Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 5, 1812-1876, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Correspondance, Vol. 5, 1812-1876 Author: George Sand Release Date: October 23, 2004 [EBook #13839] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 5, 1812-1876 *** Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) GEORGE SAND CORRESPONDANCE 1812-1876 V QUATRIEME EDITION PARIS CALMANN LEVY, EDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3, RUE AUBER, 3 1883 CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND DXLII A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE (NIEVRE) Nohant, 2 janvier 1861. Chere enfant, C'est vrai, que je n'ecris plus, parce que je n'en peux plus d'ecrire! mais tu sais bien que je ne t'oublie pas. Je suis souvent malade, je me remets sur pied pour un mois ou deux, puis je retombe. Me voila dans une mauvaise periode; j'aurais besoin de changer d'air et de regime; mais comment faire? Le travail ne peut pas s'arreter, et il suffit tout juste aux besoins courants. Ne parlons pas du mauvais cote des choses, puisqu'il y en a un serieux et inevitable pour tout le monde. Je suis contente que ta fillette, cette pauvre fillette qui t'a tant fait trembler, soit enfin en bonne voie de croissance, et de vie, et que George travaille bien. C'est le bonheur immediat, le plus actuel et le plus important dans ta vie. La notre coule tranquille tant que notre Marc est gai et frais comme une rose. Quand viendront les bobos, les crises inevitables, nous serons sens dessus dessous! Ainsi passe la vie de famille; jusqu'a present, c'a ete tout plaisir, et la premiere dent du cher petit ne l'a pas eprouve serieusement. Lina est bonne nourrice et se tire bien d'affaire. On travaille toujours comme des negres autour de ce berceau. Les vacances et les comedies ont ete tres courtes. Beaucoup de monde, toujours _trop a la fois_, dans la maison, et, comme Lina ne pouvait guere s'amuser, nous avons fini les rejouissances de bonne heure. Nous n'avons plus que Lambert et sa femme, qui est tres gentille et excellente personne; mais ils partent ces jours-ci. Ils t'envoient mille amities. Maurice a passe son jour de l'an dans son lit. Ce n'est rien heureusement, qu'une fievre de courbature. Lui et sa femme, qui est toujours tres charmante et mignonne, me chargent de t'embrasser. Merci a Bertholdi pour ses echantillons mineralogiques, qui sont tres beaux. Embrasse-le pour moi, ainsi que Jeannette, et Georget, quand tu le verras. G. SAND Pauvre Pologne! c'est navrant, c'est un deuil pour tous les coeurs. DXLIII A M. AUGUSTE VACQUERIE, A PARIS Nohant, 4 janvier 1864 Je ne vous ai pas remercie du plaisir que m'a cause _Jean Baudry_. J'esperais le voir jouer. Mais, mon voyage a Paris etant retarde, je me suis decidee a le lire, non sans un peu de crainte, je l'avoue. Les pieces qui reussissent perdent tant a la lecture, la plupart du temps! Eh bien, j'ai eu une charmante surprise. Votre piece est de celles qu'on peut lire avec attendrissement et avec satisfaction vraie. Le sujet est neuf, hardi et beau. Je trouve un seul reproche a faire a la maniere dont vous l'avez deroule et denoue: c'est que la brave et bonne Andree ne se mette pas tout a coup a aimer Jean a la fin, et qu'elle ne reponde pas a son dernier mot: "Oui, ramenez-le, car je ne l'aime plus, et votre femme l'adoptera!" ou bien: "Guerissez-le, corrigez-le, et revenez sans lui." Vous avez voulu que le sacrifice fut complet de la part de Jean. Il l'etait, ce me semble, sans ce dernier chatiment de partir sans recompense. Vous me direz: La femme n'est pas capable de ces choses-la. Moi, je dis: Pourquoi pas? Et je ne recule pas devant les bonnes grosses moralites: un sentiment sublime est toujours fecond. Jean est sublime; voila que cette petite Andree, qui ne l'aimait que d'amitie, se met a l'aimer d'enthousiasme, parce que le sublime a fait vibrer en elle une force inconnue. Vous voulez remuer cette fibre dans le public, pourquoi ne pas lui montrer l'operation magnetique et divine sur la scene? Ce serait plus contagieux encore; on ne s'en irait pas en se disant: "La vertu ne sert qu'a vous rendre malheureux." Voila ma critique. Elle est du domaine de la philosophie et n'ote rien a la sympathie et aux compliments de coeur de l'artiste. Vous avez fait agir et parler un homme sublime. C'est une grande et bonne chose par le temps qui court. Je suis heureuse de votre succes[1]. [1] _Reponse de M. Auguste Vacquerie_. Comme je suis fier que vous m'ayez ecrit une lettre si amicale et si sincere; mais comme je suis humilie que nous ne soyons pas du meme avis sur les denouements! Vous regrettez qu'Andree ne recompense pas la vertu de Jean Baudry. Mais est-ce que la vertu est jamais recompensee ailleurs qu'a l'Academie? J'ai essaye de faire un Promethee bourgeois; est-ce que la recompense de Promethee n'a pas ete le vautour? Et je ne sais pas qui est-ce qui gagnerait a ce qu'il en fut autrement. Ce ne serait pas Promethee, toujours! Le voyez-vous reconcilie avec Jupiter et bien en cour? voyez-vous Jeanne Darc finissant dame d'honneur de La reine, et Jesus ministre de Tibere! Ce ne serait pas la vertu non plus. Vous dites qu'elle est plus contagieuse quand elle est recompensee; je crois le contraire, et qu'il n'y a pas de plus grande propagande que le martyre. Supprimez la croix et vous supprimez peut-etre le christianisme. Pour redescendre a ma piece, il me semble que Jean Baudry serait considerablement diminue, et avec lui l'enseignement qu'il personnifie, s'il etait aime d'Andree a la fin. Je doute que Romeo et Juliette fussent touchants a perpetuite s'ils s'etaient maries tranquilles et s'ils avaient eu beaucoup d'enfants. Je ne repousse pas absolument les denouements heureux, mais je les crois d'abord moins vrais, ensuite moins efficaces. Je vous avoue que Tartufe cesse presque de m'etre odieux au moment ou on l'arrete. La moralite n'est pas dans le fait, mais dans l'impression du fait. Puisque vous regrettez que Jean Baudry ne soit pas heureux, l'impression finale est donc pour la vertu. Je trouve qu'Andree rendrait un mauvais service a la vertu et a Jean Baudry lui-meme en le preferant a Olivier, qui retomberait alors ou Jean Baudry l'a ramasse. Elle croit, comme Jean Baudry, qu'Olivier traverse la derniere crise du mal; elle a pour lui la meme sorte de tendresse que Jean Baudry, elle l'aime pour le parfaire; elle veut etre la mere de son ame, comme il en est le pere. Elle epouse mieux Jean Baudry en ne l'epousant pas et en collaborant a son oeuvre qu'en sterilisant son effort de onze annees. Ce n'est donc pas par incredulite a la grandeur des femmes, o chere grande femme! que j'ai voulu qu'Andree, preferat le coeur imparfait au coeur parfait; elle fait acte de grande bonte et de grand courage en choisissant celui qui a le plus besoin d'elle, non pas seulement pour etre heureux, chose secondaire, mais pour etre bon, chose essentielle. Et, maintenant, me pardonnerez-vous de n'avoir pas fait de mon denouement une distribution de prix Montyon, et d'Andree l'ane savant qui va presenter la patte a la personne la plus honnete de la societe? Me pardonnerez-vous de vous ennuyer si longuement de ma defense? Mais, si je plaide devant vous, c'est que je reconnais votre juridiction; je ne reponds pas a tout le monde, je n'assomme que vous; voila ce que rapporte le genie. Mais, pardonnez-moi ou non, moi, je vous remercie. AUGUSTE VACQUERIE. Paris, 7 janvier 1804.] DXLIV A M. EDOUARD RODRIGUES, A PARIS Nohant, 12 janvier 1864. ... J'ai le droit de mepriser mon argent, ce me semble. Je le meprise en ce sens que je lui dis: "Tu representes l'aisance, la securite, l'independance, le repos necessaire a mes vieux jours. Tu representes donc, mon interet personnel, le sanctuaire de mon egoisme. Mais, pendant que je te placerai en lieu sur et que je te ferai fructifier, tout souffrira autour de moi et je ne m'en soucierai pas? Tu veux me tenter? Va au diable! je dedaigne ta seduction; donc, je te meprise!" Avec cette prodigalite-la, j'ai passe ma vie a ne me satisfaire jamais; a ecrire quand j'aurais voulu rever, a rester quand j'aurais voulu courir, a faire des economies sordides sur certains besoins entierement personnels, certains luxes de robes de chambre et certaines questions de pantoufles auxquelles j'aurais ete sensible; a ne pas flatter la gourmandise des convives, a ne pas voir les theatres, les concerts, le mouvement des arts; a me faire anachorete, moi qui aimais l'activite de la vie et le grand air des voyages. Je n'ai pas souffert de ces renoncements: je sentais en moi une joie superieure, celle de satisfaire ma conscience et d'assurer le repos du coeur de chaque jour. En compromettant et sacrifiant les aises de l'avenir? en meprisant mon argent qui voulait me tenter? Oui, c'est comme cela, et vous ne me donnerez pas tort, je parie. Ai-je ete _prodigue_ pour cela? Non, puisque je n'ai pas fait comme la plupart de mes confreres en alienant ma propriete, pour le plaisir de manger une centaine de mille francs par an. J'ai senti que, si j'eusse fait comme eux, je n'eusse rien _avale_, mais j'aurais tout donne; car, en detail, j'ai bien donne au moins 500 000 francs sans compter les dots des enfants. J'ai mis le _hola_ a mon entrainement, et mes enfants n'auront pas de reproches a me faire. J'ai resiste a la voix du socialisme mal entendu qui me criait que je faisais des reserves. Il y en a qu'il faut faire et on ne m'a pas ebranlee. Une theorie ne peut pas etre appliquee sans reserve dans une societe qui ne l'accepte pas. J'ai fait beaucoup d'ingrats, cela m'est egal. J'ai fait quelques heureux et sauve quelques braves gens. Je n'ai pas fait d'_etablissements utiles_: cela, _je ne sais pas_ m'y prendre. Je suis plus mefiante du _faux pauvre_ que je ne l'ai ete. Pour le moment, je n'ai absolument sur les bras qu'une famille de _mourants_ a nourrir: pere, mere, enfants, tout est malade; le pere et la mere mourront, les enfants au moins ne mourront pas de faim. Mais a ceux-la, un peu sauves, succedera un autre nid en deroute. Et puis, a la fin de l'annee, j'ai eu a payer l'annee du medecin et celle du pharmacien. Ceci est une grosse affaire, de 1500 a 2000 francs toujours. Le paysan d'ici n'est pas dans la derniere misere: il a une maison, un petit champ et ses journees; mais, s'il tombe malade, il est perdu. Les journees n'allant plus, le champ ne suffit pas s'il a des enfants; quant au medecin et aux remedes, impossible a lui de les payer et il s'en passe si je ne suis pas la. Il fait des remedes de sorcier, des remedes de cheval, et il en meurt. La femme sans mari est perdue. Elle ne peut pas cultiver son champ, il faut un journalier paye. Il n'y a pas la moindre industrie dans nos campagnes. Les fonds de la commune consacres a fournir des remedes et a payer les medecins ne sont distribues qu'aux veritables indigents, qui sont peu nombreux. Donc, tous les pretendus _aises_ sont a deux doigts de l'indigence si je ne m'en mele, et plusieurs gens bien respectables ne demandent pas et ne recoivent qu'en secret. Nos bourgeois de campagne ne sont pas mauvais; ils rendent des services, donnent quelquefois des soins. Mais delier la bourse est une grande douleur en Berry, et, quand on a donne dix sous, on soupire longtemps. Les campagnes du Centre, sont veritablement abandonnees. C'est le pays du sommeil et de la mort. Ceci pour vous expliquer ce que l'on est oblige de faire quand on voit que de plus riches font peu et que de moins riches ne font rien. On a cree a Chateauroux une manufacture de tabac qui soulage beaucoup d'ouvriers et emploie beaucoup de femmes; mais ces bienfaits-la n'arrivent pas jusqu'a nos campagnes. DXLV AU MEME Nohant; 8 fevrier 1864. Mon brave et bon ami, J'ai fini ma grosse tache, et, avant que j'en commence une autre, je viens causer avec vous. Qu'est-ce que nous disions? Si la liberte de droit et la liberte de fait pouvaient exister simultanement? Helas! tout ce qu'il y a de beau et de bon pourra exister quand on le voudra; mais il faut d'abord que tous le comprennent, et le meilleur des gouvernements, de quelque nom qu'il s'appelle, sera celui qui enseignera aux hommes a s'affranchir eux-memes en voulant affranchir les autres au meme degre. Vous vouliez me faire des questions, faites-m'en, afin que je vous demande de m'aider a vous repondre; car je ne crois pas rien savoir de plus que vous, et tout ce que j'ai essaye de savoir, c'est de mettre de l'ordre dans mes idees, par consequent de l'ensemble dans mes croyances. Si vous me parlez philosophie et religion, ce qui pour moi est une seule et meme chose, je saurai vous dire ce que je crois; _politique_, c'est autre chose: c'est la une science au jour le jour, qui n'a d'ensemble et d'unite qu'autant qu'elle est dirigee par des principes plus eleves que le courant des choses et les moeurs du moment. Cette science, dans son application, consiste donc a tater chaque jour le pouls a la societe, et a savoir quelle dose d'amelioration sa maladie est capable de supporter sans crise trop violente et trop perilleuse. Pour etre ce bon medecin, il faut plus que la science des principes, il faut une science pratique qui se trouve dans de fortes tetes ou dans des assemblees libres, inspirees, par une grande bonne foi. Je ne peux pas avoir cette science-la, vivant avec les idees plus qu'avec les hommes, et, si je vous dis mon ideal, vous ne tiendrez pas pour cela les moyens pratiques; vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la faiblesse de l'humanite a un moment donne. Pour etre un sage politique, il faudrait, je crois, etre imbu, avant tout et par-dessus tout, de la foi au progres, et ne pas s'embarrasser des pas en arriere qui n'empechent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n'eclaire presque jamais les monarchies, et c'est pour, cela que je leur prefere les republiques, ou les plus grandes fautes ont en elles un principe reparateur, le besoin, la necessite d'avancer ou de tomber. Elles tombent lourdement, me direz-vous; oui, elles tombent plus vite que les monarchies, et toujours pour la meme cause, c'est qu'elles veulent s'arreter, et que l'esprit humain qui s'arrete se brise. Regardez en vous-meme, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait vivre fortement, ce qui vous fera vivre tres longtemps, c'est votre incessante activite. Les societes ne different pas des individus. Pourtant vous etes prudent et vous savez que, si votre activite depasse la mesure de vos forces, elle vous tuera; meme danger pour le travail des renovations sociales; et impossible, je crois, de preserver la marche de l'humanite de ces _trop_ et de ces _trop peu_ alternatifs qui la menacent et l'eprouvent sans cesse. Que faire? direz-vous. Croire qu'il y a toujours, quand meme, une bonne route a chercher et que l'humanite la trouvera, et ne jamais dire. _Il n'y en a pas, il n'y en aura pas_. Je crois que l'humanite est aussi capable de grandir en science, en raison et en vertu, que quelques individus qui prennent l'avance. Je la vois, je la sais tres corrompue, affreusement malade, je ne doute pas d'elle pourtant. Elle m'impatiente tous les matins, je me reconcilie avec elle tous les soirs. Aussi n'ai-je pas de rancune contre ses fautes, et mes coleres ne m'empecheront jamais d'etre jour et nuit a son service. Passons l'eponge sur les miseres, les erreurs, les fautes de tels ou tels, de quelque opinion qu'ils soient ou qu'ils aient ete, s'ils ont dans le coeur des principes de progres ardents et sinceres. Quant aux hypocrites et aux exploiteurs, qu'en peut-on dire? Rien; c'est le fleau dont il faut se preserver, mais ce qu'ils font sous une banniere ou sous une autre ne peut etre attribue a la cause qu'ils proclament et qu'ils feignent de servir. Quand nous mettrons de l'ordre dans notre _catechisme_ par causerie, il faudra bien que nous commencions par le commencement et que, avant de nous demander quels sont les droits de l'homme en societe, nous nous demandions quels sont les devoirs de l'homme sur la terre, et cela nous fera remonter plus haut que republique et monarchie, vous verrez. Il nous faudra aller jusqu'a Dieu, sans la notion duquel rien ne s'explique et ne se resout; nous voila embarques sur un rude chemin, prenez-y garde! mais je ne recule pas si le coeur vous en dit. Bonsoir pour ce soir, cher ami, et a vous de coeur et de tout bon vouloir. G. SAND. DXLVI A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 21 fevrier 1864. Chers enfants, Je croyais bien avoir repondu a votre question. Comment, si je veux etre marraine de mon _Cocoton_? Je crois bien! Si c'etait comme catholique, je dirais: "Non! ca porte malheur." Mais l'Eglise libre, c'est different, et vous ne deviez pas douter un instant de mon adhesion. On commence a travailler serieusement a l'Odeon. Mais on a perdu tant de temps, que nous ne serons pas prets avant la fin du mois, et peut-etre le 2 ou le 3 mars. Voila ce qu'ils reconnaissent aujourd'hui. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis; ils ne sont pas minces, et vous seriez etonnes de la provision de patience que je fais tous les matins pour la journee. J'ai ete voir le prince hier matin, j'ai demande a voir son fils[1]; il a fait dire a la bonne de l'amener. L'enfant est arrive avec une personne en petite robe de laine ecossaise que j'ai failli ne pas regarder, quand je me suis apercue que c'etait la princesse elle-meme qui m'amenait son jeune homme, toute seule et tres gentiment. L'enfant est tres beau et tres joli, avec un air melancolique et timide. Il tiendra de sa mere plus que de son pere. Il est tres mignon et obeissant comme une fille. Je me porte bien, toujours sans appetit; ca ne pousse pas a Paris. La vente de Delacroix a produit pres de deux cent mille francs en deux jours. Les moindres croquis se vendent deux, trois et quatre cents francs. Ce pauvre homme vendait des tableaux pour ce prix-la! Bonsoir, mes enfants cheris; je _bige_ bien tendrement. [1] Le prince Victor. DXLVII AU MEME Paris, 28 fevrier 1864. Mes chers enfants, C'est demain le grand jour! quand vous recevrez ma lettre, j'aurai des bravos ou des sifflets, peut-etre l'un et l'autre. Ribes ne va pas mieux; il joue quand meme et tres bien. La piece est mal sue, mais bien comprise et bien jouee. _Le duc_-Berton, _Villemer_-Ribes, _Caroline_-Thuillier, _la Marquise_-Ramelli, _Pierre_-Rey, sont excellents. _Diane de Saintrailles_, charmante, un peu manieree; _madame d'Arglade_, un peu faible, et Clerh-_Benoit_, qui dit quatre mots, ne gatent rien. Le theatre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle _notre tresor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent a la repetition comme un tas de veaux et dans l'ivresse d'un succes qui va depasser celui du _Champi_. Tout ca, c'est la veille, il faut voir le lendemain; s'il y a deroute, ce sera autre chose. On annonce toujours une cabale. Les uns la disent formidable; les autres disent qu'il n'y aura rien; nous verrons bien. Le moment du calme est venu pour moi qui n'ai plus rien a faire que d'attendre l'issue. La salle sera comble et il y en aura autant a la porte. De memoire d'homme, l'Odeon n'a vu une pareille rage. L'empereur et l'imperatrice assisteront a la premiere; la princesse Mathilde en face d'eux, le prince et la princesse Napoleon au-dessous. M. de Morny, les ministeres, la police de l'empereur nous prennent trop de place, et ce n'est pas le meilleur de l'affaire. Nous aimerions mieux des artistes aux avant-scenes que des diplomates et des fonctionnaires. Ces gens-la ne crevent pas leurs gants blancs contre une cabale. Il n'y a que le prince qui applaudisse franchement. Enfin, nous y voila! les decors sont riches et laids. L'orchestre sera rempli de mouchards, rien ne manquera a la fete. Marchal ne demande qu'a etriper les recalcitrants. Le parterre est pris par des gens en cravate blanche et en habit noir. A demain des nouvelles. J'ai vu enfin M. Harmant a l'Odeon. Il m'a dit qu'il viendrait me voir apres la piece. Mario Proth va faire un article sur _Callirhoe_[1]. Jourdan en raffole, il est de la religion de Marc Valery. [1] Roman de Maurice Sand. DXLVIII AU MEME Paris, mardi 1er mars 1864. Deux heures du matin. Mes enfants, Je reviens escortee par les etudiants aux cris de "Vive George Sand! Vive _Mademoiselle La Quintinie!_ A bas les clericaux!" C'est une manifestation enragee en meme temps qu'un succes comme on n'en a jamais vu, dit-on, au theatre. Depuis dix heures du matin, les etudiants etaient sur la place de l'Odeon, et, tout le temps de la piece, une masse compacte qui n'avait pu entrer occupait les rues environnantes et la rue Racine jusqu'a ma porte. Marie a eu une ovation et madame Fromentin aussi, parce qu'on l'a prise pour moi dans la rue. Je crois que tout Paris etait la ce soir. Les ouvriers et les jeunes gens, furieux d'avoir ete pris pour des clericaux a l'affaire de _Gaetana_ d'About, etaient tout prets a faire le coup de poing. Dans la salle, c'etaient des trepignements et des hurlements a chaque scene, a chaque instant, en depit de la presence de toute la famille imperiale. Au reste, tous applaudissaient, l'empereur comme les autres, et meme il a pleure ouvertement. La princesse Mathilde est venue au foyer me donner la main. J'etais dans la loge de l'administration avec le prince, la princesse, Ferri, madame d'Abrantes. Le prince claquait comme trente claqueurs, se jetait hors de la loge et criait a tue-tete, Flaubert etait avec nous et pleurait comme une femme. Les acteurs ont tres bien joue, on les a rappeles a tous les actes. Dans le foyer, plus de deux cents personnes que je connais et que je ne connais pas sont venues me _biger_ tant et tant, que je n'en pouvais plus. Pas l'ombre d'une cabale, bien qu'il y eut grand nombre de gens mal disposes. Mais on faisait taire meme ceux qui se mouchaient innocemment. Enfin, c'est un evenement qui met le quartier Latin en rumeur depuis ce matin; toute la journee, j'ai recu des etudiants qui venaient quatre par quatre, avec leur carte au chapeau, me demander des places et protester contre le parti clerical en me donnant leurs noms. Je ne sais pas si ce sera aussi chaud demain. On dit que oui, et, comme on a refuse trois ou quatre mille personnes faute de place, il est a croire que le public sera encore nombreux et ardent. Nous verrons si la cabale se montrera. Ce matin, le prince a recu plusieurs lettres anonymes ou on lui disait de prendre garde a ce qui se passerait a l'Odeon. Rien ne s'est passe, sinon qu'on a chute les claqueurs de l'empereur a son entree, en criant: _A bas la claque!_ l'empereur a tres bien entendu; sa figure est restee impassible. Voila tout ce que je peux vous dire ce soir; le silence se fait, la circulation est retablie et je vas dormir. DXLIX AU MEME Paris, 2 mars 1864. Mes enfants, La seconde de _Villemer_ a ete ce soir encore plus chaude que celle d'hier. C'est un triomphe inoui, une tempete d'applaudissements d'un bout a l'autre, a chaque mot, et si spontanee, si generale, qu'on coupe trois fois chaque tirade. Le groupe des claqueurs quand il essaye de marquer des points de repere a cet enthousiasme ne fait pas plus d'effet qu'un sac de noix. Le public ne s'en occupe pas, il interrompt ou il lui plait, et c'est le tonnerre. Jamais je n'ai rien entendu de pareil. La salle est comble, elle croule; la tirade de Ribes, au second acte, provoque un delire. Dans les entr'actes, les etudiants chantent des cantiques derisoires, crient: "Enfonces les jesuites! _Hommes noirs, d'ou sortez-vous?_ Vive _La Quintinie!_ Vive George Sand! Vive _Villemer_!" On rappelle les acteurs a tous les actes. Ils ont de la peine a finir la piece. Ces applaudissements les rendent ivres, Berton, ce matin, l'etait encore d'hier, lui qui ne boit jamais que de l'eau rougie. Ce soir, il me suivait dans les coulisses en me disant qu'il me devait le plus beau succes de sa vie, et le plus beau role qu'il eut jamais joue. Thuillier et Ramelli etaient folles. Il faut dire qu'elles ont joue admirablement. Ribes n'a pas le meme ensemble: il est laid, disgracieux, pas cabotin du tout; mais, par moments, il est si sympathique et si nerveux, qu'il electrise le public et recueille en bloc les bravos que les autres recoivent en detail. Je vous raconte tout ca pour vous amuser. Si vous voyiez mon calme au milieu de tout ca, vous en ririez; car je n'ai pas ete plus emue de peur et de plaisir que si ca ne m'eut pas regarde personnellement, et je ne pourrais pas expliquer pourquoi. Je m'etais preparee a ce qu'il y a de pire, c'est peut-etre pour ca que l'inattendu d'un succes si inconcevable, en ce qui me concerne, m'a un peu stupefiee. Il faut voir le personnel de l'Odeon autour de moi! je suis le bon Dieu. Je dois leur rendre cette justice que, tout le temps des repetitions, ils ont ete aussi gentils que le jour de la victoire; que, la veille, ils n'ont pas ete pris de la panique ordinaire qui fait qu'on veut _mascander_[1] la piece parce qu'on a peur de tout. Ils vont faire de l'argent, je l'espere. En ce moment, ils pourraient faire quatre mille francs par soiree; mais ils tiennent a laisser entrer les ecoles, beaucoup d'ouvriers, de bourgeois libres penseurs, enfin les amis naturels et ceux qui lancent le succes par conviction. En cela, ils agissent bien, et ils sont honnetes gens. Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait recommencer la promenade d'hier au soir, car je ne savais pas hier quand je vous ai ecrit tout ce qui s'etait passe. Six mille personnes au moins, les etudiants en tete, ont ete a la porte du club catholique et de la maison des jesuites, chanter en fausset: _Esprit saint, descendez en nous!_ et autres cantiques, en moquerie. Ce n'etait pas bien mechant; mais, comme tous ces enfants s'etaient grises par leurs cris et leur queue de douze heures sur la place, on craignait de les voir aller trop loin, et la police les a disperses. Quelques-uns ont ete bouscules, dechires et menes au poste. Ni coups ni blessures pourtant. On s'attendait a du bruit et on avait consigne deux regiments, avec l'ordre d'etre prets a monter a cheval. Les jeunes gens avaient resolu de deteler mes chevaux du sapin et de m'amener rue Racine. On a, Dieu, merci, empeche et calme tout. On a un peu taquine l'imperatrice en lui chantant _le Sire de Framboisy_. Mais l'empereur a bien agi, il a applaudi la piece, il est sorti a pied jusqu'a sa voiture, que la foule empechait d'arriver. Il n'a pas voulu que la police lui fit faire place. On lui en a su gre et on l'a applaudi. Il devrait bien faire supprimer l'escouade de mouchards qui l'acclament a son entree, et auxquels les etudiants ont impose silence hier; je suis sure que, sans elle, toute la salle l'applaudirait. Les journaux d'aujourd'hui racontent de mille manieres ce qui s'est passe hier; mais ce que je vous raconte a batons rompus est exact. Aujourd'hui, il y avait dans la salle pas mal de catholiques qui essayaient de prendre des airs dedaigneux et embetes. Mais ils ne pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur part eut fait eclater une tempete. Decidement tout le monde ne les aime pas, et ils n'oseront pas broncher. Ils se vengeront dans leurs journaux, soit! J'ai encore un jour ou deux a donner a _Villemer;_ et puis j'ai a voir M. Harmant, et puis la piece de Dumas, qui vient samedi, et quelques affaires de detail a terminer; l'impression de mon manuscrit de _Villemer_ a livrer, c'est-a-dire la correction d'un manuscrit conforme a la mise en scene. J'espere avoir fini tout cela la semaine prochaine et courir vers vous et mon Coco ton qui pousse bien, j'espere, pendant que je pioche, ce cher petit amour! Je vous _bige_ mille fois. Parlez-moi de vous et de lui. [1] Abimer. DL AU MEME Paris, 8 mars 1864 _Villemer_ va toujours merveilleusement. La grande presse est encore plus elogieuse que la petite, et cela sans restriction. Ces messieurs qui m'avaient declaree incapable de faire du theatre, me proclament _tres forte_. L'Odeon fait tous les soirs quatre mille francs de location et de cinq a six cents francs au bureau. Il y a file de voitures toute la journee pour retenir les places, puis autre file le soir et queue au bureau. L'Odeon est illumine tous les soirs. La Rounat en deviendra fou. Les acteurs sont toujours rappeles entre tous les actes. C'est un succes splendide, et, comme il n'est plus soutenu par personne que le public payant, il est si unanime et si chaud, que jamais les acteurs n'en ont vu, disent-ils, de pareil. Ribes se soutient; le succes lui donne une vie artificielle et le guerira peut-etre. Il a des moments ou on l'interrompt trois fois par des applaudissements frenetiques comme le premier jour. Les voyageurs qui arrivent a Paris et qui passent le soir devant l'Odeon, font arreter leur sapin avec effroi et demandent si c'est une revolution, si on a proclame la Republique. La piece d'Alexandre a ete mieux recue ce soir[1]; mais elle souleve de l'opposition et n'aura pas de succes. Elle est pourtant amusante et pleine de talent; mais elle scandalise. Les epreuves de ma photographie n'ont pas encore tres bien reussi chez Nadar; j'y retourne demain. M. Harmant vient pour sur mercredi. Il m'a envoye une loge pour ce jour-la; car il faut bien que je connaisse son theatre. Je voudrais aussi voir _Villemer_, que je n'ai encore fait qu'apercevoir a moitie. J'ai demande hier trois places, pas une qui ne soit louee jusqu'a samedi. [1] _L'Ami des femmes_. DLI M. GUSTAVE FLAUBERT Paris, 10 mars 1864. Cher Flaubert, Je ne sais pas si vous m'avez prete ou donne le beau livre de M. Taine. Dans le doute, je vous le renvoie; je n'ai eu le temps d'en lire ici qu'une partie, et, a Nohant, je n'aurai que le temps de griffonner pour Buloz; mais, a mon retour, dans deux mois, je vous redemanderai ces excellents volumes d'une si haute et si noble portee. Je regrette de ne vous avoir pas dit adieu; toutefois, comme je reviens bientot, j'espere que vous ne m'aurez pas oubliee et que vous me ferez lire aussi quelque chose de vous. Vous avez ete si bon et si sympathique pour moi a la premiere representation de _Villemer_, que je n'admire plus seulement votre admirable talent, je vous aime de tout mon coeur. GEORGE SAND. DLII A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS Nohant, 24 mars 1864. Mon cher ami, Nous changeons de place pour quelque temps. Mes enfants ne veulent pas habiter Nohant sans moi; ils ont raison et ils me font plaisir. Nous allons tous nous caser aupres de Paris, afin de pouvoir nous occuper de theatre et d'autres travaux plus realisables la ou nous serons. Nous organisons Nohant sur un bon pied de conservation, afin de pouvoir, tous les ans, y passer une saison tous ensemble. Voila. Ce n'est pas un depart ni un abandon du pays, ni une separation de famille, c'est une installation plus legere a porter et a transporter; car nous avons aussi pour l'annee prochaine des projets de voyage. Il me semble que vous faites un peu de meme en n'habitant pas le Coudray toute l'annee. Esperons que nos loisirs de campagne se rencontreront et que vous ne vous apercevrez guere par consequent de ce changement. As-tu recu signe devie de Gueroult? Je t'ai ecrit que je l'avais vu et qu'il m'avait promis ce que tu desires. Je n'ai pas repondu a ta lettre de felicitations pour _Villemer:_ je comptais te retrouver ici. Je te remercie donc aujourd'hui et j'embrasse toute ta chere famille. Amities d'ici. G. SAND. DLIII A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE Nohant, 31 mars 1864 Ma chere enfant, Puisque Duvernet t'a dit que je quittais Nohant, il aurait pu te dire aussi, puisque je le lui ai ecrit, que je ne le quittais pas d'une maniere absolue, mais que je prenais seulement des arrangements pour passer, ainsi que Maurice et Lina, une partie de l'annee a Paris. Le succes de _Villemer_ me permet de recouvrer un peu de liberte dont j'etais privee tout a fait a Nohant dans ces dernieres annees, grace aux bons Berrichons, qui, depuis les gardes champetres de tout le pays jusqu'aux amis de mes amis, et Dieu sait s'ils en ont! voulaient etre _places_ par mon _grand credit_. Je passais ma vie en correspondances inutiles et en complaisances oiseuses. Avec cela les visiteurs qui n'ont jamais voulu comprendre que le soir etait mon moment de liberte et le jour mon heure de travail! j'en etais arrivee a n'avoir plus que la nuit pour travailler et je n'en pouvais plus. Et puis trop de depense a Nohant, a moins de continuer ce travail ecrasant. Je change ce genre de vie; je m'en rejouis, et je trouve drole qu'on me plaigne. Mes enfants s'en trouveront bien aussi, puisqu'ils etaient claquemures aussi par les visites de Paris et que nous nous arrangerons pour etre tout pres les uns des autres a Paris, et pour revenir ensemble a Nohant quand il nous plaira d'y passer quelque temps. On a fait sur tout cela je ne sais quels cancans, et on me fait rire quand on me dit: "Vous allez donc nous quitter? Comment ferez-vous pour vivre sans nous?" Ces bons Berrichons! Il y a assez longtemps qu'ils vivent _de moi_. Duvernet sait bien tout cela, et je m'etonne qu'il s'etonne. DLIV A M. HIPPOLYTE MAGEN, A MADRID Nohant, 24 avril 1864. Une absence de quelques jours m'a empechee, monsieur, de repondre a votre excellente lettre et de vous dire toute ma gratitude pour les details que vous me donnez. Vous adoucissez autant que possible la douleur de l'evenement[1], en me disant que notre ami n'a pas eu a lutter contre la crise finale, et que les derniers temps de sa vie ont ete heureux. La compensation a ete bien courte, apres une vie de luttes et de souffrances. Mais je suis de ceux qui croient que la mort est la recompense d'une bonne vie, et la vie de ce pauvre ami a ete meritante et genereuse. Les regrets sont pour nous, et votre coeur les apprecie noblement. J'ai envoye votre lettre a madame Y..., soeur de Fulbert, et je lui ai fait le sacrifice, du portrait photographie. S'il vous etait possible de m'en envoyer un autre exemplaire, je vous en serais doublement obligee. Madame Y... compte vous ecrire pour vous remercier aussi de l'affection delicate que vous portiez a son frere et pour vous confier, je pense, la mission que vous offrez si genereusement de remplir. _Quant aux details de l'enterrement, j'ignore ce qu'elle en pense_. Je la connais fort peu; mais je vous remercie, moi, pour mon compte, de la supreme convenance de votre intervention. Vous avez fait respecter le voeu qu'il eut exprime, lui, s'il eut pu vous adresser ses dernieres paroles. Merci, encore, monsieur, et bien a vous. G. SAND. [1] La mort de Fulbert Martin, ancien avoue a la Chatre, exile apres le coup d'Etat de 1851. DLV A M. BERTON PERE, A PARIS Nohant, 5 mai 1864. Mon cher et charmant enfant, Voulez-vous vous charger de negocier avec M. Harmant[1] la reprise de _Villemer_ pour le 15 septembre prochain? M. de la Rounat m'ecrit que vous consentez a nous assurer cette reprise, car, sans vous, que serait-elle? Il n'y aurait pas a y attacher la moindre importance. Si donc vous ne nous abandonnez pas, et je vous en remercie bien serieusement, il faut que nous obtenions de M. Harmant qu'il vous laisse avec nous le plus longtemps possible, a la charge exclusive de l'Odeon, bien entendu, jusqu'au moment ou il aura _effectivement_ besoin de vous. Il m'a dit n'avoir besoin de vous en effet que pour jouer la piece que je compte lui faire et ou vous avez bien voulu accepter le premier role. Que cette piece soit _Christian Waldo_[2], ou une autre, je me mettrai a ce travail le mois prochain, et je ferai de mon mieux pour arriver en temps utile, c'est-a-dire en janvier, ce qui est bien dans mon interet. Jusque-la, quand meme vous joueriez encore _Villemer_, rien ne vous empecherait de me repeter a la Gaiete. Si vous n'etes pas effraye de voir devant vous tant de prose de George Sand, ayez l'obligeance de communiquer ma lettre a M. Harmant en lui offrant tous mes compliments, et de lui demander s'il accepte cet arrangement si simple. Comme, avant tout, il faut que vous l'acceptiez, c'est a vous que je m'adresse pour que nous nous entendions sur toute la ligne et sans perdre de temps. Je ne veux faire une piece nouvelle qu'autant que vous la jouerez, et il faut que je sois fixee pour y travailler bientot exclusivement. J'attends donc votre reponse pour cela, et pour dire a M. de la Rounat de traiter de _votre rachat_ avec M. Harmant pour l'automne prochain. A vous de coeur, mon cher enfant, et toutes les amities des miens. [1] Directeur des theatres du Vaudeville et de la Gaiete. [2] Tiree du roman de _l'Homme de neige_, par Maurice Sand; non-representee. DLVI A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS Nohant, 8 mai 1864. Chere amie, Je ne savais pas que cette petite _feignante_ de Lina ne vous avait pas repondu. Elle ne s'en est pas vantee. Elle est si absorbee par son poupon, et elle s'en occupe si gentiment et si bien, qu'il faut lui pardonner tout. Ne soyez pas inquiets de nous: nous nous portons tous bien, et nos petites incertitudes ont cesse. Les chers enfants ne veulent pas _gouverner_ Nohant; ils ont un peu tort dans leur interet, ils y mettraient sans doute plus d'economie que moi. Mais ils y portent je ne sais quels scrupules qui sont bons et tendres. Je mets donc Nohant sur le pied _d'absence_, avec la facilite d'y revenir a tout moment et d'y retrouver Sylvain, regisseur de la reserve; Marie, gouvernante de la maison, et le jardin en bonnes mains. Cela fait, je vole a Palaiseau; car, si _Villemer_ me donne de quoi payer mon arriere, ce n'est pas une raison pour que j'en recommence un nouveau l'annee prochaine, et que je ne puisse jamais me reposer. Mais, en ce moment, j'achete mon prochain repos par un surcroit de travail. Il faut que je fasse a Buloz, au grand galop, un long roman; et, comme ledit Buloz a ete tres bien pour moi, je dois le contenter, morte ou vive. Voila pourquoi je ne trouve pas une heure pour ecrire a mes amis. Je me porte bien a present. Je me suis envolee toute seule quelques jours a Gargilesse, ou j'ai travaille la nuit, mais ou j'ai couru le jour. C'est un paradis en cette saison. Mes enfants sont encore un peu aux arrets forces a cause de M. Marc[1]; mais le voila qui a des dents et qui mange de la viande. Il ne tardera pas a etre sevre; apres quoi, ses parents doivent le conduire dans le Midi et a Paris, ou ils ont envie de faire aussi une petite installation. Moi, je crois qu'ils seraient mieux a Nohant. Nous verrons. Le petit est charmant, gai comme un pinson et pas du tout grognon. Au revoir et a bientot, mes bons amis; aimez-vous toujours. Je vous embrasse tous bien tendrement. Lina reparera ses torts en vous ecrivant une longue lettre. G. SAND. [1] Petit-fils de George Sand. DLVII A M. OSCAR CASAMAJOU, A CHATELLERAULT Nohant, mai 1864. Ne crois donc pas ces betises, mon cher enfant. Ce sont les aimables commentaires de la Chatre sur un fait bien simple. Je me rapproche de Paris pour un temps plus long que de coutume, afin de pouvoir faire quelques pieces de theatre qui, si elles reussissent, meme _moitie moins_ que _Villemer_, me permettront de me reposer dans peu d'annees. Maurice aussi est tente d'en essayer, et, comme il a bien reussi dans le roman, il peut reussir la aussi. Mais, pour cela, il ne faut pas habiter Nohant toute l'annee, et, si on s'absente, il ne faut pas y laisser un train de maison qui coute autant que si l'on y etait. En consequence, nous nous sommes entendus pour reduire nos depenses ici et pour avoir un pied-a-terre plus complet a Paris. Nous n'aimons la ville ni les uns ni les autres; nous ferons notre pied-a-terre d'une petite campagne a portee d'un chemin de fer. Je compte aller a Paris le mois prochain, Maurice doit aller voir son pere avec Lina et Coco, a cette epoque. Il me rejoindra a Paris, et Nohant, mis sur un pied plus modeste, mais bien conserve par les soins de Sylvain et de Marie, qui y resteront avec un jardinier, nous reverra tous ensemble quand nous ne serons pas occupes a Paris. A tout cela nous trouverons tous de l'economie, et j'aurai, moi, un travail moins continu. Nous vivons toujours en bonne intelligence, Dieu merci; mais, si les gens de La Chatre n'avaient pas _incrimine_ selon leur coutume, c'est qu'ils auraient ete malades. Je te remercie, cher enfant, du souci que tu en as pris. Mais sois sur que, si j'avais quelque gros chagrin, tu ne l'apprendrais pas par les autres. Ta femme a envoye a Lina des amours de robes. Coco a ete superbe avec ca, le jour de son bapteme, avant-hier. Il est gentil comme tout. Nous vous embrassons tendrement, mes chers enfants. Quand tu iras a Paris, comme j'ai quitte la rue Racine, dont les quatre etages me fatiguaient trop, tu sauras ou je suis, en allant _rue des Feuillantines_, 97; mets cela sur ton carnet. Je te disais que, si j'avais un gros chagrin, je te le dirais. J'ai eu, non un chagrin, mais un souci cet hiver. Mon budget s'etait trouve depasse et je me voyais surchargee de travail pour me remettre au pair. C'est alors que, tous ensemble, nous avons cherche une combinaison d'economie pour Nohant et que nous l'avons trouvee. Quant a l'arriere, _Villemer_ l'a deja couvert. DLVIII A M. GUILLEMAT, LIBRAIRE, A LA CHATRE[1] Nohant, 11 juin 1861 Monsieur, Je suis vivement touchee de la lettre collective qui m'a ete ecrite au nom de plusieurs artisans et commercants de la Chatre; je vous prie de leur en exprimer ma reconnaissance et de leur dire que je n'oublierai jamais notre bon pays et les sympathies que j'y ai rencontrees. Elles me payent largement des petites persecutions qui m'ont ete suscitees en d'autres temps et que j'aurais rencontrees partout ailleurs; car le monde ne comprend pas toujours que l'humanite n'est qu'une seule et meme famille, et il faudra encore du temps pour que l'on sache ou est le bonheur. Il serait dans la sainte fraternite et son jour viendra, les poetes n'en peuvent pas douter; car c'est le pressentiment qui les fait vivre. Nous traversons, en attendant, une epoque de civilisation ou le travail est anobli dans l'opinion des honnetes gens et ou beaucoup de souffrances et de fatigues ne font rien perdre a l'homme de son independance et de sa dignite, quand il sait les comprendre. Plusieurs comprennent: patience avec ceux qui ne comprennent pas! Je ne m'absente que pour peu de temps, j'espere; mais, de loin ou de pres, croyez bien, messieurs, que mon coeur restera avec vous et que votre belle et bonne lettre sera un de mes plus doux souvenirs. Recevez-en mes remerciements avec l'expression de mon devouement sincere. GEORGE SAND. [1] En reponse a une lettre collective des ouvriers de la Chatre, faisant leurs adieux a George Sand, qui allait quitter Nohant, pour s'etablir a Palaiseau (Seine-et-Oise). DLIX A MAURICE SAND, A GUILLERY Palaiseau, 18 juin 1801. Mon Bouli, J'ai recu ce matin ta lettre de jeudi soir, et, a l'heure qu'il est, tu es encore a Nohant. Celle-ci (de lettre) te trouvera a Guillery, d'ou il me tarde bien d'avoir des nouvelles de votre voyage. Ce brave Cocoton va-t-il etre etonne de dormir avec ce tapage de chemin de fer, lui qui ne veut pas que sa mere respire trop fort a cote de lui! Ce sera de quoi le corriger; car il faudra bien qu'il prenne son parti de ce vacarme. On dit _dans les journaux_ qu'il pleut a verse dans toute la France, si bien que je crains que vous ne trouviez pas le beau temps a Guillery. Mais pourtant le barometre remonte. Ici, le mauvais temps est supportable. La maison est si gentille et si bien appropriee a tous mes besoins, je suis si bien installee et outillee pour ecrire, que je ne m'impatiente pas d'y rester. Hier, il faisait beau, nous avons fait un tour dans le vallon de la petite riviere. La riviere est trouble en ce moment, mais le pays est delicieux. Les gens de la campagne sont tous cultivateurs, proprietaires, franchement paysans et tres gentils a la rencontre. Ils vous disent bonjour comme a Gargilesse. Il y en a qui ont, pour tout avoir, un champ de roses jete au milieu des champs de ble, et ce champ de roses embaume a un quart de lieue a la ronde. Je ne sais pas si ce pays serait a ton gout; moi, il me plait enormement. Il est rustique au possible, ce qui ne i'empeche pas d'avoir un grand style, a cause de ses beaux arbres et de ses verdures immenses. Jusqu'ici, je ne sais rien de ma depense, il faut quelques semaines pour s'en rendre compte. Je sais que la table est exquise et que je n'ai jamais si bien mange. Les fruits et les legumes, dont je vis principalement, sont d'un pays de Cocagne. Si nous avions Nohant en pareille terre, nous serions riches. On se procure au reste ici tout ce qu'on veut comme a Paris, poissons de mer, etc., en s'entendant avec les gens de l'endroit, qui sont serviables au possible. Enfin on ne manque absolument de rien. Ce doit etre aussi cher ou peu s'en faut qu'a Paris; mais Lucy me parait une grande econome: elle fait un plat pour quatre jours, et, tous les jours, elle vous le sert tellement transforme, qu'on croit manger du nouveau. Je ne sais de quoi vivent son mari et elle. Si cela dure, c'est merveilleux. Les nouveaux balais _swepe vounelo_[1] comme disait le bon Cauvieres[2]. On m'assure pourtant que ceux-ci dureront, parce qu'ils ont fait leurs preuves ailleurs. Nous verrons bien. Parlez-moi de vous, de ma Cocote, que je _bige_ mille fois, et de mon Cocoton et de Guillery. Dis mes amities a ton pere. Bonjour a Marie. J'ai vu en esprit la delivrance des lerots[3] et des poissons. Quelle noce! Ceux-la ne nous regrettent pas, Moi, je cherche un brochet pour nettoyer le petit _nymphee_, ou les grenouilles frayent un peu trop. Je me suis payee hier des pots de fleurs. On va me donner deux canards de Chine pour _mon eau_. Il y a ici, dans le jardin, un criocere enorme et d'un rouge fonce; c'est un insecte magnifique et tres abondant. Je l'appelle _criocere_ au hasard. [1] Les nouveaux balais balayent bien. [2] Docteur medecin a Marseille. [3] Genre de petits ecureuils que Maurice Sand avait apprivoises et qui vivaient en cage dans la salle a manger de Nohant, a cote d'un aquarium peuple de tanches, de verons et d'epinoches. DLX A MADAME LINA SAND, A GUILLERY Palaiseau, 29 juin 1864. Chere fille, Je recois ta lettre du 26, qui renverse mes notions. Ce n'est donc pas le 27, c'est donc le 26 ton anniversaire? au moins ma lettre et mon petit cadeau te seront-ils parvenus le 27? Tout ca, c'est egal a present, car tout a du arriver, et tu sais que je n'ai pas oublie les vingt-deux ans de ma Cocote, non plus que le 30 juin de Mauricot. Comment! ce pauvre amour de Cocoton a ete malade a ce point au moment du depart? J'ai peur qu'a Guillery vous ne vous enrhumiez, parce que vous etes mal clos dans vos chambres. Je me souviens du vent qui passe sous la porte et qui, de mon temps deja, soulevait les jupons. Ici, nous bravons les intemperies dans une maison excellente, epaisse, fermee et saine au possible. Mais ce mauvais temps est general. Nous avons vu le soleil deux ou trois fois depuis que je suis a Palaiseau. Toujours des giboulees, des nuages, ou un joli ciel gris comme en automne; des soirees si froides, que j'ai remis tous les habits d'hiver. C'est tres bon pour marcher; tous les soirs apres diner, nous faisons au moins deux lieues a pied. Le pays est admirable, varie au possible: des prairies nivelees comme des tapis, des potagers splendides a perte de vue, avec des arbres fruitiers enormes; puis des collines, meme assez escarpees; car, hier au soir, nous avons du renoncer a grimper. Des bois charmants, des plantes que je ne reconnais pas, tant elles sont differentes en grandeur de celles de Nohant: de la geologie toute fracassee et tordue de mouvements, des cailloux, de la craie schisteuse, des gres, des sables fins, de la meuliere; dans les fonds, deux metres de terre vegetale fine comme de la cendre, fertile comme l'Eldorado, et arrosee de sources a chaque pas. Aussi les paysans d'ici sont plus riches que les bourgeois de chez nous. Ils sont tres bons et obligeants, et respectent trop la propriete pour qu'on sache ce que c'est que le vol. Le pays, passe six heures du soir, est desert comme le Sahara. Une fois sortis du village, nous marchons trois heures sur les collines sans rencontrer une ame ou un animal. Pas de Parisiens ni de flaneurs; meme le dimanche, fort peu de bourgeois. Des paysans qui se couchent avec le soleil; le silence de Gargilesse. En somme, l'endroit me plait beaucoup et c'est un isolement complet qui est tres favorable au travail; aussi j'y pioche beaucoup et je m'y porte tres bien. L'habitation est loin de realiser ton reve de grottes, de parc et d'orangers. C'est tout petit, tout petit, mais si commode et si propre, que je ne demande rien de plus. Quant a vous, je vous vois d'ici promenant Cocoton dans son carrosse a travers les myrtes et les lauriers-roses, et il me tarde de vous savoir la; car vous y aurez vos aises, un beau climat, j'espere, et un bon medecin au besoin. Dis a Bouli que madame Buloz est venue avant-hier et qu'elle m'a dit ceci: "Buloz a lu le roman de Maurice[1]. Il le trouve tres amusant, tres bien fait, _rempli de talent_. Mais il en a tres grand'peur. Il dit que, sans de grandes suppressions, il risque d'etre arrete dans la _Revue des Deux-Mondes_, comme l'a ete _Madame Bovary_ dans la _Revue de Paris_." J'ai repondu: "Dites a Buloz qu'il relise encore et fasse des reflexions mures. Si, avec quelques suppressions de temps en temps, on peut rendre l'ouvrage possible dans la _Revue_, Maurice m'a donne carte blanche et je me charge de la besogne, sauf a retablir le texte dans l'edition de librairie. Mais, si les corrections et suppressions sont considerables au point de denaturer l'ouvrage et de lui enlever sa physionomie, il vaut mieux le publier tout de suite en volume." Madame Buloz a repris: "C'est bien l'intention de Buloz d'y renoncer plutot que de l'abimer. Aussi je ne suis pas chargee de vous dire qu'il le refuse. Il veut, avant de se prononcer, le lire une seconde fois et y bien reflechir. Il le regretterait fort, car il en fait le plus grand eloge et dit que c'est prodigieusement amusant et bien fait. Il ajoute qu'en volume cela peut avoir un succes comme _Madame Bovary_, parce que le lecteur de volumes n'est pas le lecteur de revues." Si Buloz decide qu'il ne peut publier sans abimer le livre, je le chargerai de faire un bon traite pour Maurice avec Michel Levy: une edition in-octavo qui remplacerait le produit de la _Revue_ (l'ouvrage inedit a toujours plus de valeur), et de petit format ensuite. Que Maurice me laisse faire, et ne se tourmente pas: son roman a chance de succes et j'en tirerai le meilleur parti possible. Au reste, Buloz est bien dispose, il est charmant pour Maurice et declare lui trouver beaucoup de talent. Peut-etre a-t-il raison quant a la pruderie de ses abonnes; peut-etre aussi, en y reflechissant, reconnaitra-t-il ce que je lui ai deja dit: "Un roman de moeurs modernes est choquant lorsqu'il blesse les idees modernes; mais l'eloignement historique permet de choquer, car il n'impose pas une morale nouvelle, et le lecteur fait bon marche de personnages si differents de lui-meme." Sur ce, bonsoir, ma cherie; _bige_ bien Mauricot et Cocoton; ecris-moi de longues lettres, tu seras bien Gentille. [1] Raoul de la Chastre. DLXI A M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHATRE Palaiseau, 12 juillet 1864. Cher et bon ami, Je serais la plus tranquille et la plus contente du monde, si mon pauvre petit Marc n'etait malade a Guillery. Il a la dysenterie tres fort et je suis cruellement inquiete depuis quelques jours. Autrement tout allait bien: les enfants en humeur de voyager, et moi a meme enfin de me reposer un peu. Le pays ou nous sommes est delicieux; la petite habitation charmante, et pas d'importuns. Je m'y occupe de bon coeur et avec toutes mes aises. J'ai une excellente domestique et je suis _riche_, puisque les depenses, qui allaient a Nohant par billets de mille francs, sont ici dans la proportion de cent francs. J'aurai donc de quoi voyager quand le coeur m'en dira. Mais, aujourd'hui, mon coeur, serre par l'inquietude, ne me dit rien, sinon que j'aspire a la guerison du petit. Vous etes la bonte et l'obligeance memes, mon cher ami. Je vous remercie de votre sollicitude pour Nohant et je ferai ce que vous conseillerez. Certes je crois qu'un garde est utile. Mais ou en trouver un qui garde reellement? Quant a l'assurance, faites-la, c'etait convenu, et faites-la comme vous l'entendrez, avec la Compagnie que vous jugerez la meilleure. Rappelez-vous aussi, que le _gateur_ d'arbres contre lequel un garde me serait utile est mon fermier lui-meme, qui laisse ses metayers tenir des chevres, les mener dehors et permet d'ebrancher autrement qu'il n'est convenu. Tenez la main a ce qu'il en soit puni en ne recevant pas les arbres que je lui cede ordinairement pour son usage. Bonsoir et merci encore, mon bon Ludre. Vous ne venez donc pas a Paris? La premiere fois que vous y aurez quelque affaire, il faut venir diner avec nous. On peut arriver ici a six heures et repartir a neuf et a dix. Embrassez bien pour moi votre chere femme, et aimez-moi, comme je vous aime. GEORGE SAND. DLXII A MADAME LINA SAND, A GUILLERY Palaiseau, 14 juillet 1864. Ma pauvre cherie, J'ai ete bien inquiete hier de ne rien recevoir. Aujourd'hui, cher et cruel anniversaire! je recois ta lettre du 12, qui me tranquillise un peu; car, dans la journee d'hier et toute cette nuit, j'etais decouragee et desesperee. J'attends maintenant le telegramme promis... Ah! si vous pouviez me repondre: _Beaucoup mieux!_ je benirais encore ce 14 juillet, que je detestais ce matin. Ce qui est dechirant, c'est de penser a ce que souffre ce pauvre ange et a ce que vous souffrez, Maurice et toi, en le voyant souffrir. Prenez espoir et courage, mes pauvres chers enfants! Moi, j'en manque, je suis vieille et usee. Mais l'avenir est a vous. Surtout, ne sois pas malade a ton tour, ma petite cherie. Impossible d'elever des enfants sans inquietude, sans maladie, sans souffrance et sans danger. Le contraire serait un miracle. Mais quels jours amers a passer! Maurice, ne te decourage pas. Songe a soutenir les forces de ta Lina. Dieu, quel bonheur si vous me dites ce soir qu'il est mieux. J'ai mille livres de plomb sur le coeur. Ne me laissez pas sans nouvelles, ecrivez-moi, ne fut-ce qu'un mot. Le silence m'epouvante. Voici l'heure de la poste. Je vous embrasse et je vous aime. Onze heures du soir. Ma lettre a depasse l'heure de la poste. Je la rouvre, pour vous dire que j'ai recu le telegramme a six heures. A chaque coup de cloche, je suis folle. Enfin il y a du mieux! Beni soit le jour qui nous rend l'espoir. Si le mieux continue demain, nous pourrons respirer. Comme vous en avez besoin, mes pauvres enfants! DLXIII A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES Guillery, 16 juillet 1864. Cher ami, Je vous envoie mes pauvres enfants, ne pouvant les suivre en voyage; j'ai compte que Nimes serait encore l'endroit ou ils auraient le plus de consolations, puisque vous serez la, vous qui les aimez tant et si bien. Vous direz a Maurice tout ce qu'il faut lui dire, il vous ecoutera. Il a du courage; mais il a des moments d'exasperation qui reviennent. Vous les combattrez. Parlez-lui de sa petite femme, de l'avenir, de ma vieillesse a epargner. Tachez qu'ils ne soient pas malades. S'ils l'etaient, ecrivez-moi, j'accourrai. Adieu! Dans un instant, nous quittons cette fatale maison et nous partons ensemble pour Agen. Je vous embrasse de coeur. Donnez-nous du courage! G. SAND. DLXIV A M. LUDRE-GABILLAUD A LA CHATRE Palaiseau, 24 juillet 1864. Mon ami, Nous sommes brises: nous avons perdu notre enfant! Je suis partie avec un medecin mercredi soir pour Agen, d'ou j'ai couru sans respirer a Guillery. Le pauvre petit etait mort la veille au soir. Nous l'avons enseveli le lendemain et porte dans la tombe de son arriere-grand-pere, le brave pere de mon mari, a cote du premier enfant de Solange, mort aussi a Guillery. Un pasteur protestant de Nerac est venu faire la ceremonie, au milieu de la population catholique, qui est habituee a vivre cote a cote avec le protestantisme. Nous sommes repartis tous le soir meme pour Agen, ou mes pauvres enfants se sont trouves un peu plus calmes et ont pris du repos. Hier, a Agen, je les ai mis au chemin de fer pour Nimes. Ils eprouvent le besoin de voyager et je les y ai pousses. Il fallait combattre l'idee d'emporter ce pauvre petit corps a Nohant pour l'y ensevelir; et, vraiment, epuises comme ils le sont tous deux, c'etait de quoi les tuer. J'ai pu surmonter cette exaltation, obtenir le resultat que je viens de vous dire et les voir partir resignes et courageux. Dans quelques semaines, il viendront me rejoindre ici, et j'espere que leurs pensees se seront tournees vers l'avenir. Moi, je suis partie, laissant des epreuves a corriger et je suis revenue par l'express ce matin a cinq heures. Vous pensez qu'a mon age, c'est rude. Mais cette fatigue et cette depense d'energie m'ont soutenue au moral, et j'ai pu remonter l'esprit de ces pauvres malheureux. Le plus frappe est Maurice. Il s'etait acharne a sauver son enfant. Il le soignait jour et nuit sans fermer l'oeil. Il le croyait sauve; il m'ecrivait victoire. Une rechute terrible a fait echouer tous les soins. Enfin, il faut supporter cela aussi! Ne vous inquietez pas de nous. Le plus rude est passe. A present, la reflexion sera amere pendant bien longtemps. M. Dudevant a ete aussi affecte qu'il peut l'etre et m'a temoigne beaucoup d'amitie. Embrassez pour moi votre chere femme. Je sais qu'elle pleurera avec nous, elle qui etait si bonne pour ce pauvre petit.--Antoine dinait chez moi a Palaiseau le jour ou j'ai recu le telegramme d'alarme. Il a couru pour nous. Mais, malgre son aide et celle de M. Maillard, je n'ai pu partir le soir meme; l'express ne correspond pas avec Palaiseau. Adieu, mon bon ami; a vous de coeur. G. S. DLXV A MADAME SIMONNET, A MONGIVRAY, PRES-LA CHATRE Palaiseau, 24 juillet 1864. Ma chere enfant, Rene a du te dire comment nous sommes partis tout a coup pour Guillery. Nous voila revenus, laissant notre pauvre enfant dans la tombe de son arriere-grand-pere. Maurice et Lina, que j'ai embarques pour Nimes, ont ete bien soulages de me voir, et ils ont ecoute mes consolations avec un coeur bien tendre. Mais quelle douleur! Maurice, qui s'etait extenue a soigner son enfant et qui le croyait sauve! Je reviens brisee de fatigue; mais j'ai besoin de courage pour leur en donner, et je supporterai mon propre chagrin aussi bien que je pourrai. Ecris-leur a Nimes, chez Boucoiran, au _Courrier du Gard_. Ils vont voyager un mois pour se remettre et se secouer; mais ils auront leur pied-a-terre a Nimes et ils y recevront leurs lettres. J'ai oublie de donner leur adresse a Ludre; fais-la-lui savoir tout de suite. Ces temoignages d'affection leur feront du bien. Aussitot que je pourrai, j'ecrirai au ministre pour Albert, sois tranquille. Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta mere. G. SAND. DLXVI A MAURICE SAND, A NIMES Palaiseau, 25 juillet 1864. Mes enfants, J'attends impatiemment de vos nouvelles. Necessairement j'ai l'esprit frappe et j'ai besoin de vous savoir a Nimes, pres de notre bon Boucoiran, bien soignes, si vous etiez souffrants l'un ou l'autre. J'ai bien supporte le voyage; mais nous sommes beaucoup plus las aujourd'hui qu'hier, et je crains qu'il n'en soit de meme pour vous. Quand la volonte n'a plus rien a faire, on sent que le corps est brise. Toute la journee, j'ai corrige des epreuves[1]. Jugez si j'y avais la tete. Je relisais tout six fois sans comprendre, et c'est pour cette corvee que je vous ai quittes si vite; car la _Revue_ etait bouleversee et j'ai recu aujourd'hui quatre epreuves revenant de Nohant, de Nerac, etc. Louis Buloz est venu m'aider a terminer. J'ai marche un peu ce soir; mais je pleure en marchant, en dormant, en travaillant, et la moitie du temps sans penser a rien, comme en etat d'idiotisme. Il faut laisser faire la nature. Elle veut cela. Mais combattez l'amertume, mes pauvres enfants. Ayez le malheur doux, et n'accusez pas Dieu. Il vous a donne un an de bonheur et d'espoir. Il a repris dans son sein, qui est l'amour universel, le bien qu'il vous avait donne. Il vous le rendra sous d'autres traits. Nous aimerons, nous souffrirons, nous espererons, nous craindrons, nous serons pleins de joie, de terreurs, en un mot nous vivrons encore, puisque la vie est comme cela un terrible melange. Aimons-nous, appuyons-nous les uns sur les autres. Je vous embrasse mille fois. Maillard va s'occuper et s'occupe deja de vous chercher un gite qui nous rapproche. Ecrivez un petit mot amical a lui et a Camille Leclere[2], dans quelques jours. Suivez ses prescriptions, reprenez vos forces et remettez-vous l'esprit avant de travailler de nouveau pour l'avenir. Soignez-vous l'un l'autre au moral et au physique. Et, si l'ennui ne diminue pas la-bas, revenez ici. Parlez-moi de vous, de vos courses; mais, si vous n'avez pas le temps pour les details, donnez-moi au moins de vos nouvelles en deux mots. Cela m'est bien necessaire pour me remonter! Ne vous navrez pas a ecrire notre malheur. J'avertirai tout le monde, on vous ecrira. [1] Les epreuves de _la Confession d'une jeune fille_. [2] Docteur-medecin. DLXII A M. NOEL PARFAIT, A PARIS Palaiseau, vendredi, juillet 1864. Eh bien, mon cher parrain[1], avez-vous lu le roman _terrible_[2]? Puis-je savoir votre avis? Viendrez-vous en causer avec moi, en acceptant mon petit diner de Palaiseau; ou, si vous n'avez pas le temps, irai-je a Paris le jour que vous m'indiquerez? Je voudrais bien connaitre votre jugement, o juge impeccable, et pouvoir m'y appuyer. Pardonnez-moi mon impatience, et comprenez-la. A vous de coeur. GEORGE SAND. [1] Noel Parfait et Alexandre Dumas fils avaient ete les parrains de George Sand, lors de son admission dans la Societe des auteurs dramatiques. [2] _Raoul de la Chastre_, roman de Maurice Sand, que la _Revue des Deux-Mondes_ refusait de publier sous pretexte d'immoralite. DLXVIII A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS Palaiseau, 4 aout 1864. Nous avons perdu notre pauvre enfant! Je suis arrivee a Guillery pour l'ensevelir. J'ai emmene Lina et Maurice a Agen. Je les ai mis en chemin de fer pour Nimes. Ils ont besoin de voyager un peu, ils sont aussi courageux que possible. Mais quel coup! J'ai fait trois a quatre cents lieues en trois jours; j'arrive, je n'en peux plus. Ne venez pas me voir encore, mais ecrivez-leur. Que Nancy surtout ecrive a Lina. Je vous embrasse. G. SAND. Ils sont a Nimes chez Boucoiran, au _Courrier du Gard._ DLXIX A MAURICE SAND, A CHAMBERY Palaiseau, 6 aout 1864 Mes enfants, Je suis contente de vous savoir arretes quelque part dans un beau pays. Vous avez donc vu ma chere cascade de Coux, celle que Jean-Jacques Rousseau declarait une des plus belles qu'il eut vues? C'est la que se passe une scene de _Mademoiselle La Quintinie_. Vous aimez la Savoie, n'est-ce pas? Buloz vous fera voir ses petits ravins mysterieux et ses enormes arbres. C'est un endroit superbe, que sa propriete, et tout alentour il y a des promenades charmantes a faire. Il faut voir mon chateau de _Mademoiselle La Quintinie_: il s'appelle en realite _Bourdeaux_, et, de la, vous pouvez monter a la Dent-du-Chat. J'ai vu Calamatta, qui m'a dit que la course de taureaux dans les Arenes de Nimes etait vraiment un beau spectacle, tres emouvant, et que cela vous avait distraits et impressionnes tous les trois; il se porte bien, lui, et compte rester quelque temps a Paris. Avez-vous recu mes lettres adressees a Nimes, et une a l'hotel de _France_ de Chambery? Reclamez-la. Je te parlais, Mauricot, de l'opinion de Buloz, qu'il ne faut pas prendre absolument au pied de la lettre. Qu'il juge de ce qui convient a sa _Revue_, a la bonne heure; mais, quand il voit du danger a toute espece de publication de ce roman, il s'exagere evidemment la chose, et, d'ailleurs, il n'est pas juge en dernier ressort; et il faut qu'il te rende ton roman ou je lui dirai de me le renvoyer. Je l'ai donne a lire a Noel Parfait, qui saura bien nous dire s'il y a danger reel et complet. Buloz te dit d'attendre. Attendre quoi? Ce n'est pas une solution, puisqu'il ne change pas d'avis. Au reste, ne t'en tourmente pas pour le moment. Je ne laisserai pas dormir cela; je suis sure que Buloz est tres gentil pour nous, et son intention, quant au roman, est bonne et sincere. Je te disais, dans mes autres lettres, que nous ne trouvions rien autour de nous qui put realiser ton desir d'un grand jardin avec maison, pour trente mille francs. Il faudra voir toi-meme. Marchal explore Brunoy. Mais tout s'arrangera, quand vous serez ici, surtout si vous voyagez un peu pour gagner la fin de la saison. Je me porte bien; il est a peu pres decide qu'on va jouer _le Drac_ au Vaudeville: la nouvelle version, avec Jane Essler pour _le Drac_, Febvre pour _Bernard_, lequel Febvre est en grand progres et grand succes. Je vous _bige_ mille fois tout deux. Distrayez-vous, ne pensez a rien. "Quand vous ecrirez a Maurice, me dit Dumas fils, faites-lui mes amities; il n'a pas besoin que je lui ecrive pour savoir la part que je prends a son chagrin." DLXX A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES Palaiseau, 6 aout 1864. Cher ami, Mes enfants m'ont ecrit que vous aviez ete pour eux un vrai papa, que vous les aviez soutenus, plaints, consoles, distraits, et qu'enfin ils vous aimaient tendrement et n'oublieraient jamais l'affection que vous leur avez temoignee. Je savais bien qu'il en serait ainsi et je suis contente qu'ils aient passe pres de vous ces premiers cruels jours. J'ai vu Calamatta, qui m'a dit la meme chose, et que lui et les enfants avaient ete tres saisis et impressionnes par les taureaux et les Arenes. Je ne vous remercie pas, cher ami, d'avoir mis tout votre coeur a soulager celui de mes pauvres enfants, mais vous savez si j'apprecie votre immense bonte et votre immense attachement. Je vous embrasse de coeur. G. SAND. DLXXI A M. CHARLES PONCY, A TOULON Palaiseau, 26 aout 1864. Cher ami, Pendant que vous etiez dans la fatigue et dans l'angoisse, nous etions dans le desespoir. Nous avons perdu notre cher petit Marc, si joli, si gai, si vivant, et qui venait d'atteindre son premier anniversaire!--Maurice et sa femme avaient ete voir mon mari, pres de Nerac. L'enfant y a ete pris de la dysenterie, et il y est mort apres douze jours de souffrances atroces. Je le croyais sauve; j'avais tous les jours un telegramme et je ne m'inquietais plus, quand la nouvelle _du plus mal_ est arrivee. Je suis partie pour Nerac. Nous sommes arrives pour ensevelir notre pauvre enfant, emmener les parents desoles et leur rendre un peu de courage. Ils ont ete, en effet, depuis, passer quelques jours pres de Chambery, chez M. Buloz. Maintenant, ils sont a Paris, occupes d'acheter, non loin de moi, une maisonnette, pour etre a portee des occupations de Paris, sans habiter Paris meme. Moi, j'habite decidement Palaiseau, ou je me trouve tres bien et parfaitement tranquille. C'est un _Tamaris_ a climat doux, aussi retire, mais a deux pas de la civilisation. Je n'ai a me plaindre de rien. Mais quel fonds de tristesse a savourer!... Cet enfant etait tout mon reve et mon bien.--Encore, passe que je souffre de sa perte; mais mon pauvre Maurice et sa femme! Leur douleur est amere et profonde. Ils l'avaient si bien soigne! Enfin, ne parlons plus de cela. Vous voila triomphant d'avoir sauve votre chere fille. Embrassez-la bien pour moi et pour nous tous. Nous allons courir ce mois prochain, avec Maurice et Lina, un peu partout, avant de prendre nos quartiers d'hiver. Mais, comme nous n'allons pas loin, si vous venez a Paris, j'espere bien que nous le saurons a temps pour nous rencontrer. Il faudra vous informer de nous, rue des Feuillantines, 97, ou nous avons un petit pied-a-terre. Merci de votre bon souvenir pour Marie. Elle est a Nohant en attendant que Maurice et sa femme s'installent par ici. C'est a eux qu'en ce moment elle est necessaire. Bonsoir, chers enfants. Que le malheur s'arrete donc et que la sante, le courage et l'affection soient avec vous. A vous de coeur. DLXXII A M. BERTON PERE, A PARIS Palaiseau, septembre 1861. Mon cher enfant, J'etais tellement commandee par l'heure du chemin de fer, ce matin, que je n'ai pas fait retourner mon fiacre pour courir apres vous. J'aurais pourtant voulu vous serrer la main et vous dire mille choses que je n'ai pu vous ecrire. D'abord M. de la Rounat avait completement disparu dans ses villegiatures de l'ete, et je n'ai pu avoir de lui un mot d'explication. Ensuite un cruel malheur m'a frappee. Mon fils a perdu son enfant. J'ai ete dans le Midi, et puis en Berry. J'ai pense a _Villemer_ et revu La Rounat presque a la veille de la reprise, que je ne croyais pas si prochaine. J'ai eu enfin le recit de ses peripeties a propos de vous, et je l'ai eu trop tard pour rien changer a ses resolutions, puisque vous etiez en pleine _Sonora_[1] et qu'il faisait repeter M. Brindeau. Le resultat final, c'est que M. Brindeau a tres bien joue; mais ce n'etait pas une preoccupation egoiste qui me faisait reclamer la connaissance des faits anterieurs a son engagement. Je tenais bien plutot a ne pas avoir ete, a mon insu, prise pour complice d'une _infidelite_ envers vous, a qui nous avons du un si beau succes. Apres beaucoup de details trop longs a retrouver, La Rounat m'a donne sa parole d'honneur qu'au moment ou il avait engage Brindeau, M. Harmant lui avait absolument refuse de vous rendre votre liberte, en lui demontrant par _a_ plus _b_ que cela etait impossible. J'ai cette affirmation depuis si peu de temps, que je n'ai pu vous l'ecrire. Elle etait, d'ailleurs, assez inutile. Ce a quoi je tenais, c'est a vous dire qu'on avait tout fait sans me consulter et sans me mettre a meme de vous dire mes regrets et mes remerciements. Mais vous n'avez pas doute de moi, j'espere, dans tout cela, et je compte bien que nous livrerons encore ensemble quelque serieuse bataille. Merci de tout coeur pour la derniere, et, quand vous aurez une matinee a perdre, venez (en me prevenant toutefois un jour d'avance) me voir a Palaiseau. Vous me ferez un vrai plaisir. A vous, G. SAND. [1] Berton venait de jouer _les Pirates de la Savane_. DLXXIII M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHATRE Palaiseau, octobre 1864. Cher ami, Je vous reponds tout de suite pour le conseil que Maurice vous demande. Du moment qu'ils ont franchi courageusement cette grande tristesse de revenir seuls a Nohant, ce qu'ils feront de mieux, ces chers enfants, c'est d'y vivre, tout en se reservant un pied-a-terre a Paris, ou ils pourront aller de temps en temps se distraire. S'ils organisent bien leur petit systeme d'economie domestique, ils pourront aussi faire de petites excursions en Savoie, en Auvergne et meme en Italie. Tout cela peut et doit faire une vie agreable; car j'irai les voir a Nohant, et il faut esperer qu'il y aura bientot une chere compagnie: celle d'un nouvel enfant. Il n'en est pas question; mais, quand leurs esprits seront bien rassis, j'espere qu'on nous fera cette bonne surprise. Alors il y aura necessairement deux ans a rester sedentaire pour la jeune femme; ou sera-t-elle mieux qu'a Nohant pour elever son petit monde? Je vois bien maintenant, d'apres leur incertitude, leurs besoins de bien-etre, leurs projets toujours inconciliables avec les necessites et les depenses de la vie actuelle, qu'ils ne sauront s'installer, comme il faut, nulle part. Ils peuvent etre si bien chez nous, en reduisant la vie de Nohant a des proportions moderees et avec le surcroit de revenu que je leur laisse! Si mes arrangements avec les domestiques ne leur conviennent pas, ils seront libres, l'annee prochaine, de m'en proposer d'autres et je voudrai ce qu'ils voudront. Qu'ils tatent le terrain, et, a la prochaine Saint-Jean, ils sauront a quoi s'en tenir sur leur situation interieure. Apres moi, ils auront, non pas les ressources journalieres que peut me creer mon travail quand je me porte bien, mais le produit de tous mes travaux; ce qui augmentera beaucoup leur aisance, et, comme ils n'ont pas a se preoccuper de l'avenir, ils peuvent depenser leurs revenus sans inquietude. Je sais qu'il y a pour Maurice un grand chagrin de coeur et un grand mecompte d'habitudes a ne m'avoir pas toujours sous sa main pour songer a tout, a sa place. Mais il est temps pour lui de se charger de sa propre existence, et le devoir de sa femme est _d'avoir, de la tete_ et de me remplacer. N'est-ce pas avec elle qu'il doit vieillir, et comptait-il, le pauvre enfant, que je durerais autant que lui? Attirez leur attention et provoquez leur conviction sur cette idee, que, pour que je meure en paix, il faut que je les voie prendre les renes et mener leur attelage. Ce qui etait n'etait pas bien, puisqu'ils n'en etaient pas contents et qu'ils m'en faisaient souvent l'observation. J'ai change les choses autant que j'ai pu dans leur interet, et je suis toujours la, prete a modifier selon leur desir, mais a la condition que je n'aurai plus la responsabilite de ce qui ne realisera pas un ideal qui n'est point de ce monde. Je m'en remets a votre sagesse et aussi a votre adresse de coeur delicat pour calmer ces chers etres, que vous aimez aussi paternellement, et pour les rassurer sur mes sentiments, qui sont toujours aussi tendres pour eux. A vous de coeur, cher ami. Quand venez-vous a Paris? Prevenez-moi des a present, si vous pouvez; car, toutes affaires cessantes, je veux vous voir a Palaiseau et ne pas me croiser avec vous. Tendresses a votre femme. Parlez-moi d'Antoine, que j'embrasse de tout mon coeur. G. SAND. DLXXIV A MAURICE SAND, A NOHANT Palaiseau, 24 octobre 1864. Cher enfant, Voila la pluie, et, si elle dure quelques jours, j'interromprai mes plantations et j'irai vous embrasser. J'aurais mieux aime les finir et rester plus longtemps avec vous. Si tu as la tete cassee de chercher, je t'offre la pareille; car j'essaye de tirer une piece, soit de _Germandre_ pour le Vaudeville, soit de _Mont-Reveche_ pour l'Odeon, et je vas de l'une a l'autre, ecrivant, effacant, sans savoir encore par laquelle je commencerai; et peut-etre, en somme, ne ferai-je ni l'une ni l'autre. Ce sont des douleurs d'enfantement, et il faut-bien passer par la. Si on n'en sort pas vite, il faut se secouer, aller faire une bonne promenade, et, s'il pleut, lire un ouvrage de science qui vous arrache tout a fait a la fatigue du cerveau; car il ne faut pas commencer fatigue. Voila mon hygiene, et je sors de ces crises habituellement avec succes ou du moins avec plaisir. Quelquefois aussi, apres plusieurs essais pour s'en distraire et s'y remettre, on reconnait que le sujet ne vaut rien ou qu'on n'est pas propre a s'en servir. On y renonce. On a perdu du temps, c'est vrai; mais il n'est pas perdu, en ce sens qu'on a _reguise_ l'instrument cerebral qui sert a composer, et il fonctionne mieux ensuite pour un autre sujet. Rappelle-toi qu'avant de faire _Raoul_, tu voulais faire _le Deluge_. J'ai bien commence cent romans que j'ai abandonnes; et ca ne doit pas decourager, a moins qu'on ne soit _feignant_; mais il faut compter sur l'inspiration, qui ne se commande pas et qui n'est point une intervention miraculeuse de _la muse_, mais bien un _etat_ de notre etre, un moment de bonne harmonie complete entre le physique et le moral. Ce moment n'arrive guere quand on le cherche avec trop d'effort, parce que le corps en souffre et refuse au cerveau ses forces vitales. C'est pourquoi je te dis de faire comme moi. Ca ne va pas? Allons-nous promener, oublions, dormons; ca viendra demain au moment ou je n'y penserai plus. J'ai quelquefois trouve ce que je cherchais la veille, en cherchant autre chose le lendemain. DLXXV A M. EDOUARD, RODRIGUES, A PARIS Palaiseau, vendredi soir, 29 octobre 1864. Cher ami, Je ne sors pas de mon petit jardin, ou je fais planter et deplanter, et je n'ecris guere, c'est vrai! figurez-vous tous les preparatifs indispensables pour une installation d'hiver, et plus la maison est petite! plus il est difficile d'y etre bien sans de grands soins. Nous arriverons a y avoir chaud; il est bien necessaire de n'avoir pas les doigts engourdis pour griffonner. Je me plais on ne peut plus dans ce petit coin. Pourtant je, vais passer quinze jours aupres de mes pauvres enfants a Nohant. Ils ne s'y habituent guere sans moi, surtout sous le coup de ce chagrin encore si saignant de la perte du pauvre petit. Comme vous me lisez souvent, cher ami! Je suis toute honteuse-et tout effrayee, moi qui ne me relis que contrainte et forcee! J'ai peur que vous ne vous degoutiez de cet ecrivain trop, fecond! Il m'amuse si peu, que, ayant a faire une piece qu'on me demande, avec _Mont-Reveche,_ je n'ai pas le courage de relire le livre! A vous. G. SAND, DLXXVI A MADAME LINA SAND, A NOHANT Palaiseau, novembre 1864. Ma belle Cocote, Tu es bien gentille d'etre _sage_ et mieux portante. Si je t'ai donne du courage, c'est en ayant celui de ne pas te parler de mon propre chagrin. L'oublier et en prendre son parti est impossible; mais vivre quand meme pour faire son devoir, pour consoler ceux qu'on aime et les aider a vivre, voila ce qui est commande par le coeur. La philosophie, la religion meme sont par moments insuffisantes; mais, quand on aime, on doit avoir la douleur bonne, c'est-a-dire aimante. Aide donc ton Bouli a moins souffrir; et a se fortifier par le travail et l'esperance d'un meilleur avenir. Il peut etre encore si beau pour vous deux, sous tous les rapports! Ne le gatez pas parle decouragement. La destinee et le monde abandonnent ceux, qui s'abandonnent eux-memes. Moi, j'ai bon espoir pour la piece; Bouli te donnera tons les details que je lui ecris. Je suis desolee que tu aies commande un chapeau, je t'en envoie trois: un chapeau, une toque et un chapeau rond; c'est-tout ce qui se porte, et a volonte, selon qu'il fait chaud, froid ou doux: _modes de cour_, rien que ca! La loque est, selon moi, un bijou; le chapeau noir et rose, tout ce qu'il y a de plus distingue pour faire des visites, quand il gele. Je regrette mes pauvres pigeons blancs. Il y a certainement une fouine ou une belette ou un rat qui les menace. Peut-etre une chouette dans l'arbre; il faudrait deplacer leur maisonnette et la mettre contre un mur. Si les petites poules et les faisans vous ennuient, donnez les poules a Leontine et les faisans a Angele, ou a madame Duvernet, ou a madame Souchois. Je crois que c'est encore celle-ci qui endura le plus de soin et a qui ca fera le plus de plaisir. J'ai vu madame Arnould-Plessy, qui m'a chargee de t'embrasser. Dumas se marie decidement avec madame Narishkine. Je vas me remettre a _Mont-Reveche_ et faire planter mon jardin. Rien de nouveau d'ailleurs. Je n'ai pas eu le courage d'aller voir ta maman et je n'ai pas voulu la faire venir, souffrante et par ce temps de Siberie. Il faut laisser passer ca. Je me payerai de ne pas faire de visites de jour de l'an, et on ne m'en fera pas, Dieu merci. Je plaindrais ceux qui en auraient le courage! On me dit qu'a Palaiseau l'hiver se fait plus _a la fois_ que chez nous et que les gelees de mai, si desastreuses dans le Berry, sont tout a fait exceptionnelles. C'est ce qui m'explique que les environs de Paris ont presque toujours des fruits. Au reste, nous verrons bien. Je te _bige_ quatorze mille fois; donnes-en un peu a ton Bouli. Je ne veux pas encore m'interesser au _roman antediluvien_. Je veux qu'il pense a sa piece, c'est la grosse affaire. Ca reussira ou non, mais ca doit etre _tente_. DLXXVII A M. PHILIBERT AUDEBRAND Paris, 23 decembre 1864. Je viens, monsieur, vous demander un leger service, votre bienveillance ne me le refusera pas. Pour beaucoup de raisons qui ne vous interesseraient nullement et qui seraient longues a dire, il m'importe personnellement de ne pas laisser publier trop d'erreurs sur mon compte. On vous a completement trompe en vous disant que je faisais batir _des villas_. Ma position est des plus modestes et je n'ai pu seulement avoir l'idee qu'on me prete. Comme la chose par elle-meme est bien peu interessante pour le public, ayez l'obligeance d'ecrire vous-meme deux lignes de rectification. Je vous en serai reconnaissante. GEORGE SAND. DLXXVIII A M. FRANCIS MELVIL, A PARIS Paris, 23 decembre 1864. Monsieur, J'ai recu ces jours-ci votre lettre du 7 novembre, apres une absence de six semaines et plus. Tout ce que je peux faire pour vous, c'est d'engager la personne chargee dans la maison Levy de l'examen des manuscrits, a prendre connaissance du votre le plus tot possible. Quant a influencer le jugement d'un editeur sur les conditions de succes d'un ouvrage, c'est la chose impossible. Ils vous repondent avec raison, que, ayant a faire _les frais_ de la publication, ils sont seuls juges _du debit_. Ce sont la des raisons prosaiques, mais si positives, que, apres avoir essaye _plusieurs centaines de fois_ de rendre des services analogues a celui que vous reclamez de moi, j'ai reconnu la parfaite inutilite de mes instances. Il n'y aurait donc pour vous aucun avantage a ce que je prisse connaissance de votre manuscrit; et comment d'ailleurs pourrais-je le faire? J'ai des armoires pleines de manuscrits qui m'ont ete soumis, et ma vie ne suffirait pas a les lire et a les juger. Les editeurs sont encore plus encombres; mais ils ont des fonctionnaires competents qui ne font pas autre chose et qui, tot ou tard, distinguent les ouvrages de merite. Soyez donc tranquille: si les votres sont bons, ils verront le jour. La personne qui fait cet examen chez MM. Levy est impartiale et capable. L'interet des editeurs repond de votre cause si elle est bonne. Agreez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. DLXXIX A M. EDOUARD DE POMPERY, A PARIS Paris, 23 decembre 1864. Cher monsieur, Je n'ai encore pu lire votre livre. Je ne fais pas de mon temps ce qui me plait; mais j'ai lu l'article de la _Revue de Paris_ et je ne serai pas parmi vos contradicteurs. Je pense comme vous sur le role que la logique et le coeur imposent a la femme. Celles qui pretendent qu'elles auraient le temps d'etre deputes et d'elever leurs enfants ne les ont pas eleves elles-memes; sans cela, elles sauraient que c'est impossible. Beaucoup de femmes de merite, excellentes meres, sont forcees, par le travail, de confier leurs petits a des etrangeres; mais c'est le vice d'un etat social qui, a chaque instant, meconnait et contrarie la nature. La femme peut bien, a un moment donne, remplir d'inspiration un role social et politique, mais non une fonction qui la prive de sa mission naturelle: l'amour de la famille. On m'a dit souvent que j'etais arrieree dans mon ideal de progres, et il est certain qu'en fait de progres l'imagination peut tout admettre. Mais le coeur est-il destine a changer? Je ne le crois pas, et je vois la femme a jamais esclave de son propre coeur et de ses entrailles. J'ai ecrit cela maintes fois et je le pense toujours. Je vous fais compliment des remarquables progres de votre talent, la forme est excellente et rend le sujet vivant et neuf, en depit, de tout ce qui a ete dit et ecrit sur l'eternelle question. Bien a vous. GEORGE SAND. DLXXX A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS Palaiseau, 31 decembre 1864. Mademoiselle, Le recit que vous me faites m'a vivement touchee; ce que j'y vois surtout, c'est votre immense bonte, c'est votre vie entiere consacree a faire des heureux ou des _moins malheureux_. Comment, avec cette ame pleine de tendres souvenirs, et cette conscience d'avoir fait tant de bien, pouvez-vous etre triste et decouragee? c'est vraiment douter de la justice divine. Et justement vous ne croyez pas aux peines eternelles! que craignez-vous donc de Dieu? est-ce que son appreciation de nos fautes peut etre jugee par nous et mesuree selon nos idees? Je me suis dit bien souvent, quand je me suis vue forcee de reprendre les autres, de gronder un enfant, et meme d'enfermer un animal: "Certes Dieu n'est pas _juste_ a notre maniere. S'il connaissait la necessite de chatier, de reprimer, de punir, il serait malheureux; son coeur serait brise a toute heure; les larmes et les cris des creatures navreraient sa bonte. Dieu ne peut pas etre malheureux; donc, nos erreurs n'existent pas comme un mal devant lui. Il ne reprime pas meme les criminels les plus odieux; il ne punit pas meme les monstres. Donc, apres la mort, une vie eternelle, entierement inconnue, s'ouvre devant nous. Quelle qu'elle soit, notre religion doit consister a nous y fier entierement; car Dieu nous a donne l'esperance et c'etait nous faire une promesse. Il est la perfection: rien des bons instincts et des nobles facultes qu'il a mis en nous ne peut mentir." Vous savez tout cela aussi bien que moi, et vous vous rendez bien compte de l'etat maladif qui fait naitre vos terreurs et vos doutes. Je crois, mademoiselle, que votre devoir est de les combattre, et de traiter votre maladie morale tres serieusement: c'est un devoir religieux auquel vous devez vous soumettre. Vous n'avez pas le droit de laisser deteriorer votre intelligence, pas plus que votre sante. Ouvrage de Dieu, nous devons nous conserver purs de chimeres et d'insanites. Allez donc vivre ailleurs qu'a Angers, dont le sejour vous rejette dans le delire. Allez n'importe ou; pourvu que vous y ayez le theatre et la musique, puisque vous en ressentez un si grand bien. Faites cela par amitie pour ceux qui ont de l'amitie pour vous, faites-le aussi pour votre conscience, qui vous defend l'abandon de vous-meme. Agreez tous mes sentiments affectueux et devoues. GEORGE SAND. DLXXXI A M. LADISLAS MICKIEWICZ, A PARIS Paris, 11 janvier 1865. Monsieur, J'ai recu le bel ouvrage de M. Zaleski, et je vous prie de lui en temoigner ma gratitude et ma satisfaction. J'ai recu aussi les ouvrages que vous avez publies et que vous avez bien voulu m'envoyer. Je suis touchee de votre souvenir et je n'ai pas besoin de vous dire que je sais apprecier votre talent d'ecrivain et l'ardeur de votre patriotisme. Je regrette de n'avoir, dans cette question palpitante, aucune lumiere a laquelle j'ose me livrer entierement. Je vois un conflit terrible entre des hommes qui ont tous combattu pour leur patrie, ou que le malheur a tous frappes, et qui se reprochent mutuellement ce commun desastre: c'est l'histoire de tous les desastres! En France, nous avons ete divises aussi par la defaite; et quelle force, quelle sagesse il faut avoir, dans ces moments-la, pour ne pas se maudire et s'accuser les uns les autres! Il faudrait, pour prononcer, etre initie tout a coup aux clartes que l'histoire seule pourra tirer des faits divers mis en presence. Je ne me suis pas sentie autorisee a instruire, dans ma pensee et dans ma conviction, ces grands proces politiques, ou tant de details sont a controler, tant d'accusations a verifier soi-meme. Il y faudrait toute une vie exclusivement consacree a l'enquete immense que l'avenir seul pourra mettre sous nos yeux. Vous etes bien jeune pour ce travail d'exploration! et ne craignez-vous pas de vous tromper? Des appels a l'indignation publique contre telle ou telle figure historique n'ont-ils pas le danger de desaffectionner de l'oeuvre commune? Ils consternent un peu ma conscience, je vous le confesse, et je n'ose vous dire que vous faites bien de montrer les plaies de la Pologne avec cette absence de menagement. Je n'ose pas non plus vous dire que vous faites mal; car vous obeissez a l'emportement d'une passion vraie, et, comme tout ce qui arrive doit servir a tout ce qui doit arriver, peut-etre faut-il que vous accomplissiez la rude tache que vous vous imposez. La verite ne se fait qu'avec ce qui la provoque; car, d'elle-meme, elle est paresseuse a se montrer, et tant d'obstacles sont entre Dieu et nous! Agreez, monsieur, l'expression de ma sollicitude _quand meme_, et _parce que_. GEORGE SAND. DLXXXII A M. NEPFTZER, DIRECTEUR DU _TEMPS_, A PARIS Palaiseau, 12 janvier 1865. Il est piquant sans doute de se reveiller en apprenant, par la voie des journaux, des nouvelles de soi-meme, nouvelles que l'on ignorait completement. J'apprenais ainsi, il y a quelques jours, que j'avais achete un terrain et que j'allais y faire batir un hotel tres curieux et tres original. Cette fortune venue en reve ne me fachait pas; mais la construction de l'hotel ainsi annoncee m'embarrassait beaucoup. Je ne suis pas architecte et je n'aime pas a batir. Aussi, en me frottant les yeux, me suis-je trouvee fort aise de n'avoir pas le moindre capital a placer et de ne pas etre forcee de tenir les promesses du journal a ses abonnes. Il a ete annonce aussi dans plusieurs journaux que je faisais pour l'Odeon une piece tiree de mon roman de _Valvedre_, chose a laquelle je n'ai jamais songe. Enfin voici _le Temps_ qui va envoyer bien des visiteurs se casser le nez a ma porte, en annoncant mon arrivee a Paris. Il parait que le but de mon installation a Paris est d'assister aux repetitions d'une piece que mon fils a presentee a l'Odeon. Comme toutes ces nouvelles n'ont rien de malveillant, j'espere que les redacteurs voudront bien comprendre qu'elles peuvent mettre, dans la vie des gens quelconques, certains quiproquos embarrassants et leur faire ecrire a leurs amis et connaissances mystifies beaucoup de lettres inutiles. Je leur en demande donc la rectification benevole. Je n'ai pas gagne a la loterie, je ne fais rien batir, je fais une piece dont le titre n'est pas fixe et dont le sujet n'est pas tire de _Valvedre_. Mon fils n'a pas fait de piece pour l'Odeon, et, quand il sera en repetition, il s'en occupera lui-meme. Enfin, je ne suis pas a Paris, et il n'y a absolument rien, dans ma vie, qui offre le moindre interet de nouveaute et de curiosite au public parisien. GEORGE SAND DLXXXIII A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE Palaiseau, 15 janvier 1865. Cher ami, Combien je suis touchee de tout ce que vous m'ecrivez! Vos souffrances, votre courage invincible, votre affection pour moi, voila bien des sujets de douleur et de joie. Vous vous etes cramponne a l'exil, et il a bien fallu vous admirer, malgre les prieres et les regrets. Mais, si vous avez eu un moment de sante suffisante, comme Nadar me le disait, pourquoi n'en avoir pas profite pour chercher, ne fut-ce que momentanement, un climat meilleur pour vous? Vous parlez si peu de vous-meme, vous faites si bon marche de votre mal, qu'on ne sait pas ce qui peut l'alleger. Pour ma part, j'ai une foi, c'est qu'il n'y a pas de maladies incurables. La medecine avancee commence a le croire; moi, je l'ai toujours cru, et je me dis que c'est un devoir envers l'avenir, envers l'humanite, de vouloir guerir. J'ai eu, il y a quatre ans, une fievre typhoide: il m'est reste une maladie de l'estomac qui a dure trois ans et qui etait qualifiee de _chronique_. M'en voila guerie, mais aussi je l'ai voulu. Et, pourtant, croyez bien que je pourrais dire avec vous: _Ma vie a ete triste!_ Elle a ete, elle sera toujours pleine d'atroces dechirements, et mon fonds de gaiete interieure ne me preserve pas des accablements complets. J'ai perdu, l'ete dernier, mon petit Marc, l'enfant de Maurice et de sa gentille compagne, la fille de Calamatta. Le pauvre petit avait un an, il etait ne le 14 juillet; le jour de son premier anniversaire, son agonie a commence. Il etait joli et intelligent deja. Quelle douleur! nous n'en sommes pas encore revenus; et, pourtant, je demande, je _commande_ un autre enfant; car il faut aimer, il faut souffrir, il faut pleurer, esperer, creer, _etre_; il faut vouloir enfin, dans tous les sens, divin et naturel. Mes pauvres enfants ne me repondent encore que par des larmes; ils ont trop aime ce premier enfant, ils craignent de ne pas aimer le second; ce qui prouve, helas! qu'ils l'aimeront trop encore! mais peut-on se dire qu'on limitera les elans du coeur et des entrailles? Vous me dites, ami, que vous me comparez quelquefois a la France; je sens du moins que je suis Francaise, a cette conviction souveraine, qu'il ne faut pas compter les chutes, les blessures, les vains espoirs, les cruels ecrasements de la pensee, mais qu'il faut toujours se relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son coeur accroches a toutes les ronces du chemin, et aller toujours a Dieu avec ce sanglant trophee. Me voila loin de mon sermon sur la sante; pourtant, j'y reviens naturellement. Votre vie est precieuse, quelque brisee ou dechiree qu'elle soit. Faites donc tout au monde pour _nous_ la garder. Adieu, ami; je vous aime. Maurice aussi, lui! GEORGE SAND. DLXXXIV A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME) A PARIS Palaiseau, 7 fevrier 1865. Voila votre victoire annoncee dans les journaux, mon grand ami! C'est un beau soleil d'Austerlitz que ce jour brumeux de fevrier. Il ne fera pas brailler tant de trompettes, mais on en celebrera plus longtemps l'anniversaire. C'est votre oeuvre, on le saura et on s'en souviendra. Moi, je n'oublierai pas que vous avez passe avec nous, dans un petit coin, la soiree apres ce beau combat, et, en vous ecoutant, j'aurais oublie les heures; je crains que nous n'ayons abuse de votre bonte, nous qui n'avons rien de mieux a faire que de vous entendre, tandis que, vous, vous avez tant de grandes et bonnes choses a accomplir. Le bonheur est une abstraction en meme temps qu'une realite, quoi qu'en disent les philosophes. Durable et certain a l'etat d'_ideal_ pour qui en connait la vraie et haute nature, il est _momentane_ et puissant a l'etat de _realite_, quand les faits servent l'ideal. Donc, portant en vous la vraie notion du bonheur, qui est de le repandre et de le donner, vous en savourez quelquefois la sensation, quand les faits obeissent a votre ardente et genereuse volonte. Soyez donc heureux, puisque le bonheur est une conquete et que vous venez de gagner une belle bataille. Les jours de degout et de fatigue reviendront. Le bonheur a l'etat de realite complete n'est pas une chose permanente pour l'homme; mais il vous restera a l'etat d'ideal, augmente du souvenir des victoires; et la morale de ceci est qu'il faut combattre toujours pour augmenter votre tresor de force et de foi. La reconnaissance des hommes, ce qu'on appelle la gloire n'est qu'une consequence, un accessoire peut-etre! vous l'aurez. Mais votre but est plus eleve. Vous n'etes pas pour rien de la race ambitieuse du bien, qui lutte en ce siecle contre la race ambitieuse d'argent. Vous avez des forces a depenser, c'est deja un bonheur que d'etre riche en ce sens-la. J'ai recu vos invitations en regle; merci de votre bon souvenir. Mais me voila au coin du feu avec la grippe, et, pour quelques jours, je lutterai sans grand effort contre la fievre. Ce ne sera rien; je penserai a vous et je parlerai de vous, ayant aupres de moi quelqu'un qui ne demande que cela. Avez-vous pense, en vous en allant tout seul, a pied, depuis le Pantheon, les mains dans vos poches, au clair de la lune, que, dans cent ans d'ici, la France, le monde par consequent vivrait, grace a vous, d'une autre vie? Du haut du Pantheon quelque chose a du vous parler et vous crier: "Marche!" A vous de coeur toujours et toujours plus. G. SAND. DLXXXV AU MEME Palaiseau, 9 mars 1865. Cher prince, vous me disiez bien que rien n'etait fait puisqu'il y avait encore a faire. Le desaveu de M. Duruy et de votre genereuse inspiration ne vous surprend peut-etre pas; mais il doit vous facher. Moi, Je n'en suis pas contente, oh! non. Mais c'est partie remise, j'espere, et vous emporterez d'assaut la citadelle a la premiere occasion. Il y a la une belle question a plaider devant le pays. Vous la plaiderez, n'est-ce pas? Je ne sais pas si on vous a envoye, comme je l'avais demande, l'epreuve de mon article sur la _Vie de Cesar_. Je n'ai pas du me demander si elle plairait ou non a l'illustre auteur. Tout en rendant hommage au talent reel et considerable, je ne puis accepter la these, et j'ai failli dire que, comparer l'oeuvre de Cesar, cet _acheteur de consciences_, a l'oeuvre, peut-etre blamable a certains egards, mais du moins _integre_ et vraiment fiere de Napoleon Ier me paraissait un blaspheme. Je l'aurais dit si je n'eusse craint d'empieter sur le domaine de la politique, interdite au petit journal ou j'insere cet article, a la demande de mon editeur. Vous m'avez fait esperer que je vous verrais un de ces jours, mon grand ami. J'ai tellement peur de vous manquer, que je ne bougerai pas de la semaine. Je vous aime de tout mon coeur. G. SAND. DLXXXVI A M. ERNEST PERIGOIS, A LA CHATRE Palaiseau, 26 mars 1865. Cher ami, D'abord, dites a Angele que je la remercie de sa pelote et de sa charmante lettre; j'attends encore que les dames Fleury m'envoient la premiere. Berthe m'a promis de me la faire parvenir, et puis Lina, et personne ne m'a tenu parole. Il faudra donc que j'aille moi-meme reclamer mon bien; mais je vais tres peu a Paris, et, quand j'y vais, c'est toujours pour quelque affaire pressee. Il y a des siecles que je n'ai fait de visites a mes amis. Il fait si froid et si humide pour se promener en sapin, que je remets au printemps les courses qui ne sont pas absolument obligatoires. Mes enfants sont paresseux pour venir a Palaiseau. Je le leur pardonne; ils ont ete enrhumes comme des loups, et je suis un peu loin du chemin de fer, sans omnibus ni fiacre, avec des chemins souvent _chetifs_; mais je sais que la piece de Maurice est recue pour l'hiver prochain au Chatelet, et que son roman a paru. Votre etude sur Cesar est bien plus savante et plus approfondie que la mienne, et je la relirai avec soin quand je rendrai compte du second volume. Mais le journal qui m'a demande ce travail et que je tiens a obliger parce qu'il appartient a Michel Levy, mon editeur, et qu'il est dirige par notre ami Aucante, ne souffre ni longs developpements, ni erudition trop serieuse, ni allusions politiques. Il y en avait deja un peu trop dans mon premier article. Mais, quant au jugement sur l'ouvrage, je n'ai pas eu a surmonter l'embarras que vous me supposez. Si j'eusse trouve l'ouvrage mauvais, comme le journal n'eut pas insere une critique trop rude, je n'eusse pas fait l'article. C'etait bien simple. Je suis la premiere personne qui ait ete a meme de le lire, et mon compte rendu est le premier qui ait ete fait. J'etais donc tres libre de mon jugement et j'ai trouve que le livre avait du merite. Je savais pertinemment qu'il etait tout entier, et sans correction aucune, du fait de celui qui le signe. Donc, je devais mon eloge impartial au talent, qui est reel. Quant a approuver la preface et a admirer Cesar, le diable ne m'aurait pas fait departir de ma facon de penser, et je dois dire qu'on a bien pris la chose. Cette publication sera un bien, en ce sens que, de tous cotes, on se met a faire ce que nous faisons: on demolit Cesar, avec un peu plus ou un peu moins d'indulgence ou de passion; la critique le decouronne generalement et il ne sortira pas blanc de la sellette ou le livre imperial le fait asseoir. Bien peu de gens, en somme, savent l'histoire, et il est bon qu'on leur mette le nez dessus. Le livre n'aura pas de succes. C'est un talent froid et concis, sans profondeur reelle et qui n'a d'interet litteraire que pour les gens du metier. Encore tous ne sont pas comme moi, qui suis un peu pantheiste en fait d'art et qui aime toutes les manieres, celles qui sont un peu exuberantes et celles qui ne le sont pas du lout. J'aime ce qui est bien fait, n'importe par quel procede, et, pour mon compte, je n'en ai pas, ou, si j'en ai, c'est sans m'en rendre compte. Les lettres sont generalement plus forts que moi sur ce point, et, quant au gros public, peu lui importe qu'on serve l'erreur ou la verite, pourvu qu'on l'amuse ou l'etonne. Or il ne trouvera dans le livre imperial rien d'assez epice pour lui et il ne l'achetera pas, c'a ete ma premiere impression. Heureusement que les editeurs n'ont pas de droits d'auteur a payer; car ils auraient fait la une mauvaise affaire. Mais en voila bien assez sur cela. Quel rude et long hiver! J'attends la chaleur avec impatience. Du reste, je me plais ici: pays charmant, braves gens, solitude, silence, ouvriers _avances_ et pourtant sages, paysans laborieux, culture admirable, ni mendiants ni voleurs, pas de Parisiens, pas de flaneurs sur les chemins. Ce coin est inconnu, et, si ce pauvre Jean-Jacques l'eut decouvert, il n'y serait pas mort de chagrin. Bonsoir, mes chers enfants; embrassez pour moi les beaux mioches; rappelez-moi au souvenir de tous nos amis communs. G. SAND. Vous me demandez si je travaille. Oui certes, puisque je suis encore de ce monde. Je fais en meme temps un roman pour ce printemps et une piece pour l'hiver prochain. J'ai decouvert que l'un me reposait de l'autre, et ca m'amuse comme ca. DLXXXVII A M. LOUIS RATISBONNE, A PARIS Palaiseau, 30 mars 1865. Votre bienveillante sympathie pour moi m'enhardit a vous demander, monsieur, votre appui pour mon fils. Son livre[1], tres enjoue a la surface, a, je crois, beaucoup de fond, car il fait revivre une figure de fantaisie que l'on peut croire historique, puisqu'elle resume une phase de _l'etat humain_, si je puis dire ainsi. L'etude de cet etre evanoui, l'homme d'il y a cinq cents ans, avec toutes ses erreurs, tous ses deportements, ses notions fausses, ses qualites natives, sa rudesse, son aveuglement et sa bonte, offre, je crois, quelque chose de plus serieux que le recit des aventures arrangees pour le plaisir du lecteur; et, comme les aventures ne manquent pourtant pas dans ce roman et sont amusantes quand meme, je crois, sans trop de prevention, maternelle, qu'il merite quelque attention et l'encouragement de la critique serieuse. Me pardonnerez-vous de vous demander la votre pour qui n'oserait pas vous la demander lui-meme, en vous promettant que nous en serons tous deux tres flattes et tres reconnaissants? Agreez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. [1] _Raoul de la Chastre_, qui venait de paraitre, chez Michel Levy. DLXXXVIII A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG Palaiseau, 17 mai 1865. J'apprends, monsieur, de quelle mortelle douleur vous avez ete frappe. Ce n'est pas a vous, ame profondement religieuse, qu'il faut parler de courage et de foi. Vous en avez pour nous tous, pour vous-meme par consequent. Mais le courage et la foi n'empechent pas la douleur d'etre vive et cruelle, et vos amis, en respectant votre vraie piete, n'en plaignent pas moins votre infortune. Que leur affection et leur sollicitude adoucissent, autant que possible, le dechirement de votre ame, et veuillez me compter, monsieur, parmi ceux qui vous portent le plus sincere et le plus fervent interet. GEORGE SAND. DLXXXIX A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON.(JEROME). A PARIS Palaiseau, 1er juin 1865. Cher grand ami, Maurice m'envoie pour vous un mot du coeur que je vous transmets. Si vous etiez un ambitieux, je vous dirais que ce qui arrive est bien heureux pour vous et vous place bien haut! Mais vous aimez le progres pour lui-meme et vous souffrez quand il s'arrete, meme a votre profit. Et puis vous etes loyal et votre ame souffre d'etre meconnue. Je sens tout cela et je suis indignee de voir l'esprit du passe souffler sur toutes les idees vraies. Quelle triste situation que celle d'un homme qui reve le pouvoir absolu, et qui croit l'atteindre en etouffant la verite! tout cela, voyez-vous, c'est la _faute a_ Cesar. On reve de resumer, en soi une sagesse providentielle, et on oublie que les hommes d'aujourd'hui ont tous recu de la _Providence_, c'est-a-dire de la loi qui preside a leur emancipation, une dose de sagesse qu'il faut connaitre et consulter avant d'oser dire: "Il n'y a qu'un maitre et c'est moi!" Comme c'est vieux, cette doctrine de l'autorite d'un seul, et comme c'est vide au temps ou nous vivons! comme le genre humain tout entier proteste, sciemment ou non, contre cette chimere! C'est le fatal chemin de l'eternel desastre. Dormez tranquille, votre conscience est en paix. Vous pouvez rire de ceux qui disent: "Il veut le bien, donc il a de mauvais desseins." Plaignez ceux qui pensent ainsi et comptez que la France n'est pas avec eux et vous rend justice. Quel beau et noble talent vous avez! On ne pourra jamais vous empecher d'etre ce que vous etes. Il n'est pas adroit, si l'on s'en inquiete, de le manifester publiquement. G. SAND. DXC A M. Palaiseau, 9 juin Cher monsieur, J'ai lu votre livre. Il est savant, ingenieux, clair et interessant au possible. Il me laisse toutefois au point ou il m'a prise. Je savais bien que Jesus croyait a la resurrection des corps, et je suis d'autant plus persuadee que sa doctrine etait la continuation de la vie humaine ou la reapparition personnelle dans la vie humaine, que vous etablissez sans replique la source de cette croyance, son histoire, sa raison d'etre, son lien avec le passe, enfin tout ce qui constitue le fait historique, peu connu jusqu'ici dans ses details. Mais votre conclusion ne me soumet pas. En croyant a l'immortalite du corps, Jesus et ses aieux croyaient a celle des ames, par la raison qu'il n'est pas de corps sans ame. Il etait donc spiritualiste sans etre exclusivement spiritualiste. Vous, vous etes exclusivement spiritualiste; je ne peux pas comprendre cette doctrine, par la raison qu'il ne me semble pas possible _d'affirmer_ des ames sans corps. Vous avez mille fois raison de placer Dieu et la forme de notre immortalite dans la region de l'impenetrable. Mais qui dit _l'immortalite_ dit _la vie_. La vie est une loi que nous connaissons; elle ne se manifeste pas pour nous dans la separation de l'ame et du corps, dans la pensee sans organes pour se manifester. Nous ne pouvons donc pas nous faire la moindre idee d'une vie spirituelle qui soit purement spirituelle; et je ne peux pas vous dire que je crois a une chose dont je n'ai pas la moindre idee. Jesus se trompait sur les conditions de la resurrection, nous n'en doutons pas; mais il me semble que, quant au principe de la vie, il le comprenait bien, ou du moins aussi bien qu'il est donne a I'homme de le comprendre. Que l'ame se revete d'un corps de chair ou de fluide, il ne lui en faut pas moins quelque chose a animer, ou bien elle n'est plus une ame, elle n'est rien. Nous savons qu'il y a des planetes legeres, relativement a nous, comme le liege, comme le bois, etc. Elles n'en sont pas moins des mondes, et leur existence est tout aussi materielle que la notre. Socrate n'est pas si clair qu'il vous parait. Je pense qu'il croyait bien que son ame revetirait un autre corps; quoiqu'il semble souvent dire le contraire par la bouche du _divus Plato._ Ailleurs, Platon voit les ames faire elles-memes leur destinee, courir ou leurs passions les emportent, et, la, il donne la main a Pythagore. Si les ames ont des passions bonnes, ou mauvaises, elles sont _organisees_.--Autrement? Enfin, vous aurez encore beaucoup a nous dire la-dessus; car votre hypothese laisse une lacune philosophique des plus graves. Pardon de mes objections, cher monsieur. Vous etes si sympathique et vous paraissez si bon, qu'on vous doit de dire ce qu'on pense. G. SAND. DXCI A M. LOUIS ULBACH, A PARIS Palaiseau, 27 juin 1865. Cher monsieur, Combien je suis heureuse d'avoir a vous remercier! Quand votre loyale et forte main signe un brevet de talent, l'apprenti passe maitre et prend son rang; Vous avez surtout senti ce qui ne pouvait echapper a un coup d'oeil comme le votre, mais ce qu'il etait bien utile pour mon fils de dire au public vulgaire: c'est qu'il a une individualite qui est bien sienne et qu'aucune direction n'a pu lui donner. Tout mon role, a moi, etait de ne pas la lui oter et de comprendre sa reelle valeur. C'est a quoi je me suis attachee toute ma vie, et j'en suis recompensee, le jour ou vous me prouvez, vous en qui je crois, que je ne me suis pas fait d'illusions maternelles sur cette valeur de talent. Votre appreciation, si franche et si delicate, est une joie reelle pour moi, et je vous remercie du fond du coeur d'avoir lu le livre avec cette conscience et cet esprit de genereuse protection. J'envoie l'article a Maurice, qui est a Nohant avec sa femme. Tous deux seront bien heureux et bien reconnaissants. Et votre livre, a vous, ce livre dont vous me parliez a l'Odeon, est-il publie? Je ne sais rien la ou je suis, garde-malade affligee, et blessee par-dessus le marche, par suite d'une chute. Quand vous paraitrez, ne m'oubliez pas. Je vous serre les mains, cher confrere, et suis, avec affection, tout a vous. DXCII A MAURICE SAND A NOHANT Palaiseau, 29 juin 1865. Bouli, Je t'enverrai demain ton manuscrit et tes articles. Mais tu me troubles fort en me demandant conseil. Pour tout ce qui est _erudition_, tu es plus ferre que moi; moi, je pense au succes, et je voudrais t'epargner les critiques qui ont ecrase _Salammbo_, ouvrage tres fort, tres beau, mais qui n'a vraiment d'interet que pour les artistes et les erudits. Ils le discutent d'autant plus, mais il le lisent, tandis que le public se contente de dire: "C'est peut-etre superbe, mais les gens de ce temps-la ne m'interessent pas du tout." Tu en risquais autant avec ton moyen age; tu as su vaincre la difficulte et rendre la chose amusante pour le gros public en meme temps qu'appreciable aux artistes. Il faut trouver moyen de faire le meme tour de force pour ton _Coq_. Or il sera tres indifferent au public et aux journalistes, qui ne sont pas erudits,--tu peux t'en apercevoir,--que tes personnages soient les ingenieuses personnifications des races antiques. Cela plairait a des savants dans la partie; mais combien y en a-t-il? Et le peu qu'il y en a ne te liront meme pas: il suffit qu'une chose s'appelle roman pour qu'il ne l'ouvrent jamais. Donc, ta science sera perdue et te nuira, si c'est en vue de la science que tu fais ton livre. Il est amusant et plein de grandissimes qualites, c'est bien; mais il y faut une base qui manque. Il faut un ton, c'est-a-dire une forme, un style qui rattache l'esprit du lecteur a une epoque connue de lui. Plus tu la prendras moderne, plus tu auras de lecteurs. La couleur _indiano-persane_ en aura dix sur cent; personne ne la connait. La couleur d'Apulee en aura cent sur cent: le type de _l'Ane d'or_ est devenu populaire. Tu vois que c'est bien important, et je te croyais fixe la-dessus. Je voudrais qu'avant d'entreprendre un nouvel _Ane d'or,_ tu fisses du _Coq d'or [1]_ une chose dans cette couleur. Il etait convenu qu'un Apulee ou un Lucien apocryphe, un de leurs amis _civis buliscus_, je veux bien, aurait voyage dans l'Inde ou dans la Perse, et recueilli de la bouche d'un Bouliskof de ce temps-la; le recit traditionnel des aventures de l'Atlantide, et qu'il expliquerait en peu de mots les types et les fictions a sa maniere et a son point de vue. Exemple: "Vous me demanderez, mon cher Lucien, ce que je pense des Gaules et si je crois a leur existence. En verite, j'y crois un peu pour telle ou telle raison." Ces interruptions du narrateur feraient tres bien. Elles rameneraient, du fond d'une antiquite fantastique, le lecteur au sentiment d'une realite antique a lui connue. Elle peindrait l'etat des esprits au temps du narrateur, et cet etat est, s'il m'en souvient bien, un melange de scepticisme audacieux et plaisant, avec une foule de superstitions grossieres comme l'histoire naturelle d'Oppien. Tout cela mettrait le lecteur sur ses pieds. Il se dirait: ": Voici d'ou je pars et voila ou l'on me mene. Je le veux bien; pourvu qu'on me rappelle de temps en temps ou j'etais." Autrement, il dira qu'on l'emmene trop loin, qu'on le perd dans le brouillard, et que des gens si anciens ne sont pas assez differents du present, ou bien qu'ils le sont trop; qu'il ne peut en etre juge, et, quand le lecteur se sent trop depayse, il vous lache. Enfin, il voudra se dire a chaque instant: "Voila de droles de moeurs et d'incroyables habitudes! Mais c'etait comme ca, on me le prouve; Celui qui raconte ces choses et que je connais parbleu bien, puisque c'etait un ami de mon ami Apulee, m'explique que ce devait etre comme ca. Alors j'y crois, et, du moment que j'y crois un peu, ca m'amuse." Voila mes raisons, toutes de fait et prosaiques; mais il faut tenir compte de cela quand on s'adresse au public des romans. Autrement, il faut faire des ouvrages d'erudition pure; autre public. Reflechis et decide; car bien certainement il y a un parti a prendre dans lequel tu sais mieux que moi ce qu'il y a a faire. Mais, avec ma version, je vois tout possible dans ce que tu as fait, sauf les longueurs et le trop d'importance donne a des personnages secondaires. Je laisserais les anoplotheres, sans les nommer peut etre, mais en les decrivant, et le narrateur dirait qu'il croit a l'existence de ces animaux parce qu'il en a vu des ossements en tel ou tel endroit. "Reste a savoir, dirait-il, s'il y en avait encore du temps de Satouran. Je vous donne la legende comme on me l'a donnee." Tu ferais ce narrateur gai, malin et naif, poete quand meme, lorsqu'il raconte les grandes scenes de la fin, qui sont belles et qu'il ne faut pas changer. Sur ce; je te _bige_, et encore ma Cocote. Je vas me coucher. Mes amities a _Rigolo_. Il faut le rendre tres savant, il est en age d'apprendre un tas de choses. Quoi qu'on en dise, il n'y a rien de si intelligent qu'un ane. Ca parlerait si ca voulait, mais ca ne veut pas. [1] _Le Coq aux cheveux d'or,_ roman de Maurice Sand. DXCIII A M. SAINTE-BEUVE, A PARIS Palaiseau, 1865. Avez-vous lu un singulier petit volume qui a paru, y il a quelque temps, chez Dentu, sous un mauvais titre: _un Amour du Midi_, et sous le voile de l'anonyme? Est-ce manque de courage, ou empechement de position? N'importe. L'ouvrage est bizarre, inegalement ecrit, souvent tres peu correct d'expressions, parfois trop naif, parfois trop declamatoire (comme, du reste, l'auteur a l'esprit de le juger lui-meme); s'elevant dans le vague et retombant a plat dans le non-sens; enfin tres obscur parfois, comme la parole d'un exalte qui ne sait pas toujours ce qu'il dit. Voila bien des defauts. Eh bien, ces defauts pourraient etre une grande habilete. Mais nous ne le croyons pas; nous aimons mieux penser que l'auteur, jeune, est sans soin, sans experience, et tout a fait depourvu de ce que l'on est convenu d'appeler du talent. Il n'en est pas moins vrai que cet essai anonyme merite beaucoup d'etre remarque. Ce n'est ni un roman proprement dit, ni une analyse: c'est un cri de la passion. Mais ce cri est vrai et il est fort. Il ne ressemble a rien de ce qui s'ecrit pour ecrire. Il a pour lui la jeunesse, le vrai delire, la naivete, la plenitude, tout ce que I'on cherche en vain dans un livre bien fait: l'emotion sans bornes, degagee hardiment du controle de la raison. Il a aussi, malgre la frequente vulgarite des mots et des images, une distinction et une originalite de sentiments tres touchantes. Il a la foi, il croit a Dieu, a l'amour, a la liberte et meme aux journaux. Il croit aussi a la gloire et il croit en lui. C'est un enfant genereux, c'est peut-etre un etranger, tombe de quelque planete ou l'on vit encore par le coeur et ou l'on dit tout ce qu'on pense sans se soucier de faire rire M. Proudhon. Enfin, c'est quelque chose qui nous a fait dire spontanement: "C'est bien mauvais!" et: "C'est bien beau!" Que voulez-vous! tout le monde a du talent; nous ne sommes pas blases, nous cherissons le talent. Mais tout le monde n'a pas la passion, et c'est la ce qui, bien ou mal exprime, l'emportera toujours sur l'art, comme le parfum d'une rose l'emporte sur toutes les essences d'une boutique de parfumeur. La critique peut dire: "Sachez ecrire ou n'ecrivez pas." Elle a raison. Mais le public peut dire aussi: "Soyez emu ou n'esperez pas nous emouvoir." Aura-t-il tort? GEORGE SAND. DXCIV A M. LOUIS ULBACH, A PARIS Palaiseau, 27 septembre 1865. Vos livres me sont arrives dans un moment affreux, cher monsieur, laissez-moi plutot dire _ami_. J'ai ete morte, je ne sais pas si je suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Etait-ce une bonne disposition pour vous lire? Pourtant je viens de lire _Louise Tardy_, et cela me semble un chef-d'oeuvre d'analyse delicate, subtile et vigoureuse a la fois; une de ces histoires sans evenements qu'on n'oublie pourtant jamais, parce qu'on croit avoir toujours connu ces ames-la. Et quelle forme exquise, ingenieuse a definir toutes les emotions et toutes les reflexions! Vous me traitez de maitre, c'est vous qui passez maitre, et, moi, je passe je ne sais quoi. Je double le cap de l'Amertume, et j'entre dans les mers inconnues de l'Isolement. N'importe! dans la douleur ou dans le calme, je vous applaudirai toujours du coeur et des deux mains. Merci d'avoir pense a moi; je lirai _le Parrain,_ bien sur. Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et on peut s'imaginer, au premier abord, que son etat l'a blasee sur les choses de la vie; mais, si elle etait vieille, vous eussiez pu la peindre tout de suite comme aiguisee et surexcitee, et disposee a souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez montre que notre travail d'analyse, a vous, a moi, a tous les artistes qui prennent leur tache au serieux, pousse au besoin de se devouer et de se defendre, deux sollicitations contraires qui rendent la vie plus difficile a nous qu'aux autres. Quelle affaire que la vie! et la mort, quel abime! Ayez grand courage, vous avez le grand lot. A vous de coeur. G. SAND. DXCV A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS Palaiseau, 22 novembre 1865. Il me semble que ca me portera bonheur de dire bonsoir a mon cher camarade avant de me mettre a l'ouvrage. Me voila _toute seule_ dans ma maisonnette. Le jardinier et son menage logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la derniere maison au bas du village, tout isolee dans la campagne, qui est une oasis ravissante. Des pres, des bois, des pommiers comme en Normandie; pas de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaine infernale; un ruisselet qui passe muet sous les saules; un silence... ah! mais il me semble qu'on est au fond de la foret vierge: rien ne parle que le petit jet de la source qui empile sans relache des diamants au clair de la lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se reveillent a la chaleur de mon feu. Elles s'etaient mises la pour mourir, elles arrivent aupres de la lampe, elles sont prises d'une gaiete folle, elles bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont meme des velleites d'amour; mais c'est l'heure de mourir, et, paf! au milieu, de la danse, elles tombent raides. C'est fini, adieu le bal! Je suis triste ici tout de meme. Cette solitude absolue, qui a toujours ete pour moi vacance et recreation, est partagee maintenant par un mort qui a fini la, comme une lampe qui s'eteint, et qui est toujours la. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la region qu'il habite; mais cette image qu'il a laissee autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler. N'importe! la tristesse n'est pas malsaine: elle nous empeche de nous dessecher. Et vous, mon ami, que faites-vous a cette heure? Vous piochez aussi, seul aussi; car la maman doit etre a Rouen. Ca doit etre beau aussi, la nuit, la-bas. Y pensez-vous quelquefois au "vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour"? Eh bien, oui, quand meme! Vous n'etes pas pour la chastete, monseigneur, ca vous regarde. Moi, je dis _qu'elle, a du bon_. Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon coeur et je vais faire parler, si je peux, des gens qui s'aiment a la vieille mode. Vous n'etes pas force de m'ecrire quand vous n'etes pas en train. Pas de vraie amitie sans liberte _absolue_. A Paris, la semaine prochaine, et puis a Palaiseau encore, et puis a Nohant. DXCVI A M. LE BARON TAYLOR, A PARIS Nohant, 15 decembre 1865. Monsieur, Vous m'avez arrache une promesse que je ne puis tenir; vous et les eminents ecrivains qui vous secondaient, vous etiez persuasifs, affectueux, indulgents, irresistibles. Mais j'ai trop presume de mes forces devant un devoir a remplir. Il y a des devoirs aussi envers le public. Il ne faut pas le leurrer d'un attrait qu'on se sent incapable de lui offrir. Vous auriez regret de l'avoir convoque pour lui montrer une personne timide et gauche qui resterait court. Mes enfants et mes amis ont _bondi_ devant l'annonce de cette lecture. Ils s'y opposent de tout leur pouvoir. Ils savent qu'en aucune circonstance je n'ai pu surmonter mon embarras, ma defiance absolue de moi-meme. Demandez-moi, commandez-moi toute autre chose ou je n'aurai pas a payer de ma personne. Croyez, monsieur, vous et les membres du comite qui m'ont honore de leur visite, que je ne me console de mon impuissance et de ma defection que par le souvenir des bontes que vous m'avez temoignees et par la reconnaissance qu'elles m'inspirent. DXCVII A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS Nohant, 7 janvier 1866. Merci, cent fois merci, mon fils, pour toute la peine que _nous nous_ donnons; car vous en prenez autant que moi. Si vous dites que La Rounat a raison, c'est qu'il a raison. Et je crois pourtant toujours qu'il y avait du remede; car ce qui manque dans ma version, c'est de l'interet, je le vois a present; c'est de la passion[1]. Eh bien, que la jeune fille fut (telle qu'elle est, et en commencant par une fantaisie romanesque) prise d'une passion veritable, qu'elle la, fit partager a Lelio, que Lelio se sacrifiat a son ami, il y avait motif a emotion ou a souffrance, et le moyen de la fin pouvait prendre plus d'importance et de vraisemblance pour guerir ces coeurs blesses (moyen de la fin auquel, du reste, je ne tiens pas, s'il ne vous dit rien, et qui deviendrait peut-etre inutile). Enfin je vois dix combinaisons pour une, comme toujours. C'est ma nature de ne pas croire a l'impossible et de ne pas croire non plus a l'impuissance des, sujets. Du moment qu'on peut les tourner du cote qu'on veut, c'est une question d'essai et de recherche. Je crois que, si j'avais pu etre a Paris, savoir tout de suite, et non au bout de huit jours d'attente inutile, l'impression de La Rounat, j'aurais ete a vous tout de suite et nous aurions pare le coup. Il est vrai que j'aurais eu votre opinion avant la sienne; car je vous aurais montre la chose avant de me la laisser arracher par lui acte par acte. C'est un impatient aveugle qui, devant une deception, abandonne tout et ne cherche pas le remede ou vous empeche de le chercher. Il est, au reste, comme presque tout le monde, en ce monde, et je ne lui en veux pas pour ca: ce n'est pas l'affaire des directeurs de theatre d'avoir de la perseverance, de la philosophie et de la presence d'esprit. Il a laisse passer un temps precieux et il cherche son salut Dieu sait ou. Quant a nous autres, il ne nous est ni permis ni possible de nous decourager, et je _vois_ que vous _voyez_ deja quelque chose a tenter dans un autre sujet. Moi, je ne vois rien dans les sujets, au premier apercu. Dans tout cela, cher fils, je ne pense jamais a la peine prise en pure perte, et a ce qu'on appelle, le travail perdu. Il n'y a pas de travail perdu, du moment qu'on a eu le plaisir de travailler. D'ailleurs, ca apprend, et la vie se passe a apprendre; ceux qui la passent a regretter ne vivent pas. Je vous benis de prendre interet a ma vie, et aucune verite ne me degoute du travail. Ce qui degoute ou peut degouter du _metier_, ce sont les injustices du public ou la mauvaise foi des critiques; mais ce qui porte sur nous-meme, les erreurs qu'on nous fait voir, le mal qu'on nous indique a reparer, c'est bien bon et bien stimulant. [1] Il s'agissait d'une piece tiree de _la Derniere Alddui_. DXCVIII A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME), A PARIS Nohant, 20 janvier 1866. Cher prince, Je veux vous donner moi-meme de nos nouvelles. J'ai toujours ete, depuis dix jours, sage-femme ou nourrice, berceuse ou garde-malade, et je n'ai pas eu un moment de repos. Ma belle-fille, apres une delivrance prompte et heureuse, a ete assez serieusement malade a plusieurs reprises. Elle va mieux sans etre guerie, et, comme cela peut se prolonger et la fatiguer trop pour nourrir, nous avons donne une belle paysanne a mademoiselle Aurore. Au milieu de tout cela, Maurice, en courant au secours dans un incendie, a failli etre tue et je l'ai vu rentrer couvert de sang; ce qui, au premier moment, n'est pas gai pour une mere mediocrement spartiate. Heureusement, c'est sans gravite, et il n'aura qu'une cicatrice bien presentable. Nous voila donc, sinon tout a fait tranquilles, du moins en etat de respirer; mais je ne peux pas encore quitter ma chere couvee; et, pourvu que vous ne partiez pas pour quelque nouveau voyage avant que je vous aie revu! Il y a des siecles, et je ne m'y habitue pas. Toutes ces emotions ont coupe mon travail et mes projets de cet hiver pour le theatre. Les artistes, dit-on, ne devraient pas avoir de famille. Moi, je crois le contraire, pour mille raisons que vous savez mieux que moi. Joyeuse, triste, inquiete ou tranquille, je vous aime et je pense a vous, cher prince, comme a une des meilleures affections de ma vie. Mon blesse et ma malade vous remercient de votre bonne lettre, et me chargent de les bien rappeler a vous; Calamatta vous envoie l'expression de son respect. G. SAND. DXCIX A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 1er fevrier 1866. Me voila recasee aux Feuillantines. J'ai fait un tres bon voyage: un lever de soleil fantastique, admirable, sur la vallee Noire: tous les ors pales, froids, chauds, rouges, verts, soufre, pourpre, violets, bleus, de la palette du grand artisan qui a fait la lumiere; tout le ciel, du zenith a l'horizon, etait ruisselant de feu et de couleur; la campagne charmante, des ajoncs en fleurs autour de flaques d'eau rosee. Il faisait si doux, meme a sept heures du matin, que j'ai voyage avec les vitres baissees. La route est tres dure; mais on y promene de grands rouleaux de fonte et elle sera bientot belle; j'avais un bon postillon et de bons chevaux. A Chateauroux, surprise agreable: mes vieux Vergne, qui partaient pour Paris et avec qui j'ai eu le plaisir de voyager. A la gare, ici, j'ai trouve les Boutet; j'ai dine avec les Africains. J'ai vu le soir les Lambert et Marchal; j'ai bien dormi, je n'ai pas eu la moindre fatigue. Il vient de m'arriver une depeche telegraphique. Ca m'a fait une peur atroce: j'ai cru que Lina etait retombee malade. Ca arrive tout bonnement de Neuilly: c'est Alexandre qui vient diner avec moi. Nouveau systeme de correspondance, que je ne m'explique pas encore: la depeche est imprimee par l'appareil telegraphique. _Ils se z'inventeriont le diable_! Mefie-toi de ce trop joli temps traitre. A Paris, il fait doux; mais on n'apercoit, pas le soleil, je l'ai laisse dans la vallee Noire, et j'ai trouve ici la boue et la pluie. _Bige_ ma Cocote pour moi, et mon Aurore, et Calamatta. Et je te _bige_ mille fois toi-meme. Ecris souvent. DC AU MEME Paris, 5 fevrier 1866. Je viens de t'ecrire un mot pour que tu saches des demain la bonne nouvelle. Tu sais qu'il n'y a pas d'_ecouteur_ moins entrainable, plus froid et plus positif qu'Alexandre. C'est pour moi le plus difficile public qui existe et le plus intimidant. J'ai tout de meme tres bien lu la piece[1]. Tout le temps, il a ri ou crie: "Bien! charmant! parfait!" Le pere Germinet a ete pour lui un type accompli. Il a donne deux ou trois conseils, excellents: Au premier acte, mettre la fin de la scene de Jean et Blanchon au commencement de ladite scene. Au troisieme, faire qu'on ne sache pas que le gendre annonce par Germinet est Cadet Blanchon. Enfin, a la derniere tirade de Jean Robin, quand Gervaise refuse, faire qu'il aille jusqu'a un petit coup de couteau et une tache de sang au gilet, pour amener un cri de Gervaise et le pardon complet de tout le monde. Ce n'est donc qu'un point lumineux a mettre. Il trouve la piece admirablement faite et soutenue. Il dit que c'est un bijou, qu'il faut pour le public qu'elle soit admirablement jouee, et qu'elle ira a tout public _quel qu'il soit_, parce que c'est la vie de tout le monde et la verite de toutes les situations dans toutes les classes. A peine la lecture finie, il a pris son chapeau et a couru dire a Thierry qu'il venait d'entendre un chef-d'oeuvre et lui conseiller de venir me le demander, pour le faire jouer par l'elite de la troupe des Francais: Lafontaine--_Jean_. Coquelin--_Blanehon_. Regnier ou Got--_Germinet_, etc. Si Thierry ne recoit pas la chose de confiance et d'enthousiasme, il va au Gymnase. En ce moment, il y a un succes enorme, _Heloise Paranquet_, qui est censee de M. Durantin, mais qui est de lui, Alexandre. Dans un mois ou six semaines, _Jean Robin_ sera su, _Heloise_ baissera, et, comme les deux pieces [2] sont courtes, on les jouerait ensemble. Nous aurions, pour Germinet: Arnal ou Lesueur. La saison du printemps sera excellente, vu qu'apres un hiver si doux, nous aurons du froid jusqu'en juin. D'ailleurs, on ne quitte plus Paris qu'en plein ete. Si les frimas gatent ton jardin et tes noyers, tu te diras pour consolation: "Ca fait marcher ma piece;" car c'est ta piece autant que la mienne. Nous nous nommons tous deux et nous partageons. Alexandre y voit un succes; non pas des millions,--ce n'est qu'une piece en trois actes,--mais assez d'argent pour que ca paye joliment le peu de peine que ca nous a coute. Il a fini en disant: "Vous vous etes donne bien du mal pour l'_Aldini_, qui n'a pas ete, et voila un chef-d'oeuvre que vous avez ecrit en vous amusant." C'est La Rounat qui va faire une drole de tete, quand il verra que je lui disais vrai, et qu'en huit jours on pouvait lui donner une bonne piece. Au lieu de ca, il court apres la piece d'Augier, qu'il n'aura pas, dit-on; et, s'il l'a, reussira-t-elle? et, si elle reussit, lui fera-elle grand bien? Augier, qui n'est pas bete, se fait donner la moitie des recettes. En attendant qu'on sache si Augier lui donnera cette piece, on repete Cadol, que j'ai vu hier et qui est sur les epines, content tout de meme; car il avait accepte la situation, et on le jouera plus tard, si ce n'est tout de suite. On dit que sa piece est bien; il est plein d'espoir. J'ai dine hier chez les Joubert, des gens riches, amis des Dumas et de Marchal. C'est le pere Dumas qui a fait la cuisine, tout le diner; dix plats enormes, exquis; douze couverts. On avait renvoye les cuisiniers de la maison pour ce jour-la, afin de le laisser fonctionner sans controle, sans _trahison_ et sans difficulte. Il est venu a trois heures de l'apres-midi avec sa vieille bonne, et, en realite, sans blague, il nous a fait manger comme ne mangent pas les empereurs. Il etait charmant par-dessus le marche, bon enfant et drole au possible. Il m'a beaucoup demande de vos nouvelles et repete que _Raoul de la Chastre_ etait un chef-d'oeuvre. J'ai eu la chance de vendre la cinq cents francs un petit Boucher grand comme l'ongle, dont le proprietaire demandait cent cinquante francs. Quand je lui ai porte tout a l'heure le billet de cinq cents francs, il s'est mis a pleurer comme un veau, de joie. C'est un malheureux, homme que tu connais, Doligny, ancien acteur et ancien directeur de theatre. Il est tombe dans une telle panne, qu'on allait lui vendre ses meubles demain, et il a sa femme mourante. Il a eu l'idee de m'apporter ce petit Boucher hier, et, aujourd'hui, il vient d'en recevoir le prix. On a rarement cette bonne chance de faire plaisir aux gens avec tant de facilite. J'ai vu les Lambert et je les revois ce soir a l'Odeon, ou je vais entendre _la Vie de Boheme_, que je ne connais pas. Minuit. Je reviens de l'Odeon, ou j'ai pleure comme un Doligny. C'est navrant et charmant, cette piece. C'est tres bien joue; Thuillier est superbe. J'ai vu La Rounat, qui a la piece d'Augier, mais pas de Berton pour la jouer; il est dans tous ses etats. J'y ai vu Cadol, toujours sur la branche, et tous les grands et petits cabots qui me pleurent. J'ai dit a La Rounat: "Vous n'avez eu qu'un tort, c'est de ne pas esperer que je pourrais faire un miracle de volonte et de promptitude, de vous decourager et de me decourager de vous, en me faisant perdre quinze jours. J'aurais eu une bonne idee. Je l'ai eue malgre vous; mais, a present, ce n'est pas pour vous." Voila comment il ne faut pas jeter le manche apres la cognee; a present que j'ai de l'experience, je ne me laisse plus depiter ni abattre. J'ai donc bien fait, cette fois surtout, d'etre philosophe et de ne pas m'arreter de piocher. Cette piece nous fera beaucoup d'honneur, a ce que dit Alexandre. Jeudi, je dine chez Magny; grand diner donne par Demarquay. Tu vois que je fais une vie de Polichinelle. Je me porte bien; mais j'ai besoin d'avoir plus de nouvelles de vous, plus de details. Ma Cocote est sur pied en _chambre_; il me tarde de savoir qu'elle est descendue. Aurore a-t-elle toujours une crise de pleurs le soir? Si ca a continue, il faut l'ecrire au docteur Darchy. Tout l'univers me demande de vos nouvelles. Bonsoir, mes enfants. Je vous _bige_ a mort. J'espere que Cocote va etre contente de mes nouvelles. Calamatla est-il parti? [1] _Les Don Juan de village_. [2] _Les Don Juan de village_ et _Heloise Paranquet_. DCI A MADAME LA COMTESSE SOPHIE PODLIPSKA, A PRAGUE Palaiseau, 12 fevrier 1866 Je suis vivement touchee, madame, de l'envoi que vous voulez bien me faire[1] (je ne l'ai recu que depuis quelques jours) et de l'excellente lettre qui y etait jointe. C'est un honneur pour moi d'etre traduite par vous, et c'est une douceur que d'etre aimee en meme temps avec tant de delicatesse et de generosite. M. Leger a pris la peine de m'envoyer la traduction en francais de votre interessante preface. Elle m'a reportee au temps deja eloigne ou je revais les aventures de _Consuelo_, et ou, manquant beaucoup de renseignements, j'essayais de m'initier, par interpretation et par divination, au genie de la Boheme, a la beaute de ses sites et a l'esprit profond, cache sous le symbole de la _coupe_. Je n'avais ni la liberte ni le moyen d'aller en Boheme, et je me disais que, si je commettais quelques erreurs, la Boheme me les pardonnerait, a cause de l'intention sincere et de la sympathie fervente. Je reste convaincue que le peuple qui a un passe si dramatique et si enthousiaste est et sera toujours un grand peuple. Agreez, madame, avec mes remerciements, l'expression de mes sentiments affectueux et devoues. [1] La traduction du _Consuelo_ en langue tcheque. DCII A M. DESPLANCHES, A PARIS Palaiseau, 25 mai 1866. Mon cher ami, Vous dites tres bien ce que vous voulez dire; mais votre maniere de raisonner peut etre mille fois contredite. Ne soyons fiers d'aucune definition; sur ce sujet-la, il n'y en a pas de bonne. Vous faites de Dieu une pure abstraction; de la votre certitude. Si Dieu n'etait qu'abstraction, il _ne serait pas_. Il faudra donc, pour que l'homme ait la certitude de l'existence de Dieu, qu'il puisse arriver a le definir sous l'aspect abstrait et concret.--Pour, cela, il nous faut trouver le troisieme terme, que vous appelez _l'union_. Oui, le trait d'union! Mais quel, est-il? Nous ne le tenons pas, malgre tous les noms qu'on lui a donnes en metaphysique et en philosophie. L'homme ne se connait pas encore lui-meme, il ne peut pas s'affirmer. "Je pense, _donc je suis_!" est tres joli, mais ca n'est pas vrai. Quand je dors, je ne pense pas, je reve; donc je ne suis pas? L'arbre ne pense pas, il n'est donc pas. Tout ca, c'est des mots.--Et vous ne savez pas comment Dieu pense. Peut-etre n'y a-t-il dans son esprit aucune operation analogue a ce que vous appelez _penser_. On le ferait probablement rire si on lui disait: "Tu ne penses pas a la maniere de l'homme, donc tu n'es pas." Soyons simples si nous voulons etre croyants, mon cher ami. Ni vous ni moi ne sommes assez forts--et de plus forts que nous y echouent--pour definir Dieu, vous en convenez, et, par consequent, pour l'affirmer, vous n'en convenez pas. Mais l'homme ne pourra jamais affirmer ce qu'il ne pourrait pas definir et formuler. Ce siecle ne peut pas affirmer, mais l'avenir le pourra, j'espere! Croyons au progres; croyons en Dieu des a present. Le sentiment nous y porte. La foi est une surexcitation, un enthousiasme, un etat de grandeur intellectuelle qu'il faut garder en soi comme un tresor et ne pas le repandre sur les chemins en petite monnaie de cuivre, en vaines paroles, en raisonnements inexacts et pedantesques. Voila votre erreur! vous voulez precher comme une doctrine nouvelle ce qui n'est que le ressassement de toutes nos vieilles notions insuffisantes et tombees en desuetude. Vous gatez la cause en cherchant des preuves que vous n'avez pas et que personne encore ne peut avoir en poche. Laissez donc faire le temps et la science. C'est l'oeuvre des siecles de saisir l'action de Dieu dans l'univers. L'homme ne tient rien encore: il ne peut pas prouver que Dieu n'est pas; il ne peut pas davantage prouver que Dieu est. C'est deja tres beau de ne pouvoir le nier sans replique. Contenions-nous de ca, mon bonhomme, nous qui sommes des artistes, c'est-a-dire des etres de sentiment. Si vous vous donniez la peine de sortir de vous-meme, de douter de votre infaillibilite, ou de celle de certains hommes _que je respecte_; de lire et d'etudier beaucoup tout ce qui se produit d'etonnant, de beau, de fou, de sage, de bete et de grand dans le'monde; a l'heure qu'il est, vous seriez plus calme et vous reconnaitriez que, pas plus que les autres, vous n'avez trouve la clef du mystere divin. Croyons quand meme et disons: _Je crois_! ce n'est pas dire: "J'affirme;" disons: _J'espere_! ce n'est pas dire: "Je sais." Unissons-nous dans cette notion, dans ce voeu, dans ce reve, qui est celui des bonnes ames. Nous sentons qu'il est necessaire; que, pour avoir la charite, il faut avoir l'esperance et la foi; de meme que, pour avoir la liberte et l'egalite, il faut avoir la fraternite. Voila des verites terre a terre qui sont plus elevees que tous les arguments des docteurs. Ayons la _modes__tie_ de nous en contenter, et ne prechons pas l'abstrait et le concret a tort et a travers; car c'est encore ca des _mots_, mon petit, des mots dont on rira dans cinq cents ans au plus tot ou au plus tard! Il n'y a pas plus d'abstrait que de concret et pas plus de concret que d'abstrait, c'est moi qui vous le dis. Ce sont des termes de convention qui ne portent sur rien et qu'on mettra au panier avec tout le vocabulaire de la metaphysique, excellent dans le passe, inconciliable aujourd'hui avec la vraie notion des choses humaines et divines. Vous etes un noble coeur et une heureuse intelligence; mais changez-moi le procede de demonstration. Il ne vaut rien. Dites a vos petits enfants: _Je crois, parce que j'aime_.--C'est bien, assez. Tout, le reste leur gatera la cervelle. Laissez-les chercher eux-memes, et songez que deja, appartenant a l'avenir, ils sont virtuellement plus forts et plus eclaires que nous. Et, la-dessus, je vous embrasse et vous aime de tout mon coeur. DCIII A M. ANDRE BOUTET, A PALAISEAU Nohant, 14 juin 1866. Cher ami. Nos lettres se sont croisees ce matin entre Nohant et la Chatre. Nous comptons bien sur vous au 15 juillet ou dans la huitaine. Je ne sais pas si vous connaissez Bourges. Outre la cathedrale et la maison de Jacques-Coeur (hotel de ville actuel), il y a a voir la maison improprement nommee _de Louis XI_, actuellement _couvent des Soeurs bleues_; c'est un bijou. Je ne sais pas comment vous voyagez. Si vous allez en chemin de fer, du Puy a Clermont, vous ne verrez guere le Velay ni l'Auvergne. Il faudrait au moins rayonner du Puy aux _dikes_ environnants, et de Clermont au mont Dore; car, a Clermont, il n'y a rien a voir que Royat, qui n'existe presque plus, et le puy de Dome qui est tout nu et manque d'interet. Le mont Dore est une oasis. Je vous y recommande les gorges d'Enfer plus que le puy de Sancy; c'est moins penible et plus beau. De Clermont a la Chatre, le voyage ne doit pas etre aise en patache. A quelques lieues de Clermont, sur cette route, Pontgibault avec ses laves est tres curieux. Une pointe sur Volvic et Auval est tres belle a faire. Cela se pourrait faire dans un seul jour, en partant de Clermont et en y revenant le soir; car le reste de la route sur la Chatre ne vous offrira plus que les dernieres assises du massif d'Auvergne, de moins en moins accidentees. Je crois que vous auriez profit de temps et de fatigue a revenir prendre a Clermont le chemin de fer pour Chateauroux. A Chateauroux, deux heures et demie de patache pour venir a Nohant. Ah! pourtant, il faudrait voir, a Clermont, _Grave-noire._ C'est tout pres, et sur la route du mont Dore. Ne vous faites pas enterrer dans la pouzzolane en allant trop pres des coupures vives; mais voyez ca, vous saurez parfaitement ce que c'est qu'un volcan moderne. La fontaine incrustante est dans Clermont; on peut voir ca. Le puy de la Pege est assez loin et ne vaut pas la course. Ne gravissez pas le puy de Dome: vous le verrez de reste en passant au pied et en le contournant pour aller a Pontgibault ou a Volvic. Il n'a pas d'interet botanique, et, si vous montez au Sancy, la vue est plus belle. Voyez, au mont Dore, la cascade de l'Ecureuil. Surtout voyez le champ de laves de Pontgibault, vous aurez vu les grands brules de l'ile Bourbon et les terrains probables de la lune. Ce champ de laves n'a pas de nom et les gens du pays ne vous y conduisent pas, ils n'en connaissent pas l'interet, ils vous menent a une source glacee qui n'en a pas tant. Ces brules sont sur la route, tout, pres de Pontgibault, a gauche en venant de Clermont; ils sont ou ils _etaient_ masques par des arbres et on passait a cote sans les voir; s'ils sont toujours masques, ayez l'oeil ouvert: vous les apercevrez en arrivant a Pontgibault. Vous pousserez une petite barriere et vous penetrerez dans une mer de scories assez etendue et d'un aspect livide, si la vegetation qui commencait a l'envahir, il y a quelques annees, ne l'a pas recouverte a present. Vous pourrez dejeuner a Pontgibault, changer de cheval et de carriole, et, revenant sur vos pas jusqu'au massif du puy de Dome, aller a Volvic, a la source de Saint-Geneix et a Auval, dont je vous recommande les constructions rustiques; c'est tout petit, mais bien joli. Le facteur passe. Je ferme ma lettre au galop en vous embrassant tous. G. SAND. DCIV A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A LA SCHLITTENBACH (SAVERNE) Nohant, 28 juin 1866. Mon fils, J'ai recu en meme temps ce matin votre lettre et le volume[1]. Je vas lire. C'est du bonheur en barre. Mon machin philosophique est dans les mains de Buloz, qui fera paraitre je ne sais quand. J'ai corrige l'epreuve du premier numero. Je travaille a _Mont-Reveche_. J'ai debrouille deux actes, en suivant aveuglement votre conseil. Malgre le peu de gout et la difficulte que j'ai a passer deux fois par le meme chemin, je me conforme au roman. Il me semble a present que ca donne, en effet, quelque chose; mais comme j'aurais besoin de vous pour me donner confiance en moi! Ici, on va tres bien, on est heureux et content. Les enfants gouvernent bien la barque et je suis heureuse de n'avoir rien a gouverner. La petite est ravissante, une nature calme et gaie sans bruit. _La peau toujours fraiche en plein soleil_. Qu'est-ce que ca signifie? Dites, si vous savez. Elle regarde tout avec une attention extraordinaire, comme si elle etait destinee a se rendre compte de tout. Elle a des yeux etonnants; elle est tres grasse enfin a present, tres dormeuse et tres bien portante. Est-ce que vous avez tout votre monde a la Schlittenbach? Embrassez pour moi About et dites-lui d'embrasser sa charmante femme pour moi. Embrassez la votre d'abord, et Coliche, et la jeune czarine blonde. Mes enfants vous disent mille et mille amities. Venez donc nous voir si vous ne restez pas tout l'ete en Alsace; car, moi, je ne sais pas si on ne me rappellera pas en aout pour ma piece. C'est dur, mais c'est comme ca. Je fais des voeux pour que les _Benoiton_ se prolongent. Quand j'aurai lu _Clemenceau_, je vous en ecrirai. G. SAND. [1] _L'Affaire Clemenceau_. DCV AU MEME Nohant, 5 juillet 1866. Soixante-deux ans aujourd'hui. Mon fils, C'est tres beau, _tres bien aussi_, emouvant, _vrai_, dramatique et simple. Eh bien, le style est tres releve et tres net, excellent par consequent; une ou deux fois, dans de tres courts passages, un peu trop recherche peut-etre, en parlant de la nature. Mais c'est un homme exalte, c'est Clemenceau qui parle, et alors ce qui ne serait pas assez _nature_, dans la bouche de l'auteur, est a sa place et complete le personnage. Son type est bien soutenu et vous entre dans la chair. Je voudrais bien qu'il fut acquitte, moi; car, s'il a eu une crise de folie furieuse, il y avait de quoi. La femme est complete et la mere effrayante de verite. Enfin, je trouve tout reussi et digne de vous. Qu'est-ce que vous pouvez faire a la campagne par ce temps affreux? peut-etre ne l'avez-vous pas? Ici, c'est comme la fin du monde, quinze jours d'orages et de tempetes! J'en suis malade. Heureusement mon roman est fini; car, sous le coup de l'electricite dont l'air est sature, j'aurais copie votre denouement, et M. Sylvestre eut tue sa _carogne_ de femme. Mais il n'avait pas ce droit-la, n'etant pas artiste, c'est-a-dire homme de premier mouvement, et se piquant d'etre philosophe, c'est-a-dire homme de reflexion. Il faut croire que votre denouement est le vrai, au reste, puisque mon bonhomme a senti que, s'il redevenait epris de sa femme, il la tuerait. A present, mon fils, il nous faudrait faire, non pas la contre-partie, mais le pendant, en changeant de sexe. Voila une femme pure, charmante, naive, avec toutes les qualites et le prestige d'un Clemenceau femelle; son mari l'aime physiquement, mais il lui faut des courtisanes, c'est son habitude et il l'avilit par sa conduite. Que peut-elle faire? elle ne peut pas le tuer. Elle est prise de degout pour lui; ses _retours_ a elle lui font lever le coeur; elle se refuse. Mais elle n'en a pas le droit.--Ah! qu'est-ce qu'elle fera? Elle ne peut pas se venger; elle ne peut pas meme se preserver, car il peut la violer et nul ne s'y opposera; elle ne peut pas fuir; si elle a des enfants, elle ne peut pas les abandonner. Plaider? elle ne gagnera pas son proces si l'adultere du mari n'a pas ete commis a domicile. Elle ne peut pas se tuer si elle a un coeur de mere? Cherchez une solution; moi, je cherche. Direz-vous qu'elle doit pardonner? Oui, jusqu'au pardon physique, qui est l'abjection et qu'une ame fine ne peut accepter qu'avec un atroce desespoir, une invincible revolte des sens. DCVI A M. JOSEPH DESSAUER, A VIENNE Nohant, 5 juillet 1866. Mon Favilla a donc pense a moi pour mon anniversaire de la soixante-deuxieme? J'en suis bien touchee, excellent ami. Vous ne dites rien de votre sante, votre coeur absorbe tout et il est navre des dangers de la patrie. Nous comprenons ca, nous qui sommes Italiens, mais pas Prussiens du tout. Quelle effroyable melee est sortie de ce petit demele du Holstein, et ou est l'issue? Votre pays, fut-il ecrase, peut-il etre raye de la carte du monde, ou il tient une si grande place? Trouvez-vous malheureux pour lui qu'il vienne a perdre la Venetie? L'Italie n'a-t-elle pas toujours ete une ruine et un danger, un boulet a son pied, comme maintenant l'Algerie au notre. On ne s'assimile jamais des nationalites aussi tranchees; on comprend mieux l'assimilation des pays slaves, quoique difficile encore. Mais que faire a tout cela? Le moment semble venu ou il faut que les conquetes soient des fleaux. La France s'en melera-t-elle? pour qui? avec qui? On la voit bien soutenant l'Italie, on ne la concoit pas aidant la Prusse. Et, ici, nul ne sait si elle aidera quelqu'un. Le chef de l'Etat est d'autant plus impenetrable qu'il vit, dit-on, au jour le jour dans sa pensee et qu'on ne peut deviner des projets qui n'existent pas. Je vous dis ce qu'on dit, je suis loin de tout ici et ne sais rien par moi-meme. Je vois pousser ma petite-fille, qui est belle et douce et qui me console autant que possible de la cruelle mort de son frere. Mes enfants sont aussi heureux qu'ils peuvent l'etre apres cette douleur, et, moi qui ai perdu mon pauvre ami, je me reconforte aupres d'eux. Nous _jouissons_ d'un ete horrible, tempetes diluviennes, chaleur ecrasante, froid tout a coup. Pauvres soldats, pauvres blesses, pauvres morts, de toutes les nations, quels qu'ils soient! c'est un spectacle desesperant, et on n'ose se rejouir de rien, meme dans le coin tranquille ou on vit. Vous faites de la musique triste, j'en suis sure, et pleine de reves dechirants. Venez a nous qui vous aimons et qui plaignons toutes les souffrances. J'ai entendu massacrer le _Don Juan_ au Theatre-Lyrique, a l'Opera de Paris; on l'a escamote au profit de quelques brillantes individualites et d'une belle mise en scene; Tout cela ne valait pas le _Don Juan_ de Chrishni au piano: celui-la, c'etait le vrai et le bon. L'entendrai-je encore? c'est mon reve, ne me l'otez pas. Tout le monde vous embrasse et vous aime. G. SAND. DCVII A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS Nohant, 5 aout 1866. Ma grande chere fille, Donnez de vos nouvelles, vous l'aviez promis. Ici, on vous aime et on vous crie de voler quelques jours a vos chers parents pour nous les donner. Moi aussi, je suis votre maman; moi aussi, je suis vieille, et bien maigrie, bien epuisee, sans etre malade pourtant, mais sans etre bien. Ca ne fait rien si tous mes enfants m'aiment, et il faut m'aimer, vous voyez. Si vous vous decidiez a venir benir notre Aurore, qui est si gentille, ecrivez un mot, pour qu'on ne soit pas en course. Mes enfants vous embrassent. Dites-nous a tout le moins que vous etes contente et que vous vous portez bien. A vous. G. SAND. DCVIII A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Paris, 10 aout 1866. Embrassez d'abord pour moi votre bonne mere et votre charmante niece. Je suis vraiment touchee du bon accueil que j'ai recu dans votre milieu de chanoine, ou un animal errant de mon espece est une anomalie qu'on pouvait trouver genante. Au lieu de ca, on m'a recue comme si j'etais de la famille et j'ai vu que ce grand savoir-vivre venait du coeur. Ne m'oubliez pas aupres des tres aimables amies, j'ai ete vraiment tres heureuse chez vous. Et puis, toi, tu es un brave et bon garcon, tout grand homme que tu es, et je t'aime de tout mon coeur. J'ai la tete pleine de Rouen, de monuments, de maisons bizarres. Tout cela vu avec vous me frappe doublement. Mais votre maison, votre jardin, votre _citadelle_, c'est comme un reve et il me semble que j'y suis encore. J'ai trouve Paris tout petit hier, en traversant les ponts. J'ai envie de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous embrasse et je vous benis tous. G. SAND. DCIX A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 10 aout 1866. Une heure de l'apres-midi. Il fait tellement sombre, que pour un peu j'allumerais la lampe. Quel temps! quelle annee! c'est fichu, nous n'aurons pas d'ete. Je suis arrivee hier a quatre heures chez moi; j'ai trouve une seule lettre de ma Cocote, c'est bien peu; j'esperais mieux. Enfin, tout va bien chez vous. Aurichette est belle, tu es gueri de tes rhumes, Lina promet de s'en tenir a un rhume de cerveau. Je n'ai pas pu vous ecrire hier en arrivant: j'ai trouve Couture, qui m'attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras: un volume de sa facon qu'il venait me lire, a moi qui ne l'avais pas vu depuis 1852! Mais il a tant d'esprit, d'entrain; il a une grosse tete intelligente sur un gros petit corps si drole, que je me suis executee seance tenante. Nous avons ete diner chez Magny, et, en rentrant, j'ai avale le volume, qui est un ouvrage sur la peinture; tres amusant et tres interessant. J'etais bien fatiguee tout de meme, et, apres ca, j'ai dormi... Ah! il faut vous dire que, des le matin, a Rouen, j'avais encore couru la ville avec Flaubert. Mais c'est superbe, cette grande ville etalee sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui aflux et reflux comme la mer et qui est plus, colore que la Manche a Saint-Valery. Et tous ces monuments curieux, etranges; ces maisons, ces rues entieres, ces quartiers encore debout du moyen age! Je ne comprends pas que je n'eusse jamais vu ca, quand il fallait trois heures pour y aller. J'ai trouve hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si gai, que je me figurais le voir pour la premiere fois. Croisset est un endroit delicieux, et notre ami Flaubert mene la une vie de chanoine au sein d'une charmante famille. On ne sait pas pourquoi c'est un esprit agite et impetueux; tout respire le calme et le bien-etre autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et repasse toujours devant sa fenetre et qui est sinistre par elle-meme malgre ses frais rivages. Elle ne fait qu'aller et venir sous le coup de la maree et du raz de maree (la barre ou mascaret). Les saules des iles sont toujours baignes ou _debaignes_! c'est triste et froid d'aspect, mais c'est beau et tres beau. Ils ont ete (chez lui) charmants pour moi, et on vous invite a y aller pour voir, les grandes forets ou on se promene en voiture des journees entieres. Je suis, contente d'avoir vu ca. Mon rhume va tres bien. Il avait empire a Saint-Valery la derniere journee et surtout la derniere nuit, ou l'orage ouvrait des fenetres impossibles a refermer. Quel tandis! Je n'irai pas y finir mes jours. Mais le pays est adorable, bien plus beau encore que les environs de Rouen. J'ai vu par la des _vestes dieppoises._ jolies, oh! mais jolies comme des bijoux, et je n'ai pas pu me tenir d'en commander une pour Cocote; je l'attends et je crois que ca lui fera plaisir. Parlons-de nous, car, de Paris, je ne connais rien encore. Je ne sais pas si on joue toujours _les Don Juan._ Je vous envoie des articles qui ne sont pas mauvais et on m'a ecrit la-bas qu'il se faisait une reaction et qu'on s'apercevait que la piece etait charmante. Mais, si elle ne fait pas d'argent, on ne la soutiendra pas; on ne la soutient peut-etre plus. Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors pour voir les affiches; et je ne songe meme pas a aller a Palaiseau par ce deluge. Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce _Pied sanglant,_ [1] il faut le faire ensemble, d'entrain et vite. Mais il faut voir la Bretagne. Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir; car, si c'est non, inutile que j'aille a Nohant pour repartir de la, et doubler la fatigue et les frais du voyage. Si vous y venez avec moi, c'est different, j'irai vous prendre. Si vous ne voulez pas, j'irai y passer huit jours seule et j'irai ensuite a Nohant, d'ou nous pourrons aller ailleurs. Quel que soit le temps, quand on veut, voir, on voit; on s'enveloppe, on se chausse et on n'en meurt pas, puisque me voila mieux qu'au depart et contente d'avoir vu. Vite une reponse pendant que je m'occuperai ici de regler nos affaires avec Harmant et l'Odeon. Je vous _bige_ mille fois. Ayez soin de vous: couvrez-vous comme en hiver, chaussez-vous comme en Laponie. Ce soir, je vous dirai ce que j'aurai pu faire par cet affreux temps. [1] Drame joue plus tard a la Porte-Saint-Martin sous le titre de _Cadio_. DCX A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Paris, 12 aout 1856. Je n'ai pas encore lu ma piece. J'ai encore quelque, chose, a refaire; rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m'a dit que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et ne me contrarie _ni ne me nuit_ en rien. Quel style! heureusement, je n'ecris pas pour Buloz. J'ai vu votre ami, hier soir, au foyer de l'Odeon. Je lui ai serre les mains. Il avait l'air heureux. Et puis j'ai cause avec Duquesnel, de ta feerie. Il a grand envie de la connaitre; vous n'avez qu'a vous montrer quand vous voudrez vous en occuper: vous serez recu a bras ouverts. Mario Proth me donnera demain ou apres-demain les renseignements exacts sur la transformation du journal. Demain, je sors et j'achete les souliers de votre chere maman; la semaine prochaine, je vais a Palaiseau et je cherche mon livre sur la faience. Si j'oublie quelque chose, rappelez-le-moi. Je repondrai a toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez repondu aux miennes. On est heureux, n'est-ce pas, de pouvoir dire toute sa vie? C'est bien moins complique que ne le croient les bourgeois et les mysteres que l'on peut reveler a l'ami sont toujours le contraire de ce que supposent les indifferents. J'ai ete tres heureuse, pendant ces huit jours, aupres de vous: aucun souci, un bon nid, un beau paysage, des coeurs affectueux et votre belle et franche figure qui a quelque chose de paternel. L'age n'y fait rien, on sent en vous une protection de bonte infinie, et, un soir que vous avez appele votre mere _ma fille_, il m'est venu deux larmes dans les yeux. Il m'en a coute de m'en aller, mais je vous empechais de travailler et puis, et puis--une maladie de ma vieillesse, c'est de ne pas pouvoir tenir en place. J'ai peur m'attacher trop et de lasser. Les vieux doivent etre d'une discretion extreme. De loin, je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rabacher. Vous etes un des _rares_ restes impressionnables, sinceres, amoureux de l'art, pas corrompus par l'ambition, pas grises par le succes. Enfin, vous aurez toujours vingt-cinq ans par toute sorte d'idees qui ont vieilli, a ce que pretendent les seniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je crois bien que c'est une pose, mais elle est si bete! si c'est une impuissance, c'est encore pis. Ils sont _hommes de lettres_ et pas _hommes_. Bon courage au roman! Il est exquis; mais, c'est drole, il y a tout un cote de vous qui ne se revele ni ne se trahit dans ce que vous faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ca viendra plus tard, j'en suis sure. Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante niece. Ah! j'oubliais, j'ai vu Couture ce soir; il m'a dit que, pour vous etre agreable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix que vous voudriez fixer. Vous voyez, que je suis bon commissionnaire. Employez-moi. DCXI A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 1er septembre 1866. Je ne me decourage pas comme ca, moi. Les difficultes d'un sujet doivent etre des stimulants et non des empechements [1]. Je ne suis pas obligee de faire la peinture de la Revolution. Il me suffit d'en tirer la moralite, et ca n'est pas malin, puisque tout le monde est d'accord sur 89. En mettant les passions dans la bouche d'un fou que nous rendrons interessant quand meme, nous ne choquerons personne. Pourquoi _Cadiou_ ne serait-il pas une espece de Marat et de Bonaparte en meme temps? pourquoi n'aurait-il pas des instincts sublimes et miserables? Il faut voir ici les choses de plus haut que l'histoire ecrite. Il y avait en France alors des milliers de Bonaparte, des milliers de Marat, des milliers de Hoche, des milliers de Robespierre et de Saint-Just, lequel, par parenthese, etait un fou aussi. Seulement ces types, plus ou moins reussis par la nature, et plus ou moins effaces parles evenements, s'appelaient Cadiou, Motus ou Riallo ou Garguille, ils n'en existaient pas moins. Les idees et les passions qui remirent un peuple en emoi, une societe en dissolution et en reconstruction, ne sont pas propres a un homme; elles sont resumees par quelques hommes plus tranches que les autres. Tu m'as donne l'idee de faire de Cadiou le heros de la piece, c'est une idee excellente. Laisse-moi l'envisager comme elle me vient et en tirer parti. Il sera l'image et le reflet du passe et de l'avenir, il traversera le present sans le comprendre, comme un homme ivre. Ce sera tres original et tres beau. Je me fiche bien de ce que l'auteur aura a expliquer de sa pensee au public! Il faut que l'auteur disparaisse derriere son personnage et que le public fasse la conclusion. Tout le difficile est de la lui rendre facile a faire. Il faut essayer et ne jamais reculer devant ce qui vous a emu et saisi. Aide-moi pour le cadre, les evenements necessaires a mon sujet. Un coin de la Vendee et de la chouannerie ensuite, un tout petit coin; il faut que le drame soit grand et la scene petite. Pioche, sois fort sur les dates, les evenements; je prendrai ou j'aurai besoin de prendre, et tu m'aideras pour arranger le scenario, Mais laisse-moi rever et creer Cadiou. Pour ca, il faut que j'aille voir un petit coin de la Bretagne; reponds vite, si tu veux y aller. Sinon, je pars, et je vas ensuite a Nohant du 10 au 45. Voila! Je vous aime et vous _bige_. [Footnote 1: George Sand avait songe d'abord a faire un drame de _Cadio_; mais, apres l'avoir ecrit de verve, c'est-a-dire avec des developpements que ne comportait pas une piece de theatre, elle le publia comme roman dialogue, et c'est seulement un peu plus tard que, reduit aux proportions sceniques, l'ouvrage fut joue a la Porte Saint-Martin.] DCXII A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET. Nohant, 21 septembre 1866. Je viens de courir pendant douze jours avec mes enfants, et, en arrivant chez nous, je trouve vos deux lettres; ce qui, ajoute a la joie de retrouver mademoiselle Aurore fraiche et belle, me rend tout a fait heureuse. Et toi, mon benedictin, tu es tout, seul, dans ta ravissante chartreuse, travaillant et ne sortant jamais? Ce que c'est que d'avoir trop sorti! Il faut a monsieur des Syries, des deserts, des lacs Asphaltites, des dangers et des fatigues! Et cependant on fait des _Bovary_ ou tous les petits recoins de la vie sont etudies et peints en grand maitre. Quel drole de corps qui fait aussi le combat du Sphinx et de la Chimere! Vous etes un etre tres a part, tres mysterieux, doux comme un mouton avec tout ca. J'ai eu de grandes envies de vous questionner, mais un trop grand respect de vous m'en a empechee; car je ne sais jouer qu'avec mes propres desastres, et ceux qu'un grand esprit a du subir, pour etre en etat de produire, me paraissent choses sacrees qui ne se touchent pas brutalement ou legerement. Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, pretend que vous etes affreusement vicieux. Mais peut-etre qu'il voit avec des yeux un peu salis, comme ce savant botaniste qui pretend que la germandree est d'un jaune _sale_. L'observation etait si fausse, que je n'ai pas pu m'empecher d'ecrire en marge de son livre: _C'est vous qui avez les yeux-sales._ Moi, je presume que l'homme d'intelligence peut avoir de grandes curiosites. Je ne les ai pas eues, faute de courage. J'ai mieux aime laisser mon esprit incomplet; ca me regarde, et chacun est libre de s'embarquer sur un grand navire a toutes voiles ou sur une barque de pecheur. L'artiste est un explorateur que rien ne doit arreter et qui ne fait ni bien ni mal de marcher a droite ou a gauche: son but sanctifie tout. C'est a lui de savoir, apres un peu d'experience, quelles sont les conditions de sante de son ame. Moi, je crois que la votre est en bon etat de grace, puisque vous avez plaisir a travailler et a etre seul malgre la pluie. Savez-vous que, pendant que le deluge est partout, nous avons eu, sauf quelques averses, un beau soleil en Bretagne? Du vent a decorner les boeufs, sur les plages de I'Ocean; mais que c'etait beau, la grande houle! et comme la botanique des sables m'emportait! et que Maurice et sa femme ont la passion des coquillages! nous avons tout supporte gaiement. Pour le reste, c'est une fameuse balancoire que la Bretagne. Nous nous sommes pourtant indigeres de _dolmens_ et de _menhirs_, et nous sommes tombes dans des fetes ou nous avons vu tous les costumes qu'on dit supprimes et que les vieux portent toujours. Eh bien, c'est laid, ces hommes du passe, avec leurs culottes de toile, leurs longs cheveux, leurs vestes a poches sous les bras, leur air abruti, moitie pochard, moitie devot. Et les debris celtiques, incontestablement curieux pour l'archeologue; ca n'a rien pour l'artiste, c'est mal encadre, mal compose, Carnac et Erdeven n'ont aucune physionomie. Bref, la Bretagne n'aura pas mes os; j'aimerais mille fois mieux votre Normandie cossue ou, dans les jours ou l'on a du drame dans la _trompette_, les vrais pays d'horreur et de desespoir. Il n'y a rien la ou regne le pretre et ou le vandalisme catholique ait passe, rasant les monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir. Vous dites _nous_, a propos de la _feerie_: je ne sais pas avec qui vous l'avez faite, mais je me figure toujours que cela devrait aller a l'Odeon actuel. Si je la connaissais, je saurais bien faire pour vous ce qu'on ne sait jamais faire pour soi-meme, monter la tete aux directeurs. Une chose de vous doit etre trop originale pour etre comprise par ce gros Dumaine. Ayez donc une copie chez vous, et, le mois prochain, j'irai passer une journee avec vous, pour que vous me la lisiez. C'est si pres de Palaiseau, le Croisset! et je suis dans une phase d'activite tranquille ou j'aimerais bien a voir couler votre grand fleuve et a revasser dans votre verger, tranquille lui-meme, tout en haut de la falaise. Mais je bavarde, et tu es en train de travailler. Il faut pardonner cette intemperance anormale a quelqu'un qui vient de voir des pierres, et qui n'a pas seulement apercu une plume depuis douze jours. Vous etes ma premiere visite aux vivants, au sortir d'un ensevelissement complet de mon pauvre _moi_. Vivez! voila _mon oremus_ et ma benediction. Et je t'embrasse de tout mon coeur. G. SAND. DCXIII AU MEME Nohant, 28 septembre 1866. C'est convenu, cher camarade et bon ami. Je ferai mon possible pour etre a Paris a la representation de la piece de votre ami, et j'y ferai mon devoir fraternel comme toujours; apres quoi, nous irons chez vous et j'y resterai huit jours, mais a la condition que vous ne vous derangiez pas de votre chambre. Ca me desole, de deranger, et je n'ai pas besoin de tant de Chinois pour dormir. Je dors partout, dans les cendres ou sous un banc de cuisine, comme un chien de basse-cour. Tout est reluisant de proprete chez vous, donc on est bien partout. Je ferai le grabuge de votre mere et nous bavarderons, vous et moi, tant et plus. S'il fait beau, je vous forcerai a courir. S'il pleut toujours, nous nous cuirons les os des guiboles en nous racontant nos peines de coeur. Le grand fleuve coulera noir ou gris, sous la fenetre, disant toujours: _Vite! vite!_ et emportant nos pensees, et nos jours et nos nuits, sans s'arreter a regarder si peu de chose. J'ai emballe et mis a la _grande vitesse_ une bonne epreuve du dessin de Couture. C'est la meilleure que j'aie eue; je ne l'ai retrouvee qu'ici. J'y ai joint une epreuve photographique d'un dessin de Marchal, qui a ete ressemblant aussi; mais, d'annee en annee, on change. L'age donne sans cesse un autre caractere a la figure des gens qui pensent, et c'est pourquoi leurs portraits ne se ressemblent pas longtemps. Je revasse tant, et je vis si peu, que je n'ai parfois que trois ans. Mais, le lendemain, j'en ai trois cents, si la reverie a ete noire. N'est-ce pas la meme chose pour vous? Ne vous semble-t-il pas, par moments, que vous commencez la vie sans meme savoir ce que c'est, et, d'autres fois, ne sentez-vous pas sur vous le poids de plusieurs milliers de siecles, dont vous avez le souvenir vague et l'impression douloureuse? D'ou venons-nous et ou allons-nous? Tout est possible, puisque tout est inconnu. Embrassez pour moi la belle et bonne maman que vous avez. Je me fais une joie d'etre avec vous deux. Tachez donc de retrouver cette _blague_ sur les pierres celtiques, ca m'interesserait beaucoup. Avait-on, quand vous les avez vues, ouvert le _galgal_ de Lockmariaker et deblaye le dolmen aupres de Plouharnel? Ces gens-la ecrivaient, puisqu'il y a des pierres couvertes d'hieroglyphes, et ils travaillaient l'or tres bien, puisqu'on a trouve des torques [1] tres bien faconnees. Mes enfants, qui sont, comme moi, vos grands admirateurs, vous envoient leurs compliments, et je vous embrasse au front, puisque Sainte-Beuve a menti. G. SAND. [1] Colliers gaulois. DCXIV A M. NOEL PARFAIT, A PARIS Nohant, 28 septembre 1866. Mon parrain, Votre filleule devouee vous demande un service: c'est de lire le manuscrit (ci-joint) de madame Therese Blanc, qui est une personne de talent et de merite, tout a fait digne de votre interet (la femme) et de votre attention (le livre). Si vous en rendez bon compte a MM. Levy, ils le publieront, et il y aura justice a donner un jeune et gracieux esprit, deja solide, le moyen de se faire connaitre et la confiance pour s'exercer. Vous n'aurez donc pas d'ennui a lire son ouvrage, et le service que je vous demande n'est pas un acte de penible devouement. A vous de coeur. G. SAND. DCXV A MADEMOISELLE MARGUERITE LHUILLIER, A LA BOULAINE (NIEVRE) Nohant, 8 octobre 1866. Ou es-tu, ma chere bonne petite Margot? J'esperais recevoir ici de tes nouvelles, en revenant de ton pays de Bretagne, ou j'ai passe quelques jours avec mes enfants. Ton silence m'inquiete. Je n'ai pas ton adresse au juste. Dois-je attendre que tu me la donnes? Ne crains pas que je la repande. Je peux ecrire sous le couvert d'Alexandrine. Enfin, dis-moi que tu n'es pas malade et pas triste. Tu sais qu'au moindre spleen serieux, il faut venir a moi; qu'il y a Nohant, Gargilesse, Palaiseau et Paris, mes quatre domiciles a ton service, et moi, enchantee de te distraire et de te soigner. Un mot de toi, chere enfant! ne me laisse pas dans l'inquietude. Dis-moi si cette campagne est assez installee pour toi I'hiver, et si Alexandrine s'y habitue. Je t'embrasse de tout mon coeur, et je t'envoie les amities de mes enfants. Amities a Alexandrine aussi. DCXVI A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, lundi soir, octobre 1866. Cher ami, Votre lettre m'est revenue de Paris. Il ne m'en manque pas, j'y tiens trop pour en laisser perdre. Vous ne me parlez pas inondations, je pense donc que la Seine n'a pas fait de betises chez vous et que le tulipier n'y a pas trempe ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et je me demandais si votre levee etait assez haute pour vous proteger. Ici, nous n'avons rien a redouter en ce genre: nos ruisseaux sont tres mechants, mais nous en sommes loin. Vous etes heureux d'avoir des souvenirs si nets des autres existences. Beaucoup d'imagination et d'erudition, voila votre memoire; mais, si on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment tres vif de son propre renouvellement dans l'eternite. J'avais un frere tres drole, qui souvent disait: "Du temps que j'etais chien..." Il croyait etre homme tres recemment. Moi je crois que j'etais vegetal ou pierre. Je ne suis pas toujours bien sure d'exister completement, et, d'autres fois, je crois sentir une grande fatigue accumulee pour avoir trop existe. Enfin, je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire: "Je possede le passe. Mais alors vous croyez qu'on ne meurt pas, puisqu'on _redevient_? Si vous osez le dire aux _chiqueurs_, vous avez du courage, et c'est bien. Moi, j'ai ce courage-la, ce qui me fait passer pour imbecile; mais je n'y risque rien: je suis imbecile sous tant d'autres rapports. Je serai enchantee d'avoir votre impression ecrite sur la Bretagne; moi, je n'ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression generale, et ca m'a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont j'avais besoin. Je vous lirai ca aussi, mais c'est encore un gachis informe. Pourquoi votre voyage est-il reste inedit? Vous etes _coquet_; vous ne trouvez pas tout ce que vous faites digne d'etre montre. C'est un tort. Tout ce qui est d'un maitre est enseignement, et il ne faut pas craindre de montrer ses croquis et ses ebauches. C'est encore tres au-dessus du lecteur, et on lui donne tant de choses a son niveau, que le pauvre diable reste vulgaire, Il faut aimer les betes plus que soi; ne sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde? Ne sont-ce pas les gens sans gout et sans ideal qui s'ennuient, ne jouissent de rien et ne servent a rien? Il faut se laisser abimer, railler et meconnaitre par eux, c'est inevitable; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours il faut leur jeter du bon pain, qu'ils preferent ou non l'ordure; quand ils seront souls d'ordures, ils mangeront le pain; mais, s'il n'y en a pas, ils mangeront l'ordure _in secula seculorum_. Je vous ai entendu dire: "Je n'ecris que pour dix ou douze personnes.>> On dit, en causant, bien des choses qui sont le resultat de l'impression du moment; mais vous n'etiez pas seul a le dire: c'etait l'opinion du _lundi_ ou la these de ce jour-la; j'ai proteste interieurement. Les douze personnes pour lesquelles on ecrit et qui vous apprecient, vous valent ou vous surpassent; vous n'avez jamais eu, vous, aucun besoin de lire les onze autres pour etre vous. Donc, on ecrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d'etre initie; quand on n'est pas compris, on se resigne et on recommence. Quand on l'est, on se rejouit et on continue. La est tout le secret de nos travaux perseverants et de notre amour de l'art. Qu'est-ce que c'est que l'art sans les coeurs et les esprits ou on le verse? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons, et ne donnerait la vie a rien. En y reflechissant, n'est-ce pas votre avis? Si vous etes convaincu de cela, vous ne connaitrez jamais le degout et la lassitude. Et, si le present est sterile et ingrat, si on perd toute action, tout credit sur le public, en le servant de son mieux, reste le recours a l'avenir, qui soutient le courage et efface toute blessure d'amour-propre. Cent fois dans la vie, le bien que l'on fait ne parait servir a rien d'immediat; mais cela entretient quand meme la tradition du bien vouloir et du bien faire, sans laquelle tout perirait. Est-ce depuis 89 qu'on patauge? Ne fallait--il pas patauger pour arriver a 48, ou l'on a patauge plus encore, mais pour arriver a ce qui doit etre? Vous me direz comment vous l'entendez, et je relirai Turgot pour vous plaire. Je ne promets pas d'aller jusqu'a d'Holbach, _bien qu'il ait du bon!_ Vous m'appellerez a l'epoque de la piece de Bouilhet. Je serai ici, piochant beaucoup, mais prete a courir et vous aimant de tout mon coeur. A present que je ne suis plus une femme, si le bon Dieu etait juste, je deviendrais un homme; j'aurais la force physique et je vous dirais: "Allons donc faire un tour a Carthage ou ailleurs. Mais voila, on marche a l'enfance, qui n'a ni sexe ni energie, et c'est ailleurs qu'on se renouvelle; _ou_? Je saurai ca avant vous, et, si je peux, je reviendrai vous le dire en songe. DCXVII AU MEME Paris, 10 novembre 1866. En arrivant a Paris, j'apprends une triste nouvelle. Hier soir, pendant que nous causions,--et je crois qu'avant-hier nous avions parle de lui,--mourait mon ami Charles Duveyrier, le plus tendre coeur et l'esprit le plus naif. On l'enterre demain! Il avait un an de plus que moi. Ma generation s'en va piece a piece. Lui survivrai-je? Je ne le desire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d'adieux. C'est comme Dieu voudra, a condition qu'il me permette d'aimer toujours dans cette vie et dans l'autre. Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants autrement. Je vous donne la part de mon coeur qu'il avait; ce qui, joint a celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ca me console de vous faire ce cadeau-la. Litterairement, ce n'etait pas un homme de premier ordre, on l'aimait pour sa bonte et sa spontaneite. Moins occupe d'affaires et de philosophie, il eut eu un talent charmant. Il laisse une jolie piece: _Michel Perrin_. J'ai fait la moitie de la route seule, pensant a vous et a la maman, a Croisset, et regardant la Seine, qui, grace a vous, est devenue une _divinite_ amie. Apres cela, j'ai eu la societe d'un particulier et de deux femmes d'une betise bruyante et fausse comme la musique de la pantomime de l'autre jour. Exemple: "J'ai regarde le soleil, ca m'a laisse comme deux points dans les yeux." Le _mari_: "Ca s'appelle des points lumineux." Et ainsi pendant une heure sans debrider. Je vas dormir toute cassee; j'ai pleure comme une bete, toute la soiree, et je vous embrasse d'autant plus, cher ami. Aimez-moi _plus_ qu'avant, puisque j'ai de la peine. DCXVIII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Paris, 16 novembre 1866. Mes chers enfants, je suis a Paris pour quelques jours. Je viens de Normandie pour la seconde fois. Auparavant, j'avais ete en Bretagne avec Maurice et sa femme, puis a Nohant. Demain, je vais a Palaiseau pour revenir a Paris, d'ou j'irai encore a Nohant. Voyez quelle hirondelle je suis devenue! Je ne m'arrete nulle part et je travaille partout. Depuis que la cruelle destinee m'a rendue independante, je profite de la seule compensation qu'elle m'offre: la liberte de courir et d'aller devant moi, souvent pour le seul plaisir de remuer, dont j'etais depuis longtemps privee. Il faut secouer le chagrin, qui est l'inevitable ennemi du bonheur. Ceci a l'air d'un mot de la Palisse. Non! on est heureux par soi-meme quand on sait s'y prendre: avoir des gouts simples, un certain courage, une certaine abnegation, l'amour du travail et avant tout une bonne conscience. Donc, le bonheur n'est pas une chimere, j'en suis sure a present; moyennant l'experience et la reflexion, on tire de soi beaucoup; on refait meme sa sante par le vouloir et la patience. Mais l'implacable mort et le malheur des autres, souvent incurable malgre tous nos soins, voila ce qui nous rappelle notre solidarite et le bonheur aux prises perpetuelles avec le chagrin, il ne faudrait pas que l'un detruisit l'autre. Le bonheur que nous savons et pouvons nous donner nous rendrait egoistes et steriles. Le chagrin qui empecherait notre sagesse interieure de reagir, nous rendrait amers et laches. Vivons donc la vie comme elle est, sans ingratitude et sans joie durable et assuree. Nous ne changerons pas cela. Acceptons-le. Ainsi, vous voila bien portants pour le moment et incertains de l'epoque de votre voyage. Prevenez-m'en toujours une quinzaine a l'avance; car vous voyez que je ne me fixe pas. Tant que la sante ira, je continuerai a _fuir_. Fuir quoi? Peut-etre pourrais-je dire qu'a mon age on a besoin de ne pas trop contempler, sous le meme rayon de lumiere ambiante, la solennite du vrai. Mais, au lieu de vous parler de choses de la vie courante, je vous fais un cours de philosophie tres oppose peut-etre a la disposition d'esprit ou vous etes. Vous voudriez et ne voudriez pas marier votre Solange. Elle ne veut pas; elle fait comme Maurice, qui se trouvait si heureux par moi, qu'il craignait de ne l'etre pas autrement. J'ai du le tourmenter parce qu'il se faisait tard pour lui. A present, il est content d'avoir surmonte son apprehension. Il ne faut pourtant pas qu'une femme attende trop et contrarie la nature, qui reprend sa tyrannie un jour ou l'autre. Dites mes amities a tous ces bons amis qui se souviennent de moi, et embrassez pour moi vos cheres filles. A Nohant, on va bien. Aurore devient charmante. On m'ecrit tous les jours. Je compte bien sur l'envoi de vos oeuvres, et je suis tres heureuse de cette publication. A vous succes et benedictions, mon cher enfant. DCIX A MAURICE SAND, A NOHANT Paris, 19 novembre 1866. Mes enfants, J'embarque demain matin _Cascaret_[1] pour Evreux; je le mene ce soir au diner Magny; il va ouvrir de grands yeux en entendant les paradoxes exuberants qui s'y debitent. Quant a interroger Berthelot, je ne suis pas de force a lui faire des questions bien posees et a te rendre compte de ses reponses. Je ne suis d'ailleurs jamais a cote de lui et il est si timide, qu'il est intimidant. Je crois que Francis nous en dirait davantage. Il est tout frais emoulu de ces choses et tres capable de me dire ou en est la science. Il dit une chose juste et _terrible_ que je savais. La philosophie de l'esprit humain, telle que nous la connaissons, admet comme _ineluctable le_ principe de la division de la matiere a l'infini. La chimie ne repose que sur la constatation des molecules; et qui dit molecule (si infinitesimale qu'elle soit) dit _corps defini_, c'est-a-dire indivisible. Donc, l'esprit humain patauge dans l'enfance des problemes elementaires. Ce qu'il admet logiquement et rationnellement, il le nie scientifiquement. _D'ou il resulte_ qu'on peut tout supposer, tout inventer, et que le fantastique n'a pas de limites a l'heure qu'il est. Je t'avais donne un article, _de quoi_? Je ne sais plus, de la _Revue Germanique_, je crois, ou l'etat de la question qui t'interesse etait tres bien precise. Tu l'as trouve ennuyeux; tu voulais y trouver justement le fantastique que tu dois trouver toi-meme. Il faut pourtant le relire et l'avoir sous les yeux, il y etait dit que l'on pouvait arriver a produire des tissus vegetaux, peut-etre des matieres animales, mais non animees ni _animables_. Force l'hypothese et que ton fantastique produise une demi-animation, effrayante et burlesque. Ne te lance pourtant pas trop dans _Mademoiselle Azote_[2]: "Qui trop embrase, mal eteint." [1] Francis Laur, ingenieur civil. [2] Roman de Maurice Sand. DCXX A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Palaiseau, 29 novembre 1866. Il ne faut etre ni spiritualiste ni materialiste, dites-vous, il faut etre naturaliste. C'est une grosse question. Mon _Cascaret_--c'est comme ca que j'appelle le petit ingenieur--la resoudra comme il l'entendra. Ce n'est pas une bete, et il passera par bien des idees, des deductions et des emotions avant de realiser la prediction que vous faites. Je ne le catechise qu'avec reserve; car il est plus fort que moi sur bien des points et ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'etouffe. Mais la question par elle-meme est tres serieuse et plane sur notre art, a nous troubadours plus ou moins penduliferes, ou penduloides. Traitons-la d'une maniere toute impersonnelle; car ce qui est bien pour l'un peut avoir son contraire tres bien pour l'autre. Demandons-nous, en faisant abstraction de nos tendances ou de nos experiences, si l'etre humain peut recevoir et chercher son entier developpement physique sans que l'intellect en souffre. Oui, dans une societe ideale et rationnelle, cela serait ainsi Mais, dans celle ou nous vivons et dont il faut, bien nous contenter, la jouissance et l'abus ne vont-ils pas de compagnie, et peut-on les separer, les limiter, a moins d'etre un sage de premiere volee? Et, si l'on est un sage, adieu l'entrainement, qui est le pere des joies reelles! La question, pour nous artistes, est de savoir si l'abstinence nous fortifie, ou si elle nous exalte trop, ce qui degenere en faiblesse.--Vous me direz: "Il y a temps pour tout et puissance suffisante pour toute depense de forces." Donc, vous faites une distinction et vous posez des limites, il n'y a pas moyen de faire autrement. La nature, croyez-vous, en pose d'elle-meme et nous empeche d'abuser. Ah! mais non, elle n'est pas plus sage que nous, qui sommes aussi la nature. Nos exces de travail, comme, nos exces de plaisir, nous tuent parfaitement, et plus nous sommes de grandes natures, plus nous depassons les bornes et reculons la limite de nos puissances. Non, je n'ai pas de theories. Je passe ma vie a poser des questions et a les entendre resoudre dans un sens ou dans l'autre, sans qu'une conclusion victorieuse et sans replique m'ait jamais ete donnee. J'attends la lumiere d'un nouvel etat de mon intellect et de mes organes dans une autre vie; car, dans celle-ci, quiconque reflechit embrasse jusqu'a leurs dernieres consequences les limites du pour et du contre. C'est M. Platon, je crois, qui demandait et croyait tenir le lien. Il ne l'avait pas plus que nous. Pourtant ce lien existe, puisque l'univers subsiste sans que le pour et le contre qui le constituent se detruisent reciproquement. Comment s'appellera-t-il pour la nature materielle? _equilibre_, il n'y a pas a dire; et pour la nature spirituelle? _moderation_, chastete relative, abstinence des abus, tout ce que vous voudrez, mais ca se traduira toujours par _equilibre_. Ai-je tort, mon maitre? Pensez-y, car, dans nos romans, ce que font ou ne font pas nos personnages ne repose pas sur une autre question que celle-la. Possederont-ils, ne possederont-ils pas l'objet de leurs ardentes convoitises? Que ce soit amour ou gloire, fortune ou plaisir, des qu'ils existent, ils aspirent a un but. Si nous avons en nous une philosophie, ils marchent droit selon nous; si nous n'en avons pas, ils marchent au hasard et sont trop domines par les evenements que nous leur mettons dans les jambes. Imbus de nos propres idees, ils choquent souvent celles des autres. Depourvus de nos idees et soumis a la fatalite, ils ne paraissent pas toujours logiques. Faut-il mettre un peu ou beaucoup de nous en eux? ne faut-il mettre que ce que la societe met dans chacun de nous? Moi, je suis ma vieille pente, je me mets dans la peau de mes bonshommes. On me le reproche, ca ne fait rien. Vous, je ne sais pas bien si, par procede ou par instinct, vous suivez une autre route. Ce que vous faites vous reussit; voila pourquoi je vous demande si nous differons sur la question des luttes interieures, si _l'homme-roman_ doit en avoir, ou s'il ne doit pas les connaitre. Vous m'etonnez toujours avec votre travail penible; est-ce une coquetterie? Ca parait si peu! Ce que je trouve difficile, moi, c'est de choisir entre les mille combinaisons de l'action scenique, qui peuvent varier a l'infini, la situation nette et saisissante qui ne soit pas brutale ou forcee. Quant au style, j'en fais meilleur marche que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plait d'en jouer. Il a ses _hauts_ et ses _bas;_ ses grosses notes et ses defaillances; au fond, ca m'est egal, pourvu que l'emotion vienne, mais je ne peux rien trouver en moi. C'est _l'autre_ qui chante a son gre, mal ou bien, et, quand j'essaye de penser a ca, je m'en effraye et me dis que je ne suis rien, rien du tout. Mais une grande sagesse, nous sauve; nous savons nous dire: "Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments, c'est encore un joli etat et une sensation a nulle autre pareille que de se sentir vibrer." Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser faire _l'autre_ plus souvent. Ca irait tout de meme et sans fatigue. L'instrument pourrait resonner faible a de certains moments; mais le souffle, en se prolongeant, trouverait sa force. Vous feriez apres, ce que je ne fais pas, ce que je devrais faire; vous remonteriez le ton du tableau tout entier et vous sacrifieriez ce qui est trop egalement dans la lumiere. _Vale et me ama_. DCXXI AU MEME Palaiseau, 30 novembre 1866. Il y aurait bien a dire sur tout ca, cher camarade. Mon _Cascaret_, c'est-a-dire le fiance en question, se garde pour sa fiancee. Elle lui a dit: ": Attendons que vous ayez realise certaines questions de travail." Et il travaille. Elle lui a dit: "Gardons nos puretes l'une pour l'autre." Et il se garde. Ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'etouffe; mais il se fait un grand ideal de l'amour, et pourquoi lui conseillerait-on d'aller le perdre quand il met sa conscience et son merite a le garder? Il y a un equilibre que la nature, notre souveraine, met elle-meme dans nos instincts, et elle pose vite la limite de nos appetits. Les grandes natures ne sont pas les plus robustes. Nous ne sommes pas developpes dans tous les sens par une education bien logique. On nous comprime de toute facon, et nous poussons nos racines et nos branches ou et comme nous pouvons. Aussi les grands artistes sont-ils souvent infirmes, et plusieurs ont ete impuissants. Quelques-uns, trop puissants par le desir, se sont epuises vite. En general, je crois que nous avons des joies et des peines trop intenses, nous qui travaillons du cerveau. Le paysan qui fait, nuit et jour, une rude besogne avec la terre et avec sa femme, n'est pas une nature puissante. Son cerveau est des plus faibles. Se developper dans tous les sens, vous dites? Pas a la fois, ni sans repos, allez! Ceux qui s'en vantent blaguent un peu, ou, s'ils menent tout a la fois, tout est manque. Si l'amour est pour eux un petit pot-au-feu et l'art un petit gagne-pain, a la bonne heure; mais, s'ils ont le plaisir immense, touchant a l'infini, et le travail ardent, touchant a l'enthousiasme, ils ne les alternent pas comme la veille et le sommeil. Moi, je ne crois pas a ces don Juan qui sont en meme temps des Byron. Don Juan ne faisait pas de poemes, et Byron faisait, dit-on, bien mal l'amour. Il a du avoir quelquefois--on peut compter ces emotions-la dans la vie--l'extase complete par le coeur, l'esprit et les sens; il en a connu assez pour etre un des poetes de l'amour. Il n'en faut pas davantage aux instruments de notre vibration. Le vent continuel des petits appetits les briserait. Essayez quelque jour de faire un roman dont l'artiste (le vrai) sera le heros, vous verrez quelle seve enorme, mais delicate et contenue; comme il verra toute chose d'un oeil attentif, curieux et tranquille, et comme ses entrainements vers les choses qu'il examine et penetre seront rares et serieux. Vous verrez aussi comme il se craint lui-meme, comme il sait qu'il ne peut se livrer sans s'aneantir, et comme une profonde pudeur des tresors de son ame l'empeche de les repandre et de les gaspiller. L'artiste est un si beau type a faire, que je n'ai jamais ose le faire reellement; je ne me sentais pas digne de toucher a cette figure belle, et trop compliquee, c'est viser trop haut pour une simple femme. Mais ca pourra bien vous tenter quelque jour, et ca en vaudra la peine. Ou est le modele? Je ne sais pas, je n'en ai pas connu _a fond_ qui n'eut quelque, tache au soleil, je yeux dire quelque cote par ou cet artiste touchait a l'epicier. Vous n'avez peut-etre pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l'ai. J'aime les classifications, je touche au pedagogue. J'aime a coudre et a torcher les enfants, je touche a la servante. J'ai des distractions et je touche a l'idiot. Et puis, enfin, je n'aimerais pas la perfection; je la sens et ne saurais la manifester. Mais on pourrait bien lui donner des defauts dans sa nature. Quels? Nous chercherons ca quelque jour. Ca n'est pas dans votre sujet actuel et je ne dois pas vous en distraire. Ayez moins de cruaute envers vous. Allez de l'avant, et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton general et sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ca ne se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites parait si facile, si abondant! c'est un trop plein perpetuel, je ne comprends rien a votre angoisse. Bonsoir, cher frere; mes tendresses a tous les votres. Je suis revenue a ma solitude de Palaiseau, je l'aime; je m'en retourne a Paris lundi. Je vous embrasse bien fort. Travaillez bien. DCXXII A M. THOMAS COUTURE, A PARIS Palaiseau, 13 decembre 1866. Cher maitre, Votre ouvrage soulevera, je crois, des tempetes, et deja on veut m'en rendre solidaire. On annonce que ma preface est prete. Cela n'est pas, et, reflexion faite, je ne la ferai pas. Tant que j'ai ignore la partie qui est toute de critique, et meme apres avoir ecoute la lecture de plusieurs fragments, je vous ai dit _oui._ Pourtant je vous conseillais de faire de votre ouvrage un traite, sans vous lancer dans l'appreciation des vivants, ou des morts de la veille; vous avez persiste, c'etait votre droit indiscutable. Vous avez pourtant modifie votre jugement sur Delacroix quant aux expressions; mais, j'y ai pense depuis, le fond reste le meme, il n'en pouvait etre autrement. D'ailleurs, je ne pourrais pas vous demander d'epargner les autres, de faire des reserves, vous m'enverriez promener et vous feriez bien. Mais, moi, j'endosserais, sans conviction et sans lumieres suffisantes, une trop forte responsabilite; a moins de faire aussi des reserves, et, alors, a quoi bon une preface? Ca ne serait pas clair, ca ne paraitrait pas franc. Je vous dis donc _non_, apres vous avoir dit _oui_, parce que, au dernier moment, quand vous m'enverriez les epreuves, nous ne serions pas d'accord et il serait trop tard pour nous y mettre. Allez droit devant vous, bravez seul, et sans donner le bras a une femme, ce que vous voulez braver. Votre ouvrage, si remarquable d'execution, et riche a tant d'egards, gagnera a se presenter seul, je vous en reponds. Consultez de vrais amis, des gens de gout, ils vous diront comme moi. G. SAND. DCXXIII A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Paris, 9 janvier 1867. Cher camarade, Ton vieux troubadour a ete tente de claquer. Il est toujours a Paris. Il devait partir le 25 decembre; sa malle etait bouclee; ta premiere lettre l'a attendu tous les jours a Nohant, Enfin, le voila tout a fait en etat de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien l'accompagner. C'est bete d'etre jete sur le flanc et de perdre pendant trois jours la notion de soi-meme et de se relever aussi affaibli que si on avait fait quelque chose de penible et d'utile. Ce n'etait rien, au bout du compte, qu'une impossibilite momentanee de digerer quoi que ce soit. Froid, ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n'y songe plus guere. Sainte-Beuve inquiete davantage, on a du te l'ecrire. Il va mieux aussi, mais il y aura infirmite serieuse, et, a travers cela, des accidents a redouter. J'en suis tout attristee et inquiete. Je n'ai pas travaille depuis plus de quinze jours; donc, ma tache n'est pas avancee, et, comme je ne sais pas si je vas etre en train tout de suite, j'ai donne _campo_ a l'Odeon. Ils me prendront quand je serai prete. Je medite d'aller un peu au Midi, quand j'aurai vu mes enfants. Les plantes du littoral me trottent par la tete. Je me desinteresse prodigieusement de tout ce qui n'est pas mon petit ideal de travail paisible, de vie champetre et de tendre et pure amitie. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guerie et tres bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, _toujours plus calme_, qui se fait dans mon ame jadis agitee. Mon cerveau ne procede plus que de la synthese a l'analyse; autrefois, c'etait le contraire. A present, ce qui se presente a mes yeux, quand je m'eveille, c'est la planete; j'ai quelque peine a y retrouver le _moi_ qui m'interessait jadis et que je commence a appeler _vous_ au, pluriel. Elle est charmante, la planete, tres interessante, tres curieuse, mais pas mal arrieree et encore peu praticable; j'espere passer dans une oasis mieux percee et possible a tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager ici! et le temps qu'on perd a se procurer ce necessaire est perdu pour l'etude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est du quelque chose de moins complique, de moins civilise, de plus naturellement luxueux et de plus facilement bon que cette etape enfievree. Viendras-tu dans le monde de mes reves, si je reussis a en trouver le chemin? Ah! qui sait? Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas dementi? La solitude ne te pese pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par la. Mais il y a de l'anachorete quand meme dans ta vie, et j'envie ta situation. Moi, je suis trop seule a Palaiseau, avec un mort; pas assez seule a Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir m'appartenir,--et, a Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie entierement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi a ta mere, a ta chere famille, et ecris-moi a Nohant, ca me fera du bien. Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parle. Je te dirai ca de la-bas. DCXXIV A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE Nohant, 15 janvier 1867. Cher ami de mon coeur, Cette bonne longue lettre que je recois de vous me comble de reconnaissance et de joie. Je ne l'ai lue qu'il y a deux jours. Elle m'attendait ici, a Nohant, et j'etais a Paris, malade, tous les jours faisant ma malle, et tous les jours forcee de me mettre au lit. Je vais mieux; mais j'ai a combattre, depuis quelques annees, une forte tendance a l'anemie; j'ai eu trop de fatigue et de chagrin a l'age ou l'on a le plus besoin de calme et de repos. Enfin, chaque ete me remet sur mes pieds, et, si chaque hiver me demolit, je n'ai guere a me plaindre. Comme vous, je ne tiens pas a mourir. Certaine que la vie ne finit pas, qu'elle n'est pas meme suspendue, que tout est passage et fonction, je vas devant moi avec la plus entiere confiance dans l'inconnu. Je m'abstiens desormais de chercher a le deviner et a le definir; je vois un grand danger a ces efforts d'imagination qui nous rendent systematiques, intolerants et _fermes_ au progres, qui souffle toujours et quand meme des quatre coins de l'horizon. Mais j'ai la notion du devenir incessant et eternel, et, quel qu'il soit, il m'est demontre interieurement, par un sentiment invincible, qu'il est logique, et par consequent beau et bon. C'est assez pour vivre dans l'amour du bien et dans le calme relatif, dans la dose de serenite fatalement restreinte et passagere que nous permet la solidarite avec l'univers et avec nos semblables. Ma petite philosophie pratique est devenue d'une excessive modestie. Je voudrais vous faire lire l'avant-dernier et le dernier roman que j'ai publies, _M. Sylvestre_ et _le Dernier. Amour,_ qui en est le complement. C'est naif pour ne pas dire niais; mais il y a, au fond, des choses vraies qui ont ete bien senties, et qui ne vous deplairaient pas. Une page de cela de temps en temps pourrait vous faire l'effet d'une potion innocente, qui amuse l'ennui et la douleur. Si vous n'avez pas ces petits volumes sous la main, je dirai qu'on vous les envoie. Ils vous mettront en communication pour ne pas dire en communion avec votre vieille amie. Je vous parle de moi, c'est en vue de notre ideal commun, du reve interieur qui nous soutient et qui vous remplissait de force et de serenite, la veille d'une condamnation a mort. Vous voila condamne a la vie maintenant, cher ami! a une vie de langueur, d'empechement et de souffrance, ou votre ame stoique s'epanouit quand meme et vibre au souffle de toutes les emotions patriotiques. Je remarque avec attendrissement que vous etes reste _chauvin_, comme disent nos jeunes beaux esprits de Paris, c'est-a-dire guerrier et chevalier--comme je suis restee _troubadour_, c'est-a-dire croyant a l'amour, a l'art, a l'ideal, et chantant quand meme, quand le monde siffle et baragouine. Nous sommes les jeunes fous de cette generation. Ce qui va nous remplacer s'est charge d'etre vieux, blase, sceptique a notre place. Ceci donne, helas! bien raison a vos craintes sur l'avenir. Voici justement ce que m'ecrit, en meme temps que vous, un excellent ami a moi, Gustave Flaubert, un de ceux qui sont restes jeunes, a quarante-six ans: "Ah! oui, je veux bien vous suivre dans une autre planete; _l'argent_ rendra la notre inhabitable dans un avenir rapproche. Il sera impossible, meme au plus riche, d'y vivre sans s'occuper _de son bien_. Il faudra que tout le monde passe plusieurs heures par jour a tripoter ses capitaux: ce sera charmant!" C'est qu'a cote d'une politique qui est grosse de catastrophes, il y a une economie sociale qui est grosse d'apoplexie foudroyante. Tout ce que vous prevoyez de la contagion anglo-saxonne arrivera. C'est la le nuage qui mange deja tout l'horizon; la Prusse n'est qu'un grain qui ne crevera peut-etre pas. La sterilite des esprits et des coeurs est bien autrement a redouter que le manque de fusils, de soldats et d'emulation a un moment donne. Il faudra traverser une ere de tenebres ou notre souvenir--celui de notre glorieuse Revolution et de ces grands jours qui nous ont laisse une flamme dans l'esprit--disparaitra comme le reste. Mais qu'importe, s'il le faut, mon ami? De par notre etre eternel; nous ne pouvons pas douter du reveil de l'ideal dans l'humanite. Cette reaction d'atheisme moral est inevitable; elle est la consequence du developpement exagere du mysticisme. L'homme, trompe et leurre durant tant de siecles, croit se sauver par la pretendue methode experimentale. Il ne voit qu'un cote de la verite et il l'essaye. C'est son droit. Il a le droit de se mutiler. Quand il aura bien _experimente_ ce regime, il verra que ce n'est pas cela encore, et la France eclipsee redeviendra la terre des prodiges; question de temps! "Nous n'y serons pas, disent les faibles; la vie est courte et la notre s'ecoule dans la peur et les larmes.". Disons-leur que la vie est continue et que les forts seront toujours ou il faudra qu'ils soient. Dites-moi, a moi, quels sont les ouvrages sur Jeanne d'Arc qui vous ont donne une certitude sur ses notions personnelles. Je n'ai lu de serieux sur son compte que ce qu'en dit Henri Martin dans son _Histoire de France._ Tout le reste de ce que j'ai eu dans les mains est trop legendaire et je n'y trouve pas une figure reelle, c'est a faire douter qu'elle ait existe. Ses reapparitions apres la mort font ressembler son histoire a celle de Jesus,--qui n'a pas existe non plus, du moins _personnalise_ comme on nous le represente. Ces grands hallucines sont deja bien loin de nous, et j'ai un certain eloignement pour les extatiques, je vous le confesse. J'aime tant l'histoire naturelle, j'y trouve le miracle permanent de la vie si beau, si complet dans la nature, que les miracles d'invention ou d'hallucination individuelle me paraissent petits et un peu _impies_. Cher ami, merci pour votre sollicitude. Tout va bien autour de moi. Maurice vous aime toujours; il est bien marie, sa petite femme est charmante. Ils sont tout deux actifs et laborieux. La petite Aurore est un amour que l'on adore. Elle a eu un an le jour de mon arrivee ici, la semaine derniere. Je suis _chez eux_ maintenant; car je leur ai laisse toute la gouverne du petit avoir, et j'ai le plaisir de ne plus m'en occuper; j'ai plus de temps et de liberte. J'espere guerir bientot, et sinon, je suis bien soignee et bien choyee. Tout est donc pour le mieux. Ayez toujours espoir aussi. Pourquoi ne gueririez-vous pas? Si vous le voulez bien, qui sait? Et puis on vous aime tant! cela peut amener un de ces miracles _naturels_ que Dieu connait! A vous de toute mon ame. G. SAND. DCXXV A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 15 janvier 1867. Me voila chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin, ca passera. _Le mal ou celui qui l'endure,_ disait mon vieux cure, _ca ne peut pas durer._ Je recois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t'aime plus que la plupart des autres, meme plus que des camarades anciens et bien eprouves? Je cherche, car mon etat a cette heure, c'est d'etre Toi qui vas cherchant, Au soleil couchant, Fortune!... Oui, fortune intellectuelle, _lumiere!_ Eh bien, voila: on se fait, etant vieux, dans le soleil couchant de la vie,--qui est la plus belle heure des tons et des reflets,--une notion nouvelle de toute chose et de l'affection surtout. Dans l'age de la puissance et de la personnalite, on tate l'ami comme on tate le terrain, au point de la reciprocite. Solide on se sent, solide on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s'enfuit l'intensite du _moi_, on aime les personnes et les choses pour ce qu'elles sont par elles-memes, pour ce qu'elles representent aux yeux de votre ame, et nullement pour ce qu'elles apporteront en plus a votre destinee. C'est comme le tableau ou la statue que l'on voudrait avoir a soi, quand on reve en meme temps un beau chez soi pour l'y mettre. Mais on a parcouru la verte boheme sans y rien amasser; on est reste gueux, sentimental et troubadour. On sait tres bien que ce sera toujours de meme et qu'on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense a la statue, au tableau dont on ne saurait que faire et que l'on ne saurait ou placer avec honneur si on les possedait. On est content de les savoir en quelque temple non profane par la froide analyse, un peu loin du regard, et on les aime d'autant plus. On se dit: "Je repasserai par le pays ou ils sont. Je verrai encore et j'aimerai toujours ce qui me les a fait aimer et comprendre. Le contact de ma personnalite ne les aura pas modifies, ce ne sera pas moi que j'aimerai en eux." Et c'est ainsi, vraiment, que l'ideal, qu'on ne songe plus a fixer, se fixe en vous parce qu'il reste _lui._ Voila tout le secret du beau, du seul vrai, de l'amour, de l'amitie, de l'art, de l'enthousiasme et de la foi. Penses-y, tu verras. Cette solitude ou tu vis me paraitrait delicieuse avec le beau temps. En hiver, je la trouve stoique et suis forcee de me rappeler que tu n'as pas le besoin moral de la locomotion _a l'habitude._ Je pensais qu'il y avait pour toi une autre depense de forces durant cette claustration;--alors c'est tres beau, mais il ne faut pas prolonger cela indefiniment; si le roman doit durer encore, il faut l'interrompre ou le panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense a la vie du corps, qui se fache et se crispe quand on la reduit trop. J'ai vu, etant malade, a Paris, un medecin tres fou, mais tres intelligent, qui disait la-dessus des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d'un maniere inquietante, et, comme je lui disais justement a propos de toi que l'on pouvait s'abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutot exces de force que diminution, il repondait que le danger etait aussi grand dans l'accumulation que dans la deperdition, et, a ce propos, beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire. Au reste, tu les sais, mais tu n'en tiens compte. Donc, ce travail que tu traites si mal en paroles, c'est une passion et une grande! Alors, je te dirai ce que tu me dis. Pour l'amour de nous et pour celui de ton vieux troubadour, menage-toi un peu. _Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt_, qu'est-ce que c'est que ca? Est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rappelle pas un traitre mot. Tu lis ca, toi! Est-ce que vraiment ca t'amuse? Alors, je le relirai un de ces jours et je m'aimerai si tu m'aimes. Qu'est-ce que c'est aussi que d'etre hysterique? Je l'ai peut-etre ete aussi, je le suis peut-etre; mais je n'en sais rien, n'ayant jamais approfondi la chose et en ayant oui parler sans l'etudier. N'est-ce pas un malaise, une angoisse causes parle desir d'un impossible _quelconque_? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal etrange, quand nous avons de l'imagination; et pourquoi une telle maladie aurait-elle un sexe? Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie: _il n'y a qu'un sexe_. Un homme et une femme, c'est si bien la meme chose, que l'on ne comprend guere les tas de distinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les societes sur ce chapitre-la. J'ai observe l'enfance et le developpement de mon fils et de ma fille. Mon fils etait moi, par consequent femme bien plus que ma fille, qui etait un homme pas reussi. Je t'embrasse; Maurice et Lina, qui se sont pourleches de tes fromages, t'envoient leurs amities, et mademoiselle Aurore te crie: _Attends, attends, attends_! C'est tout ce qu'elle sait dire en riant comme une folle quand elle rit; car, au fond, elle est serieuse, attentive, adroite de ses mains comme un singe et s'amusant mieux du jeu qu'elle invente que de tous ceux qu'on lui suggere. Si je ne gueris pas ici, j'irai a Cannes, ou des personnes amies m'appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche a mes enfants. Quand je suis avec eux, ce n'est pas aise de bouger. Il y a passion et jalousie. Et toute, ma vie a ete comme ca, jamais a moi! Plains-toi donc, toi qui t'appartiens! DCXXVI A M. HENRY HARISSE, A PARIS Nohant, 19 janvier 1866. Merci pour votre excellente lettre, mon cher Americain. Tous les details que vous me donnez sont bons; que Sainte-Beuve se porte mieux surtout, cela me cause une joie reelle. Moi, je lutte contre l'anemie qui me menace, et je ne songe meme pas a travailler du cerveau. Je plante des choux toute la journee, ou je couds des rideaux et des courtepointes, le tout a l'effet de m'installer ici dans une chambre plus petite et plus chaude que celle ou je travaille. Je me suis tapissee en bleu tendre parseme de medaillons blancs ou dansent de petites personnes mythologiques. Il me semble que ces tons fades et ces sujets rococos sont bien appropries a l'etat d'anemie et que je n'aurai la que des idees douces et betes. C'est ce qu'il me faut maintenant. Le beau berrichon de ma jeunesse est aujourd'hui une langue morte; la bourree, cette danse si jolie, est remplacee par de stupides contredanses; nos chants du pays, admirables autrefois et qui faisaient l'admiration de Chopin et de Pauline Garcia, cedent le pas a _la Femme a barbe_. De belles routes remplacent nos sentiers ou l'on se perdait; de vieux ombrages presque vierges, que l'on savait ou trouver et que nous seuls connaissions, ont disparu, et la botanique sylvestre est au diable. Refaire un roman berrichon! non, je ne vous l'ai pas promis. Ce serait repasser par le chemin des regrets, et vraiment, a mon age, il faut combattre une tendance si naturelle et si fondee. Il faut vivre en avant; c'est la devise de notre pays, et, quoi qu'il m'en coute de secouer mes souvenirs, je ne veux pas meconnaitre ce que l'avenir peut nous apporter. Je ne veux pas etre ingrate non plus envers la vieillesse, qui est aussi un bon age, plein d'indulgence, de patience et de clartes. Si l'on me rendait mes energies, je ne saurais plus qu'en faire, n'etant plus dupe de moi-meme. Je voudrais revoir l'Italie, parce que ce sera une Italie nouvelle. Retrouverai-je la force d'y'aller? Ce n'est pas sur; mais je ne veux pas m'en tourmenter. Si j'en suis a mes dernieres lueurs, je me dirai que j'ai bien assez fait le metier du chien tournebroche et que la vie eternelle est un voyage qui promet assez d'emotions et d'etonnements. Priez donc Paul de Saint-Victor de me faire envoyer son livre [1]? C'est un talent, ah! oui, et un vrai. En lisant tant de chefs-d'oeuvre jetes le matin dans un feuilleton comme des perles a la consommation brutale des pourceaux, je me demandais toujours pourquoi cela n'etait pas rassemble et publie. Je suis curieuse de savoir si je retrouverai l'emotion que cela m'a donnee en detail. Non, Theo [2] ne sera pas de l'Academie. Il ne voudra pas faire ce qu'il faut pour cela, ou, s'il s'y resigne, il le fera mal. Il ne se tiendra pas de dire ce qu'il pense des vieux fetiches. Si je me trompe, je serai bien etonnee, par exemple! Mais, vous qui ne parlez pas de vous, etes-vous toujours decide a quitter la France dans un temps donne? Non, cela me parait impossible. Il me semble que la France a besoin de ses amants; ceux qui lui appartiennent legitimement la meconnaissent ou la brutalisent. Restez avec nous, aidez-nous a rester Francais ou a le redevenir. N'oubliez pas que vous m'avez promis de venir me voir ici. Notre vieille maison est un coin assez curieux, ou l'on a reussi, pendant trente ans, a vivre en dehors de toute convention et a etre artiste pour soi, sans se donner en spectacle au monde. Vous y serez recu par mes enfants comme un ami. Et bonsoir! me voila tres fatiguee devoir ecrit; mais je suis a vous de tout coeur. G. SAND. [1] _Hommes et Dieux_. [2] Theophile Gautier. DCXXVII A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS Nohant, 21 janvier 1867. Eh bien, cher fils, comment etes-vous arrive a Paris, par ce temps de frimas qui vous a surpris le jour du depart? Avez-vous eu froid dans l'affreuse diligence? Vous etes-vous embete. Je vous ai fait faire la une vraie corvee et je me le reprochais en voyant tomber la neige. Et j'ai ete si patraque, moi, depuis ce temps-la, que je n'avais pas le courage de vous demander de vos nouvelles, et de celles de la patiente et stoique _alitee_ [1]. Je crois que je vais mieux a present, du moins il y a des jours ou je me crois guerie. Ca ne peut guere se faire par une saison si dure; aussi je prends patience et m'arrange pour ne pas penser, a mon mal. J'ai fait diversion en m'installant dans ma nouvelle chambre, ou j'ai enfin chaud et ou je me trouve doucement et betement dans le bleu tendre, couleur d'anemie. J'ai soif de travailler. Avez-vous lu _Mont-Reveche?_ Y voyez-vous plus clair que moi. Pouvez-vous me lancer dans une bonne voie comme pour _Yilleiner_? Sauf a ne pouvoir pas _executer_ tout ce que vous m'indiquerez et a tourner du cote ou je peux etre _moi_, avec mes defauts et mes qualites. On ne se separe pas de soi-meme. Il me semble que vous me sortiriez de mes irresolutions et que vous me rendriez la foi. Essayez, si _Madame Aubray_ ne vous absorbe pas trop. Peut-etre que je m'en vas tout doucement et que je n'ai pas a m'inquieter de l'avenir. Mais, si, avant de me confier a ce _toujours plus calme_ dont parle Goethe, je pouvais faire encore un bon travail, je serais satisfaite. Voyez, et voyez bien, si c'est avec _Mont-Reveche_ que je peux donner ce dernier coup de collier. Si, apres reflexion, vous me dites _non, je_ pincerai d'une autre guitare, sans aucun decouragement. Les enfants vous envoient des tendresses, ainsi qu'a tout votre beau sexe, Coliche comprise. Moi, je vous embrasse _tretous_, comme on dit ici. Qu'est-ce que vous pensez, vous, de ce _couronnement de l'edifice napoleonien_? Il me semble que ce n'est qu'une velleite; on sait si peu se servir de la liberte en France, qu'on se depechera de mal user du peu qu'on nous donne, et vite alors on reprendra plus qu'on ne nous avait pris, pour nous dire: "Vous voyez, c'est votre faute!" Ou bien quoi? sent-on qu'il faut s'executer et que la chose craque? c'est peut-etre trop tard, on ne fait pas des citoyens d'un coup de plume, quand on les a si bien corrompus pendant quinze ans. Aurore a repris son aplomb apres votre depart, et je crois qu'un jour de plus l'eut apprivoisee. Elle n'est pas bruyante; mais elle est tout de meme farceuse avec un air serieux. Bonsoir, mon enfant. Je vous embrasse tendrement. G. SAND. [1] Madame Alexandre Dumas. DCXXVIII A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 8 fevrier 1867. Bah! zut! troulala! aie donc! aie donc! je ne suis plus malade ou du moins je ne le suis plus qu'a moitie. L'air du pays me remet, ou la patience, ou _l'autre_, celui qui veut encore travailler et produire. Quelle est ma maladie? Rien. Tout en bon etat, mais quelque chose qu'on appelle anemie, effet sans cause saisissable, degringolade qui, depuis quelques annees, menace, et qui s'est fait sentir a Palaiseau, apres mon retour de Croisset. Un amaigrissement trop rapide pour etre logique, le pouls trop lent, trop faible, l'estomac paresseux ou capricieux, avec un sentiment d'etouffement et des velleites d'inertie. Il y a eu impossibilite de garder un verre d'eau dans ce pauvre estomac durant plusieurs jours, et cela m'a mise si bas, que je me croyais peu guerissable; mais tout se remet, et meme, depuis hier, je travaille. Toi, cher, tu te promenes dans la neige, la nuit. Voila qui, pour une sortie exceptionnelle, est assez fou et pourrait bien te rendre malade aussi! Ce n'est pas la lune, c'est le soleil que je te conseillais; nous ne sommes pas des chouettes, que diable! Nous venons d'avoir trois jours de printemps. Je parie que tu n'as pas monte a mon cher verger, qui est si joli et que j'aime tant. Ne fut-ce qu'en souvenir de moi, tu devrais le grimper tous les jours de beau temps a midi. Le travail serait plus coulant apres et regagnerait le temps perdu et au dela. Tu es donc dans des ennuis d'argent? Je ne sais plus ce que c'est depuis que je n'ai plus rien au monde. Je vis de ma journee comme le proletaire; quand je ne pourrai plus faire ma journee, je serai emballee pour l'autre monde, et alors je n'aurai plus besoin de rien. Mais il faut que tu vives, toi. Comment vivre de ta plume si tu te laisses toujours duper et tondre? Ce n'est pas moi qui t'enseignerai le moyen de te defendre. Mais n'as-tu pas un ami qui sache agir pour toi? Helas! oui, le monde va a la diable de ce cote-la; et je parlais de toi, l'autre jour, a un bien cher ami, en lui montrant l'artiste, celui qui est devenu si rare, maudissant la necessite de penser au cote materiel de la vie. Je t'envoie la derniere page de sa lettre; tu verras que tu as la un ami dont tu ne te doutes guere, et dont la signature te surprendra. Non, je n'irai pas a Cannes malgre une forte tentation! Figure-toi qu'hier, je recois une petite caisse remplie de fleurs coupees en pleine terre, il y a deja cinq ou six jours; car l'envoi m'a cherchee a Paris et a Palaiseau. Ces fleurs sont adorablement fraiches, elles embaument, elles sont jolies comme tout.--Ah! partir, partir tout de suite pour les pays du soleil. Mais je n'ai pas d'argent et, d'ailleurs, je n'ai pas le temps. Mon mal m'a retardee et ajournee. Restons. Ne suis-je pas bien? Si je ne peux pas aller a Paris le mois prochain, ne viendras-tu pas me voir ici? Mais oui, c'est huit heures de route. Tu ne peux pas ne pas voir ce vieux nid. Tu m'y dois huit jours, ou je croirai que j'aime un gros ingrat qui ne me le rend pas. Pauvre Sainte-Beuve! Plus malheureux que nous, lui qui n'a pas eu de gros chagrins et qui n'a plus de soucis materiels. Le voila qui pleure ce qu'il y a de moins regrettable et de moins serieux dans la vie, entendue comme il l'entendait! Et puis tres altier, lui qui a ete janseniste, son coeur s'est refroidi de ce cote-la. L'intelligence s'est peut-etre developpee, mais elle ne suffit pas a nous faire vivre, et elle ne nous apprend pas a mourir. Barbes, qui depuis si longtemps attend a chaque minute qu'une syncope l'emporte, est doux et souriant. Il ne lui semble pas, et il ne semble pas non plus a ses amis, que la mort le separera de nous. Celui qui s'en va tout a fait, c'est celui qui croit finir et ne tend la main a personne pour qu'on le suive ou le rejoigne. Et bonsoir, cher ami de mon coeur. On sonne la representation, Maurice nous regale ce soir des marionnettes. C'est tres amusant, et le theatre est si joli! un vrai bijou d'artiste. Que n'es-tu la! C'est bete de ne pas vivre porte a porte avec ceux qu'on aime. DCXXIX A M. HENRY HARRISSE, A PARIS. Nohant, 14 fevrier 1867 Cher ami, Je vous remercie de penser a moi, de vous occuper de ce qui m'interesse, et de me le dire d'une facon si charmante. C'est une coquetterie que me fait la destinee, de me donner un correspondant tel que vous. Je vois, grace a vous le diner Magny comme si j'y etais. Seulement il me semble qu'il doit etre encore plus gai sans moi; car Theo a parfois des remords quand il s'emancipe trop a mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne voudrais, pour rien au monde, mettre une sourdine a sa verve. Elle fait d'autant plus ressortir l'inalterable douceur de l'adorable Renan, avec sa tete de _Charles le Sage_. Plus heureuse que Sainte-Beuve, je me retablis bien. J'ai encore eu une rechute d'accablement; mais je recommence a aller mieux et j'essaye de me remettre au _travail_, mot bien ambitieux pour un simple romancier. Merci pour l'article _Jouvin_; car j'ai retrouve votre bonne ecriture sur la bande. Je lui ecris par le meme courrier. Oui, nous avons eu et nous avons encore de belles journees ici. Notre climat est plus clair et plus chaud que celui des environs de Paris. Le pays n'est pas beau generalement chez nous: terrain calcaire, tres fromental, mais peu propre au developpement des arbres; des lignes douces et harmonieuses; beaucoup d'arbres, mais petits; un grand air de solitude, voila tout son merite. Il faudra vous attendre a ceci, que mon pays est comme moi, insignifiant d'aspect. Il a du bon quand on le connait; mais il n'est guere plus opulent et plus demonstratif que ses habitants. Vous savez que je compte toujours vous y voir arriver un jour ou l'autre. Mais prevenez-moi, pour que je ne sois pas ailleurs, et tenez-moi au courant de vos voyages. Mon fils, a qui j'ai beaucoup parle de vous, vous envoie d'avance toutes ses cordialites. A vous de coeur. G. SAND. DCXXX A. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS Nohant, 16 fevrier 1867. Non, je ne suis pas catholique, mais je proscris les monstruosites. Je dis que le vieux laid qui se paye des tendrons ne fait pas l'amour et qu'il n'y a la ni cypres, ni ogive, ni infini, ni male, ni femelle. Il y a une chose contre nature; car ce n'est pas le desir qui pousse le tendron dans les bras du vieux laid, et, la ou il n'y a pas liberte et reciprocite, c'est un attentat a la sainte nature. I1 faut croire que nous nous aimons tout de bon, cher camarade, car nous avons eu tous les deux en meme temps la meme pensee. Tu m'offres mille francs pour aller a Cannes, toi qui es gueux comme moi, et, quand tu m'as ecrit que tu etais _embete_ de ces choses d'argent, j'ai rouvert ma lettre pour t'offrir la moitie de mon avoir, qui se monte toujours a deux mille; c'est ma reserve. Et puis je n'ai pas ose. Pourquoi? C'est bien bete; tu as ete meilleur que moi, tu as ete tout bonnement au fait. Donc je t'embrasse pour cette bonne pensee et je n'accepte pas. Mais j'accepterais, sois-en sur, si je n'avais pas d'autre ressource. Seulement, je dis que, si quelqu'un doit me preter, c'est le seigneur Buloz, qui a achete des chateaux et des terres avec mes romans. Il ne me refuserait pas, je le sais. Il m'offre meme. Je prendrai donc chez lui, s'il le faut. Mais je ne suis pas en etat de partir, je suis retombee ces jours-ci. J'ai dormi trente-six heures de suite, accablee. A present, je suis sur pied, mais faible. Je t'avoue que je n'ai pas I'energie de vouloir _vivre_. Je n'y tiens pas; me deranger d'ou je suis bien, chercher de nouvelles fatigues, me donner un mal de chien pour renouveler une vie de chien, c'est un peu bete, je trouve, quand il serait si doux de s'en aller comme ca, encore aimant, encore aime, en guerre avec personne, pas mecontent de soi et revant des merveilles dans les autres mondes; ce qui suppose l'imagination encore assez fraiche. Mais je ne sais pourquoi je te parle de choses reputees tristes, j'ai trop l'habitude de les envisager doucement. J'oublie qu'elles paraissent affligeantes a ceux qui semblent dans la plenitude de la vie. N'en parlons plus et laissons faire le printemps, qui va peut-etre me souffler l'envie de reprendre ma tache. Je serai aussi docile a la voix interieure qui me dira de marcher qu'a celle qui me dira de m'asseoir. Ce n'est pas moi qui t'ai promis un roman sur la sainte Vierge. Je ne, crois pas du moins. Mon article sur la faience, je ne le retrouve pas. Regarde donc s'il n'a pas ete imprime a la fin d'un de mes volumes pour completer la derniere feuille. Ca s'appelait _Giovanni Freppa_ ou _les Maioliques_. Oh! mais quelle chance! En t'ecrivant, il me revient dans la tete un coin ou je n'ai pas cherche. J'y cours, je trouve! Je trouve bien mieux que mon article, et je t'envoie trois ouvrages qui te rendront aussi savant que moi. Celui de Passeri est charmant. Barbes est une intelligence, certes, mais en _pain de sucre_. Cerveau tout en hauteur, un crane indien aux instincts doux, presque introuvables; tout pour la pensee metaphysique, devenant instinct et passion qui dominent tout. De la un caractere que l'on ne peut comparer qu'a celui de Garibaldi. Un etre invraisemblable a force d'etre saint et parfait. Valeur immense, sans application immediate en France. Le milieu a manque a ce heros d'un autre, age ou d'un autre pays. Sur ce, bonsoir.--Dieu, que je suis _veau_! Je te laisse le titre de _vache_, que tu t'attribues dans tes jours de lassitude. C'est egal, dis-moi quand tu seras a Paris. Il est probable qu'il me faudra y aller quelques jours pour une chose ou l'autre. Nous nous embrasserons, et puis vous viendrez a Nohant cet ete. C'est convenu, il le faut! Mes tendresses a la maman et a la belle niece. DCXXXI A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS Nohant, 18 fevrier 1867. Combien je vous remercie de ce beau livre, un chef-d'oeuvre, un modele pour le fond, et pour la forme! Ce n'est pas une decouverte pour moi. Je vous ai toujours suivi avec l'adoration de votre talent, chaque jour plus pur et plus plein; mais il fait bon tenir tout cela ensemble et le relire comme on relit sans cesse Mozart et Beethoven. Si je n'eusse ete malade, et _tres malade_, j'aurais voulu joindre ma petite note au concert des eloges, et la _Revue des Deux Mondes_ m'eut _peut-etre_ laisse dire. Mais ce n'est que depuis trois jours que je peux ecrire quelques pages. L'article que j'ai publie sur le livre de Maurice etait fait il y a longtemps. Ce livre, qu'on a du vous porter de sa part, devait paraitre beaucoup plus tot. Me voila revenue a la vie et vous y avez contribue. Si quelque chose remet la tete et le coeur a leur place, c'est ce que vous avez dans la tete et dans le coeur. Bien a vous. G. SAND. Mon fils veut aussi que je vous dise son admiration. DGXXXII A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE Nohant, 2 mars 1867. Cher excellent ami, Je suis guerie depuis une huitaine de jours; je reprends mes forces rapidement et je travaille. Je veux vous le dire pour ne pas laisser a votre tendre amitie une preoccupation vaine. Je refais un nouveau bail, sans joie ni chagrin, comme je vous le disais. La vie ne m'apportera pas de nouveaux bonheurs et peut-etre me menage-t-elle de nouveaux chagrins. Inutile d'en supputer les chances, puisque le devoir est de l'accepter quelle qu'elle soit. Ainsi vous faites, avec un courage bien superieur au mien, qui n'est qu'un detachement amene par l'experience. Vous, toujours prisonnier ou malade, vous n'avez guere vecu reellement; aussi votre ame s'est habituee a s'epanouir quand meme, dans une region au-dessus de la vie reelle, et cette noble existence torturee, toujours souriante et douce, restera comme une legende dans le coeur de nos enfants. Merci, merci, et pardon mille fois pour les inquietudes que vous m'exprimez. Aucun medecin ne sait jamais comment je m'attenue et me remets si vite; je ne le sais pas non plus. Je ne devrais, parler de moi qu'_in articulo mortis_, puisque je donne de fausses peurs a mes amis. Maurice vous embrasse, et moi aussi, bien tendrement. Ne vous fatiguez pas a m'ecrire; mais, quand vous etes bien ou passablement, deux lignes! c'est un si grand bonheur pour nous! A vous. G. SAND. DCXXXIII A M. LOUIS VIARDOT, A BADEN Nohant, 11 avril 1867. Quoi qu'il en soit, me voila mieux et tres calme, a Nohant, ou j'ai passe presque tout l'hiver. Maurice est heureux en menage; il a un vrai petit tresor de femme, active, rangee, bonne mere et bonne menagere, tout en restant artiste d'intelligence et de coeur. Nous avons un seul petit enfant; une fillette de quinze mois, qui s'appelle Aurore, et qui annonce aussi beaucoup d'intelligence et d'_attention_. La gentille creature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit que nous avons perdu. Maurice est devenu grand piocheur, naturaliste, geologue et romancier par-dessus le marche. Moi, j'ai peu travaille cet hiver; j'ai ete trop detraquee. Voila notre bulletin en reponse au votre. Mais pourquoi donc etes-vous si _brouilles avec Paris_? Est-ce que l'Exposition n'attirera pas ma _fifille[1]?_ Et puis la France, en somme, n'est-ce pas quelque chose, et quelqu'un a retrouver, ne fut-ce que pour resumer sa propre vie en la voyant se transformer? La surface, n'est pas belle; c'est la phase de l'impudence dans les moeurs avec l'hypocrisie dans les idees. Mais on dit qu'il se fait, en dessous, un grand travail economique et philosophique d'ou sortiront un socialisme nouveau et une politique nouvelle. Il faut vivre dans cet espoir; car les classes qui _remuent_ et qui _paraissent_ sont affreusement pourries; et l'on est etonne de se voir, a soixante ans passes, plus jeune et plus naif que la jeunesse et la pretendue virilite de ce temps. Que de choses il y aurait a se dire sur tout cela! mais vous pressentez bien ce qui en est, et, sauf que je me plains de l'abandon ou vous laissez vos amis, j'approuve fort votre retraite dans la vie de famille, seul et dernier refuge de la liberte de l'ame. J'embrasse et cheris eternellement ma _fifille_ grande et bonne, et nous nous reunissons tous trois pour vous envoyer a tous deux, ainsi qu'a vos chers enfants, nos meilleures amities de coeur. G. SAND. [1] Madame Pauline Viardot-Garcia. DCXXXIV A M. ANDRE BOUTET, A PALAISEAU Nohant, 15 avril 1807. Cher ami, Je prends acte de votre bonne promesse pour les vacances ou pour un autre moment de l'annee ou vous serez le mieux disponible. Nous nous entendrons pour que je ne sois pas en excursion dans ce moment-la. Nous philosopherons au grand soleil, si Dieu nous donne un meilleur ete que l'autre. Mais je crois notre philosophie bien droite et bien claire. Le desir maladif de se perdre dans les questions metaphysiques s'apaise quand on en a tate serieusement. Si le cher papa[1], qui croit decouvrir des choses rebattues, avait fait quelques vraies etudes, il affirmerait de moins en moins la nature speciale et le role special de Dieu. Contentons-nous de vivre du sentiment qui nous pousse a rever une perfection relative, et a y croire d'autant plus que nous nous sentons devenir meilleurs. Au reste, pour en revenir au papa, sa lettre etait bonne comme lui et moins fanatique de certitude que la precedente. Sa chimere est celle d'un esprit genereux; sa vanite, celle d'un coeur tres pur. Quand on voit le genre humain perdu de betise et de vice, et la vieillesse, aussi bien que la jeunesse d'a present, tourner a l'egoisme et au materialisme, on est heureux de trouver dans sa famille une belle ame dont les defauts et les travers ne sont que l'exces de qualites serieuses et d'instincts touchants. Aimez-vous donc quand meme. Ne faut-il pas que la famille s'essaye aux habitudes de tolerance et de libre pensee qui doivent gouverner les societes futures? Nous sommes malheureusement encore les fils de ceux qui s'envoyaient mutuellement a la guillotine, et les petits-fils de ceux qui s'envoyaient au bucher, pour cause d'idees contraires. Il faut bien que nous apprenions a porter en nous notre propre pensee et nos propres croyances, sans exiger que les antres nous suivent et sans aimer moins ceux qui ne nous suivent pas. Ce n'est pas un ideal _si bleu_ a entrevoir. La raison, d'accord en ceci avec le sentiment, admet deja la tolerance: reste l'habitude a prendre. Essayons, chacun chez nous. Maurice est tres content que _Miss Mary_ vous amuse. Il en etait un peu degoute a cause des _si_ et des _mais_ de la _Revue_, qui prend a tache de decourager tous ses redacteurs, et qui, au fond, est bien plus avec les princes libertins et les duchesses amoureuses et devotes de F..., qu'avec les Sand et consorts. Mais je lui remonte le moral, parce que son roman est veritablement un progres sur ceux qui precedent. Embrassez, pour Lina et pour moi, toute la chere famille. Aurore vous envoie des baisers a poignee en se manierant de la facon la plus comique. G. SAND. [1] M. Desplanches. Voir la lettre DCIII, qui lui est adressee. DCXXXV A M. LOUIS VIARDOT, A PARIS[1] Nohant, 24 avril 1867, Mon cher incredule, C'est tres bien, tres bien dit et pense. Je ne vous dis pas non. Seulement je vous dis: Il y a plus que ca. Vous etes dans le vrai; mais le vrai n'est pas un chemin ferme; au dela du but atteint, il y a encore autre chose qui est encore le vrai, et ainsi toujours jusqu'a la fin des siecles de l'humanite. Si la raison et l'experience fermaient le livre de la vie intellectuelle, elles ne vaudraient pas beaucoup mieux que les chimeres d'un spiritualisme mal entendu. Je pense, moi, que vous n'avez pas assez tenu compte de l'importance du sentiment dans les elements de la certitude. Vous trouvez trop commode de le supprimer comme une aimable hypothese; vous oubliez qu'il a juste autant de valeur que la raison, et que l'induction ne le cede en rien a la deduction. Je ne vous donnerai pas la clef qui ouvrira les deux portes a la fois pour nous faire penetrer dans le monde des idees completes. Je ne l'ai pas, je suis trop bete; mais je sais bien qu'il y a une double entree, et que vous ne frappez qu'a une seule. Sur ce, continuez a frapper; cela ne peut faire que du bien; car le seul malice sont les portes qui ne s'ouvrent pas. Je vous embrasse avec amitie. Et je dis a Pauline: Fille cherie, vous me tentez bien; mais, helas! vous ne savez pas comme je suis vieille depuis six mois. J'avais arrange ma vie pour avoir un peu de liberte, et j'en aurais si je me portais bien. Mais me voila a chaque instant faible et bonne a rien. Le printemps me ranime, et tout a coup m'ecrase. Vais-je reprendre mon activite et la jeunesse de soixante-trois ans que je croyais revenue l'annee derniere? C'est ambitieux, et, s'il faut me resigner a mon vrai age, c'est comme _Dieu voudra_. Que Louis me pardonne cette _hypothese_; moi, j'en ai l'habitude, et je n'accuse pas Dieu quand je suis malade; mais je lui demande tout de meme de me donner la force d'aller vous voir, ma chere fille, avant de prendre des bequilles. Nous verrons ce qu'il decidera, ce vieux bon Dieu. Quand il fera chaud, bien chaud, peut-etre que je serai vaillante encore une fois. Je vous embrasse maternellement, comme toujours. [1] Apres avoir recu son opuscule intitule _Libre Examen, apologie d'un incredule_. DCXXXVI A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 9 mai 1867. Cher ami, Je vas bien, je travaille, j'acheve _Cadio_. Il fait chaud, je vis, je suis calme et triste, je ne sais guere pourquoi. Dans cette existence si unie, si tranquille et si douce que j'ai ici, je suis dans un element qui me debilite moralement en me fortifiant au physique; et je tombe dans des spleens de miel et de roses qui n'en sont pas moins des spleens. Il me, semble que tous ceux que j'ai aimes m'oublient et que c'est justice, puisque je vis en egoiste, sans avoir rien a faire pour eux. J'ai vecu de devouements formidables qui m'ecrasaient, qui depassaient mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n'en ayant plus a exercer, je m'ennuie d'etre bien. Si la race humaine allait tres bien ou tres mal, on se rattacherait a un interet general, on vivrait d'une idee, illusion ou sagesse. Mais tu vois ou en sont les esprits, toi qui tempetes avec energie contre les trembleurs. Cela se dissipe, dis-tu? mais c'est pour recommencer! Qu'est-ce que c'est, qu'une societe qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut amener un orage? Jamais la pensee du danger n'a produit de pareilles demoralisations. Est-ce que nous sommes dechus a ce point qu'il faille nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre digestion? Oui, c'est bete, c'est honteux. Est-ce le resultat du bien-etre, et la civilisation va-t-elle nous pousser a cet egoisme maladif et lache? Mon optimisme a recu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me faisais une joie, un courage a l'idee de te voir ici. C'etait comme une guerison que je mijotais; mais te voila inquiet de ta chere vieille mere, et certes je n'ai pas a reclamer. Enfin, si je peux, avant ton depart pour Paris, finir le _Cadio_ auquel je suis attelee sous peine de n'avoir plus de quoi payer mon tabac et mes souliers, j'irai t'embrasser avec Maurice. Sinon, je t'espererai pour le milieu de l'ete. Mes enfants, tout deconfits de ce retard, veulent t'esperer aussi, et nous le desirons d'autant plus que ce sera signe de bonne sante pour la chere maman. Maurice s'est replonge dans l'histoire naturelle; il veut se perfectionner dans les _micros_; j'apprends par contre-coup. Quand j'aurai fourre dans ma cervelle le nom et la figure de deux ou trois mille especes imperceptibles, je serai bien avancee, n'est-ce pas? Eh bien, ces etudes-la sont de veritables _pieuvres_ qui vous enlacent et qui vous ouvrent je ne sais quel infini. Tu demandes si c'est la destinee de l'homme _de boire_ _l'infini_; ma foi, oui, n'en doute pas, c'est sa destinee, puisque c'est son reve et sa passion. _Inventer_, c'est passionnant aussi; mais quelle fatigue, apres! Comme on se sent vide et epuise intellectuellement, quand on a ecrivaille des semaines et des mois sur cet animal a deux pieds qui a seul le droit d'etre represente dans les romans! Je vois Maurice tout rafraichi et tout rajeuni quand il retourne a ses betes et a ses cailloux, et, si j'aspire a sortir de ma misere, c'est pour m'enterrer aussi dans les etudes qui, au dire des epiciers, ne-_servent a rien_. Ca vaut toujours mieux que de dire la messe et de _sonner_ l'adoration du Createur. Est-ce vrai, ce que tu me racontes de G...? est-ce possible? je ne peux pas croire ca. Est-ce qu'il y aurait, dans l'atmosphere que la terre engendre en ce moment, un gaz, _hilarant_ ou autre, qui empoigne tout a coup la cervelle et portera faire des extravagances, comme il y a eu, sous la premiere revolution, un fluide exasperateur qui portait a commettre des cruautes? Nous sommes tombes de l'enfer du Dante dans celui de Scarron. Que penses-tu, toi, bonne tete et bon coeur, au milieu de cette bacchanale? Tu es eu colere, c'est bien. J'aime mieux ca que si tu en riais; mais quand tu t'apaises et quand tu reflechis? Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l'honneur le devoir et la fatigue de vivre? Moi, je me rejette dans l'idee d'un eternel voyage dans des mondes plus amusants; mais il faudrait y passer vite et changer sans cesse. La vie que l'on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu'ils voient. Tout s'y repete et s'y rabache. Je t'assure qu'il n'y a qu'un plaisir: apprendre ce qu'on ne sait pas, et un bonheur: aimer les exceptions. Donc, je t'aime et je t'embrasse tendrement. Je suis inquiete de Sainte-Beuve. Quelle perte ce serait! Je suis contente si Bouilhet est content. Est-ce une position et une bonne? DCXXXVII A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE Nohant, 12 mai 1867. Ami, Je ne crois pas a l'invasion, ce n'est pas la ce qui me preoccupe. Je crains une revolution orleaniste, je me trompe peut-etre. Chacun voit de l'observatoire ou le hasard le place. Si les Cosaques voulaient nous ramener les Bourbons ou les d'Orleans, ils n'auraient pas beau jeu, ce me semble, et ces princes auraient peu de succes. Mais, si la bourgeoisie, plus habile que le peuple, ourdit une vaste conspiration et reussit a apaiser, avec les promesses dont tous les pretendants sont prodigues, les besoins de liberte qui se manifestent, quelle reculade et quelle nouveau leurre! On est las du present, cela est certain. On est blesse d'etre joue par un manque de confiance trop evident, on a soif de respirer. On reve toute sorte de soulagements et d'inconsequences. On se demoralise, on se fatigue, et la victoire sera au plus habile. Quel remede? On a encourage l'esprit pretre, on a laisse les couvents envahir la France et les sales ignorantins s'emparer de l'education; on a compte qu'ils serviraient le principe d'autorite en abrutissant les enfants, sans tenir compte de celle verite que qui n'apprend pas a resister ne sait jamais obeir. Y aura-t-il un peuple dans vingt ans d'ici? Dans les provinces, non, je le crains bien. Vous craignez les _Huns_! moi, je vois chez nous des barbares bien plus redoutables, et, pour resister a ces sauvages enfroques, je vois le monde de l'intelligence tourmente, de fantaisies qui n'aboutissent a rien, qu'a subir le hasard des revolutions sans y apporter ni conviction ni doctrine. Aucun ideal! Les revolutions tendent a devenir des enigmes dont il sera impossible d'ecrire l'histoire et de saisir le vrai sens, tant elles seront compliquees d'intrigues et traversees d'interets divers, speculant sur la paresse d'esprit du grand nombre. Il faut en prendre son parti, c'est une epoque de dissolution ou l'on veut essayer de tout et tout user avant de s'unir dans l'amour du vrai. Le vrai est trop simple, il faut y arriver toujours par le complique. Laissons passer ces tourbillons. Ils retardent les courants, ils ne les retiennent pas. L'avenir est beau quand meme, allez! un avenir plus eloigne que nous ne l'avions pressenti dans notre jeunesse. La jeunesse devance toujours le possible; mais nous pouvons nous endormir tranquilles. Ce siecle a beaucoup fait et fera beaucoup encore; et nous, nous avons fait ce que nous avons pu. D'un monde meilleur, nous verrons peut-etre que le ble leve dans celui-ci. Adieu, cher ami de mon coeur. Je vas bien a present et je travaille. Ce beau temps va surement vous soulager. Maurice vous embrasse. G. SAND. DCXXXVIII A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 30 mai 1867. Te voila chez toi, vieux de mon coeur, et il faudra que j'aille t'y embrasser avec Maurice. Si tu es toujours plonge dans le travail, nous ne ferons qu'aller et venir. C'est si pres de Paris, qu'il ne faut point se gener. Moi, j'ai fait _Cadio_, ouf!!! Je n'ai plus qu'a le _relicher_ un peu. C'est une maladie que de porter si longtemps cette grosse machine dans sa _trompette_. J'ai ete si interrompue par la maladie reelle, que j'ai eu de la peine a m'y remettre. Mais je me porte comme un charme depuis le beau temps et je vas prendre un bain de botanique. Maurice en prend un d'entomologie. Il fait trois lieues avec un ami de sa force pour aller chercher, au milieu d'une lande immense, un animal qu'il faut regarder a la loupe. Voila le bonheur! c'est d'etre bien toque. Mes tristesses se sont dissipees en faisant _Cadio_; a present, je n'ai plus que quinze ans, et tout me parait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ca durera ce que ca pourra. Ce sont des acces d'innocence, ou l'oubli du mal equivaut a l'inexperience de l'age d'or. Comment va la chere mere? Elle est heureuse de te retrouver pres d'elle! Et le roman? Il doit avancer, que diable! Marches-tu un peu? es-tu plus raisonnable? L'autre jour, il y avait ici des gens pas trop betes qui ont parle de _Madame Bovary_ tres bien, mais qui goutaient moins _Salammbo_. Lina s'est mise dans une colere rouge, ne voulant pas permettre a ces malheureux la plus petite objection; Maurice a du la calmer, et, la-dessus, il a tres bien apprecie l'ouvrage, en artiste et en savant; si bien que les recalcitrants ont rendu les armes. J'aurais voulu ecrire ce qu'il a dit. Il parle peu, et souvent mal; cette fois, c'etait, extraordinairement reussi. Je veux donc te dire non pas adieu, mais au revoir, des que je pourrai. Je t'aime beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L'ideal serait de vivre a longues annees avec un bon et grand coeur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est _vieux_ de fait comme moi, il faut bien se tenir pret a tout. Je t'embrasse tendrement, Maurice aussi. Aurore est la personne la plus douce et la plus farceuse. Son pere la fait boire en disant: _Dominus vobiscum!_ puis elle boit, et repond: _Amen_! La voila qui marche. Quelle merveille que le developpement d'un petit enfant! On n'a jamais fait cela. Suivi jour par jour, ce serait precieux a tous egards. C'est de ces choses que nous voyons tous sans les voir. Adieu encore; pense a ton vieux troubadour, qui pense a toi sans cesse. DCXXXIX AU MEME Nohant, 14 juin 1867. Cher ami, Je pars avec mon fils et sa femme pour passer quinze jours a Paris, peut-etre plus si la reprise de _Villemer_ me mene plus tard. Donc, ta bonne chere mere, que, je ne veux pas manquer, non plus, a tout le temps d'aller voir ses filles. J'attendrai a Paris que tu me dises si elle est de retour, ou bien, si je vous fais une vraie visite, vous me donnerez l'epoque qui vous ira le mieux. Mon intention, pour le moment, etait tout bonnement d'aller passer une heure avec vous, et Lina etait tentee d'en etre; je lui aurais montre Rouen, et puis nous eussions ete t'embrasser, pour revenir le soir a Paris; car la chere petite a toujours l'oreille et le coeur au guet quand elle est separee d'Aurore, et ses jours de vacances lui sont comptes par une inquietude continuelle que je comprends bien. Nous irons donc en courant te serrer les mains. Si cela ne se peut pas, j'irai seule plus tard quand le coeur t'en dira, et, si tu vas dans le Midi, je remettrai jusqu'a ce que tout s'arrange sans entraver en quoi que ce soit les projets de ta mere ou les tiens. Je suis tres libre, moi. Donc, ne t'inquiete pas, et arrange ton ete sans te preoccuper de moi. J'ai trente-six projets aussi; mais je ne m'attache a aucun; ce qui m'amuse, c'est ce qui me prend et m'emmene a l'improviste. Il en est du voyage comme du roman: ce qui passe est ce qui commande. Seulement, quand on est a Paris, Rouen n'est pas un voyage, et je serai toujours a meme, quand je serai la, de repondre a ton appel. Je me fais un peu de remords de te prendre des jours entiers de travail, moi qui ne m'ennuie jamais de flaner, et que tu pourrais laisser des heures entieres sous un arbre, ou devant deux buches allumees avec la certitude que j'y trouverai quelque chose d'interessant. Je sais si bien vivre _hors de moi!_ ca n'a pas toujours ete comme ca. J'ai ete jeune aussi et sujette aux indigestions. C'est fini! Depuis que j'ai mis le nez dans la vraie nature, j'ai trouve la un ordre, une suite, une placidite de revolutions qui manquent a l'homme, mais que l'homme peut, jusqu'a un certain point, s'assimiler, quand il n'est pas trop directement aux prises avec les difficultes de la vie qui lui est propre. Quand ces difficultes reviennent, il faut bien qu'il s'efforce d'y parer; mais, s'il a bu a la coupe du vrai eternel, il ne se passionne plus trop pour ou contre le vrai ephemere et relatif. Mais pourquoi est-ce que je te dis cela? C'est que cela vient au courant de la plume; car, en y pensant bien, ton etat de surexcitation est probablement plus vrai, ou tout au moins plus fecond et plus humain que ma tranquillite _senile_. Je ne voudrais pas te rendre semblable a moi, quand meme, au moyen d'une operation magique, je le pourrais. Je ne m'interesserais pas _a moi_, si j'avais l'honneur de me rencontrer. Je me dirais que c'est assez d'un troubadour a gouverner et j'enverrais l'autre a Chaillot. A propos de bohemiens, sais-tu qu'il y a des bohemiens de mer? J'ai decouvert, aux environs de Tamaris, dans des rochers perdus, de grandes barques bien abritees, avec des femmes, des enfants, une population cotiere, tres restreinte, toute basanee; pechant pour manger, sans faire grand commerce; parlant une langue a part que les gens du pays ne comprennent pas; ne demeurant nulle part que dans ces grandes barques echouees sur le sable, quand la tempete les tourmente dans leurs anses de rochers; se mariant entre eux, inoffensifs et sombres, timides ou sauvages; ne repondant pas quand on leur parle. Je ne sais plus comment on les appelle. Le nom que l'on m'a dit a glisse, mais je pourrais me le faire redire. Naturellement les gens du pays les abominent et disent qu'ils n'ont aucune espece de religion: si cela est, ils doivent etre superieurs a nous. Je m'etais aventuree toute seule au milieu d'eux. "Bonjour, messieurs." Reponse: un leger signe de tete. Je regarde leur campement, personne ne se derange. Il semble qu'on ne me voie pas. Je leur demande si ma curiosite les contrarie.--Un haussement d'epaules comme pour dire: "Qu'est-ce que ca nous fait?" Je m'adresse a un jeune garcon qui refaisait tres adroitement des mailles a un filet; je lui montre une piece de cinq francs en or. Il regarde d'un autre cote. Je lui en montre une en argent. Il daigne la regarder. "La veux-tu?" Il baisse le nez sur son ouvrage. Je la place pres de lui, il ne bouge pas. Je m'eloigne, il me suit des yeux. Quand-il croit que je ne le vois plus, il prend la piece, et va causer, avec un groupe. J'ignore ce qui se passe. J'imagine qu'on joint tout cela au fonds commun. Je me mets a herboriser a quelque distance, en vue, pour savoir si on viendra me demander autre chose ou me remercier. Personne ne bouge. Je retourne comme par hasard de leur cote, meme silence, meme indifference. Une heure apres, j'etais au haut de la falaise et je demandais au garde-cote ce que c'etait que ces gens-la qui ne parlaient ni francais, ni italien, ni patois. Il me dit alors le nom, que je n'ai pas retenu. Dans son idee, c'etaient des Mores, restes a la cote depuis le temps des grandes invasions de la Provence, et il ne se trompait peut-etre pas. Il me dit qu'il m'avait vue au milieu d'eux, du haut de son guettoir, et que j'avais eu tort, parce que c'etaient des gens capables de tout; mais, quand je lui demandai quel mal ils faisaient, il m'avoua qu'ils n'en faisaient aucun. Ils vivaient du produit de leur peche et surtout des epaves qu'ils savaient recueillir avant les plus alertes. Ils etaient l'objet du plus parfait mepris. Pourquoi? Toujours la meme histoire. Celui qui ne fait pas comme tout le monde ne peut faire que le mal. Si tu vas dans ce pays-la, tu pourras peut-etre en rencontrer a la pointe du _Brusq_. Mais ce sont des oiseaux de passage, et il y a des annees ou ils ne paraissent plus. Je n'ai pas seulement apercu le _Paris-Guide._ On me devait pourtant bien un exemplaire; car j'y ai donne quelque chose sans reclamer aucun payement. C'est a cause de ca, probablement, qu'on m'a oubliee. Pour conclure, je serai a Paris du 20 juin au 5 juillet. Donne-moi la de les nouvelles, toujours rue des Feuillantines,97. Je resterai peut-etre davantage, mais je n'en sais rien. Je t'embrasse tendrement, mon grand vieux. Marche un peu, je t'en supplie. Je ne crains rien pour le roman; mais je crains pour le systeme nerveux prenant trop la place du systeme musculaire. Moi, je vais tres bien, sauf des coups de foudre ou je tombe sur mon lit pendant quarante-huit heures sans vouloir qu'on me parle. Mais c'est rare, et, pourvu que je ne me laisse pas attendrir pour qu'on me soigne, je me releve parfaitement guerie. Tendresses de Maurice. L'entomologie l'a repris cette annee; il trouve des merveilles. Embrasse ta mere pour moi et soigne-la bien. Je vous aime de tout mon coeur. DCXL A M. HENRY HARRISSE, A VIENNE (AUTRICHE) Nohant, 28 juillet 1867. Cher ami, Je vous ai ecrit deux fois, et vous m'apprenez, de Venise, que vous n'avez rien recu! L'Italie est donc toujours le pays ou rien ne marche, pas meme la poste, et ou les lettres subissent un embargo mysterieux? Je savais bien que vous y auriez des deceptions terribles. L'etranger et le pape ne pesent pas durant des siecles sur une nation pour qu'elle se reveille un beau matin jeune et forte. L'esclavage est un crime pour qui le subit, aussi bien que pour qui l'impose. Il faut bien en recevoir le chatiment, c'est-a-dire en subir la consequence. J'avais pourtant reve de revoir Venise delivree. Mais, si tout y va de mal en pis, si la liberte n'a pu lui rendre la vie, c'est encore plus triste que de la voir opprimee. Ou etes-vous, a present? recevrez-vous cette lettre? J'en doute, puisque les autres ont ete supprimees. Dieu sait pourtant si elles interessaient les polices papales!--Je crois que vous allez etre gueri et console par la vue des montagnes. Ces grandes choses-la ne changent pas. Vous me demandez ou je serai en septembre. A Nohant probablement, et pourtant je n'en sais rien. S'il se faisait enfin un ete, j'irais courir un peu. Nous avons pour la seconde fois une saison deplorable, des orages, de la pluie et du froid. Il faisait plus chaud a Paris, ou j'ai passe quelques semaines, avec mes enfants, et ou l'Exposition m'a beaucoup interessee. J'y retournerai quand je pourrai. Mais, en verite, je ne sais rien de moi. Je me trouve calme ici, et je vois pousser ma petite. Je travaille tout doucement. Il y a longtemps que _Cadio_ est fini et attend son tour a la _Revue_. Ne quittez pas l'Europe sans que nous nous revoyions. Nous nous arrangerons bien pour nous accrocher quand vous serez de retour en France. Mes enfants vous envoient leurs amities, et moi, je vous souhaite bon plaisir et bonne sante en voyage. A vous de coeur. DCXLI A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Nohant, 29 juillet 1867. Cher ami, Je n'ai pu voir M. Lafagette qu'un instant. J'etais souffrante et mes enfants m'emmenaient de force a la promenade. Je l'ai donc appele en conference sur la route, en passant a Vic. Puisque tu t'interesses particulierement a ce jeune homme, qui par lui-meme d'ailleurs, me parait interessant, je desirerais etre a meme de lui donner un bon conseil. Mais, en fait de poesie montee de ton comme celle-ci, je suis un mauvais juge. J'ai trop fait de parodies de ce genre dans nos gaietes de famille, et tu m'as trop donne l'exemple, coupable que tu es, de chefs-d'oeuvre _ebouriffants_ pour que je puisse jamais prendre au serieux les strophes echevelees des jeunes disciples de cette ecole. Et, pourtant, je ne voudrais pas etre injuste: celui-ci a des eclairs dignes des maitres, et, a cote de puerilites emphatiques, il a du vrai souffle, des expressions heureuses, de l'habilete de langage et de l'inspiration. Ce qu'il fait est souvent mauvais, parfois tres beau, rarement mediocre. Ce serait grand dommage de le decourager, et je crois que le bon conseil a lui donner, s'il voulait le recevoir, serait celui-ci: "Faites des vers encore et toujours; mais n'en publiez pas encore. Attendez que votre gout se soit forme et que vous sentiez pourquoi on vous donne cet avis. C'est a, vous de le trouver vous-meme. Autrement, toute critique vous semblera pedante et arbitraire, et vous nuira au lieu de vous profiter." J'avais l'idee d'adresser M. Lafagette a Theophile Gautier, qui est un meilleur juge que moi. Mais, outre que je ne sais trop s'il ne m'enverra pas promener, je crois etre sure, a present que j'ai lu avec attention I'opuscule entier, que son jugement serait conforme au mien. Toutefois, si M. Lafagette persiste, a le voir, je lui donnerai une lettre. Theophile est tres bon, comme un grand artiste et un vrai maitre qu'il est en _l'art des vers_, et je ne pense pas qu'il decourage ce jeune homme. Mais que va-t-il faire a Paris, apres ces maledictions jetees a la moderne Babylone? C'est l'amour de la montagne et l'enthousiasme de la solitude qui l'ont inspire. Il m'a dit vouloir _se lancer dans la vie litteraire_. Qu'est-ce que c'est que cela? ou ca se trouve-t-il? qu'entend-il par la? J'ai cru d'abord que c'etait un editeur qu'il voulait trouver, et je lui ai dit la verite. Eut-il une preface de Victor Hugo, il lui faudra probablement faire les frais de sa premiere publication. Aucune recommandation ne lui servira quand il s'agira, pour un marchand de litterature, de risquer une somme, quelconque. Les revues et les journaux litteraires sont encombres de poesie et en consomment fort peu. Ils n'accepteront pas le cote pamphletaire de la chose. C'est trop hardi pour eux, et, d'ailleurs, ils ne le pourraient pas. Je ne vois donc pas comment je pourrais etre utile a ses debuts. Quant a la vie litteraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de milieu litteraire ou elle s'exprime et se manifeste de maniere a lui etre accessible avant qu'il ait fait preuve de maturite;--c'est-a-dire que je ne connais intimement que des vieux comme moi. Resume tout cela a sa famille et a lui comme tu l'entendras. Pour etre utile aux gens, il faut les connaitre et savoir leur presenter les choses; autrement, on les blesse sans les eclairer. A toi de coeur, mon vieux ami. GEORGE SAND. DCXLII A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS Nohant, 6 aout 1867. Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ca me decourage de ma facilite, et je me dis que je fais de la litterature _savetee_. J'ai fini _Cadio_; il est depuis longtemps dans les pattes de Buloz. Je fais une autre machine [1] mais je n'y vois pas encore bien clair; que faire sans soleil et sans chaleur? C'est a present que je devrais etre a Paris, revoir l'Exposition a mon aise, et promener ta mere avec toi; mais il faut bien travailler, puisque je n'ai plus que ca pour vivre. Et puis les enfants! cette Aurore est une merveille. Il faut bien la voir, je ne la verrai peut-etre pas longtemps, je ne me crois pas destinee a faire de bien vieux os: faut se depecher d'aimer! Oui, tu as raison, c'est la ce qui me soutient. Cette crise d'hypocrisie amasse une rude replique et on ne perd rien pour attendre. Au contraire, on gagne. Tu verras ca, toi qui es un vieux encore tout jeune. Tu as l'age de mon fils. Vous rirez ensemble quand vous verrez degringoler ce tas d'ordures. Il ne faut pas etre Normand, il faut venir nous voir plusieurs jours, tu feras des heureux; et, moi, ca me remettra du sang dans les veines et de la joie dans le coeur. Aime toujours ton vieux troubadour et parle-lui de Paris; quelques mots quand tu as le temps. Fais un canevas pour Nohant a quatre ou cinq personnages, nous te le jouerons. On t'embrasse et on t'appelle. [1] _Mademoiselle Merquem_. DCXLIII A M. RAOUL LAFAGETTE, A PARIS Nohant, 10 aout 1867. Monsieur, Puisque, a tant d'eclat et de vigueur dans l'esprit, vous joignez tant de douceur et de modestie, j'irai jusqu'au bout de ma franchise. Je vous dirai: "Attendez encore pour vous faire connaitre; vous etes si jeune!" Et, pourtant, ceci est mon sentiment personnel, et il me vient des scrupules en lisant les deux pieces que vous m'envoyez. Il me semble qu'elles ont une reelle valeur. Tenez, allez voir un vrai maitre, Theophile Gautier; allez-y de ma part, avec ma lettre. Il est bon comme ceux qui sont forts, il vous donnera un vrai bon conseil. Vous etes discret, vous ne lui prendrez que le temps qu'il pourra vous donner; et vous avez le coeur droit,--cela, j'en suis sure,--vous profiterez de ce qu'il vous dira. Moi j'ignore absolument comment on s'y prend pour publier des morceaux detaches. Il vous renseignera a cet egard en deux mots, et s'il vous dit, comme moi: "C'est trop tot!" croyez-le avec la meme amenite que vous me temoignez. GEORGE SAND. DCXLIV A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 18 aout 1867. Ou es-tu, mon cher vieux? Si par hasard tu etais a Paris dans les premiers jours de septembre, tache que nous nous voyions. J'y passe trois jours et je reviens ici. Mais je n'espere pas t'y rencontrer. Tu dois etre dans quelque beau pays, loin de Paris et de sa poussiere. Je ne sais meme pas si ma lettre te joindra. N'importe, si tu peux me donner de tes nouvelles, donne-m'en. Je suis au desespoir. J'ai perdu tout a coup, et sans le savoir malade, mon pauvre cher vieux ami Rollinat, un ange de bonte, de courage, de devouement. C'est un coup de massue pour moi. Si tu etais la, tu me donnerais du courage; mais mes pauvres enfants sont-aussi consternes que moi: nous l'adorions, tout le pays l'adorait. Porte-toi bien, toi, et pense quelquefois, aux amis absents. Nous t'embrassons tendrement. La petite va tres bien, elle est charmante. DCXLV A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS Nohant, 23 aout 1867. Chere fille, Je suis par terre. J'ai perdu inopinement, brutalement, mon vieux, mon cher Rollinat, mon ange sur la terre. La destinee est feroce. J'en suis malade et brisee. J'aurai le courage qu'il faut avoir, je sais bien que, la ou il est, il est mieux. Sa vie etait ecrasante. C'est moi qui suis frappee: c'est dans l'ordre de souffrir. Je ne sais plus bien quand j'irai a Paris. Si j'y vas, je tacherai bien d'aller a vous. Mais, en ce moment, je n'ai la force d'aucun projet arrete. Je ne veux pas etre triste devant mes enfants. En apprenant cette horrible nouvelle, ma pauvre Lina s'est evanouie. Elle est, entre nous soit dit, enceinte. Maurice a ete bien affecte aussi, et tout le monde au pays, car il etait si aime! Je m'abrutis dans la poussiere de mes herbiers, car je ne peux pas ecrire. Tout ce qui est reflexion me navre. Ces sciences naturelles sont des secours. Votre pays est riche, a ce que je vois. Quand vous viendrez, je vous apprendrai a arranger vos plantes; elles sont mal preparees. Elles tombent en poussiere et, pour quelques-unes, c'est grand dommage. Je partage votre predilection pour la _parnassie_. On se figure que certaines plantes sont douces et heureuses plus que les autres. Je vous embrasse et vous aime, ma bonne fille. G. SAND. DCXLVI A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE Nohant, 27 aout 1867.. Cher excellent ami, J'ai ete frappee d'une douleur profonde. J'ai perdu mon ami Rollinat, qui etait un frere dans ma vie: je l'ai su a peine malade et il demeurait a huit lieues de moi! J'ai ete si accablee pendant quelques jours, que je ne comprenais pas cette separation, je n'y croyais pas. Je la sens, a present. C'est l'heure du courage qui est la plus cruelle, n'est-ce pas? On dit qu'en vieillissant on a moins de sensibilite et il en devrait etre ainsi, car le terme de la separation est plus court; mais je trouve le dechirement plus affreux, moi. Plus on avance dans le voyage, plus on a besoin de s'appuyer sur les vieux compagnons de route, et celui-la etait un des plus eprouves et des plus solides, une ame comme la votre; oui, il etait digne de vous etre compare. Il avait toutes les vertus, aussi. Il est bien ou il est a present, il recoit sa recompense, il se repose de ses fatigues, il entrevoit des lueurs nouvelles, un espoir plus net, une vie meilleure a parcourir, des devoirs nouveaux avec des forces retrempees et un coeur rajeuni. Mais rester sans lui, voila le difficile et le cruel! Je sais que vous m'en aimerez mieux et que vous penserez a moi avec plus de tendresse encore. Je ne veux pas me plaindre. Rien ne m'attache plus a la vie que mes enfants et mes amis. Tout ce qui n'est pas affection m'ennuie a present, le travail n'est plus pour moi qu'un moyen, de me fatiguer pour m'endormir. Je sais de la vie tout ce qu'elle peut donner, c'est-a-dire, helas! tout ce qu'elle ne peut pas nous donner dans ces jours de decomposition ou la misere humaine met a nu toutes ses plaies morales. Nous subissons les lois du temps et les fatalites de l'histoire. Plus heureux que les hommes du passe, nous ne disons pas comme eux: "C'est la fin du monde." Nous ne croyons pas que tout est use et brise parce que tout va mal; mais la notion du progres, qui nous a faits plus forts de raisonnement que nos peres, nous a-t-elle faits plus patients? Elle a, comme toutes les choses de la civilisation, aiguise notre esprit et augmente notre ardeur. Nous avons besoin d'etre heureux, nous sentons que cela est du a la race humaine, la soif du mieux, du bon et du vrai nous devore. Nos peres avaient la resignation, le degout de la vie presente, le mepris de la terre. Cela ne nous est plus permis. Nous sentons que mepriser le jour ou nous sommes est lache et criminel, et pourtant nous tombons dans ce crime a chaque instant.--Pas vous! non, je vois bien que vous vivez toujours d'une idee intense. Vous voyez le fait, vous cherchez l'action, vous revez au moyen. Vous vous demandez comment la France peut sauver la France; vous etes _militaire_ parce que vous etes _militant_; c'est beau et bien, je vous envie. Moi, je ne doute pas des bras, je crains pour les coeurs. Que la guerre s'allume sur une grande ligne, avant peu, je le crois; que nous nous defendions bien, je l'espere; mais serons-nous plus forts apres? Est-ce parce que nous gagnerons des batailles que nous serons plus hommes et que nous comprendrons mieux la verite? En 93, nous defendions une idee; en 1815, nous ne defendions que le sol. N'importe, le nom sacre de la France est encore un prestige; vous avez raison; ne crions pas nos douleurs et, jusqu'a la mort, cachons nos blessures. Amities devouees de Maurice, et a vous de tout mon coeur. G. SAND. DCXLVII A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS Nohant, aout 1867. Je te benis, mon cher vieux pour la bonne pensee que tu as eue de venir; mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah! mon Dieu, je ne reve que maladie et malheur: soigne-toi, mon vieux camarade. J'irai te voir si je peux me remonter; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis faible et accablee et je traine une espece de fievre. Je t'ecrirai un mot de Paris. Si tu es empeche, tu me repondras par telegramme. Tu sais qu'avec moi, il n'y a pas besoin d'explications: je sais tout ce qui est empechement dans la vie et jamais je n'accuse les coeurs que je connais. --Je voudrais que, des a present, si tu as un moment pour m'ecrire, tu me dises ou il faut que j'aille passer trois jours pour voir la cote normande sans tomber dans les endroits ou va _le monde_. J'ai besoin, pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le monde n'ait pas parle, et ou il y ait de vrais habitants chez eux, des paysans, des pecheurs, un vrai village dans un bon coin a rochers. Si tu etais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t'inquiete pas de moi. Je vas partout et je ne m'inquiete de rien. Tu m'as dit que cette population des cotes etait la meilleure du pays, qu'il y avait la de vrais bonshommes trempes. Il serait bon de voir leurs figures, leurs habits, leurs maisons et leur horizon. C'est assez pour ce que je veux faire, je n'en ai besoin qu'en accessoires; je ne veux guere decrire; il me suffit de _voir_, pour ne pas mettre un coup de soleil a faux. Comment va ta mere? as-tu pu la promener et la distraire un peu? Embrasse-la pour moi comme je t'embrasse. Maurice t'embrasse; j'irai a Paris sans lui: il tombe au jury pour le 2 septembre jusqu'au... on ne sait pas. C'est une corvee. Aurore est tres coquette de ses bras, elle te les offre a embrasser; ses mains sont des merveilles, et d'une adresse inouie pour son age. Au revoir donc, si je peux me tirer bientot de l'etat ou je suis. Le diable, c'est l'insomnie; on fait trop d'efforts le jour pour ne pas attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi. DCXLVIII A MADAME ARNOULD-PLESSY, AU QUARTIER, PAR DIJON (COTE-D'OR) Nohant, 1er septembre 1867. Chere fille, Auriez-vous, par hasard, dans vos environs un jardinier a nous indiquer? ou pourriez-vous vous en faire indiquer un a Dijon? Si oui, repondez tout de suite et je vous dirai nos exigences et nos offres. Il se peut bien que j'aille, de Paris, vous embrasser si je ne suis pas trop patraque; ce sera une question d'entrain et de sante. J'en ai bien envie; mais il faut pouvoir. La _succise_ est tres mignonne; mais vous devez avoir, dans quelque terrain humide,--puisque vous m'avez envoye le _drosera_ et la _parnassie_,--deux petites merveilles qui feront notre bonheur: c'est l'_anagallis tenella_ (mouron delicat) et la campanule a feuilles de lierre. Si vous ne les connaissez pas, apres avoir dit oui ou non pour le jardinier, dites oui ou non pour les fleurettes. Je vous les enverrai dans une lettre. J'ai fini de ranger mon herbier du Centre. C'est un travail de huit jours qui m'a aidee a franchir le pas douloureux. Je ne pouvais plus ecrire, je commence a m'y remettre. Je vous aime et je vous embrasse. Vous viendrez, vous, bien sur, n'est-ce pas? G. SAND. DCXLIX A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 10 septembre 1867. Cher vieux, Je suis inquiete, de n'avoir pas de tes nouvelles depuis cette indisposition dont tu me parlais. Es-tu gueri? Oui, nous irons voir les galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le coeur t'en dit. Le roman galope; mais je le saupoudrerai de couleur locale apres coup. En attendant, je suis encore ici, fourree jusqu'au menton dans la riviere tous les jours, et reprenant mes forces tout a fait dans ce ruisseau froid et ombrage que j'adore, et ou j'ai passe tant d'heures de ma vie a me refaire apres les trop longues seances en tete-a-tete avec l'encrier. Je serai definitivement le 16 a Paris; le 17 a une heure, je pars pour Rouen et Jumieges, ou m'attend, chez M. Lepel-Cointet, proprietaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan; j'y resterai le 18 pour revenir a Paris le 19. Passerai-je si pres de toi sans t'embrasser? J'en serai malade d'envie; mais je suis si absolument forcee de passer la soiree du 19 a Paris, que je ne sais pas si j'aurai le temps. Tu me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 a Paris, rue des Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule: j'ai pour compagne de voyage une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu etais joli, joli, tu viendrais te promener a Jumieges le l9. Nous reviendrions ensemble, de maniere que je puisse etre a Paris a six heures du soir au plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou _plonge_ dans l'encre, prends que je n'ai rien dit et remettons a nous voir au mois prochain. Quant a la promenade _d'hiver_ a la greve normande, ca me donne froid dans le dos, moi qui projette d'aller au golfe Jouan a cette epoque-la! J'ai ete malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est gueri, mais l'ame! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper a de l'energie tendre; car le courage froid et purement philosophique, ca me fait comme un cautere sur une jambe de bois. DCL PROTESTATION INSEREE DANS LE JOURNAL LA _LIBERTE_ A PARIS Nohant, 23 septembre 1867. J'apprends avec la plus grande surprise que des journalistes sont menaces de poursuites, pour avoir reproduit un fragment de la preface du roman de _Cadio_, dont je suis l'auteur. Si ce fragment est dangereux, ce que je ne crois pas, pourquoi ceux qui l'ont cite seraient-ils plus blamables que celui qui l'a ecrit? Dira-t-on qu'en rapportant un fait historique encore inedit, on a voulu raviver des haines mal assoupies? Il est facile, en lisant toute la preface et tout le roman de _Cadio_, de voir que le but de l'ouvrage est diametralement contraire a cette intention: que l'auteur s'est, pour ainsi dire, absente de son travail, afin de laisser parler l'histoire; et l'histoire prouve de reste que les plus saintes causes sont souvent perdues quand le delire de la vengeance s'empare des hommes. Si jamais l'horreur de la cruaute, de quelque part qu'elle vienne, a endolori et trouble une ame, je puis dire que le roman de _Cadio_ est sorti navre de cette ame navree, et que, pour conserver sa foi, l'auteur a du lutter contre le terrrible spectre du passe. Il est impossible d'etudier certaines epoques et de revoir les lieux ou certaines scenes atroces se sont produites sans etre tente de proscrire tout esprit de lutte et sans aspirer a la paix a tout prix. Mais la paix a tout prix est un leurre, et celle qu'on achete par des lachetes n'est qu'un ecrasement feroce qui ne donne pas meme le miserable benefice de la mort lente. Ce n'est donc pas par le sacrifice de la dignite humaine que l'on pourra jamais conquerir le repos; c'est par la discussion libre, et par elle seule, que l'on pourra preparer les hommes a traverser les luttes sociales sans eprouver l'horrible besoin de s'egorger les uns les autres. _Laissez donc la discussion s'etablir serieuse, pour qu'elle devienne impartiale_. Tout refoulement de la pensee, tout effort pour supprimer la verite souleveront des orages, et les orages emportent tot ou tard ceux qui les provoquent. Dira-t-on qu'il ne faut pas chercher dans un passe trop recent les enseignements de l'histoire? Ou donc les trouvera-t-on mieux appropries au besoin que nous avons d'en profiter? Sont-ce les Grecs et les Romains qui nous reveleront les dangers et les esperances de notre avenir? Leur milieu historique, le sens philosophique de leur destinee ne nous sont plus applicables; et, d'ailleurs, c'est toujours dans l'experience de sa propre vie que l'homme trouve la force de se vaincre ou de se developper. Pourquoi donc un gouvernement sorti de nos luttes les plus recentes, la revolution de 89 et celle de 48, prendrait-il fait et cause pour ou contre les acteurs d'un drame en deux parties qui, toutes deux, lui ont profite? Et puis, en somme, prenez garde a des poursuites contre l'histoire; car, en voulant empecher qu'elle ne se fasse, vous la feriez vous-meme avec une publicite, un eclat et un retentissement que nous n'avons pas a notre disposition. Nul ne peut nourrir l'esperance de supprimer le passe; Dieu meme ne pourrait le reprendre. A quoi ont servi les poursuites, acharnees de la Restauration contre vous, messieurs, qui etes aujourd'hui au pouvoir? Elles vous ont rendu le service de faire de vous des victimes, et d'amener a vous le liberalisme de cette epoque. Ne faites donc pas de victimes, a moins que vous ne vouliez vous faire des ennemis. Laissez l'histoire se faire aussi d'elle-meme par la discussion et par l'enseignement, par la polemique ou par la litterature; la seulement, elle eclora avec le calme que vous prescrivez. Ne l'obligez pas a sortir armee de chaque bouche, avec sa terrible preuve a l'appui. Il y en aurait trop, et vous seriez effrayes vous-memes des documents que le present a mis en reserve pour l'avenir. L'histoire se ferait trop vite, et nous sommes les premiers a souhaiter qu'elle vienne a son heure, comme toute evolution serieuse de la conscience humaine. GEORGE SAND. DCLI A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Paris, mardi 1er octobre 1867. D'ou crois-tu que j'arrive? De Normandie! Une charmante occasion m'a enlevee il y a six jours. Jumieges m'avait passionnee. Cette fois, j'ai vu Etretat, Yport, le plus joli de tous les villages, Fecamp, Saint-Valery, que je connaissais, et Dieppe, qui m'a eblouie; les environs, le chateau d'Arques, la cite de Limes, quels pays! J'ai donc repasse deux fois a deux pas de Croisset et je t'ai envoye de gros baisers, toujours prete a retourner avec toi au bord de la mer ou a bavarder avec toi, chez toi, quand tu seras libre. Si j'avais ete seule, j'aurais achete une vieille guitare et j'aurais ete chanter une romance sous la fenetre de ta mere. Mais je ne pouvais te conduire une _smala_. Je retourne a Nohant et je t'embrasse de tout mon coeur. Je crois que les _Bois-Dore_ vont bien, mais je n'en sais rien. J'ai une maniere d'etre a Paris, le long de la Manche, qui ne me met guere au courant de quoi que ce soit. Mais j'ai cueilli des gentianes dans les grandes herbes de l'immense oppidum de Limes avec une vue de mer un peu _chouette_. J'ai marche comme un vieux cheval: je reviens toute guillerette. DCLII A M. HENRY HARRISSE, A PARIS Nohant, 14 octobre 1867. Je vous remercie, cher ami, de l'empressement que vous avez mis, a voir mes amis de la Ferme-des-Mathurins [1]. J'ai ete un peu paresseuse et, depuis deux jours que je suis ici, je ne fais que dormir ou flaner, embrasser ma petite ou ranger des plantes. Quand on est seule chargee de conduire sa vie au dehors, femme et vieille avec ca, et distraite par nature, il faut faire de grands efforts de volonte pour ne pas s'embrouiller a tout instant. Quand je me retrouve ici, ou la vie est toute faite, ou je n'ai a me meler d'aucune initiative, ou le feu est fait sans que j'y mette la main, et le diner pret sans que je le commande, j'ai quelques jours d'un _farniente_ agreable et pas mal egoiste. Mais cela ne doit pas durer. Je vais me remettre au travail, et je commence par vous dire bonjour pour me sortir de mon idiotisme. J'ai trouve Aurore en train d'etre sevree et un peu agitee; mais c'est fini et tout va bien. Le pere et la mere vont bien aussi et sont ravis de savoir que vous nous reviendrez. Je vous le disais bien! Je sentais que vous ne pouviez pas quitter comme cela des gens qui vous aiment. Qu'est-ce qu'il y a de bon dans la vie hormis cela? A propos, le livre de Taine est bien dur, bien triste et bien froid: tres beau pourtant, tres artiste; le cote de _l'esprit_ est plus original que gai et plus tente que reussi. Mais il y a tant d'admirables choses, que cela laisse tout de meme une force dans l'ame et une clarte dans la conscience. Oserai-je lui dire cela, le bien et le mal? Je n'ai pas le droit de critique et je critiquerais surtout le _point de vue_, dont la verite ne porte que sur un certain monde factice, et ne descend pas assez dans les interieurs honnetes et vrais. Ce n'est pas le don de voir le bon et le bien qui lui manque, a preuve les dernieres-pages, qui sont adorables. Ne pourrait-on pas dire a M. Graindorge qu'il a vu le monde si laid, parce qu'il a frequente le vilain monde?--Mais quel talent! qu'il soit beni quand meme. Quand partez-vous, et surtout quand revenez-vous? Si vous pouviez vous arranger pour ne pas partir du tout? Qui sait? En tout cas, tachez de venir nous voir ou de m'attendre encore une fois a Paris. A vous de coeur. G. SAND. [1] M. et madame Frederic Viliot. DCLIII A M. ARMAND BARBES. A LA HAYE Nohant, 12 octobre 1867. Cher grand ami, Je vous envoie le remerciement de Gustave Flaubert et meme son griffonnage a moi adresse, ou il est question de vous a coeur ouvert. Et, moi, je vous remercie de lui avoir donne des dates et des renseignements surs et directs; c'est un grand artiste et du petit nombre de ceux-qui sont des hommes. Je suis heureuse qu'il vous aime, c'est un complement a son ame et a mon affection pour lui. Moi aussi, je compte dans ma vie votre amitie comme une grande richesse. J'ai gaspille de mon mieux tout ce qui est de la vie materielle, argent, securite, bien-etre, _utilite_ comme on l'entend dans cette region-la. Mais les vrais biens, je les ai apprecies et gardes; vous avez mis dans mon coeur, vous et fort peu d'autres, ce fonds de respect et de tendresse qui ne s'use pas et se retrouve intact a toutes les heures difficiles ou douloureuses de la vie. J'aurai passe dans le monde a cote de vous par l'ame, et, dans l'autre vie, cela me sera compte dans le plateau de la balance qui portera mes merites et mes erreurs. Croyez-vous, comme Flaubert, que _ceci_ est la fin de Rome clericale? je voudrais bien et j'attends les evenements avec impatience. Comme lui, je crois que le mal est la et que cette religion du moyen age est le grand ennemi du genre humain; mais je ne crois pas avec Garibaldi qu'il faille en proclamer une autre. Cela me parait contraire a l'esprit du siecle, qui a un besoin inextinguible et trop longtemps refoule de liberte absolue. Il faut bien prendre l'humanite comme elle est, avec ses exces de tendance et ses besoins imperieux, legitimes a certaines heures de sa vie. Je suis pourtant un esprit religieux et il m'a toujours paru bon d'aimer la predication des nouvelles philosophies. Mais, les imposer, les realiser, les etablir en dogme, ou seulement les proposer comme conduite officielle en ce moment, me semblerait plus qu'impolitique,--presque antihumain. L'homme ne s'est pas encore connu, il n'a encore jamais ete lui-meme. Il faut qu'a un jour donne, et pour un temps donne, il s'appartienne, et qu'il ait le droit de nier Dieu meme, sans crainte du bourreau, du persecuteur ou de l'anatheme. C'est un droit, comme a l'affame de manger apres un long jeune. Et nous, si nous avons la foi sublime, songeons que le premier article est de donner aux autres la liberte absolue, partant celle de ne pas croire avec nous. Il faudra que nous soyons les freres de tous, et que les athees soient notre chair et notre sang tout comme les autres, du moment qu'au lieu de se coucher pour mourir, ils se leveront pour vivre. Disons cela a nos enfants et a nos neveux; car ce jour de liberte ou toutes les poitrines aspireront tout l'air vital qu'il faut a l'homme pour etre homme, le verrons-nous? Peut-etre oui et peut-etre non; mais qu'importe? nous savons qu'il viendra, nous n'en aurons pas doute. Morts a la peine ou dans la joie, nous aurons tout de meme vecu autant qu'on pouvait vivre de notre temps. Nous sentons, sans le voir encore, qu'il y a une France indomptable dans l'avenir, et que ses luttes seront benies. Cher ami, soyez beni d'abord, vous, et comptez que, si nous nous sommes peu vus en ce monde, nous nous reverrons mieux dans une autre serie. A vous de tout coeur et a toujours. G. SAND. DCLIV A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS Nohant, 12 octobre 1867. J'ai envoye ta lettre a Barbes; elle est bonne et brave comme toi. Je sais que le digne homme en sera heureux. Mais, moi, j'ai envie de me jeter par les fenetres; car mes enfants ne veulent pas entendre parler de me laisser repartir si tot. Oui; c'est bien bete d'avoir vu ton toit quatre fois sans y entrer. Mais j'ai des discretions qui vont jusqu'a l'epouvante. L'idee de t'appeler a Rouen pour vingt minutes au passage m'est bien venue. Mais tu n'as pas, comme moi, _un pied qui remue,_ et toujours pret a partir. Tu vis dans ta robe de chambre, le grand ennemi de la liberte et de l'activite. Te forcer a t'habiller, a sortir, peut-etre au milieu d'un chapitre attachant, et tout cela pour voir quelqu'un qui ne sait rien dire au vol et qui, plus il est content, tant plus il est stupide. Je n'ai pas ose. Me voila forcee d'ailleurs d'achever quelque chose qui traine, et, avant la derniere facon, j'irai encore en Normandie probablement. Je voudrais aller par la Seine a Honfleur: ce sera le mois prochain, si le froid ne me rend pas malade, et je tenterai, cette fois, de t'enlever en passant. Sinon, je te verrai du moins et puis j'irai en Provence. Ah! si je pouvais t'enlever jusque-la! Et si tu pouvais, si tu voulais, durant cette seconde quinzaine d'octobre ou tu vas etre libre, venir me voir ici! C'etait promis, et mes enfants en seraient si contents! Mais tu ne nous aimes pas assez pour ca, gredin que tu es! Tu te figures que tu as un tas d'amis meilleurs: tu te trompes joliment; c'est toujours les meilleurs qu'on neglige ou qu'on ignore. Voyons, un peu de courage; on part de Paris a neuf heures un quart du matin, on arrive a quatre a Chateauroux, on trouve ma voiture, et on est ici a six pour diner. Ce n'est pas le diable, et, une fois ici, on rit entre soi comme de bons ours; on ne s'habille pas, on ne se gene pas, et on s'aime bien. Dis oui. Je t'embrasse. Et moi aussi, je m'embete _d'un an_ sans te voir. DCLV A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS Nohant, 21 octobre 1867. Chere fille bien-aimee, J'ai ete inquiete, de vous. Me voila rassuree par l'affirmation de la bonne soeur [1] et des medecins, mais non consolee; car vous souffrez encore, et vous faites connaissance avec une triste chose, enervante ou irritante. Mais vous devez etre plus courageuse que ceux qui ont passe leur vie a combattre et a s'user. Votre beau cerveau, si bien conditionne, doit reagir. Ne lui demandez pourtant pas trop et attendez qu'il redevienne le maitre du logis. Cela viendra bientot, j'espere. Vous ne pouvez pas avoir de mal complique, organisee comme vous l'etes, et si jeune encore. Et puis vous connaitrez ce que nous connaissons tous, ce que vous ne connaissiez peut-etre pas encore: le plaisir de se sentir renaitre et de reprendre gout a la vie. Mes enfants vous envoient tous leurs souhaits et tendresses. Ma Lina va bien et s'arrondit. Elle voit arriver pour le printemps des heures de grosse crise; dont elle ne s'effraye plus. La petite Aurore est charmante et vous envoie de gros baisers qu'elle lance a deux mains avec une effusion superbe. Depechez-vous de vous bien soigner, que je retrouve a Paris ma grande fille debout et toujours belle. Je vous embrasse tendrement, et, pour vous donner courage, je vous dis que je suis tres forte et bien en train de travailler; vous m'avez vue pourtant bien bas l'autre hiver, et, moi, je suis vieille, vieille! Vous allez surmonter tout bien plus vite que moi, Dieu merci: Encore courage et pensez qu'on vous aime. G. SAND. [1] Madame Mathieu-Plessy, veuve Emilie Guyon. DCLVI A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET Nohant, 28 octobre 1867. Je viens de resumer en quelques pages mon impression de paysagiste sur ce que j'ai vu de la Normandie: cela a peu d'importance, mais j'ai pu y encadrer entre guillemets trois lignes de _Salammbo_ qui me paraissent peindre le pays mieux que toutes mes phrases, et qui m'avaient toujours frappee comme un coup de pinceau magistral. En feuilletant pour retrouver ces lignes, j'ai naturellement relu presque tout, et je reste, convaincue que c'est un des plus beaux livres qui aient ete faits depuis qu'on fait des livres. Je me porte bien et je travaille vite et beaucoup, pour vivre de _mes rentes_ cet hiver dans le Midi. Mais quels seront les delices de Cannes et ou sera le coeur pour s'y plonger? J'ai l'esprit dans le pot au noir en songeant qu'a cette heure on se bat pour le pape. Ah! _Isodore!_ J'ai vainement tente d'aller revoir _ma Normandie_ ce mois-ci, c'est-a-dire mon gros cher ami de coeur. Mes enfants m'ont menacee de mort si je les quittais si vite. A present, il nous arrive du monde. Il n'y a que toi qui ne parles pas d'arriver. Ce serait si bon pourtant! Je t'embrasse. G. SAND. DCLVII AU MEME Nohant, 5 decembre 1867. Ton vieux troubadour est infect, j'en conviens. Il a travaille comme un boeuf, pour avoir de quoi s'en aller, cet hiver, au golfe Jouan, et, au moment de partir, il voudrait rester. Il a de l'ennui de quitter ses enfants et la petite Aurore; mais il souffre du froid, il a peur de l'anemie et il croit faire son devoir en allant chercher une terre que la neige ne rende pas impraticable, et un ciel sous lequel on puisse respirer sans avoir des aiguilles dans le poumon. Voila. Il a pense a toi, probablement plus que toi a lui; car il a le travail bete et facile, et sa pensee trotte ailleurs, bien loin de lui et de sa tache, quand sa main est lasse d'ecrire. Toi, tu travailles pour de vrai et tu t'absorbes, et tu n'as pas du entendre mon esprit, qui a fait plus d'une fois _toc toc_ a la porte de ton cabinet pour te dire: _C'est moi_. Ou tu as dit: "C'est un esprit frappeur; qu'il aille au diable!" Est-ce que tu ne vas pas venir a Paris? J'y passe du 15 au 20. J'y reste quelques jours seulement, et je me sauve a Cannes. Est-ce que tu y seras? Dieu le veuille! En somme, je me porte assez bien; j'enrage contre toi, qui ne veux pas venir a Nohant; je ne te le dis pas, parce que je ne sais pas faire de reproches. J'ai fait un tas de pattes de mouches sur du papier; mes enfants sont toujours excellents et gentils pour moi dans toute l'acception du mot; Aurore est un amour. Nous avons _rage_ politique; nous tachons de n'y plus penser et d'avoir patience. Nous parlons de toi souvent, et nous t'aimons. Ton vieux troubadour surtout, qui t'embrasse de tout son coeur, et se rappelle au souvenir de ta bonne mere. G. SAND. DCLVIII A M. CALAMATTA, A MILAN Nohant, 24 decembre 1867. Cher ami, Je suis heureuse d'avoir enfin de tes nouvelles par toi-meme. Tu as raison de vouloir feter la petite par quelque friandise puisqu'elle mange pour deux. Elle est toute ronde a present; ce qui ne l'empeche pas de se faire belle demain pour aller a un concert--pour les Polonais. Mais elle ne chantera pas: elle a un peu de rhume, notre petiote aussi; tout cela n'est rien. Nous supportons tous on ne peut mieux ce rude hiver. Lina, toujours active, va et vient dans sa petite voiture, et Maurice nous regale de marionnettes. On s'apprete, pour le jour de l'an, a une grande representation; la _mortadelle_ et le _stracchino_, toujours infiniment estimables, seront les bienvenus, et, quant a ce que _l'inspiration_, te dictera d'ailleurs, pourvu que ce soit italien, Linette le degustera religieusement. Nous avons besoin de nous distraire et de nous secouer en famille; car l'air du dehors est bien triste; je crois que toutes les ames sont gelees, puisqu'on supporte la politique du jour en France, et que M. Thiers devient le dieu du moment en rencherissant sur les beaux principes de la majorite. Jolie opposition! c'est honteux! vous pouvez bien dire a present, en Italie tout ce que vous voudrez contre nous, nous le meritons. Nous sommes idiots, nous sommes fous, nous sommes laches; voila ce que _l'autorite_ fait d'une nation. Mais on peut _rager_ sans _se decourager_. L'indignation