Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 3, 1812-1876, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Correspondance, Vol. 3, 1812-1876 Author: George Sand Release Date: October 23, 2004 [EBook #13838] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 3, 1812-1876 *** Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) GEORGE SAND CORRESPONDANCE 1812-1876 III QUATRIEME EDITION PARIS CALMANN LEVY, EDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3, RUE AUBER, 3 1883 CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND CCLXIV A. MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 18 fevrier 1848. Mon cher garcon, Je suis bien contente d'avoir de tes nouvelles. Je ne suis pas bien gaie loin de toi, quoique je me batte les flancs pour l'etre. Mais, enfin, il faut bien que tu remues un peu et que tu prennes _l'air du bureau_, que tu respires l'air pur et embaume de Paris, et que tu ailles adorer les decrets divins du jury de peinture. Apprete-toi a tout ce qu'il y a de pis, afin de n'avoir pas la souffrance et le depit _des autres annees_. Il me faut _tout de suite_ les etats de service de mon pere: je t'avais dit que c'etait une des choses les plus pressees, ainsi que de te renseigner aupres de ton oncle. Mais tu te plonges dans les delices du carnaval, et tu oublies tes commissions. Amuse-toi, c'est fort bien, "nous n'en doutons pas", comme on dit a _Dun-le-Carrick_; mais il faut faire marcher de front les affaires et les plaisirs, ni plus ni moins qu'un petit _Buonaparte_. Songe que, si je suis en retard, et que je paye mille francs d'amende par quinzaine, ca ne sera pas du tout drole. Or, j'arrive dans tres peu de jours a l'epoque de la vie de mon pere ou je ne sais plus rien. Les Villeneuve n'en savent rien non plus. J'ai ecrit au general Exelmans; mais il est a Bayonne, et Dieu sait quand il me repondra, Dieu sait de quoi il se souviendra. Mon oncle doit savoir les campagnes que mon pere a faites depuis 1804 jusqu'a 1808. Demande surtout les etats de service; avec cela, on est _sur_ des principaux faits. Vite, vite et vite! Rien de change ici, en dehors de ton absence, qui fait un grand changement. Borie est _encloue_ comme un canon, c'est-a-dire qu'il a un _clou_ je ne sais pas ou, mais je presume que c'est dans un vilain endroit. Il est sens dessus dessous a l'idee qu'on va faire une _revolution_ dans Paris. Mais je n'y vois pas de pretexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du bruit autour de leur table, il n'en resultera que des horions, des assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot. Thiers vaut mieux a coup sur; mais il ne donnera pas plus de pain aux pauvres que les autres. Ainsi je t'engage a ne pas aller flaner par la; car on peut y etre echarpe sans profit pour la bonne cause. S'il fallait que tu te sacrifiasses _pour la patrie_, je ne t'arreterais pas, tu le sais; mais se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait trop bete. Ecris-moi ce que tu auras vu _de loin_, et ne te fourre pas dans la bagarre, si bagarre il y a, ce que je ne crois pourtant pas. Tu ne savais donc pas que Bakounine avait ete _banni_ par notre honnete gouvernement. J'ai recu une lettre de lui il y a un mois environ, et je crois te l'avoir lue; mais tu ne t'en souviens pas. Je lui ai repondu, avouant que nous etions gouvernes par de la canaille, et que nous avions grand tort de nous laisser faire. Au reste, l'Italie est sens dessus dessous. La Sicile se declare independante, ou peu s'en faut, Naples est en revolution et le roi cede. Ces nouvelles sont certaines a present. Seulement tout ce qu'ils y gagneront, c'est de passer du gouvernement despotique au gouvernement constitutionnel, de la brutalite a la corruption, de la terreur a l'infamie, et, quand ils en seront la, ils feront comme nous, ils y resteront longtemps. Non, je ne crois pas non plus a la chimere de Borie. Nous sommes une generation de faineants et le Dieu nouveau s'appelle _Circulus_. Tachons, dans notre coin, de ne pas devenir ignobles, afin que, si, sur mes vieux jours, ou sur les tiens, il y a un changement a tout cela, nous puissions en jouir sans rougir de notre passe. Bonsoir, mon Bouli. CCLXV AU MEME Nohant, 23 fevrier 1848. Mon enfant, Nous sommes bien inquiets ici, comme tu peux croire. Nous savons seulement ce soir que la journee de mardi a ete agitee et que celle d'aujourd'hui a du l'etre encore davantage. Il faut que tu reviennes tout de suite; non pas que je me livre a de pueriles frayeurs, ni que je veuille te les faire partager, quand meme je les eprouverais. Tu sais bien que je ne te donnerais pas un conseil de couardise. Mais ta place est ici, s'il y a des troubles serieux. Une revolution a Paris aurait son contrecoup immediat dans les provinces, et surtout ici, ou les nouvelles arrivent en quelques heures. Tu as donc des devoirs a remplir dans ton domicile et ton absence ne serait pas excusable. Je ne te parle pas de moi: je ne crois a aucun danger personnel et ne suis d'ailleurs pas du tout disposee a m'en preoccuper. Mais, si j'avais a agir et a me prononcer pour quoi que ce soit, tu es mon representant naturel. Viens donc tout de suite, a moins que tu ne voies la tranquillite absolument retablie. Laisse a Lambert le soin de nos affaires a Paris. Tu y retourneras d'ailleurs dans quelques jours, quand nous aurons vu l'etat des choses. Bonsoir, mon enfant; je t'attends. J'espere un mot de toi demain matin. Si la poste n'arrive pas, c'est que l'affaire aura ete serieuse. Mais tu n'as la, je le repete, aucun devoir a remplir, et, ici, tu peux en avoir auxquels il ne faut pas manquer. Je t'embrasse mille fois. Ta mere. CCLXVI AU MEME Nohant, 24 fevrier 1848. Mon enfant, Ta lettre de mardi, recue ce matin jeudi, m'a fait grand bien. Dieu veuille que j'en recoive encore une demain matin; car on nous a annonce la journee de mercredi comme devant etre grave, et mes inquietudes ne sont calmees que pour renaitre. Je vois que tu cours et que tu flanes, je m'y attendais bien; mais, au moins, puisses-tu etre prudent et adroit pour echapper aux chocs de ce grand ebranlement. Si tout est fini, reste a Paris pour achever tes affaires. Mais, si l'agitation continue, conforme-toi a ma lettre d'hier. Rollinat est ici jusqu'a dimanche, et nous parlons sans cesse de Paris et de toi. Borie se leve a huit heures du matin, et court a la Chatre pour me rapporter tes lettres. Bonjour au petit Lambert; qu'il soit prudent pour lui et pour toi. Bonsoir, mon cher enfant. Je suis inquiete et je t'aime. Je voudrais etre a demain. Ta mere. CCLXVII A M. GIRERD, A NEVERS Paris, lundi soir, 6 mars 1848. Mon ami, Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La Republique est la meilleure des familles, le peuple est le meilleur des amis. Il ne faut pas songer a autre chose. La Republique est sauvee a Paris; il s'agit de la sauver en province, ou sa cause n'est pas gagnee. Ce n'est pas moi qui ai fait faire ta nomination: mais c'est moi qui l'ai confirmee; car le ministre m'a rendue en quelque sorte responsable de la conduite de mes amis, et il m'a donne plein pouvoir pour les encourager, les stimuler, et les rassurer contre toute intrigue de la part de leurs ennemis, contre toute faiblesse de la part du gouvernement. Agis donc avec vigueur, mon cher frere. Dans une situation comme celle ou nous sommes, il ne faut pas seulement du devouement et de la loyaute, il faut du fanatisme au besoin. Il faut s'elever, au-dessus de soi-meme, abjurer toute faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir elu par le peuple et reellement, _foncierement_ revolutionnaire. Ne t'apitoie pas sur le sort de Michel: Michel est riche, il est ce qu'il a souhaite, ce qu'il a choisi d'etre. Il nous a trahis, abandonnes, dans les mauvais jours. A present, son orgueil, son esprit de domination se reveillent. Il faudra qu'il donne a la Republique des gages certains de son devouement s'il veut qu'elle lui donne sa confiance. La deputation est un honneur qu'il peut briguer et que son talent lui assure peut-etre. C'est la qu'il montrera ce qu'il est, ce qu'il pense aujourd'hui. Il le montrera a la nation entiere. Les nations sont genereuses et pardonnent a ceux qui reviennent de leurs erreurs. Quant au devoir d'un gouvernement provisoire, il consiste a choisir des hommes _surs_ pour lancer l'election dans une voie republicaine et sincere. Que l'amitie fasse donc silence, et n'influence pas imprudemment l'opinion en faveur d'un homme qui est assez fort pour se relever lui-meme si son coeur est pur et sa volonte droite. Je ne saurais trop te recommander de ne pas hesiter a balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. Plus tard, la nation, maitresse de sa marche, usera d'indulgence si elle le juge a propos, et elle fera bien si elle prouve sa force par la douceur. Mais, aujourd'hui, si elle songe a ses amis plus qu'a son devoir, elle est perdue, et les hommes employes par elle a son debut auront commis un parricide. Tu vois, mon ami, que je ne saurais transiger avec la logique. Fais comme moi. Si Michel et bien d'autres deserteurs que je connais avaient besoin de ma vie, je la leur donnerais volontiers, mais ma conscience, _point_. Michel a _abandonne la democratie, en haine de la demagogie_. Or il n'y a plus de _demagogie_. Le peuple a prouve qu'il etait plus beau, plus grand, plus pur que tous les riches et les savants de ce monde. Le calomnier la veille pour le flatter le lendemain m'inspire peu de confiance, et j'estimerais encore mieux Michel s'il protestait aujourd'hui contre la Republique. Je dirais qu'il s'est trompe, qu'il se trompe, mais qu'il est de bonne foi. Peut-etre croit-il desormais travailler pour une republique aristocratique ou le droit des pauvres sera refoule et meconnu. S'il agit ainsi, il brisera l'alliance qui s'est cimentee d'une maniere sublime, sur les barricades, entre le riche et le pauvre. Il perdra la Republique et la livrera aux intrigants; et le peuple, qui sent sa force, ne les supportera plus. Le peuple tombera dans des exces condamnables si on le trahit; la societe sera livree a une epouvantable anarchie, et ces riches qui auront detruit le pacte sacre deviendront pauvres a leur tour dans des convulsions sociales ou tout succombera. Ils seront punis par ou ils auront peche; mais il sera trop tard pour se repentir. Michel ne connait pas et n'a jamais connu le peuple; que ne le voit-il aujourd'hui! Il jugerait sa force et respecterait sa vertu. Courage, volonte, perseverance a toute epreuve. Je suis a toi pour la vie. GEORGE. Je serai demain soir 7 mars a Nohant pour une huitaine de jours; apres quoi, je reviendrai probablement ici pour m'y consacrer entierement aux nouveaux devoirs que la situation nous cree. CCLXVIII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 9 mars 1848. Vive la Republique! Quel reve, quel enthousiasme, et, en meme temps, quelle tenue, quel ordre a Paris! J'en arrive, j'y ai couru, j'ai vu s'ouvrir les dernieres barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naif, genereux, le peuple francais, reuni au coeur de la France, au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passe bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'etre endormi dans la fange et de se reveiller dans les cieux. Que tout ce qui vous entoure ait courage et confiance! La Republique est conquise, elle est assuree, nous y perirons tous plutot que de la lacher. Le gouvernement est compose d'hommes excellents pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants a une tache qui demanderait le genie de Napoleon et le coeur de Jesus. Mais la reunion de tous ces hommes qui ont de l'ame ou du talent, ou de la volonte, suffit a la situation. Ils veulent le bien, ils le cherchent, ils l'essayent. Ils sont domines sincerement par un principe superieur a la capacite individuelle de chacun, la volonte de tous, le droit du peuple. Le peuple de Paris est si bon, si indulgent, si confiant dans sa cause et _si fort_, qu'il aide lui-meme son gouvernement. La duree d'une telle disposition serait l'ideal social. Il faut l'encourager. D'un bout de la France a l'autre, il faut que chacun aide la Republique et la sauve de ses ennemis. Le desir, le principe, le voeu fervent des membres du gouvernement provisoire est qu'on envoie a l'Assemblee nationale des hommes qui representent le peuple et dont plusieurs, le plus possible, sortent de son sein. Ainsi, mon ami, vos amis doivent y songer et tourner les yeux sur vous pour la deputation. Je suis bien fachee de ne pas connaitre les gens influents de notre opinion dans votre ville. Je les supplierais de vous choisir et je vous commanderais, au nom de mon amitie maternelle, d'accepter sans hesiter. Voyez: _faites agir;_ il ne suffit pas de _laisser agir_. Il n'est plus question de vanite ni d'ambition comme on l'entendait naguere. Il faut que chacun fasse la manoeuvre du navire et donne tout son temps, tout son coeur, toute son intelligence, toute sa vertu a la Republique. Les poetes peuvent etre, comme Lamartine, de grands citoyens. Les ouvriers ont a nous dire leurs besoins, leurs inspirations. Ecrivez-moi vite qu'on y pense et que vous le voulez. Si j'avais la des amis, je le leur ferais bien comprendre. Je repars pour Paris dans quelques jours probablement, pour faire soit un journal, soit autre chose. Je choisirai le meilleur instrument possible pour accompagner ma chanson. J'ai le coeur plein et la tete en feu. Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliees. Je vis, je suis forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans. Je suis revenue ici aider mes amis, dans la mesure de mes forces, a revolutionner le Berry, qui est bien engourdi. Maurice s'occupe de revolutionner la commune, chacun fait ce qu'il peut. Ma fille, pendant ce temps-la, est accouchee heureusement dune fille. Borie sera probablement depute par la Correze. En attendant, il m'aidera a organiser mon journal. Allons, j'espere que nous nous retrouverons tous a Paris, pleins de vie et d'action, prets a mourir sur les barricades si la Republique succombe. Mais non! la Republique vivra; son temps est venu. C'est a vous, hommes du peuple, a la defendre jusqu'au dernier soupir. J'embrasse Desiree, j'embrasse Solange, je vous benis et je vous aime. Ecrivez-moi ici. On me renverra votre lettre a Paris, si j'y suis. Montrez ma lettre a vos amis. Cette fois, je vous y autorise et je vous le demande. CCLXIX A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 14 mars 1848. Borie fait comme toi. On t'a annonce un charivari et tu l'as brave. Tu lui annonces une aubade d'un autre genre et cela lui donne d'autant plus d'envie d'aller la chercher. Mais je ne suis pas de son avis, je le retiendrai s'il m'est possible. Braver des criailleries n'est rien du tout, pas plus pour un homme, je pense, que pour une femme. Mais je trouve que, pour le moment; il n'y a rien a faire, parce que le peuple est mis hors de cause a la Chatre, que le club devient une question de personnes, et qu'on ne pourrait prendre le parti du principe sans avoir l'air d'agir pour des noms propres. Bonsoir mon ami; courage quand meme! la Republique n'est pas perdue parce que la Chatre n'en veut Pas. A toi. GEORGE. CCLXX A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 18 mars 1848. Cher enfant, J'ai fait un tres bon voyage; mais je n'ai trouve chez toi ni Elisa[1] ni clefs. On a couru chez trois serruriers pour faire ouvrir la porte: pas de serruriers! Ils etaient tous aux clubs. De guerre lasse, j'ai ete coucher dans un hotel garni. Ce matin, je suis chez Pinson[2], d'ou je t'ecris. Elisa et les clefs sont retrouvees. J'irai ce soir loger chez toi, en attendant que je m'installe un peu mieux s'il y a lieu. Mais je ne veux pas encore louer pour un mois, avant de savoir si je pourrai faire quelque chose ici. Je vais aller voir Pauline[3]. Je viens de faire, en dejeunant, le recit de la fete de Nohant pour la _Reforme_. Borie en a fait un en dejeunant a Chateauroux, pour le journal de Fleury. Tu les recevras l'un et l'autre et tu feras bien de les lire dimanche, a haute et intelligible voix, a tes gardes nationaux. Ca les flattera. Tu developperas ces articles par des conversations dans les groupes. Tu feras sentir la necessite de l'impot pour ce moment de crise. Tu diras que nous sommes tres contents d'en payer la plus grosse part et que ce n'est pas acheter trop cher les bienfaits de l'avenir. Voila ton theme, que tu traduiras en berrichon. Ecris-moi, car je me trouve bien seule ici. Adresse-moi tes lettres rue de Conde. Je t'ecrirai plus au long quand j'aurai vu un peu de monde et entame quelque projet. Tu as du recevoir la nomination de ton adjoint. Nous allons nous occuper de l'affaire des noyers. Ne t'ennuie pas trop. Travaille a precher, a republicaniser nos bons paroissiens. Nous ne manquons pas de vin cette annee, tu peux faire rafraichir ta garde nationale armee, moderement, dans la cuisine, et, la, pendant une heure, tu peux causer avec eux et les eclairer beaucoup. Je t'enverrai du _Blaise Bonnin_[4], qui te servira de theme. Seulement, mets, de l'ordre maintenant dans ces reunions, et, s'il le faut, forme une espece de club, d'ou seront exclus les flaneurs et les buveurs inutiles, les enfants et les femmes, qui ne songent qu'a crier et a danser. Pour le moment, c'est tout ce qu'on peut faire. Je te _rebige_ et je t'aime. [1] Concierge. [2] Restaurateur, rue de l'Ancienne-Comedie. [3] Pauline Viardot. [4] _Lettres d'un paysan de la vallee Noire, ecrites sous la dictee de Blaise Bonnin_. CCLXXI AU MEME Paris, 24 mars 1848. Mon Bouli, Me voila deja occupee comme un homme d'Etat. J'ai fait deux circulaires gouvernementales aujourd'hui, une pour le ministere de l'instruction publique, et une pour le ministere de l'interieur. Ce qui m'amuse, c'est que tout cela s'adresse aux maires, et que tu vas recevoir par la voie officielle les instructions de ta _mere_. Ah! ah! monsieur le maire[1]! vous allez marcher droit, et, pour commencer, vous lirez, chaque dimanche, un des _Bulletins de la Republique_ a votre garde nationale reunie. Quand vous l'aurez lu, vous l'expliquerez, et, quand ce sera fait, vous afficherez ledit _Bulletin_ a la porte de l'eglise. Les facteurs ont l'ordre de faire leur rapport contre ceux des maires qui y manqueront. Ne neglige pas tout cela, et, en lisant ces _Bulletins_ avec attention, tes devoirs de maire et de citoyen te seront clairement traces. Il faudra faire de meme pour les circulaires du ministre de l'instruction publique. Je ne sais auquel entendre. On m'appelle a droite, a gauche. Je ne demande pas mieux. Pendant ce temps, on imprime mes deux _Lettres au Peuple_. Je vais faire une revue[2] avec Viardot, un prologue[3] pour Lockroy[4]. J'ai persuade a Ledru-Rollin de demander une _Marseillaise_ a Pauline. Au reste, Rachel chante la vraie _Marseillaise_ tous les soirs aux Francais d'une maniere admirable, a ce qu'on dit. J'irai l'entendre demain. Mon editeur commence a me payer. Il s'est deja execute de trois mille francs et promet le reste pour la semaine prochaine; nous nous en tirerons donc, j'espere. Tu entends bien que je n'ai pas du demander un sou au gouvernement. Seulement, si je me trouvais dans la debine, je demanderais un pret, et je ne serais pas exposee a une catastrophe. Tu entends bien aussi que ma redaction dans les actes officiels du gouvernement ne doit pas etre criee sur les toits. Je ne signe pas. Tu dois avoir recu les six premiers numeros du _Bulletin de la Republique_, le septieme sera de moi. Je te garderai la collection; ainsi _affiche_ les tiens, et _fiche_-toi de les voir detruits par la pluie. Tu verras dans la _Reforme_ d'aujourd'hui mon compte rendu de la fete de Nohant-Vic et ton nom figurer au milieu. Tout va aussi bien ici que ca va mal chez nous. J'ai prevenu Ledru-Rollin de ce qui se passait a la Chatre. Il va y envoyer un representant special. Garde ca pour toi encore. J'ai fait connaissance avec Jean Reynaud, avec Barbes, avec M. Boudin, pretendant a la deputation de l'Indre; celui-ci m'a paru un republicain assez crane, et il est, en effet, ami intime de Ledru-Rollin. Il nous faudra peut-etre l'appuyer. Je crois que les elections seront retardees. Il ne faut pas le dire, et il faut ne pas negliger l'instruction de tes administres. Tu as ton bout de devoir a remplir, chacun doit s'y mettre, meme Lambert, qui doit precher la republique sur tous les tons aux habitants de Nohant. Je suis toujours dans ta cambuse, et j'y resterai peut-etre. C'est une economie, et le gouvernement provisoire vient m'y trouver tout de meme. Solange m'ecrit qu'elle va tres bien et qu'elle part pour Paris. Clesinger fera peu a peu ses affaires. La Republique lui reconnait du talent et l'emploiera quand elle aura de l'argent. Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la Republique. Il est garde a vue par le gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve avec son argent, et qui lui mettrait de la mobile a ses trousses. Encore _motus_ la-dessus. Il se passe les plus droles de choses. Le gouvernement et le peuple s'attendent a de mauvais deputes et ils sont d'accord pour les _ficher_ par les fenetres. Tu viendras, nous irons, et nous rirons. On est aussi crane ici qu'on est lache chez nous. On joue le tout pour le tout; mais la partie est belle. Bonsoir, mon Bouli; je t'embrasse mille fois. Le Potu[5] va tous les soirs a un club de Correziens. Il n'y a ni hommes ni femmes, ils sont tous _Limougis_. On n'y parle que le patois. _Cha_ doit etre _chuperbe!_ Il va partir pour _chon_ beau pays, aussitot que je serai enrayee. Il _ch'embete_ beaucoup, parce que je le conduis chez les _minichtres, ouche_ qu'il reste jusqu'a une heure du matin a m'attendre dans les antichambres. Il dit que _ch'est_ un _fichou_ metier. Je crois bien qu'il _chera_ depute et qu'il parlera _chur_ la chataigne. Ne manque pas de dire a ta garde nationale qu'il n'est question que d'elle a Paris. Ca la flattera un peu. Prends courage, nous allons ferme. Emmanuel a ete deux heures au bout des fusils de brigands qui voulaient le tuer pour ne pas rendre les clefs de la poudriere de Lyon et huit canons. Il s'en est tire par son eloquence et son courage; il en a dans l'occasion. Nous l'aurons, va, la Republique, en depit de tout. Le peuple est debout et diablement beau ici. Tous les jours et sur tous les points, on plante des arbres de la liberte. J'en ai rencontre trois hier en diverses rues, des pins immenses portes sur les epaules de cinquante ouvriers. En tete, le tambour, le drapeau, et des bandes de ces beaux travailleurs de terre, forts, graves, couronnes de feuillage, la beche, la pioche ou la cognee sur l'epaule; c'est magnifique, c'est plus beau que tous les _Robert_ du monde! [1] Maurice Sand venait d'etre nomme maire de la commune de Nohant-Vie. [2] _La Cause du peuple_. [3] _Le Roi attend_. [4] Alors administrateur du Theatre-Francais. [5] Victor Borie. CCLXXII A M. DE LAMARTINE, A PARIS Paris, avril 1848. Monsieur, Je vous comprends bien. Vous ne songez qu'a eviter une revolution, l'effusion du sang, les violences, un avenement trop prompt de la democratie aveugle et encore barbare sous bien des rapports. Je crois que vous vous exagerez, d'une part, l'etat d'enfance de cette democratie, et que, de l'autre, vous doutez des rapides et divins progres que ses convulsions lui feraient faire. Pourquoi en doutez-vous, vous qui lisez dans le sein de Dieu et qui voyez combien cette humanite en travail lui est chere! vous qui pouvez juger des miracles que la Toute-Puissance tient en reserve pour l'intelligence des faibles et des opprimes, d'apres les revelations sublimes qui sont tombees dans votre ame de poete et d'artiste? Eh quoi! en peu d'annees, vous vous etes eleve dans les plus hautes regions de la pensee humaine, et, vous faisant jour au sein des tenebres du catholicisme, vous avez ete emporte par l'esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je repete du matin au soir: "Plus il fait clair, mieux on voit Dieu!" Vous avez emporte, avec les flammes qui jaillissaient de vous, ce milieu de vaine fumee et de pales brouillards ou la vanite du monde voulait vous retenir; et, maintenant, vous ne croiriez pas que la volonte divine, qui a accompli ce miracle dans un individu, puisse faire briller les memes eclairs de verite sur tout un peuple? vous croyez qu'il attendra des siecles pour realiser le tableau magique qu'il vous a permis d'entrevoir? Oh non! oh non! Son regne est plus proche que vous ne pensez, et, s'il est proche, c'est qu'il est legitime, c'est qu'il est saint, c'est qu'il est marque au cadran des siecles. Vous vous trompez d'heure, grand poete, et grand homme! Vous croyez vivre dans ces temps ou le devoir de l'homme de bien et de l'homme de genie sont identiques, et tendent egalement a retarder la ruine de societes encore bonnes et durables! Vous croyez que la ruine commence, tandis qu'elle est consommee, et qu'une derniere pierre la retient encore! Voulez-vous donc etre cette derniere pierre, la clef de cette voute impure, vous qui haissez les impuretes dans le fond de votre coeur, et qui reniez le culte de Mammon a la face de la terre, dans vos elans lyriques? Si cette societe d'hommes d'affaires a laquelle vous vous abaissez s'occupait franchement de l'emancipation de la famille humaine, je vous admirerais comme un saint, et je dirais que c'est joindre la douceur de Jesus a son genie, que de manger a la table des centeniers pour les amener a la verite. Mais vous savez bien que vous n'amenerez pas de pareils resultats. Ce miracle de convertir et de toucher les ames corrompues ou abruties n'est que dans la main de l'Eternel, et il parait que ce n'est point par la qu'il veut entamer la regeneration, puisqu'il n'eclaire et n'attendrit aucune de ces ames; c'est par-dessous qu'il travaille, et tout le dessus semble devoir etre ecarte comme une vaine ecume. Pourquoi etes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas eclairer et non avec ceux qu'il eclaire? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie et le proletariat pour precher a l'un la resignation, c'est-a-dire la continuation de ses maux jusqu'a un nouvel ordre que vos hommes d'affaires retarderont le plus qu'ils pourront, a l'autre des sacrifices qui n'aboutiront qu'a de petites concessions, encore seront-elles amenees par la peur plus que par la persuasion? Eh! mon Dieu, si la peur seule peut les ebranler et les vaincre, mettez-vous donc avec ces proletaires pour menacer; sauf a vous placer en travers le lendemain; pour les empecher d'executer leurs menaces. Puisqu'il vous faut de l'action, puisque vous etes une nature laborieuse, aimant a mettre la main a l'oeuvre, voila la seule action digne de vous; car les temps sont murs pour cette action, et elle vous surprendra au milieu du calme impartial ou vous vous retranchez, fermant les yeux et les oreilles, devant le flot qui monte et qui gronde. Mon Dieu, mon Dieu, il en est temps encore, et, puisque votre coeur est plein de la verite et de son amour, il n'y a entre ce peuple et vous qu'une erreur de calcul dans le calendrier, que vous consultez chacun d'un point de vue different. Ne faites pas dire a la posterite: "Ce grand homme mourut les yeux ouverts sur l'avenir et fermes sur le present. Il predit le regne de la justice, et, par une etrange contradiction trop frequente chez les hommes celebres, il se cramponna au passe et ne travailla qu'a le prolonger. Il est vrai qu'un vers de lui eut plus de valeur et plus d'effet que tous les travaux politiques de sa vie; car, ce vers, c'etait la voix de Dieu qui parlait en lui, et, ces travaux politiques, c'etait l'erreur humaine qui l'y condamnait; mais il est cruel de ne pouvoir l'enregistrer que parmi les lumieres, et non parmi les devouements de cette epoque de lutte dont il meconnut trop la marche rapide et l'issue immediate." Si vous arrivez a la presidence de la Chambre, et que vous ne soyez pas, sur le fauteuil, un autre homme que celui de la chambre voutee de Saint-Point, tant mieux. Je crois que, la, vous pouvez faire beaucoup de bien; car vous avez de la conscience, vous etes pur, incorruptible, sincere, honnete dans toute l'acception du mot en politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme, d'abnegation et de pieux fanatisme pour etre en prose le meme homme que vous etes en vers! Non, vous ne le serez pas; vous craindrez trop l'etrangete, le ridicule; vous serez trop soumis aux convenances; vous penserez qu'il faut parler a des hommes d'affaires, comme avec des hommes d'affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte etroite et sourde, la voix d'un homme de coeur et de genie retentit dans l'espace et remue le monde. Non, vous ne l'oserez pas! apres avoir dit les choses magnifiques dont vos discours sont remplis, vous viendrez, avec votre second mouvement,--ce second mouvement qui justifie si bien l'odieux proverbe de M. de Talleyrand,--calmer l'irritation qu'excitent vos hardiesses et passer l'eponge sur vos caracteres de feu. Vous viendrez encore dire comme dans vos vers: "N'ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis point un democrate, je craindrais trop de vous paraitre demagogue." Non, vous n'oserez pas! Et ce n'est pas la peur des ames basses qui vous en empechera; je sais bien que vous affronteriez la misere et les supplices; mais ce sera la peur du scandale, et vous craindrez ces petits hommes capables qui se posent en hommes d'Etat et qui diraient d'un air depite: "Il est fou, il est ignorant, il est grossier et flatte le peuple; il n'est que poete, il n'est pas homme d'Etat, profond politique comme nous." Comme eux! comme eux qui se rengorgent et se gonflent, un pied dans l'abime qui s'entr'ouvre sans qu'ils s'en doutent et qui deja les entraine! Mais, quand meme l'univers entier meconnaitrait un grand homme courageux, quand le peuple meme, ingrat et aveugle, viendrait vous traiter de fou, de reveur et de niais... Mais non, vous n'etes pas fanatique, et cependant vous devriez l'etre, vous a qui Dieu parle sur le Sinai. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire, mais vous ne devez pas y etre un homme ordinaire. Vous devez porter les feux dont vous avez ete embrase dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces ou les mauvais coeurs languissent et se paralysent. Vous etes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste a etre un homme vertueux. Faites, o source de lumiere et d'amour, que le zele de votre maison devore le coeur de cette creature d'elite. CCLXXIII A M. CHARLES DELAVEAU, A LA CHATRE Paris, 13 avril 1848. Mon cher Delaveau, Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez moi pour ne pas me rencontrer. C'est la faute de Duplomb, que j'avais charge de vous demander pour moi cette entrevue, en le priant de me faire savoir si l'heure et le jour vous convenaient. Ne recevant de lui aucun avis, j'ai pense qu'il n'avait pas encore pu vous voir. Ma soiree de demain n'est pas libre et je pense m'absenter apres-demain pour quelques jours. Je viens donc, tout en vous remerciant d'avoir repondu a mon appel, vous mettre, par ecrit, au courant de l'objet de l'explication que je desirais avoir avec vous de vive voix. J'ai appris qu'au moment de nos elections, une manifestation avait ete faite a Nohant par les ouvriers de la Chatre. Cette manifestation fort peu menacante, je le sais, etait pourtant hostile et les cris de _A bas madame Dudevant! A bas Maurice Dudevant! A bas les communistes! A bas les ennemis de M. Delaveau!_ ont salue avec assez d'acharnement une maison qui a nourri et assiste plus de pauvres qu'aucune autre dans l'arrondissement. Enfin cette demonstration etait faite en votre nom. Je ne m'en suis point preoccupee; mais je me suis reserve le droit de vous en demander l'explication, aussitot qu'il me serait possible de vous voir. Je provoquerai ces explications en vous en donnant sur mon compte, que je defie personne de dementir, et je veux vous les donner, parce que certainement vous avez cru, en dirigeant sur Nohant une demonstration hostile, repondre a quelque hostilite de ma part. S'il en etait ainsi, vous seriez peu excusable d'avoir voulu exercer des represailles avant de vous etre assure de quelque provocation de ma part. Je vous dirai donc tres franchement (en vous annoncant que je vais a Nohant attendre vos bandes devouees) que je n'ai jamais, depuis assez longtemps, eu la moindre confiance dans votre conduite politique. Ce n'est pas d'hier que nous nous connaissons. Nous avons ete intimement lies dans notre jeunesse, et, a cette epoque, vous alliez beaucoup plus loin que moi dans vos idees revolutionnaires; j'avais alors tres peu etudie la Revolution et je n'acceptais point la guillotine, que, du reste, je n'ai jamais acceptee et n'accepterai jamais. A cette epoque pourtant, vous admiriez sans reserve Robespierre, Couthon et Saint-Just, que j'ai appris aussi a admirer depuis, sauf l'application excessive et sanglante de leur theorie. Nous nous sommes chamailles assez souvent sur ce point pour qu'il m'en souvienne, et, comme ces discussions finissaient amicalement, mon frere et moi, nous vous appelions le docteur Guillotin; ce qui ne vous fachait point. Depuis, vous etes entre dans un systeme de moderation dynastique que je n'ai jamais compris. Nous avions change tous les deux. J'avais avance dans mon opinion, vous aviez recule dans la votre. Mes amis combattaient dans les elections pour vous porter a la Chambre comme l'expression de leurs idees. Je trouvais qu'ils se trompaient, je le leur disais; mais je n'essayais point de les arreter, parce que vous etiez excuse, a mes yeux, de votre tiedeur politique par le role d'homme honnete et charitable. Votre ferveur republicaine a eu droit de m'etonner apres le 24 fevrier; vous avez change encore une fois, je le veux bien, et j'admets que vous ayez ete sincere, je veux le croire, d'autant plus que je vous vois, depuis quelques jours, voter avec l'extreme gauche; mais j'ai ete parfaitement fondee jusque-la a ne vous point croire republicain, et je ne me suis point genee pour le dire, lorsque l'occasion s'est rencontree. Mais, en meme temps que j'ai le droit de dire ce que je pense, et de penser ce que je crois vrai, je ne crois point avoir celui de me meler a des intrigues et a des manoeuvres electorales; c'est ce que je n'ai jamais fait, c'est ce que je ne ferai jamais. Mon role de femme s'y oppose, ma conscience me le defend, et, si j'etais homme, je ne me croirais pas dispensee de porter la meme droiture dans ma conduite politique. Si j'ai ete accusee d'un acte quelconque tendant a contrarier votre election, a noircir votre caractere prive, a tromper l'opinion sur votre compte, je vous somme de me le faire savoir, parce que je veux y repondre et ne pas rester sous le coup d'une calomnie. Voila pour moi; mais, quant a vous, vous avez a m'expliquer aussi quelle part vous avez prise a la demonstration faite contre moi par des ouvriers de la Chatre, qui certainement n'ont point personnellement le plus leger reproche a me faire.--Voici ce dont toutes les apparences vous accusent: Vous auriez excite ces ouvriers contre ma maison et contre mon nom, en exploitant la ridicule terreur que le mot de communisme inspire a ceux qui ne le comprennent pas. Vous auriez explique ainsi le communisme pour exasperer ces braves gens: "Les communistes veulent prendre tous vos biens, toutes vos terres, et vous donner six ou huit sous de salaire par jour. Madame Dudevant est allee a Paris pour se joindre, par ses ecrits, a ceux qui veulent realiser tout de suite cette belle doctrine, etc., etc." Toutes ces accusations sont trop betes pour avoir ete inventees par vous. Leurs auteurs ne sont probablement pas dignes d'etre recherches; mais vous exerciez sur les gens de la Chatre une influence qui, jusque-la, vous avait fait honneur, et vous ne vous en etes pas servi pour faire cesser ces bruits ridicules. Vous paraissez les avoir encourages, au contraire, et vous avez laisse faire la demonstration sur Nohant. Vous etes donc responsable devant l'opinion publique de l'egarement de vos partisans, non seulement en ce qui me concerne, mais aussi en ce qui concerne les paysans de ma commune, menaces et violentes dans leur vote. Il serait facile de prouver que, tandis que mon fils, contraire par opinion a votre election, ecrivait fidelement votre nom sur tous les bulletins ou les gens de la commune desiraient le voir inscrit, vos partisans arrachaient, a d'autres mains, d'autres bulletins et y substituaient le leur avec menace et brutalite. Une enquete va etre ouverte a ce sujet, je l'apprends ce soir. Avant d'y porter mon temoignage, si je suis appelee a le faire, je veux savoir de vous la verite et me mettre en demeure de vous accuser ou de vous justifier. J'accepterai une franche explication, si hostile qu'elle puisse etre, et je la prefererai de beaucoup a une petite guerre d'intrigues, pour se disputer une popularite dont je ne voudrais pas a ce prix, et dont je suis peu jalouse dans les vilaines conditions ou elle est placee. Je sais que nous nous occupons la d'un tres petit fait, et que, sur tout le sol de la France, il s'en est produit simultanement de semblables, meme de beaucoup plus graves en plusieurs endroits. Mais ceci est une affaire de vous a moi que je tiens a eclaircir et dont il vous est impossible de me refuser la solution. J'attends donc votre reponse pour savoir si je puis encore vous conserver mon estime et mon ancienne amitie. GEORGE SAND. CCLXXIV A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 17 avril 1848. Mon pauvre Bouli, J'ai bien dans l'idee que la Republique a ete tuee dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd'hui, elle a ete souillee par des cris de mort. La liberte et l'egalite ont ete foulees aux pieds avec la fraternite, pendant toute cette journee. C'est la contre-partie de la manifestation contre les bonnets a poil. Aujourd'hui, ce n'etaient plus seulement les bonnets a poil, c'etait toute la bourgeoisie armee et habillee; c'etait toute la banlieue, cette meme feroce banlieue qui criait en 1832: _Mort aux republicains!_ Aujourd'hui, elle crie: _Vive la republique!_ mais: _Mort aux communistes! Mort a Cabet!_ Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les dix-neuf vingtiemes le repetaient sans savoir ce que c'est que le communisme; aujourd'hui, Paris s'est conduit comme la Chatre. Il faut te dire comment tout cela est arrive; car tu n'y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le _secret_ de la chose. Il y avait trois conspirations, ou plutot quatre, sur pied depuis huit jours. D'abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidiere et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pages, Carnot, Bethmont, enfin tous les juste-milieu de la Republique a se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient garde Lamartine et Arago, qui sont mixtes et qui, preferant le pouvoir aux opinions (qu'ils n'ont pas), se seraient joints a eux et au peuple. Cette conspiration etait bien fondee. Les autres nous ramenent a toutes les institutions de la monarchie, au regne des banquiers, a la misere extreme et a l'abandon du pauvre, au luxe effrene des riches, enfin a ce systeme qui fait dependre l'ouvrier, comme un esclave, du travail que le maitre lui mesure, lui chicane et lui retire a son gre. Cette conspiration eut donc pu sauver la Republique, proclamer a l'instant la diminution des impots du pauvre, prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnetes, eussent tire la France de la crise financiere; changer la forme de la loi electorale, qui est mauvaise et donnera des elections de clocher; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple a la Republique, dont le bourgeois a reussi deja a le degouter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblee nationale qu'on n'aurait pas ete force de violenter. La deuxieme conspiration etait celle de Marrast, Garnier-Pages et compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre le peuple, en conservant le systeme de Louis-Philippe, sous le nom de republique. La troisieme etait, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Raspail, qui voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre a la place du gouvernement provisoire. La quatrieme etait une complication de la premiere: Louis Blanc, avec Vidal, Albert et l'_ecole ouvriere_ du Luxembourg, voulant se faire proclamer dictateur et chasser tout, excepte lui. Je n'en ai pas la preuve; mais cela me parait certain maintenant. Voici comment ont agi les quatre conspirations: Ledru-Rollin, ne pouvant s'entendre avec Louis Blanc, ou se sentant trahi par lui, n'a rien fait a propos et n'a eu qu'un role efface. Marrast et compagnie ont appele, sous main, a leur aide toute la banlieue et toute la bourgeoisie armee, sous pretexte que Cabet voulait mettre Paris a feu et a sang, et on l'a si bien persuade a tout le monde, que le parti honnete et brave de Ledru-Rollin, qui etait soutenu par Barbes, Caussidiere et tous mes amis, est reste coi, ne voulant pas donner a son insu, dans la confusion d'un mouvement populaire, aide et protection a Cabet, qui est un imbecile, a Raspail et a Blanqui, les _Marat_ de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet n'existait peut-etre pas, a moins qu'elle ne fut melee a celle de Louis Blanc. Par eux-memes, ces trois hommes ne reunissent pas a Paris mille personnes sures. Ils sont donc peu dignes du fracas qu'on a fait a leur propos. La conspiration Louis Blanc, composee de trente mille ouvriers des corporations, rallies par la formule de l'organisation du travail, etait la seule qui put inquieter veritablement le parti Marrast; mais elle eut ete ecrasee par la garde nationale armee, si elle eut bouge. Toutes ces combinaisons avaient chacune un pretexte different pour se mettre sur pied aujourd'hui. Pour les ouvriers de Louis Blanc, c'etait de se reunir au Champ de Mars, afin d'elire les officiers de leur etat-major. Pour la banlieue de Marrast, c'etait de venir reconnaitre ses officiers. Pour la mobile et la police de Caussidiere et Ledru, c'etait d'empecher Blanqui, Raspail et Cabet de tenter un coup de main. Pour ces derniers, c'etait de porter des offrandes patriotiques a l'hotel de ville. Au milieu de tout cela, deux hommes pensaient a eux-memes sans agir. Leroux se tenait pret a _escamoter la papaute_ de Cabet sur les communistes. Mais il n'avait pas assez de suite dans les idees ou pas assez d'audace pour en venir a bout. Il n'a pas paru. L'autre homme, c'est Lamartine, espece de Lafayette naif, qui veut etre president de la Republique et qui en viendra peut-etre a bout, parce qu'il menage toutes les idees et tous les hommes; sans croire a aucune idee et sans aimer aucun homme. Il a eu les honneurs et le triomphe de la journee sans avoir rien fait. Voici maintenant comment les choses se sont passees: A deux heures, les trente mille ouvriers de Louis Blanc ont ete au Champ de Mars, ou l'on dit que Louis Blanc n'est point venu; ce qui les a mecontentes et refroidis. A la meme heure, de tous les coins de Paris, ont apparu la garde nationale bourgeoise et la banlieue, cent mille hommes au moins, qui ont ete aux Invalides et n'ont fait que traverser pour se rendre a l'hotel de ville en meme temps que les ouvriers. Ce mouvement s'est fait avec beaucoup d'art. Les ouvriers portaient des bannieres sur lesquelles etaient ecrites leurs formules: _Organisation du travail, Cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme_. Ils allaient demander au gouvernement provisoire de leur promettre definitivement la garantie de ce principe. On pense que, sur le refus de certains membres du gouvernement, ils auraient exige leur demission. Ils l'auraient fait pacifiquement; car ils n'avaient point d'armes, quoiqu'ils eussent pu en avoir, etant tous gardes nationaux. Mais ils n'ont pu que presenter tres civilement leurs offrandes et leurs voeux; car a peine avaient-ils enfile le quai du Louvre, que trois colonnes de gardes nationaux armes jusqu'aux dents, fusils charges et cartouches en poche, se placerent sur les deux flancs de la colonne des ouvriers. Arrive au pont des Arts, on fit encore une meilleure division. On placa une troisieme colonne de gardes nationaux et de mobiles au centre. De sorte que cinq colonnes marchaient de front: trois colonnes bourgeoises armees au centre et sur les cotes, deux colonnes d'ouvriers desarmes, a droite et a gauche de la colonne du centre; puis, dans les intervalles, promenades de gardes nationaux a cheval, laids et betes comme de coutume. C'etait un beau et triste spectacle que ce peuple marchant, fier et mecontent, au milieu de toutes ces baionnettes. Les baionnettes criaient et beuglaient: _Vive la Republique! Vive le gouvernement provisoire! Vive Lamartine!_ Les ouvriers repondaient: _Vive la bonne Republique! Vive l'egalite! Vive la vraie Republique du Christ_! La foule couvrait les trottoirs et les parapets. J'etais avec Rochery, et il n'y avait pas moyen de marcher ailleurs qu'avec la colonne des ouvriers, toujours bonne, polie et fraternelle. Toutes les cinq minutes, on faisait faire un temps d'arret aux ouvriers, et la garde nationale avancait de plusieurs pelotons, afin de mettre un intervalle sur la place de l'Hotel-de-Ville entre chaque colonne d'ouvriers et meme entre chaque corporation. On les prenait dans un filet maille par maille. Ils le sentaient, et ils contenaient leur indignation. Arrive sur la place de l'Hotel-de-Ville, on les fit attendre une heure pour que toute la mobile et toute la garde bourgeoise fut placee et echelonnee; Le gouvernement provisoire, aux fenetres de l'hotel de ville, se posait en Apollon. Louis Blanc avait une belle, tenue de Saint-Just. Ledru-Rollin se montrait peu et faisait contre fortune bon coeur. Lamartine triomphait sur toute la ligne. Garnier-Pages faisait une mine de jesuite, Cremieux et Pagnerre etaient prodigues de leurs hideuses boules et saluaient royalement la populace. Les pauvres ouvriers etaient refoules derriere la garde bourgeoise, le long des murs au fond de la place. Enfin, on leur ouvrit, au milieu des rangs, un petit passage si etroit, que, de quatre par quatre qu'ils etaient, ils furent forces de se mettre deux par deux, et on leur permit d'arriver le long de la grille, c'est-a-dire devant cent mille baionnettes et fusils charges. Dans l'interieur de la grille, la mobile armee, fanatisee ou trompee, aurait fait feu sur eux au moindre mot. Le grand Lamartine daigna descendre sur le perron et leur donner de l'eau benite de cour. Je n'ai pu entendre les discours; mais, qu'ils en fussent contents ou non, cela dura dix minutes, et les ouvriers defilerent par le fond des autres rues, tandis que la garde bourgeoise et la mobile se firent passer pompeusement en revue par Lamartine et les autres triomphateurs. Comme je m'etais fourree au milieu des gamins de la mobile, au centre de la place pour mieux voir, je me suis esquivee a ce moment-la, pour n'avoir pas l'honneur insigne d'etre passee en revue aussi, et je suis revenue diner chez Pinson, bien triste et voyant la _Republique republicaine_ a bas pour longtemps peut-etre. Ce soir, je suis sortie a neuf heures avec Borie pour voir ce qui se passait. Tous les ouvriers etaient partis; la rue etait aux bourgeois, etudiants, boutiquiers, flaneurs de toute espece qui criaient: _A bas les communistes! A la lanterne les cabetistes! Mort a Cabet!_ Et les enfants des rues repetaient machinalement ces cris de mort: Voila comment la bourgeoisie fait l'education du peuple. Le premier cri de _mort_ et le doux nom de _lanterne_ ont ete jetes aujourd'hui a la Revolution par les bourgeois. Nous en verrons de belles si on les laisse faire. Sur le pont des Arts, nous entendons battre la charge et nous voyons reluire aux torches, sur les quais, une file de baionnettes immense qui reprend au pas de course le chemin de l'hotel de ville. Nous y courons: c'etait la deuxieme legion, la plus bourgeoise de Paris et d'autres de meme acabit, vingt mille hommes environ qui vociferaient a rendre sourd cet eternel cri de _Mort a Cabet! Mort aux communistes!_ A coup sur, je ne fais pas de Cabet le moindre cas; mais, sur trois hommes, dont il est le moins mauvais, pourquoi toujours Cabet? A coup sur, Blanqui et Raspail meriteraient plus de haine, et leur nom n'a pas ete prononce une seule fois. C'est qu'ils ne representent pas d'idees, et que la bourgeoisie veut tuer les idees. Demain, on criera: _A bas tous les socialistes! A bas Louis Blanc!_ et, quand on aura bien crie: _A bas_ quand on se sera bien habitue au mot de _lanterne_, quand on aura bien accoutume les oreilles du peuple au cri de _mort_, on s'etonnera que le peuple se fache et se venge. C'est infame! Si ce malheureux Cabet se fut montre, on l'eut mis en pieces; car le peuple, en grande partie, croyait voir dans Cabet un ennemi redoutable. Nous suivimes cette bande de furieux jusqu'a l'hotel de ville, et, la, elle defila devant l'hotel, ou il n'y avait personne du gouvernement provisoire, en beuglant toujours le meme refrain et en tirant quelques coups de fusil en l'air. Ces bourgeois, qui ne veulent pas que le peuple lance des petards, ils avaient leurs fusils charges a balle et pouvaient tuer quelques curieux aux fenetres. Ca leur etait fort egal, c'etait une bande de betes alterees de sang. Que quelqu'un eut prononce un mot de blame, ils l'eussent tue. La pauvre petite mobile fraternisait avec eux sans savoir ce qu'elle faisait. Le general Courtais et son etat-major, sur le perron, repondaient: _Mort a Cabet!_ Voila une belle journee! Nous sommes revenus tard. Tout le quai etait couvert de groupes. Dans tous, un seul homme du peuple defendait, non pas Cabet, personne ne s'en soucie, mais le principe de la liberte violee par cette brutale demonstration, et tout le groupe maudissait Cabet et interpretait le communisme absolument comme le font les vignerons de Delaveau. J'ai entendu ces orateurs isoles que tous contredisaient; dire des choses tres bonnes et tres sages. Ils disaient aux beaux esprits qui se moquaient du communisme que, plus cela leur semblait bete, moins ils devaient le persecuter comme une chose dangereuse: que les communistes etaient en petit nombre et tres pacifiques; que, si l'_Icarie_ faisait leur bonheur, ils avaient bien le droit de rever l'Icarie, etc. Puis arrivaient des patrouilles de mobiles--il y en avait autant que d'attroupements--qui passaient au milieu, se melaient un instant a la discussion, disaient quelques lazzis de gamin, priaient les citoyens de se disperser, et s'en allaient, repetant comme un mot d'ordre distribue avec le cigare et le petit verre: _A bas Cabet! Mort aux communistes!_ Cette mobile, si intelligente et si brave, est deja trompee et corrompue. La partie du peuple incorporee dans les belles legions de bourgeois a pris les idees bourgeoises en prenant un bel habit flambant neuf. Souvent on perd son coeur en quittant sa blouse. Tout ce qu'on a fait a ete aristocratique, on en recueille le fruit. Dans tout cela, le mal, le grand mal, ne vient pas tant, comme on le dit, de ce que le peuple n'est pas encore capable de comprendre les idees. Cela ne vient pas non plus de ce que les idees ne sont pas assez mures. Tout ce qu'on a d'idees a repandre et a faire comprendre suffirait a la situation, si les hommes qui representent ces idees etaient _bons_; ce qui peche, ce sont les _caracteres_. La verite n'a de vie que dans une ame droite et d'influence que dans une bouche pure. Les hommes sont faux, ambitieux, vaniteux, egoistes, et le meilleur ne vaut pas le diable; c'est bien triste a voir de pres! Les deux plus honnetes caracteres que j'aie encore rencontres, c'est Barbes et Etienne Arago. C'est qu'ils sont braves comme des lions et devoues de tout leur coeur. J'ai fait connaissance aussi avec Carteret, secretaire general de la police: c'est une belle ame. Barbes est un heros. Je crois aussi Caussidiere tres bon; mais ce sont des hommes du second rang, tout le premier rang vit avec cet ideal: _Moi, moi, moi_. Nous verrons demain ce que le peuple pensera de tout cela a son reveil. Il se pourrait bien qu'il fut peu content; mais j'ai peur qu'il ne soit deja trop tard pour qu'il secoue le joug. La bourgeoisie a pris sa revanche. Ce _malheureux_ Cabet, Blanqui, Raspail et quelques autres perdent la verite, parce qu'ils prechent une certaine face de la verite. On ne peut faire cause commune avec eux, et cependant la persecution qui s'attachera a eux prepare celle dont nous serons bientot l'objet. Le principe est viole, et c'est la bourgeoisie qui relevera l'echafaud. Je suis bien triste, mon garcon. Si cela continue et qu'il n'y ait plus rien a faire dans un certain sens, je retournerai a Nohant ecrire et me consoler pres de toi. Je veux voir arriver l'Assemblee nationale; apres, je crois bien que je n'aurai plus rien a faire ici. CCLXXV AU MEME Paris, 10 avril 1848. J'espere que tu dors sur les deux oreilles, et que, si les bruits qui circulent jour et nuit dans Paris vont jusqu'en province, ou ils doivent prendre des proportions effrayantes, tu n'en crois pas un mot. Nous recommencons _l'annee de la peur_. C'est fabuleux! Hier dans la nuit, chaque quartier de Paris pretendait qu'on avait attaque et pris deux postes. Cela faisait beaucoup de postes enleves, et il n'y avait pas seulement un chat qui eut remue. Ce matin, on a battu le rappel des l'aurore. Puis on est venu contremander, en disant cependant aux gardes nationaux de rester equipes et prets a sortir. A toutes les heures circulait une nouvelle _nouvelle_. Blanqui etait arrete, et puis Cabet attaquait l'hotel de ville, lui qui _fuit de peur_! Leroux est devenu invisible, je crois qu'il est retourne a Boussac. Raspail se fait passer pour mort. Et pourtant, a propos de ces trois hommes, on a mis la tete a l'envers, non seulement a toutes les portieres de Paris, mais encore a tous les clubs, au gouvernement provisoire, a Caussidiere lui-meme, a la garde nationale de tous les rangs. On dit a la mobile que la banlieue pille; a la banlieue, que les communistes font des barricades. C'est une vraie comedie. Ils ont tous voulu se faire peur les uns aux autres, et ils ont si bien reussi, qu'ils ont tous peur pour de bon. Je suis revenue toute seule du ministere de la rue de Grenelle, la nuit derniere a deux heures, et, cette nuit, je rentre seule aussi a une heure et demie. Il fait le plus beau clair de lune possible. Il n'y a pas un chat dans les rues, excepte les patrouilles de vingt pas en vingt pas. Quand un pauvre pieton attarde apparait au bout de la rue, la patrouille arme ses fusils, presente le front et le regarde passer. C'est de la folie, c'est vraiment, comme je te le disais, la meme chose qu'en 89, et cela m'explique l'affaire. Tu sais qu'on ne l'a jamais bien sue et qu'on l'a attribuee, avec beaucoup de probabilite, a vingt causes differentes. Eh bien! je suis sure que toutes ces causes existaient a la fois comme aujourd'hui, et que ce n'etait pas une seule en particulier. Il y a un moment, dans les revolutions, ou chaque parti veut essayer de la peur pour empecher son adversaire d'agir. C'est ce qui arrive maintenant aux quatre conspirations sourdes que je t'ai signalees hier. On en ajoute une cinquieme aujourd'hui, et je crois qu'il y en a deux ou trois autres. Les legitimistes ont voulu faire peur a la Republique, le juste-milieu, les Guizot et les Regence, les Thiers et Girardin, j'en suis sure, out aussi joue leur jeu, avec ou sans espoir d'amener un conflit. Mais toutes ces menaces se paralysent mutuellement; tous les clubs sont en permanence pour la nuit, tous armes, barricades, ne laissant sortir aucun membre, dans la crainte qu'on ne vienne les assassiner; et, comme tous out la meme venette, tous restent enfermes sans bouger; le remede est donc dans le mal meme. Il y en a d'exaltes qui seraient d'avis d'attaquer les premiers; mais, comme ils ont peur d'etre attaques auparavant, ils se tiennent sur la defensive. C'est stupide, et la tragedie annoncee devient une comedie. Je viens de quitter le gros Ledru-Rollin, pret a se hisser sur un gros cheval, pour faire le tour de Paris, en riant et en se moquant de tout cela. Etienne est en colere et dit que ca l'_embete_. Borie et son cousin, sont enfermes au club du palais National et pestent, j'en suis sure, de ne pas etre a _pioncer_ dans leur lit. La population ne dort que d'un oeil, attendant le tocsin et le canon. M. de Lamartine, qui veut etre bien avec tout le monde, a offert un asile dans son ministere au _grand_ Cabet, qui se pose en martyr. Tout le monde dit: "Nous sommes trahis!" Enfin, c'est superbe. Si tu etais ici, nous irions passer le reste de la nuit a nous promener dans les rues pour voir la grande mystification. Elle est telle, que beaucoup d'hommes serieux donnent dedans en plein. Il ne tiendrait qu'a moi de me poser aussi en victime; car, pour un _Bulletin_ un peu raide que j'ai fait, il y a un dechainement de fureur incroyable contre moi dans toute la classe bourgeoise. Je suis pourtant fort tranquille, toute seule dans ta cambuse; mais il ne tiendrait qu'a moi d'ecrire demain dans tous les journaux, comme Cabet ou comme defunt Marat, que je n'ai plus une pierre ou reposer ma tete. Demain, le gouvernement publie les grandes mesures qu'il a prises hier sur l'impot progressif, la loi des finances, l'heritage collateral, etc. Ce sera sans doute la fin de cette panique, et d'une betise generale sortira un bien general. J'espere aussi que ce sera la fin de la crise financiere. Ainsi soit-il! Ce sera un premier acte de joue dans la grande piece dont personne ne sait le denouement. Bonsoir, mon Bouli! ne sois pas inquiet: je t'ecrirais s'il y avait seulement un coup de fusil tire; ainsi sois tranquille. Je te _bige_. J'ai vu Solange aujourd'hui. Elle se porte bien. Rien de nouveau pour mes affaires. Ma _Revue_ ne prend guere: on est trop preoccupe, on vit au jour le jour. Bonsoir encore; j'ecoute si la guerre civile commence: je n'entends que les heures qui sonnent au Luxembourg et ta girouette qui se plaint _comme un oeuf_. CCLXXVI AU MEME Paris, 21 avril 1848. Ne t'inquiete pas. Tu ne m'as pas dit quelles raisons tu avais eues pour casser ton conseil, mais il aurait fallu commencer par la. Quoi qu'il en soit, je te reponds que tu n'auras pas le dessous; j'ai parle de cela a Ledru-Rollin, qui m'a dit que probablement tu n'avais pas agi ainsi par caprice, que sans doute il y avait necessite, et que tu devais etre appuye et soutenu. Je viens d'ecrire a Fleury un peu ferme la-dessus; ne te laisse pas emouvoir par les recriminations et les menaces. Tout homme qui agit revolutionnairement en ce moment-ci, qu'il soit membre du gouvernement provisoire ou maire de Nohant-Vic, trouve la resistance, la reaction, la haine, la menace. Est-ce possible autrement, et aurions-nous grand merite a etre revolutionnaires si tout allait de soi-meme, et si nous n'avions qu'a vouloir pour reussir? Non, nous sommes, et nous serons peut-etre toujours dans un combat obstine. Ai-je vecu autrement depuis que j'existe, et avons-nous pu croire que trois jours de combat dans la rue donneraient a notre idee un regne sans trouble, sans obstacle et sans peril? Nous sommes sur la breche a Paris comme a Nohant. La contre-revolution est sous le chaume comme sous le marbre des palais. Allons toujours! ne t'irrite pas, tiens ferme, et surtout habitue tes nerfs a cet etat de lutte qui deviendra bientot un etat normal. Tu sais bien qu'on s'accoutume a dormir dans le bruit. Il, ne faut jamais croire que nous pourrons nous arreter. Pourvu que nous marchions en avant, voila notre victoire et notre repos. La fete de la Fraternite a ete la plus belle journee de l'histoire. Un_ million d'ames,_ oubliant toute rancune, toute difference d'interets, pardonnant au passe, se moquant de l'avenir, et s'embrassant d'un bout de Paris a l'autre au cri de _Vive la fraternite!_ c'etait sublime. Il me faudrait t'ecrire vingt pages pour te raconter tout ce qui s'est passe, et je n'ai pas cinq minutes. Comme spectacle, tu ne peux pas t'en faire d'idee. Tu en trouveras une relation bien abregee dans le _Bulletin de la Republique_ et dans la _Cause du peuple_. La recois-tu, a propos? J'ai affaire a la plus detestable boutique d'editeurs qu'il y ait; ils n'envoient pas les numeros et s'etonnent, de ne pas recevoir d'abonnements. Je vais changer tout cela. Mais, pour revenir a cette fete, elle signifie plus que toutes les intrigues de la journee du 15. Elle prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos differends, toutes nos nuances d'idees, mais qu'il sent vivement les grandes choses et _qu'il les veut_. Courage donc! demain peut-etre, tout ce pacte sublime jure par la multitude sera brise dans la conscience des individus; mais, aussitot que la lutte essayera de reparaitre, le peuple (c'est-a-dire _tous_) se levera et dira: --Taisez-vous et marchons! Ah! que t'ai regrette hier! Du haut de l'arc de l'Etoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les domes des grands edifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scene humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, de l'Observatoire a l'Arc de triomphe et au dela et en deca hors de Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils presses comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes les pompes de l'armee, toutes les guenilles de la sainte _canaille_, et toute la population de tout age et de tout sexe pour temoin, chantant, criant, applaudissant, se melant au cortege. C'etait vraiment sublime. Lis les journaux, ils en valent la peine; tu aurais ete fou de voir cela! Je l'ai vu pendant deux heures, et je n'en avais pas assez; et, le soir, les illuminations, le defile des troupes, la torche en main, une armee de feu, ah! mon pauvre garcon, ou etais-tu? J'ai pense a toi plus de cent fois par heure. Il faut que tu viennes au 5 mai, quand meme on devrait bruler Nohant pendant ce temps-la. Adieu; je t'aime CCLXXVII AU CITOYEN CAUSSIDIERE, PREFET DE POLICE Nohant, 20 mai 1848. Citoyen, J'etais, le 15 mai, dans la rue de Bourgogne, melee a la foule, curieuse et inquiete comme tant d'autres, de l'issue d'une manifestation qui semblait n'avoir pour but qu'un voeu populaire en faveur de la Pologne. En passant devant un cafe, on me montra a la fenetre du rez-de-chaussee une dame fort animee, qui recevait une sorte d'ovation de la part des passants et qui haranguait la manifestation. Les personnes qui se trouvaient a mes cotes m'assurerent que cette dame etait George Sand; or je vous assure, citoyen, que ce n'etait pas moi, et que je n'etais dans la foule qu'un temoin de plus du triste evenement du 15 mai. Puisque j'ai l'occasion de vous fournir un detail de cette etrange journee, je veux vous dire ce que j'ai vu. La manifestation, etait considerable, je l'ai suivie pendant trois heures. C'etait une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la grande majorite des citoyens qui l'avaient augmentee de leur concours durant trajet, et pour tous ceux qui l'applaudissaient au passage. On etait surpris et charme du libre acces accorde a cette manifestation jusqu'aux portes de l'Assemblee. On supposait que des ordres avaient ete donnes pour laisser parvenir les petitionnaires; nul ne prevoyait une scene de violence et de confusion au sein de la representation nationale. Des nouvelles de l'interieur de la Chambre arrivaient au dehors. L'Assemblee, sympathique au voeu du peuple, se levait en masse pour la Pologne et pour l'organisation du travail, disait-on. Les petitions etaient lues a la tribune et favorablement accueillies. Puis, tout a coup, on vint jeter a la foule stupefaite la nouvelle de la dissolution de l'Assemblee et la formation d'un pouvoir nouveau dont quelques noms pouvaient repondre au voeu du groupe passionne qui violentait l'Assemblee en cet instant, mais nullement, j'en reponds, au voeu de la multitude. Aussitot cette multitude se dispersa, et la force armee put, sans coup ferir, reprendre immediatement possession du pouvoir constitue. Je n'ai point a rendre compte ici des opinions et des sympathies de telle ou telle fraction du peuple qui prenait part a la manifestation; mais toute voix en France a le droit de s'elever en ce moment pour dire a l'Assemblee nationale: "Vous avez traverse heureusement un incident inevitable en temps de revolution, et, grace a la Providence, vous l'avez traverse sans effusion de sang humain. Dans le desordre d'idees ou cet evenement va vous jeter durant quelques jours, prouvez, citoyens, que vous pouvez maitriser votre emotion et ne pas perdre la notion d'une equite superieure aux troubles passagers de la situation. "Ne confondez point l'_ordre_, ce mot officiel du passe, avec la mefiance qui aigrit et provoque. Il vous est bien facile de maintenir l'ordre sans porter atteinte a la liberte. Vous n'avez pas droit sur la liberte, conquete du peuple, et, comme ce n'est pas le peuple, que c'est une tres petite fraction du peuple qui vous a outrages le 15 mai, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas chatier la France de la faute commise par quelques-uns, en restreignant les droits et les libertes de la France. "Prenez garde, et n'agissez pas sous l'influence de la reaction; car ce n'est pas le 15 mai que vous avez couru un danger serieux, c'est aujourd'hui, derriere le rempart de baionnettes qui vous permet de tout faire. Le danger pour vous, ce n'est pas d'affronter une emeute parlementaire. Tout homme investi d'un mandat comme le votre doit envisager de sang-froid le passage de ces petites tempetes; mais le danger serieux, c'est de manquer au devoir que ce mandat vous impose, en faisant entrer la Republique dans une voie monarchique ou dictatoriale; c'est d'etouffer le cri de la France, qui vous demande la vie, et a laquelle un retour vers le passe donnerait la mort; c'est enfin de preparer, par crainte de l'anarchie partielle dont vous venez de sortir sains et saufs, une anarchie generale que vous ne pourriez plus maitriser." GEORGE SAND CCLXXVIII AU CITOYEN THEOPHILE THORE, A PARIS. Nohant, 24 mai 1848. Mon cher Thore, Voyez si vous ayez quelques mots a retrancher ou a-ajouter, pour ce qui vous concerne, dans les premieres lignes de la lettre que je vous adresse; ces premieres lignes sont une reponse a certaines gens qui disent que je me suis sauvee pour n'etre pas arretee. Comme je ne pouvais pas craindre la moindre chose, je n'avais point a me sauver et je suis fort aisee a trouver a. Nohant. Vous avez raison de faire comme vous faites. La raison du plus _brave_ est toujours la meilleure. Mais soyez prudent en ce qui concerne nos amis. On m'a envoye quelques numeros de la _Vraie Republique_; apres quoi, on s'est arrete, et, depuis deux jours, je ne recois plus rien. C'est deplorable, cette negligence! Il est impossible d'ecrire a propos dans un journal qu'on ne lit pas. J'ignore a quelles personnes appartient l'avenir, je n'ai que la passion de l'idee, et je crains bien que l'idee ne soit paralysee pour longtemps. Vive l'idee quand meme! A vous. GEORGE SAND. CCLXXIX AU CITOYEN LEDRU-ROLLIN, A PARIS Nohant, 28 mai 1848. Cher concitoyen, Vous ne savez pas que j'ecris dans un journal qui vous est hostile, a vous personnellement moins qu'a tout autre, mais qui se fache de beaucoup de choses et de beaucoup de gens sans que je sois solidaire de toutes les sympathies et de toutes les antipathies de la Redaction en chef. Vous n'avez pas le temps de lire les journaux sans doute; mais vous aviez naguere celui de causer de temps en temps quelques minutes avec moi, et je vous impose de me lire; ce qui, j'espere, ne vous prendra guere plus de minutes qu'a l'ordinaire. C'est parce que probablement vous ne savez pas que je redige dans la _Vraie Republique_ que je veux que vous le teniez de moi; et ce que je veux que vous sachiez aussi, c'est que je n'accepte pas la responsabilite des attaques contre les personnes; c'est pour cela que je signe tout ce que j'y ecris. Lorsque j'ai consenti a cette collaboration, la lutte ne s'etait pas dessinee; en la voyant naitre, j'ai vainement essaye de la temperer. Mais l'evenement du 15 mai est venu, et il y aurait eu lachete de ma part a me retirer. Voila pourquoi je reste attachee a un journal qui vous traite collectivement de Roi, de Consul, de Directoire, etc., et qui vous reproche de rester au pouvoir quand Barbes est en prison. Cela me fait une position fausse et que je dois subir dans mon petit coin, comme beaucoup d'autres la subissent sur un plus grand theatre. Je reste persuadee que vous ne devez pas abandonner le terrain a la reaction sans avoir essaye de la briser. Mais je ne puis pas dire cela dans ce journal. Ce serait inopportun et imprudent; ce serait peut-etre agir contrairement a la voie que vous avez resolu de suivre, quant aux moyens. En fait de politique proprement dite, je suis on ne peut plus incapable, vous le savez. Mais je vous demande une chose, c'est de me faire signe quand vous consentirez a ce que je dise dans ce meme journal, qui vous attaque, et ou je garderai toujours le droit d'emettre mon avis sous ma responsabilite personnelle, ce que je sais et ce que je pense de votre caractere, de votre sentiment politique et de votre ligne revolutionnaire. Si vous n'avez pas le temps d'y songer, je ne vous en voudrai point et je ne me croirai pas _indispensable_ votre justification aupres de quelques personnes dont le jugement ne vous est pas indispensable non plus. Mais, pour l'acquit de ma conscience, de mon affection, je me dois (au risque de faire _l'importante_) de vous dire cela; vous le comprendrez comme je vous le donne, de bonne foi et de bon coeur. On me dit ici que j'ai ete compromise dans l'affaire du 15 mai. Cela est tout a fait impossible, vous le savez. On me dit aussi que la commission executive s'est opposee a ce que je fusse poursuivie. Si cela est, je vous en remercie personnellement; car ce que je deteste le plus au monde, c'est d'avoir l'air de jouer un role pour le plaisir de me mettre en evidence. Mais, si l'on venait a vous accuser de la moindre partialite a mon egard, laissez-moi poursuivre, je vous en supplie. Je n'ai absolument rien a craindre de la plus minutieuse enquete. Je n'ai rien _su_ ni avant ni pendant les evenements, du moins rien de plus que ce qu'on voyait et disait dans la rue. Mon jugement sur le fait, je ne le cache pas, je l'ecris et je le signe; mais je crois que ce n'est pas la _conspirer_. Adieu et a vous de tout mon coeur. GEORGE SAND. CCLXXX AU CITOYEN THEOPHILE THORE, A PARIS. Nohant, 28 mai 1848 Cher Thore, Je vous enverrai de la copie, non pas une eclatante protestation comme vous me disiez, mais la suite (et non la fin) de la protestation de toute ma vie. Quant a l'affaire du 15, je passerai a cote. Elle est accomplie, je n'ai plus le droit de la blamer puisqu'elle est vaincue, et je garderai le silence sur les hommes qui l'ont soulevee et que nous n'aimons pas. Seulement je, peux vous dire, a vous, que, lorsque j'appris, dans la foule, ce bizarre melange de noms, jetes en defi a l'avenir, je rentrai chez moi decidee a ne pas me faire arracher un cheveu pour des Raspail, des Cabet et des Blanqui. Tant que ces hommes s'inscriront sur notre banniere, je m'abstiendrai. Ce sont des pedants et des theocrates; je ne veux point subir la loi de l'individu et je m'exilerai le jour ou nous ferons la faute de les amener au pouvoir. Ne me dites point de n'avoir pas peur, ce mot-la n'est pas francais. Je suis trop lasse de la vie pour eviter une occasion de la perdre, trop ennemie de la propriete pour ne pas desirer de m'en voir debarrassee trop habituee a la fatigue et au travail pour comprendre les avantages du repos. Mais ma conscience est craintive et je pousse loin le scrupule quand il s'agit de conseiller et d'agiter le peuple dans la rue. Il n'est point de doctrine trop neuve et trop hardie; mais il ne faut pas jouer avec l'_action_. Je connais, tout comme un homme, l'emotion du combat et l'attrait du coup de fusil. Dans ma jeunesse, j'aurais suivi le diable s'il avait commande le feu. Mais j'ai appris tant de choses depuis, que je crains beaucoup le lendemain de la victoire. Sommes-nous murs pour rendre un bon compte a Dieu et aux hommes? Je dis _nous_, parce que je ne puis, dans ma pensee, nous separer du peuple. Eh bien! le peuple n'est pas pret, et, en le stimulant trop, nous le retardons; c'est la un fait qui n'est pas tres logique; le fait l'est si rarement! Mais il est reel, et cela est encore plus sensible en province qu'a Paris. Barbes est un heros, il raisonne comme un saint, c'est-a-dire fort mal quant aux choses de ce monde. Je l'aime tendrement et je ne saurais comment le defendre, parce que je ne puis admettre qu'il ait eu le _droit_, au nom du peuple, dans cette triste journee. Ceux qu'on a appeles des _factieux_ etaient, en effet, plus factieux qu'on ne pense. Dans l'ordre politique, ils l'etaient moins que l'Assemblee nationale; mais, dans l'ordre moral et intellectuel, ils l'etaient, n'en doutez pas. Ils voulaient imposer au peuple, par la surprise, par l'audace (par la force, s'ils l'avaient pu), une idee que le peuple n'a pas encore acceptee. Ils auraient etabli la loi de fraternite non comme Jesus, mais comme Mahomet. Au lieu d'une religion, nous aurions eu un fanatisme. Ce n'est pas ainsi que les vraies idees font leur chemin. Au bout de trois mois d'une pareille usurpation philosophique, nous aurions ete, non pas republicains, mais cosaques. Est-ce que ces chefs de secte, en supposant meme qu'ils eussent eu avec eux seulement chacun dix mille hommes et que l'exaltation de leurs forces reunies eut suffi a tenir Paris contre la province pendant quelques semaines, est-ce que ces chefs de secte se seraient supportes entre eux? Est-ce que Blanqui aurait subi Barbes? Est-ce que Leroux aurait tolere Cabet? Est-ce que Raspail vous aurait accepte? Quelle bataille au sein de cette association impossible! Vous eussiez ete forces de faire bien plus de fautes que le gouvernement provisoire, vous n'auriez pu convoquer une assemblee et vous auriez deja l'Europe sur les bras. La reaction ne partirait pas de la bourgeoisie, qu'il est toujours facile d'intimider quand on a le peuple avec soi: elle partirait du peuple meme, qui est independant et fier a l'endroit de ses croyances plus qu'a celui de son existence materielle, et qui ne veut pas qu'on violente son ignorance quand il n'a que de l'ignorance a opposer au progres. Puisque vous etes seul et cache, mon pauvre enfant, je puis causer avec vous et vous ennuyer quelques instants. C'est toujours une maniere de passer le temps. Pardonnez-moi donc de le faire et de vous sermonner un peu. Vous etes trop vif et trop dur a l'endroit des personnes. Vous vous pressez trop d'accuser, de traduire devant l'opinion publique les hommes qui out l'air d'abandonner ou de trahir notre cause. Les hommes sont faibles, incertains, personnels, je le sais, et il n'en est pas un depuis le 24 fevrier qui n'ait ete au-dessous de sa tache. Mais nous-memes, en les condamnant au jour le jour, nous avons ete au-dessous de la notre. Nous ayons fait trop de journalisme a la maniere du passe, et pas assez de predication comme il convenait a une doctrine d'avenir. Cela fait, en somme, de la mauvaise politique, inefficace quand elle n'est pas dangereuse. Ce n'est pas l'intelligence qui vous a manque, a vous, personnellement; car, au milieu de votre fougue, vous arrivez toujours a toucher tres juste le point sensible de la situation. Mais un peu plus de _formes_ (a mes yeux, la veritable politesse est l'esprit de charite), un peu moins de precipitation a declarer traitres les irresolus et les etourdis, n'eut pas nui a votre propagande. _Nous avons tous fait des sottises_, disait Napoleon au retour de l'ile d'Elbe. Eh bien! nous pouvons nous dire cela les uns aux autres aujourd'hui, et, quand on fait cet aveu de bonne foi, on n'est que plus unis et plus forts. Vous-meme, vous dites, dans un des numeros que je recois aujourd'hui: _Nos amis d'hier, qui le seront encore demain_. C'est donc vrai, qu'il ne faut pas se brouiller avec ceux qui ont combattu avec nous hier et qui reviendront combattre avec nous demain, quand la reaction sur laquelle ils croient pouvoir agir les chassera du pouvoir. Voyez-vous, je ne crois pas, moi, qu'on devienne, du jour au lendemain, un miserable et un apostat; et pourtant, notre vie, surtout dans un temps de crise comme celui-ci, est si flottante, si difficile, si troublee, qu'en nous jugeant au jour le jour, on peut aisement nous trouver en faute. Eh bien! on n'est jamais juste envers son semblable quand on le juge ainsi sur une suite variable de faits journaliers. Il faut voir l'ensemble. Il y a un mois, je me sentais fort montee contre M. de Lamartine, je doutais de sa loyaute, je le voyais courant a la presidence supreme. Il a pourtant compromis, perdu peut-etre, sa popularite bourgeoise pour conserver sa popularite democratique. Vous direz que c'est une vanite mieux entendue; soit! il a toujours eu le gout de faire le bon choix, et le plus courageux dans ce moment-ci. Aujourd'hui, il me semble bien, comme a vous, que Ledru-Rollin devrait se retirer du pouvoir, et, j'ai de plus fortes raisons que vous encore pour le penser. Mais j'attends, et je compte que le bon elan lui viendra quand il verra clairement la situation. Je le connais, il a du coeur, il a des entrailles, et, de ce qu'il ne voit pas comme nous en ce moment, il ne resulte pas qu'il ne sente pas comme nous quand la grande fibre populaire nous montrera clairement a tous le chemin qu'il faut prendre. J'en connais d'autres que vous accusez et qui ont bonne intention pourtant. N'accusons donc pas, je vous en supplie, au nom de l'avenir de notre pauvre Republique, que nos soupcons et nos divisions dechirent dans sa fleur! Ne varions pas pour cela sur les principes. Ne vous genez pas pour dire aux hommes, meme a ceux que vous aimez, qu'ils se trompent, et ne perdez rien de votre vigueur de discussion sur les idees, sur les faits memes. Ce que je vous demande en grace, c'est de ne pas condamner les intentions, les motifs, les caracteres. Eussiez-vous raison, ce serait, je le repete, de la mauvaise politique, surtout dans la forme, comme en a fait la _Reforme_ contre le _National_, du temps de l'autre. Voila le tas de lieux communs que j'aurais voulu vous dire de vive voix, avant toutes ces catastrophes, et ce que je disais quelquefois a Barbes. Mais on n'avait pas le temps de se voir, et c'etait un mal. Il faut quelquefois entendre le lieu commun, il a souvent la verite pour lui. C'est cette absence de formes et de procedes, que j'appellerai, si vous voulez, le _savoir-vivre_ intellectuel, qui me choque particulierement dans l'affaire du 15. Le peuple a, par-dessus tout, ce savoir-vivre d'aspiration qui rend ses moeurs publiques injurieuses aux notres dans le moment ou nous vivons. Cela est bien prouve depuis le 24 fevrier. Nous l'avons vu, dans toutes les manifestations, communier en place publique avec ses ennemis et sacrifier toutes ses haines legitimes, tous ses ressentiments fondes, a l'idee de fraternite ou de generosite. Certes, nous autres, nous n'en faisons pas volontiers autant dans nos relations particulieres. Eh bien! le peuple porte au plus haut point le respect des relations publiques. Le 15 mai, il se dirige sur le palais Bourbon avec des intentions pacifiques (sauf les meneurs). On le laisse passer. Soit premeditation, soit inspiration, les baionnettes disparaissent devant lui. Il avance, il va jusqu'a la porte en chantant et en riant. La tete du defile forcait les grilles, le milieu n'en savait rien (j'y etais). On se croyait admis, recu a bras ouverts par l'Assemblee. Je ne le pensais pas, moi; je jugeais que la crainte du sang repandu avait engage la bourgeoisie a faire contre mauvaise fortune, sinon bon coeur, du moins bonne mine, et j'entendais dire autour de moi qu'on n'abuserait pas de ce bon accueil, qu'on montrerait la force du nombre, et qu'on defilerait decemment, paisiblement en respectant l'Assemblee pour lui apprendre a respecter le peuple. Vous savez le reste; la masse n'a point penetre, elle est restee calme dans l'attente d'un resultat qu'elle ne prevoyait pas, et tout ce qui a eu le malheur d'entrer dans l'enceinte maudite, s'y est conduit sans dignite, sans ordre et sans force veritable. Tout a fui, a l'approche des baionnettes. Est-ce qu'une revolution doit fuir? Ceux qui avaient quelque chose d'arrete dans l'esprit, si toutefois il y avait, de ceux-la, devaient perir la. C'eut ete du moins une protestation. Je vous jure que, si j'y fusse entree, je n'en serais pas sortie _vivant_ (je me suppose homme). Ce n'est donc ni une protestation ni une revolution, ni meme une emeute. C'est tout bonnement un coup de tete, et Barbes ne s'y est trompe que parce qu'il a voulu s'y tromper. Chevalier de la cause, comme vous l'appelez tres bien, il s'est dit qu'il fallait se perdre pour elle et avec elle. Honneur a lui toujours! mais malheur a nous! Notre idee s'est deconsideree dans la personne de certains autres. Ce n'est pas le manque de succes qui la condamne: tant s'en faut. Mais c'est le manque de tenue et de consentement general. On avait mene la, par surprise et a l'aide d'une tromperie, des gens qui n'y comprenaient goutte, et il y a la dedans quelque chose de tres contraire au caractere francais, quelque chose qui sent la secte, quelque chose enfin que je ne puis souffrir et que je desavouerais hautement, si Barbes, Louis Blanc et vous n'aviez pas ete forces d'en subir la consequence fatale. Voila, mon cher ami, tout ce que j'avais besoin de vous dire, et ne faites pas fi du sentiment d'une femme. Les femmes et les enfants, toujours desinteresses dans les questions politiques, sont en rapport plus direct avec l'esprit qui souffle d'en haut sur les agitations de ce monde. J'ecrirai dans la _Vraie Republique_ quand meme, et sans y mettre aucune condition morale. Mais, au nom de la cause, au nom de la verite, je vous demande d'avoir le feu non moins vif, mais plus pur, la parole non moins hardie mais plus calme. Les grandes convictions sont sereines. Ne vous faites point accuser d'ambition personnelle. On suppose toujours que la passion politique cache cette arriere-pensee chez les hommes. Enfin, ecoutez-moi, je vous le demande, sans craindre que vous m'accusiez de presomption. J'ai pour moi l'enfance de l'ame et la vieillesse de l'experience. Mon coeur est tout entier dans ce que je vous dis; quand vous me connaitrez tout de bon, vous saurez que vous pouvez vous confier aveuglement a l'instinct de ce coeur-la. On m'a beaucoup conseille de me cacher aussi; mes amis m'ont ecrit de Paris que je serais arretee. Je n'en crois rien et j'attends. Je ne suis pas tres en surete non plus ici. Les bourgeois out fait accroire aux paysans que j'etais l'ardent disciple du _pere Communisme_, un gaillard tres mechant qui brouille tout a Paris et qui veut que l'on mette a mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de soixante. Cela ressemble a une plaisanterie, c'est pourtant reel. Hors de ma commune, on le croit et on promet de m'enterrer dans les fosses. Vous voyez ou nous en sommes. Je vis, pourtant tranquille, et je me promene sans qu'on me dise rien. Jamais les hommes n'ont ete si fervents... en paroles. Mais quelle lache et stupide education les habiles donnent aux simples! Bonsoir! cachez-vous encore. Vous n'auriez rien a craindre d'une instruction; mais on vous ferait perdre du temps, et cette reaction passera vite quant au fait actuel. Je crois que; quant au fait general, elle pourra durer quelques mois. Les vrais republicains se sont trop divises, le mal est la. Ecrivez-moi et brulez ma lettre. Courage et fraternite. G. SAND. CCLXXXI AU CITOYEN ARMAND BARBES, AU DONJON DE VINCENNES Nohant, 10 juin 1848. Je n'ai recu votre lettre qu'aujourd'hui 10 juin, cher et admirable ami. Je vous remercie de cette bonne pensee, j'en avais besoin; car je n'ai pas passe une heure, depuis le 15 mai, sans penser a vous et sans me tourmenter de votre situation. Je sais que cela vous occupe moins que nous; mais enfin il m'est doux d'apprendre qu'elle est devenue materiellement supportable. Ah! oui, je vous assure que je n'ai pas goute la chaleur d'un rayon de soleil sans me le reprocher, en quelque sorte, en songeant que vous en etiez prive. Et moi qui vous disais: "Trois mois de liberte et de soleil vous gueriront!" On m'a dit que j'etais _complice_ de quelque chose, je ne sais pas quoi, par exemple. Je n'ai eu ni l'honneur ni le merite de faire quelque chose pour la cause, pas meme une folie ou une _imprudence_, comme on dit; je ne savais rien, je ne comprenais rien a ce qui se passait; j'etais la comme curieux, etonne et inquiet, et il n'etait pas encore _defendu_, de par les lois de la Republique, de faire partie d'un groupe de badauds. Les nouvelles les plus contradictoires traversaient la foule. On a ete jusqu'a nous dire que vous aviez ete tue. Heureusement, cela etait dementi au bout d'un instant par une autre version. Mais quelle triste et penible journee! Le lendemain etait lugubre. Toute cette population armee, furieuse ou consternee, le peuple provoque, incertain, et a chaque instant, des legions qui passaient, criant a la fois: _Vive Barbes!_ et _A bas Barbes!_ Il y avait encore de la crainte chez les vainqueurs. Sont-ils plus calmes aujourd'hui apres tout ce developpement de terrorisme? j'en doute. Enfin, je ne sais par quel caprice, il parait qu'on voulait me faire un mauvais parti, et mes amis me conseillaient de fuir en Italie. Je n'ai pas entendu de cette oreille-la. Si j'avais espere qu'on me mit en prison pres de vous, j'aurais crie: _Vive Barbes_! devant le premier garde national que j'aurais trouve nez a nez. Il n'en aurait peut-etre pas fallu davantage; mais, comme femme, je suis toujours forcee de reculer devant la crainte d'insultes pires que des coups, devant ces sales invectives que les _braves_ de la bourgeoisie ne se font pas faute d'adresser au plus faible, a la femme, de preference a l'homme. J'ai quitte Paris, d'abord parce que je n'avais plus d'argent pour y rester, ensuite pour ne pas exposer Maurice a se faire _empoigner_; ce qui lui serait arrive s'il eut entendu les torrents d'injures que l'on exhalait contre tous ses amis et meme contre sa mere, dans cet immense corps de garde qui avait remplace le Paris du peuple, le Paris de Fevrier. Voyez quelle difference! Dans tout le courant de mars, je pouvais aller et venir seule dans tout Paris, a toutes les heures, et je n'ai jamais rencontre un ouvrier, un _voyou_ qui, non seulement ne m'ait fait place sur le trottoir, mais qui encore ne l'ait fait d'un air affable et bienveillant. Le 17 mai, j'osais a peine sortir en plein jour avec mes amis: l'_ordre_ regnait! Mais c'est bien assez vous parler de moi. Je n'ose pourtant pas vous parler de vous: vous comprenez pourquoi. Mais, si vous pouvez lire des journaux, et si la _Vraie Republique_ du 9 juin vous est arrivee, vous aurez vu que je vous ecrivais en quelque sorte avant d'avoir recu votre lettre. Ne faites attention dans cet article qu'au dernier paragraphe. Le reste est pour cet etre a toutes facettes qu'on appelle le public, la fin etait pour vous. Ah! mon ami, que votre foi est belle et grande! Du fond de votre prison, vous ne pensez qu'a sauver ceux qui paraissent compromis, et a consoler ceux qui s'affligent. Vous essayez de me donner du courage, au rebours de la situation normale qui me commande de vous en donner. Mon Dieu, je sais que vous n'en avez pas besoin, vous n'en avez que trop. Moi, je n'en ai pas pour les autres. Leurs malheurs me brisent, et le votre m'a jetee dans un grand abattement; j'ai peur de l'avenir, j'envie ceux qui n'ont peur que pour eux-memes et qui se preoccupent de ce qu'ils deviendront. Il me semble que le fardeau de leur angoisse est bien leger, au prix de celui qui pese sur mon ame. Je souffre pour tous les etres qui souffrent, qui font le mal ou le laissent faire sans le comprendre; pour ce peuple qui est si malheureux et qui tend toujours le dos aux coups et les bras a la chaine. Depuis ces paysans polonais qui veulent etre Russes, jusqu'a ces lazzaroni qui egorgent les republicains; depuis ce peuple intelligent de Paris, qui se laisse tromper comme un niais, jusqu'a ces paysans des provinces qui tueraient les _communistes_ a coups de fourche, je ne vois qu'ignorance et faiblesse morale en majorite sur la face du globe. La lutte est bien engagee, je le sais. Nous y perirons, c'est ce qui me console. Apres nous, le progres continuera. Je ne doute ni de Dieu ni des hommes; mais il m'est impossible de ne pas trouver amer ce fleuve de douleurs qui nous entraine, et ou, tout en nageant, nous avalons beaucoup de fiel. Adieu, cher ami et frere. Borie vous aime, allez! et Maurice aussi! Ils sont ici pres de moi. Si nous etions a Paris, nous irions vous voir, vous nous auriez deja vus, vous pouvez bien le croire, et, aussitot que nous irons, vous nous verrez. Adieu, adieu; ecrivez-moi si vous pouvez, et sachez bien que vous avez en moi une soeur, je ne dis pas aussi bonne, mais aussi devouee que l'autre. G. S. CCLXXXII A JOSEPH MAZZINT, A MILAN 15 juin 1848. Que peuvent faire ceux qui out consacre leur vie a l'idee d'egalite fraternelle, qui ont aime l'humanite avec ardeur, et qui adorent dans le Christ le symbole du peuple rachete et sauve? que peuvent faire les socialistes, en un mot, lorsque l'ideal quitte le sein des hommes, lorsque l'humanite s'abandonne elle-meme, lorsque le peuple meconnait sa propre cause? N'est-ce point ce qui menace d'arriver aujourd'hui, demain peut-etre? Vous avez du courage, ami; c'est-a-dire que vous garderez l'esperance. Moi, je garderai ma foi: l'idee pure et brillante, l'eternelle verite sera toujours dans mon ciel, a moins que je ne devienne aveugle. Mais l'espoir, c'est la croyance a un prochain triomphe de la foi, et je ne serais pas sincere si je disais que cette disposition de mon ame ne s'est point modifiee depuis deux mois. Je vois l'Europe civilisee se precipiter, par l'ordre de la Providence, dans la voie des grandes luttes. Je vois l'idee de l'avenir aux prises avec le passe. Ce vaste mouvement est un immense progres, apres les longues annees de stupeur qui ont marque un temps d'arret dans la forme des societes opprimees. Ce mouvement, c'est l'effort de la vie qui veut sortir du tombeau et briser la pierre du sepulcre, sauf a se briser elle-meme avec les debris. Il serait donc insense de desesperer; car, si Dieu meme a souffle sur notre poussiere pour la ranimer, il ne la laissera pas se disperser au vent. Mais est-ce une resurrection definitive vers laquelle nous nous elancons, ou bien n'est-ce qu'une agitation prophetique, un tressaillement precurseur de la vie, apres lequel nous dormirons, encore un peu de temps, d'un sommeil moins lourd, il est vrai, mais encore accables d'une langueur fatale? Je le crains. Quant a la France, la question est arrivee a son dernier terme et se pose sans detour, sans complication, entre la richesse et la misere. Elle pourrait encore se resoudre pacifiquement; les _pretendants_ ne sont point des incidents serieux, ils s'evanouiront comme des bulles d'ecume a la surface du flot. La bourgeoisie veut regner. Depuis soixante ans, elle travaille a realiser sa devise: _Qu'est-ce que le tiers etat? rien. Que doit-il etre? tout_. Oui, le tiers etat veut etre tout dans l'Etat, et le 24 fevrier l'a debarrasse de l'obstacle de la royaute. Il est donc indubitable que la France sera desormais une republique, puisque, d'une part, la classe la plus pauvre et la plus nombreuse aime cette forme de gouvernement, qui lui ouvre les portes de l'avenir, et que, de l'autre, la classe la plus riche, la plus influente, la plus politique trouve son compte a une oligarchie. Le suffrage universel fera justice, un jour, de cette pretention du tiers etat. C'est une arme invincible dont le peuple n'a pas encore su faire usage et qui s'est retournee contre lui-meme dans un premier essai. Son education politique se fera plus vite qu'on ne pense et l'egalite progressive, mais ininterrompue dans sa marche, peut et doit sortir du principe de sa souverainete de droit. Voila le fait logique, tel qu'il se presente de lui-meme. Mais les deductions logiques sont-elles toujours la loi reguliere de l'histoire des hommes? Non! le plus souvent, il y a une autre logique que celle du fait general: c'est celle du fait particulier, qui jette le desordre dans l'ensemble, et, chez nous, le fait particulier, c'est l'inintelligence de la situation dans la majorite du tiers etat. Cette inintelligence peut rendre violente et terrible notre nouvelle revolution, et, par des essais de domination liberticide, exasperer la souffrance des masses. Alors la marche solennelle du temps est rompue. La misere excessive n'appelle plus sa souffrance vertu, mais abjection. Elle invoque le secours de sa propre force, elle depossede violemment le riche et engage une lutte extreme ou la souverainete du but lui semble justifier tous les moyens. Epoques funestes dans la vie des peuples, que celles ou le vainqueur, pour avoir abuse, devient a son tour le vaincu! Les socialistes du temps ou nous vivons ne desirent point les solutions du desespoir. Instruits par le passe, eclaires par une plus haute intelligence de la civilisation chretienne, tous ceux qui meritent ce titre, a quelque doctrine sociale qu'ils appartiennent, repudient pour l'avenir le role tragique des vieux jacobins, et demandent a mains jointes a la conscience des hommes de s'eclairer et de se prononcer pour la loi de Dieu. Mais l'idee du despotisme est, par sa nature, tellement identique a l'idee de la peur, que la bourgeoisie tremble et menace a la fois. Elle s'effraye du socialisme a ce point de vouloir l'aneantir par la calomnie et par la persecution, et, si quelque parole prevoyante s'eleve pour signaler le danger, aussitot mille voix s'elevent pour crier anatheme sur le facheux prophete. "Vous provoquez a la haine, s'ecrie-t-on, vous appelez sur nous la vengeance. Vous _faites croire_ au peuple qu'il est malheureux, vous nous designez a ses fureurs. Vous ne le plaignez que pour l'exciter. Vous lui faites savoir qu'il est pauvre parce que nous sommes riches." Enfin ce que le Christ prechait aux hommes de son temps, la charite, l'amour fraternel, est devenu une predication incendiaire, et, si Jesus reparaissait parmi nous, il serait empoigne par la garde nationale comme factieux et anarchiste. Voila ce que je crains pour la France, ce Christ des nations, comme on l'a appelee avec raison dans ces derniers temps. Je crains l'inintelligence du riche et le desespoir du pauvre. Je crains un etat de guerre qui n'est pas encore dans les esprits, mais qui peut passer dans les faits, si la classe regnante n'entre pas dans une voie franchement democratique et sincerement fraternelle. Alors, je vous le declare, il y aura une grande confusion et de grands malheurs, car le peuple n'est pas mur pour se gouverner seul. Il y a dans son sein de puissantes individualites, des intelligences a la hauteur de toutes les situations; mais elles lui sont inconnues, elles n'exercent pas sur lui le prestige dont le peuple a besoin pour aimer et croire. Il n'a point confiance en ses propres elements, il vient de le prouver dans les elections de toute la France; il croit trouver des lumieres au-dessus de lui, il aime les grands noms, les celebrites, quelles qu'elles soient. Il chercherait donc encore ses sauveurs parmi les bourgeois pretendus democrates, socialistes ou autres, et il serait encore trompe; car, sauf quelques exceptions peut-etre, il n'existe point en France un partie democratique eclaire suffisamment pour exercer une dictature de salut public. S'en remettrait-il a la sagesse ou a l'inspiration d'un seul? Ce serait reculer et faire abstraction de tout le progres de l'humanite depuis vingt ans. Nul homme ne sera superieur a un principe, et le principe qui doit donner la vie aux societes nouvelles, c'est le suffrage universel, c'est la souverainete de tous. Ce n'est donc qu'avec le concours de tous, avec la bourgeoisie reactionnaire, comme avec la bourgeoisie democratique, comme avec les socialistes, que le peuple doit se gouverner. Il lui faut, pour s'eclairer, la lutte pacifique et legale de tous ces elements divers. Qu'une majorite democratique et sociale se dessine dans le sein de notre Assemblee, et nous sommes sauves avec le temps; mais, que ce soit une majorite definitivement reactionnaire et marchant a son but, la dissolution de l'ordre social commence, l'insolente chimere d'une republique oligarchique s'evanouit dans une crise extreme, et le hasard s'empare pour longtemps des destinees de la France. Voila ce qu'il n'est point permis de dire en France, a l'heure qu'il est sans s'attirer la haine des partis. La reaction appelle cette prevoyance un appel a la guerre civile. Le parti _modere_ sourit d'un air capable et meprise souverainement toute autre solution que celle qu'il pretend avoir et qu'il n'a point. Chaque coterie philosophico-politique a son homme, son fetiche qui pourrait sauver la Republique a lui tout seul et dont il n'est point permis de douter. Chaque ambitieux satisfait devient optimiste a l'instant meme; l'ambitieux mecontent declare que la Republique est perdue, faute de son concours. Au milieu de ces tiraillements de l'interet personnel, la foi au principe s'efface ou du moins l'intelligence de ce principe s'amoindrit dans les esprits. Toutes les frayeurs, comme tous les appetits de pouvoir, convergent vers le meme but, le respect de la representation nationale, l'appel jaloux a son omnipotence. Mais ce n'est point un respect sincere, ce n'est point une foi serieuse. Cette Assemblee, qui represente bien un principe, n'est pas un principe en action. C'est quelque chose de creux comme une formule; c'est l'image de quelque chose qui devrait etre; chaque nuance de l'opinion trouve la quelques noms propres qu'elle preconise; mais tout bas chacun se dit: "Excepte Pierre, Jacques et Jean, tous ces representants ne representent rien." Le nom propre est l'ennemi du principe, et pourtant il n'y a que le nom propre qui emeuve le peuple. Il cherche qui le representera, lui, l'eternel represente, et il cherche, dans les individualites extremes, ceux-ci M. Thiers, ceux-la M. Cabet, d'autres Louis Bonaparte, d'autres Victor Hugo, produit bizarre et monstrueux du vote, et qui prouve combien peu le peuple sait ou il va et ce qu'il veut. La question est pourtant facile a eclairer pour le peuple: "Etre ou ne pas etre;" mais il ignore les moyens. On a suscite, pour l'eblouir et lui donner le vertige, le grand fantome du mensonge politique, et, quand je dis le mensonge, c'est faire trop d'honneur a l'element bizarre et ridicule qui fait mouvoir l'opinion de la France en ce moment. Nous avons un mot trivial que vous traduirez par quelque equivalent dans votre langue: c'est le _canard_ politique. Tous les matins, une histoire merveilleuse, absurde, ignoble le plus souvent, part de je ne sais quels cloaques de Paris et fait le tour de la France, agitant les populations sur son passage, leur annoncant un sauveur nouveau, ou un ogre pret a les devorer, les livrant a de folles esperances ou a de sottes frayeurs, et se personnifiant, par une mysterieuse solidarite, dans les individus qui plaisent ou deplaisent aux diverses localites. Ce peuple intelligent mais credule et impressionnable, on travaille ainsi a l'abrutir; mais, comme ce n'est pas facile, on ne reussit qu'a l'exalter et a le rendre fou. Aussi nulle part il n'est tranquille, nulle part il ne comprend. Ici, il crie: "A bas la Republique! et vive l'egalite!" Ailleurs: "A bas l'egalite! et vive la Republique!". D'ou peut sortir la lumiere, au milieu d'un tel conflit d'idees fausses et de formules menteuses? De belles et nobles lois peuvent seules expliquer a la foule que la Republique est non pas la propriete de telle ou telle classe, de telle ou telle personne, mais la doctrine du salut de tous. Qui fera ces lois? Une Assemblee vraiment nationale. La notre malheureusement subit toutes les preventions et cede a toutes les influences qui font la perte des monarchies. Vous voyez, ami, combien il est difficile a une societe de se transformer sans combat et sans violence. Et pourtant notre ideal, a nous autres, c'etait d'arriver a cette transformation sans discorde civile, sans cette guerre impie des citoyens d'une meme nation les uns contre les autres. Je vous confesse que, la royaute mise de cote, apres ce court et glorieux elan du peuple de Paris, qu'on ne peut pas appeler un combat, mais qui fut bien plutot une manifestation puissante ou quelques citoyens se sont offerts a Dieu et a la France comme une hecatombe sacree, mon ame ne s'etait pas cuirassee au point d'envisager sans horreur l'idee de la guerre sociale. Je ne la croyais pas possible, et elle ne l'est point, en effet, de la part de ce peuple magnanime ou les idees sociales out assez penetre pour le rendre eminemment pacifique et genereux. Bourgeoisie aveugle et ingrate, qui ne voit point que ces idees l'ont sauvee en fevrier et qui essaye de tourner contre les socialistes une rage factice, excitee par elle dans le sein du peuple! Caste insensee, temeraire comme une royaute expirante, qui joue sa derniere partie, qui cherche son appui, comme les monarques d'hier, dans la force materielle, et qui, depuis trois mois, travaille a sa propre perte avec une ardeur deplorable! D'un bout de la France a l'autre, cette caste se donne le mot d'ordre et ne craint pas de jeter un cri de mort contre ceux qu'elle appelle des factieux, sans songer que ce meme peuple, qu'elle provoque contre lui-meme, peut perdre en un jour le fruit d'une civilisation morale acquise depuis vingt ans, et redevenir, sous le coup de la peur, du soupcon et de la colere, le peuple terrible a tous, le peuple de 93, qui fut la gloire farouche de son temps et qui serait la honte sanglante de la cause nouvelle! Esperons encore que notre peuple sera plus fort et plus grand que les passions funestes qu'on s'efforce de reveiller en lui. Esperons qu'il restera sourd a ces agents provocateurs qui veulent l'agiter a leur profit et qui s'imaginent qu'apres l'avoir dechaine contre nous, il ne se retournerait pas contre eux le lendemain. Il ne tient pas a la bourgeoisie reactionnaire que le peuple de France n'agisse comme les lazzaroni de Naples. Mais ce complot impie echouera, Dieu interviendra et peut-etre la caste des riches ouvrira-t-elle aussi les yeux. Nous, les amis de l'humanite, nous ne voulons pas que les riches soient punis, nous disons apres Jesus: "Qu'ils se convertissent et qu'ils vivent!" Prions pour qu'il en soit ainsi. Ah! qu'ils nous connaissent mal, ceux qui nous croient leurs ennemis et leurs juges implacables! Comment ne savent-ils pas qu'on ne peut pas aimer le peuple sans hair le mal que commettrait le peuple! comment ne voient-ils pas que l'oeuvre qu'ils accomplissent, en cherchant a rendre le peuple brutal et sanguinaire, nous est mille fois plus douloureuse que tout le mal qu'ils pourraient nous faire a nous-memes! Nous aimons le peuple comme notre enfant; nous l'aimons comme on aime ce qui est malheureux, faible, trompe et sacrifie; comme on aime ce qui est jeune, ignorant, pur encore, et portant en soi le germe d'un avenir ideal. Nous l'aimons comme on aime la victime innocente, disputee a la fatalite eternelle; comme on aime le Christ sur la croix, comme on aime l'esperance, comme on aime l'idee de la justice, comme on aime Dieu dans l'humanite! Peut-on aimer ainsi et vouloir que l'objet d'un tel amour s'avilisse dans la misere ou se souille dans le pillage? Demandez a la mere si elle souhaite que l'enfant de ses entrailles devienne un bandit et un assassin! Et pourtant voila ce dont on nous accuse. On dit que nos idees d'egalite fraternelle sont le tocsin du meurtre et de l'incendie, et; en disant cela, on sonne aux oreilles du peuple le tocsin du delire, on lui signale d'invisibles ennemis qu'on lui conseille d'etrangler. On marque la porte de nos maisons, on voudrait une Saint-Barthelemy d'heretiques nouveaux, on lui crie: "_Tue!_ afin qu'il n'y ait plus personne entre toi, peuple, et nous, bourgeoisie, et alors nous compterons ensemble." Le peuple ne tuera pas. Eh! que m'importerait a moi qu'il me tuat, si mon sang pouvait apaiser la colere du ciel et meme celle de la bourgeoisie? Mais le sang enivre et repand dans l'atmosphere une influence contagieuse. Le meurtre rend fou. L'injure meme, les mauvaises paroles, les cris de menace tuent moralement ceux qui les exhalent. L'education de la haine est une ecole d'abrutissement et d'impiete qui finit par l'esclavage. Bourgeois, bourgeois! rentrez en vous-memes. Parlez-nous de charite et de fraternite; car, apres que vous aurez tue moralement le peuple, vous vous trouverez en face des cosaques, des lazzaroni de Naples et des paysans de la Gallicie! CCLXXXIII A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, juillet 1818. Merci, mon amie; j'aurais ete inquiete de vous si vous ne m'aviez pas ecrit; car, au desastre general, on tremble, d'avoir a ajouter quelque desastre particulier. On souffre et on craint dans tous ceux qu'on aime. Je suis navree, je n'ai pas besoin de vous le dire, et je ne crois plus a l'existence d'une republique qui commence par tuer ses proletaires. Voila une etrange solution donnee au probleme de la misere. C'est du Malthus tout pur. Comment! miss Ashurst est arrivee au milieu de cette tragedie? Pauvre enfant! elle est venue assister aux funerailles de notre honneur. Elle est venue trop tard: elle n'aura pas vu la Republique. Embrassez-la pour moi; je suis contente qu'elle soit chez vous et j'ai la certitude que vous serez contentes l'une de l'autre. Je voudrais bien pouvoir vous aller embrasser toutes deux. Mais, d'ici a quelque temps, outre que je serais peut-etre hors d'etat de me conduire _prudemment_ a Paris, il faut que je tienne en respect par ma presence une bande considerable d'imbeciles de la Chatre qui parlent tous les jours de venir mettre le feu chez moi. Ils ne sont braves ni au physique ni au moral, et, quand ils viennent se promener par ici, je vais au milieu d'eux, et ils m'otent leur chapeau. Mais, quand ils ont passe, ils se hasardent a crier: _A bas les communisques!_ Ils esperaient me faire peur et s'apercoivent enfin qu'ils n'y reussissent pas. Mais on ne sait a quoi peuvent les pousser une douzaine de bourgeois reactionnaires qui leur font sur moi les contes les plus ridicules. Ainsi, pendant les evenements de Paris, ils pretendaient que j'avais cache chez moi Ledru-Rollin, deux cents communistes et quatre cents fusils! D'autres, mieux intentionnes, mais aussi betes, accouraient au milieu de la nuit pour me dire que ma maison etait cernee par des brigands, et ils le croyaient si bien, qu'ils m'ont amene la gendarmerie. Heureusement, tous les gendarmes sont mes amis et ne donnent pas dans les folies qui pourraient me faire empoigner un beau matin sans forme de proces. Les autorites sont pour nous aussi; mais, si on les change, ce qui est possible, nous serons peut-etre un peu persecutes. Tous mes amis ont quitte le pays, a tort selon moi. Il faut faire face a ces petits orages, eclaboussures inevitables du malheur general. Bonsoir, amie. Quels jours de larmes et d'indignation! J'ai honte aujourd'hui d'etre francaise, moi qui naguere en etais si heureuse! Quoi qu'il arrive, je vous aime. GEORGE. CCLXXXIV A M. GIRERD, REPRESENTANT DU PEUPLE A L'ASSEMBLEE NATIONALE, A PARIS Nohant, 6 aout 1848. Mon ami, Je suis en effet l'auteur du XVIe _Bulletin_, et j'en accepte toute la responsabilite _morale_. Mon opinion est et sera toujours que, si l'Assemblee nationale voulait detruire la Republique, la Republique aurait le droit de se defendre, meme contre l'Assemblee nationale. Quant a la responsabilite _politique_ du XVIe _Bulletin_, le hasard a voulu qu'elle n'appartint a personne. J'aurais pu la rejeter sur M. Ledru-Rollin, de meme qu'on aurait fort bien pu ne pas rejeter sur moi la responsabilite _morale_. Mais, dans un moment ou le temps manquait a tout le monde, j'aurais cru, moi, manquer a ma conscience, si j'avais refuse de _donner_ quelques heures du mien a un travail _gratuit_ autant comme argent que comme amour-propre. C'etait la premiere et ce sera probablement la derniere fois de ma vie que j'aurai ecrit quelques lignes sans les signer. Mais, du moment que je consentais a laisser au ministre la responsabilite d'un ecrit de moi, je devais accepter aussi la censure du ministre, ou des personnes qu'il commettait a cet examen. C'etait une preuve de confiance personnelle de ma part envers M. Ledru-Rollin, la plus grande qu'un ecrivain qui se respecte puisse donner a un ami politique. Il avait donc, lui, la responsabilite politique de mes paroles, et les cinq ou six _Bulletins_ que je lui ai envoyes ont ete examines. Mais le XVIe _Bulletin_ est arrive dans un moment ou M. Elias Regnault, chef du cabinet, venait de perdre sa mere. Personne n'a donc lu, apparemment, le manuscrit avant de l'envoyer a l'imprimerie. J'ignore si quelqu'un en a revu l'epreuve. Je ne les revoyais jamais, quant a moi. Un moment de desordre dans le cabinet de M. Elias Regnault, desordre qu'il y aurait cruaute et lachete a lui reprocher, a donc produit tout ce scandale, que, pour ma part, je ne prevoyais guere et n'ai jamais compris jusqu'a present. Comme, jusqu'a ce fameux _Bulletin_, il n'y avait pas eu un mot a retrancher dans mes articles, ni le ministre, ni le chef du cabinet n'avaient lieu de s'inquieter extraordinairement de la difference d'opinion qui pouvait exister entre nous. Apparemment, M. Jules Favre, secretaire general, qui, je crois, redigeait en chef le _Bulletin de la Republique_, etait absent, ou preoccupe aussi par d'autres soins. Il est donc injuste d'imputer au ministre ou a ses fonctionnaires le choix de cet article parmi trois projets rediges sur le meme sujet _dans des nuances differentes_. Je n'ai pas le talent assez souple pour tant de redactions et c'eut ete trop exiger de mon obligeance que de me demander trois versions sur la meme idee. Je n'ai jamais connu trois manieres de dire la meme chose, et je dois ajouter que le sujet ne m'etait point designe. Une autre circonstance que je me rappelle exactement et qu'il est bon d'observer, c'est que l'article avait ete envoye par moi le mardi 12 avril, alors qu'il n'etait pas plus question, dans mon esprit, des evenements du 16, que dans les previsions de tous ceux qui vivent comme moi en dehors de la politique proprement dite. Par suite de la preoccupation douloureuse du chef du cabinet, cet article n'a paru que le 16: c'est dire assez que, dans l'agitation ou se trouvaient alors les esprits, on a voulu a tort donner, a des craintes que j'avais emises d'une maniere generale, une signification particuliere. Voila ma reponse aux explications que tu me demandes. Pour ma part, il m'est absolument indifferent qu'on incrimine mes pensees: je ne reconnais a personne le droit de m'en demander compte et aucune loi n'autorise a chercher au fond de ma conscience si j'ai telle ou telle opinion. Or un ecrit que l'on compte soumettre a un controle _avant de le publier_, et que dans cette prevision, on ne se donne le soin ni de peser, ni de relire, est un _fait inaccompli_, ce n'est rien de plus qu'une pensee qui n'est pas encore sortie de la conscience intime. Mais peu importe ce qui me concerne. Je devais seulement a la verite et a l'amitie de te raconter ce qui entoure ce fait, c'est-a-dire la part qu'on accuse certaines personnes d'y avoir prise. Si le XVIe _Bulletin_ a ete un brandon de discorde _entre republicains_, ce que j'etais loin d'imaginer durant les cinq a dix minutes que je passai a l'ecrire, il ne fut pas ecrit du moins en prevision ou en esperance de l'evenement du 15 mai, que je n'approuve en aucune facon. Je crois que tu me connais assez pour savoir que, si je l'avais approuve avant et pendant, ce ne serait pas l'insucces qui me le ferai desavouer apres. A toi de coeur, mon ami. GEORGE SAND. CCLXXXV AU MEME Nohant, mardi 7 aout 1848. Mon ami, Quoique bien malade, je t'ai ecrit hier pour te donner, vite, les explications que tu me demandais et que tu desirais peut-etre, par amitie pour moi, pouvoir donner a quelques personnes. Il y a assez longtemps qu'on m'ennuie avec ce XVIe _Bulletin_. J'ai dedaigne de repondre a toutes les attaques indirectes des journaux de la reaction. Ma reponse, conforme a l'exacte verite, est dans la lettre que je t'ai envoyee hier et dont je t'autorise a faire l'usage que tu jugeras convenable, soit en la communiquant, soit en la faisant imprimer dans un journal de notre opinion. J'aurais pu l'ecrire plus tot; mais je voulais laisser a M. Ledru-Rollin le soin de desavouer ce _Bulletin_ comme il l'entendrait; les explications que le rapport pretend avoir recues de _hauts fonctionnaires_ ne sont pas conformes a la verite, et tu comprendras qu'il me plaise peu de passer pour son redacteur _paye_, apparemment, puisqu'on suppose que j'envoyais _divers_ projets, parmi lesquels on choisissait la _nuance_, je tiens a garder l'attitude qui me convient comme ecrivain, et a laquelle je n'ai jamais manque, ni comme dignite, ni comme modestie, ni comme desinteressement. Avise donc de toi-meme; car je prends ici conseil de toi, sur ce que tu dois faire de ma lettre. Je desire retablir la verite en ce qui me concerne, et c'est aussi defendre M. Ledru-Rollin que de me defendre moi-meme. C'est la seule occasion convenable peut-etre que j'aurai de le faire; car, le rapport oublie, il serait de mauvais gout de ramener sur moi l'attention pour un _fait personnel_, comme vous dites a l'Assemblee. Peut-etre aussi faut-il attendre que M. Ledru-Rollin s'en explique lui-meme? Conferes-en avec lui, ce sera utile, et montre-lui mes lettres si tu veux. Je te remercie, mon vieux frere, d'avoir pense a moi tout de suite; j'etais bien sure que tu aurais ce soin-la. Je crois que tu dois blamer, toi, l'homme de la douceur et de la prudence genereuse, la brutalite du _XVIe Bulletin_. Pardonne-moi ce peche, que je ne puis appeler un peche de jeunesse. Je ne reviendrai pas sur ce que je t'ai ecrit hier du fait _non accompli_ dans ma reflexion, et pourtant accompli par le vouloir d'un hasard singulier. Ma defense, la-dessus, n'est point trop metaphysique, elle est simple et meme naive, je crois. Mais, apres tout, je ne me repens pas _bien sincerement_, je le le confesse, de cette enormite. Je suis sincere en te disant que je n'ai jamais donne dans le 15 mai. L'Assemblee n'avait pas merite d'etre traitee si brutalement. Le peuple n'avait pas _droit_ ce jour-la. Il ne s'agissait pas pour lui de sauver la Republique par ces moyens extremes qu'il n'a mission d'employer, que dans les cas desesperes. D'ailleurs, il n'etait pas la, _le peuple_, puisqu'on ne s'est pas battu. Quelques groupes socialistes n'ont pas le droit d'_imposer_ leur systeme a la France qui recule; mais, quand je disais, dans l'abominable XVI^{e} _Bulletin_, que _le peuple_ a droit de sauver la Republique, j'avais si fort raison, que je remercie Dieu d'avoir eu cette inspiration si impolitique. Tout le monde l'avait aussi bien que moi; mais il n'y avait qu'une femme assez folle pour oser l'ecrire. Aucun homme n'eut ete assez bete et assez mauvaise tete pour faire tomber de si haut une verite si banale. Le hasard, qui est quelquefois la Providence, s'est trouve la pour que l'etincelle mit le feu. J'en rirais sur l'echafaud si cela devait m'y envoyer. Le bon Dieu est quelquefois si malin! Mais que M.-Ledru-Rollin s'en defende, je le veux de tout mon coeur, et je l'y aiderai tant qu'il voudra. Je l'eusse fait plus tot s'il ne m'eut dit que cela n'en valait pas la peine. Pourtant, puisque l'accusation de ce fait prend place dans les choses officielles, hatons-nous de dire la verite. Ce que je n'accepte pas, c'est que M. Elias Regnault, ou quelque autre (je ne sais pas qui), _arrange_ la verite a sa maniere. Je t'envoie une lettre que j'ai recue le 8 ou le 10 juin d'un Anglais qui n'est pas precisement de mes amis, mais qui m'est sympathique. Remets-la a Louis Blanc, et qu'il juge si elle peut lui etre utile. S'il veut des details sur le caractere et la position de M. Milnes, M. de Lamennais lui en donnera d'excellents, et, s'il y avait lieu a l'appel en temoignage, je suis sure qu'il le ferait de bon coeur. C'est un homme de verite et de sincerite, quoique un peu sceptique. Au reste, sa lettre le peint tout entier. Bonsoir, ami et frere. Toujours a toi. GEORGE SAND. CCLXXXVI A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULEME Nohant, 24 septembre 1848 Monsieur, Je viens bien tard repondre a une lettre que vous m'avez ecrite le 19 juillet dernier. Vous me l'aviez adressee a Paris, et, par un concours de circonstances trop long a vous expliquer ici, je ne l'ai recue que depuis peu de jours avec un paquet d'autres lettres. Vous me demandez si le socialisme combattait en juin a Paris. Je le crois, bien qu'aucun de mes amis, parmi les ouvriers, n'ait cru devoir prendre part a cette lutte effroyable. J'etais deja ici a cette epoque et je n'ai rien vu par moi-meme: je ne puis donc juger que par induction. Je crois que le socialisme a du combattre dans toutes ses nuances, parce qu'il y a de tout dans ce grand peuple de Paris, et meme des combinaisons d'idees et de doctrines que nous ne connaissons pas. Mais je ne crois pas que le socialisme ait suscite le mouvement ni qu'il l'ait dirige. Je doute qu'il l'eut domine et regle si les insurges eussent triomphe. Il y a eu, je crois, toute sorte de desespoirs dans cette melee, et, par consequent, toute sorte de fantaisies; car le desespoir en a, vous le savez, comme les maladies extremes. L'election de Louis Bonaparte a cote de celle de Raspail, doit nous expliquer un peu aujourd'hui la confusion de l'evenement de juin. En somme, il y a un grand fait qui domine tout, et je vous l'explique assez par le _mal de desespoir_. Le desespoir ne peut pas raisonner, il ne peut pas attendre. La est le malheur. Le peuple n'a pas eu confiance en l'Assemblee nationale, et, aujourd'hui, nous voyons bien que son instinct ne l'avait pas trompe; car l'Assemblee nationale, sauf une minorite republicaine meritante, et une infiniment petite minorite socialiste, enterre toutes les questions vitales de la democratie. Mais ce n'est point par le combat que le peuple triomphera d'ici a longtemps. On a trop effraye la bourgeoisie proprietaire. Elle croit qu'on veut tout lui ravir, l'argent et la vie, et elle trouve de l'appui dans la majorite du peuple, qui craint aussi pour l'ombre de propriete qu'elle possede ou qu'elle reve. Je crois que la question est retardee parce qu'elle est mal posee de part et d'autre. Il y a, selon moi, deux especes de proprietes: la propriete individuelle et la propriete sociale. Les bourgeois ne veulent reconnaitre que la premiere; certains socialistes, pousses a l'extreme par cette monstrueuse negation de la propriete sociale, ne veulent reconnaitre que la seconde. Cependant plus les societes se civilisent et se perfectionnent, plus elles etendent le fonds commun, pour faire contrepoids a l'abus et a l'exces de la propriete individuelle. Mais il doit aussi y avoir une borne a cette extension de la propriete commune; autrement, la liberte individuelle et la securite de la famille periraient. Aussi le ministre Duclerc avait une pensee vraiment sociale en voulant donner a l'Etat le monopole des chemins de fer et des assurances contre l'incendie. C'etaient des mesures parfaitement logiques et qui devaient s'etendre a mesure que la societe en aurait recueilli le benefice. Ainsi tout ce qui concerne les voies de communication, les routes, les canaux et les richesses qui, de leur nature, sont communes a tous, les grandes mesures financieres portant sur les hypotheques et qui peuvent mettre l'argent a bon marche, tout cela devra etre socialise avec le temps, pourvu que la bonne volonte y soit. Mais elle n'y est pas, la verite ayant ete outrepassee par les ecoles socialistes qui vont jusqu'a oter a l'individu, sa maison, son champ, son jardin, son vetement et meme sa femme. La peur, une peur pusillanime et furieuse en meme temps, s'est emparee de la bourgeoisie. Et puis les speculateurs qui, sous la derniere monarchie, se sont empares de ces richesses communes (et c'est en ce sens que Proudhon a raison de dire que la propriete, c'est le vol), ne veulent point restituer a la communaute ce qui est essentiellement du domaine commun. S'ils pouvaient, comme sous la feodalite, posseder les ponts, les chemins, les rivieres, les maisons et meme les hommes, ils trouveraient cela fort legitime, tant ils font peu, vis-a-vis de la communaute, la distinction du tien et du mien. Le peuple qui s'est battu en juin avait-il compris cette distinction? On le croirait a cause du fait de la dissolution des ateliers nationaux, qui a servi de cause ou de pretexte. Il semble qu'il ait pris les armes pour maintenir son droit au travail. Mais le fait accompli se presente si confusement et, je le repete, les dernieres elections de Paris sont si bizarres, qu'on ne sait plus que penser de la masse. Est-ce par haine de la dictature de Cavaignac qu'on ambitionne celle d'un neveu de Napoleon? Comment le savoir? Nous nous agitons dans une fournaise, et il est malheureux que le peuple ne connaisse pas sa vraie force. Elle est dans le suffrage universel qui le met toujours a meme de reparer ses fautes et de refaire sa constitution. Mais l'exces de sa souffrance la lui fait meconnaitre, et, dans les orages qu'il souleve, dans les voeux etranges qu'il emet lors des elections, il compromet le principe meme de sa souverainete. Cavaignac a peut-etre combattu le peuple pour lui conserver, malgre lui, cette inviolable souverainete. Je ne sais. Il faut croire cela pour ne pas le hair de s'etre fait, en apparence, l'executeur des hautes-oeuvres de la bourgeoisie. Voila, monsieur, mes idees sur notre malheur. Elles sont assez vagues, comme vous voyez; car on n'a pas l'esprit bien lucide quand le coeur est si profondement dechire. La foi dans l'avenir ne doit jamais etre ebranlee par ces catastrophes; car l'experience est un fruit amer et plein de sang; mais comment ne pas souffrir mortellement du spectacle de la guerre civile et de l'egorgement du peuple? Je vous remercie de la citation de Pascal que vous m'envoyez.--Elle est bien belle, en effet, et bien frappante. Vous me demandez dans quel journal j'ecris. Je n'ecris nulle part en ce moment du moins, je ne puis dire ma pensee sous l'etat de siege. Il faudrait faire aux pretendues necessites du temps des concessions dont je ne me sens pas capable. Et puis mon ame a ete brisee, decouragee pendant quelque temps. Elle est encore malade et je dois attendre qu'elle soit guerie. Agreez, monsieur, et faites agreer a vos amis, l'expression de mes sentiments fraternels. GEORGE SAND. CCLXXXVII A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 30 septembre 1848. Ami, Je ne sais si vous avez recu deux lettres que je vous ai ecrites a Milan, l'une pendant nos horribles evenements de juin, l'autre, quelque temps apres. Comme je vous sais plein de courage pour ecrire a ceux qui vous aiment, je presume, si vous ne m'avez pas repondu, que vous n'avez rien recu. Dieu sait quels obstacles peuvent etre entre nous! Je n'en verrais le motif de la part d'aucune police europeenne; car nous sommes desormais de ceux qui conspirent au grand jour. Mais, enfin, nous vivons dans un temps ou toutes choses ne s'expliquent pas. Si vous recevez celle-ci, ayez la bonte de me faire savoir, ne fut-ce que par un mot, que vous savez que je pense a vous. Heureusement, j'ai eu de vos nouvelles par Eliza Ashurst. Presque toutes les lettres que vous avez ecrites a ses parents lui ont ete adressees a Paris, d'ou elle me les a envoyees ici, d'ou, enfin, je les renvoie a Londres. Vous voyez que vos petits bouts de papier circulent beaucoup et interessent plus d'une famille. J'ai donc su vos malheurs, vos douleurs, vos agitations; je n'avais pas besoin de les lire pour les apprecier. Je n'avais qu'a interroger mon propre coeur pour y trouver toutes vos souffrances, et je sais que vous avez du ressentir aussi les miennes. Ce qui s'est passe a Milan est mortel a mon ame, comme ce qui s'est passe a Paris doit etre dechirant pour la votre. Quand les peuples combattent pour la liberte, le monde devient la patrie de ceux qui servent cette cause. Mais votre situation est plus logique et plus claire que la notre, quoiqu'il y ait au fond les memes elements. Vous avez l'etranger devant vous et les crimes de l'etranger s'expliquent comme la lutte du faux et du vrai. Mais nous qui avons tout recouvre en fevrier, et qui laissons tout perdre, nous qui nous egorgeons les uns les autres sans aller au secours de personne, nous presentons au monde un spectacle inoui. La bourgeoisie l'emporte, direz-vous, et il est tout simple que l'egoisme soit a l'ordre du jour. Mais pourquoi la bourgeoisie l'emporte-t-elle, quand le peuple est souverain, et que le principe de sa souverainete, le suffrage universel, est encore debout? Il faut enfin ouvrir les yeux, et cette vision de la realite est horrible. La majorite du peuple francais est aveugle, credule, ignorante, ingrate, mechante et bete; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorite sublime dans les villes industrielles et dans les grands centres, sans aucun lien avec le peuple des campagnes, et destinee pour longtemps a etre ecrasee par la majorite vendue a la bourgeoisie. Cette minorite porte dans ses flancs le peuple de l'avenir. Elle est le martyr veritable de l'humanite. Mais, a cote d'elle et autour d'elle, le peuple, meme celui qui combat avec elle en de certains jours, est monarchique. Nous qui n'avons pas vu les journees de juin, nous avons cru, jusqu'a ce moment, que les faubourgs de Paris avaient combattu pour le droit au travail. Sans doute, tous l'ont fait instinctivement; mais voici des elections nouvelles qui nous donnent le chiffre des opinions formulees. La majorite est a un pretendant, ensuite a un juif qui paye les votes, et enfin, en nombre plus limite, aux socialistes. Et, pourtant, Paris est la tete et le coeur des socialistes. De leur cote, les chefs socialistes ne sont ni des heros ni des saints. Ils sont entaches de l'immense vanite et de l'immense petitesse qui caracterisent les annees du regne de Louis-Philippe. Aucune idee ne trouve la formule de la vie. La majorite de la Chambre vote la mort du peuple, et le peuple en masse ne se leve pas sous le drapeau de la Republique. Il faut a ceux-ci un empereur, a ceux-la des rois, a d'autres des revelateurs bouffis et des theocrates. Nul ne sent en lui-meme ce qu'il est et ce qu'il doit etre. C'est une effrayante confusion, une anarchie morale complete et un etat maladif ou les plus courageux se decouragent et souhaitent la mort. La vie sortira, sans aucun doute, de cette dissolution du passe, et quiconque sait ce que c'est qu'une idee ne peut etre ebranle dans sa foi, en tant que principe. Mais l'homme n'a qu'un jour a passer ici-bas, et les abstractions ne peuvent satisfaire que les ames froides. En vain nous savons que l'avenir est pour nous; nous continuons a lutter et a travailler pour cet avenir que nous ne verrons pas. Mais quelle vie sans soleil et sans joies! quelle lourde chaine a porter! quels ennuis profonds! quels degouts! quelle tristesse! Voila le pain trempe de larmes qu'il nous faut manger. Je vous avoue que je ne puis accepter de consolations et que l'esperance m'irrite. Je sais aussi bien que qui que ce soit qu'il faut aller en avant; mais ceux qui me disent que c'est pour traverser _en personne_ de plus riantes contrees, sont des enfants qui se croient assures de vivre un siecle. J'aime mieux qu'on me laisse dans ma douleur. J'ai bien la force de boire le calice, je ne veux pas qu'on me dise qu'il est de miel quand j'y vois le sang et les larmes de l'humanite. J'ai vu votre amie Eliza. Elle est venue passer quelques jours ici. Nous avons beaucoup parle de vous; mais je vous dirai tout franchement qu'elle m'a fait un effet tout oppose a celui que vous avez produit sur moi. Apres vous avoir vu, je vous ai aime beaucoup plus qu'auparavant, tandis qu'avec elle, c'est le contraire. Elle est tres bonne, tres intelligente, elle doit avoir de grandes qualites. Mais elle est infatuee d'elle-meme, elle a le vice du siecle, et ce vice ne me trouve plus tolerante comme autrefois; depuis que je l'ai vu, comme un vilain ver, ronger les plus beaux fruits et porter son poison sur tout ce qui pouvait sauver le monde. Je crains que la lecture de mes romans ne lui ait ete mauvaise et n'ait contribue, en partie, a l'exalter dans un sens qui n'est pas du tout le mien. L'_homme_ et la _femme_ sont tout pour elle, et la question de _sexe_, dans une acception ou la pensee de l'homme ni celle de la femme ne devrait s'arreter exclusivement, efface chez elle la notion de l'_etre humain_, qui est toujours le meme etre et qui ne devrait se perfectionner ni comme homme ni comme femme, mais comme ame et comme enfant de Dieu. Il resulte de cette preoccupation, chez elle, une sorte d'etat hysterique dont elle ne se rend pas compte, mais qui l'expose a etre la dupe du premier drole venu. Je crois sa conduite chaste, mais son esprit ne l'est pas et c'est peut-etre pire. J'aimerais mieux qu'elle eut des amants et n'en parlat jamais que de n'en point avoir et d'en parler sans cesse. Enfin, apres avoir cause avec elle, j'etais comme quelqu'un qui a mange un mauvais aliment et qui souffre de l'estomac. J'ai ete sur le point de le lui dire, et c'etait peut-etre mon devoir. Mais je m'apercevais que cela l'irriterait et je n'etais pas sure de lui faire utilement de la peine. Elle a pour vous, du reste, une sorte d'adoration, un culte, dont vous devez lui savoir gre, car il est sincere et profond. Mais encore, en me parlant de vous, elle m'a impatientee sans le savoir. Elle voulait avoir mon opinion sur le sentiment que vous avez _pour les femmes_, et, pour me debarrasser d'une si sotte question, je lui ai dit un peu brusquement que vous ne deviez pas les aimer du tout, que vous n'en aviez pas le temps; et qu'avant les femmes il y avait pour vous _les hommes_, c'est-a-dire l'humanite, qui comprend les deux sexes a un point de vue plus eleve que celui des passions individuelles. La-dessus, elle s'est animee et m'a parle de vous comme d'un heros de roman, ce qui me blessait et m'ennuyait enormement. Enfin, une veritable Anglaise, prude sans pudeur; et c'est aussi un veritable Anglais, car l'esprit n'a pas de sexe, et chaque Anglais se croit le plus bel homme de la plus belle nation qu'il y ait au monde. Et, pourtant, je sens qu'il faut de l'indulgence avec ces heureux etres qui trouvent encore, dans les petites satisfactions ou dans les petites illusions de leur amour-propre, un refuge contre le malheur des temps. Nous sommes bien a plaindre, nous qui ne pouvons plus vivre en tant qu'individus et qui sommes dans l'humanite en travail, comme les vagues dans la mer battues de l'orage. Vous avez revu votre soeur et votre mere, c'est toujours cela de pris! Je ne vous parle pas de mes chagrins domestiques. Ils sont toujours les memes et ne changeront pas. Mon interieur est du moins tranquille et doux, mon fils toujours bon et calme; et les deux autres enfants que vous connaissez, laborieux et affectueux autour de moi. Je ne demande rien a Dieu pour moi-meme, je ne le prie meme pas de me preserver des cuisantes douleurs qui me viennent d'ailleurs. Je lui demande d'oter aux autres les peines dont je souffre. Mais c'est encore lui demander plus que sa terrible loi n'a voulu accorder a notre race infortunee. Adieu, ami; je vous aime. G. SAND. CCLXXXVIII A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULEME Nohant, 14 octobre 1818. Monsieur, Les idees que je vous ai exprimees au courant de la plume dans ma derniere lettre sont trop incompletes pour etre publiees. On peut faire sans ceremonie un echange d'idees par lettres; mais il ne faut soumettre au public que ce qu'on a travaille de son mieux et cela, non par respect de soi-meme et vanite d'ecrivain, mais par respect pour l'idee meme qu'on doit presenter sous la meilleure forme possible. Je m'occupe en ce moment, avec un de mes amis, d'un travail aussi complet, et pourtant aussi court et aussi simple que nous pouvons le resumer, sur la question que je vous ai exposee rapidement dans ma lettre. Cette brochure[1] paraitra incessamment et je vous en enverrai plusieurs exemplaires. Si le principe developpe ainsi vous parait juste et satisfaisant, vous pourrez, par l'action que vous exercez autour de vous, lui donner une extension et l'appuyer de preuves nouvelles; car une idee n'est a personne et son application est l'oeuvre de tous. Je vous remercie des paroles affectueuses et sympathiques que vous m'adressez personnellement. Mes sentiments n'ont de valeur que parce qu'ils repondent au sentiment des ames genereuses, et qu'ils le confirment comme ils sont confirmes par lui. Agreez, monsieur, pour vous et vos amis, l'expression de mon devouement fraternel. GEORGE SAND Je rouvre ma lettre pour repondre a une question que vous m'adressiez, et j'y repondrai mal, parce que je suis comme vous dans de grandes incertitudes en face du fait politique. D'abord, je pense etre d'accord avec vous sur ce point: l'institution de la presidence est mauvaise et c'est une sorte de restauration demi-monarchique. Ensuite (le president accorde), faut-il qu'il soit nomme par le peuple ou par l'Assemblee nationale? En principe, il doit etre nomme par le peuple, tous les democrates sont d'accord la-dessus; car le contraire est le retablissement du suffrage a deux degres. Mais, en fait, des republicains tres sinceres ont vote pour la nomination par l'Assemblee, pensant que les besoins de la politique exigeaient cette infraction au principe. Moi, j'avoue que je deteste ce qu'on appelle aujourd'hui la politique, c'est-a-dire cet art maladroit, peu sincere et toujours dejoue dans ses calculs par la fatalite ou la Providence, de substituer a la logique et a la verite des previsions, des ressources, des transactions, la raison d'Etat des monarchies, en un mot. Jamais l'instinct du peuple ne ratifiera les actes de la politique proprement dite, parce que l'instinct populaire est grand quand Dieu souffle sur lui, tandis que l'esprit de Dieu est toujours absent de ces conciliabules d'individus ou l'on fabrique avec de grands moyens de si petits expedients. Pourtant, le peuple va se tromper et manquer de lumiere et d'inspiration dans le choix de son president. Du moins, on le prevoit et on craint l'election du pretendant. Qu'y faire? En lui laissant son droit, on lui laisse au moins l'intelligence et la foi du principe, et il vaut mieux qu'il en fasse, au debut, un mauvais usage que s'il perdait la notion de son droit et de son devoir en secondant avec prudence et habilete les exigences de la politique. S'il fait un mauvais choix, il pourra aussi le defaire, au lieu que, s'il ne fait pas de choix du tout, il n'y aura pas de raison pour qu'il ne subisse pas celui qu'on aura fait a sa place. [1] _Travailleurs et Proprietaires_, par Victor Borie. CCLXXXIX A M. ARMAND BARBES, AU DONJON DE VINCENNES Nohant, 1er novembre 1848. Cher ami, Je suis toute triste et consternee de n'avoir pas de vos nouvelles depuis si longtemps. Je sais que vous vous portez bien (si on ne me trompe pas pour me rassurer!). Mais je suis inquiete quand meme, parce que j'esperais que vous pourriez m'ecrire, et apparemment vous ne l'avez pas pu. N'avez-vous pas recu une lettre de moi, une seule; car on ne m'a pas fourni, depuis, d'autre occasion, et d'autre moyen de vous ecrire. Je n'ose vous rien dire; d'ailleurs, que vous dirais-je que vous ne sachiez aussi bien que moi? Les evenements sont tristes et sombres partout; mais l'avenir est toujours clair et beau pour ceux qui ont la foi. Depuis mai, je me suis mise en prison moi-meme dans ma retraite, qui n'est point dure et cruelle, comme la votre, mais ou j'ai peut-etre eu plus de tristesse et d'abattement que vous, ame genereuse et forte! j'y ai meme ete moins en surete; car on m'a fait beaucoup de menaces. Vous savez que la peur n'est point mon mal, et nous sommes de ceux pour qui la vie n'est pas un bien, mais un rude devoir a porter jusqu'au bout. Cependant, ces cris, ces menaces me faisaient mal, parce que c'etait l'expression de la haine, et c'est la notre calice. Etre hai et redoute par ce peuple pour qui nous avons subi physiquement ou moralement le martyre depuis que nous sommes au monde! Il est ainsi fait et il sera ainsi tant que l'ignorance sera son lot. Pourtant, on me dit que partout il commence a se reveiller, et en bien des endroits on crie aujourd'hui: "Vive Barbes!" la ou l'on criait naguere (et c'etaient souvent les memes hommes): "Mort a Barbes!"--Eh! mon Dieu, me disais-je, ce martyre, il l'a deja subi mille et mille fois, et il l'a cherche a tous les instants de sa vie. C'est sa destinee d'etre le plus hai et le plus persecute, parce qu'il est le plus grand et le meilleur." Je fais souvent des chateaux en Espagne, c'est la ressource des ames brisees. Je m'imagine que, quand vous sortirez d'ou vous etes, vous viendrez passer un an ou deux chez moi. Il faudra bien que nous nous tenions tous cois, sous le regne du president, quel qu'il soit; car la partie, comme vous l'entendiez, est perdue pour un peu de temps. Le peuple veut faire un nouvel essai de monarchie mitigee: il le fera a ses depens, et cela l'instruira mieux que tous nos efforts. Pendant ce temps-la, nous reprendrons des forces dans le calme, nous apprendrons la patience dans les moyens, les partis s'epureront et l'ecume se separera de la lie. Enfin, la nation murira, car elle est moitie verte et moitie pourrie... Et peut-etre que, dans cet intervalle, nous aurons les seuls moments de bonheur que vous et moi aurons connus dans notre vie. Il nous sera permis de respirer, et l'air de mes champs, l'affection et les soins de ma famille vous feront une nouvelle sante et une nouvelle vie... Laissez-moi faire ce reve. Il me console et me soutient dans l'epreuve que vous subissez. Adieu. L'ami, l'ami qui vous porte ma lettre, essayera de vous voir. S'il ne le peut, il essayera de vous la faire tenir et de me rapporter un mot de vous. Mon fils vous embrasse tendrement et nous vous aimons. GEORGE. CCXC A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 22 novembre 1848. Mon ami, Je vous croyais rentre en Italie, je ne savais ou vous prendre; cette energique proclamation de vous, que j'ai lue dans les journaux, n'indiquait point ou vous etiez. Vous avez une existence difficile a suivre materiellement, et le coeur seul s'attache a vos pas, au milieu de mille anxietes douloureuses. Comment pouviez-vous croire que vous m'aviez fachee? Est-ce jamais possible? Non, non, je ne le crois pas. Vous me gronderiez bien fort que je baisserais la tete, reconnaissant que vous en avez le droit et le devoir. Mais, bien loin de la, votre avant-derniere lettre etait pleine de tendresse et de douceur comme toutes les autres, et vous ne songiez qu'a me consoler et a m'encourager. Quand je ne vous ecris pas, dans le doute de votre situation, c'est par une crainte instinctive de vous compromettre si vous vous trouviez dans des circonstances plus perilleuses que de coutume. Tenez-moi donc toujours au courant, ne fut-ce que par un mot. De mon cote, je vous ecrirai un mot seulement pour vous dire que je pense a vous, quand je craindrai que ma pensee sur les evenements ne vous arrive mal a propos. Mais vous le savez bien, que je pense a vous sans cesse, et, pour ainsi dire, a toute heure. Votre souvenir n'est-il pas lie a toutes mes pensees sur le present et l'avenir de l'humanite? N'etes-vous pas un de ces travailleurs infatigables du _grand-oeuvre_ des temps modernes? Ouvriers qui peuvent bien se compter entre eux; car ceux de la douzieme heure forment les masses et il en est peu qui ne se corrompent pas ou ne se rebutent pas, au milieu de tant de revers! Sans doute l'avenir est a nous; mais irons-nous jusqu'a l'avenir? Peu importe! dites-vous; oui, peu importe pour nous qui sommes devoues. Mais combien souffrent sans comprendre, et sans pouvoir s'adjurer eux-memes! combien succombent dans le pelerinage, et comment ne pas pleurer amerement sur les mourants qu'on laisse derriere soi! Notre route est semee de cadavres, et, tandis que l'ennemi fait des cadavres veritables par le fer et le feu, nous sommes environnes de decouragements et de desespoirs qui s'asseyent au bord du chemin et refusent d'aller plus loin. L'etat moral de la France, en ce moment, est une retraite de Russie. Les soldats sont pris de vertige et se battent entre eux pour mourir plus vite. Voyez les socialistes divises, exasperes, furieux, au moment ou toutes les nuances de l'idee democratique devraient se reunir et se retourner contre l'ennemi commun! Mais il y a la dedans quelque chose de fatal. Ce ne sont pas seulement les orgueilleux et les intolerants qui ne savent quel nom opposer a celui du pretendant: ce sont les ames honnetes et modestes, ce sont les serviteurs les mieux disciplines de la cause, qui reculent effrayes devant une adhesion a donner au proconsul algerien, au mitrailleur des faubourgs. Lui seul peut nous sauver, dit-on. Sauver notre parti, peut-etre! Encore c'est tres douteux, d'apres sa conduite recente. Mais le peuple est-il un parti? Et cet homme a-t-il la moindre intelligence des besoins du peuple, la moindre sympathie pour ses souffrances, la moindre pitie pour ses egarements? Si nous lui opposons Ledru-Rollin, quelle garantie nous donne ce caractere impressionnable et capricieux dont on ne saurait dire, depuis le 4 mai, s'il est pour le peuple ou pour une certaine bourgeoisie democratique qui n'est pas le peuple, et qui manque d'intelligence au premier chef! Je vais vous envoyer la constitution de Leroux. C'est savant, ingenieux, et tres bon a lire dans un temps de calme et de speculation philosophique. Mais toutes ces formes symboliques, et ces systemes _a priori_ ne repondent en rien aux besoins, aux possibilites du moment. C'etait facile a tourner en ridicule, on l'a fait, et cet ecrit n'a servi a rien. Proudhon est bien plus fort que lui dans les theories absolues et personnelles. Mais c'est l'esprit de Satan, et malheur a nous si nous mettons ainsi l'ideal a la porte! Leroux en a trop; mais, pour n'en point avoir du tout, Proudhon n'est pas plus praticable. Ces esprits-la en cherchent trop long. Il n'en faudrait pas tant pour nous sauver. Je vous enverrai une brochure de Lamennais, et ce que je pourrai rassembler ici, avec un livre que mon ami Borie vient de faire et dont j'ai ecrit l'introduction. Vous m'en direz votre avis. Je ne veux pas vous parler des evenements de l'Italie et de ceux qui particulierement vous interessent. Il me semble qu'il ne le faut pas, par prudence pour vous. Vous me tiendrez au courant, tant que vous pourrez, et vous savez si je m'y interesse, si je me tourmente, si je m'afflige et si j'espere et souffre comme vous et avec vous! Mes enfants vous aiment et me chargent de vous le dire. J'ai toujours _hors de la maison_, les memes douleurs de famille. Je travaille, j'attends le 10 decembre comme tout le monde. Il y a la un gros nuage, ou une grande mystification, et il faut s'avouer impuissant devant cette fatalite politique d'un nouvel ordre dans l'histoire: _le suffrage universel_. Adieu, ami. A vous de toute mon ame. GEORGE. CCXCI A M. ARMAND BARBES, AU DONJON DE VINCENNES Nohant, 8 decembre 1848. Cher ami, Voila trois ou quatre lettres que je vous ecris, que je fais porter a Paris, et qu'on ne trouve pas le moyen de vous faire passer, apparemment parce qu'on s'y prend mal, ou qu'il y a entre vous et moi un guignon particulier. Je vous envoie la derniere, pour que vous voyiez que je n'ai pas cesse de penser a vous. Cette fois, on m'assure qu'on reussira a vous faire tenir ma lettre. Ce qui fait que je n'insiste pas trop, c'est que je n'ai rien de presse et de particulier a vous dire en fait de politique. Sur ce chapitre-la, je sais ce que vous pensez et vous savez ce que je pense. Ce a quoi je tiens, c'est que vous ne croyiez pas que je vous oublie un seul instant, vous _le meilleur de tous_. Ce qui se passe au dehors, vous le savez sans doute. Je presume que vous n'etes pas prive de journaux, bien qu'apres tout, ce serait peut-etre un bonheur d'ignorer combien une partie de la France est absurde, aveugle, egaree en ce moment-ci. Mais, malgre l'engouement pour l'Empire, qui est le mauvais cote de l'esprit public, il y a, d'autre part, un changement sensible, un progres reel dans les idees. Cela est surtout frappant dans nos provinces, ou les questions de personnes s'amoindrissent pour faire place, je ne dirai pas a des questions, mais a des besoins de principes. Je ne suis guere contente, pour ma part, de nos socialistes: ces divisions, ces fractionnements sentent l'orgueil et l'intolerance, defauts inherents au role d'_homme a idees_, et que je leur ai toujours reproche, vous le savez. Mais la volonte de Dieu est que nous marchions ainsi et que nos disputes servent a l'instruction du peuple, puisque nous ne savons pas l'instruire par de meilleurs exemples. Pourvu que ce but soit atteint, qu'importe que tels ou tels laissent un nom plus ou moins pur! Le votre, grace au ciel, sera toujours un symbole de grandeur et de sainte abnegation. Si vous aviez de l'orgueil, cela vous consolerait de votre martyre; mais l'orgueil n'est pas votre fait, vous etes au-dessus de lui, et vous ne pouvez vous consoler que par l'esperance de jours meilleurs pour l'humanite. Ces jours viendront; les verrons-nous? qu'importe? Travaillons toujours. Moi, je prends aisement mon parti de tous les deboires personnels. Mais j'avoue que je manque de courage pour la souffrance de ceux que j'aime, et que, depuis le 15 mai et le 25 juin, j'ai l'ame abattue par votre captivite et par les malheurs du proletaire. Je trouve ce calice amer et voudrais le boire a votre place. Adieu; ecrivez-moi si vous pouvez, ne fut-ce qu'un mot. Je fais toujours le reve que vous viendrez ici et que vous consentirez a vous reposer pendant quelque temps de cette vie terrible que vous endurez avec trop de stoicisme. Je ne comprends rien aux lenteurs ou plutot a l'inaction du pouvoir en ce qui vous concerne. Il me semble que vous devez etre acquitte infailliblement si vous daignez dire la verite de vos intentions, et repondre un mot a vos accusateurs. Maurice me charge de vous dire qu'il vous aime. Si vous saviez comme nous parlons de vous en famille! Adieu encore. Votre soeur, GEORGE. CCXCII A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULEME Nohant, 13 fevrier 1849. Permettez-moi, citoyen de defendre le travail de mon ami aupres des votres et de vous-meme[1]. Il ne me semble pas que ce travail soit incomplet a son point de vue et vous en seriez plus satisfait si vous vous detachiez du votre, comme j'ai ete obligee de le faire pour le mien propre. Mais remarquez bien que ce petit livre, est, quoique sous une forme modeste, un livre de philosophie, l'examen d'un principe, bien plutot qu'un livre de pratique sociale, d'economie politique. Il s'agissait de poser ce principe et de savoir s'il etait juste, s'il etait admissible. Il vous parait tel puisque vous acceptez la preface. Le livre n'est que le developpement historico-philosophique de ce principe, que je repete ici pour mieux nous entendre: La propriete est de deux natures. Il y a une propriete commune, il y a une propriete individuelle. Lorsqu'en causant, nous arrivames a cette formule, M. Borie et moi, notre premier cri fut celui: "Il n'y a guere d'idees nouvelles, et ce que nous avons trouve la, n'est probablement qu'une reminiscence. Si nous avions tous nos souvenirs bien presents, nous verrions que nous avons lu cela dans les philosophes de toute l'humanite." Quant a moi, je n'ai pas d'instruction, quoique j'aie beaucoup lu. Mais je manque de precision dans la memoire. M. Borie, etant beaucoup plus jeune, eut plus de facilite a retrouver les textes que je n'en aurais eu, et c'est pourquoi il fit tres vite ce travail, que j'aurais fait tres lentement. Il me semble aussi que son point de depart, car ses opinions ne sont pas absolument les miennes, donnait plus de force a son raisonnement sur la propriete commune. On devait l'accepter mieux de la part d'un esprit hostile au communisme absolu que de la mienne; car, moi, j'ai longtemps cru au communisme absolu de la propriete et peut-etre que, meme en admettant une propriete individuelle, comme je le fais aujourd'hui, je ferais cette derniere part si petite, que peu de gens s'en contenteraient. Maintenant, ce que vous reprochez a M. Borie, c'est de n'avoir pas donne un moyen pratique, en definissant d'une maniere nette et absolue, ce qui est du domaine de la propriete individuelle et ce qui est de celui de la propriete commune. Voila ou, je crois, l'auteur devait s'arreter dans un petit ouvrage de cette nature; car les moyens sont toujours une chose arbitraire, une chose essentiellement discutable et modifiable, une chose enfin qui, proposee aujourd'hui par un individu, devient aussitot beaucoup meilleure si beaucoup d'individus prennent le temps de l'examiner et de la perfectionner. La nature des moyens, selon moi, importe fort peu a priori; et la nature des principes nous est tres necessaire. Croyez-vous que, le jour ou les hommes seront d'accord sur les principes de justice et de fraternite, ils seront a court de moyens? Croyez-vous donc que, meme dans ce moment-ci, les moyens n'abondent pas? Est-ce l'intelligence de la pratique qui fait defaut en France? Nullement. Il y a des moyens a remuer a la pelle, et, si nous avions une Assemblee legislative composee de socialistes intelligents (certes on en trouverait bien assez pour remplir le Palais-Bourbon), on verrait plus d'un homme de genie apporter son moyen. Ces moyens differeraient; mais, si la meme religion sociale unissait les intelligences, on s'entendrait, et, d'amendements en amendements, on formulerait des lois equitables et vraies qui sauveraient la societe. Croyez-vous qu'en fait de moyens, Proudhon n'ait pas, dans sa banque, de quoi rendre la vie materielle a ce corps epuise? Et croyez-vous qu'il n'y ait pas d'autres grandes intelligences financieres qui vegetent dans l'obscurite, par impuissance de se produire? Je dis donc que proposer un moyen pur et simple est une chose puerile, si on ne se sent pas specialement l'homme du moyen, et si on n'a pas, en outre, le _moyen_ de propager son _moyen_. C'est dans un concile social, ou du haut d'un journal tres repandu, ou du droit d'une grande capacite _pratique_, qu'on peut venir proposer un systeme _pratique_. Mais disseminer le travail des esprits sur une multitude de propositions isolees, c'est ce que je desapprouve. C'est cette multitude de systemes pratiques qui nous a empeches d'en suivre un seul au debut de la Revolution. En ce moment, Proudhon parle, et, bien qu'il ne s'inquiete point des principes qui nous preoccupent, je suis d'avis qu'il nous faut l'etudier attentivement et nous tenir prets a le seconder, s'il est seulement dans la route, ou sur la pente du vrai dans la pratique; car autre chose est de cultiver en soi une religion, et autre chose est de la pratiquer dans la communaute et le consentement de ses semblables. Il faut bien que chacun fasse une concession pour arriver a l'accord qui seul rend la pratique possible, et c'est ce que ferait probablement Proudhon, s'il se trouvait dans un concile organisateur, en presence d'esprits de sa force, agissant vers un but commun. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre; mais, si vous ne me comprenez pas, il y a de ma faute. Voici ce que je veux dire en resume: C'est que nous devons travailler serieusement a degager en nous les principes, et qu'en meme temps nous devons nous faire tres accessibles et tres modestes devant les moyens proposes. Nous devons ne point croire que nous ayons chacun un moyen qui est le seul, et nous bien persuader que les moyens ne se trouvent qu'en commun et par la discussion pacifique. L'erreur de Proudhon, c'est de croire que tout est dans un moyen. Helas! ce moyen, fut-il parfait, tombe dans le vide, s'il est offert a une majorite recalcitrante. Mais il est bon peut-etre que Proudhon ait cette croyance etroite qui concentre sa force intellectuelle. Quelques hommes ont cette etroitesse de vues et deviennent grands par cela meme. Temoin Voltaire et tant d'autres, qui, a force de rejeter ce qu'ils croyaient inutile, se sont rendus utiles et puissants dans leur specialite. Laissons grandir les hommes pratiques parmi nous et gardons-nous de croire qu'il n'en faille point. Mais gardons-nous egalement de nous croire tous des hommes pratiques; car, bien qu'il y en ait en France maintenant plus qu'a aucune autre epoque, c'est encore et ce sera peut-etre toujours une precieuse minorite, par rapport a la population. Voila pourquoi je n'ai pas vu avec regret que M. Borie s'arretat precisement devant le moyen; s'il a en lui un moyen, c'est apres un autre genre de travail, c'est dans un ouvrage special qu'il doit l'exposer, s'il le juge a propos. Mais nous n'en sommes pas encore, en France, a ce point de pouvoir presenter simultanement la theorie et l'application. Pierre Leroux y a echoue, malgre son genie. Remarquez bien. Il y a plus d'un moyen de definir la propriete individuelle et la propriete commune. Proudhon vous dira que tout cela est concilie par son systeme. Un autre vous proposera une banque hypothecaire; je crois que ce serait le reve de M. Borie, par exemple, et je connais plusieurs personnes qui croient aussi a ce moyen sous diverses formes. Un troisieme viendra et vous parlera de l'impot progressif; un quatrieme, de moyens plus modestes, mais qui seraient immediatement applicables si l'Assemblee nationale avait seulement un peu de foi et de volonte, la communaute dans le systeme des chemins de fer par l'Etat, les assurances mutuelles sous diverses formes, et, toutes, tendant a constituer un fonds social _reel_; car nous en avons deja un fictif qui repose sur l'impot, mais qui est mal assis et ne profite qu'aux riches. Vous voyez que voila bien des moyens, et je crois que tous sont bons. Si j'avais la capacite financiere, je suis sure que j'en trouverais dix autres a vous proposer. Je dis qu'ils sont tous bons par eux-memes et qu'ils seraient excellents en venant se fondre dans un systeme consenti par la nation. Mais ou est le consentement? Les riches ne veulent pas, et les pauvres ne savent pas. Un principe se formule en trois mots, et s'appuie sur des raisons purement philosophiques. Ces raisons peuvent etre facilement acceptees de tous, parce que ce qui est vrai et beau saisit presque tout le monde; qui osera dire que Socrate, Jesus, Confucius et les autres grands revelateurs se sont trompes? Mais, quand on arrive au fait palpable, chacun a son avis, et il faut bien consulter tout le monde pour agir. Voila pourquoi les pensees de colere doivent etre refoulees en nous, par le sentiment meme de la fraternite et de la justice. Nous sommes bien forces, si nous aimons l'humanite, de la respecter et de regarder comme sacree la liberte qu'elle a de se tromper. Eh quoi! Dieu souffre cette erreur et nous ne la souffririons pas? Pourquoi vous indigner contre les riches? Est-ce que les riches seraient a craindre, si les pauvres etaient detaches de l'avarice et du prejuge? Les riches ne font tout ce mal que parce que le peuple tend le cou. Si le peuple connaissait son droit, les riches rentreraient dans la poussiere et nous aurions si peu a les redouter, que personne ne se donnerait la peine de les hair. Notre obstacle n'est pas la; il est parmi nous, et nos plus implacables adversaires, a cette heure, sont, a une imperceptible minorite pres, ceux-la memes que nous voulons defendre et sauver. Patience donc! Quand le peuple sera avec nous, nous n'aurons plus d'ennemis et nous serons trop puissants pour ne pas etre encore une fois genereux. Quant a moi, je ne veux pas ecrire au courant de la plume pour le public en ce moment-ci, et c'est precisement pour ne pas me laisser entrainer par l'emotion. Je ne suis pas toujours aussi calme que je le parais. J'ai du sang dans les veines tout comme un autre, et il y a des jours ou l'indignation me ferait manquer a mes principes, a la religion qui est au fond de mon ame. J'obeis donc a la _prudence_, comme vous le dites fort bien, mais ce n'est pas a cause de moi. Je n'ai pas cette qualite-la pour ce qui concerne ma securite personnelle; mais la passion fait du mal aux autres; elle est un mauvais enseignement, un magnetisme funeste. J'ai assez de vertu pour me taire, je n'en aurais pas assez pour parler toujours avec douceur et charite. Or croyez bien que la charite seule peut nous sauver. Cette lettre est toute confidentielle pour vous et vos amis. Mon nom est, a cause du XVIe _Bulletin_, un epouvantail pour les reactionnaires, et des relations avouees avec moi pourraient vous compromettre serieusement, je dois vous en prevenir. Si quelque chose dans mes lettres pouvait vous paraitre utile a dire, je vous autorise, pleinement, puisque vous avez un journal, a le reproduire comme venant de vous; car ce ne sont pas les choses que je dis qui effrayent et irritent les gens, c'est mon nom. En ce qui me concerne, j'ai ete forcee de refuser a plusieurs amis d'etre leur collaborateur, et, si j'ecrivais dans votre journal, cela m'attirerait des chagrins personnels. Recevez, citoyen, l'assurance de mes sentiments de fraternite. G. SAND. [1] _Travailleurs et proprietaires_. CCXCIII A M. ARMAND BARBES, A BOURGES Nohant, 14 mars 1849 Cher ami, J'avais recu votre lettre du mois de decembre. N'en soyez point inquiet. Si je ne vous ai pas ecrit depuis, c'est que j'esperais aller a Paris, et j'aurais bien prefere vous voir; mais je n'ai pu quitter mon ile de Robinson. En outre, malgre cette apparence de serenite dont on doit l'exemple ou la consolation a ceux qu'on aime et qui vous voient de pres, j'ai ete sous le coup d'un accablement physique et moral que je n'aurais pu vous cacher en vous ecrivant. J'ai eu ensuite la volonte d'aller a Bourges, et j'ai eu a subir des luttes domestiques pour ne pas le faire. Je n'ai cede que devant cette consideration que tous s'accordaient a me presenter: "Vous etes, me disait-on, la bete noire, le bouc emissaire du socialisme. On veut que vous conspiriez sans cesse, et plus vous vous tenez _coite_, plus on vous accuse. Si vous allez a Bourges, on cherchera tous les moyens de vous vexer." A quoi je repondais que cela m'etait bien egal; mais on ajoutait aussitot que "la malveillance de certain parti rejaillirait d'autant sur vous et augmenterait vos chances de condamnation". J'ai peine a le croire. Je ne puis me persuader que l'on s'occupe de moi a ce point, ni que nos adversaires eux-memes soient assez laches et assez mechants pour reporter sur vous la haine qu'on leur suppose pour moi. M'a-t-on trompee pour me soustraire a quelque peril imaginaire? Mais il a fallu ceder, mon fils se mettant de la partie, et me disant aussi une chose qui m'a paru la seule vraisemblable. C'est que, sans respect pour mon age ni pour le serieux de notre destinee et des circonstances, les journaux de la reaction s'empareraient du fait de ma presence a Bourges pour calomnier et profaner la plus sainte des amities, par d'ignobles insinuations. Cela, c'est dans l'ordre, et nous savons de quoi ils sont capables. Un journal redige par des devots et des pretres ne publiait-il pas, il y a quelques annees, que j'avais l'habitude de m'enivrer a la barriere avec Pierre Leroux? Je me serais encore moquee, pour ma part, de ces outrages stupides sur lesquels je suis tout a fait blasee; mais on me remontrait que cela, venant jusqu'a vous, vous affligerait profondement dans votre amitie pour moi, et qu'au lieu de vous avoir porte quelques consolations, j'aurais ete pour vous une nouvelle occasion d'indignation et de douleur. Je vous devais toute cette explication; car mon premier mouvement etait d'aller vous voir et embrasser votre digne soeur, et nos premiers mouvements sont toujours un cri de la conscience autant que du coeur. Les reflexions de mes amis et de mes proches m'ont ebranlee, vous serez juge entre nous. Je ne vous ai ecrit qu'un mot par Dufraisse, et rien par Aucante. J'ignorais s'ils parviendraient jusqu'a vous et s'ils pourraient vous remettre une lettre. Dufraisse devait m'ecrire a cet egard, en arrivant a Bourges. Il l'a peut-etre fait, mais je n'ai rien recu; il y a peut-etre un _cabinet noir_ installe pour la circonstance. De sorte que je serais encore sans nouvelles particulieres de vous, si ce bon Emile Aucante n'eut reussi a vous voir. Il m'a dit que vous aviez bon visage et que vous vous disiez tout a fait bien portant. C'est un bonheur pour moi au milieu de ma tristesse et de mes inquietudes; car l'avenir nous appartient et il faut que vous soyez avec nous pour le voir. Soignez-vous donc et n'usez pas vos forces. Tenez-vous toujours calme. Il n'est plus de longues oppressions a craindre desormais. Il n'est plus besoin de conspirations sous le ciel. Le ciel conspire, et, nous autres humains, nous n'avons plus qu'a nous laisser porter par le flot du progres. Il est bien rapide maintenant et toutes ces persecutions dont nous sommes l'objet ont enfin une utilite manifeste, immediate. Ah! votre sort est beau, ami, et, si vous n'en etiez pas plus digne que nous tous, je vous l'envierais. Vous etes peut-etre l'homme le plus aime et le plus estime des temps modernes en France, malgre les terreurs des masses ignorantes suscitees par la perfidie de ceux que vous savez. Tout ce qui a un peu de lumiere dans l'esprit et de droiture dans l'ame se tourne vers vous comme vers le nom entierement pur, et le symbole de l'esprit chevaleresque de la France republicaine. Vous ne vous _preservez_ de rien, vous, quand tous les autres se mettent a l'abri. Aussi vous traitent-ils de fou, ceux qui ne peuvent vous imiter. Mais, selon moi, vous etes le seul sage et le seul logique, comme vous etes le meilleur et le plus loyal. Quelqu'un vous comparait hier devant moi a Jeanne d'Arc, et, moi, je disais qu'apres la purete de Robespierre l'incorruptible (mais le terrible!), il fallait dans nos fastes revolutionnaires quelque chose de plus pur encore, Barbes, tout aussi ferme et aussi incorruptible, mais irreprochable dans ses sentiments de franchise et d'humanite. Je vous dis tout cela, et pourtant, je n'accepte pas le 15 mai. Ce que j'en ai vu par mes yeux n'etait qu'une sorte d'orgie improvisee, et je savais que vous ne vouliez point de cela. Le peuple a, en principe, selon moi, le droit de briser sa propre representation, mais seulement quand cette expression perfide de sa volonte brise le principe par lequel elle est devenue souverainete nationale. Si cette Assemblee eut repousse la Republique au 4 mai, meme si elle se fut constituee, _en principe_, republique aristocratique, si elle eut voulu detruire le suffrage universel et proclamer la monarchie, croyez-moi, le 15 mai aurait ete un grand jour et nous ne serions pas ou nous en sommes. Mais, quelque mal intentionnee que fut deja la majorite de cette Assemblee, il n'y avait point encore de motifs suffisants pour que le peuple recourut a ce moyen extreme. Aussi le peuple se tint-il tranquille, tandis que les clubs seuls agissaient, et nous savons bien que, dans ces mouvements de la portion la plus bouillante des partis, il y a des ambitions d'une part et des agents de provocation de l'autre. Vous rappelez-vous que les jours qui precederent ce malheureux jour, je me permettais de vous calmer autant qu'il etait en moi. J'aurais voulu plus de douceur et de patience dans les formes de notre opposition en general. Je trouvais nos amis trop prompts au soupcon, a l'accusation, a l'injure. Je croyais ces representants moderes meilleurs qu'ils ne paraissaient, je me persuadais que c'etaient pour la plupart des hommes faibles et timides, mais honnetes dans le fond, et qui accepteraient la verite si on venait a bout de la leur exposer sans passion personnelle, et en menageant leur amour-propre encore plus peut-etre que leurs interets. Je me trompais probablement sur leur compte; car la maniere dont ils ont agi depuis prouve qu'avec ou sans le 15 mai, avec ou sans les journees de juin, ils eussent ouvert les bras a la reaction plus volontiers qu'a le democratie. Mais, n'importe quelle eut ete leur conduite, nous n'aurions pas a nous faire le reproche d'avoir compromis pour un temps, par trop de precipitation, le sort de la Republique. En somme, je veux vous le dire franchement, et je crois etre certaine que c'est aussi voire pensee, le 15 mai est une faute, et plus qu'une faute politique, c'est une faute morale. Entre l'idolatrie hypocrite des reactionnaires pour les institutions-bornes, et la licence inquiete des turbulents envers les institutions encore mal affermies, il y a un droit chemin a suivre. C'est le respect pour l'institution qui consacre les germes evidents du progres, la patience devant les abus de fait, et une grande prudence dans les actes revolutionnaires qui peuvent nous faire, j'en conviens, sauter par-dessus ces obstacles, mais qui peuvent aussi nous rejeter bien loin en arriere et compromettre nos premieres conquetes, comme cela nous est arrive. Ah! si nous avions eu des _motifs_, suffisants, le peuple eut ete avec _nous!_ mais nous n'avions encore que des pretextes, comme ceux qu'on cherche pour se battre avec un homme dont la figure vous deplait. Il est bien vrai que la figure d'un homme et ses paroles montrent et prouvent ce qu'il est, et qu'un jour ou l'autre, s'il est un coquin, l'honnete homme aura le droit de le chatier. Mais il faut qu'il y ait eu des actions bien graves et bien concluantes, autrement, notre precipitation est un proces de tendance, une injustice contre laquelle la conscience humaine se revolte. Voila pourquoi les clubs ont ete seuls au 15 mai. Au milieu de tout cela, vous, decide comme moi a attendre tout du temps, et de la _maturite de la question sociale_ (vous l'aviez dit devant moi, l'avant-veille, a votre club), vous avez fait ce que j'eusse probablement fait a votre place; on vous a dit: "C'est une revolution, le peuple le veut, le peuple triomphe; abandonnez-le ou marchez avec lui." Vous avez accepte l'erreur et la faute du peuple, et vous avez voulu suivre son mouvement pour l'empecher d'abuser de sa force s'il etait, vainqueur, ou pour perir avec lui s'il etait foudroye. J'oserai vous dire que je regrette que vous n'ayez pas voulu accepter les debats: vous ne vous seriez pas _defendu_, il n'y a pas de danger qu'on vous y prenne, pauvre cher martyr! mais vous auriez eu l'occasion de faire entendre des paroles utiles. Il est vrai qu'il vous eut fallu peut-etre separer votre cause de celle de certains coaccuses, lesquels, plus _coupables_ peut-etre que vous, se defendent bel et bien aujourd'hui. Je ne puis etre juge de vos motifs personnels, et j'ai d'avance la certitude que vous avez pris, comme a l'ordinaire, le plus noble et le plus genereux parti. Ce que je n'ai jamais bien compris et ce que vous m'expliquerez seulement quand nous nous verrons,--car, jusque-la, soyez tranquille, j'accepterai tout de vous avec la confiance la plus absolue dans vos intentions,--c'est le vote du milliard. Vous pensez bien que je ne m'occupe pas de la chose en elle-meme; mais je ne comprends pas bien l'opportunite _politique_ de cet appel, remuneratoire en un pareil moment. Les representants reactionnaires eussent-ils vote sous le coup de la peur comme en prairial, ils devaient certainement agir ensuite comme leurs peres, c'est-a-dire provoquer un contre-coup et se parjurer le plus tot possible. La dissolution de l'Assemblee par la force me paraitrait plus logique, si je reconnaissais qu'on en eut eu le droit a ce moment-la. Mais pourquoi cette proposition d'impot au milieu d'un tumulte encore sans issue et sans couleur arretee? Etait-ce pour sauver l'Assemblee, en lui offrant ce moyen de transaction avec la masse irritee? Etait-ce pour apaiser cette masse et l'empecher de demander davantage? C'est la, je crois, le grand grief des reactionnaires contre vous, car le fait d'aller a l'hotel de ville pour maitriser ou diriger un mouvement accompli pour ainsi dire malgre vous, est un acte dont les plus hostiles devraient vous innocenter dans leur propre interet. Ils ne vous pardonneront pas le milliard, et vous ne voulez point qu'ils vous pardonnent rien, je le concois. J'ai ete bien tourmentee du desir de prendre ouvertement votre defense dans un ecrit special, auquel j'aurais donne, dans un moment decisif, le plus de retentissement possible; mais il aurait fallu que vous y consentissiez d'abord, et j'en doutais; d'autre part, il aurait fallu savoir a fond ce que vous vouliez dire de tout cela au public independant. Je me suis trouvee dans un cercle vicieux; car, selon toute apparence, une defense, au point de vue de mon amitie et de ma sollicitude, vous eut deplu, et une defense, selon toute la portee de votre franchise, vous eut fait condamner d'avance par ceux de qui depend aujourd'hui votre liberte. Je me suis trouvee bien malheureuse de ne pouvoir rien faire pour vous prouver mon affection et mon admiration, sans risquer de vous nuire ou de vous deplaire. Peut-etre ai-je une propension de caractere vers des moyens plus reguliers et plus lents que ceux que vous accepteriez dans la pratique. Thore me reprochait, dit-on, ma tolerance et mon optimisme dans les faits. Je ne crois pourtant pas etre en desaccord avec vous en theorie, et je reste sur ce souvenir d'un dernier soir d'entretien dans ma mansarde, ou vous rejetiez l'idee d'une dictature pour notre parti, parce que la dictature etait impossible sans la terreur, et la terreur impossible par elle-meme en France desormais. Nous avons bien la preuve de cette impossibilite, aujourd'hui que nous voyons la nation se republicaniser et se _socialiser_ plus rapidement et plus generalement, sous l'arbitraire de la reaction, que nous n'avons reussi a le faire quand nous avions le haut du pave. Il nous faut donc reconnaitre que les temps, sont changes, que la terreur, moyen extreme, qui n'a pas fait triompher nos peres, et qui n'a eu, apres tout, qu'une courte duree suivie d'une longue et profonde reaction, n'est plus au nombre des moyens sur lesquels les revolutionnaires d'aucun parti puissent compter. Il recoit en ce moment son coup de grace entre les mains de nos adversaires; Dieu soit loue, que ce soit entre les leurs et non entre les notres! Vous disiez dans cette mansarde, je m'en souviens bien: "La terreur! cela se supporterait maintenant _un mois_ tout au plus, et, apres, nous aurions peut-etre vingt ans de monarchie." En! bien, nous pouvons aujourd'hui retourner la question. Cavaignac nous a fait une terreur militaire au point de vue de la Republique bourgeoise. Le socialisme s'est, pour ainsi dire, joint a la reaction royaliste et imperialiste pour le renverser. Cette reaction nous fait a son tour une petite terreur dans le gout de 1815. Le socialisme, la montagne, l'armee, le peuple, tout gronde contre elle, meme les _moderes_, meme une partie de la bourgeoisie. On n'attend plus que le reveil et le desabusement du paysan pour souffler sur cette force derisoire. Et alors, si jusque-la nous avons le bonheur de resister aux provocations, si nous avons la force et la vertu de subir pour un temps les persecutions et la misere, nous n'aurons plus besoin de cette arme impuissante et dangereuse de la terreur. Les Francais jouissent depuis un quart de siecle d'une sorte de liberte, constitutionnelle, qui est une hypocrisie, j'en conviens, si on songe a l'avenir, mais qui est du moins une realite si on la compare au passe. Leurs moeurs se sont faites a cette liberte; seulement avec eux, il faut tenir la balance egale entre le plus et le moins: _plus_ les effraye, et voila leur faiblesse; mais _moins_ les revolte, et la est leur force contre tous les moyens empruntes au passe. Je ne suis pas d'accord avec tous mes amis sur ce point. Plusieurs revent les moyens du passe pour l'avenir; vous savez si je respecte et si je defends le passe; mais je crois etre dans la verite en constatant que le present differe essentiellement, et qu'il ne nous faut rien recommencer, rien copier, mais, tout inventer et tout creer. Je suis bien d'accord avec eux sur la _souverainete du but_, et le proverbe "Qui veut la fin veut les moyens" est vrai. Seulement, il ne faut pas l'etendre jusqu'a dire aujourd'hui: "Qui veut une fin d'avenir et de progres veut les moyens du passe," parce que le passe est toujours retrograde, quoi qu'on fasse. Mais je me suis laisse entrainer a vous parler de ce qui devrait rester etranger a notre correspondance; car vous etes assez livre a vos pensees, et vous auriez besoin en prison de temoignages de tendresse beaucoup plus que de discussions politiques. Je m'etais promis de ne vous en jamais fatiguer, et vous vous souvenez qu'a Paris meme, j'aurais voulu que ceux qui vous aiment vous parlassent au moins deux heures par jour de la pluie et du beau temps, pour vous forcer a vous reposer l'esprit. Si j'ai fait la faute que je reprochais aux autres, c'est pour n'y plus revenir, et c'est par suite d'un besoin que j'eprouve de me resumer avec vous en ce moment solennel qui va peut-etre nous separer encore pour un temps, je ne dirai pas plus ou moins long, mais plus ou moins court. Faites-moi donner un moyen de pouvoir correspondre avec vous d'une maniere prompte et discrete autant que possible, partout ou vous serez. Le livre que je vous ai envoye a un autre merite que celui de l'edition Elzevir, c'est l'oeuvre d'un premier chretien persecute par le vieux monde, alors que le christianisme et la papaute elle-meme representaient le progres et l'avenir. C'est l'oeuvre d'un prisonnier et d'un martyr. Il y a de belles choses et un melange de christianisme et de paganisme assez curieux, c'est-a-dire l'idee chretienne et la force paienne, ce qui marque un temps de transition comme le notre. Je ne sais pas si vous etes plus latiniste que moi; ce ne serait pas dire beaucoup plus que zero. Mais ce latin est facile, et le latin est une langue qu'on se remet toujours a comprendre en peu de jours. Ensuite, c'est un de ces livres a consulter plus qu'a lire, et enfin je vous l'ai envoye comme je vous aurai envoye une bague, n'ayant que cela de portatif sous la main. Si vous avez besoin de livres pour de bon, faites-le moi dire, et je vous enverrai ce que vous desirerez. Adieu; ne me repondez que quand vous avez le desir et le besoin. C'est un bonheur pour moi qu'une lettre de vous; mais je ne veux pas que ma joie vous coute un effort ou une fatigue. Aucante, qui a vu votre soeur, ne me fait pas esperer qu'elle puisse venir me voir. J'en eprouve un vif regret. Dites-le-lui bien; mais qu'elle me laisse l'esperance de la connaitre dans des temps meilleurs, et viennent bientot ces jours-la! Je sais que c'est une femme d'un caractere admirable et qui vous aime comme vous devez etre aime. Je vous charge de l'embrasser pour moi, elle ne peut point refuser l'intermediaire. Je vous charge aussi de me rappeler au souvenir du brave citoyen Albert, votre compagnon de malheur et de courage, et de lui serrer pour moi la main d'aussi bon coeur et avec autant de foi et d'esperance que je la lui ai serree au Luxembourg. Maurice vous embrasse tendrement, Borie aussi. J'ai recu de Paris ce matin une longue lettre de Marc Dufraisse, qui m'avait promis de me rendre bon compte de vous et qui m'en donne douze pages. Vous voyez si nous nous occupons de vous. Adieu encore, ami. Faites que je puisse vous ecrire quelquefois. Je ne vous recommande pas le courage, vous n'en avez que trop pour ce qui vous concerne. Rappelez-vous seulement que je vous aime du meilleur de mon ame. GEORGE. CCXCIV A JOSEPH MAZZINI, A FLORENCE. Nohant, 5 mars 1849. Mon ami, Je recois aujourd'hui votre lettre de Florence. Je vous ai ecrit a Florence a l'adresse de M. Cajali, il y a plusieurs jours. Etes-vous bien sur de me donner sans distraction et sans erreur les adresses que vous m'indiquez? Vous m'avez designe M. Cajali dans deux lettres differentes, a _Marseille_ et a _Florence_. Est-ce vous qui preniez ce nom, ou bien est-ce un ami qui a ces deux domiciles? Ne manquez pas a l'avenir d'etre tres precis; car je crois que mes lettres se perdent ou eprouvent des retards. Maintenant, Dieu merci, je puis vous ecrire sous votre nom. C'est le signe de la liberte en Italie, et ce nom est comme celui de la Republique elle-meme, qui se montre ou se cache, selon que Dieu se manifeste aux hommes par le patriotisme, ou se retire de leur coeur. Ah! mon cher Joseph! il s'est accompli de grandes choses chez vous et en partie grace a vous, depuis la derniere lettre que je vous ai ecrite. J'ignorais alors les evenements de la Toscane, et tout ce qui se prepare en Piemont. Rome isolee me faisait trembler. Tout depend desormais du courage et de la foi de votre peuple. Nos journaux de la reaction sont infames sur cette question italienne, comme ils le sont d'ailleurs pour tout mouvement de la vie dans l'humanite. Ceux de notre couleur demandent en vain l'intervention contre les Autrichiens et les Russes, qui menacent l'etincelle naissante de nos libertes. Le gouvernement est sourd et muet. Traitre ou stupide, on ne sait trop lequel des deux. La fatalite qui poursuit cette epoque, c'est que les mouvements du salut ne se font pas simultanement. Si l'Italie s'etait soulevee ainsi en fevrier! si on eut proclame la Republique a Rome en meme temps que Vienne chassait l'empereur! et si, maintenant, la France se reveillait et imposait silence aux aristocraties perfides! Enfin, ce jour d'elan unanime viendra, et alors les royautes en auront fini pour toujours. Quelle que soit l'issue de votre Republique italienne, ce qu'elle fait aujourd'hui ne sera pas perdu, et votre oeuvre portera ses fruits d'une maniere durable avant qu'un siecle se soit ecoule. Maintenant, il depend des hommes que Dieu se laisse arracher ce miracle des a present. La fleche est lancee; si elle manque le but, ce ne sera toujours pas votre faute, a vous homme de perseverance et d'abnegation, et vous n'avez pas de raisons pour ne pas rester tranquille et plein de foi dans l'avenir et dans vous-meme, quand meme il vous faudrait encore voir un nouveau temps d'arret. Nous etions, nous sommes, nous serons dans la verite, et alors, pourquoi nous attrister sur nous-memes? Donnons tout ce qui est en nous, et mourons en regardant devant nous; car tout ce qui est tombe derriere est tombe utilement. Je suis tentee de vous gronder d'avoir de temps en temps des doutes sur moi, lorsque vous me demandez si je suis _mecontente_ de vous. C'est la suite du proces que vous voulez de temps en temps vous faire a vous-meme, pauvre cher saint homme que vous etes! Vous vous accusez quand l'humanite hesite ou recule, comme si c'etait votre faute comme si vous n'aviez pas toujours ete sur la breche le premier et le plus expose. Vous etes trop bon et trop grand pour ne pas etre triste et timore. Que ne puis-je vous donner un peu de cet orgueil que les autres ont de trop! Vous souffririez moins. Mais cette humilite de votre coeur fait qu'on vous aime autant qu'on vous estime, je dirais qu'on vous admire, si ce n'etait a vous que je le dis. Vous ne le croiriez peut-etre pas, tant vous etes simple et doux. Croyez, au moins, que je vous aime de toute mon ame et n'en doutez jamais, ou je croirai que vous ne m'aimez plus. Mon fils et nos amis vous embrassent. Ecrivez-moi. CCXCV A M. THEOPHILE THORE, A PARIS Nohant, 29 mars 1849. Mon cher ami, Il faut que je n'ecrive point _socialisme_ et fasse le mort pour le moment. Ce n'est pas un engagement que j'ai pris, comme bien vous pensez, mais c'est une contrainte volontaire que je m'impose pour sauver une existence qui m'est plus chere que la mienne. Je vous, dirais cela si nous pouvions causer ensemble. Attendez-moi donc quelque temps sans parler de moi. Mon baillon tombera bientot, j'espere. Ne vous inquietez point de l'affaire materielle en ce qui me concerne. Je crois avoir ete plus que payee du travail que j'ai fait pour le journal, et j'espere bien, quand la liberte me sera rendue, n'etre plus dans les memes embarras d'argent, et n'avoir plus a vous en demander pour ma collaboration. Il y a longtemps que je me reproche de n'avoir pas recu de vos nouvelles directement, regret que vous ne m'auriez pas cause si je vous avais ecrit moi-meme. J'ai ete triste et malade, et je n'ai pas su me defendre d'un effroyable abattement apres juin. Cela s'est dissipe pourtant, et j'ai fait un nouveau bail avec la patience et la foi dans l'avenir. Pourtant, les evenements officiels ne sont pas plus riants. Barbes a Bourges, l'Italie perdue ou trahie, Proudhon condamne, la reaction triomphante sur toute la ligne! Mais cela n'empeche pas l'idee de faire son chemin, et, jusque dans les provinces les plus arrierees, le peuple s'indigne contre le pouvoir, et de grandes protestations se preparent, non pour les prochaines elections, c'est trop tot, mais pour un temps qui n'est pas si eloigne qu'on le croirait, a ne voir que la surface des choses. Courage donc! L'humanite gagnera son proces. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai suivi vos persecutions et votre espece d'_acquittement_ avec le plus vif interet. Vous ne doutez pas de mes sentiments pour vous et de l'encouragement fraternel que je voudrais vous apporter sans cesse, si, Dieu merci, cela ne vous etait point parfaitement inutile, puisque vous avez la perseverance et la foi plus que personne. Tout a vous de coeur. G. SAND. Mon fils se rappelle a votre souvenir. CCCXVI A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 13 mai 1849. Mon enfant, Je crois que tu devrais revenir sauf a retourner ensuite s'il ne se passe rien de tout ce que le monde apprehende. Je ne m'inquiete pas follement; mais je vois bien que la situation est plus tendue qu'elle ne l'a jamais ete, et, non seulement par les journaux, mais encore par toutes les lettres que je recois, je vois que le pouvoir veut absolument en venir aux mains. Il fera de telles choses que le peuple, qui est un etre collectif et un compose de mille idees et de mille passions diverses, ne pourra probablement continuer ce miracle de rester calme et uni comme un seul homme en presence des provocations insensees d'une faction qui joue son va-tout. La lutte sera terrible; il y a tant de partis ennemis les uns des autres qu'on ne peut en prevoir l'issue, et qu'il y aura peut-etre de plus horribles meprises, s'il est possible, de plus sanglants malentendus qu'en juin. Si la Republique rouge donne, elle donnera jusqu'a la mort; car c'est la Republique europeenne qui est en jeu avec elle contre l'absolutisme europeen. Voila du moins ce que je crois, et cela peut eclater d'un moment a l'autre. Tu ne lis pas les journaux peut-etre; mais, si tu suivais les discussions orageuses de l'Assemblee, tu verrais que chaque jour, chaque heure fait naitre un incident qui est comme un brandon lance sur une poudriere. Reviens donc, je t'en prie; car je n'ai que toi au monde, et ta fin serait la mienne. Je peux encore etre d'une petite utilite a la cause de la verite; mais, si je te perdais, bonsoir la compagnie! Je n'ai pas le stoicisme de Barbes et de Mazzini. Il est vrai qu'ils sont hommes et qu'ils n'ont pas d'enfants. D'ailleurs, selon moi, ce n'est point par le combat, par la guerre civile que nous gagnerons en France le proces de l'humanite. Nous avons le suffrage universel: malheur a nous si nous ne savons pas nous en servir; car lui seul nous affranchira pour toujours, et le seul cas ou nous ayons le droit de prendre les armes, c'est celui ou l'on voudrait nous retirer le droit de voter. Mais ce peuple, si ecrase par la misere, si brutalise par la police, si provoque par une infame politique de reaction, aura-t-il la logique et la patience vraiment surhumaines d'attendre l'unanimite de ses forces morales? Helas! je crains que non. Il aura recours a la force physique. Il peut gagner la partie; mais c'est tant risquer pour lui, qu'aucun de ceux qui l'aiment veritablement ne doit lui en donner le conseil et l'exemple. Pour n'etre ni avec lui ni contre lui, il faut n'etre pas a Paris. Reviens donc, si tu m'en crois; j'estime qu'il est temps. Ramene aussi Lambert, je le lui conseille, et je serai plus tranquille de vous voir tous ici. Je t'embrasse, mon enfant, et te prie de penser a moi. CCXCVII A M. THEOPHILE THORE, A PARIS Nohant, 26 mai 1849. Cher ami, Il y a longtemps que je vous dois, que je me dois de vous ecrire. J'esperais avoir le temps de vous voir a Paris, ou j'ai ete au commencement du mois passer trois jours pour affaires. Je ne l'ai pas eu, le _temps_. Et puis j'esperais vous complimenter sur votre election et me rejouir avec vous, mais vous avez echoue, quoique avec une grande masse de voix. Enfin, j'ai ete malade en revenant ici, toujours malade depuis deux ans, non pas de maniere a inquieter ceux qui tiennent a ma vie, mais de maniere a perdre mon temps et a m'ennuyer melancoliquement sous le poids d'un accablement physique extraordinaire. Je suis dans une phase d'impuissance materielle. Je ne me sens ni decouragee ni ennuyee de rien quand la vie me revient. Mais la vie s'en va par moments, par jours, par semaines entieres, et alors je m'ennuie de ne pas pouvoir vivre, et de penser sans ecrire. J'en sortirai, car j'ai la volonte de voir encore quelques annees. Je suis sure qu'elles me feront du bien et que je pourrai dire comme ce vieux d'Israel: _Et a present, je puis mourir_. Cet autre empechement dont je vous parlais et qui ne tenait pas a moi est a peu pres hors de cause maintenant. Attendez-moi encore quelque temps et je vous aiderai. J'ai demande des details sur Mazzini: je veux faire sa biographie; mais ne l'annoncez pas; car, si ces renseignements n'arrivaient pas, je serais forcee de manquer de parole, et puis le travail annonce me deplait toujours. Il faut ensuite trop bien faire et cela me decourage. Au reste, vous allez bien sans moi. Votre journal n'est pas _mal fait_, comme vous le disiez. Je trouve, au contraire, que vous etes en grande progression de talent et de clarte, et j'ai remarque des articles de vous qui etaient non seulement bons, mais beaux. Maintenant, je suis fachee de cette espece de polemique avec le _Peuple_. Vous etes trop batailleur, vous avez le diable au corps. Vous etes trop rancunier aussi. Pourquoi ne voulez-vous pas que le _National_ en revienne? Vous savez bien que, personnellement, j'ai, meme depuis le temps de Carrel, a me plaindre du _National_ plus que qui que ce soit. C'est une race d'esprits qui ne m'est nullement sympathique; c'est peut-etre ce qu'il y a de plus deplorable, de plus irritant, dans les temps ou nous vivons, que de voir ceux qui ouvraient jadis la marche vouloir nous la fermer a nous, peuple, parce qu'ils sont au bout de leurs idees et de leurs jambes, et qu'ils ne peuvent pas supporter qu'on les depasse. Mais, enfin, les voila arrives a ce point qu'il leur faut nous suivre, ou mourir, et, s'ils essayent de faire un pas, ne leur tendrons-nous pas la main? N'est-ce pas a nous d'etre les chevaliers de la Revolution, comme ce beau peuple de Fevrier, comme Barbes, notre chevalier-type?... Est-ce que l'opinion, le parti du _National_ ne sont pas maintenant dans une situation a faire pitie? Je ne connais guere les hommes de Paris qui representent cette couleur; mais il y en a dans nos provinces, il y en a beaucoup parmi les elus que le peuple a choisis comme socialistes, et je vous assure que ce ne sont pas des traitres, que ce sont des hommes sinceres qui ont ouvert les yeux. Nous n'aurions certes pas eu un si beau resultat dans les departements, ou l'on proclame le triomphe de la _liste rouge_, si nous n'eussions admis que les socialistes de la veille, et je crois qu'a Paris, si nous n'avons pas eu la majorite socialiste dans l'election, c'est que nous avons voulu trop accuser le socialisme pur dans le choix des individus. Je sais bien que vous me trouvez trop _bonne femme_. C'est vrai que j'ai toujours ete du bois dont on fait les dupes; mais n'est-ce pas le devoir de toute religion, que la confiance et le pardon? Vous l'avez dit plusieurs fois, et, aujourd'hui encore, ce n'est pas une secte que nous formons, c'est une religion que nous voulons proclamer. Et puis je suis fachee aussi que vous vous mettiez en bisbille avec Proudhon. Je sais bien les cotes qui nous blessent et qui ne nous irons jamais en lui. Mais quel utile et vigoureux champion de la democratie! quels immenses services n'a-t-il pas rendus depuis un an! Cela fait mal a tous ceux qui voient les choses naivement et d'un peu loin, de vous trouver en guerre un beau matin ensemble, quand on a besoin que les forces vives de l'avenir marchent d'accord. Et songez que c'est le grand nombre qui voit comme cela. On lit le pour et le contre, et on conclut en disant: "Ils ont raison tous deux a leur point de vue. Donc, ils ont tort de ne pas reunir leurs deux raisons dans une seule qui nous profite." Cela ressemble a un paradoxe, a des raisons de malade pour mon compte; mais la majorite de la France est femme, enfant et malade. Ne l'oubliez pas trop. Il faut des flambeaux comme votre esprit ardent et jeune. Je ne voudrais pas souffler dessus. Mais je voudrais aussi ne pas vous voir bruler trop, en courant, ce qui peut etre conserve et ce que nous serons bien forces d'avoir avec nous quand la flamme sera partout. Bonsoir, mon ami. Croyez que mon coeur est avec ceux qui combattent, avec vous, par consequent. GEORGE. CCXCVIII A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 12 juin 1840. Ah! mon cher enfant, tu devrais bien, revenir! Ce cholera m'epouvante, et tu as beau avoir paye ton tribut en douceur, tu respires un air empeste et tu peux retomber malade. D'ailleurs, nous sommes toujours sous le coup d'un branle-bas general. Ces affaires d'Italie sont plus graves que tout ce qui s'est passe. Je ne vis pas tant que tu seras a Paris dans cette funeste saison. Dans toutes les lettres qu'on m'ecrit de Paris, on me dit que je devrais te faire revenir, qu'il meurt douze cents personnes par jour, et cela sur documents officiels que le _Moniteur_ et les journaux ne publient pas. Je ne sais pas te contrarier, ni rien exiger de toi, mais tu devrais bien toi-meme mettre un terme a mes angoisses. Qu'est-ce que le plaisir de voir l'Exposition au prix de ce que tu risques et me fais risquer; car tu sais bien que ta vie est la mienne, et que je ne te survivrais pas. Nous avons eu fort peu d'orages; il parait qu'il y en a eu un terrible a Paris. Il a du pleuvoir des cheminees, et puis les sergents de ville assomment les etudiants et les jeunes gens de vos quartiers. Quelles mauvaises circonstances pour etre loin les uns des autres! Reviens donc dans ton nid, et attends de meilleurs jours pour aller travailler au Musee; car ce n'est pas dans ce moment-ci que tu pourrais y faire un travail soutenu et utile. La reponse de ton pere te parviendra aussi bien ici. Nous avons eu aujourd'hui nombreuse compagnie. Camus, avec un jeune homme tres bien de Chateauroux; Fleury, Perigois, Desmousseaux, Laussedat, Gustave Tourangin, Lumet, et le nez de Germann. Lumet est un vigneron d'Issoudun aussi grave et absolu que Patureau est malin et persuasif. Il a une tete magnifique, distinguee; une penetration, une fermete, une eloquence extraordinaire par moments, et tout cela avec le langage paysan et des manieres nobles comme ne les ont plus les grands seigneurs. Non, les hommes superieurs ne manquent pas dans le peuple; il ne s'agit plus que de les mettre a leur plan, et cela ne tardera guere. Bonsoir, cher petit Bouli. Je suis presque guerie. N'en deplaise a ton ordonnance, plus je reste dans l'eau, mieux je m'en trouve; chacun a son temperament. Moi, j'ai un peu de celui des poissons ou des grenouilles. Nous etions dans l'eau l'autre jour pendant l'orage. Il pleuvait a verse; mais la riviere etait tiede, presque chaude, et c'est bien decidement un proverbe tres sage, et non un paradoxe, que Gribouille se jetant dans l'eau de peur de la pluie. Reviens donc! il fait si bon ici, et tu es si mal la-bas! J'en souffre dans tes os et je ne jouis de rien sans toi. Potu part decidement jeudi; sa soeur va mieux, mais sa famille veut absolument voir cette _masse_ de graisse. Je ne pourrai travailler que quand tu seras la. Je n'ai le coeur a rien sans toi. Je t'embrasse mille fois. CLXCIX A JOSEPH MAZZINI, A ROME Nohant. 23 juin 1849. Ah! mon ami, mon frere, quels evenements! et comment vous peindre la profonde anxiete, la profonde admiration et l'indignation amere qui remplissent nos coeurs? Vous avez sauve l'honneur de notre cause; mais, helas! le notre est perdu en tant que nation. Nous sommes dans une angoisse continuelle. Chaque jour, nous nous attendons a quelque nouveau desastre, et nous ne savons la verite que bien longtemps apres que les faits sont accomplis. Aujourd'hui; nous savons que l'attaque est acharnee, que Rome est admirable, et vous aussi. Mais qu'apprendrons-nous demain Dieu recompensera-t-il tant de courage et de devouement? livrera-t-il les siens? protegera-t-il la trahison et la folie la plus criminelle que l'humanite ait jamais soufferte? Il semble helas qu'il veuille nous eprouver et nous briser pour nous purifier, ou pour laisser cette generation comme un exemple d'infamie d'une part, d'expiation de l'autre. Quoi qu'il arrive, mon coeur desole est avec vous. Si vous triomphez, il ne m'en restera pas moins une mortelle douleur de cette lutte impie de la France contre vous. Si vous succombez, vous n'en serez pas moins grand, et votre infortune vous rendra plus cher, s'il est possible, a votre soeur. CCC AU MEME Nohant, 5 juillet 1849 Mon frere et mon ami, Allons au fond de la question, puisque vous le voulez. Laissons de cote mon degout, et mon decouragement, comme une situation toute personnelle qui ne prouve rien pour ou contre vos vues et moyens. J'avais a dessein omis, dans ma derniere lettre, de repondre a ce que vous me disiez de Louis Blanc, parce que je ne voulais pas en venir a vous parler de Ledru-Rollin. Je trouvais inutile de confier au papier des jugements qui, par le temps de police qui court, peuvent toujours tomber dans les mains de nos ennemis.--Mais, puisque vous y revenez, je vous dois de m'expliquer. Vous faites de la politique, dans ce moment-ci, rien que de la politique. Vous etes au fond aussi socialiste que moi, je le sais; mais vous reservez les questions d'avenir pour des temps meilleurs, et vous croyez qu'une association toute politique entre quelques hommes qui representent la situation republicaine telle qu'elle peut etre, en ce moment, est un devoir pour vous. Vous le faites, vous _surmontez vos repugnances_ (vous m'ecriviez cela dans la lettre a laquelle j'ai repondu), vous croyez enfin qu'il n'y a rien autre chose a faire. Il est possible; mais est-ce une raison pour le faire? La est la question. Vous voyez les choses en grand; vous faites bon marche des individus; vous admettez l'homme, pourvu qu'il represente une idee; vous le prenez comme un symbole, et vous l'ajoutez a votre faisceau, sans trop vous demander si c'est une arme eprouvee. Eh bien, pour moi, Ledru-Rollin est une arme faible et dangereuse, destinee a se briser dans les mains du peuple. Soyons juste et faisons la part de l'homme. Je commence par vous dire que j'ai de la sympathie, de l'amitie meme, pour cet homme-la. Je suis, sans aucune prevention personnelle a son egard, et, tout au contraire, mon gout me ferait preferer sa societe a celle de la plupart des hommes politiques que je connais. Il est aimable, expansif, confiant, brave de sa personne, sensible, chaleureux, desinteresse en fait d'argent. Mais je crois ne pas me tromper, je crois etre bien sure de mon fait quand je vous declare, apres cela, que ce n'est point un homme d'action; que l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime le pouvoir et la popularite autant que Lamartine; qu'il est _femme_ dans la mauvaise acception du mot, c'est-a-dire plein de personnalite, de depits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage miserable et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il est d'une legerete impardonnable; enfin, qu'en depit de ses precieuses qualites, cet homme, entraine par ses incurables defauts, trahira la veritable cause populaire. Oui, souvenez-vous de ce que je vous dis, il la trahira, a moins que des circonstances ne se presentent qui lui fassent trouver un profit d'amour-propre et de pouvoir a la servir. Il la trahira, sans le vouloir, sans le savoir peut-etre, sans comprendre ce qu'il fait. Ses aversions sont vives, sinon tenaces. Il verra dans les grands evenements de petites considerations qui l'empecheront de faire le bien et qui satisferont sa passion, son caprice du moment. Il transigera pour les choses les plus graves, par des motifs dont personne ne pourra soupconner la frivolite. C'est l'homme capable de tout, et pourtant c'est un tres honnete homme, mais c'est un pauvre caractere. Il ira a droite, a gauche; il glissera dans vos mains. Il brisera devant vous avec un ennemi; le lendemain matin, vous apprendrez qu'il a passe la nuit a se reconcilier. Rien de plus impressionnable, rien de plus versatile, rien de plus capricieux que lui, vous verrez! Vous me direz que vous savez tout cela; vous devez le savoir, puisque vous le voyez, et qu'il y a en lui une certaine naivete, aimable mais effrayante, qui ne permet pas de douter de sa nature, apres un mois ou deux d'examen. Il n'en faut meme pas tant a des gens plus clairvoyants et moins optimistes que je ne le suis parfois. Vous me direz donc que cela vous est egal; que, puisqu'il est l'homme le plus populaire du parti republicain en France, vous l'acceptez comme l'instrument que Dieu place sous votre main. Qui a tort ou raison de vous ou de moi? Je ne sais; mais nous avons une disposition tout opposee. Vous n'avez pas besoin d'estimer et d'aimer beaucoup un homme pour l'employer, pour le juger propre a l'oeuvre sainte. Moi, je suis capable d'estimer et d'aimer, comme individu prive, un homme aimable et bon; je le defendrais comme tel avec chaleur contre ses ennemis, je voudrais lui rendre service, je partagerais ses chagrins. J'ai plusieurs amis dont je ne goute pas les idees, dont je n'approuve pas la conduite, et que j'aime pourtant et a qui je suis tres devouee, dans tout ce qui est en dehors de l'opinion. Mais dans l'action generale, c'est autre chose. Si je faisais de la politique, je serais d'une rigidite farouche. Je voudrais sauver la vie, l'honneur et la liberte de ces hommes-la; mais je ne voudrais pas qu'une mission leur fut confiee, et rien ne me ferait transiger la-dessus, ni la consideration de leur talent, ni celle de leur popularite (la popularite est si aveugle et si folle!), ni celle d'une utilite momentanee. Je ne crois pas a l'utilite momentanee. On paye cela trop cher le lendemain, pour qu'il y ait une utilite reelle. Voila donc, pour la France, le chef de l'association politique formee sous le titre du _Proscrit_[1]. Il est possible que la nuance que cet homme represente soit la seule possible en fait de gouvernement republicain immediat: on doit respect a cette nuance pendant un certain temps. Je ne la combattrais donc pas, si j'etais homme et ecrivain politique, tant qu'elle ne ferait pas de fautes graves, et surtout tant que nous serions en presence d'ennemis formidables contre lesquels cette nuance serait le seul point de ralliement. Mais je ne pourrais plus mettre mon coeur, mon ame et mon talent a son service. Je m'abstiendrais jusqu'au jour ou ce parti deviendrait le persecuteur avoue et agissant d'un parti plus avance qui representerait davantage la raison et la verite par le peuple. Ce jour, helas! ne se ferait pas longtemps attendre. Votre ame ardente me repond, je l'entends d'avance, qu'il ne faut jamais s'abstenir, pas une heure, pas un moment! Je sens la beaute mais non la verite rigoureuse de cette reponse; je crois que tout le mal vient de ce que personne ne veut jamais s'abstenir pendant un temps donne. Les uns y sont pousses par leurs passions, les autres par leur vertu, c'est le petit nombre. Mais quiconque serait bien penetre de l'esprit de l'histoire et de la nature des lois qui regissent les destinees humaines, saurait se mettre en retraite pendant certains jours, et se dirait "J'ai dans mon ame une verite superieure a celle que les hommes acceptent aujourd'hui, je la dirai quand ils seront capables de l'entendre." C'est pour la politique seulement que je dis cela; car, en restant sur le terrain philosophique, socialiste, si vous voulez, on peut et on doit toujours tout dire, et aucun gouvernement n'a le droit de l'empecher. Les idees ont toujours le droit de lutter contre les idees. Seulement, il y a des temps ou les hommes ne doivent pas combattre contre certains hommes; sans motifs puissants et pressants. Vous me direz encore que je fais, entre la politique et le socialisme, une distinction arbitraire, et que j'ai combattue moi-meme mainte et mainte fois. Lorsque je l'ai combattue, c'etait contre les politiques precisement qui faisaient, au point de vue du _National_, ce que le _Proscrit_ est bien pres de faire en excluant _les hommes a systeme_. Les hommes du _Proscrit_ s'intitulent _socialistes_ aujourd'hui; mais, croyez-moi, ils ne le sont guere plus que ceux d'hier. Ils admettent le _programme de la Montagne_, c'est quelque chose; mais, pour quiconque tendrait a le depasser un peu, ils seraient tout aussi intolerants, tout aussi railleurs; tout aussi colere etait le _National_ en 1847. Ils ne sont pas assez forts pour vaincre par le raisonnement: ils vaincraient par la violence, ils y seraient entraines, forces, pour se maintenir, et ils se retrancheraient sur les necessites de la politique. Par le fait, la politique et le socialisme sont donc encore choses tres distinctes pour eux, quoi qu'ils en disent, et il faut bien que les socialistes s'en tiennent pour avertis. Il y a donc, aujourd'hui encore, necessite a distinguer ce qu'il faut faire et ne pas faire dans une pareille situation. Si Ledru-Rollin et les siens etaient, au pouvoir, et que je fusse ecrivain politique, je croirais faire mon devoir, comme socialiste, en discutant l'esprit et les actes de son gouvernement; mais je croirais faire une mauvaise action, comme politique, en attaquant les intentions de l'homme et en publiant sur son compte, ou en disant tout haut a tout le monde ce que je vous ecris ici. Je ne voudrais pas conspirer contre lui par la seule raison que je ne me fie point a lui. Je retrancherais enfin l'amertume et la personnalite qui sont, malheureusement, la base de toute polemique jusqu'a nos jours. Mais je ne suis pas, je ne serai pas ecrivain politique, parce que, pour etre lu en France aujourd'hui, il faut s'en prendre aux hommes, faire du scandale, de la haine, du cancan meme. Si on se borne a disserter, a precher, a expliquer, on ennuie, et autant vaut se taire. Emile de Girardin a la forme quand il veut; il n'a pas le vrai fond. Louis Blanc a le fond et la forme. On ne s'en occupe point. Il se doit a lui-meme d'ecrire toujours, parce qu'il a un parti et qu'il ne peut l'abandonner apres l'avoir forme. Mais, en dehors de son parti, il est sans action. Et parlons de Louis Blanc maintenant, puisque vous le voulez. Pour moi, c'est lui qui a raison, c'est lui qui est dans le vrai. Vous me parlez de ses defauts personnels. Il a les siens, sans doute, et certainement Ledru-Rollin est plus conciliant, plus engageant, plus entoure, plus _entourable_, plus populaire par consequent. Mais, dans la vie politique, Louis Blanc est _un homme sur_. Que m'importe que, dans la vie privee, il ait autant d'orgueil que l'autre a de vanite, si, dans la vie publique, il sait sacrifier orgueil ou vanite a son devoir? Je compte sur lui, je sais ou il va, et je sais aussi qu'on ne le fera pas devier d'une ligne. J'ai trouve en lui des asperites, jamais de faiblesse; des souffrances secretes, aussitot vaincues par un sentiment profond et tenace du devoir. Il est trop avance pour son epoque, c'est vrai. Il n'est pas immediatement utile, c'est vrai. Son parti est restreint, et faible, c'est vrai; il n'aurait d'action qu'en se joignant a celui de Ledru-Rollin. Mais voila ce que je ne lui conseillerai jamais; car Ledru-Rollin ne s'unira jamais sincerement a lui, et travaillera desormais plus qu'autrefois a le paralyser ou a l'aneantir. Louis Blanc ne peut plus etre solidaire des frasques du parti de Ledru-Rollin, Il ne le doit pas. Qu'il reste a l'ecart, s'il le faut; son jour viendra plus tard, qu'il se reserve! Est-ce qu'il n'a pas la verite pour lui? est-ce qu'il ne faudra pas, apres bien des luttes inutiles et deplorables, en venir a _accorder a chacun suivant ses besoins?_ Si nous n'en venons pas la, a quoi bon nous agiter, et pour quoi, pour qui travaillons-nous? Vous voudriez qu'il mit sa formule, dans sa poche pour un temps, et qu'il employat son talent, son merite, sa valeur individuelle, son courage, a faire de la politique de transition. Moi aussi, je le lui conseillerais, s'il pouvait se joindre a des hommes _comme vous_; s'il pouvait avoir la certitude de ne pas fermer l'avenir a son idee, en l'accommodant aux necessites du present; si chacun de ses pas prudents et patients vers cet avenir n'etait pas retrograde; si enfin il pouvait et devait se fier. Mais il ne le peut pas. Ledru-Rollin le trahira, non pas sciemment et deliberement, non! Ledru dit comme nous quand on l'interroge. Il comprend le progres illimite de l'avenir, il est trop intelligent pour le contester. Sous l'influence d'hommes comme vous et comme Louis Blanc, il y marcherait. Mais la destinee, c'est-a-dire son organisation, l'entrainera ou il doit aller, a la trahison de la cause de l'avenir. Si je me trompe, tant mieux! je serai la premiere, dans dix ans d'ici, si nous sommes encore de ce monde et s'il a bien marche, a lui faire amende honorable. Mais, aujourd'hui, ma conviction est trop forte pour me permettre d'associer mon nom au sien dans une oeuvre dont le premier acte est de rejeter, de honnir, de maudire Louis Blanc en lui imputant, comme mal produit, le bien qu'il n'a pu faire et qu'on l'a empeche de faire. C'est la, cher ami, une des causes de mon decouragement. J'estime qu'on se trompe, que vous vous trompez aussi sur un fait, que vous n'avez pas mis la main sur un veritable element de salut pour la France, et par consequent pour l'Italie, dont la cause est solidaire de la notre. Je me dis qu'il n'y a pas a lutter contre le courant qui vous entraine a ce choix, et je m'abstiens, toujours triste, toujours attachee a vous par la foi la plus vive en vos sentiments et par l'affection la plus tendre et la plus profonde. Votre soeur, GEORGE. [1] Revue que Mazzini et Ledru-Rollin venaient de fonder a Londres. CCCI A M. ERNEST PERIGOIS, A LA CHATRE Nohant, juillet 1849. J'ai le coeur gros. Ils vont fusiller ce pauvre Kleber, qui etait venu a Nohant apres les journees de juin, et qui etait vraiment un homme de sens et de courage. Les assassins! Il me semble que je vois recommencer 1815. Au point de vue critique, vous avez raison. A force d'etre dans les romans et dans les poemes, et sur la scene, et dans l'histoire meme, l'amour, la verite de l'etre et des affections n'y sont pas du tout. La litterature veut idealiser la vie. Eh bien, elle n'y parvient pas, elle ment, elle doit mentir, puisque l'art est une fiction, ou tout au moins une interpretation. On est superbe, on est grand, on a cent pieds de haut dans les romans et dans les poemes; et, pourtant, on y vaut moins que dans la realite, cela n'est pas un paradoxe. Il n'est pas vrai que nous ayons tous merite la corde; mais ce que vous dites, que nous avons tous ete en demence, ne fut-ce qu'une heure dans la vie, est parfaitement exact. Il y a plus, nous sommes tous des fous, des enfants, des faibles, des inconsequents, des niais ou des fantasques, quand nous ne sommes pas des gredins. Voila precisement pourquoi nous valons mieux que des heros de roman. Nous avons les miseres de notre condition, nous sommes des personnages reels, et, quand nous avons de bons mouvements, de bons retours, de bons vouloirs, nous plaisons a Dieu et a ceux qui nous aiment en raison du contraste de ce bon et de ce fort avec notre pauvre ou notre mauvais. Moi, je suis plus touchee du vrai que du beau, et du bon que du grand. J'en suis plus touchee a mesure que je vieillis et que je sonde l'abime de la faiblesse humaine. J'aime dans Jesus la defaillance de la montagne des Oliviers; dans Jeanne Darc, les larmes et les regrets qui font d'elle un etre humain. Je n'aime plus cette raideur et cette tension des heros qu'on ne voit que dans les legendes, parce que je n'y crois plus. Soyez certain que personne encore n'a su peindre ni decrire l'amour vrai; et, l'eut-on su, le _public_ ne l'aurait peut-etre pas compris. Le lecteur veut un ornement a la verite, et Rousseau n'a pas ose nous dire pourquoi il aimait Therese. Il l'aimait pourtant, et il avait raison de l'aimer, bien qu'elle ne valut pas le diable. On voulait le faire rougir de cet attachement, il faisait son possible pour n'en pas etre humilie. Ni lui ni les autres ne comprenaient que sa grandeur etait de pouvoir aimer la premiere bete qui lui etait tombee sous la main. Pourquoi n'osait-il pas dire a ceux qui la trouvaient laide et sotte qu'il la trouvait belle et intelligente? C'est qu'il faisait des romans et ne s'avouait pas que la vie, pour etre terre a terre, est plus tendre, plus genereuse, plus humble, meilleure enfin que les fictions. Il faut des fictions pourtant: l'humanite, la jeunesse surtout en est avide. Vous l'avez dit, vous les maudissiez pour leurs mensonges, et vous en aviez la tete si remplie, que vous ne pouviez regarder l'avenir qu'a travers leur prisme. Pourquoi faut-il qu'elles nous degoutent de vivre avant d'avoir vecu, et pourquoi faut-il que nous nous degoutions d'elles quand nous vivons tout de bon? C'est une solution qui peut vous occuper encore une heure ou deux, et dont vous vous tirerez mieux que moi; car vous etes dans l'age ou l'on peut encore analyser et approfondir. Faites donc la suite et la fin de ces belles pages; car vous nous laissez dans le doute ou dans l'attente d'une certitude, et je suis bien sure qu'Angele vous a fait trouver la vie plus douce et plus complete que Shakespeare, Byron et compagnie. Sur ce, j'embrasse Angele et je suis a vous de coeur. GEORGE. CCCII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, juillet 1849. Cher enfant, Il y a longtemps que je veux vous ecrire. Mais, dans ce triste temps, on ose a peine causer avec ses amis. On se sent si demoralise, si sombre; on a tant de peine a ne pas devenir egoiste ou mechant! On craint de faire du mal a ceux qu'on aime en leur disant tout le mal qu'on porte en soi-meme. Et pourtant, tout cela est lache et impie. Dieu abandonne ceux qui doutent de lui. Il ne fait de miracles que pour les croyants. C'est le scepticisme des vingt annees de Louis-Philippe qui est cause de tout ce qui nous arrive. Mais Rome croyait! Rome esperait et combattait, helas! et nous I'avons tuee. Nous sommes des assassins, et on parle de gloire a nos soldats! Mon Dieu, mon Dieu, ne nous laissez pas plus longtemps douter de vous! Il ne nous reste qu'un peu de foi. Si nous perdons cela, nous n'aurons plus rien. J'espere que Mazzini est sauve de sa personne. Mais son ame survivra-t-elle a tant de desastres? Vous avez raison quand vous dites qu'il a vecu trente ans pour mourir comme il va mourir un de ces jours; car l'Europe est livree aux assassins, et, s'il ne se jette pas dans leurs mains, il y tombera tot ou tard. J'ai recu de lui une lettre admirable. Mais je ne vous dirai pas quels sont ses projets. Je crains que le secret des lettres ne soit pas respecte a la poste. Et vous, mon enfant, vous etes fatigue, ennuye de la vie de bureau. Vous regrettez le travail des bras, la vie de l'ouvrier. Je le concois bien. Moi, je voudrais etre paysan et avoir de la terre a becher huit heures par jour. Je fais pourtant un metier plus doux que le votre, puisque je suis libre de choisir mon genre de travail sedentaire. Mais je n'ai le coeur a rien. Tout ce qui est ecrit ou a ecrire me semble froid. Les paroles ne peuvent plus rendre ce qu'on eprouve de douleur et de colere, et, dans ces temps-ci, on ne vit que par la passion. Tout raisonnement est inutile, toute predication est vaine. Nous avons affaire a des hommes qui n'ont ni loi, ni foi, ni principes, ni entrailles. Le peuple les subit. C'est au peuple qu'on est tente de reprocher l'infamie des gens qui le menent, le trompent et l'ecrasent. Ah! mon enfant, quelle affreuse phase de l'histoire nous traversons! Nous en sortirons d'une maniere eclatante, je n'en doute pas. Mais, pour qu'une nation demoralisee a ce point se releve et se purifie, il faut qu'elle ait expie son egoisme, et Dieu nous reserve, je le crains, des chatiments exemplaires! Rien de nouveau ici. Maurice, Borie et Lambert partagent toujours ma vie retiree. Nous nous occupons en famille; nous tachons de ne donner que quelques courtes heures aux journaux et aux commentaires indignes que leur lecture provoque. Malgre soi, on y revient plus souvent qu'on ne voudrait. Du moins, nous avons la consolation d'etre tous du meme avis et de ne pas nous quereller amerement, comme il arrive maintenant dans beaucoup de familles. Les interieurs subissent generalement le contre-coup du malheur general. Le notre est uni et fraternel. Nous nous affligeons ensemble et d'un meme coeur. Nous tachons de nous donner de l'espoir les uns aux autres, et souvent c'est le plus desole qui s'efforce de consoler les autres. Aimez-moi toujours, mon enfant. La douleur doit rapprocher et resserrer les liens de l'affection. Je vous benis bien tendrement, ainsi que Solange et Desiree. Mes enfants vous embrassent. CCCIII A JOSEPH MAZZINI, A MALTE Nohant, 24 juillet 1849 O mon ami! l'affection est egoiste, et, quand j'ai appris ce triste denouement, mille fois plus triste pour la France que pour l'Italie, je confesse que je ne me suis d'abord inquietee que de vous. Que Dieu me le pardonne, et vous aussi, qui etes un saint! Un ami que j'ai a Toulon m'a ecrit, avant tout, que vous etiez en surete, et je l'ai mille fois beni. Vous pensez bien que, d'ailleurs, j'ai le coeur brise. Quelque innocent qu'on soit du crime d'une nation a laquelle on appartient, il y a une sorte d'intime solidarite qui fait passer dans notre propre coeur le remords que devraient avoir les autres. Oui, le remords et la honte. Moi qui etais si fiere de la France en fevrier! Helas! que sommes-nous devenus, et quelle expiation nous reserve la justice divine avant de nous permettre de nous relever? Vous, vous etes plus heureux que moi, malgre la defaite, malgre l'exil et la persecution; Vous etes plus heureux par ce seul fait que vous etes _Romain_; car vous l'etes plus qu'aucun de ceux qui sont nes sur le Tibre. Et plus heureux que personne au inonde, parce que vous seul (avec Kossuth) avez fait votre devoir. Quand je dis vous et Kossuth, je dis ceux qui etaient avec vous et ceux qui sont avec lui; car les plus obscurs devouements sont aussi chers a Dieu que les plus illustres. Et, a present, ami, malgre le malheur, malgre la douleur, n'avez-vous pas cette satisfaction de vous-meme, cette paix profonde de l'ame qui se sent quitte envers le ciel et les hommes? N'avez-vous pas accompli jusqu'au bout une mission sainte? n'avez-vous pas tout immole pour la verite, l'honneur, la justice et la foi? n'avez-vous pas des jours resignes et des nuits tranquilles? Je suis certaine que vous etes calme et que vous goutez les joies austeres de la foi. On peut l'avoir pour les autres, pour l'humanite, quand on la porte en soi-meme, quand on est soi-meme la foi vivante et militante. Oui, vous avez bien agi et bien pense en toutes choses. Vous avez bien fait de sauver l'honneur jusqu'a la derniere extremite, et vous avez bien fait aussi, lorsque cette derniere extremite est arrivee, de sauver la vie des assieges, des femmes, des enfants, des vieillards. Les monuments de l'art viennent ensuite, quoique nos journaux se soient plus preoccupes du sort des fresques de Raphael et de Michel-Ange que de celui des orphelins et des veuves. Tout ce que vous avez voulu et accompli est juste. Le monde entier le sent, meme les miserables qui ne croient a rien, et le monde entier le dira bien haut quand l'heure sera venue. Moi, je n'ai que cela a vous dire. Je n'ai que cette consolation a vous offrir. Pour le moment, je suis humiliee et decouragee dans mon sentiment national. Mais je suis fiere de ce qui reste encore de combattants et de victimes sur la terre, et je suis fiere de vous. Donnez-moi, si vous pouvez, de vos nouvelles. Si vous aviez quelques besoins d'argent, ecrivez-le-moi et me donnez les moyens de vous en faire passer. Adressez-moi vos lettres, sous double enveloppe, a M. Victor Borie, a la Chatre (Indre). Je vous embrasse de toute mon ame. Respects et amities de Maurice. J'ai recu vos deux lettres de Rome. CCCIV AU MEME Nohant, 26 juillet 1849. Mon frere bien-aime, Je vous ai ecrit hier, j'ai envoye a un ami que j'ai a Toulon et qui m'avait donne avis que vous faisiez voile pour Malte. Je lui ecris de nouveau, il vous renverra ma lettre. Je vous donnais son nom et son adresse pour qu'il aidat a notre correspondance. A present, que j'aime bien mieux vous savoir plus pres de moi! Ce sera, comme je vous l'ecrivais, a Victor Borie, a la Chatre (Indre), que vous ferez bien d'adresser vos lettres. La curiosite inquiete de la police pourrait me priver de l'une d'elles, et cela ne ferait plus mon compte. Pendant que j'y pense et pour en finir avec ces details, je vous demandais dans cette lettre envoyee a Toulon, si vous aviez besoin d'argent; car, en de pareils evenements, on peut se trouver surpris et empeche d'aller ou l'on veut, faute de cette prevision materielle. Nous sommes d'ailleurs tous ruines, et nous ne sommes pas de ceux qui out sujet d'en avoir honte. Je vous demande donc de me traiter comme une soeur, comme j'en ai le droit, et, quelque peu qui me reste, comptez que ce peu est a vous. Mon ami, je vous disais hier soir que vous aviez bien agi et bien pense devant Dieu et devant les hommes; que vous aviez accompli de grands devoirs et que vous aviez sujet d'etre calme. Oui, je crois que vous etes calme comme les anges, et, si vous ne l'etiez pas, vous seriez ingrat envers Dieu, qui vous a permis d'accomplir une aussi belle mission. Si vous avez echoue politiquement, c'est que la Providence voulait s'arreter la, et que ce grand fait doit murir dans la pensee des hommes avant qu'ils en produisent de nouveaux. Non, les nationalites ne periront pas! Elles sortiront de leurs ruines, ayons patience. Ne pleurez pas ceux qui sont morts, ne plaignez pas ceux qui vont mourir. Ils payent leur dette; ils valent mieux que ceux qui les egorgent; donc, ils sont plus heureux. Et, pourtant, malgre soi, on pleure et on plaint. Ah! ce n'est pas sur les martyrs qu'il faudrait pleurer, c'est sur les bourreaux. Plaignez ceux qui ne font rien et qui ne peuvent rien; plaignez-moi d'etre Francaise. C'est une douleur et une honte en ce moment-ci. Je vis toujours calme et retiree a Nohant, en famille, aimant et sentant toujours la nature et l'affection. J'ai repris mes _Memoires_, interrompus par un grand derangement dans ma sante. Grace a Raspail, j'ai ete mon propre medecin et je me suis guerie. Jamais, depuis dix ans, je n'avais eu la force et la sante que j'ai enfin depuis deux mois. Voila ce qui me concerne materiellement; mais, moralement, je suis bien sombre dans le secret de mon coeur. Je tache de ne pas penser, j'aurais peur de devenir l'ennemi ou tout au moins le contempteur du genre humain, que j'ai tant aime, que j'ai oublie de m'aimer moi-meme. Mais je ne me laisse point aller, je ne veux pas perdre la foi, je la demande a Dieu, et il me la conservera. D'ailleurs, vous etes la, dans mon coeur, vous, Barbes et deux ou trois autres moins illustres, mais saints aussi, mais croyants et purs de toutes les miseres et de toutes les mechancetes de ce siecle. Donc, la verite est incarnee quelque part; donc, elle n'est pas hors de la portee de l'homme, et un bon prouve plus que cent mille mauvais. Oui, je vous ecrirai longuement; mais, ce soir, je me hate de fermer ma lettre pour qu'elle parte. Je veux que vous sachiez que je suis plus occupee de vous que de tout au monde. Ecrivez-moi aussi. Ce n'est pas vous qui avez besoin de courage, c'est moi. Bonsoir! je vous aime; Maurice et Borie aussi, soyez-en sur. CCCV M. ARMAND BARBES, A DOULLENS Nohant, 21 septembre 1840. Mon ami, Je trouve enfin une occasion pour vous ecrire. Elle se presente a moi; car, loin de tout comme je suis, et n'osant guere me fier a la poste, je ne sais souvent a qui m'adresser pour parler a ceux que j'aime. Mais je n'ai pas passe un jour, presque pas une heure, sans penser a vous. Toujours, vous et Mazzini, vous etes dans ma pensee comme les martyrs heroiques de ces tristes temps. A vous deux, il n'y a pas l'ombre d'un reproche a faire. En vous deux, il n'y a pas une tache. Je crois toujours, je crois fermement que les revolutions ne se feront plus ni profondes ni durables tant qu'il n'y aura pas a leur sommet des hommes d'une vertu sans bornes et d'une profonde modestie de coeur. Les peuples sont blases sur les hommes de talent, d'eloquence et d'invention. On les ecoute parce qu'ils amusent; le peuple francais surtout, eminemment artiste, se passionne pour eux a la legere. Mais cette passion ne va pas jusqu'au devouement, jusqu'au sacrifice de soi-meme. Le devouement seul commande le devouement, et il est plus rare encore aujourd'hui chez les chefs de parti que chez le peuple. Le jour viendra, n'en doutez pas! Gardez-vous pour ce jour-la. Votre force morale vous fera triompher de la mort lente qu'on voudrait vous donner. On ne tue pas les hommes comme vous, on ne les use pas, parce qu'on ne peut les irriter. Je ne vous dis pas d'avoir courage et patience, parce que je sais que vous en avez pour vous et pour nous. C'est nous qui en avons besoin pour supporter ce que vous souffrez. S'il vous etait possible de me dire comment vous etes, je serais bien heureuse. Mais je ne veux pas que, pour me donner cette joie, vous risquiez de voir resserrer davantage les liens qui vous pressent et dont mon coeur saigne. Je m'imagine, d'ailleurs, que vous pensez souvent a moi comme je pense a vous, et qu'il n'est pas un instant ou vous doutiez de mon affection. Comptez-y bien, et que ce soit pour vous un adoucissement a cette vie de sacrifice qui nous fait tant de mal. Ah! si tous ceux qui vous cherissent pouvaient donner une partie de leur vie a la captivite, en echange de votre liberte, on trouverait des siecles de prison pour contenter nos ennemis. Sachez bien, du moins, qu'on vous tient compte de ce que vous souffrez, que les plus tiedes et les plus ignorants l'apprecient, et que les discussions politiques s'arretent devant votre nom, devenu _sacre_ pour tous. Mon fils vous cherit toujours, et tous deux nous vous embrassons de toute notre ame. G. S. CCCVI A JOSEPH MAZZINI, A... Nohant, 10 octobre 1849. Cher excellent ami, J'ai recu votre premiere lettre, puis la seconde, puis votre _Revue_. J'avais lu deja votre lettre a MM. de T. et de F., dans nos journaux francais. C'est un chef-d'oeuvre que cette lettre. C'est une piece historique qui prendra place dans l'histoire eternelle de Rome et dans celle des republiques. Elle a fait beaucoup d'impression ici, meme en ce temps d'epuisement et de folie, meme dans ce pays humilie et avili. Elle n'a pas recu un dementi dans l'opinion publique; c'est le cri de l'honneur, du droit, de la verite, qui devrait tuer de honte et de remords la tourbe jesuitique. Mais je crois que certains fronts ne peuvent plus rougir; il n'y a point d'espoir qu'ils se convertissent. Le peuple le sait maintenant et ne parle de rien de moins que les tuer. L'irritation est grande en France, et de profondes vengeances couvent dans l'attente d'un jour remunerateur; mais ce n'est pas l'ensemble de la nation qui sent vivement ces choses. La grande majorite des Francais est surtout malade d'ignorance et d'incertitude. Ah! mon ami, je crois que nous tournons, vous et moi, dans un cercle vicieux, quand nous disons, vous, qu'il faut commencer par agir pour s'entendre; moi, qu'il faudrait s'entendre avant d'agir. Je ne sais comment s'effectue le mouvement des idees en Europe; mais, ici, c'est effrayant comme on hesite avant de se reunir sous une banniere. Certes, la partie serait gagnee si tout ce qui est brave, patriotique et indigne voulait marcher d'accord. C'est la malheureusement qu'est la difficulte, et c'est parce que les Francais sont travailles par trop d'idees et de systemes differents que vous voyez cette Republique s'arreter eperdue dans son mouvement, paralysee et comme etouffee par ses palpitations secretes et tout a coup si impuissante ou si preoccupee, qu'elle laisse une immonde camarilla prendre le gouvernail et commettre en son nom des iniquites impunies. Je crois que vous ne faites pas assez la distinction frappante qui existe entre les autres nations et nous. L'idee est une en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne peut-etre. Il s'agit de conquerir la liberte. Ici, nous revons davantage, nous revons l'egalite; et, pendant que nous la cherchons, la liberte nous est volee par des larrons qui sont sans idee aucune et qui ne se preoccupent que du fait. Nous, nous negligeons trop le fait de notre cote, et l'idee nous rend betes. Helas! ne vous y trompez pas. Comme parti republicain, il n'y a plus rien en France qui ne soit mort ou pres de mourir. Dieu ne veut plus se servir de quelques hommes pour nous initier, apparemment pour nous punir d'avoir trop exalte le culte de l'individu. Il veut que tout se fasse par tous, et c'est la necessite, trop peu prevue peut-etre, de l'institution du suffrage universel. Vous en avez fait un magnifique essai a Rome; mais je suis certaine qu'il n'a reussi qu'a cause du danger, a cause de ce fait necessaire de la liberte a reconquerir. Si, au lieu de suivre la fade et sotte politique de Lamartine, nous avions jete le gant aux monarchies absolues, nous aurions la guerre au dehors, l'union au dedans et la force, par consequent, au dedans et au dehors. Les hommes qui ont inaugure cette politique, par impuissance et par betise, ont ete pousses par la ruse de Satan sans le savoir. L'esprit du mal nous conduisait ou il voulait, le jour ou il nous conseillait la paix a tout prix. A present, il nous faut attendre que les masses soient initiees. Ce n'est point _par gout_ que j'ai cette conviction. Mon gout ne serait pas du tout d'attendre; car ce temps et ces choses me pesent tellement, que souvent je me demande si je vivrai jusqu'a ce qu'ils aient pris fin. J'ai dix fois par jour l'envie tres serieuse de n'en pas voir davantage et de me bruler la cervelle. Mais cela importe peu. Que j'aie ou non patience jusqu'au bout, la masse n'en marchera ni plus ni moins vite. Elle veut savoir, elle veut connaitre par elle-meme; elle se mefie de qui en sait plus qu'elle; elle repousse les initiateurs, elle les trahit ou les abandonne, elle les calomnie, elle les tuerait au besoin. Elle abhorre le pouvoir, meme celui qui vient au nom de l'esprit de progres. La masse n'est point disciplinee et elle est peu disciplinable. Je vous assure que, si vous viviez en France,--je ne dis pas a Paris, qui ne represente pas toujours l'opinion du pays, mais au coeur de la France,--vous verriez qu'il n'y a rien a faire, sinon de la propagande, et encore, quand on a un nom quelconque, ne faut-il pas la faire directement; car elle ne rencontrerait que mefiance et dedain chez le proletaire. Et, pourtant, le proletaire fait parfois preuve d'engouement, me direz-vous. Je le sais; mais son engouement tombe vite et se traduit en paroles plus qu'en actions. Il y a en France une inegalite intellectuelle epouvantable. Les uns en savent trop, les autres pas assez. La masse est a l'etat d'enfance, les individualites a l'etat de vieillesse pedante et sceptique. Notre revolution a ete si facile a faire, elle eut ete si facile a conserver, qu'il faut bien que le mal soit profond dans les esprits, et que la cause du mal soit ailleurs que dans les faits. Tout cela nous conduit a un grand et bel avenir, je n'en doute pas. Le suffrage universel, avec la souffrance du pauvre d'un cote, et la mechancete du riche de l'autre, nous fera, dans quelques annees, un peuple qui votera comme un seul homme. Mais, jusque-la, ce peuple n'aura pas la vertu de proceder, comme Rome et la Hongrie, par le sacrifice et l'heroisme. Il patientera avec ses maux; car on vit avec la misere et l'ignorance, malheureusement. Il lui faudrait des invasions et de grands maux exterieurs pour le reveiller. S'il plait a Dieu de nous secouer ainsi, que sa volonte s'accomplisse! Nous irions plus douloureusement mais plus vite au but. Il faut bien se faire ces raisonnements, mon ami, pour accepter la torpeur politique qui assiste impassible a tant d'infamies. Autrement, il faudrait maudire ses semblables, hair ou abandonner leur cause. Mais je ne vous dis pas tout cela pour vous detourner d'agir dans le sens que vous croyez efficace. Il faut toujours agir quand on a foi dans l'action, et la foi peut faire des miracles. Mais, si, dans le parti des idees en France, vous ne trouvez pas un concours digne d'une grande nation, rappelez-vous le jugement que je vous soumets, afin de ne pas trop nous mepriser ce jour-la. Soyez sur que nous n'avons pas dit notre dernier mot. Nous sommes ce que nous a faits le regime constitutionnel, mais nous en reviendrons. Nous ne sommes pas tous corrompus. Voyez ce fait significatif du peuple de Paris sifflant sur le theatre l'entree des Francais a Rome[1]. Bonsoir, cher frere et ami; ne m'ecrivez que quand vous avez du loisir et point de fatigue. Je ne veux pas d'un bonheur qui vous couterait une heure de lassitude et de souffrance. Que vous m'ecriviez ou non, je pense toujours a vous, je sais que vous m'aimez et je vous aime de meme. Maurice et Borie vous embrassent fraternellement. A vous de toute mon ame. G. SAND. [1] Au dernier tableau de _Rome_, piece a spectacle, de MM. Labrousse et Laloue, representee sur le theatre de la Porte-Saint-Martin, le 29 septembre 1849. La piece fut interdite a la quatrieme representation. CCCVII A MADEMOISELLE H... L... Nohant, octobre 1849. Mademoiselle, Si vous etes pressee de savoir mon opinion, je suis tout a fait desolee; car je vais etre forcee de numeroter votre manuscrit au 153. C'est-a-dire que j'ai 153 manuscrits a lire, qui m'ont ete envoyes depuis six mois par des personnes inconnues, et c'est ainsi tous les ans. Comme je suis forcee de travailler pour remplir divers genres de devoirs, il m'est impossible de n'etre pas affreusement en arriere. Mais, quand j'aurai lu ces 153 manuscrits, qu'en ferai-je? Trouverai-je 153 editeurs? Trouverai-je place dans la _Revue independante_, seul journal dont je connaisse le directeur particulierement, pour 153 manuscrits? Il en a deja au moins 100 que je lui ai fait passer pour les lire, et je doute que plus que moi il ait le temps de le faire. Probablement, s'il en choisit un, ce sera le meilleur et je desire vivement que ce soit le votre. Mais, dans tous les cas, j'aurai cette annee 152 ennemis de plus qui penseront, les uns que je suis jalouse de ma reputation menacee par leur succes, les autres que je suis jalouse des personnes de mon sexe. Puisque la faculte d'ecrire est repandue a ce point qu'il me faudrait, pour la satisfaire chez les autres, quatre ou cinq secretaires examinateurs que je n'ai pas le moyen de payer, je suis bien forcee de me soumettre a tous les ressentiments que mon impuissance souleve, et de supporter patiemment toutes les menaces, injures et recriminations qui viennent a la suite. Pardonnez, mademoiselle, la hate avec laquelle je vous ecris: vous etes la septieme aujourd'hui, et je n'ai pas le temps de vous faire mes excuses comme je le voudrais. G. SAND. Si votre intention est de faire reprendre votre manuscrit chez moi et que je sois absente, comme il est probable, veuillez faire reclamer le n deg. 153, on le trouvera cachete et en ordre. CCCVIII A JOSEPH MAZZINI, A... Nohant, 5 novembre 1849. Oui, mon ami, j'ai recu tous les numeros de l'_Italia_; on n'a pas encore songe a me les supprimer. C'est un heureux hasard. Continuez a me les envoyer. Vos articles sont excellents et admirables. Je ne vous dirai pas, comme Kleber a Napoleon: "Mon general, vous etes grand comme le monde!" Je vous dirai mieux, je vous dirai: Mon ami, vous etes bon comme la verite. Non, je ne suis pas d'un avis different du votre sur ce qu'il faut faire. Vous vous trompez absolument quand vous me dites que ma persistance dans l'idee communiste est au nombre des choses qui ont fait du mal. Je ne le crois pas pour mon compte, parce que je n'ai jamais marche, ni pense, ni agi avec ceux qui s'intitulent l'_ecole communiste_. Le communisme est ma doctrine personnelle; mais je ne l'ai jamais prechee dans les temps d'orage, et je n'en ai parle alors que pour dire que son regne etait loin et qu'il ne fallait pas se preoccuper de son application. Ce que cette doctrine a d'applicable des aujourd'hui a toute sorte d'autres noms, que l'on accepte parce qu'ils representent des choses immediatement possibles. Ce sont les premiers echelons de mon idee, selon moi; mais je n'ai jamais ete de ceux qui veulent faire adopter leur croyance entiere, et qui rejettent l'etat intermediaire, les transitions _necessaires, inevitables, justes et bonnes par consequent_. Bien au contraire, je blame ceux qui ne veulent rien laisser faire, quand on ne veut pas faire tout de suite ce qu'ils revent; je les regarde comme vous les regardez, comme des fleaux dans les temps de revolution. Je m'explique mal apparemment; mais comprenez-moi mieux que je ne m'explique. Je ne suis pas de ces sectes orgueilleuses qui ne supportent pas la contradiction et qui rejettent tout ce qui n'est pas leur Eglise. Je ne veux point paralyser l'action qui doit briser les obstacles; ce n'est point par complaisance et par amitie que je vous dis: Allez toujours, vous faites bien. Mais je vous signale simplement les obstacles, et, parmi ces obstacles, je vous signalerais volontiers l'entetement communiste comme tous les autres entetements. Je vous dis ou est notre mal en France: trop de foi a l'idee personnelle chez quelques-uns, trop de scepticisme chez la plupart. L'orgueil chez les premiers, le manque de dignite chez les autres. Mais je constate un mal, et je ne fais rien de plus. Je sais, je vois qu'on ne peut pas faire _agir_ des gens qui ne _pensent_ pas encore et qui ne croient a rien, tandis que ceux qui agissent un peu chez nous n'ont en vue qu'eux-memes, leur gloire ou leur vanite, leur ambition ou leur profit. Vous me trouverez bien triste et bien decouragee. Je suis malade de nouveau; des chagrins personnels affreux contribuent peut-etre a me donner un nouvel acces de spleen! mais a Dieu ne plaise que je veuille faire des proselytes a mon spleen. Voila pourquoi je ne publie rien sous l'influence de mon mal. Je tacherai pourtant d'ecrire pour vous, sous la forme d'une lettre. Si je n'y reussis pas, c'est que mon coeur est brise. Mais les morceaux en sont bons, comme on dit chez nous, et, avec un peu de temps, ils se recolleront, j'espere. Recevez-vous l'_Evenement_ la ou vous etes? J'y ai publie ces jours-ci un article que les preoccupations du moment, la crise ministerielle ont fait oublier de reproduire dans les autres journaux. Je voudrais pouvoir vous l'envoyer; mais on ne me l'a pas envoye a moi-meme. C'est par hasard que cet article a ete donne a ce journal. Il est intitule _Aux moderes_. C'est peu de chose, litterairement parlant; mais vous y verrez, s'il vous tombe sous la main, que je ne suis pas _obstinee_. Je vous aime et vous embrasse. Maurice aussi, Borie aussi. Il est poursuivi pour un delit de presse ou, comme de juste, il a mille fois raison contre ses accusateurs. CCCIX A M. X... Nohant, janvier 1850. Monsieur, Tout, en vous remerciant de beaucoup d'eloges et de bienveillance que vous m'accordez, permettez-moi de rectifier plusieurs faits absolument controuves dans ma biographie, ecrite par vous, et dont une revue me fait connaitre des fragments. Je sais comme, tout le monde le genre d'importance qu'il faut attacher a ces biographies contemporaines faites par inductions, par deductions et par suppositions, plus ou moins ingenieuses, plus ou moins gratuites. La mienne surtout n'a aucune chance d'etre fidele de la part d'un ecrivain dont je n'ai pas l'honneur d'etre connue, et qui n'a recu de moi, ni des personnes qui me connaissent reellement, aucune espece de communication. Ces biographies contemporaines peuvent avoir une valeur serieuse comme critique litteraire; mais comme document historique, on peut dire qu'elles n'existent pas. Je le prouverais facilement en prenant d'un bout a l'autre celle dont je suis le sujet. Il ne s'y rencontre pas un fait exact, pas meme mon nom, pas meme mon age. Je ne m'appelle pas Marie et je suis nee, non en 1805, mais en 1804. Ma grand'mere n'a jamais ete a l'Abbaye-aux-Bois. Mon pere n'etait pas colonel. Ma grand'mere mettait l'Evangile beaucoup au-dessus du _Contrat social_. A quinze ans, je ne maniais pas un fusil, je ne montais pas a cheval, j'etais au couvent. Mon mari n'etait ni vieux ni chauve. Il avait vingt-sept ans et beaucoup de cheveux. Je n'ai jamais inspire de passion au moindre armateur de Bordeaux. _Le vingtieme chapitre d'un roman celebre_ est un chapitre de roman. Il est vraiment trop facile de construire la vie d'un ecrivain avec des chapitres de roman, et il faut le supposer bien naif ou bien maladroit pour croire que, si, dans ses livres, il faisait allusion a des emotions ou a des situations personnelles, il ne les entourerait d'aucune fiction qui deroutat completement le lecteur sur le compte de ses personnages et sur le sien propre. Le trait que vous rapportez de M. Roret est tres honorable et je l'en crois tres capable; mais il n'a pu m'apporter mille francs apres le succes en dechirant le traite primitif, puisque je n'ai jamais eu le plaisir de traiter avec lui pour quoi que ce soit. M. de Keratry ni M. Rabbe n'ont ete appeles par M. Delatouche a juger _Indiana_. D'abord M. Delatouche jugeait lui-meme. Ensuite il n'avait aucune espece, de relations avec M. de Keratry. Je n'ai pas eu, apres le succes d'_Indiana_, un appartement ni des receptions. Pendant cinq ou six ans, j'ai habite la meme mansarde et recu les memes amis intimes. J'arrive au premier des faits que je tiens a dementir, faisant tres bon marche de tous les autres. Je vous citerai, permettez-le-moi, monsieur. "Au milieu de cet enivrement du succes, elle eut le tort d'oublier le fidele compagnon de ses mauvais jours. Sandeau, blesse au coeur, partit pour l'Italie seul, a pied, sans argent." 1 deg. M. Jules Sandeau n'est jamais parti pour l'Italie _a pied et sans argent_, bien que vous sembliez insinuer que, s'il etait sans argent, c'etait ma faute; ce qui suppose que, brouille avec moi, il en eut accepte de moi: supposition injurieuse et que vous n'avez pas eu l'intention de faire. Je vous assure, et il vous assurerait au besoin, qu'il avait des ressources acquises a lui seul. 2 deg. Il ne partit pas le coeur blesse: j'ai de lui des lettres aussi honorables pour lui que pour moi, qui prouvent le contraire, lettres que je n'ai pas de raison pour publier, sachant qu'il parle de moi avec l'estime et l'affection qu'il me doit. Je ne defendrai pas ici M. de Musset des offenses que vous lui faites. Il est de force a se defendre lui-meme et, pour le moment, il ne s'agit que de moi; c'est pourquoi je me borne a dire que je n'ai jamais confie a personne ce que vous croyez savoir de sa conduite a mon egard et que, par consequent, vous avez ete induit en erreur par quelqu'un qui a invente ces faits. Vous dites que, apres le voyage d'Italie, je n'ai jamais revu M. de Musset: vous vous trompez, je l'ai beaucoup revu et je ne l'ai jamais revu sans lui serrer la main. Je tiens a cette satisfaction de pouvoir affirmer que je n'ai jamais garde d'amertume contre personne, de meme que je n'en ai jamais laisse de durable et de fondee a qui que ce soit, pas meme a M. Dudevant, mon mari. Vous ne m'avez jamais rencontree avec M. de Lamennais, ni dans la foret de Fontainebleau, ni nulle part au monde. Je vous en demande mille pardons, mais vous ne connaissiez de vue ni lui ni moi, le jour ou vous avez fait cette singuliere rencontre, racontee par vous, d'ailleurs, avec beaucoup d'esprit. Je n'ai jamais fait un pas dehors avec M. de Lamennais, que j'ai toujours connu souffrant et retire. Puisque nous en sommes a M. de Lamennais, voici le second fait que je tiens essentiellement a dementir. Vous dites que, plus tard, lorsqu'on amenait l'entretien sur le redacteur en chef du _Monde_, je m'ecriais: _Taisez-vous! il me semble que j'ai connu le diable!_ Je declare, monsieur, que la personne qui vous a rapporte ceci a charge sa conscience d'un gros mensonge. Mon _intimite_ avec M. de Lamennais, comme il vous plait d'appeler mes relations respectueuses avec cet homme illustre, n'a jamais change de nature. Vous dites que _George Sand ne tarda pas a rompre une intimite qui n'avait pu devenir serieuse que par distraction ou surprise_. Il n'y a de distraction et de surprise possibles a l'egard de M. de Lamennais que celles dont vous etes saisi en parlant de la sorte, a propos d'une des plus pures gloires de ce siecle. Mon admiration et ma veneration pour l'auteur des _Paroles d'un croyant_ ont toujours ete, et demeureront sans bornes. La preuve ne me serait pas difficile a fournir, et vous eut frappe si vous aviez eu le temps et la patience de lire tous mes ecrits. Je passe encore bon nombre d'erreurs sans gravite, et au sujet desquelles je me borne a rire dans mon coin,--non de vous, monsieur, mais de ceux qui pretendent fournir des documents a l'histoire des vivants,--pour arriver a cette phrase: _Elle fermait l'oreille quand il parlait d'une application trop directe du systeme_. Cela n'a pas l'intention d'etre une calomnie, je le sais; mais c'est un ridicule gratuit que vous voulez preter a un homme non moins respectable que M. de Lamennais. N'auriez-vous pu trouver deux victimes moins sacrees qu'un vieillard au bord de la tombe, et un noble philosophe proscrit? Je suis sure qu'en y songeant vous regretterez d'avoir trop ecoute le penchant ironique qui est la qualite, le defaut et le malheur de la jeunesse en France. Permettez-moi aussi de vous dire qu'une certaine anecdote enjouee a propos d'un M. Kador, que je ne connais pas, est tres jolie, mais sans aucun fondement. Enfin, la modestie me force a vous dire que je n'improvise pas tout a fait aussi bien que Liszt, _mon ami_, mais non pas mon maitre: il ne m'a jamais donne de lecons et je n'improvise pas du tout. Le meme sentiment de modestie m'oblige a dire aussi qu'on dine fort bien en blouse a ma table et que je n'ai pas tant d'elegance et de charme que vous voulez bien m'en supposer. La, il m'en coute certainement de vous contredire; mais je crois que cela vous est fort egal, et qu'en me prenant pour l'heroine d'un roman plein d'esprit dont vous etes l'auteur, vous ne teniez pas a autre chose que montrer le talent et l'imagination dont vous etes doue. G. SAND. CCCX A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 10 mars 1850. Mon ami, J'ai pris plus de courage depuis que je ne vous ai ecrit, bien que j'aie perdu plus de sante et de force physique. Mais ce qui me donne patience, c'est justement que je ne me sens plus cette energie materielle qui resistait a tous les coups. A present, je n'aurai qu'a me laisser faire pour m'en aller tout doucement et sans crime, puisque, selon vous, c'est un crime de s'en aller volontairement. Je persiste a croire que nous avons tous cette liberte, ce droit de protester contre la vie, telle que l'ont faite les erreurs et les mauvaises passions des societes fausses et injustes. Et, quand beaucoup de nous auraient suivi mon exemple, ou eut ete le mal? Tous ces suicides qui ont marque les annees scandaleuses et impies de l'empire romain ne sont-ils pas une protestation qui a son importance et qui a eu son effet? Quand les premiers chretiens se jeterent dans les thebaides, n'etait-ce pas une maniere de se tuer et de protester contre la corruption et les violences des societes? Et quand ce peuple, qui oublie ses martyrs en prison et dans l'exil, apprendrait que Barbes et autres ont mis fin a des jours intolerables, ou serait le mal encore une fois? Moi, je suis toujours plus frappee des actes de desespoir que des resistances heroiques, et j'ai plus appris a hair l'injustice en voyant la mort volontaire de certains anciens qu'en lisant les ecrits des inebranlables stoiques. Mais laissons ce morne chapitre, qui ne vous convaincrait pas, puisque vous appreciez tout cela avec un autre sentiment Ce sentiment est plus puissant que tous les raisonnements du monde. D'ailleurs, je n'aurai pas la force que j'ambitionne, je ne me tuerai pas. Se tuer n'est rien, sans doute; mais s'endurcir contre les larmes de quelques etres qui ne vivent que par vous, c'est la ce qui me manquera probablement. Et puis a quoi bon, puisqu'on meurt sans cela? Ne vous tourmentez pas et ne vous affligez pas des lettres que je vous ecris. Les lettres, surtout les lettres espacees, sont plus sombres que la vie courante, parce qu'elles resument certain sentiment supreme, certaine conclusion fatale qui se trouve au bout de tout, quand on se recueille pour ouvrir a un ami le fond de son coeur. Dans la vie courante, rien ne parait. On a des habitudes de gaiete, parce qu'en France surtout la gaiete, la legerete apparente est comme une loi de savoir-vivre. Dans certains milieux particulierement, il faut toujours savoir rire avec ceux qui rient. Je vis presque toujours avec des artistes, avec des personnes jeunes; on _s'amuse chez moi_ et j'y suis toujours gaie. J'y suis heureuse et tres tranquille si l'on n'apprecie que les relations apparentes. Le mal de ma vie est en moi. Il est dans ma secrete appreciation de toutes ces choses qui paraissent si divertissantes et qui font vibrer dans le fond de mon ame des cordes si lugubres. Rassurez-vous donc, je porte bien mon costume et personne que vous peut-etre ne se doutera jamais, que je me meurs de chagrin. Vous etes content, vous, dans ce moment-ci, n'est-ce pas? Nos elections sont bonnes et tous mes amis sont pleins de joie et d'esperance. Ils disent, et je pense qu'ils ont raison, que nous irons sans secousse jusqu'aux prochaines elections generales et qu'alors la majorite sera dans le sens de l'avenir republicain. Je le crois aussi. Mais cela ne rendra pas la vie a ceux, qui sont morts victimes de l'ignorance et de l'indecision des masses; vous acceptez la loi du malheur, vous etes religieux. Il se peut qu'en fin de compte, je sois impie, puisque je ne peux pas me soumettre au mal accompli, a ce passe que Dieu lui-meme ne peut reparer, puisqu'il ne peut le reprendre, et qui saigne toujours en moi comme une blessure incurable. Cher ami, ne perdez pas votre temps a repondre a mes tristes lettres et a refuter ce que vous regardez comme mes heresies. Aimez-moi, et envoyez-moi deux lignes quand vous avez le temps, pour me parler de vous et me dire que vous vous souvenez de moi. CCCXI AU MEME Nohant, 4 aout 1850. Cher, j'ai recu la trop courte visite de votre jeune et jolie amie Caroline. Je sais que sa soeur est ou a du etre aupres de vous. Qu'elles sont heureuses, ces Anglaises, de pouvoir courir ou le coeur les pousse! Cela vous a donne un peu de bonheur et de consolation. Vous n'avez pas besoin qu'on vous dise que vous etes aime, estime, venere; mais vous etes sensible a l'affection, parce que vous la ressentez en vous-meme. Caroline m'a paru charmante. Elle m'a dit qu'Elisa etait heureuse. Elles voient a Londres Louis Blanc, qui aime et estime infiniment toute la famille. Elisa me parle d'un journal ou vous desirez que j'ecrive. J'y ferai mon possible; mais je doute d'ecrire desormais quelque chose qui ait le sens commun. J'ecris mes _Memoires_, parce que j'y parle du passe ou j'ai vecu. Aujourd'hui, on ne vit plus en France; on est comme frappe de stupeur au bord d'un abime, sans pouvoir faire un mouvement pour le fuir. Heureusement, cette stupeur meme empechera peut-etre qu'on ne fasse un mouvement pour s'y jeter; mais que la vie qui s'ecoule ainsi est lente et triste! La supporter sans maudire la destinee humaine et sans meconnaitre la Providence, c'est bien tout ce qu'on peut faire. Je defie qu'on se sente artiste, ou, si on l'est encore en face de la nature, je ne crois pas qu'on puisse etre inspire par les evenements qui s'accomplissent sous nos yeux. La douleur rend muet, l'indignation serait la seule corde vivante du coeur; mais la presse est baillonnee, et je n'ai pas l'art de ne dire que la moitie de mon sentiment. Mon silence m'a bien ete reproche depuis un an; mais il ne depend pas de moi de le rompre. Je ne suis pas dans l'action, je suis sans illusion, sans personnalite qui m'enivre comme la plupart des hommes, sans responsabilite comme il vous est arrive d'en avoir une terrible et sacree a accepter. Je n'ai jamais compris les poetes faisant des vers sur la tombe de leur mere et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'eloquence sur la tombe de la patrie. Le chagrin me serre le coeur quand je touche a une plume. La serenite, la gaiete sont faciles en famille. Mais la douleur, comme la joie, rentre en moi-meme quand je songe au public. Ce public froid et lache qui a laisse egorger la liberte et souiller la ville eternelle redevenue sainte, ce public egoiste, aveugle, ingrat, qui ne s'emeut pas aux exploits de la Hongrie et qui ne s'alarme pas meme des efforts de la Russie et de l'Autriche, se reveillerait-il devant un livre, un journal, un ecrit quelconque? Ce serait un devoir pourtant de poursuivre l'oeuvre par tous les moyens. Il y en a d'autres peut-etre que celui-la, et je ne les neglige pas, je vous les dirai plus tard. Quant a ecrire, discuter, precher, je crois que la mission des gens de lettres de ce temps-ci est finie ou ajournee en France, et que les plus sinceres sont les plus taciturnes. C'est qu'on ne peut pas vivre et sentir isolement. On n'est pas un instrument qui joue tout seul. Ne fut-on qu'un orgue de Barbarie, il faut une main pour vous faire tourner. Cette main, cette impulsion exterieure, le vent qui fait vibrer les harpes ecossaises c'est le sentiment collectif, c'est la vie de l'humanite qui se communique a l'instrument, a l'artiste. Croyez-moi, ceux qui sont toujours _en voix_ et qui chantent d'eux-memes sont des egoistes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une emanation de la vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingenieux en appreciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idees et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-etre, sous la facilite prostituee de son eloquence. Ce que je vous dis la n'est-il pas votre sentiment, lorsque vous me dites qu'ecrire pour le present est chose tout a fait inutile? Mais vous pensez qu'il faut toujours ecrire pour l'avenir. C'est bien ce qu'il vous faudra faire dans vos jours de repos, quoi que vous en disiez. Vous avez des faits a raconter, votre vie appartient a l'histoire, et rien ne vaut la parole de l'historien qui a _fait_ l'histoire avant de l'ecrire. Vos actes et vos proclamations sont la, je le sais; mais votre sentiment intime, vos esperances, vos douleurs, vos abattements meme instruiront encore plus la posterite. La defaillance de Jesus sous les oliviers, les larmes de Jeanne Darc marchant au supplice sont l'attendrissement et l'enthousiasme eternels des ames aimantes. Il y a en nous un foyer intime que nous devons laisser voir quand il est pur. Vous ecrirez donc votre vie, je l'espere. Ce sera, d'ailleurs, le martyrologe des plus grands coeurs de l'Italie moderne, et nul comme vous ne tressera cette couronne qui leur est due. Vos amies esperent vous revoir en Angleterre dans quelques mois. Quand nous reverrons-nous en France? Adieu, cher ami; ecrivez-moi si vous avez le temps. Sinon, ne vous fatiguez pas. Je sais que votre coeur ne s'endort point; je tiens seulement, s'il vous est possible, a savoir que vous vivez, sans trop souffrir, et que vous savez bien que je vous aime, tendrement et eternellement. J'ai recu le volume dont vous me parlez: c'est un precieux et magnifique document historique. CCCXII A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS Nohant, 14 aout 1850. Je ne vous ai pas remercie en personne, monsieur, et vous me chagrinerez beaucoup si vous m'otez le plaisir de le faire de vive voix a Nohant, c'est-a-dire a la campagne, ou l'on se parle mieux en un jour qu'a Paris en un an. Je ne suis plus sure d'y aller avant la fin du mois. J'ai ete malade, retardee, par consequent dans mon lit. Si vous pouviez venir d'ici au 25, j'en serais bien contente et reconnaissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l'obligeance de faire porter le paquet bien cachete, chez M. Falampin (pardon pour le nom, ce n'est pas moi qui l'ai donne au bapteme a ce brave homme), rue Louis-le-Grand, 33. Je ne veux pas encore perdre l'esperance de vous voir ici avec votre pere. Il me disait, ces jours-ci, qu'il y ferait son possible, a condition d'etre embrasse de bon coeur. Dites-lui-que je ne suis plus d'age a le priver et a me priver moi-meme d'une si sincere marque d'amitie et que je compte bien le recevoir a bras ouverts. Si, tous deux, vous me privez de ce plaisir, au revoir donc a Paris, le mois prochain, si vous n'etes pas repartis pour quelque Silesie ou autres environs. Avant de vous serrer ici la main, en remerciement de votre bonte pour moi, je veux vous la serrer d'une maniere toute desinteressee pour le joli livre que je suis en train de lire[1]. C'est charmant de retrouver Charlotte et Manon et Virginie et tous ces etres qu'on aime tant et qu'on a tant pleures! L'idee est neuve, singuliere et parait cependant toute naturelle a mesure qu'on lit. Il est impossible de s'en tirer plus adroitement et plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs et fideles, comme je l'espere, je vous remercierai doublement du plaisir de cette lecture. Vous avez reussi a faire parler Goethe sans qu'on s'en offusque. Au fait, il n'etait pas meilleur que cela, et vous ne lui donnez pas moins de grandeur et d'esprit qu'il n'en savait avoir. J'entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet; mais, jusqu'a present, je n'y trouve rien qui profane, rabaisse ou vulgarise ces types aimes ou admires. J'attends la fin avec impatience. Adieu encore, et, de toute facon, a bientot, et a vous de coeur. GEORGE SAND. [1] _Le Regent Mustel_. CCCXIII A M. ARMAND BARBES, A DOULLENS Nohant, 27 aout 1850 Mon ami bien-aime, Je n'ai recu qu'il y a deux jours votre lettre du 5 courant. J'avais aussitot resolu d'aller a Londres, d'y voir nos amis et d'essayer de faire ce que vous me conseillez. Mais des empechements majeurs sont survenus deja, et je ne saurais m'assurer de quelques jours de liberte. Et puis il s'est passe deja trop de jours depuis votre lettre, et chacun doit avoir pris son parti. J'ai pourtant ecrit a Louis Blanc, le seul sur lequel j'espere avoir non pas de l'influence morale, mais la persuasion du coeur et de l'amitie. Je lui ai parle de vous et j'ai appuye votre opinion sur la connaissance que j'ai du fait principal; c'est-a-dire qu'a lui seul il ne peut rien quant a present. Je l'ai conjure, pour le cas ou il croirait devoir repondre, et ou sa reponse serait peut-etre deja sous presse, de menager la forme a l'avenir, de montrer une patience, un esprit de conciliation et de fraternite superieur aux discussions de principes. Mais je n'espere rien de mes prieres. Les hommes dans cette situation sont entraines sur une pente fatale. Une voix s'eleve pour les rappeler a la charite; mille autres voix etouffent celle-la pour souffler la colere et engager le combat. Je pense que, de votre cote, vous avez ecrit. S'ils ne vous ecoutent pas, qui ecouteront-ils? Quant a Ledru-Rollin, je ne suis pas en relations avec lui; je suis presque sure qu'une lettre de moi ne lui ferait aucun effet. Il _deteste_ trop ceux qu'il _n'aime pas_. Je l'aurais vu, si j'avais pu faire ce voyage. Mais croyez que tout cela n'eut pas ete d'un effet serieux sur leurs dispositions interieures. Vous savez bien comme moi que, derriere les dissidences de convictions, il y a trop de passion personnelle, et que l'orgueil de l'homme est trop puissant pour que la parole d'une femme le guerisse et l'apaise. Vous etes un saint, vous; mais, eux, ils sont des hommes, ils en ont les orages ou les entrainements. Et puis je suis si decouragee du fait present, que je ne sens pas en moi la puissance de convaincre. Je vois que nous marchons a la _constitutionnalite_; quelle que soit la forme qu'elle revete, elle fera encore l'engourdissement de la France pendant quelque temps. Tant mieux, peut-etre, car le peuple n'est pas mur, et, malgre tout, il murit dans ce repos qui ressemble a la mort. Nous en souffrons, nous qui nous, elancons vers l'avenir avec impatience. Nous sommes les victimes agitees ou resignees de cette lenteur des masses. Mais la Providence ne les presse pas: elle nous a jetes en eclaireurs pour supporter le premier feu et perir, s'il le faut, aux avant-postes. Acceptons! L'armee vient derriere nous, lentement et sans ordre; mais enfin elle marche, et, si on peut la retarder, on ne peut pas l'arreter. Si j'avais pu aller en Angleterre, j'aurais ete a Doullens, au retour. Mais les jours que j'ai a passer a Paris sont comptes maintenant, et ce ne sera pas encore pour cette fois. Dites-moi toujours, en attendant que je puisse realiser un des plus chers reves que je fasse, comment il faut s'y prendre pour vous voir. A qui demander l'autorisation? Et ne me la refusera-t-on pas? Adressez-moi toujours vos lettres a Nohant par la meme voie que la derniere. Vous savez que M. Lebarbier de Tinan est dans une bonne position. Je pense que sa femme doit etre pres de lui maintenant a Angouleme. Borie est toujours en Belgique, bien triste, comme nous tous. Si vous voulez que je vous parle de moi, je vous dirai que j'ai beaucoup travaille pour le theatre, cette annee, mais que la revocation de Bocage me retardera indefiniment. Je ne veux pas separer mes projets de ceux d'un artiste democrate, brave et genereux, qu'on ruine brutalement, parce qu'il a commis le crime _d'envoyer des billets gratis a des ouvriers, d'avoir des employes et des acteurs republicains, d'etre republicain lui-meme, d'avoir fait jouer_ "la Marseillaise", etc. Tels sont les considerants de sa revocation. Nous reprendrons quand meme nos projets de moralisation douce et honnete, pour lesquels le theatre est un grand moyen d'expansion, et nous viendrons a bout de precher l'honneur et la bonte, en depit de la censure et des commissions. J'ai toujours vecu a Nohant de la vie de famille, presque sans relations avec le dehors, depuis que je ne vous ai vu. Maurice ne me quitte point; c'est un bon fils, il vous aime et il vous embrasse tendrement. Et vous, toujours calme, toujours tendre, toujours patient et sublime, vous pensez a nous quelquefois, n'est-ce pas, et vous nous aimez? C'est une des consolations et la plus pure gloire de ma vie, ne l'oubliez pas, que l'amitie que je vous porte et que vous me rendez. M. Pichon n'est pas seulement originaire du Berry, il est presque natif de mon village. Sa famille, qui est une famille de paysans, demeure porte a porte avec nous. Aucante va bien et vous aime. CCCXIV A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 25 septembre 1850. Ecrire aujourd'hui? Non, je ne pourrais pas. Cette situation est nauseabonde et je ne saurais trouver un mot d'encouragement a donner aux hommes de mon temps. Je ne suis plus malade, cependant; ma situation personnelle n'est point douloureuse et j'ai l'esprit calme, le coeur satisfait des affections qui m'entourent. Mais l'esperance ne m'est pas revenue et je ne suis pas de ceux qui peuvent chanter ce qui ne chante pas dans leur ame. L'humanite de mon temps m'apparait comme une armee en pleine deroute, et j'ai la conviction qu'en conseillant aux fuyards de s'arreter, de se retourner et de disputer encore un pouce de terrain, on ne fera que grossir de quelques crimes et de quelques meurtres l'horreur du desastre. Les bourreaux eux-memes sont ivres, egares, sourds, idiots. Ils vont a leur perte aussi; mais plus on leur criera d'arreter, plus ils frapperont, et, quant aux laches qui plient, ils laisseront egorger leurs chefs, ils verront tomber les plus nobles victimes sans dire un mot. J'ai beau faire, voila ou j'en suis. Je me croyais malade et je me reprochais mes defaillances; mais je ne peux plus me faire un reproche de souffrira si bon escient. Je me trompe, peut-etre; Dieu le veuille! Ce n'est pas a vous, martyr stoique, que je veux, que je peux ou dois remontrer obstinement que j'ai raison. Mais, tout en respectant en vous cette vertu de l'esperance, je ne puis la faire eclore en moi a volonte. Rien ne me ranime, je ne sens en moi que douleur et indignation. Savez-vous la seule chose dont je serais capable? Ce serait une malediction ardente sur cette race humaine si egoiste, si lache et si perverse. Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations: "C'est toi qui es le grand criminel; c'est toi, imbecile, vantard et poltron, qui te laisses avilir et fouler aux pieds; c'est toi qui repondras devant Dieu des crimes de la tyrannie; car tu pouvais les empecher et tu ne l'as pas voulu, et tu ne le veux pas encore. Je t'ai cru grand, genereux et brave. Tu l'es en effet, sous la pression de certains evenements et quand Dieu fait en toi des miracles. Mais, quand Dieu te fait sentir sa clemence, quand tu retrouves une heure de calme ou d'esperance, tu vends ta conscience et ta dignite pour un peu de plaisir et de bien-etre, pour du repos, du vin et des illusions grossieres. Avec des promesses de bien-etre, de diminution d'impots, on te mene ou l'on veut. Avec des excitations a la souffrance, a l'heroisme et au devouement, qu'obtient-on de toi? Quelques holocaustes isoles que ta masse contemple froidement!" Oui, je voudrais reveiller le peuple de sa torpeur et de sa honte, l'indigner sur lui-meme, le faire rougir de son abaissement, et je retrouverais peut-etre encore des lueurs d'eloquence que l'idee de sa colere inintelligente, la presque certitude d'etre massacree par lui le lendemain, ferait eclore plus ardentes et plus fecondes. Ce qui me retient, c'est un reste de compassion. Je ne sais pas dire a l'enfant qui se noie: "C'est ta faute!" Je pense aux souffrances et aux miseres de ce peuple coupable et si cruellement puni. Je n'ai plus la force de lui jeter a la face l'anatheme qu'il merite. Alors je m'arrete, je me retourne vers la fiction et je fais, dans l'art, des types populaires tels que je ne les vois plus, mais tels qu'ils devraient et pourraient etre. Dans l'art, cette substitution du reve a la realite est encore possible. Dans la politique, toute poesie est un mensonge auquel la conscience se refuse. Mais l'art ne se fait pas a volonte non plus, c'est fugitif, et la conscience d'un devoir a remplir ne force pas l'inspiration a descendre. La forme du theatre, etant nouvelle pour moi, m'a un peu ranimee dernierement, et c'est la seule etude a laquelle j'aie pu me livrer depuis un an. Ce sera peut-etre inutile. La censure, qui laisse un libre cours aux obscenites revoltantes du theatre, ne permettra peut-etre pas qu'on preche l'honnetete avec quelque talent, aux hommes, aux femmes et aux enfants du peuple. J'ai refuse d'etre jouee au Theatre-Francais; je veux aller au boulevard avec Bocage. On ne nous y laissera pas aller probablement: plus on aura la certitude que nous y voulons porter une predication evangelique sous des formes douces et chastes, plus on nous en empechera. Mais, si nous voulions y porter le scandale de la gaudriole, les couplets obscenes du vaudeville, les gentillesses divertissantes du bon temps, de la Regence, nous aurions le champ libre comme les autres. Me retournerai-je vers la contemplation des faits? me rejouirai-je de l'amelioration des moeurs? me dirai-je qu'il est indifferent d'y contribuer ou non, pourvu que le bien se fasse et que le vrai bonheur sourie autour de soi? C'est en vain que je chercherais cette consolation dans le milieu ou je vis. Le peuple des provinces est affreusement egoiste. Le paysan est ignorant; mais l'artisan qui comprend, qui lit et qui parle est dix fois plus corrompu a l'heure qu'il est Cette revolution avortee, ces intrigues de la bourgeoisie, ces exemples d'immoralite donnes par le pouvoir, cette impunite assuree a toutes les apostasies, a toutes les trahisons, a toutes les iniquites, c'est la, en fin de compte, l'ouvrage du peuple, qui l'a souffert et qui le souffre. Une partie de nos ouvriers tremble devant le manque d'ouvrage et se borne a hurler tout bas des menaces fanfaronnes. Une autre partie s'hebete dans le vin. Une autre encore reve et prepare de farouches represailles, sans aucune idee de reconstruction apres avoir fait table rase. Les systemes, dites-vous? Les systemes n'ont guere penetre dans les provinces. Ils n'y ont fait ni bien ni mal, on ne s'en inquiete point, et il vaudrait mieux qu'on les discutat et que chacun forgeat son reve. Nous ne sommes pas si avances! Payera-t-on l'impot, ou ne le payera-t-on pas? Voila toute la question. On ne se tourmente meme pas des encouragements dont l'agriculture, sous peine de perir, ne peut plus se passer. On ne sait ce que signifient les promesses de credit faites par la democratie. On n'y croit point. Toute espece de gouvernement est tombee dans le mepris public, et le proletaire qui dit sa pensee la resume ainsi: _Un tas de blagueurs, les uns comme les autres; il faudra tout faucher_! Sans doute il y a des groupes qui croient et comprennent encore; mais la vertu n'est point avec eux beaucoup plus qu'avec les autres. L'esprit d'association est inconnu. La presse est morte en province, et le peuple n'a pas compris qu'avec des sous on faisait des millions. L'article du second numero du _Proscrit_ sur l'organisation de la presse democratique est rigoureusement vrai pour signaler le mal, et parfaitement inutile pour y porter remede. Il est facile de demontrer ce qu'on peut faire; il est impossible de faire eclore du devouement la ou il n'y en a pas; notre _Travailleur_[1] est ruine. Notre ami le redacteur est en prison. Sa femme et ses enfants sont dans la misere. Nous sommes trois ou quatre qui nous cotisons pour tout le desastre. Les bourgeois du parti sont sourds, le peuple du parti, plus sourd encore. Le banquet donne a Ledru-Rollin il y a deux ans, et qui paraissait si beau, si spontane, si populaire, qui l'a paye? Nous. Et c'est toujours ainsi. Il importe peu quant a l'argent; mais le devouement, ou est-il? Une masse va a un banquet comme a une fete qui ne coute rien. On s'amuse, on crie, on se passionne, on en parle huit jours, et puis on retombe, et c'est a qui dira qu'il y a ete entraine, et qu'il ne savait pas de quoi il s'agissait. Regarderai-je ailleurs? Je verrai des provinces un peu plus braves sans resultat meilleur. Est-ce a la _Montagne_ que nous chercherons le produit de toutes les opinions socialistes? Est-ce a Paris, dans les faubourgs decimes par la guerre civile, et tremblants devant une armee qu'on sait bien n'etre pas ce qu'on croyait? Non, nulle part, j'en suis malheureusement sure! Il y a un temps d'arret. Le sentiment divin, l'instinct superieur ne peut perir; mais il ne fonctionne plus. Rien n'empechera l'invasion de la reaction. Nous ne devons qu'aux divisions de ces messieurs et a leurs intrigues, qui se combattent, d'avoir encore le mot de republique et le semblant d'une constitution. La coalition des rois etrangers, la discipline de leurs armees, instruments aveugles chez eux comme chez nous, l'egoisme et l'abrutissement de leurs peuples, qui, la comme ici, laissent faire, trancheront la question entre les trois dynasties qui se disputent le trone de France. Voila, helas! que je dis ce que je ne voulais pas dire. Savez-vous que je n'ose plus ecrire a mes amis que je n'ose plus parler a ceux qui sont pres de moi, dans la crainte de detruire les dernieres illusions qui les soutiennent? Je devrais ne pas ecrire; car j'ai la certitude qu'on lit toutes mes lettres; du moins, toutes celles que je recois ont ete decachetees et portent la trace grossiere de mains qui ne cherchent pas meme a cacher l'empreinte de leur violation. On surprend nos esperances pour les dejouer, on surprend nos decouragements pour s'en rejouir. Toutes les administrations publiques sont remplies de gens qui ont merite les galeres. On n'ose plus confier cent francs a la poste. Rien ne sert de se plaindre; pourvu que les voleurs _pensent bien_, ils ont l'impunite. Voila la France! le peuple le sait, cela lui est indifferent. Que voulez-vous qu'on dise aux pouvoirs pour les faire rougir? que voulez-vous qu'on dise aux opprimes, pour les reveiller? Il faudrait pouvoir ecrire avec le sang de son coeur et la bile de son foie, le tout pour faire plus de mal encore; car il est des heures ou l'homme est comme un somnambule qui court sur les toits. Si on crie pour l'avertir, on le fait tomber un peu plus vite. Et cependant vous agissez, vous ecrivez. Vous le devez, puisque vous etes soutenu par la foi. Mais, dussiez-vous me hair et me rejeter, je sens qu'il m'est impossible d'avoir _la foi, de bonne foi_. Merci pour la reponse a Calamatta; je crois que c'est tout ce qu'il desire. Adieu, mon ami; je suis navree, mais je vous aime et vous admire toujours. [1] Journal qui se publiait a Chateauroux. CCCXV A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 26 septembre 1850. Mon cher enfant, Vous me demandez _si cela me sourirait_, de vous fournir de quoi faire votre edition a bon marche. Oui, certes, rien ne me sourirait plus que de vous servir. Mais, pour ce mois-ci, c'est-a-dire pour le mois ou nous allons entrer, je ne puis vous rien promettre. J'ai dix mille francs a verser pour une dette d'honneur que rien au monde ne peut reculer. Je ne suis pas dans la position des proprietaires aises, qui peuvent toujours emprunter tant qu'ils ont un petit capital au soleil. Je suis femme, c'est-a-dire _mineure_, separee de mon mari legalement, et cependant toujours sous sa dependance pour les affaires d'argent, tant les lois protegent mon sexe! _Je ne peux pas donner d'hypotheque sur ma propriete_. Forcee d'emprunter pour les autres, dans des moments difficiles, je ne l'ai pu qu'en me servant, pour sauver mes amis et mes parents pauvres, de la caution d'autres parents moins pauvres. Mais cette caution les expose a perdre leur argent, si je meurs sans avoir paye. Mon mari et mon gendre n'auraient aucun scrupule d'invoquer la loi, et de leur laisser tout perdre. L'honneur de Maurice serait leur refuge; mais Maurice aussi peut mourir. Il y a donc danger pour qui me prete, et ces amis moins pauvres dont je vous parle sont loin d'etre riches. Ma conscience m'ordonne donc d'eteindre toutes mes dettes aussitot que je recois quelque argent de mes editeurs. Et voila comme quoi je tire toujours le diable par la queue. Me voici dans une de ces crises financieres qui se renouvellent deux ou trois fois par an. D'ici a quinze jours, il faut que je ramasse, en redemandant, a droite et a gauche, ce qu'on me doit en detail, et j'espere arriver a faire cette somme de dix mille francs. Et puis il faut payer aussi les interets. Mes rentrees ne sont pas toutes certaines, il s'en faut! Je ne sais donc pas si je pourrai disposer de quatre cents francs a la fois. Je vous en garantis cent pour un pressant besoin, et le reste peu a peu. Est-ce que votre imprimeur ne peut vous faire cette avance? Hetzel va revenir d'Allemagne. S'il est a meme de payer ce qu'il me redoit, cela ira tout seul. Mais le sera-t-il? J'arrive de Paris, ou lesdites affaires m'ont forcee d'aller chercher un recouvrement qui m'a manque. Je ne suis revenue que depuis deux jours. C'est ce qui vous explique le retard de ma reponse. J'ai deux pieces de theatre en portefeuille. Le succes du _Champi_ m'a mise en passe de gagner de l'argent. Le Theatre-Francais et tous les autres theatres m'ont fait des offres, avec promesses de primes payees d'avance. Tout cela est bien joli. Mais j'ai tout refuse pour attendre que Bocage, qui est destitue arbitrairement, persecute injustement, et que la reaction voudrait ruiner, ait acquis la direction d'un autre theatre (non subventionne) ou qu'il remonte sur les planches comme artiste, et qu'il puisse, avec mes pieces, dicter pour lui des conditions honorables et avantageuses. Cela me laisse sans profit pour le moment. Mais peut-on, dans cette societe-ci, respecter la delicatesse des sentiments et _faire des affaires_! Non. Les honnetes gens sont condamnes a etre gueux. Bien entendu que je cache ma gene a Bocage; car il refuserait de la prolonger. Mais ma gene, c'est bel et bon; elle m'empeche d'agir selon mes gouts; elle ne me prive pas de l'aisance accoutumee, et la votre est plus grave. Elle peut vous priver du necessaire. Un mot donc, si vous arrivez la le mois prochain, et je vous expedie un autre petit billet, en attendant mieux. Une autre cause de gene, c'est notre journal _le Travailleur,_ que l'on a tue a force de proces et d'amendes. Le redacteur, un de nos meilleurs amis, brave proletaire instruit, et du plus noble caractere, est en prison pour huit mois, sa femme et ses cinq enfants sans ressources. Eh bien, tout retombe sur nous, c'est-a-dire sur quatre ou cinq amis et sur moi! Quand on fait un journal democratique chez nous, tout le monde souscrit, tout le monde promet. A l'heure de payer, il n'y a plus personne, et la cause ferait lachement banqueroute, le redacteur, martyr de la cause, pourrirait en prison, si nous n'etions pas la. C'est avec de continuelles defections de ce genre qu'on nous epuise. Ce qu'il y a de plus triste la dedans, ce n'est pas qu'on nous ruine: cela n'est rien; c'est que le peuple ne sache pas s'imposer le plus petit sacrifice pour sauver et proteger l'organe de ses interets et de ses besoins. Ils sont fiers et jaloux de leur journal; avec un sou par semaine, ils le releveraient. Mais le sou du pauvre, les sous avec lesquels les pretres, les moines et les missionnaires font des millions, on les donne au fanatisme, on les donne a la debauche, on les refuse a la cause republicaine. C'est bien decourageant, vous en conviendrez. Je crains qu'il n'en arrive autant avec votre edition populaire, et que ceux-la qui devraient la devorer, ceux-la pour qui vous avez travaille et souffert, ne vous abandonnent avec ingratitude. Le temps est mauvais, affreux. L'humanite subit une crise deplorable. Les pouvoirs sont laches et corrompus, le peuple est abattu, aveugle, et laisse tout faire. On dit que nous sortirons, de la en 1852; que le travail qui s'accomplit mysterieusement eclatera pour sauver la Republique. J'avoue que je le desire plus que je ne l'espere, et que je me sens malade de decouragement en voyant celui de mes semblables. Bonsoir, cher enfant. Embrassez pour moi tendrement Desiree et Solange. Je vous aime et vous benis. CCCXVI A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 15 octobre 1850. Mon ami, Je n'ai pas subi d'influences, vous vous trompez. Je vis dans une retraite trop absolue pour cela. Je vous ai refuse avant d'avoir recu un mot de Louis Blanc, et, entre ma premiere et ma seconde lettre a vous, je n'ai rien recu de lui qui ait pu agir sur ma resolution. Louis Blanc n'a pas refuse, que je sache, son concours a l'oeuvre du _Proscrit_. C'est vous qui me disiez qu'il voulait rester en dehors, et, d'apres lui, on ne l'aurait meme pas consulte. Il ne resulte point de sa lettre a moi qu'il soit decide a se separer hautement de cette nuance du parti. Il me semble au contraire, que, si on l'avait bien voulu, il s'y serait joint, tout en faisant loyalement ses reserves quant a l'avenir. La _doctrine de l'abstention,_ si on peut appeler ainsi ce que je vous disais, m'est toute personnelle, et, si je l'ai attribuee a Louis Blanc, c'est en reponse a ce que vous me disiez de lui. Vous etes plus pres de lui que moi, pour connaitre ses intentions et ses dispositions. Faites donc un effort pour le rapprocher de votre centre d'action, si vous le jugez utile, et qu'il se prononce. Il me dit, et je le connais sincere et ferme, qu'il saura toujours mettre de cote les questions personnelles devant l'accomplissement d'un devoir. Qu'il juge donc lui-meme de son devoir politique. La, je ne suis point competente. S'il connaissait comme moi l'antipathie de Ledru-Rollin pour ses idees et pour sa personne, il n'agirait jamais de concert avec lui en quoi que ce soit. Mais ce n'est pas moi qui me charge de repeter ce que j'entends. Vous trouveriez d'ailleurs que c'est une miserable chose que de se soucier de cela; moi aussi, au point de vue de la rancune d'amour-propre. Mais, au point de vue de la raison, je ne concevrais guere qu'il soit dans la logique du devoir de se jeter dans un filet qui vous attend pour vous etrangler. Or l'entourage de Ledru attend celui de Louis Blanc pour lui rendre cet office. Ce qui est arrive arrivera. Vous pensez, mon ami, que je vois trop la question de personnes; mais enfin les personnes representent des principes, et, vous-meme, vous voyez bien que vous etes arrete devant Louis Blanc par une formule. Il dit: _A chacun suivant ses besoins_. C'est le premier terme d'une formule triple bien simple, et qui est dans l'esprit de chacun. Vous admettez le second terme: _A chacun suivant ses oeuvres_. Le troisieme sera celui des saint-simoniens, qui ne valait rien, isole et exclusif, mais qui a sa valeur et son droit, joint aux deux autres: _A chacun suivant sa capacite_. Oui, je crois qu'il faut admettre ces trois termes pour arriver a un resume complet de la doctrine sociale. Mais je ne vois pas que Louis Blanc, qui s'est attache particulierement a la premiere question, se soit prononce contre les deux autres, et je crois cette premiere indispensable pour que les deux autres puissent exister. A l'homme epuise, mourant de misere, d'ignorance et d'abrutissement, il faut le pain avant tout. Tant qu'on ne voudra s'occuper du pain qu'apres tout le reste, l'homme mourra au physique et au moral. Je ne vois pas, d'ailleurs, dans la formule simple de Louis Blanc une solution materialiste. Qu'on developpe et qu'on dise: "A chacun suivant les besoins de son estomac, de son coeur et de son intelligence." Ou bien: "A chacun selon son appetit, sa conscience et son genie." C'est toujours la meme chose. Ici, je suis d'accord avec Leroux, qui est parti de la pour composer un etrange systeme de _triade_ ou mon intelligence ne peut le suivre. Vous voyez bien que je ne suis pas plus en desaccord de principes avec vous qu'avec Louis Blanc, et je ne saisis pas meme le combat que ces formules, posees d'une maniere ou de l'autre, peuvent se livrer dans votre esprit ou dans le sien. Ou je ne suis pas assez intelligente pour le comprendre, ou la difference est imaginaire et tient a des preventions toutes politiques, ou bien encore vous ne vous etes pas assez interroges et compris l'un l'autre. C'est le defaut des formules. Il y a un moment ou le sentiment general, etant un, les admet comme l'expression d'une verite irrefutable dans la pratique; mais, tant qu'elles planent dans la sphere des discussions metaphysiques, elles prennent, pour les divers esprits, diverses significations mysterieuses, et on se dispute sur des mots sans tomber d'accord sur l'idee. Toutes les fois que j'ai entendu _demolir_ Louis Blanc, c'est au moyen d'inductions qui n'etaient nullement, selon moi, la deduction de ses formules. Quant a moi, je vous avoue que je suis si lasse, si ennuyee, si fatiguee, si affligee de voir les faits entraves toujours par des mots, et le fond sacrifie a la forme, que je ne m'occupe plus du tout des formules, et que, si j'en avais trouve une, j'en ferais bien bon marche. Ce qui m'occupe aujourd'hui, ce qui fait que vous me croyez en dissidence avec vous quand je ne pense pas y etre, c'est le caractere, l'intuition, la volonte des hommes; je me demande a quel but ils marchent, et cela me suffit. Eh bien, on cree un centre, on lui donne un journal, un manifeste pour organe. Votre manifeste est beau et juste, a ce qu'il me semble. S'il etait isole, je ne ferais pas de reserves; mais il est encadre par un groupe, qui croit devoir s'en prendre au socialisme de Louis Blanc de l'impuissance politique et sociale du gouvernement provisoire. Pour moi, ce groupe se trompe. Ce groupe met a sa tete un homme que j'estime comme particulier, auquel je _ne crois pas_ comme homme politique; et, avec cela, on se prononce assez ouvertement contre un homme au caractere duquel je crois fermement; ma conscience me defend de joindre ma signature a ces signatures. Il y a plus, Louis Blanc y apporterait la sienne, que je ne le suivrais pas, parce que je sais des choses qu'il ne sait peut-etre pas, parce que je me souviens de choses que je ne dois pas dire, les ayant surprises au laisser-aller de l'intimite. Aimez-moi donc comme si de rien n'etait, mon ami, et, de ce que je ne fais pas un acte que vous me conseillez de faire, n'y voyez pas une difference de sentiments et de principes: voyez-y seulement une maniere differente d'apprecier un fait passager. Ce qui me fait rester calme devant vos tendres reproches, c'est la profonde conviction que, si vous etiez moi, vous feriez ce que je fais. Il y a plus, si vous etiez a ma place, vous seriez communiste comme je le suis, ni plus ni moins, parce que je crois que vous n'avez juge le communisme que sur des oeuvres encore incompletes, quelques-unes absurdes et repoussantes, dont il n'y a pas meme a se preoccuper. La vraie doctrine n'est pas exposee encore et ne le sera peut-etre pas de notre vivant. Je la sens profondement dans mon coeur et dans ma conscience, il me serait impossible probablement de la definir, par la raison qu'un individu ne peut pas marcher trop en avant de son milieu historique, et que, eusse-je la science et le talent qui me manquent, je n'aurais pas pour cela la divine clef de l'avenir. Tant de progres paraissent impossibles qui seront tout simples dans un temps moins recule que nous ne pensons! Mon communisme suppose les hommes bien autres qu'ils ne sont, mais tels que je _sens_ qu'ils doivent etre. L'ideal, le reve de mon bonheur social, est dans des sentiments que je trouve en moi-meme, mais que je ne pourrais jamais faire entrer par la demonstration dans des coeurs fermes a ces sentiments-la. Je suis bien certaine que, si je fouillais au fond de votre ame, j'y trouverais le meme paradis que je trouve dans la mienne. Je dis avec vous que c'est irrealisable quant a present; mais la tendance qui y entraine les hommes malgre eux, et dont quelques-uns se rendent compte, des a present plus ou moins bien, comment et pourquoi la maudire et la repousser? Bonsoir, ami; la nuit vient, et je ne veux point discuter davantage. Je ne crois pas qu'il en soit besoin, vous me connaissez et me comprenez de reste. Si nous ne marchons point du meme pas, je crois que c'est toujours sur le meme chemin que nous sommes; seulement vous faites une etape, a laquelle je ne crois pas devoir m'arreter. Vous me retrouverez non loin, et, si votre tentative a ete heureuse, que Dieu en soit beni, et vous aussi. GEORGE. CCCXVII A M. SULLY-LEVY, ARTISTE DRAMATIQUE, A PARIS Nohant, 18 novembre 1850. Je vous remercie de votre bon souvenir, mon cher enfant, et vous remercie encore de votre obligeance pour nous. Je compte bien que ce ne sera pas la derniere fois que nous la mettrons a l'epreuve, et que cela me fournira l'occasion de vous etre utile autant que je le desire. Pour le moment, mon _pouvoir_ n'est pas grand a la Porte-Saint-Martin, puisque, apres y avoir trouve peu de bonne grace pour engager les acteurs indispensables a ma piece, j'ai ete forcee de me retourner vers un autre theatre. Et je ne sais pas encore auquel Hetzel se sera fixe. Si ce ministere continue, j'aurai toujours de la peine a faire de l'art comme je l'entends; car partout je trouve des gens que mon nom epouvante et des influences qui me traversent. N'importe, j'arriverai par la patience; Je suis en _pourparler_ au Vaudeville pour notre _Nello_[1]. _Si j'y peux quelque chose_, est-il entendu que vous aimeriez a jouer sur ce theatre et dans cette piece? Je pense aller bientot a Paris; fixez vos desirs sur quelque point, et j'espere que je pourrai vous aider a les realiser. Je vous ai promis une lettre pour Rachel. Je vous l'envoie; c'est elle qui pourrait tout, si elle voulait. Tout le monde desire vous revoir et s'applaudit de vous connaitre, et moi, a la tete de ma troupe d'enfants, je vous serre les mains, de tout mon coeur. Nous rejouons demain _Nello_ avec le troisieme acte tout refait. C'est le vieux Frantz qui fait votre role. [1] Joue au theatre de l'Odeon, sous le titre de _Maitre Faville._ CCCXVIII M. ARMAND BARBES, A BELLE-ISLE-EN-MER Nohant, 28 novembre 1850. De quoi donc vous alarmez-vous ainsi, mon ami? Vraiment; vous etes le seul en France, a croire qu'un soupcon sur votre compte soit possible. Tout le monde voit ici la verite; elle est trop grossiere de la part du pouvoir pour imposer meme aux esprits les plus bornes. C'est une exception _en votre faveur_, c'est-a-dire une aggravation de peine. Ce pouvoir, eut-il eu l'infame pensee de vouloir vous exposer aux mefiances de vos freres, n'a ici qu'une deception dont la honte retombe sur lui. J'avoue que je rougirais pour vous d'avoir a vous defendre contre de si fantastiques apparences. Non, non, il est des hommes places trop haut pour qu'un plaidoyer en leur faveur ne soit pas une sorte d'outrage gratuit, La France entiere me repondrait dans son coeur: "De quoi vous melez-vous?" Vos ennemis eux-memes souriraient des perplexites de votre grande ame et de mon indiscrete sollicitude pour une reputation que nul ne peut atteindre, et que, dans l'avenir comme dans le present, le monde entier honore ou subit. Les mechants la subissent avec rage, ils s'en vengent en vos qualifiant de jacobin. Eh bien, ceci ne vous fache pas, puisque vous savez ce que cela signifie dans leur appreciation. Quant a la trahison, je vous assure qu'ils n'ont pas meme espere le faire croire. Ils ont voulu vous separer des autres victimes pour oter peut-etre au reste de l'hecatombe le prestige qui s'attachait a votre nom. Calmez-vous, mon frere; vous etes trop modeste, trop humble de croire a une atteinte possible portee a votre caractere. S'il existe dans les murs de Belle-Isle, s'il a existe dans ceux de Doullens des esprits assez malades, des coeurs assez aigris pour vous accuser (et cela meme, j'en doute), soyez certain que ces hallucinations de la souffrance et de la colere n'ont pas depasse le mur des cachots ou elles sont trop expiees. Mais vous, homme fort, ne vous laissez pas amoindrir, dans le sanctuaire de votre raison superieure, par des illusions du meme genre. Ne croyez pas que la plainte amere et folle qui pourrait sortir contre vous de ces tristes murs aurait le moindre echo en France. Souvenez-vous que vous etes notre force, a nous, et que vous seul pourriez nous l'oter, en doutant de vous-meme. Soyez tranquille, si une insulte parlait de je ne sais quels bourbiers de la reaction, nous ne la laisserions pas passer, et, tout en la meprisant, nous l'ecraserions. Mais cette insulte ne viendra pas, et nous ne devons meme pas supposer qu'elle puisse venir; ce n'est pas quand il s'agit de vous qu'il faut aller au-devant d'un semblant de soupcon. Vous avez du recevoir une lettre de Louis Blanc et une de Landolphe que je vous ai fait passer par M. P... Soutenez les vivants dans leur lutte, vous qui etes deja a moitie dans le ciel. Et que ce calme de la tombe illustre ou l'on vous tient enferme vous conserve comme Jesus dans la sienne. Songez a en sortir vivant et fort; car le jour viendra de lui-meme, et nous aurons encore besoin de vous dans le monde des souffrances et des passions. Donnez-moi de vos nouvelles. Je crains que vous ne soyez reellement malade sans vouloir l'avouer, et que tout cela ne soit le resultat tres naturel et tres impartial d'une consultation de medecins. Vous avez peut-etre ete assez malade a ce moment-la pour qu'on n'ait pas voulu prendre la responsabilite d'aggraver trop votre etat par le transferement. Je ne crois pas que personne ait demande _grace_ pour vous. Ce ne pourrait etre qu'un ami maladroit; mais c'est fort invraisemblable qu'on vous aime et qu'on agisse malgre vous. L'inquietude que j'eprouve a saisi tout le monde. Rassurez-nous. Conservez-vous. Il le faut, et pour la cause et pour ceux qui, comme moi, vous cherissent de toute leur ame. GEORGE. CCCXIX A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, novembre 1850. Mon ami, Je vous envoie la lettre que vous m'avez ordonnee pour miss Hays. Je suis bien paresseuse pour repondre a toutes ces formules qui s'adressent au _nom_ plus qu'a l'ame, et j'y reponds si betement, que je ferais mieux de me taire. Mais vous l'avez voulu, et, comme je donnerais mon sang pour vous, je ne me fais pas un merite die repandre un peu d'encre. Cela me fait penser que vous ne m'avez jamais demande d'ecrire a madame Ashurst, et que, celle-la, vous la nommez toujours votre amie. Elle doit donc etre meilleure que toutes les autres, et, en ce cas; parlez-lui de moi et dites-lui pour moi tout ce que je ne sais pas ecrire. Vous le lui direz mieux et elle le comprendra. Ce que vous estimez, ce que vous aimez, je l'aime et je l'estime aussi. Quant a l'honorable John Minter Morgan, je lui fais un grand salut; mais, en parcourant son ouvrage, je suis tombee sur un eloge si naif de M. Guizot et du _King of the French_, que je n'ai pu m'empecher de rire. C'est assez vous parler des autres. Permettez-moi de vous parler de vous et de vous dire tout bonnement ce que j'en pense, a present que je vous ai vu. C'est que vous etes aussi bon que vous etes grand, et que je vous aime pour toujours. Mon coeur est brise, mais les morceaux en sont encore bons, et, si je dois succomber physiquement a mes peines avant de vous retrouver, du moins j'emporterai dans ma nouvelle existence, apres celle-ci, une force qui me sera venue de vous. Je suis fermement convaincue que rien de tout cela ne se perd, et qu'a l'heure de mon agonie, votre esprit visitera le mien, comme il l'avait deja fait plusieurs fois avant que nous eussions echange aucun rapport exterieur. Tout ce que vous m'avez dit sur les vivants et sur les morts est bien vrai, et c'est ma foi que vous me resumiez. A present que vous etes parti, quoique nous ne nous soyons guere quittes pendant ces deux jours, je trouve que nous ne nous sommes pas assez parle! Moi surtout, je me rappelle tout ce que j'aurais voulu vous demander et vous dire. Mais j'ai ete un peu paralysee par un sentiment de respect que vous m'inspirez avant tout. Croyez pourtant que ce respect n'exclut pas la tendresse, et que, excepte votre mere, personne n'aura desormais des elans plus fervents envers vous et pour vous. J'espere que vous me donnerez de vos nouvelles de Paris, si vous en avez le temps. Je suis en dehors des conditions de l'activite, je ne puis rien pour vous, que vous aimer; mais Dieu ecoute ces prieres-la, et elles ne sont pas sans fruit. Adieu, mon frere; quand vous souffrez, pensez a moi et appelez mon ame aupres de la votre. Elle ira. Ma famille d'enfants et d'amis vous envoie ses voeux sinceres. GEORGE. CCCXX A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Nohant, decembre 1850. Mes enfants, envoyez-moi deux objets dont j'ai le plus pressant besoin: une _dinde_ et _Muller_[1]. _Une dinde_! la meilleure que vous aurez, morte ou vive! il nous arrive des truffes; mais on va aux epinettes, pas de dinde! on va dans le village, pas de dinde! Il faudrait attendre a samedi pour n'en pas trouver de bonne, peut-etre. Envoyez-nous ce que vous aurez, et, quand les truffes auront suffisamment parfume l'interieur de ladite volaille, venez la manger avec nous. Je crois que, par ce temps humide, trois jours seront le maximum. Nous sommes a jeudi: venez donc samedi ou dimanche; qu'Eugenie fixe elle-meme, d'apres ses notions culinaires, le jour convenable. _Muller_! J'ai besoin tout de suite de lui pour remettre au net la chanson du pere Remy et d'autres airs berrichons; Bocage attend. On va jouer _Claudie_ a la Porte-Saint-Martin: _grands acteurs_, peut-etre Bocage, traite superbe pour moi, etc.; enfin, ca parait lance. Vite Muller! vite la dinde! j'envoie le cabriolet pour l'un et pour l'autre. Je vous embrasse, GEORGE Pouvez-vous me renvoyer ce que vous avez lu des _Memoires_? [1] Muller Strubing, refugie politique, savant musicien, qui etait en ce moment l'hote de la famille Duvernet. CCCXXI A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 24 decembre 1850. Mon ami, Je crois que je vais vous faire plaisir en vous disant Qu'on a retrouve, dans un coin de la chambre que vous avez habitee ici, une bague qui doit vous appartenir et vous etre chere. Si j'en juge par la devise: _Ti conforti amor materno_, ce doit etre un don de votre mere, et vous croyez sans doute l'avoir perdue. Je l'ai serree precieusement, et, quand vous m'indiquerez une occasion sure, je vous l'enverrai. Faut-il, en attendant, la faire remettre a M. Accursi? J'ai recu votre lettre au pape, elle est fort belle. Mais votre voix sera-t-elle ecoutee? N'importe, apres tout! D'autres que le pape liront cette lettre et ranimeront leur zele et leur patriotisme pour entrainer ou combattre le zele ou la tiedeur des princes. Les bonnes pensees sont deja de bonnes actions, et vous n'avez que de ces pensees-la. Je suis vivement touchee de tout ce que vous me dites de bon et d'affectueux de la part de vos amies. Remerciez-les pour moi de leur affectueuse hospitalite. J'y repondrais avec empressement si j'etais libre. Mais, avant de l'etre, il faut que je passe toute une annee dans les chaines. J'ai conclu un marche, un veritable marche, pour travailler un an entier et recevoir une somme. Je jouissais depuis quelques annees d'une sorte d'independance; mais, l'age d'etablir les enfants etant venu, et, moi n'ayant jamais su _epargner_ en refusant d'assister autant de gens qu'il m'etait possible, je me suis vue dans la necessite de penser serieusement au prix materiel du travail de l'art. Comme, au reste, ce travail dont je vous ai parle me plait[1] et etait depuis longtemps un besoin moral pour moi, j'aurais mauvaise grace a me plaindre, tandis que des millions d'hommes accomplissent des travaux rebutants et antipathiques pour une retribution insuffisante a leurs premiers besoins. Je regarde meme ce que je fais, au point de vue de l'argent, comme un devoir que je continue a remplir pour soulager des gens plus pauvres que moi, puisque, jusqu'a ce jour, je leur ai tout donne, sans penser a ma propre famille; et, pour cela, je suis blamee par les esprits positifs. Je vais donc reparer mes fautes, qui n'etaient pourtant pas grandes, a mon sens, puisque j'avais reussi a donner cent cinquante mille francs a ma fille. Et il me semblait qu'avec cela on pouvait vivre. Tout cela n'est rien, mon ami; c'est pour vous dire seulement que je ne bougerai pas de ma campagne que je n'aie accompli ma tache et satisfait a toutes les exigences justes ou injustes. Je me porte bien maintenant, et, si je suis triste, du moins, je suis calme. J'ai appris a etre gaie a la surface; ce qui, en France, a l'heure qu'il est, est comme une question de savoir-vivre. Quelle etrange epoque que celle ou tout est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et ou c'est etre blessant et cruel de s'en apercevoir! Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la vibration en est restee dans mon coeur bien pure et bien consolante. Vous, vous n'avez pas besoin qu'on vous recommande le courage et la patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d'etre aime, parce que c'est un besoin des ames completes, et comme un instinct de justice religieuse qui leur fait demander aux autres l'echange de ce qu'elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portee autant par la sympathie que par le devoir a vous aimer comme un frere. A vous, G. S. [1] Il s'agissait de ses _Memoires_. CCCXXII A MAURICE SAND, A PARIS. Nohant, 24 decembre 1850. Cher mignon, je t'ecris encore par _Mancel le Vieil_; car je ne sais pas si tu demeures au n deg. 1, 3, 5 ou 7. C'est curieux, ni Lambert ni moi ne nous en souvenons. J'ai, sur mon carnet, 5 ou 7, et dans mon souvenir a moi, 1 ou 3. Je ne veux pas que le facteur aille crier ton nom chez tous les portiers de la place et de la rue Furstemberg. Envoie-moi ton numero; car, si Manceau et toi ne vous voyez pas tous les jours, ca pourrait retarder des lettres pressees. J'ai recu ta seconde. Je te vois _posant l'auteur_ a ma place, sur le theatre de la Porte-Saint-Martin. Ce soir, nous avons fait un paquet d'airs berrichons, de boeufs, de jougs, de charrettes (dessines) que nous envoyons a Bocage. Dis-lui que j'ai retrouve une mine de musique dans le sieur Jean Chauvet, macon qui fait des trous dans mon mur, pour le calorifere. Pour charmer ses ennuis, il chantait sans s'apercevoir que je l'ecoutais. Il chante juste et avec le vrai chic berrichon; je l'ai emmene au salon et j'ai note trois airs dont un fort joli; apres quoi, je l'ai fait bien boire et manger, _la, tout son saoul_. Il a ete retrouver ses camarades, et, leur faisant tater sa chemise toute trempee de sueur, il leur a dit: "J'ai jamais tant peine de ma vie! _c'te_ dame et ce monsieur (c'etait Muller) m'ont fait asseoir sur une chaise; et puis les v'la de causer et de se disputer a chaque air que je leur disais; et v'la qu'ils disaient que je faisais du _bemol_, du _si_, du _sol_, du diable, que j'y comprenais rien, et j'avais tant d'honte que je pouvais pus chanter. Mais, tout de meme, je suis bien content, parce que, puisque je sais du _bemol_, du _si_, du _sol_ et du diable, j'ai pas besoin d'etre macon. Je m'en vas aller a Paris, ou on me fera bin boire, bin manger pour ecouter mes chansons." La-dessus, tous les autres macons se sont mis a gueuler dans les corridors pour me faire entendre qu'ils savent tous chanter, depuis le maitre macon, qui chante du Donizetti comme un savetier, jusqu'au goujat, qui imite assez bien le chant du cochon. Mais ca ne me touche pas, et chacun envie le sort de Jean Chauvet. Le calorifere va vite. On monte aujourd'hui l'appareil dans la cave, et c'est tres ingenieux. M. Montelier dine avec nous le dimanche, et nous regale des histoires les plus _esperituelles_. Mais, c'est egal, il est intelligent en diable dans sa partie. C'est un ouvrier tres fort, et plein d'amour-propre, ce qui fait qu'il ne rate pas ses travaux. Cependant ne chantons pas victoire, le calorifere ne fonctionne pas encore! La Tournite fait des vol-au-vent succulents, des meringues mirobolantes, et, comme tu aimes ses fricots, tout est pour le mieux. Mais revenons a _Claudie_. Si le pere Fauveau et le Ronciat sont mauvais, ne te gene pas pour le bien dire a Bocage, et tache qu'il ait un ensemble comme pour _le Champi_. Surveille bien la mise en scene du chariot, la tenue et l'aiguillee du _boiron_, que ca soit naif et ne fasse pas rire. Dis a Bocage que, s'il ne joue pas, ca me fera bien de la peine. Mais je crois qu'il jouera et qu'il veut seulement se faire prier. Prie-le donc serieusement; il fait la coquette, mais n'aie pas l'air de t'en apercevoir. Je suis bien contente que Delacroix t'ait encourage, cette fois. S'il faut que tu ailles en Belgique et en Hollande, eh bien, tu iras au printemps. Pourquoi pas? Ca peut te faire du bien, certainement, et ca t'interessera. Si j'avais de l'argent, j'irais bien avec toi; mais il faut que je pense a en gagner et non a en depenser; car je voudrais te faire faire ton atelier. Ca te serait si commode et si agreable! M. Monteller a fait un tres bon plan, tout pareil a celui dont tu avais marque les dimensions, mais simple et, il me semble, mieux entendu que celui de M. Regnault. Il dit que ca ne coutera que moitie de ce que disait M. Regnault. Il etablit ses depenses, et dit que, s'il s'en charge, en quatre mois, il pourra te mettre _la clef dans la main_. c'est-a-dire tout termine, vitrage, chauffage, boiseries, peintures, tout en un mot. Bonsoir, mon cher mignon; je t'embrasse de toute mon ame. Le Paloignon[1] t'embrasse et part le 17. Lambrouche t'embrasse et attendra ou que j'aille a Paris, si la piece va vite, ou que Manceau vienne me tenir compagnie, si la piece va plus loin; car je ne voudrais pas rester inutilement des semaines a Paris dans ce moment-ci, ou les capitaux ne pleuvent pas encore. Ecris-moi le plus souvent que tu pourras. Marquis a ete triste le jour de ton depart et il a flaire Paloignon, qui avait pris ta place a table, puis s'en est alle, d'un air de degout. P.S.--Paloignon s'est endormi encore aujourd'hui dans son pavillon. Il est venu diner a l'entremets. Il devient tres violent et tres pedant au domino. Hier au soir, il voulait tuer Aucante, parce que celui-ci ne bouchait pas la pose. Je viens de recevoir une charmante lettre d'Emmanuel. Va donc le voir. Parle-lui de nous, de _Claudie_, etc. Il demeure toujours rue Neuve-des-Petits-Champs, 55. Dis a Manceau de lui porter une epreuve de mon portrait. Voici ce qu'il me dit; lis-le a Manceau: "Et, a propos, je viens d'entendre dire qu'on a vu un chef-d'oeuvre a Paris: la gravure de ton portrait de Couture, gravure superbe d'un des jeunes artistes _commensaux_ de Nohant (quel charmant calembour!). Est-ce que, par hasard, tu te figures que je ne veux pas une des premieres epreuves?" N'oublie pas de porter un _Gribouille_ a Camille et d'envoyer une epreuve de mon portrait, quand ca se pourra, a Clotilde et a ma tante. [1] Sobriquet du peintre Villevieille, paysagiste distingue, mort tout jeune. CCCXXIII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 25 decembre 1850. Cher enfant, Je suis toute malade depuis quinze jours et'accablee d'une grosse correspondance pour la piece qu'on va jouer a Paris un de ces jours. Je dois m'y rendre aussitot apres la premiere representation, si la piece ne tombe pas; auquel cas je n'ai pas besoin de m'en occuper plus apres qu'auparavant. Mais, pour le moment, il faut repondre a mille questions de detail, et j'en ai la tete cassee. J'aime bien a ecrire, a composer; j'aime bien mon art, mais je n'en aime pas le metier, et tout ce qui est relatif a l'execution materielle m'est odieux. J'ai un ami devoue, et des plus competents, qui s'en occupe a ma place et qui joue meme le principal role, bien qu'il ait renonce au theatre. C'est Bocage, qui se donne un mal affreux pour moi, et que je suis obligee de seconder par correspondance, n'ayant pas le courage de me fourrer en personne dans cette petaudiere. Maurice est a Paris, qui fait de la peinture et attend l'Exposition (laquelle s'ouvre aujourd'hui). Je suis seule ici avec le petit Lambert, que vous ne connaissez pas, je crois, quoiqu'il soit avec nous depuis six ans. Mais je crois qu'il etait absent quand vous etes venu. C'est le plus gentil de mes enfants, et il a beaucoup de talent pour la peinture. Mais nous sommes comme des corps sans ame quand Maurice n'est pas ici. Je travaille tant que je peux, mais je ne peux guere, etant souffrante et sans cesse interrompue par des lettres pressees, et mille details d'affaires et d'interieur. Les artistes et les poetes n'ont jamais le temps de faire ce qu'ils preferent a toute autre occupation, soyez-en convaincu. Les banalites du monde en distrayent beaucoup. Les soins de l'interieur, qui ne sont, apres tout, que les soucis et les devoirs de la famille, en derangent d'autres qui n'ont pourtant pas a se faire le reproche de sacrifier aux vanites d'ici-bas. Vous enragez, vous, avec vos chiffres et cette dure necessite de penser au pain du corps avant celui de l'ame! C'est peut-etre un rude bienfait de la Providence, qui nous prive de nos joies intellectuelles pour nous en rendre la jouissance plus complete et plus feconde quand, par hasard, nous pouvons la saisir au vol. Vous ne me parlez plus de votre edition des chansons. Avez-vous epuise toute la premiere? Apres ma piece, si elle me rapporte quelques sous, je pourrai vous prendre d'autres exemplaires, s'il vous en reste sur les bras. Bonsoir, mon cher fils. Impossible de vous ecrire plus longtemps; je suis trop fatiguee. Mais je pense toujours a vous, et je vous aime toujours, et j'aime toujours Desiree et Solange, que j'embrasse de toute mon ame. Augustine est venue passer les vacances avec nous. Elle est heureuse; elle a un bon mari, un bel enfant; elie est a Luneville, ou elle vit passablement avec la modeste place de son mari et les lecons de musique qu'elle donne. Boris est en Angleterre. Mais nous n'avons pas de ses nouvelles depuis assez longtemps. Aucante est ici ce soir. Il vous serre les mains. C'est un brave jeune homme. Voici le jour de l'an qui approche. Dites tout ce qu'il y a de plus gentil a Desiree pour moi ce jour-la, et je la charge de vous repondre aussi, pour moi, tout ce qu'il y a de plus affectueux, et que Solange vous donne a tous deux un baiser de ma part a votre reveil. CCCXXIV A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 9 janvier 1851 Mon enfant, Tu me dis aujourd'hui que tout va bien pour _Claudie_ et qu'on va jouer. Arage m'ecrit, de son cote, que le bruit court que ca va a la diable et qu'il va y avoir un proces. Je pense qu'il est mal informe et que tu l'es bien. Cependant, s'il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'il a entendu dire, tache d'empecher ca. Je ne veux pas etre fourree dans trente-six proces a la fois. Je les deteste; la solution n'en est jamais equitable, pour ceux qui, comme moi, ne s'en occupent pas, et cela me donne, a mon debut dans la carriere dramatique, une apparence de chicanerie qui m'est desagreable. Dis a Bocage que _je n'en veux absolument pas_, pour mon compte. J'irai a la seconde ou a la troisieme representation, c'est-a-dire aussitot que je saurai que la premiere est un fait accompli; car, de se fier au jour annonce, meme la veille, tu vois si c'est possible, et ce qui me serait arrive si j'avais compte sur le 28. Tache donc de savoir positivement de Bocage si c'est vrai ou faux qu'on joue ma piece; car, si cela doit trainer un an, _et un proces ne dure pas moins_ (c'est meme court), il vaut mieux que tu reviennes ici. Mais qu'il reflechisse que ces coups de tete-la sont une ruine pour moi; que le premier effet d'un proces sera de me faire interdire par la direction le droit de faire jouer d'autres pieces avant la fin du proces, et qu'il peut y en avoir pour dix-huit mois et deux ans; ce sera comme pour _le Champi_, dont nous n'entendrons plus parler avant 1852, et qui serait a nous si on n'avait pas casse les vitres. Ne le blesse pas, ne le tourmente pas pour le passe. Ce qui est fait est fait, et il ne faut pas revenir sur les faits accomplis; mais, pour ce qui est a faire, on peut se preserver, et, encore une fois, je veux que la piece soit jouee telle quelle, et qu'elle tombe, plutot que d'etre conquise au prix d'un proces. Bonsoir, mon cher mignon; je t'embrasse de toute mon ame. CCCXXV A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 22 janvier 1851. Oui, mon ami, je la recois avec reconnaissance et avec bonheur, cette chere bague dont je n'ai pas besoin pour penser a vous tous les jours de ma vie, mais qui sera pour moi une relique sacree dont mon fils heritera. Il en est digne; car il a la religion des souvenirs, comme nous. En disant que je pense a vous tous les jours de ma vie, je ne me sers pas d'une formule vaine. Je mentirais si je disais que je pense tous les jours a _tous_ mes amis. Mais, comme les chretiens out certains bienheureux de preference, auxquels ils s'adressent chaque soir dans leurs prieres, je puis dire que j'ai certaines affections serieuses sur cette terre et ailleurs, dont la commemoration se fait naturellement dans mon ame chaque fois qu'elle s'eleve vers Dieu, dans la douleur et dans la foi. Oui, je vois bien qu'il faut que vous alliez en Italie tot ou tard. Je sais bien que vous lui devez votre vie ou votre mort. C'est notre lot a tous de vivre ou de mourir pour nos principes. Pour vous, l'eventualite est plus prochaine en apparence que pour nous. Ce n'est pas moi qui vous dirai de craindre la souffrance, de reculer devant les perils, et d'eviter la mort. Je vous le dirais, d'ailleurs, sans vous ebranler. La douleur et l'effroi qui me serrent le coeur a cette idee, je ne dois meme pas vous en parler; mais vous seriez mon propre fils, que je ne vous detournerais pas de votre devoir. Que nos amis soient parmi nous ou dans une meilleure vie, nous les sentons toujours en nous et nous les aimons de meme; nous nous sommes dit cela l'un a l'autre et nous le pensons bien profondement. Pourtant, cette idee de separation ici-bas repugne a la nature, et le coeur saigne malgre lui. Que Dieu nous donne la force de _croire_ assez pour que cette douleur ne soit pas le desespoir! Mais enfin, fut-elle le desespoir, acceptons tout. L'ame a ses agonies et doit subir ses tortures, comme le corps. Il faut que je vous dise maintenant que, depuis trois semaines, je suis fort tourmentee et indignee a cause de vous. Imaginez-vous que j'ai traduit en francais voire lettre au pape, et que je l'ai accompagnee de reflexions qui, loin d'etre violentes et subversives, sont, au contraire, chretiennes et vraies. J'ai envoye tout cela a Paris, pour que mes amis le fissent publier dans un journal. Je crois que la _Reforme_, qui est dans nos idees plus que les autres, l'aurait accepte sans objection; mais la _Reforme_ n'a qu'un petit nombre de lecteurs, et je tenais a ce que votre lettre eut un certain retentissement en France, surtout dans un moment ou notre Assemblee vient de discuter si pauvrement la question italienne, et ou le jesuite Montalembert et autres cerveaux despotiques et etroits vous ont personnellement lance leur anatheme meprisable. Je tenais beaucoup a montrer que ces beaux chretiens etaient des heretiques, et vous un chretien beaucoup plus sincere et plus orthodoxe. Eh bien, le _Siecle_ a garde mon manuscrit quinze jours et a fini par le rendre, en disant qu'il manquait de place pour le publier; ce qui n'est qu'un pretexte pour eviter de se compromettre dans l'esprit des bourgeois voltairiens. On a porte votre lettre et mes reflexions au _Constitutionnel_, qui a promis de les inserer, mais qui les tient depuis plusieurs jours sans en rien faire. De sorte que j'ignore si, comme le _Siecle_, il ne se ravisera pas. J'ai ecrit hier pour leur dire que, s'ils etaient _effrayes_ de mes idees, je les autorisais a les supprimer entierement, pourvu qu'ils publiassent ma traduction de votre lettre. Nous verrons s'ils auront un peu de coeur et de courage; mais je suis honteuse pour la presse francaise non seulement que vous n'y ayez pas un defenseur spontane, mais encore qu'on ait tant de peine a laisser entendre une voix qui s'eleve dans le desert pour dire que vous n'etes ni un jacobin ni un impie. Au reste, notre ami Borie, que vous avez vu chez moi, a pris plusieurs fragments de cette traduction et a fait de son cote un bon article, qu'il a envoye au _Journal du Loiret_, en meme temps que j'envoyais le mien avec la traduction complete a Paris. Il a mieux reussi que moi. Cet article a ete publie, il y a quelques jours, et j'attends, pour vous l'envoyer, que j'y puisse joindre le mien. J'ai vu aujourd'hui Leroux, a qui j'ai remis un exemplaire de votre texte italien, et qui va s'en occuper serieusement dans la _Revue sociale_. Il ne sera pas autant que moi de votre avis. Il rendra justice a la purete et a l'elevation de vos idees et de vos sentiments; mais il est possede aujourd'hui d'une _rage de pacification_, d'une horreur pour la guerre, qui va jusqu'a l'exces et que je ne saurais partager. Blamer la guerre dans la theorie de l'ideal, c'est tout simple; mais il oublie que l'ideal est une conquete, et qu'au point ou en est l'humanite, toute conquete demande notre sang. Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voila qui croit tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s'annonce avec beaucoup d'audace comme possedant un _dogme_, une _organisation_, un principe de _subsistance_; c'est beaucoup dire! Cette admirable cervelle a touche, je le crains, la limite que l'humanite peut atteindre. Entre le genie et l'aberration, il n'y a souvent que l'epaisseur d'un cheveu. Pour moi, apres un examen bien serieux, bien consciencieux, avec un grand respect, une grande admiration et une sympathie presque complete pour tous ses travaux, j'avoue que je suis forcee de m'arreter, et que je ne puis le suivre dans l'expose de son systeme. Je ne crois pas, d'ailleurs, aux systemes d'application a priori. Il y faut le concours de l'humanite et l'inspiration de l'action generale. Enfin, lisez et dites-moi si j'ai tort et si vous le croyez dans le vrai. Je tiens beaucoup a votre jugement. J'en ai meme besoin pour sonder encore le mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures a cette lecture, et d'en consacrer encore une ou deux, s'il le faut, a resumer pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me faire payer un gros port de lettre. Je n'ai pas encore discute avec Leroux, j'etais tout occupee de l'ecouter et de le faire expliquer. Et puis il etait aujourd'hui dans une sorte d'ivresse metaphysique, et il n'eut rien entendu. Adieu, mon ami; permettez-moi d'affranchir ce paquet, que je vais grossir de ma reponse a miss Hays. Je ne me souciais pas de repondre, je l'avoue. Une personne qui avait debute par des _alterations_ ne me paraissait pas tres bien venue a me demander une consecration de la fidelite de sa traduction. Et puis il me semblait que mistress Ashurst, votre amie, ayant traduit aussi quelque chose, je ne devais pas creer a une autre un monopole. Je conclus de votre lettre que mistress Ashurst a renonce a ce travail et je fais ce que vous me dites. Mais je vous envoie ma lettre a miss Hays, pour que, reflexion faite, vous en agissiez comme vous trouverez bon. Adieu encore, mon ami et mon frere. Benissez-moi, j'en vaudrai mieux. GEORGE. Mon fils et ses amis vous aiment. CCCXXVI A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNEVILLE Nohant, 24 janvier 1851 Ma chere fille, J'ai recu a Paris ta lettre de felicitation. _Claudie_ a reussi, en effet, au dela de toute prevision. Succes de larmes, succes d'argent. Tous les jours, salle comble, pas un billet donne, pas meme une place pour Maurice. La piece est admirablement jouee. Bocage est magnifique; le public pleure, on se mouche comme au sermon. Enfin on dit que jamais, de memoire d'homme, on n'a vu une premiere representation comme celle qui a eu lieu et a laquelle je n'ai pas assiste. Tous mes amis sont bien contents, et Maurice aussi. Moi, je ne nie suis pas laissee _detempser_ par tous ces compliments. J'ai passe huit jours-la-bas, et je reviens ici reprendre un travail qui m'interesse plus que celui qui est termine. Le travail _en train_ a des attraits que l'on ne sait pas et qui l'emportent sur celui du travail accompli et livre au public. Et puis, cette vie de Paris, tu sais comme je l'aime peu et comme elle me fatigue. Je me trouve ici mieux que partout ailleurs. J'attends Maurice dans quelques jours. Je travaille a la belle surprise que nous voulons lui faire et qui est presque prete. C'est la suppression du mur qui separait le theatre du billard. A present, ces deux pieces sont jointes par une belle arcade. Le public n'en depassera pas la limite et verra a distance l'effet dans la partie de la salle qu'il occupait autrefois. Sur les cotes, les coulisses sont artistement prolongees et imitent des loges grillees, ou les acteurs (sans etre vus du public) seront bien assis et assisteront a la piece, quand ils ne seront pas en scene. Le billard roulera sur des bandes de bois qui permettront qu'on le place le long de la fenetre, et toute la salle de billard pourra etre pleine de spectateurs. La toile ne s'ouvre plus en deux, elle monte sur un cylindre. Enfin, c'est un bijou que notre petit theatre, et on y fera encore les epreuves des pieces destinees aux grandes scenes de Paris, et tu viendras encore y faire les jeunes premieres. Maurice ne s'attend a rien de tout cela. J'ai vu a Paris, ma tante, toujours forte et gaie; mon oncle, Clotilde, tous bien portants et me parlant de toi. Bonsoir, ma mignonne; j'embrasse Bertholdi de tout mon coeur, pour son contentement a la lecture des journaux qui lui ont appris le succes de _Claudie_; je l'embrasse aussi _pour toi_ et _pour lui_, ca fait trois. Toi, je te _bige_ mille fois, ainsi que mon petit amour de George. CCCXXVII A LA MEME Nohant, 17 fevrier 1851. Ma chere mignonne, Il y a bien longtemps que je veux t'ecrire. J'ai ete tres souffrante de crampes d'estomac et occupee pardessus la tete. Je suis heureuse de toutes des bonnes nouvelles que tu me donnes de ton petit George d'abord, et puis de tes succes dans le monde musical Mais pourquoi ne m'as-tu pas deja ecrit le resultat de ton concert a Nancy? Il ne faut pas attendre mes reponses pour m'ecrire et me tenir au courant de ce qui t'interesse. Tu sais bien que je m'y interesse aussi, moi, et que j'aime a te suivre jour par jour. Si je ne suis pas exacte, ce n'est pas ma faute. Je suis assez malade, mais non pas dangereusement, et cela n'empeche pas les comedies d'aller leur train et la maison d'etre gaie comme de coutume. Nous avons en plus, pour quelques jours, un architecte du gouvernement, qui est venu pour faire reparer l'eglise de Vic; car tu sauras que cette eglise est classee parmi les _monuments historiques_. Cela t'etonne un peu, n'est-ce pas? Eh bien, cette grange, cette masure si nue, si laide, si insignifiante, elle est au nombre des choses rares et precieuses. Notre nouveau cure, en grattant les murs pour les nettoyer, a decouvert, sous trois couches de badigeon, dans le choeur et dans le sanctuaire, des fresques romanes du XIe siecle _au moins_. J'en ai porte des croquis a Paris, je les ai montres aux gens competents et l'eglise a ete classee. Ces peintures sont barbares, comme tu penses, mais tres curieuses, et cela interessera beaucoup ton mari quand il les verra. Il n'y a que cela de nouveau ici. Borie est a Bruxelles bien installe. Il vous ecrit probablement. Les Duvernet vont bien et me parlent toujours de toi. Maurice et Lambert te disent mille amities de grand coeur. Nous t'aimons toujours bien, sois-en sure, et tu es toujours ma fille cherie. Embrasse bien Bertholdi et mon George pour moi et pour nous tous. CCCXXVIII M. CHARLES PONCY, A TOULON. Nohant, 16 mars 1851. Cher enfant, je vous ai ecrit certainement depuis mon retour de Paris; je vous ai dit que j'y avais passe seulement huit jours, et que j'etais de retour ici a la _fin_ de janvier. Je ne vous ai pas envoye _Claudie_, il est vrai; elle n'etait pas imprimee encore. Je vous l'envoie. Accusez-m'en reception, ainsi que de ma lettre; car il me semble que la poste n'est pas bien fidele. Je ne vous mets rien sur la premiere page, vous savez que la poste s'y oppose. Ce succes de _Claudie_, dont vous me faites compliment, a ete coupe par la moitie, au beau milieu. Des intrigues de theatre que je ne sais pas, des directeurs endettes, ruines, forces d'obeir a je ne sais quelles volontes (le ministere, dit-on, sous jeu), m'ont suscite de tels empechements, qu'a la quarantieme representation environ, j'ai du retirer ma piece pour qu'elle ne fut pas tuee par le mauvais vouloir. Elle avait fait pourtant gagner beaucoup d'argent a ce theatre ruine, et, la veille encore, la salle etait pleine. Je ne sais pas ce qu'il y a dans ces arcanes de la coulisse. Je laisse la gouverne a mon ami Bocage, qui fait de son mieux, mais qui ne peut lutter contre le diable. J'ai donc retire fort peu d'argent de _Claudie_. Nous comptions sur cent representations, et nous sommes loin de compte. Nous aviserons a la faire jouer sur un theatre plus honnete, s'il y en a, et je prepare une autre piece; car, mes petites dettes payees, me voila pauvre comme devant et travaillant toujours sans pouvoir me reposer. Je voudrais vous ecrire longuement. C'est impossible ce soir, et je veux pourtant vous repondre par le courrier. Je ne connais pas M. Lugi Bordese. S'il a fait quelque chose sur des paroles de moi, s'il m'a ecrit, si je lui ai repondu, je n'en ai pas souvenance. Donc, en tout cas, je ne le connais guere. Je ne sais pas quelle affaire il vous propose; je ne connais pas du tout ces arrangements de publication musicale. Renseignez-vous et ne livrez pas legerement votre avoir litteraire, sans savoir de quoi il s'agit. Savez-vous que, si _Claudie_ m'avait rapporte dix mille francs nets, mes dettes payees, je comptais vous dire de venir bien vite batir un atelier a Maurice? Je ne voulais pas vous le dire avant de savoir si je le pourrais, et j'ai bien fait de ne pas porter vos idees et vos projets sur ce travail, puisque, mes dettes payees, il ne me reste pas un centime. C'est donc pour une autre piece, si elle reussit sous le rapport des ecus, et pour une autre annee probablement, si vous etes libre quand je serai riche. Il faut aussi que je rentre dans la disposition d'une petite maison que j'ai dans le village, et qui est louee a bail, jusqu'en novembre prochain. Je la ferai arranger proprement pour que vous y puissiez loger, si nos projets se realisent; car, maintenant, avec les arrangements que Maurice a faits dans la grande maison, les amis qui y sont a demeure et le theatre, il ne me resterait pas un coin grand comme la main pour loger votre famille. Si j'avais eu ce logement libre, je vous aurais fait venir cet hiver pour le calorifere, dont je ne pouvais plus me passer, et que j'ai fait construire par un homme du pays. Mais je n'aurais pas pu vous separer deux mois, n'est-ce pas? de Desiree et de Solange, et je n'aurais pas voulu vous mettre tous les trois sur un lit de sangle, dans une soupente. Cette question-la m'a empechee de suivre mon desir, et meme de vous en parler. Esperons que tout ne sera, pas bouleverse en 1852, comme les bourgeois le pretendent. Je crois, au contraire, qu'on ne bouleversera pas assez! Alors, nous pourrons passer six mois ensemble en famille. Dans ce moment, j'emprunte une somme a interets pour faire, a mes frais, la publication de mes oeuvres completes, a quatre sous la livraison. Ce sera enfin le moyen de populariser des ouvrages faits en grande partie pour le peuple, mais que, grace aux speculations stupides et aristocratiques des editeurs, les bourgeois seuls ont lus. C'est une grande affaire dont je confie le soin a Hetzel. S'en tirera-t-il; et m'en tirerais-je moi meme? A la garde de Dieu! Je crois que c'etait un devoir, le principal devoir de ma vie, et je le remplis a mes risques et perils. Bonsoir, cher enfant; je vous embrasse de coeur, ainsi que Desiree et Solange. Maurice vous embrasse aussi. Borie est en Belgique et m'ecrit souvent. CCCXXIX A M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS Nohant, 11 avril 1851. Votre lettre m'a beaucoup touchee, monsieur, et, dans le service que vous ont rendu les miennes, je vois quelque chose de providentiel entre Dieu, vous et moi. Je n'ai pas l'habitude de repondre a cette foule de lettres oiseuses et inutiles qu'on ecrit a toutes les personnes un peu connues dans les arts, et auxquelles le temps et la raison ne permettent pas de donner une attention serieuse. Mais la premiere que je recus de vous me prouva, par sa modestie et sa sagesse, que je devais faire une de ces rares exceptions qu'on est heureux de signaler, et, autant qu'il m'a ete possible, j'ai repondu aux discrets et genereux appels de votre esprit delicat et sense. Je m'en applaudis doublement aujourd'hui en apprenant que mon estime et ma sympathie vous ont assure celles d'un homme genereux dans des circonstances funestes[1]. Faites savoir, je vous prie a M. Francisco Cardozzo de Mello, s'il est toujours aux iles du Cap-Vert, que je suis de moitie dans la reconnaissance que vous lui portez. Elle lui est due de ma part, puisque c'est un peu a cause de moi qu'il vous a si bien traite. Mais son bon coeur a ete le premier mobile de sa bonne action, et votre merite en sera la recompense. Si mes sentiments peuvent y ajouter quelque chose, soyez-en l'interprete aupres de lui. Vous ne me dites pas ce que vous allez faire a Manille[2]. Croyez que je m'interesserai cependant a tout ce qui vous concerne et que j'aurai beaucoup de satisfaction a recevoir de vos nouvelles. Je vous envie beaucoup d'avoir la jeunesse et la liberte qui permettent ces beaux voyages, traverses, sans doute, de perils, de souffrances et de desastres, mais ou la vue des grands spectacles de la nature et des richesses de la creation apportent de si nobles dedommagements. Je pense que vous prendrez beaucoup de notes et que vous tiendrez un journal qui vous permettra de donner une bonne relation de vos voyages. Ces vastes excursions, de quelque cote qu'on les envisage, et le mieux est de les envisager sous tous les cotes a la fois, ont toujours un puissant interet, et vous y trouverez des ressources pour l'avenir. Occupez-vous d'histoire naturelle; n'y fussiez-vous pas tres verse, vos collections et vos observations auront leur utilite. Pour ma part, je vous demande des insectes et des papillons; les plus humbles, les plus chetifs, me seront encore une richesse; et, comme je connais quelques amateurs, je pourrais, a votre retour, vous procurer d'agreables relations. La meilleure maniere d'appreter les papillons et les insectes, c'est de ne pas chercher a les preparer. Quand le papillon est tue et pique dans une longue epingle, ses ailes se ferment et il se desseche ainsi. On peut donc en apporter une quantite, debout cote a cote dans une boite assez petite; et, pourvu qu'ils soient bien plantes et ne se touchent pas, ils ne courent aucun risque. A leur arrivee, on les ramollit, on les ouvre, et on les etale par des procedes tres simples, dont je me chargerai. Il faut coller un petit morceau de camphre a chaque coin de la boite. Vous pourriez aussi apporter des chrysalides de papillons et d'insectes dans du son. Il en meurt, et il en eclot mal a propos bon nombre dans la traversee; mais il en arrive toujours quelques-unes qu'on fait eclore ici par une chaleur artificielle et qui donnent des individus superbes. Mais ce a quoi je tiens beaucoup plus qu'a mes papillons, c'est a recevoir de vos nouvelles, et, si je puis vous etre utile en quoi que ce soit, veuillez vous souvenir de moi. Adieu, monsieur; mes meilleurs voeux vous accompagnent, et je demande a Dieu qu'ils vous portent encore bonheur. Tout a vous, GEORGE SAND. [1] A la suite du naufrage du navire _le Rubens_, sur les recifs de l'ile de Bona-Vista. [2] Possession espagnole en Malaisie. CCCXXX A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNEVILLE Nohant, 5 juin 1851. Chere enfant, J'ai ete passer quinze jours a Paris; j'en suis revenue depuis environ quinze jours; j'en ai rapporte la grippe, dont je suis guerie par ces dernieres chaleurs, mais qui m'a bien fatiguee. Je n'ai pu la soigner, ni me coucher, ni m'arreter un instant au milieu de mes courses et de mes ennuis de theatre. Au milieu de tout cela, le profond chagrin de la mort de ma pauvre petite tante m'est tombe sur la tete comme un coup de foudre. J'etais depuis cinq jours a Paris, je n'avais pas eu une minute pour aller la voir. Je lui avais envoye une loge pour voir la premiere representation de _Moliere_. Elle etait morte la veille. Afin de ne pas m'accabler et me mettre hors-d'etat de veiller a mes affaires, Clotilde n'avait rien voulu me faire savoir. Pendant la representation, cachee dans les coulisses, je voyais les avant-scenes et la loge que j'avais destinee a ma tante remplie de figures etrangeres. Cela m'etonnait et m'inquietait beaucoup, quoique je n'eusse pas de motifs d'inquietude. Les acteurs me disaient: "Qu'est-ce que vous avez donc a vous tourmenter de cette loge? Pensez donc a votre piece! Ca va bien, on applaudit." Je n'y faisais pas attention, j'avais une idee fixe pour ma pauvre tante. Cependant, le lendemain matin, ce pressentiment etait dissipe, je me disais qu'il y avait eu quelque changement dans la distribution des loges, et mon premier moment de liberte fut pour aller chez Clotilde et de la, a Chaillot. Clotilde etait a la campagne. Je demande si ma tante est a Paris. "Madame Marechal? me repond le portier. On l'a enterree ce matin." Voila comment se brise une affection de toute la vie, une affection filiale, je peux dire; car j'aimais ma tante comme si elle m'avait mise au monde, Elle etait ma mere autant que ma mere; elle m'avait nourrie de son lait autant que ma mere; elle m'aimait, je crois, autant que sa fille; et elle etait si bonne, si egale, si douce, si gaie, si jeune de sante, d'esprit et de coeur! Je ne l'ai pleuree que dans la surprise du premier moment, et j'ai continue a faire mes affaires, mes corvees, et a trainer ma fievre et ma toux, qui m'ont pris juste a ce moment-la, je ne sais par quelle coincidence, je sais que ma tante avait un grand age, je savais que je devais m'attendre a la perdre et a l'apprendre comme cela quelque jour, puisque nous vivions a quatre-vingts lieues de distance. Mais, c'est egal, la resignation ne console pas, et l'idee qu'une chose est inevitable ne la rend pas moins amere. J'y pense et j'y penserai tous les jours de ma vie, pour me dire que, maintenant, je suis tout a fait orpheline. Je ne l'etais pas encore tant qu'elle vivait. Elle a pense a moi jusqu'au dernier jour de sa vie; sa derniere parole a ete: "Donnez-moi donc un journal, pour que je voie si on joue ce soir la piece d'Aurore. Je veux y aller." Pendant que la bonne allait chercher ce journal, elle a jete un cri: on l'a trouvee sans parole, sans connaissance, foudroyee d'une _apoplexie pulmonaire_, dit-on (je ne sais pas ce que c'est), et, une heure apres, elle expirait dans les bras de Clotilde, sans comprendre et sans souffrir, a ce qu'on assure. Dieu veuille qu'elle n'ait pas pu savoir qu'elle quittait la vie! Elle l'aimait, elle se trouvait heureuse partout et toujours. Cette maniere de finir est encore un bonheur; mais il aurait pu, il aurait du arriver dix ans plus tard. Ou bien, il faudrait que des etres si excellents, si doux, si inoffensifs et si aimables ne finissent jamais. On se retrouve ailleurs, je le crois, je l'espere. Sans cela, il vaudrait mieux ne pas vivre que de passer sa vie a s'aimer pour se perdre a jamais. Je n'ai pas grand'chose a te dire de _Moliere_, Le public a applaudi la piece; mais on ne l'a jouee que douze fois. Bocage dit que le directeur n'a pas voulu la faire _prendre_. Le directeur etait, je crois, en pleine deconfiture, le theatre est ferme. Bocage ne s'accorde pas avec les theatres ou il n'est pas le maitre. On y est tres voleur, c'est vrai; mais Bocage est un peu terrible avec eux, et je crois qu'il faudra, ou que j'attende qu'il ait un theatre a lui, ou que je change mes batteries si je veux gagner quelque argent avec mes pieces. Mais. je n'ai pas le coeur a te parler beaucoup de cela aujourd'hui. Je t'enverrai la piece quand je l'aurai recue. Je me suis remise au travail, esperant, de l'avenir et de meilleures combinaisons, de meilleurs resultats. Bonsoir, ma chere fille; je t'attends au mois d'aout. Je t'aime; j'embrasse mon petit George et Bertholdi. Ecris-moi souvent. Maurice t'embrasse; les jeunes gens le saluent tres amicalement et humblement. Sois toujours heureuse _a ta maniere_, toi; c'est la bonne! CCCXXXI A MADAME CAZAMAJOU, A CHATELLERAULT Nohant, 6 juin 1851. Oui, chere soeur, c'est une grande douleur pour nous, et c'est a present que nous sommes tout a fait orphelines; car nous avions conserve, malgre nos cheveux blancs, une seconde mere qui nous cherissait d'un coeur toujours jeune. Elle etait si jeune de sante aussi, que ce coup imprevu est bien cruel. Elle devait aller le soir au theatre pour voir cette piece nouvelle de moi; elle avait recu sa loge, elle se portait on ne peut mieux. Elle disait a son ouvriere: "Allez me chercher un journal, que je voie si on joue ce soir la piece de ma niece." C'a ete sa derniere parole. On l'a retrouvee mourante sur son fauteuil. Elle a expire une heure apres dans les bras de Clotilde, sans souffrir et sans rien comprendre. Clotilde n'a rien voulu me faire savoir, a cause des occupations ou je me trouvais. Le soir, pendant la premiere representation, j'etais dans les coulisses, j'apercevais la loge d'avant-scene ou elle devait etre. J'y voyais des figures etrangeres, je m'en inquietais; j'avais un pressentiment affreux, je ne pensais pas plus a ma piece que si elle etait d'un autre. Le lendemain matin, je cours chez Clotilde, et j'apprends de son portier la triste nouvelle. Je ne peux pas te dire le mal que cela m'a fait. La fievre et la grippe m'ont prise instantanement. Je suis comme toi, je ne m'ecoute guere. J'ai traine cette vilaine maladie sans me coucher et ne m'en suis trouvee debarrassee qu'il y a deux jours, par une journee de forte chaleur, la seule que nous ayons encore eue ici depuis le printemps. Le succes de _Moliere_ a ete bon comme approbation du public, mais nul d'argent. Les theatres du boulevard sont vides des qu'il fait beau, et on a joue ma piece trop tard dans la saison morte. Le theatre etait d'ailleurs en deconfiture, a ce qu'il parait; car il a ferme brusquement ces jours-ci, et on le reconstitue, je ne sais si c'est avec la meme direction. Je vais tenter autre chose. Il faut s'attendre a bien du travail perdu dans cette partie. Je viens de recevoir une lettre que le colonel d'Oscar ecrit au general Baraguey d'Hilliers, et que ledit general m'a renvoyee pour me faire voir qu'on promettait positivement qu'Oscar passerait marechal des logis. J'espere, sans etre certaine, et je voudrais dire cette bonne nouvelle a Oscar. Mais tu m'annonces qu'ils _vont partir_, et tu ne m'apprends pas ou ils vont. Est-ce qu'ils reviennent en France? Ce n'est pas probable. Les spahis ne quittent jamais l'Afrique; je t'envoie toujours une petite lettre pour lui. Fais-la-lui passer, si tu sais ou il est, et change l'adresse, s'il y a lieu. Bonsoir, chere soeur; je t'embrasse mille fois, ainsi que notre bon Cazamajou, que j'aime de tout mon coeur. Maurice vous embrasse aussi tous les deux bien tendrement. Il est revenu de Paris avec moi; c'est le seul qui n'ait pas eu la grippe. Les autres enfants d'ici te presentent leurs respects. J'attends Solange dans quelques jours. Elle est tres gentille pour moi a present, malgre la froideur et la raideur du fond. Mais elle est comme cela, il faut bien aimer ses enfants comme ils sont. Sa petite est charmante. Son mari a des travaux et gagne de l'argent. Adieu encore, chere amie. Ta soeur. CCCXXXII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 6 juin 1851. Mon enfant, je suis heureuse de l'amelioration de votre sort. Enfin, voila du pain quotidien. C'est si cruel d'avoir du coeur, des bras, de l'ame, et de ne pouvoir les occuper pour nourrir ceux qu'on aime! La maniere dont vous avez ete elu est charmante. C'est une vraie victoire. J'etais a Paris quand cette lettre est arrivee ici; je l'ai trouvee a mon retour. J'avais la grippe et une grosse fievre que je trainais depuis quinze jours a Paris, n'ayant pas un instant pour me reposer. Votre seconde lettre, me confirme votre satisfaction. Une bonne sante a vous trois! avec cela, tout va donc bien de votre cote. J'ai retrouve hier un petit imprime de vous, intitule _Lieds_. Je ne l'avais pas vu. On recoit ici les lettres, journaux et imprimes, le matin. On m'apporte les lettres dans mon lit; mais, les imprimes, sous pretexte de lire les journaux, mes jeunes gens les egarent ou les laissent trainer quelquefois, ce qui revient au meme. Si bien que j'ai retrouve le votre en fouillant dans une masse de rebuts ou il n'aurait pas du etre. Il y a de charmantes choses dans ces _Lieds_, et je vois que la vie reelle, a laquelle il faut bien que, riche ou pauvre, on donne la meilleure partie de son temps, n'eteint pas en vous le feu sacre. Si la poesie ne fait pas venir le pain a la maison, du moins elle y conserve la vie de l'ame, et cela, joint aux tendres affections du coeur et de la famille, est encore un grand present du bon Dieu. J'oublie de vous parler de _Moliere_.--Non, les tracasseries de la censure n'ont ete que vaines menaces. Il n'y avait rien dans la piece a quoi le mauvais vouloir put se prendre. Je vous l'enverrai en quatre actes, comme elle a ete jouee, et en cinq actes, comme je l'avais faite. Vous y trouverez bien de l'impartialite historique. Vous verrez seulement une scene ou, apres que divers personnages ont bu a la sante du roi et de la reine, des princes de la Fronde; un chasseur, a ses chiens; une gardeuse d'oies, a ses oies, Moliere boit a la sante du peuple. Voila le mot que la censure voulait absolument oter. J'ai tenu bon; je les ai defies d'interdire la piece. Je les ai pries de le faire, leur disant que jamais plus belle occasion ne se presenterait pour moi de proclamer le jugement et les vertus de la censure. Ils ont cede, et le mot est reste. Ils sont tres betes, ces gens-la! si betes, qu'on est force d'en avoir pitie! Le public des premieres representations a tres bien accueilli ce _Moliere_. Mais je dois dire, _entre nous_, que le public des boulevards, ce public a dix sous qui doit etre le peuple, et a qui j'ai sacrifie le public bien payant du Theatre-Francais, ne m'a pas tenu compte de mon devouement. Le peuple est encore ingrat ou ignorant. Il aime mieux les meurtres, les empoisonnements, que la litterature de style et du coeur. Enfin, c'est encore le peuple du _boulevard du crime_, et on aura de la peine a l'ameliorer comme gout et comme morale. La piece, delaissee par ce public-la, n'a eu que douze representations, peu suivies par lui, et soutenues seulement par les lettres et les bourgeois. C'est triste a dire. Il ne faut meme pas le dire, et surtout il ne faut pas se decourager. La perte d'argent n'est qu'un desagrement; la perte de travail moral, le devouement inutile sont des chagrins dont il ne faut pas se trop preoccuper; et il n'y a qu'un mot qui serve _En avant! en avant!_--Bonsoir, chers enfants, Desiree, Solange; je vous embrasse de toute mon ame. CCCXXXIII A M. ERNEST PERIGOIS, A LA CHATRE. Paris, 25 octobre 1851 Mon cher ami, je suis tres touchee de vos eloges, car ils sont tres affectueux, et tres flattee de vos vers. En reponse a des vers qu'il lui avait adresses, apres une representation, a Nohant, de _Nello_, joue plus tard a l'Odeon, sous le titre de _Maitre Favilla_. car ils me semblent tres beaux. Je ne m'y connais guere, quoique je ies aime beaucoup. Mais ceux-la me paraissent pleins d'idees, et la forme en est belle, a coup sur. Maintenant, est-ce que je merite tout cela? Non certainement; mais, si vous le pensez de moi, sans en etre vaine, j'en suis reconnaissante. Je vois que vous etes bien penetre de la verite dont j'ai fait ma methode et mon but dans l'art, et je trouve que vous la dites mieux dans vos vers que je ne saurais la raisonner dans ma prose. C'est que la verite, c'est l'ideal, dans l'ordre abstrait, comme le reel, c'est le mensonge. Dieu tolere le reel et ne l'accepte pas; comme nous, nous aspirons vers l'ideal et ne l'atteignons pas. Il n'en existe pas moins, l'ideal, puisqu'il doit devenir realite dans le sein de Dieu, et meme, esperons-le pour l'avenir du monde, realite sur la terre. Je vous reserve depuis longtemps un exemplaire de mon oeuvre complete illustree, non pas pour vous condamner a tout lire, mais pour que vous l'ayez de moi en souvenir de moi. J'attends, pour vous en commencer l'envoi, qu'il y ait des volumes parus en parties brochees; car ces feuilles volantes sont fort incommodes et deviennent tout de suite malpropres. Embrassez Angele et vos enfants pour moi, s'ils sont pres de vous, et gardez-moi tous deux bonne place dans votre coeur. J'y tiens, vous le savez. GEORGE SAND. CCCXXXIV A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNEVILLE Nohant, 6 decembre 1851. Chere enfant, rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, a travers la fusillade, et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et Manceau, depuis hier matin. Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'etre, au milieu d'evenements si imprevus. Cela tue mes affaires, qui etaient en bon train. N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de s'occuper de soi-meme. Je t'embrasse mille fois. J'ai laisse tous nos amis bien portants a Paris. Maurice t'embrasse de coeur, et les enfants aussi. Bonjour et tendresses a Bertholdi et a mon petit George. N'aie pas d'inquietude. CCCXXXV A M. SOLLY-LEVY, A PARIS Nohant, 24 decembre 1851. Mon cher monsieur Levy, j'avais bien l'intention de vous voir a Paris. Dans les premiers jours, ne pouvant trouver une heure de loisir, je ne vous ecrivais pas, comptant le faire aussitot que ma piece serait jouee[1] et mes autres affaires eclaircies. Je devais passer une quinzaine a Paris. Les evenements sont survenus. Je n'avais aucune inquietude pour mon compte et je voulais rester. Mais je me suis inquietee pour Maurice, que j'avais laisse a Nohant. Le mouvement des provinces etait a craindre; nous aimons beaucoup le peuple, et, a cause de cela, pour rien au monde nous ne lui eussions conseille de se soulever, a supposer que nous eussions eu de l'influence. Je ne sais si les autres socialistes pensent comme moi, mais je ne voyais pas dans le coup d'Etat une issue plus desastreuse que dans toute autre tentative du meme genre, et je n'ai jamais pense que les paysans pussent opposer une resistance utile aux troupes reglees. Ce n'est pas que le peuple ne puisse faire quelquefois des miracles; mais, pour cela, il faut une grande idee, un grand sentiment, et je ne crois pas que cela existe chez les paysans a l'heure qu'il est. Ils se soulevent donc pour des interets, et, dans le moment ou nous vivons, leur interet n'est pas du tout de se soulever. Je craignais donc un soulevement,--non pas chez nous, nos paysans sont trop bonapartistes, mais non loin de nous, dans les departements environnants, et un _passage_ ou l'on se trouve compromis entre les gens qu'on aime et qu'on blame, et ceux qu'on n'aime pas, mais qu'on ne veut pas voir opprimer et maltraiter. La position eut ete delicate et je voulais y etre. Je suis donc partie un peu au milieu des balles, le 3 decembre, avec ma fille et ma petite-fille, et j'attends que la situation soit un peu detendue et la mefiance moins grande pour retourner achever mes affaires a Paris. Ici, on a fait beaucoup d'intimidation injuste et inutile, selon moi; car je suis presque certaine que personne ne voulait bouger. On a arrete beaucoup de gens qui n'eussent rien dit et rien fait, si on les eut laisses tranquilles. Esperons qu'on se lassera de ces rigueurs, la ou elles ne peuvent produire rien de bon, et ou vraiment elles n'etaient pas necessaires. Quand je retournerai a Paris, je compte donc bien vous le faire savoir et vous prier de venir me voir. Si j'avais pu vous etre utile, car j'ai, en toute occasion, pense a vous, j'aurais bien su trouver le temps de vous en avertir. Mais je n'ai pas une seule fois trouve le _joint_. Je n'ai place ni _Nello_ ni l'autre piece. J'allais arranger quelque chose quand il a fallu tout laisser en train. Si mes trois pieces eussent ete mises a flot, j'aurais bien trouve, j'espere, le moyen de vous faire entrer dans un des trois theatres. J'espere que ce moment reviendra favorable; mais je voudrais, avant tout, savoir ce que vous desirez. Vous m'avez dit qu'on vous avait offert un engagement au Vaudeville, et que cela ne vous convenait pas. Vous voudriez jouer le drame, et commencer, m'avez-vous dit, par la Porte-Saint-Martin; or vous savez que je n'ai pu m'arranger avec ce theatre, parce qu'on m'a refuse d'engager mademoiselle Fernand. Je regrette d'avoir encore si peu de credit; j'espere que je finirai par en avoir un peu plus, et comptez bien que tout ce qui dependra de moi pour vous etre agreable, je le ferai de tout mon coeur. Bonsoir et a bientot, mon cher monsieur; mes enfants vous serrent cordialement la main, et Emile Aucante compte vous ecrire bientot. Tout a vous. [1] _Le Mariage de Victorine._ CCCXXXVI A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME), A PARIS Paris, 3 janvier 1852. Prince, J'ai regarde comme une si grande preuve d'obligeance et de bonte de coeur la peine que vous avez prise de venir trouver une vieille malade, que je n'aurais pas ose vous prier d'y revenir. Ma fille me dit que j'ai eu tort de douter de la franche sympathie avec laquelle vous eussiez accepte mon invitation. Croyez bien que ce n'est pas de vous que je douterai jamais, et, pour preuve, je m'enhardi a vous dire que, si cette pauvre demeure et cette triste figure ne vous font point peur, l'une et l'autre seront ranimees et consolees par votre bonne amitie Mille graces encore. GEORGE SAND CCCXXXVII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Paris, 4 janvier 1852. Mes tres chers enfants, Je vous remercie de vos gentilles et bonnes lettres, et de tout ce que vous me souhaitez d'heureux. A supposer que je puisse etre bien heureuse au milieu de tant de desolations et d'inquietudes, il me faudrait encore vous savoir heureux pour l'etre entierement. Mais nous vivons dans un temps ou l'on ne peut se souhaiter les uns aux autres qu'une bonne dose de courage pour affronter l'inconnu et traverser le doute. L'esperance reste toujours au fond du coeur de l'homme; mais, comme la clarte de cette petite lampe qui veille en nous est faible et tremblotante dans ce moment-ci! Les huit millions devotes apprendront-ils au president que sa force est dans le peuple et qu'il faut s'appuyer sur la democratie dans l'exercice de sa puissance, comme a son point de depart? Mais je ne veux pas vous attrister par mes reflexions; je ne veux pas faire rever et soupirer Desiree et endormir l'aimable Solange, qui, heureusement pour elle, ne comprend pas encore ce que c'est que la vie. Donnez, mon bon Charles un tendre baiser a ces deux cheres creatures, et dites-leur que je les benis comme mes enfants. Toujours ecrasee de travail et tout a fait malade, je vais devant moi, faisant ma tache de chaque jour. Ayons la foi, mes amis, et comptons sur la bonte de Dieu, ici-has et la-haut. Je vous embrasse de coeur. Mes enfants vous embrassent aussi et vous aiment. CCCXXXVIII AU PRINCE LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE Paris, 22 janvier 1852. Prince, Je vous ai demande une audience; mais, absorbe comme vous l'etes par de grands travaux et d'immenses interets, j'ai peu d'espoir d'etre exaucee. Le fusse-je d'ailleurs, ma timidite naturelle, ma souffrance physique et la crainte de vous importuner ne me permettraient probablement pas de vous exprimer librement ce qui m'a fait quitter ma retraite et mon lit de douleur. Je me precautionne donc d'une lettre, afin que, si la voix et le coeur me manquent, je puisse au moins vous supplier de lire mes adieux et mes prieres. Je ne suis pas madame de Stael. Je n'ai ni son genie ni l'orgueil qu'elle mit a lutter contre la double force du genie et de la puissance. Mon ame, plus brisee ou plus craintive, vient a vous sans ostentation et sans raideur, sans hostilite secrete; car, s'il en etait ainsi, je m'exilerais moi-meme de votre presence et n'irais pas vous conjurer de m'entendre. Je viens pourtant faire aupres de vous une demarche bien hardie de ma part; mais je la fais avec un sentiment d'annihilation si complete, en ce qui me concerne, que, si vous n'en etes pas touche, vous ne pourrez pas en etre offense. Vous m'avez connue fiere de ma propre conscience, je n'ai jamais cru pouvoir l'etre d'autre chose; mais, ici, ma conscience m'ordonne de flechir, et, s'il fallait assumer sur moi toutes les humiliations, toutes les agonies, je le ferais avec plaisir, certaine de ne point perdre votre estime pour ce devouement de femme qu'un homme comprend toujours et ne meprise jamais. Prince, ma famille est dispersee et jetee a tous les vents du ciel. Les amis de on enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes freres et mes enfants d'adoption sont dans les cachots ou dans l'exil: votre rigueur s'est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou qui subissent le titre de republicains socialistes. Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour craindre que je me fasse ici, aupres de vous, l'avocat du socialisme tel qu'on l'interprete a de certains points de vue. Je n'ai pas mission pour le defendre, et je meconnaitrais la bienveillance que vous m'accordez, en m'ecoutant, si je traitais a fond un sujet si etendu, ou vous voyez certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regarde comme un genie socialiste, et, le 2 decembre, apres la stupeur d'un instant, en presence de ce dernier lambeau de societe republicaine foule aux pieds de la conquete, mon premier cri a ete: "O Barbes, voila la souverainete du but! Je ne l'acceptais pas meme dans ta bouche austere; mais voila que Dieu te donne raison et qu'il l'impose a la France, comme sa derniere chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idees. Je ne me sens pas la force de m'en faire l'apotre; mais, penetree d'une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche contre le ciel, contre la nation, contre l'homme que Dieu suscite et que le peuple accepte." Eh bien, prince, ce que je disais dans mon coeur, ce que je disais et ecrivais a tous les miens, il vous importe peu de le savoir sans doute; mais, vous qui ne pouvez pas avoir tant ose en vue de vous-meme, vous qui, pour accomplir de tels evenements, avez eu devant les yeux une apparition ideale de justice et de verite, il importe bien que vous sachiez ceci: c'est que je n'ai pas ete seule dans ma religion a accepter votre avenement avec la soumission qu'on doit a la logique de la Providence; c'est que d'autres, beaucoup d'autres adversaires de la souverainete du but ont cru de leur devoir de se taire ou d'accepter, de subir ou d'esperer. Au milieu de l'oubli ou j'ai cru convenable pour vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-etre surnage-t-il un debris que je puis invoquer encore: l'estime que vous accordiez a mon caractere et que je me flatte d'avoir justifie depuis par ma reserve et mon silence. Si vous n'acceptez pas en moi ce qu'on appelle mes opinions, mot bien vague pour peindre le reve des esprits, ou la meditation des consciences, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas d'avoir cru a la droiture, au desinteressement de mon coeur. Eh bien, j'invoque cette confiance qui m'a ete douce, qui vous l'a ete aussi dans vos heures de reveries solitaires; car on est heureux de croire, et peut-etre regrettez-vous aujourd'hui votre prison de Ham, ou vous n'etiez pas a meme de connaitre les hommes tels qu'ils sont. J'ose donc vous dire: Croyez-moi, prince, otez-moi votre indulgence si vous voulez, mais croyez-moi, votre main armee, apres avoir brise les resistances ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d'arrestations, preventives, sur des resistances interieures inoffensives, qui n'attendaient qu'un jour de calme ou de liberte pour se laisser vaincre moralement. Et croyez, prince, que ceux qui sont assez honnetes, assez purs pour dire: "Qu'importe que le bien arrive par _celui_ dont nous ne voulions pas? pourvu qu'il arrive, beni-soit-il!" c'est la portion la plus saine et la plus morale des partis vaincus; c'est peut-etre l'appui le plus ferme que vous puissiez vouloir pour votre oeuvre future. Combien y a-t-il d'hommes capables d'aimer le bien pour lui-meme, et heureux de lui sacrifier leur personnalite si elle fait obstacle apparent? Eh bien, ce sont ceux-la qu'on inquiete et qu'on emprisonne sous l'accusation fletrissante--ce sont les propres termes des mandats d'arret--"d'avoir pousse leurs concitoyens a commettre des crimes". Les uns furent etourdis, stupefaits de cette accusation inouie; les autres vont se livrer d'eux-memes; demandant a etre publiquement justifies. Mais ou la rigueur s'arretera-t-elle? Tous les jours, dans les temps d'agitation et de colere, il se commet de fatales meprises; je ne veux en citer aucune, me plaindre d'aucun fait particulier, encore moins faire des categories d'innocents et de coupables; je m'eleve plus haut, et, subissant mes douleurs personnelles, je viens mettre a vos pieds toutes les douleurs que je sens vibrer dans mon coeur, et qui sont celles de tous. Et je vous dis: Les prisons et l'exil vous rendraient des forces vitales pour la France; vous le voulez, vous le voudrez bien certainement, mais vous ne le voulez pas tout de suite. Ici, une raison, toute de fait, une raison politique vous arrete: vous jugez que la terreur et le desespoir doivent planer quelque temps sur les vaincus, et vous laissez frapper en vous voilant la face. Prince, je ne me permettrai pas de discuter avec vous une question politique, ce serait ridicule de ma part; mais, du fond de mon ignorance et de mon impuissance, je crie vers vous, le coeur saignant et les yeux pleins de larmes: --Assez, assez, vainqueur! epargne les forts comme les faibles, epargne les femmes qui pleurent comme les hommes qui ne pleurent pas; sois doux et humain, puisque tu en as envie. Tant d'etres innocents ou malheureux en ont besoin! Ah! prince, le mot "deportation", cette peine mysterieuse, cet exil eternel sous un ciel inconnu, elle n'est pas de votre invention; si vous saviez comme elle consterne les plus calmes et les hommes les plus indifferents. La proscription hors du territoire n'amenera-t-elle pas peut-etre une fureur contagieuse d'emigration que vous serez force de reprimer. Et la prison preventive, ou l'on jette des malades, des moribonds, ou les prisonniers sont entasses maintenant sur la paille, dans un air mephitique, et pourtant glaces de froid? Et les inquietudes des meres et des filles, qui ne comprennent rien a la raison d'Etat, et la stupeur des ouvrieres paisibles, des paysans, qui disent: "Est-ce qu'on met en prison des gens qui n'ont ni tue ni vole? Nous irons donc tous? Et cependant, nous etions bien contents quand nous avons vote pour lui." Ah! prince, mon cher prince d'autrefois, ecoutez l'homme qui est en vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se reduire, pour gouverner, a l'etat d'abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute; mais le coeur seul fait des miracles. Ecoutez le votre, qui saigne deja. Cette pauvre France est mauvaise et farouche a la surface, et, pourtant, la France a sous son armure un coeur de femme, un grand coeur maternel que votre souffle peut ranimer. Ce n'est pas par les gouvernements, par les revolutions, par les idees seulement que nous avons sombre tant de fois. Toute forme sociale, tout mouvement d'hommes et de choses seraient bons a une nation bonne. Mais ce qui s'est fletri en nous, ce qui fait qu'en ce moment, nous sommes peut-etre ingouvernables par la seule logique du fait; ce qui fait que vous verrez peut-etre echapper la docilite humaine a la politique la plus vigoureuse et la plus savante, c'est l'absence de vertu chretienne, c'est le dessechement des coeurs et des entrailles. Tous les partis ont subi l'atteinte de ce mal funeste, oeuvre de l'invasion etrangere et du refoulement de la liberte nationale; partant, de sa dignite. C'est ce que, dans une de vos lettres, vous appeliez le developpement du ventre, l'atrophie du coeur. Qui nous sauvera, qui nous purifiera, qui amollira nos instincts sauvages? Vous avez voulu resumer en vous la France, vous avez assume ses destinees, et vous voila responsable de son ame bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l'avez pu, vous seul le pouvez; il y a longtemps que je l'ai prevu, que j'en ai la certitude, et que je vous l'ai predit a vous-meme lorsque peu de gens y croyaient en France. Les hommes a qui je le disais alors, repondaient: --Tant pis pour nous! nous ne pourrons pas l'y aider, et, s'il fait le bien, nous n'aurons ni le plaisir ni l'honneur d'y contribuer. N'importe! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu'apres, l'homme soit glorifie! Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prets a le dire, il en est qu'en votre nom, on traite aujourd'hui en ennemis et en suspects. Il en est d'autres moins resignes sans doute, moins desinteresses peut-etre, il en est probablement d'aigris et d'irrites, qui, s'ils me voyaient en ce moment implorer grace pour tous, me renieraient un peu durement. Qu'importe a vous qui, par la clemence, pouvez vous elever au-dessus de tout! qu'importe a moi qui veux bien, par le devouement, m'humilier a la place de tous! Ce serait de ceux-la que vous seriez le plus venge si vous les forciez d'accepter la vie et la liberte, au lieu de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause. Est-ce que ceux qui vont perir a Cayenne ou dans la traversee ne laisseront pas un nom dans l'histoire, a quelque point de vue qu'on les accepte? Si, rappeles par vous, par un acte non de pitie mais de volonte, ils devenaient inquietants (ces trois ou quatre mille, dit-on) pour l'elu de cinq millions, qui blamerait alors votre logique de les vouloir reduire a l'impuissance? Au moins, dans cette heure de repit que vous auriez donnee a la souffrance, vous auriez appris a connaitre les hommes qui aiment assez le peuple pour s'annihiler devant l'expression de sa confiance et de sa volonte. Amnistie! amnistie bientot, mon prince! Si vous ne m'ecoutez pas, qu'importe pour moi que j'aie fait un supreme effort avant de mourir? Mais il me semble que je n'aurai pas deplu a Dieu, que je n'aurai pas avili en moi la liberte humaine, et surtout que je n'aurai pas demerite de votre estime, a laquelle je tiens beaucoup plus qu'a des jours et a une fin tranquilles. Prince, j'aurais pu fuir a l'etranger lorsqu'un mandat d'amener a ete lance contre moi, on peut toujours fuir; j'aurais pu imprimer cette lettre en factum pour vous faire des ennemis, au cas ou elle ne serait, pas meme lue par vous. Mais, quoiqu'il en arrive, je ne le ferai pas. Il y a des choses sacrees pour moi, et, en vous demandant une entrevue, eu allant vers vous avec espoir et confiance, j'ai du, pour etre loyale et satisfaite de moi-meme, bruler mes vaisseaux derriere moi et me mettre entierement a la merci de votre volonte. GEORGE SAND. CCCXXXIX A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Nohant, 23 janvier 1853. Cher ami, Je vais a Paris apres m'etre assuree des intentions qu'on pouvait avoir a mon egard. Elles sont rassurantes, on m'a meme expedie un laissez-passer signe Maupas. Je ne veux pas ecrire le principal but de mon voyage; je te le dirai si je te vois auparavant ou au retour. Mais tu peux le deviner. Si je ne reussis pas, je n'aurai du moins rien empire, et j'aurai fait mon devoir a mes risques et perils. Je suis dans l'embarras et dans l'inquietude pour ce billet de six mille francs. Necessairement, quoique l'affaire reste bonne et solide, les evenements ont imprime un temps d'arret a la vente, juste au moment ou les benefices, consacres jusqu'ici a payer tous les frais, allaient devenir nets pour moi. Quelque bien qu'elle aille durant le mois prochain, le caissier doute que je puisse restituer les six mille francs au 8 mars. J'en avais trois mille de reserves sur ma bourse particuliere; mais ce voyage qu'il faut que je fasse me les laissera-t-il intacts? J'en doute, si, comme il est probable, ma negociation prend un certain temps. Donc, le plus sur, c'est que tu me fasses renouveler le billet, a ton beau-pere en payant l'interet.--S'il marque la plus legere defiance ou contrariete (ce qu'a Dieu ne plaise je ne voudrais t'attirer!), deplace ma dette et fais-la porter sur quelque autre point pour un an. J'ignore si les evenements ont rendu ces transactions difficiles. S'il en etait ainsi et qu'on craignit que je ne fusse exilee ou emprisonnee,--j'ai maintenant la certitude du contraire,--je pourrais offrir une delegation sur mes fermages de Nohant, en cas de depart serieux. Bonsoir, cher ami. J'embrasse mille fois Eugenie. Si tu arrives avant que je sois partie, viens me voir. Il me semble que cela serait utile, et cela me ferait grand plaisir. G. S. Voulez-vous donner l'hospitalite a mon pauvre Marquis[1]? Si vous avez des livraisons detachees de mon edition illustree, renvoyez-les-moi, je vous envoie tout ce qui a paru broche. Un exemplaire pour vous, un pour Muller, un pour madame Fleury. [1] Petit chien havanais. CCCXL AU MEME Paris, 30 janvier 1852. J'agis, je cours. Ca va bien. J'ai ete recue on ne peut mieux, et des poignees de main de cette dame en veux-tu en voila! Demain, je tacherai de faire regler l'affaire. Le Gaulois et autres de la-bas[1] me desavouent, me defendent de les nommer. Sont-ils betes de craindre quelque betise de ma part! Mais, fichtre, qu'ils parlent pour eux! Il y en a bien d'autres qui ne seront pas faches de revenir coucher dans leur lit, ne fut-ce que le Vigneron[2]. Je n'ai pas le temps de vous ecrire autre chose sinon que ma sante est meilleure, que ma piece est recue a bras ouverts, que je cours le jour et que je travaille la nuit, que j'ai vu Eugene, qui me parait sage et gentil, que je vous embrasse et que je vous aime. Silence sur mes demarches. [1] Les exiles refugies a Bruxelles. [2] Patureau, dit Francoeur. CCCXLI A M. LE CHEF DU CABINET AU MINISTERE DE L'INTERIEUR Paris, 1er fevrier 1852. Monsieur, Ayez l'obligeance de vouloir bien rappeler a M. de Persigny que je lui ai demande l'elargissement des personnes arretees ou poursuivies a la Chatre. Elles sont trois: M. Fleury, ex-representant, absent; M. Perigois et M. Emile Aucante, prisonniers. Je demande l'abandon de l'instruction commencee contre elles, et je la demande comme un acte de justice, puisque je puis repondre sur ma tete de ces trois personnes, comme n'ayant en rien justifie les soupcons formules contre elles. J'ai nomme aussi M. Lebert, notaire, compromis plus serieusement et coupable, selon l'acte d'accusation, d'avoir rassemble les habitants de sa commune avec l'intention de les insurger. Je puis encore repondre des intentions de M. Lebert, homme d'ordre, de science et de haute moralite. Il a eu la resolution d'empecher des actes de violence et de proteger, par son influence et sa fermete, la propriete et les personnes que menacait l'insurrection annoncee des communes voisines. Si j'avais ete a sa place, j'en eusse fait autant, et je suis tres peu partisan des insurrections de paysans. Voila ce que j'ai demande a M. le ministre, non comme une faveur du gouvernement que mes amis ne m'ont point autorisee a accepter, mais comme un acte de justice dont ma conscience peut attester la necessite morale. Mais, pour moi, si je dois accepter cet acte de justice politique comme une faveur personnelle de M. de Persigny, oh! je ne demande pas mieux, et c'est de tout mon coeur que je lui en serai personnellement reconnaissante, ainsi qu'a vous, monsieur, qui voudrez-bien joindre votre voix a la mienne, j'en suis certaine. Heureuse d'obtenir de sa confiance en ma parole l'elargissement de mes plus proches voisins, je n'ai pourtant pas renonce a plaider aupres de lui la cause de mon departement tout entier. C'est dans ce but que je me suis permis de l'importuner de ma parole, toujours tres gauche et tres embarrassee. Priez-le, monsieur, de se souvenir qu'au milieu de mon gachis naturel, je lui ai pose une question a laquelle il a repondu en homme de coeur et d'intelligence: _Poursuivez-vous la pensee?--Non, certes_. Eh bien, parmi les nombreux prisonniers qui sont detenus a Chateauroux et a Issoudun, plusieurs peut-etre ont eu la pensee de prendre les armes pour defendre l'Assemblee. Je ne sais pas si elle en valait beaucoup la peine; mais enfin c'etait une conviction sincere de leur part, et, avant que la France se fut prononcee d'une maniere imposante pour l'autorite absolue, le gouvernement pouvait considerer ceci comme une lutte ardente a soutenir, mais non comme un crime a chatier de sang-froid. La lutte a cesse; le gouvernement, a mesure qu'il s'eclairera sur ce qui s'est passe en France depuis les journees de decembre, aura horreur des vengeances personnelles auxquelles la politique a servi de pretexte, et reconnaitra qu'il est perdu dans l'opinion s'il ne les reprime. Il reconnaitra aussi que, la ou ces vengeances se sont exercees, elles ont eu un double but, celui de satisfaire de vieilles haines, et celui de rendre impossible un gouvernement qu'elles trahissaient en feignant de le servir. Je ne nommerai jamais personne a M. de Persigny; mais il s'eclairera et verra bien! En attendant, M. le ministre m'a dit qu'il ne punissait pas la pensee, et je prends acte de cette bonne parole, qui m'a ote tout le scrupule avec lequel je l'abordais. Je ne sais pas douter d'une bonne parole, et c'est dans cette confiance que je lui dis que personne n'est coupable dans le departement de l'Indre. Initiee naturellement, par mes opinions et la confiance que l'on m'accorde, a toutes les demarches des republicains, je sais qu'on s'est reuni, _en petit nombre_, qu'on s'est consulte, qu'on a attendu les nouvelles de Paris, et qu'a celle de l'abstention volontaire du peuple, chacun s'est retire chez soi en silence. Je sais que, partie de Paris au milieu du combat, je suis venue dire a mes amis: "Le peuple accepte, nous devons accepter." Je ne m'attendais guere a les voir arretes _par reflexion_ quinze jours apres, et, parmi eux, ceux de la Chatre, qui n'avaient ete a aucune reunion, attendant mon retour, peut-etre, pour savoir la verite. S'il en etait autrement, si ce que je dis la n'etait pas vrai, je n'aurais pas quitte ma retraite, ou personne ne m'inquietait, et mon travail litteraire, qui me plait et m'occupe beaucoup plus que la politique, pour venir faire a M. le president et a son ministre un conte perfide et lache. Je me serais tenue en silence dans mon coin, me disant que la guerre est la guerre, et que qui va a la bataille doit accepter la mort ou la captivite. Mais, en presence d'injustices si criantes, ma conscience s'est revoltee, je me suis demande s'il etait honnete de se dire: "Tant mieux que la reaction soit odieuse, tant mieux que le gouvernement soit coupable; on le haira d'autant plus, on le renversera d'autant mieux." Non! j'ai horreur de ce raisonnement, et, s'il est politique, alors je n'entends rien a la politique et ne suis pas nee pour y jamais rien comprendre. En attendant, le mal se fait et la souffrance tue le corps et l'ame. Le malheur aigrit les esprits. La defaite exaspere les uns, le triomphe enivre les autres, les haines de parti s'enveniment, les moeurs deviennent affreuses, les relations humaines fratricides. Non, il n'est pas possible de se rejouir de cela et d'y applaudir dans son coin. En souhaitant que nos adversaires politiques soient le moins coupables envers nous, je crois etre plus republicaine, plus socialiste que jamais. M. de Persigny, charge de la noble mission de reparer, de consoler, d'apaiser, et joyeux d'en etre charge, j'en suis certaine, appreciera mon sentiment et ne voudra pas que son nom, celui du prince auquel il a devoue sa vie, soient le drapeau dont Les legitimistes et les orleanistes (sans parler des ambitieux qui appartiennent a tous les pouvoirs) se servent pour effrayer les provinces, par l'insolent triomphe des plus mauvaises passions. Voila mon plaidoyer, monsieur; je suis un avocat si peu exerce, et la crainte d'ennuyer et d'importuner est si grande chez moi, que je n'ose pas l'adresser directement a M. le ministre. Mais, comme c'est la premiere fois, la derniere fois j'espere, que je vous importune, vous, monsieur, je vous demande en grace de le resumer pour le lui presenter. Il sera plus clair et plus convaincant dans votre bouche. Qui sait si je ne pourrai pas vous rendre un jour meme service de coeur et de conviction. Les destins et les flots sont changeants. J'ai passe bien des heures, en mars, et en avril 1848, dans le cabinet ou M. de Persigny m'a fait l'honneur de me recevoir. J'y allais faire pour le parti qui nous a renverse ce que je fais aujourd'hui pour celui qui succombe. J'y ai plaide et prie souvent, non pour faire ouvrir des prisons, elles etaient vides, mais pour conserver des positions acquises, pour moderer des oppositions obstinees mais inutiles, pour proteger des interets non menaces, mais effrayes. J'y ai demande et obtenu bien des aumones pour des gens qui m'avaient calomniee et persecutee. Je ne suis pas degoutee de mon devoir, qui est, avant tout, je crois, de prier les forts pour les faibles, les vainqueurs pour les vaincus, quels qu'ils soient et dans quelque camp que je rue trouve moi-meme. Agreez, monsieur, mes excuses pour cette longue lettre, et mes remerciements pour la patience que vous aurez eue de la lire jusqu'au bout. Permettez-moi d'esperer que vous accorderez votre aide genereuse et sympathique a des intentions dont la droiture ne saurait etre soupconnee. CCCXLII A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME) A PARIS Paris. 2 fevrier 1852. Cher prince, Le comte d'Orsay, qui est si bon, et qui cherche toujours ce qu'il peut annoncer d'agreable a ses amis, me dit aujourd'hui que vous avez de la sympathie, presque de l'amitie pour moi. Rien ne peut me faire plus de bien; outre que je venais de lui dire que j'avais pour vous, et tout a fait ces sentiments-la, je sens en vous un appui sincere et devoue pour ceux qui souffrent de l'affreuse interpretation donnee, par certains agents, aux intentions du pouvoir. J'espere que vous pourrez obtenir la reparation de bien des erreurs, de bien des injustices, et je sais que vous le voulez. Ah! mon Dieu, comme il y a peu d'entrailles aujourd'hui! Vous en avez, vous, et vous en donnerez a ceux qui en manquent! Vous etes venu aujourd'hui pendant que j'etais chez M. d'Orsay; il m'a annonce votre visite, je suis vite revenue chez moi, il etait trop tard. Vous aviez fait esperer que vous reviendriez a six heures, mais vous n'avez pu revenir. J'en suis doublement desolee, et pour moi, et pour mes pauvres prisonniers de l'Indre, que je voudrais tant vous faire sauver. M. d'Orsay m'a dit que vous le pouviez, que vous aviez de l'autorite sur M. de Persigny. Je dois dire que M. de Persigny a ete fort bon pour moi, et m'a offert des graces particulieres pour ceux de mes amis que je voudrais lui nommer. M. le president m'avait dit la meme chose. Mes amis m'avaient tellement defendu de les nommer, que j'ai du refuser les bontes de M. le president. M. de Persigny, avec qui je pouvais me mettre plus a l'aise, ayant insiste, et me faisant ecrire aujourd'hui pour ce fait, je crois pouvoir, sans compromettre personne, accepter sa bonne volonte comme personnelle a moi. Si cela est humiliant pour quelqu'un, c'est donc pour moi seule, et j'accepte l'_humiliation_ sans faux orgueil, voire avec un sentiment de gratitude sincere, sans lequel il me semble que je serais deloyale. J'ai donc ecrit plusieurs noms, et je compte sur l'effet des promesses; mais mon but eut ete d'obtenir pleine amnistie pour tous les detenus et prevenus du departement de l'Indre[1]; c'est d'autant plus facile qu'il n'y a eu aucun fait d'insurrection, que toutes les arrestations sont preventives et qu'aucune condamnation n'a encore ete prononcee. Il ne s'agit donc que d'ouvrir les prisons, conformement a la circulaire ministerielle, a tous ceux qui sont peu compromis, et que de faire rendre un arret de non-lieu, ou suspendre toute poursuite contre ceux qui sont un peu plus soupconnes. Un mot du ministre au prefet en deciderait. Les tribunaux, s'ils sont saisis de ces affaires, ce que j'ignore, sont d'aveugles esclaves. M. de Persigny ne pouvait guere me promettre cela a moi; mais vous pourriez le demander avec insistance, et vous l'obtiendriez certainement. Je n'ai pas besoin de vous dire que mon coeur en sera penetre de reconnaissance et d'affection. C'est le votre qui plaidera en vous-meme beaucoup mieux que moi. Vous avez dit chez moi que vous partiez pour la campagne; j'espere que ma lettre vous y parviendra et que vous ecrirez au ministre; vous le verrez aussi, a votre retour, n'est-ce pas, prince? et j'apprendrai aux habitants de mon Berry qu'il faut vous aimer comme je vous aime, moi, avec un coeur qui a l'age maternel, c'est-a-dire celui meilleures affections. GEORGE SAND. [1] Victimes du coup d'Etat du 2 decembre 1851. CCCXLIII AU PRINCE LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE Paris, 3 fevrier 1852. Prince, Dans une entrevue ou l'embarras, et l'emotion m'ont rendue plus prolixe que je ne me l'etais impose, j'ai obtenu de vous des paroles de bonte qu'on n'oublie pas. Vous avez bien voulu me dire: "Demandez-moi telle grace particuliere que vous voudrez." J'ai eu l'honneur de vous repondre que je n'etais autorisee par personne a vous implorer. Je n'avais vu personne a Paris, vous etiez ma premiere visite. Je n'aurais pu que vous importuner d'un detail en insistant sur les arrestations operees dans ma province, et dont les consequences ne me paraissent pas graves, puisque aucun fait d'insurrection ne s'est produit la, et qu'a supposer la pensee d'une resistance, il est impossible qu'on veuille chatier la pensee non suivie d'effet, Je pouvais le craindre en quittant cette province, ou l'autorite semblait avoir pris a tache de consterner et de desaffectionner la population par des rigueurs sans motifs serieux. Mais, en vous ecoutant me repondre avec tant de douceur et d'humanite, je ne pouvais plus conserver d'inquietude, et je n'avais plus d'autre demarche a faire pour mes compatriotes de l'Indre, que celle de hater leur elargissement par mes instances aupres de votre ministre. Mais, si je me flatte de l'espoir d'obtenir aisement l'absolution pour des hommes qu'aucune decision n'a encore atteints, je ne suis pas sans effroi pour ceux sur le sort desquels il a ete statue ailleurs d'une maniere rigoureuse. J'en ai vu deux aujourd'hui que je sais completement innocents, si c'est le fait de conspiration que l'on veut chatier, si ce n'est pas l'opinion... chose impossible, inouie dans nos moeurs, dans les idees de notre generation, impossible cent fois dans le coeur du prince Louis-Napoleon. Je les ai trouves resignes a leur sort et croyant, grace au systeme excessif que vous venez de reprimer, a cette chose monstrueuse qu'ils etaient frappes pour leurs principes et non pour leurs actes. J'ai repousse vivement cette supposition, qui m'etait douloureuse apres ce que je vous ai entendu dire. J'ai repete que j'avais foi en vous, et que la personnalite etait inconnue au coeur d'un homme penetre, comme vous l'etes, d'une mission superieure aux passions et aux ressentiments de la politique vulgaire. J'ai dit que j'irais vous demander leur grace ou la commutation de leur peine. Ils avaient dit non d'abord; ils ont dit oui, quand ils ont vu ma conviction. Ils m'ont autorisee a profiter de cette offre genereuse que vous m'avez faite et qu'il m'etait si douloureux d'etre forcee de refuser. Maintenant, vous n'estimeriez pas ces deux hommes si je vous disais qu'ils retracteront leurs principes, qu'ils abandonneront leurs sentiments. Ils ont toujours ete, ils seront toujours etrangers aux conspirations, aux societes secretes, et la forme absolue de votre gouvernement ne peut plus vous faire redouter l'emission publique de doctrines que vous ne tolereriez pas. Je prends sur moi la dette de la reconnaissance. Vous savez que, de ma part, elle sera profonde et sincere. Ne dedaignez pas un sentiment si rare en ce monde, et que vous trouverez peut-etre dans les partis vaincus plus que dans ceux qui profitent de la victoire. Prince, je me souviens de vous avoir ecrit a Ham que vous seriez empereur un jour, et que, ce jour-la, vous n'entendriez plus parler de moi. Vous voila huit millions de fois plus haut place qu'un empereur d'Allemagne ou de Russie, et pourtant je vous implore. Faites que je m'enorgueillisse de m'etre parjuree. Peut-etre n'entrerait-il pas dans vos desseins actuels de laisser savoir que c'est a moi, ecrivain socialiste, que vous accordez la commutation de peine de deux socialistes. S'il en etait ainsi, croyez a mon honneur, croyez a mon silence. Je ne confie a personne l'objet de cette lettre, et, satisfaite d'etre fiere de vos bontes dans le secret de mon coeur, je n'en dirai jamais l'heureux resultat, si telle est votre volonte. GEORGE SAND. Si vous ne repoussez pas ma priere, daignez me faire savoir le moment que vous m'accordez pour aller vous nommer les deux personnes qui m'interessent. CCCXLIV A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 10 fevrier 1852. Mes amis, Ne soyez pas inquiets du resultat de mes demarches. Autant qu'on peut etre sur des choses humaines, je le suis que nous gagnerons notre proces. Je vous dirai des choses qui vous etonneront bien, mais qu'il est inutile de confier au papier. J'ai embrasse, ce soir, dans la rue, votre ami de Riberac[1], libre pour vingt-quatre heures sur le pave de Paris, et partant cette nuit pour Bruxelles, avec un autre dont vous verrez le nom dans les journaux. _La personne que vous savez_ a ete, a cet egard, d'un _chevaleresque_ accompli, et il y a autour de cela des circonstances qui ebranleront toutes vos idees sur son compte, et qui, pour le mien, m'enchainent serieusement par une estime personnelle en dehors de toutes les idees politiques; invariables chez moi, comme vous pensez bien. Il faut, en effet, beaucoup de prudence et de discretion en ce qui me concerne. Je ne crains nullement de me compromettre pour mon compte; mais je peux faire quelque bien a ceux qui souffrent, et il est inutile de susciter des difficultes. Je crois que je les vaincrais toutes, mais cela me retarderait. Bonsoir, chers enfants; je n'ai pas le temps d'ecrire, mais ecrivez-moi et dites-moi qui sort ou ne sort pas. Je vous embrasse de coeur. Merci pour mon vieux chien. Vous etes bons de l'aimer. Je n'ai pas encore perdu l'habitude de le chercher derriere moi a chaque instant. [1] Marc Dufraisse. CCCXLV AU PRINCE LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE Paris, 13 fevrier 1852 Prince, Permettez-moi de mettre sous vos yeux une douloureuse supplique: celle de quatre soldats condamnes a mort, qui, dans leur profonde ignorance des choses politiques, ont choisi un proscrit pour leur intermediaire aupres de vous. La femme du proscrit, qui ne demande et n'espere rien pour sa propre infortune et qui ne connait pas plus que moi les signataires de la petition, m'ecrit, en me l'envoyant, quelques lignes fort belles, qui vous toucheront plus, j'en suis certaine, que ne le ferait un plaidoyer de ma part. La pauvre ouvriere desolee, reduite a la misere avec trois enfants, malade elle-meme, mais muette et resignee, est loin de croire que j'oserai vous faire lire ses fautes d'orthographe. Moi, je ne voulais plus vous importuner; mais, quand j'ai vu qu'il s'agissait de la peine de mort, et nullement des malheurs de mon parti vaincu, j'ai senti qu'un moment d'hesitation m'oterait le peu de sommeil qui me reste. Je n'ai pas pu refuser non plus de vous presenter la supplique du malheurenx Emile Hogat, qui m'a ete remise en l'absence et de la part du prince Napoleon-Jerome. C'est ce prince qui m'avait dit, au moment ou, pour la premiere fois, j'allais vous aborder en tremblant: "Oh! pour bon, il l'est. Ayez confiance!" C'etait un encouragement si bien fonde, que je lui en dois de la gratitude. Et, a propos de la triple grace que vous m'avez accordee, je voudrais vous dire quelque chose qui vous interessera et vous satisfera, j'en suis bien sure. J'en ai meme plusieurs a vous dire, c'est mon devoir, et, cette fois, je n'aurai pas a vous demander pardon de vous les avoir dites. Quand vous aurez un instant a perdre, comme on dit dans le monde, accordez-le-moi, vous me trouverez toujours prete a en profiter avec une vive reconnaissance. GEORGE SAND Noms des condamnes a mort: Duchauffour, Lucas (Jean-Cesar), Mondange, Guillemin, soldats au 3e regiment de chasseurs d'Afrique. CCCXLVI AU MEME Paris, 20 fevrier 1852. Prince, J'etais bien resolue a ne plus vous importuner, mais votre bienveillance m'y contraint, et il faut que je vous en remercie du fond du coeur. M. Emile Rogat est en liberte, MM. Dufraisse et Greppo sont a l'etranger, et les quatre malheureux soldats dont je me suis permis de vous envoyer la supplique sont gracies, j'en suis certaine, sans m'en informer. Mais vous m'avez aussi accorde la commutation de peine de M. Luc Desages, gendre de M. Pierre Leroux, condamne a dix ans de deportation; vous avez permis qu'il fut simplement exile, et, avec votre autorisation, j'avais annonce cette bonne nouvelle a sa famille. Cet ordre de votre part n'a pas eu son execution, ce doit etre ma faute! Je vous ai donne un renseignement inexact. Il a ete condamne par la commission militaire de l'Allier, a Moulins, et non pas a Limoges comme j'avais eu l'honneur de vous le dire. Prince, daignez reparer d'un mot ma deplorable maladresse, et l'erreur plus deplorable encore d'un jugement inique. Ah! prince, mettez donc bientot le comble a _mon devouement pour votre personne_, phrase de cour qui sous ma plume est une parole serieuse. Votre politique, je ne peux l'aimer, elle m'epouvante trop pour vous et pour nous. Mais votre caractere personnel, je puis l'aimer, je le dois, je le dis a tous ceux que j'estime. Faites cette conversion plus etendue, dans les limites ou vous avez opere la mienne, cela vous est facile. Aucune ame de quelque prix ne transformera son ideal d'egalite en une religion de pouvoir absolu. Mais tout homme de coeur, pour qui vous aurez ete juste ou clement en depit de la raison d'Etat, s'abstiendra de hair votre nom et de calomnier vos sentiments. C'est de quoi je peux repondre a l'egard de ceux sur qui j'ai quelque influence. Eh bien, au nom de votre propre popularite, je vous implore encore pour l'amnistie; ne croyez pas ceux qui ont interet a calomnier l'humanite, elle est corrompue, mais elle n'est pas endurcie. Si votre clemence fait quelques ingrats, elle vous fera mille fois plus de partisans sinceres. Si elle est blamee par des coeurs sans pitie, elle sera aimee et comprise par tout ce qui est honnete dans tous les partis. Et, aujourd'hui, accordez-moi, prince, ce que deux fois vous m'avez fait serieusement esperer. Ordonnez l'elargissement de tous mes compatriotes de l'Indre. Parmi ceux-la, j'ai plusieurs amis, mais que justice soit faite a tous; puisque personne ne s'est declare contre vous, ce n'est que justice. Qu'on sache que ce que vous m'avez dit est vrai: "Je ne persecute pas la croyance, je ne chatie pas la pensee." Que cette parole, remportee dans mon coeur de l'Elysee et qui m'a presque guerie, reste en moi comme une consolation au milieu de mon effroi politique. Que les partis qui vous trahissent en feignant de vous servir ne nous disent plus: "Ce n'est pas notre faute, le pouvoir est implacable." Que les intrigants qui se pressent dans l'ombre de votre drapeau ne nous fassent pas entendre qu'ils attendent des princes plus genereux qui acheteront les coeurs par l'amnistie. Prenez cette couronne de la clemence; celle-la, on ne la perd jamais. Ah! cher prince, on vous calomnie affreusement a toute heure, et ce n'est pas nous qui faisons cela. Pardon, pardon, de mon insistance! qu'elle ne vous lasse pas; ce n'est plus un cri de detresse seulement, c'est un cri d'affection, vous l'avez voulu. Mais, en attendant cette amnistie que vos veritables amis nous promettent, faites que votre generosite soit connue dans nos provinces; connaissez ce que dit le peuple qui vous a proclame: "Il voudrait etre bon, mais il a de cruels serviteurs et il n'est pas le maitre. Notre volonte est meconnue en lui, nous avons voulu qu'il fut tout-puissant, et il ne l'est pas." Ce desaccord entre votre pensee et celle des fonctionnaires qui s'acharnent sur leur proie dans les provinces, jette la consternation dans tous les esprits; on commence a croire le pouvoir encore faible en haut, en le voyant toujours si violent en bas. J'ose vous parler de mon departement parce que la, par ma position, je suis beaucoup mieux renseignee que la police sur les actes de mon parti; parce que je vois la une veritable guerre a la conscience intime, une revoltante persecution que vous ne savez pas et dont vous ne voulez pas. On insulte, on tente d'avilir; on exige des flatteries et des promesses de ceux qu'on elargit. Quel fond peut-on faire, helas! sur ceux qui mentent pour se racheter? Ah! ce n'est pas ainsi que vous pardonnez, vous, a vos ennemis personnels, et je sais a present que vous presenter comme tel un homme qu'on veut sauver, c'est assurer sa grace. Mais je ne peux pas mentir, meme pour cela, et, cette fois, je vous implore pour des hommes qui n'attendent de vous qu'une mesure d'equite et de haute protection contre vos ennemis et les leurs. Veuillez agreer, prince, l'expression de mon respectueux attachement, et dites sur mon pauvre Berry une parole qui me permette d'y etre ecoutee quand j'y parlerai de vous selon mon coeur. GEORGE SAND. CCCXLVII A M. JULES HETZEL, A PARIS Paris, 20 fevrier 1852 Mon ami, J'aime autant vous savoir la-bas qu'ici, malgre les embarras, si peu faits pour mon cerveau et ma sante, ou votre absence peut me laisser. Ici rien ne tient a rien. Les graces ou justices qu'on obtient, sont, pour la plupart du temps, non avenues, grace a la resistance d'une reaction plus forte que le president, et aussi grace a un desordre dont il n'est plus possible de sortir vite, si jamais on en sort. La moitie de la France denonce l'autre. Une haine aveugle et le zele atroce d'une police furieuse se sont assouvis. Le silence force de la presse, les _on dit_, plus sombres et plus nuisibles aux gouvernements absolus que la liberte de contredire, ont tellement desoriente l'opinion, qu'on croit a tout et a rien avec autant de raison pour faire l'un que l'autre. Enfin, Paris est un chaos, et la province une tombe. Quand on est en province et qu'on y voit l'annihilation des esprits, il faut bien se dire que toute la seve etait dans quelques hommes aujourd'hui prisonniers, morts ou bannis. Ces hommes ont fait, pour la plupart, un mauvais usage de leur influence, puisque les esperances materielles, donnees par eux, une fois aneanties avec leur defaite, il n'est reste dans l'ame des partisans qu'ils avaient faits, aucune foi, aucun courage, aucune droiture. Quiconque vit en province croit donc et doit croire le gouvernement fort et prenant sa base sur une conviction, sur une volonte generale, puisque les resistances n'y comptent pas une sur mille, et encore sont-ce des resistances timides et affaissees sous le poids de leur impuissance morale. En arrivant ici, j'ai cru qu'il fallait subir temporairement, avec le plus de calme et de foi possible en la Providence, une dictature imposee par nos fautes memes. J'ai espere que, puisqu'il y avait un homme tout-puissant, on pouvait approcher de son oreille pour lui demander la vie et la liberte de plusieurs milliers de victimes (innocentes a ses yeux memes, pour la plupart). Cet homme a ete accessible et humain en m'ecoutant. Il m'a offert toutes les graces particulieres que je voudrais lui demander, en me promettant une amnistie generale pour bientot; J'ai refuse les graces particulieres, je me suis retiree en esperant pour tous. L'homme ne posait pas, il etait sincere, et il semblait qu'il fut de son propre interet de l'etre. J'y suis retournee _une seconde et derniere fois_, il y a quinze ou vingt jours pour sauver un ami personnel de la deportation et du desespoir (car il etait au desespoir). J'ai dit en propres termes (et j'avais ecrit en propres termes pour demander l'audience) que cet ami ne se _repentirait_ pas de son passe, et ne s'engagerait a rien pour son avenir; que je restais en France; moi, comme une sorte de bouc emissaire qu'on pourrait frapper quand on voudrait. Pour obtenir la commutation de peine que je reclamais, pour l'obtenir sans compromettre et avilir celui qui en etait l'objet, j'osai compter sur un sentiment genereux de la part du president, et je le lui denoncai comme son _ennemi personnel incorrigible_. Sur-le-champ, il m'offrit sa grace entiere. Je dus la refuser au nom de celui qui en etait l'objet, et remercier en _mon nom_. J'ai remercie avec une grande loyaute de coeur, et, de ce jour, je me suis regardee comme engagee a ne pas laisser calomnier complaisamment devant moi; _le cote du caractere_ de l'homme qui a dicte cette action. Renseignee sur ses moeurs, par des gens qui le voient de pres depuis longtemps et qui ne l'aiment pas, je sais qu'il n'est ni debauche, ni voleur, ni sanguinaire. Il m'a parle assez longuement et avec assez d'abandon pour que j'aie vu en lui certains bons instincts et des tendances vers un but qui serait le notre. Je lui ai dit: "Puissiez-vous y arriver! mais je ne crois pas que vous ayez pris le chemin possible. Vous croyez que la fin justifie les moyens; je crois, je professe la doctrine contraire. Je n'accepterais pas la dictature exercee par mon parti. Il faut bien que je subisse la votre, puisque je suis venue desarmee vous demander une grace; mais ma conscience ne peut changer; je suis, je reste ce que vous me connaissez; si c'est un crime, faites de moi ce que vous voudrez." Depuis ce jour-la, le 6 fevrier, je ne l'ai pas revu; je lui ai ecrit deux fois pour lui demander la grace de quatre soldats condamnes a mort, et le rappel d'un deporte mourant. Je l'ai obtenue. J'avais demande pour Greppo et pour Luc Desages, gendre de Leroux, en meme temps que pour Marc Dufraisse. C'etait obtenu. Greppo et sa femme out ete mis en liberte le lendemain. Luc Desages n'a pas ete elargi. Cela tient, je crois, a une erreur de designation que j'ai faite en dictant au president son nom et le lieu du jugement. J'ai repare cette erreur dans ma lettre, et, en meme temps, j'ai plaide pour la troisieme fois la cause des prisonniers de l'Indre. Je dis _plaide_, parce que le president, et ensuite son ministre, m'ayant repondu sans hesiter qu'ils n'entendaient pas poursuivre les opinions et la presomption des intentions, les gens incarceres comme suspects avaient droit a la liberte et allaient l'obtenir. Deux fois, on a pris la liste; deux fois, on a donne des ordres sous mes yeux, et _dix fois_ dans la conversation, le president et le ministre m'ont dit, chacun de son cote, qu'on avait ete trop loin, qu'on s'etait servi du nom du president pour couvrir des vengeances particulieres, que cela etait odieux et qu'ils allaient mettre bon ordre a cette fureur atroce et deplorable. _Voila toutes mes relations avec le pouvoir_, resumees dans quelques demarches, lettres et conversations, et, depuis ce moment, je n'ai pas fait autre chose que de courir de Carlier a Pietri, et du secretaire du ministre de l'interieur a M. Baraguay, pour obtenir l'execution de ce qui m'avait ete octroye ou promis pour le Berry, pour Desages, puis pour Fulbert Martin, acquitte et toujours detenu ici; pour madame Roland, arretee et detenue; enfin, pour plusieurs autres que je ne connais pas et a qui je n'ai pas cru devoir refuser mon temps et ma peine, c'est-a-dire, dans l'etat ou j'etais, ma sante et ma vie. Pour recompense, on me dit et on m'ecrit de tous cotes: "Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous vous deshonorez, vous etes bonapartiste! Demandez et obtenez pour nous; mais haissez l'homme qui accorde, et, si vous ne dites pas qu'il mange des enfants tout crus, nous vous mettons hors la loi." Cela ne m'effraye nullement, je comptais si bien la-dessus! Mais cela m'inspire un profond mepris et un profond degout pour l'esprit de parti, et je donne de bien grand coeur, non pas au president, qui ne me l'a pas demandee, mais a Dieu, que je connais mieux que bien d'autres, _ma demission politique_, comme dit ce pauvre Hubert. J'ai droit de la donner, puisque ce n'est pas pour moi une question d'existence. Je sais que le president a parle de moi avec beaucoup d'estime et que ceci a fache des gens de son entourage. Je sais qu'on a trouve mauvais qu'il m'accordat ce que je lui demandais; je sais que l'on me tordra le cou de ce cote-la si on lui tord le sien, ce qui est probable. Je sais aussi qu'on repand partout que je ne sors pas de l'Elysee et que les rouges accueillent l'idee de ma bassesse avec une complaisance qui n'appartient qu'a eux; je sais, enfin, que, d'une main ou de l'autre, je serai egorgee a la premiere crise. Je vous assure que ca m'est bien egal, tant je suis degoutee de tout et presque de tous en ce monde. Voila l'historique qui vous servira a redresser des erreurs si elles sont de bonne foi. Si elles sont de mauvaise foi, ne vous en occupez pas, je n'y tiens pas. Quant a ma pensee presente sur les evenements, d'apres ce que je vois a Paris, la voici: Le president n'est plus le maitre, si tant est qu'il l'ait ete vingt-quatre heures. Le premier jour que je l'ai vu, il m'a fait l'effet d'un envoye de la fatalite. La deuxieme fois, j'ai vu l'homme deborde qui pouvait encore lutter. Maintenant, je ne le vois plus; mais je vois l'opinion et j'apercois de temps en temps l'entourage: ou je me trompe bien, ou l'homme est perdu, mais non le systeme, et a lui va succeder une puissance de reaction d'autant plus furieuse, que la douceur du temperament de l'homme sacrifie n'y sera plus un obstacle. Maintenant le peuple et la bourgeoisie, qui murmurent et menacent a qui mieux mieux, sont-ils d'accord pour ressaisir la Republique? ont-ils le meme but? le peuple veut-il ressaisir le suffrage universel? la bourgeoisie veut-elle le lui accorder? qui se mettra avec ou contre l'armee si elle egorge de nouveau les passants dans les rues? Que ceux qui croient a des elements de resistance contre ce qui existe esperent et desirent la chute de Napoleon! Moi, ou je suis aveugle ou je vois que le grand coupable, c'est la France, et que, pour le chatiment de ses vices et de ses crimes, elle est condamnee a s'agiter sans solution durant quelques annees, au milieu d'effroyables catastrophes. Le president, j'en reste et j'en resterai convaincue, est un infortune, victime de l'erreur et de la souverainete du but. Les circonstances, c'est-a-dire les ambitions de parti, l'ont porte au sein de la tourmente. Il s'est flatte de la dominer; mais il est deja submerge a moitie et je doute qu'a l'heure qu'il est, il ait conscience de ses actes. Adieu, mon ami; voila tout pour aujourd'hui. Ne me parlez plus de ce qu'on dit et ecrit contre moi. Cachez-le-moi; je suis assez degoutee comme cela et je n'ai pas besoin de remuer cette boue. Vous etes assez renseigne par cette lettre pour me defendre s'il y a lieu, sans me consulter. Mais ceux qui m'attaquent meritent-ils que je me defende? Si mes amis me soupconnent, c'est qu'ils n'ont jamais ete dignes de l'etre, qu'ils ne me connaissent pas, et alors je veux m'empresser de les oublier. Quant a vous, cher vieux, restez ou vous etes jusqu'a ce que cette situation s'eclaircisse, ou bien, si vous voulez venir pour quelque temps, dites-le-moi. Baraguay-d'Hilliers ou tout autre peut, je crois, demander un sauf-conduit pour que vous veniez donner un coup d'oeil a vos affaires. Mais n'essayons rien de definitif avant que le danger d'un nouveau bouleversement soit ecarte des imaginations. GEORGE SAND. CCCXLVIII A M. ERNEST PERIGOIS, A LA PRISON DE CHATEAUROUX Paris, 24 fevrier 1852. Mon cher ami, je vous remercie de votre bonne lettre. Elle m'a fait un grand plaisir. On ne me soupconne donc pas parmi vous? A la bonne heure, je vous en sais gre, et je puiserai dans cette justice de mes compatriotes un nouveau courage. Ce n'est pas la meme chose ici. Il y a des gens qui ne peuvent croire au courage du coeur et au desinteressement du caractere; et on m'abime par correspondance dans les journaux etrangers. Qu'importe, n'est-ce pas? Si je vous voyais, je vous donnerais des details sur mes demarches et sur mes impressions personnelles, qui vous interesseraient; mais je peux les resumer en quelques lignes qui vous donneront la mesure des choses. Le nom dont on s'est servi pour accomplir cette affreuse boucherie de reaction n'est qu'un symbole, un drapeau qu'on mettra dans la poche et sous les pieds le plus tot qu'on pourra. L'_instrument_ n'est pas dispose a une eternelle docilite. Humain et juste par nature, mais nourri de celle idee fausse et funeste que _la fin justifie les moyens_, il s'est persuade qu'on pouvait laisser faire beaucoup de mal pour arriver au bien, et personnifier la puissance dans un homme pour faire de cet homme la providence d'un peuple. Vous voyez ce qui adviendra, ce qui advient deja de cet homme. On lui cache la realite des faits monstrueux qu'on accomplit en son nom, et il est condamne a la meconnaitre pour avoir meconnu la verite dans l'idee. Enfin, il boit un calice d'erreurs presente a ses levres, apres avoir bu le calice d'erreurs presente a son esprit, et, avec la volonte personnelle du bien reve, il est condamne a etre l'instrument, le complice, le pretexte du mal accompli par tous les partis absolutistes. Il est condamne a etre leur dupe et leur victime. Dans peu, j'en ai l'intime et tragique pressentiment, il sera frappe pour faire place a des gens qui ne le vaudront certainement pas, mais qui prennent le soin de le faire passer pour un despote implacable (sous d'hypocrites formules d'admiration), afin de rendre sa memoire responsable de tous les crimes commis par eux a son insu. Il me parait essayer maintenant d'une dictature temporaire dont il espere pouvoir se relacher. Le jour ou il l'essayera, il sera sacrifie, et, pourtant, s'il ne l'essaye pas bientot, la nation lui suscitera une resistance insurmontable. Je vois l'avenir bien noir; car l'idee de fraternite est etouffee pour longtemps par le systeme d'infamie, de delation et de lache vengeance qui prevaut. La pensee de la vengeance entre necessairement bien avant dans les coeurs, et que devient, helas! le sentiment chretien, le seul qui puisse faire durer une republique! Je ne sais, quant a nous, pauvres persecutes du Berry, ce qui sera statue sur notre sort. J'ai plaide notre cause au point de vue de la liberte de conscience, et je le pouvais _en toute conscience_, puisque nous n'avons rien fait en Berry contre la personne du president depuis les evenements de decembre. Il m'a ete repondu qu'on ne poursuivait pas les pensees, les intentions, les opinions, et cependant on le fait, et cependant je ne vois pas la realisation des promesses qu'on m'a faites. On me dit, ailleurs, que c'est fourberie et jesuitisme. J'ai la certitude que ce n'est pas cela. C'est quelque chose de pis pour nous, peut-etre. C'est impuissance. On a donne une hecatombe a la reaction: on ne peut plus la lui arracher.--Pourtant j'espere encore _pour nous_ de mon plaidoyer, et j'espere _pour tous_ de la necessite d'une amnistie prochaine. On la promet ouvertement. On obtient facilement _a titre de grace_; mais, comme personne de chez nous ne demande ainsi, je n'ai qu'a faire le role d'avocat sincere, et a dementir, autant qu'il m'est possible, les calomnies de nos adversaires. Adieu, cher ami; brulez ma lettre; je la lirais au president; mais un prefet ne la lui lirait pas, et y trouverait le pretexte a de nouvelles persecutions. Je ne vous exhorte pas au courage et a la patience: je sais que vous n'en manquez pas. Ma famille se joint a moi pour vous embrasser de coeur. Esperons nous revoir bientot. CCCXLIX A M. CALAMATTA, A BRUXELLES. Paris, 24 fevrier 1852. Mon ami, Ce qu'on t'a dit qu'_il_ m'avait dit est vrai, du moins dans les termes que tu me rapportes; mais il ne faut pas se flatter. Je n'ai pas le droit, moi, de suspecter la sincerite des intentions de la _personne_. Il me semble qu'il y aurait une grande deloyaute a invoquer ces sentiments chez elle et a les declarer perfides, apres que je leur dois le salut de quelques-uns. Mais, en mettant a part tout ce qu'on peut dire et penser contre ou pour cette personne, il me parait prouve maintenant qu'elle est ou sera bientot reduite a l'impuissance, pour s'etre livree a des conseils perfides, et pour avoir cru qu'on pouvait faire sortir le bon (dans le but) du mal (dans les moyens). Son proces est perdu aussi bien que le notre; qu'en resultera-t-il? des malheurs pour tous! S'il y avait _un maitre_ en France, on pourrait esperer quelque chose; ce maitre-la pouvait etre le suffrage universel, quelque denature et devie qu'il fut de son principe; quelque aveugle et presse de travailler a son bonheur materiel que fut le peuple, on pouvait se dire: "Voila un homme qui resume et represente la resistance populaire a l'idee de liberte; un homme qui symbolise le besoin d'autorite temporaire que le peuple semble eprouver: que ces deux volontes soient d'accord et, par le fait, ce sera la dictature du peuple, une dictature sans ideal mais non pas sans avenir, puisqu'en acquerant le bien-etre dont il est prive, le peuple acquerra forcement l'instruction et la reflexion. Il m'a semble, il me semble encore, bien que je n'aie pas revu la _personne_ depuis le 5 fevrier, que les electeurs et l'elu sont assez d'accord sur le fond des choses; mais tous deux ignorent les moyens, et s'imaginent que le but justifie tout. Ils ne voient pas que le jeu des instruments qu'ils emploient, et la fatalite, se montrent ici plus justes et plus logiques qu'on ne pouvait s'y attendre. Les instruments trahissent, paralysent, corrompent, conspirent et vendent. Voila ce que je crois, et je m'attends a tout, excepte au triomphe prochain de l'idee fraternelle et chretienne, sans laquelle nous n'aurons pas de republique durable. Nous passerons par d'autres dictatures, Dieu sait lesquelles! Quand le peuple aura fait de douloureuses experiences, il s'apercevra qu'il ne peut pas se personnifier dans un homme et que Dieu ne veut pas benir une erreur qui n'est plus de notre siecle. En attendant, c'est nous, republicains, qui serons encore victimes de ces orages. Probablement, nous serions sages si nous attendions, pour rappeler le peuple a ses vrais devoirs, qu'il comprit ses erreurs et qu'il se repentit de lui-meme de nous avoir consideres comme une poignee de scelerats qu'il fallait abandonner, livrer, denoncer aux fureurs de la reaction. Bonsoir, mon ami; je t'embrasse et regrette bien que tu sois toujours la-bas quand je suis ici. Ma sante ne se retablit pas encore, je me suis beaucoup fatiguee pour obtenir jusqu'ici beaucoup moins qu'on ne m'avait promis; je m'en prends surtout au desordre effrayant qui regne dans cette sinistre branche de l'administration, et a la preoccupation ou les elections tiennent le pouvoir. Je crois que l'amnistie viendra ensuite. Si elle ne vient pas, je recommencerai mes demarches pour arracher du moins a la souffrance et a l'agonie le plus de victimes que je pourrai; on m'en recompense par des calomnies, c'est dans l'ordre, et je n'y veux pas faire attention. On joue une nouvelle piece de moi la semaine prochaine, une piece _gaie_ et _bouffonne[1]_ que j'ai faite avec la mort dans l'ame, les directeurs de theatre refusant mes pieces, sous pretexte qu'elles rendent triste. Ces pauvres spectateurs! ils ont le coeur si tendre! ils sont si sensibles, ces bons bourgeois! Il faut prendre garde de les rendre malades! Bonsoir encore, cher ami; je t'envoie cette lettre par une occasion sure. Embrasse ta chere Peppina pour moi. Maurice est tres fier de ton compliment. [1] _Les Vacances de Pandolphe_. CCCL AU PRINCE LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE Paris, mars 1852. Prince, Ils sont partis pour le fort de Bicetre, ces malheureux deportes de Chateauroux, partis enchaines comme des galeriens, au milieu des larmes d'une population qui vous aime et qu'on vous peint comme dangereuse et feroce. Personne ne comprend ces rigueurs. On vous dit que cela fait _bon effet_; on vous ment, on vous trompe, on vous trahit! Pourquoi, mon Dieu, vous abuse-t-on ainsi? Tout le monde le devine et le sent, excepte vous. Ah! si Henri V vous renvoie en exil ou en prison, souvenez-vous de quelqu'un qui vous aime toujours, bien que votre regne ait dechire ses entrailles et qui, au lieu de desirer, comme les interets de son parti le voudraient peut-etre, qu'on vous rende odieux par de telles mesures, s'indigne de voir le faux role qu'on veut vous faire dans l'histoire, a vous qui avez le coeur grand autant que la destinee. A qui plaisent donc ces fureurs, cet oubli de la dignite humaine, cette haine politique qui detruit toutes les notions du juste et du vrai, cette inauguration du regne de la terreur dans les provinces, le proconsulat des prefets, qui, en nous frappant, deblayent le chemin pour d'autres que vous? Ne sommes-nous pas vos amis naturels, que vous avez meconnus pour chatier les emportements de quelques-uns? Et les gens qui font le mal en votre nom, ne sont-ils pas vos ennemis naturels? Ce systeme de barbarie politique plait a la bourgeoisie, disent les rapports. Ce n'est pas vrai. La bourgeoisie ne se compose pas de quelques gros bonnets de chef-lieu qui ont leurs haines particulieres a repaitre, leurs futures conspirations a servir. Elle se compose de gens obscurs qui n'osent rien dire, parce qu'ils sont opprimes par les plus apparents, mais qui ont des entrailles et qui baissent les yeux avec honte et douleur en voyant passer ces hommes dont on fait des martyrs et qui, ferres comme des forcats sous l'oeil des prefets, tendent avec orgueil leurs mains aux chaines. On a destitue a la Chatre un sous-prefet, j'en ignore la raison; mais le peuple dit et croit que c'est parce qu'il a ordonne qu'on otat les chaines et qu'on donnat des voitures aux prisonniers. Les paysans etonnes venaient regarder de pres ces victimes. Le commissaire de police criait au peuple:. "Voila ceux qui out viole et eventre les femmes!" Les soldats disaient tout bas: "N'en croyez rien! on n'a pas viole, on n'a pas eventre une seule femme. Ce sont la d'honnetes gens, bien malheureux. Ils sont socialistes, nous ne le sommes pas; mais nous les plaignons et nous les respectons." A Chateauroux, on a remis les chaines. Les gendarmes qui ont recu ces prisonniers a Paris ont ete etonnes de ce traitement. Le general Canrobert n'a vu personne. On le disait envoye par vous pour reviser les sentences rendues par l'ire des prefets et la terreur des commissions mixtes, pour s'entretenir avec les victimes et se mefier des fureurs locales. Trois de vos ministres me l'avaient dit, a moi; je le disais a tout le monde, heureuse d'avoir a vous justifier. Comment ces _missi dominici_, a l'exception d'un seul, ont-ils rempli leur mission? Ils n'ont vu que les juges, ils n'ont consulte que les passions, et, pendant qu'une commission de recours en grace etait instituee et recevait les demandes et les reclamations, vos envoyes de paix, vos ministres de clemence et de justice aggravaient ou confirmaient les sentences que cette commission eut peut-etre annulees. Pensez a ce que je vous dis, prince, c'est la verite. Pensez-y cinq minutes seulement! Un temoignage de verite, un cri de la conscience qui est en meme temps le cri d'un coeur reconnaissant et ami, valent bien cinq minutes de l'attention d'un chef d'Etat. Je vous demande la grace de tous les deportes de l'Indre, je vous la demande a deux genoux, cela ne m'humilie pas. Dieu vous a donne le pouvoir absolu: eh bien, c'est Dieu que je prie, en meme temps que l'ami d'autrefois. Je connais tous ces condamnes: il n'y en a pas un qui ne soit un honnete homme, incapable d'une mauvaise action, incapable de conspirer contre l'homme qui, en depit des fureurs et des haines de son parti, leur aura rendu justice comme citoyen et leur aura fait grace comme vainqueur. Voyons, prince, le salut de quelques hommes obscurs, devenus inoffensifs; le mecontentement d'un prefet de vingt-deux ans qui fait du zele de novice et de six gros bourgeois tout au plus, pauvres mauvaises gens egares, stupides, qui pretendent representer la population, et que la population ne connait seulement pas, ne sont-ce pas la de grands sacrifices a faire quand il s'agit pour vous d'une action bonne, juste et puissante? Prince, prince, ecoutez la femme qui a des cheveux blancs et qui vous prie a genoux; la femme cent fois calomniee, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les temoins de sa conduite, de toutes les epreuves de la vie, la femme qui n'abjure aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en vous. Son opinion laissera peut-etre une trace dans l'avenir. Et vous aussi, vous serez calomnie! et, que je vous survive ou non, vous aurez une voix, une seule voix peut-etre dans le parti socialiste qui laissera sur vous le testament de sa pensee. Eh bien, donnez-moi de quoi me justifier aupres des miens, d'avoir eu espoir et confiance en votre ame. Donnez-moi des faits particuliers, en attendant ces preuves eclatantes que vous m'avez fait pressentir pour l'avenir et que mon coeur, droit et sincere, n'a pas repoussees comme un leurre, comme une banale parole de commiseration pour ses larmes. CCCLI AU MEME Paris, mars 1852. Prince, Je vous remercie du fond du coeur des graces que vous avez daigne accorder a ma requete. Accordez-moi, accordez a vous-meme, a votre propre coeur, celle des treize deportes de l'Indre, condamnes par la commission mixte de Chateauroux. Ils ont adresse en vain leur recours a la commission des graces. Ils m'ecrivent que le general Canrobert, qui n'a voulu voir a Chateauroux que les autorites, contrairement a ce qui m'avait ete dit de sa mission par trois de vos ministres, leur est annonce comme devant les voir au fort de Bicetre, ou ils ont ete transferes. Est-ce le moment d'invoquer la soumission, quand ils viennent, ces malheureux, d'etre ferres comme des forcats sous les yeux du prefet et de traverser ainsi la France, eux, hommes honorables et incapables de la pensee d'une mauvaise action? Cet affreux systeme qui assimile la _presomption_ de l'opinion politique, aux crimes les plus abjects, ne voulez-vous pas qu'il cesse, et qu'on cesse de croire que vous l'avez autorise, que vous l'avez connu? Prince, faites voir que vous avez le sens delicat de l'honneur francais. N'exigez pas que vos ennemis--si toutefois ces vaincus sont vos ennemis--deviennent indignes d'avoir ete combattus par vous. Rendez-les a leurs familles sans exiger qu'ils se _repentent_; de quoi? d'avoir ete republicains? Voila tout leur crime. Faites qu'ils vous estiment et vous aiment. C'est un gage bien plus certain pour vous que les serments arraches par la peur. Croyez-en le seul esprit socialiste qui vous soit reste personnellement attache, malgre tous ces coups frappes sur son Eglise. C'est moi, le seul a qui l'on n'ait pas songe a faire peur, et qui, n'ayant trouve en vous que douceur et sensibilite, n'a aucune repugnance a vous demander a genoux la grace de mes amis. CCCLII A M. ALPHONSE FLEURY, A LA CHATRE. Nohant, 5 avril 1852. Mon ami, Ta volonte soit faite! Je n'insiste pas, et je ne t'en veux pas, puisque tu obeis a une conviction. Mais je la deplore en un sens, et je veux te dire lequel, afin que nous sachions nous comprendre a demi-mot desormais. Le point culminant de ton raisonnement est celui-ci: Il faut de grandes expiations et de grands chatiments. _La notion du droit ne peut renaitre que par des actes terribles de justice_. En d'autres termes, c'est la dictature que tu crois legitime et possible entre nos mains, c'est la rigueur, c'est le chatiment, c'est la vengeance. Je veux, je dois te dire que je me separe entierement de cette opinion et que je la crois faite pour justifier ce qui se passe aujourd'hui en France. Le gouvernement de tous a toujours ete et sera toujours l'ideal et le but de ma conscience. Pour que tous soient inities a leurs droits et a leurs propres interets, il faut du temps, il en faut cent fois plus que nous ne l'avions prevu en proclamant le principe souverain du suffrage universel. Il a mal fonctionne, tant pis pour nous et pour lui-meme. Que nous lui rendions demain son libre exercice, il se tournera encore contre nous, cela est evident, certain. Vous en conclurez, je pense, qu'il faut le restreindre ou le detruire momentanement pour sauver la France. Je le nie; je m'y refuse. J'ai sous les yeux le spectacle d'une dictature. J'ai vu celle de M. Cavaignac, qui, je m'en souviens bien, ne t'a pas choque autant que celle-ci, et qui ne valait certes pas mieux. J'en ai assez; je n'en veux plus. Toute revolution prochaine, quelle qu'elle soit, ne s'imposera que par ces moyens, qui sont devenus a la mode et qui tendent a passer dans nos moeurs politiques. Ces moyens tuent les partis qui s'en servent. Ils sont condamnes par le ciel, qui les permet, comme par les masses, qui les subissent. Si la Republique revient sur ce cheval-la, elle devient une affaire de parti qui aura son jour comme les autres, mais qui ne laissera apres elle que le neant, le hasard et la conquete par l'etranger. Vous portez donc dans vos flancs, vous autres qui etes irrites, la mort de la France. Puissiez-vous attendre longtemps le jour de remuneration que vous croyez souverain et que je crois mortel! J'espere que les masses s'eclaireront jusque-la, en depit de tout, qu'elles comprendront que leurs souffrances sont le resultat de leurs fautes, de leur ignorance et de leur corruption, et que, le jour ou elles seront aptes a se gouverner elles-memes, elles renieront des chefs qui reviendraient vers elles avec la terreur en croupe. Jusque-la, nous souffrirons, soit! nous serons victimes, mais nous ne serons pas bourreaux. Il est temps que cette vieille question que Mazzini ressuscite soit videe: la question de savoir s'il faut etre politique ou socialiste. Il prononce qu'il faut etre desormais purement _politique_. Je prononce dans mon ame qu'il faut etre, quant a present, socialiste _non politique_, et l'experience des annees qui viennent de s'ecouler me ramene a mes premieres certitudes. On ne peut etre politique aujourd'hui sans fouler aux pieds le droit humain, le droit de tous. Cette notion du vrai droit ne peut pas s'incarner dans la conscience d'hommes qui n'ont pas d'autre moyen pour le faire prevaloir que de commencer par le violer. Quelque honnetes, quelque sinceres qu'ils soient, ils cessent de l'etre des qu'ils entrent dans l'action contemporaine. Ils ne peuvent plus l'etre, a peine de recommencer l'impuissance du gouvernement provisoire. La logique du fait les contraint a admettre le principe des jesuites, de l'inquisition, de 93, du 18 brumaire et du 2 decembre. _Qui veut la fin veut les moyens_. Ce principe est vrai en fait, faux en morale, et un parti qui rompt avec la morale ne vivra jamais en France, malgre l'apparence d'immoralite de cette nation troublee et fatiguee. Donc, la dictature est illegitime, devant Dieu et devant les hommes; elle n'est pas plus legitime aux mains d'un roi que dans celles d'un parti revolutionnaire, Elle a sa legitimite fatale dans le passe, elle ne l'a plus dans le present. Elle l'a perdu le jour ou la France a proclame le principe du suffrage universel. Pourquoi? Parce qu'une verite, n'eut-elle vecu qu'un jour, prend son rang et son droit dans l'histoire. Il faut qu'elle s'y maintienne, au prix de tous les tatonnements, de toutes les erreurs dont son premier exercice est entache et entrave inevitablement; mais malheur a qui la supprime, meme pour un jour! La reparait le grand sens des masses, car elles abandonnent celui qui commet cette profanation; la est toute la cause de l'indifference avec laquelle le peuple a vu violer sa representation au 2 decembre. Elle n'etait pas encore le produit du suffrage restreint; mais elle avait decrete la mort du suffrage universel, et le peuple s'est plus volontiers laisse prendre a l'appat d'un faux suffrage universel, qui du moins n'avait pas ete debaptise, et dont il n'a pas compris les restrictions mentales. "Mais, me diras-tu peut-etre, je ne suis pas de ceux qui voudraient revenir avec la dictature et la suppression ou la restriction du suffrage universel." Pour ce qui te concerne, j'en suis persuadee; mais alors je te declare que tu es impuissant, parce que tu es illogique. Cette nation-ci n'est pas republicaine, et, pour qu'elle le devint, il faudrait la liberte de la propagande; plus que cette liberte, car elle ne sait pas lire et n'aime pas a ecouter. Il faudrait l'encouragement donne d'en haut a la propagande; il faudrait peut-etre la propagande imposee par l'Etat. Fort bien! Quel sera le gouvernement assez fort pour agir ainsi? Une dictature revolutionnaire, je n'en vois pas d'autre. Qui la creera? une revolution? Soit. Faite par qui? Par nous, que la majorite du vote repousse et sacrifie? Ce ne pourra etre alors que par une conspiration, par un coup hardi, par un hasard heureux, par une surprise, par les armes. Combien y resterons-nous? Quelques mois pendant lesquels, pour preparer le bon resultat du suffrage, nous ferons de la terreur sur les riches, et par consequent de la misere sur les pauvres. Et les pauvres ignorants voudront de nous? Allons donc! Un ouvrier a dit une belle parole en mettant trois mois de misere au service de l'_idee_; mais est-ce qu'il y a eu de l'echo en France? est-ce que le pauvre ne sera pas toujours presse de se debarrasser, par le vote, d'un pouvoir qui l'effraye et qui ne peut pas lui donner des satisfactions immediates, quoi qu'il ose et quoi qu'il fasse? Non, cent fois non, on ne peut pas faire une revolution sociale avec les moyens de la politique actuelle; ce qui a ete vrai jusqu'ici est devenu faux, parce que le but de cette revolution est une verite qui n'a pas encore ete experimentee sur la terre, et qu'elle est trop pure et trop grande pour etre inauguree par les moyens du passe, et par nous-memes, qui sommes encore a trop d'egards les hommes du passe. Nous en avons la preuve sous les yeux. Voici un systeme qui, au fond, porte en lui-meme un principe de socialisme materialiste qu'il ne s'avoue pas, mais qui est sa destinee propre, son inneite fatidique, son unique moyen d'etre, quoi qu'il fasse pour s'y soustraire et pour caresser les besoins d'aristocratie qui le rongent lui-meme. Le jour ou il laissera trop peser la balance de son instinct aristocratique, il sera perdu. Il faut qu'il caresse le peuple ou qu'il perisse. Il le sait bien et il fremit sur sa base a peine jetee dans le sol. Pourquoi ce pouvoir est-il impossible a consolider sans violence et sans faiblesse? Car il offre le spectacle de ces deux extremes qui se touchent toujours et partout. C'est parce qu'il est l'oeuvre des souvenirs du passe, impuissant a entraver comme a fonder l'avenir, et a obtenir un autre resultat que le desordre moral et le chaos intellectuel. Si l'ordre materiel reussit a s'y faire, et j'en doute, quel sera le progres veritable? Aucun, selon moi, dont l'avenir puisse lui savoir gre. A present que je le regarde et que je le juge avec calme, je vois son oeuvre et son role dans l'histoire. Il est une necessite materielle des temps qui l'ont produit. Il est une veritable lacune dans le sens providentiel des evenements humains. Il y a des jours, des mois, des annees dans la vie des individus, comme dans celle des nations, ou la destinee semble endormie et la Providence insensible a nos maux et a nos erreurs. Dieu semble s'abstenir, et nous sommes forces, par la fatigue et l'absence de secours exterieurs, de nous abstenir nous-memes de travailler a notre salut; sous peine de precipiter notre ruine et notre mort, nous sommes dans une de ces phases. Le temps devient le seul maitre, le temps qui au fond, n'est que le travail invincible de cette mysterieuse Providence voilee a nos regards. Je prendrai un exemple plus saisissant et je comparerai le peuple, que nous avons essaye d'eclairer, a un enfant tres difficile a manier, tres aveugle, assez ingrat, fort egoiste et innocent, en somme, de ses propres fautes, parce que son education a ete trop tardive et ses instincts trop peu combattus; un veritable enfant, en un mot: tous se ressemblent plus ou moins. Quand tous les moyens ont ete tentes, dans l'etroite limite ou de sages parents peuvent lutter contre la societe corrompue qui leur dispute et leur arrache l'ame de cet enfant, n'est-il pas des jours ou nous sentons qu'il faut le laisser a lui-meme et esperer sa guerison de sa propre experience? Dans ces jours-la, n'est-il pas evident que nos exhortations l'irritent, le fatiguent et l'eloignent de nous? Crois-tu qu'une oeuvre de perseverance et de persuasion comme celle de sa conversion peut s'accomplir par la menace et la violence? L'enfant s'est donne a de mauvais conseils, a de perfides amis. Faut-il venir sous ses yeux frapper, briser, aneantir ceux qui l'ont accapare? Sera-ce un moyen, de reconquerir sa confiance? Bien loin de la! il les plaindra, il les pleurera comme des victimes de notre fureur jalouse et il leur pardonnera tout le mal qu'ils lui auront fait, par l'indignation que lui causera celui que nous leur ferons. Le moyen le plus sur et le plus naivement logique n'est-il pas, quand nous nous sentons completement supplantes par eux, de laisser l'enfant egare, souffrir de leurs trahisons et s'eclairer sur leur perfidie? Il n'y a plus que le sentiment moral, le sentiment fraternel, le sentiment evangelique qui puisse sauver cette nation de sa decadence. Il ne faut pas croire que nous sommes a la veille de la decadence: nous y sommes en plein, et c'est se faire trop d'illusions que d'en douter; mais l'humanite ne compte plus ses revers et ses conquetes par periodes de siecles. Elle marche a la vapeur aujourd'hui et quelques annees la demoralisent, comme quelques annees la ressuscitent. Nous entrons dans le Bas-Empire a pleines voiles; mais c'est a pleines voiles que nous en sortirons. Les idees vraies sont emises pour la plupart, laissons-leur le temps de s'incarner, elles ne sont encore que dans les livres et sur les programmes. Elles ne peuvent pas mourir, elles veulent, elles doivent vivre; mais attendons, car si nous bougeons dans les circonstances fatales ou nous sommes, et ou nous sommes par notre faute, nous allons les engourdir encore et mettre a leur place, des interets materiels et des passions violentes. Arriere ces mots de haine et de vengeance qui nous assimilent a nos persecuteurs. La haine et la vengeance ne sont jamais sanctifiees par le droit, elles sont toujours une ivresse, l'exercice maladif de facultes brutales et incoherentes. Il n'en peut sortir que du mal, le desordre, l'aveuglement, les crimes contre l'humanite, et puis la lassitude, l'isolement, l'impuissance. Mon Dieu, les exces de notre premiere revolution ne nous ouvriront-ils jamais les yeux? Les passions n'y ont-elles pas joue un role si violent, qu'elles y ont tue l'idee, et que Robespierre, apres avoir debute par fletrir la peine de mort, en arrive a la regarder comme une necessite politique? Il croyait tuer le principe de l'aristocratie en detruisant toute une caste! Une caste nouvelle s'est formee le lendemain, et, aujourd'hui, cette caste ressuscite l'Empire, apres avoir cede la place a celle de la Restauration, que Robespierre n'avait pu empecher de lui survivre et de procreer! 93! cette grande chose que nous ne sommes pas de taille a recommencer, a cependant avorte, grace aux passions, et vous parlez de garder vos passions comme un devoir de conscience! Cela est insense et coupable. Croyez-vous que, le lendemain du jour ou vous vous serez bien venges, le peuple sera meilleur et plus instruit, et que vous pourrez lui faire gouter les douceurs de la fraternite? Il sera cent fois pire qu'aujourd'hui. Restez donc dehors, vous qui n'avez que de la colere a son service. Mieux vaut qu'il reflechisse dans l'esclavage que d'agir dans le delire, puisque son esclavage est volontaire, et que vous ne pouvez l'en affranchir qu'en le prenant par la surprise et la violence d'un coup de main. Mieux vaut que les pretendants se devorent entre eux, plutot que des revolutions pretoriennes s'accomplissent. Le peuple n'est pas dispose a y intervenir. Elles passeront sur sa tete et s'affaisseront sur ses propres mines. Alors le peuple s'eveillera de sa meditation, et, comme il sera le seul pouvoir survivant, le seul pouvoir qu'on ne peut pas detruire des qu'il a commence a respirer veritablement, il mettra par terre, sans fureur et sans vengeance, tous ces fantomes d'un jour qui ne pourront plus conspirer contre lui. Mais cela ne fait, pas les affaires des _hommes d'action_ de ce temps-ci. Ils ne veulent pas s'abstenir, ils ne veulent pas attendre. Il leur faut un role et du bruit. S'ils ne font rien, ils croient que la France est perdue. La plupart d'entre eux ne se sont-ils pas imagine qu'ils avaient sauve la societe dans les horribles journees de juin, en abandonnant la populace au sabre africain? La populace ne l'a pas oublie, elle ne veut plus d'aucun parti, elle s'abstient, c'est son droit. Elle se mefie, elle en a sujet. Elle ne veut plus de politique, elle subit le premier joug venu et s'arrange pour ne pas se faire ecraser dans la lutte, puisque c'est son destin eternel. Elle n'est pas si egoiste que l'on croit, elle voit plus loin, dans son epais bon sens, que nous dans nos agitations fievreuses. Elle attend son jour, elle sent que les hommes d'aucun parti ne veulent ou ne peuvent le lui hater. Elle sait qu'elle se fut fait mitrailler en decembre au profit de Changarnier, que Cavaignac et consorts eussent fait jonction avec une bonne partie de la bourgeoisie. Nous tombions dans ce pouvoir oligarchique et militaire; j'aime autant celui-ci. Je suis aussi bete et aussi sage que le peuple: je sais attendre. Et allons au fond du coeur humain. Pourquoi sais-je-attendre? Pourquoi la majorite du peuple francais sait-elle attendre? Ai-je le coeur plus dur qu'un autre? Je ne crois pas. Ai-je moins de dignite qu'un homme de parti? J'espere que non. Le peuple souffre-t-il moins que vous autres? J'en doute fort. Sommes-nous sur des roses dans ce pays-ci? Nous ne nous en apercevons guere. Pourquoi etes-vous plus presses que nous? C'est que vous etes pour la plupart des ambitieux: les uns des ambitieux de fortune, de pouvoir et de reputation; les autres, comme toi, des ambitieux d'honneur, d'activite, de courage et de devouement; noble ambition sans doute que celle-la, mais qui n'en a pas moins sa source dans un besoin personnel d'agir a tout prix et de croire a soi-meme plus qu'il n'est toujours sage et legitime d'y croire. Vous avez de l'orgueil, honnetes gens que vous etes! vous etes peu chretiens! vous croyez que rien ne peut se faire sans vous, vous souffrez quand on vous oublie, vous vous degoutez quand on vous meconnait. Les vanites qui vous coudoient vous abusent, vous chauffent et vous exploitent. Vous avez vecu a l'aise dans cette Assemblee constituante qui a commence a egorger le socialisme sans s'en douter, ou plutot en le voulant un peu; car vous ne vous disiez pas encore socialistes a cette epoque, vous vous etes retrempes plus tard dans le programme de la Montagne, qui est votre meilleure action, votre seul ouvrage durable; mais il etait trop tard et trop tot pour que cela produisit un bien immediat, vous aviez deja fait divorce a votre insu avec le sentiment populaire, que vous eussiez voulu feconder, et qui s'eteignait dans la mefiance; pour se jeter dans la passion ou se laisser tomber dans l'inertie. Vous avez pourtant fait pour le mieux; selon vos lumieres et vos forces; mais vous etiez pousses par les passions autant que par les principes, et vous avez commis tous plus ou moins, dans un sens ou dans l'autre, des fautes inevitables; qu'elles vous soient mille fois pardonnees! Je ne suis pas de ceux qui s'entr'egorgent dans les bras de la mort. Mais je dis que vous ne pouvez plus rien avec ces passions-la. Votre sagesse, par consequent votre force, serait de les apaiser en vous-memes, pour attendre l'issue du drame qui se deroule aujourd'hui entre le principe de l'autorite personnelle et le principe de la liberte commune: cela meriterait d'etre medite a un point de vue plus eleve que l'indignation contre les hommes. Les hommes! faibles et aveugles instrumens de la logique des causes! Il serait bon de comprendre et de voir, afin d'etre meilleurs, pour etre plus forts; au lieu de cela, vous vous usez, vous vous affaiblissez a plaisir dans des emotions ardentes et dans des reves de chatiment que la Providence, plus maternelle et plus forte que vous, ne mettra jamais, j'espere, entre vos mains. Adieu, mon ami! d'apres toute cette philosophie que j'avais besoin de me resumer et de te resumer en rentrant dans le repos de la campagne, tu vas croire que je m'arrange fort bien de ce qui est, et que je ne souffre guere dans les autres. Helas! je ne m'en arrange pas, et j'ai vu plus de larmes, plus de desespoirs, plus de miseres, dans ma petite chambre de Paris, que tu n'en as pu voir en Belgique. La, tu as vu les hommes qui partent; moi, j'ai vu les femmes qui restent! Je suis sur les dents apres tant de tristesses et de fatigues dont il a fallu prendre ma part, apres tant de perseverance et de patience dont il a fallu m'armer pour aboutir a de si minces allegements. Je ne m'en croyais pas capable; aussi j'ai failli y laisser mes os. Mais le devoir porte en soi sa recompense. Le calme s'est fait dans mon ame, et la foi m'est revenue. Je me retrouve aimant le peuple et croyant a son avenir comme a la veille de ces votes qui pouvaient faire douter de lui, et qui ont porte tant de coeurs froisses a le mepriser et a le maudire! Je t'embrasse et je t'aime. CCCLIII A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 23 mai 1852. Cher ami, Je ne voudrais pas vous ecrire en courant, et pourtant, ou il faut que je vous ecrive trop vite, ou il faut que je ne vous ecrive pas; car le temps me manque toujours et je ne puis arriver a une seule journee ou je ne sois pas talonnee, ahurie par un travail presse, des affaires a subir, ou quelque service a rendre. Ma sante, ma vie y succombent. Ne me grondez pas par-dessus le marche. On a tort de s'irriter dans les lettres contre ceux qu'on aime. Il est evident pour moi que, dans votre derniere, vous faites un malentendu enorme de quelque reflexion que je ne peux me rappeler assez textuellement, pour m'expliquer votre erreur. Mais ce que vous me faites dire, je ne vous l'ai pas dit comme vous l'entendez, j'en suis certaine, ou bien votre colere serait trop juste. Vraiment, cher ami, la douleur vous rend irritable et ombrageux, meme avec les coeurs qui vous aiment et vous respectent le plus. Qui vous dit que travailler pour votre patrie est une vaine gloire, et que je vous accuse de gloriole? J'ai cru rever en voyant votre interpretation d'une phrase, ou j'ai du vous dire, ou je crois vous avoir dit qu'il ne s'agit plus de savoir qui aura l'initiative; qu'aujourd'hui, ce serait une vaine gloire de s'attribuer, soit comme Francais, soit comme Italien, des facultes superieures pour cette initiative, et que tout reveil doit etre un acte de foi collectif. Je ne sais ce que j'ai dit; mais je veux etre pendue si j'ai pu vouloir dire autre chose, et s'il y a la dedans un reproche, un doute pour vous; je ne vous comprends pas de vous facher ainsi contre moi, quand j'ai si rarement le bonheur de pouvoir causer avec vous; quand il est si chanceux d'y parvenir sans que les lettres soient interceptees; quand des semaines et des mois doivent se passer sans que j'aie d'autre souvenir de vous qu'une lettre de reproches trop vehements et nullement merites. Je n'ai pas recu l'article que vous m'avez envoye. Je crois l'avoir lu en entier dans un extrait de journal qu'on m'avait envoye de Belgique quelque temps auparavant, lorsque j'etais a Paris. J'ignore si on m'a envoye la reponse collective dont vous vous plaignez. Je n'ai rien recu; une lettre que m'avait ecrite Louis Blanc, et dont il me parle aujourd'hui dans une autre lettre etrangere a toute politique, a ete saisie apparemment par la police: je ne l'ai pas recue. J'ai cherche dans les journaux que je suis a meme de consulter ici cette reponse, tronquee ou non. Je ne l'ai point trouvee. Je n'en sais donc pas le premier mot. Vous me dites, et l'on me dit d'ailleurs, qu'elle est mauvaise, _archi-mauvaise_. Je n'ai pas besoin vis-a-vis de vous de la desavouer. Elle est signee dites-vous, par des gens que j'aime, c'est vrai, mais plus ou moins: quelques-uns beaucoup, d'autres pas du tout. Quelle qu'elle soit, du moment qu'elle vous meconnait, vous outrage et vous calomnie, je la condamne et suis fachee de ne l'avoir pas connue lorsque j'ai ecrit a Louis Blanc en meme temps qu'a vous, par l'intermediaire de Michele. Je lui en aurais dit mon sentiment avec franchise. Cela viendra. Pour le moment, ce n'est pas facile, puisque je ne peux me procurer ce malheureux ecrit, et que, d'ailleurs, les correspondances sont si peu sures. Il est affreux de penser que nous ne pouvons laver notre linge en famille, et que nos epanchements les plus intimes peuvent rejouir la police de nos persecuteurs les plus acharnes.--Et puis j'arrive trop tard dans ces debats; je suis placee trop loin des faits par ma retraite, mon isolement, et tant d'autres preoccupations, moins importantes certainement, mais si personnellement obligatoires, que je ne peux m'y soustraire. Enfin, mes amis, m'ecouteriez-vous si j'arrivais a temps pour retenir vos plumes irritees et brulantes? Helas! non. Il y a dix ans que je crie dans le desert que les divisions nous tueront. Voila qu'elles nous ont tue, et qu'on s'egorge encore, tout sanglants et couches sur le champ de bataille! quel affreux temps! quel affreux vertige! Mon ami, fachez-vous contre moi tant que vous voudrez. Pour la premiere fois, je vais vous faire un reproche. Vous avez mal fait de provoquer ce crime commis envers vous. Vous voyez, je ne mache pas le mot, c'est un crime, s'il est vrai qu'on vous accuse de lachete, de trahison, d'ambition meme. J'ai la conviction, la certitude que vous ne savez ce que c'est que l'ambition personnelle, et que votre ame est sainte dans ses passions et dans ses instincts comme dans ses principes. On ne peut, sans etre en proie a un acces de folie, douter de la purete de votre caractere. Mais n'est-ce pas une faute, une faute grave de provoquer un acces de folie chez son semblable, quel qu'il soit? Ne deviez-vous pas prevoir cette reaction de l'orgueil blesse, du patriotisme saignant, de la doctrine intolerante si vous voulez, chez des hommes qu'une defaite epouvantable, _l'abandon du pays_, vient de frapper dans ce qui faisait tout leur etre, toute leur vie? Etait-ce le moment de retourner sans pitie le fer dans la plaie et de leur crier: "Vous avez perdu la France!" Vos reproches vous paraissent si justes, que vous regardez comme un devoir de les avoir exprimes, en depit de la solidarite qu'il eut ete beau de ne pas rompre violemment au milieu d'un desastre horrible, en depit du sentiment chretien et fraternel qui devrait dominer tout dans le parti de l'avenir, en depit enfin des convenances politiques qui defendent de montrer ses plaies au vainqueur, avide de les regarder et d'en rire! Eh bien, peut-etre avez-vous raison en theorie, peut-etre est-il des temps et des choses si necessaires a saisir, qu'il y ait un farouche egoisme a marcher ainsi sur les blesses et sur les cadavres pour arriver au but. Mais, si ces reproches que vous faites ne sont pas justes! s'ils partent d'une prevention ardente, comme il en est entre plus d'une fois dans l'ame des saints! les saints ont beau etre des saints, ils sont toujours hommes, et ils mettent souvent, nous le voyons a chaque instant dans l'histoire, une violence funeste, une intolerance impitoyable dans le zele qui les devore. Je ne sais plus lequel d'entre eux a nomme l'orgueil, la _maladie sacree_, parce qu'elle atteint particulierement les ames puissantes et les esprits superieurs. Les petits n'ont que la vanite; les grands ont l'orgueil, c'est-a-dire une confiance aveugle dans leur certitude. Eh bien, vous avez ete atteint de cette maladie sacree; vous avez commis le peche d'orgueil le jour ou vous avez rompu ouvertement avec le socialisme. Vous ne l'avez pas assez etudie, dans ses manifestations diverses, il semble meme que vous ne l'ayez pas connu. Vous l'avez juge en aveugle, et, prenant les defauts et les travers de certains hommes pour le resultat des doctrines, vous avez frappe sur les doctrines, sur toutes, quelles qu'elles fussent, avec l'orgueil d'un pape qui s'ecrie: _Hors de mon Eglise, point de salut!_ Il y avait longtemps que je voyais se developper votre tendance vers un certain cadre d'idees pratiques exclusives. Je ne vous ai jamais tourmente de vaines discussions a cet egard. Je ne connaissais pas assez l'Italie, je ne la connais pas encore assez pour oser dire que ce cadre fut insuffisant pour ses aspirations et ses besoins; vous regardant comme un des trois ou quatre hommes les plus avances, les plus forts de cette nation, j'ai cru devoir vous dire, lorsque vous parliez a l'Italie: "Dites toujours ce que vous croyez etre la verite." Oui, j'ai du vous dire cela, et je vous le dirais encore si vous parliez a l'Italie au milieu du combat. Quand on se bat, pourvu qu'on se batte bien, tout stimulant ardent et sincere concourt a la victoire. Mais, dans la defaite, ne faut-il pas devenir plus attentif et plus scrupuleux? Songez que vous parlez maintenant non plus a une nation, mais a un parti vaincu dans des circonstances si peu comparables a celles de l'Italie livree a l'etranger, que ce que vous pouviez crier alors comme le pape de la liberte romaine n'a plus de sens pour des oreilles francaises, etourdies, brisees par le canon de la guerre civile. Ecoutez-moi, mon ami; ce que je vais vous dire est tres different de ce que vous disent probablement mes amis a Londres et en Belgique. A coup sur, c'est tout a fait l'expose de ce que pensent la plupart de mes amis et connaissances politiques en France. Nous sommes vaincus par le fait, mais nous triomphons par l'idee. "La France est dans la boue," dites-vous? c'est possible; mais elle ne s'arrete pas dans cette boue, elle marche, elle en sortira. Il n'y a pas le chemin sans boue, comme il n'y en a pas sans rochers et sans precipices. La France a conquis la sanction, la vraie, la seule sanction legitime de tous les pouvoirs, l'election populaire, la delegation directe. "C'est l'enfance de la liberte, dit-on?" Oui, c'est vrai, la France electorale marche comme l'enfance, mais elle marche; aucune autre nation n'a encore marche aussi longtemps dans cette voie nouvelle, l'election populaire! La France va probablement voter l'empire a vie, comme elle vient de voter la dictature pour dix ans; et je parie qu'elle sera enchantee de le faire; c'est si doux, si flatteur pour un ouvrier, pour un paysan, de se dire, dans son ignorance, dans sa naivete, dans sa betise, si vous voulez: "C'est moi maintenant qui fais les empereurs!" On vous a dit que le peuple avait vote sous la pression de la peur, sous l'influence de la calomnie! Ce n'est pas vrai. Il y a eu terreur et calomnie avec exces; mais le peuple eut vote sans cela comme il a vote. En 1852, ce 1852 reve par les republicains comme le terme de leurs desirs et le signal d'une revolution terrible, la deception eut ete bien autrement epouvantable qu'elle ne l'est aujourd'hui. Le peuple eut probablement resiste a la loi du suffrage restreint, il eut vote envers et contre tous; mais pour qui? Pour Napoleon, qui avait pris les devants, avec un a propos incontestable, en demandant le retrait de cette loi a son profit, et qui, certes, ne l'eut pas demande s'il n'eut ete sur de son affaire. Le peuple est ignorant, borne comme science, comme prevision, comme discernement politiques. Il est fin et obstine dans le sentiment de son droit acquis. Il avait elu ce president a une grande majorite. Il etait fier de son oeuvre..., il avait tate sa force. Il ne l'eut pas compromise en eparpillant ses voix sur d'autres candidats. Il n'avait qu'un but, qu'une volonte sur toute la ligne: se grouper en faisceau immense, en imposante majorite pour maintenir sa volonte. Un peuple n'abandonne pas en si peu d'annees l'objet de son engouement, il ne se donne pas un dementi a lui-meme. Depuis trois ans, la majorite du peuple de France n'a pas bronche. Je ne parle pas de Paris, qui forme une nation differente au sein de la nation, je parle de cinq millions de voix au moins, qui se tenaient bien compactes sur tous les points du territoire, et toutes pretes a maintenir le principe de delegation en faveur d'un seul. Voila la seule lumiere que la masse ait acquise, mais qui lui est bien et irrevocablement acquise. C'est sa premiere dent. Ce n'est qu'une dent, mais il en poussera d'autres, et le peuple, qui apprend aujourd'hui a faire les empereurs, apprendra fatalement par la meme loi a les defaire. Notre erreur, a nous socialistes et politiques, tous tant que nous sommes, a ete de croire que nous pouvions en meme temps initier et mettre en pratique. Nous avons tous fait une grande chose, et il faut qu'elle nous console de tout: nous avons initie le peuple a cette idee d'egalite des droits par le suffrage universel. Cette idee, fruit de dix-huit ans de luttes et d'efforts, sous le regime constitutionnel, idee deja soulevee sous la premiere revolution, etait mure, tellement mure, que le peuple l'a acceptee d'emblee et qu'elle est entree dans sa chair et dans son sang en 1848. Nous ne pouvions pas, nous n'aurions pas du esperer davantage. De la possession d'un droit a l'exercice raisonnable et utile de ce droit, il y a un abime. Il nous eut fallu dix ans d'union, de vertu, de courage et de patience, dix ans de pouvoir et de force, en un mot, pour combler cet abime. Nous n'avons pas eu le temps, parce que nous n'avons pas eu l'union et la vertu; mais ceci est une autre question. Quelle que soit la cause, le peuple, depuis trois ans, n'a fait que reculer dans la science de l'exercice de son droit; mais aussi il a avance dans la conscience de la possession de son droit. Ignorant des faits et des causes, trop peu capable de suivre et de discerner les evenements et les hommes, il a juge tout en gros, en masse. Il a vu une assemblee elue par lui se suicider avec rage, plutot que de laisser vivre le principe du suffrage universel. Un dictateur s'est presente les mains pleines de menaces et de promesses, criant a ce peuple incertain et trouble: "Laissez-moi faire, je vais chatier les assassins de votre droit; donnez-moi tous les pouvoirs, je ne veux les tenir que de vous, de vous tous, afin de consacrer que le premier de tous ces pouvoirs, c'est le votre!" Et, le peuple a tendu les mains en disant: "Soyez dictateur, soyez le maitre. Usez et abusez; nous vous recompensons ainsi de votre deference." Cela, voyez-vous, c'est dans le caractere de la masse, parce que c'est dans le caractere de tout individu formant la masse de ce proletariat dans l'enfance. Il a les instincts de l'esclave revolte, mais il n'a pas les facultes de l'homme libre. Il veut se debarrasser de ses maitres, mais c'est pour en avoir de nouveaux; fussent-ils pires, il s'en arrangera quelque temps, pourvu que ce soit lui qui les ait choisis, il croit a leur reconnaissance, parce qu'il est bon, en somme! Voila la verite sur la situation. On ne corrompt pas, on n'epouvante pas une nation en un tour de main. Ce n'est pas si facile qu'on croit; c'est meme impossible. Tout le talent des usurpateurs est de tirer parti d'une situation; ils n'en auront jamais assez pour creer du jour au lendemain cette situation. Depuis les journees de juin 1848 et la campagne de Rome, j'avais vu tres clair, non par lucidite naturelle, mais par l'absence involontaire et invincible d'illusions, dans cette disposition des masses. Vous m'avez vue sans espoir depuis ces jours-la, predisant de grandes expiations; elles sont arrivees. Il m'en a coute de passer d'immenses illusions a cette desillusion complete. J'ai ete desolee, abattue; j'ai eu mes jours de colere et d'amertume, alors que mes amis, ceux qui etaient encore au sein de la lutte parlementaire, comme ceux qui faisaient deja les reves de d'exil, se flattaient encore de la victoire. Quand une nation a donne sa demission devant des questions d'honneur et d'humanite, que peuvent les partis? Les individus disparaissent, ils sont moins que rien. En tant que nation active et militante, la France a donc donne sa demission. Mais tout n'est pas perdu; elle a garde, elle a sauve la conscience, l'appetit, si vous voulez, de son droit de legislature. Elle veut s'initier a la vie politique a sa maniere; nous aurons beau fouetter l'attelage, il n'ira jamais que son pas. A present, ecoutez, mon ami, ecoutez encore, car ce que je vous dis, ce sont des faits, et la passion les nierait en vain. Ils sont clairs comme le soleil. Cinq a six millions de votants, representant la volonte de la France en vertu du principe du suffrage universel (je dis cinq a six millions pour laisser un ou deux millions de voix aux eventualites de la corruption et de l'intimidation), cinq a six millions de voix ont decide du sort de la France. Eh bien, sur ce nombre considerable de citoyens, cinq cent mille;, _tout au plus_, connaissent les ecrits de Leroux, de Cabet, de Louis Blanc, de Vidal, de Proudhon, de Fourier, et de vingt autres plus ou moins socialistes dans le sens que vous signalez. Sur ces cinq cent mille citoyens, cent mille tout au plus ont lu attentivement et compris quelque peu ces divers systemes; aucun, j'en suis persuadee, n'a songe a en faire l'application a sa conduite politique. Croire que ce soient les ecrits socialistes, la plupart trop obscurs, et tous trop savants, meme les meilleurs, qui ont influence le peuple, c'est se fourrer dans l'esprit gratuitement la plus etrange vision qu'il soit possible de donner pour un fait reel. Vous me direz peut-etre que ces ecrits ont determine des abstentions nombreuses; je vous demanderais si c'est probable, et pourquoi cela serait-il? L'abstention, la ou elle se decrete, n'est jamais qu'une mesure politique, une protestation ou un acte de prudence pour eviter de se faire compter quand on se sait en petit nombre. Les partisans de la politique pure se sont abstenus peut-etre plus encore que les socialistes, dans les dernieres elections. En de certaines localites, on s'est fait un devoir de s'abstenir; en de certaines autres, on a risque le contraire, sans que, nulle part, on se soit divise sur l'opportunite du fait, au nom du socialisme ou de la politique. C'est donc, selon moi, une complete erreur d'appreciation des faits que ce cri jete par vous a la face du monde: _Socialistes! vous avez perdu la France!_ Admettons, si vous l'exigez, que les socialistes soient, par caractere, des scelerats, des ambitieux, des imbeciles, tout ce que vous voudrez. Leur impuissance a ete tellement constatee par leur defaite, qu'il y a injustice et cruaute a les accuser du desastre commun. Mais, d'abord, qu'est-ce que le socialisme? A laquelle de ses vingt ou trente doctrines faites-vous la guerre? Il regne dans vos attaques contre lui une complete obscurite, vous n'avez presque rien designe, vous n'avez nomme presque personne. Je comprends la delicatesse de cette reserve; mais est-elle conciliable avec la verite, quand vous invoquez ce principe qu'il faut dire la verite a tous, en tout temps, en tout lieu! Ne voyez-vous pas qu'en attaquant les diverses ecoles sans distinction, vous les attaquez toutes, et que vous vous reduisez a ce principe, qu'il faut agir et ne pas savoir dans quel but? Cette conclusion pourtant, vous la repoussez vivement dans votre propre ecrit. Je viens de le relire attentivement et j'y vois un tissu de contradictions inouies chez un esprit ordinairement net et lucide au premier chef. Vous y dites le pour et le contre, vous admettez tout ce que le socialisme preche, vous declarez que la pensee doit preceder l'action. Vous ne l'admettriez pas, qu'il n'en serait ni plus ni moins; car il faut bien, que ma volonte precede l'action de mon bras pour prendre une plume ou un livre, et il n'est pas besoin de poser en principe un fait de mecanisme si elementaire. Eh bien, alors, de quoi vous etonnez-vous, de quoi vous fachez-vous? Ne faut-il pas savoir, avant de se battre, pour qui, pour quoi on se battra? Vous ne voulez pas qu'on s'abstienne quand on craint de se battre pour des gens en qui l'on n'a pas confiance? Mais il n'est pas besoin d'etre socialiste pour s'accorder a soi-meme ce droit-la. Eut-on mille fois tort de se mefier, la mefiance est legitime parce qu'elle est involontaire. Je vous assure que votre accusation est une enigme d'un bout a l'autre; relisez-la avec calme, et vous verrez que, quand on n'a pas d'interet personnel dans la question, quand on ne se sent entame par aucun de vos reproches, il est impossible de comprendre pourquoi vous nous traduisez ainsi au ban de l'Europe, comme bavards, vaniteux, cretins, poltrons et materialistes. Est-ce un anatheme sur la France parce qu'elle s'est donne un dictateur? Bon, si la France etait socialiste; mais, mon ami, si vous dites cela, vous nous faites, sans vous en douter, une atroce plaisanterie; si vous le croyez, vous connaissez la France moins que la Chine. Est-ce un anatheme sur la doctrine materialiste, selon vous, qui se resume par ces mots de Louis Blanc: _A chacun selon ses besoins?_ Les besoins sont de plus d'un genre. Il y en a d'intellectuels comme de materiels, et Louis Blanc a toujours place les premiers avant les seconds. Louis Blanc a demande sur tous les tons que toute la recompense du devouement fut dans les moyens de prouver son devouement, et, en cela, il est parfaitement d'accord avec vous, qui dites: _A chacun selon son devouement_. N'avez-vous pas lu d'excellents travaux de Vidal, ami de Louis Blanc, sur le developpement des recompenses dues au devouement? C'est exactement le meme theme. Que l'homme ne soit recompense ni par l'argent ni par le privilege. Ces choses ne payent pas, ne sauraient payer le devouement. Le plaisir de se devouer est le seul payement qui s'adresse directement a l'action de se devouer. Voila qu'au moins, en fletrissant les sectaires du _pot-au-feu_, comme vous les appelez, vous eussiez du excepter Louis Blanc et Vidal et Pecqueur, tout un groupe de politiques socialistes et spiritualistes d'un ordre tres eleve, dont les travaux n'ont qu'un malheur, celui de ne pouvoir etre repandus a profusion dans les masses. Passons a Leroux. Leroux est-il un philosophe materialiste? Ne peche-t-il pas, au contraire, un peu par exces d'abstraction quand il peche? Et, a cote de quelques divagations, selon moi, n'y a-t-il pas un ensemble d'idees admirables, de preceptes sublimes, deduits et aussi bien prouves par l'histoire de la philosophie et l'essence des religions qu'il est possible de prouver? Vous auriez du excepter Leroux et son ecole de votre condamnation sur le materialisme. Cabet, que je n'admire pas comme intelligence--c'est peut-etre une faute, mais enfin je ne l'admire pas,--n'est pas plus materialiste que spiritualiste dans ses doctrines. Il associe de son mieux ces deux elements. Il fait son possible pour les bien etablir. Il n'a jamais preche rien que de bon et d'honnete. Je trouve sa doctrine vulgaire et puerile dans ses applications revees. Mais, enfin, elle est tellement inoffensive et si peu repandue que, lui aussi, meritait une exception. Restent la doctrine Fourier, la doctrine Blanqui, la doctrine Proudhon. La doctrine de Fourier est tellement l'oppose de la doctrine de Leroux, qui en a fait la critique foudroyante, de main de maitre, qu'il n'eut pas fallu les envelopper dans un vague anatheme sur toutes les doctrines. Mais la doctrine de Fourier, elle-meme, n'a pas produit tout le mal que Leroux combat en elle avec raison, et que vous lui reprochez a tort. Leroux a raison de nous reveler que, sous cette doctrine esoterique, il y a un materialisme immonde; mais, si Leroux ne nous l'avait pas revele, ce livre, ecrit par enigmes, ne l'eut fait comprendre qu'a un petit nombre d'adeptes et vous avez tort de dire qu'il a perdu la France, qui ne le connait pas et ne le comprend pas. La doctrine de Proudhon n'existe pas. Ce n'est pas une doctrine: c'est un tissu d'eblouissantes contradictions, de brillants paradoxes qui ne fera jamais ecole. Proudhon peut avoir des admirateurs, il n'aura jamais d'adeptes. Il a un talent de polemiste incontestable dans la politique; aussi n'a-t-il de pouvoir, d'influence que sur ce terrain-la. Il a rendu des services tres actifs a la cause de l'action dans son journal _le Peuple_; il ne faut donc pas l'accuser d'impuissance et d'indifference. Il est tres militant, tres passionne, tres incisif, tres eloquent, tres utile dans le mouvement des emotions et des sentiments politiques; hors de la, c'est un economiste savant, ingenieux, mais impuissant par l'isolement de ses conceptions, et isole par cela meme qu'il n'appuie ses systemes economiques sur aucun systeme socialiste. Proudhon est le plus grand ennemi du socialisme. Pourquoi donc avez-vous compris Proudhon dans vos anathemes? Je n'y concois rien du tout. Quant a Blanqui, je ne connais pas celui-la, et je declare que je n'ai jamais lu une seule ligne de lui. Je n'ai donc pas le droit d'en parler. Je ne le connais que par quelques partisans de ses principes qui prechent une republique forcenee, des actes de rigueur effroyables, quelque chose de cent fois plus dictatorial, arbitraire et antihumain que ce que nous subissons aujourd'hui. Est-ce la la pensee de Blanqui? est-ce une fausse interpretation donnee par ses adeptes? Avant de juger Blanqui, je voudrais le lire ou l'entendre; ne le connaissant que par des _on dit_, je ne me permettrais jamais de le traduire devant l'opinion socialiste ou non socialiste. J'ignore si vous etes mieux renseigne que moi. Mais, s'il est homme d'action, de combat et de conspiration comme on le dit, qu'il soit ou non socialiste, vous ne devez pas le renier comme combattant, vous qui voulez des combattants avant tout. Plus j'examine ces diverses ecoles, moins je vois qu'aucune d'elles en particulier merite d'avoir ete accusee par un homme aussi juste, aussi bon, aussi impartial que vous, d'avoir perdu la France par le materialisme. Les unes ont preche le spiritualisme le plus pur. Les autres n'ont preche que dans le desert. Donc, ce n'est pas le materialisme socialiste qui a perdu la France. Ou je suis une imbecile, je ne sais pas lire, je n'ai jamais rien vu, rien compris, rien apprecie, dans mon pays, ou le socialisme, en general, a combattu de toutes ses forces le materialisme inocule au peuple par les tendances bourgeoises orleanistes. Quand, par exception, le materialisme a ete preche par de pretendus socialistes, il n'a produit que peu d'effet, et ce n'est pas la faute du socialisme s'il a servi de pretexte a des doctrines contraires, pas plus que ce n'est sa faute s'il sert de pretexte aujourd'hui a nos bourreaux pour nous deporter et nous traiter en forcats refractaires. Il y aurait, de la part des partisans du _National_, une grande lachete a lui reprocher les malheurs communs. Le socialisme n'aurait-il pas le droit de faire le meme reproche a ceux qui ont donne aux moeurs publiques l'exemple de la mitraillade dans les rues et de la dictature? S'il le fait, il est assez pardonnable de le faire; car il est provoque sur tous les tons et par tous les partis depuis dix ans avec une rage qui n'a pas de nom. Il est le bouc emissaire de tous les desastres, la victime de toutes les batailles, et je ne peux pas imaginer que vous arriviez, vous, le saint de l'Italie, pour lui jeter la derniere pierre et lui crier: "C'est toi qui es le coupable, c'est toi qui es le maudit!" Pour moi, mon ami, ce que vous faites la est mal. Je n'y comprends rien. Je crois rever, en voyant cette dissidence de moyens que je connaissais bien, mais que j'admettais comme on doit admettre toute liberte de conscience, aboutir a une colere, a une rupture, a une accusation publique, a un anatheme. On vous a repondu cruellement, brutalement, injustement, ignominieusement? Cela prouve que cette generation est mauvaise et que les meilleurs ne valent rien; mais, vous qui etes parmi les meilleurs, n'etes-vous pas coupable aussi, tres coupable d'avoir souleve ces mauvaises, passions et provoque ce debordement d'amertume et d'orgueil blesse? Si j'avais ete a Londres ou a Bruxelles alors que votre attaque a paru, et qu'on ne m'eut pas prevenue par une reponse injurieuse qui me ferme la bouche, j'aurais repondu, moi. Sans egard pour l'exception trop flatteuse que vous faites en me nommant, j'aurais pris ouvertement contre vous le parti du socialisme. Je l'eusse fait avec douceur, avec tendresse, avec respect; car aucun tort des grands et bons serviteurs comme vous ne doit faire oublier leurs magnanimes services. Mais je vous aurais humblement persuade de retracter cette erreur de votre esprit, cet egarement de votre ame; et vous etes si grand, que vous l'auriez fait, si j'avais reussi a vous prouver que vous vous trompiez. Comme ecrit, votre article a le merite de l'eloquence accoutumee; mais il est faible de raisonnement, faible contre votre habitude et par une necessite fatale de votre ame, qui ne peut pas et ne sait pas se tromper _habilement_. Il faut le deviner; car, au point de vue du fait, on ne peut pas le comprendre. En principe, il est tout aussi socialiste que nous. Mais il nous accuse de l'etre autrement, et c'est en cela qu'il est injuste ou errone. Il devrait se resumer ainsi: "Republicains de toutes les nuances, vous vous etes divises, vous avez discute au lieu de vous entendre; vous vous etes separes au lieu de vous unir; vous vous etes laisse surprendre au lieu de prevoir; vous n'avez pas voulu vous battre, quand il fallait combattre a outrance." C'est vrai: on s'est divise, on a discute trop longtemps. Il y a eu souvent de mauvaises passions en jeu. On est devenu soupconneux, injuste. Il y a trois ans que je le vois, que j'en souffre, que je le dis a tout ce qui m'entoure. Apres cette division, il etait impossible de se battre et de resister. Ce raisonnement serait bon, excellent, utile, s'il s'adressait a toutes les nuances du parti republicain. Si vous morigeniez tout le monde, oui, tout le monde indistinctement, vous feriez une bonne oeuvre; si, faisant de doux et paternels reproches aux socialistes, comme vous avez le droit de les faire, vous leur disiez qu'ils ont mis parfois la personnalite en tete de la doctrine, ce qui est malheureusement vrai pour plusieurs; si vous les rappeliez a vous les bras ouverts, le coeur plein de douleur et de fraternite, je comprendrais que vous dissiez: "Il faut dire en tout temps la verite aux hommes." Mais vous faites le contraire: vous accusez, vous repoussez, vous tracez une ligne entre deux camps que vous rendez irreconciliables a jamais, et vous n'avez pas une parole de blame pour une certaine nuance que vous ne designez pas et que je cherche en vain; car je ne sache pas que, dans aucune, il y ait eu absence d'injustice, de personnalite, d'ambitions personnelles, d'appetits materialistes, de haine, d'envie, de travers et de vices humains en un mot. Pretendriez-vous qu'il y en eut moins dans le parti qui s'appelle Ledru-Rollin que dans tout autre parti rallie autour d'un autre nom? Ce n'est pas a moi qu'il faudrait dire cela serieusement. Les hommes sont partout les memes. Un parti s'est-il mieux battu que l'autre dans ces derniers evenements? Je ne sais au nom de qui se sont levees les bandes du Midi et du Centre apres le 2 decembre. On les a intitulees socialistes. Si cela est, il ne faut pas dire que les socialistes ont refuse partout le combat. Mais que cela soit ou non, elles se sont demoralisees bien vite, et les paysans qui les composaient n'ont pas montre beaucoup de foi dans le malheur; ce qui prouve que les paysans ne sont pas bons a insurger, et que, socialistes ou non, les chefs ont eu grand tort de compter sur cette campagne, source d'une defaite generale et sanction avidement invoquee pour les fureurs de la reaction, Direz-vous que les socialistes, par leurs projets ou leurs reves d'egalite, par leurs systemes excessifs, ont alarme non seulement la bourgeoisie, mais encore les populations? Je vous dirai d'abord que, depuis deux ou trois ans, surtout depuis le programme de la Montagne, tous les republicains dans les provinces, tout le peuple de France s'intitulait socialiste, les partisans de Ledru-Rollin tout comme les autres; et meme ceux de Cavaignac n'osaient pas dire qu'ils ne fussent pas socialistes. C'etait le mot d'ordre universel. Faites donc, si vous persistez dans votre distinction, deux classes de socialistes et nommez-les; car autrement votre ecrit est completement inintelligible dans les dix-neuf vingtiemes de la France, et, si vous me dites que le parti Ledru-Rollin, qui etait le seul parti nominal en province, s'est montre plus prudent, plus sage, moins vantard, moins discoureur que tout autre, je vous repondrai, _en connaissance de cause_, que ce parti, eminemment braillard, vantard, intrigant, paresseux, vaniteux, haineux, intolerant, comedien dans la plupart de ses representants secondaires en province, _a fait positivement tout le mal_. Je ne m'en prends pas a son chef nominal, parce qu'il n'etait qu'un nom, nom plus connu que les autres et autour duquel se rattachaient, de la part des sous-chefs, de miserables petites ambitions; de la part des soldats, des interets purement materialistes et des appetits affreusement grossiers. Je suis persuadee que Ledru est bien innocent de l'exces de ces choses, et, s'il eut triomphe, j'aurais aujourd'hui a le comparer a Louis-Napoleon, qui ne se doute seulement pas de tout le mal commis en son nom. Voyez-vous, la grande verite, vous ne l'avez pas dite, et je ne la dirai pas non plus, parce que je ne suis pas de votre avis qu'il faille toujours tout dire, et flageller les morts. La grande verite, c'est que le parti republicain, en France, compose de tous les elements possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, pour toute une generation, de le faire triompher. Si vous connaissiez la France, tout ce que vous savez de l'etat des idees, des ecoles, des nuances, des partis divers a Paris vous paraitrait beaucoup moins important et nullement concluant. Vous sauriez, vous verriez que, grace a une centralisation exageree, il y a la une tete qui ne connait plus ses bras, qui ne sent plus ses pieds, qui ne sait pas comment son ventre digere et ce que ses epaules supportent. Si je vous disais que, depuis quatre mois et demi, je fais des demarches, des lettres, j'agis nuit et jour pour des hommes que je voudrais rendre a leurs familles infortunees, que je plains d'avoir tant souffert, que j'aime comme on aime des martyrs quels qu'ils soient, mais que je suis quelquefois epouvantee de ce que ma pitie me commande, parce que je sais que le retour de ces hommes mauvais ou absurdes est un mal reel pour la cause, et que leur absence eternelle, leur mort, c'est affreux a dire, serait un bienfait pour l'avenir de nos idees, qu'ils en sont les fleaux, que leur parole en eloigne, que leur conduite repugne ou fait rire, que leur paresse bavarde est une charge, un impot, pour de meilleurs qui travaillent a leur place et qui ne disent rien! Il y a des exceptions, je n'ai pas besoin de vous le dire; mais combien peu qui n'aient pas merite leur sort! Ils sont victimes d'une effroyable injustice legale; mais, si une republique austere faisait une loi pour eloigner du sol les _inutiles_, les exploiteurs de popularite, vous seriez effraye de voir ou on les recruterait forcement. Soyons indulgents, misericordieux pour tous. Je nourris de mon travail les vaincus, quels qu'ils soient, ceux qui avaient Ledru-Rollin pour drapeau, comme les autres, ni plus ni moins; je combats de tous mes efforts leur condamnation et leur misere; je n'aurai pas une parole d'amertume ou de reproche pour ceux-ci ou pour ceux-la. Tous sont egalement malheureux, presque tous egalement coupables; mais je vous donne bien ma parole d'honneur, et sans prevention aucune, que les plus fermes, les meilleurs, les plus braves ne sont pas plus dans le camp ou vous vous etes jete que dans celui que vous avez maudit. Je pourrais, si je consultais ma propre experience, vous affirmer meme que ceux qui juraient le plus haut ont ete les plus prudents; que ceux qui criaient: "Ayez des armes et faites de la poudre!" n'avaient nulle intention de s'en servir; enfin que la, comme partout, aujourd'hui comme toujours, les braillards sont des laches. Et voila un homme sans tache qui vient prononcer que par ici il y a des braves, par la des endormis; qu'il existe en France un parti d'union, d'amour, de courage, d'avenir, au detriment de tous les autres! Osez donc le nommer, ce parti! Un immense eclat de rire accueillera votre assertion. Non, mon ami, vous ne connaissez pas la France. Je sais bien que, comme toutes les nations, elle pourrait etre sauvee par une poignee d'hommes vertueux, entreprenants, convaincus. Cette poignee d'hommes existe. Elle est meme assez grosse. Mais ces hommes isolement ne peuvent rien. Il faut qu'ils s'unissent. Ils ne le peuvent pas. C'est la faute de celui-ci, tout comme la faute de celui-la; c'est la faute de tous, parce que c'est la faute du temps et de l'idee. Voyez, vous-meme, vous en etes, vous voulez les reunir, et en criant: _Unissez-vous!_ vous les indignez, vous les blessez. Vous etes irrite vous-meme, vous faites des categories, vous repoussez les adhesions, vous semez le vent, et vous recueillez des _tempetes_. Adieu; malgre cela, je vous aime et vous respecte. CCCLIV A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS Nohant, 2 juin 1852. Helas! non, chere mademoiselle, je n'ai pas obtenu la grace de trois cents personnes, bien que j'aie demande pour un chiffre de ce genre. Mais, pour toutes sortes de raisons que vous pouvez apprecier sans que je les confie a la poste, je ne devais pas, je ne pouvais pas etre exaucee. Je ne l'ai ete que pour un bien petit nombre. Je compte par vingtaines les amis que l'on m'emmene en Afrique ou que l'on bannit a perpetuite. Je comprends bien vos chagrins, c'est ma nourriture depuis six mois. Dans ce moment, je suis en instance pour treize compatriotes au sujet desquels je n'ai que des promesses, et qui sont a Lambessa probablement a l'heure qu'il est; _je n'espere pas!_ Si, contre mon attente, leur grace etait accordee, j'oserais recommencer pour votre filleul. Mais, en ce moment, je pense que ma priere compromettrait la cause de mes amis sans succes pour vous. On me trouve deja probablement bien trop exigeante et obstinee. L'histoire que vous me racontez est celle de tous mes amis, et les reflexions que vous faites, la douleur que vous eprouvez trouvent en moi un echo fidele. Combien d'autres coeurs sont navres a chaque revolution de ce genre! Croyez que ma peine personnelle ne me rend point insensible a la votre, et que je vous garde toujours une vive et constante sympathie. J'etais en train de lire _Angelique Lagier_ quand les evenements ont eclate. Depuis ce moment, il m'a ete impossible de reprendre aucune lecture, tant j'ai ete accablee de travail et d'autres devoirs; j'espere m'en dedommager et vous remercier mieux de l'envoi de votre livre et de votre bon et constant souvenir. G. SAND. CCCLV AU PRINCE LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE Nohant, 27 juin 1852. Monseigneur, Vous avez repondu au prince Napoleon, qui vous implorait de ma part pour les deportes et les expulses de l'Indre, que vous m'accorderiez ce que je vous demandais. Je viens remettre sous vos yeux la liste des graces que vous avez daigne me promettre et que j'attends comme une nouvelle preuve de vos bontes pour moi. GEORGE SAND CCCLVI A M. ERNEST PERIGOIS, A PARIS a Nohant, 31 aout 1852. Cher ami, je ne peux pas etre enchantee d'une solution qui ne vous rend pas a notre voisinage. Mais, par le temps qui court, le mieux est _le moins pire_, comme on dit chez nous, et puis voila votre famille rassuree par un internement, rejouissons-nous en attendant justice complete. Tout est mieux que l'Angleterre et la Belgique en ce moment. Laissons passer le temps et l'orage: nos peres en ont vu bien d'autres. Travaillons, etudions, ou produisons a travers la tempete. Si le vaisseau sombre, nous tacherons de jeter quelques souvenirs a la mer, qui flotteront vers de meilleurs rivages. Vous avez, vous, une ressource refusee au grand nombre, vous avez la faculte et l'amour de l'etude, qui ne vous consoleront pas, mais qui vous soutiendront. Je ne sais si vous serez encore a Paris quand on jouera, dans deux ou trois jours, au Gymnase, la piece[1] que vous n'avez pu voir a Nohant. Maurice, a qui je n'ai pu donner votre adresse, ne l'ayant point, ne vous trouvera peut-etre pas. Allez donc le voir, rue Racine, 3; il vous donnera des places pour aller entendre siffler peut-etre ce qu'on a applaudi sur notre theatre. La piece n'en valait pas pas mieux ici, elle n'en vaudra pas moins la-bas. Adieu, cher enfant. Ecrivez-moi toujours et longuement, du lieu ou vous serez, quand meme je ne pourrais vous repondre de meme. Amities de mes enfants d'ici. [1] _Le Demon du foyer._ CCCLVII A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 14 septembre 1852. Je t'envoie la lettre d'Hetzel d'aujourd'hui. Tu verras qu'il faut aller trouver Nanteuil au plus vite[1] si tu ne veux tomber dans le Gerard Seguin, qui me semble bien mou et peu mariable avec toi. Tu verras les reflexions de ce bon Hetzel sur les journalistes. Il les craint comme un editeur qu'il est. Il se trompe sur ce que je veux les empecher de dire. Je desire, au contraire, qu'ils soient de plus en plus mauvais; laches et mechants, qu'ils jettent le masque enfin devant le sang-froid et la dignite des gens qui sauront comme moi leur dire: "Vous voyez bien ce que vous faites et ce que vous dites? Ca m'est egal, a moi; mais je prends le public a temoin de la maniere dont vous remplissez votre mandat; je releve les injures que vous m'adressez, je les signale a l'appreciation de tous. Continuez, vous me ferez plaisir." Qu'ont-ils a dire? des sottises toujours? Tant mieux. Je suis d'un trop grand sang-froid sur ces choses-la, et trop inattaquable dans ma conscience et dans ma delicatesse pour ne pas les reduire au silence, ou a des fureurs qui les deshonoreront. Laissons faire, je tiens bon. Hetzel s'inquiete des querelles, des duels meme que cela peut attirer a toi et a mes amis. Mes amis n'ont pas le droit de se meler de cela, je m'y suis toujours opposee, je m'y opposerai toujours. Quant a toi, comme toi et moi c'est la meme chose, pour rien au monde il ne faut commettre notre cause dans cette ressource bete et brutale. Quelque injure qu'on m'adresse, j'ai une epee plus forte dans les mains que la leur, et je ne veux pas etre reduite au silence par la menace de l'epee du duel, ni de ta part, ni de la leur. _Nello_ leur fera faire quelques reflexions la-dessus, sur l'odieux d'attaquer une femme dans son fils, ou le fils dans sa mere. La plus grande tranquillite et la plus grande circonspection de conduite sont donc necessaires. Ne te laisse entrainer a aucun depit, a aucune impatience qui me paralyserait dans ma lutte. Evite meme les propos autour de toi et sois tranquille. La plupart de ces messieurs, et M. Jules Lecomte en tete, sont si meprisables, qu'on aurait, au besoin, le droit de leur refuser tout autre combat que celui des coups de pied au derriere, et ils ne les chercheront pas. J'arrive a la fin du roman; je: pense _Mauprat_. Sois tranquille. Il faudra que je m'en tire et que je fasse un drame dans les conditions dont tu parles et qui, en effet, sont les bonnes. Bonsoir, mon Bouli; je t'embrasse mille fois. Recommande bien a Giraud et a Dagneau[2] de mettre sur l'ouvrage que l'auteur se reserve le droit de traduction, et d'envoyer deux exemplaires a la commission dramatique. Tu aurais du faire mettre cela au contrat, peut-etre; mais je pense qu'ils ne le negligeront pas. [1] Pour continuer l'illustration des oeuvres completes de George Sand, interrompue par la mort de Tony Johannot. [2] Ses editeurs. CCCLVIII A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME), A PARIS Paris, 20 novembre Cher prince, Je suis desolee de ne pas vous avoir revu. Je pars en vous remerciant de votre bonne visite d'hier, et en vous aimant toujours de tout mon coeur. Je vous envoie la petition d'un pauvre vieux soldat de l'Empire, autrefois soldat modele, aujourd'hui tres digne pere de famille. C'est un paysan de mon village, et il est digne d'un veritable interet; je serais bien heureuse de vous devoir un peu de bien-etre pour lui, si cela est possible. Jusqu'a present, ses instances, passant par la prefecture, qui, chez nous, comme ailleurs, ne s'occupe pas des petites gens, ne sont pas parvenues au ministere. Je ne veux plus rien demander qu'a vous, certaine que vous seul ne vous lassez pas d'obliger. Bien a vous de coeur et de confiance, GEORGE SAND. CCCLIX A M. ARMAND BARBES, A DOULLENS Nohant, 18 decembre 1852 Cher et excellent ami, Vous voulez de mes nouvelles et demandez si je vous aime toujours. Pouvez-vous douter de ce dernier point? Plus la destinee s'acharne a nous separer, plus mon coeur s'attache avec respect et tendresse a vos souffrances, et plus votre souvenir me revient cher et precieux a toute heure. Quant a ma sante, elle se debat entre la fatigue et la tristesse. Vous connaissez mes causes de chagrin et le travail perpetuel qui m'est impose, comme devoir de famille, alors meme que, comme devoir de conscience, je suis paralysee par des causes exterieures. Mais qu'importe notre individualite? Pourvu que nous ayons fait pour le mieux en toute chose, et selon notre intelligence et nos forces, nous pouvons bien attendre paisiblement la fin de nos epreuves. J'esperais que la proclamation de l'Empire serait celle de l'amnistie generale et complete. Il me semblait que, meme au point de vue du pouvoir, cette solution etait inevitable parce qu'elle etait logique. C'eut ete pour moi une consolation si grande que de revoir mes amis. J'espere encore, malgre tant d'attentes decues, que l'Empire ne persistera pas a venger les querelles de l'ancienne monarchie, et d'une bourgeoisie dont il a renverse le pouvoir. Ecrivez-moi, mon ami; que quelques lignes de vous me disent si vous souffrez physiquement, si vous etes toujours soumis a ce cruel regime de la chambree, si contraire au recueillement de l'ame et au repos du corps. Je ne suis pas en peine de votre courage; mais le mien faiblit souvent au milieu de l'amere pensee de la vie qui vous est faite. Je sais que la n'est point la question pour vous et que votre horizon s'etend plus loin que le cercle etroit de cette triste vie. Mais, si l'on peut tout accepter pour soi-meme, il n'est pas aise de se soumettre sans douleur aux maux des etres qu'on aime. Je suis toujours a la campagne, n'allant a Paris que rarement et pour des affaires. Mon fils y passe maintenant une partie de l'annee pour son travail; mais il est en ce moment pres de moi et me charge de vous embrasser tendrement pour lui. J'ai une charmante petite fille (la fille de ma fille), dont je m'occupe beaucoup. Voila pour moi. Et vous? et vous? Pourquoi ai-je ete si longtemps sans avoir de vos nouvelles? C'est que tous nos amis ont ete disperses ou absents. J'ignore meme quand et comment ceci vous parviendra; j'ignore si vous pouvez ecrire ouvertement a vos amis, et si leurs lettres vous arrivent. Mais, que je puisse ou non vous le dire, ne doutez jamais, cher ami, de mon amitie pleine de veneration, et inalterable. GEORGE. CCCLX A M. THEOPHILE SILVESTRE, A PARIS Nohant, janvier 1853. Monsieur, Je saisis avec plaisir l'occasion que vous m'offrez de vous encourager dans un travail dont M. Eugene Delacroix est l'objet, puisque vous partagez l'admiration et l'affection qu'il inspire a ceux qui le comprennent et a ceux qui l'approchent. Il y a vingt ans que je suis liee avec lui et par consequent heureuse de pouvoir dire qu'on doit le louer sans reserve, parce que rien dans la vie de l'homme n'est au-dessous de la mission si largement remplie du maitre. D'apres ce que vous me dites, ce n'est pas une simple etude de critique que vous faites, c'est aussi une appreciation morale. La tache vous sera douce et facile, et je n'ai probablement rien a vous apprendre sur la constante noblesse de son caractere et l'honorable fidelite de ses amities. Je ne vous apprendrai pas non plus que son esprit est aussi brillant que sa couleur, et aussi franc que sa verve. Pourtant cette aimable causerie et cet enjouement qui sont souvent dus a l'obligeance du coeur dans l'intimite, cachent un fonds de melancolie philosophique, inevitable resultat de l'ardeur du genie aux prises avec la nettete du jugement. Personne n'a senti comme Delacroix le type douloureux de Hamlet. Personne n'a encadre dans une lumiere plus poetique, et pose dans une attitude plus reelle, ce heros de la souffrance, de l'indignation, du doute et de l'ironie, qui fut pourtant, avant ses extases, _le miroir de la mode_ et _le moule de la forme_, c'est-a-dire, en son temps, un homme du monde accompli. Vous tirerez de la, en y reflechissant, des consequences justes sur le desaccord que certains enthousiastes desappointes out pu remarquer avec surprise entre le Delacroix qui cree et celui qui raconte, entre le fougueux coloriste et le critique delicat, entre l'admirateur de Rubens et l'adorateur de Raphael. Plus puissant et plus heureux que ceux qui rabaissent une de ces gloires pour deifier l'autre, Delacroix jouit egalement des diverses faces du beau, par les cotes multiples de son intelligence. Delacroix, vous pouvez l'affirmer, est un artiste complet. Il goute et comprend la musique d'une maniere si superieure, qu'il eut ete tres probablement un grand musicien, s'il n'eut pas choisi d'etre un grand peintre. Il n'est pas moins bon juge en litterature, et peu d'esprits sont aussi ornes et aussi nets que le sien. Si son bras et sa vue venaient a se fatiguer, il pourrait encore dicter, dans une tres belle forme, des pages qui manquent a l'histoire de l'art, et qui resteraient comme des archives a consulter pour tous les artistes de l'avenir. Ne craignez pas d'etre partial en lui portant une admiration sans reserve. La votre, comme la mienne, a du commencer avec son talent, et grandir avec sa puissance annee par annee, oeuvre par oeuvre. La plupart de ceux qui lui contestaient sa gloire au debut rendent aujourd'hui pleine justice a ses dernieres peintures monumentales, et, comme de raison, les plus competents sont ceux qui, de meilleur coeur et de meilleure grace, le proclament vainqueur de tous les obstacles, comme son _Apollon_ sur le char fulgurant de l'allegorie. Vous me demandez, monsieur, de vous renseigner sur les peintures de ce grand maitre qui sont en ma possession. Je possede, en effet, plusieurs pensees de ce rare et fecond genie. Une _Sainte Anne enseignant la Vierge enfant_, qui a ete faite chez moi a la campagne et exposee, l'annee suivante (1845 ou 1846), au Musee. C'est un, ouvrage important, d'une couleur superbe, et d'une composition severe et naive. Une splendide esquisse de fleurs d'un eclat et d'un relief incomparables. Cette esquisse a ete egalement faite pour moi et chez moi. _La Confession du Giaour mourant_, un veritable petit chef-d'oeuvre. Un Arabe gravissant les montagnes pour surprendre un lion. Cleopatre recevant l'aspic, cache au milieu des fruits eblouissants que lui presente l'esclave basane, riant de ce rire insouciant que lui prete Shakespeare. Ce contraste dramatique avec le calme desespoir de la belle reine a inspire Delacroix d'une maniere saisissante. Un interieur de carrieres. Une composition tiree du roman de _Lelia_ d'un effet magique. Une composition au pastel sur le meme sujet. Enfin, plusieurs aquarelles, pochades, dessins et croquis au crayon et a la plume, voire des caricatures. Tel est mon petit musee, ou le moindre trait de cette main feconde est conserve par mon fils et par moi avec religion de l'amitie. Si vous croyez ma reponse utile pour votre travail, disposez-en, monsieur, quoique ce soit un bien mince tribut pour une si chere gloire. Agreez mes remerciements pour la sympathie que vous me temoignez et l'expression de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. CCCLXI M. CHARLES DUVERNET, A PARIS Nohant, 30 janvier 1853. Chers amis, Je suis contente que vous soyez contents, que Paris vous amuse, que la bonne Berthe y ouvre de grands yeux. Je pense vous y rejoindre le mois prochain. Rien de nouveau dans le pays, que vous ne sachiez: la mort de madame Vergne et la banqueroute de M. Chabenet. Planet, qui est venu diner avec nous aujourd'hui, m'a dit que tu y etais pour quelques milliers de francs. C'est fort desagreable sans doute; mais ce l'est moins que si la chose fut arrivee il y a quelques mois. Je sais que ta mere se porte bien, Borie l'ayant vue, il y a deux jours. Quant a Nohant, c'est toujours la meme regularite monastique: le dejeuner, l'heure de promenade; les cinq heures de travail de ceux qui travaillent, le diner, le cent de dominos, la tapisserie pendant laquelle Manceau me fait la lecture de quelque roman; Nini, assise sur la table, brodant aussi; Borie ronflant, le nez dans le calorifere et pretendant qu'il ne dort plus du tout; Solange le faisant enrager; Emile[1] disant des sentences. Nous avons ici un temps magnifique, du soleil chaud, ou un ciel gris et doux. Les amandiers fleurissent, et je crois que les rossignols vont arriver. Je fais faire des travaux, dont je ne sais pas m'occuper beaucoup et qui ne me montent pas la tete, comme ceux qui consument d'impatience et d'activite fievreuse notre bon Planet. Je l'ai trouve mieux moralement que je ne m'y attendais, mais bien change, quoique son etat general soit ameliore. Solange va repartir et me laisse Nini. Elle ira vous voir. Racontez-moi si vous avez vu l'imperatrice et _quelle mine qu'elle a_. Puisque Sa Majeste la promene pour la presenter a la population, vous avez le droit d'exiger qu'on vous la montre. Bonsoir, mes chers enfants; je m'apercois que je vous ecris sur une feuille simple. Ce n'est point par paresse, mais l'heure du sommeil arrive, et, comme j'ai la vertu de me coucher a une heure du matin, je n'y dois pas deroger. Le progres que j'ai fait de dormir la nuit m'a remis sur mes pattes. Je me porte tres bien depuis un mois. Et toi, te trouves-tu bien de l'air de Paris? Il ne vaut certes pas celui du Coudray; mais la distraction est une compensation, surtout pour les organisations nerveuses. J'espere que ma grosse Eugenie ne va pas perdre ses couleurs et son embonpoint berrichons. Je vous embrasse de coeur tous deux, ainsi que la petite Berthe. Je donne trois coups de poing a ton gros gars. Engage-le de ma part a ne pas trop ecrire de lettres, ca pourrait le fatiguer. Une pichenette a Marquis le rentier[2]; heureux vieillard! Tout mon monde vous envoie amities, compliments, Hommages. [1] Emile Aucante. [2] Le chien de Nohant. adopte par la famille Duvernet. CCCLXII SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME) A PARIS Nohant, 8 fevrier 1853. Merci, cher prince; j'attendais pour vous envoyer mes actions de graces que le nom de Patureau parut au _Moniteur_. J'ignore encore s'il y a figure; car on ne se le procure pas aisement la ou je suis. Mais j'ai recu de M. Charles Abbattucci la confirmation de votre bonne nouvelle et j'ai envoye sa lettre comme passeport a mon fugitif. Je l'attends, et il vous exprimera sa reconnaissance lui-meme probablement, dans son langage de paysan et d'honnete homme. J'irai a Paris vers la fin du mois. Si, comme j'en suis sure, chere Altesse imperiale, les grandeurs temporelles ne vous ont pas change, je vous demanderai de venir me serrer la main dans mon petit taudis de poete-classique; car je vous aime et je crois en vous, quelque monseigneur que vous soyez. CCCLXIII A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 16 fevrier 1853. Mon cher enfant, J'ai ete bien malade pendant deux jours d'une affreuse migraine. Je vais bien aujourd'hui et j'ai ete me promener jusqu'a Vic, ou l'on retourne le terrain autour de l'eglise et ou l'on trouve des tombeaux et des ossements comme si toutes les armees de Cesar et autres Ostrogoths y avaient passe. J'ai fait apporter trois cercueils de pierre dans notre jardin, et, avec la permission du maire et du cure, j'ai mis trois ouvriers pour remuer un petit coin, ou l'on n'a trouve aujourd'hui que des debris deja fouilles a je ne sais quelle epoque. En fouillant plus bas, au-dessous de la couche de sarcophages, on trouve de la brique romaine, et des squelettes couches avec ordre dans des cercueils de maconnerie, la tete couverte seulement d'une pierre. Malheureusement, pour faire faire des fouilles avec soin, l'endroit n'est pas commode et nous n'avons trouve ni monnaie ni bijoux. Mais ces decouvertes nous ont mis en gout de recherches, et, comme je me rappelle un endroit du jardin, sous les noyers, d'ou j'ai vu extraire autrefois toute une premiere couche de sepultures et d'ossements, nous allons nous amuser a faire creuser plus bas pour voir si, la aussi, nous trouverons le lit romain. Alors, en y ayant l'oeil et la main, nous trouverons peut-etre des monnaies et des lacrymatoires. Pendant que nous fouillons les tombes et qu'Emile, penche sur _la fosse beante_, se donne des airs de vampire, tu cours le bal et la mascarade. Amuse-toi bien, mais pas trop et n'echine ni ta sante ni l'on travail. J'ai repris le mien aujourd'hui, apres deux jours de souffrances atroces. M'en voila encore une fois revenue, et j'arrive a la fin de mes deux gros volumes de berrichon. Nini va bien; dis-le a Solange, a qui, du reste, j'ecrirai demain. J'ai, ce soir, la tete encore un peu en marmelade. Patureau est de retour au pays. Perigois est gracie. Il fait assez froid mais tres beau. Ton atelier est si magnifique, qu'il n'y aurai ni chatelain du royaume de Leon, ni reine des Asturies, mieux loges que toi. Bonsoir, mon petit. Ecris-nous si tu as fait de _l'epate_ avec ton costume. Tu ne seras pas si bien coiffe que si j'etais la. Je t'embrasse mille fois. Tache de ne pas t'enrhumer. Le jardinier a peur des sarcophages de pierre que j'ai fait mettre dans le jardin. Il n'ose plus sortir le Soir! CCCLXIV. A M..ET MADAME ERNEST PERIGOIS, A LA CHATRE Paris, mars 1853. Chers enfants, Merci encore et toujours pour toutes vos tendresses pour ma petite-fille... Il me tarde de vous remercier, de vous embrasser, de revoir ma Nini et de me retrouver dans mon nid tranquille; car je m'ennuie ici a avaler trois langues, si je les avais. Tout le monde y est _bete_ a manger de l'herbe, surtout les gens d'esprit, qui redoublent de vide et de paradoxe pour prouver que tout est pour le mieux. Je fais mon possible pour sourire a toute chose en me parlant a moi-meme, pour me consoler de ce que j'entends. Mais, il me semble que je suis aux galeres. On sent tellement que la contradiction ne serait qu'un jeu d'esprit et n'atteindrait pas des coeurs vides ou absents! Quelle decadence que celles des ames, et comme l'intelligence est stupide quand elle se met a vouloir vivre et marcher toute seule! Aussi les arts perissent et se trainent froids devant des yeux troubles.--Cependant la piece de Ponsard _l'Honneur et l'Argent_ a fait vibrer encore un peu de jeunesse a l'Odeon. C'est presque de l'opposition que d'oser mettre ces deux choses en parallele. A bientot, chers amis; mille et mille tendresses de tous les miens pour vous. Je vous embrasse de coeur. GEORGE SAND. CCCLXV A M. SULLY-LEVY, A PARIS Nohant, juin 1853. Merci, merci, mon cher enfant! Vous etes la providence du theatre de Nohant, qui vous donne plus de peine qu'il ne vaut, mais qui _vaudra_ grace a vous. Encouragez bien notre ingenue et dites-lui qu'il n'y a pas de beaux esprits ici, mais de tres bonnes gens, sans en excepter les _romanciers_. Dans deux ou trois jours, je vous ecrirai pour vous dire le jour et l'heure ou ma voiture pourra se trouver a Chateauroux; car les diligences ne correspondent plus avec l'arrivee des convois, et je ne peux pas disposer de mes moyens de transport pour une seule personne. Priez donc mademoiselle Berengere d'etre bien gentille et bien exacte au rendez-vous que nous lui donnerons; car j'ai a coeur de ne pas la laisser attendre et s'ennuyer a Chateauroux ou s'embarquer pour Nohant dans une guimbarde berrichonne par le joli temps qu'il fait. Ce sera pour le 30 juin, le 1er ou le 2 juillet, et il faudra partir de Paris par le convoi de neuf ou dix heures du matin. Je vous dirai cela d'une maniere plus precise; mais prevenez-la. Si elle a quelques chiffons a l'usage d'une gentille villageoise tres simple, faites-les-lui apporter; sinon, nous la costumerons ici. Dites-lui d'avance toutes mes amities. Qu'elle sache aussi que je suis liee d'amitie avec M. Vaez, que j'attends lui-meme un de ces jours. Remerciez pour moi les jeunes gens qui ont bien voulu repondre a l'appel de Maurice; nous comptons sur eux. Quand pouvez-vous etre de la partie? ce sera pour une autre annee, j'espere. A vous de coeur G. SAND. CCCLXVI A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 25 septembre 1853. Cher vieux, Le jour de notre arrivee, il a passe sur la route un _pifferaro_ napolitain, que j'ai happe bien vite; ce n'etait pas un fameux _maitre sonneur_; mais sa musette est bien autrement belle de sons que les notres, et il jouait des airs qui avaient beaucoup de caractere. Il y avait avec lui deux musiciens de Venise sans aucune couleur locale, et un jeune homme qui dansait tres joliment, tres serieusement, et les yeux baisses, des _cachuchitas_ et des _jotas_, d'une maniere si pareille aux paysans maiorquins, et il en avait si bien les airs et le type, que j'aurais jure que c'en etait un. Il m'a dit qu'il etait de Tolede et qu'il dansait a la maniere des gens de son pays. Alors c'est absolument la meme chose qu'a Maiorque. Je ne crois pas du tout qu'on ait joue _Nello_ a Bruxelles. Tout au contraire, Hetzel le retire parce qu'on n'a pas maintenu les acteurs qu'on lui avait promis. Ne reste pas trop longtemps, mon Bouli; je t'embrasse comme je t'aime. Tes petits camarades t'embrassent aussi. CCCXLVII A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A VARSOVIE Nohant, 28. octobre 1S53. Ma chere mignonne, je suis bien contente de te savoir arrivee en bonne sante, et installee chez de si excellents parents. Embrasse mon Georget, qui ecrit de si belles lettres et qui voyage comme un homme. Rien de nouveau depuis ton depart. Maurice Lambert et Manceau sont toujours ici; nous allons prendre notre volee pour Paris dans peu de jours, je pense. Nous attendons qu'on nous dise que _Mauprat_ est pres de passer. Il parait que les repetitions vont bien et qu'on prepare des decors superbes. Mademoiselle Fernand jouera Edmee. Elle va jouer aussi _Claudie_, que l'on reprend a l'Odeon. On a repris _le Champi_ avec de nouveaux acteurs. La petite Berengere, que tu as vue ici, a joue tres bien Mariette. Thiron est parti avec Rachel pour la Russie; il fait partie de sa troupe. Peut-etre le verrais-tu a Varsovie. Buthiaud a debute tres bien a l'Odeon. _Le Pressoir_ va toujours bien Voila toutes les nouvelles de theatre nous concernant. Moi, j'ai fait un roman, et une preface pour la nouvelle edition de Balzac. Voila mon travail de ce mois-ci. Je me porte bien. Je travaille tous les jours a mon petit Trianon: je brouette des cailloux, j'arrache et je plante du lierre, je m'ereinte dans un jardin de poupee, et cela me fait dormir et manger on ne peut mieux. Nous avons eu des temps affreux; mais, depuis quelques jours, il fait chaud comme en ete, et nous avons ete aujourd'hui nous promener au Magnier. Madame Fleury est partie avec ses filles pour rejoindre son mari a Bruxelles. Le pauvre Planet s'en va, lui, tout a fait. Il se promene encore un peu, et il est venu me voir hier, avec sa femme et son beau-pere. Il se voit bien partir et fait ses adieux a tous ses amis avec sa bonte et son effusion ordinaires. Je ne le crois pas si pres de sa fin que les medecins le pretendent; mais je crois bien qu'il n'en reviendra pas. C'est un vrai chagrin pour moi; car, apres Rollinat, c'etait le meilleur du pays. L'empereur et l'imperatrice ont ete voir _le Pressoir_. L'empereur a beaucoup applaudi, l'imperatrice a beaucoup pleure. On s'inquiete fort de la guerre a Paris. Dans les campagnes, tu sais qu'on ne s'occupe que du temps qu'il fait. La vendange est a peu pres nulle. La moisson a ete mauvaise. Les noix ont gele. Les pommes de terre sont malades. On craint un hiver tres malheureux pour les pauvres, gene pour tout le monde. Comme nous voila tout seuls en famille, le petit theatre remplace le grand, et Maurice, avec Lambert, nous donne souvent des representations de marionnettes. Ils ont fait encore des merveilles de decors et de costumes. J'espere que je te donne un bulletin complet de nos faits et gestes. Reponds-moi pour tout ce qui t'occupe et t'interesse. Ecris-moi toujours ici; car je ne compte pas rester longtemps a Paris, et, d'ailleurs, on me renverra tes lettres. Bonsoir, ma mignonne cherie; je t'embrasse mille fois. Maurice t'embrasse de tout son coeur. CCCLXVIII A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 13 decembre 18S3. J'ai recu ta lettre, mon vieux Bouli. J'etais inquiete, toujours _a propos de pommes cuites!_ et j'avait ecrit hier soir a Lambert de me donner de tes nouvelles. Je suis contente que tu ailles bien. Je vois bien aussi. Il a fait aujourd'hui un temps charmant. J'ai ete avant-hier au spectacle de la Chatre entendre des chanteurs montagnards fort interessants. Je travaille avec zele a une petite comedie qui m'interesse. C'est pour le Gymnase.--Je cultive toujours les nymphes de Trianon; mais leurs eaux sont pourries. Ainsi finissent les nymphes en ce siecle de prose! Je ne me degoute pourtant pas de Trianon, parce que les mousses et le lierre sont de tous les temps et sont toujours prets a renaitre. Nini a une brouette et s'en va _bruquant_ dans tous les arbres. Elle est tres gentille et demande pourquoi tu es a Paris quand elle est a Nohant. Rien de nouveau, qu'une lettre de Titine que je t'envoie. Travaille, amuse-toi et aime-moi. Je te _bige_ mille fois. CCCLXIX A JOSEPH MAZZINI A LONDRES Nohant, 15 decembre 1853. Je n'ai pas cesse de vous cherir et de vous respecter, mon ami. Voila tout ce que je peux vous dire; la certitude que toutes les lettres sont ouvertes et commentees doit necessairement gener les epanchements de l'affection et les confidences de la famille. Vous dites que je suis resignee, c'est possible; j'ai de grandes raisons pour l'etre, des raisons aussi profondes, a mes yeux, aussi religieuses et aussi philosophiques que vous paraissent celles qui vous defendent la resignation. Pourquoi supposez-vous que ce soit lachete ou epuisement? Vous m'avez ecrit a ce sujet des choses un peu dures. Je n'ai pas voulu y repondre. Les affections serieuses sont pleines d'un grand respect, qui doit pouvoir etre compare au respect filial. On trouve parfois les parents injustes, on se tait plutot que de les contredire, on attend qu'ils ouvrent les yeux. Quant aux allusions que vous regrettez de ne pas voir dans certains ouvrages, vous ne savez guere ce qui se passe en France, si vous pensez qu'elles seraient possibles. Et puis, vous ne vous dites peut-etre pas que, quand la liberte est limitee, les ames franches et courageuses preferent le silence a l'_insinuation_. D'ailleurs, la liberte fut-elle retablie pour nous, il n'est pas certain que je voulusse toucher maintenant a des questions que l'humanite n'est pas encore digne de resoudre et qui ont divise jusqu'a la haine les plus grands, les meilleurs esprits de ce temps-ci. Vous vous etonnez que je puisse faire de la litterature; moi, je remercie Dieu de m'en conserver la faculte, parce qu'une conscience honnete, et pure comme est la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre de moralisation a poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon humble tache? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des theories? Nous en avons trop fait et nous sommes tombes dans la dispute, qui est le tombeau de toute verite, de toute puissance: Je suis, j'ai toujours ete artiste avant tout; je sais que les hommes purement politiques ont un grand mepris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur quelques types de saltimbanques qui deshonorent l'art. Mais vous, mon ami, vous savez bien qu'un veritable artiste est aussi utile que le _pretre_ et le _guerrier_; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans une voie ou Dieu le benit toujours. L'art est de tous les pays et de tous les temps; son bienfait particulier est precisement de vivre encore quand tout semble mourir; c'est pour cela que la Providence le preserve des passions trop personnelles ou trop generales, et qu'elle lui donne une organisation patiente et persistante, une sensibilite durable et le sens contemplatif ou repose la foi invincible. Maintenant, pourquoi et comment pensez-vous que le calme de la volonte soit la satisfaction de l'egoisme? A un pareil reproche, je n'aurais rien a repondre, je vous l'avoue; je ne saurais dire que ceci: Je ne le merite pas. Mon coeur est transparent comme ma vie, et je n'y vois point pousser de champignons veneneux que je doive extirper; si cela m'arrive, je combattrai beaucoup, je vous le promets, avant de me laisser envahir par le mal. Je repondrai a M. Linton dans quelques jours. C'est une affaire, en somme, et il faut que je m'occupe de cette affaire, c'est-a-dire que je consulte, que je relise des traites: le tout pour savoir si je ne suis pas empechee pour clause _entendue_ ou _sous-entendue_, dont je ne me souviens pas. Sous le rapport des interets materiels, je suis restee dans un idiotisme absolu; aussi j'ai pris un homme d'affaires qui se charge de tout le positif de ma vie; je desire etre a meme de satisfaire M. Linton et de repondre a ses bonnes intentions. Adieu, mon ami, ne me croyez pas _changee_, pour vous, ni pour quoi que ce soit. GEORGE FIN DU TOME TROISIEME TABLE 1848 CCLXIV. A Maurice Sand. 18 fevrier. CCLXV. Au meme. 23 fevrier. CCLXVI. Au meme. 24 fevrier. CCLXVII. A M. Girerd. 6 mars. CCLXVIII. A M. Charles Poncy. 9 mars. CCLXIX. A M. Chartes Duvernet. 14 mars. CCLXX. A Maurice Sand. 18 mars. CCLXXI. Au meme. 24 mars. CCLXXII. A M. de Lamartine. avril. CCLXXIII. A M. Charles Delaveau. 13 avril. CCLXXIV. A Maurice Sand. 17 avril. CCLXXV. Au meme. 19 avril. CCLXXVI. Au meme. 21 avril. CCLXXVII. Au citoyen Caussidiere. 20 mai. CCLXXVIII. Au citoyen Theophile Thore. 24 mai. CCLXXIX. Au citoyen Ledru-Rollin. 28 mai. CCLXXX. Au citoyen Theophile Thore. 28 mai. CCLXXXI. Au citoyen Armand Barbes. 10 juin. CCLXXXII. A Joseph Mazzini. 15 juin. CCLXXXIII. A madame Marliani. juillet. CCLXXXIV. A M. Girerd. 6 aout. CCLXXXV. Au meme. 7 aout. CCLXXXVI. A M. Edmond Plauchut. 24 septembre. CCLXXXVII. A Joseph Mazzini. 30 septembre. CCLXXXVIII. A M. Edmond Plauchut. 24 octobre. CCLXXXIX. A M. Armand Barbes. 1er novembre. CCXC. A Joseph Mazzini. 2 novembre. CCXCI. A M. Armand Barbes. 8 decembre. 1849 CCXCII. A M. Edmond Plauchut. 13 fevrier. CCXCIII. A M. Armand Barbes. 14 mars. CCXCIV. A Joseph Mazzini. 15 mars. CCXCV. A M. Theophile Thore. 29 mars. CCXCVI. A Maurice Sand. 13 mai. CCXCVII. A M. Theophile Thore. 26 mai. CCXCVIII. A Maurice Sand. 12 juin. CCXCIX. A Joseph Mazzini. 23 juin. CCC. Au meme. 5 juillet. CCCI. A M. Ernest Perigois. juillet. CCCII. A M. Charles Poncy. juillet. CCCIII. A. Joseph Mazzini. 12 juillet. CCCIV. Au meme. 26 juillet. CCCV. A M. Armand Barbes. 21 septembre. CCCVI. A Joseph Mazzini. 10 octobre. CCCVII. A mademoiselle H.L. octobre. CCCVIII. A Joseph Mazzini. 5 novembre. 1850 CCCIX. A M. X*** (Eugene de Mirecourt). janvier. CCCX. A Joseph Mazzini. 10 mars. CCCXI. Au meme. 4 aout. CCCXII. A M. Alexandre Dumas fils. 14 aout. CCCXIII. A M. Armand Barbes. 27 aout. CCCXIV. A Joseph Mazzini. 25 septembre. CCCXV. A M. Charles Poncy. 26 septembre. CCCXVl. A Joseph Mazzini. 15 octobre. CCCXVII. A M. Sully-Levy. 18 novembre. CCCXVIII. A M. Armand Barbes. 28 novembre. CCCXIX. A Joseph Mazzini. novembre. CCCXX. A M. Charles Duvernet. decembre. CCCXXI. A Joseph Mazzini. 24 decembre. CCCXXII. A Maurice Sand. 24 decembre. CCCXXIII. A M. Charles Poncy. 25 decembre. 1851 CCCXXIV. A Maurice Sand. 9 janvier. CCCXXV. A Joseph Mazzini. 22 janvier. CCCXXVI. A madame de Bertholdi. 24 janvier. CCCXXVII. A la meme. 17 fevrier. CCCXXVIII. A M. Charles Poncy. 16 mars. CCCXXIX. A M. Edmond Plauchut. 11 avril. CCCXXX. A madame de Bertholdi. 5 juin. CCCXXXI. A madame Cazamajou. 6 juin. CCCXXXII. A M. Charles Poncy. 6 juin. CCCXXXIII. A M. Ernest Perigois. 25 octobre. CCCXXXIV. A madame de Bertholdi. 6 decembre. CCCXXXV. A M. Sully-Levy. 24 decembre. CCCXXXVI. A S.A. le prince Napoleon (Jerome). 3 janvier. 1852 CCCXXXVII. A M. Charles Poncy. 4 janvier. CCCXXXVIII. Au prince Louis-Napoleon. 20 janvier. CCCXXXIX. A M. Charles Duvernet. 22 janvier. CCCXL. Au meme. 30 janvier. CCCXLI. Au chef du cabinet de l'interieur. 1er fevrier. CCCXLII. A S.A. le prince Napoleon (Jerome). 2 fevrier. CCCXLIII. Au prince Louis-Napoleon. 3 fevrier. CCCXLIV. A M. Charles Duvernet. 10 fevrier. CCCXLV. Au prince Louis-Napoleon. 12 fevrier. CCCXLVI. Au meme. 20 fevrier. CCCXLVII. A M. Jules Hetzel. 22 fevrier. CCCXLVIII. A M. Ernest Perigois. 24 fevrier. CCCXLIX. A M. Calamatta. 24 fevrier. CCCL. Au prince Louis-Napoleon. mars. CCCLI. Au meme. mars. CCCLII. A M. Alphonse Fleury. 5 avril. CCCLIII. A Joseph Mazzini. 23 mai. CCCLIV. A mademoiselle Leroyer de Chantepie. 2 juin. CCCLV. Au prince Louis-Napoleon. 28 juin. CCCLVI. A M. Ernest Perigois. 31 aout. CCCLVII. A Maurice Sand. 14 septembre. CCCLVIII. A S.A. le prince Napoleon (Jerome). 26 novembre. CCCLIX. A M. Armand Barbes. 18 decembre. 1853 CCCLX. A M. Theophile Sylvestre. 6 janvier. CCCLXI. A M. Charles Duvernet. 30 janvier. CCCLXII. A S.A. le prince Napoleon (Jerome). 8 fevrier. CCCLXIII. A Maurice Sand. 16 fevrier. CCCLXIV. A M. et madame Ernest Perigois. mars. CCCLXV. A M. Sully-Levy. juin. CCCLXVI. A Maurice Sand. 25 septembre. CCCLXVII. A madame de Bertholdi. 28 octobre. CCCLXVIII. A Maurice Sand . 13 decembre. CCCLXIX. A Joseph Mazzini. 15 decembre. FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIEME. End of Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 3, 1812-1876, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 3, 1812-1876 *** ***** This file should be named 13838.txt or 13838.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/3/13838/ Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.