Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Jacques, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Jacques Author: George Sand Release Date: October 21, 2004 [EBook #13818] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JACQUES *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) George Sand. [Illustration: ] JACQUES NOTICE Que Jacques soit l'expression et le resultat de pensees tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire. C'est un livre douloureux et un denoument desespere. Les gens heureux, qui sont parfois fort intolerants, m'en ont blame. A-t-on le droit d'etre desespere? disaient-ils. A-t-on le droit d'etre malade? Jacques n'est cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la derniere et intolerable passion, d'une ame passionnee; je ne pretends pas nier cette consequence du roman, que certains coeurs devoues se voient reduits a ceder la place aux autres et que la societe ne leur laisse guere d'autre choix, puisqu'elle raille et s'indigne devant la resignation ou la misericorde d'un epoux trahi. En ceci, la societe ne se montre pas fort chretienne. Aussi Jacques finit-il peu chretiennement sa vie en s'arrogeant le droit d'en disposer. Mais a qui la faute? Jacques ne proteste pas tant qu'on croit contre cette societe irreligieuse. Il lui cede, au contraire, beaucoup trop, puisqu'il tue et se tue. Il est donc l'homme de son temps, et apparemment que son temps n'est pas bon pour les gens maries, puisque certains d'entre eux sont places sans transaction possible entre l'etat de meurtriers et celui de saints. Tachons d'etre saints, et si nous en venons a bout, nous saurons d'autant plus combien cela est difficile, et quelle indulgence on doit a ceux qui ne le sont pas encore. Alors nous reconnaitrons peut-etre qu'il y a quelque chose a modifier ou dans la loi, ou dans l'opinion, car le but de la societe devrait etre de rendre la perfection accessible a tous, et l'homme est bien faible quand il lutte seul contre le torrent des moeurs et des idees. J'ai ecrit ce livre a Venise en 1834, ainsi que _Leone Leoni et Andre_. GEORGE SAND. Paris, mars 1853. PREMIERE PARTIE. I. Tilly, pres Tours; le... Tu veux, mon amie, que je te dise la verite; tu me reproches d'etre trop _mademoiselle_ avec toi, comme nous disions au couvent. Il faut absolument, dis-tu, que je t'ouvre mon coeur et que je te dise si j'aime M. Jacques. Eh bien, oui, ma chere, je l'aime, et beaucoup. Pourquoi n'en conviendrais-je pas a present? Notre contrat de mariage sera signe demain, et avant un mois nous serons unis. Rassure-toi donc, et ne t'effraie plus de voir les choses aller si vite. Je crois, je suis persuadee que le bonheur m'attend dans cette union. Tu es folle avec tes craintes. Non, ma mere ne me sacrifie point a l'ambition d'une riche alliance. Il est vrai qu'elle est un peu trop sensible a cet avantage, et qu'au contraire la disproportion de nos fortunes me rendrait humiliante et penible l'idee de tout devoir a mon mari, si Jacques n'etait pas l'homme le plus noble de la terre. Mais tel que je le connais, j'ai sujet de me rejouir de sa richesse. Sans cela, ma mere ne lui aurait jamais pardonne d'etre roturier. Tu dis que tu n'aimes pas ma mere et qu'elle t'a toujours fait l'effet d'une mechante femme; tu fais mal, je pense, de me parler ainsi de celle a qui je dois respect et veneration. Je suis bien coupable, a ce que je vois; car c'est moi qui t'ai portee a ce jugement par la faiblesse que j'ai eue souvent de te raconter les petits chagrins et les frivoles mortifications de notre intimite. Ne m'expose plus a ce remords, chere amie, en me disant du mal de ma mere. Ce qu'il y a de plaisant dans ta lettre, ce n'est pas cela certainement; mais c'est l'espece de penetration soupconneuse avec laquelle tu devines a moitie les choses. Par exemple, tu pretends que Jacques doit etre un homme vieux, froid, sec et sentant la pipe; il y a un peu de vrai dans ce jugement. Jacques n'est pas de la premiere jeunesse, il a l'exterieur calme et grave, et il fume. Vois combien il est heureux pour moi que Jacques soit riche! Encore une fois, ma mere aurait-elle tolere sans cela la vue et l'odeur d'une pipe! La premiere fois que je l'ai vu, il fumait, et a cause de cela j'aime toujours a le voir dans cette occupation et dans l'attitude qu'il avait alors. C'etait chez les Borel. Tu sais que M. Borel etait colonel de lanciers _du temps de l'autre_, comme disent nos paysans. Sa femme n'a jamais voulu le contrarier en rien, et, quoiqu'elle detestat l'odeur du tabac, elle a dissimule sa repugnance, et peu a peu s'est habituee a la supporter. C'est un exemple dont je n'aurai pas besoin de m'encourager pour etre complaisante envers mon mari. Je n'ai aucun deplaisir a sentir cette odeur de pipe. Eugenie autorise donc M. Borel et tous ses amis a fumer au jardin, au salon, partout ou bon leur semble; elle a bien raison. Les femmes ont le talent de se rendre incommodes et deplaisantes aux hommes qui les aiment le plus, faute d'un tres-leger effort sur elles-memes pour se ranger a leurs gouts et a leurs habitudes. Elles leur imposent au contraire mille petits sacrifices qui sont autant de coups d'epingle dans le bonheur domestique, et qui leur rendent insupportable peu a peu la vie de famille... Oh! mais je te vois d'ici rire aux eclats et admirer mes sentences et mes bonnes dispositions. Que veux-tu? je me sens en humeur d'approuver tout ce qui plaira a Jacques, et si l'avenir justifie tes mechantes predictions, si un jour je dois cesser d'aimer en lui tout ce qui me plait aujourd'hui, du moins j'aurai goute la lune de miel. Cette maniere d'etre des Borel scandalise horriblement toutes les begueules du canton. Eugenie s'en moque avec d'autant plus de raison qu'elle est heureuse, aimee de son mari, entouree d'amis devoues, et riche par-dessus le marche, ce qui lui attire encore de temps en temps la visite des plus tiers legitimistes. Ma mere elle-meme a sacrifie a cette consideration" comme elle y sacrifie aujourd'hui a l'egard de Jacques, et c'est chez madame Borel qu'elle a ete flairer et chercher la piste d'un mari pour sa pauvre fille sans dot. Allons! voila que, malgre moi, je me mets encore a tourner ma mere en ridicule. Ah! je suis encore trop pensionnaire. Il faudra que Jacques me corrige de cela, lui qui ne rit pas tous les jours. En attendant, tu devrais me gronder, au lieu de me seconder comme tu fais, vilaine! Je te disais donc que j'avais vu Jacques la pour la premiere fois. Il y avait quinze jours qu'on ne parlait pas d'autre chose, chez les Borel, que de la prochaine arrivee du capitaine Jacques, un officier retire du service, heritier d'un million. Ma mere ouvrait des yeux grands comme des fenetres et des oreilles grandes comme des portes, pour aspirer le son et la vue de ce beau million. Pour moi, cela m'aurait donne une forte prevention contre Jacques, sans les choses extraordinaires que disaient Eugenie et son mari. Il n'etait question que de sa bravoure, de sa generosite, de sa bonte. Il est vrai qu'on lui attribue aussi quelques singularites. Je n'ai jamais pu obtenir d'explication satisfaisante a cet egard, et je cherche en vain dans son caractere et dans ses manieres ce qui peut avoir donne lieu a cette opinion. Un soir de cet ete, nous entrons chez Eugenie; je crois bien que ma mere avait saisi dans l'air quelque nouvelle de l'arrivee du _parti_. Eugenie et son mari etaient venus a notre rencontre du cote de la cour. On nous fait asseoir dans le salon; j'etais pres de la fenetre au rez-de-chaussee, et il y avait devant moi un rideau entr'ouvert. "Et votre ami, est-il arrive enfin? dit ma mere au bout de trois minutes. --Ce matin, dit M. Borel d'un air joyeux.--Ah! je vous en felicite, et j'en suis charmee pour vous, reprend ma mere. Est-ce que nous ne le verrons pas?--Il s'est sauve avec sa pipe en vous entendant venir, repond Eugenie; mais il reviendra certainement.--Oh! peut-etre que non, lui dit son mari; il est sauvage comme l'_habitant de l'Orenoque_ (tu sauras que c'est une des faceties favorites de M. Borel), et je n'ai pas eu encore le temps de lui dire que je voulais le presenter a deux belles dames. Il faudrait voir s'il ne s'en va pas promener trop loin, Eugenie, et le faire avertir." Pendant ce temps-la je ne disais rien, mais je voyais tres-bien M. Jacques par la fente du rideau. Il etait assis a dix pas de la maison, sur des gradins de pierre ou Eugenie fait ranger au printemps les beaux vases de fleur" de sa serre chaude. Il me parut, au premier coup d'oeil, avoir vingt-cinq ans tout au plus, quoiqu'il en ait au moins trente. Il n'est pas de figure plus belle, plus reguliere et plus noble que celle de Jacques. Il est plutot petit que grand, et semble tres-delicat, quoiqu'il assure etre d'une forte sante; il est constamment pale, et ses cheveux d'un noir d'ebene, qu'il porte tres-longs, le font paraitre plus pale et plus maigre encore. Il me semble qu'il a le sourire triste, le regard melancolique, le front serein et l'attitude fiere; en tout, l'expression d'une ame orgueilleuse et sensible, d'une destinee rude, mais vaincue. Ne me dis pas que je fais des phrases de roman; si tu voyais Jacques, je suis sure que tu trouverais tout cela en lui, et bien d'autres choses sans doute que je ne saisis pas, car j'ai encore avec lui une timidite extraordinaire, et il me semble que son caractere renferme mille particularites qu'il me faudra bien du temps pour connaitre et peut-etre pour comprendre. Je te les raconterai jour par jour, afin que tu m'aides a en bien juger; car tu as bien plus de penetration et d'experience que moi. En attendant, je veux t'en dire quelques-unes. Il a certaines aversions et certaines affections qui lui viennent subitement et d'une maniere tantot brutale, tantot romanesque, a la premiere vue. Je sais bien que tout le monde est ainsi, mais personne ne s'abandonne a ses impressions avec l'aveuglement ou l'obstination de Jacques. Quand il a recu de la premiere vue une impression assez forte pour porter un jugement, il pretend qu'il ne le retracte jamais. Je crains que ce ne soit la une idee fausse et la source de bien des erreurs et peut-etre de quelques injustices. Je te dirai meme que je crains qu'il n'ait porte un jugement de ce genre sur ma mere. Il est certain qu'il ne l'aime pas et qu'elle lui a deplu des le premier jour; il ne me l'a pas dit, mais je l'ai vu. Lorsque M. Borel le tira de sa meditation et de son nuage de tabac pour nous le presenter, il vint comme malgre lui, et nous salua avec une froideur glaciale. Ma mere, qui a les manieres hautes et froides, comme tu sais, fut extraordinairement aimable avec lui. "Permettez-moi de vous prendre la main, lui dit-elle; j'ai beaucoup connu monsieur votre pere, et vous quand vous etiez enfant.--Je le sais, Madame," repondit Jacques sechement et sans avancer sa main vers celle de ma mere. Je crois qu'elle dut s'en apercevoir, car cela etait tres-visible; mais elle est trop prudente et trop habile pour avoir jamais une attitude gauche. Elle feignit de prendre la repugnance de M. Jacques pour de la timidite, et elle insista en lui disant: "Donnez-moi donc la main; je suis pour vous une ancienne amie.--Je m'en souviens bien, Madame," repondit-il d'un ton encore plus etrange; et il serra la main de ma mere d'une maniere presque convulsive. Cette maniere fut si singuliere que les Borel se regarderent d'un air etonne, et que ma mere, qui n'est pourtant pas facile a deconcerter, retomba sur sa chaise plutot qu'elle ne se rassit, et devint pale comme la mort. Un instant apres, Jacques retourna dans le jardin, et ma mere me fit chanter une romance dont parlait Eugenie. Jacques m'a dit depuis qu'il m'avait ecoutee sous la fenetre, et que ma voix lui avait ete sur-le-champ tellement sympathique qu'il etait rentre pour me regarder; jusque-la il ne m'avait pas vue. De ce moment il m'a aimee, du moins il le dit; mais je te parle d'autre chose que de ce que j'ai dessein de te dire. Nous en etions aux singularites de Jacques; je veux t'en raconter une autre. L'autre jour il vint nous voir au moment ou je sortais de la maison avec une soupe dans une ecuelle de terre et un tablier d'indienne bleue autour de moi; j'avais pris la petite porte de derriere pour ne rencontrer personne dans ce bel equipage. Le hasard voulut que M. Jacques, par un caprice digne de lui, se fut engage dans cette ruelle avec son beau cheval. "Ou allez-vous ainsi?" me dit-il en sautant a terre et en me barrant le passage. J'aurais bien voulu l'eviter, mais il n'y avait pas moyen. "Laissez-moi passer, lui dis-je, et allez m'attendre a la maison; je vais porter a manger a mes poules.--Et ou sont-elles donc vos poules? Parbleu! je veux les voir manger." Il mit la bride sur le cou de son cheval en lui disant: "Fingal, allez a l'ecurie;" et son cheval, qui entend sa parole comme s'il connaissait la langue des hommes, obeit sur-le-champ. Alors Jacques m'ota l'ecuelle des mains, enleva sans facon le couvercle, et, voyant une soupe de bonne mine: "Diable! dit-il, vous nourrissez bien vos poules! Allons, je vois que nous allons chez quelque pauvre. Il ne faut pas me faire un secret de cela, a moi; c'est une chose toute simple et que j'aime a vous voir faire par vous-meme. J'irai avec vous, Fernande, si vous me le permettez." Je mis mon bras sous le sien, et nous marchames vers la maison de la vieille Marguerite, dont je t'ai parle souvent. M. Jacques portait toujours la soupe avec ses gants de chamois jaune paille, et d'un air si aise qu'il semblait n'avoir pas fait autre chose de sa vie. "Un autre que moi, me dit-il chemin faisant, trouverait certainement ici l'occasion de vous faire de magnifiques compliments, louerait en prose et en vers votre charite, votre sensibilite, votre modestie; moi, je ne vous dis rien de cela, Fernande, parce que je ne suis pas etonne de vous voir pratiquer les vertus que vous avez. Manquer de douceur et de misericorde serait horrible en vous; alors votre beaute, votre air de candeur, seraient des mensonges detestables de la nature. En vous voyant, je vous ai jugee sincere, juste et sainte; je n'avais pas besoin de vous rencontrer sur le chemin d'une chaumiere pour savoir que je ne m'etais pas trompe. Je ne vous dirai donc pas que vous etes un ange a cause de cela, mais je vous dis que vous faites ces choses-la parce que vous etes un ange." Je te demande pardon de te rapporter cette conversation; tu penseras peut-etre qu'il y a un peu de vanite a te redire les douceurs que me conte M. Jacques. Et au fait, ma bonne Clemence, je crois bien qu'il y en a en effet. Je suis toute glorieuse de son amour; moque-toi de moi, cela n'y changera rien. Mais n'ai-je pas raison de te rapporter tous ces details, puisque tu veux connaitre toutes les particularites de mon amour et tout le caractere de mon fiance? Tu ne me gronderas pas cette fois pour avoir ete trop laconique. Je continue. Nous arrivons donc chez la mere Marguerite. La bonne femme fut tout etonnee de se voir apporter la soupe par un beau monsieur en gants jaunes. La voila qui me fait ses bavardages accoutumes, qui me demande au nez de Jacques si c'est la mon mari, qui fait toute sorte de voeux pour moi, qui me raconte ses maux, qui me parle surtout de son loyer qu'elle est forcee de payer, et qui me regarde d'un air piteux, comme pour me dire que je devrais bien lui apporter quelque chose de mieux que la soupe. Moi, je n'ai pas d'argent; ma mere n'en a guere et ne m'en donne pas du tout. J'etais triste comme je le suis souvent de ne pouvoir soulager que la centieme partie des maux que je vois. Jacques avait l'air de ne pas entendre un mot de tout cela. Il avait trouve sur une planche une vieille bible mangee des rats, et il semblait la lire avec attention; tout a coup, pendant que Marguerite parlait encore, je sens tomber doucement dans la poche de mon tablier quelque chose de lourd; j'y porte la main, j'y trouve une bourse; je ne fis semblant de rien, et je donnai a la vieille la petite somme dont elle avait besoin. Tout allait bien: Jacques avait l'air doux et tranquille; mais voila qu'en sortant j'eus la mauvaise idee de dire tout bas a Marguerite que le present venait de Jacques. Alors elle se mit a lui adresser ses remerciements et ces benedictions du pauvre qui sont vraiment un peu prolixes, un peu niaises, mais qu'il faut, ce me semble, accepter, puisque c'est la seule maniere dont le pauvre puisse s'acquitter. Eh bien, sais-tu ce que fit Jacques? Il fronca deux ou trois fois le sourcil d'un air d'impatience, et finit par interrompre la litanie de la vieille en lui disant d'un ton dur et imperieux: "C'est bon; en voila assez!" La pauvre femme resta interdite et humiliee. Moi, je me sentis un peu d'humeur contre Jacques. Quand nous fumes a quelques pas de la maisonnette, je lui en fis des reproches. Il sourit, et, au lieu de se justifier, il me dit en me prenant par la main: "Fernande, vous etes une bonne enfant, et moi je suis un vieux homme; vous avez raison d'aimer les epanchements de la reconnaissance que vous inspirez, c'est un plaisir innocent qui vous engage a perseverer. Pour moi, je ne puis plus m'amuser de ces choses-la, et elles me causent au contraire un ennui intolerable.--Je suis disposee, lui dis-je, a croire que vous avez raison en tout ce que vous faites, et je croirai volontiers que c'est moi qui ai tort; mais expliquez-vous: faites que je vous connaisse bien, Jacques, et que je n'aie jamais l'idee de vous blamer, quelque chose qui arrive." Il sourit encore, mais d'un air triste, et, loin de m'accorder l'explication que je lui demandais, il se borna a me repeter: "Je vous ai dit, ma chere enfant, que vous aviez raison, et que je vous aimais ainsi." Ce fut tout. Il me parla d'autre chose, et, malgre moi, je restai triste et inquiete tout ce jour-la. Voila comme il est souvent; il y a en lui des choses qui m'effraient, parce que je ne peux pas m'en rendre compte, et il a tort, je pense, de ne pas vouloir se donner la peine de me les faire comprendre. Mais que d'autres choses en lui qui sont dignes d'admiration et d'enthousiasme! J'ai tort de m'occuper tant des petits nuages, quand j'ai un si beau ciel a contempler! C'est egal, dis-moi ton avis sur ces miseres; j'ai une grande confiance en ton bon sens, et je suis habituee a voir un peu par tes yeux. Ce n'est pas ce qui plait le plus a maman. Enfin, j'aurai bientot la liberte de t'ecrire sans me cacher. Adieu, chere Clemence. Je n'attendrai pas ta reponse pour t'ecrire une seconde lettre. Je t'embrasse mille fois. Ton amie, FERNANDE DE THEURSAN II. Geneve, le... Vraiment, Jacques, vous allez vous marier? Elle sera bien heureuse, votre femme! Mais vous, mon ami, le serez-vous? Il me parait que vous agissez bien vite, et j'en suis effrayee. Je ne sais pourquoi cette idee de vous voir marie ne peut entrer dans ma pauvre tete; je n'y comprends rien; je suis triste a la mort; il me semble impossible qu'un changement quelconque ameliore votre destinee, et je crois que votre coeur se briserait au choc de douleurs nouvelles. O mon cher Jacques! il faut bien de la prudence quand on est comme nous deux! As-tu songe a tout, Jacques? as-tu fait un bon choix? Tu es observateur et penetrant; mais on se trompe quelquefois; quelquefois la verite ment! Ah! comme tu t'es souvent trompe sur toi-meme! combien de fois je t'ai vu decourage! combien de fois je t'ai entendu dire: Ceci est le dernier essai! Pourquoi suis-je assiegee de noirs pressentiments? Que peut-il t'arriver? Tu es un homme, et tu as de la force. Mais toi, songer au mariage! cela me parait si extraordinaire! Vous etes si peu fait pour la societe! vous detestez si cordialement ses droits, ses usages et ses prejuges! Les eternelles lois de l'ordre et de la civilisation, vous les revoquez encore en doute, et vous n'y cedez que parce que vous n'etes pas absolument sur que vous deviez les mepriser; et avec ces idees, avec votre caractere insaisissable et votre esprit indompte, vous allez faire acte de soumission a la societe, et contracter avec elle un engagement indissoluble; vous allez jurer d'etre fidele eternellement a une femme, vous! vous allez lier votre horreur et votre conscience au role de protecteur et de pere de famille! Oh! vous direz ce que vous voudrez, Jacques, mais cela ne vous convient pas; vous etes au-dessus ou au-dessous de ce role; quel que vous soyez, vous n'etes pas fait pour vivre avec les hommes tels qu'ils sont. Vous renoncerez donc a tout ce que vous avez ete jusqu'ici et a tout ce que vous auriez ete encore! car votre vie est un grand abime ou sont tombes pele-mele tous les biens et tous les maux qu'il est permis a l'homme de ressentir. Vous avez vecu quinze ou vingt vies ordinaires dans une seule annee; vous deviez encore user et absorber bien des existences avant de savoir seulement si vous aviez commence la votre. Est-ce que vous regarderiez encore ceci comme un etat de transition, comme un lien qui doit finir et faire place a un autre? Je ne suis pas plus que vous un adepte de la foi sociale, je suis nee pour la detester, mais quels sont les etres qui peuvent lutter contre elle, ou meme vivre sans elle? La femme que vous epousez est-elle donc comme vous? est-elle une des cinq ou six creatures humaines qui naissent, dans tout un siecle, pour aimer la verite, et pour mourir sans avoir pu la faire aimer des autres? est-elle de ceux que nous appelions les _sauvages_ dans les jours de notre triste gaiete? Jacques, prends garde; au nom du ciel, souviens-toi combien de fois nous avons cru l'un et l'autre trouver notre semblable, et combien de fois nous nous sommes retrouves seuls vis-a-vis l'un de l'autre! Adieu; prends au moins le temps de reflechir. Pense a ton passe; pense a celui de SYLVIA. III. DE FERNANDE A CLEMENCE. Tilly, le... Ma chere, j'ai fait aujourd'hui une decouverte qui m'a laisse une impression singuliere. En ecoutant lire la redaction de notre contrat de mariage, j'ai appris que Jacques avait trente-cinq ans. Certainement ce n'est pas la un age avance; et d'ailleurs on n'a jamais que l'age qu'on parait avoir, et a la premiere vue je lui avais imagine dix annees de moins. Cependant je ne sais pas pourquoi le son de ces syllabes, trente-cinq ans! m'a epouvantee; j'ai regarde Jacques d'un air etonne et peut-etre meme fache, comme s'il m'eut fait jusque-la un mensonge. Il est certain pourtant qu'il ne m'a jamais parle de son age, et que je n'ai jamais songe a le lui demander. Je suis sure qu'il me l'aurait dit sur-le-champ, car il parait tres indifferent a ces choses-la, et il ne s'est pas seulement apercu de l'effet que faisait sur moi et sur plusieurs des personnes presentes la decouverte de ses trente-cinq ans. Moi qui le trouvais deja un peu vieux pour moi en lui en attribuant trente! J'ai beau faire, Clemence, je t'avoue que je suis contrariee de cette difference d'age entre nous; il me semble a present que Jacques est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se rapproche plutot de l'age d'un pere; et, au fait, il pourrait etre le mien, il a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et modifie peut-etre l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent; enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'etais ce matin, voila ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours a l'esprit, et je pense a cet homme _vieux_ et _froid_ que tu as cru voir en lui. Cependant, Clemence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il a une tournure elegante et jeune, comme il a les manieres douces et franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fraiche! tu en serais, je parie, amoureuse aussi. J'ai ete frappee et seduite par toutes ces choses-la des le premier moment, et chaque jour j'ai ete plus touchee de ces manieres, de ce regard et du son de cette voix; mais il est bien vrai que je n'ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid de l'examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant bonjour, et, dans ce moment-la, il a dix-sept ans comme moi; mais ensuite je n'ose plus guere fixer les yeux sur lui, car les siens sont toujours sur moi. A tout ce qui pourrait faire naitre sur ses traits une expression nouvelle, je m'apercois que c'est moi qui suis observee, et il ne m'est pas possible d'observer a mon tour. A quoi bon l'observerais-je, d'ailleurs? que verrais-je en lui qui ne me plut pas? et qu'aurais-je l'habilete de deviner s'il se donnait la moindre peine pour se rendre impenetrable? Je suis si jeune! et lui... il doit avoir tant d'experience!... Quand il m'a observee ainsi, et que je leve sur lui un regard timide, comme pour recevoir mon arret, je trouve sur sa figure tant d'affection, de contentement, une sorte d'approbation muette si delicate et si douce, que je me rassure et me sens heureuse. Je vois que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, plait a Jacques, et qu'au lieu d'un censeur severe j'ai en lui un etre sympathique, un ami indulgent, peut-etre un amant aveugle! Ah! tiens, j'ai tort de gater mon bonheur et d'affaiblir mon amour par ces petites recherches. Que m'importent quelques annees de plus ou de moins? Jacques est beau, excellent, vertueux, estime et admire de tous ceux qui le connaissent, et il m'aime, je suis sure de cela; que puis-je demander de plus? IV. DE CLEMENCE A FERNANDE. De l'Abbaye-aux-Bois. Paris, le... Je recois tes deux lettres a la fois: deux plaisirs en meme temps! Ce serait presque trop, ma chere Fernande, si ces plaisirs n'etaient un peu inquietes et troubles par toutes les incertitudes que me cause ta situation. Tu me demandes des conseils sur l'affaire la plus importante et la plus delicate de la vie; tu me demandes des eclaircissements sur des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas, sur des faits que je n ai pas vus; comment veux-tu que je reponde? Je ne puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement incertain, expectatif, que tu feras tres-bien d'examiner longtemps, et de soumettre a de nouvelles recherches avant de l'adopter. Je ne connais pas M. Jacques; je ne puis donc savoir a quel point lu peux passer par-dessus les immenses inconvenients de cette difference d'age; mais je puis et je dois te les signaler d'une maniere generale. C'est a toi de les rejeter si tu es sure qu'il n'y ait pas lieu a en faire l'application. On pretend que les hommes commencent la vie sociale plus tard que les femmes, et qu'ils sont plus jeunes de raisonnement et d'experience a trente ans que les femmes a vingt; je crois que cela est faux. Un homme est oblige de se faire un etat ou de se chercher une position sociale au sortir du college; une jeune personne, au sortir du couvent, trouve sa position toute faite, soit qu'on la marie, soit que ses parents la tiennent pour quelques annees encore aupres d'eux. Travailler a l'aiguille, s'occuper des petits soins de l'interieur, cultiver la superficie de quelques talents, devenir epouse et mere, s'habituer a allaiter et a laver des enfants, voila ce qu'on appelle etre une femme faite. Moi, je pense qu'en depit de tout cela une femme de vingt-cinq ans, si elle n'a pas vu le monde depuis son mariage, est encore un enfant. Je pense que le monde qu'elle a vu etant demoiselle, dansant au bal sous l'oeil de ses parents, ne lui a rien appris du tout, si ce n'est la maniere de s'habiller, de marcher, de s'asseoir et de faire la reverence. Il y a autre chose a apprendre dans la vie, et les femmes l'apprennent tard et a leurs depens. Il ne suffit pas d'avoir de la grace, de la decence, une sorte d'esprit; il ne suffit pas d'avoir allaite proprement ses enfants et tenu sa maison en ordre pendant quelques annees pour etre a l'abri de tous les dangers qui peuvent porter de mortelles atteintes au bonheur. Que de choses apprend un homme, au contraire, dans l'exercice de cette liberte illimitee qui lui est accordee a peine au sortir de l'adolescence! que d'experiences rudes, que de severes lecons, que de deceptions murissantes il peut mettre a profit seulement dans le cours de la premiere annee! que d'hommes et de femmes il a pu etudier a l'age ou la femme n'a encore connu que son pere et sa mere! Il est donc faux qu'un homme de vingt-cinq ans soit du meme age qu'une fille de quinze, et que, pour faire une union raisonnablement assortie, il faille etablir dix ans de difference entre le mari et la femme. Il est bien vrai que le mari doit etre le protecteur et le guide; puisqu'il doit etre le maitre, il est a desirer qu'il soit un maitre prudent et eclaire. Mais, a age presque egal, il a bien assez de cette espece de superiorite sur sa femme; s'il en a beaucoup plus, il en abuse, il devient grondeur, pedant ou despote. Supposons que M. Jacques soit incapable d'etre jamais rien d'approchant; accordons-lui toutes les belles qualites. Je ne te parle pas d'amour, moi: je te fais la part bien grande en te disant que je ne le crois pas absolument necessaire dans le mariage, et je doute que tu en aies reellement pour ton fiance; a ton age ou prend pour de l'amour la premiere affection qu'on eprouve. Je te parle d'amitie seulement, et je te dis que le bonheur d'une femme est perdu quand elle ne peut pas considerer son mari comme son meilleur ami. Es-tu bien sure de pouvoir etre maintenant la meilleure amie d'un homme de trente-cinq ans? Sais-tu ce que c'est que l'amitie? Sais-tu ce qu'il faut de sympathie pour la faire naitre? quels apports de gouts, de caracteres et d'opinions sont necessaires pour la maintenir? Quelles sympathies peuvent donc exister entre deux etres qui, par la difference de leur age, recoivent des memes objets des sensations tout opposees? quand ce qui attire l'un repousse l'autre, quand ce qui parait estimable au plus age est ennuyeux au plus jeune, quand ce qui semble agreable et touchant a la femme est dangereux ou ridicule aux yeux du mari? As-tu pense a tout cela, pauvre Fernande? N'es-tu pas aveuglee par ce besoin d'aimer qui tourmente miserablement les jeunes filles? N'est-tu pas abusee aussi par une certaine vanite secrete dont tu ne te ronds pas compte? Tu es pauvre, et un nomme riche te recherche et t'epouse. Il a des chateaux, des terres; il a une belle figure, de beaux chevaux, des habits bien faits; il te semble charmant, parce que tout le monde le dit. Ta mere, qui est la femme la plus interessee, la plus fausse et la plus adroite du monde, arrange les choses de maniere a ce que vous ne puissiez pas vous eviter. Elle te fait peut-etre croire qu'il est amoureux de toi, apres lui avoir fait croire que tu etais amoureuse de lui, tandis que vous ne vous aimez peut-etre ni l'un ni l'autre. Toi, tu es comme ces petites pensionnaires, qui ont par hasard un cousin, et qui en sont inevitablement amoureuses, parce que c'est le seul homme qu'elles connaissent. Tu es noble de coeur, je le sais, et tu ne t'occupes pas plus des richesses de M. Jacques que si elles n'existaient pas; mais tu es femme, et tu n'es pas insensible a la gloire d'avoir fait, par ta beaute et ta douceur, un de ces miracles que la societe voit avec surprise, parce qu'ils sont rares en effet: un homme riche epousant une fille pauvre. Mais je te mets en colere, je parie; je t'en prie, ma chere enfant, ne prends pas tout cela trop au serieux. Ce sont des choses que je t'engage a te dire courageusement a toi-meme et sur lesquelles il faut que tu t'interroges severement; il est tres-possible que tu n'aies rien de commun avec elles. Alors ce sera quelques feuilles de papier que j'aurai barbouillees d'encre pour te rendre service, et qui ne seront bonnes a rien. Je veux te dire une autre chose qui, chez moi, n'est pas le resultat d'un raisonnement, mais d'une repugnance instinctive; je t'engage donc a t'en preoccuper assez legerement. Je n'aime pas que le visage montre un age different de celui qu'on a. Cela me fait venir toutes sortes d'idees superstitieuses, et, quelque folles et injustes qu'elles pussent etre, il me serait impossible d'accorder ma confiance a une personne sur l'age de laquelle je me serais trompee de dix ans au premier coup d'oeil. Dans le cas ou elle m'aurait semble plus jeune qu'elle ne l'est en effet, je penserais que l'egoisme, la secheresse du coeur, ou une froide nonchalance, l'ont empechee de sentir l'atteinte des douleurs humaines, ou l'ont rendue habile a eviter les fatigues morales qui vieillissent tous les hommes. Dans le cas contraire, je penserais que les vices, la debauche, ou au moins une certaine sorte de fausse exaltation, l'ont precipitee dans des desordres et dans des fatigues qui l'ont vieillie plus que de raison; en un mot, je ne verrais pas sans stupeur et sans effroi une infraction evidente aux lois de la nature: il y a toujours la quelque chose de mysterieux qu'il faudrait examiner. Mais que peu ton examinera ton age, et quand l'empressement de changer d'etat et de position _avant un mois_ nous ferme les yeux sur tous les dangers? Tu dis que M. Jacques est aime et estime de tous ceux qui le connaissent; il me semble que ceux qui le connaissent et qui ont pu t'en parler sont en petit nombre. Si je repasse les chapitres de tes lettres precedentes ou il en est question, je trouve que ce nombre se reduit a deux amis, M. Borel et sa femme. Ta mere l'a connu lorsqu'il etait age de dix ans, et comme elle etait liee avec son pere, elle peut avoir eu des renseignements tres precis sur son heritage. Je crois qu'elle ne s'est pas souciee d'autre chose, pas meme de te signaler le notable inconvenient d'avoir dix-huit ans de moins que ton mari. Elle savait tres-bien l'age de M. Jacques; mais je comprends qu'elle ait evite d'en parler a qui que ce soit. Les femmes qui ne sont plus jeunes parlent rarement du passe sans en effacer toutes les dates. Tu me reproches de ne pas aimer ta mere: je n'y saurais que faire, ma chere Fernande; mais je suis charmee que tu ne lui ressembles en rien; et si quelque chose peut me consoler de la precipitation avec laquelle se conclut ton mariage, c'est qu'il te separera bientot d'elle: tu ne peut pas tomber en de plus mauvaises mains que celles dont tu vas sortir; sois sure de ce que je te dis. Il m'importe peu que cela soit conforme aux saintes lois du prejuge; il me parait conforme a celles de la raison de t'eclairer sur le caractere d'une personne qui a tant de part dans ta vie; et la raison est le seul guide que je consulte, le seul dieu que je serve. Je croirais volontiers que la penetration de M. Jacques n'est pas une chimere. Je suis persuadee de la rectitude des premiers jugements, quand la personne qui les porte s'est habituee a rassembler toutes les facultes de l'observation pour les exercer a la fois sur la premiere impression recue. Il a bien juge de toi et de ta mere; cependant, a l'egard de celle-ci, il peut se faire que quelque souvenir d'enfance aide beaucoup a l'aversion qu'il a sentie en la retrouvant. L'histoire de la vieille Marguerite ne me semble pas, comme a toi, un grand sujet de trouble et de consternation. M. Jacques s'est comporte en homme d'esprit en t'aidant dans tes petites charites; mais je comprends fort bien qu'il y ait ete ennuye des litanies de la mendiante, En ceci je trouve l'occasion de te faire observer que vous etes destines, M. Jacques et toi, a differer toujours de sentiments et de conduite, quand meme vous aurez tous deux raison. Je souhaite qu'il sache toujours tolerer cette difference, et qu'il te permette d'eprouver les emotions auxquelles son coeur sera ferme. Adieu, ma bonne Fernande; tu vois que je n'ai aucune prevention contre la personne de ton fiance. D'ailleurs le jour ou tu ne voudras plus entendre la verite, il faudra cesser de me la demander. Je vis toujours tranquille et heureuse au fond de mon abbaye. Les religieuses ont renonce envers moi a toute espece de tracasserie. Je recois les visites que je veux, et je vais quelquefois dans le monde depuis que j'ai quitte le grand deuil de veuve. La famille de mon mari a d'assez bons procedes envers moi, et pourtant ce n'est pas une tres-aimable famille. J'ai agi avec prudence envers elle. La raison, ma chere Fernande! la raison! avec cela on fait sa vie soi-meme, et on la fait libre et calme, sinon brillante. Ton amie, CLEMENCE DE LUXEUIL. V. DE FERNANDE A CLEMENCE. L'amitie est bien bonne, mais la raison est bien triste ma chere Clemence; ta lettre m'a donne un veritable acces de spleen. Je l'ai relue plusieurs fois et toujours avec une nouvelle melancolie. Elle m'a mise en mefiance contre ma mere, contre Jacques, contre moi, contre toi-meme. Oui, j'avoue que je t'en ai un peu voulu de me desenchanter si durement de mon bonheur. Tu as raison pourtant, et je sens bien que tu es ma veritable amie c'est a toi que je demande les conseils et l'appui que je n'ose reclamer de ma mere. Je persiste a croire que tu penses trop mal d'elle, mais je suis forcee de voir que son coeur est tres-froid pour moi, et qu'elle ne cherche dans mon mariage que les avantages de la fortune. Apres tout, ce mariage ne l'enrichira pas; elle a projet de vivre au Tilly, et de me laisser partir pour le Dauphine avec mon mari; ainsi elle n'a aucun interet personnel dans cette affaire. Elle croit que l'argent est le premier des biens, et tous ses efforts tendent, non a l'acquerir, mais a me le procurer. Puis-je lui faire un crime de s'occuper de mon bonheur a sa maniere et selon ses idees? Quant a moi, je me suis examinee severement, et je t'assure que la vanite ne m'influence en rien. J'avais tellement peur de m'aveugler a cet egard, que, ce matin, apres avoir relu ta lettre, j'ai eu envie de quereller un peu Jacques, afin d'eprouver mon amour et le sien. J'ai attendu que ma mere nous eut laisses seuls au piano comme elle fait toujours apres le dejeuner. Alors j'ai cesse de chanter pour lui dire brusquement: "Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour vous?--J'y ai pense, m'a-t-il dit avec la figure tranquille qu'il a toujours Est-ce que vous n'y aviez pas pense encore?--C'eut ete difficile, lui ai-je repondu, je ne savais pas votre age---En verite!" s'est-il ecrie, et il est devenu plus pale que de coutume. J'ai senti que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il a ajoute: "J'aurais du prevoir que votre mere ne vous le dirait pas; et pourtant je l'avais chargee de vous faire songer a la difference de nos ages. Elle m'a dit l'avoir fait; elle m'a dit que vous etiez bien aise de trouver en moi un pere en meme temps qu'un amant.--Un pere! ai-je repondu; non, Jacques, je n'ai pas dit cela." Jacques a souri, et, me baisant au front, il s'est ecrie: "Tu es franche comme une sauvage; je t'aime a la folie, tu seras ma fille cherie; mais si tu crains qu'en devenant ton pere, je ne devienne ton maitre, je ne t'appellerai ma fille que dans le secret de mon coeur. Cependant, a-t-il dit un instant apres en se levant, il est possible que je sois trop vieux pour toi. Si tu le trouves, je le suis en effet.--Non, Jacques! non! ai-je repondu vivement en me levant aussi.--Ne t'abuse pas, a-t-il repris, j'ai trente-cinq ans, dix-huit belles annees de plus que toi. Est-ce que vous ne vous ne vous en etiez jamais apercue? Est-ce que cela ne se lit pas sur mon visage?--Non; la premiere fois que je vous ai vu, j'ai cru que vous aviez vingt-cinq ans, et depuis, je vous en ai toujours donne trente.--Vous ne n'avez donc jamais regarde, Fernande? Regardez-moi bien, je le veux; je detournerai les yeux pour ne pas vous intimider." Il m'a attiree vers lui et a detourne les yeux en effet. Alors je l'ai examine avec attention, et j'ai decouvert qu'il y avait au-dessous des paupieres et au coin de la bouche quelques rides imperceptibles, et sur ses tempes quelques cheveux blancs meles a une foret de cheveux noirs; c'est la tout. "Voila toute la difference d'un homme de trente-cinq ans a un homme de trente!" me suis-je dit; et je me suis mise a rire de cette idee qu'il avait de se faire regarder. "Je vais vous dire la verite, lui ai-je dit: votre figure, telle qu'elle est, me plait beaucoup mieux que la mienne; mais je crains que cette difference d'age ne se fasse sentir dans votre caractere." Alors j'ai tache de lui exposer tous les doutes que renferme ta lettre, comme s'ils venaient du moi. Il m'a ecoutee avec beaucoup d'attention et avec une serenite de visage qui m'avait deja rassuree avant qu'il me parlat. Quand j'ai eu tout dit, il m'a repondu: "Fernande, deux caracteres semblables ne se rencontrent jamais; l'age n'y fait rien; a quinze ans j'etais beaucoup plus vieux que vous sous de certains rapports, et sous d'autres, je suis encore aujourd'hui plus jeune que vous. Nous differons sur beaucoup de points, je n'en doute pas; mais vous aurez moins a souffrir de cela avec moi qu'avec tout autre. Est-ce que vous ne le croyez pas?" Que voulais-tu que je repondisse? Du moment qu'il me le dit, je le crois en effet: il a l'air si sur de son fait! Ah! Clemence, il est possible qu'il me trompe ou qu'il se trompe lui-meme, mais il est impossible que je me trompe aussi sur l'amour que j'ai pour lui; non, ce n'est pas le besoin d'aimer d'une petite pensionnaire. J'ai vu d'autres hommes avant lui, et nul ne m'a inspire de sympathie. La maison d'Eugenie est toujours pleine d'hommes plus jeunes, plus gais, plus brillants et plus beaux peut-etre que Jacques; je n'ai jamais desire d'etre la femme d'aucun de ceux-la. Je ne me jette pas en aveugle dans les seductions d'une position nouvelle. Tes lettres me font beaucoup d'effet; je les commente, je les apprends par coeur, j'en applique a chaque instant un passage aux entrainements de mon amour, et je vois que la prudence est inutile, que la raison est impuissante. J'apercois les dangers ou cet amour peut me precipiter, et la crainte d'etre malheureuse avec Jacques ne m'ote pas le desir de passer ma vie pres de lui. Tu dis que deux amis seulement m'ont dit du bien de Jacques. Je vais te raconter la conversation qui eut lieu a Cenay, chez les Borel, il y a quelques jours. Il y avait la cinq ou six compagnons d'armes de M. Borel; Jacques avait l'air un peu plus serieux que de coutume, mais sa figure et ses manieres exprimaient toujours la meme tranquillite d'ame. Il prit une tasse de cafe, et fit quelques tours de promenade dans l'appartement, sans rien dire. "Eh bien, Jacques, comment vous trouvez-vous? lui demanda Eugenie.--Mieux, repondit-il d'un air doux.--Il a donc ete malade?" demandai-je etourdiment. Je vis tous les regards de ces messieurs se tourner vers moi, et un certain sourire de bienveillance, un peu moqueuse peut-etre, sur tous les visages. Je sentis que je devenais rouge, mais cela m'etait egal; j'etais inquiete de Jacques, je reiterai ma question. "J'ai eu quelques douleurs de tete, repondit-il en me remerciant par un regard affectueux, mais ce n'est rien du tout, et ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe." On parla d'autre chose, et il sortit. "Je crains que Jacques ne soit reellement malade, dit Eugenie on le regardant s'eloigner.--Mais il faudrait savoir s'il n'a pas besoin de soins, dit ma mere en affectant beaucoup d'interet.--Oh! il faut surtout le laisser tranquille, dit M. Borel brusquement; il ne peut pas supporter qu'on s'occupe de lui quand il souffre.--Parbleu! il a de quoi souffrir, dit un de ces messieurs; il a sur la poitrine deux ou trois belles blessures qui auraient tue tout autre que lui.--Il en souffre rarement, dit Eugenie; mais je crains qu'aujourd'hui il n'ait beaucoup souffert.--Qui est-ce qui peut jamais savoir si Jacques souffre? reprit M. Borel. Est-ce que Jacques est fait de chair humaine?--Je crois bien que oui, dit un vieux capitaine de dragons; mais je crois que c'est l'ame d'un diable qui est dans ce corps-la.--C'est l'ame d'un ange plutot, dit Eugenie.--Ah! voila madame Borel qui parle comme les autres, reprit le vieux capitaine; je ne sais pas ce que Jacques chante a l'oreille des femmes, mais elles ne parlent jamais de lui que comme d'un cherubin; et nous, pauvres pecheurs, on publie nos vertus _civiles et militaires_. ( Ceci est une plaisanterie favorite du capitaine.)--Oh! pour moi, dit Eugenie, je professe une espece de religion pour notre Jacques, et mon mari l'ordonne ainsi a tous ceux qui sont ici." On m'adressa indirectement quelques epigrammes affectueuses, qui avaient la meilleure volonte du monde de me faire plaisir, mais qui m'embarrasserent un peu. Je pris le bras de mademoiselle Regnault, et je sortis comme pour faire un tour de jardin; mais je lui confessai que je mourais d'envie d'entendre le reste de la conversation sur Jacques, et elle me conduisit pres d'une fenetre d'ou l'on entend tout ce qui se dit dans le salon. J'entendis la voix de M. Borel, et je compris qu'il parlait a un de ces messieurs qui ne connait Jacques que tres-peu. "Vous voyez bien la figure pale et l'air distrait de Jacques, disait-il, Je ne sais pas si vous avez fait attention a ce petit _chantonnement_ qu'il fait dans sa barbe quand il charge sa pipe, ou quand il taille son crayon pour dessiner? Eh bien! quand il souffre beaucoup, tous ses temoignages de douleur et d'impatience se reduisent a cette petite chanson. Je la lui ai entendu faire en plusieurs occasions ou je n'avais pas envie de chanter. A Smolensk, quand on m'a ampute deux doigts du pied, et quand on lui a retire deux balles qui s'etaient proprement logees entre deux de ses cotes, moi je jurais comme un damne, M. Jacques chantonnait." Ici M. Borel se mit a imiter parfaitement le petit _Lila Burello_ de Jacques. Ces messieurs se mirent a rire. Quant a moi, l'image que ce recit m'avait fait passer devant les yeux, Jacques sanglant, chantant sous le fer du chirurgien, m'avait donne une sueur froide, et je vis bien encore, a cette impression-la, que j'aime Jacques; car j'etais bien indifferente aux douleurs de M. Borel, et tandis qu'Eugenie sans doute fremissait en y pensant, il m'etait absolument egal qu'il eut deux ou trois doigts de plus ou de moins au pied. "Vous souvenez-vous, dit une autre voix, de l'arrivee de Jacques au regiment, la veille de***?---Ah! brave Jacques! il avait seize ans, dit un autre interlocuteur; il avait l'air d'une jolie petite demoiselle. Ils etaient la cinq ou six enfants de famille, debarques depuis une heure, enveloppes de surtouts fourres par leurs mamans, gentils, bien peignes, roses, et pas trop contents de coucher a l'auberge en plein champ. Jacques etait la aussi avec sa petite mine, pale deja, un petit commencement de moustache et sa petite chanson entre les dents. L'un disait; Celui-la est le plus ridicule de tous; il veut faire le luron, et il est deja blanc comme un linge. Un autre disait: M. Jacques est le Cesar de la societe; au premier coup de canon, il chantera sur un autre ton.--Lorrain... Qui est-ce qui se souvient du lieutenant Lorrain, avec son grand diable de nez, ses mauvaises plaisanteries, et son album de caricatures qui ne le quittait pas plus que son sabre? Un habile dessinateur, ma foi! et le meilleur tireur du regiment. Voila que mon animal, a la lueur du feu du bivouac, s'amuse avec un bout de charbon a vous crayonner la charge de Jacques et de ses petits compagnons, avec des eventails et des ombrelles; il avait ecrit au-dessous: _Gens riches allant a la bataille_. Jacques passe derriere lui, se penche sur son epaule, et dit avec l'air doux et gentil qu'il a toujours conserve: "C'est tres-joli, cela!--Vous en etes content? dit Lorrain.--Tres-content, repond Jacques.--Et moi aussi," reprend Lorrain. Tout le monde de rire. Jacques s'assied sans se deconcerter le moins du monde, et me prie de lui preter ma pipe. J'avais envie de la lui casser sur la figure. "Est-ce que vous n'en avez pas une?--Non, repondit-il; je n'ai jamais fume de ma vie; j'ai envie d'essayer: comment s'y prend-on?--On allume de ce cote-la et on la met dans sa bouche, et puis on tire de toutes ses forces jusqu'a ce que la fumee sorte par le cote oppose." Jacques secoue la tete d'un air de simplicite et prend la pipe. Nous esperions le voir tousser ou s'enivrer; chacun charge la sienne et la lui presente l'une apres l'autre, en lui versant des rasades d'eau-de-vie a griser un boeuf. Je ne sais pas s'il les escamotait; mais sa figure ne fit pas un pli, son gosier n'eut pas une convulsion; il but et fuma la moitie de la nuit sans sortir de son sang-froid et sans se laisser entamer par la moindre taquinerie; on eut dit que sa nourrice l'avait eleve avec de l'eau-de-vie et de la fumee de pipe. Le capitaine Jean, que voila, et qui se souvient bien de ce que je raconte, vint me taper sur l'epaule et me dire: "Vous voyez bien cet oiseau-mouche? Eh bien! je vous dis, Borel, que ce sera une de nos meilleures moustaches. Je connais cela; c'est une petite race de vieux buis bien sec, et c'est plus solide qu'une grande massue de fer. Son pere est un brigand, mais un sabreur; celui-ci aura plus de sang-froid, et si un boulet ne le raie pas demain de mes tablettes, il fera vingt campagnes sans se plaindre de cors aux pieds. Le lendemain, chacun sait comme Jacques fit ses preuves et fut decore sur le champ de bataille.--Vous croyez qu'il etait glorieux apres cela, dit le capitaine de dragons; qu'il sautait comme font les enfants a qui ces fortunes-la arrivent, ou bien qu'il s'en allait dans les petits coins, comme nous faisions, nous autres, pour regarder sa croix et la baiser? Il avait l'air aussi indifferent a cela qu'il l'avait ete a la caricature de Lorrain, au premier feu et a sa premiere blessure. Il recut toutes les poignees de main d'un air franc et amical, mais sans montrer ni etonnement ni joie. Je ne sais pas ce qui peut faire rire ou pleurer Jacques, et, quant a moi, je me suis souvent demande si ce n'etait pas un de ces spectres auxquels croient les Allemands.--Vous n'avez donc pas vu Jacques amoureux? dit M. Borel. Alors vous l'auriez vu fondre comme la neige au soleil; il n'y a que les femmes qui aient du pouvoir sur cette tete-la; aussi y ont-elles fait de fiers ravages! En Italie..." M. Borel s'interrompit, et je compris que quelqu'un, Eugenie sans doute, lui avait fait signe de se taire. Cela me donna une impatience, une curiosite et une inquietude epouvantables. "Je voudrais savoir, dit Eugenie apres un instant de silence, ou il a trouve le temps d'apprendre tout ce qu'il sait en litterature, en poesie, en musique, en peinture!--Qui diable le sait? repondit le capitaine; moi, je crois qu'il est venu au monde comme ca; ce qu'il y a de sur, c'est que ce n'est pas moi qui le lui ai appris.--Sous ce rapport, dit ma mere, je crois pouvoir presumer que son education etait faite avant qu'il entrat au service. Je l'ai connu a l'age de dix ans, et il etait extraordinairement instruit pour son age. Il avait l'aplomb et l'assurance d'un homme; il a du se developper remarquablement vite.--Le capitaine Jean a bien un peu raison, observa M. Borel, quand il dit que Jacques n'appartient pas tout a fait a l'espece humaine; il y a dans son corps et dans son esprit une trempe d'acier dont le secret est perdu sans doute. A insu, jusqu'a l'age de vingt-cinq ans, il a paru plus age qu'il ne l'etait en effet, et depuis ce temps-la il parait plus jeune qu'il ne l'est reellement. [Illustration: Le hasard voulut que M. Jacques...] Je n'oublierai jamais, reprit une autre personne, la maniere dont il s'est comporte a son premier duel.--Parbleu! c'etait precisement avec Lorrain, dit le capitaine Jean; c'est moi qui l'ai force de se battre; je l'aimais de tout mon coeur, cet enfant-la!--.Comment! vous l'avez _force_? dit la personne qui ne connaissait pas Jacques, et a qui s'adressaient presque tous ces recits.--Je vais vous dire comment, reprit le capitaine. Jacques s'etait certainement bien montre a la bataille de***; mais autre chose est de se faire respecter du canon et de se faire estimer de ses camarades. Ce n'est pas que dans ce moment-la on fut tres-duelliste dans l'armee: on etait assez occupe avec l'ennemi. Neanmoins; le lieutenant Lorrain ne passait pas un jour sans se faire une affaire petite ou grande avec quelque nouveau venu. Il n'etait pas, a beaucoup pres, aussi solide sur le champ de bataille; mais dans une affaire particuliere, il avait si beau jeu qu'on ne lui reprochait rien impunement. Je n'aimais pas ce gaillard-la, et j'aurais donne mon cheval pour qu'on me debarrassat de sa vue. Je l'avais manque deux fois, et j'en avais ete pour mes frais, une fois ce poignet-ci, et l'autre fois cette joue-la. Il ne pouvait pas souffrir notre petit Jacques, et il etait furieux de la maniere dont il avait mis les rieurs de son cote a***. Il n'avait rien merite, rien gagne, lui, pas meme une egratignure! Il se consolait en faisant des caricatures au moyen desquelles il tournait Jacques en ridicule; car ses diables de charges etaient si bien faites, qu'en les regardant il fallait rire malgre qu'on en eut. Cela m'impatientait. Un soir, il avait dessine le dolman de Jacques sur le dos d'un petit chien. C'etait trop fort; je vais trouver Jacques, qui dormait sur l'herbe; je lui dis: "Jacques, il faut que tu te battes.--Avec qui? dit-il en baillant et etendant-les bras.--Avec Lorrain.--Pourquoi?--Parce qu'il t'insulte.--Comment?--Est-ce que ses caricatures ne t'offensent pas?--Pas du tout.--Mais il se moque de toi. --Qu'est-ce que cela me fait?--Ah ca, Jacques, est-ce que tu n'es brave qu'a la melee?--Je n'en sais rien." La-dessus je dis un mot que je ne repeterai pas devant ces dames. "Parle plus bas, Jacques, et prends garde de ne jamais repeter devant personne ce que tu viens de me dire la.--Pourquoi donc, Jean? me dit-il en baillant comme un desespere.--Tu dors, camarade! lui dis-je en le secouant de toute ma force.--Quand tu m'auras casse les os, me dit-il avec son sang-froid ordinaire, crois-tu que je serai plus persuade? Comment veux-tu que je te dise si je suis brave en duel? je ne me suis jamais battu. Si tu m'avais demande, la veille de la bataille, comment je me conduirais, je t'aurais dit la meme chose. J'ai fait le premier essai de mon caractere militaire ce jour-la; a present, s'il faut en faire un second, je ne demande pas mieux; mais je ne sais pas mieux que toi comment je m'en tirerai." C'etait un drole de corps que ce petit Jacques, avec ses petits raisonnements de philosophe. J'etais sur de lui comme de moi, malgre tout ce qu'il disait pour m'en faire douter. "Je t'estime, lui dis-je, parce que tu n'es pas un fanfaron et que tu as du coeur. L'amitie que j'ai pour toi me force a te dire qu'il faut te battre.--Je le veux bien; mais trouve-moi une raison pour le faire sans etre un sot. Je t'avoue que vouloir tuer un homme parce qu'il s'amuse a dessiner ma pauvre personne d'une maniere bouffonne et plaisante, cela ne me parait pas possible. Moi, je ne suis pas en colere contre ce Lorrain; il m'amuse beaucoup, au contraire, et je serais au desespoir de tuer un homme qui fait de si droles de calembours.--Il faut tacher de le toucher au bras droit, et de l'empecher de faire jamais la caricature de personne." Jacques haussa les epaules et se rendormit. Je n'etais pas content de cela; j'attendis le lendemain matin, et je dis a Lorrain: "Sais-tu que Jacques ne prend plus si bien la plaisanterie? Il a dit qu'a la premiere caricature il se battrait avec toi.--Bien, dit Lorrain, je ne demande pas mieux." Il prend alors un bout de charbon, et, sur un grand mur blanc qui se trouvait la, il vous fait un Jacques gigantesque, avec le nom et la decoration; rien n'y manquait. Je rassemble les amis, et je leur dis: "Que feriez-vous a la place de Jacques?--Cela n'est pas douteux," repondent-ils. Je vais chercher Jacques. "Jacques, les anciens ont decide qu'il faut te battre.--Je veux bien, dit Jacques en regardant son portrait; ca n'en vaut, ma foi! pas la peine. Vous pensez donc, vous autres, que je suis insulte?--_Insultissimus_! repond un facetieux.--Allons, dit Jacques, qui est-ce qui veut me servir de temoin?---Moi, dis-je, et Borel." Lorrain arrive pour dejeuner, Jacques va droit a lui, et, comme s'il lui eut offert une prise de tabac, lui dit: "Lorrain, on dit que vous m'avez insulte; si c'a ete votre intention en effet, je vous en demande raison.--C'a ete mon intention, repond Lorrain, et je vous en rendrai raison dans une heure. Je vous laisse le choix des armes.--A quelles armes faut-il que je me batte? dit Jacques en revenant allumer sa pipe a la mienne.--A celle que tu connais le mieux.--Je n'en connais aucune, dit Jacques; je suis une recrue, moi, Dieu ne m'a pas fait naitre soldat.--Comment, malheureux, lui dis-je, tu ne connais aucune arme, et tu t'engages avec un malin comme Lorrain?--Vous m'avez dit de le faire, je l'ai fait, dit Jacques.--Eh bien! tu sais sabrer, bats-toi au sabre.--Comment s'y prend-on?--Comme on peut, quand on ne sait pas.--A la bonne heure! dit Jacques; quand Lorrain sera pret, vous m'appellerez." El il se met a dormir sur une table. A l'heure dite, mon Lorrain se presente sur le terrain d'un air persifleur. Il faisait toutes sortes de moqueries, et affectait de laisser a Jacques tous les avantages. Voila Jacques qui prend un sabre plus long que lui, qui, avec ses petits bras, le fait voltiger par-dessus sa tete, et vient sur son homme, tapant a droite, a gauche, en avant, au hasard, mais tapant dru, battant en grange, ne s'inquietant pas de parer, mais d'avancer. Quand Lorrain vit cette maniere d'agir, il recula, et demanda ce que cela voulait dire. "Cela veut dire, lui repondis-je, que Jacques ne sait pas tirer le sabre, et qu'il fait comme il peut." Lorrain reprit courage et avanca; mais il recut aussitot sur l'epaule droite une si bonne entamure, qu'il s'en trouva satisfait et n'en demanda pas davantage. De cette affaire-la, il resta plus de six mois sans se battre et sans dessiner." [Illustration: Il prend alors ou tout de charbon.] On parla encore longtemps de Jacques, et si je ne craignais de te fatiguer avec mes recits, je te raconterais de quelle maniere vraiment heroique Jacques supporta ses horribles souffrances de la campagne de Russie. Ce sera pour une autre fois, si tu veux; aujourd'hui, ce besoin de te parler de lui m'a conduite assez loin; il est temps que je te delivre de mon griffonnage et que j'aille me coucher. Adieu, mon amie. VI. Cerlay, pres Tours. Quand ma souffrance s'endort, pourquoi la reveilles-tu, imprudente Sylvia! Je sais bien que je n'en guerirai pas: crains-tu que je ne l'oublie? Mais de quoi donc as-tu peur? et quelle page de ma vie peut te paraitre bizarre quand elle est signee de Jacques? Est-ce de me voir amoureux que tu t'etonnes? est-ce mon amour, est-ce mon mariage qui t'effraie? Moi, si je pouvais m'epouvanter de quelque chose, ce serait de me sentir si heureux; mais je l'ai ete plus d'une fois, et plus d'une fois j'ai su y renoncer. Quand le temps sera venu de me vaincre, je me vaincrai. J'aime du plus profond de mon coeur une vierge, une enfant belle comme la verite, vraie comme la beaute, simple, confiante, faible peut-etre, mais sincere et droite comme toi. Pourtant Fernande n'est pas ton egale; nulle ne l'est en ce monde, Sylvia; c'est pourquoi je ne la cherche pas. Je ne demanderai pas a cette jeune fille la force et l'orgueil qui te font si grande, mais je trouverai en elle les douces affections, les tendres prevenances dont mon coeur sent le besoin. J'ai soif de repos, Sylyia; il y a longtemps que je marche seul dans un chemin penible; il faut que je m'appuie sur un coeur paisible et pur; le tien ne peut pas m'appartenir exclusivement; il faut que je m'empare de celui-ci, qui n'a encore connu que moi. Oui, Fernande est _une sauvage_. Si tu voyais ses longs cheveux blonds se detacher et tomber en desordre sur ses epaules au moindre mouvement de sa jeune petulance; si tu voyais ses grands yeux noirs, toujours etonnes, toujours questionneurs, et si ingenus quand l'amour en adoucit la vivacite; si tu entendais le son un peu brusque de cette voix nette et accentuee, tu reconnaitrais, a des indices indubitables, la franchise et l'honnetete. Fernande a dix-sept ans; elle est petite, blanche, un peu grasse, mais elegante et legere cependant. Ses yeux et ses sourcils noirs au-dessous d'une foret de cheveux blonds, donnent un caractere particulier a sa beaute. Son front n'est pas tres eleve, mais il est purement dessine, et annonce une intelligence plutot docile que saisissante, plutot capable de memoire que d'observation. En effet, elle arrange et emploie convenablement ce qu'elle sait, et ne decouvre rien par elle-meme. Je ne te dirai pas, comme font tous les amants, que son caractere et son esprit sont faits expres pour assurer le bonheur de ma vie. Ce serait une phrase de clerc de notaire, et l'approche du mariage ne m'a pas encore rendu imbecile a ce point. Le caractere de Fernande est ce qu'il est; je l'etudie, je le possede, et je traiterai avec lui en consequence. Quand j'etais jeune, je croyais a un etre cree pour moi. Je le cherchais dans les natures les plus opposees, et quand je desesperais de le trouver dans l'une, je me hatais de l'esperer dans une autre. C'est ainsi que j'ai aggrave mes maux et que j'ai souvent connu le decouragement, Amour romanesque! tourment et chimere des annees fecondes de la vie! Ne vous trompez pas sur moi, cependant, Sylvia; je ne suis pas un homme blase qui se retire des passions pour vivre bourgeoisement avec une femme simple, gentille et rangee: je suis un homme encore bien jeune de coeur, qui aime fortement une jeune fille, et qui l'epouse pour deux raisons: la premiere, parce que c'est l'unique moyen da la posseder; la seconde, parce que c'est l'unique moyen de l'arracher des mains d'une mechante mere, et de lui procurer une vie honorable et independante. Vous voyez que c'est un mariage d'amour; je ne m'en defends pas. Si cette determination entrainait tous les maux que vous craignez, ce qu'il y a de vieux en moi, l'esprit et la volonte, aurait pris le dessus, et j'aurais fui avant de m'abandonner a mon coeur; mais ces maux sont imaginaires, Sylvia, et je vais te le prouver. Je n'ai pas change d'avis, je ne me suis pas reconcilie avec la societe, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu'elle ait ebauchees. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli, si l'espece humaine fait quelque progres vers la justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacre remplacera celui-la, et saura assurer l'existence des enfants qui naitront d'un homme et d'une femme, sans enchainer a jamais la liberte de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop laches pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les regit: a des etres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaine. Les ameliorations que revent quelques esprits genereux sont impossibles a realiser dans ce siecle-ci; ces esprits-la oublient qu'ils sont de cent ans en avant de leurs contemporains, et qu'avant de changer la loi il faut changer l'homme. Quand on est de ceux-la, quand on se sent moins brute et moins feroce que la societe ou l'on est condamne a vivre et a mourir, il faut ou lutter corps a corps avec elle, ou s'en retirer tout a fait. J'ai fait l'un, je veux faire l'autre. J'ai vecu seul, meprisant l'activite d'autrui, et me lavant les mains devant Dieu des impuretes de la race humaine; a present je veux vivre deux, et donner a un etre semblable a moi le repos et la liberte qui m'ont ete refuses de tous. Ce que j'ai amasse de force et d'independance durant toute une vie de solitude et de haine, je veux en faire profiter l'objet de mon affection, un etre faible, opprime, pauvre, et qui me devra tout; je veux lui donner un bonheur inconnu ici-bas; je veux, au nom de la societe que je meprise, lui assurer les biens que la societe refuse aux femmes. Je veux que la mienne soit un etre noble, fier et sincere; telle que la nature l'a faite, je veux la conserver; je veux qu'elle n'ait jamais ni besoin ni envie de mentir. J'ai embrasse cette idee-la comme un but a ma triste et sterile existence, et je me persuade que, si je reussis, ma vie ne sera pas absolument perdue. Ne souris pas, Sylvia; ce ne sera pas une petite chose, cela sera peut-etre plus grand devant Dieu que les conquetes d'Alexandre. J'y emploierai tout mon courage, toute ma force; j'y sacrifierai tout, s'il le faut: ma fortune, mon amour, et ce que les hommes appellent leur honneur; car je ne me dissimule pas les difficultes de mon entreprise et ce que la societe y apportera d'obstacles. Je sais combien ses prejuges, sa jalousie, ses menaces, sa haine, entraveront mes pas et glaceront de terreur celle que j'ai prise par la main pour la faire marcher avec moi dans ce chemin desert; mais je surmonterai tout, je le sens, je le sais. Si mon courage faiblissait, ne serais-tu pas la pour me dire: "Jacques, souviens-toi de ce que tu a promis a Dieu?" VII. DE FERNANDE A CLEMENCE Tilly, le... Tu es une moqueuse; tu dis que j'imite le jargon des grognards, comme si j'avais compose dix vaudevilles; cependant tu dis que j'ai bien fait de te raconter tout cela; et moi aussi, je le pense, car te voila a demi reconciliee avec Jacques; ce caractere froidement brave te plait, et a moi donc! J'ai suivi ton conseil, et je ne sais trop quelle conclusion je dois tirer de la conversation que j'ai eue avec les Borel. Je te la transmets, au risque d'etre encore traitee de petite perruche: tu me diras ce que tu en penses. L'occasion s'est offerte a moi on ne peut meilleure. Maman avait ete faire une visite a notre voisine, madame de Bailleul, quand Eugenie et son mari sont arrives. Jacques avait ete appele a Tours pour une affaire. "Je suis enchantee de me trouver seule avec vous, leur ai-je dit; j'ai beaucoup de questions a vous faire a tous deux. D'abord etes-vous bien mes amis? suis-je indiscrete de compter sur vous comme sur moi-meme?" Eugenie m'a embrassee, et son mari m'a tendu la main d'une grosse facon militaire que ma mere eut trouvee de bien mauvais ton, mais qui m'a inspire plus de confiance que tous les compliments du monde. "Il faut que vous me parliez de Jacques, leur ai-je dit; vous ne m'en avez jamais dit que du bien; il est impossible que vous n'ayez pas un peu de mal a m'en dire.--Qu'est-ce que cela signifie? s'est ecriee Eugenie.--Ma bonne amie, lui ai-je repondu, je vais m'engager sans retour et bien precipitamment avec un homme que je connais tres-peu; ce serait une grande folie, si vous n'etiez garants du noble caractere de cet homme-la. Maintenant je ne songe pas a m'en dedire, car il sait et vous savez tous que je l'aime; mais, malgre cela, et meme a cause de cela, je voudrais le connaitre mieux et pouvoir me tenir en garde contre les defauts grands ou petits qu'il peut avoir. Vous m'avez dit, dans un temps ou aucun de nous ne songeait qu'il pouvait devenir mon mari, qu'il avait beaucoup de singularites, maintenant il m'interesse extremement de savoir quelles sont ces singularites, afin de n'en pas blesser quelqu'une involontairement et d'eviter tout ce qui peut les eveiller. Je n'en ai encore apercu que l'ombre, et je me demande souvent s'il est possible qu'un homme soit aussi parfait que Jacques me semble l'etre. Je veux me defendre de l'aveuglement et de l'enthousiasme; je vous en prie, mes amis, parlez-moi, eclairez-moi. --Cela est embarrassant en diable, a repondu M. Borel, et je ne sais que vous dire. Vous etes si franche et si bonne enfant, Mademoiselle, que, si vous etiez ma propre soeur, je ne pourrais pas avoir plus d'estime et d'amitie pour vous que je n'en ai. D'un autre cote, Jacques est mon plus ancien, mon meilleur ami: il m'a porte sur ses epaules en Russie pendant plus de trois lieues. Oui, Mademoiselle, le petit Jacques a porte le gros animal que voila, qui sans lui serait creve de froid a cote de son cheval; et il a manque de mourir lui-meme par suite de ce leger fardeau. Je vous ai raconte cela, peut-etre; je pourrais vous raconter tant d'autres choses! des dettes payees, des duels accommodes, des coups pares tant a la bataille qu'au cabaret, des services a n'en pas finir; et moi, qu'est-ce que j'ai fait pour lui? rien du tout. Ai-je le droit a present de parler de lui comme je le ferais d'un autre?--A tout autre qu'a moi, non certainement, ai-je repondu; mais a moi, je crois que vous le devez.--Je ne sais pas! je ne sais pas! Je vous aime bien, ma chere mademoiselle Fernande; mais, voyez-vous, j'aime Jacques encore plus que vous,--Je le crois bien, mais ce n'est pas dans mon interet seulement, mais dans celui de Jacques, que je vous interroge.--Fernande a raison, a dit Eugenie; il faut qu'elle connaisse son mari pour lui epargner de petits chagrins, et peut-etre de grandes contrarietes. Elle dit qu'elle aime Jacques, et que ce ne seront pas de petites raisons qui pourront la degouter de lui: il faut croire ce que dit Fernande; elle ne ment pas: moi, je tiens sa parole pour sacree. Comme, d'un autre cote, je sais qu'il est impossible de trouver un reproche un peu grave a faire a Jacques, je ne vois pas le moindre inconvenient a lui dire tout ce que tu sais. Pour moi, j'ai souvent entendu raconter les originalites de Jacques; mais je declare que je n'en ai vu aucune, et que, depuis trois mois qu'il demeure chez nous, je n'ai jamais eu sujet de m'etonner de rien, si ce n'est de sa douceur, de son egalite de caractere et du calme de son esprit.--Voila que tu fais ce que je ne voudrais pas faire, interrompit son mari; tu parles contre la verite. Il est vrai que tu mens sans le savoir. Toutes les femmes voient Jacques avec prevention, jusqu'a la mienne, qui certainement est une femme sensee.--Eh bien! moi, je veux l'etre encore plus, ai-je dit; je veux le voir tel qu'il est. Parlez, mon cher colonel; Jacques est-il d'un caractere fantasque? a-t-il des caprices, des emportements?--Des emportements? non; ou, s'il en a, je ne les ai jamais apercus: il est doux comme un agneau.--Mais des caprices?--Je vous repondrai a une condition: c'est que vous me permettrez de raconter a Jacques notre conversation mot pour mot, et des ce soir." Cette demande m'a un peu embarrassee. "Comment! me suis-je dit, Jacques saura que je l'ai soupconne de n'etre pas toujours dans son bon sens? que j'ai demande a ses amis les petits secrets de son caractere, au lieu de l'interroger franchement et de m'en rapporter a lui?--Vous ne vous en souciez pas, a dit le colonel: eh bien! laissons la ce sujet; dispensez-moi de vous repondre: je vous promets sur l'honneur de ne pas dire a Jacques que vous m'avez interroge.---J'ai peut-etre eu tort de le faire, ai-je repondu; mais, puisque je l'ai fait, j'en veux subir toutes les consequences; il me paraitrait plus deloyal de m'en cacher que de persister. Parlez donc, j'accepte les conditions." Il s'est enfin decide, et il m'a parle de Jacques a peu pres dans ces termes: "Je ne sais pas comment Jacques est avec les femmes; ainsi je ne vois pas trop a quoi vous servira ce que je vais vous dire. Toutes les femmes que j'ai vues raffolent de lui, et je ne sache pas qu'aucune de celles qui l'ont aime ait eu un seul reproche a lui faire. Mais moi, qui l'aime de tout mon coeur, je lui en veux souvent; pourquoi? je n'en sais trop rien. Je le trouve sec, fier, mefiant; je suis en colere de ce qu'il sait si bien se faire aimer en de certains moments. Il y en a d'autres ou il semble qu'il ne vous connait plus. "Mais qu'as-tu donc, Jacques?--Rien.--Souffres-tu?--Non.--As-tu quelque chose qui te contrarie?--Bah!--Mais enfin tu n'es pas dans ton humeur ordinaire?--Si fait.--Tu veux que je te laisse tranquille?--Oui.--A la bonne heure." Cela n'est rien, nous avons tous de mauvais moments; mais quand nous sommes surs d'un ami, nous lui demandons tous les services dont nous avons besoin. Il n'y a pas de danger que Jacques en demande jamais un seul, fut-ce un verre d'eau _in articulo mortis_, et cela non pas tant peut etre par orgueil que par mefiance. Il ne dit jamais la raison de son silence, mais on s'en apercoit tout de suite a la maniere dont il vous conseille en pareille occasion. "Ne faites pas cela, dit-il, mettez l'amitie a l'epreuve le moins que vous pourrez." Vous m'avouerez que pour un homme dont l'amitie est capable de tous les sacrifices, il y a une espece de folie superbe a nier l'amitie des autres. C'est injuste, et cet orgueil-la m'a souvent mis en colere contre lui. Cette singularite en entraine d'autres. Quand il a rendu un service, il ne peut pas souffrir qu'on l'en remercie, et il est capable de fuir et d'eviter longtemps, de quitter meme tout a fait celui qu'il a oblige; il semble qu'il prenne en aversion la figure des gens qui ont recu de lui quelque chose. Il y a la-dedans exces de delicatesse, mais il y a quelque chose de plus encore: il y a la conviction cruelle que tous ceux a qui il fait du bien doivent devenir ses ennemis. Il a d'autres manies inexplicables: il n'aime pas qu'on le regarde en de certains moments, et l'on ne sait jamais pourquoi. Il ne veut pas qu'on le questionne ni qu'on le soigne dans ses souffrances. Ce qu'il y a de plus deplaisant, c'est qu'il ne peut pas souffrir qu'on parle de guerre et qu'on raconte les campagnes qu'on a faites; il s'en va quand on commence a bavarder au dessert. Il ne s'enivre jamais, eut-il avale de l'eau-forte. Il ne sort jamais de son sang-froid; cela le met dans une sorte de desaccord avec nous autres, et fait qu'il a toujours ete estime plutot qu'aime au regiment. Sans les services qu'il a rendus d'une maniere toujours magnifique, on l'aurait deteste comme un mauvais camarade; car les militaires n'aiment pas ceux qui se taisent a table et qui ont l'air d'en penser plus long qu'eux. --D'apres cela, dis-je a M. Borel, je crois voir qu'il a le fond du coeur chagrin et l'esprit melancolique.--Le fond du coeur de Jacques n'est pas facile a voir, reprit-il, mais son caractere n'est pas plus melancolique qu'un autre. Il a, comme nous tous, ses bons et ses mauvais jours; il s'egaie volontiers, mais il ne s'abandonne jamais. Il a une petite joie tranquille qui fait mourir de rire quand on a encore un demi-sens pour aimer la gaiete douce; mais quand on casse les pots, Jacques n'en est plus; il disparait comme la fumee des pipes et s'eclipse tout doucement, sans qu'on sache s'il est sorti par la porte ou par la fenetre.--Cela ne me semble pas un grand defaut, repris-je.--Ni a moi non plus, dit Eugenie.--Ni a moi non plus maintenant, dit Borel; je me suis range, et le tapage ne me parait plus necessaire. Mais j'ai ete un grand mauvais sujet autrefois, et j'avoue que dans ce temps-la je faisais un crime a Jacques de l'etre moins que moi. Il y en avait parmi nous qui ne lui pardonnaient pas de conserver toujours sa raison, et qui disaient qu'il faut se mefier de l'homme a qui le vin ne desserre jamais les dents. Voila le reproche le plus grave qu'on ait eu a lui faire; c'est a vous de juger si vous devez le corriger de cela.---Non pas! repondis-je en riant. Est-ce la tout?--Tout, ma parole d'honneur! A present que je vois avec quelle philosophie vous prenez ces choses-la, je suis enchante de vous les avoir dites; car je parie que vous vous imaginiez des choses bien plus terribles.--Je ne sais pas, repondis-je en riant, s'il est un plus terrible defaut que celui de boire avec prudence et moderation. Eugenie est bien heureuse de n'avoir pas cela a vous reprocher.--Vous etes une mechante, dit-il en me piquant la main avec ses grosses moustaches. A present vous ne me questionnerez plus?" La maniere dont il s'etait plaint de Jacques m'avait paru si singuliere que je ne songeai qu'a en rire avec eux; mais quand ils furent partis, je me mis a penser a certaines parties de ce discours qui ne m'avaient pas assez frappee d'abord, a ces paroles surtout: "Il semble qu'il prenne en aversion la figure des gens qui ont recu de lui quelque chose." Je ne sais pourquoi je me sentis tellement effrayee a cette idee que j'eus presque envie d'ecrire a Jacques pour rompre avec lui; car enfin je suis pauvre, et je vais recevoir la fortune de Jacques. Il ne m'epouse peut-etre que pour me la donner; et quand je serai son obligee a ce point, le plus leger tort de ma part lui semblera une ingratitude; il s'imaginera peut-etre que je lui dois plus qu'une autre femme ne doit a son mari, et il aura peut-etre raison. Pour la premiere fois je me sens alarmee serieusement de ma position; mon orgueil souffre, et mon amour encore davantage. VIII. DE SYLVIA A JACQUES. Peut-etre que tu te trompes, Jacques; peut-etre que l'amour seul t'aveugle et t'entraine, ou que la volonte de faire de cet amour une chose belle et grande dans ta vie est un reve concu dans le moment meme ou tu m'as repondu. Je te connais, enthousiaste! autant qu'on peut te connaitre, car ton ame est un abime au fond duquel tu n'es peut-etre jamais descendu toi-meme. Peut-etre sous le masque de la force vas-tu commettre la plus insigne faiblesse. Je sais bien que tu t'en tireras de quelque maniere etrangement heroique; mais a quoi bon te faire souffrir? N'as-tu pas assez vecu? Helas! voici que je te dis le contraire de ce que je t'ai dit d'abord. Je craignais que tu ne vinsses a enterrer l'eclat de ta vie, et maintenant il me semble que tu vas chercher ce qu'il y a de plus difficile et de plus douloureux, pour le plaisir d'exercer tes forces et de sortir vainqueur d'une lutte plus terrible que les autres. Je ne peux pas me laisser persuader que ce soit la une chose dont je doive me rejouir; les plus funestes pressentiments s'attachent a cette nouvelle phase de ta vie. Pourquoi ta figure pale vient-elle s'asseoir les nuits a cote de mon lit et reste-t-elle immobile et silencieuse a me regarder jusqu'au jour? Pourquoi ton spectre erre-t-il avec moi dans les bois au lever de la lune? Mon ame est habituee a vivre seule, Dieu le veut ainsi; que vient faire la tienne dans ma solitude? Viens-tu m'avertir de quelque danger, ou m'annoncer quelque malheur plus epouvantable que tous ceux auxquels a suffi mon courage? L'autre soir, j'etais assise au pied de la montagne; le ciel etait voile, et le vent gemissait dans les arbres; j'ai entendu distinctement, au milieu de ces sons d'une triste harmonie, le son de ta voix. Elle a jete trois ou quatre notes dans l'espace, faibles, mais si pures et si saisissables que j'ai ete voir les buissons d'ou elle etait partie pour m'assurer que tu n'y etais pas. Ces choses-la m'ont rarement trompee; Jacques, il faut qu'il y ait un orage sur nos tetes. Je vois bien que l'amour te precipite dans un piege nouveau; la seule parole vraie de ta lettre est celle-ci: "J'epouse cette jeune fille parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de la posseder." Et quand tu ne l'aimeras plus, Jacques, qu'en feras-tu? Car il viendra un jour ou tu seras aussi fatigue de l'avoir aimee que tu es avide maintenant de t'abandonner a ta passion. Pourquoi cet amour-la differerait-il des autres? As-tu tellement change depuis un an que tu sois devenu capable de ce qu'il y a de plus antipathique a ton ame, l'obstination? Car de quel autre nom peut-on appeler l'amour qui resiste a l'intimite? Tu es capable de comprendre, d'eprouver et d'executer, en beaucoup de choses, ce que les hommes regardent comme impossible; mais, en revanche, ce qui est facile a plusieurs, et possible a beaucoup d'entre eux, Dieu, pour compenser sa magnificence envers toi par quelque grave infirmite, t'en a rendu absolument incapable. Ne pouvoir tolerer les faiblesses d'autrui, voila ta faiblesse, voila le cote miserable el sacrifie de ton grand caractere; voila en quoi Dieu te chatie de n'etre pas soumis aux miseres communes. Et tu as raison, Jacques; je te l'ai toujours dit, tu as bien raison de ne rien pardonner a cette boue humaine; tu as raison de retirer tout ton coeur aussitot que tu vois une tache sur l'objet de ton amour! L'etre qui pardonne s'avilit! Je sais bien, moi pauvre femme, combien l'ame perd de sa grandeur et de sa saintete quand elle accepte une idole souillee. Il faut toujours qu'elle en vienne plus tard a briser l'autel ou elle s'est prosternee devant un faux dieu; au lieu de la resignation froide qui devrait accompagner cet acte de justice, la haine et le desespoir font trembler la main qui tient la balance. La vengeance se mele de juger... Oh! alors il vaudrait mieux etre ne sans coeur que d'avoir aime. Toi, homme fort, tu couvres mysterieusement les fautes d'autrui du manteau de ton silence; ta main genereuse releve celui qui est tombe, essuie la fange de son vetement, et efface la trace que sa chute a laissee sur ton chemin; mais tu n'aimes plus alors' Le jour ou tu commences a pardonner, tu cesses d'aimer! Et je t'ai vu dans ces jours-la, oh! combien tu soufres! Vas-tu t'exposer encore a ce que tu appelais _le mal de la misericorde_? Elle a beau etre aimable, elle aura beau etre sincere et bonne; elle est femme, elle a ete elevee par une femme, elle sera lache et menteuse, un peu seulement peut-etre; cela suffira pour te degouter. Tu auras besoin de la fuir alors, et elle t'aimera encore; car elle ne comprendra pas qu'elle est indigne de toi et qu'elle n'a du ton amour qu'au besoin d'aimer qui devore ton ame, et au voile que ce besoin aura etendu sur tes yeux jusqu'au jour de sa premiere faute. Infortunee! je la plains et je l'envie. Elle aura de beaux moments; elle en aura un terrible! Tu as prevu cela, je le vois bien; tu as pense au temps ou, lui retirant ton affection, tu lui laisserais l'independance; qu'en fera-t-elle si elle t'aime? Oh! Jacques, j'ai toujours fremi quand je t'ai vu devenir amoureux; j'ai toujours prevu ce qui est arrive depuis; j'ai toujours su d'avance que tu romprais brusquement ton lien, et que l'objet de ton amour t'accuserait de froideur et d'inconstance le jour ou l'ardeur et la force de cet amour te feraient le plus souffrir. Mais a present, quel effroi ne dois-je pas avoir quand le mariage va sceller ce lien a ta conscience et a celle d'une femme; quand les lois, la croyance et l'usage vous defendront a tous les deux de vous consoler par un autre amour! les lois, la croyance et l'usage sont des mots pour toi; ce seront des chaines de fer pour cette femme, quel que soit son caractere; pour les secouer, il faudra qu'elle subisse tout ce que la societe peut faire de mal a un de ses enfants rebelles. Comment sortira-t-elle de cette lutte? Desolee comme moi, robuste comme toi, ou ecrasee comme un roseau! Pauvre femme! elle t'aime sans doute avec confiance, avec espoir; elle ne sait pas ou elle va, l'aveugle enfant! elle ne sait pas quel rocher elle veut porter sur sa faible tete, et a quel colosse de vertu farouche s'attaque sa tranquille et fragile innocence. Oh! quel serment etrange est celui que vous allez prononcer! Dieu n'ecoutera ni l'un ni l'autre, il n'enregistrera pas cette monstruosite sur le livre du destin! A quoi me sert de t'avertir? J'empoisonne ta joie, et je ne deracine pas ce terrible espoir de bonheur qui te devore. Je sais ce que c'est, et je ne m'offense pas de ta resistance: j'ai aime, j'ai desire, j'ai espere comme toi, et j'ai ete desabusee comme tu l'as ete tant de fois, comme tu le seras encore! IX. DE CLEMENCE A FERNANDE. Une autre que moi perdrait son temps et sa peine a te dire que tu vis dans un monde ou l'on a singulierement mauvais ton, et ou tout se passe de la facon la plus inconvenante. Je ne puis que te plaindre, car je suis sure que la bonne compagnie est la classe la plus raisonnable et la plus eclairee de toutes, et que ses usages et ses delicatesses sont les meilleurs guides possibles vers le bon et l'utile. Ta mere le sait de reste, et, parmi tous ses defauts, je lui reconnais au moins un extreme bon sens et une excellente maniere d'etre; cela n'empeche pas que, sacrifiant tout au desir de te voir epouser un homme riche, elle ne t'ait jetee dans la mauvaise compagnie. Eugenie a toujours ete une espece de bourgeoise tres-commune, et le couvent, ou l'on prend en general une meilleure tenue, ne l'a corrigee de rien. Qu'elle aime a la folie les lazzi soldatesques des amis de son mari, que son chateau soit devenu une tabagie, cela ne me surprend nullement; mais que ta mere t'ait abandonnee a ces amities-la, cela me revolte un peu. N'importe! il faut bien que je m'y fasse, car M. Jacques est en plein dans la societe dite _du Champ d'Asile_, du moins je le presume. Je n'ai pas de prejuges; je vois toutes sortes de gens, je me pique d'etre impartiale en politique, et je m'accoutume a supporter les differences dont la societe abonde, sans m'etonner de rien; je te parlerai donc comme je dois parler a une personne qui est dans ta position; et je m'ecarterai de tout systeme et de toute habitude pour me mettre au meme point de vue que toi. Ainsi, je te dirai que, dans son bon sens grossier, M. Borel n'a peut-etre pas tort, et qu'il faut beaucoup reflechir a cette parole: "Il ne s'abandonne jamais, et le vin ne lui desserre jamais les dents." Si l'on me disait cela de M. de Vence ou du marquis de Noisy, je rirais comme tu as fait a propos de M. Jacques; mais moi, a propos de M. Jacques, je n'en rirais pas. M. Jacques a vecu parmi les gens qui boivent, qui s'enivrent et qui bavardent; quelle qu'ait ete sa premiere education, des l'age de seize ans il a ete soldat de Bonaparte; cela l'oblige a etre un homme comme M. Borel ou a lui etre infiniment superieur; prends garde a cela, Fernande. Je suis tres-portee a le croire tel, d'apres tout ce que tu m'en dis; mais si nous nous trompions l'une et l'autre? s'il etait inferieur a tous ces braves butors que tu aimes tant, et qui ont du moins pour eux la franchise et la loyaute? si toute cette reserve, que tu prends peut-etre pour de la noblesse dans les manieres, etait seulement la prudence d'un homme qui cache quelque vice? Je te dirai naturellement ce que je crains; je m'imagine que M. Jacques est un de ces hommes d'un certain age qui ont beaucoup de depravation et beaucoup d'orgueil. Ces gens-la sont tout mystere; mais on fait bien de ne pas chercher a lever le voile dont ils se couvrent. Je ne puis me resoudre a t'en dire davantage, d'autant plus qui je me trompe peut-etre absolument. X. DE JACQUES A SYLVIA. Eh bien! oui, c'est de l'amour, c'est de la folie, c'est ce que tu voudras, un crime peut-etre! Peut-etre que je m'en repentirai et qu'il sera trop tard; peut-etre aurai-je fait deux malheureux au lieu d'un; mais il n'est deja plus temps: le pente m'entraine et me precipite; j'aime, je suis aime. Je suis incapable de penser et de sentir autre chose. Tu ne sais pas ce que c'est qu'aimer pour moi! Non, je ne te l'ai jamais dit, parce que dans ces moments-la j'eprouve un besoin egoiste de me replier sur moi-meme et de cacher mon bonheur comme un secret. Tu es le seul etre au monde avec lequel il m'ait ete possible de m'epancher, et encore cela ne m'a ete possible qu'en de rares instants. Il en est d'autres ou Dieu seul a pu etre le confident de ma douleur ou de ma joie. Aujourd'hui j'essaierai de te montrer mon ame tout entiere et de te faire descendre au fond de cet abime que tu dis inconnu a moi-meme. Peut-etre verras-tu que je ne suis pas ce lutteur terrible que tu crois; peut-etre m'aimeras-tu moins, fiere Sylvia, en voyant que je suis plus homme que tu ne penses. Mais pourquoi serait-ce une faiblesse que de s'abandonner a son propre coeur? Oh! la faiblesse, c'est l'epuisement! C'est quand on ne peut plus aimer qu'on doit pleurer sur moi-meme et rougir d'avoir laisse eteindre le feu sacre; moi, je le sens avec orgueil qui se ravive de jour en jour. Ce matin je respirais avec volupte les premieres brises du printemps, je voyais s'entr'ouvrir les premieres fleurs. Le soleil de midi etait deja chaud, il y avait de vagues parfums de violettes et de mousses fraiches repandus dans les allees du parc de Cerisy. Les mesanges gazouillaient autour des premiers bourgeons et semblaient les inviter a s'entr'ouvrir. Tout me parlait d'amour et d'esperance; j'eus un si vif sentiment de ces bienfaits du ciel, que j'avais envie de me prosterner sur les herbes naissantes et de remercier Dieu dans l'effusion de mon coeur. Je te jure que mon premier amour n'a pas connu ces joies pures et ces divins ravissements; c'etait un desir plus apre que la fievre. Aujourd'hui il me semble etre jeune et ressentir l'amour dans une ame vierge de passions. Et pendant ce temps tu vois mon spectre epouvante errer autour de toi, reveuse! Oh! jamais je n'ai ete si heureux! jamais je n'ai tant aime! Ne me rappelle pas que j'en ai dit autant chaque fois que je me suis senti amoureux. Qu'importe? on sent reellement ce qu'on s'imagine sentir. Et d'ailleurs je croirais assez a une gradation de force dans les affections successives d'une ame qui se livre ingenument comme la mienne, je n'ai jamais travaille mon imagination pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y etait pas encore ou celui qui n'y etait plus; je ne me suis jamais impose l'amour comme un devoir, la constance comme un role. Quand j'ai senti l'amour s'eteindre, je l'ai dit sans honte et sans remords, et j'ai obei a te Providence qui m'attirait ailleurs. L'experience m'a bien vieilli; j'ai vecu deux ou trois siecles, mais du moins elle m'a muri sans me dessecher. Je sais l'avenir, mais pour rien au monde je n'aurais la froide lachete de lui sacrifier le present. Qui, moi! moi qui suis si bien habitue a la souffrance, je reculerais devant elle, je ne disputerais pas a cette avare destinee les biens que je peux lui arracher encore! Ai-je donc ete si heureux? n'ai-je plus rien a connaitre, rien a posseder de nouveau sous le soleil de ce monde-ci? Je sens bien que je n'ai pas fini, que je ne suis pas rassasie; je sens qu'il y a encore des joies pour mon coeur, puisque mon coeur a encore des desirs et des besoins. Je veux conquerir ces joies et les savourer, dusse-je les payer plus cherement que toutes celles que Dieu m'a fait expier deja. Si la destinee de l'homme, ou si la mienne du moins, est d'etre heureux pour souffrir ensuite, et de tout posseder pour tout perdre, soit! Si ma vie est un combat, une revolte continuelle de l'esperance contre l'impossible, j'accepte! Je me sens encore la force de combattre et d'etre heureux un jour au prix de tout le reste de mes jours futurs. Je defie le sort de m'epouvanter avant le combat; qu'il me brise s'il est le plus fort. Ne me dis pas que j'expose le bonheur d'un autre avec le mien. D'abord cet etre, la ou je le prends, ne serait qu'infortune en d'autres mains que les miennes; et puis ce qu'il est destine a souffrir avec moi est peu de chose au prix de ce que je suis resigne a souffrir avec lui. Les tourments qui m'attendent, je les connais, et je sais ce que sont les douleurs des autres au prix des miennes. Comment veux-tu que j'aie de la compassion pour quelqu'un? Songerais-tu a etablir une comparaison entre moi et le reste des hommes? En fait de souffrance, ne suis-je pas une exception? Tout autre que toi rirait de cette pretention et la prendrait pour un imbecile orgueil; mais tu sais bien que je ne m'en vante pas, et que je m'en plains dans l'amertume de mon coeur. Tu sais que j'ai souvent maudit le ciel pour m'avoir refuse la faculte qu'il accorde si genereusement a tous les hommes, l'oubli! De quoi ne se consolent-ils pas et de quoi me suis-je jamais console? La douleur les effleure; je ne sais quel vent souffle sur leurs plaies et les seche aussitot. Pourquoi les miennes saignent-elles eternellement? Pourquoi la premiere douleur de ma vie, au lieu de s'en aller dans la nuit de l'oubli, est-elle toujours devant mes yeux, terrible et vivante comme le sang prolifique de l'hydre? Pour tous les humains, le malheur est une hymne funebre qui passe, et dont les notes se perdent peu a peu dans l'eloignement; quand la derniere s'envole, l'oreille n'en conserve pas le son. Pourquoi mugissent-elles toutes autour de moi? Pourquoi cet eternel chant de mort qui s'eleve a toute heure dans mon ame et qui me force a pleurer continuellement mes pertes? Pourquoi mon front est-il ceint d'epines qui le dechirent a chaque souffle du vent dans les fleurs dont les autres se couronnent? Oh! je vois bien que les autres ne souffrent pas la centieme partie de mon mal. Ils se desolent cent fois plus haut, parce qu'ils ne savent vraiment pas ce que c'est que la douleur. Insolents sybarites, ils se plaignent du pli d'une rose; je vois comme ils se guerissent, comme ils se consolent, comme ils sont aveuglement dupes d'une illusion nouvelle. Race stupide et lache! ils n'affronteraient pas ces illusions s'ils savaient comme moi ce qu'elles valent! quand ils sont terrasses par le destin, ils avouent qu'ils se sont trompes. "Ah! si j'avais su, disent-ils, que cela devait finir ainsi!" Et moi je sais comment tout finit, et je commence un amour nouveau! Tu vois bien que je suis cent fois plus courageux, cent fois plus infortune que les autres. Fernande souffrira donc avec moi, tu veux que je trace d'avance l'arret de mort de mon bonheur. Eh bien! sois satisfaite, ame stoique, vigueur impitoyable! l'un de nous cessera d'aimer, elle ou moi, qu'importe? celui qui se detachera le dernier ne sera pas le plus malheureux! Fernande se consolera; elle est sincere et bonne; mais elle est faible, la pauvre enfant; faible sera sa douleur. Au milieu de mon amour et de ma joie, il y a une chose qui me dechire et qui m'indigne contre moi, et contre toi aussi, Sylvia: contre moi, parce que je n'ai pas songe dans ma derniere lettre a te questionner; contre toi, parce que tu gardes un dedaigneux silence, comme si tu me croyais devenu indifferent a ton sort. Si tu avais cette idee-la, Sylvia, je serais capable de partir a l'heure meme et d'aller te redemander a genoux ta confiance et ton estime. Oh! dis-moi comment va ton coeur, infortunee! parle-moi de toi! Comment! depuis trois semaines il n'est question que de moi, et nous n'avons pas dit un mot de ta nouvelle situation! La derniere fois que tu m'en as parle, tu semblais assez satisfaite; mais je ne puis me tranquilliser absolument sur la solitude ou je t'ai laissee. Cela est bien rude a ton age, Sylvia, et avec ta force! plus on a d'energie pour resister a la douleur, plus on en a pour la ressentir. Dis-moi, dis-moi si tu as pris le dessus. Il ne me semble pas, a la maniere dont tu envisages ma position, que tu aies trouve le repos de l'esprit. Parle-moi de ce coeur qui me juge et me disseque si severement, et qui a toutes mes folies, toute mon audace. N'oublie pas du moins, Sylvia, qu'il y a entre nous un sentiment plus fort que l'amour, et que tu n'as qu'un mot a dire pour m'envoyer d'un bout du monde a l'autre. XI. DE FERNANDE A CLEMENCE. Ma chere, ta lettre me fait horriblement mal. D'abord je n'y comprends rien; qu'est-ce que tu entends par la depravation? Est-ce l'inconstance, est-ce le besoin de changer d'amour? En ce cas, j'ai une peur affreuse. Voici la conversation que je viens d'avoir avec le gros capitaine Jean, dont je t'ai parle; tu jugeras ce qui se passe en moi. Nous avons fait ce matin une promenade dans le bois de Tilly; nous etions cinq hommes et cinq femmes, tous en tilbury. Comme il fallait que dans chacune de ces petites voitures il se trouvat un homme avec une femme pour diriger le cheval; comme ma mere n'a pas juge convenable que je fisse deux lieues dans le tilbury de Jacques en presence de huit personnes (quoiqu'elle me laisse tous les jours quatre ou cinq heures seule avec lui dans notre jardin); comme M. Jacques ne voulait pas, je suis bien sure, etre le cavalier de ma mere, et que M. Borel s'est devoue a sa place; comme enfin je ne pouvais aller convenablement qu'avec un homme marie, et que le capitaine Jean est pere de quatre grands enfants, on a decide unanimement que je devais avoir ce joli page. Du moment que je n'etais pas avec Jacques, j'aimais autant celui-la qu'un autre; il me semblait obligeant et bon homme. Mais c'est le butor le plus bavard et le plus niais que je connaisse a present, et il m'a mis l'esprit dans une telle perplexite que je suis au desespoir d'avoir fait route avec lui. Il est vrai que c'est bien ma faute. Quand je me suis trouvee tete a tete en conversation avec un homme qui connait Jacques depuis vingt ans et qui ne demandait pas mieux que de causer, je n'ai pu y tenir, et je l'ai mis sur la voie. D'abord d'un ton moitie amical, moitie goguenard, il s'est hasarde a me parler de son caractere, et peu a peu, presse par mes questions et encourage par l'air de plaisanterie que j'affectais, il m'a raconte des aventures de sa vie. Je ne sais quelle impression cela m'a faite dans le moment; a present je suis en proie a une agitation affreuse; il me semble que je dois conclure de cette conversation que Jacques est un enthousiaste et un inconstant, du moins le capitaine me l'a dit plus de vingt fois. "Vous devez etre fiere, me disait-il, d'avoir enchaine le faucon; il a joliment chasse de petites perdrix comme vous! mais le voila dompte et chaperonne sur le poing de sa chatelaine; coupez-lui les ailes, si vous voulez qu'il y reste.--Qu'est-ce que cela veut dire? lui ai-je demande. Est-ce donc si difficile de garder le coeur de M. Jacques?--Ah! il y en a plus d'une qui s'est vantee d'en venir a bout, a-t-il repris. Mais elle comptait sans son hote, la pauvrette! Brrr...t! quand on croyait avoir bien ferme la cage, l'oiseau etait parti a travers les barreaux. Mais je vois que cela ne vous inquiete pas, et que vous faites votre affaire de le guerir de cette envie de changer.--Certainement, repondis-je en tachant de cacher mon effroi sous un rire force. Mais vous, capitaine, qui etes un modele de fidelite, a ce que dit M. Borel, comment n'avez-vous pas morigene un peu M. Jacques?--Ah! que diable voulez-vous! repondit-il en prenant un air capable, un enthousiaste, un fou! L'engouement pour les jupons est une vraie maladie chez lui. Autant il est froid et reserve avec les hommes, autant il est tendre et empresse aupres des belles; et a qui est-ce que je le dis? Vous le savez mieux que moi, mademoiselle Fernande!" Et il se mit a rire d'un gros rire insupportable. "Il a donc fait bien des folies dans sa vie? demandai-je. Des folies, repondit-il, des folies dignes des Petites-Maisons; et pour quelles pecores! les plus altieres _carognes_ (je te repete son expression, parce que cela me parait necessaire pour te donner une idee juste de la maniere dont il traite les amours de Jacques), les plus insolentes _chipies_ que j'aie jamais rencontrees; de ces femmes belles comme des anges et mechantes comme des demons, avides, ambitieuses, intrigantes, despotiques; de ces femmes comme il y en tant, et auxquelles vous ressemblez si peu, mademoiselle Fernande!--Comment M. Jacques a-t-il pu s'attacher a de pareilles femmes?--Il etait leur dupe, il les prenait pour de petits anges, et il voulait couper la gorge a tous ceux qui n'etaient pas de son avis. Ah! si vous saviez ce que c'est que Jacques amoureux! Mais qu'est-ce que je dis? Qui le sait mieux que vous? Il est vrai qu'a cause de vous il ne rencontre de contradictions nulle part. Quand il annonce son mariage, tout le monde lui dit qu'il epouse un petit ange; et la premiere fois que j'en ai entendu parler, je me suis ecrie: "Ah! parbleu! Jacques, il est bien temps que tu aimes une femme digne de toi!" Il m'a serre la main, et en meme temps il m'a regarde de travers; car, s'il est content de vous entendre louer, il n'en est pas moins furieux quand on parle mal des diablesses qu'il a aimees. Savez-vous que j'ai failli me battre avec lui plus de dix fois parce que je voulais l'empecher de se ruiner, de se retirer du service et de se marier avec la plus grande devergondee de la terre? J'aime Jacques comme mon enfant; j'ai recu de lui des services que je n'oublierai jamais; mais si je me suis un peu acquitte envers lui, c'est en l'empechant de faire cette belle equipee.--Comment l'en avez-vous empeche? Contez-moi cela.--C'etait la marquise Orseolo. Parbleu! c'est une histoire connue dans tout Milan! La plus belle femme de l'Italie, et de l'esprit comme un demon. Jacques ne se trompe pas, du moins sur ces choses-la, et il y a bien un peu de vanite dans tous ses choix. Il y en avait surtout dans ce temps-la. Toute l'armee d'Italie etait, ma foi! aux pieds de madame Orseolo, qui se donnait des airs de patriotisme, chose bien rare parmi les Italiennes, et qui affichait pour les pauvres Francais le plus profond mepris. Cela tente mon fou de Jacques, et le voila, avec sa mine pale et ses grands yeux tristes, qui se promene autour de la belle, et la suit comme son ombre, jusqu'a ce qu'il ait enfin vaincu ce fier courage et soumis cette farouche vertu. Tout allait bien; Jacques allait jeter le froc aux orties et emmener cette charmante conquete en France, non sans l'epouser, comme elle le desirait, et completer la plus grande folie qu'il eut jamais faite, lorsque, par bonheur, j'acquis des preuves flagrantes de l'intimite un peu trop tendre qui existait entre la dame et son confesseur, et je me hatai, comme vous pensez bien, de les fournir a Jacques, qui ne me dit pas seulement grand merci, mais qui du moins quitta Milan un quart d'heure apres et disparut pendant six mois. Nous le retrouvames a Naples, aux pieds d'une chanteuse celebre, qui ne le subjugua pas moins et qui le trompa de meme. Pour celle-la, il a failli perdre la raison. Je n'en finirais pas si je vous racontais toutes les aventures de Jacques. C'est le garcon le plus romanesque, avec cette mine tranquille que vous lui voyez; mais si bon avec toutes ses extravagances, si genereux, si brave! Vous serez heureuse avec lui, mademoiselle Fernande. Si vous ne l'etes pas, prenez-moi pour le plus mechant hableur de la terre, et venez me tirer les oreilles." Tu dois voir ce que c'est que Jacques maintenant; dis-le-moi, ma chere Clemence; car, pour moi, je le sais un peu moins qu'auparavant. Mais je suis triste a mourir. Ce Jacques, qui dit m'aimer tant, et qui a deja use son coeur pour des etres si meprisables; ces enthousiasmes aveugles auxquels il est sujet, et qui le poussent a sacrifier tout a l'objet de son fol amour, et a lui faire des serments eternels qu'il doit bientot apres rompre et detester!... Et s'il me traitait ainsi! si la veille de mon mariage il se degoutait de moi; le lendemain, ce serait encore pis!... Oh! Clemence, Clemence, dans quel abime suis-je pres de tomber! Dis-moi ce qu'il faut faire. Depuis quelques jours je vois Jacques a peine. Il est occupe de preparer tout pour ce mariage, et il va a Tours et a Amboise deux ou trois fois par semaine. D'ailleurs, l'effroi qu'il m'inspire commence a devenir si grand que je crains d'avoir une explication avec lui et de me laisser rassurer. Cela lui est si facile, et j'ai tant besoin de croire en lui! Je me sens si malheureuse quand je doute! XII. De SYLVIA A JACQUES. Va donc ou t'emporte ta destinee! J'aime mieux cette lettre-ci que l'autre: elle est franche, du moins. Ce que je crains le plus, c'est de te voir retomber dans les illusions de ta jeunesse. Mais si tu abordes hardiment le peril, si tu vois clair a les pieds, tu franchiras peut-etre l'abime. Qui sait ce qui peut vaincre le courage d'un homme? Tu es las de disputer lentement la partie, et tu joues tout ton avenir sur un dernier coup de des. Si tu perds, souviens-toi qu'il te reste un coeur ami pour t'aider a supporter le reste de ta vie, ou pour te tenir compagnie, si tu veux t'en debarrasser. Tu me dis de te parler de moi, et tu me reproches de garder un dedaigneux silence. Sais-tu pourquoi, Jacques, j'envisage si severement la nouvelle phase d'amour ou entre ta destinee? Sais-tu pourquoi j'ai peur, pourquoi je t'ai averti du danger, pourquoi je te vois d'un oeil sombre marcher a sa rencontre? Tu ne l'as pas devine? C'est que moi aussi je suis perdue sur cette mer orageuse; moi aussi je m'abandonne au destin, et je place tout ce qui me reste de force et d'espoir sur le hasard d'un chiffre. Octave est ici; je l'ai vu, je lui ai pardonne. J'ai fait une grande faute en ne prevoyant pas qu'il viendrait. J'ai arrange toute ma situation pour oublier son absence, et non pour combattre son retour. Il est venu, j'ai ete surprise; la joie a ete plus forte que la raison. Je parle de joie! et toi aussi tu en parles. Quelle joie que la notre! Sombre comme la flamme de l'incendie, sinistre comme les derniers rayons du soleil qui perce les nues avant la tempete! Nous joyeux! quelle derision! Oh! quels etres sommes-nous, et pourquoi voulons-nous toujours vivre la meme vie que les autres? Je sais que l'amour seul est quelque chose, je sais qu'il n'y a rien outre sur la terre. Je sais que ce serait une lachete que de le fuir par crainte des douleurs qui l'expient; mais vraiment, quand on voit si bien sa marche et ses resultats, peut-on gouter des joies bien pures? Pour moi, cela m'est impossible. Il y a des moments ou je m'echappe des bras d'Octave avec haine et avec terreur, parce que je vois dans le rayonnement de son front l'arret de mon futur desespoir. Je sais que son caractere n'a aucun rapport avec le mien; je sais qu'il est trop jeune pour moi, je sais qu'il est bon sans etre vertueux, affectueux, mais incapable de passion; je sais qu'il ressent l'amour assez fortement pour commettre toutes les fautes, mais pas assez pour faire quelque chose de grand. Enfin je ne l'_estime_ pas, dans l'acception particuliere que toi et moi donnons a ce mot. [Illustration: J'etais assise au pied de la montagne.] Quand j'ai commence a l'aimer, j'ai cheri en lui cette faiblesse qui me fait souffrir maintenant. Je n'ai pas prevu qu'elle me revolterait bientot. En verite, j'ai fait ce que tu fais sans doute a present. J'ai trop compte sur la generosite de mon amour. Je me suis imagine que, plus il avait besoin d'appui et de conseil, plus il me deviendrait cher en recevant tout de moi; que le plus heureux, le plus noble amour d'une femme pour un homme devait ressembler a la tendresse d'une mere pour son enfant. Helas! j'avais tant cherche la force, et mes tentatives avaient ete si deplorables! En croyant m'appuyer sur des etres plus grands que moi, je m'etais sentie si durement repoussee par un froid de glace! Je me disais: La force chez les hommes, c'est l'insensibilite; la grandeur; c'est l'orgueil; le calme, c'est l'indifference. J'avais pris le stoicisme en aversion apres lui avoir voue un culte insense. Je me disais que l'amour et l'energie ne peuvent habiter ensemble que dans des coeurs froisses et desoles comme le mien, que la tendresse et la douceur etaient le baume dont j'avais besoin pour me guerir, et que je les trouverais dans l'affection de cette ame ingenue. Qu'importe, pensai-je, qu'il sache ou non supporter la douleur? Avec moi, il n'aura pas a la connaitre. Je prendrai sur moi tout le poids de la vie. Son unique affaire sera de me benir et de m'aimer. C'etait la un reve comme les autres; je n'ai pas tarde a souffrir de cette erreur, et a reconnaitre que si, dans l'amour, un caractere devait etre plus fort que l'autre, ce ne devait pas etre celui de la femme. Il faudrait du moins qu'il y eut quelque compensation; ici il n'y en a pas. C'est moi qui suis l'homme; ce role me fatigue le coeur, au point que je deviens faible moi-meme par degout de la force. [Illustration: Tu gardais les chevres sur le versant des Alpes maritimes.] Et pourtant il y a de bien belles choses dans le coeur de cet enfant! Quels tresors de sensibilite, quelle purete de moeurs, quelle foi naive dans le coeur d'autrui et dans le sien propre! Je l'aime parce que je ne connais pas d'homme meilleur. Celui qui est a part de tous les autres ne m'inspire et ne ressent pour moi que de l'amitie.--L'amitie, c'est une sorte d'amour aussi, immense et sublime en de certains moments, mais insuffisante, parce qu'elle ne s'occupe que des malheurs serieux et n'agit que dans les grandes et rares occasions. La vie de tous les jours, cette chose si odieuse et si pesante dans la solitude, cette succession continuelle de petites douleurs fastidieuses que l'amour seul peut changer en plaisirs, l'amitie dedaigne de s'en occuper. Vous etes capable, comme vous le dites fort bien, de tout quitter pour venir me tirer d'une situation malheureuse et de courir d'un bout du monde a l'autre pour me rendre un service; mais vous n'etes pas capable de passer huit jours tranquilles avec moi, sans penser a Fernande, qui vous aime et vous attend. Et cela doit etre ainsi, car pour moi c'est la meme chose. Je sacrifierais tout mon amour pour vous sauver d'un malheur, je n'en detacherais pas une parcelle pour vous preserver d'une contrariete. Il semble donc que la vie doive etre divisee en deux parts: l'intimite avec l'amour, le devouement avec l'amitie. Mais j'ai beau faire pour me persuader que je suis contente de cet arrangement, j'ai beau me repeter que Dieu m'a servie avec prodigalite en me donnant un amant comme Octave et un ami comme vous; je trouve l'amour bien pueril et l'amitie bien austere. Je voudrais avoir pour Octave la veneration que j'ai pour vous, sans perdre la douce tendresse et la vive sollicitude que j'ai pour lui. Reve insense! Il faut accepter la vie comme Dieu l'a faite. C'est difficile, Jacques, bien difficile! XIII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Ne m'ecris pas, ne me reponds pas. Ne me parle plus de prudence, et ne cherche plus a me mettre en garde contre le danger. C'est fini; je m'y jette les yeux bandes. J'aime: est-ce que je suis capable de voir clair a quelque chose! Il en sera ce que Dieu voudra. Qu'importe, apres tout, que je sois heureuse ou non? Suis-je donc un etre si precieux, pour que nous nous en occupions tant? Et a quoi menent toutes les previsions? Elles n'empechent pas qu'on se risque, et elles font qu'on se risque lachement. Ne me decourage donc plus, ne me parle plus de Jacques, mais laisse-moi t'en parler toujours. Hier il est venu me surprendre dans le parc. J'etais assise sur un banc; j'avais la tete dans mes deux mains, et je pleurais. Il a voulu savoir la cause de mon chagrin, et il s'est mis en colere parce que je refusais de parler. Mais quelle colere! Il me prenait dans ses bras et me serrait avec tant de force qu'il me faisait mal, et pourtant je n'avais ni peur ni ressentiment de le voir me brutaliser ainsi. Il me secouait la main d'un air d'autorite, en me disant: "Parle donc, je veux que tu parles, reponds-moi tout de suite; qu'as-tu?" Et moi, qui deteste le commandement, j'ai eu du plaisir a entendre le sien. Le coeur m'a bondi de joie, comme lorsqu'il m'a tutoyee pour la premiere fois, en me faisant traverser un ruisseau et me disant: "Saute donc, peureuse!" Oh! bien plus cette fois! Ce que j'ai ressenti, Clemence, est inexplicable. Tout mon coeur a ete au-devant du sien, comme un esclave qui se jetterait aux pieds de son maitre, ou comme un enfant dans le sein de sa mere. Ces choses-la ne peuvent pas tromper; je sens que je l'aime, parce que je dois l'aimer, parce qu'il le merite, parce que Dieu ne permettrait pas que j'eprouvasse cette confiance et cet entrainement pour un mechant homme. Pressee par ses questions, je lui ai parle de ma conversation avec le capitaine Jean, et de l'effroi insurmontable qu'il m'avait laisse. "Ah! en effet, m'a-t-il dit, je voulais te parler des craintes auxquelles tu t'abandonnes et des questions que tu as faites a Borel et a sa femme. Cela m'embarrassait un peu; que puis-je te dire? que les reproches de Borel ne sont pas fondes, que les histoires du capitaine sont fausses? Il m'est impossible de mentir. Il est vrai que j'ai des defauts tres-graves, et que j'ai fait beaucoup de folies. Mais qu'est-ce que cela a donc de commun avec toi et avec l'avenir qui nous attend? Je ne puis rien le jurer, sinon que je suis un honnete homme, et que je n'aurai jamais avec toi un mauvais procede. Prends acte de ces paroles-la, s'il te faut des paroles pour te rassurer, et quitte-moi la premiere fois que j'y manquerai. Mais si tu as cru que tu ne souffrirais jamais de mon caractere et que tu n'aurais jamais rien a lui reprocher, tu as compte faire en ce monde le voyage d'Eldorado, et tu as reve une destinee qui n'es permise a personne sur la terre." Puis il s'est tu tout a coup, et il est reste triste et silencieux; moi aussi. Enfin, il a fait un effort sur lui-meme, et il m'a dit: "Vous voyez bien, ma pauvre enfant, que vous souffrez deja. Ce n'est pas la premiere fois, et ce ne sera pas malheureusement la derniere. N'avez-vous donc jamais entendu dire que la vie est un tissu de douleurs, une vallee de larmes?" Le ton triste et amer dont il a dit ces paroles m'a tellement brise le coeur, que mes pleurs ont recommence a couler malgre moi. Il m'a serree dans ses bras, et il s'est mis a pleurer aussi. Oui, Clemence, il a pleure, cet homme ci grave et si accoutume sans doute a voir couler les larmes des femmes. Les miennes l'ont gagne. Oh! comme son coeur est sensible et genereux! C'est en ce moment que je l'ai bien senti: il importe peu que Jacques ait trente-cinq ans. A-t-il pu etre meilleur et plus digne d'amour a vingt-cinq? Quand je l'ai vu ainsi, j'ai jete mes bras autour de son cou. "Ne pleure pas, Jacques, lui ai-je dit; je ne merite pas ces nobles larmes. Je suis un etre lache et sans grandeur; je ne m'en suis pas aveuglement rapportee a toi, comme je devais le faire. Je t'ai soupconne, j'ai voulu fouiller dans les secrets de ta vie passee! Pardonne-moi; ton chagrin est une punition trop severe.--Laisse-moi pleurer, m'a-t-il dit, et sois benie pour m'avoir donne cette heure d'attendrissement et d'effusion; il y a bien longtemps que cela ne m'etait arrive. Ne sens-tu pas, Fernande, que ce qu'il y a de plus doux au monde, c'est la tristesse qu'on partage, et que les larmes qui se melent a d'autres larmes sont un baume pour la douleur? Puisse-je pleurer souvent avec toi, et puisses-tu ne jamais pleurer seule!" Oh! c'est fini, qu'on me dise de Jacques tout ce qu'on voudra, je n'ecoute plus que lui. Ne me blame pas, mon amie, ne me fais pas souffrir inutilement. Je m'abandonne a mon destin; qu'il soit ce qu'il plaira a Dieu! pourvu que Jacques m'aime, je suis sure de tout supporter. XIV. DE JACQUES A FERNANDE. Je voulais vous dire bien des choses l'autre soir, et je n'ai pu parler; nos larmes se sont melees, nos coeurs se sont entendus. Cela suffit pour deux amants, mais pour deux epoux ce n'est peut-etre pas assez. Votre esprit a peut-etre besoin d'etre rassure et convaincu. Je demande a votre affection une preuve de confiance bien grande, o mon enfant! en vous priant d'accepter mon nom et de partager mon sort; et je m'etonne de l'abandon avec lequel, me connaissant aussi peu, vous vous en etes jusqu'ici rapportee a moi. Il faut que votre ame soit bien noble et bien genereuse, ou que vous ayez devine que vous n'aviez rien a craindre du vieux Jacques. Je crois a l'un et a l'autre, a votre confiance et a votre penetration. Mais je sens bien que jusqu'ici votre coeur a fait tous les frais de cette securite, et que j'ai ete muet et nonchalant; enfin qu'il est temps que je vous aide a m'estimer un peu. Je ne vous parlerai pas d'amour. Il me serait impossible de vous prouver que le mien doit vous rendre eternellement heureuse; je n'en sais rien, et je puis dire seulement qu'il est sincere et profond. C'est du mariage que je veux vous parler dans cette lettre, et l'amour est une chose a part, un sentiment qui entre nous sera tout a fait independant de la loi du serment. Ce que je vous ai demande, ce que vous m'avez promis, c'est de vivre avec moi, c'est de me prendre pour votre appui, pour votre defenseur, pour votre meilleur ami. L'amitie seule est necessaire a ceux qui associent leur destinee par une promesse mutuelle. Quand cette promesse est un serment dont l'un peut abuser pour faire souffrir l'autre, il faut que l'estime soit bien grande des deux cotes, et surtout du cote de celui que les lois humaines et les croyances sociales placent dans la dependance de l'autre. C'est de cela, Fernande, que je veux m'expliquer formellement avec vous, afin que si vous livrez aveuglement votre coeur a l'amour, vous sachiez du moins a qui vous confiez le soin de votre independance et de votre dignite. Vous devez avoir pour moi cette estime et cette amitie, Fernande; je les merite, je le dis sans orgueil et sans forfanterie; je suis assez vieux pour me connaitre, et pour savoir de quoi je suis capable. Il est impossible que j'aie jamais envers vous un tort assez grave pour les perdre, ou meme pour les compromettre. Je vous parle ainsi parce que je vous estime et que je crois en vous. Je sais que vous etes juste, que vous avez l'ame pure et le jugement sain. Avec cela il est egalement impossible que vous m'accusiez sans motif, ou que du moins vous n'acceptiez pas ma justification quand elle sera eclatante de verite. Il faut cependant tout prevoir: l'amour peut s'eteindre, l'amitie peut devenir pesante et chagrine, l'intimite peut etre le tourment de l'un de nous, peut-etre de tous les deux. C'est dans ce cas que votre estime m'est necessaire! Pour avoir le courage de m'abandonner votre liberte, il faut que vous sachiez que je ne m'en emparerai jamais. Etes-vous bien sure de cela? Pauvre enfant! vous n'y avez peut-etre pas seulement songe. Eh bien! pour repondre aux terreurs qui pourraient naitre en vous, pour vous aider a les chasser, j'ai a vous faire un serment; je vous prie de l'enregistrer, et de relire cette lettre toutes les fois que les propos du monde ou les apparences de ma conduite vous feront craindre quelque tyrannie de ma part. La societe va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m'etre fidele et de m'etre soumise, c'est-a-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obeir en tout. L'un de ces serments est une absurdite, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas repondre de votre coeur, meme quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; vous ne devez pas me promettre de m'obeir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacres sans lesquels votre mere et le monde vous defendraient de m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le pretre et le magistrat me dicteront, puisqu'a ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais a ce serment de vous proteger que la loi ma prescrit, et que je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas juge necessaire a la saintete du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour epoux. Ce serment, c'est de la respecter, et c'est a tes pieds que je veux le faire, en presence de Dieu, le jour ou tu m'auras accepte pour amant. Mais des aujourd'hui je le prononce, et tu peux le regarder comme irrevocable. Oui, Fernande, je te respecterai parce que tu es faible, parce que tu es pure et sainte, parce que tu as droit au bonheur, ou du moins au repos et a la liberte. Si je ne suis pas digne de remplir a jamais ton ame, je suis capable au moins de n'en etre jamais le bourreau ni le geolier. Si je ne puis t'inspirer un eternel amour, je saurai t'inspirer une affection qui survivra dans ton coeur a tout le reste, et qui t'empechera d'avoir jamais un ami plus sur et plus precieux que moi. Souviens-toi, Fernande, que quand tu me trouveras le coeur trop vieux pour etre ton amant, tu pourras invoquer mes cheveux blancs, et reclamer de moi la tendresse d'un pere. Si tu crains l'autorite d'un vieillard, je tacherai de me rajeunir, de me reporter a ton age, pour te comprendre et pour t'inspirer la confiance et l'abandon que tu aurais pour un frere. Si je ne reussis a remplir aucun de ces roles; si, malgre mes soins et mon devouement, je te suis a charge, je m'eloignerai, je te laisserai maitresse de tes actions, et tu n'entendras jamais une plainte sortir de ma bouche. Voila ce que je puis te promettre; le reste ne depend pas de moi. Adieu, mon ange, reponds-moi; ta mere te laisse toute la liberte possible. Mon domestique ira chercher ta lettre demain matin. Je serai force de passer la journee a Tours. Ton ami, JACQUES. XV. DE FERNANDE A JACQUES Oui, j'ai confiance en vous, je crois a votre honneur. Je n'avais pas besoin de vos serments pour savoir que je ne serai jamais ni avilie ni opprimee par vous. Je suis une enfant, et l'on ne s'est guere donne la peine de former mon esprit; mais j'ai le coeur fier, et ma simple raison a suffi pour m'eclairer sur certaines choses. J'ai horreur de la tyrannie, et si, des les premiers regards que j'ai jetes sur vous, je ne vous avais pas devine tel que vous etes, je ne vous aurais jamais estime, jamais aime. Ma mere m'a toujours dit qu'un mari etait un maitre, et que la vertu des femmes est d'obeir. Aussi j'etais bien resolue a ne pas me marier, a moins de rencontrer un prodige. Cela n'etait guere probable, et il m'etait beaucoup plus facile de croire que j'arriverais tranquillement a l'espece d'independance assuree aux vieux jours des filles sans dot. Cependant je me figurais quelquefois que Dieu ferait un miracle en ma faveur, et qu'il m'enverrait un de ses anges sous les traits d'un homme, pour me proteger en cette vie. C'etait un reve romanesque, dont je ne me vantais pas a ma mere, mais que je n'avais pas la force de repousser. Quand j'etais assise a mon metier aupres de la fenetre, et que je voyais le ciel si bleu, les arbres si verts, toute la nature si belle et moi si jeune! oh! alors, il m'etait impossible de croire que j'etais destinee a la captivite ou a la solitude. Que voulez-vous? J'ai dix-sept ans; a mon age on n'a pas toute la raison possible, et voila que la Providence se met en tete de me traiter en enfant gate. Vous arrivez un beau matin, Jacques, avant que j'aie encore souffert de l'ennui, avant que les larmes du decouragement aient gate ma fraicheur de pensionnaire, tout au beau milieu de mes reves et de mes folles esperances. Voila que vous venez tout realiser sans que j'aie eu le temps de douter et de craindre! Vraiment, il n'y a pas longtemps que je lisais encore des contes de fees; c'etait toujours la meme chose, mais c'etait bien beau! C'etait toujours une pauvre fille maltraitee, abandonnee, ou captive, qui, par les fentes de sa prison, ou du haut d'un des arbres du desert, voyait passer, comme dans un reve, la plus beau prince du monde, escorte de toutes les richesses et de toutes les joies de la terre. Alors la fee entassait prodiges sur prodiges pour delivrer sa protegee; et, un beau jour, Cendrillon voyait l'amour et le monde a ses pieds. Il me semble que c'est la mon histoire. J'ai dormi dans ma cage, et j'ai fait des songes dores que vous etes venu changer en certitudes, si vite, que je ne sais pas encore bien si je dors ou si je veille. Aussi j'ai eu un peu peur. Le bonheur m'est venu si promptement et si magnifiquement, que je n'ose y croire. Je crois pourtant que vous m'aimez et que vous etes le meilleur des hommes; je sais que votre conduite sera telle que vous me l'annoncez; je sais, de mon cote, que je n'en serai pas indigne, et ces serments que vous me faites de ne point m'asservir, je vous les fais aussi: je m'engage a ne point exercer sur vous la tyrannie des prieres, des reproches et des convulsions, dont les femmes savent si bien tirer parti. Quoique je n'aie pas votre experience, je crois pouvoir repondre de ma fierte. Ce n'est donc pas l'austerite du mariage qui m'effraie. Vous m'aimez et vous m'offrez tout ce que vous possedez; j'accepte, parce que je vous aime. Si un jour nous cessions de nous estimer, je ne suis pas inquiete de mon sort: je sais assez travailler pour gagner ma vie, et je ne vois en ce genre aucun malheur capable de m'epouvanter assez pour m'empecher d'accepter le bonheur que vous m'offrez aujourd'hui; ce n'est pas la misere, ce ne sont pas les malheurs vulgaires de la societe qui m'inquietent, c'est l'amour que vous avez pour moi, c'est surtout celui que je ressens pour vous. Vous ne voulez pas m'en parler, Jacques, et c'est la seule chose qui m'occupe et qui m'interesse. Peu t'etre que j'agis contre la pudeur en vous parlant de cela, maintenant que vous affectez de m'entretenir de tout autre sentiment; mais vous m'avez habituee a vous dire sans detour tout ce qui me vient a l'esprit. Vous m'avez dit souvent qu'il n'y avait rien au monde de plus hypocrite et de moins pur que certaines habitudes de reserve que les femmes s'imposent dans leur conduite et dans leurs discours. Je me livre donc sans crainte et sans honte, avec vous, a toutes les impulsions de mon coeur. Si je vous epousais pour les raisons qui decident au mariage les trois quarts des jeunes personnes avec lesquelles j'ai ete elevee, je me contenterais de ce que vous me promettez; et, pourvu que je fusse assuree d'etre riche et independante, je ferais bon marche de votre amour et du mien. Mais il n'en est pas ainsi, Jacques. Comment avez-vous pu croire qua j'eusse peur d'autre chose que de perdre cet amour que vous avez pour moi maintenant? Je sais bien que vous resterez mon ami, mais pensez-vous que cela me suffise et me console? Ah! tenez, ne parlons pas de notre mariage, parlons comme si nous etions seulement destines a etre amants. Il y a quelque chose de bien plus solennel que la loi et le serment, comme vous dites, il y a ce qui se passe en moi, l'attachement que j'ai pour vous, la force que cet attachement prend de jour en jour, le besoin da m'isoler de tout le reste, de n'aimer et de ne plus voir que vous sur la terre. C'est la ce qui me fait fremir, car je sens que mon amour sera eternel, et vous, vous ne savez rien du votre. Cette incertitude est affreuse, apres ce qui m'a ete dit de votre caractere enthousiaste, et de la facilite avec laquelle vous savez passer d'une passion a une autre. Oh! Jacques, il vous en coutait si peu de me dire deux mots qui m'auraient rassuree plus que toute votre lettre, et que j'aurais crus aveuglement: _Je t'aimerai toujours!_ Pourquoi, au moment de les dire, vous arretez-vous comme frappe de la crainte de commettre un sacrilege? Vous pouvez repondre d'une eternelle amitie, vous pouvez promettre un devouement sublime, un desinteressement heroique, une generosite au-dessus de tous les prejuges, capable de tous les sacrifices, de toutes les douleurs, mais quant _au reste, il ne depend pas de vous_! Ces paroles sont affreuses, Jacques, effacez-les; je vous renvoie votre lettre. Je ne veux pas de ces autres serments, je n'en ai pas besoin; ils ont l'air d'un traite, d'une capitulation entre nous. Quand vous me pressez sur votre coeur en me disant: "O mon enfant, que je t'aime!" je suis bien plus sure de mon bonheur. XVI. DE JACQUES A FERNANDE. De Tours, le... Ange de ma vie, dernier rayon du soleil qui luira sur mon front chauve! ne me rends pas fou, epargne ton vieux Jacques, il a besoin de sa raison et de sa force... Tu ne sais pas, tu ne sais pas, pauvre enfant, ce que tu promets et ce que tu demandes. Tu ne songes pas que tu as dix-sept ans et moi le double; que tu seras encore une enfant quand je serai vieux; que l'avenir est plein d'effroi pour moi, si je m'abandonne a de trop riants desirs, a de trop folles ambitions. Et tu crois que c'est la crainte de changer d'amour qui m'empeche de te promettre le meme amour que tu me jures? Sais-tu que je n'ai jamais change le premier, et que, des les jours les plus ardents de ma jeunesse, apres ma premiere deception, je suis reste cinq ans entiers sans aimer et sans regarder une seule femme? Est-ce la passer aisement d'une passion a une autre? Va, ceux qui pretendent m'avoir etudie et qui essaient de te raconter ma vie ne connaissent guere ni l'un ni l'autre. T'ont-ils dit qu'avant de renoncer a une affection j'y avais ete contraint par le mepris? Savent ils ce qu'eut ete pour moi une passion fondee sur une estime reelle? Savent-ils seulement ce qu'il m'en a coute pour ne pas pardonner, et combien j'ai ete pres de m'avilir a ce point? Mais qui est-ce qui me connait? qui est-ce qui m'a jamais compris? Je n'ai jamais rien raconte de mes souffrances ni de mes joies a ces hommes qui se melent de me juger, et qui n'ont de commun avec moi que le sang-froid au champ de bataille et le stoicisme du soldat en campagne. Il faut t'en rapporter a moi, Fernande, a moi seul, qui me connais bien et qui n'ai jamais rien promis en vain. Oui, je t'aimerai toujours, si tu le veux, si tu peux le desirer toujours. Peut-etre sera-ce possible entre nous, qui sait? Tu es sure de toi, cher ange? Oh! qu'il est triste, le sourire qui me vient sur les levres quand je lis les serments! qu'il est difficile de resister a l'esperance que tu me donnes et de ne pas m'y abandonner follement! Vieillesse de l'esprit, que tu es difficile a concilier avec la jeunesse du coeur! Tu le vois, pour vouloir nous tourmenter de l'avenir, nous arrivons a douter l'un de l'autre et a nous le dire, ce qu'il y a de plus cruel et de plus triste au monde. Pourquoi chercher a soulever les voiles sacres du destin? Les coeurs les plus fermes ne resistent pas toujours a son choc inevitable. Quelles promesses, quels serments peuvent lier l'amour? Sa plus sure garantie, c'est la foi et l'espoir; ah! gardons-nous d'interroger trop souvent le livre mysterieux ou la duree de notre bonheur est ecrite de la main de Dieu; acceptons le present avec reconnaissance, et sachons en jouir sans le laisser empoisonner par la crainte du lendemain. Quand il ne devrait durer qu'un an, qu'une semaine; quand je devrais payer un seul jour de ta tendresse par toute une vie de solitude et de regrets, je ne me plaindrais pas, et mon coeur conserverait envers Dieu et envers toi une eternelle reconnaissance. Lance-toi donc avec courage sur cette mer incertaine de ta vie, ou les previsions ne servent de rien, ou la force elle-meme n'est bonne qu'a perir vaillamment. Il n'y a pas de conquete pour ceux qui ne veulent pas combattre; il n'y a pas de jouissance pour ceux que la peur inquiete. Viens dans mes bras sans crainte et sans fausse honte; sois toujours naive comme l'enfance, o ma vierge! o ma sainte, ne rougis pas de me dire ton amour. La chastete est nue comme Eve avant sa faute. L'homme qui a vecu vingt ans soldat au milieu des nations avilies, des moeurs meprisees, des coutumes foulees aux pieds; qui a traverse l'Europe bouleversee au milieu d'une societe de vainqueurs grossiers et vains, sans contracter un vice, sans recevoir une souillure, celui-la peut-etre est digne de toi, au moins pour quelques annees. Si plus tard la vieillesse desseche son coeur, si l'egoisme et la triste jalousie remplacent en lui l'amour et le devouement, cesse de l'aimer, tu en auras le droit; car ce ne sera plus le Jacques que tu auras connu et a qui tu auras promis de l'aimer toujours. Si tout cela ne te rassure pas, si tu exiges de moi d'autres serments, il m'est impossible de te rien dire de plus. Je suis honnete, mais je ne suis pas parfait; je suis un homme et non pas un ange. Je ne puis pas te jurer que mou amour suffira toujours aux besoins de ton ame; il me semble que oui, parce que je le sens ardent et vrai; mais ni toi ni moi ne connaissons ce qu'a de force et de duree en toi la faculte de l'enthousiasme, qui seule fait differer l'amour moral de l'amitie. Je ne puis te dire que chez moi cet enthousiasme survivrait a de grandes deceptions; mais la tendresse paternelle ne mourrait pas dans mon coeur avec lui. La pitie, la sollicitude, le devouement, je puis jurer ces choses-la, c'est le fait de l'homme; l'amour est une flamme plus subtile et plus sainte, c'est Dieu qui le donne et qui le reprend. Adieu; ne dedaigne pas l'amitie de ton vieux Jacques. XVII. DE SYLVIA A JACQUES. Maintenant que vous etes a la veille de vous marier, maintenant que nous entrons dans une phase nouvelle de ce sentiment sans nom que nous avons l'un pour l'autre, il faut que vous me disiez la verite sur un des points les plus importants de ma destinee. Jusqu'ici j'ai du et j'ai pu respecter votre silence; a present je ne le puis plus. Vous etiez mon seul appui sur la terre, je vais peut-etre vous perdre; dois-je accepter encore votre protection et vos dons? Quand vous etiez independant, il m'importait peu de savoir si vous etiez mon tuteur ou mon bienfaiteur; a present, vous allez avoir une famille etrangere a moi, vos biens lui appartiendront legitimement; je n'en veux pas prendre la plus legere partie si je n'ai des droits sacres a votre sollicitude. D'ailleurs, cette incertitude m'est penible, et l'obscurite repandue a mes propres yeux sur nos relations jette dans ma vie des doutes effrayants et bizarres. Octave lui-meme n'est pas tranquille; il n'a pas assez de grandeur d'ame pour se fier aveuglement a ma parole, et pas assez d'energie dans la volonte pour m'accuser franchement. Les commentaires insolents des curieux de cette ville se reduisent a ceci, que vous avez ete mon amant, et que vous me faites _un sort_ par delicatesse. Je meprise ces inconvenients inevitables de mon isolement et de ma naissance. Habituee de bonne heure a n'avoir pas de famille et a faire peniblement ma route au milieu d'un monde froid et meprisant, qui me disait a chaque pas: "Qui etes vous? d'ou venez-vous? a qui appartenez-vous?" je n'ai jamais compte sur ce qu'on appelle la _consideration_. J'aurais pu l'acquerir peut-etre en me faisant connaitre, en me cherchant des amis; mais je n'en sentais pas le besoin: votre affection me suffisait et remplissait ma vie quand l'amour ne l'occupait pas. A present, vous allez peut-etre me manquer; vos nouvelles affections vont nous separer; il faut que j'essaie de me rattacher plus intimement a Octave; il faut que je lui pardonne d'avoir doute de moi, ce que je n'aurais pardonne en aucune autre circonstance de ma vie, et que je descende a lu rassurer en lui donnant une preuve de mon innocence. Cette preuve, je suis presque sure qu'un mot de vous peut la fournir; en vain vous me l'avez refuse, j'ai devine depuis longtemps ce que nous sommes l'un a l'autre. Tracez-la donc, celle parole, afin qu'elle mette entre nous une ligne sacree que le soupcon n'ose pas franchir, afin qu'elle m'autorise a dormir tranquille sous le toit d'une maison qui vous appartient. Avouez que je ne suis pas la fille d'un de vos amis; avouez que vous etes mon frere. Vous avez fait un serment au lit de mort de celui qui m'a donne le jour; vous devez le rompre, il y va de tout le repos de ma vie. Qu'importe que je sache le nom de mon pere? je ne l'ai pas connu, je ne peux pas l'aimer; mais je lui pardonne de m'avoir abandonnee. Quel qu'il soit, je ne le maudirai jamais; je le benirai peut-etre, s'il est ton pere. XVIII. DE JACQUES A SYLVIA. J'ai beaucoup reflechi a ta demande. Lorsque j'ai fait un serment au lit de mort de ton pere, je me suis reserve le droit de le rompre un jour, si certaines circonstances le rendaient necessaire a ton repos et a ton honneur. Je crois, en effet, que ce moment est venu; mais vraiment ce que j'ai a te dire est si peu satisfaisant, si incertain, que je ferais peut-etre mieux de me taire et de rester ton frere adoptif. Pourtant, si tu refuses mon appui, il faut parler, il faut rassurer ta fierte, et te dire que tu ne dois pas mon devouement a la compassion, mais a un sentiment de devoir, a un lien du sang que mon coeur a accepte et legitime du jour ou il t'a connue. J'ai la conviction intime que tu es ma soeur: je n'en ai pas la certitude, je n'en pourrai jamais fournir la preuve; mais tu peux dire a l'univers entier que je n'ai jamais eu pour toi que les sentiments d'un frere. Cette petite image de saint Jean Nepomucene, dont tu as une moitie et moi l'autre, c'est la toute la preuve sociale de notre fraternite. Mais elle est auguste et sainte a mes yeux, et mon ame s'y rattache avec transport. Quand mon pere mourut, j'avais vingt ans; j'etais son ami plutot que son fils. C'etait un homme bon et faible; j'avais un autre caractere. Il craignait mon jugement; mais il avait confiance dans ma tendresse. Depuis plusieurs heures il etait en proie aux lentes convulsions de l'agonie; de temps en temps il se ranimait, faisait un effort pour parler, regardait avec inquietude autour de lui, m'adressait un serrement de main convulsif, et retombait sans force. Au dernier moment, il reussit a prendre un papier sous son chevet et a me le mettre dans la main, en disant: "Tu feras ce que tu voudras, ce que tu jugeras devoir faire; je m'en rapporte a toi. Jure-moi le secret.--Je vous le jure, repondis-je apres avoir jete les yeux sur le papier, jusqu'au jour ou mon silence compromettrait la destinee de l'etre que ce secret concerne. Croyez que j'aurai soin de l'honneur de mon pere." Il fit un signe affirmatif et repeta: "Je m'en rapporte a toi." Ce furent ses dernieres paroles. Voici ce que contenait le papier: trois parcelles detachees; sur l'une etait ecrit: _Le 15 mai 17.. fut depose a l'hospice des Orphelins, a Genes, un enfant du sexe feminin, avec le signe de saint Jean Nepomucene_. Sur la seconde: "J'ai commis ce crime, et voici mon excuse. Madame de*** avait un autre amant en meme temps que moi. L'incertitude, la compassion, me deciderent a l'assister dans ses souffrances. Elle etait seule. L'autre l'avait abandonnee; mais je ne pus pas me resoudre a emporter son enfant. D'un commun accord, nous l'avons mis a l'hospice. Cela acheva de me faire hair et mepriser cette femme. J'ai garde le signe, afin que si, quelque jour, il m'etait prouve que l'enfant m'appartint... Mais c'est impossible; je ne le saurai jamais." Le nom de cette femme est ecrit en toutes lettres de la main de mon pere, et je la connais. Elle vit, elle passe pour vertueuse; elle en a la pretention du moins! Je ne le la nommerai jamais, Sylvia, cela ne servirait a rien, et l'honneur me le defend. Le troisieme papier etait le coupon de l'image du saint, dont l'autre moitie avait ete attachee a ton cou. J'etais presque aussi incertain que mon pere avait pu l'etre. Il m'avait souvent parle de cette madame de ***. Elle avait desole sa vie; je l'avais vue dans mon enfance; je la detestais. Aller au secours de sa fille, du fruit d'un double amour, infame et menteur, c'etait une audace de generosite pour laquelle je me sentis d'abord une invincible repugnance. Mon pere m'avait dit de faire ce que je jugerais convenable. J'essayai d'ensevelir ce secret dans l'oubli et de t'abandonner au destin, pauvre infortunee! Mais il y a une voix du ciel qui parle sur la terre aux _hommes de bonne volonte_, comme dit naivement le saint cantique. Du moment ou j'eus resolu de te delaisser, il me sembla que Dieu me criait a toute heure d'aller a ton secours. Je fis plusieurs songes ou j'entendais distinctement la voix de mon pere mourant qui me disait: "C'est ta soeur! c'est ta soeur!" Une fois, je me souviens que je vis passer un groupe d'anges dans mon sommeil. Au milieu d'eux, il y avait un bel enfant sans ailes, qui etait pale et qui pleurait. Sa beaute, sa douleur, me firent une impression si vive que je m'eveillai au moment ou je m'elancais pour l'embrasser. Je me persuadai que ton ame m'etait apparue en s'envolant vers les cieux. "Elle est morte, me disais-je: mais avant de retourner a Dieu, elle a voulu venir me dire: J'etais ta soeur, et je pleure, parce que tu m'as abandonnee." Je pris un jour l'image du saint; cette mauvaise petite gravure, prise au hasard et a la hate sans doute dans quelque livre de prieres, au moment ou l'on t'abandonna, me fit une impression etrange. C'etait la tout ton heritage, tous les titres que tu possedais a la tendresse et aux soins d'une famille; toute une destinee humaine, tout l'avenir d'un pauvre enfant etait la! Voila le don que tes parents t'avaient fait en te mettant au monde; voila a quoi s'etaient bornees la protection et la generosite d'une mere! Elle t'avait mis sur la poitrine ce present magnifique, et elle t'avait dit: "Vis et prospere." Je me sentis penetre d'une compassion si vive, que les larmes me vinrent aux yeux et que je me mis a sangloter, comme si tu avais ete mon enfant, et qu'on t'eut enlevee a moi pour te jeter parmi les orphelins. L'emotion que me causa cette gravure est telle que je ne puis la voir encore sans etre pret a pleurer. Nous l'avons souvent regardee ensemble, et quand tu etais encore enfant tu la baisais avec transport chaque fois que je te la confiais pour la rapprocher de la moitie suspendue a ton cou. Que ces baisers, pauvre fille, me semblaient un eloquent et angelique reproche a ton odieuse mere! On t'avait dit dans tes premieres annees que ce saint etait ton protecteur, ton meilleur ami; qu'il t'aiderait a retrouver tes parents, et quand je suis venu a toi, tu l'as remercie, tu as redouble de confiance et d'amour pour lui; et je me suis mis a l'aimer moi-meme. Si ce n'est le saint, c'est au moins l'image qui m'est chere. A force de la regarder avec les yeux du coeur, j'ai decouvert sur cette figure une expression qu'elle n'a peut-etre pas. J'en ai les trois quarts sur mon coupon; c'est une tete de jeune homme avec des cheveux courts et des traits communs; mais elle est penchee dans une attitude douce et melancolique sur une Bible que la main soutient. Dans ce livre, me disais-je avant de t'avoir vue, et lorsque je m'imaginais que tu etais morte, le triste patron semble lire la courte et miserable destinee de l'enfant confiee a sa protection. Il la contemple avec tendresse et compassion; car nul autre que lui n'a eu pitie de l'orphelin sur la terre." Entraine vers toi par un sentiment indefinissable, je dirais presque par une attraction surnaturelle, je quittai Paris six mois apres la mort de mon pere et je me rendis a Genes. Je pris des informations a l'hospice. Cette recherche etait loin d'etre certaine, j'avais la date du jour ou l'on t'avait deposee, mais non pas l'heure. Plusieurs enfants avaient ete deposes le meme jour. D'apres le temoignage des registres, on me donna trois indications differentes. Le signe de saint Jean Nepomucene etait le seul renseignement que je pusse donner, et tu pouvais l'avoir perdu depuis longtemps. Mes premieres tentatives furent vaines; l'enfant qu'on me designa avait un autre signe: il etait contrefait, hideux; j'avais tremble que ce ne fut la ma soeur. Je partis ensuite pour un petit village situe dans les montagnes de la cote, ou l'on m'indiqua une famille de paysans qui avait encore un des enfants abandonnes dans la journee du 18 mai 17... Quelles ameres reflexions je fis sur ton sort durant le chemin! Combien tu pouvais etre avilie, maltraitee, miserable entre les mains de ces hommes rudes et grossiers, qui font une speculation de leur charite a l'egard des orphelins, et qui ne se chargent de les elever qu'afin d'avoir en eux plus tard des serviteurs non salaries! J'arrivai a Saint..., ce romantique hameau ou tu as vecu tes dix premieres annees, et dont tu as garde un si cher souvenir, et je te trouvai au sein de cette honnete famille qui te cherissait a l'egal de ses propres membres, et dont tu gardais les chevres sur le versant des Alpes maritimes. Cette journee ne sortira jamais de notre memoire, n'est-ce pas, chere Sylvia? Combien de fois nous nous sommes raconte l'impression que nous causa la premiere vue l'un de l'autre! Mais je ne t'ai pas dit avec quelle emotion je fis mes premieres recherches. J'etais bien incertain encore. Tes parents adoptifs m'avaient assure que tu avais une image de saint, mais ils ne savaient pas lire; et comme le coupon ne portait que les dernieres lettres du nom de Nepomucene, ils ne se rappelaient pas quel saint le cure du village avait nomme plusieurs fois en examinant le signe. La femme, qui t'avait nourrie, faisait son possible pour me persuader que tu n'etais pas l'enfant que je cherchais. L'espoir d'une recompense n'adoucissait pas pour elle l'idee de te perdre. Tu etais si aimee! tu avais deja su exercer une telle puissance d'affection sur tous ceux qui t'entouraient! La maniere presque superstitieuse dont cette famille parlait de toi me semblait un temoignage de la protection mysterieuse et sublime que Dieu accorde a l'orphelin, en le douant presque toujours de quelque attrait ou de quelque vertu qui remplace la protection naturelle de ses parents, et qui lui attire forcement le devouement de ceux que le hasard lui donne pour appui. D'apres les commentaires de ces honnetes montagnards, tu devais appartenir a la plus illustre famille, car tu avais autant de fierte dans le caractere que si un sang royal eut coule dans tes veines. Ton intelligence et ta sensibilite faisaient l'admiration du cure et du maitre d'ecole du village. Tu avais appris a lire et a ecrire en moins de temps que les autres n'en mettaient pour epeler. Je me souviendrai toujours des paroles de ta nourrice. "Orgueilleuse comme la mer, disait-elle en parlant de toi, et mechante comme la bourrasque, il faut que tout le monde lui cede. Ses freres de lait lui obeissent comme des imbeciles; ils sont si simples, mes pauvres enfants, et celle-la si fiere! Avec cela, caressante et bonne comme un ange quand elle s'apercoit qu'elle a fait de la peine. Elle a ete trois jours au lit avec la fievre, pour le chagrin qu'elle a eu d'avoir fait mal au petit Nani une fois qu'elle etait en colere. Elle l'a pousse, l'enfant est tombe et a saigne on peu. Quand j'ai vu cela, la colere m'est venue a moi-meme; j'ai couru d'abord relever le petit, et puis j'ai cherche le demon de petite fille pour l'assommer; mais je n'ai pas eu le courage de la toucher quand je l'ai vue venir a moi toute pale et se jeter au cou du petit Nani, en criant: "Je l'ai tue! je l'ai tue!" L'enfant n'avait pas grand'chose, et la Sylvia a ete plus malade que lui." Le cure, a son tour, arriva, et m'assura que ton saint etait bien Jean Nepomucene. Le coeur me bondit de joie, car je t'aimais passionnement depuis une heure. Ce qu'on me racontait de ton caractere ressemblait tellement aux souvenirs de mon enfance que je me sentais ton frere de plus en plus a chaque instant. Pendant ce temps, on te cherchait; tu avais conduit tes chevres aux paturages; mais la montagne etait haute, et je t'attendais impatiemment a la porte de la maison. Le cure me proposa de me conduire a ta rencontre, et j'acceptai avec joie. Que de questions je lui adressai en chemin! que de traits de ton caractere je lui fis raconter! Je n'osais pas lui demander si tu etais belle; cela me semblait une question puerile, et cependant je mourais d'envie de le savoir. J'etais encore un peu enfant moi-meme, et l'interet que je sentais pour toi etait, comme mon age, romanesque. Ton nom, etrangement recherche pour une gardeuse de chevres, resonnait agreablement a mon oreille. Le cure m'apprit que tu t'appelais Giovanna; mais qu'une vieille marquise francaise, retiree dans les environs depuis l'emigration, t'avait prise en amitie des tes premiers ans, et t'avait donne ce nom de fantaisie, qui avait, malgre l'avis el les remontrances du bonhomme, remplace celui de ton saint patron. Il n'aimait pas beaucoup la marquise, le brave cure; il pretendait qu'elle te gatait le jugement et t'exaltait l'imagination en te faisant lire les contes de Perrault et de madame d'Aulnoy, qu'il qualifiait de livres dangereux. "Il est heureux, disait-il, que la petite fortune de cette dame ne lui ait pas permis de donner aux parents adoptifs de l'enfant une somme assez forte pour les engager a la lui confier entierement. Ils ont mieux aime en faire une bergere, et, dans l'incertitude de l'avenir de cette pauvre petite, ils avaient raison, autant pour elle que pour eux. Maintenant la Providence lui envoie une autre destinee; ce doit etre pour le mieux, car elle est mere de l'orphelin, et se charge de celui que les hommes abandonnent. Mais je vous en supplie, Monsieur, me disait-il, surveillez cette education-la. Vous etes bien jeune pour vous en occuper vous-meme; mais faites que cette bonne terre recoive le bon grain d'une main bien entendue. Il y a la le germe d'une vertu peu commune, si on sait le developper. Qui sait si la negligence ou des lecons imprudentes n'y feraient pas eclore le vice? Elle sera belle, quoiqu'un peu brulee par notre soleil, et la beaute est un don funeste aux femmes que la religion ne protege pas...--Elle est belle, dites-vous? lui demandai-je.--Parbleu! la voila, me dit le cure en me montrant une enfant endormie sur l'herbe. Nous l'aurions attendue longtemps au train dont elle vient a nous." Oh! que tu etais belle en effet dans ton sommeil, ma Sylvia, ma soeur cherie! quelle enfant robuste, courageuse et fiere tu me semblas, etendue ainsi sur la bruyere entre le ciel et la cime des Alpes, exposee aux rayons ardents du jour et au vent de la mer qui par instants passait par bouffees et sechait la sueur sur ton large front ombrage de cheveux humides! Que tes grands cils jetaient une ombre pure sur les joues halees, plus douces que le velours de la peche! Il y avait de l'insouciance et de la melancolie en meme temps dans le demi-sourire de ta bouche entr'ouverte; de la sensibilite et de l'orgueil, pensais-je, le caractere que cette montagnarde m'a naivement depeint!... J'arretai le bras du cure, qui voulait te reveiller. Je voulus te contempler longtemps, chercher scrupuleusement, dans la forme de ta tete et dans les lignes de ton visage, une ressemblance vague avec mon pere ou avec moi. Je ne sais si elle existe reellement ou si je l'imaginai, je crus reconnaitre notre fraternite dans ce grand front, dans ce teint brun, dans la profusion de ces cheveux noirs qui tombaient en deux longues tresses jusqu'a ton jarret, peut-etre encore dans certaines courbes des traits; mais rien de tout cela n'est assez prononce pour faire foi devant les hommes. Cette fraternite existe dans notre ame et dans les ressemblances de notre caractere d'une maniere bien plus frappante. Le cure t'appela; tu entr'ouvris les yeux sans le voir; puis tu fis un mouvement dedaigneux de l'epaule et du coude, et tu te rendormis. Il detacha alors le scapulaire suspendu a ton cou, l'ouvrit, et rapprocha le coupon d'image qu'il contenait de celui que je lui avais presente. Nous les reconnumes aussitot. Tu t'eveillas en cet instant; ton premier regard fut sauvage comme celui d'un chamois. Tu cherchas le scapulaire a ton cou, et, ne l'y trouvant pas, tu le vis entre nos mains et tu fis un brusque elan pour nous l'arracher. Mais le cure te mit devant les yeux les deux moities reunies de l'image, et tu compris aussitot ce qui se passait. Tu bondis sur moi comme un chevreau, et, m'etreignant le cou avec la vigueur d'une montagnarde, tu t'ecrias: "Voila mon pere, mon pere est retrouve!" On eut beaucoup de peine a te persuader que je n'etais pas ton pere; tu pretendais que je ne voulais pas en convenir. Le cure tacha de te faire comprendre que c'etait impossible, que j'avais dix ans seulement de plus que toi. Alors tu me demandas impetueusement ou etaient ton pere et ta mere, et tu me commandas presque de te mener vers eux. Je te repondis qu'ils etaient morts l'un et l'autre, et tu frappas la terre de ton pied nu, en disant: "J'en etais sure; a present, il faut que je reste ici.--Non, te dis-je, c'est moi qui remplace ton pere. Il etait mon meilleur ami, il m'a cede ses droits sur toi; veux-tu me suivre?--Oui, oui, repondis-tu avec avidite en m'embrassant.--Voila les enfants! dit le cure avec tristesse; on les aime, on les eleve, on ne vit que pour eux, et quand on croit jouir de leur reconnaissance et de leur affection, ils vous abandonnent avec joie pour suivre le premier inconnu qui passe, et sans demander seulement ou il les mene." Tu compris fort bien ce reproche, car tu repondis au cure: "Est-ce que vous croyez que je vous abandonne? Est-ce que je ne reviendrai pas vous voir et garder les chevres de ma mere Elisabeth? Mais, voyez-vous, il faut que je voyage et que je voie tous les pays du monde; un jour je reviendrai sur un vaisseau, avec beaucoup d'argent que je donnerai a mes freres de lait, et nous acheterons un grand troupeau de chevres, et nous batirons une bergerie sur la montagne des Coquilles." Tu parlais toujours ainsi une sorte de langage a la fois feerique et biblique, que tu avais appris dans tes lectures. Je passai plusieurs jours dans ton village. J'eus presque envie de t'y laisser, tant cette vie me semblait heureuse, tant les avantages de la societe ou j'allais te jeter me parurent miserables et derisoires, aupres de cette existence laborieuse, saine et tranquille. Mais en t'observant, en faisant de longues promenades avec toi dans la montagne, et criblant de questions ton esprit ardent et naif, en commentant scrupuleusement tes reponses bizarres, parfois eclatantes de bon sens et de raison, souvent folles comme les idees fantastiques de l'enfance, je m'assurai que tu n'etais pas faite pour cette vie pastorale, et que rien ne pourrait t'y attacher. Depuis, dans des douleurs de la vie, tu m'as doucement reproche de t'avoir tiree de cet engourdissement ou tu aurais vecu tranquille, pour te lancer dans un monde de souffrances et de deceptions. Helas! ma pauvre enfant, le mal etait fait avant que je vinsse, et je ne crois pas qu'il faille meme en accuser les contes de fees que te pretait la marquise. Ton intelligence avide et penetrante etait seule coupable, et le germe du desespoir etait cache en toi, dans le bouton a peine entr'ouvert de l'esperance. Tu n'avais pas la tete courte et pesante de tes soeurs de lait, et tu n'aurais jamais su, aussi bien qu'elles, faire le fromage et filer la laine. Je me fis raconter, par toi et par ta nourrice, les premieres sensations de ta vie. Je sais comme tu te tourmentais pour deviner de qui tu pouvais etre fille, quand tu appris qu'Elisabeth n'etait pas ta mere. Tu te tenais alors tout le jour sur le bord du sentier qui mene a la mer, et lorsque tu voyais paraitre une voile, tu disais: "Voila maman qui vient me voir avec une robe blanche." La lecture des feeries joignit a cette continuelle reverie de ta famille des idees de voyages, de richesse et de generosite. Tu ne songeais qu'a devenir reine, afin de combler de largesses tes parents adoptifs. Ces songes dores n'auraient jamais pu habiter impunement ton cerveau. Ils ne se seraient pas evanouis tranquillement au jour de la raison, pour faire place aux occupations d'une vie toute materielle. Le sentiment d'une destinee differente de celles qui t'entouraient les avait fait naitre; ton coeur les aurait regrettes avec amertume, ou tu te serais perdue en cherchant a les realiser. Tu etais une adorable enfant avec ton caractere franc, hardi et entreprenant, avec ta candeur affectueuse et tes bizarres volontes. Mais il etait temps que des occupations plus elevees et des idees plus justes vinssent regler l'elan impetueux de cette jeune tete; l'education te devenait indispensable, non pour etre heureuse, ton organisation superieure ne le permettait guere, mais du moins pour ne pas descendre de l'echelon eleve ou Dieu avait place ton intelligence. Tu quittas Elisabeth, tes freres de lait, le cure, ta vieille marquise, tous tes amis et jusqu'a tes chevres, avec une sorte de desespoir passionne. Tu les embrassais alternativement en versant des torrents de larmes. Cependant, quand on te proposait de rester, tu t'ecriais: "C'est impossible! c'est impossible! il faut que je voyage." Tu le sentais, Sylvia, cette vie n'etait pas faite pour toi. Du fond des abimes de l'inconnu, une voix mysterieuse s'elevait incessamment vers toi et te reclamait dans cette region des orages que tu devais traverser. Tu es devenue ce que tu es sans rien perdre de ta grace sauvage et de ta rude franchise. Tu as vu notre civilisation, et tu es restee l'enfant de la montagne. Faut-il s'etonner que tu aies si peu de sympathie avec ce monde imbecile et faux, quand tu rapportes du desert l'apre droiture et le severe amour de la justice que Dieu revele aux coeurs purs et aux esprits robustes, quand tout ton etre, et jusqu'a ta vigueur physique, differe des etres qui sont autour de toi? Ils ne te viennent pas a la cheville, pauvre Sylvia, et tu te fatigues a regarder a terre sans trouver un coeur qui soit digne d'etre ramasse. Je le crois bien, Octave n'est pas fait pour toi! et pourtant, s'il est au monde un jeune homme sincere, doux et affectueux, c'est bien lui; mais le meilleur possible entre tous n'est pas ton egal, et tu dois souffrir. Que veux-tu que je te dise? aime-le aussi longtemps que tu le pourras. Quant au secret de ta naissance, je te conjure de ne lui donner aucun detail; reponds a ses soupcons que je suis ton frere. Les personnes qui ont l'esprit bien fait devraient l'imaginer sans demander d'explication. Les inquietudes d'Octave m'offensent pour toi. J'ai tort sans doute; il ne te connait pas comme moi, il souffre comme souffriraient a sa place les dix-neuf vingtiemes des hommes; il est jaloux parce qu'il est epris. Je me dis tout cela; mes je ne puis chasser l'espece d'indignation qui souleve mon sang a l'idee d'un doute injurieux sur Sylvia. Nous sommes ainsi l'un pour l'autre. Ah! ma soeur, nous sommes trop orgueilleux! notre vie sera un combat eternel. Mais que faire? Je vivrais cent ans que je ne pourrais consentir a m'avouer coupable des lachetes dont le monde accuse ses enfants. Je sens mon coeur qui se revolte a la seule idee des turpitudes qu'il trouve presumables et naturelles; et quand je vois le sourire sur les levres de celui qui refuse de me croire pur; quand, apres m'avoir accuse d'une sceleratesse, il s'en va en me secouant la main et en me disant: "N'importe! qu'il en soit ce qu'il voudra, tout a vous;" il me prend des envies de l'insulter, pour mettre entre nous une franche haine au lieu de cette indigne et salissante amitie. Et toi, juste et sainte creature, qui seule au monde comprends le vieux Jacques et compatis aux souffrances de son orgueil, sois ce que tu voudras pour lui, mais laisse-le se croire, se sentir eternellement ton frere. DEUXIEME PARTIE XIX. DE FERNANDE A CLEMENCE Saint-Leon en Dauphine, le.... Pardonne-moi, mon amie, d'avoir passe un mois sans t'ecrire. C'est bien mal de ma part, et tu as raison de me gronder. Oui, il est bien vrai que je t'ai accablee de mes lettres quand j'etais tourmentee, quand j'avais besoin de tes conseils et de tes consolations! Et maintenant que je suis heureuse, je te delaisse. L'amour est egoiste, dis-tu, il n'appelle l'amitie a son secours que lorsqu'il souffre; j'ai agi du moins comme si cela etait inevitable, j'en suis toute honteuse, et je t'en demande Pardon. [Illustration: J'arretai le bras du cure...] Pour reparer ma faute; ce que je puis faire de mieux, c'est de repondre a toutes tes questions, et de te prouver ainsi que je ne t'ai rien retire de ma confiance; mais si je reviens a toi, n'en conclus pas, malicieuse, que ma lune de miel est finie; tu vas voir que non. Si j'aime toujours mon mari autant que le premier jour? Oh! certainement, Clemence, et meme je puis dire que je l'aime bien plus. Comment pourrait-il en etre autrement? Chaque jour me revele une nouvelle qualite, une nouvelle perfection de Jacques. Sa bonte pour moi est inepuisable, sa tendresse, delicate comme celle d'une bonne mere pour son enfant. Aussi chaque jour me force a l'aimer plus que la veille. A cette felicite du coeur, a ces joies de l'amour heureux et satisfait, se joignent pour moi mille petites jouissances qu'il y a peut-etre de la puerilite a mentionner, mais qui sont tres-vives, parce qu'elles m'etaient absolument inconnues. Je veux parler du bien-etre de la richesse, qui succede pour moi a une vie d'economie et de privations. Je ne souffrais pas de cette mediocrite, j'y etais habituee; je ne desirais pas devenir riche, je ne songeais pas plus a la fortune de Jacques, en l'epousant, que si elle n'eut pas existe; pourtant je ne crois pas qu'il y ait de la bassesse a m'apercevoir des avantages qu'elle procure et a savoir en jouir. Ces plaisirs journaliers, ce luxe, ces mille petites profusions dont je suis entouree, me seraient aussi amers qu'ils me sont precieux, si je les devais a un contrat avilissant, ou si je les recevais d'une main orgueilleuse et detestee; mais recevoir tout cela de Jacques, c'est en jouir deux fois! Il y a tant de grace, je pourrais meme dire de gentillesse dans ses dons et dans ses prevenances! Il semble que cet homme soit ne pour s'occuper du bonheur d'autrui, et qu'il n'ait pas d'autre affaire dans la vie que de m'aimer. Tu me demandes si cette vie de chateau me plait, si je ne m'en degouterai pas, si la solitude ne m'effraie point. La solitude! quand Jacques est avec moi! Ah! Clemence, je le vois bien, tu n'as jamais aime. Pauvre amie, que je te plains! tu n'as pas connu ce qu'il y a de plus beau dans la vie d'une femme. Si tu avais aime, tu ne me demanderais pas si je me trouve isolee, si j'ai besoin des plaisirs et des distractions de mon age; mon age est fait pour aimer, Clemence, et il me serait impossible de me plaire a quelque chose qui fut etranger a mon amour. Quant aux amusements que je partage avec Jacques, je les aime et je les ai a discretion; j'en ai meme plus que je ne voudrais, et souvent j'aimerais mieux rester seule avec lui a parcourir tranquillement les allees de notre beau jardin, que de monter a cheval et de courir les bois a la tete d'une armee de piqueurs et de chiens. Mais Jacques a tellement peur de ne pas me divertir assez! Brave Jacques, quel amant! quel ami! [Illustration: Quand je suis arrivee ici...] Tu veux des details sur mon habitation, sur le pays, sur l'emploi de mes journees; je ne demande pas mieux que de te raconter tout cela, ce sera te parler de tous les bonheurs que je dois a mon mari. Quand je suis arrivee ici, il etait onze heures du soir; j'etais tres-fatiguee du voyage, le plus long que j'aie fait de ma vie. Jacques fut presque force de me porter de la voiture sur le perron. Il faisait un temps sombre et beaucoup de vent; je ne vis rien que quatre ou cinq grands chiens qui avaient fait un vacarme epouvantable autour des roues de la voiture pendant que nous entrions dans la cour, et qui vinrent se jeter sur Jacques en poussant des hurlements de joie, des qu'il eut mis pied a terre. J'etais tout epouvantee de voir ces grandes betes danser ainsi autour de moi. "N'en aie pas peur, me dit Jacques, et sois bonne pour mes pauvres chiens. Quel est l'homme qui donnerait de semblables temoignages de joie a son meilleur ami, en le retrouvant apres une absence de quelques mois?" Je vis ensuite arriver une procession de domestiques de tout age qui entourerent Jacques d'un air a la fois affectueux et inquiet. Je compris que mon arrivee causait beaucoup d'anxiete a ces braves gens, et que la crainte des changements que je pourrais apporter au regime de la maison balancait un peu le plaisir qu'ils pouvaient eprouver a voir leur bon maitre. Jacques me conduisit a ma chambre, qui est meublee a l'ancienne mode avec un grand luxe. Avant de me coucher, je voulus jeter un regard sur les jardins, et j'ouvris ma fenetre; mais l'obscurite m'empecha de distinguer autre chose que d'epaisses masses d'arbres autour de la maison et une vallee immense au dela. Un parfum de fleurs monta vers moi. Tu sais comme j'aime les fleurs, et tout ce qui me passe par la tete quand je respire une rose; ce vent tout charge de senteurs delicieuses me fit eprouver je ne sais quel tressaillement de joie; il me sembla qu'une voix me disait: "Tu seras heureuse ici." J'entendis Jacques qui parlait derriere moi; je me retournai, et je vis une grande jeune fille de seize ou dix-huit ans, belle comme un ange et vetue a la maniere des paysannes du Dauphine, mais avec beaucoup d'elegance, "Tiens, me dit Jacques, voila ta soubrette; c'est une bonne enfant qui fera son possible pour te bien servir. C'est ma filleule, elle s'appelle Rosette." Cette Rosette, qui a une figure si intelligente et si bonne, et qui me baisait la main d'un petit air caressant et respectueux, fut pour moi une autre circonstance de bon augure. Jacques nous laissa ensemble et alla s'occuper de payer les postillons. Quand il revint, j'etais couchee. Il me demanda la permission de se faire apporter le cafe dans ma chambre; pendant que Rosette le lui versait, je m'endormis doucement. Je vivrais cent ans que je ne pourrais oublier cette soiree, ou pourtant il ne s'est rien passe que de tres-ordinaire et de tres-naturel. Mais quelles idees riantes, quel sentiment de bien-etre ont berce ce premier sommeil sous le toit de Jacques! Je puis bien dire que je me suis endormie dans la confiance de mon destin. La fatigue meme du voyage avait quelque chose de delicieux; je me sentais accablee, et je n'avais la force de penser a rien; mes yeux etaient encore ouverts et ne cherchaient plus a se rendre compte de ce qu'ils voyaient, mais n'etaient frappes que d'images agreables. Ils erraient des rideaux de soie a franges d'argent de mon lit a la figure toujours si belle et si sereine de mon Jacques, et de la tasse de porcelaine du Japon, ou il prenait un cafe embaume, a la grande taille elegante de Rosette, dont l'ombre se dessinait sur une boiserie d'un travail merveilleux. La clarte rose de la lampe, le bruit du vent au dehors, la douce chaleur de l'appartement, la mollesse de mon lit, tout cela ressemblait a un conte de fee, a un reve d'enfant. Je m'assoupissais et me reveillais de temps en temps pour me sentir bercee par le bonheur; Jacques me disait avec sa voix douce et affectueuse: "Dors, mon enfant, dors bien." Je m'endormis en effet, et ne me reveillai que le lendemain a huit heures. Jacques etait deja leve depuis longtemps; assis aupres de mon lit, comme la veille, il me regardait dormir, et vraiment je ne sus pas d'abord s'il s'etait passe une nuit ou un quart d'heure depuis le dernier baiser qu'il m'avait donne. "Ah! mon Dieu! quel bon lit! m'ecriai-je; je veux me lever bien vite, et voir ce beau chateau ou l'on dort si bien. Quel temps fait-il, Jacques? Tes fleurs sentent-elles aussi bon ce matin qu'hier soir?" Il m'enveloppa dans mon couvre-pied de satin blanc et rose et me porta aupres de la fenetre. Je jetai un cri de joie et d'admiration a la vue du sublime aspect deploye sous mes yeux. "Aimes-tu ce pays? me dit Jacques. Si tu le trouves trop sauvage, j'y ferai batir des maisons; mais, quant a moi, j'aime tant les lieux deserts, que j'ai achete cinq ou six petites proprietes eparses ca et la, afin d'enlever de ce point de vue les habitations qui, pour moi, le deparaient. Si tu n'es pas du meme gout, rien ne sera plus facile que de semer cette vallee de maisonnettes et de jardins; je ne manquerai pas, pour la peupler, de familles pauvres, qui y feront prosperer leurs affaires et les notres.--Non, non, lui dis-je, tu es assez riche pour secourir toutes les familles que tu voudras sans contrarier tes gouts et les miens. Cet aspect sauvage et romantique me plait a la folie; ces grands bois sombres semblent n'avoir jamais plie leur libre vegetation a la culture; ces prairies immenses doivent ressembler a des savanes; cette petite riviere, avec son cours desordonne, vaut mieux qu'un beau fleuve. Ah! ne changeons rien aux lieux que tu aimes. Comment aurais-je d'autres gouts que les tiens? Crois-tu donc que j'aie des yeux a moi?" Il me pressa sur son coeur en s'ecriant: "Oh! premier temps de l'amour! oh! delices du ciel! puissiez-vous ne finir jamais!" Il m'a fallu plus de huit jours pour voir toutes les beautes de cette maison et des alentours. Cette terre a appartenu a la mere de Jacques; c'est la qu'il a passe ses premieres annees, et c'est son sejour de predilection. Il a un pieux respect pour les souvenirs que ce lieu lui retrace, et il me remercie tendrement de partager ce respect, et de ne desirer aucun changement ni dans les choses ni dans les gens dont il est entoure. Bon Jacques! quel monstre stupide il faudrait etre pour lui demander de pareils sacrifices! Des le lendemain de notre arrivee, il m'a presente les vieux serviteurs de sa mere et ceux plus jeunes qui lui sont attaches depuis plusieurs annees. Il m'a dit les infirmites des uns et les defauts des autres, en me priant d'avoir quelque patience avec eux, et d'etre aussi indulgente qu'il me serait possible de l'etre, sans m'imposer de reelles contrarietes. "Sois sure, m'a-t-il dit, que je ne mettrai jamais en balance le bien-etre de ta vie domestique et le plaisir de conserver autour de moi ces visages auxquels le temps et l'habitude m'ont attache. Il me sera toujours facile de les eloigner de ta vue s'ils t'importunent, sans les abandonner a la misere et sans qu'ils aient le droit de te maudire; mais si ton repos peut ne pas souffrir de leur presence, si je puis accorder ta satisfaction et la leur, je serai plus heureux. Desires-tu mon bonheur, Fernande?" a-t-il ajoute avec un doux sourire. Je me suis jetee dans ses bras, je lui ai jure d'aimer tout ce qu'il aime, de proteger tout ce qu'il protege; je l'ai supplie de me dire tout ce que j'avais a faire pour ne lui causer jamais l'ombre d'un chagrin. Si tu veux savoir comment se passent nos journees, je te dirai que je le sais a peine quant a ce qui me concerne, mais que Jacques a continuellement quelque chose d'utile a faire. La conduite de ses biens l'occupe Sans l'absorber. Il a su s'entourer d'honnetes gens, et il les surveille sans les tourmenter. Il a pour systeme une stricte equite; l'incurie d'une generosite romanesque ne l'eblouit pas; il dit que celui qui se laisse depouiller ne peut plus avoir ni merite ni plaisir a donner, et que celui qui a trouve l'occasion de voler, et qui en a profite, est plus a plaindre que s'il s'etait ruine. Jacques est grand et liberal, son coeur est plein de justice, et il regarde comme un devoir de soulager la misere d'autrui; mais sa fierte se refuse a etre dupe des impostures dont les pauvres se servent comme de gagne-pain, et il est dur et implacable envers ceux qui veulent speculer sur sa sensibilite. Je suis bien loin d'avoir le meme discernement que lui, et souvent je me laisse tromper. Jacques ne s'occupe pas de cela, ou, s'il s'en apercoit, il entre apparemment dans ses idees de ne pas me reprimander et meme de ne pas m'avertir. Quelquefois j'en suis un peu mortifiee, et j'ai presque des remords d'avoir mal employe l'or precieux qui peut soulager tant de reelles infortunes. Je m'occupe de ces choses-la aux heures ou Jacques est occupe ailleurs. Quand nous nous retrouvons, nous faisons de la musique ou nous sortons ensemble; Jacques fume ou dessine chaque fois que nous nous asseyons; pour moi, je le regarde, et je puis dire que cette espece d'extase est la principale occupation de ma journee. Je m'abandonne avec delices a cette heureuse indolence, et je crains presque les plaisirs qui peuvent m'en arracher. Il est si bon d'aimer et de se sentir aime! La duree des jours est trop bornee pour epuiser ce qu'il y a dans le coeur d'enthousiasme et de joie. Que m'importe de cultiver le peu de talents que j'ai ou d'en acquerir de nouveaux? Jacques en a pour nous deux, et j'en jouis comme s'ils m'appartenaient. Quand un beau site me frappe, il m'est bien plus doux de le trouver dans mon album, retrace par la main de Jacques, que par la mienne. Je ne desire pas non plus former et orner mon esprit: Jacques se plait a ma simplicite; et lui, qui sait tout, m'en apprendra certainement plus en causant avec moi que tous les livres du monde. Enfin je suis contente de l'arrangement de ma vie; tant de bonheurs m'environnent, qu'il m'est impossible de souhaiter quelque chose de mieux ordonne. Jacques est un ange; et ne t'avise plus de dire, Clemence, que je me trompe ou qu'il changera, car a present je le connais et je le defendrai. Adieu, ma bonne amie; tu dois etre heureuse de mon bonheur, tu as eu tant d'inquietude pour moi! A present sois tranquille et felicite-moi. Donne-moi souvent de tes nouvelles, et sois sure que je ne le negligerai plus. Il faut pardonner quelque chose a l'enivrement des premiers jours. _P. S._ J'ai recu une lettre de ma mere; elle est encore au Tilly, et ne retournera a Paris qu'a l'entree de l'hiver. Elle me demande si je suis contente de Jacques, et s'effraie aussi de la solitude ou il m'a emmenee. Je ne lui ai pas repondu, comme a toi, que l'amour remplissait cette solitude et me la faisait cherir; elle aurait trouve cela fort inconvenant. Je lui ai parle des avantages qu'elle estime, des beaux chevaux que Jacques me donne et des grandes chasses qu'il organise pour moi, des vastes jardins ou je me promene, des fleurs rares et precieuses dont regorge la serre chaude, et des presents dont mon mari me comble tous les jours. Avec tout cela, elle ne pourra plus supposer que je ne sois pas heureuse. XX. DE JACQUES A SYLVIA. Je m'abandonne comme un enfant aux delices de ces premiers transports de la possession, et ne veux pas prevoir le temps ou j'en sentirai les inconvenients et les souffrances; quand il viendra, n'aurai-je pas la force de l'accepter? Est-il necessaire de passer les heures de repos que le ciel nous envoie a se preparer pour la fatigue a venir? Quiconque a aime une fois sait tout ce qu'il y a dans la vie de douleur et de joie, n'est-ce pas, Sylvia? Ce que tu demandes est bien antipathique a mon caractere et a l'habitude de toute ma vie. Raconter une a une toutes les emotions de ma vie presente, jeter tous les jours un regard d'examen sur l'etat de mon coeur, me plaindre du mal que j'endure et me vanter du bien qui m'arrive, me surveiller, me cherir, me reveler ainsi, c'est ce que je n'ai jamais songe a faire. Jusqu'ici, mes amours ont ete cachees, mes joies silencieuses; je ne t'ai raconte mes plaisirs que quand je les avais perdus, et mes chagrins que lorsque j'en etais gueri; encore j'ai cru faire en cela un grand acte de confiance et d'epanchement; car, avec toute autre creature humaine, je m'en sentais absolument incapable, et nul n'a obtenu de ma bouche l'aveu des evenements les plus evidents de ma vie morale. Cette vie etait si agitee, si terrible, que j'aurais craint de perdre mes rares bonheurs en les racontant, ou d'attirer sur moi l'oeil du destin, auquel j'esperais derober furtivement quelques beaux jours. Cependant je ne sens plus la meme repugnance, aujourd'hui, a briser le sceau de ce nouveau livre ou mon dernier amour doit etre inscrit. Il me semble meme, comme a toi, que cette connaissance exacte et detaillee de tout ce qui se passera en moi me sera salutaire et me preservera de ces inexplicables degouts dont l'amour est rempli. Peut-etre qu'etudiant le mal dans sa cause, j'en previendrai le developpement; peut-etre qu'en observant avec attention les secretes alterations de nos ames, je saurai forcer les petites choses a ne point acquerir une valeur exageree, comme il arrive toujours dans l'intimite. J'essaierai de conjurer la destinee; si cela est impossible, j'accepterai du moins mes defaites avec le stoicisme d'un homme qui a passe sa vie a chercher la verite et a cultiver l'amour de la justice au fond de son coeur. Mais, avant de commencer ce journal, il convient que je te dise d'ou je pars, quel est l'etat de mon ame et comment j'ai arrange ma vie presente. Tu sais que j'ai entraine Fernande au fond du Dauphine pour l'eloigner bien vite de sa mere, femme mechante et dangereuse qui me hait particulierement, qui m'a lachement adule tant qu'elle a desire me voir assurer la fortune de sa fille, et qui a commence a me braver aussitot qu'elle n'a plus rien redoute a cet egard. Pauvre femme! si elle savait comme d'un mot je pourrais la faire palir! Mais je ne descendrai jamais jusqu'a combattre avec les mechants. Je savais qu'elle ne manquerait pas d'une certaine habilete pour gater le jugement de sa fille sur mon compte et pour empoisonner notre bonheur par mille petites tracasseries d'une terrible importance. J'ai donc enleve ma compagne le jour meme de mon mariage; par la je me suis soustrait a tout ce que la publicite imbecile d'une noce a d'insolent et d'odieux. Je suis venu ici jouir mysterieusement de mon bonheur, loin du regard curieux des importuns; j'ai trouve inutile, du moins, de mettre la pudeur de ma femme aux prises avec l'effronterie des autres femmes et le sourire insultant des hommes. Nous n'avons eu que Dieu pour temoin et pour juge de ce que l'amour a de plus saint, de ce que la societe a su rendre hideux ou ridicule. Depuis un mois rien encore n'a altere notre bonheur; il n'est pas tombe le plus petit grain de sable dans le sein de ce lac uni et limpide; penche sur son onde transparente, je contemple avec extase le ciel qui s'y reflechit; attentif a la plus legere perturbation qui pourrait le menacer, je suis sur mes gardes pour que le grain de sable n'entraine pas une avalanche. Et pourtant je ne saurais beaucoup me tourmenter; que peut la prudence humaine contre la main toute-puissante du destin? Tout ce que je puis tenter et esperer, c'est de ne pas perdre par ma faute le tresor que Dieu me confie; s'il doit m'etre retire, cette certitude du moins me consolera, que je n'ai pas merite de le perdre. Et puis a present, toutes les previsions, toutes les craintes de ce monde me font un peu sourire. Qu'est-ce qui peut arriver de pis a un honnete homme? d'etre force de mourir? Qu'est-ce que cela, je te le demande? Je ne vois pas que la certitude de mourir un jour empeche personne de jouir de la vie. Pourquoi la crainte du malheur futur nuirait-elle a mon bonheur present? Ce n'est pas que l'occasion de souffrir ne se soit deja presentee a moi, et certainement j'en aurais profite dans ma jeunesse, alors qu'avide d'une felicite impossible, j'avais l'ambitieuse folie de demander des cieux sans nuages et des amours sans deplaisirs; ce besoin inconcevable qui entraine l'homme a exercer sa sensibilite quand elle est toute neuve et surabondante, n'existe plus chez moi. J'ai appris a me contenter de ce que je dedaignais, a me soumettre aux contrarietes contre lesquelles je me serais revolte autrefois. Il m'est impossible de ne pas sentir la piqure des chagrins journaliers; mon coeur n'est pas encore petrifie, et je crois au contraire qu'il n'a jamais ete plus veritablement emu. Heureusement la raison m'a appris a etouffer la legere convulsion que produit la blessure, a ne pas mettre au jour par un mot, par une plainte, par un geste, cet embryon de souffrance qui eclot et meurt si aisement, mais qui se developpe si vite et qui grossit d'une maniere si effrayante quand on le laisse essayer ses forces et briser sa prison. Puisse mon ame servir de cercueil a tous ces songes penibles qui la tourmentent encore! Puisse-je ne pas me trahir par un signe exterieur de souffrance! Entre amants la douleur est sympathique, et le premier qui l'eprouve et ne sait pas la receler la communique a l'autre, meme sans la lui expliquer. Adieu pour aujourd'hui, ma soeur cherie. A present, nous sommes presque voisins; j'irai te voir certainement; et, quoi que tu en dises, je n'abandonne pas le projet de te faire connaitre Fernande et de t'attirer aupres de nous. XXI. DE FERNANDE A CLEMENCE. Je ne sais pas ce que Jacques a depuis deux jours, il me semble qu'il est triste, et cela me rend si triste moi-meme, que je viens causer avec toi pour me distraire et me consoler. Qu'est-ce que peut avoir Jacques? quels chagrins peuvent l'atteindre aupres de moi? Il me serait impossible, pour ma part, de me rejouir ou de m'attrister d'une chose qui n'aurait pas rapport a lui; il est vrai que, hors de lui, ma vie se reduit a si peu! Je n'existe reellement que depuis trois mois, et Jacques a du horriblement souffrir avant d'arriver a l'age qu'il a. Peut-etre aussi a-t-il ete plus heureux qu'il ne l'est avec moi; peut-etre quelquefois, dans mes bras, regrette-t-il le temps passe. Oh! cette idee est affreuse; je veux l'eloigner bien vite! Mais qui peut l'attrister ainsi? et pourquoi ne me le dit-il pas? je n'ai pas de secrets, moi! et lui, il en a certainement. Il a du se passer tant de choses extraordinaires dans sa vie! Sais-tu, Clemence, que cette idee me fait souvent frissonner? Une femme ne connait pas son mari en l'epousant, et c'est une folie de penser qu'elle le connaitra en vivant avec lui. Il y a derriere eux un grand abime ou elle ne peut descendre, le passe, qui ne s'efface jamais et qui peut empoisonner tout l'avenir! Quand je songe qu'il y a trois mois, je ne savais pas encore ce que c'etait qu'aimer, et que, depuis vingt ans peut-etre, Jacques n'a pas fait autre chose! Tout ce qu'il me dit de tendre et d'affectueux, il l'a peut-etre dit a d'autres femmes; ces caresses passionnees... Ah! quelles horribles images me passent devant les yeux! je me sens un peu folle aujourd'hui, en verite... Je viens de me mettre a la fenetre pour me distraire de ces agitations, j'ai vu Jacques traverser une allee et s'enfoncer dans le parc: il avait les bras croises sur la poitrine et la tete penchee en avant, comme s'il eut ete absorbe par une meditation profonde. Mon Dieu! je ne l'ai jamais vu ainsi. Il est bien vrai que son humeur est grave, que la douceur de son caractere tourne un peu a la melancolie, que son maintien est plutot reveur que semillant; mais il a aujourd'hui sur le visage quelque chose d'inaccoutume, je ne saurais dire quoi; peut-etre un peu plus de paleur. Il aura eu quelque mauvais reve, et comme il me sait superstitieuse, il n'aura pas voulu m'en parler; si ce n'est que cela, il aurait mieux fait de me le raconter que de m'exposer aux inquietudes que j'eprouve. Peut-etre est-il malade! Oh! je parie que oui! On m'a dit qu'il n'aimait pas a etre observe dans ces moments-la; cependant je l'ai deja vu malade une fois, je m'en suis apercue a cette petite chanson dont je t'ai parle; je l'ai interroge et il m'a repondu qu'il etait un peu souffrant, et qu'il me priait de ne pas m'en occuper. S'il a souffert peu ou beaucoup ce jour-la, c'est ce que je ne puis savoir; je craignais tant de le contrarier que je n'ai pas ose le regarder. Le fait est qu'il n'y a guere paru a son humeur, et que maintenant le malaise, soit physique, soit moral, qu'il eprouve, est tout a fait visible. Hier soir il m'a semble qu'il m'embrassait un peu froidement; j'ai mal dormi, et, m'etant eveillee au milieu de la nuit, j'ai vu de la lumiere dans sa chambre. J'ai tremble qu'il ne fut indispose; mais, craignant encore plus de lui etre importune, je me suis levee sans bruit et j'ai ete sur la pointe du pied regarder par la fente de sa porte; il lisait en fumant. Je suis venue me recoucher, un peu rassuree, mais triste de voir qu'il ne dormait pas. Je suis si nonchalante et si enfant que, malgre ma tristesse, je me suis rendormie tout de suite. Pauvre Jacques! il a des insomnies, il souffre peut-etre beaucoup, il s'ennuie sans doute durant ces longues nuits si tristes! Pourquoi ne m'appelle-t-il pas? Je surmonterais certainement mon sommeil avec joie, je causerais avec lui, ou je lui ferais la lecture pour le distraire. Je devrais peut-etre le prier de me laisser veiller avec lui; je n'ose pas. C'est extraordinaire; j'ai decouvert ce matin que je crains Jacques presque autant que je l'aime; je n'ai jamais eu le courage de lui demander ce qu'il avait. Ce que les Borel m'ont dit de ses singulieres fiertes n'est pas sorti de mon esprit, malgre tout ce qui aurait du me le faire oublier, ou me persuader, du moins, que Jacques ne les aurait pas avec moi. Je devrais peut-etre vaincre celle timidite, et le conjurer de me confier sa souffrance; car je ne suis pas de ceux qu'elle peut ennuyer, et je ne vois pas qu'il ait besoin de se fatiguer a faire du stoicisme avec moi. Mon silence lui fait peut-etre croire que je ne m'apercois de rien. Ah! alors quelle idee doit-il avoir de ma grossiere insouciance! Je ne puis la lui laisser. Il faut que j'aille le trouver tout de suite, n'est-ce pas, Clemence? Oh! mon Dieu, que n'es-tu ici! toi qui as tant de prudence et un jugement si delie, tu me conseillerais. A defaut de la voix de la raison et de l'amitie, j'ecoute celle de mon coeur et je m'y abandonne; je vais rejoindre Jacques dans le parc, et le conjurer a genoux, s'il le faut, de m'ouvrir son coeur. Je reviendrai te dire ce qu'il a et fermer ma lettre....... Eh bien, mon amie, j'etais folle et j'avais fait moi-meme un mauvais reve; pardonne-moi de t'avoir importunee de cette terreur puerile. J'ai ete trouver Jacques; il etait couche sur l'herbe et il sommeillait. Je me suis approchee de lui si doucement qu'il ne s'en est pas apercu, et je suis restee quelques instants, penchee sur lui, a le contempler. J'avais sans doute une expression d'anxiete sur la figure, car a peine eveille, il a tressailli et s'est ecrie en jetant ses bras autour de moi: "Qu'as-tu donc?" Alors je lui ai avoue naivement toutes mes inquietudes et tout mon chagrin. Il m'a embrassee en riant et m'a assure que je m'etais absolument trompee. "Il est bien vrai, m'a-t-il dit, que je n'ai pas dormi beaucoup cette nuit; j'etais un peu souffrant et je me suis mis a lire.--Et pourquoi ne m'as-tu pas eveillee? lui ai-je dit.--Est-ce qu'on s'eveille a ton age? a-t-il repondu.--Savez-vous, Jacques, que vous me traitez en petite fille?--Oh! grace a Dieu, je te traite comme tu le merites, s'est-il ecrie en me pressant contre son coeur, et c'est parce que tu es une enfant que je t'adore." La-dessus il m'a dit tant de choses delicieusement bonnes, que je me suis mise a pleurer de joie. Tu vois si j'avais sujet de me tourmenter! mais je ne regrette pas d'avoir un peu souffert; je n'en sens que plus vivement le bonheur que j'avais laisse s'alterer et que je ressaisis dans toute sa fraicheur. Oh! Jacques avait bien raison: il n'est rien de plus precieux et de plus sublime que les larmes de l'amour. Adieu, ma chere Clemence; rejouis-toi encore avec moi; je suis plus heureuse aujourd'hui que je ne l'ai jamais ete. XXII. DE JACQUES A SYLVIA. Depuis quelques jours nous sommes tristes sans savoir pourquoi; tantot c'est elle, tantot c'est moi, tantot tous deux ensemble. Je ne me fatigue pas a en chercher la raison; ce serait pire. Nous nous aimons et nous n'avons pas le plus leger tort l'un envers l'autre. Nous ne nous sommes blesses par aucune action, par aucune parole. Avoir l'humeur melancolique un jour plus qu'un autre est une chose si simple! Un ciel pluvieux, un degre de froid de plus dans l'atmosphere, suffisent pour rembrunir les idees. Mon vieux corps crible de blessures est plus dispose qu'un autre a la souffrance; la jeune tete active et inquiete de Fernande est prompte a se tourmenter de la moindre alteration dans mes manieres. Quelquefois cette vive sollicitude me chagrine un peu; elle me poursuit, elle m'oppresse, elle me tient en arret et me force a m'observer et a me contraindre. Comment pourrais-je m'en offenser? Cette espece de fatigue qu'elle m'impose est douce en comparaison de l'horrible isolement ou je vivais quand j'ai connu Fernande, et ou j'ai souvent consume les plus belles annees de ma vie dans un stoicisme insense. Si elle devait souffrir reellement de mes souffrances, je regretterais le temps ou elles ne retombaient que sur moi; mais j'espere que je saurai l'accoutumer a me voir un peu triste et preoccupe sans se tourmenter. Fernande a toute l'adorable puerilite de son age. Qu'elle est belle et touchante quand elle vient avec ses cheveux blonds en desordre, et ses grands yeux noirs tout pleins de grosses larmes, se jeter dans mes bras et me dire qu'elle est bien malheureuse, parce que je lui ai donne un baiser de moins que la veille! Elle ne sait pas ce que c'est que la douleur, elle s'en effraie a l'exces; et vraiment Fernande m'effraie quelquefois moi-meme. Je crains qu'elle n'ait pas la force de supporter la vie. Je suis un peu incertain de ce que je dois lui dire pour l'habituer au courage. Il me semble que c'est un crime ou du moins un acte de raison cruelle, que de repandre les premieres gouttes de fiel dans ce coeur si plein d'illusions; et pourtant il viendra un moment ou il faudra lui reveler ce que c'est que la destinee de l'homme. Comment resistera-t-elle au premier eclair? Puisse-je lui cacher longtemps cette funeste lumiere! Je viens de recevoir une nouvelle qui me fait beaucoup de mal; cet ami dont je t'ai parle est de nouveau en fuite. Les sacrifices que j'ai faits pour lui, loin de le sauver, l'ont replonge dans le desordre. A present, son deshonneur ne peut plus etre masque, son nom est souille, sa vie perdue; la, comme partout ou j'ai passe, j'ai travaille en vain. Voila donc a quoi sert l'amitie, et ce que peut le devouement! Non, les hommes ne peuvent rien les uns pour les autres; un seul guide, un seul appui leur est accorde, et il est en eux-memes. Les uns l'appellent conscience, les autres vertu; je l'appelle orgueil. Cet infortune en a manque; il ne lui reste que le suicide. La calomnie n'atteint et ne deshonore personne, le temps ou le hasard en fait justice; mais une bassesse ne s'efface pas. Avoir donne sur soi a un autre homme le droit du mepris, c'est un arret de mort en cette vie; il faut avoir le courage de passer dans une autre en se recommandant a Dieu. Mais il n'aura pas meme cet orgueil-la, je le connais, c'est un esprit corrompu et avili par l'amour du plaisir. Sa vanite seule le fera souffrir; mais la vanite ne donne de courage a personne; c'est un fard que le moindre souffle fait tomber, et qui ne resiste pas a l'air de la solitude. Cette destinee, qu'un instant je m'etais flatte d'avoir rehabilitee par mes reproches et par mes services, est donc tombee plus bas qu'auparavant! Encore un homme dont la vie est manquee, et que personne, excepte moi peut-etre, ne plaindra. Quand je me rappelle les temps heureux que j'ai passes avec lui, lorsqu'il etait jeune, et que ni lui ni personne ne pensait que ce beau visage riant et ce caractere vif et joyeux pussent servir d'enveloppe a l'ame d'un lache! Il avait une mere qui le cherissait, des amis qui se fiaient a lui; et a present!... Si je n'etais pas marie, je courrais apres lui, j'essaierais encore de le relever; mais cela ne servirait a rien, et Fernande souffrirait trop de mon absence. Pauvre homme! je suis triste a la mort; je veux pourtant cacher cette tristesse, qui se communiquerait bien vite a ma pauvre enfant. Non, je ne veux pas voir ce beau front se rembrunir encore; je ne veux pas couvrir de larmes ces joues si fraiches et si veloutees. Qu'elle aime, qu'elle rie, qu'elle dorme, qu'elle soit toujours tranquille, toujours heureuse! Moi je suis fait pour souffrir; c'est mon metier, et j'ai l'ecorce dure. XXIII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Je suis encore triste, mon amie, et je commence a croire que tout n'est pas joie dans l'amour; il y a aussi bien des larmes, et je ne les repands pas toutes dans le sein de Jacques, car je vois que j'augmente sa tristesse en lui montrant la mienne. Depuis un mois nous avons eu plusieurs acces de melancolie sympathique sans cause reelle, mais qui n'en ont pas moins des effets douloureux. Il est vrai que, quand ils sont passes, nous sommes plus heureux qu'auparavant, et nous nous cherissons avec plus d'enthousiasme; mais je me dis toujours que c'est la derniere fois que je tourmente Jacques de mes enfantillages, et je ne sais comment il arrive que je recommence toujours. Je ne peux pas le voir triste sans le devenir aussitot; il me semble que c'est une preuve d'amour et qu'il ne doit pas s'en facher; aussi ne s'en fache-t-il pas. Il me traite toujours avec tant de douceur et de bonte! comment ferait-il pour me dire une parole dure, ou meme froide? Mais il prend du chagrin et me fait de doux reproches; alors je pleure de remords, d'attendrissement et de reconnaissance, et je me couche fatiguee, brisee, me promettant bien de ne plus recommencer; car, au bout du compte, cela fait du mal, et ce sont autant de jours que je retranche de mon bonheur. J'ai certainement des idees folles, mais je ne sais pas s'il es possible d'aimer sans les avoir. Par exemple, je me tourmente continuellement de la crainte de n'etre pas assez aimee, et je n'ose pas dire a Jacques que c'est a la cause de toutes mes agitations. Je crois bien qu'il a des jours de souffrance physique; mais il est certain que son esprit n'est pas toujours paisible. Certaines lectures l'agitent; certaines circonstances, indifferentes en apparence, semblent lui retracer des souvenirs penibles. Je m'en inquieterais moins s'il me les confiait; mais il est silencieux comme la tombe et me traite comme une personne tout a fait a part de lui. L'autre jour je me mis a chanter une vieille romance qui me tomba, je ne sais comment, sous la main; Jacques etait etendu sur le grand canape du salon, et il fumait dans une grande pipe turque a laquelle il tient beaucoup. Des que j'eus chante les premieres mesures, il frappa le parquet avec cette pipe, comme saisi d'une emotion convulsive, et la brisa. "Ah! mon Dieu, qu'as-tu fait? m'ecriai-je; tu as casse ta chere pipe d'Alexandrie.--C'est possible, dit-il, je ne m'en suis pas apercu. Remets-toi a chanter.--Mais je n'ose pas trop, repris-je; il faut que j'aie fait quelque fausse note epouvantable tout a l'heure; car tu as bondi comme un desespere.--Non pas que je sache, repondit-il; continue, je t'en prie." Je ne sais comment il se fait que je suis toujours a l'affut des impressions que Jacques cherche a me dissimuler; il y a un secret instinct qui m'abuse ou qui m'eclaire, je ne sais lequel des deux, mais qui me force a reporter tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit vers une cause funeste a mon bonheur. Je m'imaginai qu'il avait entendu chanter cette romance par quelque maitresse dont le souvenir lui etait encore cher, et je ressentis tout a coup une jalousie absurde; je la jetai de cote, et me mis a en chanter une autre. Jacques l'ecouta sans l'interrompre, puis il me redemanda la premiere, en disant qu'il la connaissait et qu'elle lui plaisait beaucoup. Ces paroles, qui semblerent confirmer mes doutes, m'enfoncerent un poignard dans le coeur; je trouvai Jacques insense et barbare de chercher a ressaisir dans notre amour le souvenir des autres amours de sa vie, et je chantai la romance, tandis que de grosses larmes me tombaient sur les doigts. Jacques me tournait le dos, et s'imaginait, parce que son corps avait une attitude immobile, que je ne m'apercevais pas de son emotion; mais je faisais, malgre ma douleur, une severe attention a lui, et je surpris deux ou trois soupirs qui semblaient partir d'une ame oppressee et briser tout son corps. Quand j'eus fini, il y eut entre nous un long silence: je pleurais, et je laissai echapper malgre moi un sanglot. Jacques etait tellement absorbe qu'il ne s'en apercut pas, et sortit en fredonnant, d'un ton melancolique, le refrain de la romance. J'allai dans le bois pour me desoler en liberte; mais, au detour d'une allee, je me trouvai face a face avec lui. Il m'interrogea sur ma tristesse avec sa douceur accoutumee, mais beaucoup plus froidement que les autres fois. Cet air severe m'imposa tellement que je ne voulus jamais lui avouer pourquoi j'avais les yeux rouges; je lui dis que c'etait le vent, la migraine; je lui fis mille contes dont il feignit de se contenter, car il insista fort peu, et chercha a me distraire. Il n'eut pas grand peine: je suis si folle que je m'amuse de tout. Il me mena voir des chevres de Cachemire qui venaient de lui arriver, avec un berger dont la betise me fit mourir de rire. Mais vois comme je suis! des que je me retrouvai seule, mon chagrin me revint, et je me remis a pleurer en pensant a cette histoire de la matinee. Ce qui me faisait surtout de la peine, c'etait d'avoir ete importune a Jacques. L'indifference qu'il avait montree me prouvait de reste qu'il n'etait plus dispose a ecouter mes pueriles confessions et a s'affliger avec moi de mes souffrances. Peut etre avait-il cette idee; peut-etre eprouvait-il un peu de remords de m'avoir fait chanter cette romance; peut-etre nous sommes-nous parfaitement compris tous les deux sans nous expliquer. Le fait est que le soir il prit un air tout a fait insouciant en me demandant si je savais par coeur la romance que j'avais chantee le matin. "Tu aimes bien cette romance? lui dis-je avec un peu d'amertume.--Beaucoup, repondit-il, surtout dans ta bouche; tu l'as chantee ce matin avec une expression qui m'a emu jusqu'au fond du coeur." Poussee par je ne sais quel besoin de me faire souffrir pour me devouer a sa fantaisie, je lui offris de la chanter de nouveau; et j'allais allumer une bougie pour la lire, lorsqu'il m'arreta en me disant que ce serait pour une autre fois, et qu'il aimait mieux se promener avec moi au clair de la lune. Le lendemain matin, je cherchai la romance et ne la trouvai plus sur mon piano. Je la cherchai tous les jours suivants sans succes. Pressee par la curiosite, je me hasardai a demander a Jacques s'il ne l'avait pas vue. "Je l'ai dechiree par distraction, me repondit-il; il n'y faut plus penser." Il me sembla qu'il disait cette parole, _il n'y faut plus penser_, d'une maniere particuliere, et que cela exprimait beaucoup de choses. Je me trompe peut-etre, mais jamais je ne croirai qu'il ait dechire cette romance par distraction. Il a voulu savoir d'abord si je pourrais la chanter par coeur, et quand il a ete sur que non, il l'a aneantie. Elle lui causait donc une emotion bien veritable; elle lui rappelait donc un amour bien violent! Si Jacques devine tout cela, si en lui-meme il traite d'enfantillages meprisables ce qui se passe en moi, il a tort. S'il etait a ma place, il souffrirait peut-etre plus que moi; car il n'a pas de rivaux dans le passe; rien de ce que je fais, rien de ce que je pense ne peut l'affliger: il peut sans frayeur regarder dans ma vie, l'embrasser tout entiere d'un coup d'oeil, et se dire qu'il est mon seul amour. Mais sa vie est pour moi un abime impenetrable; ce que j'en sais ressemble a ces meteores sinistres qui eblouissent et qui egarent. La premiere fois que j'ai recueilli ces lambeaux de renseignements incertains, j'ai craint que Jacques ne fut inconstant ou menteur; j'ai craint que son amour n'eut pas tout le prix que j'y attachais; ma veneration fut comme ebranlee. Aujourd'hui je sais ce que c'est que Jacques et ce que vaut son amour; le prix en est si grand que je sacrifierais toute une vie de repos ou je ne l'aurais pas connu, aux deux mois que je viens de passer avec lui. Je le sais incapable de m'abuser et de promettre son coeur en vain. Je ne songe presque plus a l'avenir, mais je me tourmente horriblement du passe; j'en suis jalouse. Oh! que serait le present si je n'etais pas sure de lui comme de Dieu! Mais je ne pourrais pas douter de la parole de Jacques, et je ne serais pas jalouse sans raison. L'espece de jalousie que j'ai maintenant n'est pas vile et soupconneuse; elle est triste et resignee; oh! mais elle me fait bien mal! XXIV. DE JACQUES A SYLVIA. Je ne sais auquel des deux le pied a manque, mais le grain de sable est tombe. J'ai fait bonne garde, je me suis devoue de tout mon pouvoir a prevenir cet accident; mais la surface du lac est troublee. D'ou est venu le mal? On ne le sait jamais; on s'en apercoit quand il existe. Je le contemple avec tristesse et sans decouragement. Il n'y a pas de remede a ce qui est arrive; mais on peut mettre une digue a l'avalanche et l'arreter en chemin. Cette digue, ce sera ma patience. Il faut qu'elle s'oppose avec douceur aux exces de sensibilite d'une ame trop jeune. J'ai su mettre ce rempart entre moi et les caracteres les plus fougueux; ce ne sera pas une tache bien difficile que d'apaiser une enfant si simple et si bonne. Elle a une vertu qui nous sauvera l'un et l'autre, la loyaute. Son ame est jalouse; mais son caractere est noble, et le soupcon ne saurait le fletrir. Elle est ingenieuse a se tourmenter de ce qu'elle ne sait pas, mais elle croit aveuglement a ce que je lui dis. Me preserve Dieu d'abuser de cette sainte confiance et de demeriter par le plus leger mensonge! Quand je ne puis pas lui donner l'explication satisfaisante, j'aime mieux ne lui en donner aucune; c'est la faire souffrir un peu plus longtemps, mais que faire? Un autre descendrait peut-etre a ces faciles artifices qui raccommodent tant bien que mal les querelles d'amour; cela me parait lache, et je n'y consentirai jamais. L'autre jour, il s'est passe entre elle et moi une petite tracasserie assez douloureuse, et tres-delicate pour tous deux. Elle se mit a chanter une romance que j'ai entendu chanter pour la premiere fois a la premiere femme que j'ai aimee. C'etait un amour bien romanesque, bien ideal, une espece de reve qui ne s'est jamais realise, grace peut-etre a ma timidite et au respect enthousiaste que je professais pour une femme tres-semblable aux autres, a ce qu'il m'a semble depuis. Certes, ni cette femme, ni l'amour que j'eus pour elle, ne sont de nature a causer raisonnablement de l'ombrage a Fernande; ce fut pourtant la cause d'un nuage qui a passe sur notre bonheur. J'eus un plaisir tres-vif a entendre ce chant melodieux et simple qui me rappelait les illusions et les songes riants de ma premiere jeunesse. Il me retracait toute une fantasmagorie de souvenirs: je crus revoir le pays ou j'avais aime pour la premiere fois, les bois ou j'avais reve si follement, les jardins ou je me promenais en faisant de mauvaises poesies que je trouvais si belles, et mon coeur palpita encore de plaisir et d'emotion. Certes, ce n'etait pas de regret pour cet amour qui n'a jamais existe que dans les reves d'une imagination de seize ans, mais il y a dans les lointains souvenirs une inexplicable magie. On aime ses premieres impressions d'un amour paternel, on se cherit dans le passe, peut-etre parce qu'on s'ennuie de soi-meme dans le present. Quoi qu'il en soit, je me sentis un instant transporte dans un autre monde, pour lequel je ne changerais pas celui ou je suis maintenant, mais ou j'avais cru ne retourner jamais, et ou je fis avec joie quelques pas. Il me sembla que Fernande devinait le plaisir qu'elle me causait, car elle chanta comme un ange, et je restai enivre et muet de beatitude apres qu'elle eut cesse. Tout a coup je m'apercus qu'elle pleurait, et, comme nous avons eu deja quelque chose de pareil, je devinai ce qui se passait en elle, et j'en concus un peu d'humeur. La premiere impression est au-dessus des forces de l'homme le plus ferme. Dans ces moments-la, il n'est donne qu'aux scelerats de savoir feindre. Tout ce qu'un homme sincere peut faire, c'est de se taire ou de se cacher. Je sortis donc, et quelques tours de promenade dissiperent cette legere irritation. Mais je compris qu'il m'etait impossible de consoler Fernande par une explication. Il eut fallu ou lui faire accroire quelle se trompait dans ses soupcons, en lui faisant un mensonge, ou tenter de lui expliquer la difference qu'il y a entre aimer un souvenir romanesque et regretter un amour oublie. Voila ce qu'elle n'eut jamais voulu comprendre et ce qui est reellement au-dessus de son age, et peut-etre de son caractere. Cet aveu d'un sentiment bien innocent lui eut fait plus de mal que mon silence. J'ai tout repare en lui prouvant que j'etais pret a faire a sa susceptibilite le sacrifice de mon petit plaisir; j'ai refuse d'entendre de nouveau la romance que, par une petite malice boudeuse de femme, elle m'offrait de me chanter une seconde fois, et je l'ai brulee sans ostentation. Il faudra qu'en toute occasion, quand je ne pourrai pas mieux faire, j'aie le courage de ne pas montrer d'humeur. Il est vrai que cela me fait souffrir un peu. J'ai ete victime pendant si longtemps de la jalousie atroce de certaines femmes, que tout ce qui me la rappelle, meme de tres-loin, me fait frissonner d'aversion. Je m'y habituerai. Fernande a les defauts ou plutot les inconvenients de son age, et j'ai aussi ceux du mien. A quoi m'aurait servi l'experience, si elle ne m'avait endurci a la souffrance? C'est a moi de m'observer et de me vaincre. Je m'etudie sans cesse, et je me confesse devant Dieu dans la solitude de mon coeur, pour me preserver de l'orgueil intolerant. En m'examinant ainsi, j'ai trouve bien des taches en moi, bien des motifs d excuse pour les frequentes agitations de Fernande. Par exemple, j'ai la triste habitude de rapporter toutes mes peines presentes a mes peines passees. C'est un noir cortege d'ombres en deuil qui se tiennent par la main; la derniere qui s'agite eveille toutes les autres qui s'endormaient. Quand ma pauvre Fernande m'afflige, ce n'est pas elle qui me fait tout le mal que je ressens, ce sont les autres amours de ma vie qui se remettent a saigner comme de vieilles plaies. Ah! c'est qu'on ne guerit pas du passe! Devrait-elle se plaindre de moi, pourtant? Quel homme sait mieux jouir du present? quel homme respecte plus saintement les biens que Dieu lui accorde? Combien je prise ce diamant que je possede, et autour duquel je souffle sans cesse pour en ecarter le moindre grain de poussiere! Oh! qui le garderait plus soigneusement que moi? Mais les enfants savent-ils quelque chose? Moi, du moins, je puis comparer le passe au present, et si quelquefois je souffre doublement pour avoir deja beaucoup souffert, plus souvent encore j'apprends par cette comparaison a savourer le bonheur present. Fernande croit que tous les hommes savent aimer comme moi; moi, je sens que les autres femmes ne savent pas aimer comme elle. C'est moi qui suis le plus juste et le plus reconnaissant. Mais, encore une fois, il en doit etre ainsi. Helas! le temps du bonheur serait-il deja passe? celui du courage serait-il venu? Oh! non, non, pas encore; ce serait trop vite. Que l'un preserve l'autre, et que le bonheur recompense le courage! XXV. DE CLEMENCE A FERNANDE. Je suis plus affligee que surprise de ce qui t'arrive; tes chagrins me paraissent la consequence inevitable d'une union mal assortie. D'abord ton mari est trop age pour toi, ensuite tu as pris ta position tout de travers. Il eut ete possible a une femme dont le caractere serait calme et un peu froid de s'habituer aux inconvenients que je t'avais signales, et qui ne se sont que trop realises; mais, pour une petite tete exaltee comme la tienne, un homme aussi experimente que M. Jacques est le pire mari que tu pouvais rencontrer. Ce n'est pas que je rejette sur lui la faute de tout ce qui s'est passe entre vous; il me semble que c'est lui qui a constamment raison, et voila pourquoi je te plains: ce qu'il y a de plus triste au monde, c'est d'etre condamne, par sa position et par la force des choses, a avoir constamment tort. Cet amour enthousiaste que tu t'es evertuee a ressentir pour lui est un sentiment hors nature, et destine a s'eteindre tout a coup comme un feu de paille; mais avant d'en venir la il te fera cruellement souffrir, et, quelque patient que soit ton mari, il te rendra insupportable a ses yeux. Il me semble, a moi, que la passion, est tout a fait contraire a la dignite et a la saintete du mariage. Tu t'es imagine que tu inspirais cette passion a ton mari; j'en doute fort: je crois que tu auras pris pour l'enthousiasme les caresses vehementes qu'un mari prodigue des les premiers jours a sa femme, quand elle est, comme toi, toute jeune et remarquablement jolie. Mais sois sure que toutes les extases de ton cerveau, toutes les illusions de ton ame, ne sont plus du gout d'un homme de trente-cinq ans, et que, du jour ou, au lieu de contribuer a ses plaisirs, elles lui causeront du trouble et de l'ennui, il te dessillera les yeux, peut-etre un peu brusquement. Tu seras au desespoir alors, pauvre Fernande, et il n'aura fait qu'une chose tres-simple et tres-legitime; car de quel droit viens-tu, avec tes folies et tes caprices, empoisonner la vie d'un homme qui etait libre et tranquille, et qui t'a recherchee en mariage pour te faire participer a son bien-etre, et non pour t'eriger en souveraine jalouse et imperieuse? Je vois deja que tu as le talent de le rendre assez malheureux; cette maniere de l'epier, de scruter toutes ses pensees, d'interpreter toutes ses paroles, doit faire de ton amour un fleau. Et pourtant, Fernande, personne n'etait plus douce et plus facile a vivre que toi; nul caractere n'est plus eloigne du soupcon et de la tyrannie; nul coeur peut-etre n'est plus genereux et plus juste, mais tu aimes, et voila l'effet de l'amour sur les femmes quand elles ne savent pas se vaincre. Prends garde a toi, ma chere; je te parle bien durement, bien cruellement, mais tu cherches l'appui de ma raison, et je te l'offre d'une main ferme. Je t'ai deja dit que, le jour ou la verite te serait trop rude a supporter, tu n'avais qu'a cesser de m'ecrire, et que je comprendrais ton silence. Je ne chercherai jamais a te guerir malgre toi, je ne suis pas une marchande de conseils. Adieu, ma petite amie; tache de te guerir de l'exageration, ou tu es perdue. XXVI. DE SYLVIA A JACQUES. Tu as raison, Jacques, de ne pas t'effrayer beaucoup de ces legers nuages. Je ne sais pas si tu dois aimer eternellement Fernande; je ne sais pas si l'amour est, de sa nature, un sentiment eternel; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec des caracteres aussi nobles que les votres il doit avoir un cours aussi long que possible, et ne pas se fletrir des les premiers mois. Je vois que dea caracteres plus mal assortis, et moins dignes l'un de l'autre, se tiennent embrasses durant des annees et ont une peine extreme a se detacher. Toi-meme tu l'as eprouve; tu as aime des femmes beaucoup moins parfaites que Fernande, et tu les as aimees longtemps avant de commencer a souffrir et a te degouter. Il me semble donc impossible que la chute du premier grain de sable ait deja trouble ton amour, et que ton lac ne redevienne pas tranquille et pur. Peut-etre que deux grands coeurs ont plus de peine a s'entendre que lorsqu'un des deux fait a lui seul tous les frais de la sympathie. Peut-etre qu'avant de se livrer entierement, et de s'abandonner l'un a l'autre, ils ont besoin de s'essayer, de briser quelques asperites qui les repoussent encore. Un grand bonheur, une longue passion, doivent etre achetes au prix de quelques souffrances. Quand on plante un arbre vigoureux, il souffre et se fletrit pendant quelques jours avant de s'accoutumer au terrain et de montrer la force qu'il doit acquerir. Les petites douleurs de ton amie prouvent l'excessive delicatesse de son amour. Je voudrais etre aimee comme tu l'es. Garde-toi donc de te plaindre; surmonte un peu ta fierte, s'il le faut, et consens, non a mentir, mais a t'expliquer. Tu fais injure a Fernande en croyant qu'elle ne comprendrait pas; elle serait flattee de te voir condescendre aux faiblesses de son sexe et aux ignorances de son age; elle s'efforcerait de marcher plus vite vers toi et d'arriver a ton point de vue. Que ne peut pas une ame comme la tienne et une parole si eloquente quand tu daignes parler! Oh! ne t'enferme pas dans le silence! tu n'as pas besoin de ta force avec cet etre angelique qui est a genoux deja pour t'ecouter. Rappelle-toi ce que j'etais quand je t'ai connu, et ce que tu as fait de cette ame qui dormait informe dans le chaos. Que serais-je si tu n'etais descendu jusqu'a moi, si tu ne m'avais revele ce que tu sais de Dieu, des hommes et de la vie? Ne t'ai-je pas compris? n'ai-je pas acquis quelque grandeur, moi qui n'etais qu'une enfant sauvage, incapable de bien et de mal par moi-meme au milieu des tenebres de mon ignorance? Souviens-toi des longues promenades que nous faisions ensemble sur les Alpes, au temps des vacances. Avec quelle avidite je t'ecoutais! comme je rentrais dans mon couvent eclairee et sanctifiee! O mon brave Jacques! quel etre sublime ne pourras-tu pas faire de celle qui est ta femme et qui possede ton amour! Je te predis une grande destinee avec elle! Essuie ses belles larmes, ouvre-lui tous les tresors de ton ame: je vivrai de votre bonheur. XXVII. D'OCTAVE A SYLVIA Pourquoi donc avez-vous tant tarde a m'ecrire cette lettre qui nous eut epargne tant de maux, et pourquoi, si Jacques est votre frere, avez-vous tant hesite a me l'avouer? Quel etre incomprehensible etes-vous, Sylvia, et quel plaisir trouvez-vous a nous faire souffrir vous et moi? C'est en vain que je vous contemple et que je vous etudie; il y a des jours ou je ne sais pas encore si vous etes la premiere ou la derniere des femmes; je me demande si votre fierte signifie la vertu la plus sublime ou l'effronterie du vice hypocrite. Ah! ne m'accablez pas de vos froides et meprisantes railleries. Ne me dites pas que personne ne m'impose l'obligation de vous aimer, et que je suis libre de renoncer a vous. Je suis bien assez malheureux; ne faites pas tant de gloire de vos dedains et de votre indifference: vous ne seriez que plus digne d'amour si vous etiez moins forte et moins cruelle. [Illustration: Fernande.] Et vous, n'avez-vous jamais eu des instants de faiblesse et d'incertitude avec moi? ne m'avez-vous pas accuse de bien des torts que vous m'avez pardonnes? Pourquoi railler si durement l'impiete de mon ame? pourquoi me dire que je ne vous aime pas du moment que je doute de vous? Savez-vous bien ce que c'est que l'amour, pour parler de la sorte? Mais vous m'avez aime, puisque vous m'avez rappele souvent apres m'avoir repousse; mais vous m'aimez encore, puisque, apres trois mois d'un silence obstine, vous m'ecrivez pour vous laver de mes soupcons. Elle est bien laconique et bien hautaine, votre justification! Je n'oserais confier a personne combien vous me dominez, tant je me trouve rapetisse et humilie par votre amour. O Dieu! et vous seriez un ange si vous vouliez; c'est l'orgueil qui fait de vous un demon! Quand vous vous abandonnez a votre sensibilite, vous etes si belle, si adorable! j'ai eu de si beaux jours avec vous! sont-ils donc perdus pour jamais? Non; je ne saurais y renoncer; que ce soit force ou faiblesse, lachete ou courage, je retournerai a toi! Je te presserai encore dans mes bras, je te forcerai encore a croire en moi et a m'aimer, dusse-je n'avoir qu'un jour de ce bonheur, et rester avili a mes propres yeux pour toute ma vie! Je sais que je serai encore malheureux avec toi; je sais qu'apres m'avoir rendu fou, tu me chasseras avec un abominable sang-froid. Tu ne comprendras pas ou tu ne voudras pas comprendre que, pour retourner a tes pieds, avec l'ame toute saignante encore de doute et de soupcons, il faut que je t'aime d'une passion effrenee. Tu me diras que je ne sais pas ce que c'est qu'aimer; tu croiras etre bien sublime et bien genereuse envers moi, parce que tu me pardonneras d'avoir soupconne ce que tous les hommes auraient suppose a ma place. Tu es une ame d'airain; tu brises tout ce qui t'approche, et ne consens a plier devant aucune des realites de la vie. Comment veux-tu que je te suive toujours aveuglement dans ce monde imaginaire ou je n'avais jamais mis le pied avant de te connaitre? Ah! sans doute, si tu es ce tu parais a mon enthousiasme, tu es bien grande, et je devrais passer ma vie enchaine a tes pieds; si tu es ce que ma raison croit deviner parfois, cache-moi bien la verite, trompe-moi habilement, car malheur a toi si tu te demasques! Adieu; recois-moi comme tu voudras, dans trois jours je serai a tes genoux. [Illustration: Il fume cinq heures sur six.] XXVIII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Tu m'humilies, tu me brises; si c'est la verite que tu m'enseignes, elle est bien apre, ma pauvre Clemence. Tu vois cependant que je l'accepte, toute cruelle qu'elle est, et que je reviens toujours a toi, sauf a etre plus malheureuse qu'auparavant, quand tu m'as repondu. J'ai donc tort? Mon Dieu, je croyais qu'avec un malheur comme le mien on ne pouvait pas etre coupable. Les mechants sont ceux qui rient des peines d'autrui; moi je pleure celles de Jacques encore plus que les miennes; je sais bien que je l'afflige, mais ai-je la force de cacher mon chagrin? Peut-on tarir ses larmes, peut-on s'imposer la loi d'etre insensible a ce qui dechire le coeur? Si quelqu'un est jamais arrive a cette vertu, il a du bien souffrir avant de l'atteindre; son coeur a du saigner cruellement! Je suis trop jeune pour savoir deguiser mon visage et cacher mon emotion; et puis, ce n'est pas Jacques qu'il me serait possible de tromper. Cette lutte avec moi-meme ne servirait donc qu'a augmenter mon mal; ce qu'il faudrait etouffer, c'est ma sensibilite, c'est mon amour! O ciel, tu me parles de le vaincre! Cette seule idee lui donne plus d'intensite; que deviendrais-je a present que j'ai connu l'amour, si je me trouvais le coeur vide? Je mourrais d'ennui. J'aime mieux mourir de chagrin, la mort sera moins lente. Tu prends le parti de Jacques, tu as bien raison! c'est lui qui est un ange, c'est lui qui devrait etre aime d'une ame aussi forte, aussi calme que la tienne. Mais suis-je donc indigne de lui? ne suis-je pas sincere et devouee autant qu'il est possible de l'etre? Non! ce ne sont pas des lueurs d'enthousiasme que j'ai pour lui, c'est une veneration constante, eternelle. Il m'aime vraiment, je le sais, je le sens; il ne faut pas me dire qu'il n'aime de moi que ma jeunesse et ma fraicheur; si je le croyais!... non, cette idee est trop cruelle! Tu es inexorable dans ton mepris pour l'amour; ton esprit observateur juge tout sans pitie; mais de quel droit parles-tu d'un sentiment que tu n'as pas eprouve? Si tu savais combien un pareil doute me ferait souffrir, une fois entre dans mon coeur, tu n'aurais pas la cruaute de m'y pousser. Eh bien, s'il en etait ainsi, si Jacques m'aimait comme un passe-temps, moi qui lui ai devoue toute ma vie, moi qui l'aime de toutes les forces de mon ame, j'essaierais de ne plus l'aimer; mais cela me serait impossible, je mourrais. Ma pauvre tete est malade. Aussi quelle lettre tu m'ecris! je n'ai pu cacher l'impression qu'elle me faisait, et Jacques m'a demande si je venais d'apprendre quelque mauvaise nouvelle. J'ai repondu que non. "Alors, m'a-il dit, c'est une lettre de ta mere." Je mourais de peur qu'il ne me demandat a la voir, et, tout interdite, j'ai baisse la tete sans repondre. Jacques a frappe la table avec une violence que je ne lui ai jamais vue. "Que cette femme n'essaie point d'empoisonner ton coeur, s'est-il ecrie, car je jure sur l'honneur de mon pere qu'elle me paierait cher la moindre tentative contre la saintete de notre amour!" Je me suis levee tout epouvantee, et je suis retombee sur ma chaise. "Eh bien, qu'as-tu? m'a-t-il dit.---Vous-meme, qu'avez-vous contre ma mere? que vous a-t-elle fait pour vous mettre ainsi en colere?--J'ai des raisons que tu ne sais pas, Fernande, et qui sont grosses comme des montagnes; puisses-tu ne les savoir jamais! mais, pour l'amour de notre repos, cache-moi les lettres de ta mere, et surtout l'effet qu'elles produisent sur toi.--Je te jure que tu te trompes, Jacques, me suis-je ecriee; cette lettre n'est pas de ma mere, elle est de...--Je n'ai pas besoin de le savoir, a-t-il dit vivement; ne me fais pas l'injure de repondre a des questions que je ne t'adresserai jamais." Et il est sorti; je ne l'ai pas revu de la journee. O Dieu! nous en sommes presque a nous quereller! et pourquoi? parce que j'ai cru le voir triste et que j'ai pris de l'inquietude? Oh! s'il n'y avait pas au fond de tout cela quelque chose de vrai, nous n'en serions pas ou nous en sommes. Jacques a eu des peines qu'il m'a cachees, a bonne intention peut-etre, mais il a eu tort; s'il m'avait revele la premiere, je ne l'aurais pas interroge sur les autres, tandis qu'a present je m'imagine toujours qu'il couve quelque mystere, et je ne trouve pas cela juste, car mon ame lui est ouverte, et il peut y lire a chaque instant. Je vois bien qu'il est preoccupe, quelque chose le distrait de l'amour qu'il avait pour moi; quelquefois il a un froncement de sourcil qui me fait trembler de la tete aux pieds. Il est vrai que si je prends le courage de lui adresser la parole, cela se dissipe aussitot, et je retrouve son regard bon et tendre comme auparavant. Mais autrefois je ne lui deplaisais jamais, je lui disais avec confiance tout ce qui me passait par l'esprit; quand j'etais absurde, il se contentait de sourire, et il prenait la peine de redresser mon jugement avec affection. A present, je vois que certaines paroles, dites presque au hasard, lui font un mauvais effet; il change de visage, ou il se met a fredonner cette petite chanson qu'il chantait a Smolensk, quand on lui retira une balle de la poitrine. Une parole de moi lui fait le meme mal apparemment. Il est six heures du soir; Jacques, qui est d'ordinaire si exact, et qui se faisait un scrupule de me causer la plus legere inquietude ou la plus frivole impatience, n'est pas encore rentre pour diner. Est-ce qu'il me boude? est-ce qu'il aura eu un chagrin assez vif pour rester absorbe ainsi depuis midi? Je suis tourmentee; s'il lui etait arrive quelque accident! s'il ne m'aimait plus! Peut-etre que je lui ai tellement deplu aujourd'hui qu'il eprouve de la repugnance a me voir. Oh! ciel! ma vue lui deviendrait odieuse! Tout cela me fait un mal horrible, je suis enceinte et je souffre beaucoup. Les anxietes auxquelles je m'abandonne me rendent encore plus malade. Il faut que j'en finisse; il faut que je me jette aux pieds de Jacques, et que je le conjure de me pardonner mes folies. Cela ne peut pas m'humilier: ce n'est pas a mon mari, c'est a mon amant que s'adresseront mes prieres. J'ai offense se delicatesse, j'ai afflige son coeur; il faut qu'une fois pour toutes il me pardonne, et que tout soit oublie. Il y a bien des jours que nous ne nous expliquons plus; cela me tue. J'ai l'ame pleine de sanglots qui m'etouffent; il faut que je les repande dans son sein, qu'il me rende toute sa tendresse, et que je recouvre ce bonheur pur et enivrant que j'ai deja goute. Dimanche matin. O mon amie, que je suis malheureuse! rien ne me reussit, et la fatalite fait tourner a mal tout ce que je tente pour me sauver. Hier, Jacques est rentre a six heures et demie; il avait l'air parfaitement calme, et m'a embrassee comme s'il eut oublie nos petites altercations. Je connais Jacques a present; je sais quels efforts il fait sur lui-meme pour vaincre son deplaisir; je sais que la douleur concentree est un fer rouge qui devore les entrailles. Je me suis fait violence pour diner tranquillement; mais, aussitot que nous avons ete seuls, je me suis jetee a ses genoux en fondant en larmes. Sais-tu ce qu'il a fait? Au lieu de me tendre les bras et d'essuyer mes pleurs, il s'est degage de mes caresses et s'est leve d'un air furieux; j'ai cache mon visage dans mes mains pour ne pas le voir dans cet etat; j'ai entendu sa voix tremblante de colere qui me disait: "Levez-vous, et ne vous mettez jamais ainsi devant moi." J'ai senti alors le courage du desespoir. "Je resterai ainsi, me suis-je ecriee, jusqu'a ce que vous m'ayez dit ce que j'ai fait pour perdre votre amour.--Tu es folle, a-t-il repondu en se radoucissant, et tu ne sais qu'imaginer pour troubler notre paix et gater notre bonheur. Expliquons-nous, parlons, pleurons, puisqu'il te faut toutes ces emotions pour alimenter ton amour; mais, au nom du ciel, releve-toi, et que je ne te voie plus ainsi." J'ai trouve cette reponse bien dure et bien froide, et je suis retombee sur moi-meme a demi brisee d'abattement et de douleur. "Faut-il que je te releve malgre toi? a-t-il dit en me prenant dans ses bras et en me portant sur le sofa; quelle rage ont donc toutes les femmes de jeter ainsi leur ame en dehors comme si elles etaient sur un theatre! Souffre-t-on moins, aime-t-on plus froidement, pour rester debout et pour ne pas se briser la poitrine en sanglots? Que ferez-vous, pauvres enfants, quand la foudre vous tombera sur la tete?--Tout ce que vous dites la est horrible, lui ai-je repondu; est-ce par le dedain que vous voulez vous delivrer de mon amour? vous importune-t-il deja?" Il s'est assis aupres de moi, et il est reste silencieux, la tete baissee, l'air resigne, mais profondement triste. Il m'a laissee pleurer longtemps, puis il a fait un effort pour me prendre les mains; mais j'ai vu que cette marque d'affection lui coutait; et j'ai retire mes mains precipitamment. "Helas! helas!" a-t-il dit, et il est sorti. Je l'ai rappele, mais en vain, et je me suis presque evanouie. Rosette, en apportant des lumieres dans le salon, m'a trouvee sans mouvement; elle m'a portee a mon lit, elle m'a deshabillee pendant qu'on avertissait mon mari; il est venu, et m'a temoigne beaucoup d'interet. J'avais une extreme impatience d'etre seule avec lui, esperant qu'il me dirait quelque chose qui me consolerait tout a fait; je voyais tant d'emotion sur sa figure! Je ne pouvais cacher l'ennui que me causaient les interminables prevenances de Rosette; j'ai fini par lui parler un peu durement, et Jacques a dit quelques mots en sa faveur. J'avais les nerfs reellement malades; je ne sais comment la maniere dont Jacques a semble s'interposer entre moi et ma femme de chambre m'a cause un mouvement de colere invincible. Plusieurs fois deja, ces jours derniers, je m'etais impatientee contre cette fille, et Jacques m'en avait blamee. "Je sais bien qu'en toute occasion, lui ai-je dit, vous donnez de preference raison a Rosette et a moi tout le tort.--Vous etes reellement malade, ma pauvre Fernande, a-t-il repondu. Rosette, tu fais trop de bruit autour de ce lit, va-t en; je te sonnerai si madame a besoin de toi." Aussitot j'ai senti combien j'etais injuste et folle. "Oui, je suis malade," ai-je repondu des que j'ai ete seule avec lui, et je me suis cache la tete dans son sein en pleurant; il m'a consolee en me prodiguant les plus tendres caresses et en me donnant les plus doux noms. Je n'avais plus la force de demander une autre explication, tant j'avais la tete brisee; je me suis endormie sur l'epaule de Jacques. Mais ce matin, quand j'ai sonne ma femme de chambre, j'ai vu une autre figure, assez laide et insignifiante. "Qui etes-vous, ai-je dit, et ou est Rosette?--Rosette est partie, m'a dit Jacques aussitot en sortant de sa chambre pour repondre a ma question. J'avais besoin d'une menagere diligente et honnete a ma ferme de Blosse, et j'y ai envoye Rosette pour le reste de la saison. En attendant que tu la remplaces a ton gre, j'ai fait venir sa soeur pour te servir." J'ai garde le silence, mais j'ai trouve cette lecon bien dure et bien froide. Oh! j'avais bien compris l'histoire de la romance. Que faire maintenant? Je vois que mon bonheur s'en va jour par jour, et je ne sais comment l'arreter. Evidemment, Jacques se degoute de moi, et c'est ma faute; je ne vois pas qu'il ait envers moi le moindre tort; je ne vois pas non plus que je sois reellement coupable envers lui. Nous nous faisons du mal mutuellement, comme par une sorte de fatalite; peut-etre s'y prend-il mal avec moi. Il est trop grave, trop sentencieux dans ses avis. Les resolutions qu'il prend, la promptitude avec laquelle il tranche les sujets de trouble entre nous, montrent, ce me semble, une espece de hauteur meprisante a mon egard. Un mot de doux reproche, quelques larmes versees ensemble, et les caresses du raccommodement, vaudraient bien mieux. Jacques est trop accompli, cela m'effraie; il n'a pas de defauts, pas de faiblesses; il est toujours le meme, calme, egal, reflechi, equitable. Il semble qu'il soit inaccessible aux travers de la nature humaine, et qu'il ne puisse les tolerer dans les autres qu'a l'aide d'une generosite muette et courageuse; il ne veut point entrer en pourparler avec eux. C'est trop d'orgueil. Moi je suis une enfant, j'ai besoin qu'on me guide et qu'on me releve quand je tombe. Oui, tu avais raison, Clemence; je commence a croire que le caractere de Jacques n'est pas assez jeune pour moi. C'est de la que viendra mon malheur; car, a cause de sa perfection, je l'aime plus que je n'aimerais un jeune homme, et sa raison empechera peut-etre que je m'entende jamais avec lui. XXIX. DE JACQUES A SYLVIA. Je n'ai pas faibli dans ma resolution, je ne me suis pas une seule fois abandonne a l'impatience, je n'ai pas commis d'injustice, je n'ai pas agi en mari; pourtant le mal fait, ce me semble, des progres rapides, et si quelque circonstance etrangere ne vient pas le distraire, si quelque revolution ne s'opere dans les idees de Fernande, nous aurons bientot cesse d'etre amants. Je souffre, je l'avoue; il n'est qu'un bonheur au monde, c'est l'amour; tout le reste n'est rien, et il faut l'accepter par vertu. J'accepterai tout, je me contenterai de l'amitie, je ne me plaindrai de rien; mais laisse-moi verser dans ton sein quelques larmes ameres que le monde ne verra pas, et que Fernande, surtout, n'aura pas la douleur d'ajouter aux siennes. Six mois d'amour, c'est bien peu! encore combien de jours, parmi les derniers, ont ete empoisonnes! Si c'est la volonte du ciel, soit. Je suis pret a la fatigue et a la douleur; mais, encore une fois, c'est perdre bien vite une felicite au sein de laquelle je me flattais de rester enivre plus longtemps. Mais de quoi ai-je a me plaindre? je savais bien que Fernande etait une enfant, que son age et son caractere devaient lui inspirer des sentiments et des pensees que je n'ai plus; je savais que je n'aurais ni le droit ni la volonte de lui en faire un crime. J'etais prepare a tout ce qui m'arrive; je ne me suis trompe que sur un point: la duree de notre illusion. Les premiers transports de l'amour sont si violents et si sublimes, que tout se range a leur puissance; toutes les difficultes s'aplanissent, tous les germes de dissension se paralysent, tout marche au gre de ce sentiment, qu'on appelle avec raison l'ame du monde, et dont on aurait du faire le dieu de l'univers; mais quand il s'eteint, toute la nudite de la vie reelle reparait, les ornieres se creusent comme des ravins, les asperites grandissent comme des montagnes. Voyageur courageux, il faut marcher sur un chemin aride et perilleux jusqu'au jour de la mort; heureux celui qui peut esperer de ressentir un nouvel amour! Dieu m'a longtemps beni, longtemps il m'a donne la faculte de guerir et de renouveler mon coeur a celle flamme divine, mais j'ai fait mon temps, je suis arrive a mon dernier tour de roue: je ne dois plus, je ne puis plus aimer. Je croyais du moins que ce dernier amour rechaufferait les dernieres annees de la jeunesse de mon coeur et les prolongerait davantage. Je n'ai pas cesse d'aimer encore; je serais encore pret, si Fernande pouvait calmer ses agitations et reparer d'elle-meme le mal qu'elle nous a fait; a oublier ces orages et a retourner a l'enivrement des premiers jours; mais je ne me flatte pas que ce miracle puisse s'operer en elle: elle a deja trop souffert. Avant peu elle detestera son amour; elle en a fait un tourment, un cilice, qu'elle porte encore par enthousiasme et par devouement. Ces choses-la sont des reves de jeune femme: le devouement tue l'amour et le change en amitie. Eh bien, l'amitie nous restera; j'accepterai la sienne, et laisserai longtemps encore a la mienne le nom d'amour, afin qu'elle ne la meprise pas. Mon amour, mon pauvre dernier amour! je l'embaumerai en silence, et mon coeur lui servira eternellement de sepulcre; il ne s'ouvrira plus pour recevoir un amour vivant. Je sens la lassitude des vieillards et le froid de la resignation qui envahissent toutes ses fibres; Fernande seule peut le ranimer encore une fois, parce qu'il est encore chaud de son etreinte. Mais Fernande laisse eteindre le feu sacre et s'endort en pleurant; le foyer se refroidit, bientot la flamme se sera envolee. Tu me donnes un conseil bien impossible a suivre; tu mets le doigt sur la plaie en disant que nous ne nous comprenons pas; mais tu m'engages a me faire comprendre, et tu ne songes pas que l'amour ne se demontre pas comme les autres sentiments. L'amitie repose sur des faits et se prouve par des services; l'estime peut se soumettre a des calculs mathematiques; l'amour vient de Dieu; il y retourne et il en redescend au gre d'une puissance qui n'est pas dans les mains de l'homme. Pourquoi ne te fais-tu pas comprendre d'Octave? par les memes raisons qui font que Fernande ne me comprend plus? Octave n'a pu atteindre a ce degre d'enthousiasme qui fait l'amour grand et sublime; Fernande l'a deja perdu. Le soupcon a empeche l'amour d'Octave de prendre son developpement; un peu d'egoisme a paralyse celui de Fernande. Comment veux-tu que je lui prouve qu'elle doit me preferer a elle-meme et me cacher ses souffrances comme je lui cache les miennes? J'ai la force de renfermer ma douleur et d'etouffer mes legers ressentiments; chaque jour, apres quelques instants de lutte solitaire, je reviens a elle sans rancune, pret a oublier tout et a ne lui adresser jamais une plainte; mais je retrouve ses yeux humides, son coeur oppresse et le reproche sur ses levres; non ce reproche evident et grossier qui ressemble a l'injure, et qui me guerirait sur-le-champ et de l'amour et de l'amitie, mais le reproche delicat, timide, qui fait une blessure imperceptible et profonde. Ce reproche-la, je le comprends, je le recueille; il entre jusqu'au fond de mon coeur. Oh! quelle souffrance pour l'homme qui voudrait au prix de sa vie ne l'avoir jamais fait naitre, et qui sent dans les plus secrets replis de son ame qu'il ne l'a jamais merite! Elle souffre, la malheureuse enfant, parce qu'elle est faible, parce qu'elle s'abandonne a ces miserables chagrins que j'etouffe, parce qu'elle sent qu'elle a tort de s'y abandonner et qu'elle perd a mes yeux de sa dignite. Son orgueil souffre alors, et mes efforts pour le relever et le guerir sont vains; elle les attribue a la generosite, A la compassion, et n'en est que plus triste et plus humiliee. Mon amour devient trop severe pour elle; elle se croit obligee de l'implorer, elle ne le comprend plus. Il y a quelque temps, elle se jeta a mes pieds pour me le redemander. Un mari eut ete touche peut-etre de cet acte de soumission; pour moi, j'en fus revolte. Il me rappela les scenes orageuses que plusieurs fois j'ai eu a supporter quand, apres avoir perdu mon estime, les femmes que j'ai aimees ont voulu en vain ressaisir mon amour. Voir Fernande dans cette situation! elle si sainte et si vierge de souillure! cela me fit horreur. Oh! ce n'est pas ainsi que je veux etre aime; inspirer a ma femme le sentiment qu'un esclave a pour son maitre! Il me sembla qu'elle se mettait dans cette altitude pour faire abjuration de notre amour et me promettre quelque autre sentiment. Elle ne comprit pas le mal qu'elle me faisait, et elle me fit peut-etre dans son coeur un crime de n'avoir pas ete reconnaissant de ce qu'elle tentait pour me guerir. Pauvre Fernande! Tu me recommandes d'etre avec elle ce que j'ai ete avec toi! Tu crois donc, Sylvia, que c'est moi qui t'ai faite ce que tu es? Tu crois qu'une creature humaine peut donner a une autre la force et la grandeur? Souviens-toi de la fable de Promethee, que les dieux punirent, non pour avoir fait un homme, mais pour s'etre flatte de lui donner une ame. La tienne etait deja vaste et brulante quand j'y versai la faible lumiere de ma reflexion et de mon experience; mais, loin de l'exalter, je ne m'occupai qu'a l'eclairer; je lachai de diriger vers un but digne d'elle la vigueur de son elan et l'ardeur de ses affections. Je ne fis que lui ouvrir une route; c'est Dieu qui lui avait donne des ailes pour s'y elancer. Tu avais ete elevee au desert; ton intelligence etait si verte et si fraiche, qu'elle s'ouvrait a toutes les idees; mais cela n'eut pas suffi, si ton coeur n'eut pas ete prepare aux sentiments dont je te parlais: tu aurais tout compris sans rien sentir. En un mot, je ne songeai point a t'inspirer, je cherchai a t'instruire. Si je ne l'eusse pas fait, peut-etre n'aurais-tu pas appris l'usage des dons de Dieu; mais certainement ils ne se seraient point perdus sans t'enseigner une conduite noble et ferme dans toutes les occasions serieuses de ta vie. Fernande, avec une organisation moins puissante, a eu a combattre les funestes influences des prejuges au milieu desquels elle a grandi; meilleure peut-etre que tout ce qui appartient a la societe, elle ne pourra jamais se defaire impunement des idees que la societe revere. On ne lui a pas fait, comme a toi, un corps et une ame de fer; on lui a parle de prudence, de raison, de certains calculs pour eviter certaines douleurs, et de certaines reflexions pour arriver a un certain bien-etre que la societe permet aux femmes a de certaines conditions. On ne lui a pas dit comme a toi: "Le soleil est apre et le vent es rude; l'homme est fait pour braver la tempete sur mer, la femme pour garder les troupeaux sur la montagne brulante. L'hiver, viennent la neige et la glace, tu iras dans les memes lieux, et tu tacheras de te rechauffer a un feu que tu allumeras avec les branches seches de la foret; si tu ne veux pas le faire, tu supporteras le froid comme tu pourras. Voici la montagne, voici la mer, voici le soleil; le soleil brule, la mer engloutit, la montagne fatigue. Quelquefois les betes sauvages emportent les troupeaux et l'enfant qui les garde: tu vivras au milieu de tout cela comme tu pourras; si tu es sage et brave, on te donnera des souliers pour te parer le dimanche." Quelles lecons pour une femme qui devait un jour vivre dans la societe et profiter des raffinements de la civilisation! Au lieu de cela, on apprenait a Fernande comment on fuit le soleil, le vent et la fatigue. Quant aux dangers que tu affrontais tranquillement, elle savait a peine s'ils pouvaient exister dans la contree ou elle vivait; elle en lisait avec effroi la relation dans quelque voyage au Nouveau Monde. Son education morale fut la consequence de cette education physique. Nul n'eut la sagesse de lui dire: "La vie est aride et terrible, le repos est une chimere, la prudence est inutile; la raison seule ne sert qu'a dessecher le coeur; il n'y a qu'une vertu, l'eternel sacrifice de soi-meme." C'est avec cette rudesse que je te traitai quand tu m'adressas les premieres questions; c'etait te rejeter bien loin des contes de fee dont tu t'etais nourrie; mais cet amour du merveilleux n'avait rien gate en toi. Quand je te retrouvai au couvent, tu ne croyais deja plus aux prodiges, mais tu les aimais encore, parce que ton imagination y trouvait la personnification allegorique de toutes les idees d'equite chevaleresque et de courage entreprenant qui ressortaient de ton caractere. Je te parlai de vivre et de souffrir, d'accepter tous les maux et de ne faire plier a aucune des lois de ce monde l'amour de la justice. Je ne trouvai pas necessaire de t'en dire davantage: tu avais dans le caractere des particularites que le monde eut appelees defauts, et que je respectai comme les consequences d'un temperament hardi et genereux. J'ai horreur de ce temperament de convention que la societe fait aux femmes, et qui est le meme pour toutes. Le bon coeur sincere et ingenu de Fernande se revolta contre ce joug, et je l'ai aimee a cause de sa haine pour la pedanterie et la faussete de son sexe. Mais cette forte education que je n'avais pas craint de te donner, je n'aurais jamais ose l'essayer avec Fernande; elle s'etait fait a elle-meme un monde d'illusions tel que se le font les femmes dont l'ame aimante veut resister au bandeau fletrissant du prejuge; elle avait ce caractere adorable, mais funeste, que l'on appelle romanesque, et qui consiste a ne voir les choses ni comme elles sont dans la societe, ni comme elles sont dans la nature; elle croyait a un amour eternel, a un repos que rien ne devait troubler. Un instant j'eus envie d'essayer son courage et de lui dire qu'elle se trompait; mais ce courage me manqua a moi-meme. Comment aurais-je pu, lorsqu'elle m'appelait son Messie, lorsqu'elle aussi, a dix-sept ans, me traitait en genie de conte feerique, comme toi a dix ans, me resoudre a lui dire: "Le repos n'existe pas, l'amour n'est qu'un reve de quelques annees au plus; l'existence que je t'offre de partager avec moi sera penible et douloureuse, comme toutes les existences de ce monde!" J'essayai bien de le lui faire comprendre lorsqu'elle me demanda, enfant qu'elle est! le serment d'un amour eternel. Elle feignit d'accepter tous les dangers de l'avenir, elle se persuada du moins qu'elle les acceptait; mais je vis bien qu'elle n'y croyait pas. Son decouragement et sa consternation me prouvent assez maintenant qu'elle n'avait pas prevu les plus simples contrarietes de la vie ordinaire. Eh! que ferai-je aujourd'hui? Irai-je lui parler en pedagogue de souffrance, de resignation et de silence? Irai-je tout a coup la reveiller au milieu de son reve et lui dire: "Tu es trop jeune, viens a moi qui suis vieux, afin que je te vieillisse? Voila que ton amour s'en va; il en devait etre ainsi, et il en sera de meme de tous les bonheurs de ta vie!" Non. Si je n'ai pas su lui donner le present, je veux lui laisser du moins l'avenir. Je ne puis pas causer avec elle, tu le vois! Il m'arriverait de me faire detester, et un matin elle lirait mes trente-cinq ans sur mon visage. Il faut que je la traite en enfant le plus longtemps possible; au fait, je pourrais etre son pere, pourquoi derogerais-je a ce role? Je ne la consolerai, je ne prolongerai son amour, s'il est possible, que par de douces paroles et de douces caresses; et quand elle ne m'aimera plus que comme un pere, je la delivrerai de mes caresses et je l'entourerai de mes soins. Je ne me sens ni offense ni blesse de sa conduite; j'accepte sans colere et sans desespoir la perte de mon illusion; ce n'est ni sa faute ni la mienne. Mais je suis triste a la mort. O solitude! solitude du coeur! XXX. DE FERNANDE A CLEMENCE. Jacques m'a fait aujourd'hui un tres-grand plaisir: il m'a donne une preuve de confiance. "Mou amie, m'a-t-il dit, je desire appeler aupres de nous une personne que j'aime beaucoup, et que, j'en suis sur, vous aimerez aussi. Il faudra que vous m'aidiez a l'arracher a la solitude ou elle vit, et a l'attacher, au moins pour quelque temps, aupres de nous.--Je ferai ce que vous voudrez, et j'aimerai qui tu voudras, ai-je repondu, a moitie triste et a moitie gaie, comme je suis souvent maintenant.--Je ne t'ai jamais parle, a-t-il repris, d'une amie qui m'est bien chere, et que j'ai, pour ainsi dire, elevee: c'est la fille naturelle de mon meilleur ami, qui me l'a recommandee a son lit de mort. Ne me fais jamais de question a cet egard; j'ai fait serment de ne jamais dire le nom des parents de cette jeune fille qu'en de certaines circonstances dont moi seul puis etre juge. C'est moi qui l'ai mise au couvent, et qui l'en ai retiree pour l'etablir dans les divers pays ou elle a desire vivre, d'abord en Italie, puis en Allemagne, maintenant en Suisse; elle vit loin de la societe, dans une independance que le monde trouverait bizarre, mais qui n'a rien que de raisonnable et de legitime chez celui qui ne demande rien au monde et qui ne s'ennuie pas de l'isolement. --Est-elle jeune? ai-je demande.--Vingt-cinq ans.--Et jolie? ai-je ajoute avec precipitation.--Tres-jolie," a repondu Jacques sans paraitre s'apercevoir de la rougeur qui me montait au visage. J'ai fait beaucoup d'autres questions sur son caractere, auxquelles Jacques a repondu de maniere a me faire aimer cette inconnue; mais neanmoins j'ai fait un grand effort pour lui dire que j'aurais beaucoup de plaisir a l'avoir pres de moi, et quand je me suis trouvee seule, j'ai senti que j'eprouvais tous les tourments de la jalousie. Je ne croyais certes pas que Jacques fut amoureux de cette femme et qu'il voulut l'amener dans notre maison pour en faire de nouveau sa maitresse. Jacques est trop noble, trop delicat pour cela; mais je craignais que cette amitie si vive entre lui et cette jeune femme n'eut commence par quelque autre sentiment. Il ne s'y sera pas abandonne, pensais-je; la raison et l'honneur auront vaincu cette tendresse trop vive pour sa protegee; mais il aura souvent ete emu pres d'elle; il n'aura pas vu impunement tant de beaute, d'esprit et de talents; il aura peut-etre songe plus d'une fois a en faire sa femme, et il lui sera reste au moins pour elle cet indefinissable sentiment qu'on doit avoir pour l'objet d'un ancien amour. Jacques est si etrange quelquefois! Peut-etre qu'il veut la placer entre nous comme conciliatrice au milieu de nos chagrins; peut-etre qu'il me la proposera pour modele, ou qu'au moins, comme elle sera beaucoup plus parfaite que moi, il fera malgre lui, quand j'aurai quelque tort, des comparaisons entre elle et moi qui ne seront point a mon avantage. Cette idee me remplissait de douleur et de colere; je ne sais pourquoi j'eprouvais un besoin invincible de questionner encore Jacques, mais je ne l'osais pas, et je craignais qu'il ne devinat mes soupcons. Enfin, vers le soir, comme nous causions assez gaiement de choses generales qui pouvaient avoir un rapport eloigne avec notre position, je pris courage, et, feignant de plaisanter, je lui demandai presque clairement ce que je desirais savoir. Il resta quelques instants silencieux; j'observai son visage, et il me fut impossible d'en interpreter l'expression. Jacques est souvent ainsi, et je defie qui que ce soit de savoir s'il est calme ou mecontent dans ces moments-la. Enfin, il me tendit la main, en me disant d'un air grave: "Est-ce que tu me croirais capable d'une lachete?--Non, m'ecriai-je vivement en portant sa main a mes levres.--Mais d'une trahison? ajouta-t-il.--Non, non, jamais.--Mais de quoi donc alors? car tu m'as soupconne de quelque chose, ajouta-t-il en me regardant avec cet air de penetration auquel je ne saurais resister.--Eh bien, oui, repondis-je avec embarras, je t'ai accuse d'imprudence.--Explique-toi, dit-il.--Non, repondis-je; fais-moi un serment, et je serai a jamais tranquille.--Un serment entre nous! dit-il d'un ton de reproche.--Ah! tu sais que je suis faible, repondis-je, et qu'il faut me traiter avec condescendance; que ton orgueil ne se revolte pas, et qu'il s'humanise un peu avec moi; jure-moi que tu n'as jamais eu d'amour pour cette jeune personne et que tu es sur de n'en avoir jamais." Jacques sourit et me demanda de lui dicter la formule du serment. Je lui dis de jurer par son honneur et par notre amour. Il y consentit avec douceur et me demanda si j'etais contente. Alors, voyant que j'avais ete folle, je me sentis tres-honteuse et craignis de l'avoir offense; mais il me rassura par des paroles et des manieres affectueuses. Je pense donc a present que j'ai bien fait d'etre franche et de lui avouer mes inquietudes sans fausse honte. Avec quelques mots d'explication, il m'a tranquillisee pour toujours, et je n'ai plus la moindre repugnance a bien accueillir son amie. Peut-etre que si je lui avais toujours dit naturellement ce qui se passait dans ma pauvre tete, nous n'aurions jamais souffert. Depuis cette explication, je me sens heureuse et tranquille plus que je ne l'ai ete depuis longtemps. Je suis reconnaissante de la complaisance que Jacques a eue de me rassurer par une formule qui me semble a moi-meme a present reellement puerile, mais sans laquelle je serais peut-etre au desespoir aujourd'hui. En general, Jacques me traite ou trop en enfant, ou trop en grande personne; il s'imagine que je dois l'entendre a demi-mot, et ne jamais donner une interpretation deraisonnable a ce qu'il dit. S'il s'apercoit qu'il n'en est point ainsi, il desespere de redresser mon jugement, et il m'abandonne a mon erreur avec une sorte de dedain qui m'offense, au lieu de m'accorder quelques paroles qui me gueriraient completement. Jacques est trop parfait pour moi, voila ce qu'il y a de sur; il ne sait pas assez me dissimuler mon inferiorite; il sait consoler mon coeur, il ne sait pas menager mon amour-propre. Je sens ce qu'il faudrait etre pour etre son egale, et je sens que cela me manque. Oh! combien mon sort est different de ce que j'avais reve! Ni mon espoir, ni mes craintes ne se sont realises; Jacques est mille fois au-dessus de ce que j'avais espere; je n'avais pas l'idee d'un caractere aussi genereux, aussi calme, aussi impassible; mais je comptais sur des joies que je ne trouve pas avec lui, sur plus d'abandon, d'epanchement et de _camaraderie_. Je me croyais son egale, et je ne le suis pas. XXXI. DE JACQUES A SYLVIA. Il semble que Fernande caresse maintenant ses puerilites, elle en rougissait d'abord, elle les cachait; je feignais, pour menager son orgueil, de ne pas m'en apercevoir, je pouvais alors esperer qu'elle les vaincrait; a present elle les montre ingenument, elle en rit, elle s'en vante presque; j'en suis venu a m'y plier entierement, et a la traiter comme un enfant de dix ans. Oh! si j'avais moi-meme dix ans de moins, j'essaierais de lui montrer qu'au lieu d'avancer dans la vie morale elle recule, et perd, a ecarter les moindres epines de son chemin, le temps qu'elle pourrait employer a s'ouvrir une nouvelle route, plus belle et plus spacieuse, mais je crains trop le role de pedant et je suis trop vieux pour le risquer. Il y a quelques jours, je lui parlai de toi et du desir que j'avais de t'attirer pour quelque temps pres de nous; les questions qu'elle me fit sur ton age et sur ta figure me montrerent assez ses perplexites, et elle finit par me demander un serment solennel qui lui assurat que je n'avais pour toi que les sentiments d'un frere. Elle ne trouva pas dans son coeur, dans son estime pour moi, une garantie assez forte contre ces miserables soupcons; elle me crut capable de l'avilir et de la desesperer pour mon plaisir! elle s'abandonna a ces craintes tout un jour, et quand j'eus fait le serment qu'elle exigeait, elle se trouva parfaitement contente. Helas! toutes les femmes, excepte toi, Sylvia, se ressemblent donc! J'ai fait avec douceur ce que demandait Fernande, mais j'ai cru relire un des eternels chapitres de ma vie. Oh! qu'elle est insipide et monotone cette vie en apparence si agitee, si diverse et si romanesque! Les faits different entre eux par quelques circonstances seulement, les hommes par quelques varietes de caractere; mais me voici, a trente-cinq ans, aussi triste, aussi seul au milieu d'eux que lorsque j'y fis mes premiers pas; j'ai vecu en vain. Je n'ai jamais trouve d'accord et de similitude entre moi et tout ce qui existe; est-ce ma faute? est-ce celle d'autrui? Suis-je un homme sec et depourvu de sensibilite? ne sais-je point aimer? ai-je trop d'orgueil? Il me semble que personne n'aime avec plus de devouement et de passion; il me semble que mon orgueil se plie a tout, et que mon affection resiste aux plus terribles epreuves. Si je regarde dans ma vie passee, je n'y vois qu'abnegation et sacrifice; pourquoi donc tant d'autels renverses, tant de ruines et un si epouvantable silence de mort? Qu'ai-je fait pour rester ainsi seul et debout au milieu des debris de tout ce que j'ai cru posseder? Mon souffle fait-il tomber en poussiere tout ce oui rapproche? Je n'ai pourtant rien brise, rien profane; j'ai passe en silence devant les oracles imposteurs, j'ai abandonne le culte qui m'avait abuse sans ecrire ma malediction sur les murs du temple; personne ne s'est retire d'un piege avec plus de resignation et de calme. Mais la verite que je suivais secouait son miroir etincelant, et devant elle le mensonge et l'illusion tombaient, rompus et brises comme l'idole de Dagon devant la face du vrai Dieu; et j'ai passe en jetant derriere moi un triste regard et en disant: "N'y a-t-il rien de vrai, rien de solide dans la vie, que cette divinite qui marche devant moi en detruisant tout sur son passage et en ne s'arretant nulle part?" Pardonne-moi ces tristes pensees, et ne crois pas que j'abandonne ma tache; plus que jamais je suis determine a accepter la vie. Dans deux mois je serai pere; je n'accueille point cette esperance avec les transports d'un jeune homme, mais je recois cet austere bienfait de Dieu avec le recueillement d'un homme qui comprend le devoir. Je ne m'appartiens plus, je ne donnerai plus a mes tristes pensees la direction qu'elles eurent souvent; je ne saurais m'abandonner a ces joies pueriles de la paternite, a ces reves ambitieux dont je vois les autres occupes pour leur posterite; je sais que j'aurai donne la vie a un infortune de plus sur la terre, voila tout. Ce que j'ai a faire, c'est de lui enseigner comment on souffre sans se laisser avilir par le malheur. J'espere que cet evenement distraira Fernande et dirigera toutes ses sollicitudes vers un but plus utile que de tourmenter et d'interroger sans cesse un coeur qui lui appartient et qui ne s'est rien reserve en s'abandonnant a elle; si elle n'est pas guerie de cette maladie morale lorsqu'elle aura son enfant dans les bras, il faudra que tu viennes t'asseoir entre nous, Sylvia, pour rendre notre vie plus douce, et prolonger autant que possible ce demi-amour, ce demi-bonheur qui nous reste. J'espere de ta presence un grand changement: ton caractere fort et resolu etonnera Fernande d'abord, et puis lui fera, je n'en doute pas, une impression salutaire; tu protegeras mon pauvre amour contre les conseils de sa pusillanimite, et peut-etre contre ceux de sa mere. Elle recoit des lettres qui l'attristent beaucoup; je ne veux rien apprendre a cet egard, mais, je le vois clairement, quelque dangereuse amitie ou quelque malice cruelle envenime ses douleurs. Oh! que ne peut-elle les verser dans un coeur digne de les adoucir! Mais les epanchements de l'amitie sont funestes pour un caractere comme le sien, quand ils ne sont pas recus dans une ame d'elite. Je n'ai rien a faire pour remedier a ce mal: jamais je n'agirai en maitre, dut-on egorger mon bonheur dans mes bras. XXXII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Nos jours s'ecoulent lentement et avec melancolie. Tu as raison, il me faudrait quelque distraction; avec l'espece de spleen que j'ai, on meurt vite a mon age si l'on est abandonne a la mauvaise influence; on guerit vite aussi et facilement si l'on est arrache a ces preoccupations funestes; car la nature a d'immenses ressources; mais le moyen dans ce moment-ci! Je touche au dernier terme de ma grossesse, et je suis si souffrante et si fatiguee que je suis forcee de rester tout le jour sur une chaise longue; je n'ai pas la force de m'occuper par moi-meme. Je surveille les travaux de ma layette, que je fais executer par Rosette; j'ai obtenu de Jacques qu'il la rappelat; elle travaille fort bien, elle est fort douce e quelquefois assez drole. Quand Jacques n'est pas aupres de moi, je la fais asseoir pres de mon sofa pour me distraire; mais au bout d'un instant elle m'ennuie. Jacques est devenu, ce me semble, d'une gravite effrayante, il fume cinq heures sur six. Autrefois, j'avais un plaisir extreme a le voir etendu sur un tapis et fumant des parfums; il est vraiment tres-beau dans cette attitude nonchalante et avec une robe de chambre de soie a fleurs, qui lui donne l'air tout a fait sultan. Mais c'est un coup d'oeil dont je commence a me lasser a force d'en jouir; je ne comprends pas qu'on puisse rester si longtemps dans ce morne silence et dans cette immobilite, sans devenir soi-meme tapis, carreau ou fumee de tabac. Jacques semble noye dans la beatitude. A quoi peut-il penser si longtemps? Comment un esprit aussi actif peut-il subsister dans un corps si indolent? Je me permets quelquefois de croire que son imagination se paralyse, que son ame s'endort, et qu'un jour on nous trouvera changes tous deux en statues. Cette pipe commence a m'ennuyer serieusement; je serais tres-soulagee si je pouvais le dire un peu; mais aussitot Jacques casserait toutes ses pipes d'un air tranquille et se priverait a jamais du plus grand plaisir qu'il ait peut-etre dans la vie. Les hommes sont bien heureux de s'amuser de si peu de chose! Ils pretendent que nous sommes des etres puerils; pour moi, il me serait impossible de passer les trois quarts de la journee a chasser de ma bouche des spirales de fumee plus ou moins epaisses. Jacques y trouve de telles delices que jamais femme ne me fera plus de tort dans son coeur que sa pipe de bois de cedre incrustee de nacre. Pour lui plaire, je serai forcee do me faire envelopper d'une ecorce semblable, et de me coiffer d'un turban d'ambre surmonte d'une pointe. Voila la premiere fois, depuis bien des jours, que je me sens la force de rire de mon ennui; ce qui m'inspire ce courage, c'est l'espoir d'etre bientot mere d'un beau petit enfant qui me consolera de tous les dedains de M. Jacques. Oh! comme je l'aime deja! comme je le reve joli et couleur de rose! Sans les chateaux en Espagne que je fais sur son compte du matin au soir, je perirais de melancolie; mais je sens que mon enfant me tiendra lieu de tout, qu'il m'occupera exclusivement, qu'il dissipera tous les nuages qui ont obscurci mon bonheur. Je suis tres-occupee a lui chercher un nom, et je feuillette tous les livres de la bibliotheque sans en trouver un qui me semble digne de ma tille ou de mon fils. J'aimerais mieux avoir une fille, Jacques dit qu'il le desire a cause de moi; je le trouve un peu trop indifferent a cet egard. Si je lui donne un fils, il prendra cela comme une grace du hasard et ne m'en saura aucun gre. Je me souviens des transports de joie et d'orgueil de M. Borel, lorsque Eugenie est accouchee d'un garcon. Le pauvre homme ne savait comment lui prouver sa reconnaissance; il a ete a Paris en poste lui acheter un ecrin magnifique. C'est bien enfant pour un vieux militaire, et pourtant cela etait touchant comme toutes les choses simples et spontanees. Jacques est trop philosophe pour s'abandonner a de semblables folies: il se moque des longues discussions que j'ai avec Rosette pour la forme d'un bonnet et le dessin d'une chemisette. Cependant il s'est occupe du berceau avec beaucoup d'attention; il l'a fait refaire deux ou trois fois, parce qu'il ne le trouvait pas assez aere, assez commode, assez assure contre les accidents qui pouvaient y atteindre son heritier. Certainement il sera bon pere; il est si doux, si attentif, si devoue a tout ce qu'il aime, ce pauvre Jacques! vraiment, il meriterait une femme plus raisonnable que moi. Je gage qu'avec toi, Clemence, il eut ete le plus heureux des hommes. Mais il faudra qu'il se contente de sa pauvre folle de Fernande, car je ne suis pas disposee a l'abandonner aux consolations d'une autre, pas meme aux tiennes. Je te vois d'ici pincer les levres d'un petit air dedaigneux et dire que j'ai bien mauvais ton; que veux-tu? quand on s'ennuie! Ma mere m'ecrit lettres sur lettres, elle est reellement tres-bonne pour moi; Jacques et toi, vous avez tort de lui en vouloir. Elle a des defauts et des prejuges qui, dans l'intimite, la rendent quelquefois un peu desagreable; mais elle a un bon coeur, et elle m'aime veritablement. Elle s'inquiete de mon etat plus que de raison, et parle de venir m'assister dans mes couches; je le desirerais pour moi, mais je crains pour Jacques, qui ne peut pas la souffrir. Je suis malheureuse en tout; pourquoi cette antipathie pour une personne qu'il connait assez peu et qui n'a jamais eu que de bons procedes envers lui? cela me semble injuste, et je ne reconnais pas la la calme et froide equite de Jacques. Il faut donc que chacun ait son caprice, meme lui qui est si parfait et a qui cela sied si peu! XXXIII. DE JACQUES A SYLVIA. Ma femme est mere de deux jumeaux, un fils et une fille, tous deux forts et bien constitues; j'espere qu'ils vivront l'un et l'autre. Fernande les nourrit alternativement avec une nourrice, afin, dit-elle, de ne pas faire de jaloux; elle est tellement occupee d'eux que desormais j'espere qu'elle aura peu de temps pour s'affliger de tout ce qui leur sera etranger. Maintenant elle reporte sur eux toute sa sollicitude, et je suis oblige d'interposer mon autorite pour qu'elle ne les fasse pas mourir par l'exces de sa tendresse: elles les reveille quand ils sont endormis pour les allaiter, et les sevre quand ils ont faim; elle joue avec eux comme un enfant avec un nid d'oiseaux; elle est vraiment bien jeune pour etre mere! Je passe mes journees aupres de ce berceau; je vois que deja, moi homme, je suis necessaire a ces creatures a peine ecloses. La nourrice, comme toutes les femmes de sa classe, est remplie d'imbeciles prejuges auxquels Fernande ajoute foi plus volontiers qu'aux simples conseils du bon sens; heureusement elle est si bonne et si douce, qu'elle accorde a une priere affectueuse ce que ne lui inspire pas son jugement. J'eprouve, depuis que j'ai ces deux pauvres enfants, une melancolie plus douce; penche sur eux durant des heures entieres, je contemple leur sommeil si calme et ces faibles contractions des traits qui trahissent, a ce que je m'imagine, l'existence de la pensee chez eux. Il y a, j'en suis sur, de vagues reves des mondes inconnus dans ces ames encore engourdies; peut-etre qu'ils se souviennent confusement d'une autre existence et d'un etrange voyage a travers les nuees de l'oubli. Pauvres etres, condamnes a vivre dans ce monde-ci, d'ou viennent-ils? seront-ils mieux ou plus mal dans la vie qu'ils recommencent? Puisse-je leur en alleger le poids pendant quelque temps! mais je suis vieux, et ils seront encore jeunes quand je mourrai... J'ai eu une legere contestation avec Fernande pour leurs noms; je la laissais absolument libre de leur donner ceux qui lui plairaient, a condition que ni l'un ni l'autre ne recevraient celui de sa mere, et precisement elle desirait que sa fille s'appelat Robertine; elle m'objectait l'usage, le devoir. J'ai ete presque oblige de lui dire que son devoir etait de m'obeir; j'ai horreur de ces mots et de cette idee; mais je hairais ma fille si elle portait le nom d'une pareille femme. Fernande a beaucoup pleure en disant que je voulais la brouiller avec sa mere, et elle s'est rendue malade pour cette contrariete. En verite, je suis malheureux. Tu devrais venir pres de nous, mon amie; tu devrais essayer de combattre l'influence que l'on exerce sur elle a mon prejudice. Je ne sais pas si ma priere est indiscrete; tu ne m'as rien dit d'Octave depuis bien longtemps, et comme il me semble que tu affectes de ne m'en point parler, je n'ose pas t'interroger. S'il est aupres de toi, si tu es heureuse, ne me sacrifie pas un seul des beaux jours de ta vie; ces jours-la sont si rares! Si tu es seule, si tu n'as pas de repugnance a venir, consulte-toi. XXXIV. DE SYLVIA A OCTAVE. Des circonstances etrangeres a vous et a moi, et sur lesquelles il m'est impossible de vous donner le moindre renseignement, me forcent a partir, je ne saurais vous dire pour combien de temps. Je tacherais de m'expliquer davantage et d'adoucir par des promesses ce que cette nouvelle peut avoir pour vous de desagreable, si je croyais que votre amour put supporter cette epreuve; mais, si legere qu'elle soit, elle sera encore au-dessus de vos forces, et je ne prendrai point une peine inutile, dont vous ririez vous-meme au bout de quelques jours. Vous etes donc absolument libre de chercher les distractions qui vous conviendront, je ne puis rien pour votre bonheur, et vous encore moins pour le mien. Nous nous aimons reellement, mais sans passion. Je me suis imagine quelquefois, et vous bien souvent, que cet amour etait beaucoup plus fort qu'il ne l'est en effet; mais, a voir les choses comme elles sont, je suis votre ami, voire frere, bien plus que votre compagne et votre maitresse; tous nos gouts, toutes nos opinions different; il n'est point de caracteres plus opposes que les notres. La solitude, le besoin d'aimer, et des circonstances romanesques, nous ont attaches l'un a l'autre; nous nous sommes aimes loyalement, sinon noblement. Votre amour inquiet et soupconneux me faisait continuellement rougir, et ma fierte vous a souvent blesse et humilie. Pardonnez-moi les chagrins que je vous ai causes, comme je vous pardonne ceux qui me sont venus de vous; apres tout, nous n'avons rien a nous reprocher mutuellement. On ne refait pas son ame tout entiere, et il eut fallu que ce miracle s'operat en vous ou en moi, pour faire de notre amour un lien assorti et durable. Nous ne nous sommes jamais trompes, jamais trahis; que ce souvenir nous console des maux que nous avons soufferts, et qu'il efface celui de nos querelles. J'emporte de vous l'idee d'un caractere faible, mais honnete, d'une ame non sublime, mais pure; vous avez bien assez de qualites pour faire le bonheur d'une femme moins exigeante et moins reveuse que moi. Je ne conserve aucune amertume contre vous. Si mon amitie a pour vous quelque prix, soyez assure qu'elle ne vous manquera jamais; mais ce que j'ai encore d'amour pour vous dans le coeur ne peut servir qu'a nous faire souffrir l'un et l'autre. Je travaillerai a l'etouffer; et, quoi qu'il en arrive, vous pouvez disposer de vous-meme comme vous l'entendrez; jamais vestige de cet amour n'entravera les voies de votre avenir. XXXV. DE FERNANDE A CLEMENCE. L'inconnue est arrivee. Ce matin, Rosette est venue appeler Jacques d'un air tout mysterieux, et, peu d'instants apres, Jacques est rentre, tenant par la main une grande jeune personne en habit de voyage, et la poussant dans mes bras, il m'a dit: "Voila mon amie, Fernande; si tu veux me rendre bien heureux, sois aussi la sienne." Elle est si belle, cette amie, que, malgre moi, j'ai fait un pas en arriere, et j'ai un peu hesite a l'embrasser; mais elle m'a jete ses bras autour du cou en me tutoyant, et en me caressant avec tant de franchise et d'amitie, que les larmes me sont venues aux yeux, et que je me suis mise a pleurer, moitie de plaisir, moitie de tristesse, et vraiment sans trop savoir pourquoi, comme il m'arrive souvent. Alors Jacques, nous entourant chacune d'un de ses bras, et deposant un baiser sur le front de l'etrangere et un baiser sur mes levres, nous a pressees toutes deux sur son coeur, en disant: "Vivons ensemble, aimons-nous, aimons-nous; Fernande, je te donne une bonne, une veritable amie; et toi, Sylvia, je te confie ce que j'ai de plus cher au monde. Aide-moi a la rendre heureuse, et quand je ferai quelque sottise, gronde-moi; car, pour elle, c'est un enfant qui ne sait pas exprimer sa volonte. O mes deux filles! aimez-vous, pour l'amour du vieux Jacques qui vous benit." Et il s'est mis a pleurer comme un enfant. Nous avons passe tout le jour ensemble; noua avons promene Sylvia dans tous les jardins. Elle a montre une tendresse extreme pour mes jumeaux, et veut remplacer Rosette dans tous les soins dont ils auront besoin. Elle est vraiment charmante, cette Sylvia, avec son ton brusque et bon, ses grands yeux noirs si affectueux et ses manieres franches. Elle est Italienne, autant que j'en puis juger par son accent et par une espece de dialecte qu'elle parle avec Jacques. Ce dernier point me contrarie bien un peu; ils peuvent se dire tout ce qu'ils veulent, et je comprends a peine quelques mots de leur entretien. Mais que je sois jalouse ou non, il m'est impossible de ne pas aimer une personne qui semble si devouee a m'aimer. Elle s'est retiree de bonne heure, et Jacques m'a remerciee du bon accueil que je lui avais fait, avec une chaleur de reconnaissance qui m'a fait a la fois de la peine et du plaisir. Je suis bien contente de trouver une occasion de prouver a Jacques que je lui suis soumise aveuglement, et que je puis sacrifier les faiblesses de mon caractere au desir de le rendre heureux. Mais enfin, sais-tu, Clemence, que tout cela est bien extraordinaire, et qu'il y a bien peu de femmes qui pussent voir, sans souffrir, une amitie si vive entre leur mari et une autre femme jeune et belle? Quand j'ai consenti a la recevoir, je ne savais pas, je ne pouvais pas imaginer qu'il l'embrasserait, qu'il la tutoierait ainsi. Je sais bien que cela ne prouve rien. Il m'a jure qu'il n'avait jamais eu et qu'il n'aurait jamais d'amour pour elle. Ainsi je ne puis pas m'inquieter de leur intimite. Il la regarde et il la traite comme sa fille. Neanmoins, cela me fait un singulier effet d'entendre Jacques tutoyer une autre femme que moi. Il devrait bien menager ces petites susceptibilites; qui ne les aurait a ma place? Dis-moi ce que tu penses de tout cela, et si tu crois que je puis me fier a cette Sylvie. Je le voudrais bien, car elle me plait extremement, et il m'est impossible de resister a des manieres si naturelles et si affectueuses. [Illustration: De temps en temps elle frappait un accord melancolique sur le piano.] XXXVI. DE CLEMENCE A FERNANDE. Je pense, mon amie, qu'il serait absurde, vil et injuste de soupconner M. Jacques d'avoir amene sa maitresse dans la maison. Ainsi je ne vois pas de quoi tu te tourmentes, car tu ne peux pas mepriser ton mari au point d'avoir contre lui un pareil soupcon. Que t'importe la beaute de cette jeune personne? Cela pourrait etre d'un grand danger si ton mari avait dix-huit ans; mais je pense qu'il est d'age a savoir resister a de pareilles seductions, et que, s'il eut du etre sensible a celle-la, il n'aurait pas attendu, pour s'y livrer, qu'il fut marie avec yoi. Sois donc sure que tu es tres-folle, et je dirais presque tres-coupable de ne pas accueillir cette amie avec une confiance entiere. Si cette confiance est au-dessus de tes forces, pourquoi as-tu demande la parole de ton mari, et comment ressens-tu de la bienveillance et de l'amitie pour elle, si tu la crois assez infame et assez effrontee pour venir te supplanter jusque chez toi? [Illustration: Alors un homme est sorti aussitot des buissons.] La pensee de ce danger ne m'est jamais venue; mais, du moment que tu m'as raconte l'entretien que tu as eu a son egard avec M. Jacques, j'ai prevu de tres-graves inconvenients a cette triple amitie. Je ne sais si je dois te les signaler maintenant; tu n'aurais pas assez de caractere pour les eviter, et tu t'en apercevras bien assez tot. Le moindre de tous sera le jugement que le monde portera sur cette trinite romanesque. J'ai observe assez de choses qui sortaient de l'ordre accoutume, pour savoir que les apparences ne prouvent pas toujours. Ainsi tu vois que, de tout mon coeur, je crois a l'honnetete de votre intimite; mais le monde, qui ne tient aucun compte des exceptions, vous couvrira d'infamie et de ridicule si vous n'y prenez garde. Ce tutoiement entre vous, qui, par lui-meme, est une chose innocente et naturelle, suffira pour noircir, dans l'esprit de tous, l'affection de M. Jacques pour madame ou mademoiselle Sylvia. Et toi-meme, pauvre Fernande, tu ne seras pas epargnee. Il serait bon de donner tout de suite a votre etrangere, aux yeux du monde, un autre titre a votre intimite que celui d'amie et de fille adoptive de M. Jacques. Il faudrait qu'il la fit passer pour ta demoiselle de compagnie, et qu'elle ne montrat pas devant les etrangers combien elle est familiere avec vous. Puisque ton mari ne veut reveler sa naissance a personne, il pourrait faire un honnete mensonge, et dire a l'oreille de plusieurs, en feignant de confier une espece de secret, que Sylvia est sa soeur naturelle. Le secret passerait tout bas de bouche en bouche et arreterait sur-le-champ les insolents commentaires. Je te conseille d'en parler a ton mari, et de lui presenter mes craintes comme venant de toi, et d'obtenir qu'il mette en ceci la prudence qui convient. Je m'etonne qu'il ne l'ait pas eue de lui-meme. Peut-etre qu'en effet Sylvia est sa soeur, et que c'est la precisement ce qu'il veut cacher; mais comment a-t-il manque de confiance envers toi au point de ne pas te le dire en secret? XXXVII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Ce que tu m'as conseille ne m'a pas reussi. Je n'ai expose a Jacques qu'une bien petite partie des inconvenients que tu me signales, et il m'a regardee d'un air stupefait en me disant: "Ou as-tu pris toute cette prudence? Depuis quand t'inquietes-tu du monde a ce point?" Il a ajoute d'un air triste: "Il est vrai que tu es destinee a y vivre. Je me suis abuse en m'imaginant que tu t'ensevelirais avec moi dans cette solitude. Tu sens deja le desir de te lancer dans la societe, et tu t'inquietes de ce qui pourrait y gener ton entree. C'est tout simple.--Oh! ne crois pas cela, Jacques, lui ai-je repondu; je ne serai heureuse que la ou tu seras, et ou tu seras joyeux d'etre. Je ne pense jamais au monde, je sais a peine ce que c'est; mais je parle dans l'interet de Sylvia et dans le tien. Votre reputation a tous deux m'est plus chere que la mienne." Jacques est reste quelque temps sans repondre, et j'ai remarque cette legere contraction du sourcil qui chez lui exprime un depit concentre. En meme temps, il y avait sur ses levres un sourire d'ironie, et j'ai compris que ce que je disais lui semblait tres-ridicule dans ma bouche. Cependant il a etouffe l'envie qu'il avait de me railler, et il m'a repondu d'un air serieux et calme: "Il y a longtemps, ma chere enfant, que j'ai rompu avec le monde. Il dependra de toi que je vive encore au milieu de ses plaisirs et de son oisive turbulence. Si cela te tente, nous irons; mais sache qu'il n'y aura jamais la moindre sympathie entre lui et moi, et que, comme je ne cede qu'aux conseils de mon coeur ou de ma conscience, jamais, pour obtenir son appui et son approbation, je ne lui ferai le plus leger sacrifice. Je dirai plus, mon orgueil ne se pliera jamais a la moindre concession. Le monde en pensera ce qu'il voudra; j'ai trente ans d'honneur derriere moi; si cela ne suffit pas pour me mettre a l'abri des plus infames soupcons, tant pis pour le monde. Je crois pouvoir dire que cette profession de foi est a peu pres celle de Sylvia; et, en outre, Sylvia n'aura jamais de relations avec la societe. Elle n'aura donc jamais a combattre les inconvenients de son independance. Quant a toi, ma chere enfant, tu es ici au fond d'un desert, ou personne ne viendra epier nos paroles, nos pensees ou nos regards; la mechancete ne t'atteindra pas jusque-la. Quand tu voudras sortir de cette solitude, sois sure que Sylvia ne te suivra pas a Paris, et que la societe de ta mere n'aura pas lieu de te faire sur son compte des questions embarrassantes." Il m'a semble que Jacques avait raison et que j'avais fait une sottise. J'ai essaye de la reparer, mais sans succes. "Je ne m'inquiete pas du monde, je n'y veux pas aller, ai-je repondu; mais nos domestiques, que diront-ils, que penseront-ils de votre intimite?--Je ne suis pas habitue, a repondu Jacques avec beaucoup de hauteur, a m'occuper de ce que mes domestiques disent et pensent de moi. J'agis de maniere a ne leur donner jamais d'exemple scandaleux, et je crois qu'il n'y a pas de meilleurs juges de l'innocence de notre conduite que ces temoins dont nous sommes entoures, et qui, a toute heure, savent les moindres details de notre vie. Je ne sais pas s'ils trouveront la presence de Sylvia et sa familiarite avec nous conforme aux lois du decorum; mais, a coup sur, ils ne la trouveront jamais contraire a celles de l'honnetete." Jacques s'est tu, et s'est promene dans la chambre d'un air sombre. Je lui ai adresse plusieurs fois la parole sans qu'il m'entendit. Enfin il allait sortir de l'appartement quand je me suis elancee vers lui. J'ai vu que je lui avais horriblement deplu, et j'ai cru deviner qu'il prenait en lui-meme quelque resolution dans le genre de celles qui ont fait disparaitre l'annee derniere la maudite romance et la pauvre Rosette. Je l'ai arrete. "Ecoute, Jacques, lui ai-je dit, tout effrayee, j'ai eu tort, sans doute, et j'ai dit mille absurdites. Pour l'amour du ciel, n'en parle pas a Sylvia, ne me retire pas son amitie; c'est bien assez de me retirer ton amour." Je suis tombee sur une chaise; j'etais pres de me trouver mal. Jacques m'a embrassee avec la tendresse et la ferveur des premiers jours. "Je te promets d'oublier absolument cette conversation, m'a-t-il dit, et de n'en jamais parler a Sylvia. Il est trop evident que ce n'est pas toi, mais une autre, qui a parle par ta bouche. Tu es bonne, ma pauvre Fernande; aie donc la force de n'ecouter d'autres conseils que ceux de ton coeur." Jacques est toujours preoccupe de l'idee que ma mere m'excite contre lui. Il est bien vrai qu'elle ne l'aime pas beaucoup; mais il se trompe s'il croit que je lui raconte ce qui se passe dans notre interieur. Ce n'est qu'avec toi que je puis avoir cette confiance. Maudit soit l'eloignement qui me rend souvent tes conseils plus nuisibles qu'utiles! Tantot je t'explique ma situation trop mal pour que tu puisses la bien juger; d'autres fois j'emploie maladroitement les moyens que tu me donnes de l'ameliorer. Aussi il faut convenir que je suis bien etourdie ou bien bornee de ne savoir pas suppleer a ce que tu ne peux prevoir! J'etais bien tranquille et bien heureuse quand l'idee m'est venue de faire cette belle ouverture qui a trouble et affecte Jacques serieusement. Notre vie etait devenue beaucoup plus agreable. Dieu veuille qu'elle ne redevienne pas malheureuse par ma faute! La presence de Sylvia nous a fait vraiment beaucoup de bien. Il est impossible d'etre meilleure et plus aimable. C'est un caractere original et comme je n'en ai jamais rencontre. Elle est active, fiere et decidee. Rien ne l'embarrasse, rien ne l'etonne; elle a plus d'esprit et de savoir dans son petit doigt que moi dans toute ma personne, et sa conversation est plus instructive pour moi que tous les livres que j'ai lus. Moins silencieuse et plus expansive que Jacques, elle devine mieux que lui tout ce que je ne puis comprendre, et elle va au-devant de mes questions. Quoiqu'elle ait le caractere enjoue et un peu moqueur, elle me semble avoir l'esprit rempli d'idees fort tristes, et cela m'etonne. A son age, et avec tous les avantages qu'elle tient de la nature, il faut qu'elle ait eu quelque passion malheureuse. Je la crois enthousiaste. A la maniere dont elle temoigne son amitie, on voit que son coeur est plein de feu et de devouement; peut-etre, etant plus jeune, a-t-elle mal place ses affections. Elle semble avoir conserve une sorte de depit contre l'amour, car elle en parle comme d'un reve sans lequel la vie est prosaique, mais douce et facile. Elle me demande souvent si je ne pense pas qu'on puisse s'en passer. Moi je pretends que, quand on l'a connu, on ne peut y renoncer sans mourir d'ennui et de tristesse. Jacques nous ecoute d'un air melancolique, et a tout ce que nous disons, repond la meme sentence; "C'est selon." Avec cela il ne se compromettra pas. Nous faisons de grandes promenades; Sylvia m'apprend la botanique et l'entomologie. Le soir, nous chantons des trios qui vraiment vont tres-bien. Sylvia a un contralto admirable, et chante d'une maniere tellement superieure, qu'elle pourrait certainement faire une grande fortune comme cantatrice. "Avec le mepris que tu as pour les prejuges les plus enracines de ce monde, lui disais-je hier soir, je m'etonne qu'une destinee si libre et si brillante ne t'ait pas tentee.--Je l'aurais essayee bien certainement, m'a-t-elle repondu, si je n'avais pas eu d'autre moyen d'existence; mais le petit heritage que Jacques m'a transmis de la part de mes parents a toujours suffi a mes besoins. J'ai ete libre de suivre mes gouts, qui me portaient vers une vie obscure et solitaire. Ce qui me serait odieux, ce serait la dependance. Si je me sentais condamnee a vivre d'une telle maniere et dans un tel lieu, je prendrais ce lieu et cette vie en horreur, quelque conformes qu'ils fussent d'ailleurs a mes penchants. Avec l'idee que je puis demain aller ou bon me semble, je suis capable de rester vingt ans dans un ermitage.--Toute seule? ai-je dit.--Si j'y pouvais vivre avec un coeur qui comprit bien le mien, j'y vivrais heureuse; sinon mieux vaut la solitude, et toute seule je puis vivre calme. N'est-ce pas deja beaucoup?--Eh quoi! lui ai-je dit, la solitude ne t'a jamais effrayee pour l'avenir? tu n'as jamais desire te marier pour avoir un appui, un ami de toute la vie; pour etre mere, Sylvia, ce qu'il y a de plus doux au monde?--Je n'ai peur ni de l'avenir ni du present, m'a-t-elle repondu; j'aurai la force de vieillir sans desespoir. Je ne sens pas le besoin d'un appui; j'ai assez de courage pour suffire a tous les maux de la vie. Quant a trouver un ami qui ne me manque jamais, c'est un bonheur accorde a une femme sur mille. Tu es bien enfant, Fernande. si tu crois qu'il entre dans la destinee de toutes de rencontrer un mari comme le tien; et, quant au bonheur de la maternite, je le comprends, je saurais l'apprecier; mais je n'ai pas encore rencontre l'homme que j'eusse ete joyeuse d'associer a ce role sacre. Je ne me flatte pas de le rencontrer jamais. Si cela m'arrive, j'en profiterai; mais je ne suis pas assez romanesque pour esperer ce qui est invraisemblable, ni assez faible pour souffrir d'un desir que je ne puis realiser.--Tu as l'ame bien forte, lui dis-je. Quant a moi, si je perdais mon mari et mes enfants, je n'espererais pas remplacer Jacques; je ne desirerais pas associer, comme tu dis, un autre homme au role sacre de la paternite; je me laisserais mourir.--Tu le pourrais peut-etre, a-t-elle dit. Pour moi, je suis douee d'une telle vigueur, que je ne pourrais me debarrasser de la vie que d'une maniere violente." Elle parlait avec sa voix de basse dans le grand salon, ou l'obscurite nous avait peu a peu gagnees; de temps on temps elle frappait un accord melancolique sur le piano; en ce moment elle fit une modulation si bizarre et si triste, qu'il me passa un frisson dans tous les nerfs. "Oh! mon Dieu, m'ecriai-je, tu me fais peur ce soir; je ne sais pas de quoi nous nous avisons de parler!" J'ai traverse le salon pour tirer la sonnette et demander des bougies, et je me suis figure que quelqu'un se levait de dessus le sofa en meme temps que moi. J'ai fait un grand cri et me suis elancee vers Sylvia a demi morte de frayeur. "Oh! que tu es enfant et pusillanime pour etre la femme de Jacques!" m'a-t-elle dit d'un ton ou il entrait un peu de reproche. Elle s'est levee pour aller tirer la sonnette. "Ne me quitte pas! me suis-je ecriee; il y a quelqu'un dans la chambre, j'en suis sure, la, du cote du canape.--Si cela est, je ne vois pas de quoi tu as pour, car ce ne peut etre que Jacques.--Est-ce, toi, Jacques?" me suis-je ecriee d'une voix tremblante. Jacques s'est approche de nous, nous a entourees de ses bras, et nous a embrassees toutes deux. "Va donc chercher de la lumiere, mechant!" lui ai-je dit. Il est sorti sans repondre et n'est rentre qu'une demi-heure apres. Nous etions installees deja, moi a mon metier, Sylvia a copier de la musique. "Tu as une femme bien brave," lui a dit Sylvia avec son ton de gaiete qui est toujours un peu brusque. Il a fait semblant de n'y rien comprendre, sans doute pour me mystifier, et il a pretendu qu'il etait dans le parc depuis plus d'une heure, et qu'il n'en etait pas sorti un instant. Mes enfants se portent a merveille et grossissent a vue d'oeil comme des poussins. Jacques me contrarie bien un peu quelquefois a leur egard. Il s'en occupe plus qu'il ne convient a un homme, et pretend que je n'y entends rien. Sylvia se met entre nous; elle emporte le berceau et dit: "Cela ne vous regarde ni l'un ni l'autre; ces enfants-la sont a moi." XXXVIII DE FERNANDE A CLEMENCE. Lundi. Decidement, ma chere, il y a un revenant dans la maison; Jacques et Sylvia en rient; pour moi, je ne suis pas rassuree du tout. Ou c'est un monsieur tres-effronte qui vient faire un petit roman sous nos fenetres, ou c'est un voleur bien eleve, qui s'y prend de cette maniere pour s'introduire dans la maison. Le jardinier a vu se promener une ombre autour de la piece d'eau, a deux heures du matin, et il a eu une telle peur qu'il en est malade. Pauvre homme! il n'y a que moi qui le plaigne. Les chiens ont fait des hurlements epouvantables toute la soiree. J'ai conjure Jacques d'y faire attention, et il n'en a tenu compte; il est sorti avec Sylvia pour voir rentrer les foins dans une metairie voisine, et ils n'ont pas voulu me laisser aller avec eux, parce qu'il tomba beaucoup d'humidite dans notre vallee a cette heure-ci, et que je suis tres-enrhumee. Je commencais a rire moi-meme de mes frayeurs, et je m'appretais a t'ecrire tranquillement, quand j'ai entendu sous ma fenetre le son d'un hautbois. Je n'ai d'abord songe qu'au plaisir de l'ecouter, persuadee que c'etait un de ces mille talents que Jacques possede et que je decouvre en lui tous les jours. Je me suis mise a la fenetre, et, apres qu'il a eu fini, je lui ai dit en me penchant sur le balcon: "Comme un ange! Voila mon gage, beau menestrel." Alors j'ai jete sur la terrasse sablee, qu'eclairait la lune, un bracelet d'or que j'avais au bras. Un homme est sorti aussitot des buissons, l'a ramasse et l'a emporte en courant; mais au meme instant j'ai entendu derriere moi la voix de Jacques, et je suis restee stupefaite. J'ai raconte ce qui venait de m'arriver, et pourtant je n'ai pas ose parler du bracelet. J'ai trouve ma mystification si complete et si ridicule, que j'ai craint les railleries de Sylvia et peut-etre les reproches de Jacques; car c'est lui qui m'avait donne ce bracelet; son chiffre y est grave avec le mien, et je suis desesperee de le savoir dans les mains d'un etranger. Plaise a Dieu que ce soit un voleur! J'aurai fait la niaiserie la plus parfaite qu'on puisse faire en lui jetant mes bijoux a la tete; mais le present de Jacques ira chez le fondeur, et ne servira pas de trophee a quelque impertinent. J'ai seulement raconte que j'avais entendu jouer du hautbois, que j'avais appele, croyant m'adresser a Jacques, et que j'avais vu fuir un homme qui m'avait semble a peu pres de sa taille et vetu comme lui. Alors nous nous sommes rappele l'aventure de ma frayeur dans le grand salon d'ete; Jacques a persiste a nier qu'il y fut entre et qu'il se fut diverti a nous ecouter. Dans le doute, je n'ai jamais ose parler du baiser que nous avions recu, Sylvia et moi; pour elle, elle est si distraite et si peu susceptible de s'etonner ou de s'epouvanter de quelque chose, que je gagerais qu'elle ne s'en souvient plus; le fait est qu'elle n'en a rien dit ni a Jacques ni a moi, et que je ne sais que penser de cette singuliere et facheuse aventure. Pour le bracelet, ce n'est certainement pas Jacques qui l'a ramasse; pour le baiser, j'en doute, car il assure tres-serieusement n'etre pas sorti du parc dans ce moment-la. Il est vrai qu'il plaisante quelquefois avec un sang-froid imperturbable, et qu'il s'amuse peut-etre en lui-meme de ma honte et de mon incertitude. En attendant que nous sachions ce que signifient ces mauvaises plaisanteries de notre follet, je veux te parler de l'eternelle affaire de la naissance de Sylvia. Est-ce que tu penses qu'elle serait la soeur de Jacques? Je le pense aussi parfois, mais cette idee m'attriste. Pourquoi alors Jacques m'en fait-il un mystere? Me juge-t-il incapable de garder un secret? Si elle est sa soeur, j'en suis plus jalouse que si elle ne l'etait pas; car je gage alors qu'il l'aime plus que moi. Tu te trompes bien, Clemence, si tu crois que je suis capable de cette grossiere jalousie qui consisterait a craindre de la part de mon mari une infidelite des sens; ce que je surveille avec envie, ce que j'interroge avec angoisse, c'est son coeur, son noble coeur, ce tresor si precieux, que l'univers devrait me le disputer, et que je n'ose me flatter d'etre digne de le posseder a moi seule tout entier. Sylvia est bien plus raisonnable, bien plus courageuse, bien plus instruite que moi; son age, son education et son caractere la rapprochent de Jacques, et doivent etablir entre eux une confiance bien mieux fondee. Moi je suis une enfant qui ne sait rien et qui ne comprend guere. Pour les arts et les petites sciences que Sylvia me demontre, il me semble que je ne manque pas d'intelligence; mais quand il est question de la science du coeur, je n'y comprends plus rien, et je ne concois meme pas qu'il y en ait une; je n'entends rien a leur courage, a leurs principes d'heroisme et de stoicisme. Que cela soit fait pour eux, c'est possible; mais que Dieu m'impose la force, a moi, pourquoi faire? J'ai toujours ete habituee a l'idee d'obeir par necessite, et quand j'ai agite en moi-meme l'aride pensee de l'avenir, je n'ai jamais souhaite d'autre bonheur que d'etre protegee, aidee et consolee par l'affection d'un autre. Il me semblait, dans les premiers jours, que mon mariage avec Jacques etait la plus parfaite realisation de ce reve. D'ou vient donc qu'il parait quelquefois regretter de ne pas trouver en moi son egale? D'ou vient que sa protection et sa bonte me font si souvent souffrir? Jeudi. Je ne sais que penser de ce qui se passe; je croirais volontiers que Sylvia, avec son nom fantastique, son caractere etrange et son regard inspire, est une espece de fee qui attire sous diverses formes le diable autour de nous. Hier, on vint nous dire qu'un sanglier etait sorti des grands bois et s'etait retire dans un des taillis de notre vallee. Cette chasse me fit bien un peu peur, non pour moi, qui suis toujours entouree et gardee comme une princesse, mais pour Jacques, qui s'expose a tous les dangers. Sa prudence, son adresse et son sang-froid ne me rassurent pas tout a fait; aussi j'essayai de le detourner de la pensee de lui donner l'assaut; mais Sylvia sautait de joie a l'idee de frapper la bete et de donner cours a son humeur energique et un peu feroce, a ce que nous pretendons. En une demi-heure nous fumes habillees pour la chasse; nos chevaux furent prets; les piqueurs, les chiens et les cors etaient deja en avant. Sylvia montait un petit cheval arabe tres-fringant que je n'ai jamais ose monter, et aussitot que je vis comme elle s'en faisait obeir, elle quia beaucoup moins de principes d'equitation que moi, j'en fus toute jalouse et toute boudeuse. Elle s'amusait a me depasser, a caracoler dans des chemins etroits et dangereux, ou les excellentes jambes de sa monture faisaient miracle. J'ai une tres-belle et bonne jument anglaise; mais je suis si poltronne, et j'exige d'un cheval tant de soumission et de tranquillite, que j'etais loin de briller comme Sylvia, et qu'elle m'eclipsait aux yeux de Jacques. "Je parie, me dit-elle comme nous entrions dans le taillis, que tu meurs d'envie a present d'etre a ma place?" Elle ne pouvait pas deviner plus juste. "Eh bien, me dit-elle, changeons vite de cheval, et que Jacques te voie sur son cher Chouiman au moment ou il s'y attend le moins." Nous etions seules avec deux domestiques; Sylvia avait deja saute a terre et tenait Chouiman par la bride, avant qu'un des deux butors qui nous accompagnaient eut songe a quitter l'etrier. Au meme instant, le sanglier, debusque par les chiens, vint droit a nous et passa a trois pas de moi sans songer a attaquer personne; mais le cheval arabe eu peur, se cabra et faillit renverser Sylvia, qui s'obstinai a ne pas lui lacher la bride. Alors un homme qui me semblait etre un de nos piqueurs, car il etait vetu a peu pres comme eux, sortit de je ne sais ou, et retint le cheval pret a s'echapper. Je n'avais plus aucune envie de l'essayer. Cet homme aida Sylvia a remonter; mais aussitot qu'elle fui en selle, et comme il lui presentait sa bride, elle lui cingla les doigts de sa cravache, en disant: _Ah! ah!_ d'une maniere qui semblait exprimer la surprise et la moquerie. L'inconnu disparut comme il etait venu au milieu des branches, et je demandai a Sylvia, avec une avide curiosite, ce que cela signifiait. "Oh! rien repondit-elle, un piqueur maladroit qui m'a ecorche la main avec ses bons offices.--Et tu cravaches un homme pour cela? lui dis-je.--Pourquoi non?" dit-elle. Puis elle repartit au galop, et je fus forcee de la suivre, assez peu satisfaite de cette explication, et au moins tres-etonnee des manieres de Sylvia avec les piqueurs de mon mari. Je demandai aux domestiques le nom de cet homme; ils me dirent qu'ils ne l'avaient jamais vu. La chasse nous occupa pendant plusieurs heures, et Sylvia semblait ne pas avoir autre chose dans l'esprit. Je l'observais, car je soupconnais un peu ce revenant d'etre quelque amant au desespoir. Ce qui se passa au retour de la chasse me rejette dans de nouvelles incertitudes. Nous revenions par la traverse aux premieres clartes le la lune; c'etait une des plus belles soirees que nous ayons eues cette annee. Il faisait un peu frais; mais le paysage etait si bien eclaire, l'air etait si parfume des plantes aromatiques qui croissent dans les ruisseaux, le rossignol chantait si bien, que j'etais vraiment disposee aux idees romanesques. Jacques proposa de prendre un chemin encore plus court que celui que nous suivions. "Il est assez difficile pour les chevaux, me dit-il, et je n'ai pas encore ose t'y conduire; mais puisque tu as eu aujourd'hui un si grand acces de courage que de vouloir essayer Chouiman, tu auras bien celui de descendre au pas un sentier un peu raide.--Certainement, lui dis-je, puisque tu crois qu'il n'y a pas de danger." Et nous nous mimes en route dans un ordre tres-pittoresque. Un groupe de chasseurs, escorte des limiers et des cors, marchait en tete, portant le sanglier, qui etait enorme; les cavaliers venaient ensuite, nous au centre; nous entourions le flanc de la colline d'une ligne noire d'ou partait de temps en temps un eclair quand le sabot d'un cheval heurtait le roc. Derriere nous, un autre corps de piqueurs et de chiens suivait lentement, et les fanfares s'appelaient et se repondaient des deux extremites de la caravane. Quand nous fumes au plus rapide du sentier, Jacques dit a un des piqueurs de prendre la bride de mon cheval, et de le soutenir pour descendre; puis il proposa a Sylvia de faire une folie. "Une folie? dit-elle; lancer nos chevaux d'ici a la plaine?--Oui, dit Jacques; je te reponds des jambes de Chouiman si tu ne le contraries pas.--Allons!" repondit la mauvaise tete; et, sans ecouter mes reproches et mes cris, ils partirent comme la fondre par une pente lisse, mais rapide, qui formait le flanc de la colline. Il me passa une sueur froide par tous les membres, et mon coeur ne reprit le mouvement que quand je les vis arriver sans accident au bas de la pente. Alors je m'apercus que les cavaliers qui etaient devant etaient alles plus vite que mon cheval guide par un pieton, et que ceux qui etaient derriere, stupefaits sans doute de l'audace de Jacques et de Sylvia, s'etaient arretes pour les regarder, de maniere que je me trouvais seule sur le sentier avec l'homme qui tenait ma bride a une assez grande distance des uns et des autres. Toutes les histoires de voleurs et de revenants qui m'ont trotte par la cervelle depuis cinq ou six jours me revinrent a l'esprit, et cet homme qui marchait aupres de moi commenca a me faire une peur epouvantable. Je le regardais avec attention et ne reconnaissais en lui aucun des piqueurs de mon mari. Il me semblait au contraire reconnaitre l'homme mysterieux que Sylvia avait gratifie le matin d'un si joli coup de cravache sur les doigts. Cependant je n'avais pas eu le temps de faire grande attention a son vetement, et de son visage enfonce sous un grand chapeau de paille je n'avais vu qu'une barbe noire, qui m'avait paru sentir le brigand d'une lieue. En ce moment, quoiqu'il fut bien pres de moi, je le voyais encore moins, parce qu'il etait plus bas que moi et que son chapeau me le cachait entierement; cependant, comme il etait paisible et silencieux, je me rassurai peu a peu. Je ne connais pas tous les gardes forestiers et paysans amateurs de la chasse qui viennent, avec la permission de Jacques, s'adjoindre a nous quand ils entendent le son du cor dans la vallee, et que souvent, au retour, mon mari invite a venir se rafraichir avec ses piqueurs. Presque tous sont vetus d'une blouse et coiffes d'un chapeau de paille. Le fait est que je commencais a ne plus rien craindre, et a croire Sylvia tres-capable de frapper un piqueur ni plus ni moins qu'un negre. J'eus donc la hardiesse d'adresser la parole a mon guide, et de lui demander si le chemin ne me permettait pas d'aller seule." Oh! pas encore!" me repondit-il. Le son de sa voix et l'expression presque suppliante de sa reponse etaient si peu d'un piqueur, que la peur me prit de nouveau. Si j'avais le courage de Sylvia, pensais-je, je donnerais un grand coup de cravache a ce brigand, et pendant qu'il se frotterait les doigts d'un air consterne, j'irais en un temps de galop rejoindre les autres chasseurs. Mais outre que je n'oserais jamais, si c'est un vrai domestique, j'aurais fait la chose du monde la plus insolente et la plus singuliere. Au milieu de ces reflexions, je vis pourtant que nous approchions sans accident des cavaliers, et au moment ou j'allais presser mon cheval avec le talon pour le degager des mains de l'homme mysterieux, celui-ci se retourna a demi vers moi, et, elevant le bras, il retroussa la manche de sa blouse. Je vis alors briller quelque chose que je reconnus pour mon bracelet. Je n'eus pas la force de crier, et l'inconnu, lachant ma bride, resta sur le bord du chemin, en me disant a demi-voix ces etranges paroles: "J'espere en vous." Puis il s'enfonca dans un massif d'arbres, et je m'enfuis au galop plus morte que vive. Ce qui me tourmente et m'afflige le plus dans tout cela, c'est l'espece de mystere que la finalite a etabli entre moi et cet homme. A present, je vois tous les inconvenients qui resultent du bracelet, et j'ose moins que jamais en parler a Jacques. S'il allait le chercher et le provoquer en duel! S'il allait m'accuser d'imprudence et de legerete! Je suis bien malheureuse, car j'ai cru certainement jeter mon bracelet a Jacques lui-meme; et celui qui l'a recu croit que je suis une petite personne romanesque, facile a conquerir avec un baiser dans l'obscurite et un air de hautbois. Je suis fachee a present de ne lui avoir pas parle pour lui expliquer ma meprise et lui redemander mon bracelet. Peut-etre me l'eut-il rendu. Mais j'ai perdu la tete, comme je fais toujours dans les occasions ou un peu de sang-froid me serait necessaire. J'ai essaye de savoir ce que Sylvia pense de cet homme. Elle pretend que je suis folle, et qu'il n'y a point d'autre _homme_ dans la vallee que Jacques. Celui que le jardinier a vu est, selon elle, un voleur de fruits; celui qui a joue du hautbois, un comedien ambulant, ou bien un commis voyageur qui aura couche a l'auberge du village, et se sera amuse a sauter le fosse du jardin, afin de se vanter dans quelque estaminet d'avoir eu une aventure romanesque dans son voyage. Quant a l'homme au coup de cravache, elle persiste a dire que c'est un paysan; et je n'ose parler de l'homme au bracelet, car l'idee qu'un commis voyageur ou un musicien ambulant croit avoir recu ce gage de ma bienveillance, me cause une mortification extreme. Au fait, quant a cela, l'explication de Sylvia me parait assez admissible; si je ne craignais de causer quelque malheur, je confierais tout a Jacques, et il irait chatier cet impertinent comme il le merite. Mais cet homme peut etre brave et habile duelliste. L'idee d'engager Jacques dans une affaire de ce genre me fait dresser les cheveux sur la tete. Je me tairai. XXXIX. D'OCTAVE A M. ***. De la vallee de Saint-Leon. Tu m'as souvent dit que j'etais fou, mon cher Herbert, et je commence a le croire. Ce qu'il y a de certain, c'est que je suis fort content de l'etre, car sans cela je serais fort malheureux. Si tu veux savoir ou je suis et de quoi je suis occupe, j'aurai quelque embarras a le repondre. Je suis dans un pays ou je n'ai jamais mis le pied, que je ne connais pas, ou je n'ose marcher que sous un deguisement. Quant a mes occupations, elles consistent a errer autour d'un vieux chateau, a jouer du hautbois au clair de la lune, et a recevoir de temps en temps un coup de cravache sur les doigts. Tu as du etre peu surpris de mon brusque depart, quand tu auras su que Sylvia avait quitte Geneve un mois auparavant. Tu auras suppose que j'etais alle la rejoindre, et tu ne te seras pas trompe. Mais ce que tu ne supposes certainement pas, c'est que, sans invitation et meme sans permission, je me sois mis a courir sur ses traces. Elle a quitte son ermitage du Leman avec la bizarrerie qu'elle met dans toutes ses resolutions, et par suite d'une de ces idees spontanees qui lui viennent au moment ou l'on se croit le plus tranquille et le plus heureux des hommes a ses pieds. Etrange creature, trop passionnee ou trop froide pour l'amour, je ne sais, mais, a coup sur, trop belle et trop superieure a son sexe pour passer devant les yeux d'un homme sans le rendre un peu fou. Je savais que M. Jacques etait marie, et je pensais bien qu'elle etait allee s'installer aupres de lui; car, depuis plusieurs mois, elle m'annoncait ce projet chaque fois qu'elle etait de mauvaise humeur et qu'elle voulait me desesperer. Mais je ne savais pas si M. Jacques etait maintenant en Touraine ou en Dauphine; car dans l'orgueilleux billet que Sylvia avait laisse pour moi a l'ermitage, elle n'avait pas daigne me dire ou elle portait ses pas; c'est donc absolument au hasard que je suis venu ici. Je me suis installe dans la cabane d'un vieux garde-chasse avare et sournois, que j'ai choisi pour hote sur sa mauvaise mine, et qui pour de l'argent m'aiderait a assassiner tous les hommes et a enlever toutes les femmes du pays. C'est donc au milieu des bois que peuvent me chercher tes conjectures, dans la plus romantique vallee du monde, protege par un deguisement de chasseur braconnier plutot que vetu en honnete homme, braconnant en effet sous la protection de mon hote, et preparant avec lui, tous les soirs, le souper que nous avons conquis les armes a la main; dormant sur un grabat, lisant quelques chapitres de roman a l'ombre des grands chenes de la foret, hasardant des excursions sentimentales et mysterieuses autour de la demeure de mon inhumaine, ni plus ni moins que le comte Almaviva, et t'ecrivant sur un genou, a la lueur d'une torche de resine. Ce qu'il y a de plus ridicule dans tout cela, c'est que je le fais serieusement, et que je suis vraiment triste et amoureux comme un ramier. Cette Sylvia fait le desespoir de ma vie, et je donnerais un de mes bras pour ne l'avoir jamais rencontree. Tu la connais assez pour concevoir ce qu'un homme aussi peu charlatan que moi doit avoir a souffrir de ses caprices romanesques et du dedain superbe qu'elle a pour tout ce qui sort du monde ideal ou elle s'enferme. Il y a bien un peu de ma faute dans mon malheur. Je l'ai trompee, ou plutot je me suis trompe moi-meme en lui faisant croire que j'etais un transfuge de ce monde-la, et que je me sentais capable d'y retourner. Oui, je l'ai cru en effet, et, dans les premiers jours, j'ai ete tout a fait l'homme qu'elle devait ou qu'elle pouvait aimer. Mais peu a peu l'indolence et la legerete de mon caractere ont repris le dessus. La raison m'a fait de nouveau entendre sa voix, et Sylvia m'a semble ce qu'elle est en effet, enthousiaste, exageree, un peu folle. Mais cette decouverte ne suffisait pas pour m'empecher de l'aimer a la passion. L'exageration, qui rend les filles de province si ridicules, rendait Sylvia si belle, si frappante, si inspiree, que c'est la peut-etre son plus grand charme et sa plus puissante seduction. Mais elle l'a recu de Dieu pour son malheur et pour celui de ses amants, car elle peut se faire admirer, et ne peut persuader. Orgueilleuse jusqu'a la folie, elle veut agir comme si nous etions encore au temps de l'age d'or, et pretend que tous ceux qui osent la soupconner sont des laches et des pervers. Du moment que j'ai vu avec inquietude la singularite de sa conduite, et que j'ai pris de la jalousie a cause de la liberte de ses demarches, j'ai donc ete perdu dans son esprit; et precipite de cette region celeste ou elle m'avait fait asseoir avec elle, je suis tombe dans le monde fangeux des humains, ou cette belle sylphide n'a jamais daigne poser son pied d'ivoire. De ce moment, notre amour a ete une suite de ruptures et de raccommodements. Je me souviens que tu m'as dit, un jour que je te racontais tristement une de ces querelles apres la reconciliation: "De quoi te plains-tu?" Ah! mon ami, tu peux connaitre les femmes; mais tu ne connais pas Sylvia. Avec elle, le moindre tort est de la plus terrible importance, et chaque nouvelle faute creuse une tombe ou s'ensevelit une partie de son amour. Elle pardonne, il est vrai; mais ce pardon est pire que sa colere. La colere est violente est pleine d'emotion; le pardon de Sylvia est froid et inexorable comme la mort. En proie a mille soupcons, tourmente, incertain, tantot craignant d'etre dupe de la plus insigne coquette, tantot craignant d'avoir outrage la plus pure des femmes, j'ai vecu malheureux aupres d'elle, mais je n'ai jamais eu la force de m'en detacher. Vingt fois elle m'a chasse, et vingt fois j'ai ete lui demander ma grace apres avoir vainement essaye de vivre sans elle. Dans les premiers jours de mon bannissement, j'esperais m'applaudir d'avoir recouvre ma liberte et mon repos. Je me laissais aller delicieusement au bien-etre de l'indifference et de l'oubli. Mais bientot l'ennui me faisait regretter les agitations et les nobles souffrances de la passion. Je jetais mes regards autour de moi pour chercher un autre amour; mais l'indolence de mon esprit et l'activite de mon caractere m'eloignaient egalement des autres femmes. Mon caractere me portait a leur preferer la chasse, la peche, tous ces plaisirs energiques de la campagne que Sylvia partageait avec moi. Mon esprit s'effrayait de recommencer un apprentissage et de tenter une nouvelle conquete. Et puis quelle femme peut etre comparee a Sylvia pour la beaute, l'intelligence, la sensibilite et la noblesse du coeur? Oui, quand je l'ai perdue, je lui rends justice, je m'etonne et m'indigne d'avoir pu soupconner une femme si grande, et dont la conduite hautaine me prouve a quel point elle etait incapable de descendre au mensonge. Mais quand je la retrouve, je souffre de son caractere raide et inflexible, de son humeur violente, de son mysticisme intolerant et de ses exigences bizarres. Elle ne se plie a aucune de mes imperfections; elle ne pardonne a aucun de mes defauts; elle tire argument de tout pour me demontrer a quel point son ame est superieure a la mienne, et rien n'est plus funeste a l'amour que cet examen mutuel de deux coeurs jaloux et orgueilleux de se surpasser. Le mien se lassait bien vite de cette lutte; j'aurais mieux aime un amour moins difficile et moins sublime. Sylvia m'accablait de son dedain, et quelquefois me prouvait la pauvrete de mon coeur avec tant de chaleur et d'eloquence, que je me persuadais n'etre pas ne pour l'amour et que je n'oserais me persuader encore que je suis digne de le connaitre. Mais, s'il en est ainsi, pourquoi suis-je ne, et a quoi Dieu me destine-t-il en ce monde? Je ne vois pas vers quoi ma vocation m'attire. Je n'ai aucune passion violente, je ne suis ni joueur, ni libertin, ni poete; j'aime les arts, et je m'y entends assez pour y trouver un delassement et une distraction; mais je n'en saurais faire une occupation predominante. Le monde m'ennuie en peu de temps; je sens le besoin d'y avoir un but, et nul autre but ne m'y semble desirable que d'aimer et d'etre aime. Peut-etre serais-je plus heureux et plus sage si j'avais une profession; mais ma modeste fortune, qu'aucun desordre n'a entamee, m'a laisse la liberte de m'abandonner a cette vie oisive et facile a laquelle je me suis habitue. M'astreindre aujourd'hui a un travail quelconque me serait odieux. J'aime la vie des champs, mais non pas sans une compagne qui me fasse gouter les plaisirs de l'esprit et du coeur, au sein de cette vie materielle ou l'effroi de la solitude me gagnerait bientot. Peut-etre suis-je propre au mariage; j'aime les enfants, je suis doux et range, je crois que je ferais un tres-honnete bourgeois dans quelque ville du second ordre de notre paisible Helvetie. Je pourrais me faire estimer comme cultivateur et pere de famille; mais je voudrais que ma femme fut un peu plus lettree que celles qui tricotent un bas bleu du matin au soir. Et moi-meme je craindrais de m'abrutir en lisant mon journal et en fumant au milieu de mes dignes concitoyens et des pots de biere; presque aussi simples et inoffensifs les uns que les autres. Enfin, il me faudrait trouver une femme inferieure a Sylvia, et superieure a toutes celles que je pourrais obtenir, a ma connaissance. Mais, avant tout, il faudrait guerir de l'amour que j'ai pour Sylvia, et c'est une maladie dont mon ame est encore loin d'etre delivree. Ne sachant que faire, je suis venu ici essayer encore mon destin. D'abord j'avais l'intention de me jeter a ses pieds, comme a l'ordinaire, et puis le caprice m'a pris de l'epier un peu, de consulter l'opinion de ce qui l'entoure, de la connaitre, et de la voir enfin sans qu'elle s'en doutat, afin de m'oter de l'esprit, une fois pour toutes, les soupcons qui m'ont tourmente si souvent, et qui me tourmenteront peut-etre encore; car Sylvia a un talent extraordinaire pour les faire naitre, un mepris profond pour les explications les plus faciles, et moi une pauvre tete qui se cree promptement des tourments cruels. Je n'ai pu obtenir aucune des lumieres que je cherchais, car mon imperatrice Sylvia n'est ici que depuis trois semaines, et on n'avait jamais entendu parler d'elle dans le pays. Si elle savait que ces idees m'ont passe par la tete, elle ne me pardonnerait jamais; mais elle le saura d'autant moins que le cours de mes observations est a peu pres termine. Hier, elle m'a reconnu sous mon deguisement et m'a accueilli d'une maniere fort impertinente. Je serai donc oblige de me montrer. Jacques me connait et me decouvrirait bientot. Ils riraient peut-etre ensemble a mes depens, si je ne prenais le parti d'aller en rire moi-meme avec eux. Ce Jacques est certes un galant homme, dont le caractere froid et l'exterieur reserve ne m'ont jamais permis beaucoup de familiarite, et contre lequel jusqu'ici je me suis senti d'ailleurs des mouvements de jalousie epouvantables. A present, j'ai des raisons pour savoir que j'ai ete injuste et grossier dans mes soupcons. Mais je lui en veux un peu d'avoir ete de moitie dans la fierte superbe avec laquelle Sylvia a refuse longtemps de me rassurer en m'expliquant leur parente et leurs relations. Je lui en veux aussi d'etre pour Sylvia le type de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus beau dans le monde, la seule ame digne de voler sur la meme ligne que la sienne dans les champs de l'empyree, en un mot l'objet d'un amour platonique et d'un culte romanesque dont je ne suis plus jaloux, mais qui me cause assez de mortification. Je n'en serai pas moins l'ami et le serviteur de M. Jacques en toute occasion; mais si, avant de lui donner une poignee de main, je pouvais le taquiner un peu et me venger de Sylvia en me montrant epris d'une autre, cela me divertirait. Pour t'expliquer cette nouvelle folie, il faut que tu saches que M. Jacques a le plus joli joyau de petite femme couleur de rose qu'on puisse imaginer. Moins belle que Sylvia, elle est certainement plus gentille, et, a coup sur, son ame romanesque a sa maniere est moins altiere et moins cruelle. J'en ai pour gage un bracelet qui m'a ete jete par une fenetre avec de tres-douces paroles, un soir que je croyais adresser a ma tigresse les accents passionnes de mon hautbois. Je suis loin d'etre assez fat pour en tirer grande vanite, car je ne sache pas qu'elle ait encore pu voir ma figure, et ce soir-la elle n'avait pas meme entrevu mon spectre; c'est donc au son du hautbois, a l'enivrement d'un soir de printemps et a quelque reve de pensionnaire en vacances qu'elle aura accorde ce gage de protection. Je suis un trop honnete homme et un heros de roman trop maladroit pour abuser serieusement de cette petite coquetterie; mais il m'est bien permis de faire durer encore le roman pendant quelques jours. J'ai debute par un baiser, qui peut-etre a laisse quelque emotion dans le coeur de la blonde Fernande, quand elle a su qu'elle avait ete embrassee avec Sylvia, dans l'obscurite, par un autre que son mari. Ne me trouves-tu pas devenu bien scelerat par depit, moi qui le suis si peu par nature? Ce soir-la, vraiment, j'etais tout occupe de Sylvia; j'etais entre par une des portes de glace du salon qui donne sur les bosquets du jardin, avec l'intention d aller ouvertement demander pardon a Sylvia des torts que j'ai et de ceux que je n'ai pas. Elles jouaient du piano; il faisait sombre; elles ne s'apercurent pas de la presence d'un tiers. Je m'assis sur le sofa. Une d'elles vint s'asseoir aupres de moi sans me voir. J'allais la saisir dans mes bras, quand je reconnus au piano la voix de Sylvia. J'ecoutai une petite conversation sentimentale qu'elles eurent ensemble, et, au moment ou elles me decouvrirent, j'embrassai Sylvia, et j'allais parler, lorsque Fernande, me prenant pour son mari et m'entendant embrasser sa compagne, approcha son visage du mien, avec une petite maniere d'enfant jaloux a laquelle je t'aurais bien defie de resister. Je ne sais comment, dans l'obscurite, mes levres rencontrerent les siennes. Ma foi! je fus si trouble de cette aventure que je m'enfuis sans leur faire savoir que je n'etais pas Jacques. Depuis ce temps, je sais par mon vieux hote, qui est l'oncle de Rosette, soubrette de ces dames, que la belle Fernande a des terreurs paniques, et n'entend pas remuer une feuille dans le parc ou trotter une souris dans le chateau, sans se trouver mal. Rien n'est plus propre a l'audace d'un lutin que les frayeurs et les evanouissements de sa chatelaine; heureusement pour Fernande, je ne suis ni audacieux ni amoureux a ce point. Mais ces aventures m'amusent et m'occupent; j'ai vingt-quatre ans, cela m'est bien permis. Le beau temps, le clair de lune, cette vallee sauvage et pittoresque, ces grands bois pleins d'ombre et de mystere; ce chateau a mine venerable, qui est assis gravement sur le doux penchant d'une colline; ces chasseurs qui arpentent la vallee et la font retentir des hurlements des chiens et des sons du cor; ces deux chasseresses, plus belles que toutes les nymphes de Diane, l'une brune, grande, fiere et audacieuse, l'autre blanche, timide et sentimentale, montees toutes deux sur des chevaux superbes et galopant sans bruit sur la mousse des bois: tout cela ressemble a un reve, et je voudrais ne pas m'eveiller. XL. DE FERNANDE A CLEMENCE. Mardi. Cette histoire se complique et commence a me causer beaucoup de trouble et de chagrin: J'ai eu grand tort de cacher tout cela a Jacques; mais a present, chaque jour de silence agrandit ma faute, et je crains reellement ses reproches el sa colere. La colere de Jacques! je ne sais ce que c'est, je ne puis croire qu'il me la fasse jamais connaitre; et pourtant, comment un mari peut-il apprendre tranquillement que sa femme a recu d'un autre une declaration d'amour? Oui, Clemence, voila ou m'a conduite cette fatale meprise du bracelet. Hier soir, j'etais dans ma chambre avec mes enfants et Rosette; ma fille semblait souffrante et ne pouvait s'endormir. Je dis a Rosette d'emporter la lumiere, qui peut-etre l'incommodait. J'etais depuis quelque temps dans l'obscurite avec ma petite sur mes genoux, et je tachais de l'apaiser en chantant; mais elle ne criait que plus fort, et cela commencait a m'inquieter, lorsque le son du hautbois s'eleva, de l'autre extremite de l'appartement, comme une voix plaintive et douce. L'enfant se tut aussitot et resta comme ravi a l'ecouter; pour moi, je retenais ma respiration; la surprise et la peur me rendaient incapable de mouvement. L'inconnu etait dans ma chambre, seul avec moi! Je n'osais appeler, je n'osais fuir. Rosette entra comme le hautbois venait de se taire, et s'emerveilla de voir la petite silencieuse et calmee. "Va chercher de la lumiere, bien vite, bien vite, lui dis-je, j'ai une peur epouvantable; pourquoi m'as-tu laissee seule?--Il va falloir que madame reste encore seule, repondit-elle, pendant que j'irai chercher la lumiere en bas.--Ah! mon Dieu! pourquoi n'en as-tu pas dans ta chambre? lui repondis-je. Non! n'y va pas, ne me laisse pas ainsi. N'as-tu rien entendu, Rosette? Es-tu sure qu'il n'y ait personne avec nous dans la chambre?--Je ne vois personne que madame, les enfants et moi, et je n'ai entendu que la flute.--Qui est-ce qui jouait de la flute?--Je ne sais pas; monsieur, apparemment; quel autre dans la maison saurait en jouer!--Est-ce toi qui es la, Jacques? m'ecriai-je; si c'est toi, ne t'amuse pas a m'effrayer, car je mourrais de peur." Je savais bien que ce n'etait pas Jacques, mais je parlais ainsi pour forcer notre persecuteur a s'expliquer ou a se retirer. Personne ne repondit. Rosette ouvrit les rideaux, et, au clair de la lune, examina tous les recoins de l'appartement sans y decouvrir personne. Elle trouvait, sans doute, mes frayeurs bien ridicules, et j'en eus honte moi-meme; je lui dis d'aller chercher de la lumiere, et quand elle fut sortie, j'allai tirer le verrou derriere elle. Mais c'etait bien inutile, car l'inconnu entra par la fenetre. Je ne sais comment il s'y prit, et si de la galerie superieure il a eu l'audace de se risquer sur ma persienne, ou si, a l'aide d'une echelle, il sera venu d'en bas; le fait est qu'il entra aussi tranquillement que dans la rue. La colere me donna des forces, et je m'elancai devant le berceau de mes enfants, en criant au secours; mais il s'agenouilla au milieu de la chambre, en me disant d'une voix douce: "Comment est-il possible que vous ayez peur d'un homme qui voudrait pouvoir vous prouver son devouement en mourant pour vous?--Je ne sais qui vous etes, Monsieur, lui repondis-je d'une voix tremblante; mais, a coup sur, vous etes bien insolent d'entrer ainsi dans ma chambre; partez, partez! que je ne vous revoie jamais, ou j'avertirai mon mari de votre conduite.--Non, dit-il en se rapprochant, vous ne le ferez pas; vous aurez pitie d'un homme au desespoir." Je vis en ce moment le bracelet, et l'idee me vint de le redemander. Je le fis d'un ton d'autorite et en jurant que j'avais cru le jeter a mon mari. "Je suis pret a vous obeir en tout, dit-il d'un air resigne; reprenez-le, mais sachez que vous me reprenez le seul honneur et le seul espoir de ma vie." Alors il s'agenouilla de nouveau tout pres de moi et me tendit son bras. Je n'osais reprendre moi-meme le bracelet; il eut fallu toucher sa main ou seulement son vetement, et je ne trouvais pas cela convenable. Alors il crut que j'hesitais, car il me dit: "Vous avez compassion de moi, vous consentez a me le laisser, n'est-ce pas, o ma chere Fernande!" Et il saisit ma main, qu'il baisa plusieurs fois tres-insolemment. Je me mis a crier, et des pas se firent entendre aussitot dans la galerie voisine; mais avant que l'on eut le temps d'entrer, l'inconnu avait disparu, comme un chat, par la fenetre. Jacques et Sylvia frapperent alors a la porte, que j'avais fermee au verrou et que je ne songeais plus a ouvrir, tout en leur criant d'entrer au nom du ciel. Cette circonstance du verrou, qui se trouvait fatalement liee a l'entree d'un homme dans ma chambre, m'empecha de raconter ce qui s'etait passe; je dis que j'avais entendu le hautbois, que j'avais envoye Rosette chercher de la lumiere, qu'elle m'avait enfermee par megarde; que j'avais cru entendre du bruit dans ma chambre et que j'avais perdu la tete. Comme on me tient pour folle de peur, on ne m'en demanda pas davantage. Rosette assura bien avoir entendu le hautbois en traversant la galerie, on fit quelques recherches dans la maison et dans le jardin. On ne trouva personne, et on decreta, en riant, qu'on ferait venir un piquet de gendarmerie pour me garder. Sylvia alla chercher le dolman et le shako de Jacques, et s'en affubla avec de fausses moustaches; elle se planta ainsi derriere moi le sabre en main, affectant de suivre tous mes pas par la chambre pour me servir d'escorte. Elle etait jolie comme un ange avec ce costume. Nous avons ri jusqu'a minuit, et le reste de la nuit s'est passe fort tranquillement. Mais mon esprit est bien agite! Je sens que je suis engagee dans une aventure folle et imprudente, qui peut-etre aura des suites fatales. Fasse te ciel qu'elles retombent toutes sur moi seule! Jeudi. Je viens de recevoir le billet suivant, qui a ete remis a Rosette par son oncle le garde-chasse: "Belle et douce Fernande, ne soyez pas irritee contre moi, et ne vous meprenez pas sur les motifs de ma conduite. Vous pouvez me sauver du malheur eternel et me rendre le plus heureux des amis et des amants; j'aime Sylvia, et j'en ai ete aime. Je ne sais par quel crime irreparable j'ai perdu sa confiance et merite sa colere. Je ne renoncerai a elle qu'avec la vie; et _j'espere en vous_, en vous seule. Vous avez une ame aimante et genereuse, je le sais; je vous connais plus que vous ne pensez. Le bracelet que vous avez cru jeter a voire mari et que je vous rendrai, si vous ne l'accordez a la sainte amitie d'un frere, est a mes yeux un gage de confiance et de salut. Pardonnez-moi de vous avoir effrayee; j'esperais pouvoir vous parler en secret; je vois que cela sera impossible si vous ne m'accordez vous-meme cette grace; et vous me l'accorderez, n'est-ce pas, bel ange aux cheveux blonds? Votre mission sur la terre est de consoler les infortunes. J'irai vous attendre ce soir sous le grand ormeau des quatre sentiers, a l'entree du Val-Brun; faites-vous accompagner, si vous voulez, d'une personne sure, mais que ce ne soit pas votre mari. Il me connait, et je me flatte de posseder son estime et son amitie; mais en ce moment-ci il m'est contraire, et si vous ne travaillez a me justifier, je n'ai aucun espoir de rentrer en grace. Si vous ne venez pas, je deposerai votre bracelet sous la pierre du grand ormeau; vous l'y ferez prendre; mais il sera teint du sang "D'OCTAVE." [Illustration: Avec l'homme qui tenait ma bride.] Qu'en penses-tu? que dois-je faire? Mais a quoi sert de te le demander? Tu ne me repondras que dans huit jours, et il faut qu'avant ce soir j'aie pris un parti. Accorder un rendez-vous a ce jeune homme, surtout quand je sais que Jacques n'est pas dans ses interets, pour le reconcilier avec Sylvia, c'est une grande imprudence peut-etre selon le monde; selon ma conscience je n'y vois pourtant aucun mal. S'il y a des inconvenients, il n'y en a que pour moi, qui risque de deplaire a Jacques et d'encourir ses reproches, tandis que je puis rendre, si je reussis, un service a Sylvia et a Octave, peut-etre assurer le bonheur de leur vie entiere; car il n'est pas de bonheur sans l'amour. Sylvia cache en vain son chagrin; je vois maintenant pourquoi ses pensees sont si noires et son avenir si sombre a ses yeux. Si elle a pu aimer ce jeune homme, il doit etre au-dessus du commun et avoir une belle ame; car Sylvia est bien exigeante dans ses affections, et trop fiere pour avoir jamais pu s'attacher a un etre qui n'en eut pas ete digne. Je vois bien maintenant qu'elle a reconnu son amant dans le chasseur qu'elle a si bien corrige de l'envie d'etre prevenant avec elle, et je vois aussi, dans ce coup de cravache, accompagne d'un silence si complet sur sa decouverte, plus de moquerie malicieuse que de veritable colere. Je parie qu'elle meurt d'envie qu'on amene son ami a ses genoux; il est impossible qu'il en soit autrement; cet Octave l'aime a la folie, puisqu'il fait des choses si extraordinaires pour la retrouver. Il a une figure charmante, du moins a ce qu'il m'a semble quand je l'ai entrevu dans ma chambre au clair de la lune. Jacques est severe et inexorable, il traite trop Sylvia comme un homme; il ne devine pas les faiblesses du coeur d'une femme, et ne comprend pas, comme moi, ce que son courage doit cacher d'ennui et de souffrance. Si je refuse d'aider cette reconciliation, c'en est peut-etre fait de son bonheur; peut-etre se condamnera-t-elle a une eternelle solitude; et ce jeune homme, s'il allait se tuer en effet! Je l'en croirais assez capable; il semble veritablement epris. Que faire? Je n'ose me decider a rien; heureusement j'aurai le temps d'y penser d'ici a ce soir. [Illustration: Dans la cabane d'un vieux garde-chasse.] XLI. D'OCTAVE A HERBERT. Mon ami, je me suis hate de remettre les choses sur le pied ou elles doivent etre; car mes affaires commencaient a s'embrouiller. Fernande prenait mes plaisanteries au serieux, et il etait temps de la desabuser; autrement je courais le risque ou d'etre decouvert et recommande par elle a son mari, ou d'etre force de lui faire la cour tout de bon. Je ne voulais ni l'un ni l'autre. Peut-etre, avec ce caractere de femme craintif, nerveux, et toujours dans le paroxysme d'une emotion quelconque, m'eut-il ete facile, aide par le romanesque des circonstances, de tourner les choses a mon profit et de faire beaucoup de progres en peu de temps. Les femmes comme Sylvia se donnent par amour; mais, ou je me trompe bien, ou celles qui ressemblent a Fernande se laissent prendre sans savoir pourquoi, sauf a en etre au desespoir le lendemain. Je ne pense pas; que Lovelace, a ma place, eut agi aussi vertueusement que moi; mais je n'ai pas l'honneur d'etre M. Lovelace, et j'agis selon ma maniere, qui n'a rien de scelerat. Surprendre les sens d'une jeune femme pour laquelle je n'ai point d'amour, et la livrer a la honte et a la colere, en m'adressant le lendemain sous ses yeux a une autre, ce ne serait pas seulement le fait d'un lache, mais celui d'un sot. Car, assurement, apres avoir possede ces deux femmes, je serais chasse et deteste de toutes deux; et je ne crois pas que le souvenir d'avoir presse Fernande une heure dans mes bras valut le bonheur de m'asseoir pendant un an seulement a cote de Sylvia. J'ai donc coupe court a cette intrigue, qui prenait une tournure trop folle; mais trop fou moi-meme pour me resoudre a detruire tout a fait mon roman en un jour, j'ai pris Fernande pour confidente et pour protectrice. Je lui ai ecrit un billet bien sentimental, ou, avec un peu de flatterie, un peu d'exageration et un peu de mensonge, je l'ai engagee a m'accorder une entrevue pour traiter de la grande affaire de ma reconciliation avec Sylvia. J'ai arrange mon plan de maniere a faire durer le plus longtemps possible le mysterieux mais innocent commerce que j'ai etabli avec mon bel avocat. J'aurai donc pour quelques jours encore le clair de lune, les appels du hautbois, les promenades sur la mousse, les robes blanches a travers les arbres, les billets sous la pierre du grand ormeau, en un mot ce qu'il y a de plus charmant dans une passion, les accessoires. Je suis bien enfant, n'est-ce pas? Oh bien, oui! et je n'en ai pas honte. Il y a si longtemps que je suis triste et ennuye! XLII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Eh bien! je me suis decidee a aller consoler cet amant infortune. Tu diras ce que tu voudras, mais il me semble que j'ai bien fait, car je me sens le coeur heureux et attendri. J'ai emmene Rosette, apres lui avoir bien recommande le secret (elle etait deja dans la confidence), et nous avons ete ensemble au grand ormeau. Le pauvre desole est venu a moi avec des transports de joie et de reconnaissance. C'est un bien bon jeune homme que cet Octave, et je suis sure a present qu'il est digne de Sylvia. Il m'a raconte toutes ses peines, et m'a depeint le caractere de Sylvia et le sien de maniere a me faire comprendre par quels endroits ils s'etaient souvent offenses sans raison apparente. Sais-tu que ce recit m'a fait une singuliere impression, et qu'il m'a semble lire l'histoire de mon coeur depuis un an? Pauvre Octave! je le plains plus qu'il ne peut l'imaginer; je comprends le malheur dont il souffre; et je ne sais trop si je ne devrais pas lui conseiller d'oublier a jamais son amour et de chercher quelque ame plus semblable a la sienne. Oui, c'est la meme souffrance, c'est la meme destinee que moi! Une tete jeune, confiante et sans experience comme la mienne, aux prises avec un caractere fier, obstine et grave comme celui de Jacques. Maintenant qu'il m'a fait connaitre Sylvia, je vois bien qu'elle est la soeur de mon mari; si elle n'est que son eleve, il est certain qu'il lui a bien enseigne et fidelement transmis sa maniere d'aimer. Que ne sont-ils epoux! ils seraient a la hauteur l'un de l'autre. Ce ne sera pas une chose aisee, je ne sais pas meme si ce sera une chose possible, que cette reconciliation. Nous n'avons rien conclu, Octave et moi, dans cette premiere entrevue; je ne pouvais rester qu'une heure, et elle a ete toute employee a me mettre au fait de leur position respective. Il m'a promis que le lendemain il me dirait ce qu'il faut faire; j'y retournerai donc ce soir. Il m'est tres-facile de m'absenter une heure sans qu'on s'en apercoive au chateau. Jacques et Sylvia ne sont pas faches de se trouver seuls pour faire ensemble de la philosophie aussi sombre que possible; ils ne tiennent donc pas grand'note de ce que je fais pendant ce temps-la. Dieu sait, d'ailleurs, si Jacques m'aimerait assez a present pour etre jaloux! Ah! que les temps sont changes, ma pauvre amie! Il est vrai que nous sommes heureux maintenant, si le bonheur est dans la tranquillite et dans l'absence de reproches; mais quelle difference avec les premiers temps de notre amour! Il y avait alors en nous une joie toujours vive, un transport continuel, et notre ame, pour etre remplie de passion, n'en etait pas moins calme et sereine. Qui a detruit ce repos? qui a emporte ce bonheur? Je ne puis croire que ce soit moi seule. Il y a eu de ma faute, il est vrai; mais avec un etre plus imparfait et plus indulgent que Jacques, au lieu de relacher nos liens, ces premieres souffrances les auraient peut-etre resserres. D'ou vient qu'Octave, malgre toutes les duretes et les bizarreries de Sylvia, l'aime davantage chaque jour, en proportion des maux qu'il souffre pour elle? D'ou vient que Jacques ne peut se faire enfant avec moi, comme Octave se fait esclave et victime patiente avec Sylvia? A present Jacques semble content, parce que mes enfants me distraient de lui, et que Sylvia le distrait de moi; il n'est pas jaloux de mes enfants, et moi je suis jalouse de sa soeur. Il n'y a plus en apparence entre nous que de l'amitie; il n'en souffre pas, et je passe les nuits a pleurer notre amour. Cette Sylvia, avec son ame de bronze, est-ce la une femme? Jacques ne devrait-il pas preferer celle qui mourrait en le perdant a celle qui est toujours preparee a tous les malheurs, et toujours sure de se consoler de tout? Mais on n'aime que son pareil en ce monde. D'ou vient donc, alors, que j'aime toujours Jacques? Toute sa force, toute sa grandeur, ne servent pas a rendre son amour aussi solide et aussi genereux que le mien. Sylvia ne s'occupe pas plus d'Octave que s'il n'avait jamais existe; elle sait pourtant qu'il est ici et qu'il n'y est venu que pour elle. Elle dort, elle chante, elle lit, elle cause avec Jacques des etoiles et de la lune, et ne daigne pas jeter sur la terre un regard a l'amant devoue qui pleure a ses pieds. Octave est pourtant digne d'un meilleur sort et d'un plus tendre amour. Il a une si douce eloquence, un coeur si pur, une figure si interessante! Je le connais a peine, et je me sens pour lui de l'amitie, tant il a su m'interesser a son sort et me montrer ingenument le fond de son ame! Combien je voudrais pouvoir le reconcilier avec Sylvia et le voir fixe pres de nous! Quel aimable ami ce serait pour moi! Quelle douce vie nous menerions a nous quatre! Je mettrai tous mes soins a ce que ce beau reve se realise; ce sera une bonne action, et Dieu peut-etre benira mon amour, pour avoir rallume celui d'Octave et de Sylvia. XLIII. D'OCTAVE A FERNANDE. Vous m'avez laisse, ce soir, si console, si heureux, o ma belle amie! o mon cher ange tutelaire! que j'ai besoin, en rentrant sous mon toit de fougeres, de vous remercier et de vous dire tout ce que j'ai dans le coeur d'espoir et de reconnaissance. Oui, vous reussirez! vous le voulez fortement, avez-vous dit; vous vous mettrez a genoux pres de moi, s'il le faut, pour implorer la fiere Sylvia, et vous vaincrez son orgueil. Que Dieu vous entende! Comme j'ai bien fait de m'adresser a vous et d'esperer en votre bonte! Votre exterieur ne m'avait pas trompe; vous etes bien cet etre angelique qu'annoncent vos grands yeux et votre doux sourire, et cette taille mignonne, gracieusement courbee comme une fleur delicate, et ces cheveux teints du plus beau rayon du soleil. Quand je vous vis pour la premiere fois, j'etais cache dans le parc, et vous passates pres de moi en lisant. Au premier aspect d'une femme, j'avais cru que vous etiez celle que je cherchais. Ah! vous etiez reellement celle dont j'avais besoin alors, et que Dieu m'envoyait dans sa misericorde. Je me cachai dans le feuillage, et je restai a vous regarder pendant que vous passiez lentement. Vous teniez bien le livre, mais de temps en temps vous leviez vers l'horizon un regard melancolique et distrait, vous aussi vous sembliez n'etre pas heureuse, et s'il faut que je vous dise tout, Fernande, il me semble encore que vous ne l'etes pas autant que vous le meritez. Quand je vous raconte mes souffrances, elles semblent trouver un echo dans votre coeur, et quand je vous dis que l'amour est les premier des maux, plus souvent que le premier des biens, vous me repondez: Oh! oui, avec un accent de douleur inexprimable. Oh! ma bonne Fernande, si vous avez besoin d'un ami, d'un frere, si je puis etre assez heureux pour vous rendre ce service, ou au moins pour alleger vos peines en pleurant avec vous, initiez-moi a ces saintes larmes, et que Dieu m'aide a vous rendre le bien que vous m'avez fait. De ce premier jour ou je vous ai vue, j'ai retrouve le courage de vivre desespere; je venais tenter un dernier effort, resolu a mourir s'il echouait. Le soir j'entrai dans le salon, et j'entendis votre entretien avec Sylvia. La je connus toute votre ame, elle se revela a moi en peu de mots; vous parliez d'amour malheureux; vous parliez de mourir. Vous ne conceviez pas l'avenir solitaire que votre amie envisageait sans frayeur. Oh! celle-ci est ma soeur, me disais-je en vous ecoutant; elle pense comme moi qu'il faut etre aime ou mourir; son coeur est un refuge que je veux implorer; la, du moins, je trouverai de la compassion, et si elle ne peut me secourir, elle me plaindra, sa pitie descendra du ciel comme la manne, et je la recevrai a genoux. Si je suis chasse d'ici, si je dois renoncer a Sylvia, j'emporterai dans mon coeur le souvenir sacre de cette amitie sainte, et je l'invoquerai dans mes souffrances. O Fernande! pourquoi Sylvia est-elle si differente de vous? Ne pouvez-vous pas adoucir son ame indomptable? ne pouvez-vous lui communiquer cette douceur et cette misericorde qui sont en vous? Dites-lui comment on aime, apprenez-lui comment on pardonne; apprenez-lui surtout que l'oubli des torts est plus sublime que l'absence des torts eux-memes, et que, pour m'etre veritablement superieure, il faudrait qu'elle m'eut pardonne. Son ressentiment la rend plus criminelle devant Dieu que toutes mes fautes. La perfection qu'elle cherche et qu'elle reve n'existe que dans les cieux; mais c'est la recompense de ceux qui ont pratique la misericorde sur la terre. Je serai ce soir autour de la maison. La lune ne se leve qu'a dix heures; si vous avez obtenu quelque succes, mettez-vous a la fenetre et chantez quelques paroles en italien; si vous chantez en francais, je comprendrai que vous n'avez rien de favorable a m'apprendre. Mais alors je n'en ai que plus besoin de vous voir, Fernande; venez au rendez-vous a onze heures. Ayez pitie de votre ami, de votre frere. OCTAVE. XLIV. DE FERNANDE A OCTAVE. Je vous ai dit, hier soir, combien j'avais peu de succes: j'ai encore moins d'esperance aujourd'hui. Ne nous decourageons pourtant pas, mon pauvre Octave, et soyez sur que je ne vous abandonnerai pas. Le temps affreux qu'il fait aujourd'hui m'ote l'espoir de vous voir dans la soiree; je prends donc le parti de vous ecrire aussi, et de confier ma lettre a Rosette, qui la mettra sous la pierre du grand ormeau. J'ai essaye de parler de vous a Sylvia, mais j'ai rencontre des difficultes sur lesquelles je n'avais pas assez compte; son caractere raide et reserve a resiste a toutes les investigations de mon amitie. En vain je l'ai assaillie de questions aussi adroites et aussi discretes en meme temps qu'il m'a ete possible de les imaginer, je n'ai meme pas pu obtenir l'aveu qu'elle eut jamais aime. Voyez-vous, Octave, on me traite ici en enfant de quatre ans; mon mari et Sylvia s'imaginent que je ne suis pas en etat de comprendre leurs sentiments et leurs pensees. Refugies tous deux dans un monde qu'ils croient accessible a eux seuls, ils m'en ferment impitoyablement l'entree, et je vis seule entre deux etres qui me cherissent, et qui ne savent pas me le temoigner. Je vous l'ai avoue hier soir, je ne suis pas heureuse; j'ai eu tort peut-etre de vous faire cette confidence; mais vous m'avez pressee de questions si affectueuses et de reproches si doux, que j'aurais cru faire injure a votre amitie en vous refusant la confiance que vous m'accordez. Vous m'avez raconte toutes vos souffrances; l'etais si emue hier que je vous ai a peine fait comprendre les miennes. Mais il vous est bien facile de les imaginer, Octave; car ce sont absolument les memes que les votres, et quiconque a souffert votre vie depuis trois ans a souffert aussi celle que je mene depuis un an. Vous avez donc raison de m'appeler votre soeur. Nous sommes freres d'infortune, et nos destinees ont ete melees dans la meme coupe de fiel et de larmes; nous sommes tous deux froisses et meconnus. Jacques est le frere de Sylvia, n'en doutez pas; il a tout son caractere, toute sa fierte, tout son silence inexorable. Moi, j'ai bien d'autres defauts que ceux dont vous vous accusez; nous nous heurtons, nous nous dechirons donc souvent sans cause apparente; un mot, une question, un regard suffisent pour nous attrister tout un jour; et pourtant Jacques est un ange, et d'apres ce que vous m'avez dit de Sylvia, je vois qu'elle est loin de posseder sa douceur et sa bonte dans le pardon. Mais si le caractere de Jacques l'emporte, le fond de leur coeur est le meme; la difference de nos sexes et de nos situations fait que nous sommes traites differemment. Jacques ne peut me maltraiter et me bannir comme Sylvia fait de vous, mais dans son ame il s'isole de moi chaque jour davantage, et il se dit tout bas ce que Sylvia vous dit tout haut: "Nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre." Affreuse parole, arret inexorable peut-etre! Eh! qu'avons-nous fait pour le meriter? Je ne puis concevoir qu'on n'aime pas l'etre dont on est n'aime, par cette seule raison qu'il aime. N'est-ce pas la meilleure de toutes? n'est-ce pas le merite qui doit lui faire tout pardonner? L'expiation tout entiere n'est-elle pas dans, cette seule parole: Je t'aime! Jacques me l'a dit souvent, et avec quel transport je l'accueille! Quand je me suis imagine pendant des jours entiers qu'il est bien cruel et bien coupable envers moi, s'il revient avec cette douce et sainte parole, je ne lui demande pas d'autre justification; elle efface a mes yeux tous les torts et tous les maux; pourquoi n'a-t-elle pas pour lui la meme valeur dans ma bouche? Ah! Octave, ils croient qu'ils savent aimer, eux deux! Eh bien! ayons courage, aimons-les tristement et patiemment; peut-etre deviendront-ils justes en nous voyant resignes, peut-etre deviendront-ils genereux en nous voyant souffrir; donnons-nous la main, et marchons ensemble dans la vallee de larmes. Si mon amitie vous aide et vous console, soyez sur aussi que la votre m'est douce; que ne puis-je vous donner le bonheur! Mais reussirai-je? donne-t-on ce qu'on n'a pas? Il faudrait se decider a parler a Jacques; mais plus je vais et moins je me flatte que ce message soit bien accueilli en passant par ma bouche. Depuis deux ou trois jours, il est avec moi d'une distraction et d'une froideur inconcevables. Sylvia me comble de prevenances, de soins et de caresses; mais quand je veux causer avec elle de toute autre chose que de botanique et de partitions, je ne trouve plus que d'habiles defaites pour eloigner ma sollicitude. Elle est, comme Jacques, bonne, affectueuse el devouee; comme lui, mefiante et incomprehensible. Tachez de vous decider a ecrire, soit a elle, soit a mon mari; je remettrai la lettre; je dirai que je vous ai vu; je serai alors en droit de parler de vous et de prendre votre defense. Mais si vous ne me permettez pas encore de dire que vous etes ici, que voulez-vous que j'obtienne de gens qui affectent de ne pas savoir seulement votre nom? Il faudra, si nous prenons le parti que je vous conseille, cacher un peu de notre amitie mutuelle a Jacques, et dire que vous m'avez rencontree et abordee dans le parc le jour meme ou je parlerai de vous. Ce sera le premier mensonge que j'aurai fait de ma vie, mais il me semble necessaire. Si nous avons l'air de nous trop bien entendre pour vaincre leur orgueil, ils s'entendront pour se tenir en garde, ils parleront de nous ensemble, et s'il leur arrive de faire un parallele entre nous, un jour de leur plus sombre philosophie, nous serons perdus. Celui de nous qui n'est pas tout a fait precipite tombera dans l'abime avec l'autre. Adieu, Octave; je suis triste comme le temps aujourd'hui, et je me sens une sorte d'effroi inexplicable; je crains que vous ne me portiez malheur, ou d'achever de vous perdre en voulant vous sauver. Pardonnez-moi de n'avoir pas plus de courage, quand vous avez tant besoin d'espoir et de consolation; peut-etre demain sera-t-il un meilleur jour pour tous deux. Songez donc, mon ami, a me rapporter mon bracelet la premiere fois que nous nous reverrons. Je vais prier pour que la pluie cesse; je mettrai un fanal a ma fenetre ce soir, si je ne puis sortir. XLV. DE CLEMENCE A FERNANDE. Fernande! Fernande! tu te perds, et en verite c'est trop tot; tu me fais de la peine. Je savais bien que cela devait t'arriver un jour; avec ton caractere faible et l'absence de sympathie qui existe entre ton mari et toi, cela m'a toujours semble inevitable; mais j'esperais que tu resisterais plus longtemps a ton destin, et que tu soutiendrais contre lui une lutte plus noble et plus courageuse. C'est se laisser vaincre trop vite. Ma pauvre Fernande, tu es dans l'age ou l'on ne sait pas encore tirer parti de son mauvais sort, et conduire au moins prudemment une affaire de coeur. Tu vas te compromettre, te laisser decouvrir par ton mari; lui demander pardon, l'obtenir; le tromper encore, et peu a peu devenir son ennemie ou son esclave. Fernande, est-il possible que tu n'aies pu attendre deux ou trois ans! Je sais que tu es pure encore, et qu'avant de commettre ta premiere faute tu verseras bien des larmes inutiles, et que tu adresseras a tous les anges protecteurs bien des prieres perdues; mais le mal est deja fait et le peche commis dans ton coeur. Tu aimes, il n'y a pas a dire, mon amie, tu aimes un autre homme que ton mari. Tu ne le savais pas encore en m'ecrivant; sans quoi tu ne m'aurais peut-etre pas ecrit ce qui se passe; mais cela est aussi clair pour moi que l'avenir et le passe de ma pauvre Fernande. Cet Octave est jeune, tu as remarque qu'il a une figure charmante; il entre par tes fenetres, il joue du hautbois et endort tes enfants d'une maniere magique; il joue au roman autour de toi, et te voila troublee, confuse, emue, c'est-a-dire eprise. Tu pouvais tres-bien raconter des le commencement a ton mari les impertinences de M. Octave, et y couper court sans meriter le plus leger reproche de la part de M. Jacques. Mais ce serait finir trop vite une aventure qui t'amuse et te charme bien plus qu'elle ne te fait peur; car tu es prete a te trouver mal de frayeur chaque fois que le lutin apparait, et pourtant tu t'arranges toujours de maniere a l'evoquer dans l'obscurite. Enfin l'ennemi change ses batteries, et, pour t'apprivoiser, te parle d'un amour qu'il n'a peut-etre jamais eu pour Sylvia, et qui bien certainement n'est qu'un pretexte pour arriver a toi. Tu accueilles ce pretexte avec empressement, et sans concevoir le plus leger soupcon sur sa sincerite, tu cours au rendez-vous, et te voila engagee dans une intrigue d'amour qui aura les resultats accoutumes, quelques plaisirs et beaucoup de larmes. Il est bien vrai que, pour te disculper a tes propres yeux du nouvel amour que tu sens fermenter en toi, tu recapitules les torts de ton mari, et tu t'efforces de le prouver qu'il t'a fallu bien du courage et du devouement pour l'aimer jusqu'ici. Mais toute cette theorie d'amour et d'infidelite est fondee sur des principes faux. D'abord, tu n'as jamais eu d'amour veritable pour M. Jacques; ensuite, rien dans sa conduite n'autorise les fautes que tu vas commettre. D'apres tout ce que tu m'as raconte de lui, je vois qu'il est le meilleur homme du monde, et qu'il n'a d'autre tort dans tout ceci que d'avoir le double de ton age. Pourquoi lui en chercher de plus graves? Pourquoi accuser son caractere et son coeur? Fernande, cela est injuste et ingrat. Il suffit de tromper ton mari, il ne faut pas le calomnier. Avoue que tu es jeune, etourdie, que tes principes ont peu de solidite et ton caractere aucune energie; que tu sens le besoin d'aimer et que tu t'y abandonnes. Ce sont la des malheurs et non pas des crimes; mais aie au moins la noblesse de rendre justice a ton mari, et de ne l'accuser de rien, sinon d'avoir trente-cinq ans et de t'avoir epousee. Je gage qu'a l'heure qu'il est tu as verse dans le sein de M. Octave le secret de tes chagrins domestiques, car il t'a raconte ce qu'il avait eu a souffrir de Sylvia ou de quelque autre, et ce recit a eveille en toi tant de sympathie que tu as decide en une heure d'en faire ton ami et ton frere. Des lors tu agis en consequence, les billets et les rendez-vous vont leur train. Quel billet que ce premier billet de M. Octave! quelle passion, quels eloges, quelles prieres, quelles tendres expressions! et tout cela pour toi, Fernande! Aussi, tu ne l'as pas fait attendre, et tu etais au rendez-vous avant lui, je parie. A present, il doit t'avoir dit clairement que c'est toi et non Sylvia qu'il aime, ou du moins que, s'il a jamais connu et aime celle-ci, tu la lui as fait parfaitement oublier. Cela aura pu t'empecher pendant deux jours d'aller au grand ormeau, mais le troisieme tu n'auras pu y tenir, et vous en etes maintenant au delire charmant de l'amour platonique. Il est convenu qu'on respectera l'honneur de M. Jacques, jusqu'a ce que les sens l'emportent par surprise, quelque beau soir, sur la volonte. Moyennant quelques louis, sortis de la poche de M. Octave, Rosette n'a-t-elle pas deja quelque entorse, une ecorchure au pied qui l'empeche de marcher jusqu'a l'entree du vallon? Ai-je devine juste, ou ne s'est-il rien passe de pareil a tout ce que je suppose? Il peut se presenter un hasard qui change la marche des choses; c'est que M. Jacques, etonne de te voir devenue si brave, toi qui n'osais traverser le salon dans l'obscurite il y a quelques jours, et qui maintenant traverses le parc et la campagne a neuf heures du soir, s'avise de te suivre et de t'observer; le moins qu'il puisse faire, en mari sage et prudent, c'est de t'adresser un sermon laconique, mais un peu grave, et de prendre des moyens pour eloigner ton amant. Alors le desespoir allumera la passion, et vous deviendrez plus ingenieux et plus habiles dans vos rapports secrets; le malheur de M. Jacques n'en sera que plus sur et plus prompt. Si M. Octave ne t'aime pas assez pour risquer d'etre tue en escaladant ta fenetre, tu t'en consoleras et tu te mettras a detester ton mari, parce que, dans sa mauvaise humeur, une femme s'en prend surtout a son mari de tous les chagrins qui lui adviennent. Dans ce cas-la, tu ne seras pas longtemps a trouver un autre amant, car ton coeur appellera imperieusement quelque affection nouvelle pour chasser la douleur et l'ennui dont tu seras consumee. Comme tu n'es pas fort patiente pour observer et pour connaitre les caracteres auxquels tu te fies, il pourra bien t'arriver de faire encore un mauvais choix, et alors malheur a toi! Tu marcheras d'erreur en faute et d'etourderie en coups de tete. Une des plus belles fleurs d'innocence que la societe ait vues eclore sera fletrie et empoisonnee par son mauvais destin et sa faible nature. Quoi qu'il t'arrive, Fernande, je ne t'abandonnerai pas; pour te secourir et te consoler, je vaincrai les prejuges, trop bien fondes et malheureusement trop necessaires, qui soutiennent l'edifice de la societe. Mais mon amitie ne pourra pas te servir a grand'chose, et je vois avec douleur l'abime ou tu te precipites les yeux bandes. Pardonne a la durete de ma lettre; si elle te blesse, je me consolerai de t'avoir fait de la peine en espetant t'avoir inspire un peu de prudence, et retarde peut-etre, ne fut-ce que de quelques jours, le deplorable sort vers lequel tu t'achemines. XLVI. DE JACQUES A SYLVIA. De la ferme de Blosse. Les affaires qui m'ont attire ici ne sont qu'un pretexte. J'ai ete frappe d'un malheur inattendu; il m'a ete impossible d'en parler, meme a toi. Je suis parti sans rien faire paraitre de ma douleur; j'ai voulu mettre entre moi et _elle_ une quinzaine de lieues, pour me forcer d'agir avec reflexion. Lorsque les communications qu'on peut avoir ensemble exigent un intervalle de quelques heures, la violence ne l'emporte pas sur la volonte aussi aisement. Voici ce que j'ai a t'apprendre. Samedi soir, tu te rappelles que je te laissai a la maison de Remi, pour aller parler aux gardes forestiers de la cote Saint-Jean. Nous devions, toi marchant plus lentement que moi, et m'attendant, si tu arrivais la premiere, nous rejoindre au carrefour du grand ormeau; mais, par une singuliere combinaison du hasard, tu te trompas de sentier et arrivas tout droit au chateau, tandis que je me hatais de t'aller retrouver au lieu convenu. Il faisait fort sombre, tu t'en souviens, et un peu de pluie avait rendu l'herbe humide; le bruit des pas s'y trouvait entierement amorti. J'arrivai donc sans etre remarque de ceux qui etaient la. Ils etaient deux, Fernande et un homme. Ils se donnerent un baiser, et ils se separerent en disant _demain_; ils avaient echange quelques paroles a voix basse ou j'avais saisi un seul mot: _bracelet_. L'homme disparut apres avoir saute par-dessus la haie du taillis, Fernande appela a plusieurs reprises Rosette, qui etait apparemment assez loin, car elle se fit attendre, puis elles partirent ensemble, et je les suivis en me tenant a une certaine distance. Fernande avait l'air parfaitement calme en rentrant au salon, et quand je lui demandai ou elle avait ete, elle me repondit qu'elle n'etait pas sortie du parc, avec une assurance etonnante. Je l'accompagnai jusqu'a sa chambre, et j'attendis qu'elle eut ote ses bracelets; tandis qu'elle passait dans son cabinet de toilette, je les examinai: l'un des deux avait ete evidemment change; quoiqu'il fut exactement pareil a l'autre, quoiqu'il portat mon chiffre, il n'avait pas une petite marque que le bijoutier de Geneve a qui je les ai commandes avait mise a l'un et a l'autre. Je souhaitai le bonsoir a Fernande avec calme et sans rien temoigner de mon emotion: elle me jeta les bras autour du cou avec sa tendresse accoutumee, et me reprocha, comme elle fait tous les jours, de ne pas l'aimer assez. Le matin, elle entra dans ma chambre et m'accabla de caresses auxquelles je me derobai en inventant un pretexte pour sortir precipitamment. Alors je sentis qu'il etait au-dessus de mes forces de dissimuler l'horreur que me causait cette femme. Je partis dans la journee. Il y a plusieurs jours que j'avais remarque quelque chose d'extraordinaire dans la conduite de Fernande. Cette histoire de voleur ou de revenant, dont la maison etait remplie, me paraissait expliquer, jusqu'a un certain point, son emotion au moindre bruit. Je voyais son trouble; son agitation, et a Dieu ne plaise que j'accueillisse l'ombre d'un soupcon! Lorsque, attires par ses cris, nous la trouvames enfermee dans sa chambre, l'idee ne me vint pas qu'un homme put avoir ete assez hardi pour tenter de la seduire sans qu'elle m'eut averti, des le premier jour, de ses tentatives. Je la vis ensuite errer dans le parc, ecrire plus souvent que de coutume, avoir de frequents conciliabules avec Rosette, deployer tout a coup plus d'activite et de gaiete que je ne lui en avais vu depuis longtemps, et surtout passer d'un exces de pusillanimite a une sorte de hardiesse. Que le ciel m'ecrase si l'idee me vint de l'observer pour trouver une explication a ces bizarreries! Elle que j'ai connue si naive, si chaste, si vraie! elle qui s'accusait de torts qu'elle n'avait pas et de fautes qu'elle n'avait pas commises! Infortunee! qui a pu la corrompre et la fletrir si vite? Il faut qu'elle ait dans le coeur quelque odieux germe d'impudence et de perfidie; il faut que sa mere, en la parant de toutes les graces de la candeur, lui ait verse dans l'ame une goutte de ce poison que distillent ses veines; ou il faut que l'homme qui a reussi a la dominer en si peu de jours ait dans le souffle quelque chose d'infernal, et qu'il soit impossible a une femme de toucher ses levres sans etre avilie et endurcie au mal au meme instant. Il y a, je le sais, des libertins si pervers, qu'ils semblent doues d'un pouvoir surnaturel, et qu'entre leurs mains l'innocence se change en infamie, comme par miracle. Il y a aussi des femmes qui naissent avec l'instinct de l'effronterie. Dans les annees de leur premiere inexperience, cette impudeur se voile sous les graces de la jeunesse et ressemble a la confiante sincerite de l'enfance; mais, des leur premier pas dans le vice, tout leur devient mensonge et bassesse. J'ai vu tout cela, et pourtant je n'aurais jamais pu soupconner Fernande; et me voici aussi surpris, aussi atterre de stupeur, que s'il s'etait opere quelque revolution dans le cours des astres. A present il s'agit de savoir ce que j'ai a faire. Pour moi, je ne suis pas embarrasse de ce que je deviendrai: le mepris est l'appui le plus fort sur lequel puisse se reposer une ame desolee; je partirai, et ne la reverrai que lorsque mes enfants seront en age de recevoir l'impression funeste de son exemple et de ses lecons; alors je les lui retirerai et je lui assurerai une existence riche et independante. O Dieu! o Dieu! etait-ce ainsi que j'avais reve son avenir et le mien? Mais elle a menti sans palir, elle m'a embrasse sans honte et sans confusion, elle m'a reproche de ne pas l'aimer assez, le jour ou elle me trompait! Qui pouvait prevoir que c'etait la un coeur vil, avec lequel il n'y aurait pas d'autre parti a prendre que l'oubli? Je n'attends de toi qu'un service: c'est que tu ne fasses paraitre aucune emotion et que tu l'observes attentivement pendant plusieurs jours. Je crois qu'elle aime ses enfants; il m'a semble qu'elle redoublait pour eux de soins et de te adresse, depuis qu'elle a trouve dans une autre affection que la mienne le bonheur dont elle etait avide. Pourtant je veux savoir si je ne me trompe pas, et si ce nouvel amour ne lui fera pas oublier et mepriser les lois sacrees de la nature. Helas! j'en suis maintenant a la croire capable de tous les crimes! Observe-la, entends-tu? et si mes enfants doivent souffrir de sa passion, condamne-la sans pitie; je veux alors les reprendre sur-le-champ, et partir avec eux sans aucune explication. Mais non, ce serait trop cruel. Elle peut les negliger pendant quelques jours sans cesser de les aimer; lui arracher ses enfants au berceau! ses enfants, qu'elle allaite encore! Pauvre femme! ce serait un trop rude chatiment. C'est une mauvaise et ignoble nature de femme; mais elle a au moins pour eux l'amour que les animaux ont pour leur famille. Je les lui laisserai, et tu resteras aupres d'eux; tu veilleras sur eux, n'est-ce pas? Adieu. J'attends ta reponse par le courrier que je t'envoie. Dis a Fernande que mes affaires me retiennent encore ici, et que je fais demander des nouvelles de mon fils que j'ai laisse souffrant. Mes pauvres enfants! XLVII. DE SYLVIA A JACQUES. Tu te trompes, sur l'ame de notre pere! je jure que tu te trompes: Fernande n'est pas coupable; l'homme que tu as vu n'est pas son amant, c'est le mien, c'est Octave. Je l'ai vu, je sais qu'il est ici, et que c'est lui qui rode autour de la maison. Je le croyais parti; mais si tu as vu un homme parler a Fernande, ce ne peut etre que lui. Il se sera adresse a elle pour qu'elle le reconcilie avec moi. Le baiser que tu as entendu aura ete depose sur sa main. Octave n'est pas un grand caractere, et il me reste peu d'amour pour lui; mais c'est au moins un honnete homme, et je le sais incapable de chercher a seduire ta femme. Quant a elle, il est impossible qu'elle se laisse seduire ainsi et qu'elle sache mentir avec cet aplomb. Je ne sais rien encore; ce qui se passe me semble bizarre, et je ne me chargerai pas de t'en donner l'explication a present. Je ne sais comment ils peuvent etre deja amis, mais ils ne sont point amants, j'en reponds. Je connais, non leur conduite actuelle, mais leur ame. Ne juge donc pas, tiens-toi tranquille, attends; demain tu sauras tout, j'espere. Je suis fachee de ne pouvoir te donner une explication plus satisfaisante aujourd'hui, mais je ne veux point questionner Fernande; je ne veux pas qu'elle se doute de tes soupcons. Tout ce que je puis oser te dire, c'est qu'elle ne les merite pas. Adieu, Jacques; tache de dormir cette nuit. Quoi qu'il arrive, je ferai ce que tu voudras; ma vie t'appartient. XLVIII. DE FERNANDE A OCTAVE. Courage! mon ami, courage! j'ai parle enfin a Sylvia, et j'espere; j'ai trouve une occasion favorable. Vous m'aviez tellement recommande de ne rien precipiter, que je tremblais d'agir trop vite; mais, d'un autre cote, je craignais de ne jamais retrouver un moment aussi propice. Jamais je n'avais vu Sylvia aussi prevenante, aussi bonne, aussi expansive avec moi; elle semblait desirer de m'entendre. Elle est venue dans ma chambre hier soir, et m'a demande pourquoi j'etais triste. Je le lui ai dit: Jacques lui avait ecrit de Blosse pour avoir des nouvelles des enfants, et il ne m'avait pas adresse une ligne. Je ne peux pas m'offenser de cette preference si marquee pour Sylvia, mais je puis m'affliger du tort qu'elle me fait. Je le lui ai dit ingenument. Elle m'a embrassee avec effusion en me disant: "Est-il possible, ma pauvre enfant, que je sois un sujet de chagrin pour toi, moi qui esperais contribuer a ton bonheur, et l'entretenir, sinon l'augmenter, par ma tendresse? Eh quoi! Fernande, crois-tu donc que je sois une femme aux yeux de Jacques?--Non, lui ai-je repondu; je sais, ou du moins je crois savoir que tu es sa soeur, mais je n'en suis que plus sure de mon malheur: il t'aime mieux que moi.--Non, Fernande! non, s'est-elle ecriee. S'il en etait ainsi, j'estimerais et j'aimerais moins Jacques. Tu es ce qu'il a de plus cher au monde, tu es son amante, la mere de ses enfants. Et tu l'aimes par-dessus tout, n'est-il pas vrai?--Par-dessus tout, ai-je repondu.--Et tu n'as jamais eu un tort grave envers lui?--Jamais, ai-je dit avec assurance, j'en prends Dieu a temoin.--En ce cas, tu n'as rien a craindre, a-t-elle repris; il est vrai que Jacques est severe et inexorable dans de certaines occasions, mais il est doux et tolerant pour les petites fautes. Sois sure, Fernande, que ton sort est bien beau, et que, si tu en es mecontente, tu es ingrate. Helas! que ne donnerais-je pas pour changer avec toi? Tu peux aimer de toutes les forces de ton ame, tu peux venerer l'objet de ton amour, tu peux t'abandonner tout entiere; c'est un bonheur que je n'ai jamais goute.--Est-il bien vrai, me suis-je ecriee en passant un bras autour de son cou; n'as-tu jamais aime?--J'ai aime un etre que je n'ai point possede et que je ne possederai jamais, a-t-elle dit, parce qu'il n'existe pas. Tous les hommes que j'ai essaye d'aimer lui ressemblaient de loin, mais, vus de pres, ils redevenaient eux-memes, et je ne les aimais plus du moment ou je les connaissais.--Oh! mon Dieu, lui ai-je dit, tu as donc essaye bien des fois?--Oui, bien des fois, m'a-t-elle repondu en riant, et presque toujours mon amour etait fini la veille du jour que j'avais fixe pour en faire l'aveu; deux fois seulement il a ete plus loin; la seconde meme, il a supporte quelques epreuves assez graves, et, apres s'etre presque eteint, il s'est parfois presque rallume, mais pas assez pour employer tout ce que mon ame se sent de force pour aimer.--Ce n'est donc pas par froideur et par impuissance de coeur que tu veux te vouer a la solitude?--Non, c'est tout le contraire, c'est par exces de richesse et d'energie. Je me sens dans l'ame une soif ardente d'adorer a genoux quelque etre sublime et je ne rencontre que des etres ordinaires; je voudrais faire un dieu de mon amant, et je n'ai affaire qu'a des hommes." Alors, la voyant si bien en train de causer, je l'ai interrogee plus particulierement sur son dernier amour, et lui ai fait beaucoup de questions sur votre caractere. Elle m'a dit que vous etiez le premier des hommes qu'elle ait connus, et le dernier des amants qu'elle ait reves. "Mais, m'a-t-elle dit tout a coup, est-ce que Jacques ne t'en a jamais parle?--Jamais.--Est-ce qu'il ne t'a pas lu quelquefois mes lettres depuis ton mariage?--Jamais.--Il a eu tort, a-t-elle repris; mais toi, ne penses-tu rien de son caractere et de sa figure? Ne l'as-tu jamais vu roder dans le parc? Ne trouves-tu pas qu'il joue du hautbois avec beaucoup d'expression?--Ah! mechante Sylvia! me suis-je ecriee; tu savais donc bien qu'il est ici?--Et que t'a-t-il dit? a-t-elle repris en riant, car il t'a ecrit." Alors je me suis jetee dans ses bras et presque a ses pieds, et je lui ai parle avec tout le devouement et toute l'ardeur de l'amitie que je vous ai vouee. En m'ecoutant, son visage avait une etrange expression de plaisir et d'interet. Oh! je l'espere, Octave, elle vous aime plus qu'elle ne le dit, plus qu'elle ne le pense. Elle m'interrompit pour me demander quel jour je vous avais vu pour la premiere fois et comment vous m'aviez abordee. Cela m'embarrassa un peu; cependant je lui racontai a peu pres tout, et je lui demandai a mon tour comment elle savait nos relations. "Parce que j'ai vu par hasard un billet a ton adresse dans les mains de Rosette, et que j'ai reconnu le caractere de la suscription... Ne pourrais-tu me montrer un de ces billets? a-t-elle ajoute; je serais curieuse de voir de quelle facon il parle de moi." J'ai couru chercher l'avant-dernier[1], ou il est exclusivement question d'elle. Elle l'a lu tres-vite, et me l'a rendu en souriant; elle s'est promenee dans l'appartement avec quelque agitation, comme fait Jacques quand il hesite a prendre un parti, puis elle m'a dit en prenant son bougeoir: "Adieu, Fernande; donne-moi deux ou trois jours pour te repondre touchant ce que je compte faire d'Octave; pour aujourd'hui, je souhaite qu'il dorme aussi bien que moi." Mais quoiqu'elle affectat un ton moqueur, il y avait sur son visage un rayonnement inaccoutume. Elle m'embrassa si affectueusement, et me dit des choses si bonnes et si tendres pour mon compte, que je la crois enchantee de ma conduite; elle ne demandait qu'a ecouter votre avocat pour vous absoudre. Esperez, Octave, esperez; a present qu'elle sait nos manoeuvres, il est inutile que nous nous voyions a son insu. Attendons un peu; si je vois que sa misericorde fasse d'heureux progres, je vous ferai venir ici, et vous vous jetterez a ses pieds. Mais je crois qu'elle veut consulter Jacques auparavant; laissez-la faire, puisque cela est inevitable. O mon ami! que je serais fiere et heureuse si je reussissais a vous rendre le bonheur! Est-il encore possible pour moi? La conduite froide de Jacques a mon egard me desespere et me decourage presque d'aimer. Je tacherai de vivre d'amitie; votre joie remplira mon ame et me tiendra lieu de celle que je ne goute plus. [Note 1: Le lecteur ne doit pas oublier que beaucoup de lettres ont ete supprimees de cette collection. Les seules que l'editeur ait cru devoir publier sont celles qui etablissent certains faits et certains sentiments necessaires a la suite et a la clarte des biographies; celles qui ne servaient qu'a confirmer ces faits, ou qui les developpaient avec la prolixite des relations familieres, ont ete retranchees avec discernement. (_Note de l'editeur_.)] XLIX. DE SYLVIA A JACQUES. Je te l'ai dit, Jacques, tu t'es trompe; Fernande est pure comme le cristal; le coeur de cette enfant est un tresor de candeur et de naivete. Pourquoi t'es-tu fait tant souffrir? Ne sais-tu pas qu'en de certaines occasions il faut refuser le temoignage meme des yeux et des oreilles? Pour moi, il y a encore des circonstances inexplicables dans cette aventure, celle du bracelet, par exemple. Je n'ai pu trouver un moyen d'interroger Fernande a cet egard; il eut fallu laisser percer tes remarques et tes soupcons, et il ne faut pas que Fernande se doute jamais que tu l'as condamnee sans l'entendre. Mais comme son innocence dans tout le reste est aussi evidente pour moi que le soleil, aussi prouvee que l'existence du monde, je crois pouvoir assurer que tu t'es trompe en croyant entendre le mot de bracelet, et que la marque du bijoutier n'a jamais existe que sur l'un des deux. S'il y a quelque mystere a cet egard entre eux, sois sur qu'il est aussi puerilement innocent que le reste. Reviens, je te raconterai tout, je te donnerai sur tout les explications les plus satisfaisantes. Je sais ce qu'ils s'ecrivaient, j'ai vu les lettres; je sais ce qu'ils se disaient, Fernande m'a tout dit avec candeur: ce sont deux enfants. Fernande eut agi d'une maniere imprudente avec un autre homme qu'Octave; mais Octave a l'ingenuite et toute la loyaute d'un Suisse. Reviens, nous parlerons de tout cela. Ne me demande pas pourquoi je ne t'ai pas dit qu'Octave etait ici; je le savais, je l'avais reconnu sous un deguisement a la derniere chasse au sanglier que nous avons faite. Il eut fallu, pour te faire comprendre sa conduite etrange et romanesque, t'avouer que je t'avais fait un petit mensonge en te disant qu'Octave avait renonce a moi, et que nos liens etaient rompus d'un mutuel accord. Il est bien vrai que j'avais rompu les miens, mais sans le consulter, et sans savoir a quel point il souffrirait de ce parti. Tu me mandais que ma presence te devenait necessaire. J'aimais encore Octave, mais sans enthousiasme et sans passion. Ce que j'aime le mieux au monde, c'est toi, Jacques, tu le sais; ma vie t'appartient; je te dois tout, je n ai pas d'autre devoir, pas d'autre bonheur en ce monde que de le servir. J'ai donc quitte Geneve sans hesiter, et, pour prevenir des explications inutiles et penibles, je suis partie sans voir Octave et sans lui faire d'adieux. Je savais que cette nouvelle separation lui ferait beaucoup de mal; je savais que mon affection ne pouvait jamais lui faire de bien, et qu'il souffrirait moins, s'il parvenait a y renoncer, que s'il continuait cette lutte entre l'espoir et le decouragement, a laquelle il est livre depuis plus d'un an. Je croyais que cette rupture serait d'autant plus facile que je ne lui disais point ou j'allais, et que le temps qu'il perdrait a me chercher serait autant de gagne pour se consoler. Je t'ai dit qu'il m'avait laissee partir sans regret, parce que tu te serais imagine que je venais de te faire un sacrifice, et cette idee aurait gate le bonheur que tu eprouvais a me voir. Non, ce n'etait pas un sacrifice bien grand, mon ami; je n'ai reellement plus d'amour pour Octave. Il est vrai qu'il m'est cher encore comme un ami, comme un enfant adoptif, et que, dans le secret de mon coeur, j'ai pleure sa douleur, et demande a Dieu de l'alleger en me la donnant; mais combien je suis dedommagee aujourd'hui de ces peines secretes, en voyant que je te suis utile et que j'ai fait quelque bien a Fernande. D'ailleurs, tout est repare: Octave a decouvert ma retraite; il est venu chanter et soupirer sous mon balcon, comme un amant de Seville ou de Grenade; il a conte ses chagrins a Fernande, et l'a conjuree d'interceder pour lui. Que pourrais-je refuser a Fernande? Reviens; et, pour que les choses se passent convenablement, charge-toi de nous presenter l'un a l'autre et de l'inviter a demeurer quelque temps avec nous. Je prends sur moi de le faire partir sans cris et sans reproches; car je ne prevois pas que l'envie me vienne de vous quitter pour le suivre. L. DE SYLVIA A OCTAVE. Vous etes un fou, et vous avez failli nous faire bien du mal. Ne vous voyant plus reparaitre, j'avais espere que vous etiez parti, tandis que vous vous amusiez a jouer avec le repos et l'honneur d'une famille. Etes-vous si etranger aux choses de ce monde? Vous qui me reprochez sans cesse de mepriser trop le cote reel de la vie, ne savez-vous pas que la plus pure des relations entre un homme et une femme peut etre mal interpretee, meme par les personnes les plus douces et les plus honnetes? Vous qui m'avez blamee avec tant d'amertume quand j'exposais ma reputation aux doutes des indifferents par une conduite trop independante, comment etes-vous assez irreflechi ou assez egoiste pour exposer aujourd'hui Fernande aux soupcons de son mari? Heureusement il n'en a point ete ainsi, et Jacques ne s'est apercu de rien; mais j'ai decouvert les enfantillages de votre conduite. Tout autre que moi aurait juge sur les apparences; heureusement je vous sais honnete homme, et je connais la saintete du coeur de Fernande. Mais que doivent penser les domestiques et les paysans que vous mettez dans la confidence de vos rendez-vous puerils? L'homme chez qui vous demeurez et la femme de chambre qui accompagne Fernande aux Quatre-Sentiers, croyez-vous qu'ils jugent vos entretiens innocents et qu'ils gardent bien scrupuleusement le secret? Tous ces mysteres sont d'ailleurs inutiles: que ne m'ecriviez-vous directement? ou, si vous pensiez avoir besoin d'un avocat, que ne vous adressiez-vous a Jacques, qui a pour vous de l'amitie, et qui a sur mon esprit bien plus d'influence que Fernande? Je ne concois pas cette niaiserie de n'oser pas vous presenter vous-meme; il faut promptement terminer et reparer vos imprudences. Habillez-vous comme tout le monde demain, et venez diner avec nous. Jacques vous invitera a passer quelque temps au chateau; vous devez accepter. Mais, ecoutez, Octave. Je n'ai point d'amour pour vous; j'ai cru en avoir autrefois, peut-etre meme en ai-je eu. Depuis longtemps je ne sens plus que de l'amitie dans mon coeur; n'en soyez pas blesse, et croyez que ce que je vous ai dit est tres-reel et tres-sincere. Je n'ai d'amour pour aucun autre et je ne crois pas en avoir jamais. Cessez d'attribuer a un caprice ou a une tristesse passagere la resolution que j'ai prise de ne plus etre votre maitresse. Les embrassements de l'amour ne sont beaux qu'entre deux etres qui le ressentent; c'est profaner l'amitie que de les lui imposer. Quels plaisirs purs pourriez-vous gouter dans mes bras desormais, sachant que je ne vous y recois que par devouement? Cessez donc d'y songer, et soyons freres. Je ne vous retire qu'un plaisir devenu sterile; ce n'est pas moi, c'est vous qui avez detruit ce que vous m'inspiriez d'enthousiasme et de passion. Mais ne revenons pas sur d'inutiles reproches; ce n'est pas votre faute si je me suis trompee. Je puis vous dire que l'amitie et l'estime ont survecu dans mon ame a l'amour, et que rarement une femme peut rendre ce temoignage a l'homme qu'elle connait aussi intimement que je vous connais. Si vous dedaignez mon amitie et si vous la refusez, il est inutile de rester longtemps ici; quelques jours suffiront pour reparer vos etourderies; si vous l'acceptez, au contraire, nous serons tous heureux de vous garder parmi nous le plus que nous pourrons, et la tendresse de mon affection fraternelle s'efforcera de vous faire oublier la durete de ma franchise. LI. DE JACQUES A SYLVIA. Je serai demain aupres de toi; aujourd'hui je suis malade. Je me suis senti comme foudroye par la fievre en lisant ta lettre; jusque-la j'etais si agite que je ne sentais pas mon mal; aussitot que mon etre moral a ete gueri, mon etre physique s'est apercu du choc terrible qu'il avait recu, et il a semble vouloir se dissoudre. Pendant quelques heures j'ai cru que j'allais mourir, et je songeais a te faire appeler, quand une saignee, que le medecin du village voisin m'a faite a propos, est venue me soulager; je serai tout a fait bien demain. Ne prends point d'inquietude et ne dis rien a Fernande. Je l'ai accusee injustement, j'ai ete coupable envers elle; je ne lui en demanderai point pardon, ces sortes d'aveux aggravent le mal; mais je reparerai ma faute. Je sens que mon affection pour elle n'a rien perdu de sa ferveur, et que la souffrance n'a point affaibli les facultes aimantes de mon coeur. J'ignore si je puis encore appeler amour le sentiment que Fernande a pour moi; j'en doute, car elle a bien souffert de cet amour, et je ne crois pas qu'elle puisse, comme moi, souffrir sans se degouter. Pour moi, il me semble que je suis le meme qu'au jour ou je l'ai pressee dans mes bras pour la premiere fois; la meme chaleur sainte et bienfaisante entretient la jeunesse de mon coeur; je suis aussi devoue, aussi sur de moi, aussi calme pour supporter les douleurs journalieres qu'engendre l'intimite. Je ne sens pas la moindre amertume contre le passe, pas le moindre ennui du present, pas le moindre decouragement devant l'avenir; oui, je l'aime encore comme je l'aimais; seulement je suis un peu moins heureux. [Illustration: Mais il s'agenouilla au milieu de la chambre.] Octave me parait fort extravagant en tout ceci; mais c'est peut-etre son caractere, et alors il n'y a pas de reproche a lui faire. Tu as raison de penser qu'il faut couper court promptement a ce manege pueril, et reparer, aux yeux de nos gens, le mauvais effet qu'il a du produire. Il n'y a pas d'explication possible a leur donner; il y en aurait qu'il ne faudrait pas en prendre la peine. Mais une prompte _bonne intelligence_ entre nous quatre, et Octave assis a notre table pendant une ou plusieurs semaines, repondront victorieusement a tous les mauvais commentaires. Tu t'excuses de m'avoir cache ton sacrifice; car c'en etait un, Sylvia. Je connais ton coeur; je sais ce que ton noble orgueil et ta paisible fermete cachent de tendresse et de compassion; je sais que tu as du pleurer les larmes d'Octave, et que tu ne l'as pas afflige sans dechirer ton ame. Tu dis que ce que tu as de plus cher au monde, c'est moi. Bonne Sylvia! ce que tu as de plus cher au monde, tu ne l'as pas encore rencontre. Le rencontreras-tu jamais, et, si cela arrive, sera-ce pour ton bonheur ou pour ton malheur? Quant a Octave, je te supplie d'avoir beaucoup de douceur et de bonte avec lui; il est bien assez a plaindre de ne pouvoir etre aime de toi; epargne-lui les reproches. Pour moi, quelque etrange qu'ait ete son procede en s'adressant a ma femme plutot qu'a moi, je lui temoignerai l'amitie et l'estime qu'il merite. A demain donc! tu m'as sauve, Sylvia; sans toi je partais, j'abandonnais Fernande; j'etais a jamais criminel et malheureux. Pauvre Fernande! brave Sylvia! oh! je vais etre encore bien heureux, je le sens. Et mes enfants que je croyais ne plus revoir que dans cinq ou six ans, mes chers enfants que je vais couvrir de douces larmes! [Illustration: Elle etait jolie comme un ange avec ce costume.] LII. DE FERNANDE A CLEMENCE. Pour le coup, mon amie, je ne puis ni me facher, ni m'affliger de ta lettre; elle est burlesque, voila tout. Je suis tentee de croire que tu es gravement malade, et que tu m'as ecrit dans l'acces de la fievre. S'il en etait ainsi, je serais bien triste; et je souhaite me tromper, d'autant plus que je ne voudrais pas perdre une si bonne occasion de rire. L'immuable raison et l'auguste bon sens ont donc aussi leurs jours de sommeil et de divagation! Chere Clemence, ton etat m'inquiete, et je te conjure de presenter ton pouls au medecin. Malgre tous tes beaux pronostics et tes obligeantes condamnations, rien de ce que tu as prevu n'est arrive. Je ne suis pas plus amoureuse de M. Octave que M. Octave n'est amoureux de moi. Nous nous aimons beaucoup et tres-sincerement, il est vrai; mais je n'ai d'amour que pour Jacques, et Octave n'a d'amour que pour Sylvia. Il la connaissait si bien, et il m'avait si peu trompee, que Sylvia m'a confirme mot pour mot tout ce qu'il m'avait dit de leurs amours et de leurs querelles. J'ai obtenu qu'elle lui rendit au moins son amitie, et ce matin Jacques m'a aide a les reconcilier. J'etais un peu inquiete de Jacques, qui a passe quatre jours a la ferme de Blosse, et qui ne m'a pas ecrit pendant tout ce temps, bien qu'il envoyat tous les jours un courrier a Sylvia; enfin, ils m'ont avoue ce matin que Jacques avait ete tres-malade et presque mourant pendant plusieurs heures. Il est encore d'une paleur mortelle; jamais je ne l'ai vu si beau qu'avec cet air abattu et melancolique. Il y a dans ses manieres une langueur et dans ses regards une tendresse qui me rendraient folle de lui si je ne l'etais deja. Mais je te demande pardon; cela est en contradiction ouverte avec ce que ta sagesse et ta penetration ont decrete. Heureusement Jacques n'a pas appose sa signature a ces majestueux arrets, et jamais je ne l'ai vu si expansif et si tendre avec moi. En verite, les beaux jours de notre passion sont revenus, ne t'en deplaise, ma chere Clemence. Pour continuer ce recit, je te dirai donc que j'avais donne rendez-vous a Octave, et que pendant le dejeuner, le son du hautbois s'est fait entendre sous la fenetre. Il fallait voir la figure des domestiques! "Le revenant, le revenant en plein jour! disaient-ils d'un air stupefait.--Allons, Fernande, m'a dit Jacques en souriant, va chercher ton protege;" et, comme Octave achevait son chant, Sylvia et mon mari ont battu des mains en riant. J'ai quitte la table et j'ai mis ma serviette sur la tete d'Octave pour en faire un revenant. Il est entre ainsi d'un air mysterieux, et je l'ai conduit aux pieds de Sylvia, qui lui a decouvert la figure, et lui a donne un soufflet sur une joue et un baiser sur l'autre. Jacques l'a embrasse et l'a invite a rester avec nous tant qu'il voudrait, en lui promettant de rendre Sylvia plus humaine pour lui. Octave etait emu et timide comme un enfant; il s'efforcait d'etre gai, mais il regardait Sylvia avec une expression de crainte et de joie. Moi, qui ai bonne esperance de tout cela, et qui ai retrouve aujourd'hui Jacques si aimable pour moi, j'etais transportee au point de pleurer comme une niaise a chaque mot qu'on disait de part et d'autre. Enfin, nous avons fait dejeuner Octave, qui n'avait pas mange de la journee et qui s'est mis a devorer. Il etait assis entre Sylvia et moi; Jacques fumait pres de la fenetre, et nous ne nous parlions plus qu'avec les yeux; mais que de joie et de bien-etre nous avions tous dans le coeur! Sylvia plaisantait un peu Octave sur ce grand appetit, qui n'avait rien, disait-elle, du heros de roman. Il s'en vengeait en lui baisant les mains, et de temps en temps il pressait la mienne; il me l'a baisee aussi en se levant de table, et Jacques, s'approchant de nous, lui a dit en m'embrassant: "Je vous remercie d'avoir de l'amitie pour elle, Octave; c'est un ange, et vous l'avez devine." Le reste de la journee s'est passe a courir et a faire de la musique. Le berceau de mes enfants est toujours aupres de nous, que nous nous mettions au piano ou que nous soyons assis dans le jardin. Octave a comble mes jumeaux de caresses et de petits soins; il aime les enfants a la folie, et trouve les miens charmants; il les endort au son du hautbois d'une maniere magique, comme tu dis, et Jacques se plait beaucoup a voir operer le magicien. Enfin, nous avons eu un jour bien beau et bien pur. Nous allons avoir, j'espere, une vie un peu differente de celle que, dans ta riante imagination, tu m'avais preparee. Je suis vraiment desolee d'avoir a te contrarier, ma bonne Clemence, en te declarant que cette fois ton grand savoir est en defaut, et que je ne suis pas encore perdue. Je te remercie de l'arret irrevocable par lequel tu me condamnes a l'etre avant peu; la prediction me parait charitable et l'expression fort belle; mais je te demanderai la permission d'attendre encore quelques jours avant de me laisser choir dans le precipice. Et toi, Clemence, quand te maries-tu? Est-ce que tu ne t'ennuies pas un peu du celibat? Es-tu toujours bien contente d'etre au couvent a vingt-cinq ans? N'est-ce pas une bien belle chose d'etre veuve, independante et sans amour? J'envie ton sort! Tu ne te _perdras_ pas; tu t'es mise derriere la grille et sous les verrous pour etre plus sure de ton bonheur et de ta vertu; tu sais qu'ainsi gardes ils ne s'echapperont pas. Permets-moi d'aimer encore mon mari quelques annees avant d'entrer dans cette auguste permanence. Adieu, ma belle; bien du plaisir! Je vais tacher de prendre gout a ton sort, et de me detacher des affections humaines, pour entrer dans l'impassibilite du neant intellectuel. LIII. D'OCTAVE A HERBERT. Je ne sais pas trop ce qui se passe dans ma tete; je ne dors pas, j'ai la fievre, je suis comme un homme qui commence a s'enamourer; mais de qui serais-je amoureux, si ce n'est de Syivia? Pourtant je n'en sais rien; je vis aupres de deux femmes charmantes, et il me semble etre egalement epris de toutes deux. Je suis emu, content, actif; je m'amuse de tout: j'ai des envies de rire comme un enfant et des envies de gambader comme un jeune chien. Peut-etre que j'ai enfin trouve la maniere de vivre qui me convient. Ne rien faire d'obligatoire; m'occuper doucement de dessin et de musique, habiter un beau et tranquille pays avec d'aimables amis, aller a la chasse, a la peche, voir autour de moi des etres heureux du meme bonheur et remplis des memes gouts; oui, cela est une douce et sainte vie. Je t'avouerai que je commencais a devenir serieusement amoureux de Fernande lorsque heureusement Sylvia a decouvert le roman et l'a termine avec quelques reproches et une poignee de main. Elle a bien fait: ce roman me montait trop au cerveau; ces rendez-vous, ces forets, ces nuits d'ete, ces billets, ces douces confidences, Fernande affligee de la froideur de son mari, et repandant ses belles larmes dans mon sein, tout cela devenait trop enivrant pour ma pauvre tete. Je ne pensais pas plus a Sylvia que si elle n'eut jamais existe, et je fuyais toutes les occasions de reussir dans ma pretendue entreprise. Je ne saurais avoir beaucoup de remords de toutes les folies qui m'ont passe par l'esprit durant ces jours de bonheur et d'imprudence. Quel autre a ma place n'eut fait pis? Mais je suis un scelerat fort ingenu, et je trouve mon bonheur dans la pensee et dans l'espoir du crime plutot que dans le crime lui-meme. J'ai horreur des plaisirs qu'il faut acheter par des perfidies et payer par des remords. Attirer Fernande a un rendez-vous et baiser doucement ses mains, en m'entendant appeler son ami et son frere, me semblait beaucoup plus agreable que de recevoir les embrassements de la passion et du desespoir.... Je n'ai jamais seduit personne, et je ne crois pas que les reproches et les terreurs d'une femme rendent bien heureux; et puis il y a un etrange plaisir a proteger et a respecter une pudeur qui se confie et s'abandonne a vous! L'idee que j'etais le maitre de bouleverser cette ame naive et de ravir ce tresor suffisait a mon orgueil; je goutais un raffinement de vanite a la voir se livrer, et a ne pas vouloir abuser de sa confiance. Cependant je commencais a etre trop emu; je ne savais plus ce que je disais, et si Fernande n'a pas devine ce qui se passait en moi, il faut qu'elle soit aussi pure qu'une vierge. Je crois en effet qu'elle est ainsi, et cela augmente mon respect, mon enthousiasme, dirai-je mon amour? Eh bien, oui, pense de moi ce que tu voudras, je suis amoureux d'elle au moins autant que de Sylvia. Qu'est-ce que cela fait? Je ne serai plus l'amant de Sylvia, et je ne chercherai jamais a etre celui de Fernande. Sylvia m'a declare formellement, clairement et obstinement, que nous serions desormais amis, et rien de plus. Je ne sais si c'est un parti pris ou une epreuve a laquelle elle veut me soumettre; pour moi, je suis un peu las de ses caprices, et je sens que le depit m'aidera puissamment a m'en consoler. Ce qu'il y a de certain, c'est que Sylvia se trompe si elle me croit d'humeur a accepter son pardon plus tard; je renonce a son amour, et le mien achevera de s'eteindre avant qu'elle ait pris soin de le rallumer. Malgre cette passion etrange et les rapports un peu problematiques que nous avons ensemble, il est impossible d'avoir une existence plus douce que la notre. Jacques, Sylvia et Fernande sont des amis d'elite certainement, des intelligences pures et degagees de tous les prejuges, de toutes les considerations etroites et vulgaires. Sylvia va trop loin dans cette independance pour rendre un amant heureux; mais, a ne la contempler qu'a la lumiere de l'amitie, c'est un etre d'une originalite sublime. Jacques a beaucoup de ses idees et de ses sentiments; mais il est moins absolu, et son caractere est plus aimable et plus doux. Je ne le connaissais pas, je l'avais mal juge; la maniere dont il m'a accueilli, la confiance qu'il me temoigne, la loyaute avec laquelle il accepte ma pretendue amitie pour sa femme, ont quelque chose de si noble et de si grand que je me mepriserais du jour ou je songerais a le trouver ridicule. Trahir cette confiance, c'est une idee qui me fait horreur, une tentation que je n'ai pas besoin de combattre. L'amour que Fernande a pour lui, et que j'admire comme un des cotes les plus divins de son ame, suffit pour la preserver a jamais. Je ne sais pas comment je ferai pour me separer d'elle, pour renoncer a passer mes jours a ses cotes, mais il est certain que je m'en separerai sans lui laisser d'amertume et sans emporter de remords. Je voudrais trouver un moyen de m'etablir dans leurs environs et de les voir tous les jours sans demeurer chez eux, et sans dependre d'un caprice de Sylvia, qui peut m'eloigner demain du toit qu'elle habite sans que j'aie rien a dire, puisque je suis cense n'y etre que pour elle et d'apres sa permission. Il y a une jolie petite maison qui a servi autrefois de presbytere, et qui est dans une situation delicieuse, a une demi-lieue dans la montagne; si je pouvais faire deguerpir le vieux militaire qui l'occupe en lui payant le double de son loyer, je serais le plus heureux et le mieux loge des hommes. Envoie-moi une petite somme que mon regisseur te portera, et toute la musique qui est dans ma chambre. Si je m'etablis dons mon presbytere, je veux que tu viennes passer le reste de la belle saison avec moi. Tu es un peu amoureux de Sylvia, quoique tu ne t'en sois jamais vante. Nous vivrons tous deux de chasse, de peche, de musique et d'amour contemplatif. LIV. DE FERNANDE A CLEMENCE. Non, mon amie, non, je ne suis pas en colere; il est possible que j'aie eu un moment d'aigreur et d'ironie en te repondant: ta lettre etait si dure et si cruelle! mais je le jure que la mienne a suffi pour epancher tout mon depit, et qu'apres l'avoir ecrite je n'ai pas plus pense a notre querelle que s'il ne se fut rien passe. Si j'ai ete trop loin dans ma reponse, pardonne-moi, et, une autre fois, menage-moi un peu plus. Vraiment, je n'avais pas merite des lecons si dures; je m'etais conduite un peu follement, il est vrai; mais mon coeur etait reste si etranger aux sentiments que tu me supposes, que, cette fois, je ne pouvais accepter ton arret comme une verite utile. Il me semblait voir dans ta maniere de me traiter une sorte de mepris que je ne pouvais pas et que je ne devais pas supporter. Pour l'amour de Dieu, n'en parlons plus jamais! Tu m'as boudee bien longtemps, et tu as attendu trois lettres de moi pour me dire enfin que tu etais fachee. J'espere que tu verras dans ma perseverance a t'ecrire une amitie a l'epreuve des mortifications de l'amour-propre: il en doit etre ainsi. Oublie donc toute rancune, et reviens a moi comme je reviens a toi, sincerement et avec joie. Tu me montres tant d'indifference et tu te declares si etrangere desormais a ce qui me concerne, que je n'ose presque plus t'en parler. Cependant je veux te forcer a reprendre notre correspondance telle qu'elle etait. Il m'etait si agreable de te raconter toute ma vie, semaine par semaine! Il me semblait avoir allege mes chagrins de moitie quand je te les avais confies; il est vrai qu'a present je n'ai plus de chagrins. Jamais je n'ai ete plus heureuse et plus tranquille. Toutes les petites blessures que nous nous faisions, Jacques et moi, sont a jamais cicatrisees; rien ne nous fait plus souffrir: nous nous entendons sur tout, nous nous devinons. J'etais bien coupable envers lui, et je ne concois plus, comment j'ai pu l'accuser si souvent, lui qui n'a qu'une pensee et qu'un voeu dans l'ame, mon bonheur. Tout cela me semble un reve aujourd'hui, et je ne peux m'expliquer ce que j'etais alors; peut-etre que nous etions trop seuls vis-a-vis l'un de l'autre et trop inoccupes. Un peu de societe et de distraction est necessaire a mon age et meme a celui de Jacques; car il est aussi plus heureux depuis que nous vivons en famille. Je t'ai dit qu'Octave s'etait installe a une demi-lieue d'ici, dans une petite habitation charmante ou nous allons tous lui demander a dejeuner une ou deux fois par semaine. Pour lui, il vient tous les jours nous trouver. Il a eu cet ete, pendant deux mois, un de ses amis, M. Herbert, un brave Suisse plein de franchise et de douceur. Nous ne faisions que chasser, manger, rire, aller en bateau, chanter; et quelles bonnes nuits de sommeil apres toute cette fatigue et cette gaiete! Sylvia est l'ame de nos plaisirs. Je ne sais dans quels termes elle est avec Octave; il ne se plaint pas d'elle, et, quoiqu'ils se pretendent amis seulement, je crois fort qu'ils sont plus amants que jamais. Sylvia devient tous les jours plus belle et plus aimable; elle est si forte, si active, qu'elle nous entraine dans son activite comme dans un tourbillon. Elle est toujours eveillee la premiere, et c'est elle qui arrange la journee et decrete nos amusements; elle en prend si bien sa part qu'elle nous force a nous amuser autant qu'elle. Jacques, avec son sang-froid, est le plus comique et le plus amusant de nous tous; il fait toutes sortes de droleries et d'espiegleries avec une gravite imperturbable, et sa maniere d'etre fou est si douce, si gentille et si peu bruyante, qu'on ne s'en lasse jamais. Octave est plus turbulent, il est si jeune! il saute, il court, il joue dans nos pres comme un poulain echappe. Son ami Herbert, quand il etait ici, etait charge de la lecture pendant que nous dessinions ou que nous brodions les jours de pluie ou de trop grande chaleur. Au milieu de ce bonheur, mes enfants poussent comme de petits champignons; c'est a qui les aimera le plus. Jamais je n'ai vu d'enfants si gates et si caresses; Octave est celui de tous que ma fille prefere; il se couche par terre sur le tapis ou elle se roule au soleil, et pendant des heures entieres elle s'amuse a passer ses petites mains dans les longs cheveux blonds de son ami. Sylvia est la favorite de mon fils; elle le tient sur ses genoux en jouant du piano avec une main, et il l'ecoute comme s'il comprenait le langage des notes; de temps en temps il se tourne vers elle avec un sourire d'admiration et cherche a parler; mais il ne fait entendre que des sons inarticules, qui, au dire de Sylvia, sont des reponses tres-precises et tres-logiques au langage du piano. Il faut voir ses interpretations et la traduction qu'elle fait de ses moindres gestes, et le serieux, le recueillement avec lequel Jacques ecoute tout cela. Ah! nous sommes bien enfants tous, et bien heureux! Depuis qu'Herbert est parti et que le froid commence a se faire sentir, nous sommes un peu plus sedentaires. Nous avons encore pourtant de belles journees d'automne, et nos soirees ont pris une tournure de melancolie delicieuse. Sylvia improvise au piano, et, pendant ce temps, nous sommes assis tout pensifs autour de l'atre ou petille le sarment. Sylvia ne s'approche jamais du feu; elle est d'un temperament sanguin, et craint toujours que le sang ne lui monte a la tete. Mon vieux fumeur de Jacques va et vient par la chambre, et de temps en temps donne un baiser a sa soeur et a moi; puis il tape sur l'epaule d'Octave en lui disant: "Est-ce que tu es triste?" Octave releve la tete, et nous nous apercevons quelquefois que son visage est couvert de larmes. C'est l'effet des improvisations etranges et tour a tour tristes et folles de Sylvia. Alors Jacques et Octave se racontent les divers reves poetiques qu'ils ont faits pendant le chant et les modulations de piano. Il est etrange de voir comme les memes notes et les memes sons agissent differemment sur les nerfs de chacun d'eux; quelquefois Jacques est a cheval sur la bete de l'Apocalypse quand Octave est endormi sur la paille d'une prison; d'autres fois c'est Jacques qui est atterre de tristesse dans quelque desert epouvantable, tandis qu'Octave vole avec les sylphes autour du calice des fleurs au clair de la lune. Bien n'est plus amusant que d'entendre les fantaisies qui leur passent par l'esprit. Sylvia s'en mele rarement: c'est la fee qui evoque les apparitions et qui les contemple sans emotion et en silence, comme des choses qu'elle est habituee a gouverner. Ce qui l'amuse le plus, c'est de voir l'effet de la musique sur le chien de chasse d'Octave, et d'interpreter les singuliers gemissements qui lui echappent a de certaines phrases d'harmonie; elle pretend qu'elle a trouve l'accord et la combinaison des sons qui agissent sur la fibre de ce vaporeux animal, et que ses sensations sont beaucoup plus vives et plus poetiques que celles de ces messieurs. Tu ne saurais t'imaginer combien ces folies nous occupent et nous divertissent. Quand on est plusieurs a s'aimer comme nous faisons, toutes les idees, tous les gouts deviennent communs a tous, et il s'etablit une sympathie si vive et si complete, qu'une seule ame semble animer plusieurs corps. Adieu, mon amie, ecris-moi donc; et, comme tu as pris autrefois part a mes chagrins, prends part a ma joie. TROISIEME PARTIE. LV. D'OCTAVE A FERNANDE. Fernande, je n'en puis plus, j'etouffe, cette vertu est au-dessus de mes forces, il faut que je parle et que je fuie, ou que je meure a vos pieds; je vous aime, il est impossible que vous ne le sachiez pas. Jacques et Sylvia sont des etres sublimes, mais ce sont des fous, et moi aussi je suis un insense, et vous aussi, Fernande. Comment ont-ils pu, comment avons-nous pu croire que je vivrais entre Sylvia et vous, sans aimer passionnement l'une des deux? Longtemps je me suis flatte que je n'aimerais que Sylvia; mais Sylvia ne l'a pas voulu. Elle m'a repousse avec une obstination qui m'a rebute, et mon coeur peu a peu lui a obei; il s'est range sans colere et sans effort a l'amitie, et il est certain que ce sentiment, entre elle et moi, m'a rendu bien plus heureux que l'amour. C'est ainsi que j'aurais du l'aimer toujours, et c'est ainsi que je l'aimerai toute ma vie, avec calme, avec force, avec veneration. Mais vous, Fernande, je vous aime mille fois plus que je ne l'ai jamais aimee, je vous aime avec emportement, avec desespoir, et il faut que je parte! oh! Dieu! oh! Dieu! pourquoi vous ai-je connue? Vous me demandez tous les jours pourquoi je suis triste, vous vous inquietez de ma sante; vous ne comprenez donc pas que je ne suis pas votre frere et que je ne peux pas l'etre? Vous ne voyez pas que je bois le poison par tous les pores, et que votre amitie me tue? Que vous ai-je fait pour que vous m'aimiez avec cette tendresse et cette douceur impitoyables? Chassez-moi, maltraitez-moi, ou parlez-moi comme a un etranger. Je vous ecris dans l'espoir de vous irriter; quelque chose que vous fassiez, quelque malheur qui m'arrive, ce sera un changement; le calme etouffant ou nous vivons m'oppresse et me rendra fou. J'ai ete longtemps heureux aupres de vous. Votre amitie, qui m'irrite et me fait souffrir aujourd'hui, etait, dans les premiers mois, un baume divin repandu sur les blessures d'un coeur dechire. J'etais incertain, agite, plein d'un espoir inconnu, transporte de desirs que je ne savais pas expliquer, et dont le but me semblait etre l'eternite avec vous. J'etais si fatigue des choses de la terre, Sylvia m'avait rendu l'amour si facheux et si rude dans les derniers temps, et ce que j'avais souffert pour la perdre, la retrouver et la perdre encore, m'avait tellement brise, que je n'esperais presque plus rien en ce monde, et que je me sentais dans une disposition a me nourrir de reves et de chimeres. Il faut que je vous dise toute ma folie; des que je vous vis, je vous aimai, non d'une amitie paisible et fraternelle, comme je m'en vantais, mais d'an amour romanesque et enivrant. Je m'abandonnais a ce sentiment a la fois vif et pur; si j'avais ete repousse et contrarie, peut-etre serait-il devenu des lors une passion violente; mais vous m'accueillites avec tant de confiance et d'ingenuite! Jacques ensuite m'appela si loyalement a partager le bonheur de vous voir tous les jours, que je m'habituai a vous contempler sans oser vous desirer. Je pensais alors que cela me suffirait toujours, ou je me disais du moins que le jour ou ce sentiment me ferait trop souffrir, j'aurais toujours la force de m'en aller; a present, je me sens plus volontiers la force de mourir. Ou est-il ce temps ou un baiser sur votre main me rendait si heureux? ou un regard de vous me restait dans les yeux et dans l'ame pour toute une nuit? Je me confesse a vous, Fernande, je vous possedais dans mon sommeil, et cela me suffisait. L'amour encore mal eteint que j'avais eu pour Sylvia se rallumait de temps en temps, et je donnais le change a mon coeur, selon les circonstances qui me rapprochaient d'elle ou de vous plus intimement. Combien de fois j'ai presse dans mes bras un fantome qui avait vos traits et les siens, et dont la longue chevelure d'ebene, melee a des flocons de soie doree, reposait eparse sur mon coeur et sur mes epaules! Dans le delire de ces nuits heureuses, je vous appelais tour a tour, j'invoquais l'affection de l'une de vous, et il me semblait vous voir toutes deux descendre du ciel et me donner un baiser au front; mais insensiblement les traits de Sylvia s'effacerent, et le fantome ne m'apparut que sous les votres. Quelquefois encore, par habitude, par effroi, par remords peut-etre, j'appelais l'image de votre compagne, mais elle ne me repondait plus; et vous passiez sans cesse devant mes yeux, comme une revelation de mon destin, comme une prophetie obeissant a l'ordre de Dieu. Alors je m'abandonnai a ma passion, et je commencai a souffrir; mais je vous offrais ma douleur en sacrifice. Je vous voyais eprise de Jacques avec raison; j'estime et je venere cet homme: pouvais-je desirer lui arracher le bien le plus precieux qu'il ait au monde? J'aimerais mieux l'assassiner. Longtemps cette idee de vertu et de devouement a soutenu mon courage; je me disais bien qu'il serait plus prudent et plus facile de vous fuir que de me taire eternellement; mais il etait trop tard, je ne le pouvais plus: tout me semblait supportable plutot que de cesser de vous voir. Il y a huit mois que je me tais; j'ai supporte heroiquement ce terrible hiver passe a vos cotes, sans distraction et presque tete a tete, car vous ne pouvez pas disconvenir que nous faisons deux a nous quatre: Jacques et Sylvia font un, vous et moi faisons un autre; ils se comprennent en tout, et nous nous comprenons de meme. Quand nous sommes tous ensemble, nous sommes comme deux amis qui s'entretiennent de leurs plaisirs et de leurs peines, et qui se revelent mutuellement ce qu'ils eprouvent et ce qu'ils sont. Vous et moi nous ne nous racontons rien, nous n'avons qu'une ame, et nous n'avons pas besoin de nous exprimer ce que nous sentons en commun. Cette imperieuse et enivrante sympathie dont je m'abreuve en silence, j'ai pourtant besoin de l'epancher. Ce n'est pas par des mots que nous pouvons nous comprendre; ils sont inutiles; nos regards et le battement de nos coeurs se repondent. Mais il faut des embrassements et des etreintes ardentes a ce feu qui s'allume et s'avive chaque jour de plus en plus; car tu m'aimes, peut-etre!... Ah! pardonnez-moi, Fernande, je deviens fou. Adieu, adieu! je partirai demain. Ne me meprisez pas; j'ai fait ce que j'ai pu, mes forces ne vont pas au dela. LVI. DE FERNANDE A OCTAVE. Octave, Octave, que fais-tu? ou t'egares-tu? Tu es fou, mon ami! Tu es mon frere; tu l'as jure devant Dieu et devant moi; tu ne peux pas te parjurer, tu ne peux pas te souiller a ce point, toi que je connais si noble et si pur. Est-ce que je pourrais t'aimer autrement qu'une soeur aime son frere? Quelles pensees affreuses harcellent ta pauvre tete? Tu es malade. O mon cher Octave! tu souffres, je le vois; des fantomes evoques par la fievre troublent ton sommeil; la raison, la memoire et le jugement t'abandonnent. Tu crois avoir de l'amour pour moi; et, si j'y repondais, tu aurais horreur de cet amour comme d'un forfait. Non, mon ami, tu ne m'aimes pas comme tu le crois; tu as besoin d'aimer, et tu te meprends. C'est Sylvia que tu aimes; et si ce n'est plus elle, c'est un etre que tu desires, et qui existe pour toi dans quelque autre lieu ou il faut aller le chercher. Oui, tu as raison, pars, voyage; il faut distraire ta folie. Helas! tu n'as pu vivre ici, et je croyais que nous pouvions vieillir ensemble, et j'etais si heureuse de cette idee! Mais tu gueriras, et tu reviendras, Octave; tu reviendras avec une compagne digne de toi, et notre bonheur a tous sera plus pur et plus paisible. Tu dis que je dois avoir devine ton amour; j'aurais vecu mille ans ainsi, pres de toi, dans cette confiance sacree en ta parole, sans jamais songer qu'il te fut possible de te parjurer, meme dans le secret de ton coeur. Et aujourd'hui encore, je suis sure que tu t'abuses; je contemple ta douleur avec la stupeur et la sollicitude que j'aurais si je te voyais atteint d'un mal subit, d'une attaque de folie ou de terribles convulsions. Que pourrais-je penser alors? Rien, sinon que ton mal me ferait autant souffrir que toi-meme. Comment pourrais-je m'en irriter ou m'en croire coupable? Je te soignerais avec tendresse, j'essaierais de te calmer par de douces paroles, par de saintes caresses, et cela te ferait du bien. Mon ami bien-aime, reviens a toi, reviens a nous; oublie cette funeste secousse. Brulons ces deux lettres, et qu'il n'en soit jamais question. Tout cela est un reve; il ne s'est rien passe. Personne n'a entendu les paroles que tu as proferees dans le delire; elles sont ensevelies dans mon coeur, et n'en ont point altere le calme et la tendresse. Une amitie comme la notre peut-elle etre brisee par un instant d'erreur et de souffrance? Pars, mon ami; mais reviens sans crainte et sans honte aussitot que tu seras gueri. Cet eclair n'aura pas laisse de trace sinistre dans notre beau ciel, et tu nous retrouveras tels que tu nous laisses. LVII. D'OCTAVE A FERNANDE. Tu as raison, ma soeur bien-aimee, je suis fou; mon cerveau et mon coeur sont malades; il faut que j'aie du courage et que je parte. Tu es un ange, Fernande; quel billet tu m'ecris! Ah! tu ne sauras jamais le bien et le mal qu'il me fait. Persuade-toi que c'est une maladie, et tache de me persuader que j'en guerirai et que je pourrai revenir, car l'idee de te quitter pour toujours est au-dessus de mes forces. Invoque ma parole et la saintete de nos liens; invoque le nom respecte et cheri de Jacques; dis-moi tout ce qu'il faut me dire pour me donner la force dont j'ai besoin. Oh! je l'aurai, Fernande; ta douceur et ta compassion nous sauvent tous les deux. Je ne m'etais pas attendu a cette tendresse misericordieuse avec laquelle tu me plains en me repoussant; j'esperais que tu me repousserais durement, et que je pourrais t'aimer et t'estimer moins. Alors, malheur a toi, je serais reste, et j'aurais peut-etre reussi a te perdre. Mais que puis-je faire devant une vertu si calme et si compatissante? Le dernier des laches tomberait a genoux devant toi, et tu sais que je suis un honnete homme; j'aurai du coeur. Adieu, Fernande; adieu, ma soeur cherie; adieu, mon seul et dernier amour; je deviendrai ce qu'il plaira a Dieu; je guerirai ou je mourrai. Il ne s'agit pas de cela; l'important, c'est que tu restes heureuse et pure; je partirai avec cette idee, et elle me soutiendra. Il faut que vous me pardonniez un vol que je vous ai fait: le bracelet que vous m'avez jete par la fenetre, un soir que vous me prites pour Jacques, ne m'a jamais quitte. Celui que vous avez est une copie exacte que j'ai fait faire a Lyon, et que je vous ai rendue pour ne pas vous offenser par ma resistance. Je n'ai pas eu le courage de me separer de ce premier gage d'une affection qui m'est devenue si necessaire et si funeste; aujourd'hui que je sens mon coeur criminel, je n'oserais emporter ce bracelet sans votre permission. Vous ne pouvez pas me le refuser, quand je pars, peut-etre pour toujours. J'accomplis le plus terrible des sacrifices; serez-vous sans pitie? Je paierai mon devouement de ma vie peut-etre, et votre generosite ne vous coutera rien, car personne ne pourra deviner la supercherie. J'ai fait effacer de l'ecusson de mon bracelet le chiffre de Jacques, qui etait enlace au votre, et je l'ai fait remplacer par le mien. Si, a ce moment affreux et solennel ou je vous quitte, vous m'accordez ce gage d'amitie et de pardon, il me deviendra plus cher que jamais. Je dirai ce soir que je pars demain; je trouverai un pretexte; je promettrai de revenir. Soyez tranquille, je ne me trahirai pas. Mais partirai-je sans te dire adieu, sans couvrir tes mains de mes larmes? N'evite pas de te trouver seule avec moi, comme tu fais depuis hier, Fernande; que crains-tu donc? n'es-tu pas sure de toi? Et si j'avais un instant de faiblesse et de desespoir, ne sais-tu pas qu'avec un mot tu me verrais a tes genoux, le plus silencieux et le plus resigne des hommes? Ah! ne me fuis pas, ne me fais pas souffrir pendant ce dernier jour que je vais passer pres de toi. Si mes larmes te font du mal, si mes plaintes te fatiguent, aie du courage aussi; il m'en faut bien davantage pour te quitter. Songe que ta tache sera finie demain, et que la mienne va commencer, affreuse, eternelle! Songe que je suis sur les marches de l'echafaud, et que Dieu te tiendra compte d'une parole de misericorde que tu m'auras accordee en m'envoyant au martyre. LVIII. D'OCTAVE A FERNANDE. O mon ange, o ma bien-aimee, nous sommes sauves! que Dieu te couvre de ses benedictions, o la plus pure et la plus sainte de ses creatures! Oui, tu as raison, on a la force qu'on veut avoir, el le ciel n'abandonne point au danger ceux qui se recommandent a lui dans la sincerite de leur coeur. Que serais-je devenu loin de toi? Mon ame se serait souillee de regrets, de fureurs, de projets, et peut-etre d'entreprises insensees pour te retrouver et te ressaisir, au lieu que tu m'aideras a etre vertueux et tranquille comme toi. Le continuel spectacle de ta serenite angelique fera passer le meme calme dans mon coeur et dans mes sens. J'etais perdu si tu me retirais ta main secourable; laisse-moi la coller a mes levres, et qu'elle me conduise ou elle voudra. Je suis resigne a tous les sacrifices; je me tairai et je guerirai. Eh! ne suis-je pas deja gueri? n'ai-je pas fait l'essai de mes forces durant ces heures de la nuit que tu m'as laisse passer dans ta chambre? J'etais fou quand je me suis leve pour t'aller dire adieu. Et ce Jacques que le hasard fait partir precisement hier soir, au milieu du plus terrible acces de ma fievre et de mon egarement! An! c'etait la volonte de la Providence. Si tu avais refuse de me voir, j'enfoncais ta porte; je ne savais plus ce que je faisais; mais tu m'as ouvert, et tu as bien fait. Est-ce qu'il y a au monde un emportement, un delire, qui puisse resister a la sainte confiance d'un etre aussi chaste, aussi divin que toi? Tu ne dormais pas non plus, o mon enfant cheri! tu n'etais pas meme deshabillee, et tu priais pour moi! ange du ciel, Dieu t'a exaucee! Quand je t'ai vue si belle, si candide avec ta robe blanche et les cheveux blonds epars sur tes epaules, avec ton sourire affectueux sur les levres, et tes grands yeux encore humides des larmes que tu avais versees pour moi, il m'a semble voir une vierge de l'Elysee, et je suis tombe a tes pieds comme devant un autel. Oh! comme tu as ecoute ma douleur, comme tu as essuye mes larmes avec une ineffable tendresse! et tu m'embrassais en pleurant toi-meme, o sublime imprudente! Mais quel etre immateriel es-tu donc? et quelle puissance divine as-tu recue d'en haut pour calmer les fureurs du desespoir avec les caresses qui devraient les allumer? Tes levres etaient si fraiches sur mon front! Il me semblait qu'un baume ineffable passait dans toutes mes arteres, et que mon sang devenait aussi pur, aussi paisible que celui de tes enfants endormis aupres de nous. Oh! qu'ils sont beaux, tes enfants, et combien je les aime! Il y a deja sur le visage de ta fille un reflet de ton ame virginale! Je te l'aurais enlevee, si tu m'avais chasse; je n'aurais pu abandonner ce berceau ou je l'ai endormie si souvent; car mon ame se brisait a l'idee de vivre seul et abandonne, moi qui, depuis huit mois, vis d'affections ineffables. Avec toi, mon plus precieux tresor, que de biens j'allais perdre: l'amitie de Sylvia, qui est si grande, si eclairee, si belle! et celle de Jacques, que je paierais de mon sang! Ou aurais-je retrouve des coeurs semblables? Qui m'aurait fait une vie supportable loin de vous tous? Benie sois-tu, ma Fernande! tu n'as pas voulu mon desespoir, et quand je t'ai demande si tu croyais qu'il nous fut possible de vivre l'un pres de l'autre sans danger, c'est Dieu qui a dicte ta reponse. Ah! ce _oui_! comme tu l'as dit avec enthousiasme et avec confiance! il m'a frappe d'une commotion electrique; je m'attendais si peu a cette parole d'encouragement et de pardon! Un instant, un mot a suffi pour faire de moi un autre homme. Puisque tu es sure de moi, je le suis aussi; c'etait une lachete de fuir quand je pouvais me vaincre; et d'ailleurs est-ce donc si difficile? Je ne concois plus pourquoi j'ai ete en proie a ces agitations frenetiques; c'est que le danger est toujours plus terrible de loin que de pres; c'est que, d'ailleurs, quand je croyais pouvoir succomber et t'entrainer avec moi, je ne te connaissais pas; je te prenais pour une femme comme les autres, et tu es une divinite qu'aucune souillure humaine ne peut atteindre. Je ne pouvais m'imaginer qu'au lieu de la crainte ou de la colere, quand je t'aurais avoue mes tourments, je trouverais sur ton front cette impassible confiance, et sur tes levres ce misericordieux sourire. Je croyais que tu t'arracherais de mes bras avec effroi, et quand j'approcherais mes levres de ton visage pour te donner, comme les autres jours, un fraternel baiser, que tu te detournerais avec indignation. Mais ton innocence brave tous les perils vulgaires et les surmonte tranquillement. Ah! je saurai m'elever jusqu'a toi, et planer du meme vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour a ce sentiment etrange et sublime que j'eprouve; _amitie_ est un mot trop froid et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas de nom pour la baptiser. Mais n'appelle-t-on pas amour aussi l'amitie des meres pour leurs enfants et l'enthousiasme de la foi religieuse? Ce que tu m'inspires participe de tout cela, mais c'est quelque chose de plus encore. Ah! sache qu'il faut bien t'aimer, Fernande, pour eprouver ce calme qui est descendu en moi depuis six heures. Chose etrange et delicieuse! en rentrant dans ma chambre, purifie par mes resolutions, apaise par ton chaste embrassement, je me suis endormi du plus profond et du plus bienfaisant sommeil que j'aie goute depuis trois mois, et je viens de m'eveiller plus calme et plus joyeux que je ne l'ai ete de ma vie. Oh! quel bien m'ont fait tes paroles! Ecris-moi, repete-moi tout ce que tu m'as dit, afin que je le relise a genoux si quelque nuage de melancolie vient encore a passer dans mon beau ciel, et que je retrouve la pure lumiere, o etoile radieuse qui me conduis! Il me semble que je vois le soleil pour la premiere fois, tant la nature m'apparait belle et jeune ce matin! Je viens d'entendre le premier coup de la cloche qui t'appelle au dejeuner, et j'ai tressailli comme a la voix d'un ami. Quelle belle vie! comme nous sommes heureux! Comme je demeure pres de toi, Fernande! le vent d'ouest m'apporte les bruits de ta maison et les parfums de ton jardin. J'ai le temps de m'habiller et d'aller m'asseoir a la meme table que toi, avant que Sylvia ait fini d'arranger methodiquement ses livres et ses crayons dans le grand salon. Comment! je vais revoir tout cela! tout cela que j'ai cru quitter pour toujours, hier soir. Je vais encore rire et causer a cette table ou il est permis de mettre les deux coudes, et d'ou l'on peut se lever autant de fois qu'on veut pendant le repas? Je vais chanter encore avec toi le duo que nous aimons? Oh! quel jour de fete! Si tu savais comme la lune etait belle a son coucher ce matin, quand j'ai traverse le vallon pour revenir chez moi! Comme l'herbe humide etait semee de pales diamants, et comme les premieres fleurs des amandiers exhalaient une odeur fraiche et suave! Mais tu as joui de tout cela aussi, car tu etais a ta fenetre, et je t'ai vue aussi longtemps que me l'a permis la distance. Tu me suivais des yeux, o ma belle amie! tu m'accompagnais de tes voeux, tu demandais a Dieu de conserver pure en moi l'oeuvre de tes pieux efforts, cette nouvelle ame que tu m'as donnee, cette nouvelle vertu que tu m'as revelee! Allons, allons, je plie ma lettre et je pars; je viens de regarder dans la lunette d'approche qui est fixee sur ma fenetre et braquee sur ta demeure; j'ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin. Tu dors encore, mon petit ange, ou tu habilles tes enfants; je vais t'aider, et jouer du hautbois pour empecher ta fille de crier quand tu lui mettras ses bas. Et notre Jacques! il revient ce soir, n'est-ce pas? je vais l'embrasser comme si je l'avais perdu pendant dix ans! Toi, je ne t'embrasserai plus, mais tu me laisseras baiser tes pieds et le bas de ta robe tant que je voudrai. LIX. DE FERNANDE A OCTAVE. Ce qu'il y avait d'affreux et d'impossible, c'etait de nous quitter. Je savais bien que vous auriez la force d'etouffer une pensee funeste plutot que celle de m'abandonner. Je comptais sur votre amitie quand je vous ai dit: "Oui, tu le peux, reste Octave; renonce a des reves coupables, fais un noble effort sur toi-meme; ouvre les yeux, regarde comme tu es saintement aime, comme tu peux etre heureux entre ces trois amis qui te cherissent a l'envi l'un de l'autre, et comme tu vas souffrir dans la solitude avec le remords d'avoir desole un de ces coeurs sinceres, et le regret d'avoir afflige les deux autres par ton depart. Examine ton ame, et vois combien elle est belle, jeune et forte; ne peut-elle, entre deux sacrifices, choisir le plus noble et le plus genereux? n'es-tu pas sur qu'elle gouvernera toujours tes passions? veux-tu que je croie que les sens chez toi commanderont au coeur? ne serai-je donc pas toujours la pour relever ton courage s'il venait a faiblir? seras-tu sourd a ma voix quand elle t'implorera? et ces douces larmes que tu verses maintenant, seront-elles taries quand les miennes couleront?" O cher Octave! en te parlant ainsi, je sentais Dieu m'inspirer; une confiance, une foi miraculeuse, descendaient en moi; j'avais comme une revelation de ce qui allait s'operer entre nous, et ce fut un prodige en effet que ma resolution et ton enthousiasme en ce moment. Tu ne sais pas comme tu devins beau en tombant a genoux et en levant les bras vers le ciel pour le prendre a temoin de tes serments; comme ton visage pale devint vermeil et anime; comme les yeux fatigues et presque eteints s'illuminerent d'une flamme sublime. Ce rayon du ciel a laisse son reflet sur ta figure, et depuis hier tu as une autre expression, une autre beaute que je ne te connaissais pas. Ta voix aussi a change; elle a quelque chose qui me penetre comme une musique delicieuse, et quand tu lis tout haut, je n'ecoute pas les mots, je ne comprends pas le sens des choses que tu dis; la seule harmonie de ta voix m'emeut et me donne envie de pleurer. Moi-meme je me sens toute changee; j'ai des facultes nouvelles, je comprends mille choses que je ne comprenais pas hier; mon coeur est plus chaud et plus riche; j'aime mon mari, ma soeur Sylvia et mes enfants plus que jamais; et pour toi, Octave, je ressens une affection a laquelle je ne chercherai point de nom, mais que Dieu m'inspire et que Dieu benit. Ah! que tu es grand et pur, mon ami! que tu es different des autres hommes, et combien peu d'entre eux sont capables de te comprendre! Que serais-je devenue si tu nous avais quittes? La seule pensee de te perdre me fait encore tressaillir douloureusement. Sais-tu, mon ami, combien tu nous es necessaire, et a moi surtout? Ce que tu m'ecrivais l'autre jour est bien vrai: nous ne faisons qu'un. Jamais deux caracteres ne se sont convenus, jamais deux coeurs ne se sont compris comme les notres. Jacques et Sylvia se ressemblent et ne nous ressemblent pas, et c'est pour cela que nous les aimons tant; voila pourquoi nous avons pu avoir de l'amour pour eux, mais nous ne pouvons en avoir l'un pour l'autre. Pour alimenter l'amour, Il faut, je crois, des differences de gouts et d'opinions, de petites souffrances, des pardons, des larmes, tout ce qui peut exciter la sensibilite et reveiller la sollicitude journaliere. L'amitie, l'amour fraternel, si tu veux, est plus heureux et plus egalement pur; c'est un refuge contre tous les maux de la vie, c'est une consolation supreme aux douleurs que cause l'amour. Avant de te connaitre, j'avais une amie dans le sein de laquelle je versais toutes mes douleurs, et quoiqu'elle fut bien acre et bien severe dans ses reponses, la seule habitude de lui ecrire tous les petits evenements de ma vie me soulageait d'un grand poids. Tu as lu ses lettres, et tu as conclu en me conjurant de destituer cette confidente et de t'accorder ses fonctions. Je ne sais pas si elle etait, comme tu le pretends, une fausse et mauvaise amie, mais elle etait bien certainement au-dessous de toi, mon cher et bon Octave. Oh! qu'elle etait loin, cette Clemence, d'avoir ta douceur et ta sensibilite! Elle m'effrayait, et tu me persuades; elle me menacait de maux inevitables, et tu m'apprends a m'en preserver; car tu as au moins autant de raison et de jugement qu'elle, et, de plus, tu sais comment il faut me parler et me convaincre. Depuis que tu es ici, et que je me suis habituee a t'ouvrir mon coeur a chaque instant, je me suis guerie des petites maladies morales et corrigee des nombreux defauts qui compromettaient et troublaient mon bonheur. Tu m'as appris a accepter les souffrances de la vie journaliere, a tolerer les imperfections de l'amour, a ne demander que ce qui est possible au coeur humain; tu m'as enseigne la justice, et tu m'as appris a aimer Jacques comme il faut l'aimer pour le rendre heureux. Mon bonheur et le sien sont donc ton ouvrage, o mon cher ami! et je suis si accoutumee a avoir recours a toi en tout, que ma felicite serait ruinee du jour ou je le perdrais; je retomberais peut-etre dans mes anciens torts, et je perdrais le fruit de tes conseils. Reste donc, et ne parle jamais de t'eloigner. Notre vie sera plus belle encore qu'elle ne l'a ete jusqu'ici. Mes enfants grandiront sous tes yeux, et nous les eleverons; nous prendrons de leur intelligence le meme soin que nous prenons aujourd'hui de leurs petites personnes. Apres eux et apres Jacques, tu seras ce que j'aurai de plus cher au monde; car je t'aime encore mieux que Sylvia, et pourtant je regarde et je cheris Sylvia comme ma soeur. Mais ton caractere a bien plus de rapport avec le mien, et je me sens bien plus de confiance et d'entrainement vers toi; a present surtout, il me semble que nous avons recu un nouveau bapteme, et que Dieu nous abandonnerait si nous l'invoquions separement. Garde mon bracelet, a une condition: c'est que tu y feras remettre le chiffre de Jacques, sans effacer le tien; qu'ils soient tous deux enlaces au mien, et que ton coeur ne me separe jamais ni de lui ni de toi. LX. DE JACQUES A SYLVIA. De la ferme de Blosse. Tu me demandais hier pourquoi je viens si souvent a Blosse, et tu me reprochais de chercher la solitude depuis quelque temps. Il est vrai que jamais je n'ai senti si vivement le besoin d'etre seul et de reflechir. Ce lieu desert et plein d'aspects sauvages me plait et me fait du bien. Je sens comme une main inexorable, mais paternelle encore dans sa rigueur, qui m'attire au fond de ces bois silencieux pour m'y enseigner la resignation. Je viens m'asseoir au pied de ces chenes seculaires que ronge la mousse, et j'y resume ma vie. Cela me calme. Est-ce que tu ne sais pas ce que j'ai? Est-ce que tu ne t'es pas apercue qu'Octave aime ma femme? Cet amour a ete romanesque et innocent pendant bien longtemps; mais il prend de la violence, et si Fernande ne le voit pas encore, elle ne peut tarder a le voir. Nous avons ete imprudents; les laisser ainsi ensemble! ils sont si jeunes! Mais que pouvions-nous faire? Tu ne pouvais pas feindre de revendiquer un amour que tu avais repousse. Ta fierte se refusait a tout ce qui aurait eu l'apparence d'une ignoble jalousie et d'une vanite blessee. Pour moi, c'etait bien pis; j'avais d'abord accuse injustement ces pauvres jeunes fous; je sentais que j'avais beaucoup a reparer envers eux, et la crainte de me tromper encore me forcait a fermer les yeux. Je t'avoue que, malgre l'evidence, j'hesite encore a croire qu'Octave soit amoureux d'elle. Il semblait si sur de lui dans les commencements, et toute l'annee derniere il a ete si heureux aupres de nous! Mais depuis l'hiver il a ete de plus en plus agite et distrait; a present il est reellement malade de chagrin. C'est un honnete homme, il est devenu froid et sec avec moi. Il ne sait pas me dissimuler la gene et le trouble que je lui cause; pourtant il m'aime sincerement. Hier soir, quand je suis monte a cheval, il est venu avec moi, et il m'a parle d'un voyage qu'il compte faire bientot a Geneve. J'ai compris qu'il voulait s'eloigner de Fernande; j'ai presse sa main sans rien dire, et il s'est jete dans mes bras en s'ecriant: "Ah! mon brave Jacques!..." puis il s'est arrete brusquement et m'a parle de mon cheval. Pauvre Octave! il est malheureux, et c'est par notre faute; nous l'avons trop abandonne aux perils de la jeunesse. Mais ou ne les aurait-il pas rencontres? et ou les eut-il combattus avec autant de vertu? Il partira, j'en suis sur, et peut-etre a l'heure ou je t'ecris il est deja parti. Il y avait sur sa figure quelque chose d'extraordinaire, comme s'il eut pris une resolution penible mais ferme. Ce qui m'a fait partir sur-le-champ moi-meme pour la ferme, c'est la grande alteration que j'ai vue sur la figure de ma femme a l'heure du diner; jusque-la j'etais convaincu qu'elle n'avait pas la plus legere idee de l'amour d'Octave; depuis ce moment je ne sais que penser. Il est vrai qu'elle est souffrante depuis quelque temps; le sevrage de ses enfants la fatigue, et l'abondance de son lait l'incommode encore souvent. Je n'ai pas voulu l'observer attentivement, cela me faisait peur; quoi qu'il put s'etre passe entre eux, du moment qu'Octave avait le courage de partir, je ne devais pas lui rendre plus amer le dernier jour peut-etre qu'il avait a vivre aupres d'elle. Je suis sur maintenant de la raison et de la prudence de Fernande; elle l'eloignera sans l'offenser et sans irriter sa passion par d'inutiles demonstrations de force. J'ai vu que je devais la laisser agir, et que ma confiance aveugle etait la meilleure garantie possible de leur vertu. Je n'ai aucune inquietude, mais je suis triste et profondement las de moi. J'avais un ami sincere, aimable, devoue, et il faut qu'il parte desespere parce que je suis au monde! Vous aviez une belle vie, intime, riante et pure comme vos coeurs, et voila qu'elle est gatee, derangee, empoisonnee, parce que je suis M. Jacques, le mari de Fernande! J'espere si peu en moi et en mon avenir, que je voudrais plutot mourir et vous laisser tous heureux, que de conserver mon bonheur au prix de celui de l'un de vous. Mon bonheur! sera-t-il possible desormais, si Fernande a dans le coeur un regret profond? Et comment ne l'aurait-elle pas! Voila ce qui m'a consterne hier. Elle l'aime peut-etre... si cela est, elle ne le sait pas encore elle-meme; mais l'absence et la douleur le lui apprendront. Et pourquoi partirait-il, s'il faut qu'elle le pleure et qu'elle me haisse? Non, elle ne me haira pas, elle est si bonne et si douce! et moi je serai bon et doux avec elle; mais elle sera malheureuse, malheureuse par nos liens indissolubles... J'ai beaucoup pense a cela avant que nous fussions maries, et depuis quelque temps j'y pense encore; je verrai. Ne me parle pas, ne m'apprends rien sans que je t'interroge. Je crains que la premiere fois tu ne m'aies beaucoup trop rassure sur leur amitie: ils etaient purs alors, et ils le sont encore; mais ils pouvaient se separer aisement, et aujourd'hui il faut que leurs coeurs se brisent. Que Dieu nous pardonne, nous n'avons rien fait a mauvaise et coupable intention. Je retournerai demain au chateau; si Octave n'est point parti, je songerai a ce que je dois ou a ce que je puis faire. [Illustration: Ils etaient deux.] LXI. D'OCTAVE A FERNANDE. Voici un mois bien etrange que nous passons ensemble, mon amie. Depuis le jour ou vous m'avez commande d'etouffer mon amour, je l'ai tellement couvert de cendres que j'ai cru parfois avoir reussi a l'eteindre. Je suis plus tranquille que je ne l'etais cet hiver, bien certainement; mais ce transport d'enthousiasme qui m'a fait tout promettre et tout sacrifier, vous auriez du prendre un peu plus de soin pour le ranimer de temps en temps. Votre coeur semble m'avoir abandonne; et je tombe dans une tristesse chaque jour plus profonde. Est-ce que vous craignez de me trouver indocile a vos lecons? pourquoi me les avez-vous deja retirees? Peut-etre ma melancolie vous fatigue; peut-etre craignez-vous l'ennui que vous causeraient mes plaintes. Et pourtant il vous serait si facile de me consoler avec quelques mots de confiance ou de compassion! Ne connaissez-vous pas votre pouvoir sur moi? quand s'est-il trouve en defaut? Vous etes quelquefois cruelle sans vous en douter, et vous me faites un mal horrible sans daigner vous en apercevoir. Ne pourriez-vous, par exemple, me cacher un peu l'amour que vous avez pour votre mari? Votre ame est si genereuse et si delicate dans tout le reste! mais, en ceci, vous mettez une sorte d'ostentation a me faire souffrir: laissez cette vaine parade aux femmes qui doutent d'elles-memes. Vous aviez eu tant d'esprit, au milieu de votre misericorde, dans les premiers jours! vous saviez si bien me dire les choses qui pouvaient me consoler, ou du moins adoucir ma peine! Quand vous parliez de votre mari, sans blasphemer un merite que personne n'apprecie mieux que moi, sans nier une affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret ineffable de me persuader que ma part etait aussi belle que la sienne, quoique differente. A present vous avez le talent inutile et cruel de me montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'etre brutal; car je suis aujourd'hui d'une singuliere acrete. Enfin, vous avez fait emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure. Vous etes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persecutait pour hater ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous etes moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais dans ma pensee jusqu'a la veneration, et en vous voyant si jeune, avec vos enfants dans vos bras, je vous comparais a la Vierge mere, a la blanche et chaste madone de Raphael caressant son fils et celui d'Elisabeth. Dans les plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire, distillant un lait pur sur les levres de votre fille, me frappait d'un respect inconnu, et je detournais mon regard de peur de profaner, par un desir egoiste, un des plus saints mysteres de la nature providente. A present, cachez bien voire sein, vous etes redevenue femme; vous n'etes plus mere; vous n'avez plus de droit a ce respect naif que j'avais hier, et qui me remplissait de piete et de melancolie. Je me sens plus indifferent et plus hardi. Ce sont la de mauvais moyens avec un homme aussi rustiquement candide que je le suis: vous pouviez bien rendre a votre mari le droit d'entrer la nuit dans votre chambre, sans le faire savoir a toute la maison, et a moi surtout. [Illustration: Attirer Fernande a un rendez-vous...] LXII. DE JACQUES A SYLVIA. De la ferme de Blosse. Il va falloir que je voyage, je ne sais pour combien de temps, mais il est necessaire que je m'eloigne; je deviens antipathique, et c'est ce qu'il y a de pire au monde. Fernande aime Octave: cela est maintenant hors de doute pour moi. Hier, quand j'obtins qu'elle fit emporter ses enfants, dont les cris l'empechent de dormir et la rendent reellement malade, je ne sais si tu remarquas la singuliere contestation qui s'eleva entre Octave et elle. "Est-ce que vous etes sure que vos enfants se passeront de vous toute une nuit! disait-il.--Il faut qu'ils s'y habituent, repondait-elle; il est temps de les sevrer.--Ils me paraissent bien jeunes pour cela.--Ils ont un an bientot.---Mais on les soignera mal. A qui une mere peut-elle remettre le soin de veiller sur ses enfants la nuit?--Je puis remettre sans inquietude ce soin a Sylvia." Il fit alors un geste d'impatience extreme, et partit sans dire bonsoir a personne. Je ne compris pas d'abord le sens de cette conduite; mais, en y reflechissant, elle me parut fort claire. J'examinai Fernande: elle etait bien pale depuis quelque temps! elle me sembla plus triste que malade. Je resolus de savoir a quoi m'en tenir, et j'entrai dans sa chambre a minuit. Le ciel m'est temoin qu'en faisant emporter les enfants je n'avais pas les intentions qu'Octave m'a supposees. Il y a plus d'un an que je n'ai endormi ma femme sur mon coeur, et ce serait pour moi une joie aussi vive et aussi pure aujourd'hui que le premier jour de notre union, si cette joie etait reciproque; mais il y a un mois que je doute, et ce mois ou j'aurais pu, sans la faire manquer aux saints devoirs de la maternite, la presser dans mes bras, a ete pour moi une angoisse perpetuelle. Elle est sombre et silencieuse, l'as-tu remarque, Sylvia? Octave est triste, et quelquefois desespere. Ils luttent, ils resistent, les infortunes! mais ils s'aiment et ils souffrent. En vain j'avais tour a tour accueilli et repousse la conviction de cet amour reciproque; elle m'arrivait de plus en plus. Je me decidai enfin hier a l'accepter, quelque rude qu'elle fut, et a paraitre odieux un instant, afin de n'etre plus jamais expose a le devenir. Je m'approchai de son lit, et je vis qu'elle feignait de dormir, esperant, la pauvre femme, se soustraire ainsi a mes importunites; je la baisai au front, elle ouvrit les yeux et me tendit la main; mais je crus remarquer un imperceptible frisson d'effroi et de repugnance. Je lui parlai comme autrefois de mon amour, elle m'appela son cher Jacques, son ami et son ange protecteur; mais le nom d'amour etait oublie; et quand je cherchais a attirer ses levres sur les miennes, sa figure prenait une singuliere expression d'abattement et de resignation. Une douceur angelique residait sur son front, et son regard avait la serenite d'une conscience pure; mais sa bouche etait pale et froide, ses bras languissants. Je jugeai l'epreuve assez forte; il m'eut ete impossible de trouver du plaisir a la tourmenter. J'avais horreur du droit dont je suis investi, et dont elle me croyait capable d'user contre son gre. Je lui baisai les mains, et lui demandai de me dire sincerement si elle avait quelque chagrin, et si quelque chose manquait a son bonheur. "Comment pourrais-je trouver que je ne suis point heureuse, me repondit-elle, quand tu n'es occupe qu'a me rendre la vie agreable, et a eloigner de moi les moindres contrarietes? Quelle femme il faudrait etre pour se plaindre de toi!--Quand tu voudras changer ta vie, lui dis-je, habiter un autre pays, t'entourer d'une societe plus nombreuse, tu sais qu'il te suffira de me dire un mot pour que je mette ma plus grande joie a le satisfaire; si c'est l'ennui qui te rend malade et melancolique, pourquoi ne me l'avoues-tu pas?--Non, ce n'est pas l'ennui, me repondit-elle avec un soupir." Et je vis qu'elle etait tentee de m'ouvrir son coeur. Elle l'eut fait certainement si son secret n'eut appartenu qu'a elle; mais elle ne devait pas me faire la confession d'un autre. Je l'aidai a la renfermer dans son sein, et je la quittai en lui disant: "Souviens toi que je suis ton pere, et que je te porterai dans mes bras pour t'empecher de marcher sur les epines. Dis-moi seulement quand lu seras lasse de marcher seule; et, dans quelque circonstance que nous nous trouvions, Fernande, ne me crains jamais.--Tu es un ange! un ange!" me dit-elle a plusieurs reprises; et son visage me remercia malgre elle de ce que je m'en allais. Je rentrai dans ma chambre, et je tombai desole sur mon lit; je venais de franchir, pour la derniere fois de ma vie, le seuil de la sienne. C'en est donc fait irrevocablement; elle ne m'aime plus! Helas! ne le sais-je pas depuis longtemps, et avais-je besoin d'une epreuve decisive pour m'en assurer? N'y a-t-il pas bien des mois qu'elle aime Octave sans le savoir? Cette paisible affection qu'elle me temoigne desormais, est-ce autre chose que de l'amitie? Elle est heureuse avec moi maintenant, el elle commence a souffrir par lui; car l'amour est chez elle une souffrance. La voila en proie a toutes les terreurs et a toutes les difficultes de la vie sociale. Dieu sait combien de remords exageres dechirent son coeur; mais que dois-je faire? L'eloignerai-je du danger et tacherai-je de lui faire oublier Octave? Si je la lance au milieu du monde, impressionnable et ingenue comme elle l'est, elle cherchera a aimer encore et elle fera un mauvais choix; car elle est trop superieure a ces poupees de salon qu'on appelle femmes du monde, pour prendre gout a leur existence vide et a leurs imbeciles plaisirs. Elle pourra en etre etonnee, etourdie pour quelque temps et se distraire de sa passion; mais bientot le besoin d'aimer qui est en elle se fera sentir plus vivement, et l'amour se reveillera dans son coeur, soit pour Octave, soit pour un autre qui ne le vaudra pas et qui la perdra. Et alors elle me haira avec raison pour l'avoir arrachee a une affection qui etait innocente encore, et qui l'aurait peut etre ete toujours, et pour l'avoir precipitee dans un abime de deceptions et de douleurs. Mais si je la laisse ici, un matin elle se trouvera criminelle a ses propres yeux; elle se noiera dans ses larmes et m'accusera de l'avoir abandonnee au danger avec une lache indifference, ou avec une confiance stupide. Elle haira peut-etre son amant pour lui avoir fait souffrir ces agitations et ces remords; elle me meprisera pour ne l'avoir pas preservee. Je suis aussi incertain et aussi peu avance qu'un homme qui n'aurait jamais prevu ce qui lui arrive. Pourtant voila bientot deux ans que j'emploie a retourner sous toutes les faces possibles l'avenir qui s'accomplit; mais il y a cent mille manieres de perdre l'amour d'une femme, et la seule qu'on n'ait pas prevue est precisement celle qui se realise. Il est absurde de se prescrire une regle de conduite, quand le hasard seul se charge de vous eclairer sur le meilleur parti a prendre. Voila pourquoi les societes ne peuvent exister qu'au moyen de lois arbitraires, bonnes pour les masses, horribles et stupides pour les individus. Comment peut-on creer un code de vertu pour les hommes, quand un homme ne peut s'en faire un pour lui seul, et quand les circonstances le forcent a en changer dix fois dans sa vie? L'annee derniere, quand j'accusai Fernande de me tromper effrontement, j'allais partir, j'allais l'abandonner sans remords et sans compassion. Qu'est-ce qui change si etrangement ma conduite et mes dispositions aujourd'hui? Elle aime Octave, comme je supposais qu'elle l'aimait alors; ce sont les memes etres, les memes lieux, la meme position sociale; mais ce n'est pus le meme sentiment. Je la croyais grossierement amoureuse d'un homme dans ce temps-la, et aujourd'hui, je vois qu'elle aime, en tremblant et malgre elle, une ame qui la comprend. Elle palit, elle frissonne, elle pleure, a present! Voila toute la difference exterieure; mais cette difference, c'est tout; c'est celle d'une femme sans coeur a une femme noble et sincere. Je ne peux pas me consoler par le mepris, maintenant. Qu'a-t-elle fait pour perdre mon estime? Rien, en verite; et quand meme elle se serait abandonnee aux transports de son amant, elle n'aurait fait que ceder a l'entrainement d'une destinee inevitable. Elle n'a plus d'amour pour moi, et elle a dix-neuf ans, et elle est belle comme un ange. Ce n'est ni sa faute, ni la mienne, si je ne lui inspire plus que de l'amitie; puis-je demander plus de sacrifices, de devouement et d'affection qu'elle n'en montre, en se combattant comme elle fait? Puis-je exiger que son coeur se desseche, et que sa vie finisse avec notre amour? Je serais un insense et un monstre si je pouvais concevoir contre elle une pensee de colere; mais je suis horriblement malheureux, car mon amour est encore vivant. Elle n'a rien fait pour l'eteindre; elle m'a fait souffrir; mais elle ne m'a ni offense ni avili. Je suis vieux, et ne puis pas comme elle ouvrir mon coeur a un amour nouveau. Le moment de souffrir est venu; il n'y a plus a esperer de le retarder ou de l'eviter. Du moins j'ai contre la souffrance un bouclier qu'aucune espece de trait ne peut traverser; c'est le silence. Tais-toi aussi, ma soeur! Je me soulage, en t'ecrivant; mais que ces discours ne viennent jamais sur nos levres. LXIII. DE FERNANDE A JACQUES. Mon ami, puisque tu ne reviens que demain, je veux t'ecrire aujourd'hui, et te faire une demande qui me coute beaucoup; mais tu m'as parle hier soir avec tant de bonte et d'affection que cela m'encourage. Tu m'as dit que, si j'eprouvais quelque ennui dans ce pays-ci, tu te ferais un plaisir de me procurer toutes les distractions que je pourrais desirer. Je n'ai pas accepte sur-le-champ, parce que je ne savais comment t'expliquer ce que j'eprouve, et je ne sais pas encore comment je vais te le dire. De l'ennui? aupres de toi, et dans un si beau lieu, avec mes enfants et deux amis comme ceux que nous avons, il est impossible que je connaisse l'ennui; rien ne manque a mon bonheur, o mon cher Jacques! et tu es le meilleur et le plus parfait des amis et des epoux. Mais que te dirais-je? Je suis triste parce que je souffre, et je souffre sans savoir de quoi. J'ai des idees sombres, je ne dors pas, tout m'agite et me fatigue; j'ai peut-etre une maladie de nerfs; je m'imagine que je vais mourir et que l'air que je respire m'etouffe et m'empoisonne. Enfin je sens, non pas le desir, mais le besoin de changer de lieu. C'est peut-etre une fantaisie, mais c'est une fantaisie de malade, dont tu auras compassion. Eloigne-moi d'ici pour quelque temps; j'imagine que je serai guerie, et que je pourrai revenir avant peu. Tu me disais l'autre jour que M. Borel t'engageait beaucoup a acheter les terres de M. Raoul, et tu me lisais une lettre ou Eugenie se joignait a lui pour te supplier de venir examiner cette propriete et de m'amener passer l'ete chez elle; j'ai comme un vague desir de prendre la distraction de ce voyage et de revoir ces bons amis. Engage notre chere Sylvia a nous accompagner; je ne saurais me separer d'elle sans une douleur au-dessus de mes forces. Reponds-moi par le retour du domestique que je t'envoie. Epargne-moi l'embarras de m'expliquer davantage sur un caprice dont je sens le ridicule, mais que je ne puis surmonter. Traite-moi avec cette indulgence et cette divine douceur a laquelle tu m'as accoutumee. Bonjour, mon bien-aime Jacques. Nos enfants se portent bien. LXIV. DE JACQUES A FERNANDE. Tes desirs sont des ordres, ma douce petite malade; partons, allons ou tu voudras; prepare et commande le depart pour la semaine prochaine, pour demain si tu veux; je n'ai pas d'affaire dans la vie plus importante que ta sante et ton bien-etre. J'ecris a l'instant meme a Borel pour lui dire que j'accepte son obligeante proposition. Precisement j'ai des fonds a deplacer, et il me sera agreable de les porter en Touraine, sous les yeux d'un ami qui en surveillera le revenu. Il m'eut ete cruel de faire sans toi ce voyage; je ne sais pas si notre Sylvia pourra nous accompagner. Cela presente plus de difficultes et d'inconvenients que tu ne penses; j'en parlerai avec elle, et si la chose n'est pas impossible absolument, elle ne te quittera pas. Nous partirons donc pour aussi longtemps que tu voudras, ma bonne fille cherie; mais souviens-toi que si tu t'ennuies et te deplais a Cerisy, fut-ce le lendemain de notre arrivee, je serai tout pret a te conduire ailleurs, ou a te ramener ici. Ne crains pas de me paraitre fantasque: je sais que tu souffres, et je donnerais ma vie pour alleger ton mal. Adieu. Un baiser pour moi a Sylvia, et mille a nos enfants. LXV. D'OCTAVE A FERNANDE. Ainsi, vous partez! Je vous ai offensee, et vous m'abandonnez au desespoir, pour ne pas entendre les inutiles lamentations d'un importun. Vous avez raison; mais cela vous ote beaucoup de votre merite a mes yeux. Vous etiez bien plus grande quand vous me disiez que vous ne m'aimiez pas, mais que vous aviez pitie de moi, et que vous me supporteriez aupres de vous tant que j'aurais besoin de vos consolations et de votre appui. A present, vous ne dites plus rien. Je vous parle de mon amour dans le delire de la fievre, et vous avez la charite de ne pas me repondre, pour ne pas me desesperer, apparemment; mais vous n'avez pas la patience de m'entendre davantage, et vous partez! Vous vous etes lassee trop tot, Fernande, du role sublime dont vous aviez concu l'idee, mais que vous n'avez pas eu la force de remplir. Mon amour n'a pas eu le temps de guerir; mais il s'est aigri, et la plaie est plus acre et plus envenimee qu'auparavant. Votre conduite est fort prudente. Je ne vous aurais jamais crue si ingenieuse: vous avez arrange tout cela en un clin d'oeil, et vous avez surmonte tous les obstacles avec toute l'habilete et tout le sang-froid du tacticien le plus experimente. Cela est bien beau pour votre age! Sylvia etait brutale et franche; elle partait en me laissant des billets ou elle m'apprenait sans facon qu'elle ne m'aimait pas. Vous etes plus politique; vous savez profiter des occasions et les saisir au vol; vous arrangez tout d'une maniere si savante et si vraisemblable, qu'on jurerait que c'est votre mari qui vous entraine, tandis que son coeur genereux et brave hesite, s'etonne et se soumet sans savoir ce qui vous passe par l'esprit. Sylvia se soucie mediocrement d'aller s'installer chez des gens qu'elle ne connait pas, et qui la traiteront peut-etre fort lestement; mais vous ne tenez compte de rien. Vous me comblez devant eux d'hypocrites temoignages de regret et d'attachement, et vous evitez si bien de vous trouver seule un instant avec moi, que, si je n'etais furieux, je serais desespere. Soyez tranquille; j'ai autant d'orgueil qu'un autre quand on m'irrite par le mepris. Vous auriez du me temoigner le votre des le jour ou j'ai eu l'insolence de vous parler d'amour: je serais parti sur-le-champ, et vous seriez debarrassee de moi depuis longtemps. Pourquoi prendre tant de peine aujourd'hui? pourquoi quitter votre maison et deplacer toute votre famille, quand vous n'avez qu'un mot a dire pour me renvoyer en Suisse? Croyez-vous que je veuille m'attacher a vos pas et vous fatiguer de mes poursuites? Vous avez choisi pour refuge la maison Borel, pensant que c'etait le seul lieu du monde ou je n'oserais pas vous suivre: eh! mon Dieu, c'est trop de soin; restez et vivez en paix; je pars dans un quart d'heure. Defaites vos malles; dites a votre mari que vous avez change d'idee: je vous ai vue ce matin pour la derniere fois de ma vie. Adieu, Madame. LXVI. DE FERNANDE A OCTAVE. Vous vous trompez absolument sur les causes de mon depart et de ma conduite avec vous. J'exige que vous restiez jusqu'a demain, a moins que vous ne vouliez faire deviner a mon mari un secret qui peut compromettre son bonheur et mon repos. Ce soir, a neuf heures, nous partirons, apres nous etre presse la main. Allez au grand ormeau, vous trouverez sous la pierre mon dernier billet, mon dernier adieu. DE FERNANDE A OCTAVE. (Billet place sous la pierre de l'ormeau.) Je pars parce que je vous aime; vous le dire et resister a vos transports m'eut ete impossible. Partir sans vous le dire est egalement au-dessus de mes forces. Je suis un etre faible et souffrant; je ne puis commander a mon coeur; j'aime mes devoirs et je veux sincerement les remplir. Ce que j'entends par mes devoirs, ce ne sont pas les seules lois de la societe; la societe chatie severement ceux qui lui desobeissent; mais Dieu est plus indulgent qu'elle, et il pardonne. Je saurais braver pour vous le ridicule et le blame qui s'attachent aux fautes d'une femme; mais ce que je ne puis vous immoler, le sacrifice que vous refuseriez, c'est le bonheur de Jacques. Que n'est-il moins parfait! que n'a-t il eu envers moi quelque tort qui m'autorise a disposer de mon honneur et de mon repos comme je l'entendrais! Mais, quand toute sa conduite est sublime envers moi et envers vous, que pouvons-nous faire? Nous soumettre, nous fuir, et mourir de chagrin plutot que d'abuser de sa confiance. Je ne sais pas quand j'ai commence a vous aimer. Peut-etre est-ce des le premier jour que je vous ai vu, peut-etre Clemence avait-elle tristement raison en m'ecrivant que je reussissais a donner le change a ma conscience, mais que j'etais deja perdue lorsque je croyais travailler a voire reconciliation avec Sylvia. Je ne sais plus maintenant apprecier au juste ce qui s'est passe dans ma pauvre tete depuis un an; je suis brisee de fatigue, de combats, d'emotions. Il est temps que je parte; je ne sais plus ce que je fais; je suis comme vous etiez il y a un mois. Alors je me sentais encore de la force; d'ailleurs, la crainte de vous perdre m'en donnait. Que n'aurais-je pas imagine, que ne me serais-je pas persuade, que n'aurais-je pas jure a Dieu et aux hommes, plutot que de renoncer a vous voir? Cette idee etait trop affreuse, je ne pouvais l'accueillir; mais la victoire que nous nous flattions de remporter etait au-dessus des forces humaines; a peine vous vis-je au point d'enthousiasme et de courage ou je vous priais d'atteindre, que mon ame se brisa comme une corde trop tendue; je tombai dans une tristesse inexplicable, et quand j'en sortais pour contempler avec admiration votre devouement et votre vertu, je sentais qu'il fallait vous fuir ou me perdre avec vous. Que Dieu nous protege! A present le sacrifice est consomme; si je succombe, souvenez-vous de moi pour me plaindre et pour me pardonner ce que je vous ai fait souffrir. Si vous voulez m'accorder une grace, restez encore quelques jours a Saint-Leon; et puisque Silvia n'a pu se decider a me suivre, profitez de cette sainte amitie que la Providence vous offre comme une consolation. Elle est triste aussi; j'ignore ce qu'elle a; peut-etre devine-t-elle que je suis malheureuse. Elle se devoue a mes enfants; elle leur servira de mere. Voyez-les, ces pauvres enfants que j'abandonne aussi, pour fuir tout ce que j'ai de plus cher au monde a la fois; leur vue vous rappellera mes devoirs et les votres; vous souffrirez moins pendant ces premiers jours. Si, au lieu de vous plonger dans la solitude, vous vous nourrissez l'ame du temoignage de notre honnete amitie et du spectacle de ces lieux, ou tout vous parlera des graves et augustes devoirs de la famille et de l'honneur, vous vous souviendrez d'y avoir ete heureux par la vertu, et vous vous rejouirez de n'avoir pas souille la purete de ce souvenir. LXVII. DE SYLVIA A JACQUES. Saint-Leon. Vous avez bien fait de me laisser vos enfants; ce voyage eut fait beaucoup da mal a ta fille, qui n'est pas bien portante. Son indisposition ne sera rien, j'espere; elle serait devenue serieuse dans une voiture, loin des mille petits soins qui lui sont necessaires. Ne parle pas a ta femme de cette indisposition, qui sera guerie sans doute quand tu recevras ma lettre. C'est une grande terreur pour moi que la moindre souffrance de tes enfants, surtout a present que je suis seule. Je tremble de voir leur sante s'alterer par ma faute; je ne les quitte pourtant pas d'une minute, et je ne gouterai pas un instant de sommeil que notre chere petite ne soit tout a fait bien. Je suis heureuse d'apprendre que vous avez fait un bon voyage, et que vous avez recu le plus aimable accueil; mais je m'afflige et m'effraie de la tristesse epouvantable ou tu me dis que Fernande est plongee. Pauvre chere enfant! Peut-etre as-tu mal fait de ceder si vite a son desir; il eut fallu lui donner le temps de reflechir et de se raviser. Il m'a semble qu'au moment de partir, elle etait au desespoir, et que, sans la crainte de te deplaire, elle eut renonce a ce voyage. Je n'augure rien de bon de cette separation. Octave est comme fou. J'ai reussi a le retenir jusqu'a present, mais je desespere de le calmer. J'ai essaye de le faire parler; j'esperais qu'en ouvrant son coeur et en l'epanchant dans le mien, il se calmerait ou se penetrerait davantage de la necessite d'etre fort; mais la force n'est pas dans l'organisation d'Octave; et quand meme j'obtiendrais quelques nobles promesses, sa resolution serait l'enthousiasme de quelques heures. Je le connais, et le voyant aussi serieusement epris de Fernande, j'espere peu a present qu'il la seconde dans ses genereux projets. Il est dans une agitation effrayante; sa souffrance parait si vive et si profonde, que j'en suis emue de compassion et que je pleure sur lui du fond de mon ame. Sois indulgent et misericordieux, o mon Jacques! car ils sont bien a plaindre. Je n'ai jamais ete dans cette situation, et je ne sais vraiment pas ce que je ferais a leur place. Ma position independante, mon isolement de toute consideration sociale, de tout devoir de famille, sont cause que je me suis livree a mon coeur lorsqu'il a parle. Si j'ai de la force, ce n'est pas a me combattre que je l'ai acquise; car je n'en ai jamais eu l'occasion. L'idee de sacrifier une passion reelle et profonde a ce monde que je hais me parait si horrible, que je ne m'en crois pas capable. Il est vrai que les seuls devoirs reels de Fernande sont envers toi; et ta conduite en impose de tels a tous ceux qui t'aiment, qu'il ne doit plus y avoir un instant de bonheur pour ceux qui te trahissent. Aide-la donc avec douceur a accomplir cet holocauste de son amour; j'essaierai d'obtenir quelque chose de la vertu d'Octave; mais il me ferme l'acces de son coeur, et je ne puis vaincre la repugnance que j'eprouve a forcer la confiance d'une ame qui souffre, fut-ce avec l'espoir de la guerir. LXVIII. D'OCTAVE A HERBERT. Je suis dans un etat deplorable, mon cher Herbert; plains-moi et n'essaie pas de me conseiller; je suis hors d'etat d'ecouter quoi que ce soit. Elle a tout gate en me disant qu'elle m'aime; jusque-la, je me croyais meprise; le depit m'aurait donne des forces; mais, en me quittant, elle me dit qu'elle m'aime, et elle espere que je me resignerai a la perdre! Non, c'est impossible; qu'ils disent ce qu'ils voudront, ces trois etres etranges parmi lesquels je viens de passer un an qui m'apparait comme un reve, comme une excursion de mon ame dans un monde imaginaire! Qu'est-ce que la vertu dont ils parlent sans cesse? La vraie force est-elle d'etouffer ses passions ou de les satisfaire? Dieu nous les a-t-il donnees pour les abjurer? et celui qui les eprouve assez vivement pour braver tous les devoirs, tous les malheurs, tous les remords, tous les dangers, n'est-il pas plus hardi et plus fort que celui dont la prudence et la raison gouvernent et arretent tous les elans? Qu'est-ce donc que cette fievre que je sens dans mon cerveau? Qu'est-ce donc que ce feu qui me devore la poitrine, ce bouillonnement de mon sang qui me pousse, qui m'entraine vers Fernande? Est-la les sensations d'un etre faible? Ils se croient forts parce qu'ils sont froids. D'ailleurs, qui sait le fond de leurs pensees? qui peut deviner leurs intentions reelles? Ce Jacques qui m'abandonne et me livre au danger pendant un an, et qui, malgre sa penetration exquise en toute autre chose, ne s'apercoit pas que je deviens fou sous ses yeux; cette Sylvia qui redouble d'affection pour moi, a mesure que je me console de ses dedains et que je les brave en aimant une autre femme, sont-ils sublimes ou imbeciles? Avons-nous affaire a de froids raisonneurs qui contemplent notre souffrance avec la tranquillite de l'analyse philosophique, et qui assisteront a notre defaite avec la superbe indifference d'une sagesse egoiste? a des heros de misericorde, a des apotres de la morale du Christ qui acceptent le martyre de leurs affections et de leur orgueil? A present que j'ai perdu l'aimant qui m'attachait a eux, je ne les connais plus; je ne sais plus s'ils me raillent, s'ils me pardonnent ou s'ils me trompent. Peut-etre qu'ils me meprisent; peut-etre qu'ils s'applaudissent de leur ascendant sur Fernande, et de la facilite avec laquelle ils m'ont separe d'elle au moment ou elle allait etre a moi. Oh! s'il en etait ainsi, malheur a eux! Vingt fois par jour je suis au moment de partir pour la Touraine. Mais cette Sylvia m'arrete et me fait hesiter. Maudite soit-elle! Elle exerce encore sur moi une influence qui a quelque chose d'irresistible et de fatal. Toi qui crois au magnetisme, tu aurais ici beau jeu pour expliquer le pouvoir qu'elle a encore sur moi apres que mon amour pour elle est eteint, et quand nos caracteres s'accordent et se ressemblent si peu. Quand Fernande etait ici, j'etais si heureux, si enivre au milieu de toutes mes souffrances, que je pensais tout ce qu'elle disait. Sylvia etait mon amie, ma soeur cherie, comme elle etait l'amie et la soeur cherie de Fernande. A present, elle m'etonne et m'inspire de la mefiance. Je ne peux pas croire qu'elle ne soit pas mon ennemie, et la pitie qu'elle me marque m'humilie comme le plus superbe temoignage de mepris qu'une femme puisse donner a un ancien amant. Ah! si je pouvais me livrer a elle, pleurer dans son sein, lui dire ce que je souffre, et si j'etais sur qu'elle y compatit! Mais a quoi cela me menerait-il? Elle est la soeur de Jacques, ou du moins il a en elle une amie si intime, qu'elle ne peut que blamer et contrarier mon amour. Quand meme elle serait assez genereuse pour desirer de me voir heureux avec une autre qu'elle, Fernande est precisement la seule femme qu'elle ne peut pas m'aider a obtenir. Ah! si elle me meprise, elle a bien raison, car je suis un homme sans caractere et sans conviction. Je sens que je ne suis ni mechant, ni vicieux, ni lache; mais je me laisse aller a tous les flots qui me ballottent, a tous les vents qui me poussent. J'ai eu dans ma vie des moments de folle et sainte exaltation, puis des decouragements affreux, puis des doutes cruels et un profond degout des gens et des choses qui m'avaient paru sublimes la veille. J'ai aime Sylvia avec ferveur; j'ai cru pouvoir m'elever jusqu'a elle, qui me paraissait a demi cachee dans les cieux; puis je l'ai meprisee jusqu'a la soupconner d'etre une courtisane; puis je l'ai estimee au point de vivre son ami apres avoir ete repousse comme amant; maintenant elle me fait peur et j'ai comme une sorte de haine contre elle; et pourtant je ne puis m'arracher encore aux lieux qu'elle habite; il me semble qu'elle a a me dire quelque parole qui pourra me sauver. Mais pourquoi suis-je ainsi? pourquoi ne puis-je ni rien croire, ni rien nier decidement? Oh! j'ai eu une belle nuit avec Fernande! j'ai verse a ses pieds des larmes qui m'ont semble descendre du ciel; mais peut-etre n'etait-ce qu'une comedie que je jouais vis-a-vis de moi-meme, et dont j'etais a la fois l'acteur inspire et le spectateur niaisement emerveille! Qui sait, qui peut dire ce qu'il est? Et a quoi sert de se chauffer le cerveau jusqu'a ce qu'il eclate? a quoi mene cette exaltation qui tombe d'elle-meme comme la flamme? Fernande etait sincere dans ses resolutions, dans sa confiance, la pauvre enfant; et tout en jurant a Dieu qu'elle ne m'aimerait point, elle m'aimait deja en secret. Elle s'arrache au danger de me le dire, et elle me l'ecrit naivement! Oh! c'est cela qui me la fait aimer! c'est cette faiblesse adorable qui met son coeur au niveau du mien! D'elle, au moins, je n'ai jamais doute; je sens ce que j'ai senti des le premier jour: c'est que nous sommes faits l'un pour l'autre, et que son etre est de la meme nature que le mien. Ah! je n'ai jamais aime Sylvia, c'est impossible, nous nous ressemblons si peu! Presser Fernande dans mes bras, c'est presser une femme, la femme de mon choix et de mon amour! et on s'imagine que j'y renoncerai? Mais qu'arrivera-t-il? Que m'importe? si on la rend malheureuse, je l'enleverai avec sa fille, que j'adore, et nous irons vivre au fond de quelque vallee de ma patrie. Tu me donneras bien un asile? Ah! ne me sermonne pas, Herbert; je sais bien que je me rends malheureux, et que je fais folie sur folie; je sais bien que, si j'avais une profession, je ne serais pas oisif; que, si j'etais comme toi, ingenieur des ponts et chaussees, je ne serais pas amoureux; mais que veux-tu que j'y fasse? je ne suis propre a aucun metier; je ne puis me plier a aucune regle, a aucune contrainte. L'amour m'enivre comme le vin; si je pouvais, comme toi, porter deux bouteilles de vin du Rhin sans extravaguer, j'aurais pu passer un an entre deux femmes charmantes sans etre amoureux de l'une ni de l'autre. Adieu; ne m'ecris pas, car je ne sais pas ou je vais. Je fais mon portemanteau vingt fois par jour; tantot je veux aller a Geneve oublier Fernande, Jacques et Sylvia, et me consoler avec mon fusil et mes chiens; tantot je veux aller me cacher a Tours, dans quelque auberge d'ou je serai a portee d'ecrire a Fernande et de recevoir ses reponses; tantot je ris de pitie en me voyant si absurde; tantot je pleure de rage d'etre si malheureux. LXIX. DE JACQUES A SYLVIA. Ce que tu me mandes de ma fille m'effraie extremement; c'est la premiere fois qu'elle est malade, et, dans l'ordre des choses, elle aurait du et devra l'etre souvent; mais je ne puis commander a mon inquietude quand il s'agit de mes enfants, parce qu'ils sont jumeaux, et que leur existence est plus precaire que celle des autres. La petite est bien plus delicate que son frere, et cela justifie la croyance generale qu'un des deux vit toujours aux depens de l'autre dans le sein de la mere. Si elle va plus mal, ecris-le-moi sans hesiter. J'irai te rejoindre, non pour aider a tes soins, qui ne peuvent etre que parfaits, mais pour te soulager de la terrible responsabilite qui pese sur toi. J'ai cache et je cacherai cette nouvelle a Fernande aussi longtemps que je pourrai; sa sante est reellement tres-alteree, le chagrin et l'inquietude aggraveraient son mal. Elle est entouree ici de soins, d'amities et de distractions; mais rien n'y fait. Elle est d'une tristesse qui me consterne, et ses nerfs sont dans un etat d'irritation qui change entierement son caractere. Tu as raison, Sylvia, cette separation n'a produit rien de bon. Il y a peu d'ames qui soient organisees assez vigoureusement pour se maintenir dans le calme d'une forte resolution; toutes les consciences honnetes sont capables de la generosite d'un jour, mais presque toutes succombent le lendemain a l'effort du sacrifice. J'ai cru qu'il etait de mon devoir de consentir a celui de Fernande et meme de le seconder; ce n'est pas que j'en aie espere un resultat heureux pour moi. Quand l'amour est eteint, rien ne le rallume; et en m'arrachant a notre Dauphine, je n'avais pas certainement sur le visage l'imbecile joie d'un mari dont la vanite triomphe. Je n'avais pas non plus dans le coeur l'imprudent espoir d'un amant qui se flatte de retrouver son bonheur dans l'immolation du bonheur d'autrui. Je savais bien que Fernande aimerait Octave absent d'un amour plus acharne, et que je la derobais seulement au danger dont sa pudeur eut peut-etre suffi pour la preserver. Je savais que le trait s'enfoncerait dans son coeur a mesure qu'elle s'efforcerait de le retirer. Tous les hommes oublient ce qu'ils ont eprouve, et feignent de ne plus savoir ce que c'est que l'amour quand on leur retire celui qu'ils croyaient posseder. Il faut voir alors par quels stupides arguments ils essaient de prouver que la femme qui les quitte est coupable envers eux. Pour moi, je n'accuserais Fernande que dans le cas ou elle recevrait mes caresses d'un front serein, avec un sourire trompeur sur les levres. Mais sa conduite est noble; sa tristesse protesterait contre ma tyrannie, si j'etais assez grossier pour l'exercer. Dans l'espece d'aversion qu'elle me temoigne malgre elle de temps en temps, il y a une violence de sincerite que je prefere a une hypocrite douceur. Pauvre enfant! pauvre chere enfant! comme tu dis, elle fait ce qu'elle peut. Dans de certains moments elle se jette a mon cou en sanglotant, dans d'autres elle me repousse avec horreur. Ah! que peut-elle craindre de moi? Je lui proposerai bientot de revenir si son etat ne s'ameliore pas; car je ne veux pas qu'elle soit malheureuse et qu'elle me haisse. Tous les chagrins, tous les affronts sur moi plutot que celui-la! J'attends encore quelques jours; l'excitation ou elle est s'apaisera peut-etre comme le redoublement d'une maladie. J'ai du consentir a l'amener ici, meme avec la conviction que cela ne servirait a rien; j'ai du lui laisser la faculte de faire un noble effort, et de mettre dans sa vie le souvenir d'un jour de vertu; ce sera un remords de moins pour l'avenir, un droit de plus a mon respect. Quand elle sera lasse de combattre, je ne leverai point le bras pour l'achever, mais je le lui offrirai pour s'y reposer. Helas! si elle savait combien je l'aime! Mais je me tais desormais; mon amour serait un reproche, et je respecte sa souffrance. Insense que je suis! il y a des instants ou je me flatte qu'elle va revenir a moi, et qu'un miracle va s'accomplir pour me recompenser de tout ce que j'ai devore de douleurs dans le cours de ma triste vie! LXX. DE SYLVIA A JACQUES. Il faut que tu viennes me trouver; ta fille tombe dans un etat de marasme qui fait des progres effrayants; amene quelque medecin plus habile que ceux que nous avons ici. Si Fernande est reellement aussi malade et aussi triste que tu le dis, cache-lui l'etat de sa fille; et pourtant comment lui annoncerons-nous plus tard la verite, si mes craintes se justifient? Fais ce que tu jugeras le plus prudent. La laisseras-tu ainsi sans toi chez ces Borel? La soigneront-ils bien? Il est vrai que sa mere va arriver au Tilly, a ce qu'elle me mande, et qu'elle ira chez elle si elle veut; mais d'apres tout ce que tu m'as dit de sa mere, c'est une mauvaise amie et un triste appui pour Fernande. Ah! pourquoi nous sommes-nous quittes? cela nous a porte malheur. Octave est parti pour Geneve; il a accompli aussi son sacrifice; que peut-on lui demander de plus? J'ai vainement essaye d'adoucir son chagrin par mon amitie; je me suis convaincue plus que jamais que son ame n'est point grande, et que les petitesses de la vanite ou de i'egoisme, je ne sais lequel des deux, en ferment l'entree aux idees elevees et aux nobles sentiments. Croirais-tu qu'il a longtemps hesite a savoir si j'avais l'intention de decouvrir ses secrets pour en abuser, ou si j'etais sincere dans mon desir de le reconcilier avec lui-meme? Croirais-tu qu'il a eu l'idee ridicule que je lui faisais des coquetteries pour le ramener a mes pieds? Il me suppose ce vil et sot amour-propre; il me croit occupee a ces calculs petits et meprisables, quand mon coeur est brise de la douleur de Fernande et de la sienne, quand je donnerais mon sang pour les guerir en les divisant, ou pour les envoyer vivre heureux dans quelque monde ou tu n'aurais jamais mis le pied, et ou leur bonheur ne toucherait point a ton existence. Pauvre Octave! son plus grand malheur est de comprendre par l'intelligence ce que c'est que la grandeur, mais d'avoir le coeur trop froid ou le caractere trop faible pour y atteindre. Il croit que Fernande est son egale, et il se trompe: Fernande est tres-au-dessus de lui, et Dieu fasse qu'elle puisse l'oublier, car l'amour d'Octave ne la rendrait peut-etre que plus malheureuse. Enfin il est parti en me jurant qu'il allait en Suisse. Attendons le destin, et, quel qu'il soit, devouons-nous a ceux qui n'ont pas la force de se devouer. LXXVI. D'OCTAVE A FERNANDE. Votre mari est en Dauphine et moi je suis a Tours; vous m'aimez et je vous aime, voila tout ce que je sais. Je trouverai moyen de vous voir et de vous parler, n'en doutez pas. N'essayez pas de me fuir encore, je vous suivrais jusqu'au bout de la terre. Ne craignez pas que je vous compromette, je serai prudent; mais ne me reduisez pas au desespoir, et ne dejouez pas par une inutile et folle resistance les moyens que je prendrai pour arriver a vous sans que personne s'en doute. Que craignez-vous de moi? quels sont ces dangers qui vous epouvantent? Pensez-vous que je veuille d'un bonheur qui vous couterait des larmes? M'estimez-vous assez peu pour croire que je vous demanderai des sacrifices? Je ne veux que vous voir, vous dire que je vous aime, et vous decider a retourner a Saint-Leon. La nous reprendrons notre ancienne vie, vous resterez aussi pure que vous l'etes, et je serai aussi malheureux que vous voudrez. Je puis tout promettre et tout accepter pourvu qu'on ne me separe pas de vous; cela seul est impossible. J'ai deja fait le tour du chateau et des jardins de Cerisy, j'ai deja gagne le jardinier et apprivoise les chiens. Cette nuit je suis passe sous vos fenetres, il etait deux heures du matin, et il y avait de la lumiere dans votre chambre; demain je vous ecrirai comment nous pouvons nous voir sans le moindre danger. Je sais que vous etes malade, et, s'il faut repeter l'expression de ceux qui parlent de vous, un secret chagrin vous tue. Et tu crois que je t'abandonnerai quand ton mari te laisse pour aller serrer ses foins et philosopher avec Sylvia, tout en comptant ses denrees et son argent? Pauvre Fernande! ton mari est une mauvaise copie de M. de Wolmar; mais certainement Sylvia ne se pique pas d'imiter le desinteressement et la delicatesse de Claire; c'est une coquette froide et tres-eloquente, rien de plus. Cesse de mettre ces doux etres de glace au-dessus de tout, cesse de leur sacrifier ton bonheur et le mien; jette-toi dans les bras de celui qui t'aime, refugie-toi dans le seul coeur qui t'ait comprise. Impose-moi tous les sacrifices que tu voudras, mais laisse-moi pleurer a tes genoux encore une fois, est te dire combien je t'aime, et que j'entende ce mot sortir de ta bouche. LXXII. D'OCTAVE A HERBERT. Je suis a Tours depuis un grand mois, comptant les jours le plus patiemment que je peux, et attendant les rares instants ou il m'est permis de la voir. Encore ai-je perdu quinze jours a demander et a obtenir cette faveur. L'imprudente! elle ne sait pas combien sa resistance, ses scrupules et ses larmes m'attachent a elle et donnent de force a ma passion. Rien n'irrite mon desir, rien ne m'eveille de mon indolence naturelle comme les obstacles et les refus. J'ai eu assez a combattre sa terreur d'etre decouverte et compromise, j'ai ete fort occupe. Tu dis que je n'ai pas d'emploi; je t'assure qu'il n'y a pas de profession plus active et plus assujettissante que celle de penetrer aupres des femmes que le monde et la vertu se chargent de garder. J'ai eu a lutter contre madame de Luxeuil (cette Clemence dont je t'ai parle une fois), le philosophe le plus pedant et le plus insupportable de la terre, la femme la plus seche, la plus froide, la plus jalouse du bonheur d'autrui. Je l'avais parfaitement jugee d'apres ses lettres. J'ai eu occasion de faire parler d'elle un mien ami qui est a Tours, et qui la connait fort bien, parce qu'elle y vient souvent. Je sais maintenant que c'est ce qu'un appelle une personne distinguee, un de ces etres qui ne peuvent ni aimer ni se faire aimer, et qui donnent leur malediction a tout ce qui aime sur la terre; pedagogues femelles qui ont le triste avantage de voir clairement le malheur des autres, et de le predire avec une joie malicieuse pour se consoler d'etre etrangers aux biens et aux maux des vivants; momies qui ont des sentences ecrites sur parchemin a la place du coeur, et qui mettent leur gloire a etaler leur fatal bon sens et leur raison impitoyable a defaut d'affection et de bonte. Sachant que Fernande etait a Cerisy, et qu'au dire des voisins tourangeaux elle se mourait d'une maladie de langueur, elle est venue la voir et se repaitre de sa tristesse, comme un corbeau qui attend le dernier soupir d'un mourant sur le champ de bataille. Je ne sais meme pas si elle n'a pas indispose contre la pauvre Fernande madame Borel, leur compagne commune de couvent. Fernande trouve que tout le monde lui bat froid, et ne peut s'empecher de regretter Saint-Leon. Elle y retournera, je l'y deciderai, et la je vaincrai ses scrupules et les miens: oui, les miens; car je t'avoue, Herbert, que je suis le plus miserable seducteur qu'il y ait jamais eu. Je ne suis un heros ni dans la vertu ni dans le vice: c'est peut-etre pour cela que je suis toujours ennuye, agite et malheureux les trois quarts du temps. J'aime trop Fernande pour renoncer a elle; je prefere commettre tous les crimes et supporter tous les malheurs; mais cet amour est trop vrai pour que je veuille la persecuter et l'effrayer par des transports qu'elle ne partage pas encore. Elle les partagera, Dieu et la nature le veulent. Quelle digue peut s'opposer a l'amour de deux etres qui s'entendent et dont les brulantes aspirations s'appellent et se repondent a toute heure? Je concois les joies extatiques de l'amour intellectuel chez des amants jeunes et pleins de vie, qui retardent voluptueusement l'etreinte de leurs bras pour s'embrasser longtemps avec l'ame. Chez les captifs ou les impuissants, c'est une vaine parade d'abnegation qu'expient en secret le spleen et la misanthropie. Je divague donc avec Fernande, et je m'eleve dans les regions du platonisme tant qu'elle veut. Je suis sur de redescendre sur la terre et de l'y entrainer avec moi quand je voudrai. Tu dois t'etonner de la vie que je mene: moi aussi; mais, au bout du compte, cet abandon de moi-meme au hasard ou au destin, cette soumission de mes actions a mes passions est la seule chose qui me convienne. Je suis un vrai jeune homme, je le sais, au moins je l'avoue, et seul peut-etre parmi tous ceux que je vois, je ne joue point de role. Je me laisse aller au gre de ma nature, et je n'en rougis pas. Les uns se drapent, les autres se fardent| il en est qui se platrent et veulent se changer en statues majestueuses. Il en est d'autres qui attachent des ailes de papillon a des organisations de tortue. En general, les vieux se font jeunes, et les jeunes affectent la sagesse et la gravite de l'age mur. Moi, je suis tout ce qui me passe par la tete et ne m'occupe en aucune facon, des spectateurs. J'ecoutais dernierement deux hommes se depeindre l'un a l'autre. L'un se disait bilieux et vindicatif, l'autre insolent et apathique. Quand nous nous separames en quittant la diligence, tous deux s'etaient deja reveles: le pretendu bilieux s'etait laisse provoquer avec le plus grand sang-froid par l'apathique, lequel n'avait pu supporter une contradiction tres-legere sur une question politique. Le besoin de l'affectation est si grand chez les hommes, qu'ils se vantent des defauts qu'ils n'ont pas, plus volontiers que des qualites qu'ils peuvent avoir. Moi, je cours apres l'aimant qui m'attire, et ne tourne les yeux ni a droite ni a gauche pour savoir ce qu'on dit de ma demarche. Quelquefois je me regarde au miroir, el je ris de moi-meme; mais je ne change rien a ma maniere d'etre, cela me donnerait trop de peine. Avec ce caractere-la, j'attends sans trop d'ennui ni de desespoir ce que le destin va faire de moi; j'occupe mes instants le plus paisiblement du monde; la pensee de mon amour suffit pour rechauffer ma tete et entretenir mon esperance. Enferme dans une petite chambre d'auberge assez fraiche et sombre, j'emploie a dessiner ou a lire des romans (tu sais que j'ai la passion des romans) les heures les plus chaudes de la journee. Personne ici ne me connait que deux ou trois jeunes gens de Paris qui n'ont aucun rapport avec les Borel. D'ailleurs, les Borel ne connaissent ni mon nom ni ma figure, et mon sejour ici ne peut compromettre Fernande aupres de personne. Jacques lui ecrit toujours qu'il reviendra la chercher la semaine prochaine; mais il est clair comme le jour qu'il n'y pense guere ou qu'il est plus occupe des soins de son exploitation que de sa femme. Il est vrai qu'il ne tient qu'a elle de demander des chevaux de poste, de monter dans sa voiture avec Rosette et d'aller le rejoindre. C'est a quoi je travaille a la decider, car je partirais aussitot pour mon ermitage, et j'arriverais a quelques jours de distance, en disant a Jacques et a Sylvia que j'ai ete faire un tour en Suisse. Ou ils ne se doutent de rien, ou ils veulent ne rien voir. Cette derniere opinion est celle a laquelle je m'abandonne le plus volontiers; elle apaise beaucoup un reste de remords qui me revient a l'esprit lorsque Fernande, avec ses grands yeux humides d'amour, et ses grands mots de sacrifice et de vertu, me replonge dans les incertitudes du desir el de la timidite. Moi, timide! c'est pourtant vrai. J'escaladerais les murailles de Babel, et je braverais tous les gardiens de la beaute, eunuques, chiens et gardes-chasse; mais un mot de la femme que j'aime me fait tomber a genoux. Heureusement les prieres d'un amant sont plus imperieuses que les menaces de toute la terre, et meme que les terreurs de la conscience. Je verrai Fernande ce soir. Elle vient quelquefois au bal des officiers de la garnison avec madame Eugenie Borel; je la fais danser sans avoir l'air de la connaitre, si ce n'est comme une figure de bal, et je trouve le moyen de lui dire quelques mots. Madame Borel a ici une grande vieille maison deserte, une espece de pied-a-terre dont on n'ouvre les volets et les portes qu'une fois par semaine. Il doit etre facile d'y penetrer et d'y donner rendez-vous a Fernande. Elle ne veut plus que j'aille roder dans le parc de Cerisy. J'aime pourtant bien l'amour espagnol; mais la poltronne n'est plus du meme avis. LXXIII. DE M. BOREL A JACQUES. MON VIEUX CAMARADE, Ta fille se meurt, c'est fort bien; mais ta femme se perd, c'est autre chose. Tu ne peux empecher l'un, et tu dois t'opposer a l'autre. Laisse donc tes enfants a quelque personne sure, et reviens chercher madame Fernande. Je me chargerais bien de te la reconduire si tu m'avais donne le droit de lui commander. Mais je n'ai eu de toi a ton depart que cette parole: "Mon ami, je te confie ma femme." Je ne sais pas bien ce que tu entendais par la, toi qui es un philosophe, et dont les idees different beaucoup des notres; moi, je suis un vieux militaire et ne connais que le code du regiment Or, dans mon temps, voila comme cela se passait, et, dans mon interieur, voici comment cela se passe encore. Quand un ami, un frere d'armes me recommande sa femme ou sa maitresse, sa soeur ou sa fille, je me crois investi des droits, ou, pour parler plus juste, charge des devoirs suivants: 1 deg. souffleter ou batonner tout impertinent qui s'adresse a elle avec l'intention evidente de porter atteinte a l'honneur de mon ami, sauf a rendre raison de ma maniere de proceder au soufflete ou au bayonne, si telle est son humeur. Ce premier point sera fidelement execute, tu peux y compter, si le larron de ton honneur me tombe sous la main; mais jusqu'ici il est aussi insaisissable que la flamme et le vent. 2 deg. Je me crois oblige, quand la femme de mon ami est recalcitrante ou sourde aux bons conseils que je tache de lui donner d'abord, d'avertir mon ami, afin qu'il mette ordre lui-meme a sa conduite, car je n'ai point le droit de la corriger comme je ferais de la mienne en pareille circonstance. Voila ce dont je m'acquitte, mon cher Jacques, avec beaucoup de chagrin et de repugnance, comme tu peux croire; mais enfin il le faut. Ce n'est pas une petite responsabilite que d'avoir a garder intacte la vertu d'une lemme jeune et jolie comme la tienne. J'ai fait de mon mieux, mais je ne puis empecher qu'on se moque de moi; une femme en sait plus long qu'un homme sous ce rapport. Me taire serait tolerer et encourager le mal, et preter ma maison a un commerce dont ma femme et moi semblerions complices. Je te transmets donc les faits tels qu'ils sont, tu en feras l'usage que tu voudras. Il y a quinze jours, ou pour mieux dire quinze nuits, j'entendis passer et repasser quelqu'un sous ma fenetre a deux heures du matin. Mon grand levrier, qui dort toujours au pied de mon lit, s'elanca en hurlant vers la croisee entr'ouverte, et, a ma grande surprise, ce fut le seul chien de la maison qui prit la chose en mauvaise part. Tous les autres, bien qu'accoutumes a faire leur devoir, ne disaient mot, et je pensai que c'etait quelqu'un de la maison. J'appelai, je criai _qui vive?_ plusieurs fois, personne ne repondit; je pris une simple canne a epee et je sortis, mais je ne trouvai personne, et madame Fernande qui etait a sa fenetre, m'assura n'avoir rien vu et rien entendu. Cela me parut singulier et invraisemblable; mais je n'en temoignai rien, et je me tins sur mes gardes les nuits suivantes. Deux nuits apres j'entendis tres-distinctement les memes pas, mon levrier fit le mene tapage; mais je l'apaisai et je descendis dans le jardin sans faire de bruit. Je vis fuir d'un cote un homme et de l'autre une femme, qui n'etait ni plus ni moins que la tienne. Je ne me montrai pas a elle dans cet instant; mais le lendemain, au dejeuner, j'essayai de lui faire entendre que je m'etais apercu de quelque chose; elle ne voulut pas comprendre. Neanmoins le galant ne revint plus. J'avais eu d'abord l'intention d'avoir une explication formelle avec ta femme; mais la mienne m'en empecha, elle s'en etait deja chargee; et pour ne pas affliger Fernande, comme les femmes entre elles connaissent mieux les petits menagements, elle lui avait dit qu'elle seule avait decouvert son intrigue. Madame Fernande avait repondu, avec force larmes et attaques de nerfs, qu'elle avait en effet inspire une violente passion a un pauvre jeune fou pour lequel elle n'avait que de l'amitie, et qu'elle avait ecoute par compassion au moment de l'eloigner d'elle pour toujours. Je te repete les paroles dont ma femme, qui n'est pas mal romanesque non plus dans son genre, s'est servie en me racontant le fait. Tu croiras de cette pretendue amitie tout ce qu'il te plaira; pour moi, je n'en crois pas un mot; mais comme Fernande jurait a Eugenie que le monsieur etait parti au moins pour l'Amerique, comme il ne se passait plus rien depuis plusieurs jours, je renoncai de bon coeur a la tache desagreable que je remplis Aujourd'hui. [Illustration: J'ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin.] L'affaire en etait la quand le colonel de la garde royale nous invita a ses bals. Je n'aime guere ces freluquets de la nouvelle armee, qui portent des talons rouges au lieu de cicatrices, et des ordres etrangers au lieu de notre vieille croix; mais, au bout du compte, le colonel est un aimable homme. Quelques-uns de ces messieurs sont d'anciens militaires que la necessite d'avoir un etat a forces de retourner leur casaque; on boit de bon vin a leurs soupers et on joue gros jeu. Tu sais que je ne suis pas un saint; ma femme aime la danse comme une vraie folle; apres avoir un peu grogne, je consentis a la mettre dans sa caleche, a prendre les renes et a la conduire a Tours avec madame Fernande, qui s'avouait beaucoup mieux portante, et madame Clemence, cette begueule que je n'aime guere, et qui, grace a Dieu, prit conge de nous en arrivant a la ville. Ta femme se fit belle comme un ange pour aller au bal; et vraiment on n'eut pas dit, en la voyant, qu'elle fut si malade qu'elle pretend l'etre. Je m'en allai avec ceux qui ne dansent pas, et je laissai ces dames avec ceux qui n'ont pas eu les pieds geles en Russie; je recommandai seulement a Eugenie de surveiller de pres sa compagne, et de m'avertir sur-le-champ si elle dansait plusieurs fois ou si elle causait trop souvent avec quelqu'un. Je revins moi-meme trois ou quatre fois donner un coup d'oeil a leur maniere d'etre. Tout se passa fort bien en apparence, et a moins que ma femme ne soit d'accord avec la tienne, ce dont je la crois incapable, il faut que le cavalier soit tres-adroit et moins _insense_ que Fernande ne l'avait depeint. Il faut aussi qu'elle ait ete de tres-bon accord avec lui pour ne pas me le faire connaitre; car il m'est impossible d'imaginer lequel, de ceux qui l'ont fait danser durant deux bals, a pris avec elle les mesures qu'elle a su si bien executer. Je poursuis mon Recit. [Illustration: J'ai deja gagne le jardinier...] Le lendemain du dernier bal, quand nous fumes de retour a Cerisy, elle nous dit qu'elle avait oublie une emplette, et qu'elle s'amuserait a monter a cheval _un de ces jours_ pour faire cette course. Je lui repondis qu'au jour et a l'heure qu'elle choisirait, je serais pret a l'accompagner avec ma femme, ou sans ma femme, si cette derniere etait occupee. Je lui proposai le lendemain ou le surlendemain. Elle me dit que cela dependrait de l'etat de sa sante, et qu'elle m'avertirait le premier matin ou elle se sentirait bien. Le lendemain, vers midi, ne la voyant point descendre au salon, je craignis qu'elle ne fut plus malade qu'a l'ordinaire, et j'envoyai savoir de ses nouvelles; mais sa femme de chambre nous repondit qu'elle etait partie a six heures du matin, a cheval et suivie d'un domestique. Cela m'etonna un peu, et j'allai prendre des informations a l'ecurie. Je savais que la jument d'Eugenie et l'autre petite bete que monte ta femme ordinairement etaient allees chez le marechal ferrant, a deux lieues d'ici. Fernande avait donc ete obligee de monter mon cheval, qui est beaucoup trop vigoureux pour une femme aussi poltronne qu'elle; cela me sembla trahir un singulier empressement d'aller a Tours, et me jeta dans une double inquietude. Je craignais qu'elle ne se rompit le cou, et, ma foi! c'eut ete bien autre chose que tout le reste. J'allai l'attendre a la grille du parc, et je la vis bientot arriver au triple galop, couverte de sueur et de poussiere. Elle fut assez deconcertee en m'apercevant; elle esperait sans doute rentrer et se depouiller de cet accoutrement de marche forcee sans etre remarquee; mais elle reprit courage et me dit avec assez d'aplomb: "Ne trouvez-vous pas que je suis bien matinale et bien brave? --Oui, lui dis-je; je vous fais compliment d'etre changee a ce point depuis le depart de Jacques.--Et vous voyez comme je mene bien votre cheval, ajouta-t-elle en feignant de ne pas comprendre. Je me porte vraiment bien aujourd'hui; je me suis levee avec le jour, et, voyant un si beau temps, je n'ai pu resister a la fantaisie de faire cette expedition.--C'est tres-joli de votre part, repris-je; mais Jacques vous laisse-t-il courir les champs toute seule de la sorte?--Jacques me laisse faire tout ce que je veux," repondit-elle d'un petit ton sec; et elle partit au galop sans ajouter un mot de plus. J'essayai de la faire sermonner par ma femme; mais les femmes se soutiennent entre elles comme les larrons; je ne sais ce qu'elles se dirent. Eugenie me pria de ne pas me meler de cette affaire, et voulut me prouver que je n'avais pas le droit de faire des lecons a une personne qui n'etait ni ma soeur ni ma fille; que mes epigrammes etaient brutales et blessaient Fernande, ce qui etait contraire aux egards que nous devions a son isolement et aux devoirs de l'hospitalite. Que sais-je! elle me raisonna si bien, que je me tus encore et que ta femme retourna a Tours de la meme facon deux jours apres, c'est-a-dire hier. Que pouvais-je lui dire pour l'en empecher, apres tout? Et qui l'empechait de me repondre qu'elle allait tout simplement acheter des gants et des souliers blancs? Eugenie le croyait ou feignait de le croire; or, voici le denoument. Tu sais aussi bien que moi que dans les villes de province tout se remarque, tout s'interprete et tout se decouvre. La jolie figure de ta femme avait fait trop de sensation dans les bals pour que les officiers de la garnison ne cherchassent pas a lui faire la cour; et, comme il n'y a pas de meilleures prudes que les femmes qui cachent un petit secret, ils etaient tous repousses avec perte. Ils la virent passer le premier matin et la suivirent de loin jusqu'a notre _maison de ville_, comme ma femme appelle son pied-a-terre; ils la virent entrer et sortir, remarquerent le temps qu'elle y passa, s'informerent, surent qu'il n'y avait personne dans la maison, et se demanderent naturellement si c'etait pour dormir ou pour prier Dieu qu'elle venait s'enfermer la pendant deux heures. Oisifs comme des officiers en garnison, et malicieux comme de vrais sous-lieutenants, cinq ou six d'entre eux firent si bonne enquete, qu'ils decouvrirent une certaine issue de derriere par laquelle sortit, quelque temps apres que Fernande fut partie, un jeune homme que l'on ne connait pas par son nom, mais qu'on a vu a l'auberge de la Boule-d'Or depuis quelque temps. Hier, lorsque la pauvre Fernande retourna au rendez-vous, on attendit que le compere se fut introduit de son cote, et on lui ferma la retraite sans qu'il s'en apercut, puis on monta la garde autour de la maison, et on laissa sortir Fernande sans l'effaroucher par aucune demonstration hostile; ces messieurs sont tous gens de bonne famille et trop bien eleves pour adresser la parole a une dame en pareille occasion. De mon temps, nous n'aurions pas ete si respectueux; mais autre temps, autres moeurs, heureusement pour ta femme. Ces messieurs n'en voulaient qu'a l'heureux rival qu'elle leur preferait. Elle monta a cheval dans la cour apres avoir pris la clef du rez-de-chaussee, qu'elle avait demandee a ma femme sous pretexte de prendre un instant de repos dans le salon, pendant qu'on briderait son cheval pour repartir; elle remit cette clef dans sa poche, non sans avoir bien barricade son amant pour qu'il ne fut derange dans sa retraite par aucun curieux, et le domestique qui l'accompagnait, et qui etait ou n'etait pas dans le secret, emporta egalement la clef de la cour. Fernande partit au milieu d'une haie de spectateurs qui feignaient de fumer leur pipe en parlant de leurs affaires, mais qui se porterent aussitot apres en embuscade a la fenetre du grenier par ou l'amant etait entre d'une maison voisine. Ils contemplerent avec grand plaisir les inutiles efforts qu'il fit pour sortir; ils le tinrent longtemps prisonnier, et voulaient, dit-on, le forcer a parlementer en repondant a de certaines questions, moyennant quoi on l'aurait mis en liberte. Il resta muet a tous les appels, a toutes les plaisanteries, et se tint tout le jour tranquille comme s'il eut ete mort. Les vauriens d'assiegeants deciderent qu'on le prendrait par la famine, et qu'on monterait la garde toute la nuit; on posa des postes autour de la maison, et on les releva d'heure en heure comme des factions militaires. Mais le captif, desespere, fit une sortie a laquelle on ne s'attendait pas, et s'evada par les toits d'une maniere qu'on dit miraculeuse de hardiesse et de bonheur. On le vit passer comme une ombre dans les airs, mais on ne put le joindre; et ce matin il a quitte la ville sans qu'on sache quelle route il a prise. Ton ancien camarade Lorrain, qui est aujourd'hui chef d'escadron dans les chasseurs de la garde royale, est venu diner avec nous, et m'a raconte toute l'affaire non sans un certain plaisir, car il ne t'aime pas infiniment. Je suis monte chez ta femme aussitot qu'il a ete parti; elle s'etait donnee pour malade toute la journee et n'avait pas quitte sa chambre. Je lui ai fait une scene de tous les diables, et elle s'est mise en colere comme un petit demon. Au lieu de me prier de me taire, elle m'a defie de t'informer de sa conduite, et m'a declare que je n'avais pas le droit de lui parler ainsi; que j'etais _un butor_, et qu'elle ne souffrirait pas de toi-meme les reproches que je lui faisais. S'il en est ainsi, fais comme tu voudras, je m'en lave les mains; mais ma conscience m'ordonne de te dire ce qu'il en est. Elle m'a chasse de sa chambre, et voulait envoyer chercher sur-le-champ des chevaux de poste et quitter une maison ou elle se disait insultee et opprime. Eugenie s'est efforcee de la calmer, et une violente attaque de nerfs qui cette fois est, je crois, bien, reelle, est venue terminer le differend. Elle est au lit maintenant, et Eugenie passera la nuit aupres d'elle; moi je me hate de t'ecrire, parce que je crains que demain la force et la volonte ne lui reviennent de partir, et je ne veux pas la laisser s'en aller ainsi toute seule avec cette petite soubrette, qui m'a l'air, par parenthese, d'une sournoise tres-rouee. Je ferai mon possible pour lui persuader de t'attendre; mais, pour Dieu! tire-moi bien vite de cet embarras. Ne me fais pas de reproches, car tu vois que j'ai agi pour le mieux, et que je ne suis pas responsable de ce qui arrivera desormais; si elle veut partir, faire quelque folie, se laisser enlever, que sais-je? puis-je la mettre sous les verrous? Je ne le cache pas qu'elle a la tete perdue; dans l'indignation que m'inspirait sa resistance a mes avis, il m'est echappe qu'elle ferait mieux d'aller soigner sa fille qui se meurt, que de s'occuper d'un amour extravagant qui la livre deja a la risee de toute une province et de tout un regiment. J'ai ete fache aussitot d'avoir trahi le secret que tu m'avais recommande, car elle est tombee dans des convulsions qui m'ont prouve que cette nouvelle lui fait beaucoup de mal, et qu'elle n'a pas oublie l'amour maternel. Je termine en te priant d'avoir de l'indulgence envers elle. Je connais ton sang-froid, et compte sur la prudence de ta conduite, mais joins-y un peu de pitie pour cette pauvre egaree. Elle est bien jeune, elle pourra se ranger et se repentir. Il y a de bien bonnes meres de famille qui ont eu leurs jours d'egarement. Elle a, je crois, un bon coeur, du moins avant son mariage elle etait charmante; je ne l'ai plus reconnue quand tu nous l'as ramenee avec des caprices, des convulsions et des violences dont je ne l'aurais jamais crue capable autrefois. Tu m'as paru etre un mari bien debonnaire, je ne te le cache pas; tu vois ce que c'est que d'etre trop amoureux de sa femme. D'autres disent que tu as quelques torts a te reprocher, et que tu vis la-bas dans une intimite un peu trop tendre avec une espece de parente qui est venue te trouver apres ton mariage, on ne sait pas d'ou. Je sais bien que lorsqu'une femme est enceinte ou nourrice, on est excusable d'avoir quelque fantaisie; mais il ne faut pas que cela se passe sous le toit conjugal; c'est une grande imprudence, et voila comme elles s'en vengent. Ne te fache pas de ce que je te dis, c'est le propos d'un commis voyageur qui, entendant raconter l'aventure de Fernande ce matin dans un cafe, a dit que tu meritais un peu ton sort; c'est peut-etre un mensonge. Quoi qu'il en soit, viens, ne fut-ce que pour decouvrir la retraite de ton rival et le traiter comme il le merite; je t'aiderai. Je ferme ma lettre, est minuit. Ta femme vient de s'endormir, c'est-a-dire qu'elle va mieux. Je lui ferai des excuses demain. LXXIV. DE FERNANDE A OCTAVE. Tilly, pres Tours. Je suis chez ma mere: offensee et presque insultee par M. Borel, je suis venue me refugier, non dans le sein d'une protectrice et d'une amie, mais sous le toit d'une personne dont les lecons, quelque dures qu'elles soient, ne seront point des usurpations de pouvoir. Je puis entendre sortir de sa bouche bien des paroles qui me revoltaient dans celle de ce soldat brutal et grossier. Je pars demain pour Saint-Leon; ma mere m'y conduit. Elle sait notre miserable aventure; qui ne la sait pas! mais elle a ete moins cruelle pour moi que je ne m'y attendais. Elle rejette tout le blame sur mon mari, et, malgre tout ce que je puis dire, s'obstine a croire que Sylvia est sa maitresse, et qu'il m'abandonne pour vivre avec elle. Je ne sais pas qui a repandu dans le pays cet infame mensonge; tout le monde l'accueille avec l'empressement qu'on met a croire le mal. Helas! ce n'etait donc pas assez que je le rendisse ridicule par ma folle conduite, je ne puis empecher qu'on le calomnie! Sa bonte, sa confiance envers moi, seront attribuees a des motifs odieux! Je suis sure que Rosette nous trahit et vend nos secrets; je l'ai rencontree tout a l'heure comme elle sortait de chez ma mere, et elle s'est beaucoup troublee en me voyant. Un instant apres, ma mere est venue me parier de mon menage, de mon imprudent amour, et j'ai vu qu'elle etait informee des plus petits details de notre histoire; mais informee de quelle maniere! Les faits, en passant par la bouche de cette servante, etaient salis et denatures, comme vous pouvez penser: nos premiers rendez-vous au grand ormeau, alors que je croyais me livrer a un sentiment si pur et si peu dangereux, ont ete presentes comme une intrigue effrontee; l'accueil que Jacques vous fit alors a ete traite d'infame complaisance; et notre double amitie, si longtemps paisible et toujours si pure, est condamnee sans appel comme un double commerce de galanterie. Que puis-je repondre a de telles accusations? Je n'ai pas la force de me debattre contra une destinee si deplorable; je me laisse accabler, humilier, salir. Je pense a ma fille qui se meurt, et que je trouverai peut-etre morte dans trois jours. Il semble que le ciel soit en colere contre moi; j'ai donc commis un grand crime en vous aimant? Votre lettre me fait autant de bien qu'il m'est possible d'en ressentir; mais que pouvez-vous reparer desormais? Je sais que vous souffrez autant que moi de mes maux, je sais que vous donneriez votre vie pour m'en preserver; mais il est trop tard. Je ne vous ferai point de reproches; je suis perdue, a quoi servirait de me plaindre? Je ne sais pas comment m'est parvenue votre lettre, mais je vois, au moyen que vous m'indiquez pour recevoir ma reponse, que vous n'etes pas loin, et que vous penetrez presque dans la maison. Octave! Octave! vous m'etes funeste, vous m'avez perdue par la conduite ou vous perseverez obstinement. A quoi serviront cette sollicitude et ces poursuites passionnees qui exposent votre vie et qui ruinent mon honneur? Pourquoi voulez-vous me disputer ainsi a une societe qui rit de nos efforts, et pour qui notre affection est un sujet de scandale et de moquerie? Sous quelque deguisement et avec quelque precaution que vous approchiez de moi, vous serez encore decouvert. La maison est petite, je suis gardee a vue, et Rosette vous connait; vous voyez ou menent le secours et le devouement de ces gens-la; pour un louis ils vous secondent, pour deux ils vous vendent. A quoi vous servira de me voir? vous ne pouvez rien pour moi. Il faut que mon mari sache tout, et que j'obtienne son pardon. Ce ne sera pas difficile, je connais trop bien Jacques pour craindre aucun mauvais traitement de sa part; mais son estime me sera retiree a jamais, il n'aura plus pour moi que de la compassion, et sa bonte m'humiliera comme un affront perpetuel. Pour vous, si vous vous obstinez a me voir encore, vous paierez peut-etre cette obstination de votre vie; car Jacques se reveillera enfin du sommeil ou la confiance plonge son orgueil. Je ne puis vous empecher de chercher l'accomplissement de votre fatale destinee; vous ne pouvez augmenter le mal que vous m'avez fait, qu'en trouvant la mort dans les consequences de votre amour. Eh bien! soit. Tout ce qui pourra hater la mienne sera un bienfait de Dieu: qu'il m'enleve ma fille et qu'il vous frappe, je vous suivrai de pres. LXXV. D'OCTAVE A FERNANDE. Je t'ai perdue, tu es desesperee, et tu crois que je t'abandonnerai? Tu crois que je tiendrai compte des dangers auxquels ma vie peut etre exposee, quand la tienne est compromise et desolee par ma faute? Me prends-tu pour un lache? Ah! c'est bien assez d'etre un fou que Dieu maudit, et dont la fatalite dejoue toutes les esperances et traverse toutes les entreprises. N'importe, ce n'est point le moment des plaintes et du decouragement; songe que je ne puis plus te compromettre maintenant; le mal est fait, rien ne m'en consolera, et mon coeur saignera eternellement pour ma faute. Mais si le passe n'est pas reparable, du moins l'avenir nous appartient, et je ne supporte pas l'idee qu'il doive etre pour toi un chatiment implacable et eternel. Pauvre infortunee! Dieu ne veut pas que tu te resignes a souffrir toute ta vie d'une faute que tu n'as pas commise; s'il veut punir, il faudra qu'il commence par moi; mais va, Dieu est indulgent, et il protege ceux que le monde abandonne. Il te preservera, lui seul sait de quelle facon; du moins il te rendra ta fille. Ce miserable Borel aura exagere son mal pour se venger de la juste fierte avec laquelle tu repoussais ses insolentes reprimandes. Quand j'ai quitte Saint-Leon, elle etait tres-legerement indisposee, et sa constitution annoncait une force capable de resister aux maladies inevitables de l'enfance. Tu la retrouveras guerie, ou, du moins, elle guerira en dormant sur ton sein. Tout le mal est venu, a elle comme a nous, de ton depart. Nous etions une heureuse famille, croyant les uns aux autres, et une meme vie semblait nous animer; tu as voulu rompre cet accord que le ciel ordonnait. Il te poussait dans mes bras; Jacques l'aurait ignore ou tolere, et Sylvia n'aurait ose s'en offenser. A present, le monde a parle, il a jete sa hideuse malediction sur nos amours, il faut les laver avec du sang. Laisse faire, j'offrirai le mien a Jacques jusqu'a la derniere goutte. Ne sais-tu pas que je serais le dernier des laches si j'agissais autrement? S'il doit s'apaiser en prenant ma vie et te rendre le bonheur, je mourrai console et purifie de mon crime; mais s'il te maltraite, s'il te menace, s'il t'humilie seulement, malheur a lui! Je t'ai jetee dans le precipice, je saurai t'en retirer. Crois-tu que je m'inquiete du monde? J'ai cru autrefois que c'etait un maitre severe et juste; j'ai rompu avec lui du jour ou il m'a defendu de t'aimer. A present, je brave ses anathemes; je te prendrai dans mes bras et je t'emporterai au bout de la terre. J'enleverai tes enfants, ta fille au moins avec toi, et nous vivrons au fond de quelque solitude ou les clameurs insensees de ta societe ne nous atteindront pas. Je n'ai pas, comme Jacques, une grande fortune a t'offrir; mais ce que je possede t'appartiendra; je me vetirai en paysan, et je travaillerai pour que ta fille ait une robe de soie, et pour que tu n'aies rien a faire qu'a jouer avec elle. Le sort que je te ferai sera moins brillant que celui dont tu jouis; mais il te prouvera plus d'amour et de devouement que tous les dons de ton mari. Releve donc ton courage et hate-toi d'aller a Saint-Leon. Si je ne craignais d'augmenter sa colere, je viendrais te prendre ce soir dans une chaise de poste et je te conduirais moi-meme a ton mari; mais il croirait peut-etre, dans le premier moment, que je viens pour le braver, et telle n'est pas mon intention. Je vais m'offrir a lui, et lui donner la reparation qu'il voudra. Il me mepriserait avec raison si je fuyais dans un pareil moment. Je suis entre dans le petit jardin de ta mere ce matin, et je l'ai vue en grand conciliabule avec Rosette; chasse cette fille le plus tot possible. Je t'ai vue aussi, dans quel etat de paleur et d'abattement! J'ai senti toutes les tortures du remords et du desespoir. J'etais habille en paysan, et c'est moi qui ai vendu a ton domestique les fleurs ou tu as du trouver mon premier billet. Je te porterai moi-meme celui-ci ce soir au moment de ton depart, et je ferai le voyage a deux pas derriere toi. Prends courage, Fernande; je t'aime de toutes les forces de mon ame; plus nous serons malheureux, et plus je t'aimerai. LXXVI. D'OCTAVE A HERBERT. J'ai bien des choses a te raconter. Je suis reparti pour le Dauphine, le 15 au soir, avec Fernande et madame de Theursan; la mere etait bien loin de se douter qu'un des deux postillons qui la conduisaient n'etait autre que l'amant a qui elle se flattait d'enlever sa fille. Cette madame de Theursan, qui est du reste une mechante femme, est prudente et amie des mesures sages et adroites; elle avait, dans la journee, congedie Rosette, et l'avait fait partir pour Paris avec une somme assez forte et une lettre de recommandation pour une personne qui doit la placer avantageusement. J'ai rencontre la soubrette dans une auberge du village voisin ou elle prenait la diligence; j'avais envie de la cravacher; mais j'ai pense que, dans l'interet de Fernande, je devais faire tout le contraire. J'ai donc double le present de madame de Theursan, et je l'ai vue partir pour Paris. La, du moins, les mechancetes de sa langue seront perdues dans le grand orage des voix qui planent sur l'abime ou tout s'engloutit pele-mele, fautes et blame. Au moment du depart de Fernande, j'ai vu avec plaisir madame Borel lui donner des temoignages d'amitie qui ont du repandre quelque consolation dans son coeur brise. A l'approche du premier relais, apres avoir echange un regard, une poignee de main et un billet a la portiere avec Fernande, j'ai quitte mon costume, et j'ai couru la poste a franc-etrier toute la nuit derriere sa voiture; a chaque relais je m'approchais d'elle, et je voyais, a la lueur mysterieuse de quelque lanterne, un peu d'espoir et de plaisir dans ses yeux. Au jour, pendant qu'elle dejeunait dans une auberge, j'ai loue une chaise et j'ai continue ainsi mon voyage. A propos, envoie-moi vite de l'argent, car, si j'avais quelque nouvelle expedition a faire, je ne saurais comment m'en tirer. Madame de Theursan a bien remarque ma figure sur la route; mais elle ne m'avait jamais vu, et j'avais l'air d'un voyageur de commerce si indifferent a elle et a sa fille, qu'elle ne pouvait deviner mon dessein. Je me suis arrete sur la route, a l'entree du vallon de Saint-Leon, et je l'ai laissee s'engager dans la plaine; j'ai envoye alors mon equipage au presbytere en disant au postillon d'aller lentement, et, en une demi-heure, par le sentier des Collines, je suis arrive a travers bois jusqu'au chateau; je suis entre sans voir personne, et je me suis assis dans le salon derriere le paravent ou l'on met parfois les enfants pendant le jour. Il y avait un berceau vide, un seul; mon coeur se serra; je devinai que la petite fille etait morte, et je repandis des larmes ameres en songeant au surcroit de douleur qui attendait mon infortunee Fernande. J'etais la depuis un quart d'heure, absorbe et comme accable de cette combinaison de malheurs implacables, lorsque j'entendis marcher plusieurs personnes; c'etait Jacques avec Fernande et sa mere qui venaient d'arriver. "Ou est ma fille? disait Fernande a son mari; fais-moi voir ma fille." L'accent de sa voix etait dechirant. Celle de Jacques eut quelque chose d'etrangement cruel en lui repondant par cette question: _Ou est Octave?_... Je me levai aussitot, et je me presentai en disant d'un ton resolu: "Me voici." Il resta quelques instants immobile, et regarda madame de Theursan, dont le visage exprimait la surprise que tu peux imaginer. Jacques, alors, me tendit la main en me disant: _C'est bien_. Ce fut la premiere et la derniere explication que nous eumes ensemble. Fernande etait partagee entre l'inquietude de savoir ce qu'etait devenue sa fille et celle de voir la conduite de Jacques envers moi; pale et tremblante, elle tomba sur une chaise en disant d'une voix etouffee: "Jacques, dis-moi que ma fille est morte et que tu as recu une lettre de M. Borel.--Je n'ai recu aucune lettre, repondit Jacques, et ton arrivee est pour moi un bonheur inattendu." Il fit cette reponse avec tant de calme, que Fernande dut s'y tromper. J'y aurais ete pris moi-meme, si je ne savais par Rosette, qui etait au courant de tous les secrets de Cerisy, que M. Borel a ecrit et qu'il a tout raconte. Fernande se leva vivement, et un eclair de joie brilla sur son visage; mais elle retomba sur son siege, en disant: "Ma fille est morte, du moins!--Je vois, dit Jacques en se penchant vers elle avec affection, que Borel aura eu l'imprudence de te dire les motifs qui m'ont retenu loin de toi. C'est une triste justification que j'ai a t'offrir, ma pauvre Fernande; mais tu l'accepteras, et nous pleurerons ensemble." Sylvia entra en cet instant avec le fils de Fernande dans ses bras; elle courut le mettre dans ceux de l'infortunee en la couvrant de baisers et de larmes. _Seul!_ dit Fernande en embrassant son fils, et elle s'evanouit. "Monsieur, dit alors madame de Theursan en prenant le bras de Jacques, laissez ma fille aux soins de deux personnes que j'ai la surprise de voir ici, et accordez-moi sur-le-champ un moment d'entretien dans une autre piece.--Non, Madame, repondit Jacques d'un ton sec et hautain; laissez-moi secourir ma femme moi-meme, vous direz ensuite tout ce que vous voudrez devant les deux personnes que voici. Fernande, dit-il en s'adressant a sa femme, qui commencait a revenir un peu, prends courage; c'est tout ce que je te demande en recompense de la tendresse inalterable que j'ai pour toi. Soigne-toi, conserve-toi pour cet enfant qui nous reste; vois comme il te sourit, notre pauvre fils unique! Tu dois tenir a la vie, tu es encore entouree d'etres qui te cherissent; Sylvia est la qui attend un effort de ton amitie pour lui rendre ses caresses; je suis a tes pieds pour te conjurer de resister a ta douleur... et... voici Octave." Il prononca ce dernier mot avec un effort visible. Fernande se jeta dans ses bras, occupee seulement de sa douleur; il avait sur le visage deux grosses larmes, et il me regarda avec un singulier melange de reproche et de pardon. L'homme etrange! j'eus envie un instant de me jeter a ses pieds. Nous passames pres d'une heure dans les larmes. Jacques etait si bon et si delicat envers sa femme, qu'elle se rassura au moins sur un des deux malheurs qu'elle avait redoutes; elle pensa qu'il ne savait rien encore, et prit courage au point de me tendre la main, a moi le dernier, apres avoir donne mille temoignages d'affection a son fils, a son mari et a Sylvia. "Tu vois, lui dis-je a voix basse, pendant un moment ou je me trouvais seul pres d'elle, que tous les coups ne frappent pas en meme temps, et que je suis encore a tes pieds." Je rencontrai les yeux de madame de Theursan, qui m'observait d'un air d'indignation. Jacques rentra avec Sylvia; ils obtinrent de Fernande qu'elle prendrait un peu de nourriture, et nous la conduisimes a table. Le dejeuner fut triste et silencieux; mais nos soins semblaient rappeler peu a peu Fernande a la vie. Personne ne parlait a madame de Theursan, qui paraissait fort insensible a l'infortune de sa fille, et qui n'etait occupee qu'a regarder alternativement Sylvia et moi, nous remerciant, avec une affectation de politesse ironique, des rares attentions que nous avions pour elle. Jacques, de son cote, affectait de n'en avoir aucune. Quand nous rentrames au salon, madame de Theursan, s'adressant a Jacques, lui dit d'un ton insolent: "Ainsi, Monsieur, vous refusez de me donner une explication particuliere?--Absolument, Madame, repondit Jacques.--Fernande, dit-elle, vous entendez comme on traite votre mere chez vous; je suis venue ici pour vous defendre et vous proteger; mon intention etait de vous reconcilier, autant que possible, avec votre mari, et d'employer la politesse et la raison pour l'engager a abjurer ses torts en pardonnant les votres. Mais on m'insulte avant meme que j'aie dit un mot en votre faveur; c'est a vous de savoir comment vous voulez que j'agisse desormais.--Je vous supplie, maman, dit Fernande, troublee et epouvantee, de remettre a un autre moment toute explication avec qui que ce soit.--Est-ce que tu penses, Fernande, lui dit Jacques, que nous aurons jamais besoin d'intermediaire pour nous expliquer? Est-ce que tu as prie ta mere de venir te proteger et te defendre contre moi?--Non, non, jamais! s'ecria Fernande en cachant sa tete dans le sein de Jacques, ne le crois pas! tout cela arrive malgre moi; n'ecoute pas, ne reponds pas... Ma mere, ayez pitie de moi et taisez-vous.--Me taire serait une bassesse, reprit madame de Theursan, si ce que j'aurais a dire pouvait servir a quelque chose; mais je vois que ce serait prendre une peine inutile. Si tout le monde est content ici, je n'ai plus qu'a me retirer. Mais songez, Fernande, que nous nous voyons pour la derniere fois; la vie honteuse a laquelle j'esperais vous soustraire et ou vous voulez vous plonger plus avant m'interdit desormais toute relation avec vous. J'aurais l'air, aux yeux du monde, d'approuver le scandale de votre conduite, et d'imiter la honteuse complaisance de votre mari." Fernande, plus pale que la mort, tomba sur le sofa en disant: "Mon Dieu, epargnez-moi!" Jacques etait aussi pale qu'elle, mais sa colere ne se revelait que par un petit froncement de sourcil que Fernande m'a appris a observer, et dont madame de Theursan etait loin de connaitre l'importance. "Madame, dit-il d'une voix tres-legerement alteree, personne au monde, excepte moi, n'a de droits sur ma femme; vous avez renonce aux votres en la mariant. Je vous defends donc, au nom de mon autorite et de mon affection pour elle, de lui adresser des reproches et des injures, qui, dans l'etat ou vous la voyez, peuvent lui devenir funestes. Je savais bien que, pour avoir le plaisir de m'offenser, vous ne marchanderiez pas avec la vie de votre fille; mais si c'est a moi que vous en avez, parlez, j'ai de quoi vous repondre; il me suffira de vous dire que je vous connais." Madame de Theursan changea de visage; mais la colere l'emportant sur la peur que cette espece de menace avait semble lui faire, elle se leva, prit Fernande par le bras, et, l'attirant vers moi d'une maniere brutale, elle la jeta presque sur mes genoux en disant: "Si c'est la votre choix, Fernande, restez au sein de la honte ou votre mari vous a precipitee; je ne saurais relever une ame avilie. Pour vous, Mademoiselle, dit-elle a Sylvia, je vous fais mon compliment du role que vous jouez ici, et j'admire l'habilete avec laquelle vous avez fourni un amant a votre rivale, pour la supplanter plus facilement aupres de son mari. Maintenant je pars; j'ai rempli le devoir qui m'etait impose en offrant a ma fille l'appui qu'elle aurait du implorer et qu'elle repousse. Que Dieu lui pardonne, car moi je la maudis!" Fernande jeta un cri d'effroi. Je la pressai involontairement sur mon coeur. Sylvia dit a madame de Theursan, avec un dedain glacial, qu'elle ne comprenait rien a son apostrophe et qu'elle ne repondait point aux enigmes. "Je vais t'expliquer celle-ci, dit Jacques avec amertume. Madame n'a pas de fortune; et elle sait que j'ai fait a sa fille un douaire qui, en cas de veuvage ou de separation, assurerait a celle-ci une existence brillante; elle cherche a nous brouiller, afin que sa fille, en allant vivre sous sa tutelle, lui donne a gouverner cinquante mille livres de rente: voila toute l'enigme." Madame de Theursan etait verte de fureur; mais la haine lui deliant merveilleusement la langue, elle accabla Jacques et Sylvia d'injures si poignantes, que Jacques perdit patience, et fronca le sourcil tout a fait; alors il ouvrit son portefeuille, et montra a madame de Theursan quelques mots ecrits sur un petit papier, avec une image coupee en deux, en s'ecriant d'une voix forte, _Connaissez-vous cela?_ Elle fit un mouvement de rage pour la saisir, en repondant avec egarement qu'elle ne savait point ce que cela signifiait; mais Jacques, la repoussant, alla oter du cou de Sylvia une espece de scapulaire qu'elle porte toujours. Il dechira le sachet de satin noir, en tira une autre moitie d'image qu'il montra a madame de Theursan, et repeta de la meme voix tonnante, que je n'avais jamais entendue sortir de sa poitrine: _Et cela, le connaissez-vous?_ La malheureuse femme s'evanouit presque de honte; puis elle se releva en criant avec le desespoir de la haine: "Elle n'en est pas moins votre maitresse, car vous savez bien que ce n'est pas votre soeur!--Ce n'est pas ta soeur, Jacques? dit Fernande, qui, ne comprenant pas plus que nous cette scene etrange et mysterieuse, s'etait approchee de sa mere pour la secourir.--Non, c'est sa maitresse, criait madame de Theursan avec egarement, en s'efforcant d'entrainer sa fille. Fuyons cette maison, c'est un lieu de prostitution; partons, Fernande; tu ne peux pas rester sous le meme toit que la maitresse de ton mari." La pauvre Fernande, brisee par tant d'emotions et comme frappee d'etourdissement devant taut de surprises, restait indecise et consternee, tandis que sa mere la secouait et la poussait vers la porte dans une sorte de delire. Jacques la delivra de cette torture, et la conduisant vers Sylvia: "Si ce n'est pas ma soeur, lui dit-il, c'est du moins la tienne; embrasse-la, et oublie ta mere, qui vient de se perdre par sa faute." Madame de Theursan tomba dans d'affreuses convulsions. On l'emporta dans la chambre de sa fille; mais au moment de suivre Fernande, qui etait sortie pour aller soigner sa mere, Sylvia s'arreta entre Jacques et moi, en nous prenant chacun par un bras: "Jacques, dit-elle, tu as ete trop loin, et tu n'aurais pas du dire cela devant Fernande et devant moi. Je suis bien fachee de savoir que c'est la ma mere; j'esperais que celle qui m'a abandonnee en me donnant le jour, etait morte. Heureusement Fernande n'a du rien comprendre a cette scene, et il sera facile de lui faire croire qu'en m'appelant sa soeur vous faisiez simplement un appel a mon amitie.--Qu'elle en pense ce qu'elle pourra, il ne convient a personne ici de lui expliquer ces tristes secrets. Octave les gardera religieusement.--D'autant plus volontiers, lui dis-je, que je ne sais rien, et que je ne devine pas plus que Fernande." Nous nous separames, et Sylvia passa le reste de la journee dans la chambre de madame de Theursan. Fernande, malade elle-meme, avait ete forcee d'aller se mettre au lit aussitot qu'elle avait vu sa mere un peu calmee. Sylvia les a soignees alternativement avec un zele admirable. Apres-tout, c'est une grande et noble creature que Sylvia. Je ne sais ce qui s'est passe entre elle et madame de Theursan; mais lorsque celle-ci repartit le lendemain matin sans consentir a voir personne, elle se laissa accompagner par Sylvia jusqu'a sa voiture. Je les vis passer dans le parc, d'un endroit ou elles ne pouvaient m'apercevoir. Madame de Theursan semblait etre accablee, et n'avoir plus de forces pour la colere et le ressentiment. Au moment de quitter Sylvia, pour aller rejoindre sa voiture qui l'attendait a la grille, elle lui tendit la main; puis, apres un instant d'hesitation, elle se jeta dans ses bras eu sanglotant. J'entendis Sylvia lui offrir de l'accompagner pendant une partie de la route, pour la soigner. "Non, dit madame de Theursan, votre vue me fait trop de mal; mais si je vous appelle a ma derniere heure, promettez-moi de venir me fermer les yeux.--Je vous le jure, repondit Sylvia; et je vous jure aussi que Fernande ne saura jamais votre secret.--Et ce jeune homme le gardera? ajouta madame de Theursan en parlant de moi; pardonnez-moi, car je suis bien malheureuse!--J'ai quelque chose a vous remettre, reprit Sylvia; c'est les trois lignes ecrites que Jacques vous a montrees hier, les seules preuves qui existent de ma naissance: vous pouvez et vous devez les aneantir. Voici encore la moitie de l'image, laissez-moi l'autre; elle ne peut rien apprendre a personne, et j'y tiens a cause de Jacques.--Bonne, bonne personne!" s'ecria madame de Theursan, en acceptant avec transport le papier que Sylvia lui offrait: ce fut toute l'expression de sa reconnaissance. Dans ce mauvais coeur, la joie d'etre debarrassee d'une crainte personnelle l'emporta sur le repentir et la confusion d'une conscience coupable: elle partit precipitamment. Sylvia resta longtemps immobile a la regarder; quand celle-ci eut disparu derriere la grille, elle croisa ses bras sur sa poitrine, et j'entendis ce mot expirer a demi sur ses levres pales: "Ma mere!--Explique-moi ce mystere, Sylvia, lui dis-je en l'abordant, et en lui baisant la main avec une sorte de veneration irresistible; comment cette femme est-elle ta mere, lorsque tu te croyais la soeur de Jacques?" Son visage prit une expression de recueillement indefinissable, et elle me repondit: "Il n'y a au monde que cette femme qui puisse savoir de qui je suis fille, et elle ne le sait pas! c'est la ma mere.--Elle a donc ete aimee du pere de Jacques?--Oui, dit-elle, et d'un autre en meme temps.--Mais qu'y avait-il sur ce papier?--Quatre ou cinq mots de la main du pere de Jacques, attestant que j'etais la fille de madame de Theursan, mais declarant qu'il n'etait point sur d'etre mon pere, et que, dans le doute, il n'avait pas voulu se charger de moi. Cette image, dont j'ai la moitie, c'est lui qui me la mit au cou en m'envoyant a l'hospice des Orphelins.--Quelle destinee que la tienne, Sylvia! lui dis-je; Dieu savait bien pourquoi il te louait d'un si grand coeur.--Mes peines ne sont rien, repondit-elle en faisant un geste comme pour eloigner une preoccupation personnelle; ce sont les votres qui me font du mal, celles de Fernande, celles de Jacques surtout.--Et n'as-tu pas de compassion aussi pour les miennes? lui dis-je tristement.--C'est toi que je plains le plus, me dit-elle, parce que c'est toi qui es le plus faible. Cependant il y a une chose qui me reconcilie, c'est que tu sois venu; cela est d'un homme." Je voulus m'expliquer avec elle sur nos communes douleurs; je me sentais en ce moment dispose a une confiance et a une estime que je ne retrouverai peut-etre jamais dans mon coeur. Je venais de lui voir faire une noble action, je lui aurais livre toutes mes pensees; mais elle me punit de mes mefiances passees en me fermant l'acces de son ame. "Cela regarde Jacques, me dit-elle, et je ne sais ce qui se passe en lui. Ton devoir est d'attendre qu'il prenne un parti; sois bien sur qu'il sait tout, mais que son premier et unique soin, dans ce moment, est de rassurer et de consoler Fernande." Elle me quitta pour s'enfoncer seule dans une autre allee du parc. J'allai m'informer de la sante de Fernande; son mari etait dans sa chambre, et lisait pendant qu'elle sommeillait. Quelle position que la mienne, Herbert! Agir avec cette famille comme auparavant, quand il s'est passe entre nous des choses qui doivent nous avoir rendus irreconciliables! Comprends-tu ce qu'il me faut de courage pour aller frapper a cette porte que Jacques vient m'ouvrir, et ce que je souffre quand il sort en me disant avec son calme impenetrable: "Obtenez qu'elle ait le courage de vivre." Que cache donc l'impassible generosite de cet homme? Est-ce par l'effort d'un amour sublime qu'il sacrifie ainsi toutes ses fureurs et toutes ses souffrances? Il y a des instants ou je le crois; et pourtant cela est trop contraire a l'humanite pour que j'y ajoute foi sincerement. S'il n'avait donne de sa bravoure et de son mepris de la vie des preuves que je n'aurai peut-etre jamais l'occasion de donner, on pourrait dire qu'il a peur de se battre avec moi; mais a moi, qui l'ai vu jour par jour depuis un an, et qui sais sa vie tout entiere par Sylvia, celle explication ne peut presenter aucun sens. L'opinion a laquelle je dois m'arreter, c'est que son coeur est bon sans etre ardent, ses affections nobles sans etre passionnees. Il s'est impose le stoicisme pour faire comme tous les hommes, pour jouer un role; et il s'est tellement identifie avec quelque type de l'antiquite, qu'il est devenu lui-meme une espece de heros antique, a la fois ridicule et admirable dans ce siecle-ci. Que lui conseillera son reve de grandeur? jusqu'ou ira cette etrange magnanimite? Attend-il que sa femme soit guerie pour rompre avec elle, ou pour me demander raison? Il semble a la fois confondu et satisfait de l'audace de ma conduite, et il lui arrive de me regarder avec des yeux ou brille la soif de mon sang. Couve-t-il sa vengeance, ou en fera-t-il un holocauste? J'attends. Il y a trois jours que nous en sommes au meme point. Fernande a ete reellement mal, et nous n'avons pas ete sans inquietude pendant une nuit. Jacques et Sylvia m'ont permis de veiller dans sa chambre avec eux; quel que soit le fond de leurs ames, je les en remercie du fond de la mienne. J'espere que dans peu Fernande sera guerie; sa jeunesse, sa bonne constitution, et le soin qu'on prend d'eloigner d'elle la pensee d'un chagrin nouveau, feront encore plus, j'espere, que le secours d'un tres-bon medecin qui etait venu pour soigner sa fille, et qui est reste pour elle. Adieu, mon ami. Brule cette lettre; elle contient un secret que j'ai jure de garder, et que je n'ai pas trahi en le racontant a un autre moi-meme. LXXVII. DE JACQUES A M. BOREL. Mon vieux camarade, je te remercie de ta lettre, et des excellentes intentions de ton amitie. Je sais que tu te serais battu de grand coeur pour defendre ma femme d'une insulte, et pour me rendre meme un moindre service. J'espere que tu regardes ce devouement comme reciproque, et que, si tu as jamais occasion de faire un appel serieux a l'amitie, tu ne t'adresseras pas a un autre que moi. Remercie aussi pour moi ta bonne Eugenie des soins qu'elle a eus pour Fernande, et prie-la, si elle lui ecrit, de ne point lui faire savoir que j'ai recu la lettre ou tu m'informais de tout ce qui s'est passe. Adieu, mon brave; compte sur moi, a la vie et, a la mort. LXXVIII. DE JACQUES A OCTAVE. Je veux vous epargner l'embarras d'une explication verbale; elle ne pourrait etre que difficile et penible entre nous; nous nous entendrons plus vite et plus froidement par ecrit. J'ai plusieurs questions a vous adresser, et j'espere que vous ne me contesterez pas le droit de vous interroger sur certaines choses qui m'interessent pour le moins autant que vous. 1 deg. Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passe entre vous et une personne qu'il n'est pas besoin de nommer? 2 deg. En revenant ici, ces jours derniers, en meme temps qu'elle, et en vous presentant a moi avec assurance, quelle a ete votre intention? 3 deg. Avez-vous pour cette personne un attachement veritable? Vous chargeriez-vous d'elle, et repondriez-vous de lui consacrer votre vie, si son mari l'abandonnait? Repondez a ces trois questions; et si vous respectez le repos et la vie de cette personne, gardez-moi le secret aupres d'elle sur le sujet de cette lettre; en le trahissant, vous rendriez son salut et son bonheur futur impossibles. LXXIX. D'OCTAVE A JACQUES. Je repondrai a vos questions avec la franchise et la confiance d'un homme sur de lui: 1 deg. Je savais, en quittant la Touraine, que vous etiez informe de ce qui s'est passe entre elle et moi; 2 deg. Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en reparation de l'outrage et du tort que je vous ai fait; si vous etes genereux envers _elle_, je decouvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me frapper avec l'epee, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger sur _elle_, je vous disputerai ma vie et je tacherai de vous tuer; 3 deg. J'ai pour elle un attachement si profond et si vrai, que, si vous devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais serment de lui consacrer ma vie tout entiere, et de reparer ainsi, autant que possible, le mal que je lui ai fait. Adieu, Jacques. Je suis malheureux, mais je ne peux pas vous dire ce que je souffre a cause de vous; si vous voulez vous venger de moi, vous devez desirer de me trouver debout. Je serais un lache si je vous implorais; je serais un impudent si je vous bravais; mais je dois vous attendre, et je vous attends. Decidez-vous. LXXX. D'OCTAVE A HERBERT. Jacques est parti; ou va-t-il, et quand reviendra-t-il? reviendra-t-il jamais? Tout cela est encore un mystere pour moi; cet homme a la manie d'etre impenetrable. J'aimerais mieux vingt coups d'epee que ce dedaigneux silence. De quoi puis-je l'accuser, pourtant? Sa conduite jusqu'ici est sublime envers sa femme; mais sa misericorde envers moi m'humilie ou sa lenteur a se venger m'impatiente. Ce n'est pas vivre que d'etre ainsi dans le doute du present et dans l'incertitude de l'avenir. Je t'ai envoye copie du billet qu'il m'a ecrit de Saint-Leon, et de la reponse que je lui ai faite du presbytere, le tout entre le dejeuner et le diner qui nous rassemblent tous les jours comme autrefois; car il est bon de te dire qu'il y a quelques jours Fernande me pria de reprendre notre ancienne maniere de vivre, et qu'elle etait autorisee par Jacques a me faire cette invitation. C'etait le premier jour depuis sa maladie qu'elle redescendait au salon, et ce fut lendemain que Jacques m'envoya ce message par son groom. J'eus l'aplomb d'aller diner comme la veille, et Jacques me recut comme les autres jours, c'est-a-dire avec une poignee de main et une contenance grave. Cette poignee de main, qu'il ne me donne point quand nous nous rencontrons seuls, est evidement une demonstration exterieure pour rassurer sa femme, et la perte de leur enfant autorise assez son silence et sa reserve, qu'elle peut prendre pour de la tristesse. Seulement, apres le diner, il me suivit dans le jardin, et me dit: "Vos dispositions sont telles que je les supposais, il suffit. Vous etes un ami sans foi, mais vous n'etes pas un homme sans coeur. Je n'exige plus qu'une chose: votre parole d'honneur que vous cacherez a Fernande l'explication que nous avons eue ensemble, et que dans aucun moment de votre vie, fusse-je a cent lieues, fusse-je mort, vous ne lui apprendrez que j'ai su la verite." Je lui donnai ma parole, et il ajouta: "Etes-vous bien penetre de l'importance du serment que vous me faites?--Je pense que oui, repondis-je.--Songez, me dit-il, que c'est la premiere et la principale reparation que je vous demande du mal que vous nous avez fait; songez que vous frapperiez Fernande d'une blessure mortelle le jour ou vous lui feriez savoir que je lui ai pardonne. Vous concevez sans doute qu'en de certaines circonstances la reconnaissance est une humiliation et un tourment: on souffre quand on ne peut remercier sans rougir, et vous savez que Fernande est fiere.--O Jacques! lui dis-je avec effusion, je sais que tu es sublime envers elle!--Ne me remercie pas, dit-il d'une voix alteree, je ne puis l'etre envers toi." Et il s'eloigna precipitamment. Hier, je trouvai Fernande triste et inquiete. "Jacques va encore nous quitter, me dit-elle; il pretend avoir des affaires indispensables qui l'appellent a Paris; mais, dans la situation ou nous sommes, tout m'effraie. Peut-etre a-t-il recu enfin cette funeste lettre de Borel qu'un hasard aura retardee a la poste; peut-etre me trompe-t-il par une feinte douceur que lui dicte la compassion. Je tremble qu'il ne soit instruit, et qu'il n'ait le projet de m'abandonner tout a fait sans me rien dire." Je la rassurai en lui disant que, dans ce cas-la, Jacques aurait eu certainement une explication avec moi, et je la trompai en lui assurant qu'il m'avait, au contraire, temoigne une amitie plus vive que jamais. Fernande est bien facile a abuser; elle est si peu habituee au raisonnement et si peu capable d'observation, qu'elle no connait jamais les gens qui l'entourent, et ne comprend pas sa propre vie. C'est une douce et naive creature, toujours gouvernee par l'instinct d'aimer, par le besoin de croire, et trop pieusement credule dans l'affection d'autrui pour etre susceptible de penetration. Jacques rentra et parla de ses affaires d'une maniere si vraisemblable, Sylvia eut tellement l'air d'y croire, et nous fumes en apparence si bons amis, qu'elle me dit le soir: "Oh! quelle confiance heroique de la part de Jacques! il nous laisse encore ensemble! Songez, Octave, que vous seriez un monstre si vous en abusiez, et que de ce moment je serais forcee de vous hair." Jacques est parti ce matin, calme, et me temoignant une affection vraiment stoique; mais que pense-t-il? Il doit croire que sa femme est ma maitresse, et pourtant elle ne l'est point. Elle s'est courageusement refusee a moi, et j'ai eu la force de me soumettre, meme dans les occasions ou la crainte de la perdre et le trouble de mes passions auraient du triompher de tous les scrupules. Peut-etre que si Jacques savait cela, il agirait autrement; peut-etre aurais-je du le lui dire. C'eut ete un autre genre d'heroisme que de le faire rester en lui disant: "Ta femme est pure, reprends-la, et je pars." Mais il est ecrit que je ne serai jamais un heros, cela m'est impossible, et j'ai une antipathie insurmontable pour les scenes de declamation. Je me connais trop bien: je serais parti par la porte, et au bout de huit jours je serais rentre par la fenetre; j'aurais avoue que depuis un an je suis le plus niais des seducteurs, et je serais devenu criminel aussitot apres cette belle confession. D'ailleurs, Jacques aurait-il ajoute foi a ma parole, soit pour le passe, soit pour l'avenir? Je ne peux plus le croire aveugle. Il y a des instants ou toute cette pompe de generosite m'en impose tellement, que je me livre a l'admiration avec une sensibilite puerile; et puis ma raison reprend le dessus, et je me dis qu'apres tout, la vie est une comedie a laquelle ne se laissent pas prendre ceux qui la jouent; qu'apres les tirades et les scenes a effet, chacun essuie son fard, ote son costume, et se met a manger ou a dormir. Jacques serait ce qu'il croit etre, si la nature l'avait doue comme moi de passions vives. S'il aimait Fernande comme je l'aime, et s'il y renoncait comme il fait, je m'inclinerais devant lui. Mais je sais bien que lorsqu'on est epris comme je le suis, on n'est pas capable de tels sacrifices. Il aime le genre heroique, et sa paisible nature, ses passions refroidies par l'habitude du raisonnement ou par l'age, le secondent merveilleusement. Qu'on lui mette mon coeur dans la poitrine pendant un quart d'heure, et tout cet echafaudage tombera. Il ne demande pas mieux que de s'eloigner de sa femme: il aime la solitude et les voyages comme Childe-Harold; il est plus content d'avoir a pratiquer la theorie qu'il s'est faite du _renoncement_, que de jouir de tous les biens de la vie, et son orgueil est plus satisfait de pouvoir me faire grace, qu'il ne le serait de me tuer en duel. Il songe a l'admiration qu'il m'impose, et il se croit plus venge par mon repentir que par ma mort. Ne pense pas que je veuille nier ce qu'il y a de beau dans son caractere et dans sa conduite: vraiment, je le crois capable de l'action de Regulus. Mais si Regulus avait vecu sous mes yeux, j'aurais trouve, j'en suis sur, dans sa vie privee mille occasions de douter et de sourire. Les heros sont des hommes qui se donnent a eux-memes pour des demi-dieux, et qui finissent par l'etre en de certains moments, a force de mepriser et de combattre l'humanite. A quoi cela sert-il, apres tout? A se faire une posterite de seides et d'imitateurs; mais de quoi jouit-on au fond de la tombe? Je m'efforce en vain de chercher mon bonheur en cette vie dans les joies de l'orgueil; la verite les efface avec un eclair de son miroir, et je me retrouve seul et impuissant, avec mon desir et ma passion dans le coeur. Hier, quand Jacques partait, mille folies me passaient par l'esprit: j'avais envie d'aller dire adieu a Fernande et de partir avec lui; que sais-je? Mais quand il fut parti, et que Fernande tout en larmes me laissa baiser ses mains humides, et peu a peu son cou de neige et ses beaux cheveux, dont le contact me fait frissonner de bonheur, je me sentis tres-content d'etre seul avec elle, et malgre moi je remerciai Dieu d'avoir inspire a Jacques la fantaisie de s'en aller. Quand je me serais torture l'esprit pour me prouver que la reconnaissance et l'admiration devaient me guerir de l'amour, le bouillonnement de mon sang et les elans de mon coeur auraient victorieusement dementi cette vaine affectation et cette vertu pedantesque. [Illustration: Je la fais danser...] Fernande est encore tout emue et toute penetree de ce depart; l'excellente enfant croit a son mari comme en Dieu, et je serais bien fache a present de combattre cette veneration. Il est vrai qu'elle le suppose imbecile, en croyant fermement qu'il n'a pas le moindre soupcon de notre amour; voila ce que c'est que le sentiment de l'admiration. C'est comme la foi aux miracles: c'est un travail de l'imagination pour exciter le coeur et paralyser le raisonnement. Elle commence a se porter tout a fait bien; mais son fils maigrit et palit a vue d'oeil. Elle ne s'en apercoit pas encore; mais je crains qu'elle n'ait bientot un nouveau sujet de larmes, et que ni l'un ni l'autre de ses enfants ne soient nes avec une bonne organisation. Tous les malheurs qui pourront la frapper m'attacheront a elle; je ne suis pas un grand homme, mais je l'aime, et je n'ai pas joue de role quand j'ai jure de lui consacrer ma vie. Sylvia est d'une tristesse dont je ne la croyais pas capable; elle la dissimule devant Fernande, et se conduit comme un ange avec elle; mais son visage trahit une souffrance secrete et une preoccupation tout a fait etrangere a son caractere methodique et grave. Il me vient a l'esprit, depuis quelque temps, une idee singuliere sur Sylvia: je te la dirai si elle prend de la consistance. _P. S._ Fernande vient de recevoir une lettre de madame Borel qui lui annonce que la lettre de son mari a Jacques n'est jamais partie, par la raison qu'elle-meme s'est chargee de la dechirer au lieu de la mettre a la poste. Jacques aura encore arrange cela. On ne peut se dissimuler que cet homme ne soit ingenieux et magnifique dans la maniere dont il remplit sa tache. [Illustration: Je criai: Qui vive?...] LXXXI. DE JACQUES A SYLVIA. Paris. Tu me pleures, pauvre Sylvia! Oublie-moi comme on oublie les morts. C'en est fait de moi. Etends entre nous un drap mortuaire, et tache de vivre avec les vivants. J'ai rempli ma tache, j'ai bien assez vecu, j'ai bien assez souffert. A present, je puis me laisser tomber et me rouler dans la poussiere trempee de mes larmes. En te quittant, j'ai pleure, et mes yeux ne se sont pas seches depuis trois jours. Je vois bien que je suis un homme fini, car jamais je n'ai vu mon coeur se briser et s'aneantir ainsi. Je le sens qui fond dans ma poitrine. Dieu me retire la force, parce qu'elle m'est desormais inutile. Je n'ai plus a souffrir, je n'ai plus a aimer; mon role est acheve parmi les hommes. Laisse-la me croire aveugle, sourd et indolent. Maintiens-la dans cette confiance, et qu'elle ne se doute jamais que je meurs de sa main. Elle pleurerait, et je ne veux pas qu'elle souffre davantage pour moi. C'est bien assez comme cela. Elle a trop appris ce que c'est d'entrer dans ma destinee, et quelle malediction foudroie tout ce qui s'attache a moi. Elle a ete comme un instrument de mort dans la main d'Azrael; mais ce n'est pas sa faute si l'exterminateur s'est servi de son amour, comme d'une fleche empoisonnee, pour me percer le coeur. A present, la colere de Dieu va s'apaiser, j'espere. Il n'y a plus sur moi de place vivante a frapper. Vous allez tous vous reposer et vous guerir de m'avoir aime. Sa sante m'inquiete, et j'attends avec impatience que tu me dises si mon depart et l'emotion qu'elle a eprouvee en me disant adieu ne l'ont pas rendue plus malade. J'aurais peut-etre du rester encore quelques jours et attendre qu'elle fut plus forte; mais je n'y pouvais plus tenir. Je suis un homme et non pas un heros; je sentais dans mon sein toutes les tortures de la jalousie, et je craignais de me laisser aller a quelque mouvement odieux d'egoisme et de vengeance. Fernande n'est pas coupable de mes souffrances; elle les ignore; elle me croit etranger aux passions humaines. Octave lui-meme s'imagine peut-etre que je supporte tranquillement mon malheur, et que j'obeis sans efforts a un devoir que je me suis impose... Qu'il en soit ainsi, et qu'ils soient heureux! Leur compassion me rendrait furieux, et je ne puis renoncer encore a la cruelle satisfaction de laisser le doute et l'attente de ma vengeance suspendus comme une epee sur la tete de cet homme. Ah! je n'en puis plus! Tu vois si mon ame est stoique. Non, elle ne l'est pas. C'est toi, Sylvia, qui es heroique et qui me juge d'apres toi-meme. Mais moi, je suis un homme comme les autres; mes passions me transportent comme le vent et me rongent comme le feu. Je ne me suis point cree un ordre de vertus au-dessus de la nature; seulement, je ressens l'affection avec une telle plenitude, que je suis force de lui sacrifier tout ce qui m'appartient, jusqu'a mon coeur, quand je n'ai plus rien a lui offrir. Je n'ai jamais etudie qu'une chose au monde, c'est l'amour. A force de faire l'experience de tout ce qui le contriste et l'empoisonne, j'ai compris combien c'etait un sentiment noble et difficile a conserver; combien il faillait accomplir de devouements et de sacrifices avant de pouvoir se glorifier de l'avoir connu. Si je n'avais pas eu d'amour pour Fernande, je me serais peut etre mal conduit. Je ne sais si j'aurais commande a mon depit et a la haine que m'inspire l'homme qui l'a exposee a la risee d'autrui, par ses imprudences et ses folies egoistes. Mais elle l'aime, et parce que je suis lie a elle par une eternelle affection, la vie de son amant me devient sacree. Pour resister a la tentation de me defaire de lui, je pars, et Dieu seul saura ce que me coute de desespoirs et de tourments chacun des jours que je lui laisse. Si j'ai quelque autre vertu que mon amour, c'est peut-etre une justice naturelle, une rectitude de jugement, sur lesquelles aucun prejuge social, aucune consideration personnelle, n'ont jamais eu de prise. Il me serait impossible de conquerir un bonheur quelconque par la violence ou la perfidie, sans etre aussitot degoute de ma conquete. Il me semblerait avoir vole un tresor, et je le jetterais par terre pour m'aller pendre comme Judas. Cela me parait le resultat d'une logique si inflexible et si absolue, que je ne saurais me glorifier de n'etre pas une brute semblable aux trois quarts des hommes que je vois. Borel, a ma place, aurait tranquillement battu sa femme, et il n'eut peut-etre pas rougi ensuite de la recevoir dans son lit, tout avilie de ses coups et de ses baisers. Il y a des hommes qui egorgent sans facon leur femme infidele, a la maniere des Orientaux, parce qu'ils la considerent comme une propriete legale. D'autres se battent avec leur rival, le tuent ou l'eloignent, et vont solliciter les baisers de la femme qu'ils pretendent aimer, et qui se retire d'eux avec horreur ou se resigne avec desespoir. Ce sont la, en cas d'amour conjugal, les plus communes manieres d'agir, et je dis que l'amour des pourceaux est moins vil et moins grossier que celui de ces hommes-la. Que la haine succede a l'affection, que la perfidie de la femme fasse eclore le ressentiment de sop mari, que certaines bassesses de celle qui le trompe lui donnent jusqu'a un certain point le droit de se venger, et je concois la violence et la fureur; mais que doit faire celui qui aime? Je ne peux pas me persuader (ce que beaucoup sans doute penseront de moi) que je sois un esprit faible et un caractere imbecile, pour avoir persevere dans mon amour. Mon coeur n'est pas vil, et mon jugement n'est pas altere. Si Fernande etait indigne de cet amour, je ne l'eprouverais plus. Une heure us mepris suffirait pour m'en guerir. Je me rappelle bien ce que j'ai senti pendant trois jours que je la crus infame. Mais aujourd'hui elle cede a une passion qu'un an de combats et de resistance a enracinee dans son coeur; je suis force de l'admirer, car je pourrais l'aimer encore, y eut-elle cede au bout d'un mois. Nulle creature humaine ne peut commander a l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre. Ce qui avilit la femme, c'est le mensonge. Ce qui constitue l'adultere, ce n'est pas l'heure qu'elle accorde a son amant, c'est la nuit qu'elle va passer ensuite dans les bras de son mari. Oh! je hairais la mienne, et j'aurais pu devenir feroce, si elle eut offert a mes levres des levres chaudes encore des baisers d'un autre, et apporte dans mes bras un corps humide de sa sueur. Elle serait devenue hideuse pour moi ce jour-la, et je l'aurais ecrasee comme une chenille que j'aurais trouvee dans mon lit. Mais, telle qu'elle est, pale, abattue, souffrant toutes les angoisses d'une conscience timoree, incapable de mentir, et toujours prete a se confesser a moi de sa faute involontaire, je ne puis que la plaindre et la regretter. N'ai-je pas vu, depuis son retour, que ma confiance apparente lui faisait un mal affreux, et que ses genoux pliaient sans cesse pour me demander pardon? Combien il m'a fallu d'adresse et de precaution pour retenir sur ses levres l'aveu toujours pret a s'en echapper! Tu m'as demande pourquoi je n'avais pas accepte la confession et le sacrifice que si souvent elle a desire me faire. C'est parce que je crois la confession inutile et le sacrifice impossible. Tu n'aimes pas qu'on doute de la vertu d'autrui, et tu m'as reproche de ne plus vouloir me fier a l'heroisme dont Fernande eut ete peut-etre capable encore. Eh quoi! cette derniere epreuve, ce fatal voyage en Touraine, n'a-t-il pas suffi a mesurer la force de Fernande? Je la connais bien, je sais jusqu'ou va sa vertu, comme je sais ou elle finit. Sa chastete naturelle est la meilleure sauvegarde qui puisse la proteger, et sans doute elle l'a protegee longtemps. Mais la resolution de perdre a jamais Octave ne peut se soutenir dans cette ame puerilement sensible, que la plus petite souffrance epouvante, et qui succombe sous un veritable malheur. Est-ce sa faute? Ne serions-nous pas des insenses et des bourreaux, si nous exigions d'elle ce qu'elle ne peut accorder, si nous la frappions pour marcher quand ses jambes se derobent sous elle? N'a-t-elle pas failli mourir parce qu'elle a perdu sa fille? Pauvre creature souffrante! sensitive qui se crispe au souffle de l'air! comment aurais-je le courage brutal de te tourmenter, et l'orgueil stupide de te mepriser parce que Dieu t'a faite si faible et si douce! Oh! je t'ai aimee, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beaute delicate et pure, et je t'ai cueillie, esperant garder pour moi seul ton suave parfum, qui s'exhalait a l'ombre et dans la solitude; mais la brise me l'a emporte en passant, et ton sein n'a pu le retenir! Est-ce une raison pour que je te haisse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai doucement dans la rosee ou je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton atmosphere qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, o mon beau lis! je ne te toucherai plus. LXXXII. DE JACQUES A SYLVIA. Tours. Je suis revenu ici. C'est une idee etrange qui m'est passee par la tete, et que je t'expliquerai dans quelques jours. J'ai recu ta lettre; on me l'a renvoyee exactement de Paris avec celle de Fernande, qui est bien affectueuse et bien laconique. Oui, je concois ce qu'elle souffre en m'ecrivant. Helas! elle ne pourra meme pas m'aimer d'amitie! Mon souvenir sera un tourment pour elle, et mon spectre lui apparaitra comme un remords! Je te remercie de m'assurer qu'elle se porte tout a fait bien, que les belles couleurs de la sante reviennent a ses joues, et qu'elle pleure sa fille moins souvent et moins amerement. Oui, voila ce qu'il faut me dire pour me donner du courage. Du courage! a quoi bon? Il m'en a fallu, et j'en ai eu. Mais qu'en ferais-je desormais? Tu as beau dire, Sylvia, je n'ai plus rien a faire sur la terre. Tu sais ce que le medecin, presse par mes questions, m'a dit de mon fils. J'ai compris a demi-mot ce que je devais craindre et ce que je pouvais esperer. Le plus riant espoir qui me reste, c'est de le voir survivre d'un an a sa soeur. Il a le meme defaut d'organisation. Je ne suis donc pas necessaire a cet enfant, et je dois travailler a m'en detacher comme d'un espoir aneanti. Je vivrais encore pour Fernande, si elle avait besoin de moi. Mais, au cas ou celui qu'elle aime l'abandonnerait un jour, tu es sa soeur, sa vraie soeur par l'affection et par le sang; tu me remplacerais aupres d'elle, Sylvie, et ton amitie lui serait moins pesante et plus efficace que la mienne. Ma mort ne peut que lui faire du bien. Je sais que son coeur est trop delicat pour s'en rejouir; mais, malgre elle, elle sentirait l'amelioration de son sort. Elle pourrait epouser Octave par la suite, et le scandale malheureux que leurs amours ont fait ici serait a jamais termine. Tu me dis precisement qu'elle s'afflige beaucoup de l'idee de ce scandale; que ce souvenir, efface longtemps par la douleur plus vive encore de la mort de sa fille, et par la crainte de perdre mon affection, s'est reveille en elle depuis qu'elle est un peu resignee a l'une et un peu rassuree sur l'autre. Tu me dis qu'elle demande a toute heure s'il est possible que cette aventure ne m'arrive pas a Paris, et que, lorsqu'on a reussi a la tranquilliser sur ce point par des raisons qu'on n'oserait donner a un enfant, elle tremble a l'idee d'etre couverte de ridicule, et de servir de sujet aux plaisanteries de cafe d'une province et aux recits de chambree d'un regiment. C'est la l'ouvrage d'Octave, et elle le lui pardonne! Elle l'aime donc bien! Sur ce dernier point de souffrance et d'inquietude, tu peux la rassurer par des raisonnements assez plausibles. Je suis bien aise qu'elle te parle de tout cela avec abandon; cette confiance la soulage d'autant, et tu es a meme plus que personne, d'adoucir sa tristesse par une amitie eclairee. Ces sortes de scandales sont bien moins importants pour une jeune femme qu'elle ne se l'imagine, beaucoup seraient vaines de l'espece de celebrite qui en resulte, et de l'attrait que leur attention et leurs bonnes graces ont desormais pour les hommes. Une coquette partirait de la pour se faire une brillante carriere d'audace et de triomphes. Fernande n'est pas de ce caractere; elle ne songe qu'a rougir et a se cacher. Qu'elle se retire au fond de celto vie tranquille et heureuse que j'ai tache de lui faire et de lui laisser; mais qu'elle ne perde pas son temps a pleurer sur un accident qui sera l'anecdote d'un jour, et qu'on oubliera le lendemain pour une autre. Il y a des evenements ridicules et honteux dont on a peine a se laver, mais de tels evenements ne peuvent se rencontrer dans la vie d'une femme comme Fernande. Que peut-on dire? Qu'elle est belle, qu'elle a inspire une passion; qu'un homme s'est expose, pour ne pas la compromettre, a se rompre le cou en fuyant sur les toits. Il n'y a rien de laid ni d'avilissant dans tout cela. Si Octave eut parlemente avec les mauvais plaisants qui l'assiegeaient, c'eut ete bien different. L'amour d'un lache deshonore une femme, si noble qu'elle soit. Mais Octave s'est bien conduit. Tout le monde sait qu'il l'a escortee en voyage jusque chez elle, tant les grands mysteres et les grandes combinaisons de ce fou reussissent! Heureusement il a du coeur, et l'on peut decouvrir tous ces puerils secrets sans trouver un sujet de mepris dans sa conduite. Le ridicule et l'odieux de tout cela retombent sur moi. On m'accuse d'avoir une maitresse dans ma maison. On dit meme, tant l'espionnage imbecile et les interpretations erronees font vite la tour du monde, que j'ai essaye de la faire passer pour ma soeur, mais que madame de Theursan est venue demasquer l'imposture. C'est quelque servante, c'est peut-etre madame de Theursan elle-meme qui repand ce bruit! Voila le parti que les coeurs vils tirent de la patience et de la generosite des autres. En un mot, je suis bafoue a Tours. M. Lorrain, un ancien officier de mon regiment a qui j'ai eu affaire il y a vingt ans, s'amuse a mes depens le plus qu'il peut. Mais tout cela me regarda, et je m'en charge. Tu ne prononces pas le nom d'Octave, je devine que tu crois me devoir ce menagement; mais ne crains rien. Il est bien vrai que je ne puis lire et tracer ce nom fatal sans un fremissement de haine de la tete aux pieds; mais il faut bien que je m'y accoutume. Il faut que je sache tout ce qui se passe la-bas, s'il l'aime, s'il la rend heureuse. Adieu, Sylvia, qui, seule entre tous, ne m'as jamais fait de mal. Je n'ai pas besoin de te dire qu'il faut cacher a Fernande ma presence a Tours. LXXXIII. DE SYLVIA A JACQUES. Mon Dieu! que fais-tu donc a Tours? cela m'epouvante. Songes-tu a te venger des calomnies qu'on repand sur nous? Si je te connaissais moins, je me le persuaderais. Pourtant, j'ai beau me rappeler l'horreur que tu as pour le duel, je tremble encore que tu ne sois engage dans quelque affaire de ce genre; ce ne serait pas la premiere fois que tu te serais cru force de manquer a tes principes et de faire une chose antipathique a ton caractere. Je ne vois cependant pas qu'en cette occasion tu doives jouer ta vie contre celle d'un autre. En quoi cela reparera-t-il le tort fait a Fernande? Un autre homme que toi repondrait qu'il a son affront personnel a venger; mais es-tu capable de commettre ce que tu consideres comme un crime pour satisfaire une vengeance porsonnelle? Tu m'as raconte ton premier duel, c'etait precisement avec ce Lorrain; tu cedais bien alors a une consideration de ce genre, mais la necessite etait urgente; vous etiez tous les jours en presence l'un de l'autre sous les yeux d'une assemblee, et vous etiez tous deux militaires. Il importait peu que le canon ou l'epee emportat l'un de vous un jour plus tot ou plus tard; qu'etait-ce que la vie pour vous dans ce temps-la? Aujourd'hui que ta position est si differente, comment serait-il possible que tu fisses tout ce voyage pour te laver de calomnies qui ne t'atteignent pas, et te venger d'insultes qu'on n'ose t'adresser que de loin? En vain tu t'efforces de me prouver que ta vie n'est utile desormais a personne, tu te trompes. Oh! ne laisse pas le courage t'abandonner ainsi! c'est un calcul de le paresse, qui veut se croiser les bras, que de se persuader que la tache est finie. Pourquoi condamnes-tu ton fils avec ce desespoir? le medecin ne t'a-t-il pas dit que la nature operait des miracles au-dessus de toutes les previsions de la science, et qu'avec des soins assidus et un regime severe, ton enfant pouvait se fortifier? Je maintiens ce regime scrupuleusement, et depuis quelques jours notre cher petit est reellement bien. Si je mourais moi-meme, qui le soignerait? Fernande ignore son mal, et d'ailleurs sa sollicitude est presque toujours inhabile. Qui m'impose donc la vie quand tu te demets si facilement de la tienne. Crois-tu qu'elle soit bien belle, celle que tu me laisses? Et Fernande, n'a-t elle plus besoin de toi? que savons-nous d'Octave, quand il ne sait rien de lui-meme, et se pique de ne resister a aucun des caprices qui lui viennent? Il se dit sur d'aimer toujours Fernande; c'est peut-etre vrai, c'est peut-etre faux. Il s'est bien conduit depuis qu'il l'a compromise; mais quel homme est-ce la pour te succeder et pour remplir un coeur ou tu as regne? Pourra t-elle l'aimer longtemps? n'aura-t-elle pas besoin un jour qu'on la delivre de lui? Tu veux que je te dise exactement la verite sur leur compte, et je sens que je dois le faire; dans ce moment ils sont heureux, ils s'aiment avec emportement, ils sont aveugles, sourds et insensibles. Fernande a des moments de reveil et de desespoir, Octave a des instants d'effroi et d'incertitude; mais ils ne peuvent resister au torrent qui les entraine. Octave cherche a rassurer ta conscience en rabaissant ta vertu; il n'oserait en douter, mais il tache de l'expliquer par des motifs qui en diminuent le merite; pour se dispenser de t'admirer et pour se consoler d'etre moins grand que toi, il tache de saper le piedestal ou tu as merite de monter. Tu as devine juste, il nie tes passions, afin de nier ton sacrifice. Fernande te defend avec plus de vigueur que tu ne penses, et sa veneration resiste a toutes les atteintes. Elle dit que tu l'aimes au point de rester aveugle eternellement; elle dit qu'en cela tu es sublime: et alors elle pleure si amerement que je suis forcee de la consoler et de la relever a ses propres yeux. Ma pauvre soeur! il y a des instants ou je lui en veux de t'avoir fait tant de mal. Quand je vois son visage serein et sa main dans celle d'Octave, je fuis, je me cache au fond des bois, ou je vais pleurer aupres du berceau de ton fils, pour exhaler mon indignation sans les faire souffrir. Mais quand je la vois torturee de remords, je la plains et je souffre avec elle. Je pense, comme toi, que son aventure est moins grave que la pruderie de beaucoup de femmes ne voudra le faire croire. Je vois qu'elle ne lui a point aliene l'amitie de madame Borel, qui me parait une personne genereuse et sensee. Sa vie pourrait etre encore bien belle, si Octave voulait; elle retournerait a toi, j'en suis sure, si elle avait a se plaindre de lui, ou s'il lui inspirait le courage qu'au contraire il cherche a lui oter. Pourrait-elle rougir d'accepter son pardon d'une ame aussi noble que la tienne, et souffrirais-tu en le lui accordant? Oh! combien tu l'aimes encore, et quel amour que le tien! Tu n'es occupe, au sein de cet ocean de douleurs, qu'a lui eviter la centieme partie de celles que tu ressens. J'ai recu de madame de Theursan l'etrange envoi de quelques centaines de francs; ce n'est pas, comme tu penses, la modicite du present qui me l'a fait refuser; je sais qu'elle n'a pas de fortune et que ce present est liberal eu egard a ses moyens; mais j'admire cette reparation de l'abandon de toute ma vie. Cela ressemble a une derision; j'ai pourtant remercie et n'ai motive mon refus que sur l'absence de besoins. Peut-etre devrais-je etre reconnaissante de l'intention, je ne puis: je ne lui pardonnerai jamais de m'avoir mise au monde. LXXXIV. DE JACQUES A SYLVIA. Que veux-tu que je te dise? ce Lorrain etait un mechant homme, et je l'ai tue. Il a tire sur moi le premier, je l'avais provoque; il m'a manque. Je savais que je n'avais qu'a vouloir pour l'abattre, et j'ai voulu. Est-ce un crime que j'ai commis? Certainement; mais que m'importe? je ne suis pas capable de savoir ce que c'est que le remords dans ce moment-ci. Il y a tant d'autres choses qui bouillonnent en moi, et qui me transportent hors de moi-meme! Dieu me le pardonnera. Ce n'est plus moi qui agis: Jacques est mort; l'etre qui lui succede est un malheureux que Dieu n'a pas beni, et dont il ne s'occupe pas. J'aurais pu etre bon, si mon destin s'etait prete a mes sentiments; mais tout a echoue, tout m'abandonne; l'homme physique reprend le dessus, et cet homme a un instinct de tigre comme tous les autres. Je sentais la soif du sang me bruler; ce meurtre m'a un peu soulage. En expirant, le malheureux m'a dit: "Jacques, il etait ecrit que je mourrais de ta main; sans cela tu ne m'aurais pas estropie pour une caricature, et tu ne me tuerais pas aujourd'hui pour te venger d'etre..." Il est mort en m'adressant cette grossierete qui semblait le consoler. Je suis reste longtemps immobile a contempler l'expression d'ironie qui restait sur la face de ce cadavre: ses yeux fixes semblaient me braver, son sourire semblait nier ma vengeance; j'aurais voulu le tuer une seconde fois. Il faudra que j'en tue un autre, n'importe lequel; cela me soulage, et cela fait du bien a Fernande: rien ne rehabilite une femme comme la vengeance des affronts qu'elle a recus. On dit ici que je suis fou; peu m'importe! on ne dira plus que je suis lache, et que je souffre l'infidelite de ma femme parce que je ne sais pas me battre; on dira que j'ai pour elle une passion qui me fait perdre l'esprit. Eh bien! on pensera du moins que c'est une femme digne d'amour que celle qui exerce un tel empire sur l'epoux qu'elle n'aime plus; les autres femmes envieront cette espece de trone ou, dans mon delire, je l'aurai placee, et Octave enviera mon role un instant; car il n'y a que moi qui aie le droit de me battre pour elle, et il est oblige de me laisser reparer le mal qu'il a commis. Adieu. Ne t'inquiete pas de moi, je vivrai; je sens que c'est mon destin, et que dans ce moment mon corps est invulnerable. Il y a une main invisible qui me couvre, et qui se reserve de me frapper. Non, ma vie n'est au pouvoir d'aucun homme: j'en ai l'intime revelation; j'en ai fait le sacrifice, et il m'est absolument indifferent de la perdre ou de la conserver. L'ange qui protege Fernande est venu pres de moi, et il me parle d'elle dans mon sommeil; il etend ses ailes sur moi quand je me bats pour elle; quand je ne serai plus necessaire a personne, lui aussi m'abandonnera. J'ai fait mon testament a Paris; en cas de mort de mon fils, je laisse les deux tiers de mon bien a ma femme, et a toi le reste; mais ne crains rien, mon heure n'est pas venue. LXXXV. DE M. BOREL AU CAPITAINE JEAN. Cerisy. Mon camarade, il faut que vous alliez me remplacer a Tours, sur-le-champ, aupres de Jacques, qui se bat encore ce soir. Je ne puis ni lui servir de temoin, ni meme aller vous investir de mes fonctions; j'ai une attaque de goutte si bien conditionnee, qu'il me serait impossible de faire une lieue en voiture. Jacques vient de m'envoyer chercher; allez tout de suite, par la traverse, lui offrir mes excuses et vos services; ces choses-la ne se refusent pas. Je vais tacher de vous mettre en trois mots au courant de l'affaire. A peine repose d'avoir tue hier Lorrain, a qui Dieu fasse paix, Jacques s'en va au cafe comme si de rien n'etait; et, avec cette maniere glaciale que vous lui connaissez quand il est en colere, il fume sa pipe et prend sa demi-tasse en presence de plus de cent paires de moustaches jeunes et vieilles qui l'examinaient non sans un peu de curiosite, comme vous pensez. Les jeunes officiers qui ont fait la farce que vous savez a l'amant de sa femme, se sont crus insultes ou au moins provoques par sa presence et par sa figure; ils ont affecte de parler a haute voix des maris trompes en general, et de repeter, a une table voisine de la sienne, le mot qui pouvait flatter le moins les oreilles de Jacques. Comme il restait impassible, ils ont parle un peu plus clairement de sa femme, et ils ont fini par la designer si bien, que Jacques s'est leve en disant: "Vous en avez menti," du ton dont il aurait dit: "Je suis votre serviteur." Deux de ces messieurs, qui avaient parle en dernier, se leverent en demandant a qui s'adressait le dementi. "A tous deux, repondit Jacques; que celui qui voudra m'en demander raison le premier se nomme.--Moi, Philippe de Munck, demain a l'heure que vous voudrez, dit l'un d'eux.--Non pas, reprit Jacques, ce soir, s'il vous plait; car vous etes deux, et il faut que j'aie le temps de rendre raison a monsieur demain, avant que la police me contrarie.--C'est juste, repondit M. de Munck; ce soir, a six heures et au sabre.--Au sabre, soit," dit Jacques. Vous voyez que c'est une affaire qui ne peut s'arranger en aucune facon. Deux heures apres, j'ai recu un message de lui pour me prier de lui servir encore de temoin; mais precisement j'ai pris la goutte dans la rosee d'hier a l'affaire de Lorrain, et peut-etre ai-je eprouve aussi un peu d'emotion en voyant tomber ce pauvre diable. Ce n'est pas une grande perte; mais il y avait longtemps que cela grisonnait aupres de nous, et nous ne sommes plus a l'age ou un camarade tombait comme une noix d'un noyer. Ce Jacques est etonnant, et cela prouve bien qu'un homme ne change qu'en dehors: l'arbre ne fait que renouveler son ecorce, et Jacques est aujourd'hui le meme que nous avons connu il y a vingt ans. On ne dira plus: "Voyez ce que deviennent ces vieux militaires, et comme leurs femmes les font marcher! en voila un qui se battait pour un coup de crayon, et qui se laisse deshonorer sans rien dire." Ma foi! je l'ai dit moi-meme, et sa situation m'occupait tellement, qu'avant-hier, une heure avant d'apprendre qu'il etait ici, je revais de lui, et je m'eveillai en criant, a ce que m'a dit ma femme.--"Jacques, Jacques! qu'es-tu devenu!" Mais un homme de coeur se retrouve toujours. Esperons qu'en sortant de la il ira tuer l'amant de sa femme; faites-lui sentir qu'il le doit, que sans cela tout ce qu'il fait maintenant ne sert a rien. Allez vite. Le prefet est un brave garcon qui laisse aller les duels sans faire de tracasserie; pourtant trois affaires en trois jours, c'est plus que ne comporte l'ordonnance, et il pourrait bien arriver que Jacques fut arrete apres la seconde. Il faut qu'il se depeche. Ecrivez-moi par un expres, ce soir, quand il aura fini avec M. de Munck. J'enrage de n'etre pas la; j'aimerais mieux perdre un bras que de voir Jacques manquer a l'appel. LXXXVI. DU CAPITAINE JEAN A. M. BOREL. Tours. Jacques en a fini avec tous ses adversaires sans recevoir une egratignure; il a du bonheur au jeu, comme tous ceux qui n'en ont pas en menage. M. Munck a une estafilade au travers de la figure, qui lui separe le nez en deux, ce qui doit singulierement le vexer. Cela ne rendra l'honneur a aucun mari, mais pourra bien en consoler quelques-uns et en preserver quelques autres. C'est un joli garcon de moins. La beaute pleurera et lui cherchera un successeur; l'autre jeune homme ne s'est pas soucie de demander son reste a Jacques. C'etait un poulet de dix-neuf ans, un fils unique, un enfant de famille, que sais-je? Les temoins ont montre tant de desir d'arranger l'affaire, que nous avons consenti a dire que nous etions faches d'avoir donne un dementi, s'il etait vrai qu'on n'eut pas eu l'intention de nous impatienter. On a assure qu'on n'avait pas eu cette intention. Cela pourra bien faire tort a l'enfant; mais je concois que, ses temoins ayant rendu un peu la main, la partie etait trop inegale entre lui et Jacques. Nous avons eu assez de peine a faire entendre raison a celui-ci; il a une bile de tous les diables, et ce n'est qu'apres mure deliberation qu'il s'est un peu adouci. Savez-vous que le camarade va bien? C'est ce qui s'appelle ne pas mettre les pouces, et qu'il ait tort ou raison de sabrer par ici plutot que de sabrer par la-bas, c'est plaisir et honneur de voir un ancien camarade faire de pareilles preuves avec la nouvelle armee. Au reste, le camarade n'est pas de bonne humeur; et pour ceux qui le connaissent un peu, il est facile de voir qu'il a soif du sang de bien d'autres. Je ne sais pas ce qu'il compte faire; je lui ai dit, en recevant ses remerciements pour lui avoir servi de temoin: "Je voudrais t'en servir dans une quatrieme occasion, et je ferais volontiers le voyage avec toi pour ca. A present tu as la main remise, est-ce que tu ne vas pas t'en prendre a qui de droit?" Il m'a repondu moitie figue, moitie raisin: "Si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien.--Ah ca, est-ce que tu en veux aussi aux anciens?" lui ai-je dit. La-dessus, il m'a embrasse, en me chargeant de te faire ses adieux et ses amities. Il doit etre parti maintenant, car le prefet lui a fait dire en dessous main qu'il allait etre force de le faire arreter, s'il ne tirait ses guetres bien vite. Je l'ai laisse fermant sa malle, et je suis revenu a mon _perchoir_, ou je vous attends a dejeuner aussitot que la goutte vous le permettra. En attendant, j'irai fumer une pipe et jaser de tout cela avec vous. Il y a beaucoup a dire pour et contre Jacques; c'est un drole de corps, mais il fait feu des quatre pieds. LXXXVII. DE JACQUES A SYLVIA. Aoste. Tu dois avoir recu un billet que je t'ai envoye de Clermont, par lequel je t'annoncais que j'etais sorti sans egratignure de mes trois duels, et que mon corps se portait aussi bien que mon ame se porte mal: ce sont les plus mauvaises nouvelles qu'un homme puisse donner de lui-meme. Un corps qui s'obstine a vivre, et qui nourrit avec vigueur les peines de l'ame, est un triste present du ciel. Ce que je ne t'ai pas dit, c'est que j'allais passer a deux pas de toi sans te voir; j'ai refait cette route de Lyon pour la vingtieme fois, et pour la premiere j'ai passe aupres de ma vallee cherie sans y entrer. Il etait six heures du matin quand je me suis trouve sur le haut de la cote Saint-Jean, et les postillons, qui me connaissent bien, avaient deja tourne le chemin pour descendre, quand je leur ai dit de continuer vers le Midi. Penche a la portiere, j'ai longtemps contemple ce beau site que je ne reverrai peut-etre plus, et tous ces sentiers que nous avons tant de fois parcourus ensemble; mais j'ai longtemps hesite a regarder ma maison. Enfin, au moment ou le bois Manon allait me la cacher, j'ai fait arreter, et je suis monte au-dessus de la route pour la regarder a mon aise et m'abreuver de ma douleur. Le soleil levant etincelait dans tes vitres: etais-tu donc deja levee? Les volets de Fernande etaient fermes: elle dormait peut-etre dans les bras de son amant. Cette maison, ces jardins et cette vallee m'inspirerent une espece de haine. Je viens de tuer un homme et d'en defigurer un autre sans aucun motif raisonnable que de satisfaire ma vanite blessee, et j'ai du regarder tranquillement le toit qui abrite mon desespoir et ma honte! Oui, ma honte! Je sais bien que c'est un des mots de convention adoptes par une societe stupide, et qui, devant la raison, ne presentent aucun sens: l'honneur d'un homme ne peut pas etre attache au flanc d'une femme, et il n'est au pouvoir de personne de compromettre ou d'entacher le mien; mais je n'en suis pas moins oblige d'etre en guerre avec tout le monde, parce que je suis dans une position ridicule, et que pour m'en laver je me couvre en vain de sang. Il n'y en a qu'un, je le sais bien, qui peut enlever ce sourire cruel que je trouve sur la figure de tous mes amis. O Fernande! j'aime pourtant mieux faire rire de moi que de faire couler tes larmes; j'aime mieux les railleries de l'univers entier que ta haine et ta douleur! Il n'est pas besoin d'etre un heros pour cela; car je suis devenu une espece de brute vindicative et cruelle, et j'ai encore assez de bon sens et de justice pour comprendre ce que la logique de mon affection me demontre. J'ai eu de singulieres discussions avec Borel; quelques autres vieux amis de l'armee ont essaye de m'entamer adroitement, et de me faire parler, soit par interet, soit par curiosite; j'ai fait a ceux-la des reponses evasives et meme brutales: j'avais horreur de leur amitie comme de tout le reste. Je n'ai pourtant pas pu me dispenser de parler avec Borel, parce qu'au fond de ses systemes imbeciles il y a un certain bon sens naturel qui entend parfois raison, et, dans le blame qu'il me prodigue, un veritable devouement. Il etait si mal dispose contre Fernande, que j'eprouvais surtout le besoin de la justifier. Nous avons passe deux jours ensemble a Tours, lui a me faire des remontrances, moi a chercher, tout en l'ecoutant d'une oreille, l'occasion de me battre avec Lorrain. Nous avons echange bien des raisonnements inutiles, lui voulant me prouver que je ne pouvais plus aimer ma femme, et moi tachant de lui faire comprendre qu'il m'etait impossible de ne pas l'aimer encore. Il a termine ses harangues en me demandant a quoi servirait ma conduite, et si j'esperais servir de modele et de type aux maris genereux: a quoi j'ai repondu, en riant, que je n'avais meme pas la pretention de faire suivre mon exemple par les amants. Sa lourde sollicitude ne m'a, du reste, epargne aucun des coups d'epingle qu'une ame brisee peut recevoir a la suite d'un desastre. De tous les hommes que j'ai connus, ami, ennemi ou indifferent, il n'en est pas un qui n'ait donne un coup de main pour me pousser dans la tombe. J'ai eu bien de la peine a calmer mon sang irrite; je me serais jete devant la bouche d'un canon avec la certitude que je devais servir de boulet pour tuer les autres. Cette espece de croyance a la fatalite aurait fait de moi un heros ou un tigre, suivant la difference d'un cheveu dans le poids des circonstances qui me portaient. J'ai ete au moment de tuer un enfant de dix-neuf ans pour un mot; et puis je lui avais fait grace, quand m'est venu un billet mysterieux qu'une femme m'ecrivait pour me supplier d'epargner sa vie et de renoncer a ma fureur. C'etait un billet sublime d'expression et de sentiment. Je crus d'abord qu'il etait d'une mere, et j'allais y ceder avec attendrissement, lorsqu'en le relisant je m'apercus qu'il etait d'une maitresse. Elle me suppliait de lui laisser le bonheur. Le bonheur! ce mot-la me rendit furieux. Helas! ma pauvre Sylvia, j'avais perdu la tete; j'aurais voulu tuer tous ceux qui etaient moins malheureux que moi; je m'obstinais a faire battre ce jeune homme: il me semblait obeir a l'impulsion d'une main impitoyable et accomplir quelque reve terrible. Le capitaine Jean, un de mes temoins, me parlait depuis longtemps sans que ses discours presentassent aucun sens a mon esprit; enfin, il reussit a me faite entendre un seul mot: "Ah ca, Jacques, tu veux donc massacrer aujourd'hui?" Ce mot de _massacrer_ tomba sur ma poitrine brulante comme une goutte d'eau froide; il me sembla que je m'eveillais d'un reve. Je fis tout ce qu'il desirait, sans meme ecouter dans quels termes on arrangeait la partie de mon honneur; it ne m'importait plus de faire effet par ma bravoure. Il m'avait semble d'abord que j'avais envie de me disculper du reproche d'etre lache, et qu'a ce sentiment d'orgueil blesse j'aurais sacrifie la vie de mon pere; mais ce n'etait qu'un pretexte dont se servait mon desespoir pour me pousser: j'avais un acces de rage tout simplement; et quand il fut apaise, je retombai dans l'apathie, comme un fou furieux, dans l'accablement qui suit une de ses crises, se laisse tomber sur la paille et regarde autour de lui d'un air stupide. On fit approcher de moi mon adversaire, pour que, suivant l'usage, nous eussions a echanger une poignee de main; mais entre chaque minute il s'ecoulait de tels siecles dans ma tete, que j'obeis machinalement et avec surprise. Je ne me souvenais pas de l'avoir jamais vu: j'etais deja a cent ans de ce qui venait de se passer en moi; j'etais entre dans le neant de l'ame, qui est desormais mon refuge en cette vie. Me voila donc calme! que Dieu me pardonne a quel prix! Mais il sait bien que cela n'a pas dependu de moi, et que mon etre a ete transforme a l'insu de ma volonte. Ah! cette colere, elle etait affreuse! mais elle me faisait du bien comme les convulsions et les rugissements a un epileptique. Je suis maintenant plus pesant qu'une montagne, plus froid qu'un glacier; je contemple ma vie avec un affreux sang-froid; je me fais l'effet de ces martyrs des temps fabuleux du christianisme qui, apres le supplice, se relevaient par miracle, ramassaient tranquillement leur tete ou leur coeur pantelant sur l'arene, et se mettaient a marcher, emportant leur ame separee de leur corps, aux yeux des hommes epouvantes. Un autre que moi n'aurait pas pu certainement supporter mon destin: Il n'y a que moi sur la terre qui aie la force d'accomplir une pareille vie sans mourir de lassitude ou sans me tuer dans un acces de delire. J'ai pourtant traverse tout cela, et me voici encore! Ce qu'il y avait de jeune, de genereux et de sensible en moi n'est plus; mais mon corps est debout, et ma triste raison contemple sans nuage la ruine de toutes ses illusions. Maudite soit cette organisation reguliere et solide que ne peuvent briser les evenements! Don funeste! Avais-je commis quelque crime avant de naitre, pour avoir la malediction du premier homme, l'exil dans le desert, et l'injonction de vivre? Je suis passe ce matin pres d'une maison de campagne que la beaute de la nature fit construite au pied des montagnes et que la rigueur des climats a fait abandonner. Je me suis arrete pour entrer dans le clos, attire par l'air de tristesse et de destruction qui regnait en ce lieu; j'y suis reste deux heures, abime dans la pensee de mon desespoir et de mon isolement. Et toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu fier et sans tache, comme une statue neuve sort de l'atelier et se dresse sur son piedestal dans une attitude orgueilleuse; mais te voila comme une de ces allegories usees et rongees par le temps, qui se tiennent encore debout dans les jardins abandonnes. Tu decores tres-bien le desert: pourquoi sembles-tu t'ennuyer de la solitude? Tu trouves le temps long et l'hiver bien rude; il te tarde de tomber en poussiere, et de ne plus lever vers le ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd'hui, et ou l'air humide amasse une mousse noire comme un voile de deuil. Tant d'orages ont terni ton eclat que ceux qui passent ne savent plus si tu es d'albatre ou d'argile sous ton crepe funebre. Reste, reste dans ton neant, et ne compte plus les jours: tu dureras peut-etre longtemps encore, pierre miserable! Tu te glorifiais d'etre une matiere inattaquable: a present tu envies le sort du roseau desseche qui se brise les jours d'orage. Mais la gelee fend les marbres; le froid te detruira: espere en lui! LXXXVIII. D'OCTAVE A HERBERT. Malgre la colere des uns, les remords des autres, et l'incertitude de mon esprit au milieu de tout cela, je ne peux pas m'empecher d'etre heureux, mon cher Herbert, car mon coeur est rempli d'amour et mon sort est fixe. Une affection indissoluble m'attache a Fernande, n'en doutez pas: je ne suis pas inconstant. On peut me rebuter; la femme que j'aime, quand elle s'obstine a me repousser, peut finir par me degouter d'elle; mais ce n'est pas une autre femme qui peut m'en distraire avant qu'elle l'ait elle-meme ordonne. Malgre la difference effrayante de nos caracteres, j'ai longtemps aime Sylvia, et j'ai lutte contre ses dedains longtemps apres qu'elle ne m'aimait plus. Fernande est une tout autre femme. C'est celle-la qui est nee pour moi, et dont les defauts memes semblent combines pour resserrer nos liens et rendre notre intimite necessaire. Je ne sais pas si je suis aussi criminel que Sylvia veut me le faire croire, mais il m'est impossible de ne pas me sentir amoureux et transporte de joie. L'amour est egoiste, il s'assied aveugle et joyeux sur les ruines du monde, et se pame de plaisir sur des ossements comme sur des fleurs. J'ai fait le sacrifice du chagrin d'autrui comme j'ai fait celui de ma propre vie. Je ne connais plus les lois du tien et du mien. Fernande s'est confiee a moi, j'ai jure de l'aimer, de vivre et de mourir pour elle; je ne sais que cela, et tout le reste m'est etranger. Jacques peut venir a toute heure du jour ou de la nuit me demander mon sang et le boire a son aise sans que je le lui dispute. Pour l'acquit de ma conscience, je livre ma poitrine nue; qu'est-ce qu'un homme peut faire de plus? Et de quoi Jacques peut-il se plaindre? Je ne porte pas de cuirasse et ne dors pas sous les verrous. Sylvia, croyant me faire tomber a genoux devant son idole, me lit quelques fragments de ses lettres. Il commence a faire de la poesie sur sa douleur; il est a moitie gueri. Il s'est battu bravement, et il a bien fait. J'en aurais fait autant a sa place, et, si j'en avais eu le droit, je l'aurais prevenu. Il a bien recommande de cacher ces evenements a sa femme; il peut etre tranquille, je m'en charge. Je n'ai pas envie qu'elle retombe malade, et je veille sur elle comme sur un bien qui m'appartient desormais. J'ai trouve hier a la poste une lettre de Clemence pour elle. Comme je connais fort bien l'ecriture, j'ai ouvert sans facon la missive, et j'y ai trouve tous les charitables avertissements auxquels je m'attendais; de plus, la nouvelle additionnelle, le mensonge gratuit d'une bonne blessure que, selon la renommee et selon elle, Jacques aurait recue dans la poitrine. J'ai dechire la lettre, et j'ai pris des mesures pour que toutes les depeches adressees a Fernande passent par mes mains en arrivant. Celles de Jacques seront respectees religieusement; mais gare aux autres! Il m'en coute assez pour la voir heureuse et endormie sur mon coeur. Je ne me soucie pas qu'une prude envieuse ou une mere infame viennent la reveiller pour le plaisir de tous faire du mal a tous deux. Elle est encore delicate; l'absence de Jacques, qui lui ecrit rarement, et la mauvaise sante de son fils, sont pour elle des sujets suffisants d'inquietude et de chagrin. Ma sollicitude entretient encore le calme et l'espoir dans son coeur. Rien ne me coutera, rien ne me repugnera pour la preserver le plus longtemps possible des coups qui la menacent. Je suis egoiste, je le sais; mais je le suis sans honte et sans peur. L'egoisme qui se dissimule et rougit de lui-meme est une petitesse et une lachete; celui qui travaille hardiment au grand jour est un soldat courageux qui lutte contre ses ennemis et s'enrichit des depouilles du vaincu. Celui-la peut conquerir son bonheur ou defendre celui d'autrui. Qui donc a jamais songe a accuser de vol et de cruaute celui qui triomphe et qui fait bon usage de la victoire? LXXXIX. DE JACQUES A SYLVIA. Aoste. Il faut avoir vecu ma vie peur savoir quelle chose horrible est devenu pour moi l'isolement. J'ai aime passionnement la solitude, qui est une chose bien differente. Alors j'etais jeune. J'avais l'avenir ou le present. Je suis venu plusieurs fois dans les montagnes avec le coeur plein de passions. J'ai peuple leurs retraites sauvages de mes sentiments ou de mes reves. J'y ai savoure mon bonheur ou cache ma souffrance; j'y ai vecu enfin. Je passais, je quittais une affection pour la retrouver, ou plutot je l'apportais la dans le secret de mon ame pour l'interroger et pour m'en repaitre. J'y ai repandu des larmes chaudes d'esperance; j'y ai presse sur mon coeur des fantomes adores et des spectres de feu. Il est bien vrai qui j'y suis venu aussi maudire et detester ce que j'avais aime en d'autres temps; mais j'aimais quelque autre chose ou j'attendais un autre amour. Mon sein etait riche, et je pouvais mettre une idole de diamant a la place de l'idole d'or qui etait tombee. A present, j'y viens avec un coeur vide et desole, et, a la maniere dont je souffre, je vois bien que je ne guerirai plus. Ce qu'il y a de terrible, ce n'est pas tant le manque d'espoir que le manque de desir. Ma douleur est morne comme ces pics de glace que le soleil n'entame jamais. Je sais que je ne vis plus et je n'ai plus envie de vivre. Ces rochers et ces froides cavernes me font horreur, et je m'y enfonce comme un fou qui se noie pour fuir l'incendie. Si je regarde au loin, la peur me prend; la seule vue de l'horizon me fait frissonner, parce que je crois y voir planer tous mes souvenirs et tous mes maux, et je m'imagine qu'ils me poursuivent avec des ailes rapides. Ou irai-je pour leur echapper? Ce sera partout de meme. Je suis venu jusqu'ici avec l'intention de voyager ou au moins de parcourir toute cette contree romantique. Je sentais comme un reste d'activite, comme une inquietude de ne pas etre bien mort. Et puis je me suis laisse tomber sur ce rocher du Saint-Bernard, et je ne songe plus a quitter la cabane ou je me suis arrete croyant n'y passer qu'une heure. M'y voila depuis pres d'un mois, chaque jour plus inerte, plus indifferent, plus paralytique. Je ne sens meme plus l'atmosphere, et j'ai souvent chaud la ou il doit faire froid, tandis qu'en d'autres moments un rayon de soleil qui brule l'herbe a mes pieds ne rend pas la circulation a mon sang glace. Il y a des jours ou je marche precipitamment sur le bord des abimes sans soupconner le danger, sans ressentir la lassitude; je suis alors comme une roue qui a perdu son balancier, et qui tourne follement jusqu'a ce que sa chaine trop tendue fasse rompre la machine. Dans ces jours-la, je traverse comme par miracle des passages ou jamais le pied d'un homme ne s'est hasarde, et quand je m'en apercois ensuite, je ne peux plus comprendre comment cela s'est fait. J'espere quelquefois que je suis devenu fou. Mais a cette exaltation terrible succedent des jours de mort. Cette force maladive tombe tout a coup et fait place a une fatigue epouvantable. La pensee joue un role bien efface dans tout cela. Quelquefois je cherche, la nuit, a me rappeler ce qui a occupe mon cerveau dans la journee, et il m'est impossible de le retrouver. Ma memoire ne me presente plus que l'image des objets materiels qui m'ont entoure. Je vois des montagnes, des ravins, de ponts etroits suspendus sur des abimes de fumee blanche, et tout cela se succede et s'enchaine pendant des heures entieres jusqu'a m'obseder. Alors je me leve dans l'obscurite et je touche les murs de ma chambre en faisant des efforts incroyables pour sortir de ce reve sans sommeil. Quelquefois je me recouche sans avoir pu chasser ces images qui me harcellent, et j'attends le jour avec impatience pour m'elancer comme malgre moi dans la campagne. Alors tout s'efface, je marche au hasard, et il me semble etre enveloppe de vapeurs qui me cachent la realite. D'autres fois il m'arrive de m'apercevoir que je pense; je vois dans mon imagination des tableaux affreux: mon fils mourant, ma femme dans les bras d'un autre; mais je regarde tout cela avec un sang-froid imbecile, jusqu'a ce qu'il me vienne une sorte de reveil qui me montre a moi-meme. Je me vois dans ce tableau; cette femme est la mienne; cet enfant est a moi. Je suis Jacques, l'amant oublie, l'epoux outrage, le pere sans espoir et sans posterite; et je m'assieds, car mes jambes ne peuvent plus me porter, et une idee me fatigue plus en un instant qu'une journee d'agitation et de marche forcee. Il y a deux ans, j'etais dans un etat deplorable d'ennui et de souffrance. Mais que ne donnerais-je pas pour retourner en arriere! Je craignais de ne plus pouvoir aimer. Depuis longtemps je n'avais pas rencontre une femme digne d'amour. Je m'impatientais et je m'effrayais de ce lomg sommeil da mon coeur; je me demandais si c'etait la faute de son impuissance, et je sentais bien que non. Mais je voyais les annees s'envoler comme des reves, et je me disais qu'il n'y avait plus pour moi de temps a perdre si je voulais etre heureux encore une fois. Je pensais que posseder une femme par le mariage, c'etait assurer, autant que possible, la duree de ce bonheur; je ne me flattais pas de le conserver toute ma vie; mais j'esperais qu'il me conduirait jusqu'a cette derniere periode de la jeunesse ou la philosophie devient facile a mesure que les passions s'eteignent. Il n'en est point ainsi. Je ne suis pas encore assez vieux pour me detacher de tout et pour me consoler d'avoir tout perdu. Mon esperance est morte encore verte, et de mort violente; mais je ne suis plus assez jeune pour croire qu'elle puisse renaitre. Cet effort est le dernier que mes forces morales m'ont permis. Je m'etais cree une famille, une maison, une patrie; j'avais rassemble, sur un coin de terre, les deux seuls etres qui me fussent chers, elle et toi. Dieu m'avait beni en me donnant des enfants. Cela eut pu durer cinq a six ans! Notre vallee etait si belle! je prenais tant de soin pour rendre ma femme heureuse, et elle semblait m'aimer si passionnement! Mais un homme est venu et a tout detruit; son souffle a empoisonne le lait qui nourrissait mes enfants. Oui! j'en suis sur, c'est son premier baiser sur les levres de Fernande qui les a tues, comme c'est son premier regard sur elle qui a tue son amour pour moi. Je suis peut-etre injuste et fou de m'en prendre a lui; peut-etre en eut-elle aime un autre si celui la ne fut pas venu; peut-etre ne m'a-t-elle jamais aime. Elle sentait le besoin d'abandonner son coeur, et elle me l'a confie sans discernement; elle a pris pour une passion durable ce qui n'etait qu'un caprice d'enfant ou un sentiment d'amitie filiale qui se trompait faute de savoir ce que c'est que l'amour. Avec moi, elle souffrait sans cesse, elle etait mecontente de tout; je ne reussissais jamais a produire l'effet que je voulais sur son esprit, et elle attribuait a mes moindres actions des motifs tout opposes a la realite; ou nous ne nous comprenions pas, ou nous nous comprenions trop. Durant notre voyage en Touraine, alors qu'elle essayait un sacrifice au-dessus de ses forces, et que le derangement de son etre dementait sa volonte, il lui est arrive de me dire plusieurs fois, dans un acces de colere nerveuse insurmontable, qu'elle avait toujours senti que nous n'etions pas faits l'un pour l'autre. Elle m'a accuse de l'avoir senti aussi, et de l'avoir epousee malgre cela; elle m'a rappele mille circonstances legeres qu'elle me presentait comme des preuves. Il est vrai qu'elle retractait le lendemain ces paroles, qu'elle disait echappees a son delire: et je feignais de les avoir oubliees; mais elles s'etaient enfoncees dans mon coeur comme des poignards, et depuis j'en ai mis souvent le souvenir sur mes plaies pour les cauteriser. [Illustration: Une certaine issue de derriere par laquelle sortit...] Helas! faut-il renoncer ainsi au passe? elle aurait du au moins me le laisser; je me serais nourri d'une douleur moins amere. Mais a present il faut que tout soit detruit et gate, meme le souvenir du bonheur perdu! Si elle m'a aime, elle m'a aime moins longtemps et moins fortement que lui; car elle s'est eprise de lui des le premier jour, il ne faut plus en douter. Elle s'est trompee elle-meme pendant six ou huit mois; son age est si riche en illusions! elle croyait m'aimer encore, mais moi je voyais bien ou elle en etait. Elle s'est trouvee surprise tout a coup par un amour nouveau avant de savoir que l'autre etait aneanti. Ma douleur se calmera, je n'en doute pas; je la laisse s'exhaler, je ne cherche point a la combattre, je ne rougis pas de crier comme une femme quand mes acces me prennent. Je sais que j'en viendrai a etre tranquille et resigne; je ne suis pas impatient de ce moment-la, il sera plus affreux encore que le present. J'aurai accepte ma sentence; je verrai mon malheur distinctement, et je le sentirai par tous les pores; je n'aurai plus rien de jeune dans le coeur, le regret lui-meme s'eteindra. L'orgueil humain ne veut pas lutter contre une esperance perdue, contre un amour qui se retire; il prend son parti, et, en quelques jours, l'homme devient un vieillard. J'aime encore Fernande, parce qu'un amour comme le mien ne peut pas finir sans convulsions et sans une rude agonie; mais je sens que bientot je ne pourrai plus l'aimer, et mon sort sera pire. Si Dieu faisait un miracle en ma faveur, s'il me conservait mon fil, je vivrais, non avec une joie, mais avec un devoir, et je m'occuperais a le remplir. Mais ce pauvre enfant ne fait qu'essayer une existence languissante et prolonger mes tristes jours sans faire retracter l'arret qui a mesure impitoyablement les siens. Il faut que je l'attende, ce pauvre insecte qui se traine lentement vers la mort, et sans lequel je ne veux point partir. Je me souviens que je te disais une fois: "Que peut-il arriver de pire a un honnete homme? D'etre force de mourir, voila tout." Aujourd'hui, je vois qu'il y a quelque chose de pis: c'est d'etre force de vivre. [Illustration: Au milieu d'une haie de spectateurs.] XC. DE SYLVIA A JACQUES. Jacques! reviens, Fernande a besoin de toi; elle est malade de nouveau parce qu'elle vient d'eprouver une grande douleur. Rien ne peut la calmer. Elle t'appelle avec angoisse, elle dit que tous les maux qui lui arrivent viennent de ton abandon; que tu etais sa providence, et que tu l'as quittee. Elle s'effraie de ta longue absence, et dit qu'il faut que tu sois informe de tout pour avoir pris ainsi en horreur ta famille et ta maison. Elle craint que tu ne la haisses, et la douleur que cette idee lui cause resiste a toutes nos consolations; elle veut mourir, parce que, dit-elle, il n'est pas un instant de repos et d'espoir sur la terre pour quiconque a possede ton affection et l'a perdue. Prends courage, Jacques, et viens souffrir ici! Tu es encore necessaire; que cette idee te donne de la force! Il y a autour de toi des etres qui ont besoin de toi. Et puis ta vie n'est pas finie. N'y a-t-il donc rien autre chose que l'amour? L'amitie que Fernande a pour toi est plus forte que l'amour que lui inspire Octave. Tous ses soins et tout son devouement, qui s'est vraiment soutenu au dela de mon esperance, echouent aupres d'elle quand il s'agit de toi. Peut-il en etre autrement? Peut-elle venerer un autre homme comme toi? Reviens vivre parmi nous. Me comptes-tu pour rien, dans ta vie? ne t'ai-je pas bien aime? t'ai-je jamais fait du mal? ne sais-tu pas que tu es ma premiere et presque ma seule affection? Surmonte l'horreur que t'inspire Octave, ce sera l'affaire d'un jour. J'ai souffert aussi pour m'habituer a le voir a ta place: mais laisse-la-lui et prends-en une meilleure; sois l'ami et le pere, le consolateur et l'appui de la famille. N'es-tu pas au-dessus d'une vaine et grossiere jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le reste a ce jeune homme! L'imagination et les sens de Fernande ont peut-etre besoin d'un amour moins eleve que celui que tu veux lui inspirer. Tu t'es resigne a ce sacrifice, resigne-toi a en etre le temoin, et que la generosite fasse taire l'amour-propre. Est-ce quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou detruisent une affection aussi sainte que la votre? Cette jalousie d'enfant n'est pas digne de ta grande ame, et tu as au front bien des cheveux blancs qui te donnent le droit d'etre le pere de ta femme sans avilir la dignite de ton role de mari. Tu ne peux pas douter de la delicatesse avec laquelle Fernande evitera tout ce qui pourrait te blesser. Octave lui-meme te deviendra supportable; c'est un assez noble caractere, et depuis ces trois mois, si difficiles pour nous tous, j'ai decouvert en lui des vertus sur lesquelles je ne comptais pas. Il tomberait a tes pieds si tu t'expliquais a lui, s'il te comprenait et s'il savait ce que tu es. Reviens donc essuyer les larmes de Fernande, car toi seul pourras rendre un peu de courage et de calme a son coeur. Elle est encore frappee d'un de ces malheurs pour lesquels l'amour n'a point de consolation; toi seul aurais le droit de lui en offrir, parce que tu es de moitie dans son infortune: Tu comprends ce qui est arrive? Je t'attends! XCI. DE JACQUES A SYLVIA. Geneve. J'irai; mais je veux que tu l'avertisses de mon arrivee quelques jours d'avance: je ne veux surprendre personne. Il me serait horrible de trouver sur le visage de Fernande une expression d'embarras ou d'effroi. Dis lui qu'elle se contraigne, s'il le faut, pour ne me laisser rien apercevoir de ce qui se passe; fais-lui croire toujours que je suis sans soupcon, et persuade-lui de m'entretenir soigneusement dans cette confiance. Non, je ne me sens pas assez fort pour etre temoin de leurs amours; je ne suis pas un philosophe stoicien, et une ame de feu brule encore mon front sous mes cheveux blancs. Ce que tu fais maintenant est bien cruel, Sylvia; j'etais presque enseveli, et tu me rappelles au monde des vivants pour souffrir quelques jours de plus, et m'assurer de nouveau de la necessite de le quitter pour jamais. Soit, Fernande souffre; elle a besoin de moi, dis-tu: j'en doute; mais je sens que je ne mourrais pas tranquille si j'avais neglige d'adoucir une de ses peines. C'est la derniere qui l'atteindra, elle n'aura plus rien a perdre: privee de ses enfants et delivree de son mari, elle pourra se livrer a son amour sans partage et sans crainte. Cette intimite que tu crois encore possible entre nous est un reve romanesque; quand meme j'oublierais mes ressentiments, pourraient-ils oublier le mal qu'ils m'ont fait? La vue d'un homme qu'on a rendu malheureux est insupportable: c'est comme le cadavre de l'ennemi qu'on a tue. J'arriverai deux jours apres cette lettre. Je vais donc revoir cette maison funeste! Je comprends ce qui est arrive: mon fils est mort. XCII. D'OCTAVE A FERNANDE. Lyon. Je me suis soumis a ton ordre, et je pense encore que j'ai du le faire; mais je n'irai pas plus loin: dix lieues suffisent bien pour mettre le silence et la paix entre lui et moi. De quoi donc as-tu peur pour moi? Crois-tu donc que Jacques songe a tirer vengeance de mon bonheur? Il est trop genereux ou trop sage pour cela. J'ai consenti a m'eloigner parce que ma presence lui serait desagreable; la sienne me ferait moins souffrir qu'il ne pense. Je ne saurais m'imputer des torts reels envers lui: il pouvait m'empecher d'en avoir, il avait pour lui le droit et la force. Je n'ai pas commis un vol en profitant du bien qu'il me laissait. Est-on coupable parce qu'on lutte avec des etres indifferents au dommage qu'on leur fait, ou trop magnifiques pour daigner s'en apercevoir? Si Jacques est sublime en ceci, comme tu le crois, raison de plus pour que je le voie avec plaisir, et pour que je lui donne la plus franche poignee de main que j'aie donnee de ma vie. Je ne concois rien a ces subtilites de sentiment: idees fausses dont tu t'entoures pour te torturer, comme si tu n'etais pas deja assez malheureuse, ma pauvre enfant! Pleure les pertes cruelles dont le sort t'afflige; je les pleure avec toi, et rien ne me consolera jamais de la mort de ta fille, pas meme... o ma Fernande! pas meme cet evenement que tu ajoutes a la somme de tes douleurs, et que je considere comme un bienfait du ciel, comme un acte de reconciliation entre lui et moi. Laisse mon coeur bondir de joie a cette idee; laisse-moi faire mille reves, mille projets delicieux. Elle s'appellera Blanche comme celle qui est morte, car ce sera une fille aussi; elle aura le joli regard et les cheveux blonds de ce petit ange qui te ressemblait tant. Tu verras qu'elle sera toute pareille: aussi belle, aussi caressante, aussi capricieuse et plus forte; car les enfants de l'amour ne meurent jamais: Dieu les doue de plus d'avenir et de vigueur que ceux du mariage, parce qu'il sait qu'il leur faut plus de force pour resister aux maux d'une vie ou on les accueille mal; veux-tu donc que cela soit vrai pour ton enfant? Pleureras-tu sur lui, au lieu de l'embrasser le jour ou il viendra au monde? Ah! si tu le recois avec douleur, si tu le repousses, si tu refuses de l'aimer, parce qu'il n'aura pas Jacques pour pere, laisse-le-moi et que la Providence l'abandonne: je m'en charge; je le recevrai dans mon sein, je le nourrirai moi-meme avec du lait de biche et des fruits, comme les solitaires des vieilles chroniques que nous lisions l'autre jour ensemble. Il reposera a mes cotes, il s'endormira au son de ma flute; il sera eleve par moi, il aura les talents que tu aimes et les vertus que tu auras besoin de trouver en lui pour etre heureuse; et quand il sera en age de garder son secret et le notre, il ira t'embrasser; il te dira: "Je m'appelle Octave, et je n'ai pas besoin d'un autre nom: celui de votre mari me serait moins cher, et ne me servirait a rien. Je vous respecte et vous estime; vous n'avez pas assure mon existence sociale par un mensonge, vous ne m'avez pas donne pour maitre un homme auquel je ne suis rien; c'est mon pere qui m'a eleve et qui m'a appris a me passer de richesse et de protection. Je n'ai besoin que de tendresse, donnez-moi la votre; je ne vous appellerai jamais ma mere; mais un baiser de vous en secret sur mon front me fera connaitre toutes les joies de l'amour filial." Dis-moi, quand il te parlera ainsi, le repousseras-tu? seras-tu fachee d'avoir cet ami de plus? Toute la peine qu'il te causera consiste a cacher son existence a ton mari. Pour le present et pour l'avenir, cela me semble une chose si aisee, que je ne concois pas comment tu t'en inquietes. Souffriras-tu de ne pouvoir avouer et produire ton enfant? Mais songe que Jacques a le double de ton age, ma chere Fernande; tu ne peux pas te dissimuler que tu ne doives lui survivre de beaucoup, et qu'un temps viendra, dans l'ordre de la nature, ou tu seras libre. Avant meme cette epoque presumable, que d'accidents, que de hasards peuvent nous permettre d'etre epoux! Crois-tu que dans dix ans, comme aujourd'hui, comme dans vingt, je ne serai pas toujours a tes pieds, et que mon plus grand bonheur ne sera pas de dire a la societe: Cette femme est a moi; je l'ai conquise par mes prieres, par mon obstination, par mes fautes, par mon amour; et si j'ai entache sa reputation, du moins je ne l'ai pas abandonnee comme font les autres. Je suis reste pres d'elle; j'ai laisse ma vie couler tout entiere au gre de ce mari, qui certes savait se battre, et qui pouvait a tout instant venir m'egorger dans les bras de sa femme. Je suis reste la pour satisfaire au ressentiment de l'un, ou pour proteger l'autre en cas de besoin; j'ai consacre tous mes instants a celle qui s'etait un jour sacrifiee a moi. J'ai commence par l'obtenir a force de persecutions; mais j'ai fini par la meriter a force de tendresse; a present, elle m'appartient legitimement. Que les hommes ratifient cette union qu'ils ont en vain combattue! Tu sais bien, Fernande, que cela est sur, quant a moi; la Providence peut faire le reste, et elle le fera, n'en doute pas. Notre destinee etait de nous rencontrer, de nous comprendre et de nous aimer. Le hasard finit par se soumettre a l'amour; la force attractive surmonte tous les obstacles, et l'aimant va embrasser le fer dans les entrailles de la terre, en depit du roc qui les separe. Pauvre femme tremblante, jette-toi donc dans mes bras, je te protegerai contre l'univers entier! Pauvre mere desolee, essuie tes larmes; les enfants que nous aurons ensemble ne mourront pas! Reviens a l'esperance; souviens-toi des beaux jours que nous avons eus au milieu de tes plus grandes anxietes; souviens-toi des miracles que fait l'amour. Quand nous sommes dans les bras l'un de l'autre, ne sommes-nous pas perdus dans un monde de delires, ou les cris et les plaintes de la terre n'arrivent pas? Sois sure d'ailleurs que tu ne fais pas a ton mari tout le mal que tu penses: c'est un homme trop superieur pour se laisser affecter des insultes, de la sottise; il sait qu'elles ne peuvent l'atteindre, et il ne croit certainement pas que nous nous fassions un jeu de l'y exposer. Il sait peut-etre que nous nous aimons, ou au moins il s'en doute; et ne vois-tu pas que cela ne lui cause aucune colere? C'est un homme calme et raisonneur; de plus, c'est un homme excellent: s'il savait tes anxietes, il t'en consolerait, il te rassurerait sur tes craintes, et je gage bien qu'il le fera quelque jour. Encore deux ou trois ans, et il sera vieux, et l'amour-propre de l'amant delaisse fera place a la generosite de l'ami console. A present, il voyage et se tient eloigne, parce que notre position a tous est difficile, et notre contenance desagreable en presence l'un de l'autre. Le temps effacera ces repugnances plus vite peut-etre que nous ne l'esperons: l'avenir semble place au dela de notre atteinte; mais le temps travaille avec une rapidite dont on s'etonne quand on voit son oeuvre accomplie. Abandonne-toi donc a l'amour: il sera toujours le maitre; ta resistance ne sert qu'a diminuer les joies qu'il te donne. Oh! elles sont si belles et si enivrantes! Respecte-les comme les dons sacres du ciel; travaille a les preserver des injures du sort, qui est stupide et aveugle, et qu'il faut gouverner avec force et courage, loin de l'accepter tel qu'il est. Ne crains pas que Jacques te les reproche; s'il savait comme notre amour est irresistible et notre bonheur immense, il nous permettrait d'en jouir. Reponds-moi vite; dis-moi si Jacques doit rester longtemps. J'ai toute la vie, j'espere, a passer avec toi, et pourtant je ne pourrais me soumettre sans douleur a perdre une semaine. Tu sais que si Jacques, d'accord avec toi, l'exigeait, je pourrais me soumettre a un long exil; mais a present il lui semblerait peut-etre que je le fuis; s'il me demandait, dis-lui que je suis a Lyon; surtout donne-moi de tes nouvelles, et soigne ce que j'ai de plus cher au monde. XCIII. DE FERNANDE A OCTAVE. Jacques part bientot; mais il veut te voir auparavant. Tu as raison, Octave, c'est un homme excellent: il est impossible d'avoir plus de generosite, de douceur, de delicatesse et de raison. Je vois bien qu'il sait tout. J'etais au moment de lui tout avouer, tant je souffrais de ce que je prenais pour un exces de confiance et d'estime; mais, des les premiers mots, il m'a fait entendre qu'il ne voulait pas en savoir davantage, et il m'a temoigne une amitie si vraie, une indulgence si grande, que je suis penetree d'attendrissement et de reconnaissance. Tu avais bien juge ses intentions, et notre position a tous, mon cher Octave. Il a fait de serieuses reflexions sur la difference de nos ages, et il a certainement vaincu le reste d'amour qu'il avait pour moi; car il m'a parle absolument dans le sens de ta lettre. Il m'a dit que _certains propos_ l'obligeaient a se tenir eloigne de nous, afin que le monde ne crut pas qu'il donnait les mains a notre amour. "Et que penses-tu de cet amour? lui ai-je dit; crois-tu que ce soit une calomnie?" J'etais tremblante et prete a embrasser ses genoux. Il a fait semblant de ne pas s'en apercevoir, et il m'a repondu: "Je suis bien sur que c'est une calomnie." Mais j'ai vu qu'il savait a quoi s'en tenir, et sa tranquillite a degage mon coeur d'un poids enorme. Jacques est bon et affectueux; mais il raisonne. Il n'est plus jeune: il sait que je suis excusable, et, comme tu le dis, sa generosite naturelle est secondee par la sagesse de ses reflexions. Il m'a fait esperer qu'il reviendrait tous les ans passer quelques semaines pres de nous, et que, dans quelques annees, il ne nous quitterait plus. Ta lettre m'aurait decidee a garder le secret sur ma grossesse, quand meme Jacques ne m'aurait pas aidee a me taire sur tout le reste. Je me fie et je m'abandonne a toi. Tu savais bien que jamais je n'aurait l'impudence de profiter de la loi qui forcerait Jacques a donner son nom et ses biens a l'enfant de nos amours, encore moins aurais-je eu la bassesse d'aller revendiquer ses caresses pour le tromper sur la legitimite de cet enfant; tu m'aurais tuee plutot que de le permettre, n'est-ce pas? Et tu le recueilleras, tu le cacheras, tu le soigneras, cet enfant bien-aime! Nous le confierons a quelque honnete paysanne, bien propre et bien fidele, qui le nourrira, et nous irons le voir tous les jours. Ah! quel que soit mon sort, et dans quelque circonstance qu'il vienne au monde, sois sur que je le cherirai autant que ceux qui ne sont plus, et davantage peut-etre, a cause de ce que j'ai souffert en les perdant! Si quelques jours Jacques decouvre la naissance de celui-la, il ne le haira pas, il ne le persecutera pas. Qui sait jusqu'ou ira sa bonte? Il est capable de tout ce qui est etrange et sublime... Mais combien je suis heureuse que sa generosite aujourd'hui ne lui coute pas autant que je le croyais! Je n'aurais jamais pu me tranquilliser et t'aimer sans tourments et sans remords, si j'avais vu qu'il fallait briser le noble coeur de Jacques. Heureusement il n'est plus dans l'age des passions brulantes; et d'ailleurs il me l'avait toujours dit, et il savait bien ce qu'il disait alors: "Quand tu ne me permettras plus d'etre ton amant, je deviendrai ton pere." Il a tenu parole. O mon cher Octave! nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques. Et toi! que tu es bon, et comme tu sais aimer! Oh! je n'ai jamais aime que toi! J'ai cru avoir de l'amour pour Jacques: mais ce n'etait qu'une sainte amitie, car cela ne ressemblait en rien a ce que j'eprouve pour toi. Quels transports que les tiens, et comme tu es sans cesse occupe de moi! Quelle sollicitude! quel devouement! tu n'es pas mon mari, et tu me consacres ta vie; mes larmes et mes faiblesses ne te rebutent pas, tu ne me reproches aucun de mes defauts. Jacques non plus! Il est bien bon aussi; mais il n'est pas mon egal, mon camarade, mon frere et mon amant comme toi. Il n'est pas enfant comme nous, et puis il y a dans sa vie autre chose que l'amour. La solitude, les voyages, l'etude, la reflexion, il aime tout cela; et nous, nous n'aimons que nous. Aimons-le aussi, cet ami si parfait; viens le voir. Il desire, m'a-t-il dit, te donner une poignee de main avant de repartir. Je lui ai demande avec un peu d'inquietude s'il avait quelque chose a te dire. "Non, m'a-t-il repondu; mais pourquoi s'eloigne-t-il quand j'arrive? quelle raison a-t-il de me fuir?" J'ai dit que tu avais ete voir Herbert, qui venait de Paris, et qui passait par Lyon pour retourner en Suisse. "Ecris-lui bien vite de venir, m'a-t-il dit, et si Herbert est encore a Lyon, qu'il l'amene; nous passerons encore une bonne journee tous ensemble comme autrefois, cela te fera du bien." Brave Jacques! _P. S._ J'ai eu ce matin une etrange frayeur pour une circonstance bien miserable. J'avais laisse ta lettre ouverte sur le bureau de mon cabinet, sans fermer la porte a clef. Jacques n'a jamais songe de sa vie a jeter les yeux sur mes papiers. Il est, a cet egard, d'une discretion si religieuse, que je n'ai pas pris l'habitude de la prudence. Je fis cette reflexion, je ne sais comment, en me promenant dans le parc avec Sylvia. Je me demandai tout a coup ou pouvait etre Jacques, et la pensee qu'il devait etre dans mon cabinet me troubla tellement, que je quittai le parc et courus vers la maison. Je montai sans rencontrer Jacques, et j'entrai dans mon appartement. Il n'y avait personne, et rien n'etait derange sur mon bureau. Rassuree, mais encore tremblante, je m'assis et pris cette lettre pour la plier et la serrer. Je trouvai sur les dernieres lignes une goutte d'eau toute fraiche. Je m'imaginai que c'etait une larme, je faillis m'evanouir d'emotion et de terreur. Cependant je repris courage en voyant d'autres gouttes d'eau sur les papiers voisins, tombes d'un bouquet de roses tout humides de pluie que j'avais mis dans un vase a cote ce ces papiers. Mais alors, vois ma puerilite et l'etat de faiblesse imbecile ou le chagrin et l'inquietude ont reduit ma pauvre tete! je m'imaginai que la goutte d'eau de la lettre etait chaude, et que les autres etaient froides. Je te vois d'ici rire de cette folie; le fait est qu'elle s'empara si bien de moi que je poussai un cri. J'entendis la voix de Jacques qui m'appelait du salon, pour me demander ce que j'avais, et il monta precipitamment, d'un air effraye, croyant que j'avais une attaque de nerfs. Je t'avoue que peu s'en fallait. Pourtant la physionomie de Jacques me rassura, et il acheva de me rendre la vie en me disant qu'il voulait que tu vinsses le voir, et toutes les autres choses que je t'ai deja racontees. Je vis bien que la frayeur que je venais d'eprouver etait l'ouvrage d'une imagination malade. Ne suis-je pas tombee dans un etat bien ridicule? Reviens! un baiser de toi me fera plus de bien que tout le reste; et quand je verrai ta main dans celle de Jacques, je serai tout a fait tranquille. XCIV. DE JACQUES A SYLVIA. Geneve. Ma chere bien-aimee, j'ai fait le voyage jusqu'ici avec Herbert. Tu t'es imagine que je le quitterais a Lyon; pas du tout. Sa societe ne m'a fait nullement souffrir; nous avons constamment parle de toi. Tu dois t'etre apercue qu'il est amoureux de toi. Je l'ai examine et questionne de maniere a le bien connaitre. C'est un digne garcon, simple, loyal, obligeant, sincere. Il a une jolie fortune, une habitation agreable dans le pays que tu aimes, et ses occupations le preservent de l'esprit de tracasserie qui est particulier aux hommes ranges. Il m'a prie de te presenter sa demande en mariage, et je te conseille de l'accepter; non pas a present, je comprends que tu n'es pas disposee a t'occuper de cela, mais plus tard. Tu ne seras jamais heureuse par l'amour, Sylvia. Tu pourras chercher longtemps un etre digne de toi, et, si tu le trouves, tu auras le meme sort que moi, il sera trop tard; tu seras trop vieille de coeur pour te faire aimer longtemps. Il y a un desaccord trop complet d'ailleurs entre notre maniere de sentir et celle de tous les autres hommes, pour que nous puissions jamais trouver notre semblable en ce monde. Il n'y a pourtant qu'une chose dans la vie, c'est l'amour. Mais l'amour, dans le coeur des femmes surtout, peut etre de deux sortes, l'amour d'un homme et l'amour maternel. J'aurais vecu pour mes enfants, tout infortune que je suis. Ils sont morts! C'est un accident qui me tue. Mais tu pourras elever les tiens, et, a l'abri de tous les maux qui m'accablent, etre heureuse par eux. A la maniere dont tu cherissais et dont tu soignais les miens, il etait facile de voir que tu serais une mere sublime. Deviens-le donc, epouse Herbert. Il suffira que tu aies pour lui de l'estime et de l'amitie. Il en est digne. C'est une de ces belles natures calmes qui ne connaissent ni le transport des passions, ni leurs funestes souffrances. Il ne te demandera pas plus d'affection que tu ne seras disposee a lui en accorder, et, quand tu le connaitras, tu ne lui en accorderas pas moins qu'il n'en merite. Vous aurez une vie tranquille et patriarcale. Tu es une veritable Ruth, active, courageuse et devouee comme la femme forte des beaux temps bibliques; tu feras de tes reves irrealises et de tes vains desirs un saint holocauste, et tu repartiras sur tes fils l'amour que tu n'as pu donner a un homme. Ne m'ote pas cette esperance, et laisse-moi l'emporter dans la tombe. Elle m'est venue l'autre jour, comme nous dinions au rendez-vous de chasse. Je m'etais leve un instant; je revins, et je contemplai ces deux couples assis sur l'herbe, Octave et Fernande, Herbert et toi; Herbert suivait tes moindres mouvements avec sollicitude; il epiait tous tes regards pour trouver l'occasion de te rendre un petit service e de t'entendre lui dire: Merci, Herbert. Les deux autres amants etaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils me comblerent tout le jour d'amities e de caresses delicates. Un calme divin est descendu un instant dans mon coeur en voyant que vous etiez tous heureux ou du moins que vous pouviez l'etre. Oh! quelle etrange et solennelle journee! c'etaient la des adieux eternels entre vous et moi! Qui l'eut dit? Il y avait des instants ou je l'oubliais moi-meme, et ou je me reportais a notre ancien bonheur, au point de croire que tout ce qui s'est passe depuis etait un reve. Le temps etait si beau, l'herbe si verte, les oiseaux chantaient si bien, Fernande etait si jolie avec ces pales roses qui renaissent d'elles-memes sur son visage apres quelques jours de souffrance! Je dormis un quart d'heure sur le gazon avant le diner, et, quand je m'eveillai, elle etait pres de moi et chassait les insectes de mon front avec son bouquet de fleurs sauvages; Octave chantait un duo avec Herbert; tu preparais les fruits pour le dessert, et mes chiens dormaient a mes pieds. C'etait un tableau de bonheur rustique si frais et si paisible que je le contemplai quelque temps sans me rappeler la necessite de mourir. Mais quand cette idee revint au milieu de tout cela!... Je suis tres-calme, mais je souffre encore beaucoup; je te l'ai deja dit cent fois, tu t'obstines a faire de moi un heros et tu m'invites a vivre comme si j'en avais la force. Souviens-toi donc que j'aimais encore il y a peu de jours, et que je serais furieux si je n'etais aneanti. D'ailleurs tu n'as pas lu ces deux lettres d'Octave et de Fernande! Je les ai lues, et c'est mon arret de mort. J'ai vu combien, malgre leur estime et leur amitie pour moi, ma vie leur est a charge. Amants ingenus! ils desirent naivement que je meure, et se le disent sans s'en apercevoir. Ils ont des raisons bien legitimes pour cela, des raisons que je respecte, mais qui ont mis de la glace dans mon sang. Fernande n'est plus ma femme, c'est celle d'Octave, c'est un etre qui ne fait plus partie de moi, et que je ne pourrais plus presser dans mes bras quand meme elle viendrait s'y jeter sincerement. Elle est vraiment ma fille a present, et toute autre pensee ressemblerait pour moi a celle d'un inceste. Ne me dis donc plus qu'elle peut revenir a moi, et que je peux oublier tout; elle est la mere des enfants d'Octave. Je ne la hais ni ne la meprise pour cela; mais cela rend necessaire notre eternelle separation. C'est la main de Dieu qui a mis cette lettre sous mes yeux. J'allais peut-etre me perdre et m'avilir; j'allais accepter le role faux et impossible que tu avais reve pour moi. Ebranle par ton eloquence romanesque, touche des pleurs de Fernande et de ses humbles prieres, j'allais lui promettre de passer le reste de mes jours entre elle et son amant. J'etais a chaque instant pres de lui dire: "Je sais tout, et je pardonne a tous deux; sois ma fille et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la presence d'un ami malheureux, accueilli et console par vous, appelle sur vos amours la benediction du ciel." Ce rayon d'esperance, cette illusion de quelques heures, qui est venue briller sur mon dernier jour avant de m'abandonner a l'eternelle nuit, n'est-ce pas un raffinement de souffrance? Entrevoir un coin du ciel quand on est condamne a descendre vivant dans la tombe! N'importe, je suis bien aise d'avoir fait toutes les reflexions et tous les efforts possibles pour me rattacher a la vie; je mourrai sans regret. Le destin m'a fait entrer dans la chambre ou etait ecrite cette sentence. J'allais y chercher de l'encre et du papier pour ecrire a Octave de revenir; en me penchant sur la table, je vis son ecriture, et mes yeux rencontrerent cette phrase terrible qui s'attachait a ma prunelle comme du feu: _Les enfants que nous aurons ensemble ne mourront pas_. Je voulus savoir mon sort; je sentis que les considerations ordinaires de la delicatesse devaient se taire devant l'oracle du destin; et d'ailleurs, incapable comme je le suis de nuire a Fernande, je pouvais, sans scrupule, violer ses secrets. Sans cela, je me trompais de route, et j'entrais dans une nouvelle serie de maux qui m'auraient egalement conduit ou je vais, mais moins courageux et moins pur que je ne le suis aujourd'hui. Oui! j'ai bien fait de lire; tu as vu ma conduite aussitot apres cela. Mon parti a ete pris bien vite, et j'ai eu des ce moment la serenite du desespoir dans l'ame et sur le visage. [Illustration: Ce soir a six heures, et au sabre.] Il a raison, leurs enfants ne mourront pas; la nature benit et caresse celui qui est aime, le froid de la mort s'etend sur celui qui ne l'est plus. Tout l'abandonne, et les plantes memes se dessechent sous la main du maudit; la vie s'eloigne de lui, et le cercueil s'ouvre pour le recevoir, lui et les premiers-nes de son amour; l'air qu'il respire est empoisonne, et les hommes le fuient: Ce malheureux, disent-ils, ne mourra donc jamais! Cette lettre m'a dicte mon devoir, j'ai vu ce qu'il fallait dire a Fernande pour la consoler et la guerir; il le sait, lui, il la connait mieux que moi maintenant. J'ai realise tout ce qu'il lui promettait de ma part; je me suis conforme au caractere qu'il me suppose, et j'ai vu qu'en effet tout ce qu'elle desirait, c'etait d'etre delivree de mon amour. Des que je lui ai dit qu'il etait eteint, je l'ai vue renaitre, et ses yeux semblaient me dire: "Je puis donc aimer Octave a mon aise!" Qu'elle l'aime donc! Un homme moins malheureux que moi eut peut-etre trouve l'occasion de se sacrifier pour l'objet de son amour et d'en etre recompense a sa derniere heure par les benedictions des heureux qu'il eut faits; mais mon sort est tel qu'il faut que je me cache pour mourir. Mon suicide aurait l'air d'un reproche; il empoisonnerait l'avenir que je leur laisse; il le rendrait peut-etre impossible; car, apres tout, Fernande est un ange de bonte, et son coeur, sensible aux moindres atteintes, pourrait se briser sous le poids d'un remords semblable. D'ailleurs le monde la maudirait, et, apres m'avoir poursuivi de ses feroces railleries pendant ma vie, il poursuivrait ma veuve de ses aveugles maledictions apres ma mort. Je sais comment les choses se passent; un coup de pistolet dans la tete fait tout a coup un heros ou un saint de celui qu'on meprisait ou qu'on detestait la veille. J'ai horreur de cette ridicule apotheose; je dedaigne trop les hommes au milieu desquels j'ai vecu pour les appeler a mon agonie comme a un spectacle; nul ne saura pourquoi je meurs; je ne veux pas qu'on accuse ceux qui me survivent, et je ne veux pas qu'on fasse grace a ma memoire. J'ai voulu voir Octave avant de partir, et m'assurer par mes yeux que je pouvais lui leguer sans inquietude ce que j'ai eu de plus cher au monde. C'est un homme d'un etrange egoisme, mais il sait faire une vertu de ce vice, et sa hardiesse me plait. J'espere qu'il la rendra heureuse. Il m'a embrasse avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils etaient bien contents! XCV. DE SYLVIA A JACQUES. A present je ne me flatte plus, et ton desespoir est passe dans mon ame; mais le tien est auguste et resigne, et le mien est sombre et amer. C'en est donc fait, ton parti est pris! O Dieu! o Dieu! un homme comme Jacques va se tuer, et vous ne ferez pas un miracle pour l'en empecher! Vous allez laisser tomber cette vie sainte et sublime dans le gouffre de l'eternite, comme un grain de sable dans l'Ocean; elle s'en ira pele-mele avec celles des mechants et des laches, et la creation tout entiere ne se revoltera pas contre vous pour refuser son sacrifice! Ton malheur fera de moi un athee a mon dernier soupir, o Jacques! Tu me parles d'avenir, de bonheur, de mariage, de maternite! Mais tu ne sais donc pas... non, tu ne connais pas mon amitie, si tu t'imagines que je puisse te survivre. Quand ce ne serait que par indignation, je hais la vie desormais, je la hais encore plus que tu ne fais; car tu acceptes ton sort, et moi je me revolte contre le ciel et contre les hommes qui l'ont fait ce qu'il est. Je hais Octave, et je ne puis regarder ma soeur en face; je la fuis, tant j'ai peur de la hair aussi. Voila comme elle t'a compris, la femme que tu aimais! et voila l'homme qu'elle t'a prefere! Oui, ils sont faits l'un pour l'autre, ils ont raison; qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton cercueil: ce sera leur couche nuptiale. Mais pourquoi faut il que tu meures! Du moment qu'ils le desirent, n'es-tu pas affranchi de tout devoir envers eux? Parce qu'ils ont une pensee criminelle, tu t'offres a Dieu comme une victime d'expiation pour leur forfait! Que deviendra donc dans le coeur des hommes l'amour de la justice et la foi a la Providence, si les premiers d'entre eux se condamnent et s'immolent ainsi pour laver les fautes des derniers? Ne peux-tu abandonner pour jamais cette maudite Europe ou tous tes maux ont pris racine, et chercher quelque terre vierge de tes larmes, ou tu pourras recommencer une vie nouvelle? Est-il bien vrai que tu n'as plus rien dans le coeur, pas meme de l'amitie pour moi, qui te suivrais au bout du monde? Ah! cette amitie qui remplissait toute mon ame, et qui etouffait a chaque instant l'amour que j'aurais pu concevoir pour d'autres hommes, ne t'a jamais suffi; tu venais te reposer et te consoler pres de moi, mais tu retournais bien vite a cette vie de passions orageuses qui a fini par te briser. A present que tes passions sont mortes, ne peux-tu vivre doucement, et vieillir avec ta soeur sous quelque beau ciel, dans une des solitudes enchantees du Nouveau-Monde? Viens, partons, oublions ce que nous avons souffert: toi, pour aimer trop, et moi, pour ne pouvoir pas aimer assez. Nous adopterons, si tu veux, quelque orphelin; nous nous imaginerons que c'est notre enfant, et nous l'eleverons dans nos principes. Nous en eleverons deux de sexe different, et nous les marierons un jour ensemble a la face de Dieu, sans autre temple que le desert, sans autre pretre que l'amour; nous aurons forme leurs ames a la verite et a la justice, et il y aura peut-etre alors, grace a nous, un couple heureux et pur sur la face de la terre. Ah! laisse-moi faire de ces reves, et fais-en avec moi. Il doit y avoir autre chose dans la vie que l'amour. Tu dis que non. Comment se fait-il qu'un homme comme toi, doue de tous les talents, sage de toutes les sciences, riche de toutes les idees, de tous les souvenirs, n'ait jamais voulu vivre que par le coeur? Ne peux-tu te refugier dans la vie de l'intelligence? que n'es-tu poete, savant, politique ou philosophe! Ce sont des existences que l'age rend chaque jour plus belles et plus completes. Pourquoi faut-il que tu meures a quarante ans d'un desespoir de jeune homme? O Jacques! c'est que ton ame est trop brulante; elle ne veut pas vieillir, elle aime mieux se briser que de s'eteindre. Trop modeste pour entreprendre d'eclairer les hommes par la science, trop orgueilleux pour pouvoir briller par le talent aux yeux d'etres si peu capables de te comprendre, trop juste et trop pur pour vouloir regner sur eux par l'intrigue ou par l'ambition, tu ne savais que faire de la richesse de ton organisation. Dieu aurait du creer un ange expres pour toi, et vous envoyer vivre tous deux seuls dans un autre monde; il aurait du au moins te faire naitre dans le temps ou la foi et l'amour divin servaient a eclairer et a regenerer les nations. Il t'eut fallu une tache immense, heroique, humble et enthousiaste a la fois; une vie toute de larmes saintes et de souffrances philanthropiques; une destinee comme celle du Christ. Mais quand un homme comme toi nait dans un siecle ou il n'y a rien a faire pour lui; quand, avec son ame d'apotre et sa force de martyr, il faut qu'il marche mutile et souffrant parmi ces hommes sans coeur et sans but, qui vegetent pour remplir une page insignifiante de l'histoire, il etouffe, il meurt dans cet air corrompu, dans cette foule stupide qui le presse et le froisse sans le voir. Deteste par les mechants, raille par les sots, craint des envieux, abandonne des faibles, il faut qu'il cede et qu'il retourne a Dieu, fatigue d'avoir travaille en vain, triste de n'avoir rien accompli. Le monde reste vil et odieux: c'est ce qu'on appelle le triomphe de la raison humaine. Tu m'as fait jurer de rester aupres de ta femme jusqu'a ce qu'elle fut consolee de ta mort, tu m'as arrache ce serment, ne peux-tu le retracter? Sera-t-il en mon pouvoir de le tenir quand je saurai que le jour est venu, et que tu touches a ta derniere heure? Crois-tu, Jacques, que je n'abandonnerai pas tout pour aller partager avec toi le poison ou les balles! Tu me fais sourire avec la demande d'Herbert! Souviens-toi que tu m'as jure, de ton cote, de ne pas executer ta resolution sans me prevenir, et sans me laisser le temps d'aller t'embrasser une derniere fois. XCVI. DE JACQUES A SYLVIA. Des montagnes du Tyrol. Calme ta douleur, ma soeur cherie; elle reveille la mienne, et ne change rien a ma resolution. Quand la vie d'un homme est nuisible a quelques-uns, a charge a lui-meme, inutile a tous, le suicide est un acte legitime et qu'il peut accomplir, sinon sans regret d'avoir manque sa vie, du moins sans remords d'y mettre un terme. Tu me fais bien plus vertueux et bien plus grand que je ne suis; mais il y a quelque chose de profondement vrai dans ce que tu dis de la tristesse qu'eprouve une ame pleine de bonnes intentions inutiles et de devouements perdus, quand elle est forcee d'abandonner sa tache sans l'avoir remplie. Ma conscience ne me reproche rien, et je sens qu'il m'est permis de me coucher dans ma fosse et et de m'y delasser d'avoir vecu. J'ai traverse, il y a quelques jours, un champ de bataille ou je me suis trouve, pour la premiere fois, au milieu du sang, du feu et de la poussiere, il y a une quinzaine d'annees; j'etais jeune alors, et une belle carriere s'ouvrait devant moi, si j'avais su en profiter. C'etait un temps de gloire et d'enivrement pour mes compagnons. Je me souviens que je passais la nuit de la veillee sur up de ces toits de chaume a fleur de terre qui servent de grange et de bergerie au pied des montagnes. J'etais a mi-cote de la colline; j'avais sous les yeux une arene magnifique: le camp francais a mes pieds, les feux de l'ennemi au loin, et Napoleon, general, au milieu de tout cela. Je fis bien des reflexions sur cette destinee qui s'offrait a moi, et sur cet homme de genie qui commandait a tant de destinees. Je me trouvai froid au milieu de ces travaux sanglants et de cette gloire funeste; seul peut-etre dans l'armee je ne regrettai pas de ne pas etre Napoleon. J'acceptai les horreurs de la guerre avec la force d'ame que donne la raison a celui qui ne peut pas reculer; mais en galopant le lendemain sur ces cranes que brisait le pied de mon cheval, sur ces cadavres qui gemissaient encore, je me sentis penetre d'une haine si profonde pour les hommes qui appelaient cela la gloire, et d'une aversion si insurmontable pour ces scenes hideuses, qu'une paleur eternelle s'etendit sur mon visage, et que mon exterieur prit cette glaciale reserve qu'il n'a jamais perdue depuis. Des ce jour, mon caractere rentra en lui-meme: je fis une espece de scission avec mes pareils, je me battis avec un desespoir et une repugnance qu'ils appelaient du sang-froid, et sur lesquels je ne m'expliquai jamais avec eux; car ces brutes n'eussent pas compris qu'il put se trouver parmi eux un homme qui n'aimat pas la vue et l'odeur du sang. Je les voyais se prosterner autour de l'ambitieux qui ouvrait tant d'arteres et se nourrissait de tant de larmes; et quand je le voyais, lui, marcher sur ces morts au milieu des nuees de vautours qu'il engraissait de chair humaine, j'avais envie de l'assassiner, afin d'etre maudit et massacre par ses adorateurs. Non, le genie sans la bonte, sans l'amour, sans le devouement, ne m'a jamais ni seduit ni tente. J'irai vivre aux pieds d'une femme, me disais-je, et j'aimerai un de ces etres faibles et sensibles qui s'evanouissent devant une goutte de sang. J'ai cherche la faiblesse et je l'ai trouvee; mais la faiblesse tue la force, parce que la faiblesse veut jouir et vivre, et parce que la force sait renoncer et mourir. Ne maudis pas ces doux amants qui vont profiter de ma mort. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime la ou il y a de l'amour sincere. Ils ont de l'egoisme, et ils n'en valent peut-etre que mieux. Ceux qui n'en ont pas sont inutiles a eux-memes et aux autres. Pour quiconque veut n'etre pas deplace dans la societe, il faut avoir l'amour de la vie et la volonte d'etre heureux en depit de tout. Ce qu'on appelle la vertu dans cette societe-la, c'est l'art de se satisfaire sans heurter ouvertement les autres et sans attirer sur soi des inimities facheuses. Eh bien! pourquoi hair l'humanite parce qu'elle est ainsi? C'est Dieu qui lui a donne cet instinct pour qu'elle travaillat elle-meme a sa conservation. Dans le grand moule ou il forge tous les types des organisations humaines, il en a mele quelques-uns plus austeres et plus reflechis que les autres, il a cree ceux-la de telle facon, qu'ils ne peuvent vivre pour eux-memes, et qu'ils sont incessamment tourmentes du besoin d'agir pour faire prosperer la masse commune. Ce sont des roues plus fortes qu'il engrene aux mille rouages de la grande machine. Mais il est des temps ou la machine est si fatiguee et si usee, que rien ne peut plus la faire marcher, et que Dieu, ennuye d'elle, la frappe du pied et la fracasse pour la renouveler. Dans ces temps-la, il y a bien des hommes inutiles, et qui peuvent prendre leur parti d'aimer et de vivre s'ils peuvent, de mourir s'ils ne sont pas aimes et s'ils s'ennuient. Tu me reproches de ne pas t'avoir pas assez aimee. Au moment de la mort, on peut tout se dire. Je dois te faire remarquer (c'est la premiere et la derniere fois) que nous etions dans une position delicate a l'egard l'un de l'autre. Tu es de tous les etres que j'ai connus celui vers lequel m'entrainait la plus ardente sympathie. Mais tu es jeune et belle, et je n'ai jamais su si tu etais ma soeur. Cette idee ne t'est jamais venue, tu m'as accepte pour ton frere, et lors meme que ta mere, qui ne le sait pas elle-meme, t'a dit que je ne l'etais pas, notre destinee a tous deux etait faite depuis longtemps, et nous ne pouvions plus nous aimer autrement que par le passe. Si nous avions su plus tot, et d'une maniere plus sure, que nous pouvions etre un homme et une femme l'un pour l'autre, notre vie a tous deux eut ete bien differente; mais l'incertitude eut rendu la seule idee de ce bonheur odieuse a tous deux. Je fis donc le sacrifice absolu et eternel de ce reve, la premiere fois que je soupconnai la possibilite de l'accueillir, et j'eteignis dans mon coeur une partie de mon amitie, de peur de donner le change a ma conscience. Que se fut-il passe entre nous si nous n'etions un peu plus forts qu'Octave et Fernande? quand il ne dependait que d'une parole incertaine ou mechante de madame de Theursan pour nous plonger dans des anxietes horribles! Pardonne-moi donc cette excessive prudence que tu n'as jamais comprise ni apercue, parce que ton ame, plus calme que la mienne, ne te la commandait pas. Grace a elle, je meurs pur, et mon coeur n'a pas ete souille d'une seule pensee que Dieu ait du hair et chatier. Maintenant songe, o mon amie! que tu ne peux me suivre dans la tombe. Quelque degoutee de la vie que tu sois, quelque isolee que tu doives te trouver par ma mort, tu ne peux la partager sans souiller ta memoire et la mienne de l'accusation qu'on a portee contre nous durant notre vie. Le monde ne manquerait pas de dire que tu etais ma maitresse, et que c'est un desespoir d'amour qui nous a fait chercher le suicide dans les bras l'un de l'autre. Tu sais comme Octave est soupconneux, comme Fernande est faible; eux-memes le croiraient. Ah! laissons-leur au moins mon souvenir sans tache, et qu'ils me respectent quand je ne serai plus, quand ce respect ne leur coutera plus rien. Mais ne m'accuse pas de t'avoir meconnue, o ma Sylvia, ma soeur devant Dieu! Je te l'ai dit cent fois, il n'y a que toi au monde qui ne m'aies jamais fait que du bien. Toi seule me comprenais, toi seule pensais comme moi. Il semblait qu'une meme ame nous animat, et que la plus noble partie te fut echue en partage. Comme tu m'as prefere a tes amants, je t'aurais preferee a mes maitresses, si je n'avais craint, en m'abandonnant a cette affection si vive, d'aller plus loin que je ne voulais. Toi, tu t'y livrais tranquillement, belle ame eternellement calme et solide! C'est que tu etais le diamant et moi la pierre qui le protege; mes desirs et mes transports ont toujours place entre nous, comme une sauvegarde, une amante qui recevait mes caresses, mais qui n'empechait pas ma veneration de remonter toujours vers toi. Vois comme je me fie a ta parole et quelle estime est la mienne: j'ose te reveler toutes les faiblesses, toutes les souffrances de mon coeur! Depuis que je te connais, je t'ai eue pour confidente et pour consolatrice, et avant toi je ne m'etais jamais livre a personne. Sois mon dernier espoir dans le monde que je quitte; du fond du cercueil, mon ame viendra encore s'informer avec sollicitude du bonheur de ceux que j'y laisse. Veille sur ta soeur, je te la confie: si tu veux que je meure en paix, laisse-moi emporter l'assurance que tu ne l'abandonneras jamais, toi qui es pleine de raison, et dont l'amitie vaut mieux que l'amour des autres. XCVII. DE JACQUES A SYLVIA. Des glaciers de Raus. Cette matinee est si belle, le ciel si pur et la nature entiere si sereine, que je veux en profiter pour finir en paix ma triste existence. Je viens d'ecrire a Fernande de maniere a lui oter a jamais l'idee que je finis par le suicide. Je lui parle de prochain retour, d'esperance et de calme; j'entre meme dans quelques details domestiques, et je lui fais part de plusieurs projets d'amelioration pour notre maison, afin qu'elle me croie bien eloigne du desespoir, et attribue ma mort a un accident. Toi seule es depositaire de ce secret d'ou depend tout son bonheur futur; brule toutes mes lettres, ou mets-les tellement en surete, qu'elles soient aneanties avec toi en cas de mort. Sois prudente et forte dans ta douleur; songe qu'il ne faut pas que je sois mort en vain. Je sors de mon auberge et n'y rentrerai pas. Peut-etre ne me tuerai-je que demain ou dans plusieurs jours; mais enfin je ne reparaitrai plus. Mon ame est resignee, mais souffrante encore; et je meurs triste, triste comme celui qui n'a pour refuge qu'une faible esperance du ciel. Je monterai sur la cime des glaciers, et je prierai du fond de mon coeur; peut-etre la foi et l'enthousiasme descendront-ils en moi a cette heure solennelle ou, me detachant des hommes et de la vie, je m'elancerai dans l'abime en levant les mains vers le ciel et en criant avec ferveur: "O justice! justice de Dieu!" [Illustration: En galopant le lendemain sur ces cranes.] Depuis cette derniere lettre adressee a Fernande, dont parle ici Jacques, et qui arriva a Saint-Leon en meme temps que ce billet a Sylvia, on n'entendit plus parler de lui; et les montagnards chez qui il avait loge firent savoir aux autorites du canton qu'un etranger avait disparu, laissant chez eux son porte-manteau. Les recherches n'amenerent aucune decouverte sur son sort; et, l'examen de ses papiers ne presentant aucun indice de projet de suicide, sa disparition fut attribuee a une mort fortuite. On l'avait vu prendre le sentier des glaciers, et s'enfoncer tres-avant dans les neiges; on presuma qu'il etait tombe dans une de ces fissures qui se rencontrent parmi les blocs de glace, et qui ont parfois plusieurs centaines de pieds de profondeur. (_Note de l'editeur_.) FIN DE JACQUES End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Jacques, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JACQUES *** ***** This file should be named 13818.txt or 13818.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/1/13818/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. 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