige du haut en bas des montagnes! Nous ne passerons pas aisement le Mont-Cenis! --Nous verrons bien; d'ailleurs nous ne le passerons peut-etre pas. Allons, partons. J'ai besoin de voyager. Pourvu que ta voiture roule et m'eloigne de Mifan, comme de Turin, c'est tout ce qu'il me faut pour aujourd'hui. --Allons, allons! dit-il en fouettant ses chevaux, qui firent une longue glissade sur le pave cristallise par la gelee, tete d'artiste, tete de fou! mais les gens raisonnables sont souvent betes et toujours avares. Vivent les artistes! VII. LE NOEUD CERISE. Je ne crois, d'une maniere absolue, ni a la destine, ni a mes instincts, et je suis pourtant force de croire a quelque chose qui semble une combinaison de l'un ou de l'autre, a une force mysterieuse qui est comme l'attraction de la fatalite. Il se fait dans notre existence, comme de grande courants magnetiques que nous traversons quelquefois, sans etre emportes par eux, mais ou quelquefois aussi nous nous precipitons de nous-memes, parce que notre _moi_ se trouve admirablement predispose a subir l'influence de ce qui est notre element naturel, longtemps ignore ou meconnu. Quand nous sommes entraines sur cette pente irresistible, il semble que tout nous aide a en subir l'impulsion souveraine, que tout s'enchaine autour de nous de facon a nous faire nier le hasard, enfin que les circonstances les plus naturelles, les plus insignifiantes dans d'autres moments n'existent, a ce moment donne, que pour nous pousser vers le but de notre destinee, que ce but soit un abime ou un sanctuaire. Voici le fait qui me parut longtemps merveilleux et qui ne fut autre chose que la rencontre d'un fait parallele a celui de mon ennui et de mon inquietude. Mon _vetturino_ etait marie non loin de la frontiere, du cote de Briancon, a une jeune et jolie femme dont il etait separe assez souvent par l'activite de sa profession. Je lui dis que je voulais aller du cote de la France, et je le voulais parce qu'il s'agissait pour moi de prendre la route diametralement opposee a celle de Milan, et aussi un peu parce que j'avais quelques renseignements vagues sur le pas&age recent de Celio dans la contree que je parcourais. Mon _vetturino_ vit que je ne savais pas bien ou je voulais aller, et comme il avait envie d'aller a Briancon, il prit naturellement la route de Suse et d'Exille, traversa la frontiere avec la Doire, et me fit entrer dans le departement des Hautes-Alpes par le Mont-Genevre. Comme nous approchions de Briancon, il me demanda si je ne comptais pas m'y arreter quelques jours, du ton d'un homme decide a m'y contraindre. Et, comme j'hesitais a lui repondre avant d'avoir bien penetre son dessein, il m'annonca que son plus jeune cheval etait malade, qu'il ne mangeait pas, et qu'il craignait bien d'etre force de voir un veterinaire pour le faire saigner. Je descendis de voiture et j'examinai le cheval: il avait l'oeil pur, le flanc calme; il n'etait pas plus malade que l'autre. --Mon ami, dis-je a maitre Volabu (c'etait le nom de mon voiturin), je te prie d'etre sincere avec moi. Tu cherches un pretexte pour t'arreter, et moi je n'ai pas de raisons pour t'attendre. Je ne tiens pas plus longtemps a ton voiturin que tu ne tiens a ma personne. Que j'arrive a Briancon, c'est tout ce que je demande. La, je penserai a ce que je veux faire, et j'aurai sous la main tous les moyens de transport desirables. Si tu l'obstines a me laisser ici (nous n'etions plus qu'a cinq lieues de Briancon), je m'obstinerai peut-etre de mon cote a le faire marcher, car je t'ai pris pour huit jour. Sois donc franc, si tu veux que je sois bon. Tu as ici, aux environs, une affaire de coeur ou d'argent, et c'est pour cela que ton cheval ne mange pas? Le brave homme se mit a rire, puis il secoua la tete d'un air melancolique:--Je ne suis plus de la premiere jeunesse, dit-il, ma femme a dix-huit ans, et j'aurais ete bien aise de la surprendre; elle ne demeure qu'a une toute petite lieue d'ici, aux _Desertes_. Par la traverse, nous y serons dans une demi-heure; le chemin est bon, et puisque vous aime a vous arreter n'importe ou, pour marcher au hasard dans la neige, vous verrez la un bel endroit et de la belle neige, le diable m'emporte! Nous repartirions demain malin, et nous serions a Briancon avant midi. Allons, j'ai ete franc, voulez-vous etre bon enfant? --Oui, puisque je t'ai fait moi-meme cette condition. Va pour les _Desertes_! le non me lait, et la traverse aussi. J'aime assez les paysages qu'on ne voit pas des grandes routes; mais s'il te prend fantaisie, mon compere, de rester plus longtemps avec ta femme? Si ton cheval recommence demain a ne plus manger? --Voulez-vous vous fier a la parole d'un ancien militaire, mon bourgeois? Nous repartirons ce soir, si vous voulez. --Je veux me fier, repondis-je. En route! Ou cet homme me conduisit, tu le sauras bientot, cher lecteur, et tu me diras si, dans l'acces de flanerie bienveillante qui me poussa a subir son caprice, il n'y eut pas quelque chose qu'un homme plus impertinent que moi eut pu qualifier d'inspiration divine. D'abord il ne m'avait pas trompe, le brave Volabu. Le paysage ou il me fit penetrer avait un caractere a la fois naif et grandiose, qui s'empara de moi d'autant plus que je n'avais pas compte sur le discernement pittoresque de mon guide. Sans doute c'etait son amour pour sa jeune femme qui lui faisait aimer ou mieux comprendre instinctivement la beaute du lieu qu'elle habitait. Il voulut reconnaitre ma complaisance en exercant envers moi les devoirs de l'hospitalite. Il possedait la quelques morceaux de terre et une maisonnette tres-propre ou il me conduisit. Et quand il eut trouve sa jeune menagere au travail, bien gaie, bien sage, bien pure (cela se voyait a la joie franche qu'elle montra en lui sautant au cou), il n'y eut sorte de fete qu'il ne me fit: ils se mirent en quatre, sa femme et lui, pour me preparer un meilleur repas que celui que j'aurais pu faire a l'auberge du hameau, et, comme je leur disais que tant de soin n'etait pas necessaire pour me contenter, ils jurerent naivement que cela _ne me regardait pas_, c'est-a-dire qu'ils voulaient me traiter et m'heberger gratis. Je les laissai a leur fricassee entremelee de doux propos et de gros baisers, pour aller admirer le site environnant. Il etait simple et superbe. Des collines escarpees servant de premier echelon aux grandes montagnes des Alpes, toutes couvertes de sapins et de melezes, encadraient la vallee et la preservaient des vents du nord et de l'est. Au-dessus du hameau, a mi-cote de la colline la plus rapprochee et la plus adoucie, s'elevait un vieux et fier chateau, une des anciennes defenses de la frontiere probablement, demeure paisible et confortable desormais, car je voyais au ton frais des chassis de croisees en bois de chene, encadrant de longues vitres bien claires, que l'antique manoir etait habite par des proprietaires fort civilises. Un parc immense, jete noblement sur la pente de la colline et masquant ses froides lignes de cloture sous un luxe de vegetation chaque jour plus rare en France, formait un des accidents les plus heureux du tableau. Malgre la rigueur de la saison (nous etions a la fin de janvier, et la terre etait couverte de frimas), la soiree etait douce et riante. Le ciel avait ces tons rose vif qui sont propres aux beaux temps de gelee; les horizons neigeux brillaient comme de l'argent, et des nuages doux, couleur de perle, attendaient le soleil qui descendait lentement pour s'y plonger. Avant de s'envelopper dans ces suaves vapeurs, il semblait vouloir sourire encore a la vallee, et il dardait sur les toits eleves du vieux chateau un rayon de pourpre qui faisait de l'ardoise terne et moussue un dome de cuivre rouge resplendissant. Comme j'etais vetu et chausse en consequence de la saison, je prenais un plaisir extreme a marcher sur cette neige brillante, cristallisee par le froid, et qui craquait sous mes pieds. En creusant des ombres sur ces grandes surfaces a peine egratignees par la trace de quelques petites pattes d'oiseaux, j'etudiais avec attention le reflet verdatre que donne ce blanc eblouissant aupres duquel l'hermine et le duvet du cygne paraissent jaunes ou malpropres. Je ne pensais plus qu'a la peinture et a remercier le ciel de m'avoir detourne de Milan. Tout en marchant, j'approchais du parc, et je pouvais embrasser de l'oeil la vaste pelouse blanche, coupee de massifs noirs, qui s'etendait devant le chateau. On avait rajeuni les abords de cette austere demeure en nivelant les anciens fosses, en exhaussant les terres et en amenant le jardin, la verdure et les allees sablees jusqu'au niveau du rez-de-chaussee, jusqu'a la porte des appartements, comme c'est l'usage aujourd'hui que nous sentons a la fois le confortable et la poesie de la vie de chateau. L'enclos etait bien ferme de grands murs; mais, en face du manoir, on en avait echancre une longueur de trente metres au moins pour prendre vue sur la campagne. Cette ouverture formait terrasse, a une hauteur peu considerable, et avait pour defense un large fosse exterieur. Un petit escalier, pratique dans l'epaisseur du massif de pierres de la terrasse, descendait jusqu'au niveau de l'eau pour permettre, apparemment, aux jardiniers d'y venir puiser durant l'ete. Comme l'eau etait couverte d'une croute de glace tres-forte, je fis la remarque qu'il etait tres-facile en ce moment d'entrer dans la residence seigneuriale des Desertes; mais il me parut qu'on s'en rapportait a la discretion des habitants de la contree, car aucune precaution n'etait prise pour garantir ce cote faible de la place. Comme le lieu me parut desert, j'eus quelque tentation d'y penetrer pour admirer de plus pres le tronc des ifs superbes et des pins centenaires dont les groupes formaient, dans cet interieur, mille paysages aussi _vrais_, quoique beaucoup mieux _composes_ que ceux de la campagne environnante; mais je m'abstins prudemment et respectueusement de cette temerite de peintre, en entendant venir vers la terrasse deux femmes qui, vues de pres, devinrent deux jeunes demoiselles ravissantes. Je les regardai courir et folatrer sur la neige, sans qu'elles fissent attention a moi. Quoique enveloppees de manteaux et de fourrures, elles etaient aussi legeres que le grand levrier blanc qui bondissait autour d'elles. L'une me parut en age d'etre mariee; mais, a son insouciance, on voyait qu'elle ne l'etait pas, et meme qu'elle n'y songeait point. Elle etait grande, mince, blonde, jolie, et, par sa coiffure et ses attitudes, elle me rappelait les nymphes de marbre qui ornaient les jardins du temps de Louis XIV. L'autre paraissait encore une enfant; sa beaute etait merveilleuse, quoique sa taille me parut moins elegante. Je ne sais pas non plus pourquoi je fus emu en la regardant, comme si elle me rappelait une image connue et chere. Cependant il me fut impossible, ce jour-la et plus tard, de trouver de moi-meme a qui elle ressemblait. Ces deux belles demoiselles prenaient ensemble de tels ebats, qu'elles passerent sans me voir. Elles parlaient italien, mais si vite (et souvent toutes deux ensemble), chaque phrase etait d'ailleurs entrecoupee de rires si bruyants et si prolonges, que je ne pus rien saisir qui eut un sens. Un peu plus loin, elles s'arreterent et se mirent a briser sans pitie de superbes branches d'arbre vert dont elles firent, les vandales! un grand tas, qu'elles abandonnerent ensuite sur la neige, en disant: "Ma foi, qu'_il_ vienne les chercher, c'est trop froid a manier." J'allais les perdre de vue a regret, je l'avoue, car il y avait quelque chose de sympathique et d'excitant pour moi dans la petulance et la gaiete de ces jolies filles, lorsqu'une d'elles s'ecria: "Bon! j'ai perdu _son_ noeud, son fameux noeud d'epee, que j'avais attache sur mon capuchon, avec une epingle! --Eh bien! dit l'ainee, nous en ferons un autre; la belle affaire! --Oh! il l'avait fait lui-meme! Il pretend que nous ne savons pas faire les noeuds, comme si c'etait bien malin! Il va grogner. --Eh bien, qu'il grogne, le grognon! repliqua l'autre, et toutes deux recommencerent a rire, comme rient les jeunes filles, sans savoir pourquoi, sinon qu'elles ont besoin de rire. --Tiens! je le vois, mon noeud! _son_ noeud! s'ecria la cadette en bondissant vers le fosse; le voila qui s'epanouit sur la neige. Oh! le beau coquelicot! Elle arriva jusqu'au bord de la terrasse; mais, au moment de ramasser ce noeud de rubans rouges que j'avais fort bien remarque, elle partit d'un nouvel eclat de rire: une petite brise soudaine qui venait de s'elever emportait le ruban, et le deposait, a mes pieds, sur la glace du fosse. Je le ramassai pour le rendre a la belle rieuse, et ce fut alors seulement qu'elle m'apercut et devint aussi rouge que son noeud de rubans cerise. --Pour vous le rapporter, Mademoiselle, lui dis-je, je serai force de traverser ce fosse; me le permettez-vous? --Non, non, ne faites pas cela! repondit l'enfant, en qui un fonds d'assurance mutine parut dominer tres-vite le premier acces de timidite, c'est peut-etre dangereux. Si la glace ne porte pas? --N'est-ce que cela? repris-je. C'est bien peu de chose que de courir un petit danger pour votre service. Et je traversai resolument la glace, qui criait un peu. En voyant qu'en effet il y avait bien quelque danger pour moi, car le fosse etait large et profond, l'enfant rougit encore et descendit quelques marches du petit escalier pour venir a ma rencontre. Elle ne riait plus. --Eh bien, qu'est-ce que cela? Que faites-vous donc, petite soeur? dit l'ainee, qui venait la rejoindre, et qui me regarda d'un air de surprise et de mecontentement. Celle-ci etait deja une jeune personne. Elle connaissait sans doute deja la prudence. Elle avait au moins une vingtaine d'annees. --Vous voyez, Mademoiselle, lui dis-je en tendant a sa soeur le noeud de rubans au bout de ma canne, je m'arrete a la limite de votre empire, je ne me permets pas de mettre le pied seulement sur la premiere marche de l'escalier. Elle vit tout de suite que j'etais un homme bien eleve, et me remercia d'un doux et charmant sourire. Quant a l'enfant, elle saisit le noeud avec vivacite, et me fit signe de ne pas m'arreter sur la glace. Je m'en retournai lentement et les saluai toutes deux de l'autre rive. Elles me crierent _merci_ avec beaucoup de grace; puis j'entendis l'ainee dire a la petite: S'il voyait cela, il nous gronderait!--Sauvons-nous! repondit l'enfant en recommencant son rire frais et clair comme une clochette d'argent. Elles se prirent par la main, et partirent en courant et en riant vers le chateau. Quand elles eurent disparu, je regagnai la modeste demeure de monsieur et madame Volabu, un peu preoccupe de ma petite aventure. Je trouvai mon souper pret. J'aurais ete Grandgousier en personne, qu'on ne m'eut pas traite plus largement. Je crois que toute la petite basse-cour de madame Volabu y avait passe. Je n'aurais pas eu bonne grace a me plaindre de cette prodigalite, en voyant l'air de triomphe naif avec lequel ces braves gens me faisaient les honneurs de chez eux. J'exigeai qu'ils se missent a table avec moi, ainsi que la vieille mere de madame Volabu, qui etait encore un robuste virago, nommee madame Peirecote, et qui paraissait prendre a coeur d'etre bonne gardienne de l'honneur de son gendre. Il me fallut soutenir un rude assaut pour me preserver d'une indigestion, car mon brave _vetturino_ semblait decide a me faire etouffer. Des que je pus obtenir quelques instants de repit, j'en profitai pour faire des questions sur le chateau et ses habitants. --C'est bien vieux, ce chateau, me dit Volabu d'un air capable; c'est laid, n'est-ce pas? Ca ressemble a une grande masure? Mais c'est plus joli en dedans qu'on ne croirait; c'est tres-bien tenu, bien conserve, bien arrange, quoique en vieux meubles qui ne sont plus de mode. Il y a des caloriferes, ma foi! C'est que le vieux marquis ne se refusait rien. Il n'etait pas tres-genereux pour les autres, mais il aimait bien ses aises, et il passait presque toute l'annee ici. L'hiver, il n'allait qu'un peu a Paris, en Italie jamais, et pourtant c'etait son pays. --Et qui possede ce chateau a present? --Son frere, la comte de Balma, qui vient de passer marquis par le deces de l'aine de la famille. Dame, il n'est pas jeune non plus! C'est le sort de notre village, on dirait, d'avoir sous les yeux vieille maison et vieilles gens. --Bah! la jeunesse ne manque pas encore dans le chateau, dit madame Volabu; M. le nouveau marquis n'a-t-il pas cinq enfants, dont le plus age ne l'est guere plus que monsieur? En parlant ainsi, madame Volabu me designait a son mari, dont les yeux s'arrondirent tout a coup, en meme temps que sa bouche s'allongeait en une moue assez risible. --Oh! s'ecria-t-il, M. de Balma a des garcons a present! Quand je suis parti, il n'avait qu'une fille, et il n'y a qu'un mois de cela. --C'est qu'il ne nous disait pas tout apparemment, dit a son tour la vieille madame Peirecote. Depuis un mois, il lui est arrive une famille nombreuse, deux autres filles et deux garcons, tous beaux comme des amours; mais qu'est-ce que ca vous fait, Volabu? --Ca ne me fait rien, la mere; mais c'est egal, notre vieux marquis est diablement sournois, car je lui ai entendu dire a M. le cure qu'il n'avait qu'une fille, celle qui est arrivee avec lui le lendemain de la mort du dernier marquis. --Eh bien, reprit la vieille, c'est qu'il n'y a que celle-la de legitime peut-etre, et que les quatre autres enfants sont des batards. Ca ne prouve pas un mauvais homme d'avoir recueilli tout ca le jour ou il s'est vu riche et seigneur. Sans doute il veut les etablir pour effacer devant Dieu tous ses vieux peches. --Apres ca, ils ne sont peut-etre pas a lui, tous ces enfants? observa madame Volabu. --Il les appelle tous mes enfants, repondit la mere Peirecote, et ils l'appellent tous _mon papa_. Quand a savoir au juste ce qui en est, ce n'est pas facile. C'est une maison ou il y a toujours eu de gros secrets, par rapport surtout a M. le marquis actuel. Du temps de l'autre, est-ce qu'on savait quelque chose de clair sur celui d'a present. Que ne disait-on pas? M. le marquis a eu un frere qui est mort aux Indes, disaient les uns. D'autres disaient au contraire: Le frere puine* de M. le marquis n'est pas si mort ni si eloigne qu'on croit; mais il a change de nom, parce qu'il a fait des folies, des dettes qu'il ne peut payer, et il y a bien cinquante ans que monsieur ne veut pas le voir. Les uns disaient encore: Il ne peut pas lui pardonner sa mauvaise conduite, mais il lui envoie de l'argent de temps en temps en cachette. Et les autres repondaient: Il ne lui envoie rien du tout. Il a le coeur trop dur pour cela. Le pire des deux n'est pas celui qu'on pense. --Et ne peut-on eclaircir cette histoire? demandai-je. Personne, dans le pays, n'est-il mieux renseigne que vous? Il est etrange qu'un membre d'une grande famille sorte ainsi de dessous terre. --Monsieur, dit la vieille, on ne peut rien savoir de ces gens-la. Moi, voila ce que je sais, ce que j'ai vu dans ma jeunesse. Il y avait deux freres du nom de Balma, famille piemontaise bien anciennement etablie dans le pays. L'aine etait fort sage, mais pas de tres-bon coeur, cela est certain. Le cadet etait une diable de tete, mais il n'etait pas fier. Il n'avait rien a lui, et je n'ai point vu d'enfant si aimable et si joli. Les Balma ont vecu longtemps hors du pays. Un beau jour, l'aine vint prendre possession de son domaine et habiter son chateau, sans vouloir permettre qu'on lui fit une pauvre question, et mettant a la porte quiconque se montrait curieux du sort de son frere. Cet aine a vecu jusqu'a l'age de quatre-vingts ans sans se marier, sans adopter personne, sans souffrir un seul parent pres de lui. Il est mort sans faire de testament, comme un homme qui dit: Apres moi, la fin du monde! Mais voila que l'on a vu arriver tout a coup le jeune homme qui a produit de bons litres, et qui a herite naturellement du titre, du chateau et des grands biens de la famille. Il y a au moins deux, trois ou quatre millions de fortune. C'est quelque chose pour un homme qui etait; dit-on, dans la derniere misere. Pauvre enfant! j'ai ete le saluer; il s'est souvenu de moi, et il a ete encore galant en paroles, comme si je n'avais que quinze ans. --Mais ce jeune homme, cet enfant dont vous parlez, la mere, c'est donc le nouveau marquis? dit M. Volabu. Diantre! il n'a pas l'air d'un freluquet pourtant. --Dame! il peut bien avoir, a cette heure, soixante-douze ans, repondit naivement madame Peirecote. Aussi il est bien change! Et l'on dit qu'il est devenu raisonnable, et que sa fille ainee est rangee, econome; que c'est surprenant de la part de gens qu'on croyait disposes a tout avaler dans un jour. --Peste! c'est l'age de s'amender, reprit Volabu. Soixante-douze ans! excusez! Le _jeune homme_ a du mettre de l'eau dans son vin. Les epoux Volabu, voyant que j'avais fini de manger, commencerent a desservir, et je m'approchai du feu, ou je retins la mere Peirecote pour la faire encore parler. Je n'aurais pourtant pas au dire pourquoi l'histoire des Balma excitait a ce point ma curiosite. VIII. LE SABBAT. --Et les deux jeunes demoiselles, dis-je a ma vieille hotesse, vous les connaissez? --Non, Monsieur. Je n'ai fait encore que les apercevoir. Il n'y a qu'une quinzaine qu'elles sont ici, et le dernier jeune homme, qui parait avoir quinze ans tout au plus, est arrive avant-hier au soir. Ce qui fait dire dans le village que ce n'est peut-etre pas le dernier, et qu'on ne sait pas ou s'arretera la famille de M. le marquis. Chacun dit son mot la-dessus: il faut bien rire un peu, pour se consoler de ne rien savoir. --Le nouveau marquis a donc les memes habitudes de mystere que l'ancien? --C'est a peu pres la meme chose, c'est meme encore pire, puisque, ce qu'il a ete et ce qu'il a fait durant tant d'annees qu'on ne l'a pas vu, il a sans doute interet a le cacher plus encore que feu M. son frere; mais pourtant ce n'est pas le meme homme. On commence a me croire, quand je dis que celui-ci vaut mieux, et on lui rendra justice plus tard. L'autre etait sec de coeur comme de corps; celui-ci est un peu brusque de manieres, et n'aime pas non plus les longs discours. Il ne se fie pas au premier venu: on dirait qu'il connait tous les tours et toutes les ruses de ceux qui _quemandent_; mais il s'informe, il consulte; sa fille ainee le fait avec lui, et les secours arrivent sans bruit a ceux qui ont vraiment besoin. M. le cure a bien remarque cela, lui qui s'affligeait tant lorsqu'il a vu venir ce pretendu mauvais sujet: il commence a dire que les pauvres gens n'ont pas perdu au change. --Voila qui s'explique, madame Peirecote, et l'histoire gagne en moralite ce qu'elle perd en merveilleux. Cela se resume en un vieux proverbe de votre connaissance sans doute: "Les mauvaises tetes font les bons coeurs." --Vous avez bien raison, Monsieur, et c'est triste a dire, les trop bonnes tetes font souvent les coeurs mauvais. Qui ne pense qu'a soi n'est bon qu'a soi... Il n'en reste pas moins du merveilleux dans cette maison-la. De tout temps, il s'est passe au chateau des Desertes des choses que la pauvre monde comme moi ne peut pas comprendre. D'abord, on dit que tous les Balma sont sorciers de pere en fils, et l'on me dirait que l'ainee des demoiselles en tient, que cela ne m'etonnerait pas, car elle ne parle pas et n'agit pas comme tout le monde: elle ne va pas du tout vetue selon son rang, elle ne porte ni plumes a son chapeau ni cachemires, comme les dames riches du pays; elle a la figure si blanche, qu'on dirait qu'elle est morte. Les deux autres demoiselles sont un peu plus elegantes et paraissent plus gaies; mais l'aine des jeunes gens a l'air d'un vrai fou: on l'entend parler tout seul, et on le voit faire des gestes qui font peur. Quant a M. le marquis, tout charitable qu'il est, il a l'air bien malin. Enfin, Monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais les domestiques du chateau ont peur et sont fort aises qu'on les renvoie a sept heures du soir, en leur permettant d'aller faire la veillee et coucher dans le village, ou ils ont tous leur famille, car ce marquis n'a amene avec lui aucun serviteur etranger qu'on puisse faire parler. Tous ceux qui sont employes au chateau sont pris a la journee, parce qu'on a renvoye tous les anciens. Cela fait que, pendant douze heures de nuit, personne ne peut savoir ce qui se passe dans la maison. --Et pourquoi suppose-t-on qu'il s'y passe quelque chose? Peut-etre que ces Balma sont tout simplement de grands dormeurs qui craignent le bruit de l'office. --Oh! que non, Monsieur! Ils ne dorment pas. Ils s'en vont dans tout le chateau, montant, descendant, traversant les vieilles galeries, s'arretant dans des chambres qui n'ont pas ete habitees depuis cent ans peut-etre. Ils remuent les meubles, les transportent d'un coin a l'autre, parlent, crient, chantent, rient, pleurent, se disputent..., on dit meme qu'ils se battent, car *car ils font la-dedans un sabbat desordonne. --Comment sait-on tout cela, puisqu'ils renvoient tout le monde de si bonne heure? --Oui, et ils s'enferment, ils barricadent tout, portes et contrevents, apres avoir fait la ronde pour s'assurer qu'on ne les espionne pas. Le fils du jardinier, qui s'etait cache dans une armoire par curiosite, a manque etre jete par les fenetres, et il a eu une si grosse peur, qu'il en a ete malade, car il pretend que ces messieurs et ces demoiselles, et meme M. le marquis, etaient tous habilles en diables, et que cela faisait dresser les cheveux sur la tete de les voir ainsi, et de leur entendre dire des choses qui ne ressemblaient a rien. --A la bonne heure, madame Peirecote! voici qui commenca a m'interesser! Les vieux chateaux ou il ne se passe pas des choses diaboliques ne sont bons a rien. --Vous riez, Monsieur; vous ne croyez pas a cela? Eh bien! si je vous disais que j'ai ete ecouter le plus pres possible avec ma fille, et que j'ai vu quelque chose? --Bien! voyons, contez-moi cela. --Nous avons vu a travers les fentes d'un vieux contrevent qui ne ferme pas aussi bien que les autres, et qui donne ouverture a l'ancienne salle des gardes du chateau, des lumieres passer et repasser si vite, qu'on eut dit que des diables seuls pouvaient les faire courir ainsi sans les eteindre. Et puis, nous avons entendu le bruit du tonnerre et le vent siffler dans le chateau, quoiqu'il fit une belle nuit de gelee bien tranquille comme ce soir. Un grand cri est venu jusqu'a nous, comme si l'on tuait quelqu'un, et nous n'avions pas une goutte de sang dans les veines. C'etait la semaine derniere, Monsieur! Nous nous sommes sauvees, ma fille et moi, parce que nous ne doutions pas qu'un crime n'eut ete commis, et nous ne voulions pas etre appelees comme temoins: cela fait toujours du tort a de pauvres gens comme nous de temoigner contre les riches; on s'en apercoit plus tard. Si bien que nous n'avons pu fermer l'oeil de toute la nuit; mais le lendemain tout le monde se portait bien dans le chateau: les demoiselles riaient et chantaient dans le jardin comme a l'ordinaire, et M. le marquis a ete a la messe, car c'etait un dimanche. Seulement les domestiques nous ont dit qu'ils avaient brule dans la nuit plus de cinquante bougies, et que tout le souper avait ete mange jusqu'au dernier os. --Ah! il me parait qu'ils fetent joyeusement le diable? --Tous les soirs, un bon souper de viandes froides, avec des gateaux, des confitures et des vins fins, leur est servi dans la salle a manger, en meme temps qu'on dessert leur diner. On ne sait pas a quelle heure ni avec quels convives ils le mangent; mais ils ont affaire a des esprits qui ne se nourrissent pas de fumee. Le matin, on trouve les fauteuils ranges en cercle autour de la cheminee du grand salon, et dans tout le reste de la maison il n'y a pas trace du remue-menage de la nuit. Seulement, il y a toute une partie du chateau, celle qu'on n'habite plus depuis longtemps, qui est fermee et cadenassee de facon a ce que personne ne puisse y mettre le bout du nez. Ils ont, au reste, fort peu de domestiques pour une si grande maison et tant de maitres. Ils n'ont encore recu personne, si ce n'est le maire et le cure, lesquels ont vu seulement M. le marquis dans son cabinet, sans qu'aucun de ses enfants ait paru, excepte sa fille ainee. Les demoiselles n'ont pas de filles de chambre, et semblent tout aussi habituees que les messieurs a se servir elles-memes. Le service interieur est fait aussi par des femmes de journee que l'on congedie quand elles ont balaye et range; et vous savez, Monsieur, les hommes sont si simples! Quand il n'y a pas de femmes au courant des affaires d'une maison, on ne peut rien savoir. --C'est vraiment desesperant, ma chere madame Peirecote, dis-je en retenant une bonne envie de rire. --Oui, Monsieur, oui! Ah! si j'etais plus jeune, et si je ne craignais pas d'attraper un rhumatisme en faisant le guet, je saurais bientot a quoi m'en tenir. Par exemple, ces jours derniers, la servante qui a fait les lits a trouve au pied de celui d'une des demoiselles des pantoufles depareillees. On a beau se cacher, on n'est jamais a l'abri d'une distraction. Eh bien, Monsieur, devinez ce qu'il y avait a la place de la pantoufle perdue durant le sabbat! --Quoi! un gros crapaud vert avec des yeux de feu? ou bien un fer de cheval qui a brule les doigts de la pauvre servante? --Non, Monsieur, un joli petit soulier de satin blanc avec un noeud de beaux rubans rose et or! --Diantre! cela sent le sabbat bien davantage. Il est evident que ces demoiselles avaient ete au bal sur un manche a balai! --Chez le diable ou ailleurs; il y avait eu bal aussi au chateau, car on avait justement entendu des airs de danse, et les parquets s'en ressentaient; mais quels etaient les invites, et d'ou sortait le beau monde? car on n'a vu ni voitures ni visites d'aucune espece autour du chateau, et a moins que la bande joyeuse ne soit descendue et remontee par les tuyaux de cheminee, je ne vois pas pour qui ces demoiselles ont mis des souliers blancs a noeuds rose et or. J'aurais ecoute madame Peirecote toute la nuit, tant ses contes me divertissaient; mais je vis que mes hotes desiraient se retirer, et je leur en donnai l'exemple. Volabu me conduisit a sa meilleure chambre et a son meilleur lit. Sa femme m'accabla aussi de mille petits soins, et ils ne me quitterent qu'apres s'etre assures que je ne manquais de rien. Volabu me demanda au travers de la porte a quelle heure je voulais partir pour Briancon. Je le priai d'etre pret a sept heures du matin, ne voulant pas etre a charge plus longtemps a sa famille. Je n'avais pas la moindre envie de dormir, car il n'etait que sept heures du soir, et j'avais douze heures devant moi. Un bon feu de sapin petillait dans la cheminee de ma petite chambre, et une grande provision de branches resineuses, placee a cote, me permettait de lutter contre la froide bise qui sifflait a travers les fenetres mal jointes. Je pris mes crayons, et j'esquissai les deux jolies figures des demoiselles de Balma dans le costume et les attitudes ou elles m'etaient apparues, sans oublier le beau levrier blanc et le cadre des grands cypres noirs couverts de flocons de neige. Tout cela trottait encore plus vite dans mon imagination que sur le papier, et je ne pouvais me defendre d'une emotion analogue a celle que nous fait eprouver la lecture d'un conte fantastique d'Hoffmann, en rapprochant de ces charmantes figures si candides, si enjouees, si heureuses en apparence, les recits bizarres et les diaboliques commentaires de ma vieille hotesse. Ainsi que dans ces contes germaniques, ou des anges terrestres luttent sans cesse contre les pieges d'un esprit infernal petri d'ironie, de colere et de douleur, je voyais ces beaux enfants fleurir a leur insu, sous l'influence perfide de quelque vieux alchimiste couvert de crimes, qui les elevait a la brochette pour vendre leurs ames a Satan, afin de degager la sienne d'un pacte fatal. La petite ne se doutait de rien encore, l'autre commencait a se mefier. Au milieu de leur gaiete railleuse, il m'avait semble voir percer de la crainte pour un maitre qu'elles n'avaient pas ose nommer. Qu'il _grogne_, _le grognon!_ avaient-elles dit, et puis encore, en parlant de ma traversee perilleuse sur le fosse, l'ainee avait dit: _S'il voyait cela il nous gronderait._ Etait-ce leur pere qu'elles redoutaient ainsi, tout en affectant de se moquer? Rien ne prouvait qu'elles fussent les filles de ce vieux marquis ressuscite par magie apres avoir passe pour mort, que dis-je? apres avoir ete mort probablement pendant cinquante ans. Ce devait etre un vampire. Il les tourmentait deja toutes les nuits, mais chaque matin, grace a sa science, elles avaient perdu le souvenir de ce cauchemar, et tachaient de se reprendre a la vie. Helas! elles n'en avaient pas pour longtemps, les pauvrettes! Un matin, on les trouverait etranglees dans quelque gargouille du vieux manoir. A ces folles reveries, quelques indices reels venaient pourtant se joindre. Je ne sais ce que les noeuds de rubans venaient faire la; mais le ruban rose et or du petit soulier coincidait, je ne sais comment, avec le noeud de ruban cerise que j'avais ramasse. _Son noeud_, avait-elle dit, _son noeud d'epee!_--Qui donc, dans le chateau, portait encore la costume de nos peres, l'epee et le noeud d'epee? Cela etait vraiment bizarre, et _il_ l'avait fait lui-meme! _Il_ pretendait que ces charmantes petites mains de fee ne savaient pas faire un noeud digne de _lui_! _Il_ etait donc bien imperieux et bien difficile, ce tyran de la jeunesse et de la beaute! Qu'il fut jeune ou vieux, ce porteur d'epee, ce faiseur de noeuds, il etait peu galant ou peu paternel. Ce ne pouvait etre que le diable ou l'un de ses suppots rechignes. Je ne sais combien de bizarres compositions me vinrent a ce sujet; mais je ne les executai point. La mere Peirecote m'avait souffle le poison de sa curiosite, et je ne tenais pas en place. Il me sembla qu'il etait fort tard, tant j'avais fait de reves en peu d'instants. Ma montre s'etait arretee; mais l'horloge du hameau sonna neuf heures, et je m'inquietai du reste de ma nuit, car je n'avais plus envie de dessiner; il m'etait impossible de lire, et je mourais d'envie d'agir comme un ecolier, c'est-a-dire d'aller chercher quelque aventure poetique ou ridicule sous les murs du vieux chateau. Je commencai par m'assurer d'un moyen de sortie qui ne fit ni bruit ni scandale, et je l'eus trouve avant d'etre decide a m'en servir. Les contrevents de ma fenetre ouvraient sans crier et donnaient sur un petit jardin clos seulement d'une haie vive fort basse. La maison n'avait qu'un etage de niveau avec le sol. Cela etait si facile et si tentant, que je n'y resistai pas. Je me munis d'un briquet, de plusieurs cigares, de ma canne a tete plombee; je cachai ma figure dans un grand foulard, je m'enveloppai de mon manteau, et, pour me deguiser mieux, je decrochai de la muraille une espece de chapeau tyrolien appartenant a M. Volabu; puis je sortis de la maison par la fenetre, je poussai les contrevents, j'enjambai la haie; la neige absorbait le bruit de mes pas. Tout dormait dans le village; la lune brillait au ciel. Je gagnai la campagne, rien qu'en faisant a l'exterieur le tour de la maison. J'arrivai au fosse que je connaissais deja si bien. La nuit avait raffermi la glace. Je montai, non sans peine, le petit escalier, qui etait devenu fort glissant. J'entrai resolument dans le parc, et j'approchai du chateau comme un Almaviva prepare a toute aventure. Je touchais aux portes vitrees du rez-de-chaussee donnant toutes sur une longue terrasse couverte de vignes dessechees par l'hiver, qui ressemblaient, dans la nuit, a de gros serpents noirs courant sur les murs et se roulant autour des balustres. J'avais monte sans hesiter l'escalier borde de grands vases de terre cuite qui entaillait noblement le perron sur chaque face. Tous les volets etaient hermetiquement fermes; je ne craignais pas qu'on me vit de l'interieur. Je voulais ecouter ces bruits etranges, ces cris, ces roulements de tonnerre, ces meubles mis en danse, cette musique infernale dont ma vieille hotesse m'avait rempli la cervelle. Je ne fus pas longtemps sans reconnaitre qu'on agissait energiquement dans cette demeure silencieuse et deserte au dehors. De grands coups de marteau resonnaient dans l'interieur, et des eclats de voix, comme de gens qui disentent ou s'avertissent en travaillant, frapperent confusement mon oreille. Tout cela se passait fort pres de moi, probablement dans une des pieces du rez-de-chaussee; mais les contrevents en plein chene, rembourres de crin et garnis de cuir, ne me permettaient pas de saisir un seul mot. [Illustration 006.png: J'avais monte, sans hesiter, l'escalier... (Page 95.)] Les aboiements d'un chien m'avertirent de me tenir a distance. Je descendis le perron, et bientot j'entendis ouvrir la porte que je venais de quitter. Le chien hurlait, je me crus perdu, car le clair de lune ne me permettait pas de franchir l'espace decouvert qui me separait des premiers massifs. --Ne laisse pas sortir Hecate! dit une voix que je reconnus aussitot pour celle de la plus jeune de mes deux heroines. Elle est folle au clair de la lune, et elle casse tous les vases du perron. --Rentrez, Hecate! dit l'autre, dont je reconnus aussi la voix. Elle ferma la porte au nez de la grande levrette, qui les avertissait de ma presence et gemissait de n'etre pas comprise. Les deux jeunes filles s'avancerent sur le perron. Je me cachai sous la voute qu'il formait entre les deux escaliers lateraux. --Ne mets donc pas ainsi tes bras nus sur la neige, petite; tu vas t'enrhumer, disait l'ainee. Qu'as-tu besoin de t'appuyer sur la balustrade? --Je suis fatiguee, et je meurs de chaud. --En ce cas, rentrons. --Non, non! c'est si beau la nuit, la lune et la neige! Ils en ont au moins pour un quart d'heure a arranger le _cimetiere_, respirons un peu. Le _cimetiere_ me fit ouvrir l'oreille; la nuit sonore me permettait de ne pas perdre une de leurs paroles, et j'allais saisir le mot de l'enigme, lorsque quelqu'un de l'interieur, ennuye des cris du chien, ouvrit la porte et laissa passer la maudite bete, qui s'elanca jusqu'a moi et s'arreta a l'entree de la voute, indignee de ma presence, mais tenue en respect par la canne dont je la menacais. --Oh! qu'_ils_ sont ennuyeux d'avoir lache Hecate! disaient tranquillement ces demoiselles, pendant que j'etais dans une situation desesperee. Ici, Hecate, tais-toi donc! tu fais toujours du bruit pour rien! [Illustration 007.png: Je n'attendis pas longtemps Don Juan et Leporello.... (Page 99.)] --Mais comme elle est en colere! c'est peut-etre un voleur! dit la petite. --Est-ce qu'il y a des voleurs ici? me cria l'ainee en riant; monsieur le voleur, repondez. --Ou bien, c'est un curieux, ajouta l'autre. Monsieur le curieux, vous perdez votre temps; vous vous enrhumez pour rien. Vous ne nous verrez pas. --A toi, Hecate! mange-le! Hecate n'eut pas demande mieux, si elle eut ose. Bruyante, mais craintive, comme le sont les levrettes, elle reculait herissee de colere et de peur, quoiqu'elle fut de taille a m'etrangler. --Bah! ce n'est personne, dit l'une des demoiselles, elle crie apres la statue qui est la au fond de la grotte. --Et si nous allions voir? --Ma foi non, j'ai peur! --Et moi aussi, rentrons! --Appelons _nos garcons_! --Ah bien oui! ils ont bien autre chose en tete, et ils se moqueront de nous comme a l'ordinaire. --Il fait froid, allons-nous-en. --Il _fait peur_, sauvons-nous! Elles rentrerent en rappelant la chienne. Tout se referma hermetiquement, et je n'entendis plus rien pendant un quart d'heure; mais tout a coup les cris d'une personne qui semblait frappee d'epouvante retentirent. On parla haut sans que je pusse distinguer ni les paroles ni l'accent. Il y eut encore un silence, puis des eclats de rire, puis plus rien, et je perdis patience, car j'etais transi de froid, et la maudite levrette pouvait me trahir encore, pour peu qu'on eut le caprice de venir poser de jolis petits bras nus sur la neige de la balustrade. Je regagnai la maison Volabu, certain qu'on ne m'avait pas tout a fait trompe, et qu'on travaillait dans le chateau a une oeuvre inconnue et inqualifiable, mais un peu honteux de n'avoir rien decouvert, sinon qu'on arrangeait le _cimetiere_ et qu'on se moquait des curieux. La nuit etait fort avancee quand je me retrouvai dans ma petite chambre. Je passai encore quelque temps a rallumer mon feu et a me rechauffer avant de pouvoir m'endormir, si bien que, lorsque Volabu vint pour m'eveiller avec le jour, il n'osa le faire, tant je m'acquittais en conscience de mon premier somme. Je me levai tard. Il avait eu le temps de me preparer mon dejeuner, qu'il fallut accepter sous peine de desesperer le brave homme et madame Volabu, qui avait des pretentions assez fondees au talent de cuisiniere. A midi, une affaire survint a mon hote: il etait pret a y renoncer pour tenir sa parole envers moi; mais moi, sans me vanter de mon escapade, j'avais un _fiasco_ sur le coeur, et je me sentais beaucoup moins presse que la veille d'arriver a Briancon. Je priai donc mon hote de ne pas se gener, et je remis notre depart au lendemain, a la condition qu'il me laisserait payer la depense que je faisais chez lui, ce qui donna lieu a de grandes contestations, car cet homme etait sincerement liberal dans son hospitalite. Il eut discute avec moi pour une misere durant le voyage, si j'eusse voulu marchander; chez lui, il etait pret a mettre le feu a la maison pour me prouver son savoir-vivre. IX. L'UOM DI SASSO. J'etais trop mecontent du resultat de mon entreprise pour me sentir dispose a faire de nouvelles questions sur le chateau mysterieux. Je renfermais ma curiosite comme une honte, le succes ne l'avait pas justifiee; mais elle n'en subsistait pas moins au fond de mon imagination, et je faisais de nouveaux projets pour la nuit suivante. En attendant, je resolus d'aller pousser une reconnaissance autour du chateau, pour me menager les moyens de penetrer nuitamment dans l'interieur de la place, s'il etait possible... Bah! me disais-je, tout est possible a celui qui veut. J'allais sortir, lorsqu'un petit paysan, qui rodait devant la route, me regarda avec ce melange de hardiesse et de poltronnerie qui caracterise les enfants de la campagne. Puis, comme j'observais sa mine a la fois espiegle et farouche, il vint a moi, et, me presentant une lettre, il me dit: "Regardez ca, si c'est pour vous." Je lus mon nom et mon prenom traces fort lisiblement et d'une main elegante sur l'adresse. A peine eus-je fait un signe affirmatif que l'enfant s'enfuit sans attendre ni questions ni recompense. Je courus a la signature, qui ne m'apprit rien d'officiel, mais a laquelle pourtant je ne me trompai pas. Stella et Beatrice! les jolis noms! m'ecriai-je, et je rentrai dans ma chambre, assez emu, je le confesse. "Le hasard, aide de la curiosite, disait cette gracieuse lettre parfumee, a fait decouvrir a deux petites filles fort rusees le nom de l'etranger qui a ramasse le noeud de ruban cerise. Des pas laisses sur la neige, coincidant avec les avertissements de la belle chienne Hecate, ont prouve a ces demoiselles que l'etranger etait encore plus curieux que poli et prudent, et qu'il ne craignait pas de marcher sur les eaux pour surprendre les secrets d'autrui. Le sort en est jete! Puisque vous voulez etre initie a nos mysteres, o jeune presomptueux, vous le serez! Puissiez-vous ne pas vous en repentir, et vous montrer digne de notre confiance! Soyez muet comme la tombe; la plus legere indiscretion nous mettrait dans l'impossibilite de vous admettre. Venez a huit heures du soir (_solo e inosservato_) au bord du fosse, vous y trouverez Stella et Beatrice." Tout le billet etait ecrit en italien et redige dans le pur toscan que je leur avais entendu parler. Je hatai le diner pour avoir le droit de sortir a six heures, pretextant que j'allais voir lever la lune sur le haut des collines. En effet, je fis une course au dela du chateau, et a huit heures precises j'etais au rendez-vous. Je n'attendis pas cinq minutes. Mes deux charmantes chatelaines parurent, bien enveloppees et encapuchonnees. Je fus un peu inquiet, lorsque j'eus franchi l'escalier, d'en voir une troisieme sur laquelle je ne comptais pas. Celle-la etait masquee d'un _loup_ de velours noir et son manteau avait la forme d'un domino de bal.--Ne soyez pas effraye, me dit la petite Beatrice en me prenant sans facon par-dessous le bras, nous sommes trois. Celle-ci est notre soeur ainee. Ne lui parlez pas, elle est sourde. D'ailleurs il faut nous suivre sans dire un mot, sans faire une question. Il faut vous soumettre a tout ce que nous exigerons de vous, eussions-nous la fantaisie de vous couper la moustache, les cheveux et meme un peu de l'oreille. Vous allez voir des choses fort extraordinaires et faire tout ce qu'on vous commandera, sans hasarder la moindre objection, sans hesiter, et surtout _sans rire_, des que vous aurez passe le seuil du sanctuaire. Le rire intempestif est odieux a notre _chef_, et je ne reponds pas de ce qui vous arriverait si vous ne vous comportiez pas avec la plus grande dignite. --Monsieur engage-t-il ici sa parole d'honnete homme, dit a son tour Stella, la seconde des deux soeurs, a nous obeir dans toutes ces prescriptions? Autrement, il ne fera point un pas de plus sur nos domaines, et ma soeur ainee que voici, et qui est sourde comme la loi du destin, l'enchainera jusqu'au jour, par une force magique, au pied de cet arbre ou il servira demain de risee aux passants. Pour cela il ne faut qu'un signe de nous; ainsi, parlez vite, Monsieur. --Je jure sur mon honneur, et par le diable, si vous voulez, d'etre a vous corps et ame jusqu'a demain matin. --A la bonne heure, dirent-elles; et me prenant chacune par un bras, elles m'entrainerent dans un dedale obscur de bosquets d'arbres verts. Le domino noir nous precedait, marchant vite, sans detourner la tete. Une branche ayant accroche le bas de son manteau, je vis se dessiner sur la neige une jambe tres-fine et qui pourtant me parut suspecte, car elle etait chaussee d'un bas noir avec une floche de rubans pareils retombant sur le cote, sans aucun indice de l'existence d'un jupon. Cette soeur ainee, sourde et muette, me fit l'effet d'un jeune garcon qui ne voulait pas se trahir par la voix et qui surveillait ma conduite aupres de ses soeurs, pour me remettre a la raison, s'il en etait besoin. Je ne pus me defendre du sot amour-propre de faire part de ma decouverte, et j'en fus aussitot chatie.--Pourquoi avez-vous manque de confiance en moi? disais-je a mes deux jeunes amies. Il n'etait pas besoin de la presence de votre frere pour m'engager d'etre aupres de vous le plus soumis et le plus respectueux des adeptes. --Et vous, pourquoi manquez-vous a votre serment? repliqua Stella d'un ton severe: allons, il est trop tard pour reculer, et il faut employer les grands moyens pour vous forcer au silence. Elle m'arreta; le domino noir se retourna malgre sa surdite, et presenta un bandeau, qu'a elles trois elles placerent sur mes yeux avec la precaution et la dexterite de jeunes filles qui connaissent les supercheries possibles du jeu de colin-maillard.--On vous fait grace du baillon, me dit Beatrice; mais, a la premiere parole que vous direz, vous ne l'echapperez pas, d'autant plus que nous allons trouver main-forte, je vous en avertis. En attendant, donnez-nous vos mains; vous ne serez pas assez felon, je pense, pour nous les retirer et pour nous forcer a vous les lier derriere le dos. Je ne trouvais pas desagreable cette maniere d'avoir les mains liees, en les enlacant a celles de deux filles charmantes, et la ceremonie du bandeau ne m'avait pas revolte non plus; car j'avais senti se poser doucement sur mon front et passer legerement dans ma chevelure deux autres mains, celles de la soeur ainee, lesquelles, degantees pour cet office d'executeur des hautes-oeuvres, ne me laisserent plus aucun doute sur le sexe du personnage muet. Je dois dire a ma louange que je n'eus pas un instant d'inquietude sur les suites de mon aventure. Quelque inexplicable qu'elle fut encore, je n'eus pas le _provincialisme_ de redouter une mystification de mauvais gout; je ne m'etais muni d'aucun poignard, et les menaces de mes jolies sibylles ne m'inspiraient aucune crainte pour mes oreilles ni meme pour ma moustache. Je voyais assez clairement que j'avais affaire a des personnes d'esprit, et le souvenir de leurs figures, le son de leurs voix, ne trahissaient en elles ni la mechancete ni l'effronterie. Certes, elles etaient autorisees par leur pere, qui sans doute me connaissait de reputation, a me faire cet accueil romanesque, et, ne le fussent-elles pas, il y a autour de la femme pure je ne sais quelle indefinissable atmosphere de candeur, qui ne trompe pas le sens exerce d'un homme. Je sentis bientot, a la chaleur de la temperature et a la sonorite de mes pas, que j'etais dans le chateau; on me fit monter plusieurs marches, on m'enferma dans une chambre, et la voix de Beatrice me cria a travers la porte: "Preparez-vous, otez votre bandeau, revetez l'armure, mettez le masque, n'oubliez rien! On viendra vous chercher tout a l'heure." Je me trouvai seul dans un cabinet meuble seulement d'une grande glace, de deux quinquets et d'un sofa, sur lequel je vis une etrange armure. Un casque, une cuirasse, une cotte, des brassards, des jambards, le tout mat et blanc comme de la pierre. J'y touchai, c'etait du carton, mais si bien modele et peint en relief pour figurer les ornements repousses, qu'a deux pas l'illusion etait complete. La cotte etait en toile d'encollage, et ses plis inflexibles simulaient on ne peut mieux la sculpture. Le style de l'accoutrement guerrier etait un melange d'antique et de rococo, comme on le voit employe dans les panoplies de nos derniers siecles. Je me hatai de revetir cet etrange costume, meme le masque, qui representait la figure austere et chagrine d'un vieux capitaine, et dont les yeux blancs, doubles d'une gaze a l'interieur, avaient quelque chose d'effrayant. En me regardant dans la glace, cette gaze ne me permettant pas une vision bien nette, je me crus change en pierre, et je reculai involontairement. La porte se rouvrit. Stella vint m'examiner en silence, et en posant son doigt sur ses levres: "C'est a merveille, dit-elle en parlant bas. L'_uom' di sasso_ est effroyable! Mais n'oubliez pas les gants blancs... Oh! ceux-ci sont trop frais, salissez-les un peu contre la muraille pour leur donner un ton et des ombres. Il faut que, vu de pres, tout fasse illusion. Bien! venez maintenant. Mes freres vous attendent, mais mon pere ne se doute de rien. Allons, comportez-vous comme une statue bien raisonnable. N'ayez pas l'air de voir et d'entendre!" Elle me fit descendre un escalier derobe, pratique dans l'epaisseur d'un mur enorme, puis elle ouvrit une porte en bas, et me conduisit a un siege ou elle me laissa en me disant tout bas: "Posez-vous bien. Soyez artiste dans cette pose-la!" Elle disparut; le plus grand silence regnait autour de moi, et ce ne fut qu'au bout de quelques secondes que la gaze de mon masque me permit de distinguer les objets mal eclaires qui m'environnaient. Qu'on juge de ma surprise: j'etais assis sur une tombe! Je faisais monument dans un coin de cimetiere eclaire par la lune. De vrais ifs etaient plantes autour de moi, du vrai lierre grimpait sur mon piedestal. Il me fallut encore quelques instants pour m'assurer que j'etais dans un interieur bien chauffe, eclaire par un clair de lune factice. Les branches de cypres qui s'entrelacaient au-dessus de ma tete me laissaient apercevoir des coins de ciel bleu, qui n'etaient pourtant que de la toile peinte, eclairee par des lumieres bleues. Mais tout cela etait si artistement agence, qu'il fallait un effort de la raison pour reconnaitre l'artifice. Etais-je sur un theatre? Il y avait bien devant moi un grand rideau de velours vert; mais, autour de moi, rien ne sentait le theatre. Rien n'etait dispose pour des effets de scene menages au spectateur. Pas de coulisses apparentes pour l'acteur, mais des issues formees par des masses de branches vertes et voilant leurs extremites par des toiles bleues perdues dans l'ombre. Point de quinquets visibles; de quelque cote qu'on cherchat la lumiere, elle venait d'en haut, comme des astres, et, du point ou l'on m'avait rive sur mon socle funeraire, je ne pouvais saisir son foyer. Le plancher etait cache sous un grand tapis vert imitant la mousse. Les tombes qui m'entouraient me semblaient de marbre, tant elles etaient bien peintes et bien disposees. Dans le fond, derriere moi, s'elevait un faux mur qui ressemblait a un vrai mur a s'y tromper. On n'avait pas cherche ces lointains factices qui ne font illusion qu'au parterre et contre lesquels l'acteur se heurte aux profondeurs de l'horizon. La scene dont je faisais partie etait assez grande pour que rien n'y choquat l'apparence de la realite. C'etait une vaste salle arrangee de facon a ce que je pusse me croire dans une petite cour de couvent, ou dans un coin de jardin destine a d'illustres sepultures. Les cypres semblaient plantes reellement dans de grosses pierres qu'on avait transportees pour les soutenir, et ou la mousse du parc etait encore fraiche. Donc je n'etais pas sur un theatre, et pourtant je servais a une representation quelconque. Voici ce que j'imaginai: M. de Balma etait fou, et ses enfants essayaient d'etranges fantaisies pour flatter la sienne. On lui servait des tableaux appropries a la disposition lugubre ou riante de son cerveau malade, car j'avais entendu rire et chanter la nuit precedente, quoiqu'on eut deja parle de cimetiere. J'entendis des chuchotements, des pas furtifs et des frolements de robe derriere les massifs qui m'environnaient; puis la douce voix de Beatrice, partant de derriere le rideau, prononca ces mots:--_Il est temps!..._ Alors un choeur, forme de quelques voix admirables, s'eleva de divers cotes, comme si des esprits eussent habite ces buissons de cypres, dont les tiges se balancaient sur ma tete et a mes pieds. J'arrangeai ma pose de Commandeur, car je vis bien qu'il y avait du don Juan dans cette affaire. Le choeur etait de Mozart, et chantait les admirables accords harmoniques du cimetiere: "_Di rider finirai, pria dell'aurora. Ribaldo! audace! lascia ai morti la pace!_" Involontairement je melai ma voix a celle des fantomes invisibles; mais je me tus en voyant le rideau s'ouvrir en face de moi. Il ne se leva pas comme une toile de theatre, il se separa en deux comme un vrai rideau qu'il etait; mais il ne m'en devoila pas moins l'interieur d'une jolie petite salle de spectacle, ornee de deux rangees de belles loges decorees dans le gout de Louis XIV. Trois jolis lustres pendaient de la voute; il n'y avait pas de rampe allumee, mais il y avait la place d'un orchestre. Le plus curieux de tout cela, c'est qu'il n'y avait pas un spectateur, pas une ame dans toute cette salle, et que je me trouvais poser la statue devant les banquettes. --Si c'est la toute la mystification que je subis, pensai-je, elle n'est pas bien mechante. Reste a savoir combien de temps on me laissera faire mon effet dans le vide. Je n'attendis pas longtemps. Don Juan et Leporello sortirent du massif derriere moi, et se mirent a causer. Leurs costumes, admirables de verite, de bon gout et d'exactitude, ne me permirent pas de reconnaitre tout de suite les acteurs, car Leporello surtout etait rajeuni de trente ans. Il avait la taille leste, la jambe ferme, une barbe noire taillee en collier andalous, une resille qui cachait son front ride; mais, a sa voix, pouvais-je hesiter un instant? C'etait le vieux Boccaferri devenu un acteur elegant et alerte. Mais ce beau don Juan, ce fier et poetique jeune homme qui s'appuyait negligemment sur mon piedestal, sans daigner tourner vers moi son visage, ombrage d'une *d'une perruque blonde et d'un large feutre Louis XIII, a plume blanche, quel etait-il donc? Son riche vetement semblait emprunte a un portrait de famille. Ce n'etait point un costume de fantaisie, un compose de chiffons et de clinquant: c'etait un veritable pourpoint de velours aussi court que le portaient les dandys de l'epoque, avec des braies aussi larges, des passements aussi raides, des rubans aussi riches et aussi souples. Rien n'y sentait la boutique, le magasin de costumes, l'arrangement infidele par lequel l'acteur transige avec les bourgeoises du public en modifiant l'extravagance ou l'exageration des anciennes modes, c'etait la premiere fois que j'avais sous les yeux un vrai personnage historique dans son vrai costume et dans sa maniere de le porter. Pour moi, peintre, c'etait une bonne fortune. Le jeune homme etait svelte et fait au tour. Il se dandinait comme un paon, et me donnait une idee beaucoup plus juste de don Juan que ne me l'eut donnee le beau Celio lui-meme sur les planches, car Celio y eut voulu mettre quelque chose de hautain et de tragique qui outrepasse la donnee du caractere... Mais tout a coup, sur une observation poltronne de Leporello Boccaferri, il leva la tete vers moi, statue, d'un air de nonchalante ironie, et je reconnus Celio Floriani en personne. Savait-il qui j'etais? Dans tous les cas, mon masque ne lui permettait guere de sourire a des traits connus, et, comme la piece me paraissait engagee avec un merveilleux sang-froid, je gardai ma pose immobile. Quand le premier effet de la surprise et de la joie se fut dissipe, car, bien que je ne visse pas la Boccaferri, j'esperais qu'elle n'etait pas loin, je pretai l'oreille a la scene qui se jouait, afin de ne pas la faire manquer. Mon role n'etait pas difficile, puisque je n'avais qu'un geste a faire et un mot a dire, mais encore fallait-il les placer a propos. J'avais cru, d'apres le choeur, ou, faute d'instruments, des voix charmantes remplacaient les combinaisons harmoniques de l'orchestre, qu'il s'agissait de l'opera de Mozart rendu d'une certaine facon; mais le dialogue parle de Celio et de Boccaferri me fit croire qu'on jouait la comedie de Moliere en italien. Je la savais presque par coeur en francais; je ne fus donc pas longtemps a m'apercevoir qu'on ne suivait pas cette version a la lettre, car dona Anna, vetue de noir, traversa le fond du cimetiere, s'approcha de moi comme pour prier sur ma tombe, puis, apercevant deux promeneurs, elle se cacha pour ecouter. Cette belle dona Anna, costumee comme un Velasquez, etait representee par Stella. Elle etait pale et triste, autant que son role le comportait en cet instant. Elle apprit la que c'etait don Juan qui avait tue son pere, car le reprouve s'en vanta presque, en raillant le pauvre Leporello qui mourait de peur. Anna etouffa un cri en fuyant. Leporello repondit par un cri d'effroi, et declara a son maitre que les ames des morts etaient irritees de son impiete; que, quant a lui, il ne traverserait pas cet endroit du cimetiere, et qu'il en ferait le tour exterieur plutot que d'avancer d'un pas. Don Juan le prit par l'oreille et le forca de lire l'inscription du monument du Commandeur. Le pauvre valet declara ne savoir pas lire, comme dans le libretto de l'opera italien. La scene se prolongea d'une maniere assez piquante a etudier, car c'etait un compose de la comedie de Moliere et du drame lyrique mis en action et en langage vulgaire, le tout complique et developpe par une troisieme version que je ne connaissais pas et qui me parut improvisee. Cela faisait un dialogue trop etendu et parfois trop familier pour une scene qui se serait jouee en public, mais qui prenait la une realite surprenante, a tel point que la convention ne s'y sentait plus du tout par moments, et que je croyais presque assister a un episode de la vie de don Juan. Le jeu des acteurs etait si naturel et le lieu ou ils se tenaient si bien dispose pour la liberte de leurs mouvements, qu'ils n'avaient plus du tout l'air de jouer la comedie, mais de se persuader qu'ils etaient les vrais types du drame. Cette illusion me gagna moi-meme quand je vis Leporello m'adresser l'invitation de son maitre, et montrer a mon inflexion de tete une terreur non equivoque. Jamais tremblement convulsif, jamais contraction du visage, jamais suffocation de la voix et flageolement des jambes n'appartinrent mieux a l'homme serieusement epouvante par un fait surnaturel. Don Juan lui-meme fut emu lorsque je repondis a son insolente provocation par le _oui_ funebre. Un coup de tamtam dans la coulisse et des accords lugubres faillirent me faire tressaillir moi-meme. Don Juan conserva la tete haute, le corps raide, la flamberge arrogante retroussant le coin du manteau; mais il tremblait un peu, sa moustache blonde se herissait d'une horreur secrete, et il sortit en disant: "Je me croyais a l'abri de pareilles hallucinations; sortons d'ici!" *il passa devant moi en me toisant avec audace; mais son oeil etait arrondi par la peur, et une sueur froide baignait son front altier. Il sortit avec Leporello, et le rideau se referma pendant que les esprits reprenaient le choeur du commencement de la scene: Di rider finirai, etc. Aussitot dona Anna vint me prendre par la main, et m'aidant a me debarrasser du masque, elle me conduisit au bord du rideau, en me disant de regarder avec precaution dans la salle. Le parterre de cette salle, qui n'etait garni que d'une douzaine de fauteuils, d'une table chargee de papiers et d'un piano a queue, devenait, dans les entr'actes, le foyer des acteurs. J'y vis le vieux Boccaferri s'eventant avec un eventail de femme, et respirant a pleine poitrine comme un homme qui vient d'etre reellement tres-emu. Celio rassemblait des papiers sur la table; Beatrice, belle comme un ange, en costume de Zerlina, tenait par la main un charmant garcon encore imberbe, qui me sembla devoir etre Masetto. Un cinquieme personnage, enveloppe d'un domino de bal, qui, retrousse sur sa hanche, laissait voir une manchette de dentelle sur un bas de soie noire, me tournait le dos. C'etait la troisieme pretendue demoiselle de Balma, _la sourde_, costumee en Ottavio, qui m'avait intrigue dans le jardin; mais etait-ce la Cecilia? Elle me paraissait plus grande, et cette tournure degagee, cette pose de jeune homme, ne me rappelaient pas la Boccaferri, a laquelle je n'avais jamais vu porter sur la scene les vetements de notre sexe. J'allais demander son nom a Stella, lorsque celle-ci mit le doigt sur ses levres et me fit signe d'ecouter. --Pardieu! disait Boccaferri a Celio, qui lui faisait compliment de la maniere dont il avait joue, on aurait bien joue a moins! J'etais mort de peur, et cela tout de bon; car je n'avais pas vu la statue a la repetition d'hier, et quoique j'aie coupe et peint moi-meme toutes les pieces d'armure, je ne me representais pas l'effet qu'elles produisent quand elles sont revetues. Salvator posait dans la perfection, et il a dit son _oui_ avec un timbre si excellent, que je n'ai pas reconnu le son de sa voix; et puis, dans ce costume, il me faisait l'effet d'un geant. Ou est-il donc cet enfant, que je le complimente? Boccaferri se retourna brusquement, et vit derriere lui le jeune homme auquel il s'adressait, occupe a mettre du rouge pour faire le personnage de Masetto.--En bien! quoi? s'ecria Boccaferri, tu as deja eu le temps de changer de costume? --Comment, _mon vieux_ repondit le jeune homme, tu crois que c'est moi qui ai fait la statue? Tu ne te souviens pas de m'avoir vu dans la coulisse au moment ou tu es revenu tomber a genoux, comme voulant fuir (au plus beau moment de ta frayeur!), et que tu m'as dit tout bas: Cette figure de pierre m'a fait vraiment peur! --Moi, je t'ai dit cela? reprit Boccaferri stupefait, je ne m'en souviens pas. Je te voyais sans te voir; je n'avais pas ma tete. Oui, j'ai eu reellement peur. Je suis content, notre essai reussit, mes enfants; voila que l'emotion nous gagne. Pour moi, c'est deja fait; et quand vous en serez tous la, vous serez tous de grands artistes!... --Mais, vieux fou, dit Celio en souriant, si ce n'etait pas Salvator qui faisait la statue, qui etait-ce donc? Tu ne te le demandes pas? --Au fait, qui etait-ce? Qui diable a fait cette statue? Et Boccaferri se leva tout effraye en promenant des yeux hagards autour de lui. --Le bonhomme est tres-impressionnable, me dit Stella; il ne faudrait pas pousser plus loin l'epreuve. Nommez-vous avant de vous montrer. X. OTTAVIO. --Maitre Boccaferri! criai-je en ouvrant doucement le rideau, reconnaissez-vous la voix du Commandeur? --Oui, pardieu! je reconnais cette voix, repondit-il; mais je ne puis dire a qui elle appartient. Mille diables! il y a ici ou un revenant, ou un intrus; qu'est-ce que cela signifie, enfants? --Cela signifie, mon pere, dit Ottavio en se retournant et en me montrant enfin les traits purs et nobles de la Cecilia, que nous avons ici un bon acteur et un bon ami de plus. Elle vint a moi en me tendant la main. Je m'elancai d'un bond dans l'emplacement de l'orchestre; je saisis sa main que je baisai a plusieurs reprises, et j'embrassai ensuite le vieux Boccaferri qui me tendait les bras. C'etait la premiere fois que je songeais a lui donner cette accolade, dont la seule idee m'eut cause du degout deux mois auparavant. Il est vrai que c'etait la premiere fois que je ne le trouvais pas ivre, ou sentant la vieille pipe et le vin nouveau. Celio m'embrassa aussi avec plus d'effusion veritable que je ne l'y eusse cru dispose. La douleur de son _fiasco_ semblait s'etre effacee, et, avec elle, l'amertume de son langage et de sa physionomie. "Ami, me dit-il, je veux te presenter a tout ce que j'aime. Tu vois ici les quatre enfants de la Floriani, mes soeurs Stella et Beatrice, et mon jeune frere Salvator, le Benjamin de la famille, un bon enfant bien gai, qui palissait dans l'etude d'un homme de loi, et qui a quitte ce noir metier de scribe, il y a deux jours, pour venir se faire artiste a l'ecole de notre pere adoptif, Boccaferri. Nous sommes ici pour tout le reste de l'hiver sans bouger; nous y faisons, les uns leur education, les autres leur stage dramatique. On t'expliquera cela plus tard: maintenant il ne faut pas trop s'absorber dans les embrassades et les explications, car on perdrait la piece de vue; on se refroidirait sur l'affaire principale de la vie, sur ce qui passe avant tout ici, l'art dramatique! --Un seul et dernier mot, lui dis-je en regardant Cecilia a la derobee: pourquoi, cruels, m'aviez-vous abandonne? Si le plus incroyable, le plus inespere des hasards ne m'eut conduit ici, je ne vous aurais peut-etre jamais revus qu'a travers la rampe d'un theatre; car tu m'avais promis de m'ecrire, Celio, et tu m'as oublie! --Tu mens! repondit-il en riant. Une lettre de moi, avec une invitation de notre cher hote, le marquis, te cherche a Vienne dans ce moment-ci. Ne m'avais-tu pas dit que tu ne repasserais les Alpes qu'au printemps? Ce serait a toi de nous expliquer comment nous te retrouvons ici, ou plutot comment tu as decouvert notre retraite, et pourquoi il a fallu que ces demoiselles se compromissent jusqu'a t'ecrire un billet doux sous ma dictee pour te donner le courage d'entrer par la porte au lieu de venir roder sous les fenetres. Si l'aventure d'hier soir ne m'eut pas mis sur tes traces, si je ne les avais suivies, ce matin, ces traces indiscretes empreintes sur la neige, et cela jusque chez le voiturin Volabu, ou j'ai vu ton nom sur une caisse placee dans son hangar, tu nous menageais donc quelque terrible surprise? --Moi? j'etais le plus sot et le plus innocent des curieux. Je ne vous savais pas ici. J'avais la tete echauffee par votre sabbat nocturne, qui met en emoi tout le hameau, et je venais tacher de surprendre les manies de M. le marquis de Balma... Mais a propos, m'ecriai-je en eclatant de rire et en promenant aussitot un regard inquiet et confus autour de moi, chez qui sommes-nous ici? Que faites-vous chez ce vieux marquis, et comment peut-il dormir pendant un pareil vacarme? Toute la troupe echangea a son tour des regards d'etonnement, et Beatrice eclata de rire comme je venais de le faire. Mais Boccaferri prit la parole avec beaucoup de sang-froid pour me repondre.--Le vieux marquis est un monomane, en effet, dit-il. Il a la passion du theatre, et son premier soin, des qu'il s'est vu riche et maitre d'un beau chateau, c'a ete de recruter, par mon intermediaire, la troupe choisie qui est sous vos yeux, et de la cacher ici en la faisant passer pour sa famille. Comme il est grand dormeur et passablement sourd, nous nous amusons a repeter sans qu'il nous gene, et, au premier jour, nous ferons nos debuts devant lui; mais, comme il est cense pleurer la mort du genereux frere qui ne l'a fait son heritier que faute d'avoir songe a le desheriter, il nous a recommande le plus grand mystere. C'est pour cela que personne ne sait a quoi nous passons nos nuits, et l'on aime mieux supposer que c'est a evoquer le diable qu'a nous occuper du plus vaste et du plus complet de tous les arts. Restez donc avec nous, Salentini, tant qu'il vous plaira, et, si la partie vous amuse, soyez associee a notre theatre. Comme je fais la pluie et le beau temps ici, on n'y saura pas votre vrai nom, s'il vous plait d'en changer. Vous passerez meme, au besoin, pour un sixieme enfant du marquis. C'est moi son bras droit et son factotum qui choisis les sujets et qui les dirige. Vous voyez que je suis lie de vieille date avec ce bon seigneur, cela ne doit pas vous etonner: c'etait un vieux ivrogne, et nous nous sommes connus au cabaret; mais nous nous sommes amendes ici, et, depuis que nous avons le vin a discretion, nous sommes d'une sobriete qui vous charmera... Allons! nous oublions trop la piece, et ce n'est pas dans un entr'acte qu'il faut se raconter des histoires. Voulez-vous faire jusqu'au bout le role de la statue? Ce n'est qu'une entree de manege; demain on vous donnera, dans une autre piece, le role que vous voudrez, ou bien vous prendrez celui d'Ottavio; et Cecilia creera celui d'Elvire, que nous avions supprime. Vous avez deja compris que nous inventons un theatre d'une nouvelle forme et completement a notre usage. Nous prenons le premier scenario venu, et nous improvisons le dialogue, aides des souvenirs du texte. Quand un sujet nous plait, comme celui-ci, nous l'etudions pendant quelques jours en le modifiant _ad libitum_. Sinon, nous passons a un autre, et souvent nous faisons nous-memes le sujet de nos drames et de nos comedies, en laissant a l'intelligence et a la fantaisie de chaque personnage le soin d'en tirer parti. Vous voyez deja qu'il ne s'agit pour nous que d'une chose, c'est d'etre createurs et non interpretes serviles. Nous cherchons l'inspiration, et elle nous vient peu a peu. Au reste, tout ceci s'eclaircira pour vous en voyant comment nous nous y prenons. Il est deja dix heures, et nous n'avons joue que deux actes. _All'opra!_ mes enfants! Les jeunes gens au decor, les demoiselles au manuscrit pour nous aider dans l'ordre des scenes, car il faut de l'ordre meme dans l'inspiration. Vite, vite, voici un entr'acte qui doit indisposer le public. Boccaferri prononca ces derniers mots d'un ton qui eut fait croire qu'il avait sous les yeux un public imaginaire remplissant cette salle vide et sonore. Mais il n'etait pas maniaque le moins du monde. Il se livrait a une consciencieuse etude de l'art, et il faisait d'admirables eleves en cherchant lui-meme a mettre en pratique des theories qui avaient ete le reve de sa vie entiere. Nous nous occupames de changer la scene. Cela se fit en un clin d'oeil, tant les pieces du decor etaient bien montees, legeres, faciles a remuer et la salle bien machinee.--Ceci etait une ancienne salle de spectacle parfaitement construite et entendue, me dit Boccaferri. Les Balma ont eu de tout temps la passion du theatre, sauf le dernier, qui est mort triste, ennuye, parfaitement egoiste et nul, faute d'avoir cultive et compris cet art divin. Le marquis actuel est le digne fils de ses peres, et son premier soin a ete d'exhumer les decors et les costumes qui remplissaient cette aile de son manoir. C'est moi qui ai rendu la vie a tous ces cadavres gisant dans la poussiere. Vous savez que c'etait mon metier _la-bas_. Il ne m'a pas fallu plus de huit jours pour rendre la couleur et l'elasticite a tout cela. Ma fille, qui est une grande artiste, a rajeuni les habillements et leur a rendu le style et l'exactitude dont on faisait bon marche il y a cinquante ans. Les petites Floriani, qui veulent etre artistes aussi un jour, l'aident en profitant de ses lecons. Moi, avec Celio, qui vaut dix hommes pour la promptitude d'execution, l'adresse des mains et la rapidite d'intuition, nous avons imagine de faire un theatre dont nous pussions jouir nous-memes, et qui n'offrit pas a nos yeux, desabuses a chaque instant, ces laids interieurs de coulisses pelees ou le froid vous saisit le coeur et l'esprit des que vous y rentrez. Nous ne nous moquons pas pour cela du public, qui est cense partager nos illusions. Nous agissons en tout comme si le public etait la; mais nous n'y pensons que dans l'entr'acte. Pendant l'action, il est convenu qu'on l'oubliera, comme cela devrait etre quand on joue pour tout de bon devant lui. Quant a notre systeme de decor, placez-vous au fond de la salle, et vous verrez qu'il fait plus d'effet et d'illusion que s'il y avait un ignoble envers tourne vers nous, et dont le public, place de cote, apercoit toujours une partie. Il est vrai que nous employons ici, pour notre propre satisfaction, des moyens naifs dont le charme serait perdu sur un grand theatre. Nous plantons de vrais arbres sur nos planchers et nous mettons de vrais rochers jusqu'au fond de notre scene. Nous le pouvons, parce qu'elle est petite, nous le devons meme, parce que les grands moyens de la perspective nous sont interdits. Nous n'aurions pas assez de distance pour qu'ils nous fissent illusion a nous-memes, et le jour ou nous manquerons de l'illusion de la vue, celle de l'esprit nous manquera. Tout se tient: l'art est homogene, c'est un resume magnifique de l'ebranlement de toutes nos facultes. Le theatre est ce resume par excellence, et voila pourquoi il n'y a ni vrai theatre, ni acteurs vrais, ou fort peu, et ceux-la qui le sont ne sont pas toujours compris, parce qu'ils se trouvent enchasses comme des perles fines au milieu de diamants faux dont l'eclat brutal les efface. Il y a peu d'acteurs vrais, et tous devraient l'etre! Qu'est-ce qu'un acteur, sans cette premiere condition essentielle et vitale de son art? On ne devrait distinguer le talent de la mediocrite que par le plus ou moins d elevation d'esprit des personnes. Un homme de coeur et d'intelligence serait forcement un grand acteur, si les regles de l'art etaient connues et observees; au lieu qu'on voit souvent le contraire. Une femme belle, intelligente, genereuse dans ses passions, exercee a la grace libre et naturelle, ne pourrait pas etre au second rang, comme l'a toujours ete ma fille, qui n'a pas pu developper sur la scene l'ame et le genie qu'elle a dans la vie reelle. Faute de se trouver dans un milieu assez artiste pour l'impressionner, elle a toujours ete glacee par le theatre, et vous la verrez pourtant ici, vous ne la reconnaitrez point! C'est qu'ici rien ne nous choque et ne nous contriste: nous elargissons par la fantaisie le cadre ou nous voulons nous mouvoir, et la poesie du decor est la dorure du cadre. Oui, Monsieur, continua Boccaferri avec animation, tout en arrangeant mille details materiels sans cesser de causer, l'invraisemblance de la mise en scene, celle des caracteres, celle du dialogue, et jusqu'a celle du costume, voila de quoi refroidir l'inspiration d'un artiste qui comprend le vrai et qui ne peut s'accommoder du faux. Il n'y a rien de bete comme un acteur qui se passionne dans une scene impossible, et qui prononce avec eloquence des discours absurdes. C'est parce qu'on fait de pareilles pieces et qu'on les monte par-dessus le marche avec une absurdite digne d'elles, qu'on n'a point d'acteurs vrais, et, je vous le disais, tous devraient l'etre. Rappelez-vous la Cecilia. Elle a trop d'intelligence pour ne pas sentir le vrai; vous l'avez vue souvent insuffisante, presque toujours trop concentree et cachant son emotion, mais vous ne l'avez jamais vue donner a cote, ni tomber dans le faux; et pourtant c'etait une pale actrice. Telle qu'elle etait, elle ne deparait rien, et la piece n'en allait pas plus mal. Eh bien, je dis ceci: que le theatre soit vrai, tous les acteurs seront vrais, meme les plus mediocres ou les plus timides; que le theatre soit vrai, tous les etres intelligents et courageux seront de grands acteurs; et, dans les intervalles ou ceux-ci n'occuperont pas la scene, ou le public se reposera de l'emotion produite par eux, les acteurs secondaires seront du moins naifs, vraisemblables. Au lieu d'une torture qu'on subit a voir grimacer des sujets detestables, on eprouvera un certain bien-etre confiant a suivre l'action dans les details necessaires a son developpement. Le public se formera a cette ecole, et, au lieu d'injuste et de stupide qu'il est aujourd'hui, il deviendra consciencieux, attentif, amateur des oeuvres bien faites et ami des artistes de bonne foi. Jusque-la, qu'on ne me parle pas de theatre, car vraiment c'est un art quasi perdu dans le monde, et il faudra tous les efforts d'un genie complet pour le ressusciter. Oui, mon fils Celio! dit-il en s'adressant au jeune homme qui attendait pour faire commencer l'acte qu'il eut cesse de babiller, ta mere, la grande artiste, avait compris cela. Elle m'avait ecoute et elle m'a toujours rendu justice, en disant qu'elle me devait beaucoup. C'est parce qu'elle partageait mes idees qu'elle voulut faire elle-meme les pieces qu'elle jouait, etre la directrice de son theatre, choisir et former ses acteurs. Elle sentait qu'une grande actrice a besoin de bons interlocuteurs et que la tirade d'une heroine n'est pas inspiree quand sa confidente l'ecoute d'un air bete. Nous avons fait ensemble des essais hardis; j'ai ete son decorateur, son machiniste, son repetiteur, son costumier et parfois meme son poete; l'art y gagnait sans doute, mais non les affaires. Il eut fallu une immense fortune pour vaincre les premiers obstacles qui s'elevaient de toutes parts. Et puis le public ne sait point seconder les nobles efforts, il aime mieux s'abrutir a bon marche que de s'ennoblir a grands frais. Mais toi, Celio, mais vous, Stella, Beatrice, Salvator, vous etes jeunes, vous etes unis, vous comprenez l'art maintenant, et vous pouvez, a vous quatre, tenter une renovation. Ayez-en du moins le desir, caressez-en l'esperance; quand meme ce ne serait qu'un reve, quand meme ce que nous faisons ici ne serait qu'un amusement poetique, il vous en restera quelque chose qui vous fera superieurs aux acteurs vulgaires et aux superiorites de ficelle. O mes enfants! laissez-moi vous souffler le feu sacre qui me rajeunit et qui m'a consume en vain jusqu'ici, faute d'aliments a mon usage. Je ne regretterai pas d'avoir echoue toute ma vie, en toutes choses, d'avoir ete aux prises avec la misere jusqu'a etre force d'echapper au suicide par l'ivresse! Non, je ne me plaindrai de rien dans mon triste passe, si la vivace posterite de la Floriani eleve son triomphe sur mes debris, si Celio, son frere et ses soeurs realisent le reve de leur mere, et si le pauvre vieux Boccaferri peut s'acquitter ainsi envers la memoire de cet ange! --Tu as raison, ami, repondit Celio, c'etait le reve de ma mere de nous voir grands artistes; mais pour cela, disait-elle, il fallait _renouveler l'art_. Nous comprenons aujourd'hui, grace a toi, ce qu'elle voulait dire; nous comprenons aussi pourquoi elle prit sa retraite a trente ans, dans tout l'eclat de sa force et de son genie, c'est-a-dire pourquoi elle etait deja degoutee du theatre et privee d'illusions. Je ne sais si nous ferons faire un progres a l'esprit humain sous ce rapport; mais nous le tenterons, et, quoi qu'il arrive, nous benirons tes enseignements, nous rapporterons a toi toutes nos jouissances; car nous en aurons de grandes, et si les gouts exquis que tu nous donnes nous exposent a souffrir plus souvent du contact des mauvaises choses, du moins, quand nous toucherons aux grandes, nous les sentirons plus vivement que le vulgaire. Nous passames au troisieme acte, qui etait emprunte presque en entier au libretto italien. C'etait une fete champetre donnee par don Juan a ses vassaux et a ses voisins de campagne dans les jardins de son chateau. J'admirai avec quelle adresse le scenario de Boccaferri deguisait les impossibilites d'une mise en scene ou manquaient les comparses. La foule etait toujours censee se mouvoir et agir autour de la scene ou elle n'entrait jamais, et pour cause. De temps en temps un des acteurs, hors de scene, imitait avec soin des murmures, des trepignements lointains. Derriere les decors on fredonnait _pianissimo_ sur un instrument invisible un air de danse tire de l'opera, en simulant un bal a distance. Ces details etaient improvises avec un art extreme, chacun prenant part a l'action avec une grande ardeur et beaucoup de delicatesse de moyens pour seconder les personnages en scene sans les distraire ni les deranger. L'arrangement ingenieux des coulisses etroites et sombres, ne recevant que le jour du theatre qui s'eteignait dans leurs profondeurs, permettait a chacun d'observer et de saisir tout ce qui se passait sur la scene, sans troubler la vraisemblance en se montrant aux personnages en action. Tout le monde etait occupe, et personne n'avait la faculte de se distraire une seule minute du sujet, ce qui faisait qu'on rentrait en scene aussi anime qu'on en etait sorti. Je trouvai donc le moyen de m'utiliser activement, bien que n'ayant pas a paraitre dans cet acte. Le scenario surtout etait la chose delicate a observer; et si je ne l'eusse pas vu pratiquer a ces etres intelligents, qui me communiquaient a mon insu leur finesse de perception, je n'aurais pas cru possible de s'abandonner aux hasards de l'improvisation sans manquer a la proportion des scenes, a l'ordre des entrees et des sorties, et a la memoire des details convenus; Il parait que, dans les premiers essais, cette difficulte avait paru insurmontable aux Floriaui; mais Boccaferri et sa fille ayant persiste, et leurs theories sur la nature de l'inspiration dans l'art et sur la methode d'en tirer parti ayant eclaire ce mysterieux travail, la lumiere s'etait faite dans ce premier chaos, l'ordre et la logique avaient repris leurs droits inalienables dans toute operation saine de l'art, et l'effrayant obstacle avait ete vaincu avec une rapidite surprenante. On n'en etait meme plus a s'avertir les uns les autres par des clins d'oeil et des mots a la derobee comme on avait fait au commencement. Chacun avait sa regle ecrite en caracteres inflexibles dans la pensee; le brillant des a-propos dans le dialogue, l'entrainement de la passion, le sel de l'impromptu, la fantaisie de la divagation, avaient toute leur liberte d'allure, et cependant l'action ne s'egarait point, ou, si elle semblait oubliee un instant pour etre reengagee et ressaisie sur un incident fortuit, la ressemblance de ce mode d'action dramatique avec la vie reelle (ce grand decousu, recousu sans cesse a propos) n'en etait que plus frappante et plus attachante. Dans cet acte, j'admirai d'abord deux talents nouveaux, Beatrice-Zerlina et Salvator-Masetto. Ces deux beaux enfants avaient l'inappreciable merite d'etre aussi jeunes et aussi frais que leurs roles; et l'habitude de leur familiarite fraternelle donnait a leur dispute un adorable caractere de chastete et d'obstination enfantine qui ne gatait rien a celui de la scene. Ce n'etait pas la tout a fait pourtant l'intention du libretto italien, encore moins cette de Moliere; mais qu'importe? la chose, pour etre rendue d'instinct, me parut meilleure ainsi. Le jeune Salvator (le Benjamin, comme on l'appelait) joua comme un ange. Il ne chercha pas a etre comique, et il le fut. Il parla le dialecte milanais, dont il savait toutes les gentillesses et toutes les naives metaphores pour en avoir ete berce naguere; il eut un senti ment vrai des dangers que courait Zerline a se laisser courtiser par un libertin; il la tanca sur sa coquetterie avec une liberte de frere qui rendit d'autant plus naturelle la franchise du paysan. Il sut lui adresser ces malices de l'intimite qui piquent un peu les jeunes filles quand elles sont dites devant un etranger, et Beatrice fut piquee tout de bon, ce qui fit d'elle une merveilleuse actrice sans qu'elle y songeat. Mais, a ce joli couple, succeda un couple plus experimente et plus savant, Anna et Ottavio. Stella etait une heroine penetrante de noblesse, de douleur et de reverie. Je vis qu'elle avait bien lu et compris le _Don Juan_ d'Hoffmann, et qu'elle completait le personnage du libretto en laissant pressentir une delicate nuance d'entrainement involontaire pour l'irresistible ennemi de son sang et de son bonheur. Ce point fut touche d'une maniere exquise, et cette victime d'une secrete fatalite fut plus vertueuse et plus interessante ainsi, que la fiere et forte fille du Commandeur pleurant et vengeant son pere sans defaillance et sans pitie. Mais que dirai-je d'Ottavio? Je ne concevais pas ce qu'on pouvait faire de ce personnage en lui retranchant la musique qu'il chante: car c'est Mozart seul qui eu a fait quelque chose. La Boccaferri avait donc tout a creer, et elle crea de main de maitre; elle developpa la tendresse, le devouement, l'indignation, la perseverance que Mozart seul sait indiquer: elle traduisit la pensee du maitre dans un langage aussi eleve que sa musique; elle donna a ce jeune amant la poesie, la grace, la fierte, l'amour surtout!...--Oui, c'est la de l'amour, me dit tout a coup Celio en s'approchant de mon oreille, dans la coulisse, comme s'il eut repondu a ma pensee. Ecoute et regarde la Cecilia, mon ami, et tache d'oublier le serment que je t'ai fait de ne jamais l'aimer. Je ne peux plus te repondre de rien a cet egard, car je ne la connaissais pas il y a deux mois; je ne l'avais jamais entendue exprimer l'amour, et je ne savais pas qu'elle put le ressentir. Or, je le sais maintenant que je la vois loin du public qui la paralysait. Elle s'est transformee a mes yeux, et moi, je me suis transforme aux miens propres. Je me crois capable d'aimer autant qu'elle. Reste a savoir si nous serons l'un a l'autre l'objet de cette ardeur qui couve en nous sans autre but determine, a l'heure qu'il est, que la revelation de l'art; mais ne te fie plus a ton ami, Adorno! et travaille pour ton compte sans l'appeler a ton aide. En parlant ainsi, Celio me tenait la main et me la serrait avec une force convulsive. Je sentis, au tremblement de tout son etre, que lui ou moi etions perdus. --Qu'est-ce que cela? nous dit Boccaferri en passant pres de nous. Une distraction? un dialogue dans la coulisse? Voulez-vous donc faire envoler le dieu qui nous inspire? Allons, don Juan, retrouvez-vous, oubliez Celio Floriani, et allons tourmenter Masetto! XI. LE SOUPER. Quand cet acte fut fini, on retourna dans le parterre, lequel, ainsi que je l'ai dit, etait dispose en salle de repos ou d'etude a volonte, et on se pressa autour de Boccaferri pour avoir son sentiment et profiter de ses observations. Je vis la comment il procedait pour developper ses eleves; car sa conversation etait un veritable cours, et le seul serieux et profond que j'aie jamais entendu sur cette matiere. Tant que durait la representation, il se gardait bien d'interrompre les acteurs, ni meme de laisser percer son contentement ou son blame, quelque chose qu'ils fissent; il eut craint de les troubler ou de les distraire de leur but. Dans l'entr'acte, il se faisait juge; il s'intitulait _public eclaire_, et distribuait la critique ou l'eloge. --Honneur a la Cecilia! dit-il pour commencer. Dans cet acte, elle a ete superieure a nous tous. Elle a porte l'epee et parle d'amour comme Romeo; elle m'a fait aimer ce jeune homme dont le role est si delicat. Avez-vous remarque un trait de genie, mes enfants? Ecoutez. Celio, Adorno, Salvator; ceci est pour les hommes; les petites filles n'y comprendraient rien. Dans le libretto, que vous savez tous par coeur, il y a un mot que je n'ai jamais pu ecouter sans rire. C'est lorsque dona* Anna raconte a son fiance qu'elle a failli etre victime de l'audace de don Juan, ce scelerat ayant imite, dans la nuit du meurtre du Commandeur, la demarche et les manieres d'Ottavio pour surprendre sa tendresse. Elle dit qu'elle s'est echappee de ses bras, et qu'elle a reussi a le repousser. Alors don Ottavio, qui a ecoute ce recit avec une piteuse mine, chante naivement: _Respiro!_ Le mot est bien ecrit musicalement pour le dialogue, comme Mozart savait ecrire le moindre mot, mais le mot est par trop niais. Rubini, comme un maitre intelligent qu'il est, le disait sans expression marquee, et en sauvait ainsi le ridicule: mais presque tous les autres Ottavio que j'ai entendus ne manquaient point de _respirer_ le mot a pleine poitrine, en levant les yeux au ciel, comme pour dire au public: "Ma foi, je l'ai echappe belle". Eh bien, Cecilia a ecoute le recit d'Anna avec une douleur chaste, une indignation concentree, qui n'aurait prete a rire a aucun parterre, si impudique qu'il eut ete! Je l'ai vu palir, mon jeune Ottavio! car la figure de l'acteur vraiment emu palit sous le fard, sans qu'il soit necessaire de se retourner adroitement pour passer le mouchoir sur les joues, mauvaise _ficelle_, ressource grossiere de l'art grossier. Et puis, quand il a ete soulage de son inquietude, au lieu de dire: _Je respire!_ il s'est ecrie, du fond de l'ame: _Oh! perdue ou sauvee, tu aurait toujours ete a moi_! --Oui, oui, s'ecria Stella, qui ne se piquait pas de faire la petite fille ignorante, et s'occupait d'etre artiste avant tout; j'ai ete si frappee de ce mot, que j'ai senti comme un remords d'avoir ete emue un instant dans les bras du perfide. J'ai aime Ottavio, et vous alles voir, dans le quatrieme acte, combien cette genereuse parole m'a rendu de force et de fierte. --Brava! bravissima! dit Boccaferri, voila ce qui s'appelle comprendre: un entr'acte ne doit pas etre perdu pour un veritable artiste. Tandis qu'il repose ses membres et sa voix, il faut que son intelligence continue a travailler, qu'il resume ses emotions recentes, et qu'il se prepare a de nouveaux combats contre les dangers et les maux de sa destinee. Je ne me lasserai pas de vous le dire, le theatre doit etre l'image de la vie: de meme que, dans la vie reelle, l'homme se recueille dans la solitude ou s'epanche dans l'intimite, pour comprendre les evenements qui le pressent, et pour trouver dans une bonne resolution ou dans un bon conseil la puissance de denouer et de gouverner les faits, de meme l'acteur doit mediter sur l'action du drame et sur le caractere qu'il represente. Il doit chercher tous les jours, et entre chaque scene, tous les developpements que ce role comporte. Ici, nous sommes libres de la lettre, et l'esprit d'improvisation nous ouvre un champ illimite de creations delicieuses. Mais, lors meme qu'en public vous serez esclaves d'un texte, un geste, une expression de visage suffiront pour rendre votre intention. Ce sera plus difficile, mes enfants! car il faudra tomber juste du premier coup, et resumer une grande pensee dans un petit effet; mais ce sera plus subtil a chercher et plus glorieux a trouver: ce sera le dernier mot de la science, la pierre precieuse par excellence que nous cherchons ici dans une mine abondante de materiaux varies, ou nous puisons a pleines mains, comme d'heureux et avides enfants que nous sommes, en attendant que nous soyons assez exerces et assez habiles pour ne choisir que le plus beau diamant de la roche. Toi, Celio, continua Boccaferri, qu'on ecoutait la comme un oracle, et contre lequel le fier Celio lui-meme n'essayait pas de regimber, tu as ete trop leste et pas assez hypocrite. Tu as oublie que la naive et credule Zerline etait deja assez femme pour exiger plus de cajoleries et pour se mefier de trop de hardiesse. Tu n'as pas oublie que Beatrice est ta soeur, et tu l'as traitee comme un petit enfant que tu es habitue a caresser sans qu'elle s'en fache ou s'en inquiete.--Sois plus perfide, plus mechant, plus sec de coeur, et n'oublie pas que, dans l'acte que nous allons jouer, tu vas te faire tartufe... A propos, il nous manquait un pere, en voici un; c'est M. Salentini qui nous tombe du ciel, et il faut improviser la scene du pere. C'est du Moliere, et c'est beau! Vite, enfants! un costume de grand d'Espagne a M. Salentini. L'habit _Louis XIII_, tirant encore sur l'_Henri IV_, ancienne mode; grande fraise, et la trousse violette, le pourpoint long, peu ou point de rubans. Courez, Stella, n'oubliez rien; vous savez que je n'admets pas le: _Je n'y ai pas pense_ des jeunes filles. Repassez-moi tous les deux, ajouta-t-il en s'adressant a Celio et a moi, la scene de Moliere. Monsieur Salentini, il ne s'agit que de s'en rappeler l'esprit et de s'en impregner. Ne vous attachez pas aux mots. Au contraire, oubliez-les entierement: la moindre phrase, retenue par coeur, est mortelle a l'improvisation... Mais, mon Dieu! j'oublie que vous n'etes pas ici pour apprendre a jouer la comedie. Vous le ferez donc par complaisance, et vous le ferez bien, parce que vous avez du talent dans une autre partie, et que le sentiment du vrai et du beau sert a comprendre toutes les faces de l'art. _L'art est un_, n'est-ce pas? --Je ferai de mon mieux pour ne derouter personne, repondis-je, et je vous jure que tout ceci m'amuse, m'interesse et me passionne infiniment. --Merci, artiste! s'ecria Boccaferri en me tendant la main. Oh! etre artiste! Il n'y a que cela qui merite la peine de vivre! --Nous, au decor! dit-il a sa fille; je n'ai besoin que de toi pour m'aider a placer l'interieur du palais de don Juan. Que l'armure de la statue soit prete pour que M. Salentini puisse la reprendre bien vite pendant la scene de M. Dimanche; et toi, Masetto, va te grimer pour faire ce vieux personnage. Celio, si tu as le malheur de causer dans la coulisse pendant cet acte, je serai mauvais comme je l'ai ete dans la derniere scene du precedent: tu m'avais mis en colere, je n'etais plus lache et poltron; et si je suis mauvais, tu le seras! C'est une grande erreur que de croire qu'un acteur est d'autant plus brillant que son interlocuteur est plus pale: la theorie de l'individualisme, qui regne au theatre plus que partout ailleurs, et qui s'exerce en ignobles jalousies de metier pour souiller la claque a un camarade, est plus pernicieuse au talent sur les planches que sur toutes les autres scenes de la vie. Le theatre est l'oeuvre collective par excellence. Celui qui a froid y gele son voisin, et la contagion se communique avec une desesperante promptitude a tous les autres. On veut se persuader ici-bas que le mauvais fait ressortir le bon. On se trompe, le bon deviendrait le parfait, le beau deviendrait le sublime, l'emotion deviendrait la passion, si, au lieu d'etre isole, l'acteur d'elite etait seconde et chauffe par son entourage. A ce propos, mes enfants, encore un mot, le dernier, avant de nous remettre a l'oeuvre! Dans les commencements, nous jouions trop longuement: maintenant que nous tenons la forme et que le developpement ne nous emporte plus, nous tombons dans le defaut contraire: nous jouons trop vite. Cela vient de ce que chacun, sur de son propre fait, coupe la parole a son interlocuteur pour placer la sienne. Gardez-vous de la personnalite jalouse et pressee de se montrer! Gardez-vous-en comme de la peste! On ne s'eclaire qu'en s'ecoutant les uns les autres. Laissez meme un peu divaguer la replique, si bon lui semble: ce sera une occasion de vous impatienter tout de bon quand elle entravera l'action qui vous passionne. Dans la vie reelle, un ami nous fatigue de ses distractions, un valet nous irrite par son bavardage, une femme nous desespere par son obstination ou ses detours. Eh bien, cela sert au lieu de nuire, sur la scene que nous avons creee. C'est de la realite, et l'art n'a qu'a conclure. D'ailleurs, quand vous vous interrompez les uns les autres, vous risquez d'ecourter une bonne reflexion qui vous en eut inspire une meilleure: vous faites envoler une pensee qui eut eveille en vous mille pensees. Vous vous nuisez donc a vous-meme. Souvenez-vous du principe: "Pour que chacun soit bon et vrai, il faut que tous le soient, et le succes qu'on ote a un role, on l'ote au sien propre. Cela paraitrait un effroyable paradoxe hors de cette enceinte; mais vous en reconnaitrez la justesse, a mesure que vous vous formerez a l'ecole de la verite. D'ailleurs, quand ce ne serait que de la bienveillance et de l'affection mutuelle, il faut etre freres dans l'art, comme vous l'etes par le sang; l'inspiration ne peut etre que le resultat de la sante morale, elle ne descend que dans les ames genereuses, et un mechant camarade est un mechant acteur, quoi qu'on en dise!" La piece marcha a souhait jusqu'a la derniere scene, celle ou je reparus en statue pour m'abimer finalement dans une trappe avec don Juan. Mais, quand nous fumes sous le theatre, Celio, dont je tenais encore la main dans ma main de pierre, me dit en se degageant et en passant du fantastique a la realite, sans transition:--Pardieu! que le diable vous emporte! vous m'avez fait manquer la partie culminante du drame; j'ai ete plus froid que la statue, quand je devais etre terrifie et terrifiant. Boccaferri ne comprendra pas pourquoi j'ai ete aussi mauvais ce soir que sur le theatre imperial de Vienne. Mais moi, je vais vous le dire. Vous regardez trop la Boccaferri, et cela me fait mal. Don Juan jaloux, c'est impossible; cela fait penser qu'il peut etre amoureux, et cela n'est point compatible avec le role que j'ai joue ce soir ici et jusqu'a present dans la vie reelle. --Ou voulez-vous en venir, Celio? repondis-je. Est-ce une querelle, un defi, une declaration de guerre? Parlez, je fais appel a la vertu qui m'a fait votre ami presque sans vous connaitre, a votre franchise! --Non, dit-il, ce n'est rien de tout cela. Si j'ecoutais mon instinct, je vous tordrais le cou dans cette cave. Mais je sens que je serais odieux et ridicule de vous hair, et je veux sincerement et loyalement vous accepter pour rival et pour ami quand meme. C'est moi qui vous ai attire ici de mon propre mouvement et sans consulter personne. Je confesse que je vous croyais au mieux avec la duchesse de N..., car j'etais a Turin, il y a trois jours, avec Cecilia. Personne, dans ce village et dans la ville de Turin, n'a su notre voyage. Mais nous, dans les vingt-quatre heures que nous avons ete pres de vous sans pouvoir aller vous serrer la main, nous avons appris, malgre nous, bien des choses. Je vous ai cru retombe dans les filets de Ciree; je vous ai plaint sincerement, et, comme nous passions devant votre logement pour sortir de la ville, a cinq heures du matin, Cecilia vous a chante quelques phrases de Mozart en guise d'eternel adieu. Malheureusement elle a choisi un air et des paroles qui ressemblaient a un appel plus qu'a une formule d'abandon, et cela m'a mis en colere. Puis, je me suis rassure en la voyant aussi calme que si votre infidelite lui etait la chose du monde la plus indifferente; et, comme je vous aime, au fond, j'etais triste en pensant a la femme qui remplacait Cecilia dans votre volage coeur. Voyons, dites, qui aimez-vous et ou allez-vous? Ne couriez-vous pas apres la duchesse en passant par le village des Desertes? Est-elle cachee dans quelque chateau voisin? Comment le hasard aurait-il pu vous amener dans cette vallee, qui n'est sur la route de rien? Si vous ne volez; pas a un rendez-vous donne par cette femme, il est evident pour moi que vous etes venu ici pour _l'autre_, que vous avez reussi a connaitre sa retraite et sa nouvelle situation, si bien cachee depuis qu'elle en jouit. C'est donc a vous d'etre sincere, monsieur Salentini. De qui etes-vous ou n'etes-vous pas amoureux, et vis-a-vis de qui pretendez-vous vous conduire en Ottavio ou en don Giovanni? [Illustration 008.png: M. SAND Un cinquieme personnage.....me tournait le dos. (Page 100.)] Je repondis en racontant succinctement toute la verite; je ne cachai point que le _vedrai carino_ chante par Cecilia, sous ma fenetre, m'avait sauve des griffes de la duchesse, et j'ajoutai pour conclure:--J'ai ete sur le point d'oublier Cecilia, j'en conviens, et j'ai tant souffert dans cette lutte, que je croyais n'y plus songer. Je m'attendais si peu a vous revoir aujourd'hui, et l'existence fantastique ou vous me je les tout d'un coup est si nouvelle pour moi, que je ne puis vous rien dire, sinon que vous, devenu naif et amoureux, _elle_, devenus expansive et brillante, son pere, devenu sobre et lucide d'intelligence, votre chateau mysterieux, vos deux charmantes soeurs, ces figures inconnues qui m'apparaissent comme dans un reve, cette vie d'artiste-grand-seigneur que vous vous etes creee si vite dans un nid de vautours et de revenants, tandis que le vent siffle et que la neige tombe au dehors, tout cela me donne le vertige. J'etais enivre, j'etais heureux tout a l'heure, je ne touchais plus a la terre; vous me rejetez dans la realite, et vous voulez que je me resume. Je ne le puis. Donnez-moi jusqu'a demain matin pour vous repondre. Puisque nous ne pouvons ni ne voulons nous tromper l'un l'autre, je ne sais pas pourquoi nous ne resterions pas amis jusqu'a demain matin. --Tu as raison, repondit Celio, et si nous ne restons pas amis toute la vie, j'en aurai un mortel regret. Nous causerons demain au jour. La nuit est faite ici pour le delire.... Mais pourtant ecoute un dernier mot de realite que je ne peux differer. Mes charmantes soeurs, dis-tu, t'apparaissent comme dans un reve? Mefie-toi de ce reve! il y a une de mes soeurs dont tu ne doit jamais devenir amoureux. --Elle est mariee? --Non: c'est plus grave encore. Reponds a une question qui ne souffre pas d'ambages. Sais-tu le nom de ton pere? Je puis te demander cela, moi qui n'ai su que fort tard le nom du mien. --Oui, je sais le nom de mon pere, repondis-je. --Et peux-tu le dire? --Oui; c'est seulement le nom de ma mere que je dois cacher. --C'est le contraire de moi. Donc ton pere s'appelait? --Tealdo Soavi. Il etait chanteur au theatre de Naples. Il est mort jeune. --C'est ce qu'on m'avait dit. Je voulais en etre certain. Eh bien, ami, regarde la petite Beatrice avec les yeux d'un frere, car elle est ta soeur. Pas de questions la-dessus. Elle seule dans la famille a ce lien mysterieux avec toi, et il ne faut pas qu'elle le sache. Pour nous, notre mere est sacree, et toutes ses actions ont ete saintes. Nous sommes ses enfants, nous portons son glorieux nom, il suffit a notre orgueil; mais, quoi qu'il ait pu m'en couter, je devait t'avertir, afin qu'il n'y eut pas ici de meprise. Quelquefois le sentiment le plus pur est un inceste de coeur, qu'il ne faut pas couver par ignorance. Cette chaste enfant est disposee a la coquetterie, et peut-etre un jour sera-t-elle passionnee par reaction. Sois severe, sois desobligeant avec elle au besoin, afin que nous ne soyons pas forces de lui dire ce que vous etes l'un a l'autre. Tu le vois, Adorno, j'avais bien quelque raison pour m'interesser a toi, et en meme temps pour te surveiller un peu; car ce lien direct de ma soeur avec toi etablit entre nous un lien indirect. Je serais bien malheureux d'avoir a te hair! --Eh bien, eh bien, nous cria Beatrice en rouvrant la trappe, etes-vous morts tout de bon la-dessous? D'ou vient que vous ne remontez pas? On vous attend pour souper. La belle tete de cette enfant fit tressaillir mon coeur d'une emotion profonde. Je compris pourquoi je l'avais aimee a la premiere vue, et, quand je me demandai a qui elle ressemblait, je trouvai que ce devait etre a moi. Elle-meme, par la suite, en fit un jour tres-naivement la remarque. J'etais donc, moi aussi, un peu de la famille, et cela me mit a l'aise. Quoi qu'on en dise, il n'y a rien d'aussi poetique et d'aussi emouvant que ces decouvertes de parente que couvre le mystere; elles ont presque le charme de l'amour. Nous passames dans la salle a manger, comme l'horloge du chateau sonnait minuit. Le reglement portait qu'on souperait en costume. Il faisait assez chaud dans les appartements pour que mon armure de carton ne compromit pas ma sante, et, quand on vit l'_uomo di sasso_ s'asseoir pour manger _cibo mortale_ entre don Juan et Leporello, il se fit une grande gaiete, qui conserva pourtant une certaine nuance de fantastique dans les imaginations meme apres que j'eus pose mon masque en guise de couvercle sur un pate de faisans. On mangea vite et joyeusement; puis, comme Boccaferri commencait a causer, Cecilia et Celio voulurent envoyer coucher _les enfants_; mais Beatrice et Benjamin resisterent a cet avis. Ils ouvraient de grands yeux pour prouver qu'ils n'avaient point envie de dormir, et pretendaient etre aussi robustes que les _grandes personnes_ pour veiller.--Ne les contrarie pas, dit Cecilia a Celio; dans un quart d'heure, ils vont demander grace. En effet, Boccaferri que je voyais avec admiration, mettre beaucoup d'eau dans son vin, entama l'examen de la piece que nous venions de jouer, et la belle tete blonde de Beatrice se pencha sur l'epaule de Stella, pendant que, a l'autre bout de la table, Benjamin commencait a regarder son assiette avec une fixite non equivoque. Celio, qui etait fort comme un athlete, prit sa soeur dans ses bras et l'emporta comme un petit enfant; Stella secouait son jeune frere pour l'emmener. Je pris un flambeau pour diriger leur marche dans les grandes galeries du chateau, et, tandis que Stella prenait ma bougie pour aller allumer celle de Benjamin, Celio me dit tout bas, en me montrant Beatrice, qu'il avait deposee sur son lit: "Elle dort comme un loir. Embrasse-la dans ces tenebres, ta petite soeur que tu ne dois peut-etre jamais embrasser une seconde fois." Je deposai un baiser presque paternel sur le front pur de Beatrice, qui me repondit, sans me reconnaitre: Bonsoir, Celio! puis, elle ajouta, sans ouvrir les yeux et avec un malin sourire: "Tu diras a M. Salentini de ne pas faire de bruit pendant le souper, crainte de reveiller M. le marquis de Balma!" Stella etait revenue avec la lumiere. Nous mimes sa jeune soeur entre ses mains pour la deshabiller, puis nous allames nous remettre a table. Stella revint bientot aussi, rapportant ce delicieux costume andalous de Zerlina qui devait etre serre et cache dans le magasin de costumes. --Le mystere dont nous reussissons a nous entourer, me dit Cecilia, donne un nouvel attrait a nos etudes et a nos fetes nocturnes. J'espere que vous ne le trahirez pas, et que vous laisserez les gens du village croire que nous allons au sabbat toutes les nuits. Je lui racontai les commentaires de mon hotesse et l'histoire du petit soulier.--Oh! c'est vrai, dit Stella; c'est la faute de Beatrice, qui ne veut aller se coucher que quand elle dort debout. Cette nuit-la, elle etait si lasse, qu'elle a dormi avec un pied chausse comme une vraie petite sorciere. Nous ne nous en sommes apercus que le lendemain. --Ca, mes enfants, dit Boccaferri, ne perdons pas de temps a d'inutiles paroles. Que jouons-nous demain? --Je demande encore _Don Juan_ pour prendre ma revanche, dit Celio; car j'ai ete distrait ce soir et j'ai fait un progres a reculons. --C'est vrai, repondit Boccaferri: a demain donc _Don Juan_, pour la troisieme fois! Je commence a craindre, Celio, que tu ne sois pas assez mechant pour ce role tel que tu l'as concu dans le principe. Je te conseille donc, si tu le sens autrement (et le sentiment intime d'un acteur intelligent est la meilleure critique du role qu'il essaie), de lui donner d'autres nuances. Celui de Moliere est un marquis, celui de Mozart un demon, celui d'Hoffmann un ange dechu. Pourquoi ne le pousserais-tu pas dans ce dernier sens? Remarque que ce n'est point une pure reverie du poete allemand, cela est indique dans Moliere, qui a concu ce marquis dans d'aussi grandes proportions que le _Misanthrope_ et _Tartufe_. Moi, je n'aime pas que _Don Juan_ ne soit que le _dissoluto castigato_, comme on l'annonce, par respect pour les moeurs, sur les affiches de spectacle de la _Fenice_. Fais-en un heros corrompu, un grand coeur eteint par le vice, une flamme mourante qui essaie en vain, par moments, de jeter une derniere lueur. Ne te gene pas, mon enfant, nous sommes ici pour interpreter plutot que pour traduire. _Don Juan_ est un chef-d'oeuvre, ajouta Boccaferri en allumant un bon cigare de la Havane (sa vielle pipe noire avait disparu), mais c'est un chef-d'oeuvre en plusieurs versions. Mozart seul en a fait un chef-d'oeuvre complet et sans tache; mais, si nous n'examinons que le cote litteraire, nous verrons que Moliere n'a pas donne a son drame le mouvement et la passion qu'on trouve dans le libretto de notre opera. D'un autre cote, ce libretto est ecrit en style de libretto, c'est tout dire, et le style de Moliere est admirable. Puis, l'opera ne souffre pas les developpements de caractere, et le drame francais y excelle. Mais il manquera toujours a l'oeuvre de Moliere la scene de dona Anna et le meurtre du Commandeur, ce terrible episode oui ouvre si violemment et si franchement l'opera; le bal ou Zerlina est arrachee des mains du seducteur est aussi tres-dramatique; donc le drame manque un peu chez Moliere. Il faudrait refondre entierement ces deux sujets l'un dans l'autre; mais, pour cela, il faudrait retrancher et ajouter a Moliere. Qui l'oserait et qui le pourrait? Nous seuls sommes assez fous et assez hardis pour le tenter. Ce qui nous excuse, c'est que nous voulons de l'action a tout prix et retrouver ici, a huis clos, les parties importantes de l'opera que vous chanterez un jour en public. Et puis, de douze acteurs, nous n'en avons que six! Il faut donc faire des tours de force. Essayons demain autre chose. Que M. Salentini fasse Ottavio, et que ma fille cree cette facheuse Elvire, toujours furieuse et toujours mystifiee, que nous avions fondue dans l'unique personnage d'Anna. Il faut voir ce que Cecilia pourra faire de cette jalouse. Courage, ma fille! Plus c'est difficile et deplaisant, plus ce sera glorieux! --Eh bien, puisque nous changeons de role, dit Celio, je demande a etre Ottavio. Je me sens dans une veine de tendresse, et don Juan me sort par les yeux. --Mais qui fera don Juan? dit Boccaferri. --Vous! mon pere, repondit Cecilia. Vous saurez vous rajeunir, et comme vous etes encore notre maitre a tous, cet essai profitera a Celio. --Mauvaise idee! ou trouverais-je la grace et la beaute? Regarde Celio; il peut mal jouer ce role: cette tournure, ce jarret, cette fausse moustache blonde qui va si bien a ses yeux noirs, ce grand oeil un peu cerne, mais si jeune encore, tout cela entretient l'illusion; au lieu qu'avec moi, vieillard, vous serez tous froids et deroules. --Non! dit Celio, don Juan pouvait fort bien avoir quarante cinq ans, et tu ne paraissais pas aujourd'hui un Leporello plus age que cela. Je crois que je me suis fait trop jeune pour etre un si profond scelerat et un roue si celebre. Essaie, nous t'en prions tous. --Comme vous voudrez, mes enfants et toi, Cecilia, tu seras Elvire? --Je serai tout ce qu'on voudra pour que la piece marche. Mais M. Salentini? --Toujours statue a votre service. --C'est un seul role, dit Boccaferri; les roles courts doivent necessairement cumuler. Vous essaierez d'etre Masetto, et le Benjamin, qui a beaucoup de comique, se lancera dans Leporello Pourquoi non? On le vieillira, et les grandes difficultes font les grands progres. --Il est donc convenu que je reviens ici demain soir? demandai-je en faisant de l'oeil le tour de la table. --Mais oui, si personne ne vous attend ailleurs? dit Cecilia en me tendant la main avec une bienveillance tranquille, qui n'etait pas faite pour me rendre fier. --Vous reviendrez demain matin habiter le chateau des Desertes! s'ecria Boccaferri. Je le veux vous etes un acteur tres-utile et tres-distingue par nature. Je vous tiens, je ne vous lache pas. Et puis, nous nous occuperons de peinture, vous verrez! La peinture en decors est la grande ecole de relief, de profondeur et de la lumiere que les peintres d'histoire et de paysage dedaignent, faute de la connaitre, et faute aussi de la voir bien employee. J'ai mes idees aussi la-dessus, et vous verrez que vous n'aurez pas perdu voire temps a ecouter le vieux Boccaferri. Et puis nos costumes et nos groupes vous inspireront des sujets; il y a ici tout ce qu'il faut pour faire de la peinture, et des ateliers a choisir. --Laissez-moi songer a cela cette nuit, dis-je en regardant Celio, et je vous repondrai demain matin. --Je vous attends donc demain a dejeuner, ou plutot je vous garde ici sur l'heure. --Non, dis-je, je demeure chez un brave homme qui ne se coucherait pas cette nuit s'il ne tue voyait pas rentrer. Il croirait que je suis tombe dans quelque precipice, ou que les diables du chateau m'ont devore. Ceci convenu, nous nous separames. Celio m'aide a reprendre mes habits et voulut me reconduire jusqu'a mi-chemin de ma demeure; mais il me parla a peine, et quand il me quitta, il me serra la main tristement. Je le vis s'en retourner sur la neige, avec ses bottes de cule jaune, son manteau de velours, sa grande rapiere au cote et sa grande plume agitee par la bise. Il n'y avait rien d'etrange comme de voir ce personnage du temps passe traverser la campagne au clair de la lune, et de penser que ce heros de theatre etait plonge dans les reveries et les emotions du monde reel. XII. L'HERITIERE. Je trouvai en effet mes hotes fort effrayes de ma disparition. Le bon Volabu m'avait cherche dans la campagne et se disposait a y retourner. Je sentis que ces pauvres gens etaient deja de vrais amis pour moi. Je leur dis que le hasard m'avait fait rencontrer un des habitants du chateau en qui j'avais retrouve une ancienne connaissance. La mere Peirecote, apprenant que j'avais fait la veillee au chateau, m'accabla de questions, et parut fort desappointee quand je lui repondis que je n'avais vu la rien d'extraordinaire. Le lendemain, a neuf heures, je me rendis au chateau en prevenant mes hotes que j'y passerais peut-etre quelques jours et qu'ils n'eussent pas a s'inquieter de moi. Celio venait a ma rencontre.--Tu as bien dormi! me dit-il en me regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux. --Je l'avoue, repondis-je, et c'est la premiere fois depuis longtemps. J'ai eprouve un merveilleux bien-etre, comme si j'etais arrive au vrai but de mon existence, heureux ou miserable. Si je dois etre heureux par vous tous qui etes ici, ou souffrir de la part de plusieurs, il n'importe. Je me sens des forces nouvelles pour la joie comme pour la douleur. --Ainsi, tu l'aimes? --Oui, Celio, et toi? --Eh bien, moi je ne puis repondre aussi nettement. Je crois l'aimer et je n'en suis pas assez certain pour le dire a une femme que je respecte par-dessus tout, que je crains meme un peu. Ainsi je me vois supplante d'avance! La foi triomphe aisement de l'incertitude. --Pour peu qu'elle soit femme, repris-je, ce sera peut-etre le contraire. Une conquete assuree a moins d'attraits pour ce sexe qu'une conquete a faire. Donc, nous restons amis? --Croyez-vous? --Je vous le demande? Mais il me semble que nos roles sont assez naturellement indiques, Si je vous trouvais veritablement epris et tant soit peu paye de retour, je me retirerais. Je ne sais ce que c'est que de se comporter comme un larron avec le premier venu de ses semblables, a plus forte raison avec un homme qui se confie a votre loyaute; mais vous n'en etes pas la, et la partie est egale pour nous deux. --Que savez-vous si je n'ai pas de l'esperance? --Si vous etiez aime d'une telle femme, Celio, je vous estime assez pour croire que vous ne me souffririez pas ici, et vous savez qu'il ne me faudrait qu'une pareille confidence de votre part pour m'en eloigner a jamais; mais, comme je vois fort bien que vous n'avez qu'une velleite, et que je crois mademoiselle Boccaferri trop fiere pour s'en contenter, je reste. --Restez donc, mais je vous avertis que je jouerai aussi serre que vous. --Je ne comprends pas cette expression. Si vous aimez, vous n'avez qu'a le dire ainsi que moi, elle choisira. Si vous n'aimez pas, je ne vois pas quel jeu vous pouvez jouer avec une femme que vous respectez. --Tu as raison. Je suis un fou. J'ai meme peur d'etre un sot. Allons! restons amis. Je t'aime, bien que je me sente un peu mortifie de trouver en toi mon egal pour la franchise et la resolution. Je ne suis guere habitue a cela. Dans le monde ou j'ai vecu jusqu'ici, presque tous les hommes sont perfides, insolents ou couards sur le terrain de la galanterie. Fais donc la cour a Cecilia; moi, je verrai venir. Nous ne nous engageons qu'a une chose: c'est a nous tenir l'un l'autre au courant du resultat de nos tentatives pour epargner a celui qui echouera un role ridicule. Puisque nous visons tous deux au mariage, a la chose la plus honnete et la plus officielle du monde, l'honneur de la dame n'exige pas que nous nous fassions mystere de son choix. Quant aux laches petits moyens usites en pareil cas par les plus honnetes gens, la delation, la calomnie, la raillerie, ou tout au moins la malveillance a l'egard d'un rival qu'on veut supplanter, je n'en fais pas mention dans notre traite. Ce serait nous faire une mutuelle injure. Je souscrivis a tout ce que proposait Celio sans regarder en avant ni en arriere, et sans meme prevoir que l'execution d'un pareil contrat souleverait peut-etre de terribles difficultes. --Maintenant, me dit-il en me faisant entrer dans la cour du chateau, qui etait vaste et superbe, il faut que je commence par te conduire chez notre marquis.... Puis il ajouta en riant: car ce n'est pas serieusement que tu as demande, hier au soir, chez qui nous etions ici? --Si j'ai fait une sotte question, repondis-je, c'est de la meilleure foi du monde. J'etais trop bouleverse et trop enivre de me retrouver au milieu de vous pour m'inquieter d'autre chose, et je ne me suis pas meme tourmente, en venant ici, de l'idee que je pourrais etre indiscret ou mal venu a me presenter chez un personnage que je ne connais pas. A la vie que vous menez chez lui, je ne m'attendais meme pas a le voir aujourd'hui. Sous quel titre et sous quel pretexte vas-tu donc me presenter? --Oh! mais tu es fort amusant, repondit Celio en me faisant monter l'escalier en spirale et garni de tapis d'une grande tour. Voila une mystification que nous pourrions prolonger longtemps; mais tu t'y jettes de trop bonne foi, et je ne veux pas en abuser. En parlant ainsi, il ouvrit la double porte d'une salle ronde qui servait de cabinet de travail au marquis, et il cria tres-haut:--Eh! mon cher marquis de Balma, voici Adorno Salentini qui persiste a vous prendre pour un mythe, et qui ne veut etre desabuse que par vous-meme. Le marquis, sortant du paravent qui enveloppait son bureau, vint a ma rencontre en me tendant les deux mains, et j'eclatai de rire en reconnaissant ma simplicite. "_Les enfants_ pensaient, dit-il, que c'etait un jeu de votre part; mais, moi, je voyais bien que vous ne pouviez croire a l'identite du vieux malheureux Boccaferri de Vienne et du facetieux Leporello de cette nuit avec le marquis de Balma. Cela s'explique en quatre mots: j'ai eu des ecarts de jeunesse. Au lieu de les reparer et de me ramener ainsi a la raison, mon pere m'a banni et desherite. Mes prenoms sont Pierre-Anselme _Boccadiferro_. Ce nom de _Bouche de fer_ est dans ma famille le partage de tous les cadets, comme celui de Crisostomo, _Bouche d'or_, est celui de tous les aines. Je pris pour tout titre mon nom de bapteme en le modifiant un peu, et je vecus, comme vous savez, errant et malheureux dans toutes mes entreprises. Ce n'etait ni le courage ni l'intelligence qui me manquaient pour me tirer d'affaire; mais j'etais un homme a illusions comme tous les hommes a idees. Je ne tenais pas assez compte des obstacles. Tout s'ecroulait sur moi, au moment ou, plein de genie et de fierte, j'apportais la cle de voute a mon edifice. Alors, crible de dettes, poursuivi, force de fuir, j'allais cacher ailleurs la honte et le desespoir de ma defaite; mais, comme je ne suis pas homme a me decourager, je cherchais dans le vin une force factice, et quand un certain temps consacre a l'ivresse, a l'ivrognerie, si vous voulez, m'avait rechauffe le coeur et l'esprit, j'entreprenais autre chose. On m'a donc qualifie tres-genereusement en mille endroits de _canaille_ et d'_abruti_, sans se douter le moins du monde que je fusse par gout l'homme le plus sobre qui existat. Pour tomber dans cette disgrace de l'opinion, il suffit de trois choses: etre pauvre, avoir du chagrin, et rencontrer un de ses creanciers le jour ou l'on sort du cabaret. "J'etais trop fier pour rien demander a mon frere aine, apres avoir essuye son premier refus. Je fus assez genereux pour ne pas le faire rougir en reprenant mon nom et en parlant de lui et de son avarice. J'oubliai meme avec un certain plaisir que j'etais un patricien pour m'affermir dans la vie d'artiste, pour laquelle j'etais ne. Deux anges m'assisterent sans cesse et me consolerent de tout, la mere de Celio et ma fille. Honneur a ce sexe! il vaut mieux que nous par le coeur. "J'etais a Vienne avec la Cecilia, il y a deux mois, lorsque je recus une lettre qui me fit partir a l'heure meme. J'avais conserve en secret des relations affectueuses avec un avocat de Briancon qui faisait les affaires de mon frere. Dans cette lettre, il me donnait avis de l'etat desespere ou se trouvait mon aine. Il savait qu'il n'existait pas de titre qui put me desheriter. Il m'appelait chez lui, ou il me donna l'hospitalite jusqu'a la mort du marquis, laquelle eut lieu deux jours apres sans qu'une parole d'affection et de souvenir pour moi sortit de ses levres. Il n'avait qu'une idee fixe, la peur de la mort. Ce qui adviendrait apres lui ne l'occupait point. "Des que je me vis en possession de mon titre et de mes biens, grace aux conseils de mon digne ami, l'avocat de Briancon, je me tins coi, je fis le mort; je ne revelai a personne ma nouvelle situation, et je restai enferme, quasi cache dans mon chateau, sans faire savoir sous quel nom j'avais ete connu ailleurs. Je continuerai a agir ainsi jusqu'a ce que j'aie paye toutes les dettes que j'ai contractees durant cinquante annees de ma vie; alors en meme temps qu'on dira: "Cette vieille brute de Boccaferri est devenu marquis et quatre fois millionnaire," on pourra dire aussi: "Apres tout, ce n'etait pas un malhonnete homme; car il n'a fait banqueroute a personne, pas meme a ses amis." "J'avoue que je n'avais jamais perdu l'espoir de recouvrer ma liberte et mon honneur en m'acquittant de la sorte. Je ne comptais pas sur l'heritage de mon frere. Il me haissait tant que j'aurais jure qu'il avait trouve un moyen de me depouiller apres sa mort; mais moi, toujours artiste et toujours poete, je n'avais pas cesse de me flatter que le succes couronnerait enfin mes entreprises. Aussi je n'avais jamais fait une dette ni une banqueroute sans en consigner le chiffre et sans en conserver le detail et les circonstances. Dans les dernieres annees, comme j'etais de plus en plus malheureux, je buvais davantage et j'aurais bien pu perdre ou embrouiller toutes ces notes, si ma fille ne les eut rangees et tenues avec soin. "Aussi maintenant sommes-nous a meme de nous rehabiliter. Nous consacrons a ce travail, ma fille et moi, une heure tous les jours, avant le dejeuner. Tandis que notre avocat de Briancon vend une partie de nos immeubles et prepare la liquidation generale, nous tenons la correspondance au nom de Boccaferri, et, dans toutes les contrees ou nous avons vecu, nous cherchons nos creanciers. Il y en a peu qui ne repondent a notre appel. Ceux qui m'ont oblige avec la pensee de le faire gratuitement sont rembourses aussi malgre eux. Dans un mois, je crois que nous aurons termine ce fastidieux travail et que notre tache sera accomplie. C'est alors seulement qu'on saura la verite sur mon compte. Il nous restera encore une fortune tres-considerable, et dont j'espere que nous ferons bon usage. Si j'ecoutais mon penchant, je donnerais a pleines mains, sans trop savoir a qui; mais j'ai trop frequente les paresseux et les debauches, j'ai eu trop affaire aux escrocs de toute espece pour ne pas savoir un peu distinguer. Je dois mon aide aux mauvaises tetes, mais non aux mauvais coeurs. "D'ailleurs, ma fille a pris la gouverne de ma fortune, et, pour ne plus faire de folies, je lui ai tout abandonne. Elle fera aussi des folies genereuses, mais elle n'en fera pas de sottes et de nuisibles. Tenez, ajouta-t-il en tirant deux ailes du paravent qui nous cachait la moitie de la table, voyez: voici la femme de coeur et de conscience entre toutes! Rien ne la rebute, et cette ame d'artiste sait s'astreindre au metier de teneur de livres pour sauver l'honneur de son pere!" Nous vimes la Cecilia penchee sur le bureau, ecrivant, rangeant, cachetant et pliant avec rapidite, sans se laisser distraire par ce qu'elle entendait. Elle etait pale de fatigue, car cette double vie d'artiste et d'administrateur devait briser ce corps frele et genereux; mais elle etait calme et noble, comme une vraie chatelaine, dans sa robe de soie verte. Je m'apercus qu'elle avait coupe tout de bon ses longs cheveux noirs. Elle avait fait gaiement ce sacrifice pour pouvoir jouer les roles d'homme, et cette chevelure, bouclee sur le cou et autour du visage, lui donnait quelque chose d'un jeune apprenti artiste de la renaissance; elle avait trop de melancolie dans l'habitude de la physionomie pour rappeler le page espiegle ou le seigneur enfant du manoir. L'intelligence et la fierte regnaient sur ce front pur, tandis que le regard modeste et doux semblait vouloir abdiquer tous les droits du genie et tous les reves de la gloire. Elle sourit a Celio, me tendit la main, et referma le paravent pour achever sa besogne. "Vous voila donc dans notre secret, reprit le marquis. Je ne puis le placer en de meilleures mains; je n'ai pas voulu attendre un seul jour pour en faire part a Celio et aux autres enfants de la Floriani. J'ai du tant a leur mere! mais ce n'est pas avec de l'argent seulement que je puis m'acquitter envers celle qui ne m'a pas secouru seulement avec de l'argent; elle m'a aide et soutenu avec son coeur, et mon coeur appartient a ce qui survit d'elle, a ces nobles et beaux enfants qui sont desormais les miens. La Floriani n'avait laisse qu'une fortune aisee. Entre quatre enfants, ce n'etait pas un grand developpement d'existence pour chacun. Puisque la Providence m'en fournit les moyens, je veux qu'ils aient les coudees plus franches dans la vie, et je les ai tout de suite appeles a moi pour qu'ils ne me quittent que le jour ou ils seront assez forts pour se lancer sur la grande scene de la vie comme artistes; car c'est la plus haute des destinees, et, quelle que soit la partie que chacun d'eux choisira, ils auront etudie la synthese de l'art dans tous ses details aupres de moi. "Passez-moi cette vanite; elle est innocente de la part d'un homme qui n'a reussi a rien et qui n'a pas echoue a demi dans ses tentatives personnelles. Je crois qu'a force de reflexions et d'experiences je suis arrive a tenir dans mes mains la source du beau et du vrai. Je ne me fais point illusion; je ne suis bon que pour le conseil. Je ne suis pas cependant un _professeur de profession_. J'ai la certitude qu'on ne fait rien avec rien, et que l'enseignement n'est utile qu'aux etres richement doues par la nature. J'ai le bonheur de n'avoir ici que des eleves de genie, qui pourraient fort bien se passer de moi; mais je sais que je leur abregerai des lenteurs, que je les preserverai de certains ecarts, et que j'adoucirai les supplices que l'intelligence leur prepare. Je manie deja l'ame de Stella, je tate plus delicatement Salvator et Beatrice, et, quant a Celio, qu'il reponde si je ne lui ai pas fait decouvrir en lui-meme des ressources qu'il ignorait. --Oui, c'est la verite, dit Celio, tu m'as appris a me connaitre. Tu m'as rendu l'orgueil en me guerissant de la vanite. Il me semble que, chaque jour, ta fille et toi vous faites de moi un autre homme. Je me croyais envieux, brutal, vindicatif, impitoyable: j'allais devenir mechant parce que j'aspirais a l'etre; mais vous m'avez gueri de cette dangereuse folie, vous m'avez fait mettre la main sur mon propre coeur. Je ne l'eusse pas fait en vue de la morale, je l'ai fait en vue de l'art, et j'ai decouvert que c'est de la (et en parlant ainsi Celio frappa sa poitrine) que doit sortir le talent. J'etais vivement emu; j'ecoutais Celio avec attendrissement; je regardais le marquis de Balma avec admiration. C'etait un autre homme que celui que j'avais connu; ses traits meme etaient changes. Etait-ce la ce vieux ivrogne trebuchant dans les escaliers du theatre, accostant les gens pour les assommer de ses theories vagues et prolixes, assaisonnees d'une insupportable odeur de rhum et de tabac? Je voyais en face de moi un homme bien conserve, droit, propre, d'une belle et noble figure, l'oeil etincelant de genie, la barbe bien faite, la main blanche et soignee. Avec son linge magnifique et sa robe de chambre de velours doublee de martre, il me faisait l'effet d'un prince donnant audience a ses amis, ou, mieux que cela, de Voltaire a Ferney; mais non, c'etait mieux encore que Voltaire, car il avait le sourire paternel et le coeur plein de tendresse et de naivete. Tant il est vrai que le bonheur est necessaire a l'homme, que la misere degrade l'artiste, et qu'il faut un miracle pour qu'il n'y perde pas la conscience de sa propre dignite! --Maintenant, mes amis, nous dit le marquis de Balma, allez voir si les autres enfants sont prets pour dejeuner; j'ai encore une lettre a terminer avec ma fille, et nous irons vous rejoindre. Vous me promettez maintenant, monsieur Salentini, de passer au moins quelques jours chez moi. J'acceptai avec joie; mais je ne fus pas plus tot sorti de son cabinet que je fis un douloureux retour sur moi-meme. Je crois que je suis fou tout de bon depuis que j'ai mis les pieds ici, dis-je a Celio en l'arretant dans une galerie ornee de portraits de famille. Tout le temps que le marquis me racontait son histoire et m'expliquait sa position, je ne songeais qu'a me rejouir de voir la fortune recompenser son merite et celui de sa fille. Je ne pensais pas que ce changement dans leur existence me portait un coup terrible et sans remede. --Comment cela? dit Celio d'un air etonne. --Tu me le demandes, repondis-je. Tu ne vois pas que j'aimais la Boccaferri, cette pauvre cantatrice a trois ou quatre mille francs d'appointements par saison, et qu'il m'etait bien permis, a moi qui gagne beaucoup plus, de songer a en faire ma femme, tandis que maintenant je ne pourrais aspirer a la main de mademoiselle de Balma, heritiere de plusieurs millions, sans etre ridicule en realite et en apparence meprisable? --Je serais donc meprisable, moi, d'y aspirer aussi? dit Celio en haussant les epaules. --Non, lui repondis-je apres un instant de reflexion. Bien que tu ne sois pas plus riche que moi, je pense, ta mere a tant fait pour le pauvre Boccaferri, que le riche Balma peut et doit se considerer toujours comme ton oblige. Et puis le nom de la mere est une gloire; Cecilia a voue un culte a ce grand nom. Tu as donc mille raisons pour te presenter sans honte et sans crainte. Moi, si je surmontais l'une, je n'en ressentirais pas moins l'autre; ainsi, mon ami, plains-moi beaucoup, console-moi un peu, et ne me regarde plus comme ton rival. Je resterai encore un jour ici pour prouver mon estime, mon respect et mon devouement; mais je partirai demain et je tacherai de guerir. Le sentiment de ma fierte et la conscience de mon devoir m'y aideront. Garde-moi le secret sur les confidences que je t'ai faites, et que mademoiselle de Balma ne sache jamais que j'ai eleve mes pretentions jusqu'a elle. XIII. STELLA. Celio allait me repondre lorsque Beatrice, accourant du fond de la galerie, vint se jeter a son cou et folatrer autour de nous en me demandant avec malice si j'avais ete presente a _M. le marquis_. Quelques pas plus loin, nous rencontrames Stella et Benjamin, qui m'accablerent des memes questions; la cloche du dejeuner sonna a grand bruit, et la belle Hecate, qui etait fort nerveuse, accompagna d'un long hurlement ce signal du dejeuner. Le marquis et sa fille vinrent les derniers, sereins et bienveillants comme des gens qui viennent de faire leur devoir. Je vis la combien Cecilia etait adoree des jeunes filles et quel respect elle inspirait a toute la famille. Je ne pouvais m'empecher de la contempler, et meme, quand je ne la regardais ou ne l'ecoutais pas, je voyais tous ses mouvements, j'entendais toutes ses paroles. Elle agissait et parlait peu cependant; mais elle etait attentive a tout ce qui pouvait etre utile ou agreable a ses amis. On eut dit qu'elle avait eu toute sa vie deux cent mille livres de rentes, tant elle etait aisee et tranquille dans son opulence, et l'on voyait qu'elle ne jouirait de rien pour elle-meme, tant elle restait devouee au moindre besoin, au moindre desir des autres. On ne parla point de comedie pendant la dejeuner. Pas un mot ne fut dit devant les domestiques qui put leur faire soupconner quelque chose a cet egard. Ce n'est pas que de temps en temps Beatrice, qui n'avait autre chose en tete, n'essayat de parler de la precedente et de la prochaine soiree; mais Stella, qui etait toujours a ses cotes et qui s'etait habituee a etre pour elle comme une jeune mere, la tenait en bride. Quand le repas fut termine, le marquis prit le bras de sa fille et sortit. --Ils vont, pendant deux heures, s'occuper d'un autre genre d'affaires, me dit Celio. Ils donnent cette partie de la journee aux besoins des gens qui les environnent; ils ecoutent les demandes des pauvres, les reclamations des fermiers, les invitations de la commune. Ils voient le cure ou l'adjoint; ils ordonnent des travaux, ils donnent meme des consultations a des malades; enfin, ils font leurs devoirs de chatelains avec autant de conscience et de regularite que possible. Stella et Beatrice sont chargees de veiller, a l'interieur, sur le detail de la maison; moi, ordinairement, je lis ou fais de la musique, et, depuis que mon frere est ici, je lui donne des lecons; mais, pour aujourd'hui, il ira s'exercer tout seul au billard. Je veux causer avec vous. Il m'emmena dans le jardin, et la, me serrant la main avec effusion:--Ta tristesse me fait mal, dit-il, et je ne saurais la voir plus longtemps. Ecoute, mon ami, j'ai eu un mauvais mouvement quand tu m'as dit, il y a une heure, que tu renoncais a Cecilia par delicatesse. J'ai failli te dire que c'etait ton devoir et t'encourager a partir: je ne l'ai pas fait; mais, quand meme je l'aurais fait, je me retracterais a cette heure. Tu te montres trop scrupuleux, ou tu ne connais pas encore Cecilia et son pere. Ils n'ont pas cesse d'etre artistes, je crois meme qu'ils le sont plus que jamais depuis qu'ils sont devenus seigneurs. L'alliance d'un talent tel que le tien ne peut donc jamais leur sembler au-dessous de leur condition. Quant a te soupconner coupable d'ambition et de cupidite, cela est impossible, car ils savent qu'il y a deux mois tu etais amoureux de la pauvre cantatrice a trois mille francs par saison, et que tu aspirais serieusement a l'epouser, meme sans rougir du vieux ivrogne. --Ils le savent! Tu l'as dit, Celio? --Je le leur ai dit le jour meme ou j'en ai recu de toi la confidence, et ils en avaient ete fort touches. --Mais ils avaient refuse parce que, ce jour-la meme, ils recevaient la nouvelle de leur heritage? --Non; meme en recevant cette nouvelle ils n'avaient pas refuse. Ils avaient dit: _Nous verrons!_ Depuis, quoique je me sentisse emu moi-meme, j'ai eu le courage de tenir la parole que je t'avais presque donnee: j'ai reparle de toi. --Et qu'a-t-_elle_ dit? --Elle a dit: "Je suis si reconnaissante de ses bonnes intentions pour moi dans un temps ou j'etais pauvre et obscure, que, si j'etais decidee a me marier, je chercherais l'occasion de le voir et de le connaitre davantage." Et puis nous avons ete a Turin secretement ces jours-ci, comme je te l'ai dit, pour les affaires de son pere, et pour ramener en meme temps notre Benjamin. La, j'ai etudie avec un peu d'inquietude l'effet que produisait sur elle la bruit de tes amours avec la duchesse. Elle a ete triste un instant, cela est certain. Tu vois, ami, je ne te cache rien. Je lui ai offert d'aller te voir pour t'amener en secret a notre hotel. J'avais du depit, elle l'a vu, et elle a refuse, parce qu'elle est bonne pour moi comme un ange, comme une mere; mais elle souffrait, et quand, la nuit suivante, nous avons passe a pied devant ta porte pour aller chercher notre voiture, que nous ne voulions pas faire venir devant l'hotel, nous avons vu ton voiturin, nous avons reconnu Volabu. Nous l'avons evite, nous ne voulions pas etre vus; mais Cecilia a eu une inspiration de femme. Elle a dit a Benjamin (que cet homme n'avait jamais vu) de s'approcher de lui, et de lui demander si son voiturin etait disponible pour Milan.--Je vais a Milan, en effet, repondit-il, mais je ne puis prendre personne.--Qui donc conduisez-vous? dit l'enfant; ne pourrais-je m'arranger avec votre voyageur pour aller avec lui?--Non, c'est un peintre. Il voyage seul.--Comment s'appelle-t-il? peut-etre que je le connais?--Ce voiturin a dit ton nom: c'est tout ce que nous voulions savoir. On nous avait dit que la duchesse etait retournee a Milan. Cecilia palit, sous pretexte qu'elle avait froid; puis, comme j'en faisais l'observation a demi-voix, elle se mit a sourire avec cet air de souveraine mansuetude qui lui est propre. Elle approcha de ta fenetre en me disant:--Tu vas voir que je vais lui adresser un adieu bien amical et par consequent bien desinteresse. C'est alors qu'elle chanta ce maudit _Vedrai carino_ qui t'a arrache aux griffes de Satan. Allons, il y a dans tout cela une fatalite! Je crois qu'elle t'aime, bien que ce soit fort difficile a constater chez une personne toujours maitresse d'elle-meme, et si habituee a l'abnegation qu'on peut a peine deviner si elle souffre en se sacrifiant. A l'heure qu'il est, elle ne sait plus rien de toi, et je confesse que je n'ai pas eu le courage de lui dire que tu as renonce a la duchesse et que tu lui dois ton salut. Je me suis engage a ne pas te nuire; mais ce serait pousser l'heroisme au-dela de mes facultes que d'aller faire la cour pour toi. Seulement je te devais la verite, la voila tout entiere. Reste donc ou parle; attends et espere, ou agis et eclaire-toi. De toute facon, tu es dans ton droit, et personne ne peut te supposer amoureux des millions, puisque, ce matin encore, tu ne voulais pas comprendre que le marquis de Balma etait le pere Boccaferri. --Bon et grand Celio, m'ecriai-je, comment te remercier! Je ne sais plus que faire. Il me semble que tu aimes Cecilia autant que moi, et que tu es plus digne d'elle. Non, je ne puis lui parler. Je veux qu'elle ait le temps de te connaitre et de t'apprecier sous la face nouvelle que ton caractere a prise depuis quelque temps. Il faut qu'elle nous examine, qu'elle nous compare et qu'elle juge. Il m'a semble parfois qu'elle t'aimait, et peut-etre que c'est toi qu'elle aime! Pourquoi nous hater de savoir notre sort? Qui sait si, a l'heure qu'il est, elle-meme n'est pas indecise? Attendons. --Oui, c'est vrai, dit Celio, nous risquons d'etre refuses tous les deux si nous brusquons sa sympathie. Moi, je suis fort gene aussi, car je n'etais pas amoureux d'elle a Vienne, et l'idee de l'etre ne m'est venue que quand j'ai vu ton amour. J'ai un peu peur a present qu'elle ne me croie influence par ses millions, car je suis plus expose que toi a meriter ce soupcon. Je n'ai pas fait mes preuves a temps comme tu les as faites. D'un autre cote, l'adoration qu'elle avait pour ma mere, et qui domine encore toutes ses pensees, est de force et de nature a lui faire sacrifier son amour pour toi dans la crainte de me rendre malheureux. Elle est ainsi faite, cette femme excellente; mais je ne jouirai pas de son sacrifice. --Ce sacrifice, repris-je, serait prompt et facile aujourd'hui. Si elle m'aime, ce ne peut etre encore au point de devenir egoiste. Dans mon interet, comme dans le tien, je demande l'aide et le conseil du temps. --C'est bien dit, repliqua Celio; ajournons. Eh! tiens, prenons une resolution: c'est de ne nous declarer ni l'un ni l'autre avant de nous etre consultes encore; jusque-la, nous n'en reparlerons plus ensemble, car cela me fait un peu de mal. --Et a moi aussi. Je souscris a cet accord; mais nous ne nous interdisons pas l'un a l'autre de chercher a lui plaire. --Non, certes, dit-il. Il se mit a fredonner la romance de don Juan; puis peu a peu il arriva a la chanter, a l'etudier tout en marchant a mon cote, et a frapper la terre de son pied avec impatience dans les endroits ou il etait mecontent de sa voix et de son accent.--Je ne suis pas don Juan, s'ecria-t-il en s'interrompant, et c'est pourtant dans ma voix et dans ma destinee de l'etre sur les planches. Que diable! je ne suis pas un tenor, je ne peux pas etre un amoureux tendre; je ne peux pas chanter _Il mio tesoro intante_ et faire la cadence du Rimini... Il faut que je sois un scelerat puissant ou un honnete homme qui fait _fiasco_! Va pour la puissance!... Apres tout, ajouta-t-il en passant la main sur son front, qui sait si j'aime? Voyons! Il chanta _Quando del vino_, et il le chanta superieurement.--Non! non! s'ecria-t-il satisfait de lui-meme, je ne suis pas fait pour aimer! Cecilia n'est pas ma mere. Il peut lui arriver d'aimer demain quelqu'un plus que moi, toi, par exemple! Fi donc! moi, amoureux d'une femme qui ne m'aimerait point! j'en mourrais de rage! Je ne t'en voudrais pas, a toi, Salentini; mais elle? je la jetterais du haut de son chateau sur le pave pour lui faire voir le cas que je fais de sa personne et de sa fortune! Je fus effraye de l'expression de sa figure. Le Celio que j'avais connu a Vienne reparaissait tout entier et me jetait dans une stupefaction douloureuse. Il s'en apercut, sourit et me dit:--Je crois que je redeviens mechant! Allons rejoindre la famille, cela se dissipera. Parfois mes nerfs me jouent encore de mauvais tours. Tiens, j'ai froid! Allons-nous-en. Il prit mon bras et rentra en courant. A deux heures, toute la famille se reunit dans le grand salon. Le marquis donna, comme de coutume, a ses gens, l'ordre qu'on ne le derangeat plus jusqu'au diner, a moins d'un motif important, et que, dans ce cas, on sonnat la cloche du chateau pour l'avertir. Puis il demanda aux jeunes filles si elles avaient pris l'air et surveille la maison; a Benjamin, s'il avait travaille, et, quand chacun lui eut rendu compte de l'emploi de sa matinee:--C'est bien, dit-il; la premiere condition de la liberte et de la sante morale et intellectuelle, c'est l'ordre dans l'arrangement de la vie; mais, helas! pour avoir de l'ordre, il faut etre riche. Les malheureux sont forces de ne jamais savoir ce qu'ils feront dans une heure! A present, mes chers enfants, vive la joie! La journee d'affaires et de soucis est terminee; la soiree de plaisir et d'art commence. Suivez-moi. Il tira de sa poche une grande cle, et l'eleva en l'air, aux rires et aux acclamations des enfants. Puis, nous nous dirigeames avec lui vers l'aile du chateau ou etait situe le theatre. On ouvrit la _porte d'ivoire_, comme l'appelait le marquis, et on entra dans le sanctuaire des songes, apres s'y etre enfermes et barricades d'importance. Le premier soin fut de ranger le theatre, d'y remettre de l'ordre et de la proprete, de reunir, de secouer et d'etiqueter les costumes abandonnes a la hate, la nuit precedente, sur des fauteuils. Les hommes balayaient, epoussetaient, donnaient de l'air, raccommodaient les accrocs faits au decor, huilaient les ferrures, etc. Les femmes s'occupaient des habits; tout cela se fit avec une exactitude et une rapidite prodigieuses, tant chacun de nous y mit d'ardeur et de gaiete. Quand ce fut fait, le marquis reunit sa couvee autour de la grande table qui occupait le milieu du parterre, et l'on tint conseil. On remit les manuscrits de _Don Juan_ a l'etude, on y fit rentrer des personnages et des scenes elimines la veille; on se consulta encore sur la distribution des roles. Celio revint a celui de don Juan, il demanda que certaines scenes fussent chantees. Beatrice et son jeune frere demanderent a improviser un pas de danse dans le bal du troisieme acte. Tout fut accorde. On se permettait d'essayer de tout; mais, a mesure qu'on decidait quelque chose, on le consignait sur le manuscrit, afin que l'ordre de la representation ne fut pas trouble. Ensuite Celio envoya Stella lui chercher diverses perruques a longs cheveux. Il voulait assombrir un peu son caractere et sa physionomie. Il essaya une chevelure noire.--Tu as tort de le faire brun, si tu veux etre mechant, lui dit Boccaferri (qui reprenait son ancien nom derriere la _porte d'ivoire_). C'est un usage classique de faire les traitres noirs et a tous crins, mais c'est un mensonge banal. Les hommes pales de visage et noirs de barbe sont presque toujours doux et faibles. Le vrai tigre est fauve et soyeux. --Va pour la peau du lion, dit Celio en prenant sa perruque de la veille, mais ces noeuds rouges m'ennuient; cela sent le tyran de melodrame. Mesdemoiselles, faites-moi une quantite de canons couleur de feu. C'etait le type du roue au temps de Moliere. --En ce cas, rends-nous ton noeud cerise, ton _beau noeud d'epee_! dit Stella. --Qu'en veux-tu faire? --Je veux le conserver pour modele, dit-elle en souriant avec malice, car c'est toi qui l'as fait, et toi seul au monde sais faire les noeuds. Tu y mets le temps, mais quelle perfection! N'est-ce pas? ajouta-t-elle en s'adressant a moi et en me montrant ce meme noeud cerise que j'avais ramasse la veille, comment le trouvez-vous? Le ton dont elle me fit cette question et la maniere dont elle agita ce ruban devant mon visage me troublaient un peu. Il me sembla qu'elle desirait me voir m'en emparer, et je fus assez vertueux pour ne pas le faire. La Boccaferri me regardait. Je vis rougir la belle Stella; elle laissa tomber le noeud et marcha dessus, comme par megarde, tout en feignant de rire d'autre chose. Celio etait brusque et imperieux avec ses soeurs, quoiqu'il les adorat au fond de l'ame, et qu'il eut pour elles mille tendres sollicitudes. Il avait vu aussi ce singulier petit episode.--Allons donc, paresseuses! cria-t-il a Stella et a Beatrice, allez me chercher trente aunes de rubans couleur de feu! J'attends!--Et quand elles furent entrees dans le magasin, il ramassa le noeud cerise, et me la donna a la derobee, en me disant tout bas:--Garde-le en memoire de Beatrice; mais si l'une ou l'autre est coquette avec toi, corrige-les et moque-toi d'elles. Je te demande cela comme a un frere. Les preparatifs durerent jusqu'au diner, qui fut assez serieux. On reprenait de la gravite devant les domestiques, qui portaient le deuil de l'ancien marquis sur leurs habits, faute de le porter dans le coeur. Et d'ailleurs, chacun pensait a son role, et M. de Balma disait une chose que j'ai toujours sentie vraie: les idees s'eclaircissent et s'ordonnent durant la satisfaction du premier appetit. Au reste on mangeait vite et moderement a sa table. Il disait familierement que l'artiste qui mange est _a moitie cuit_. On savourait le cafe et le cigare, pendant que les domestiques levaient le couvert et effectuaient leur sortie finale des appartements et de la maison. Alors on faisait une ronde, on fermait toutes les issues. Le marquis criait: Mesdames les actrices, a vos loges! On leur donnait une demi-heure d'avance sur les hommes; mais Cecilia n'en profitait pas. Elle resta avec nous dans le salon, et je remarquai qu'elle causait tout bas dans un coin avec Celio. Il me sembla qu'au sortir de cet entretien, Celio etait d'une gaiete arrogante, et Cecilia d'une melancolie resignee; mais cela ne prouvait pas grand'chose: chez lui, les emotions etaient toujours un peu forcees; chez elle, elles etaient si peu manifestees, que la nuance etait presque insaisissable. A huit heures precises, la piece commenca. Je craindrais d'etre fastidieux en la suivant dans ses details, mais je dois signaler que, a ma grande surprise, Cecilia fut admirable et atroce de jalousie dans le role d'Elvire. Je ne l'aurais jamais cru; cette passion semblait si ennemie de son caractere! J'en fis la remarque dans un entr'acte.--Mais c'est peut-etre pour cela precisement, me dit-elle.... Et puis, d'ailleurs, que savez-vous de moi? Elle dit ce dernier mot avec un ton de fierte qui me fit peur. Elle semblait mettre tout son orgueil a n'etre pas devinee. Je m'attachai a la deviner malgre elle, et cela assez froidement. Boccaferri loua Celio avec enthousiasme; il pleurait presque de joie de l'avoir vu si bien jouer. Le fait est qu'il avait ete le plus froid, le plus railleur, le plus pervers des hommes.--C'est grace a toi, dit-il a la Boccaferri; tu es si irritee et si hautaine, que tu me rends mechant. Je me fais de glace devant tes reproches, parce que je me sens pousse a bout et pret a eclater. Tiens! _ma vieille_, tu devrais toujours etre ainsi; je reprendrais les forces que m'otent ta bonte et ta douceur accoutumees. --Eh bien, repondit-elle, je ne te conseille pas de jouer souvent ces roles-la avec moi: je t'y rendrais des points. [Illustration 009.png: Ce personnage du temps passe.... (Page 107.)] Il se pencha vers elle, et, baissant la voix:--Serais-tu capable d'etre la femelle d'un tigre? lui dit-il. --Cela est bon pour le theatre, repondit-elle (et il me sembla qu'elle parlait expres de maniere a ce que je ne perdisse pas sa reponse). Dans la vie reelle, Celio, je mepriserai un usage si petit, si facile et si niais de ma force. Pourquoi suis-je si mechante, ici dans ce role? C'est que rien n'est plus aise que l'affectation. Ne sois donc pas trop vain de ton succes d'aujourd'hui. La force dans l'excitation, c'est le _pont aux anes_! La force dans le calme.... Tu y viendras peut-etre, mais tu n'y es pas encore. Essaie de faire Ottavio, et nous verrons! --Vous etes une comedienne fort acerbe et fort jalouse de son talent! dit Celio en se mordant les levres si fort, que sa moustache rousse, collee a sa levre, tomba sur son rabat de dentelle. --Tu perds ton poil de tigre, lui dit tranquillement la Boccaferri en rattrapant la moustache; tu as raison de faire une peau neuve! --Vous croyez que vous opererez ce miracle? --Oui, si je veux m'en donner la peine, mais je ne le promets pas. Je vis qu'ils s'aimaient sans vouloir se l'avouer a eux-memes, et je regardai Stella, qui etait belle comme un ange en me presentant un masque pour la scene du bal. Elle avait cet air genereux et brave d'une personne qui renonce a vous plaire sans renoncer a vous aimer. Un elan de coeur, plein de vaillance, qui ne me permit pas d'hesiter, me fit tirer de mon sein le noeud cerise que j'y avais cache, et je le lui montrai mysterieusement. Tout son courage l'abandonna; elle rougit, et ses yeux se remplirent de larmes. Je vis que Stella etait une sensitive, et que je venais de me donner pour jamais ou de faire une lachete. Des ce moment, je ne regardai plus en arriere, et je m'abandonnai tout entier au bonheur, bien nouveau pour moi, d'etre chastement et naivement aime. Je faisais le role d'Ottavio, et je l'avais fort mal joue jusque-la. Je pris le bras de ma charmante Anna pour entrer en scene, et je trouvai du coeur et de l'emotion pour lui dire mon amour et lui peindre mon devouement. A la fin de l'acte, je fus comble d'eloges, et Cecilia me dit en me tendant la main:--Toi, Ottavio, tu n'as besoin des lecons de personne, et tu en remontrerais a ceux qui enseignent.--Je ne sais pas jouer la comedie, lui repondis-je, je ne le saurai jamais. C'est parce qu'on ne la joue pas ici que j'ai dit ce que je sentais. [Illustration 010.png: Celio entra brusquement.... (Page 115.)] XIV. CONCLUSION. Je montai dans la loge des hommes pour me debarrasser de mon domino. A peine y etais-je entre, que Stella vint resolument m'y rejoindre. Elle avait arrache vivement son masque; sa belle chevelure blond-cendre, naturellement ondee, s'etait a demi repandue sur son epaule. Elle etait pale, elle tremblait; mais c'etait une ame eminemment courageuse, quoique elle agit par expansion spontanee et d'une maniere tout opposee, par consequent, a celle de la Boccaferri. --Adorno Salentini, me dit-elle en posant sa main blanche sur mon epaule, m'aimez-vous? Je fus entierement vaincu par cette question hardie, faite avec un effort evidemment douloureux et le trouble de la pudeur alarmee. Je la pris dans mes bras et je la serrai contre ma poitrine. --Il ne faut pas me tromper, dit-elle en se degageant avec force de mon etreinte. J'ai vingt-deux ans; je n'ai pas encore aime, moi, et je ne dois pas etre trompee. Mon premier amour sera le dernier, et, si je suis trahie, je n'essaierai pas de savoir si j'ai la force d'aimer une seconde fois: je mourrai. C'est la le seul courage dont je me sente capable. Je suis jeune, mais l'experience des autres m'a eclairee. J'ai beaucoup reve deja, et, si je ne connais pas le monde, je me connais du moins. L'homme qui se jouera d'une ame comme la mienne, ne pourra etre qu'un miserable, et, s'il en vient la, il faudra que je le haisse et que je le meprise. La mort me semble mille fois plus douce que la vie, apres une semblable desillusion. --Stella, lui repondis-je, si je vous dis ici que je vous aime, me croirez-vous? Ne me mettrez-vous pas a l'epreuve avant de vous fier aveuglement a la parole d'un homme que vous ne connaissez pas? --Je vous connais, repondit-elle. Celio, qui n'estime personne, vous estime et vous respecte; et, d'ailleurs, quand meme je n'aurais pas ce motif de confiance, je croirais encore a votre parole. --Pourquoi? --Je ne sais pas, mais cela est ainsi. --Donc vous m'aimez, vous? Elle hesita un instant, puis elle dit: --Ecoutez! je ne suis pas pour rien la fille de la Floriani. Je n'ai pas la force de ma mere, mais j'ai son courage; je vous aime. Cette bravoure me transporta. Je tombai aux pieds de Stella, et je les baisai avec enthousiasme.--C'est la premiere fois, lui dis-je, que je me mets aux genoux d'une femme, et c'est aussi la premiere fois que j'aime. Je croyais pourtant aimer Cecilia, il y a une heure, je vous dois cette confession; mais ce que je cherche dans la femme, c'est le coeur, et j'ai vu que le sien ne m'appartenait pas. Le votre se donne a moi avec une vaillance qui me penetre et me terrasse. Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez, et voila que je crois en vous comme vous croyez en moi. L'amour, c'est la foi; la foi rend temeraire, et rien ne lui resiste. Nous nous aimons, Stella, et nous n'avons pas besoin d'autre preuve que de nous l'etre dit. Voulez-vous etre ma femme? --Oui, repondit-elle, car moi, je ne puis aimer qu'une fois, je vous l'ai dit. --Sois donc ma femme, m'ecriai-je en l'embrassant avec transport. Veux-tu que je te demande a ton frere tout de suite? --Non, dit-elle en pressant mon front de ses levres avec une suavite vraiment sainte. Mon frere aime Cecilia, et il faut qu'il devienne digne d'elle. Tel qu'il est aujourd'hui, il ne l'aime pas encore assez pour la meriter. Laisse lui croire encore que tu pretends etre son rival. Sa passion a besoin d'une lutte pour se manifester a lui-meme. Cecilia l'aime depuis longtemps. Elle ne me l'a pas dit, mais je le sais bien. C'est a elle que tu dois me demander d'abord, car c'est elle que je regarde comme ma mere. --J'y vais tout de suite, repondis-je. --Et pourquoi tout de suite? Est-ce que tu crains de te repentir si tu prends le temps de la reflexion? --Je te prouverai le contraire, fille genereuse et charmante! je ne ferai que ce que tu voudras. On nous appela pour commencer l'acte suivant. Celio, qui surveillait ordinairement d'un oeil inquiet et jaloux le moindre mouvement de ses soeurs, n'avait pas remarque notre absence. Il etait en proie a une agitation extraordinaire. Son role paraissait l'absorber. Il le termina de la maniere la plus brillante, ce qui ne l'empecha pas d'etre sombre et silencieux pendant le souper et l'interessante causerie du marquis, qui se prolongea jusqu'a trois heures du matin. Je m'endormis tranquille, et je n'eus pas le moindre retour sur moi-meme, pas l'apparence d'inquietude, d'hesitation ou de regret, en m'eveillant. Je dois dire que, des le matin du jour precedent, les deux cent mille livres de rente de mademoiselle de Balma m'avaient porte comme un coup de massue. Epouser une fortune ne m'allait point et derangeait les reves et l'ambition de toute ma vie, qui etait de faire moi-meme mon existence et d'y associer une compagne de mon choix, prise dans une condition assez modeste pour qu'elle se trouvat riche de mon succes. D'ailleurs, je suis ainsi fait, que l'idee de lutter contre un rival a chances egales me plait et m'anime, tandis que la conscience de la moindre inferiorite dans ma position, sur un pareil terrain, me refroidit et me guerit comme par miracle. Est-ce prudence ou fierte? je l'ignore; mais il est certain que j'etais, a cet egard, tout l'oppose de Celio, et, qu'au lieu de me sentir acharne, par depit d'amour-propre, a lui disputer sa conquete, j'eprouvais un noble plaisir a les rapprocher l'un de l'autre en restant leur ami. Cecilia vint me trouver dans la journee.--Je vais vous parler comme a un frere, me dit-elle. Quelques mots de Celio tendraient a me faire croire que vous etes amoureux de moi, et moi, je ne crois pas que vous y songiez maintenant. Voila pourquoi je viens vous ouvrir mon coeur. "Je sais qu'il y a deux mois, lorsque vous m'avez connue dans un etat voisin de la misere, vous avez songe a m'epouser. J'ai vu la la noblesse de votre ame, et cette pensee que vous avez eue vous assure a jamais mon estime! et, plus encore, une sorte de respect pour votre caractere." Elle prit ma main et la porta contre son coeur, ou elle la tint pressee un instant avec une expression a la fuis si chaste et si tendre, que je pliai presque un genou devant elle. --Ecoutez, mon ami, reprit-elle sans me donner le temps de lui repondre, je crois que j'aime Celio! voila pourquoi, en vous faisant cet aveu, je crois avoir le droit de vous adresser une priere humble et fervente au nom de l'affection la plus desinteressee qui fut jamais: fuyez la duchesse de ***; detachez-vous d'elle, ou vous etes perdu! --Je le sais, repondis-je, et je vous remercie, ma chere Cecilia, de me conserver ce tendre interet; mais ne craignez rien, ce lien funeste n'a pas ete contracte; votre douce voix, une inspiration de votre coeur genereux et quatre phrases du divin Mozart m'en ont a jamais preserve. --Vous les avez donc entendues? Dieu soit loue! --Oui, Dieu soit loue! repris-je, car ce chant magique m'a attire jusqu'ici a mon insu, et j'y ai trouve le bonheur. Cecilia me regarda avec surprise. --Je m'expliquerai tout a l'heure, lui dis-je; mais, vous, vous avez encore quelque chose a me dire, n'est-ce pas? --Oui, repondit-elle, je vous dirai tout, car je tiens a votre estime, et, si je ne l'avais pas, il manquerait quelque chose au repos de ma conscience. Vous souvenez-vous qu'a Vienne, la derniere fois que nous nous y sommes vus, vous m'avez demande si j'aimais Celio? --Je m'en souviens parfaitement, ainsi que de votre reponse, et vous n'avez pas besoin de vous expliquer davantage, Cecilia. Je sais fort bien que vous futes sincere en me disant que vous n'y songiez pas, et que votre devouement pour lui prenait sa source dans les bienfaits de la Floriani. Je comprends ce qui s'est passe en vous depuis ce jour-la, parce que je sais ce qui s'est passe en lui. --Merci, o merci! s'ecria-t-elle attendrie; vous n'avez pas doute de ma loyaute? --Jamais. --C'est le plus grand eloge que vous puissiez commander pour la votre; mais, dites-moi, vous croyez donc qu'il m'aime? --J'en suis certain. --Et moi aussi, ajouta-t-elle avec un divin sourire et une legere rougeur. Il m'aime, et il s'en defend encore; mais son orgueil pliera, et je serai sa femme, car c'est la toute l'ambition de mon ame, depuis que je suis _dama e comtessa garbata_. Lorsque vous m'interrogiez, Salentini, je me croyais pour toujours obscure et miserable. Comment n'aurais-je pas refoule au plus profond de mon sein la seule pensee d'etre la femme du brillant Celio, de ce jeune ambitieux a qui l'eclat et la richesse sont des elements de bonheur et des conditions de succes indispensables? J'aurais rougi de m'avouer a moi-meme que j'etais emue en le voyant; il ne l'aurait jamais su; je crois que je ne le savais pas moi-meme, tant j'etais resolue a n'y pas prendra garde, et tant j'ai l'habitude et le pouvoir de me maitriser. "Mais ma fortune presente me rend la jeunesse, la confiance et le droit. Voyez-vous, Celio n'est pas comme vous. Je vous ai bien devines tous deux. Vous etes calme, vous etes patient, vous etes plus fort que lui, qui n'est qu'ardent, avide et violent. Il ne manque ni de fierte ni de desinteressement; mais il est incapable de se creer tout seul l'existence large et brillante qu'il reve, et qui est necessaire au developpement de ses facultes. Il lui faut la richesse tout acquise, et je lui dois cette richesse. N'est-ce pas, je dois cela au fils de Lucrezia? et, quand meme je vous aurais aime, Salentini, quand meme le caractere effrayant de Celio m'inspirerait des craintes serieuses pour mon bonheur, j'ai une dette sacree a payer. --J'espere, lui dis-je, en souriant, que le sacrifice n'est pas trop rude. En ce qui me concerne, il est nul, et votre supposition n'est qu'une consolation gratuite dont je n'aurai pas la folie de faire mon profit. En ce qui concerne Celio, je crois que vous etes plus forte que lui, et que vous caresserez le jeune tigre d'une main calme et legere. --Ce ne sera peut-etre pas toujours aussi facile que vous croyez, repondit-elle; mais je n'ai pas peur, voila ce qui est certain. Il n'y a rien de tel pour etre courageux que de se sentir dispose, comme je le suis, a faire bon marche de son propre bonheur et de sa propre vie; mais je ne veux pas me faire trop valoir. J'avoue que je suis secretement enivree, et que ma bravoure est singulierement recompensee par l'amour qui parle en moi. Aucun homme ne peut me sembler beau aupres de celui qui est la vivante image de Lucrezia; aucun nom illustre et cher a porter aupres de celui de Floriani. --Ce nom est si beau en effet, qu'il me fait peur, repondis-je. Si toutes celles qui le portent allaient refuser de le perdre! --Que voulez-vous dire? je ne vous comprends pas. Je lui fis alors l'aveu de ce qui s'etait passe entre Stella et moi, et je lui demandai la main de sa fille adoptive. La joie de cette genereuse femme fut immense; elle se jeta a mon cou et m'embrassa sur les deux joues. Je la vis enfin ce jour-la telle qu'elle etait, expansive et maternelle dans ses affections, autant qu'elle etait prudente et mysterieuse avec les indifferents. --Stella est un ange, me dit-elle, et le ciel vous a mille fois beni en vous inspirant cette confiance subite en sa parole. Je la connais bien, moi, et je sais que, de tous les enfants de Floriani, c'est celle qui a vraiment herite de la plus precieuse vertu de sa mere, le devouement. Il y a longtemps qu'elle est tourmentee du besoin d'aimer, et ce n'est pas l'occasion qui lui a manque, croyez-le bien; mais cette ame romanesque et delicate n'a pas subi l'entrainement des sens qui ferme parfois les yeux aux jeunes filles. Elle avait un ideal, elle le cherchait et savait l'attendre. Cela se voit bien a la fraicheur de ses joues et a la purete de ses paupieres; elle l'a trouve enfin, celui qu'elle a reve! Charmante Stella, exquise nature de femme, ton bonheur m'est encore plus cher que le mien! La Boccaferri prit encore ma main, la serra dans les siennes, et fondit en larmes en s'ecriant: "O Lucrezia! rejouis-toi dans le sein de Dieu!" Celio entra brusquement, et, voyant Cecilia si emue et assise tout pres de moi, il se retira en refermant la porte avec violence. Il avait pali, sa figure etait decomposee d'une maniere effrayante. Toutes les furies de l'enfer etaient entrees dans son sein. --Qu'il dise apres cela qu'il ne t'aime pas! dis-je a la Boccaferri. Je la fis consentir a laisser subir encore un peu cette souffrance au pauvre Celio, et nous allames trouver ma chere Stella pour lui faire part de notre entretien. Stella travaillait dans l'interieur d'une tourelle qui lui servait d'atelier. Je fus etrangement supris*[*surpris?*] de la trouver occupee de peinture, et de voir qu'elle avait un talent reel, tendre, profond, delicieusement vrai pour le paysage, les troupeaux, la nature pastorale et naive.--Vous pensiez donc, me dit-elle en voyant mon ravissement, que je voulais me faire comedienne? Oh, non! je n'aime pas plus le public que ne l'a aime notre Cecilia, et jamais je n'aurais le courage d'affronter son regard. Je joue ici la comedie comme Cecilia et son pere la jouent; pour aider a l'oeuvre collective qui sert a l'education de Celio, peut-etre a celle de Beatrice et de Salvator, car les deux _Bambini_ ont aussi jusqu'a present la passion du theatre; mais vous n'avez pas compris notre cher maitre Boccaferri, si vous croyez qu'il n'a en vue que de nous faire debuter. Non, ce n'est pas la sa pensee. Il pense que ces essais dramatiques, dans la forme libre que nous leur donnons, sont un exercice salutaire au developpement synthetique (je me sers de son mot) de nos facultes d'artiste, et je crois bien qu'il a raison, car depuis que nous faisons cette amusante etude je me sens plus peintre et plus poete que je ne croyais l'etre. --Oui, il a mille fois raison, repondis-je, et le coeur aussi s'ouvre a la poesie, a l'effusion, a l'amour, dans cette joyeuse et sympathique epreuve: je le sens bien, o ma Stella, pour deux jours que j'ai passes ici! Partout ailleurs, je n'aurais point ose vous aimer si vite, et, dans cette douce et bienfaisante excitation de toutes mes facultes, je vous ai comprise d'emblee, et j'ai eprouve la portee de mon propre coeur. Cecilia me prit par le bras et me fit entrer dans la chambre de Stella et de Beatrice, qui communiquait avec cette meme tourelle par un petit couloir. Stella rougissait beaucoup, mais elle ne fit pas de resistance. Cecilia me conduisit en face d'un tableau place dans l'alcove virginale de ma jeune amante, et je reconnus une _Madoneta col Bambino_ que j'avais peinte et vendue a Turin deux ans auparavant a un marchand de tableaux. Cela etait fort naif, mais d'un sentiment assez vrai pour que je pusse le revoir sans humeur. Cecilia l'avait achete, a son dernier voyage, pour sa jeune amie, et alors on me confessa que, depuis deux mois, Stella, en entendant parler souvent de moi aux Boccaferri et a Celio, avait vivement desire me connaitre. Cecilia avait nourri d'avance, et sans le lui dire, la pensee que notre union serait un beau reve a realiser. Stella semblait l'avoir devine. --Il est certain, me dit-elle, que lorsque je vous ai vu ramasser le noeud cerise, j'ai eprouve quelque chose d'extraordinaire que je ne pouvais m'expliquer a moi-meme; et que, quand Celio est venu nous dire, le lendemain, que le _ramasseur de rubans_, comme il vous appelait, etait encore dans le village, et se nommait Adorno Salentini, je me suis dit, follement peut-etre, mais sans douter de la destinee, que la mienne etait accomplie. Je ne saurais exprimer dans quel naif ravissement me plongea ce jeune et pur amour d'une fille encore enfant par la fraicheur et la simplicite, deja femme par le devouement et l'intelligence. Lorsque la cloche nous avertit de nous rendre au theatre, j'etais un peu fou. Celio vit mon bonheur dans mes yeux, et ne le comprenant pas, il fut mechant et brutal a faire plaisir. Je me laissai presque insulter par lui; mais le soir j'ignore ce qui s'etait passe. Il me parut plus calme et me demanda pardon de sa violence, ce que je lui accordai fort genereusement. Je dirai encore quelques mots de notre theatre avant d'arriver au denoument, que le lecteur sait d'avance. Presque tous les soirs nous entreprenions un nouvel essai. Tantot c'etait un opera: tous les acteurs etant bons musiciens, meme moi, je l'avoue humblement et sans pretention, chacun tenait le piano alternativement. Une autre fois, c'etait un ballet; les personnes serieuses se donnaient a la pantomime, les jeunes gens dansaient d'inspiration, avec une grace, un abandon et un entrain qu'on eut vainement cherches dans les poses etudiees du theatre. Boccaferri etait admirable au piano dans ces circonstances. Il s'y livrait aux plus brillantes fantaisies, et, comme s'il eut dicte imperieusement chaque geste, chaque intention de ses personnages, il les enlevait, les excitait jusqu'au delire ou les calmait jusqu'a l'abattement, au gre de son inspiration. Il les soumettait ainsi au scenario, car la pantomime dont il etait le plus souvent l'auteur, avait toujours une action bien nettement developpee et suivie. D'autres fois, nous tentions un opera comique, et il nous arriva d'improviser des airs, meme des choeurs, qui le croirait? ou l'ensemble ne manqua pas, et ou diverses reminiscences d'operas connus se lierent par des modulations individuelles promptement conquises et saisies de tous. Il nous prenait parfois fantaisie de jouer de memoire une piece dont nous n'avions pas le texte et que nous nous rappelions assez confusement. Ces souvenirs indecis avaient leur charme, et, pour les enfants qui ne connaissaient pas ces pieces, elles avaient l'attrait de la creation. Ils les concevaient, sur un simple expose preliminaire, autrement que nous, et nous etions tout ravis de leur voir trouver d'inspiration des caracteres nouveaux et des scenes meilleures que celles du texte. Nous avions encore la ressource de faire de bonnes pieces avec de fort mauvaises. Boccaferri excellait a ce genre de decouvertes. Il fouillait dans sa bibliotheque theatrale, et trouvait un sujet heureux a exploiter dans une vieillerie mal concue et mal executee. --Il n'est si mauvaise oeuvre tombee a plat, disait-il, ou l'on ne trouve une idee, un caractere ou une scene dont on peut tirer un bon parti. Au theatre, j'ai entendu siffler cent ouvrages qui eussent ete applaudis, si un homme intelligent eut traite le meme sujet. Fouillons donc toujours, ne doutons de rien, et soyez surs que nous pourrions aller ainsi pendant dix ans et trouver tout les soirs matiere a inventer et a developper. Cette vie fut charmante et nous passionna tous a tel point, que cela eut semble pueril et quasi insense a tout autre qu'a nous. Nous ne nous blasions point sur notre plaisir, parce que la matinee entiere etait donnee a un travail plus serieux. Je faisais de la peinture avec Stella; le marquis et sa fille remplissaient assidument les devoirs qu'ils s'etaient imposes; Celio faisait l'education litteraire et musicale de son jeune frere et de _notre_ petite soeur Beatrice, a laquelle aussi on me permettait de donner quelques lecons. L'heure de la comedie arrivait donc comme une recreation toujours meritee et toujours nouvelle. La _porte d'ivoire_ s'ouvrait toujours comme le sanctuaire de nos plus cheres illusions. Je me sentais grandir au contact de ces fraiches imaginations d'artistes dont le vieux Boccaferri etait la cle, le lien et l'ame. Je dois dire que Lucrezia Floriani avait bien connu et bien juge cet homme, le plus improductif et le plus impuissant des membres de la societe officielle, le plus complet, le plus inspire, le plus _artiste_ enfin des artistes. Je lui dois beaucoup, et je lui en conserverai au dela du tombeau une eternelle reconnaissance. Jamais je n'ai entendu parler avec autant de sens, de clarte, de profondeur et de delicatesse sur la peinture. En barbouillant de grossiers decors (car il peignait fort mal), il epanchait dans mon sein un flot d'idees lumineuses qui fecondaient mon intelligence, et dont je sentirai toute ma vie la puissance generatrice. Je m'etonnai que Celio devant epouser Cecilia et devenir riche et seigneur, les Boccaferri songeassent serieusement a lui faire reprendre ses debuts: mais je le compris, comme eux, en etudiant son caractere, en reconnaissant sa vocation et la superiorite de talent que chaque jour faisait eclore en lui.--Les grands artistes dramatiques ne sont-ils pas presque toujours riches a une certaine epoque de leur vie, me disait le marquis, et la possession des terres, des chateaux et meme des titres les degoute-t-elle de leur art? Non. En general, c'est la vieillesse seule qui les chasse du theatre, car ils sentent bien que leur plus grande puissance et leur plus vive jouissance est la. Eh bien, Celio commencera par ou les autres finissent; il fera de l'art en grand, a son loisir; il sera d'autant plus precieux au public, qu'il se rendra plus rare, et d'autant mieux paye, qu'il en aura moins besoin. Ainsi va le monde. Celio vivait dans la fievre, et ces alternatives de fureur, d'esperance, de jalousie et d'enivrement developperent en lui une passion terrible pour Cecilia, une puissance superieure dans son talent. Nous lui laissames passer deux mois dans cette epreuve brulante qu'il avait la force de supporter, et qui etait, pour ainsi dire, l'element naturel de son genie. Un matin, que le printemps commencait a sourire, les sapins a se parer de pointes d'un vert tendre a l'extremite de leurs sombres rameaux, les lilas bourgeonnant sous une brise attiedie, et les mesanges semant les fourres de leurs petits cris sauvages, nous prenions le cafe sur la terrasse aux premiers rayons d'un doux et clair soleil. L'avocat de Briancon arriva et se jeta dans les bras de son vieux ami le marquis, en s'ecriant: _Tout est liquide!_ Cette parole prosaique fut aussi douce a nos oreilles que le premier tonnerre du printemps. C'etait le signal de notre bonheur a tous. Le marquis mit la main de sa fille dans celle de Celio, et celle de Stella dans la mienne. A l'heure ou j'ecris ces dernieres lignes, Beatrice cueille des camelias blancs et des cyclamens dans la serre pour les couronnes des deux mariees. Je suis heureux et fier de pouvoir donner tout haut le nom de soeur a cette chere enfant, et maitre Volabu vient d'entrer comme cocher au service du chateau. FIN DU CHATEAU DES DESERTES. End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Le chateau des Desertes, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHATEAU DES DESERTES *** ***** This file should be named 13668.txt or 13668.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/6/6/13668/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. 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