Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of La Daniella, Vol. I., by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: La Daniella, Vol. I. Author: George Sand Release Date: November 1, 2004 [EBook #13917] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DANIELLA, VOL. I. *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) George Sand LA DANIELLA INTRODUCTION I Ce que nous allons transcrire sera, pour le lecteur, un roman et un voyage, soit un voyage pendant un roman, soit un roman durant un voyage. Pour nous, c'est une histoire reelle; car c'est le recit, ecrit par lui-meme, d'une demi-annee de la vie d'un de nos amis: annee pleine d'emotions, qui mit en relief et en activite toutes les facultes de son ame et toute l'individualite de son caractere. Jusque-la, Jean Valreg (c'est le pseudonyme qu'il a choisi lui-meme) n'etait connu ni de lui ni des autres. Il avait eu l'existence la plus sage et la plus calme qu'il soit possible d'avoir, au temps ou nous vivons. Des circonstances inattendues et romanesques developperent tout a coup en lui une passion et une volonte dont ses amis ne le croyaient pas susceptible. C'est par cet imprevu de ses idees et de sa conduite que son recit, sous forme de journal, offre quelque interet. Ses impressions de voyage ne presentent rien de bien nouveau; elles n'ont que le merite d'une sincerite absolue et d'une certaine independance d'esprit. Mais nous devons nous abstenir de toute reflexion preliminaire sur son travail: ce serait le deflorer. Nous nous bornerons a quelques details sur l'auteur lui-meme, tel que nous le connaissions avant qu'il se revelat, par son propre recit, d'une maniere complete. J.V. (soit Jean Valreg, puisqu'il a pris ce nom qui conserve les initiales du sien) est le fils d'un de nos plus anciens amis, mort, il y a une douzaine d'annees, au fond de notre province. Valreg pere etait avocat. C'etait un honnete homme et un homme aimable. Son instruction etait serieuse et sa conscience delicate; mais, comme beaucoup de nos concitoyens du Berry, il manquait d'activite. Il laissa, pour toute fortune, a ses deux enfants, vingt mille francs a partager. En province, c'est de quoi vivre sans rien faire. Partout, c'est de quoi acquerir l'education necessaire a une profession liberale, ou fonder un petit commerce. Les amis de M. Valreg n'avaient donc pas a se preoccuper du sort de ses enfants, qui, d'ailleurs, ne restaient pas sans protection. Leur mere etait morte jeune; mais ils avaient des oncles et des tantes, honnetes gens aussi, et pleins de sollicitude pour eux. Pour ma part, je les avais entierement perdus de vue depuis longtemps, lorsqu'un matin on m'annonca M. Jean Valreg. Je vis entrer un garcon d'une vingtaine d'annees dont la taille et la figure n'avaient, au premier abord, rien de remarquable. Il etait timide, mais plutot reserve que gauche, et, voulant le mettre a l'aise, j'y parvins tres-vite en m'abstenant de l'examiner et en me bornant a le questionner. --Je me souviens de vous avoir vu souvent quand vous etiez un enfant, lui dis-je; est-ce que vous vous souvenez de moi? --C'est parce que je m'en souviens tres-bien, repondit-il, que je me permets de venir vous voir. --Vous me faites plaisir: j'aimais beaucoup et j'estimais infiniment votre pere. --_Ton pere_! reprit-il avec un abandon qui me gagna le coeur tout de suite. Autrefois, vous me disiez _tu_, et je suis encore un enfant. --Soit! ton pauvre pere t'a quitte bien jeune! Par qui as-tu ete eleve depuis? --Je n'ai pas ete eleve du tout. Deux tantes se disputerent ma soeur... --Qui est mariee, sans doute? --Helas, non! Elle est morte. Je suis seul au monde depuis l'age de douze ans; car c'est etre seul que d'etre eleve par un pretre. --Par un pretre? Ah! oui, je me souviens, ton pere avait un frere cure de campagne; je l'ai vu deux ou trois fois: il m'a paru etre un excellent homme. Ne t'a-t-il pas eleve avec tendresse? --Physiquement, oui; moralement, le mieux qu'il a pu, prechant d'exemple; mais, intellectuellement, d'aucune facon. Absorbe par ses devoirs personnels, ayant, sur toutes choses, et meme sur la religion et la charite, des tendances toutes positives, comme on pouvait les attendre d'un homme qui avait quitte la charrue pour le seminaire; il m'a recommande le travail sans me diriger vers aucun travail, et j'ai passe dix ans pres de lui sans recevoir d'autre instruction que celle des livres qu'il m'a plu de lire. --Avais-tu de bons livres, au moins? --Oui. Mon pere lui ayant confie par testament sa bibliotheque pour m'etre transmise a ma majorite, j'ai pu lire quelques bons ouvrages, et, bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon cure ne s'est avise de se placer entre moi et ce qu'il considerait comme ma propriete. --Comment se fait-il qu'il ne t'ait pas mis au college? --Eleve par mon pere, qui avait resolu de m'instruire lui-meme et qui m'avait donne les seules notions d'etudes classiques que j'ai recues, j'eprouvais pour le college une antipathie que mon bon oncle ne voulut pas meme essayer de vaincre. Il disait, je m'en souviens, en me prenant chez lui, que ce serait autant d'epargne sur mon petit avoir, et que je serais bien aise, c'etait son mot, de retrouver mon revenu capitalise a ma majorite. "D'ailleurs, ajoutait-il, puisque l'idee de mon frere etait de l'elever a la maison, je dois me conformer a son desir, et je sais bien assez de latin pour lui enseigner ce qu'il en faut savoir." Mon brave oncle avait cette intention; mais le temps lui manqua toujours, et, quand il rentrait, fatigue de ses courses, j'avoue que je ne le tourmentais pas pour me donner des lecons. Il s'assoupissait apres souper dans son fauteuil, pendant que je lisais, a l'autre bout de la cheminee, Platon, Leibnitz ou Rousseau; quelquefois Walter Scott ou Shakspeare, ou encore Byron ou Goethe, sans qu'il me demandat quel livre j'avais entre les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux a ma maniere, heureux et sans mauvaises passions, il s'est imagine que cette absence de vices et de travers etait son ouvrage, et que n'etre ni mechant, ni importun, ni nuisible, suffisait pour etre agreable a Dieu et aux hommes. --De telle sorte que tu penses n'avoir aucune grande qualite, aucune grande faculte developpee, faute d'une direction eclairee ou d'une sollicitude assidue? --Cela est certain, repondit le jeune garcon avec une singuliere tranquillite. Pourtant, je serais un miserable ingrat si je me plaignais de mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu'il s'est avise de faire et ce qu'il a juge le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si maternels pour ma sante, ma proprete, mon bien-etre; elle et lui ont si bien assure le charme de mes loisirs, en prevenant tous mes besoins; une telle habitude de silence, d'ordre et de douceur regnait autour de moi lorsque mon oncle s'absentait pour les soins de son ministere, qu'il n'aurait pas eu de motifs pour s'inquieter de moi. Chaque jour, songeant au triple depot qui lui etait confie, ma vie, mon ame et ma bourse, il me faisait trois questions: "Tu n'es pas malade? Tu ne perds pas ton temps? Tu n'as pas besoin de quelque argent?" Et, comme je repondais invariablement _non_, a ces trois interrogations, il s'endormait tranquille. --Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne; mais tout a l'heure tu avais sur les levres, comme par reticence, une sorte de plainte contre toi-meme. --Je ne suis ni content ni mecontent de ce que je suis. N'ayant ete pousse dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand'chose, et, si je me suis permis de vous parler de moi, c'est qu'il faut bien que je m'excuse de la visite que j'ai ose vous faire. --Ta visite m'est agreable, ton nom m'est cher, et tu m'interesses par toi-meme, bien que je ne penetre pas encore beaucoup ton caractere et tes idees. --C'est qu'il n'y a rien a penetrer du tout, dit le jeune homme avec un sourire plutot enjoue que melancolique. Je suis un etre tout a fait nul et insignifiant, je le sais; car, depuis quelque temps, je commencais a me lasser de mon bonheur et a reconnaitre que je n'y avais aucun droit; voila pourquoi, des que l'heure de ma majorite a sonne, j'ai demande a mon oncle la permission d'aller voir Paris, et, lui faisant part de mes projets, j'ai obtenu son assentiment. --Et quels sont tes projets? Peut-on t'aider a les realiser? --Je l'ignore. Je ne sais si l'on peut etre utile a ceux qui ne sont bons a rien; et il est possible que je sois de ceux-la. Dans ce cas, vous pouvez me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je possede assez de choux pour en vivre. --Pourquoi par malheur? --Parce que j'ai herite de la part de ma pauvre petite soeur, et que me voila, depuis quelques jours de majorite, a la tete de vingt mille francs. En parlant ainsi avec simplicite et resignation, Valreg se detourna, et je crus voir qu'il cachait une grosse larme venue tout a coup au souvenir de sa jeune soeur. --Tu l'aimais beaucoup? lui dis-je. --Plus que tout au monde, repondit-il. J'etais son protecteur; je me figurais etre son pere, parce que j'avais quatre ans de plus qu'elle. Elle etait jolie, intelligente, et elle m'adorait. Elle demeurait a trois lieues du presbytere de mon oncle, et, tous les dimanches, on me permettait d'aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte de sa maison. Elle etait morte sans que j'eusse appris qu'elle etait malade. Dans nos campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez, trois lieues, c'est une distance. Cet evenement eut beaucoup d'influence sur ma vie et sur mon caractere, deja ebranle par la mort de mon pere. Je perdis toute gaiete. Je ne fus pas console ou fortifie par une tendresse delicate ou intelligente. Mon oncle me disait qu'il etait ridicule de pleurer, parce que notre Juliette etait au ciel et plus a envier qu'a plaindre. Je n'en doutais pas; mais cela ne m'enseignait pas le moyen de vivre sans affection, sans interet et sans but. Bref, je restai longtemps taciturne et accable, et, j'ai beau faire, je me sens toujours melancolique et porte a l'indolence. --Cette indolence est-elle le resultat de tes reflexions sur le neant de la vie, ou un etat de langueur physique? Je te trouve pale, et tu parais plus age que tu ne l'es. Es-tu d'une bonne sante? --Je n'ai jamais ete malade, et j'ai physiquement de l'activite. Je suis un marcheur infatigable; j'aimerais peut-etre les voyages; mais mon malheur est de ne pas bien savoir ce que j'aime, car je ne me connais point, et je suis paresseux a m'interroger. --Tu me parlais cependant de tes projets: donc, tu n'as pas quitte ta province et tu n'es pas venu a Paris sans avoir quelque desir ou quelque resolution d'utiliser ta vie? --Utiliser ma vie! dit le jeune homme apres un moment de silence; oui, voila bien le fond de ma pensee. J'ai besoin que vous me disiez qu'un homme n'a pas le droit de vivre pour lui seul. C'est pour que vous me disiez cela que je suis ici; et, quand vous me l'aurez bien fait comprendre et sentir, je chercherai a quoi je suis propre, si toutefois je suis propre a quelque chose. --Voila ce qu'il ne faut jamais revoquer en doute. Si tu es bien penetre de l'idee du devoir, tu dois te dire qu'il n'y a d'incapables que ceux qui veulent l'etre. Nous causames ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une grande docilite de coeur et d'esprit. Je le regardais avec attention, et je remarquais la delicate et penetrante beaute de sa figure. Plutot petit que grand, brun jusqu'a en etre jaune, un peu trop inculte de chevelure, et deja pourvu d'une moustache tres-noire, il offrait, au premier aspect, quelque chose de sombre, de neglige ou de maladif; mais un doux sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des eclairs de vive sensibilite donnaient a ses yeux, un peu petits et enfonces, un rayonnement extraordinaire. Ce n'etaient la ni le sourire, ni le regard d'une jeunesse avortee et infructueuse. Il y avait, dans la simplicite de son elocution, une nettete douce et comme une habitude de distinction qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu'en effet il ne sut peut-etre rien, il n'etait etranger a rien, et me paraissait apte et prompt a tout comprendre. --Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mieux vaudrait le suicide reel que le suicide de l'ame par nonchalance et par poltronnerie. Je manque d'un grand desir de vivre; mais je ne suis pourtant pas degoute maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m'en debarrasser, je dois l'utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siecle etait venu me blesser jusqu'au fond de nos campagnes. Je m'etais dit que, entre l'ambition des vanites de la vie et le mepris de toute activite, il n'y avait peut-etre plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me dites qu'il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je reflechirai, et, quand, avec cette esperance, je me serai de nouveau consulte, je reviendrai vous voir. Il passa cependant six mois a Paris sans prendre aucun parti et sans vouloir me reparler de lui-meme. Il venait souvent chez nous, il etait de la famille; il nous aimait et nous l'aimions; car nous avions promptement decouvert en lui des qualites essentielles, une grande droiture, de la discretion et de la fierte, de la delicatesse dans tous les sentiments et dans toutes les idees, enfin quelque chose de calme, de sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son age, car cet age devrait etre, dans les conditions normales de la vie, une sereine eclosion de ce que nous avons de meilleur dans l'ame, mais au-dessus de ce que l'on pouvait attendre d'un enfant livre de si bonne heure a sa propre impulsion. Ce qui me frappait particulierement chez Jean Valreg, c'etait une modestie serieuse et reelle. Cette premiere jeunesse est presque toujours presomptueuse par instinct ou par reflexion. Elle a des ambitions egoistes ou genereuses qui lui font illusion sur ses propres forces. Chez notre jeune ami, je remarquais une defiance de lui-meme qui ne prenait pas sa source, comme je l'avais craint d'abord, dans une apathie de temperament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon gout. Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant garcon repondit parfaitement au desir que j'avais de le bien diriger. Il restait melancolique et indecis. Cette maniere d'etre donnait un grand attrait a son commerce. Sa personnalite ne se mettant jamais en travers de celle des autres, il se laissait doucement entrainer, en apparence, a leur gaiete ou a leur raison, mais je voyais bien qu'il gardait, par devers lui, une appreciation un peu triste et desillusionnee des hommes et des choses, et je le trouvais trop jeune pour s'abandonner au desenchantement avant que l'experience lui eut donne le droit de le faire. Je le plaignais de n'etre ni amoureux, ni enthousiaste, ni ambitieux. Il me semblait qu'il avait trop de jugement et pas assez d'emotion, et j'etais tente de lui conseiller quelque folie, plutot que de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait en dehors de lui-meme. Enfin, il se decida a me reparler de son avenir; et, comme il etait d'ordinaire tres-peu expansif sur son propre compte, j'eus a refaire connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je l'eusse vu tres-souvent depuis la premiere. Dans ce court espace de quelques mois, il s'etait fait en lui certains changements exterieurs qui semblaient reveler des modifications interieures plus importantes. Il s'etait promptement mis a l'unisson de la societe parisienne par sa toilette plus soignee et ses manieres plus aisees. Il s'etait habille et coiffe comme tout le monde; et cela, soit dit en passant, le rendait tres-joli garcon, sa figure ayant deja par elle-meme un charme remarquable. Il avait pris de l'usage et de l'aisance. Son air et son langage annoncaient une grande facilite a effacer les angles de son individualite au contact des choses exterieures. Je m'attendais donc a le trouver un peu rattache a ces choses, et je fus etonne d'apprendre de lui qu'il s'en etait, au contraire, detache davantage. II --Non, me dit-il, je ne saurais m'enivrer de ce qui enivre la jeunesse de mon temps; et, si je ne decouvre pas quelque chose qui me reveille et me passionne, je n'aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lache pour cela; mettez-vous a ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous appartenez a une generation eclose au souffle d'idees genereuses. Quand vous aviez l'age que j'ai maintenant, vous viviez d'un souffle d'avenir social, d'un reve de progres immediat et rapide qu'a la revolution de juillet, vous crutes pret a voir realiser. Vos idees furent refoulees, persecutees, vos esperances dejouees par le fait; mais elles ne furent point etouffees pour cela, et la lutte continua jusqu'en fevrier 1848, moment de vertige ou une explosion nouvelle vous fit retrouver la jeunesse et la foi. Tout ce qui s'est passe depuis n'a pu vous les faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l'habitude de croire et d'attendre; vous serez toujours jeunes, puisque vous l'etes encore a cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre experience du passe vous donne le droit de compter sur l'avenir. Mais nous, enfants de vingt ans, notre emotion a suivi la marche contraire. Notre esprit a ouvert ses ailes pour la premiere fois, au soleil de la Republique; et tout aussitot les ailes sont tombees, le soleil s'est voile. J'avais treize ans, moi, quand on me dit: "Le passe n'existe plus, une nouvelle ere commence; la liberte n'est pas un vain mot, les hommes sont murs pour ce beau reve; tu vas avoir l'existence noble et digne que tes peres n'avaient fait qu'entrevoir, tu es plus que l'_egal_, tu es le _frere_ de tous tes semblables." --Est-ce ton oncle le cure qui te parlait de la sorte? --Non, certes. Mon oncle le cure, qui n'avait pas peur pour sa vie (c'est un homme brave et resolu), avait peur pour son petit avoir, pour son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persecuteurs, il revait avec effroi le retour de 93. "Quant a moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j'entendais parler. Je buvais l'esperance par tous mes sens, par tous mes pores, et j'eus deux ou trois mois d'enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma veritable jeunesse. "Puis vinrent les journees de juin, qui apporterent l'epouvante et la colere jusqu'au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait devore les semences de fraternite avant qu'elles eussent eu le temps de germer; mon ame se resserra et mon coeur contriste n'eut plus d'illusions. Tout se resuma pour moi dans ce mot: Les hommes n'etaient pas murs! Alors je tachai de vivre avec cette pensee morne et lourde: La verite sociale n'est pas revelee. Les societes en sont encore a vouloir inaugurer son regne par la force, et chaque nouvelle experience demontre que la forme materielle est un element sans duree et qui passe d'un camp a l'autre comme une graine emportee par le vent. La vraie force, la foi, n'est pas nee... elle ne naitra peut-etre pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des jours mauvais, mon age mur, que des temps de positivisme. Pourquoi donc, helas! ai-je fait un beau reve et salue une aurore qui ne devait pas avoir de lendemain? Mieux eut valu vivre si loin de ces choses, que le bruit n'en fut pas venu jusqu'a moi; mieux eut valu naitre et mourir dans la pesante somnolence de ces gens de campagne qu'un changement quelconque trouble pendant un instant, et qui retombent avec joie dans les liens de l'habitude, sous le joug du passe. "Telle fut la reverie douloureuse de mes annees d'adolescence, augmentee des douleurs particulieres que je vous ai racontees. "Aujourd'hui, j'arrive dans une societe rapidement transformee par des evenements imprevus, poussee en avant d'une part, rejetee en arriere de l'autre, aux prises avec des fascinations etranges, avec une pensee enigmatique a bien des egards, comme le sera toujours une pensee individuelle imposee aux masses. Je ne songe point ici a vous parler politique: les inductions qui s'appuient sur des eventualites de fait sont les plus vaines de toutes. Je me borne a chercher, dans l'avenir, une situation morale quelconque, a laquelle je puisse me rattacher, et, en regardant celle qui m'environne, je ne trouve pas ma place dans ces interets nouveaux qui captivent l'attention et la volonte des hommes de mon temps. --Voyons, lui dis-je, j'ai tres-bien compris tout ce qui t'a rendu triste comme te voila. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me donne une meilleure opinion de toi; mais il est temps d'en sortir, je ne dirai pas par un effort de ta volonte (il n'y a pas de volonte possible sans un but arrete), mais par un plus grand examen de cette societe actuelle que tu ne connais pas assez pour avoir le droit d'en desesperer. --Je n'en desespere pas, repondit-il; mais je la connais ou je la devine assez, je vous jure, pour etre certain qu'il faut y vivre enivre ou desenchante. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et bonnes existences d'autrefois, que me retrace le souvenir de ma propre enfance dans la famille bourgeoise; cette honnete et honorable mediocrite ou l'on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands combats, n'existent plus. Les idees ont ete trop loin pour que la vie de menage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle bien, on avait encore un esprit d'association dans les sentiments, des volontes en commun, des desirs ou des regrets dont on pouvait s'entretenir a plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti social ou politique s'est subdivise en nuances infinies. Cette fievre de discussion qui a deborde les premiers jours de la Republique, n'a pas eu le temps d'eclaircir des problemes qui portaient la lumiere dans leurs flancs, mais qui, faute d'aboutir, ont laisse des tenebres derriere eus, pour la plupart des hommes de cette generation. Quelques esprits d'elite travaillent toujours a elucider les grandes questions de la vie morale et intellectuelle; mais les masses n'eprouvent que le degout et la lassitude de tout travail de reflexion. On n'ose plus parler de rien de ce qui est au dela de l'horizon des interets materiels, et cela, non pas tant a cause des polices ombrageuses que par crainte de la discussion amere ou oiseuse, de l'ennui ou de la mesintelligence que soulevent maintenant ces problemes. La mort se fait presque au sein meme des familles les mieux unies; on evite d'approfondir les questions serieuses, par crainte de se blesser les uns les autres. On n'existe donc plus qu'a la surface, et, pour quiconque sent le besoin de l'expansion et de la confiance, quelque chose de lourd comme le plomb et de froid comme la glace est repandu dans l'atmosphere, a quelque etage de la societe que l'on se place pour respirer. --Cela est certain; mais l'humanite ne meurt pas, et, quand sa vie semble s'eteindre d'un cote, elle se reveille de l'autre. Cette societe, engourdie quant a la discussion de ses interets moraux, est en grand travail sur d'autres points. Elle cherche, dans la science appliquee a l'industrie, le _royaume de la terre_, et elle est train de le conquerir. --Voila ce dont je me plains precisement! Elle ne se soucie plus du royaume du ciel, c'est-a-dire de la vie de sentiment. Elle a des entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole, l'_homme ne vit pas seulement de pain_, est vide de sens pour elle et pour la jeune generation, qu'elle eleve dans le materialisme des interets et l'atheisme du coeur. Pour moi qui suis ne contemplatif, je me sens isole, perdu, depouille au sein de ce travail, ou je n'ai rien a recueillir; car je n'ai pas tous ces besoins de bien-etre que tant de millions de bras s'acharnent a satisfaire. Je n'ai ni plus faim ni plus soif qu'il ne convient a un homme ordinaire, et je ne vois pas la necessite d'augmenter ma fortune pour jouir d'un luxe dont je ne saurais absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d'aise morale et de jouissance intellectuelle, un peu d'amour et d'honneur; et ce sont la des choses dont le genre humain n'a plus l'air de se soucier. Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d'invention et d'activite par lesquels le present montre sa richesse et manifeste sa puissance, le rendront plus heureux et plus fort? Moi, j'en doute. Je ne vois pas la vraie civilisation dans le progres des machines et dans la decouverte des procedes. Le jour ou j'apprendrais que toute chaumiere est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais n'abritait que des coeurs de pierre. --Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et de lachetes pour le but du travail humain, je suis de ton avis; mais, si tu vois le bien-etre general comme un chemin necessaire pour arriver a la sante intellectuelle et a l'eclosion des grandes verites morales, tu ne maudiras plus cette fievre de progres materiel qui tend a delivrer l'homme des antiques servitudes de l'ignorance et de la misere. Pour etre sage, tu devrais conclure ceci: que les idees ne peuvent pas plus se passer des faits que les faits des idees. L'ideal serait sans doute de faire marcher simultanement les moyens et le but; mais nous n'en sommes pas la, et tu te plains d'etre ne cent ans trop tot. J'avoue que j'ai eu souvent envie de m'en plaindre aussi pour mon compte; mais ce sont la des desespoirs trop sublimes dont nous n'avons pas le droit d'entretenir nos semblables, sous peine d'etre fort ridicules. --J'en conviens, dit Jean Valreg apres avoir un peu reve. Je suis un plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j'accuse. Mais il faut conclure. Je ne me sens pas ne industriel, je n'entends rien aux affaires. Les sciences exactes ne m'attirent pas. Je n'ai pas ete a meme de faire des etudes classiques. Je suis un reveur; donc, je suis un artiste ou un poete. C'est de ma vocation que je veux vous parler; car, vous le voyez, je suis fixe. "J'ignore si j'ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un pour lequel j'ai de l'amour. C'est la peinture. Je vous raconterai plus tard comment ce gout m'est venu, si cela vous interesse. Mais cela ne prouvera rien; je n'ai peut-etre pas la moindre aptitude, et, dans tous les cas, je suis d'une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer d'apprendre ce qui peut etre enseigne. J'irai dans l'atelier de quelque maitre. Je me ferai d'abord esclave du metier, et, quand j'en tiendrai un peu les procedes, je lacherai la bride a mes instincts. Alors, vous me jugerez, et, si j'ai quelque talent, je ferai des efforts pour en avoir davantage. Sinon, j'accepterai ma nullite avec une resignation complete, et peut-etre avec une certaine joie. --Aie! m'ecriai-je, voici le fond de paresse ou d'apathie qui reparait. --Vous croyez? --Oui! pourquoi se rejouir d'etre nul? --Parce qu'il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et que j'aurais plutot le gout des humbles devoirs. C'est si peu la paresse qui me conseille, que, si je trouvais a m'employer honorablement au service d'une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d'avoir a jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez d'ame pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au dedans de soi, sans etre force par la nature a la manifester avec eclat, c'est un etat delicieux que j'ambitionne; c'est mon reve de douce mediocrite que je caresse: la mediocrite de condition, avec l'elevation du coeur et de la pensee, l'expansion dans l'intimite, la foi a quelque chose d'immortel et a quelqu'un de vivant. Suis-je donc si coupable a vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien desirer de plus? --A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie t'empeche d'acquerir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant songer a apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit metier; car, avec tes mille francs de rente... --Douze cents francs! Mon revenu capitalise depuis dix ans par mon oncle, a porte mon revenu a ce chiffre respectable de cent francs par mois. Mais je me suis bien apercu, depuis que je vis a Paris, que, par le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de loisir et de liberte. Il faudrait le double et beaucoup d'ordre. La question est d'acquerir l'un et de me procurer l'autre, non pas pour mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour payer le materiel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais. --Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse economie, cela depend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta rente, sans renoncer a la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au moins, ne te rapportera rien et te coutera beaucoup? --Je ne sais pas, je chercherai! Si j'ai besoin de votre conseil et de votre recommandation, je viendrai vous les demander. Deux mois apres, Jean Valreg etait violon dans l'orchestre d'un petit theatre lyrique. Il etait bon musicien et jouait assez bien pour faire convenablement sa partie. Il ne s'etait jamais vante de ce talent, que nous ne lui supposions pas. --J'ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on eut essaye de m'en detourner; et vous-meme... --Je t'eusse dit ce qui doit etre vrai: c'est qu'avec les repetitions du matin et les representations du soir, il ne te reste guere de temps pour etudier la peinture. Mais peut-etre as-tu renonce a la peinture? peut-etre preferes-tu maintenant la musique? --Non, dit-il, je prefere toujours la peinture. --Mais ou diable avais-tu appris la musique? --Cela s'apprend tout seul, avec de la patience! J'en ai beaucoup! --Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-la, puisque tu as un si bon commencement? --La musique met trop l'individu en vue du public. Perdu dans mon orchestre, je n'attirerai jamais l'attention de personne; mais, le jour ou je serais un virtuose distingue, il faudrait me produire et me montrer; cela me generait. Il me faut un etat qui me laisse libre de ma personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas pour cela. Si j'en fais d'excellente, on ne m'applaudira pas quand je passerai dans la rue; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori ou sur un piedestal. C'est une situation hors nature, et qu'il faut avoir acceptee de la destinee comme une fatalite, ou de la Providence comme un devoir, pour n'y pas devenir fou. --Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier? --Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant; tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'etait pas du tout. J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf a n'avoir pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici; mais, si je parlais a mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il me donnerait sa malediction et me croirait perdu. J'aurai donc de l'ordre bon gre mal gre; c'est-a-dire que je me contenterai de manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'etat que je fais ne m'ennuie pas trop. Je racle mon violon tous les soirs comme une machine bien graissee, tout en pensant a autre chose. Je suis l'amant d'une petite comparse assez jolie, bete comme une oie et tant a fait depourvue de coeur. C'est si facile d'avoir affaire a des femmes de cette espece, que je ne m'inquiete pas d'etre trahi ou abandonne par celle-la. J'en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins. Ma vie est occupee, et, si elle est un peu assujettie, je m'en console en me disant que je travaille pour conquerir ma liberte. C'est quelquefois un peu penible, et il n'est pas bien certain que je n'eusse pas pris le chemin le plus sur et le plus court en m'etablissant dans mon village, et en epousant quelque belle dindonniere qui m'eut doucement abruti, en me faisant porter des habits rapieces et des marmots a joues pendantes. Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai pas le droit de me plaindre. Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg a Paris dans une situation analogue. Il s'etait lasse de l'orchestre; mais il avait trouve des ecritures a faire chez lui, le soir, et des lecons de musique a donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait a etudier la peinture. Il etait toujours mis avec une proprete scrupuleuse et un certain gout. Il avait toujours ces excellentes manieres et cet air de parfaite distinction qu'il avait pris on ne sait ou, dans sa propre nature apparemment; mais il etait plus pale qu'autrefois et paraissait plus melancolique. --Voyons, lui dis-je, tu m'as ecrit plusieurs lettres pour me demander de mes nouvelles, et je t'en remercie, mais sans jamais me parler de toi, et je m'en plains. Tu me dis aujourd'hui que tu as reussi a te maintenir dans ton travail, dans tes idees et dans ta conduite. Mais tu as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette perseverance dont tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut que j'aille chez toi voir ta peinture. --Non, non! s'ecria-t-il, pas encore! Je n'ai aucun talent, aucune individualite; j'ai voulu proceder logiquement et me munir, avant tout, d'un certain savoir. Je tiens maintenant le necessaire, et je vais essayer de me trouver, de me decouvrir moi-meme. Mais, pour cela, il faut une toute autre vie que celle que je mene, et qui est horrible, je ne vous le cacherai plus; si horrible pour moi, si antipathique a ma nature, si contraire a ma sante, que, sachant votre amitie pour moi, je n'ai pas voulu vous ecrire l'etat de souffrance ou, depuis deux ans, mon coeur et mon ame sont plonges. Je pars, je vais passer un mois chez mon oncle et ensuite un ou deux ans en Italie. --Ah! ah! tu as donc le prejuge de l'Italie, toi? Tu crois que l'on y devient artiste plus qu'ailleurs? --Non, je n'ai pas ce prejuge-la. On ne devient artiste nulle part quand on ne doit pas l'etre; mais on m'a tant parle du ciel de Rome, que je veux m'y rechauffer de l'humidite de Paris, ou je tourne au champignon. Et puis, Rome, c'est le monde ancien qu'il faut connaitre; c'est la voie de l'humanite dans le passe; c'est comme un vieux livre qu'il faut avoir lu pour comprendre l'histoire de l'art; et vous savez que je suis logique. Il est possible qu'apres cela je retourne dans mon village epouser la dindonniere, accessible a tout proprietaire de ma mince etoffe. Je dois donc me maintenir dans ce milieu: faire tout mon possible pour devenir un homme distingue, et en meme temps, tout mon possible pour accepter sans fiel et sans abattement le plus humble role dans la vie. Rester dans cet equilibre ne me coute pas trop, car je suis tiraille alternativement par deux tendances tres-opposees: soif d'ideal et soif de repos. Je vais voir laquelle l'emportera, et, quoi qu'il arrive, je vous en ferai part. --Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s'en aller. Si tu echouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque autre carriere? La musique... --Oh! non. Jamais la musique! Pour l'aimer, il faudra que je l'oublie longtemps; mais, plutot que d'en vivre, j'aimerais mieux mourir: je vous ai dit pourquoi. --Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des choses positives, et que tu n'as pas fait d'etudes classiques. Il m'est venu une idee en lisant tes lettres, c'est que tu pourrais bien avoir quelque talent de redaction. --Etre homme de lettres! moi? Non! je n'ai fait qu'entrevoir et deviner le monde et la vie sociale. Rediger n'est pas ecrire, il faut penser, et je suis un homme de reverie ou un homme d'action; je ne suis pas un homme de reflexion. Je conclus trop vite, et, d'ailleurs, je ne sais conclure que par rapport a moi-meme. La litterature doit etre l'enseignement direct ou indirect d'un ideal. Songez donc que je n'ai pas trouve le mien! --N'importe! veux-tu me faire une promesse serieuse? --Vous avez le droit d'exiger tout ce qui depend de ma volonte! --Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te promets le secret, si tu l'exiges, une relation detaillee de ton voyage, de tes impressions, quelles qu'elles soient, et meme de tes aventures, s'il t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus de huit jours. --Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer a m'examiner dans le detail de la vie et a me rendre compte de ma propre existence. --Precisement. Je trouve que, sous l'empire de certaines resolutions prises a des intervalles assez eloignes et rigidement observees, tu oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpetuelle qui te prive des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de tes vrais besoins et de tes legitimes aspirations, ta arriveras insensiblement a des formules plus sages. --Vous me trouvez donc fou? --C'est l'etre toujours que de ne l'etre jamais un peu. --Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-etre bon; mais, si, a force de caresser mes propres pensees, j'allais devenir plus fou que vous ne souhaitez? --Je t'indique a la fois l'excitant et le calmant: la reflexion! Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de pere a enfant qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit. Huit jours apres, je recus de lui une assez longue lettre, qui etait comme la preface de son journal, et que je transcrirai presque litteralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui meme, auquel je l'avais decide a se livrer. III JOURNAL DE JEAN VALREG Commune de Mers, 10 fevrier 183*... Me voici a mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce qui m'arrive, car je suis bien sur qu'ici rien ne m'arrivera qui merite d'etre rapporte, mais un resume de certaines choses de ma vie que je n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez. D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais ete rudoye ou maltraite en aucune facon, j'avais ce caractere reserve, cette aversion a parler de moi aux autres, cette difficulte a m'occuper moi-meme de moi-meme. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-etre compte maintenant. Mon oncle l'abbe Valreg n'est pas du tout spirituel ni mechant, ce qui ne l'empeche pas d'etre excessivement railleur. C'est une nature excellente, rude et enjouee. Il est si positif, que tout ce qui echappe a son appreciation etroite et rapide lui est sujet de doute et de persiflage. Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-meme, mais encore dans l'habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidele gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus dedaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n'est pas de devouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes d'interet de la paroisse; mais, en revanche, il n'en est pas, parmi les plus dignes, qu'elle ne dechire a belles dents sitot qu'elle prend son tricot ou sa quenouille pour faire la _causette_ du soir avec M. l'abbe, lequel, moitie riant, moitie dormant, l'ecoute avec complaisance, et s'entretient ainsi en belle sante et en belle humeur aux depens du prochain. Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces deux braves personnages ne confient leurs medisances et leurs dedains a personne du dehors. Mais j'y ai ete initie si longtemps, que certainement quelque chose a du en rejaillir sur moi et m'habituer, a mon insu, a une mefiance instinctive dans mes relations. Pourtant je n'ai pas a me reprocher d'avoir partage cette malveillance generale. Au contraire, il me semble que je m'en defendais; mais je me persuadais peut-etre insensiblement que j'en meritais ma part, et que, si l'abbe Valreg me l'epargnait, c'est uniquement parce que j'etais son parent et son enfant d'adoption. Quant a ses moqueries, etant place sous sa main pour lui servir de but, j'en etais incessamment crible. C'etait avec une intention paternelle et affectueuse, je n'en saurais douter, mais c'etait de la moquerie quand meme. Bon regime, certes, pour tuer tout germe de sottise et de vanite, mais regime excessif par sa persistance, et qui devait me conduire jusqu'au detachement trop absolu de moi-meme. Pour vous donner une idee, une fois pour toutes, des facons ironiques de mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivee ici, avant-hier au soir. Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je vins a pied, a la nuit tombante, par un temps doux et des chemins affreux. --Ah! ah! s'ecria mon oncle des qu'il me vit, c'est fort heureux! He! Marion! c'est lui! c'est mon coquin de neveu! Fais-le souper, tu l'embrasseras apres; il a plus faim de soupe que de caresses. Assieds-toi, chauffe-toi les pieds, mon garcon. Je te trouve une fichue mine. Il parait que tu ne gagnes pas deja si bien ta vie, la-bas, car tu as fait maigre chere, ca se voit. Ah ca! il parait que tu t'en vas en Italie pour detroner Raphael et... et les autres fameux barbouilleurs dont je ne sais plus les noms! Ca me flatte de penser que je vas avoir un homme celebre dans ma famille; mais ca n'augmentera guere ton patrimoine, car il y a le vieux proverbe: _Gueux comme un peintre!_ Tu es donc toujours toque? Allons, soit. Pourvu que tu restes honnete homme! Mais ne mange pas tout ton bien avant que je sois mort, et ne fais pas de dettes, car je ne te laisserai pas la rancon d'un roi. D'ailleurs, je t'avertis que je veux m'en aller le plus tard possible, et, si j'en juge par ta figure, je me porte mieux que toi. Prends garde que je ne t'enterre! Apres beaucoup de quolibets de ce genre, l'abbe Valreg me fit plusieurs questions, dont il n'ecouta pas ou ne comprit pas les reponses, ce qui lui servit de texte pour me railler de nouveau. --L'Italie! dit-il, tu crois donc que les arbres y poussent les racines en l'air, et que les hommes y marchent la tete en bas? Voila une betise, d'aller hors de chez soi etudier la nature, comme si partout les hommes n'etaient pas aussi betes et les choses de ce monde aussi laides! Quand j'etais jeune, mes superieurs, sous pretexte que j'etais fort et en etat de voyager, voulaient me persuader d'etre missionnaire. Moi, je leur disais: "Bah! bah! il n'y a pas besoin d'aller chez les Chinois pour trouver des magots, et dans les iles de la mer du Sud pour rencontrer des sauvages!" Quand j'eus soupe, et, bon gre mal gre, mange plus que ma faim (la Marion se depitant quand je ne faisais pas assez d'honneur a ses mets), mon oncle voulut voir quelque preuve de mon travail a Paris et de mes progres en peinture. --Tu crois, sans doute, que ce serait _margaritas ante porcos_, dit-il gaiement; tu te trompes. Pour juger ce qui est fait pour les yeux, il ne faut que des yeux. Allons, deballe! Je veux voir les chefs-d'oeuvre de mon futur grand homme. Il me fallut ouvrir ma malle et la retourner dans tous les sens pour lui prouver que je n'avais qu'un tres-mince et tres-portatif attirait de peintre en voyage, et pas le plus petit croquis a lui montrer. Il en fut tres-mortifie. --Ca n'est pas aimable de ta part, s'ecria-t-il. Tu devais bien penser que je m'interesserais a tes grands talents, et je commence a croire que tu n'as rien fait qui vaille dans ton Paris. S'il en etait autrement, tu te serais applique pour m'apporter au moins une jolie image coloriee par toi. Tu avais des dispositions, cela est sur; mais je parierais que tu n'as songe qu'a flaner, la-bas! A force de retourner mon bagage, la Marion finit par decouvrir une figure d'academie qui m'avait servi a envelopper un paquet de crayons. Comme c'etait dechire et chiffonne, que les pieds et la tete manquaient, elle ne comprit pas tout de suite ce qu'elle examinait; puis, tout a coup, jetant un cri d'horreur et d'indignation, elle s'enfuit en se recommandant a tous les saints. --Fi! dit mon oncle en regardant cette nudite qui avait epouvante la Marion, est-ce la un etat? Quoi! vous passez votre temps a copier des personnes toutes nues? C'est une occupation bien degoutante, et a quoi ca peut-il servir? D'ailleurs, ca me parait bien grossierement fait! J'aimais beaucoup mieux les jolis petits bonshommes que tu inventais autrefois. C'etait plus soigne, et c'etait plus decent. Les habillements de la campagne etaient parfaitement imites, et tout le monde pouvait regarder ca! Mais, parlons raison, ajouta-t-il en jetant au feu mon academie. Comment t'es-tu comporte dans cette grande Babylone? As-tu fait des dettes? --Non, mon oncle. --Si fait, conte-moi ca. --Je vous jure que non: j'aurais trop craint de vous effrayer et de vous affliger; mais, a l'avenir, si voulez bien vous laisser convaincre de certaines verites positives, il est possible... --Tu me trompes, tu es endette --Non, sur l'honneur! --Mais tu as le projet... --Je n'ai aucun projet. Seulement, j'ai a vous dire que je suis las d'un systeme d'economie qui va forcement jusqu'a l'avarice, et qui, si j'avais le malheur d'en prendre le gout, me conduirait a l'egoisme le plus stupide. Je comprends les privations qu'on s'impose en vue des autres; mais celles qui n'ont d'autre but que notre propre bien-etre dans l'avenir sont etroites et deraisonnables. Jusqu'ici, ma parcimonie a ete pour moi une question d'honneur. Vous m'aviez fait jurer que je ne depasserais pas mon revenu, et, enfant que j'etais, je m'etais laisse arracher ce serment sans prevoir, sans savoir qu'avec cent francs par mois on ne vit pas a Paris, ou que, si l'on y vit, c'est a la condition de ne jamais s'interesser a un etre plus pauvre que soi, et de s'absorber dans une prevoyance sordide. Je n'ai pas pu vivre ainsi: j'ai travaille pour doubler mon revenu, mais j'ai travaille de la maniere la plus abrutissante et la plus antipathique; ce qui ne m'a pas empeche d'etre force de me priver de mille jouissances morales ou intellectuelles qui eussent developpe mon coeur et mon esprit. Enfin, malgre tout, j'ai resolu le probleme d'apprendre ce que je voulais apprendre, sans manquer, dans ma maniere d'etre, a aucune bienseance, et sans negliger trop les occasions de voir de temps en temps une societe d'elite ou il m'a ete permis de penetrer sans choquer les regards de personne. A present, je m'en vais dans un pays ou l'on peut etre pauvre et s'instruire, comme artiste, sans trop souffrir, a ce que l'on m'a dit; mais, avant de me separer de vous une seconde fois, mon bon et cher oncle, je viens vous dire que je reprends ma parole, et que je ne m'engage nullement a respecter mon patrimoine, si mes besoins d'artiste et mes sentiments d'honnete homme m'obligent a l'entamer. A la suite de cette declaration necessaire, il y eut une discussion assez vive entre l'abbe Valreg et moi. Il etait outre de me voir dans des idees si nouvelles pour lui, qui n'avait jamais songe a me demander compte d'aucune idee. Mais, quand il m'eut dit tout ce que lui suggerait sa conviction, melange assez singulier d'egoisme et de charite, qui consiste a faire la part des autres et la sienne propre, sans jamais se laisser aller a aucun entrainement pour eux ou pour soi-meme, il prit bravement son parti, et, incapable de s'affecter de quelque chose au point de perdre une heure de sommeil, il se calma en disant: --Allons, c'est assez se tourmenter pour un jour; nous penserons a cela demain. En ce moment, l'horloge de l'eglise sonnait neuf heures, et mon oncle s'assoupit aussitot comme autrefois, avec cette regularite de fonctions digestives qui appartient aux temperaments vigoureux. La Marion rentra, rangea la salle, enleva la table, causant tout haut avec moi, faisant claquer ses sabots sans precaution sur le plancher sonore. Quand tout fut en ordre, elle cria dans l'oreille de son maitre, qui, habitue a ce vacarme, ouvrit tranquillement les yeux sans tressaillir: --Allons, monsieur l'abbe, on s'en va! bonne nuit! c'est l'heure de faire vos prieres et de vous mettre au lit. Elle me conduisit a la chambre que j'ai habitee pendant la moitie de ma vie, veilla a ce que je ne manquasse de rien, m'embrassa encore une fois, et monta, a grand bruit, a l'etage superieur. Un quart d'heure apres, tout dormait au presbytere, y compris votre serviteur, fatigue par les rudes chemins du pays et les durs raisonnements de l'abbe Valreg. Le lendemain, c'est-a-dire hier, mon oncle voulut, a l'heure au souper, reprendre la discussion; je vins a bout de reculer toute explication jusque vers neuf heures moins un quart, et je compte l'amener ainsi, avec un quart d'heure de dispute chaque soir, a s'habituer, sans secousse trop vive, a ma diabolique resolution. Vous allez croire comme lui, peut-etre, que j'ai quelque folie en tete, quelque projet de Sardanapale a l'endroit de mon capital de vingt mille francs. Il n'en est rien pourtant. Je n'ai d'autre projet que celui d'aller devant moi, et de ne pas me sentir esclave d'une situation consacree par un serment. 03 fevrier Mon oncle realise mes previsions. Il s'habitue a mes volontes d'independance, et se rassure un peu en me voyant raisonnable d'ailleurs. Puisque j'etais en train de recapituler mon passe pour vous, il faut que je continue et que je vous raconte comment m'est venu ce gout de la peinture sur lequel je n'ai pas ose vous donner les explications que vous me demandiez. Ici ma jeunesse se passait dans la solitude au sein de la nature. Je ne faisais que lire et rever. Tout a coup j'eus vaguement la conscience d'une jouissance infiniment plus douce qui s'emparait de moi. C'etait celle de _voir_, bien plus soutenue, bien plus facile en moi que celle de _penser_. Les premieres revelations de cette jouissance me vinrent un jour au coucher du soleil, dans une prairie bordee de grands arbres, ou les masses de lumiere chaude et d'ombre transparente prirent tout a coup un aspect enchante. J'avais environ seize ans. Je me demandai pourquoi cet endroit, que j'avais parcouru cent fois avec indifference ou preoccupation, etait, ce jour-la et dans ce moment-la, inonde d'un charme si etrange et si nouveau pour moi. Je fus quelques jours sans m'en rendre compte. Occupe jusqu'a midi au presbytere par quelques devoirs, c'est-a-dire quelques themes ou extraits que mon oncle me donnait regulierement chaque matin, et que, regulierement chaque soir, il oubliait d'examiner, je ne pouvais voir l'effet du soleil levant. Je cherchais tout le long du jour, en lisant dans la prairie, a batons rompus, le prestige qui m'avait ebloui. Je ne le retrouvais qu'au moment ou l'astre s'abaissait vers la cime des collines, et quand les grandes ombres veloutees des masses de vegetation rayaient l'or de la prairie etincelante. C'est l'heure que les peintres appellent l'heure de l'_effet_. Elle me faisait battre le coeur comme l'arrivee d'une personne aimee ou d'un evenement extraordinaire. Dans ce moment-la, tout devenait beau sans que je pusse dire pourquoi; les moindres accidents de terrain, la moindre pierre moussue, et meme les details prosaiques du paysage, le linge etendu sur une corde a la porte de la chaumiere, les poules grattant le fumier, la baraque de branches et de terre battue, la barriere de bois brut et mal agence qui, clouee d'un arbre a l'autre, separait le pre de la cheneviere. -Qu'y a-t-il de si etonnant dans tout cela? me demandais-je; et d'ou vient que seul j'en suis frappe? Les gens qui passent ou qui travaillent a la campagne n'y font point d'attention, et mon oncle lui-meme, qui est le plus instruit de ceux que je vois, ne m'a jamais parle d'un pareil phenomene. Est-ce un etat de la nature exterieure ou un etat de mon ame? est-ce une transfiguration des choses autour de moi ou une simple hallucination de mon cerveau? Cette heure d'extase garda son mystere pendant quelques jours, parce que c'etait, dans la saison, l'heure a laquelle soupait mon oncle, et il etait fort severe quant a la regularite des habitudes de sa maison. Une journee de mon absence ne le tourmentait pas; une minute d'attente devant ma place vide a table le contrariait serieusement. Il etait si bon, d'ailleurs, que je ne craignais rien tant que de lui deplaire. Aussi, des que le timbre lointain de l'horloge de l'eglise, et certain vol de pigeons dans la direction du colombier, me marquaient le moment precis ou la Marion mettait le couvert, il me fallait m'arracher a ma contemplation et interrompre ma jouissance a demi savouree. Elle me poursuivait alors comme un reve, et, tout en coupant le gigot ou le jambon en menues tranches pour obeir aux prescriptions de l'abbe Valreg, je voyais passer devant mes yeux des files de buissons aux contours dores, et des combinaisons de paysages empourpres par les reflets d'un ciel ardent comme la braise. Mais ces jours d'automne raccourcissant tres-vite, j'eus bientot le loisir auquel j'aspirais, et je pus suivre, avec ce sentiment de la beaute des choses qui s'etait eveille en moi comme un sens nouveau, les admirables degradations du jour et la succession d'aspects etranges ou sublimes que prenait la campagne. J'etais comme enivre a chaque observation nouvelle, et, bien que nourri de livres poetiques, il ne me venait pas a la pensee de chercher dans les mots le cote descriptif de ma vision. Je trouvais les mots insuffisants, les peintures ecrites vagues ou inexactes. Les plus grands poetes me paraissaient chercher dans la parole un equivalent qui ne saurait s'y trouver. Le plus hardi, le plus pittoresque de tous les modernes, Victor Hugo, ne me suffisait meme plus. C'est a cela que je sentis que la manifestation de mon ivresse interieure ne serait jamais litteraire. Mon imagination etait pauvre ou paresseuse, puisque les plus puissants ecrivains ne m'avaient jamais fait pressentir ce que mes yeux seuls venaient de me reveler. Je fus pourtant bien longtemps avant d'oser me dire que je pouvais etre peintre; et meme encore aujourd'hui j'ignore si ces premieres emotions furent les vrais symptomes d'une vocation determinee; mais, a coup sur, elles furent l'appel d'un gout predominant et insatiable. J'avais quelque chose comme dix-neuf ans, lorsque, durant mes longues veillees de l'hiver, l'idee, ou plutot le besoin me vint de me remettre sous les yeux, tant bien que mal, les splendeurs de l'ete. Je pris un crayon et je dessinai, admirant naivement cet essai barbare, et, cette fois, domine par mon imagination qui me faisait voir autre chose que ce que ma main pouvait executer. Le lendemain, je reconnus ma folie et brulai mon barbouillage; mais je recommencai, et cela dura ainsi plusieurs mois. Tous les soirs, j'etais charme de mon ebauche; tous les matins, je la detruisais, craignant de m'habituer a la laideur de mon propre ouvrage. Et pourtant les heures de la veillee s'envolaient comme des minutes dans cette mysterieuse elaboration. L'idee me vint enfin d'essayer de copier la nature. Je copiai tout avec une bonne foi sans pareille; je comptais presque les feuilles des branches; je voulais ne rien laisser a l'interpretation, et je perdais, dans le detail, la notion de l'ensemble, sans rendre meme le detail, car tout detail est un ensemble par lui-meme. Un jour, mon oncle m'emmena dans un chateau ou je vis enfin de la peinture des maitres anciens et nouveaux. Mon instinct me poussait vers le paysage. Je restai absorbe devant un Ruysdael. Je ne le compris pas d'abord. Peu a peu la lumiere se fit, et je m'avisai que c'etait la une science de toute la vie. Je resolus, des que je serais independant, d'employer ma vie, a moi, selon mes forces, a ecrire, avec de la couleur sur de la toile, le reve de mon ame. On me preta de bons dessins; mon oncle me permit meme l'achat d'une boite d'aquarelle. Il ne s'inquieta pas de ma monomanie; mais, quand, parvenu a ma majorite, je lui revelai ma pensee, je le vis bouleverse. Je m'y attendais. Je resistai avec douceur a ses remontrances. Je savais son respect pour la liberte d'autrui, son aversion pour les paroles inutiles, et ce fonds d'insouciance ou d'optimisme qui part d'une grande candeur et d'une sincere bonte. Vous me demanderez maintenant pourquoi, aux premiers jours de notre connaissance, je vous ai fait mystere d'une chose aussi simple que ma predilection pour cet art; la raison est tout aussi simple que le fait: vous m'eussiez demande a voir mes essais; je les savais detestables, bien qu'ils eussent fait l'admiration de la Marion et du maitre d'ecole de mon village. Vous m'auriez dit que j'etais insense, ou si vous ne me l'eussiez pas dit, je l'aurais lu dans vos yeux. Or, je n'ai pas en moi-meme une foi assez robuste pour lutter contre les critiques de l'amitie. Celles du premier venu me sont indifferentes. Les votres m'eussent fait douter doublement, et c'est bien assez d'avoir a douter seul. A mon age, c'est-a-dire a l'age que j'avais alors, et neglige comme je l'avais ete, on ne sait pas defendre sa conviction. On la sent, on manque d'expressions et de preuves pour la formuler et la maintenir. On l'aime parce que, revelation ou chimere, elle vous a rendu heureux; on la garde en soi avec terreur, comme le secret d'un premier amour. C'est une fleur precieuse qu'un souffle de dedain, un sourire de raillerie peut fletrir. Cette crainte est encore en moi, elle est encore fondee, et, si je n'ai pas voulu vous faire juge de mes essais, ne croyez pas que ce soit par exces de vanite. Non! Je me suis examine sous ce rapport-la; je me suis tate le coeur et la tete avec impartialite. J'ai reconnu que, si je ne suis pas un sage, du moins je ne suis pas un fou. Il faudrait l'etre pour me persuader que j'ai deja du talent; et ce qui me rassure, c'est que je suis bien certain de n'en point avoir encore. Ce que j'aime dans mon secret, ce n'est donc pas moi, c'est l'art en lui-meme et pour lui-meme. C'est mon esperance, que je veux garder encore vierge de toute atteinte, de toute reflexion, de tout regard. Il me semble qu'avec tant de respect pour mon ideal, je ne cours pas le risque de m'egarer, et que, le jour ou je vous dirai: "Voila ce que je sais faire pour exprimer ma pensee," j'aurai veritablement conscience d'un succes relatif a mes forces; je ne dis pas a mes aspirations; ceci, je crois, ne peut jamais etre atteint par personne. IV Marseille, le 12 mars 185... Me voila en route, mon ami. J'ai fini par calmer mon oncle et par emporter sa benediction et ma liberte. Vous aviez sans doute raison de me dire que la patience n'est pas le genie; mais je suis tente de croire que c'est la vertu, car ce n'est qu'a force de patience que j'ai amene mon pere adoptif a ne pas souffrir de ma resolution. J'etais decide a ne point le quitter sans avoir atteint ce resultat. Je devais cela a son affection, a ses bontes pour moi. Je pense partir demain pour Genes. Le passage des Alpes serait, m'a-t-on dit, assez penible a un pieton en cette saison de bourrasques. C'est ce qui m'a decide a prendre la voie de Marseille; mais, a vrai dire, la mer n'est pas beaucoup plus praticable en cette saison. Le ciel est noir et le mistral souffle avec furie. Il s'est apaise un peu ce soir, et on espere que _le Castor_, vapeur genois tres-bon marcheur, pourra sortir du port. J'etais deja venu a Marseille, dans mon enfance, avec mon pere. Il etait, comme vous savez, d'origine provencale, et nous avions ici un vieux parent. Ce parent est mort aussi, et je n'ai plus personne ici que je me soucie de voir. J'ai tres-bien reconnu les masses principales de la ville et des plans qui l'environnent. Je me rappelais avoir dine avec mon pere dans une baraque sur les rochers; on appelle cet endroit la Reserve, et l'on y mange un certain coquillage tres-recherche des indigenes, bien qu'assez coriace, qui parque naturellement en ce seul endroit du rivage. La baraque a brule; a la place s'eleve un elegant pavillon qui va, dit-on, disparaitre aussi pour faire place a des constructions nouvelles. J'ai pousse plus loin ma promenade. Courbe en deux par un vent terrible, j'ai vu la mer bien belle, plus belle que je ne me la rappelais. Enfant, elle m'avait terrifie; aujourd'hui, sa grandeur m'a ebloui. Pourtant, c'est une chose formidablement triste que cette masse d'eau fouettee par la tempete. Aucune image n'exprime plus energiquement la pensee d'un immense desespoir sous les coups d'une torture acharnee. Mais c'est un desespoir tout physique. L'ame humaine ne s'identifie que par la pensee des naufrages a cette tourmente du geant. C'est en vain qu'il mugit, qu'il se tord, qu'il se dechire en lambeaux, sur le flanc des rochers, les inondant de larmes furieuses et leur crachant des montagnes d'ecume enragee: c'est un monstre aveugle, et ce petit point noir la-bas, cette pauvre barque qui se debat contre l'orage, porte, dans le moindre atome des etres qui la guident, la vraie force, c'est-a-dire la volonte. La nature est terrible sur cette petite planete ou nous sommes. Il est donc bon que l'homme soit hardi. Certes, j'ai compris aujourd'hui ma frayeur d'enfant devant ce bruit, cette agitation, cette immensite! Je n'avais vu jusqu'alors que des bles et des foins courbes par les rafales de nos plaines temperees. Mon pere fut oblige de me prendre dans ses bras. J'avais tout aussi peur ainsi; ce n'etait pas d'etre emporte ou englouti que je tremblais contre son sein: c'etait un vertige moral. Il me semblait que mon souffle etait arrache de ma poitrine et que mon ame tournoyait eperdue sur ces abimes. J'ai eu un peu de la meme sensation, cette fois-ci, mais plutot agreable que penible. L'idee de la destruction se dresse devant l'enfant comme un spectre effroyable. Devant l'homme, habitue a la lutte, ce spectre appelle plus qu'il ne menace, et le vertige est presque une volupte. J'ai eu un etrange plaisir a voir entrer, dans cette passe difficile de l'ancien port, quelques petits batiments plus ou moins en peril, selon leur construction, leur pilote et la force de la lame. Tous s'en sont bien tires. Un petit chasse-maree, d'apparence assez fragile, m'a interesse particulierement. C'etait le moment de tourner pour entrer dans la rade, le moment critique! La vague, sur laquelle il bondissait comme un oiseau des tempetes, le prenait alors en flanc. Il s'est couche si a plat, que ses vergues effleuraient la crete des flots; mais aussitot il s'est releve, agile, elastique comme un arc bien tendu. Il a franchi legerement une vraie montagne bouillonnante, et il s'est trouve dans les eaux calmes, fier comme un cygne qui reprend possession de son nid. Rien ne trahissait l'epouvante dans les mouvements du petit equipage, et j'etais fier, pour ma part, comme si j'eusse ete de la partie. Oui, l'homme doit etre intrepide, et le spectacle le plus attrayant, c'est, on le concoit bien, le deploiement des forces humaines. Les tempetes et les oceans ne sont rien: l'ame universelle emanee de Dieu a son foyer le plus pur en nous, qui meprisons la mort, et ce n'est pas la terre et la mer seulement qu'il faut peindre, n'est-ce pas, mon ami? c'est l'homme et sa vie! Puis un navire plus lourd est arrive. Son entree a demande plus de ceremonies. Dans ces crises ou le sort de l'equipage depend de la manoeuvre, on entend des cris a bord; mais c'est le commandement de l'intelligence ou de l'experience, et cette voix-la domine a bon droit les rugissements de la mer. Le tout etait bizarrement accompagne du son clair et strident d'une petite harpe, partant d'assez pres de moi. Tandis que flots et navires s'etreignaient dans la lutte, sur l'esplanade d'une baraque servant de cabaret, dansaient des filles et des marins endimanches. Un artiste de grand chemin, un boheme harpiste, chevelu, deguenille, jouait, avec une verve saccadee et diabolique, une sorte de tarentelle a mouvement detraque, sur lequel polkaient avec fureur des creatures avinees. Le contraste etait curieux, je vous jure, et resumait toute l'audace insouciante et aventureuse de l'homme de mer. Arrives le matin d'un voyage au long cours, bronzes par de terribles soleils et de terribles tempetes, ces marins, rases de frais et chausses d'escarpins brillants, valsaient avec des filles en robe de soie, pirouettant dans sept etages de falbalas gonfles par le vent. Il faisait un froid atroce, un ciel de plomb. La vague, deferlant jusque sur les planches vermoulues de la terrasse, semblait, a chaque instant, devoir emporter baraque et orgie. Le navire, approchant comme malgre lui, semblait devoir echouer sur le bal. Personne n'y songeait, si ce n'est moi. Le harpiste eut, je crois, marque le rhythme au milieu des affres de la mort, et le rire echevele des lionnes de guinguette se fut perdu sans transition dans le rale de l'agonie. J'ai dine seul dans un autre cabaret plus tranquille, et j'ai vu, avec la chute du jour, l'apaisement rapide de la bourrasque. Le vent est devenu tout a coup tiede, et, quand l'obscurite a tout envahi, je suis reste sans lumiere dans le petit recoin ou l'on m'avait oublie. Pendant que je me reposais, en me laissant aller a ma reverie, une conversation, etablie de l'autre cote d'une mince cloison, allait son train, sans m'inspirer aucun interet. Pourtant, je fus frappe de ces paroles prononcees distinctement par un Anglais, s'exprimant avec facilite dans notre langue: --Croyez-vous donc que cela serve a quelque chose, d'avoir de la volonte? Cette reflexion s'adaptait si bien a mes pensees du moment, que je ne pus m'empecher de preter l'oreille, et alors j'entendis, apres quelques paroles banales echangees entre les deux interlocuteurs et interrompues par le petit bruit de leurs couteaux sur les assiettes, le recit que je vais vous transcrire et qui m'a paru renfermer une grande moralite. --Bah! j'avais dix-neuf ans (c'est l'Anglais qui parlait) quand on me dit que j'etais en age d'epouser miss Harriet. Moi, je me trouvais trop jeune et j'etais effraye d'entrer dans le grand monde, que je ne connaissais pas et que je n'etais pas bien presse de connaitre. J'etais un cadet de famille; j'avais tres-peu de quoi vivre. J'avais deja fait avec vous ce voyage aux Antilles. Je n'aimais pas precisement la marine; mais j'avais le gout de l'independance et de la locomotion. Miss Harriet m'avait pris en amitie, Dieu sait pourquoi! J'avais un beau nom, soit; mais pas d'usage, pas de talent, et pas grand esprit, comme vous savez! mais elle etait sentimentale, amoureuse de ma pauvrete et un peu monomane, je suppose. Des souvenirs d'enfance, une pitie que je ne lui demandais pas, un point d'honneur excentrique, le ciel vous preserve, mon cher, des femmes excentriques! l'orgueil d'enrichir un pauvre parent.... Dieu me damne si je sais quoi; enfin elle etait folle de moi et mourait de consomption si nous n'etions pas maries au plus vite. J'avais jure que je ferais le voyage de Ceylan avant de me mettre la corde au cou. --Pourquoi Ceylan? demanda le Francais. --Je ne m'en souviens pas, reprit le narrateur. C'etait mon idee, ma volonte. La volonte d'un homme devrait etre sacree. Mais miss Harriet etait jolie, tres-jolie meme, et je devins amoureux en la voyant si eprise de moi. Bref, nous fumes maries avec deux cent mille livres de rente, et c'est de ce jour-la que commence mon infortune... --Diantre! milord, fit l'autre en frappant sur la table, vous avez deux cent mille livres de rente? --Non, reprit l'Anglais avec un soupir qui fit vibrer son verre. J'en ai a present huit cent mille! ma femme a herite! --Eh bien, de quoi diable vous plaignez-vous? --Je me plains d'avoir huit cent mille livres de rente. Cela m'a cree des devoirs, des obligations, une foule de liens qui ne convenaient pas a mon caractere, a mon education, a mes gouts. J'aime a faire ma volonte, mais je ne suis pas mechant, et, n'ayant jamais pu vivre a ma guise, depuis que je suis marie, riche et considere, j'ai toujours ete tres-malheureux. --Comment donc ca? --Vous allez voir. Ma femme, des le lendemain du mariage, me fit homme du monde. Je n'etais pas ne pour ca. Je m'ennuyais dans la grandeur; j'aimais mieux la compagnie des gens simples. J'aurais voulu parler marine et voyages; il me fallait parler politique et litterature. Ma femme etait bas-bleu. Elle lisait Shakspeare; moi, je lisais Paul de Kock. Elle aimait les grands chevaux; je n'aimais que les poneys. Elle faisait de la musique savante; moi, je preferais la trompe de chasse. Elle ne recevait que des gens de la plus haute classe; moi, je m'en allais volontiers causer avec mes gardes. Je me plaisais quelquefois au detail de la ferme; elle ne trouvait rien d'assez luxueux et d'assez confortable pour la vie de chateau. Elle avait toujours froid quand j'avais chaud, et chaud quand j'avais froid. Elle voulait toujours aller en Italie quand je voulais aller en Russie, et reciproquement; etre sur terre quand j'aurais voulu etre sur mer, et _vice versa_; et de tout ainsi! --La belle affaire! s'ecria le Francais en riant. C'est la le mariage! Un peu plus, un peu moins, c'est toujours la meme histoire. C'est ennuyeux pour les pauvres gens qui n'ont pas le moyen de faire deux menages; mais, quand on est milord... --Quand on est milord, on n'est pas pour cela un homme sans principes, repartit l'Anglais d'un ton qui revela tout a coup une certaine superiorite de caractere; si j'avais abandonne milady, elle aurait eu le droit de se plaindre et peut-etre celui de manquer a ses devoirs. Je n'ai pas voulu faire de ma femme une femme delaissee. Je voyais bien (et je l'ai vu tres-vite) qu'elle ne me trouvait plus ni beau, ni aimable; ni interessant. Elle avait bien assez a rougir en elle-meme de m'avoir aime si follement. Ca, je n'y pouvais rien; mais je n'ai pas voulu qu'elle fut humiliee dans le monde, et je ne l'ai pas quittee. Je ne l'ai jamais quittee, ce qui l'ennuie bien, et moi aussi! L'Anglais soupira, le Francais se mit a rire. --Ne riez pas! reprit milord d'un ton severe: je suis malheureux, tres-malheureux! Ce qu'il y a de pire, c'est que milady, douce comme un agneau avec tout le monde, est un tyran avec moi. Elle croit que sa fortune a paye le droit de m'opprimer. Je n'ai pas eu le bonheur de la rendre mere, et, pour cela aussi, je suis humilie dans son coeur. Et, encore un fleau!... elle est jalouse de moi. Arrangez cela! Elle ne m'aime plus du tout, et nous ne sommes plus d'un age a nous permettre ce ridicule. Eh bien, elle m'accuse de mauvaises moeurs, moi qui, pour ne pas lui donner prise sur ma conscience, ai depense tant de volonte a me sevrer de tout plaisir illicite! Vous voyez, je ne bois meme pas! Et, quand je vais rentrer a l'hotel, elle va me dire que je suis ivre... Je suis la avec vous, un ancien camarade, parlant raison et philosophie: elle m'accuse, en ce moment-ci, j'en suis sur, de faire quelque debauche eu mauvaise compagnie... Et, si elle nous voyait ici, tete a tete, dinant avec sobriete, elle trouverait encore moyen de s'indigner. Elle dirait que le choix de ce petit restaurant de planches sur les roches est _shocking_, et que nous devrions etre dans le pavillon le plus elegant de la _Reserve_... Comme si les _clovis_ et les moules fraiches n'etaient pas aussi bons ici! Je deteste le confort, moi! Tout ce qui ressemble au luxe me rappelle ma femme. Heureusement, elle s'est imagine de prendre avec elle une niece tres-belle, pour aller en Italie, et, comme elle craint que je ne la trouve pas laide... oh! mon Dieu, cela suffirait pour amener l'orage! elle me laisse un peu plus de liberte depuis quelque temps. C'est a cela que je dois le plaisir d'etre avec vous. Voulez-vous venir fumer un cigare? Allons au vent, pour que mes habits ne sentent pas le tabac! Ils sont sortis, et, moi, je suis rentre dans la ville, a tatons, par les sentiers coupes dans la roche. La mer n'avait plus que des plaintes harmonieuses, et cette harmonie dans les tenebres avait un charme etrange. Mais je voulais vous ecrire, et me voila relisant vos lettres, vous serrant la main, et vous disant que vous etes le meilleur des amis, mon meilleur ami, a moi! V Mercredi 14. Le mistral a recommence hier et cette nuit. _Le Castor_ ne veut pas sortir du port. J'ai pris le parti de faire de longues promenades pour remplir ces deux journees, et je vous ecris au crayon sur une feuille de mon album, des hauteurs de Saint-Joseph. Je suis a quelques heures de marche de la ville; et, tandis que le froid y fait rage, je me baigne ici dans les rayons d'un vrai soleil d'Italie. Je viens de traverser une immense vallee et d'atteindre le pied des collines qui la ferment. Elles ne sont pas assez elevees pour l'abriter; mais, dans leurs plis etroits, on trouve tout a coup une chaleur ardente et une vegetation africaine. Pour vous qui vivez avec les fleurs, je remarque les plantes que je foule. Elles sont toutes aromatiques; c'est le thym, le romarin, la lavande et la sauge qui dominent. Les courts gazons sont jonches de petits soucis d'un or pale et d'une senteur de terebenthine. Cette region-ci est admirable, et je comprends que la Provence soit si vantee. Ses formes sont etranges, austeres, parfois grandioses. Elles attestent des efforts geologiques d'une grande puissance. En certains endroits, ce sont des cretes dechiquetees qui sortent brusquement du sol et qui dressent d'immenses lignes de fortifications naturelles, quelquefois triples, sur la lisiere des plateaux. Ces trainees de roches calcaires, aussi blanches que le plus beau marbre de Carrare, dont elles sont, je crois, cousines germaines, ressemblent a des vagues soudainement cristallisees, et quelques-unes sont penchees comme si elles pliaient encore sous le vent. Ailleurs, sur une etendue de plusieurs milles, les collines sont des escaliers naturels ou la terre vegetale est soutenue par des strates de pierre d'une regularite inouie. On pourrait fort bien s'imaginer que chacune de ces collines etait surmontee d'un palais magique, et que ces degres gigantesques ont ete tailles par la main des fees pour je ne sais quels etres en proportion avec la nature primitive. Ce sont les gradins des amphitheatres de quelque race de titans... Mais la science dit hola a la fantaisie, et se charge d'expliquer ces craquements formidables, ces exhaussements subits, ces soulevements et ces ecroulements, tous ces vomissements d'entrailles qui rayent la surface terrestre d'accidents incomprehensibles Elle voit tout cela d'un oeil aussi tranquille que nous les gercures d'une pomme ou les rugosites d'une coque de noix. J'ai souvent pense, avec les poetes, que la science de ces faits etait le bourreau de la poesie. Reste ignorant, j'avoue que je regrette parfois de savoir meme l'infiniment peu que je sais. Mais, hier et aujourd'hui, j'ai compris que j'avais tort. Les peintres ne doivent pas etre si poetes que cela. La science regarde et mesure l'immensite. Le peintre doit-il etre autre chose qu'un oeil qui voit? Or, pour voir, il faut comprendre. Je connais, depuis hier, un peintre qui s'en va a Rome et avec qui je voyagerai probablement. Nous etions partis ensemble ce matin, pour la promenade; mais il s'est arrete au bout d'une heure, pour dessiner un petit coin qui lui plaisait. Je sais que, devant la vaste nature, le paysagiste ne peut que choisir le petit coin approprie aux convenances de son metier; mais, avant de s'en emparer, n'est-il pas necessaire de comprendre l'ensemble, la charpente de ce grand corps qui, dans chaque contree, a une physionomie, une ame particuliere? Le petit coin peut-il nous reveler quelque chose, tant que l'ensemble ne nous a encore rien dit? Il y a la, je crois, plus que des accidents de lignes et des effets de lumiere. Il y a des formes, une couleur generale dont il me semble que j'aurais besoin de m'impregner. Si je m'ecoutais, je resterais quelque temps ici; mais l'Italie! c'est mon reve, et, puisqu'il m'appelle, il faut le suivre. Voici pourtant sous mes yeux et autour de moi un pays splendide. Je me rappelle ces paroles de Michelet a l'oiseau qui emigre: "La, derriere un rocher, dit-il en parlant de la Provence, tu trouverais, je t'assure, un hiver d'Asie ou d'Afrique." C'est vrai. La terre ici est saine et seche. Apres ces pluies et ces brumes de notre hiver de Paris, je suis tout etonne d'etre couche sur l'herbe et de voir, dans le chemin, les troupeaux soulever des flots de poussiere. Les pins maritimes se balancent sur ma tete dans une brise qui sent l'ete. L'immense vallee qui me separe de la mer est comme une rade de fleurs et de pale verdure. Ce ne sont qu'amandiers blancs, abricotiers roses, pechers roses, et les oliviers au ton indecis flottant comme des nuages au milieu de toute cette hative floraison. Marseille, comme une reine des rivages, est la-bas assise au bord des flots bleus. La mer parait encore mechante, car, malgre le chaud et le calme qui m'enveloppent ici, je vois bien les masses d'ecume que le mistral fouette autour des apres rochers du golfe, et meme je distingue la rayure des lames, bien plus gigantesques encore que, de pres, on ne se l'imagine, puisque, a la distance de plusieurs lieues, j'en suis le dessin et j'en saisis le mouvement. 15 mars. Me voila enfin sur _le Castor_, en vue des cotes d'Italie. La journee a ete claire et fraiche a bord. Les rivages escarpes sont toujours magnifiques. Ce soir, le vent est tombe, la brume a envahi les horizons. Trois goelands, qui nous suivaient au coucher du soleil et s'obstinaient a vouloir percher sur la banderole de fumee noire que notre vapeur lance a intervalles egaux, se sont enfin decides a nous quitter apres des cris d'adieu d'une douceur etrange. Le phare de Nice perce le brouillard. Presque personne n'est malade. Pour moi, je n'aurai jamais le plus petit malaise en mer, je sens cela. J'ai un coin pour vous ecrire, et je vais vous raconter les incidents de la journee. D'abord, mon camarade le peintre, qui me prend pour un petit amateur paresseux, et par qui je trouve assez commode d'etre pilote et protege, m'a tenu compagnie tout le temps, et ne m'a pas fait grace d'un terme du metier, en me montrant le ciel, la vague et les masses de rochers au milieu desquels le steamer nous promene. Il etait tout etonne que je n'eusse aucune notion de l'argot des peintres, qu'il lui plait d'appeler la langue de l'art. Car il faut vous avouer que, pour passer le temps, je me suis amuse a feindre la plus complete ignorance des us, coutumes et locutions de l'atelier. Il etait bien pres de me mepriser. Cependant la docilite que j'ai mise a l'ecouter l'a un peu mieux dispose en ma faveur. Il m'a montre ensuite ses croquis de Marseille. C'est habilement fait, il y a ce qu'il appelle _de la patte_, une _fiere patte_; mais cela n'est pas plus l'endroit dont je l'ai vu charme, que tout autre endroit du monde. Les formes y sont, le sentiment n'y est pas. J'ai essaye de le lui faire entendre. A mon tour, je lui parlais une langue qu'il ne comprenait point et qui n'avait pas, comme son argot d'atelier, le merite d'etre amusante. C'est, du reste, un aimable garcon que ce Brumieres. Il a une trentaine d'annees, quelques petites ressources qui lui permettent de refaire le voyage de Rome, bien que ses etudes soient ce qu'il appelle terminees; une jolie figure, de la gaiete qui ressemble a de l'esprit, et un tres-agreable caractere. Comme nous causions de l'itineraire de notre voyage, un _monsieur des troisiemes_, c'est-a-dire un proletaire voyageant au dernier prix, et qui avait une attitude dantesque, comme s'il se fut agi de naviguer sur l'Acheron, se mela de notre conversation et nous conseilla de ne pas perdre notre temps a Genes, ville pour laquelle il affichait un profond mepris. La figure de cet homme ne m'etait pas inconnue. --Ou donc vous ai-je vu? lui demandai-je. --Il y a deux jours, Excellence, repondit-il en assez bon francais. Je jouais de la harpe a la _Reserve_... --Ah! c'est vous? Eh bien, ou est-elle donc, votre harpe? --Elle n'est plus! Ils se sont pris de vin, colletes, battus. Dans la bagarre, ma pauvre harpe a eu le ventre ecrase sous une table. Et Dieu sait qu'elle etait lourde: il y avait six hommes dessus! Quand ils ont ete dessous, il n'y a pas eu moyen de faire entendre qu'ils m'avaient detruit mon gagne-pain. Ce n'est pas qu'ils soient mechants: non, certainement: a jeun, le marin est une bonne pate d'homme. Mais le rhum, _mossiou!_ que voulez-vous faire contre cela? Ils m'auraient tue! J'ai laisse la ma harpe, et je vais tacher de faire quelque autre metier. Aussi bien, j'en avais assez, de la musique et de la France. Je suis un Romain, moi, Excellence. Et, la-dessus, il se redressa de sa hauteur de quatre pieds et demi, taille d'enfant qui ne l'empeche pas de posseder une barbe de sapeur et une chevelure a l'avenant. --Je suis un Romain, poursuivit-il avec emphase, et j'ai besoin de me retrouver sur les sept collines. --C'est bien vu, lui dit Brumieres, les sept collines doivent avoir besoin de toi! Mais quel metier y faisais-tu, et a quoi vas-tu consacrer tes precieux jours? --Je ne faisais rien! repondit-il, et je compte ne rien faire, aussitot que j'aurai amasse quelques sous pour passer l'annee. --Tu n'as donc rien epargne dans ta vie errante? --Pas meme de quoi payer mon passage sur _le Castor_; mais _ils_ me connaissent et ne me parleront pas d'argent avant Civita-Vecchia. --Mais alors?... --Alors, a la garde de Dieu! repondit-il avec philosophie. Peut-etre Vos Excellences me donneront-elles un petit secours... --Ah! tu mendies? s'ecria Brumieres. Tu es bien Romain, nous n'en pouvons plus douter. Tiens, voila mon aumone. Fais le tour de l'etablissement. --Rien ne me presse! peu a peu! reprit le bohemien en me tendant une main, tandis que, de l'autre, il mettait dans sa poche les cinquante centimes de Brumieres. --Si c'est la le type romain..., dis-je a mon compagnon, quand le harpiste se fut eloigne. --C'est le type abatardi; et pourtant cet homme degenere est encore tres-beau; que vous en semble? Il ne me semblait pas du tout. Cette enorme barbe grossissant encore le volume d'une tete trop grosse pour le corps grele et court; ce nez de polichinelle surmonte de gros sourcils ombrageant des yeux trop fendus; cette bouche de sot emportant violemment le menton dans tous ses mouvements, me faisaient l'effet d'une caricature de medaille antique; mais mon ami Brumieres parait habitue a ces laideurs-la, et j'ai remarque que toutes les figures qui me semblaient grotesques avaient de l'attrait pour lui, pourvu qu'elles eussent ce qu'il appelle de la race. Au milieu du nombreux personnel qui encombre _le Castor_, nous nous sommes pourtant trouves d'accord sur la beaute d'une femme. C'est un personnage assez mysterieux qui a, je crois, trouble la cervelle de mon camarade. Il veut que ce soit une princesse grecque; soit. D'abord, nous l'avions prise pour une femme de chambre elegante, parce qu'elle etait venue, au milieu du dejeuner, chercher quelques mets qu'elle a emportes elle-meme dans sa chambre; mais nous l'avons vue ensuite assise sur le pont, donnant des ordres en italien a une vraie suivante. Puis une dame agee est apparue a ses cotes, celle sans doute qui etait malade, une tante ou une mere, et elles ont parle anglais comme si elles n'eussent fait autre chose de leur vie. Brumieres ne persiste pas moins a croire Grecque la belle personne qui captive son attention. C'est, en effet, un type oriental: les cils sont d'une longueur et d'une finesse inouies; les yeux, longs et doux, ont une forme tout a fait inusitee chez nous; le front est eleve, avec des cheveux plantes bas; la taille est d'une elegance et d'un mouvement magnifiques; enfin, c'est, a coup sur, une des plus belles femmes, sinon la plus belle femme que j'aie jamais vue... Je reprends mon bavardage apres deux heures d'interruption. C'est un singulier etre, a mon sens, que ce Brumieres. Il se pretend positivement amoureux, et ce que je vous racontais de lui en plaisanterie, il faut peut-etre le prendre au serieux maintenant. Il a cause avec sa princesse, c'est ainsi qu'il persiste a l'appeler. Il pretend qu'elle est romanesque, etrange, delicieuse. Elle etait revenue seule sur le pont et s'est laisse parler des etoiles (que l'on n'apercoit pas), de la phosphorence de la mer, qui est, en effet, superbe en ce moment-ci; des merveilles de Rome, qu'elle connait mieux que Brumieres lui-meme, ce qui, selon lui, n'est pas peu dire: enfin, elle va a Rome sans s'arreter, et mon cerveau brule, qui devait s'arreter a Genes, ne veut plus s'arreter nulle part. Au moment ou il devenait trop curieux, la princesse a eu froid, et s'en est allee rejoindre sa vieille parente, ou sa maitresse, car rien ne prouve encore qu'elle ne soit pas lectrice ou dame de compagnie. L'enthousiasme subit du jeune peintre nous a entraines a parler de l'amour, et ses theories me semblent violentes a digerer. Comme je montrais quelque doute a l'endroit de la qualite de la dame, il s'est presque fache, assurant qu'il connaissait le monde, les femmes particulierement, et que celle-ci appartenait a la plus haute aristocratie. --Soit, lui disais-je, vous vous y connaissez certainement mieux que moi; mais, quand, par miracle, vous vous tromperiez, qu'importe que votre heroine soit riche ou pauvre, noble ou bourgeoise? Ce n'est pas de son rang et de sa fortune que vous seriez amoureux, j'imagine; ce serait d'elle-meme. Le peintre ne demande pas au cadre ce qu'il doit penser de la peinture. --Eh! eh! m'a-t-il repondu, le cadre, quand il est beau, n'est pas une vaine presomption pour la valeur de l'image. Bien certainement, on peut aimer une femme sans argent et sans aieux; cela m'est arrive aussi bien qu'a vous probablement, aussi bien qu'a tout le monde; mais, quand une femme intelligente et belle joint a ses charmes l'attrait des biens et des grandeurs, elle est complete parce qu'elle vit dans son milieu naturel, dans une atmosphere de poesie faite pour elle. --Je vous accorde cela pour la vue. Il devait etre beau de regarder passer Desdemona trainant sa robe brodee d'or et de perles sur les tapis d'Orient du palais ducal. Cleopatre, couchee sur les coussins de pourpre de sa galere, me ferait certainement ouvrir les yeux, et, si j'avais vu pareille chose, je passerais peut-etre ma vie a m'en souvenir; mais, pour souhaiter d'etre l'epoux de Desdemona on l'amant de Cleopatre, je croirais utile d'etre Othello le victorieux ou Antoine le magnifique. Tel que je suis, sans nom, sans richesse et sans gloire, je me tiendrais a distance de ces divinites pour lesquelles il faut des heros, ou de ces diablesses auxquelles il faut des millions. Donc, que votre heroine soit une reine ou une aventuriere, regardez-vous vous-meme, ou regardez dans votre poche avant de monter sur le piedestal d'ou l'idole plongera toujours sur vous. --Ainsi, mon cher, reprit-il, vous raisonnez avec l'amour? Tous croyez qu'il suffit de se dire: "Je ne dois pas desirer cette femme," pour n'y plus songer? Ce serait bien facile! Ou vous etes singulierement blase, ou vous ne savez ce que c'est qu'une passion qui vous envahit. Et d'ailleurs, ajouta-t-il apres avoir attendu vainement ma reponse, il n'y a pas de rang et de richesse qui tiennent! Non, il n'y a pas meme d'intelligence, de fierte ou de pruderie qui defende une femme contre la volonte d'un homme. Je vous accorde que nous voila tres-laids, avec nos paletots et nos guetres de voyageurs, avec nos poches mal garnies, nos noms roturiers, nos celebrites d'artiste, dont personne encore ne se doute. Pour arriver a faire les aimables sur un pied d'egalite avec des Cleopatre on des Desdemona, il nous faudrait d'autres habits, d'autres seductions, d'autres museaux, peut-etre, car je vois bien que c'est notre etat ou notre apparence d'inegalite qui vous choque; mais c'est trop de modestie... ou trop d'orgueil! Je me moque de tout ca, moi. Je vaux ce que vaux, et, si je parviens a me faire aimer jamais d'une merveille de beaute, de luxe et d'esprit, je me dirai que je le meritais et qu'elle ne pouvait pas faire un meilleur choix, puisque avec rien j'ai su conquerir celle qui avait tout. J'y ai souvent pense; j'ai frise de grandes aventures, et vous verrez que j'en attraperai un belle, un jour ou l'autre. Ces choses-la arrivent toujours a qui s'y croit destine, jamais a qui doute de soi-meme. La-dessus, nous nous sommes souhaite le bonsoir, et, enveloppe de son manteau rape, le bon jeune homme s'est endormi sur un banc, dans sa confiance et dans son bonheur, dans sa raison peut-etre! Ce qui me choque et m'etourdit dans cette estime de soi que rien ne justifie, c'est peut-etre la, tout de bon, le moyen grossier, mais toujours sur, de realiser ses reves. Mais ou diable va-t-on chercher de pareils reves? VI Passe Genes, 16 mars, onze heures du soir. Toujours a bord du _Castor!_ Mais j'ai passe une magnifique journee. Ce matin, je me suis eveille a six heures, apres avoir un peu dormi, bien malgre moi, car c'est un vrai plaisir, pour qui n'en a pas l'habitude, d'entendre, de voir et de sentir le flot, meme dans les tenebres. Je dis voir, parce que les sillages phosphorescents dessinent mille arabesques changeantes autour des flancs du navire. On s'hebete a regarder cela, il me semble que je ne m'en lasserais jamais. Je m'etais assoupi ayant froid, je me suis eveille ayant chaud. Le soleil brillait deja, le soleil d'Italie! C'est lui que j'ai salue le premier, et ensuite j'ai ete libre de saluer le _Gigante_. Vous connaissez par les gravures et par le daguerreotype cette riante entree du port de Genes, cette colonnade des jardins du palais Doria, et cette statue colossale (qui n'est pas celle d'Andre) qui, de la colline ou elle se tient depuis si longtemps sur ses grosses jambes, semble, d'un air bonhomme, vous souhaiter la bienvenue. Je vous ferai donc grace de cette description. Le premier aspect de la ville a, vous le savez, plus d'etrangete que de beaute; mais c'est une etrangete souriante; et, ici, le moyen age n'a rien laisse d'imposant, rien de lugubre non plus. On vous fait attendre le debarquement pendant deux mortelles heures, et ensuite, pour vous permettre de passer une journee sur le territoire sarde, on vous ranconne sous pretexte de _visa_, sans compter le temps qu'on vous prend encore a vous faire attendre le bon plaisir de la police et des ambassades. L'accueil n'a rien d'hospitalier, je vous jure, pour les pauvres diables. Enfin, il m'a ete possible de penetrer dans la ville et d'y chercher, a tout hasard, un coin pour dejeuner. Mon camarade Brumieres n'avait pas voulu debarquer, sa princesse grecque ne debarquant pas. Je l'ai donc laisse tout le jour sur _le Castor_, occupe a tacher de renouer la conversation avec l'objet de ses pensees et a tirer les vers du nez a ses domestiques. Et puis il est un peu comme le harpiste, il meprise Genes, il meprise tout ce qui n'est pas Rome et les sept collines. Le hasard m'a conduit devant la porte du cafe de la _Concordia_. La vue du petit jardin m'a tente. Je me suis fait servir le cafe sous des orangers, de veritables orangers couverts d'oranges, au milieu de plates-bandes fleuries auxquelles le soleil donnait des tons resplendissants. Mais ne soupirez pas trop. Le climat de cette region est, sinon aussi froid, du moins aussi variable que le notre. Nos deplorables printemps de ces dernieres annees ont eu ici leur contre-coup, et j'entendais dire autour de moi que cette belle journee etait la premiere de l'annee. J'en ai remercie le ciel, qui m'a permis de voir ainsi l'ancienne reine de la Mediterranee dans toute sa splendeur. En tant que cite commercante, progressive et civilisee, elle est bien detronee aujourd'hui par Marseille; mais, comme arrangement et distribution pittoresques, il y a la difference d'une belle aventuriere a une belle bourgeoise. La premiere un peu follement accoutree et melant des ornements exquis a des parures risquees, mais ayant ces graces qui entrainent ou ces originalites qui plaisent; l'autre plus sage, plus soumise a la mode, decente, riche, propre, mais ressemblant a tout le monde. En somme, l'aspect general de Genes n'est pas satisfaisant, mais le detail est souvent adorable. Les maisons peintes sont decidement une laide chose; heureusement, la mode s'en perd. La ville, jetee sur des plans inegaux, n'a ni queue ni tete, mais les _belles_ rues sont curieuses et amusantes. On appelle ici les belles rues celles qui sont bordees de beaux palais; par malheur, elles sont si etroites, que ces beaux palais y sont enfouis. On passe en admirant les portes et les dessous de la construction; mais il faut se tordre le cou pour voir l'edifice, et encore, ne se fait-on, quelque part qu'on se mette, qu'une idee vague de ses proportions et de son elegance. Il faudrait consacrer une journee a chacune de ces demeures d'un style varie au dedans comme au dehors. Cette variete etonne, eblouit, amuse et fatigue. Il y a beaucoup de marbres, beaucoup de fresques, beaucoup de dorures, et tout cela a coute beaucoup d'argent. C'est petit et mignon a l'exterieur. Au dedans, les salles sont vastes et l'on s'etonne qu'elles tiennent dans des palais qui semblent tenir eux-memes si peu de place. Plus loin, il y a de belles promenades bordees de vilaines petites maisons; des eglises riches et encombrees de choses precieuses et couteuses; et puis des sentiers a pic, bordes de hautes maisons tres-laides, des passages noirs qui s'ouvrent tout a coup sur des verdures eblouissantes, puis le roc a pic devant et derriere soi; puis la mer vue d'en haut et toujours belle; des fortifications gigantesques, interminables; des jardins sur les toits; des villas jetees au hasard sur les collines environnantes, profusion de batisses criardes, qui, vues de loin, gatent le cadre naturel de la ville; enfin, c'est incoherent: ce n'est pas une cite, c'est un amas de nids que toutes sortes d'oiseaux sont venus construire la, chacun faisant a sa tete et s'emparant de la place et des materiaux qui lui plaisaient. Si on ne se disait pas que c'est l'Italie, on se persuaderait volontiers que ce n'est pas ce que l'on attendait; mais il faut ne point penser a cela, et plutot se livrer a cette influence de desordre et de caprice qui rend un peu fou a premiere vue. Apres avoir couru deux ou trois heures, tantot choque, tantot ravi, je suis entre dans quelques palais. Ah! mon ami, que j'ai vu de beaux Van Dyck et de beaux Veronese! Mais les etranges interieurs que ceux de ces nobles Genois! Quels droles de petits details attestent l'incurie ou l'absence du gout! quelles croutes de portraits modernes, quels mesquins petits meubles, quelles plaisantes acquisitions de la veille au milieu de ces chefs-d'oeuvre, de ces decorations splendides et de ces raretes rapportees par les ancetres voyageurs ou trafiquants eclaires! Comme la petite faience anglaise jure a cote de la monumentale potiche de Chine, et comme nos colifichets d'industrie francaise a bon marche d'il y a dix ans sont etonnes de se trouver meles a ces vieux marbres et a ces fieres peintures! Il semble que les descendants des illustrissimes navigateurs aient pris en degout tout ce luxe de pirates, ou que la lassitude du ceremonial ait gagne les tetes, comme celle de mon Anglais de la _Reserve_. Peut-etre ont-ils perdu quelque chose de plus que le gout de la magnificence, le gout du beau. On va jusqu'a dire que, dans certains palais, des toiles de grands maitres ont ete vendues aux etrangers par des gardiens infideles, remplacees par des copies mediocres, et que les proprietaires ne s'en sont pas encore apercus. Je ne vous affirme nullement le fait; mais, pour vous resumer mon impression generale, je vous dirai qu'ici tout est surprise charmante ou brusque deception. Si j'eusse ete en humeur de travailler, le pittoresque m'eut pourtant retenu; il est a chaque pas, dans une ville aussi raboteuse; il faudrait s'arreter devant toutes ces ruelles qui se tordent et se precipitent d'un plan a l'autre, passant sous des arcades multipliees qui relient les maisons entre elles et projettent, sur ces profondeurs brillantes, des ombres d'un veloute et d'une transparence inouis. Oh! s'il ne s'agissait que de peinture, la vie tout entiere d'un artiste minutieux pourrait bien se consumer devant une de ces ruelles a perspective mouvementee! Mais il s'agit d'autre chose; il s'agit d'avancer, de comprendre, de vivre si faire se peut! Pendant que j'avalais Genes des yeux, des jambes et de l'esprit, mons Brumieres poursuivait sa deesse. Mais voila ou Recommence l'aventure, qui, j'espere, va vous faire oublier l'informe esquisse que je viens de mettre sous vos yeux. Quand, a huit heures du soir, je suis remonte, affame et harasse, sur _le Castor_, j'ai trouve le pont tellement encombre de beau monde, qu'on eut dit d'une fete. Ce bruit et cette foule venaient d'un notable surcroit de passagers a bord; des Anglais, toujours des Anglais, et puis quelques Francais et quelques indigenes, ces derniers ayant amene la toute leur famille et tous leurs amis, qui, en maniere d'adieux, causaient gaiement avec eux, en attendant le moment de lever l'ancre. Au milieu de cette bagarre, que rendaient plus etourdissante les chanteurs et guitaristes ambulants postes dans des barques autour du _Castor_, et tendant leurs casquettes aux passagers, j'eus le temps de remarquer, encore une fois, que le Genois etait expansif, babillard, enjoue, commere et avenant. Cela etait, du moins, ecrit sur toutes les figures et dans toutes les intonations de ceux qui parlaient le patois. Les pretres surtout me parurent gais et semillants, ressemblant fort peu, dans leurs allures, a ceux de France. On voit qu'ils sont meles plus que les notres a la societe locale et a ses preoccupations temporelles. Pourtant, l'opinion generale est ici en grande reaction contre eux, a ce que l'on m'a dit. Enfin, le son de la cloche nous delivra de tous les visiteurs qui s'envolerent sur leurs barques, envoyant de gais adieux et de bons souhaits a l'equipage, et, quand l'ordre eut un peu agrandi l'espace, je pus chercher et retrouver mon ami Brumieres, tandis que le steamer se remettait en marche. --J'ai passe une sotte journee, me dit-il; ma princesse a dormi tout le temps dans sa cabine, d'ou elle est enfin sortie, parfumee et coiffee a ravir, il n'y a pas plus d'une heure. J'ai reussi a l'accoster; mais sa chere tante, n'ayant plus le mal de mer, est venue me l'enlever; vous pouvez les voir la-bas qui se moquent de nous! Je regardai la tante, qui m'avait paru vieille, hier, mais qui, debarrassee de ses coiffes et de l'affreux abat-jour vert que les Anglaises mettent maintenant en voyage autour de la passe de leur chapeau, est une assez jolie femme grasse, sur le retour. La _princesse_ avait, en effet, arrange ses magnifiques cheveux bruns d'une facon tres-artiste et daignait nous les laisser admirer, en tenant a la main son petit chapeau de paille a rubans de velours vert. Du reste, ces deux dames ne me paraissaient faire aucune attention a nous. --Et, maintenant, dis-je a Brumieres, puisque vous etiez si intrigue, vous savez du moins qui elles sont? vous avez eu le temps de vous en enquerir? --La tante est une Anglaise pur sang, repondit-il. La niece n'est peut-etre pas sa niece. Voila tout ce que je sais. Leurs bagages sont au fond de la cale; pas un nom, des chiffres tout au plus, sur leurs necessaires de voyage. Le domestique ne sait pas un mot de francais, et je ne sais pas un mot d'anglais! Quant a la soubrette italienne, elle est malade, a ce que pretend Benvenuto. --Qui ca, Benvenuto? --Votre harpiste! il s'appelle Benvenuto, l'animal! J'esperais qu'il me serait utile. Il avait flaire ma preoccupation sentimentale, et, venant au-devant de mes desirs, il se mettait au service de ma passion avec cette inimitable courtoisie et cette delicieuse penetration qui caracterisent certaine classe d'hommes tres-employes et tres-repandus en Italie... sur les sept collines, particulierement; mais je soupconne le drole d'avoir bu ma _bonne-main_ et de ronfler sous quelque malle. Bref, je ne sais rien du tout, sinon que l'on va a Rome, ce qui laisse mon esperance intacte. Si cette diable de mer que voila coulante comme de l'huile pouvait se courroucer un peu, j'espererais que la tante retournerait vite a ses oreillers... Mais qu'est-ce que vous avez, mon cher, et a qui est-ce que je parle? --A quelqu'un qui vous ecoute d'une oreille, mais qui, de l'autre, reconnait une voix... Tenez, mon cher, cette dame qui emmene votre princesse en Italie est bien sa tante, c'est milady _trois etoiles_. Je ne connais que son nom de bapteme, Harriet; mais je sais qu'elle a epouse par amour un cadet de famille qui s'est laisse enrichir de huit cent mille livres de rente, un tres-bon et tres-honnete homme, pas gai tous les jours; mais ceci ne fait rien a l'affaire. Votre heroine est bien reellement une personne de grande maison, et peut-etre l'heritiere future de cette grande fortune, car milord et milady n'ont pas d'enfants. --Zadig! s'ecria Brumieres transporte de joie, ou diable avez-vous appris tout cela? --Vous voyez bien, repris-je en lui montrant un Anglais chauve, a pantalon grillage, qui s'etait approche assez respectueusement des deux femmes, que voila milord qui parle a sa femme! --Ca? C'est le domestique! --Je vous jure que non; et, s'il n'a pas voulu vous repondre, c'est que vous ne lui etes pas presente, et que, devant milady, il ne veut pas paraitre ce qu'il est, un homme sans morgue et parlant te francais aussi facilement que vous et moi. --Encore une fois, Zadig, expliquez-vous! Je refusai de m'expliquer, autant pour me divertir de l'etonnement de mon camarade, que pour obeir a un sentiment, peut-etre exagere, de delicatesse. J'avais surpris les secrets du menage de lord _trois etoiles_, en ecoutant, avec une attention dont je pouvais bien me dispenser, ses confidences a un ami, a travers une cloison du cabaret de la _Reserve_. Je crois que je devais m'en tenir la, et ne pas les divulguer. Maintenant, mon ami, vous allez aussi me traiter de Zadig et me demander comment je reconnaissais un homme dont je n'avais pas apercu la figure. Je vous repondrai que d'abord sa voix, sa prononciation, ses intonations tristes et comiques a la fois m'etaient restees dans l'oreille d'une facon toute particuliere. Si je voulais me faire valoir comme devin, j'ajouterais qu'il est certains traits, certaines physionomies et certaines tournures qui s'adaptent si parfaitement a certaines manieres de s'exprimer, et a certaines revelations de caractere et de situation, qu'il n'y a pas moyen de les meconnaitre. Mais, pour rester dans l'exacte verite, je dois vous avouer qu'au moment ou je quittais le cabaret de la _Reserve_, je m'etais trouve face a face sur l'escalier exterieur avec les deux personnages, au moment ou un garcon leur presentait sa lanterne pour allumer leurs cigares. L'un me parut un officier de marine; l'autre, c'etait l'homme a front chauve, a casquette vernie renversee en arriere, a pantalon grillage, que je voyais en ce moment echanger quelques paroles avec milady. Leur conversation ne fut pas longue. Je ne l'entendis pas; mais, a coup sur, je la traduirais ainsi: "Vous avez fume?--Je vous jure que non.--Je vous jure que si." Et milord s'eloigna d'un air resigne, sifflota un moment, en regardant les etoiles, et s'en alla fumer derriere la cheminee de la chaudiere. Il n'y eut peut-etre pas songe, mais sa femme venait de lui en donner l'envie. Brumieres, enchante de mes decouvertes, vient de voir un autre de ses souhaits exauce: le temps s'est brouille, la mer s'est fait sentir plus rude. Lady Harriet a quitte le pont. La niece, qui parait d'une solidite a toute epreuve, est restee sur le banc avec la femme de chambre, et j'ai laisse mon camarade tournant autour d'elles. Je vous ecris du salon, ou, en ce montent, je vois apparaitre milord _trois etoiles_ avec un tres-vilain chien jaunatre que je le soupconne d'avoir achete a Genes pour se faire renvoyer plus souvent par sa femme. Ils se font mutuellement (milord et son chien) de grandes amities. Pauvre lord _trois etoiles_! Il sera peut-etre aime, au moins, de ce chien-la! Mais le roulis augmente et il me devient difficile d'ecrire. La nuit se fait maussade en plein air, et je vais me reposer des rues perpendiculaires et du terrible pave de briques de Genes la Superbe. VII Samedi 17 mars. Toujours a bord du _Castor_ Il est onze heures du soir, et je reprends mon journal. Brumieres est toujours amoureux, milord toujours silencieux, Benvenuto toujours obsequieux. Mon camarade s'est obstine a ne pas debarquer a Livourne, ou nous nous sommes arretes ce matin, apres une nuit assez dure, malgre les allures douces et solides du _Castor_. Il a fait tout aujourd'hui un temps de Paris, gris, humide, et froid par-dessus le marche. Beau ciel d'Italie, ou es-tu? J'ai bien le projet de revoir ces villes que je traverse au pas de course; mais j'avoue que je n'y peux pas tenir, et qu'ayant la liberte de rester dans les ports, chose fort triste et nauseabonde, du moment que l'on se sent emprisonne dans une foret de batiments qui ne sont pas tous propres a regarder, j'aime mieux payer l'impot d'arrivee a toutes les polices locales, et voir quelque chose qui remplisse activement ma journee. Cela me fait faire des depenses extravagantes pour un gueux de peintre; mais je suis releve de mon serment, et l'abbe Valreg est resigne a me laisser vivre. Je n'avais pas fait trois pas dans la ville de Livourne, que vingt voiturins se disputaient l'honneur de me conduire a Pise. J'avais manque l'heure du petit chemin de fer qui y transporte en peu d'instants, et j'allais me laisser ranconner, lorsque Benvenuto s'est dresse a mes cotes comme une providence, pour faire le marche, sauter sur le siege et me servir de cicerone. Comment avait-il debarque? qui l'avait preserve des formalites couteuses et ennuyeuses que je venais de subir? Dieu le sait! Il y a aussi une providence pour les bohemiens. Nous avons traverse ces grands terrains d'alluvion tout recemment sortis de la mer. Vous vous souvenez de ce fait, qu'au temps d'Adrien, Pise etait a l'embouchure de l'Arno, dont elle est aujourd'hui eloignee de trois lieues. Il n'y a, au bord de ces terrains qui gagnent toujours, que des oliviers maigres, des taillis marecageux, des champs inondes, couverts de goelands; puis des cultures trop bien alignees, des villages sans caractere. Mais Pise en a de reste. C'est solennel, vide, largement ouvert, nu, froid, triste et, en somme, assez beau. J'ai dejeune en toute hate et couru aux monuments. La basilique greco-arabe et son baptistere isole, la tour penchee, le _Campo-Santo_, tout cela, sur une immense place, est tres imposant. Je ne vous dirai pas comme ferait un _guide_ imprime, que ceci ou cela est admirable ou defectueux au point de vue du gout ou des regles. Les chefs-d'oeuvre ont des defauts; a plus forte raison ces edifices batis, ornes ou enrichis a diverses epoques, chacune apportant la son progres ou sa decadence. Chacun y a apporte sa volonte ou sa puissance; voila ce qu'il y a de certain et ce qui peut toujours etre regarde avec un certain respect ou avec un certain interet. Ces grands ouvrages qui ont absorbe le travail, la richesse et l'intelligence de plusieurs generations sont comme des tombes elevees a la memoire des idees, tombes couvertes de trophees qui, tous, sont l'expression de l'ideal d'un siecle. La tour penchee est une jolie chose, nonobstant l'accident qui l'a rabaissee au role de curiosite; mais l'accident lui-meme a eu des suites illustres. Il a servi a Galilee pour ses experiences et ses decouvertes sur la gravitation. Les portes de Ghiberti, vous les savez par coeur. Nous travaillons aussi bien aujourd'hui; mais nous imitons beaucoup et inventons peu. Honneur donc aux vieux maitres! Pourtant les fresques d'Orcagna m'ont peu flatte. C'est un cauchemar grotesque, et j'ai eu besoin de m'adresser les reflexions ci-dessus enoncees, pour les regarder sans degout. Les autres fresques du _Campo-Santo_ sont moins barbares, mais bien mal conservees et successivement retouchees ou changees. Il faut y chercher celles de Giotto, avec les yeux de la foi. Quelques compositions, les siennes peut-etre, sont bien naives, bien jolies, sans qu'il y ait pourtant motif de pamoison, comme Brumieres m'en avait menace. Ce _Campo-Santo_ est, en somme, un lieu qui vous reste dans l'ame apres qu'on en est sorti. Il ne serait pas bien aise de dire pourquoi precisement, car c'est une construction ruinee ou inachevee, couverte en charpente. Le cadre d'elegantes colonnettes du preau n'est pas une merveille qui n'ait ete surpassee en Espagne, dans d'autres cloitres, dont j'ai vu les dessins. La collection d'antiques auxquels le cloitre sert de musee est tres mutilee et n'approche pas, dit-on, d'une des moindres galeries de Rome. Il y a la, en somme, peu de tres beaux debris; mais il y a de tout, et ce vaste cloitre ou un pale rayon de soleil est venu un instant dessiner les ombres portees de la decoupure gothique, ces profondeurs ou gisent mysterieusement des tombes romaines, des cippes grecs, des vases etrusques, des bas-reliefs de la renaissance, de lourds torses paiens, de fluettes madones du Bas-Empire, des medaillons, des sarcophages, des trophees, et ces fameuses chaines du defunt port de Pise, conquises et rendues par les Genois; l'herbe fine et pale du preau, ou quelques violettes essayaient de fleurir; tout, jusqu'a cette charpente sombre qui ne finit rien, mais qui ne gate rien, compose un lieu solennel, plein de pensees, et d'un effet penetrant. Fiez-vous donc a vos belles photographies, qui nous faisaient dire: "L'_effet_ embellit tout; la reduction aussi embellit peut-etre les objets." Non! la magie du soleil n'est pas la seule magie du _Campo-Santo_. On le regarde sans trop d'ebahissement, mais on l'emporte avec soi. La cathedrale est un autre musee, encore plus precieux, des arts sacres et profanes. Les mosaiques byzantines des voutes sont d'un grand effet; mais la mosaique de marbre du pave central m'a donne un certain frisson de respect. C'est la meme que celle du temple d'Adrien. Elle etait la, servant au culte des dieux antiques, avant qu'une eglise eut remplace le temple; elle avait ete foulee, usee deja par les pretres de ce dieu Mars dont la statue est la aussi, baptisee du titre et du nom de Saint-Ephese. Ah! si ces paves pouvaient parler! que de choses ils nous raconteraient que notre imagination s'inquiete de ressaisir! Mais les eaux de l'Arno ou les croupes des monts pisans en ont vu davantage, me direz-vous.--Je vous repondrai que nous ne sommes jamais tentes d'interroger la nature brute sur les destinees humaines. Nous savons qu'elle gardera son secret; mais, du moment que, de ses flancs, une pierre est sortie pour etre travaillee et employee par la main de l'homme, cette pierre devient un monument, un etre, un temoin, et nous la retournons dans tous les sens pour y trouver une inscription, une simple trace qui soit une voix ou une revelation. C'est la, je crois, en dehors de l'effet pittoresque, le grand attrait des ruines, la curiosite! J'avoue que je suis tres-las des reflexions imprimees, sur les destins de l'homme et la chute des empires. Ce fut la grande mode, il y a quelque quarante ans, sous notre empire a nous, de _pleurer_ les vicissitudes des grandes epoques et des grandes societes. Pourtant, nous etions nous-memes grande societe et grande epoque, et nous touchions aussi a des desastres, a des transformations, a des renouvellements. Il me semble que regretter ce qui n'est plus, quand on devrait sentir vivement que l'on doit etre quelque chose, est une flanerie poetique assez creuse. Le passe qui, en bien comme en mal, a eu sa raison d'etre, ne nous a pas laisse ces temoignages, ces debris de sa vie, pour nous decourager de la notre. Il devrait, en nous parlant par ses ruines, nous crier: _Agis et recommence_, au lieu de cet eternel _Contemple et fremis_, que la mode litteraire avait si longtemps impose au voyageur romantique des premiers jours du siecle. L'illustre Chateaubriand fut un des plus puissants inventeurs de cette mode. C'est qu'il etait une ruine lui-meme, une grande et noble ruine des idees religieuses et monarchiques, qui avaient fait leur temps. Il eut des velleites genereuses comme il convenait a une belle nature d'en avoir. L'herbe essaya souvent de pousser et de reverdir sur ses voutes affaissees; mais elle s'y secha malgre lui, et, comme un temple abandonne de ses dieux, sa grande pensee s'ecroula dans le doute et le decouragement. Mais me voici bien loin de Pise. Non, pas trop cependant: je me disais ces choses-la en traversant ces grandes rues ou l'herbe pousse, et en regardant ces vieux palais bizarres qui se mirent dans l'Arno d'un air solennel et ennuye. Pise tout entier est un _Campo-Santo_, un cimetiere ou les edifices, vides d'habitants, sont debout comme des mausolees. Sans les Anglais et les malades de tous les pays froids, qui viennent en certains moments de l'annee, lui rendre un peu d'aisance, la ville, je crois, finirait comme doivent finir les petites republiques d'aristocrates: elle mourrait _da se_. Il n'y pas tant a gemir sur ses destinees; elle a eu ses beaux jours, alors que sa constitution etait un grand progres relatif. Elle a ete rivale de Genes, de Venise et de Florence; elle a ete reine de Corse et de Sardaigne, reine de Carthage, cette autre ruine dont elle devait partager le destin. Elle a eu cent cinquante mille habitants, de grands artistes, une marine, de grands capitaines, des colonies, des conquetes, d'immenses richesses et tout l'enivrement de la gloire. Elle a bati des monuments qui durent encore et que le monde vient encore saluer. Mais les temps sont venus ou ces petites societes si vivaces et si ardentes, au lieu d'etre des foyers d'expansion, des sources bienfaisantes, se transformerent en foyers d'absorption, en abimes attirant la seve des nations sans vouloir la rendre, en nids de vautours ou de pirates. Des lors leur decadence et leur abandon furent decretes la-haut. Jupiter ne lance plus de foudres; mais Dieu a mis au coeur des societes le ver rongeur de l'egoisme qui les devore quand elles le nourrissent trop bien. Les voisins jaloux ou irrites ont livre des luttes acharnees; la mer, en se retirant, a accueilli de nouveaux hotes sur ses rivages. Livourne s'est elevee dans des idees toutes positives, et, moins jalouse d'art et de magnificence, a predomine par le trafic. Les outrages, inseparables compagnons du malheur, sont venus frapper l'orgueil des fiers Pisans. La noble republique fut vendue, violee, pillee, disputee comme une proie, ravagee par la famine, par la peste, par la misere. Elle n'est plus, et la belle Italie du passe s'est vendue et perdue comme elle, pour avoir trop caresse dans son sein des interets rivaux, pour avoir du sa splendeur et sa gloire a des passions etroites et non a des sentiments genereux. _Requiescat in pace!_ Je vous ai trop promene avec moi dans ce champ de repos. Il faut que je vous ramene au _Castor_ a travers la campagne, qu'un peu de soleil est venu egayer. J'ai pu, en me retournant, saluer les _monti pisani_, que les nuages m'avaient voiles ce matin, et qui font aux monuments de la ville un cadre assez beau. Je ne sais si, par un temps clair, on voit d'ici les Apennins, dont ces monts pisans sont une cote rompue et detachee. Benvenuto m'a ete d'un grand secours. Il est savant a sa maniere et bavard avec un certain esprit. J'apprends avec lui a entendre l'italien, que je sais un peu, mais dont la musique est trop neuve a mon oreille pour que je la comprenne d'emblee completement. Cela viendra, j'espere, en peu de jours. Me revoici en mer, voyant passer comme des reves, la Corse, l'ile d'Elbe, le rocher de Monte-Christo, qu'un roman plein de feu a rendu populaire, et qu'un Anglais vient d'acheter pour s'y etablir. Ces ecueils des cotes de France et d'Italie font, dit-on, la passion des Anglais. Le genie de l'insulaire reve partout un monde a creer, une domination intelligente ou fantasque a etablir. Au reste, je comprends le prestige qu'exercent sur l'imagination ces petites solitudes battues des vagues. Quelques-unes ont assez de terre vegetale pour nourrir des pins, et, lorsqu'elles sont creusees en amphitheatre dans un bonne direction, des villas peuvent s'y elever et des jardins y fleurir a l'abri des vents et des flots qui rongent l'enceinte exterieure. La chaleur doit y etre temperee en ete, et le continent est assez voisin pour qu'on n'y soit pas trop prive des relations sociales. Pourtant, je crois de tels asiles dangereux pour la raison. Cette mer environnante vous defend trop de l'imprevu, elle vous rend trop sur d'une independance dont on n'a que faire dans la solitude. Brumieres vient me souhaiter le bonsoir. Miss _Medora_ est de race grecque, il ne s'etait pas trompe. Son pere, marie a la soeur de lady Harriet, etait un Athenien pur sang. Elle est orpheline. Elle est amoureuse de Raphael et de Jules Romain. Elle est tres-anxieuse de recevoir la benediction du pape, bien qu'elle ne soit pas du tout devote. Sa suivante s'appelle _Daniella_. Voila le resume de ses epanchements. VIII Rome, 18 mars. Enfin, mon ami, m'y voila! mais ce n'est pas sans peine et sans aventure, comme vous allez voir. Je ne m'attendais certainement pas a une Italie aussi complete. On m'avait dit qu'il n'y etait plus question de brigands depuis l'occupation francaise, et il est de fait, m'assure-t-on, que, grace a nous, _l'ordre_ est aussi bien etabli que possible dans un pays ou le brigandage est comme une necessite fatale. Ceci m'a ete explique assez peremptoirement, et je vous l'expliquerai plus tard. Vous etes presse d'ouir mon aventure. Je vais tacher pourtant de vous la faire attendre un peu, pour la rendre plus piquante. Ecoutez donc, ce n'est pas tous les jours qu'on en a une pareille a raconter! Debarques, ce matin, a Civita-Vecchia, apres nos adieux au _Castor_ et a son excellent capitaine, M. Bosio, nous avons dejeune dans une auberge, des fenetres de laquelle, plongeant sur le rempart, nous avons pu voir des soldats francais se livrer a leurs exercices quotidiens avec cette aisance qui les caracterise. Encore des visites de police sur le batiment, encore les douanes sur le rivages; encore des visas, des impots et des heures d'attente: toujours le voyageur arrache a sa premiere impression, a son innocente fantaisie de courir a droite ou a gauche sur la terre qu'il vient de toucher. Le voyageur est partout suspect, il est partout susceptible d'etre un bandit, ce qui n'a jamais empeche aucun bandit de debarquer, et aucun voyageur de trouver des bandits indigenes ou autres, la ou il y en a pour l'attendre. Mais je vous assure que les bandits gatent bien moins les voyages que les precautions prises contre les honnetes gens. Les douanes sont aussi une vexation barbare. On s'en sauve ici avec de l'argent; mais c'est encore une chose blessante de ne pouvoir s'en sauver avec sa parole. Les montagnes et les mers ne sont rien pour l'homme; mais il s'arrange pour etre a lui-meme son obstacle et son fleau sur la terre que Dieu lui a donnee. Une diligence attendait que toutes ces formalites fussent remplies pour nous transporter a Rome, en huit heures; ce qui, moyennant quatre relais et de bons chevaux, me sembla exorbitant pour faire quatorze lieues. Mais c'est ainsi! On perd une bonne heure a chaque relais, les postillons ne voulant partir qu'apres avoir ranconne les voyageurs. Il y a bien un conducteur qui est cense les faire marcher quand meme; mais il s'en garde bien: il partage probablement avec eux. Il vous dit philosophiquement que vous ne leur devez rien, mais qu'il ne peut pas les faire obeir. On est donc a la discretion de ces droles, qui vous insultent si vous ne voulez pas ceder a leur ton d'insolence, et qui exigent que vous ayez sur vous la monnaie qui leur convient. Tant pis pour vous si, arrivant de Livourne avec celle qu'on vous a echangee, vous n'avez pas eu la precaution de vous munir de _pauls_ romains. Ils enfourchent leurs chevaux et restent immobiles jusqu'a ce que vous leur ayez promis de faire en sorte de les satisfaire au relais suivant. Peu importe que tous les autres voyageurs aient subi leurs pretentions; un seul, empeche ou recalcitrant, arrete le depart. Une bande de voyous qui ont aide a l'attelage, sont la autour de la voiture, reclamant aussi, avec des grimaces, des langues tirees en signe de haine et de mepris, vous traitant de _singes_ et de _porcs_ si, par malheur, dans votre aumone, il s'est trouve un sou _etranger_, un sou ayant cours a deux lieues de la. Je ne vous parle pas des mendiants de profession, c'est-a-dire du reste de la population, trainant sur les chemins ou grouillant dans les villages. Leur misere parait si horrible et si reelle, qu'on n'hesite pas a leur donner ce qu'on peut; mais leur nombre accroit, en un clin d'oeil, dans une telle proportion, qu'en faisant a chacun la part bien mince, il faudrait etre deux ou trois mille fois plus riche que je ne suis pour ne pas faire de mecontents.--Et puis il ne faut qu'un coup d'oeil pour voir que cette malheureuse engeance a tous les vices, toutes les abjections de la misere: paresse, fourberie, abandon de soi-meme, malproprete et nudite cyniques, haine sans fierte superstition sans foi ou basse hypocrisie. Ces mendiants se battent ou se volent les uns les autres de la meme main qui egrene le chapelet benit. Il n'est pas saint dans le calendrier qu'ils n'invoquent, en melant a leur litanie plaintive de grotesques ordures, quand ils croient qu'on ne les comprend pas. Tel est l'accueil, tel est le spectacle qui attendent le passager des qu'il a mis le pied sur les Etats de l'Eglise. J'avais entendu raconter tout cela. Je croyais a de l'exageration, a de la mauvaise humeur. Je n'aurais pas pu m'imaginer l'existence d'une population n'ayant rien, ne faisant rien, et vivant litteralement de l'aumone des etrangers. Nous avions suivi quelque temps les rives de la mer, courant assez vite sur un chemin tortueux, parmi des monticules sans arbres, mais couverts d'une vegetation sauvage, luxuriante. Pour la premiere fois, j'ai vu des anemones roses percer les touffes de bruyere. Il y a la une profusion et une variete de plantes basses qui attestent la fertilite de ces plages incultes. Un peu plus loin, nous vimes quelques essais de culture. Apres le dernier relais, comme nous etions en pleine campagne romaine, le postillon s'arreta court. Il avait oublie son manteau. On voulut le faire marcher, on invoqua l'autorite du conducteur. --Impossible, dit celui-ci; un homme qui se trouverait, sans manteau, revenir a la nuit dans la campagne de Rome, serait un homme mort. Il parait que cela est certain; mais quelque chose de certain aussi, c'est que, tout en depechant un gamin pour lui aller chercher son manteau, le compere lui avait parle bas avec un sourire expressif. Cela signifiait: "Prends ton temps;" car l'enfant s'en alla lentement, se retourna, et, sur un signe d'intelligence, ralentit encore sa marche. Cet homme avait-il, pour agir ainsi, une autre raison que celle de se venger de Brumieres, lequel l'avait menace de mettre pied a terre pour le corriger de quelque parole impertinente a son adresse? C'est ce que j'ignore, ce que nul de nous ne saura jamais. Comme il faisait beau temps, et que l'incident, vu tous ceux qui l'avaient precede, menacait d'etre interminable, je calculai devoir arriver a Rome en meme temps que la diligence; je descendis et pris les devants sur la _via Aurelia_. Brumieres avait voulu m'en empecher. --Cela ne se fait guere, m'avait-il dit: bien que depuis longtemps, dit-on, on n'ait devalise personne, on ne voyage pas seul et a pied dans ces parages. Ne perdez pas trop de vue la diligence. Je le lui promis, mais je l'oubliai vite. Il ne me semblait pas possible, d'ailleurs, qu'aux portes d'une capitale, en plein jour et sur un sol completement decouvert, on ne put pas faire impunement quelque mauvaise rencontre. J'etais, depuis une demi-heure environ, seul dans le desert qui s'etend jusqu'aux portes de la ville; desert affreux, sans grandeur pour le pieton qui, a chaque instant, perdu dans les mornes ondulations du terrain, ne voit qu'une suite de monticules verdatres, ou errent, de loin en loin, des troupeaux abandonnes tout le jour a eux-memes, sur un sol non moins abandonne de l'homme. Quelque paysagiste que l'on soit, on a le coeur serre, en voyant qu'ici la nature elle-meme est une ruine muette et delaissee. Le soleil baissait rapidement, et, de temps a autre, j'apercevais le dome de Saint-Pierre dans la brume, moins imposant, a coup sur, que je ne l'avais reve, terne, lugubre, semblable a un mausolee dominant un vaste cimetiere. D'une des mediocres hauteurs ou je pus atteindre, je me souvins de l'avertissement de Brumieres; mais je cherchai en vain la diligence, et, comme il commencait a faire frais, je poursuivis ma route. Un peu plus loin, quelques pierres sortant de l'herbe attirerent mon attention. C'etait un vestige de ces constructions antiques dont la campagne est semee; mais, comme c'etait le premier que je voyais tout pres de la route, je m'en approchai et m'arretai machinalement pour le regarder. J'etais aupres d'une petite butte dechiree a pic, et, par l'effet du hasard, je me trouvais cache a quatre escogriffes de mauvaise mine, adosses au revers de cet accident de terrain. Le sol herbu avait amorti le bruit de mes pas, et, au moment ou j'allais m'eloigner sans me douter de leur presence, je les apercus tapis dans les broussailles comme des lievres au gite. Il y avait quelque chose de si mysterieux dans leur attitude et dans leur silence, que je crus devoir me tenir sur mes gardes. Je me retirai doucement, de maniere a mettre tout a fait le pli du terrain entre eux et moi. Au meme moment, j'entendis, sur le chemin que je venais de franchir, un bruit de roues, et, pensant que c'etait la diligence, j'allais abandonner mon systeme de precautions, lorsqu'a ce meme bruit mes quatre gaillards se releverent sur leurs genoux, ramperent comme des serpents dans le petit creux qui aboutissait a la route et se trouverent a portee du vehicule, qui approchait rapidement et qui n'etait pas la diligence, mais bien une voiture de louage trainee par de bons chevaux de poste. Je reconnus aussitot cette voiture pour y avoir vu transporter, a Civita-Vecchia, le bagage de lady Harriet et de sa famille. C'etait une grande caleche ouverte. Un domestique, depeche quelques jours d'avance pour l'envoyer, de Rome, au-devant des illustres voyageurs, etait reste a la ville pour achever de preparer leur logement. J'ai su ce detail apres coup. Il n'y avait donc, dans la caleche que lord B*** (je sais son nom maintenant), sa femme et sa niece. La femme de chambre italienne etait sur le siege. Le projet de mes bandits me parut assez clair, et je me demandai aussitot comment je pourrais m'y opposer. Ronges par la misere ou par la fievre, ils ne me paraissaient pas bien solides, sauf un grand chenapan qui n'avait ni le type ni le costume indigenes, et qui me sembla fortement constitue. Je n'avais pour arme qu'une canne a tete de plomb, et je regardais attentivement ce qu'ils trainaient dans l'herbe avec precaution. Quand ils se redresserent a demi dans le fosse, je vis que c'etait simplement de gros batons, circonstance qui acheva de me donner confiance dans le succes de ma defense. Ils devaient avoir quelques couteaux sous leurs habits, car ils ne paraissaient pas gens a se permettre un grand luxe de pistolets. Il s'agissait de ne pas leur donner le temps de faire usage de ces lames, bonnes ou mauvaises. J'avais l'avantage de me trouver sur les derrieres sans avoir ete apercu. Pendant que je faisais ces reflexions, me debarrassant de mon caban qui m'eut gene, la caleche arrivait au lieu marque pour le coup de main. Le postillon, sur une breve sommation, arretait ses chevaux, se jetait a genoux et se tournait la face contre terre avec une resignation vraiment edifiante. Cela reduisait d'un tiers les moyens de la defense. Je crus devoir agir prudemment; et, comme lord B***, ouvrant la portiere avec flegme, regardait devant lui a combien d'ennemis il avait affaire, je lui fis signe de ne pas resister encore, ce qu'il comprit avec un admirable sang-froid. Il mit donc pied a terre en leur disant avec un sourire calme: --Depechez-vous, mes bons amis: la diligence est derriere nous. Cette menace parut ne pas les inquieter, et, voyant qu'il n'y avait pas tentative de resistance, que les femmes ne criaient pas, et que, d'elle-memes, elles descendaient precipitamment pour leur abandonner la caleche, ils parlerent d'accommodement a l'amiable; et cela, dans des termes d'une courtoisie comique, rendant grace a la _gentilezza del cavaliere_ et hommage a la beaute des dames. En ce moment, j'etais sur leurs talons, et, m'adressant au grand chenapan, qui ne disait rien et tenait son baton leve sur la tete de lord B*** par maniere d'intimidation, je dechargeai sur la sienne un si bon coup de ma canne, qu'il tomba comme mort. Ramasser le baton qui s'echappait de cette _main defaillante_, et en assommer le bandit obsequieux qui traitait avec lord B*** fut pour ce dernier l'affaire d'un instant. Le troisieme larron, qui tenait les chevaux, ne m'attendit pas: il prit la fuite. Le quatrieme ne fit guere mieux, et, apres avoir essaye de montrer son couteau, disparut egalement. Nous restions la avec un homme qui demandait grace, un autre, etendu a terre, qui ne donnait pas signe de vie, un postillon, toujours prosterne, qui ne voulait rien voir de ce qui se passait, et trois femmes plus ou moins evanouies sur les bras. Quand le drole terrasse par lord B*** vit qu'il ne lui restait aucun espoir de sortir de ses mains, il prit le parti ingenieux de s'evanouir aussi. C'etait nous creer un embarras, dans le cas ou nous eussions voulu le faire prisonnier. --Je connais ces histoires-la, me dit lord B***, qui ne me parut nullement emu; si nous nous arretons a attendre la diligence, qui est encore loin et au pas, nous risquons de voir arriver du renfort a ces gens-ci, et alors, la vengeance se melant de l'affaire, nous n'en sortirons pas vivants. Si nous avancons, nous laissons echapper ces messieurs, qui ne sont peut-etre pas si morts qu'ils en ont l'air. Le mieux est de retourner vers la diligence et de la forcer a marcher vite jusqu'ici, ou nous aviserons a faire constater le fait et a nous emparer de ces deux blesses avant qu'ils aient pu se relever. C'etait le meilleur avis possible. Il fallut rosser le postillon pour le faire revenir de son emotion. Dans l'opinion de son mari, lady Harriet aurait peut-etre eu besoin du meme stimulant pour retrouver le marchepied de la voiture. Elle avait la tete perdue. La niece etait d'un calme heroique. Lord B*** voulut me faire monter avec elle. Je m'y refusai. Apres avoir remis sur son cheval le postillon eperdu, et lui avoir fait tourner bride, je sautai sur le siege aupres de la soubrette, dont la frayeur ne se manifestait que par des torrents de larmes. Je n'eus guere le temps de m'occuper de ses nerfs. Rencontrer la diligence, l'arreter, raconter l'aventure, et reprendre les devants pour montrer au conducteur et aux voyageurs la preuve des faits declares, tout cela fut accompli en moins d'un quart d'heure. Mais, o surprise! comme on dit dans les romans; quand nous fumes sur le lieu du combat, bien reconnaissable pour moi, grace au fragment de ruine que j'avais explore a dix pas du chemin, plus de morts, plus de blesses, plus de trace de l'aventure. Pas une goutte du sang de celui a qui j'avais fendu le crane, pas un haillon enleve dans la lutte a ses acolytes, pas meme l'empreinte du pietinement des chevaux effrayes, ni celle des roues de la voiture sur le sable. Il semblait qu'un coup de vent eut tout balaye, et pourtant il n'y avait pas un souffle dans l'air. Lord B*** etait plus mortifie que surpris. Il etait surtout blesse de l'air de doute du postillon de la diligence. Celui de la caleche etait muet comme la tombe, defait, tremblant, peut-etre desappointe. Brumieres et quelques voyageurs ajoutaient foi a ma parole; d'autres se disaient tout bas, en riant, que nous avions reve bataille, et qu'une panique nous avait trouble la cervelle. Quelques bergers, a la recherche de leurs troupeaux errants, riaient aussi et juraient n'avoir rien vu, rien entendu. Lord B*** avait fort envie de se mettre en colere et de se livrer a une minutieuse perquisition; mais la nuit approchait, la diligence voulait arriver; lady Harriet, nerveuse et malade, s'impatientait de l'obstination de son mari. Brumieres, enchante de retrouver sa princesse, et jaloux du bonheur que j'avais eu de lui porter secours, profitait de l'occasion pour faire l'empresse autour d'elle. Quand on se remit en marche, je ne sais comment la chose s'etait passee, mais j'etais dans la diligence et Brumieres dans la caleche avec les dames, milord sur le siege avec la soubrette. Cette soubrette est, par parenthese, assez jolie, et, dans le peu de mots que j'avais echanges avec elle sur ce meme siege de caleche, je lui avais trouve la voix douce et un tres agreable accent. Je lui avais laisse mon caban pour s'envelopper, car elle etait peu vetue pour affronter l'_influenza_, c'est-a-dire l'atmosphere de fievre mortelle qui commence ici a la chute du jour et qui, comme le desert et le brigandage, regne jusqu'au mur d'enceinte de la ville des papes. Le caban ne me revint en memoire que lorsque cette jeune fille me le rapporta a la porte Cavalleggieri, ou nous nous arretames tous pour exhiber une fois de plus nos passe-ports. Comme, pour reprendre mon vetement, je tendais la main, j'y sentis avec beaucoup d'etonnement le baiser d'une bouche fraiche, et, avant que je me fusse rendu compte d'un fait si etrange, la soubrette avait disparu. Brumieres, qui arrivait a moi, ne fit que rire de ma stupefaction. --C'est une chose toute simple, me dit-il; c'est la maniere du pays pour dire merci, et cela ne vous donne pas le droit d'exiger davantage. C'etait plus que je n'aurais jamais songe a _exiger_ d'une jolie femme. On venait de visiter nos malles pendant une heure, lorsque le conducteur nous annonca que ceci n'etait rien, et que nous allions subir une autre visite bien plus longue et bien plus minutieuse a la douane, mais qu'il pouvait nous en dispenser si nous voulions lui donner chacun deux pauls. Nous mourions de faim et nous donnames tous; mais, quand nous fumes a la douane, notre collecte ne servit de rien: le digne homme ne put s'entendre avec les douaniers. Un colloque, peu mysterieux et fort long, s'etablit a deux pas de nous. Ils voulaient un paul et demi par tete, et lui, voulait partager seulement par moitie avec eux. On se querella beaucoup; notre homme se piqua, garda le tout, et nous fumes visites. Comme nous sortions enfin de ce purgatoire, riant, a force de degout, de toutes ces bouffonneries, et nous disposant a chercher un gite, lord B***, qui, muni d'un laisser-passer, avait disparu depuis longtemps, me frappa amicalement sur l'epaule en me disant: --Je viens de faire ma declaration relativement a nos brigands, et de conduire ma femme et ma niece au logement qui les attendait. A present, je viens vous chercher de leur part. Est-ce que vous avez ici des parents ou des amis qui vous reclament? Je ne songeai pas a mentir; mais je remis au lendemain ma visite a ces dames, pour cause de faim et de fatigue. --Oh! si vous avez faim et sommeil, reprit-il, vous n'irez pas a l'hotel, ou, quel qu'il soit, vous serez mal. Nous avons une bonne chambre pour vous au palais ***, et nous vous attendons pour manger avec nous un bon souper. Toutes mes excuses furent vaines. --Je ne rentrerai pas sans vous, me dit-il, et ces dames ne souperont pas tant que nous ne serons pas rentres. Je donnai pour pretexte que je ne voulais pas laisser seul mon ami Brumieres. --Qu'a cela ne tienne! votre ami viendra aussi, dit lord B***. Brumieres ne se le fit pas repeter. Nous voila aussitot en route, a pied, dans les rues de Rome, suivis de _facchini_ portant nos malles, et de Benvenuto, qui se regardait comme invite aussi. Le palais en question me parut bien loin. J'aurais prefere la plus modeste auberge sous la main. C'est une maison trop grande, jadis tres-magnifique, aujourd'hui tres-delabree. Je n'ai pas eu le loisir d'en admirer l'architecture exterieure. J'ignore si elle est louee ou pretee a mes Anglais. Leur majordome se vante de l'avoir rendue aussi confortable qu'il est possible de le faire ici en peu de jours. Si cela est, le confortable n'abonde pas a Rome. Les meubles modernes disparaissent, d'ailleurs, dans ces salles immenses, ou l'on gele encore, en depit des grands feux allumes depuis trois jours. Lord B*** nous conduisit avec nos bagages dans une chambre dont il exigeait que je prisse possession; apres quoi, nous allames trouver lady Harriet et miss Medora dans un salon grand comme une eglise, et dont le plafond, surcharge de dorures massives et de peintures confuses, etait lezarde en mille endroits. Ces dames n'en admirent pas moins le grand caractere de ce local et semblent se plaire a vouloir rajeunir ce vieux luxe evanoui. Beaucoup de bougies, allumees dans des candelabres d'un grand style, eclairaient a peine une table immense copieusement servie, derniere circonstance qui me fut agreable, car j'etais l'etre le plus stupidement affame du monde. Vous connaissez pourtant ma sobriete; mais, j'ignore si c'etait l'emotion du combat sur la via Aurelia, ou l'air de la mer avale a pleins poumons depuis quatre jours, j'etais sourd et quasi muet. Quand cette abrutissante obsession fut calmee, je commencai a faire plus ample connaissance, a l'entremets, avec mes nobles hotesses et a m'etonner des amities et des prevenances dont j'etais l'objet. Ces dames, influencees apparemment par les fresques mythologiques de leur palais, voulaient absolument m'eriger en Jupiter liberateur, en Apollon vainqueur des monstres. Il y avait l'enthousiasme des nerfs chez lady Harriet. Elle a eu tellement peur! Chez miss Medora, il y avait quelque chose d'indefinissable: une reconnaissance moqueuse, ou une acceptation maligne du service rendu. Peutetre la digestion d'un si copieux diner m'a-t-elle embrouille la cervelle. Je n'ai rien compris a son air, a son regard, a son sourire, a ses eloges exageres. Quand elle a vu que j'en etais plus etourdi que flatte, elle m'a laisse tranquille et s'est remise a causer peinture avec Brumieres. Je la soupconne de faire des ruines roses et bleues a l'aquarelle. Quant a lord B***, ses remerciments m'ont ete plus agreables, parce qu'ils m'ont paru plus sinceres. Comme je lui faisais observer qu'avec sa presence d'esprit et sa maniere d'employer le baton, il se serait probablement tire d'affaire sans moi: --Non, me dit-il, je ne crains pas un ou deux hommes, j'en crains trois ou quatre. Je n'ai que deux mains et deux yeux. Je sais que trois de nos adversaires n'en valaient peut-etre pas un; mais le quatrieme, celui dont vous avez commence par me debarrasser, en valait peut-etre quatre. Je repliquai que je n'y avais pas grand merite, l'ayant abattu par surprise. --Je ne suis pas fort, ajoutai-je. Je n'ai jamais eu l'occasion de savoir si je suis brave. Pour la premiere fois de ma vie, j'ai reconnu la necessite de la traitrise, et je n'en suis pas plus fier pour cela. --C'est repondre en homme modeste, reprit lord B***, en lancant a sa niece un regard severe qui me confirma dans la pensee du mauvais vouloir de la jeune personne a mon egard. Mais, moi, poursuivit-il en me regardant, je sais que je suis fort et hardi, et que pourtant, sans vous, je ne me serais pas defendu. --_Oh! shame!_ murmura lady Harriet. --Ma femme dit que c'est une honte, reprit-il. Les femmes trouvent tout naturel qu'on se fasse egorger pour sauver leurs diamants, pendant qu'elles se trouvent mal sur vos bras. --Je ne me suis pas trouvee mal, dit fierement miss Medora, je cherchais les pistolets dans la voiture, et, si je les avais trouves... --Mais vous ne les trouviez pas, repondit lord B***. Donc, vous n'aviez pas les idees bien nettes. Quant a moi, reprit-il en se retournant encore vers moi; je vous disais donc que je ne suis pas poltron. Pourtant, je n'engage jamais de lutte inegale pour peu de chose, et je ne tiens pas assez a l'argent pour exposer, par mesure d'economie, les personnes que j'accompagne a etre tuees. On peut croire, si l'on veut, que c'est a ma vie que je tiens. Je n'ai pas de grandes raisons pour aimer la vie, n'ayant pas sujet de m'aimer beaucoup moi-meme. Pourtant il y a une chose qui me blesse beaucoup dans ces occasions-la: c'est de faire la volonte de ceux qui me mettent le couteau sur la gorge. J'aime a faire ma volonte a moi, et je ne la fais pas toujours. J'y renonce parfois de bonne grace, parfois avec beaucoup d'humeur. J'etais dans cette derniere disposition quand vous etes venu a mon secours. Vous m'avez donc, non pas rendu un service dont je voudrais vous recompenser: c'etait votre devoir et j'en eusse fait autant a votre place sans pretendre a votre reconnaissance; mais vous m'avez delivre a propos et avec beaucoup de jugement, d'une contrariete, la plus vive que je connaisse. Par la, vous avez gagne mon amitie, et je veux avoir la votre. Ayant ainsi parle sans regarder sa femme, bien que la moitie de ce discours fut evidemment a son adresse, il me tendit la main avec une franchise irresistible. En ce moment, l'affreux chien jaune que je l'avais vu caresser sur le bateau a vapeur, s'elanca dans l'appartement et vint se jeter dans ses jambes. --Ah! ciel! s'ecria lady Harriet, encore cette odieuse bete! Elle vous a suivi! --C'est malgre moi, repondit-il en soupirant. --Non, vous dis-je; c'est un chien que vous avez achete ou qu'on vous a donne.... Vous me trompez toujours! Vous disiez qu'il appartenait a quelque passager; mais c'est a vous qu'il appartient. Convenez-en donc! Milord jeta sur moi instinctivement un regard de detresse. Instinctivement entraine, de mon cote, a prendre en pitie le chien et son maitre, je m'imaginai de dire que l'animal etait a moi. J'avais entendu le nom que milord lui donnait. --_Buffalo!_ m'ecriai-je, venez ici. Pourquoi etes-vous sorti de ma chambre? Venez! Et, comme si l'intelligente bete eut compris ce qui se passait, elle vint a moi la tete basse et l'air suppliant. J'allais l'emmener, lorsque miss Medora demanda grace a sa tante pour le chien, et la tante, excellente femme en somme, me pria de le faire manger et de le laisser s'installer dans un coin. --Il ne me gene pas, dit-elle; il a l'air bonne personne, et il n'est pas si laid que je croyais. --Je vous demande pardon, dit lord B***, il est fort laid, et vous detestez les chiens. --Ou prenez-vous cela? reprit-elle. Je ne les deteste pas du tout! --Ah! oui, pardon! c'est vrai, murmura-t-il avec son melancolique sourire: vous ne detestez que _mes_ chiens. Lady Harriet leva les yeux au ciel comme une victime prenant les dieux a temoin d'une grande injustice. On se levait de table. Lord B*** m'emmena dans un coin. --Vous etes un bon garcon, me dit-il; vous avez compris que j'aime ce chien. Grace a vous, il restera dans la maison. Voila deux fois aujourd'hui que vous me faites faire ma volonte. --Pourquoi, milord, aimez-vous tant ce chien? Il n'est reellement pas beau. --Je l'aime parce que, me promenant en barque dans le port de Genes, je l'ai vu au bout d'une corde, pret a rendre au diable sa pauvre ame de chien. C'etait une bete perdue qui, sautant de barque en barque, etait venue se refugier a bord d'un bateau de pecheurs, et ces brutes trouvaient plaisant de le pendre a une de leurs vergues. Je l'ai reclame. Il a l'air de comprendre qu'il me doit la vie, et je crois qu'il m'aime. --En ce cas, je m'en dirai proprietaire tant que ce sera utile, et je ferai en sorte que milady vous conseille de m'en debarrasser. --Voyez, dit-il, ce que c'est que le caprice d'une femme! Si milady avait vu ce chien avec la corde au cou, et que je fusse passe sans songer a le sauver, elle m'eut traite d'insouciant et de cruel! Elle est tres-bonne, je vous jure, et tres-douce; seulement... seulement, je suis son mari. C'est un grand defaut d'etre le mari d'une femme! A son tour, milady, toujours tres-emue, m'appela pour me parler a l'ecart. --Nous vous devons plus que la vie, me dit-elle d'un air exalte. La vie n'est rien; mais, dans ces histoires de brigands, les femmes peuvent etre exposees a des insultes. Si les choses en fussent venues la, je suis sure, j'aime a croire que lord B*** se fut fait tuer pour nous donner le temps de fuir; mais une seule parole malhonnete est un fer rouge pour des femmes de notre rang, de notre caractere et de notre nation. Je vous dirai donc, comme lord B***, et plus chaleureusement, que vous avez notre amitie, et que nous vous demandons la votre. Nous nous connaissons, d'ailleurs, par votre ami monsieur... Comment l'appelez-vous? Je trouvai fort plaisant que l'on me demandat le nom de l'homme qui me servait de caution, et je me hatai de dire que Brumieres ne me connaissait guere plus que lady Harriet elle-meme. --C'est egal, reprit-elle sans se deconcerter, il nous a dit que vous etiez peintre comme lui, et que vous aviez beaucoup de talent. --Il n'en sait rien, milady; il n'a pas vu de moi la moindre chose. --Oh! c'est egal! Il dit que vous parlez si bien de l'art! et il en parle si bien lui-meme! Il a tant d'esprit, et il est de si bonne compagnie! C'est un jeune homme charmant! et il dit que vous etes charmant aussi! --Ce qui est bien la preuve, repondis-je en toute humilite, que nous sommes charmants tous les deux! Mais permettez, milady, vous etes bienveillante, et votre gratitude pour moi fait honneur a la generosite de votre ame. Pourtant, je ne dois pas... Milady m'interrompit en s'ecriant: --Ah! monsieur, je vois, a votre discretion et a votre fierte, que ma confiance est bien placee, et que je n'aurai jamais a m'en repentir. Vous n'etes pas riche, je le sais, et vous allez, en quelques jours, depenser a Rome, ou l'on est affreusement vole, tout ce qui pourrait vous en rendre le sejour possible. Nous, nous avons plus de fortune que nous n'en pouvons depenser; et, d'ailleurs, nous ne louons pas, on nous prete cet hotel, dont nous n'occupons pas la moitie. Vous pouvez donc etre libre et seul dans tout un etage, qui ne communique meme pas avec le notre, si l'on veut faire vie a part. Vous n'accepterez notre table et notre societe qu'autant qu'il vous plaira, pas du tout si nous vous ennuyons. Mais, pour ne pas nous causer un chagrin reel, vous serez sous notre toit, et, dans le cas ou vous seriez malade, ce qui peut fort bien vous arriver dans ce climat, nous serons plus a portee de vous distraire ou de vous secourir. C'est donc dans notre interet que je vous demande de rester ici; car, en quelque lieu que vous soyez, vous nous serez desormais un objet de sollicitude ou un sujet d'inquietude. Choisissez genereusement. J'etais fort embarrasse. L'offre etait si gracieusement tournee, que je me trouvais maussade d'y resister. Lord B***, plus penetrant que sa femme, devina mes scrupules et vint a mon secours. --Elle vous a rappele qu'elle etait riche et que vous ne l'etiez pas, me dit-il de maniere a etre entendu de lady Harriet. C'est une maladresse; mais l'intention etait bonne, et, quant a vous, vous sortirez d'affaire a votre honneur en payant votre chambre ce qu'elle nous coute; ca n'ira pas a deux ecus par mois. Vous nous permettrez bien de vous preter les autres salles dont nous ne nous servons pas, pour faire de la peinture et pour fumer votre cigare les jours de pluie. Consentez a cet arrangement, ajouta-t-il tout bas. Sinon, je serai accuse de froideur, d'impolitesse, de maladresse et d'ingratitude envers vous. Voila donc mon gite regle. Restait a regler celui de Brumieres. Je mourais de peur qu'il n'acceptat l'offre qui lui fut faite de partager l'hospitalite que l'on m'imposait. Avec ses pretentions sur le coeur et sur la main de miss Medora, je craignais d'avoir a endosser quelque responsabilite ridicule ou facheuse. Heureusement, l'offre lui fut faite avec moins de chaleur qu'a moi, et il eut le bon gout de refuser. Mais il est invite a revenir diner souvent, ce qui indique l'intention de l'admettre a l'intimite des moeurs francaises. Ce n'est pas la premiere fois que je remarque combien les Anglais, quand ils sont aimables, le sont completement. Sont-ils ainsi chez eux? Je ne sais. Nous primes conge des dames, qui etaient fatiguees, et lord B*** me reconduisit a ma chambre pour me montrer le plan de la maison, ainsi qu'a Brumieres, afin qu'il put venir me voir, disait-il, sans etre force de rendre chaque fois visite a ces dames; mais, comme nous traversions l'antichambre, suivis de Buffalo, qui doit rester sous ma protection jusqu'a nouvel ordre, je vis que je n'en avais pas fini avec toute ma suite. Au milieu de cet antichambre, ou plutot de ce corps de garde, je trouvai messire Benvenuto se livrant a une danse de caractere avec la gentille suivante qui m'avait baise la main. Ils sautaient, au son d'une guitare magistralement raclee par un gros cuisinier a moustaches noires, une superbe caricature de Caracalla, recemment engage au service de _Leurs Excellences britanniques_. --Ah! pour le coup, dis-je a mon hote, voici un acolyte que je desavoue absolument. C'est un bohemien qui s'est attache a mes pas et que je n'ai aucun motif de vous recommander. --Qui? Tartaglia? repondit lord B*** en souriant, autrement dit Benvenuto, Antoniuccio, et cent autres noms que nous ne saurons jamais? Soyez tranquille: ce n'est pas vous qu'il a suivi; c'est l'odeur de la cuisine qui l'a attire. Nous le connaissons beaucoup. C'est l'ancien loueur d'anes et l'ancien menetrier de Frascati, le compatriote et le parent de la Daniella. En parlant ainsi, milord me montrait la gentille soubrette, qui continuait a danser en riant et en faisant briller ses dents blanches. Un coup de sonnette ne l'arreta pas, mais l'enleva adroitement, par une derniere pirouette, jusqu'a la porte de sa maitresse, miss Medora, a qui elle est particulierement attachee en qualite de coiffeuse. --Avez-vous besoin de lui? reprit lord B*** en me montrant Benvenuto-Tartaglia; Et, sur ma reponse negative: --Va te coucher, dit-il au bohemien; tu reviendras demain matin savoir si milady a quelque course a te faire faire, et nous te donnerons un habit, car tu en as besoin. Tartaglia, enchante, vint nous baiser la main a tous trois. --Triple coquin! lui dit Brumieres a voix basse, pourquoi faisais-tu semblant de ne connaitre ni Leurs Excellences ni la Daniella? --Eh! _carissime_ monsieur, repondit-il effrontement, que m'auriez-vous donne si j'avais contente votre desir tout de suite? Quelques baioques! Au lieu que vous m'avez nourri en voyage aussi longtemps que j'ai laisse jeuner votre curiosite! A demain, cher ami, pour vous parler de Rome, que j'ai traversee, ce soir, a peu pres dans les tenebres. Jamais ville ne consomma moins d'eclairage dans ses rues etroites et croisees d'angles infinis. Cela m'a paru interminable et empeste de cette odeur de graisse chaude qui s'exhale d'une multitude de _frittorie_ en plein air, ornees de feuillages et de banderoles. J'ai longe la base de la colonnade de la place Saint-Pierre, qui parait une chose puissante, meme vue ainsi en courant. J'ai passe au pied du chateau Saint-Ange; j'ai traverse le Tibre, et puis je ne sais plus ou j'ai ete, ou je suis. Tout est confus pour moi, tant je me sens fatigue. A demain! oui, demain, au lever du soleil, je penserai a vous qui me disiez: "J'ai tant etudie la Rome paienne et catholique, que je la connais, je la vois; je reve quelquefois que j'y suis, et je m'y promene comme dans Paris. Au reveil, il me reste une impression de bien-etre et d'enthousiasme, de lumiere et de grandeur." C'est donc demain que je vais m'eveiller, moi, dans ce beau reve! Je ne le crois pas encore. Le morne silence qui regne deja au dehors me fait douter si je ne suis pas encore dans la campagne romaine. IX Rome, 19 mars, dix heures du matin. Je viens de passer une heure a ma fenetre. Je suis sur le monte Pincio, et j'ai une des plus belles vues de Rome. Oui, c'est ce qu'on appelle une vue, un grand espace rempli de maisons et de monuments bien eclaires, probablement quand le soleil s'en mele; mais le ciel est gris, et il fait froid. La coupe de ce vallon, ou Rome s'enfonce pour se relever sur ses illustres collines affaissees par le temps, est tres-gracieuse; mais la ligne environnante est froide, l'horizon trop pres, et pauvre malgre les grands pins qui se decoupent sur le ciel, du cote de la villa Pamphili, et qui sont trop clair-semes, trop secs de contours. Je sais bien que ces monuments, ces palais, ces eglises innombrables sont a voir de pres, et que cette ville renferme des tresors pour l'artiste. Mais quelle laide, triste et sale grande ville! Les colosses d'architecture qui s'en detachent la font paraitre encore plus miserable... pis que cela, prosaique, sans caractere. Rome sans caractere! qui pouvait s'attendre a pareille deception! Tartaglia (car, decidement, c'est le nom qui predomine ici) est derriere moi, me disant qu'il ne faut pas regarder Rome par un temps sombre; que ce n'est, d'ailleurs, pas par l'ensemble qu'elle brille...; que la Rome moderne ne sert qu'a avilir l'ancienne. Je ne le vois que trop. Mais, moi qui ne comprends pas le detail avant d'avoir saisi la physionomie generale, je cherche en vain a quoi ceci ressemble, tant ceci ressemble a une ville mal batie quelconque. Des quartiers entiers de vilaines maisons dejetees qui ne sont d'aucune epoque, les unes d'un blanc criard, les autres d'un brun sale; aucune intention, aucun lien, aucune epoque precise dans toutes ces constructions, et la monotonie, cependant; comment arranger cela? Est-ce l'uniformite de l'incurie, du mal-etre, de l'abandon de soi-meme? Il semble que cette population ne se soit pas doute qu'elle venait batir sur l'emplacement ou fut Rome, ou bien que, prenant en haine sa splendeur passee, cause de tant d'invasions et source de tant de maux, elle se soit hatee d'en cacher les vestiges sous un amas de rues etroites et de batisses miserables. Quoi! ceci n'a meme pas la fantaisie de Genes et la solennite de Pise! Si l'on prenait trente ou quarante de nos laides et crasseuses petites villes du centre de la France, et si l'on en semait le sol bien serre, pour etouffer et cacher, autant que possible, les beaux restes de la Rome des Cesars et des papes, on aurait ce que j'ai sous les yeux! Je suis consterne et indigne! Il parait que c'est jour de lessive, car je n'apercois pas une maison, pas un palais meme, qui ne soient couverts de haillons pendus a toutes les fenetres. Et notez que ce ne sont pas les capes rouges des marins genois, ni les brillants _mezzari_ barioles semant de points lumineux et chauds les harmonieuses profondeurs des ruelles de Genes. Ce sont des guenilles incolores sur des murs decolores, ou des amas de chiffons blafards couvrant les ruines, jurant aupres des edifices, masquant les details de la composition, la seule belle chose qu'il y aurait a laisser voir! O deception! deception! Allons! cela passera sans doute. C'est l'effet du temps gris et des mauvais reves que j'ai faits cette nuit. Je m'etais couche tranquille, ne sentant aucun remords et aucun regret, je vous jure, d'avoir frappe, mortellement peut-etre, un voleur ou un assassin de grand chemin; et voila que, dans mon sommeil, ce gibier de potence est revenu dix fois se faire assommer! Cela me met mal avec l'Italie dans mon for interieur, de m'etre trouve force, des mon premier pas sur cette terre sacree, de la priver d'un de ses habitants. Cela me convient si peu, a moi, paisible et patient amoureux des fleurs des champs et des petits ruisseaux, de me frayer passage, comme un paladin, a travers des embuscades de melodrame! J'en suis tout triste, tout honteux, tout irrite. J'en veux a cette race de postillons insolents, de conducteurs filous, de mendiants obscenes, qui m'avaient rendu mechant, et qui sont peut-etre cause que j'ai trop reellement casse la tete du premier bandit offert a ma vengeance. Faisait-il le mort? l'a-t-on emporte? s'est-il sauve lui-meme? Cela me fait penser que j'ai promis hier a lord B*** de ne pas sortir pour mon compte avant d'avoir ete avec lui faire ma deposition. Si j'en croyais Tartaglia, nous nous tiendrions tranquilles. Il assure que cela ne servira de rien; qu'on va nous ennuyer pendant six mois en nous confrontant avec tous les belitres arretes pour d'autres mefaits; enfin, que nos poursuites vont nous exposer a de pires aventures des que nous quitterons Rome, et meme dans Rome, peut-etre. Il a l'air assez sur de son fait. Peut-etre aussi fait-il partie de quelque respectable societe en commandite pour le detroussement des voyageurs. Je ferai ce que lord B*** jugera convenable. Puisque je vous transmets l'opinion de Tartaglia, il faut que je vous dise de quelle merveilleuse apparition il a charme l'instant de mon reveil. --Il est huit heures, Excellence. _C'est moi que vous_ avez charge de vous faire lever. --Tu en as menti. Je n'ai pas besoin et je ne veux pas de domestique. --Moi, domestique, _mossiou?_ Vous n'y songez pas! Un Romain domestique! Cela ne s'est jamais vu et ne se verra jamais. --En verite? C'est donc comme ami que tu t'occupes de ma personne? Eh bien, je n'ai pas besoin d'ami pour le moment. Va te promener! --Vous avez tort, _mossiou!_ Tu _as souvent besoin d'un plus petit que_ SOI! --Diantre! nous sommes erudits, meme en francais! Mais quel diable de costume as-tu la? --Un joli costume, n'est-ce pas, Excellence? J'ai mis ce que j'ai de mieux en toilette du matin, et je vais vous dire pourquoi. Lord B*** m'a promis hier un habillement. Je fais les commissions de la maison, et milady ne veut pas que j'aie l'air d'un malheureux. --Eh bien, est-ce la le gout de milady, cette toilette du matin? --Je ne sais pas, _mossiou_; mais n'importe. On m'a promis des habits, on m'en donnera. Seulement, si je me montre denue de tout, on me jettera une vieille redingote de domestique; au lieu que, si on me voit comme me voila, un peu elegant, on m'offrira un habit noir, encore bon, de la garde-robe de milord. Vous voyez que Tartaglia raisonne serre. Mais imaginez-vous son elegante toilette: un habit de bouracan vert-olive ganse de noir, rapiece de vert-bouteille aux coudes; un pantalon pareil, rapiece de vert-billard aux genoux. Cela fait la gamme de tons la plus etrange et la plus fausse. Ajoutez a cela un jabot de mousseline et des manchettes enormes, tres-blanches, bien-plissees, mais percees de trous gigantesques; une corde grasse, qui fut jadis une cravate de soie, et une sorte de berret, autrefois blanc, aujourd'hui couleur des murailles de Rome, _objet de gout_, qu'il a rapporte de ses voyages; enfin, une epingle de corail de Genes au jabot et une bague de lave du Vesuve au doigt. Cet ajustement de sa petite personne a grosse tete, ornee d'une affreuse barbe dure et grisonnante acheve de le rendre hideux, et le contentement avec lequel il se posait devant la glace me le fit paraitre si bouffon, que je partis d'un immense eclat de rire. Je crus voir que je l'avais blesse, car il me regarda d'un air de tristesse et de reproche, et j'eus la niaiserie de me repentir. Affliger un homme qui me rendait le service de m'egayer, c'etait de l'ingratitude. Quand il vit ma simplicite: --C'est bien aise de se moquer des pauvres, dit-il, quand on ne manque de rien; quand on a trois ou quatre cravates a choisir tous les matins! Je compris l'apologue, et lui fis don d'une cravate. Il retrouva aussitot sa bonne humeur, qu'il avait fait semblant de perdre. --Excellence, me dit-il, je vous aime, et je m'interesse a un _cavaliere_ qui sait _ce que c'est que la vie!_ (C'est la son eloge favori, eloge mysterieux, profond peut-etre dans sa pensee.) Je veux vous donner un bon conseil. Il faut epouser la _signorina_. C'est moi _que je vous le dis!_ --Ah! ah! tu veux me marier! Avec quelle _signorina_? --La Medora, l'heritiere future de _Leurs Excellences britanniques_. --En verite? Pourquoi faut-il l'epouser? Est-ce qu'elle est en peine d'un mari? --Non, elle est riche et belle. Oh! la belle femme! n'est-ce pas? --Oui, apres? --Eh bien, elle a refuse ici, l'an dernier, les plus beaux partis de la contree: des neveux de famille papale, des fils de cardinaux, tout ce qu'il y a de plus huppe. --Tu es sur qu'elle a refuse tout cela pour m'attendre? --Non; mais qui sait l'avenir? Puisque vous etes amoureux d'elle, pourquoi ne serait-elle pas amoureuse de vous? --Ah! je suis amoureux d'elle? Qui t'a dit cela? --Elle. --Comment, elle? a toi? --A la Daniella, ma cousine; c'est la meme chose. --Ah! oui-da, vraiment! voila un amour dont je ne me serais pas avise! --Voyons, voyons, _mossiou_, c'est moi _que je_ m'y connais! vous etes amoureux. La Daniella vous le dira comme moi. Elle n'est pas sotte: je suis son oncle. --Tu disais son cousin? --N'importe. Tenez, la voila. En effet, la Daniella entrait avec un immense plateau charge, sous pretexte de the, d'un dejeuner complet. --Eh! bon Dieu! qui m'envoie cela? m'ecriai-je. Je n'ai rien demande; je ne veux pas etre nourri ici, moi, que diable! --Ca ne me regarde pas, repondit la jeune fille. Je fais ce que l'on m'a commande. --Qui? --Milord, milady et la signorina. Je vous prie de manger, monsieur, ou je serai grondee. --Est-ce que l'on vous gronde quelquefois, Daniella? --Oui, depuis hier! repondit-elle d'un air singulier. Mais mangez donc! Brumieres est survenu et s'est moque de ma contrariete. Il pretend que je fais des facons ridicules; qu'il n'y a rien de plus contraire au bon gout que cette petite fierte bourgeoise en revolte contre la facile liberalite des grands; que ces gens-la font leur devoir et leur bonheur en caressant et en gatant ainsi les artistes; enfin, qu'a ma place, il se laisserait faire; et il a ajoute que justement, pour etre a cette place dans les bonnes graces d'une certaine personne de la famille, il aurait tue dix brigands et, au besoin, trois honnetes gens par-dessus le marche. Son entrain et sa gaiete ont charme Tartaglia et la soubrette; de sorte que la conversation s'est etablie sur les sujets les plus delicats avec un abandon extraordinaire. Comme je suis seul maintenant (il est midi, et je vous ecris a batons rompus, en attendant toujours lord B***, qui m'a fait dire qu'il allait venir me prendre), je veux vous la transcrire comme une peinture de moeurs. Peut-etre resterai-je ensuite quelques jours sans pouvoir vous tenir ainsi au courant de mes faits et gestes; car il faudra voir Rome et digerer mieux les reflexions que je me permets aujourd'hui de mettre etourdiment et crument sous vos yeux. Je profiterai donc du moment que je tiens encore, pour vous installer avec moi, par la pensee, dans ce nouveau monde ou je viens d'etre jete par le hasard. LA DANIELLA, _a Brumieres, pendant que je me resigne a avaler une cotelette assez bonne qui n'est ni mouton ni agneau_. (La Daniella parle facilement le francais, mais non correctement, et je supprime les contre-sens et les pataques).--Je savais bien, Excellence, que, vous aussi, vous soupiriez pour la signorina. BRUMIERES.--Moi _aussi_? Qui donc est l'autre? VOTRE SERVITEUR, _la bouche pleine_.--Il parait que c'est moi! BRUMIERES.--Coquin de paysagiste, vous ne me disiez pas ca! N'en croyez rien, charmante Daniella, et dites bien a votre jeune maitresse qu'elle ne fasse pas d'erreur. C'est moi, moi seul qui soupire pour elle. LA DANIELLA.--Vous seul? Un seul amoureux a une si belle fille? Elle ne le croirait pas! N'est-ce pas que vous aussi, _signor Giovanni di Val-Reggio_, vous aimez ma maitresse? VOTRE SERVITEUR, _toujours la bouche pleine_,--Helas! non, pas encore! (_Stupefaction de l'auditoire_). TARTAGLIA, _indigne_.--_Cristo_! vous faites _l'imprudence_ de vous mefier de nous! Vous etes un enfant, c'est _moi que je vous le dis!_ LA DANIELLA, _dedaigneuse_.--Monsieur n'a peut-etre pas regarde la signorina? BRUMIERES, _triomphant_.--Vous voyez, ma chere, il ne l'a pas seulement regardee! VOTRE SERVITEUR.--J'ai fait mieux, je l'ai vue. LA DANIELLA. _etonnee_.--Et elle ne vous plait pas? VOTRE SERVITEUR, _resolument_.--Non, de par tous les diables, elle ne me plait pas! BRUMIERES, _me serrant la main avec une solennite comique_,--Grand coeur! noble ami! Je te revaudrai ca quand tu seras amoureux d'une autre. LA DANIELLA, _a Tartaglia, me designant_.--C'est un facetieux (_un buffonne_)! TARTAGLIA, _haussant les epaules_.--Non! il est fou (_matto_)! LA DANIELLA,_ a votre serviteur_.--Est-ce qu'il faudra dire a la Medora qu'elle vous deplait? TARTAGLIA, _vivement_.--Non! je le protege! (_A part, probablement_.) Il m'a donne une cravate! BRUMIERES, _a la Daniella_.--Vous direz poliment qu'il est amoureux d'une autre. Vous y consentez, Valreg? VOTRE SERVITEUR, _d'un air magnanime_.--Je l'exige! LA DANIELLA.--Tant pis! je vous aimais mieux que l'autre. BRUMIERES.--Qui, l'autre? LA DANIELLA.--Vous. BRUMIERES.--Tu me fais penser que je ne t'ai rien donne. Veux-tu un baiser, charmante fille? LA DANIELLA, _apres l'avoir regarde_.--Non, vous ne me plaisez pas, vous! VOTRE SERVITEUR.--Et moi? LA DANIELLA.--Vous me plairiez! vous avez l'air sentimental. Mais vous aimez quelqu'un. BRUMIERES.--C'est peut-etre vous. VOTRE SERVITEUR.--Qui sait? ca pourrait venir! LA DANIELLA.--Alors, vous n'aimez personne et vous vous moquez de nous. Je dirai cela a ma maitresse. BRUMIERES.--Ah ca! ta maitresse tient donc beaucoup a etre aimee de monsieur? LA DANIELLA.--Elle? Pas du tout. VOTRE SERVITEUR.--Tu vois donc bien que je suis tres-heureux de ne pas la trouver jolie! Tu me plais cent fois davantage. LA DANIELLA, _levant les yeux au ciel_.--Sainte Madone! peut-on se moquer ainsi! Je dois vous dire que, tout en me posant de la sorte, je disais jusqu'a un certain point la verite. Seulement, je la disais sans premeditation aucune, et, vous pouvez m'en croire, sans depit contre la Medora, comme sans projet de seduction sur la Daniella. Je trouve bien la premiere un peu impertinente a mon egard, de s'imaginer que je n'ai pu la voir sans perdre la tete; mais elle est assez belle pour qu'on prenne en consideration son orgueil d'enfant gatee. Je le lui pardonne. Le fait est qu'elle ne m'est pas sympathique, qu'elle me semble etrange, trop occupee d'elle-meme, trop _poseuse_ de courage martial et de gout raphaelesque. Si j'avais quelque raison pour _aimer_ sa soubrette, ce dont le ciel me preserve, car je la crois tres-deluree, je m'arrangerais beaucoup mieux avec l'expression de sa figure et le type de sa beaute; je dis beaute, quoiqu'elle soit tout au plus jolie. Vous me direz si vous la voyez telle, d'apres le portrait que je vais vous faire. Je voudrais vous montrer une de ces puissantes beautes du Transtevere, ou une de ces elegantes filles d'Albano, que vous connaissez en peinture, avec leur costume pittoresque, leur taille de reine, leur majeste sculpturale. Rien de tout cela n'a encore frappe mes regards. La Daniella est une Frascatine pur sang, a ce que m'assurent Brumieres et Tartaglia, c'est-a-dire une jolie femme selon nos idees francaises, bien plus qu'une belle femme selon le gout italien. Elle est tres-brune, un peu pale; elle a des yeux, des dents et des cheveux magnifiques; le nez est passable, la bouche un peu grande, le menton un peu court et avance; les plans du visage sont plus fermes que gracieux; le regard est passionne, peut-etre hardi. Est-ce franchise ou impudeur? Je ne sais. La taille est charmante, fluette sans maigreur et souple sans debilite. Les pieds et les mains sont petits, qualite rare en Italie, a ce que j'ai pu remarquer jusqu'ici. Elle est vive, adroite, et m'a paru danser avec grace. Quoique civilisee par un voyage en France et en Angleterre (elle est depuis deux ans au service de lady Harriet), elle a conserve je ne sais quoi de hautain dans le sourire et de sauvage dans le geste qui sent la villageoise mefiante, a idees etroites et obstinees. Je ne l'avais guere regardee en voyage: elle avait un chale et un chapeau qui l'enlaidissaient beaucoup, et qu'elle portait assez mal; mais, depuis ce matin, elle a repris son costume local, qui n'est pas des plus beaux, mais qui lui sied: une robe brune a manches demi-courtes, un tablier dont la piece de corsage baleine lui sert de corset, et un mouchoir de mousseline blanche sur le chignon, noue tres-lache sous le menton. Telle est la personne dont je suis cense amoureux, car il faut vous raconter la suite de l'_intrigue_. A peine la Frascatine (car, en depit de Tartaglia, je crois que c'est ainsi qu'il faut dire) etait-elle sortie, emportant les restes de mon dejeuner, que Tartaglia, se posant devant moi d'un air solennel et un peu tragique, m'adressa cette reprimande: --Prenez garde a vous, mossiou (Je decouvre que _mossiou_ est son terme de mecontentement, tandis qu'_excellence_ est son terme de satisfaction.) Prenez garde aux yeux de la Daniella! C'est une Frascatine et une fille _apparentee_. --Qu'entends-tu par ces paroles? BRUMIERES.--Je vas vous le dire, moi. J'ai failli y etre pris, a l'occasion d'une certaine... TARTAGLIA.--Je Sais! BRUMIERES.--Comment, tu sais? TARTAGLIA.--Eh! oui; vous ne vous souvenez pas de moi; mais je vous ai remis tout de suite sur _le vapeur_. Il y a deux ans, quand, par occasion et faute de mieux, je _tenais des anes_ a Frascati, vous fites la cour a la Vincenza. BRUMIERES.--C'est possible; mais j'y renoncai vite en voyant qu'elle etait _apparentee_; c'est-a-dire, mon cher, ajouta-t-il en s'adressant a moi, qu'elle avait une famille etablie au pays. On vous expliquera peu a peu comment, dans certains villages de la Campanie, et a Frascati particulierement, il y a une population nomade, la caste des _contadini_ (paysans), qui ne tient pas au sol, et une population stable, la caste des artisans. Ces derniers ont l'humeur austere a l'endroit des etrangers, et, des qu'une fille de la tribu est recherchee par un touriste, un peintre, un amateur quelconque sans grande protection ni credit, on lui impose le mariage... ou le duel au couteau. Seulement, on ne lui prete aucune espece de couteau pour se defendre, et on le force a epouser on a fuir. C'est le sage parti que j'ai pris et que je vous conseille de prendre si jamais vous avez affaire, a Frascati, avec une fille ayant beaucoup de parents. Je crois que la Vincenza avait quelque chose comme vingt-trois cousins. VOTRE SERVITEUR, _a Tartaglia_.--Et, comme tu pretends etre le parent de la Daniella, tu m'avertis et me menaces? Tu me donnes envie de lui faire la cour! TARTAGLIA.--Non, Excellence; je ne suis ni son parent ni son amoureux. Je ne suis pas un Frascatino; je suis un Romain, moi! La Daniella, qui est une bonne fille, m'a fait passer ici pour son parent, ce qui m'a assure les bonnes graces de milady. Un petit mensonge, c'est une bonne action quelquefois. Mais je vous dis: Excellence, ne pensez pas a cette petite fille, quand meme vous ne devriez jamais mettre les pieds a Frascati. BRUMIERES.--C'est donc...? TARTAGLIA.--Non, non, rien de mauvais! Une bonne fille, Excellence, je vous dis! Mais quoi! une fille de rien! Et, me prenant a part, il ajouta: --Regardez plus haut; faites-vous aimer de l'heritiere, c'est moi _que je vous le dis!_ --Laisse-nous tranquille avec ton heritiere et tes avis. Nous avons assez de ta conversation. --A votre service, quand il plaira a _mossiou_! dit-il en souriant de travers et en emportant sa cravate. --Ne le fachez pas, me dit Brumieres des que nous fumes seuls; ces abominables coquins-la sont utiles ou dangereux; il faut opter. Des que vous avez accepte d'eux le plus petit service, meme en le payant bien, et surtout si vous l'avez bien paye, vous leur appartenez, vous devenez leur ami, c'est-a-dire leur proie. N'esperez plus leur echapper, tant que vous aurez un pied dans Rome ou aux environs. Et meme, s'ils ont quelque interet serieux a vous epier ou a vous suivre, vous les verrez sortir de terre en quelque lieu de l'Italie que vous vous trouviez. Des qu'ils ont penetre ou cru penetrer votre caractere, vos gouts, vos besoins ou vos passions, ils s'arrangent pour les exploiter. Vous avez l'air de ne pas me croire? Eh bien, vous verrez! Je vous attends a la premiere amourette que vous aurez ici. Fut-ce la nuit, au fond des catacombes, et sous triple cadenas, vous me direz si vous ne trouvez pas ce Tartaglia sur vos talons, et s'il ne s'arrangera pas pour que vous ayez absolument besoin de lui. Au reste, ne vous en chagrinez pas. Si l'obsession de ce genre de demon familier est quelquefois irritante, elle a aussi bien des avantages, et le mieux est de l'accepter franchement. Ils ont les qualites de leur emploi; ils sont aussi discrets pour garder votre secret qu'ils le sont peu pour vous l'arracher. Ils connaissent toutes gens et toutes choses; ils ont l'esprit subtil, penetrant, agreable a l'occasion. Ils vous donnent des conseils infames dans l'interet de vos passions; mais ils vous en donnent aussi de fort bons dans l'interet de votre securite. Ils vous avertissent de tout danger et vous preservent de toute ecole. On les connait, on les emploie, on les menage. A mesure que vous prendrez langue ici, vous apprendrez bien des choses et serez emerveille de voir a quel point, sur cette terre classique de la caste, le diable rapproche, dans une mysterieuse intimite, les individus places aux points extremes de l'echelle sociale. Souvenez-vous que Rome est le pays de la liberte par excellence. Entendons-nous: la liberte de faire le mal! Il y a plus de deux mille ans que c'est ainsi. --Je crois ce que vous me dites en voyant un vagabond comme ce Tartaglia prendre possession de ce palais et de cette famille, comme ferait un homme de confiance. Et pourtant nous sommes chez des Anglais qui devraient avoir en execration un pareil specimen des moeurs locales! --Rien de plus tolerant que les Anglais hors de chez eux, mon cher. Voyager est pour eux une debauche d'imagination qui les soulage de la roideur de leurs habitudes. Ceux-ci sont venus plusieurs fois en Italie, et, si je ne les ai jamais rencontres a Rome, c'est que je ne m'y suis pas trouve aux memes epoques, ou qu'ils n'avaient pas, pour se faire remarquer, cette belle niece avec eux. Mais je vois bien que lord B*** connait le terrain, et, quand je l'ai vu, hier au soir, accueillir le Tartaglia si amicalement, je me suis dit que lady B*** etait jalouse, et que milord avait souvent besoin d'un eclaireur, d'un factionnaire ou d'une vigie. Peut-etre bien aussi Tartaglia sert-il a la fois d'espion a la femme et de confident au mari; mais je vous reponds qu'il satisfait aux exigences de l'un et de l'autre sans en trahir aucun, son affaire etant de vivre de leurs bonnes graces, et de vivre sans travailler, ce qui est tout le probleme a resoudre dans l'existence du proletaire romain. --Ainsi, par fierte, ils refusent d'etre laquais; mais, par gout, ils sont... --Hommes d'intrigues! Ceux qui ne le sont pas sont forces de voler ou de mendier. Si ce n'est par gout que beaucoup d'entre eux cherchent a vivre des vices des classes riches, c'est au moins par besoin. Que voulez-vous que fasse un peuple qui n'a ni commerce, ni industrie, ni agriculture, ni relations avec le reste du monde? Il faut bien qu'il se mette a sucer, comme un parasite, la seve de ces grands arbres qui etouffent les plantes basses sous leur ombre. Cela vous indigne ou vous attriste? Bah! c'est Rome, la merveille du monde, la ville eternelle de Satan, le grand festin ou, parasites nous-memes, nous venons chercher, selon nos aptitudes, l'art, le mystere, la fortune ou le plaisir. A bon entendeur, salut! Pourvu que vous ne fassiez pas de scandale, tout ira bien pour vous. Et, pour ma part, excepte de pretendre a l'enthousiasme de miss Medora, je suis dispose a vous aider en toute honnete entreprise, ou a vous pardonner toute aventure agreable. Et, sur ce, je m'en vas trouver il signor Tartaglia; car il m'a semble que le drole avait pour vous une preference inquietante, et je veux que, par l'intermediaire de la Daniella, il me fasse _mousser_ aupres de la celeste Medora. A propos, ajouta-t-il en s'en allant, permettez-moi, au premier diner que j'accepterai ici, de glisser dans l'oreille de la princesse que vous etes epris... en tout bien tout honneur (je sais comment il faut parler a une Anglaise!) de sa piquante cameriste. --Dites que c'est une idee de peintre! --Oui, c'est ca! une _tocade_! Ce sera bien assez pour vous faire mepriser profondement. A demain! Je viendrai vous chercher pour vous montrer un peu les principales masses de la ville. Mais je vous avertis qu'il vous faudra bien un an pour voir tous les details! Adieu! A present, j'entends la voix de lord B***, qui vient me chercher. Il m'a dit qu'il se chargeait d'envoyer mes lettres en France par l'ambassade anglaise, sans qu'elles eussent a passer par les mains de la police papale, qui ne les laisserait point passer du tout. X Rome, 24 mars 185... Je crois que je ne resterai pas ici; j'y suis abattu, faible; une tristesse de mort me penetre par tous les pores. Est-ce de Rome, est-ce de moi que cela vient? Ces entretiens de chaque jour avec vous m'arrachaient a des reflexions trop personnelles et me faisaient vivre en dehors de mon spleen. Je vais tacher de les reprendre, ne dusse-je pas vous envoyer toutes ces ecritures. Mais si, pourtant; il faut que je vous promene avec moi dans ce cimetiere plus vaste, mais moins imposant mille fois que celui de Pise. Il faut vous montrer Rome comme elle m'apparait, dusse-je vous faire partager ma desillusion. Par ou commencerai-je? Par le Colisee. Vous connaissez, par la peinture, la gravure et la photographie, tous les monuments de l'Italie. Je ne vous en decrirai aucun. Je vous dirai seulement l'impression que j'en ai recue. Celui-ci, quoique beaucoup plus vaste, en fait, que ceux de Nimes et d'Arles, que j'ai vus dans mon enfance, est moins saisissant. La partie des gradins manque, et c'est ce revetement qui donne a ces vastes arenes leur caractere solennel, et qui aide l'imagination a y reconstruire les terribles scenes du passe. Ici, ce n'est plus qu'une carcasse gigantesque, des constructions superposees dont on ne devinerait pas l'usage si on ne le savait pas d'avance. Et puis n'a-t-on pas imagine de sanctifier ce lieu funeste par un _chemin de croix_, c'est-a-dire par un entourage interieur de petites chapelles uniformes, microscopiques, il est vrai, mais, en revanche, d'un nu et d'un blanc si criard, qu'elles s'emparent de l'oeil et le crevent, quelque effort qu'il fasse pour s'en detacher! Entre ces chapelles, des echafaudages de planches semblent destines a un etalage forain; c'est la que des capucins viennent precher pendant le careme. Ce que l'on nous racontait chez vous des incroyables bouffonneries de ces energumenes, et des scenes burlesques que presentent ces predications en plein vent, reste beaucoup au-dessous de la realite. Il faut l'avoir vu et entendu, pour croire que cela existe encore. On dit que le haut clerge en rit, mais qu'il le tolere, et ne pourrait s'y opposer sans mecontenter le peuple. Je ne m'en facherais pas si ces saltimbanques emportaient leurs baraques et la decoration de petits frontons badigeonnes dont ils ont enlaidi l'arene du Colisee; mais cette decoration benite et consacree durera peut-etre plus que le Colisee lui-meme. Il faut en prendre son parti, et ne pas s'arreter sous ces puissantes arcades ruisselantes de vegetation, au fond desquelles, au milieu d'une perspective magique de couleur, on apercoit, de quelque cote qu'on s'y prenne, un de ces objets disparates qui tuent tout effet, en bannissant toute emotion serieuse. --Passons, me dit lord B***, qui avait voulu me servir de guide. Ce n'est rien de plus qu'un tas de pierres bien grand. Il avait presque raison. Le Forum, les temples, toute cette serie de vestiges magnifiques qui s'etend le long du _Campo Vaccino_, depuis le Capitole jusqu'au Colisee, n'est reellement tres-interessante que pour les antiquaires. Les arcs de triomphe sont seuls assez entiers pour qu'on puisse les appeler des monuments. On est enchante, cependant, au premier abord, de voir tant d'ossements du grand cadavre montrer encore l'etendue et l'importance de sa vie et de son histoire. Les fragments releves ou gisants sont beaux, ou riches, ou enormes. Ce qui est reste debout fait encore grande figure a cote des constructions qui ont ete accolees ou qui touchent de trop pres, a cote surtout d'edifices modernes tels que le Capitole, qui est une jolie chose trop petite pour sa base. Mais, a part l'interet historique qui est incontestable, qu'est-ce qui manque donc pour que ces ruines ne produisent pas plus d'effet serieux sur le commun des mortels comme votre serviteur? Pourquoi n'eprouve-t-il qu'un saisissement de malaise et de regret plutot que de surprise et d'admiration? Pourquoi lui faut-il faire un notable effort pour se representer le spectre du passe planant sur ces restes dont l'attitude est encore significative et la pensee lisible? J'en cherche la raison, et je trouve celle-ci, qui est fort banale, mais fort vraie: c'est que les ruines ne sont pas a leur place au beau milieu d'une ville. Plus elles sont belles, plus elles font paraitre laid tout ce qui n'est pas elles. La mort et la vie ne peuvent pas trouver un lien, une transition. Elles effacent mutuellement leur empreinte. On se demande ici ou est Rome, si elle existe, ou si elle a existe. C'est l'un ou l'autre, et pourtant je ne vois bien ni l'un ni l'autre. La Rome du passe n'existe plus assez pour m'ecraser de sa majeste. Celle du present existe trop peu pour me la faire oublier, et beaucoup trop pour me la laisser voir. Je sais bien qu'il n'y a pas moyen de relever la Rome antique; mais il m'est venu un projet a l'etat de vision qui arrangerait toutes choses a ma guise: ce serait de faire disparaitre la Rome moderne et de la transporter ailleurs. Nous laisserions sur place ses palais et ses eglises, ses obelisques, ses statues, ses fontaines et ses grands escaliers; et, au lieu de ses vilaines rues et de ses affreuses maisons, nous apporterions de beaux arbres et de belles fleurs que nous grouperions assez habilement pour isoler un peu les edifices des diverses epoques sans les masquer. Mais nous ne planterions qu'apres avoir bien fouille ce sol immense qui nous rendrait autant de richesses que nous en avons deja a fleur de terre. Oh! alors, ce serait un beau jardin, un beau temple dedie au genie des siecles, la veritable Rome de nos reves d'enfant, le musee de l'univers! Quant a transporter la population dans un air viable et sur une terre cultivee, la chose faite, elle ne s'en plaindrait pas. Elle n'aurait certes pas lieu, meme en supposant qu'elle restat sous le joug des pretres, de regretter l'atmosphere ou elle vegete et le foyer de pestilence qui l'environne. Mais assainir cette Rome d'aujourd'hui, au moral et au physique, me parait plus difficile que le reve de la transplanter ailleurs. Disons donc, pour en revenir a l'aspect des choses ici qu'elles sont mal situees relativement au cadre qui les environne: un cadre de constructions laides, pauvres, betes ou choquantes; et, par malheur, rien qui puisse etre degage pour l'oeil, de ces accessoires deplorables, a moins de grands partis pris, de grandes depenses, de grands moyens et de grandes idees par consequent. Sans aller aussi loin que moi tout a l'heure (il ne m'en coutait rien!), le formidable travail de demolition et de reconstruction auquel se livre aujourd'hui l'edilite parisienne serait ici aux prises avec des elements grandioses, des reves magnifiques, sans compter les besoins imperieux d'assainissement que reclame au plus vite une population decimee par la fievre, meme au sein des quartiers reputes les mieux aeres et les mieux entretenus. Si vous saviez en quoi consiste le nettoyage d'une ville qui possede a chaque coin de rue ce que l'on appelle un _immondiziario_, c'est-a-dire une borne, souvent decoree d'un fragment antique tres-curieux, d'un torse innomme ou d'un pied colossal, sur lequel s'entassent toutes les ordures imaginables! Cela sert a enterrer des chiens morts sous des trognons de choux et beaucoup d'autres choses que je ne vous dirai pas. Comme les rues sont etroites et les depots considerables, il faut y marcher a mi-jambe ou rebrousser chemin. Ajoutez a cela l'aimable abandon du peuple romain, qui, en quelque lieu qu'il se trouve, sur les marches des palais ou des eglises, sous le balai meme des custodes irrites, sous les yeux des femmes et des pretres, s'accroupit, grave, cynique, le cigare a la bouche, ou chantant a pleine voix. Je me demande comment les poetes contemplatifs dont je vous parlais l'autre jour ont tant pleure sur les ruines et se sont assis sur tant de futs de colonnes sans etre asphyxies, car les ruines sacrees sont presque aussi polluees que les rues frequentees et les places publiques; et, l'autre jour, j'ai vu la belle Medora au bras de mon ami Brumieres, levant les yeux vers le fronton de Sainte-Marie-Majeure, et s'extasiant sur les delices intellectuelles de Rome..., mais promenant sa longue robe de soie et ses incommensurables jupons brodes... J'avoue que je n'ai pu retenir un fou rire, et que, ne pouvant plus songer a cette romantique beaute sans me representer le spectacle de cette distraction, je sens que je ne pourrai jamais devenir amoureux d'elle. Je vous demande bien pardon d'associer dans votre pensee l'image de Rome a celle de la revoltante obscenite de ses coutumes et franchises; mais c'est le trait caracteristique qui, du premier moment, vous donne la clef de l'ensemble. L'abandon absolu de toute pudeur, l'absence de repression, la magistrale insouciance du passant, la fievre et la mort planant sur le tout malgre une incessante pluie d'eau benite, cela explique bien des choses, et il ne faut pas s'etonner si l'on a pu batir tant de cahutes avec les pierres des edifices sacres, si des guenilles immondes flottent sur les precieux bas-reliefs incrustes dans tous les murs, et si, dans le monde moral que cet exterieur represente, il y a des vices infames vainement arroses d'eaux lustrales, et des vertus natives ecrasees sous d'effroyables miseres. Je me suis releve de l'abattement moral ou m'avait plonge cette premiere impression, au milieu des Thermes de Caracalla. Ceci est une ruine grandiose et dans des proportions colossales; c'est renferme, c'est isole, silencieux et respecte. La, on sent la terrifiante puissance des Cesars et l'opulence d'une nation enivree de sa royaute sur le monde. Mais ce qui, pour mon usage personnel, me semble preferable a tout, ici, ce qui est unique dans l'univers, c'est le coup d'oeil que, par un ciel sombre et rougeatre, presente la via Appia, cette route des tombeaux dont on parle moins dans les livres que de tout le reste, et dont je n'avais vu aucune image. Je crois que cela est en grande partie nouvellement exhume et n'a pas encore eu trop de larmes de poetes. Je vois qu'on fouille encore et que, tous les jours, on decouvre de nouvelles tombes. Cette etroite, mais incommensurable perspective de ruines tumulaires, est d'un effet que vous pouvez rever incomparable, sans crainte d'aller trop loin. C'est une route bordee, sans interruption, de monuments antiques de toute dimension et de toutes formes, avec un caractere harmonieux et une profusion de debris d'une grande beaute. On a rassemble tous ces fragments epars et enfouis; on a reussi a retablir assez chaque tombeau pour qu'ils aient tous un sens, une physionomie, et la plupart de leurs inscriptions solennelles ou facetieuses. Cela s'etend dans la campagne de Rome pendant plus d'une lieue; et, si l'on fouille toujours, on trouvera peut-etre tous les monuments de cette route-cimetiere qui allait jusqu'a Capoue. Le pave de lave basaltique sur lequel vous marchez est, en beaucoup d'endroits, la voie basaltique meme, et les roues des voitures s'enfoncent dans les memes rainures qui furent creusees par le passage des chars. A droite et a gauche de cette voie, qui coupe a vol d'oiseau dans la campagne de Rome jusqu'a Albano, vous voyez s'elever, dans le desert, les doubles et triples lignes de ces aqueducs monumentaux dont la rupture et l'abandon font la beaute du tableau et, en partie, l'insalubrite du pays. Les _souvenirs_ abondent: le tombeau de Seneque, le champ de bataille des Horaces, le temple d'Hercule, le cirque de Romulus, et, ce qui est encore un monument debout et imposant, le mausolee splendide de Cecilia Metella; mais je ne suis qu'un pauvre peintre, et je ne vous parle que de ce qui frappe les yeux. C'est beau, c'est grand, c'est colore, c'est etrange surtout, cette via Appia, et d'un caractere de desolation que ne trouble aucune construction moderne, aucun accident vulgaire. Je suis descendu d'un degre de plus dans le mepris de miss Medora en avouant, apres une journee de courses avec lord B***, que la plus vive sensation de cette journee avait ete le tableau que je vais vous depeindre. Tartaglia, qui, bon gre mal gre, nous suit partout, et qui, en depit du silence que nous lui imposons, trouve moyen de nous faire faire sa volonte, nous avait conduits au fond d'un abominable egout place sous des jardins, dans un coin tout rustique du Velabre; car il faut vous dire qu'a chaque pas et sans transition, cette ville est une ruine antique, une cite chretienne, un quartier _nobile_, et une campagne. Nous avions descendu un petit chemin malpropre, et vu, dans une sorte de precipice infect, un bonhomme lancer les charognes dont sa charrette etait chargee. Cette voirie, c'est la _Cloaca maxima_; cela a plus de deux mille ans d'existence. Ce fut un grand ouvrage pour assainir Rome, et c'est si solidement construit en blocs de travertin et de peperin, que cela sert encore a recevoir les eaux des egouts du quartier et a les porter dans le Tibre. Mais je doute que la police s'en occupe beaucoup, puisqu'il est maintenant a moitie comble par les immondices, et qu'on trouve plus simple d'y jeter des chevaux morts que de faire un trou pour les enterrer. Lord B***, qui est fort las d'antiquites, jurait apres Tartaglia, lorsqu'en revenant sur nos pas, nous remarquames un detail qui nous avait echappe: c'est une excavation dans le tuf ou, au fond d'un petit antre noir, coule l'_Aqua argentina_, flot de cristal dont on ignore l'origine. Cette eau, si belle et si precieuse dans une ville ou les eaux sont presque toutes funestes, est a la merci de la premiere lavandiere venue. Il y en avait la une que je n'oublierai jamais. Seule dans cet antre, grande, maigre, jadis belle, hideusement sale, vetue de haillons couleur de terre, ses longs cheveux, encore noirs, epars sur son sein nu, pendant comme celui d'une vieille Eumenide, elle lavait, battait et tordait avec une sorte de rage qui m'a fait penser aux fantastiques _lavandieres de nuit_ de nos legendes gauloises; mais elle n'en avait que l'activite: c'etait une Romaine ou plutot une Latine. Elle chantait quelque chose d'inoui, avec une voix haute, nasillarde et plaintive, dans un patois dont je ne saisissais que ces rimes souvent repetees _mar, amar_. J'aurais ete desole que Tartaglia me traduisit le reste on qu'il m'apprit quel etait ce dialecte. On sent en soi le besoin de respecter les mysteres de certaines sensations. J'aurais ete egalement fache de songer seulement a faire un croquis de cette pythonisse detronee, qui se trouvait la comme sortie de terre, frappant l'eau en cadence et essayant sa voix enrouee apres deux ou trois mille ans d'inhumation sous les ruines de Rome. Non, ce n'est pas moi qui dirai maintenant cette formule classique que l'on trouve dans les romans: _Il eut fallu a cette scene le pinceau d'un grand maitre!_ Non, certes, il ne fallait rien que voir entendre et se souvenir. Il y a des choses qu'on ne prend sur le fait par aucun moyen materiel: l'ame seule s'en empare. J'aurais bien defie le plus habile musicien de noter ce que chantait la sibylle. Cela n'avait aucun rhythme, aucune tonalite appreciables d'apres nos regles musicales. Et cependant elle ne chantait pas au hasard, elle ne chantait pas faux selon sa methode, car je l'ecoutai longtemps, je vis que chaque couplet repassait exactement dans les memes modulations et la meme mesure. Mais que cela etait etrange, lugubre, funeraire! Ce theme peut etre une tradition aussi ancienne que la _Cloaca maxima_. C'etait peut-etre la le chant primitif des Latins, et ce serait peut-etre beau si nos oreilles, faussees par un systeme inflexible, pouvait l'admettre ou le comprendre. Voila comment je peux vous expliquer, a vous, l'emotion qui m'avait gagne, et que lord B*** voulut ensuite me faire traduire en paroles convenables a sa precieuse niece. Je n'aurais pu en venir a bout; je m'en tirai par des plaisanteries, et il en resulta quelque aigreur entre nous, au grand contentement de Brumieres, qui etait la a prendre le the, et qui me pousse le coude pour m'encourager, chaque fois que l'occasion se presente de me rendre insupportable a l'objet de son culte. XI 24 mars. Je vous ai bien assez promene aujourd'hui chez les morts. Nous serons forces d'y retourner, car ici il n'y a pas moyen d'en sortir; mais, pour aujourd'hui, il faut que je vous parle un peu des vivants. Miss Medora est donc tout a fait persuadee que j'ai l'horreur du beau, et j'ai bien senti, dans ses paroles, que, la Daniella aidant, Tartaglia avait fait les affaires de mon camarade. On sait que je me defends d'adorer les charmes irresistibles de miss Medora, et que j'ose trouver plus piquants ceux de la soubrette. La soubrette elle-meme a l'air de croire a mon amour, vu que je continue mon role et que je l'accable de compliments exageres. Brumieres pousse sa pointe et se nourrit d'esperances que je crois tout aussi folles que celles dont Tartaglia persiste a vouloir m'enfievrer. Cela fait une situation assez piquante et qui m'egayerait si je pouvais secouer je ne sais quel manteau de glace tombe sur mes epaules et sur mon esprit depuis que je suis a Rome. Il faut pourtant que je tache de ne pas vous ennuyer aussi, et je veux vous dire quelle singuliere conversation j'ai entendue avant-hier; cela fera la suite, et, a certains egards, la contrepartie de celle que j'ai surprise a la _Reserve_. Il parait que je suis destine a m'emparer, comme malgre moi, des secrets d'autrui. Ne me dites pas que je fais metier d'ecouter aux portes ou au travers des cloisons. Vous allez voir comment la chose est arrivee. Pour vous la faire comprendre, il faut que je vous dise ou et comment je suis loge. Il arrive quelquefois, dans ces grands palais d'Italie, que les deux etages principaux sont la propriete de personnages differents. Il en a ete ainsi dans celui ou je me trouve, car ces deux habitations superposees ont ete arrangees de maniere a etre bien distinctes l'une de l'autre. Nulle communication entre le premier et le second. Quand je vais diner avec mes Anglais j'ai a descendre jusque dans la rue pour remonter chez eux par une autre porte situee sur une autre facade de l'edifice. Mais cette disposition particuliere n'a pas ete prise lors de la construction du palais, et il se trouve dans mon appartement, dans ma chambre meme, une porte donnant sur un petit escalier qui aboutit a une impasse. C'etait autrefois, sans doute, une des communications pour le service interieur de la maison, et elle est parfaitement muree. J'avais explore cet escalier le jour de mon installation, et, voyant qu'il n'aboutissait qu'a un gros pilier pris dans la maconnerie, j'avais juge parfaitement inutile d'en demander la clef. Avant-hier donc, vers six heures, comme je venais de rentrer pour faire un peu de toilette (car il est a peu pres impossible de songer a diner dehors, lady Harriet m'envoyant dire cent fois tous les matins qu'elle compte sur moi pour le soir), Je fus surpris de trouver cette porte ouverte et le tres-remarquable berret basque de Tartaglia sur la premiere marche. Je l'appelai, il ne repondit pas; mais il me sembla entendre remuer au fond de l'impasse, et j'y descendis dans l'obscurite. Quand je fus a la derniere marche, je sentis une main se poser sur mon bras. --Que fais-tu la, coquin? lui dis-je reconnaissant le sans-gene de mon drole. --Chut! chut! tout bas! me repondit-il d'un ton mysterieux. Ecoutez-la, elle parle de vous! Et, m'attirant avec lui contre la muraille, il m'y retint par le bras, et j'entendis, en effet, prononcer mon nom. C'etait la voix de miss Medora qui m'arrivait a l'oreille, comme au moyen d'un cornet acoustique, et qui disait: --Tu deraisonnes; il te trouve laide, et c'est une coquetterie a mon adresse, de faire semblant.... Un eclat de rire de la Daniella interrompit la jeune lady. J'aurais du n'en pas ecouter davantage. Oh! cela, j'en conviens, et voila que, suivant la prediction de Brumieres, je subissais fatalement la mauvaise influence de cette canaille de Tartaglia; mais croyez-vous qu'un homme de mon age, quelque serieux que l'ait rendu sa destinee, puisse entendre deux jolies femmes parler de lui, et resister a la tentation de preter l'oreille? La Medora avait, a son tour, interrompu le rire de la Frascatine par une reprimande assez aigre. --Vous devenez sotte, lui disait-elle, et prenez garde a vous! Je ne souffrirais pas aupres de moi une fille qui aurait de vilaines aventures. --Qu'est-ce que Votre Seigneurie appelle vilaines aventures? reprit vivement la Daniella. Qu'y aurait-il de vilain a etre aimee de ce jeune garcon? Il n'est ni riche ni noble, et il me conviendrait beaucoup mieux qu'a Votre Seigneurie. La-dessus, miss Medora fit une morale a sa femme de chambre, essayant de lui prouver qu'un homme de _ma condition_, bien eleve comme je le paraissais, ne pouvait prendre l'amour au serieux avec une grisette, avec une _artigiana_ de Frascati; qu'elle serait trompee, abandonnee, et que, pour un moment de vanite satisfaite, elle aurait a pleurer tout le reste de ses jours. La Daniella ne me semble pas fille a tant se desesperer, le cas echeant, car elle continua sur un ton tres-decide: --Laissez-moi penser de tout cela ce que je veux, signora, et renvoyez-moi si je me conduis mal. Le reste ne vous regarde pas, et les sentiments de ce jeune homme pour moi ne peuvent que vous divertir, puisqu'il vous deplait encore plus que vous ne lui deplaisez. La discussion alla quelque moment ainsi; mais, d'aigre-douce, elle devint tout a coup violente. Miss Medora se plaignait d'etre mal coiffee (il parait qu'on la coiffait pendant ce colloque); et, comme la Daniella assurait avoir fait de son mieux et aussi bien qu'a l'ordinaire, l'autre s'emporta, lui dit qu'elle le faisait expres, et, s'etant apparemment decoiffee, elle donna l'ordre de recommencer. Il y eut des larmes de la Daniella; car, apres un moment de silence, l'Anglaise reprit: --Allons, sotte, pourquoi pleures-tu? --Vous ne m'aimez plus, dit l'autre. Non! depuis que ce jeune homme est ici, vous n'etes plus la meme: vous avez du depit, et je vous dis, moi, que vous l'aimez. --Si je ne vous savais folle, repondit l'Anglaisa irritee, je vous chasserais pour les impertinences que vous dites a tout propos; mais, jet vous prends pour ce que vous etes, une sauvage! Allons, venez me mettre ma robe. Le bruit d'une porte, brusquement fermee, mit fin a cette querelle et a mon peche de curiosite. En cherchante retrouver l'escalier, je m'apercus que Tartaglia etait toujours pres de moi et qu'il n'avait pas du perdre un mot de tout ceci. Je l'avais oublie. --Mais, insupportable espion, lui dis-je, pourquoi es-tu venu-la, et comment oses-tu te permettre de surprendre les secrets d'une maison qui t'accueille et te nourrit? --En cela, repondit l'impudent personnage, nous sommes a deux de jeu, _mossiou_! --Fort bien, pensai-je, j'ai ce que je merite. Et, pour ne pas faire avec lui le pendant de la scene des deux jeunes filles, je remis ma replique a un autre moment. --Avant de remonter, me dit-il en me retenant avec son incorrigible familiarite, donnez-vous donc le plaisir de regarder la jolie invention! Et, frottant sur le mur une allumette qui prit feu, pour nous eclairer suffisamment, il me montra, sous le renfoncement de la muraille, contre le pilier, une petite ouverture simulant l'absence d'une brique. J'y collai mon oeil, et ne vis pas le plus petit rayon de lumiere. --Il n'y a rien la pour la vue, continua le cicerone de cet arcane domestique. Cela serpente dans le mur; c'est arrange pour entendre. C'est comme une _oreille de Denys_. --Et l'invention est de toi? --Oh! non, certes! Je n'etais pas ne quand celui qui a imagine ca est mort. C'etait un cardinal jaloux de sa belle-soeur, qui... Je remontai a ma chambre. J'ai peu de gout pour les historiettes scandaleuses de Tartaglia. Vraies ou fausses, elles sont une satire si sanglante des moeurs des princes de l'Eglise, et, en meme temps, je le vois tellement devot, que je me tiens avec lui sur mes gardes. Il est trop libre dans son langage pour n'etre pas mouchard, et agent provocateur par-dessus le marche. --_Mossiou! mossiou!_ dit-il en riant quand j'eus referme la porte en lui promettant beaucoup de coups de pied quelque part si je l'y reprenais; vous ne feriez point cela! Je suis un Romain, moi, et, au contraire de la Medora, qui fait l'indifferente parce qu'elle est fachee, vous faites le fache pour cacher que vous etes content. J'espere que vous en etes sur, a present, que j'avais raison? Vous etes aime! Je ne me trompe jamais, moi! Allez, allez, Excellence, n'ayez pas peur. En ecoutant souvent par la, vous saurez comment il faut vous conduire, et je vois, a present, que vous vous y prenez bien. Vous poussez au depit pour faire pousser la passion. C'est bien, je suis content de vous; mais vous, quand vous serez milord, souvenez-vous du pauvre Tartaglia. La-dessus, il sortit plus enchante que jamais de lui-meme. La premiere parole que j'adressai a Medora, au moment du diner, fut une louange exorbitante sur l'admirable arrangement de ses cheveux. J'etais, vous le voyez, dans une disposition d'esprit profondement scelerate; mais il est certain que cette Daniella a un gout exquis et qu'elle est pour moitie dans les triomphes de beaute de sa maitresse. --Pauvre fille, pensais-je, elle aussi, elle a des cheveux magnifiques qui sont peut-etre plus a elle que ceux de cette Anglaise, et on ne les apercoit que quand son mouchoir blanc se derange. Dans la querelle que j'avais entendue, certes la provoquee, la meconnue et l'humiliee etait cette pauvre Frascatine. N'est-ce pas une chose contre nature pour une jeune fille d'avoir a s'effacer pour faire place a une autre, et de consacrer sa vie a orner une idole en s'oubliant soi-meme? Et, parce que cette humble pretresse de la Medora se permettait de croire a mes hommages, la deesse courroucee l'avait menacee de la chasser de son sanctuaire! --Certainement, lui dis-je, je ne vous ai jamais vue si bien arrangee. --Vous croyez? repondit-elle du ton d'une femme au-dessus de ces miseres. Je m'arrange toujours moi-meme, et j'y mets si peu de temps! --Ah! vraiment? Vous avez l'adresse d'une fee et le gout d'une veritable artiste. Nous etions seuls: elle en profita pour etre coquette, et meme un peu lourdement, comme le sont, je crois, les Anglaises quand elles s'en melent. --Ne faites donc pas semblant de me regarder, dit-elle; je ne suis pas belle du tout dans votre opinion. --C'est vrai, repondis-je en riant: vous etes laide, mais bien coiffee, et j'envie votre habilete. --Ah! et pourquoi faire? Voulez-vous donc natter et creper vos cheveux? --Je voudrais, dans l'occasion, savoir dire a un modele comment il faut s'arranger. Est-ce que vous me permettez de regarder de pres? --Oui, regardez bien, et vous direz a la fameuse lavandiere de l'_Aqua argentina_ de s'arranger comme moi. Ah ca! vous touchez a mes cheveux? Savez-vous qu'on ne doit pas toucher a un seul cheveu d'une Anglaise? --J'ai ce droit-la, ne vous semble-t-il pas? --Vous? et pourquoi donc, s'il vous plait? --Parce que, aupres de vous, je suis absolument calme et indifferent. Je suis le seul homme au monde capable d'une pareille imbecillite! donc, le seul homme qui ne puisse vous inquieter et vous offenser en aucune facon. Il faut vous dire que j'avais senti, au toucher, en effleurant la grosse tresse de son chignon, la difference des cheveux morts avec les vivants, et cela me donna l'aplomb d'ajouter: --Croyez-vous qu'une femme qui n'aurait pas, comme vous, cette profusion de cheveux, pourrait imiter votre coiffure? --Je n'en sais rien, repondit-elle brusquement en me lancant un regard d'aversion ou je crus lire clairement ces paroles: "Vous savez que ma grosse tresse n'est pas a moi, parce que la Daniella vous l'a dit, ou qu'elle m'a coiffee de maniere a rendre l'artifice visible." Elle sortit au bout d'un instant, et, quand elle revint, je vis que l'on avait retouche a la coiffure. Je me repentis de mon impertinence: ceci avait du causer de nouvelles larmes a la pauvre Frascatine. Je vois que je suis une pomme de discorde et que je dois cesser absolument de taquiner l'une ou l'autre. J'espere etre quitte envers Brumieres et m'etre consciencieusement assure l'antipathie de Medora. Les impertinences de la soubrette m'ont bien aide a obtenir ce resultat; mais les choses ne doivent pas aller plus loin, si je ne veux pas que Forage retombe sur la pauvre fille. Savez-vous que je m'attache reellement a la personne la moins aimable de la maison? Je ne parle pas de ce pauvre Buffalo, qui a reellement beaucoup d'esprit et de savoir-vivre, mais au veritable chien galeux de la famille, a lord B***, le prosaique, le petit esprit, le vulgaire, l'ignorant, l'homme nul, sans coeur et sans intelligence? Car telle est l'opinion bien arretee desormais de lady Harriet sur te compte de l'homme qu'elle a aime jusqu'a la consomption, jusqu'a l'etisie. Quand je regarde cette courte "t ronde personne, si bien guerie, si fraiche dans son soleil d'automne, et si aimable quand elle oublie de deplorer la mediocrite de son mari, je ne puis m'empecher de m'effrayer a la pensee de l'amour. Est-ce donc la une des reactions inevitables des grandes passions, et faut-il absolument, quand on a ete adore, tomber dans ce mepris que les delicatesses d'un grand savoir-vivre peuvent a peine dissimuler chez lady B***, mais qui navrent son orgueil comme un poison lent a dose coutume? Ceci ne serait rien encore, et vous me direz que je ne cours pas si grand risque d'inspirer de grandes passions. C'est bien mon avis; mais, si, par hasard, j'etais capable d'en ressentir une et d'obtenir, pour compagne de ma vie, une femme adoree, serais-je donc condamne, un jour ou l'autre, a eprouver les angoisses et les ecoeurements d'une desillusion comme celle dont lady B*** me montre le triste exemple? Il y a une chose certaine, cependant, c'est que lady B*** est dans l'erreur sur le compte de son mari et sur le sien propre. Lord B*** lui est infiniment superieur sous tous les rapports serieux. Sans avoir beaucoup d'instruction ni d'esprit, il en a infiniment plus qu'elle; et, quant au caractere, il y a en lui une loyaute, une chastete, une candeur, une philosophie, une generosite a la fois spontanees et raisonnees qui laissent bien loin derriere elles la douceur naturelle, la liberalite insouciante et la sensiblerie exaltee de sa femme. En somme, ce sont deux bonnes et honnetes natures; mais ici le mari a toutes les qualites essentielles de l'homme, et l'epouse n'a que les agrements vulgaires de la femme. Lady Harriet est un type que l'on voit partout; lord B*** est une precieuse originalite, et, dans le cercle obscur des vertus privees, une superiorite reelle. An fond, je crois voir que ces deux ames froissees ne se haissent point, et que, tout en maudissant le joug qui les lie, elles ne le verraient pas se rompre sans douleur et sans effroi. Quelle est donc la cause du desenchantement de l'une et du decouragement de l'autre? Peut-etre une fausse appreciation du monde exterieur, trop de dedain pour ce monde, de la part du mari, trop d'estime, de la part de la femme. Mais le dedain, chez lord B***, vient d'un exces de modestie personnelle, et, chez lady Harriet, l'engouement resulte d'un fonds de vanite frivole. Voila donc un menage a jamais trouble, deux existences profondement gatees et steriles, parce qu'une femme manque de bon sens, et un homme de presomption! Je suis arrive vite a parler de cette plaie secrete avec lord B***. Son seul defaut, c'est de la laisser voir trop facilement. Il y a si longtemps qu'elle le ronge! Peut-etre aussi n'est-il pas ne avec beaucoup d'energie. Je lui ai appris que j'avais entendu sa conversation avec l'officier de marine, a la _Reserve_, et que j'avais resolu de lui en garder le secret, meme avant de prevoir que nous serions lies ensemble. Il m'en sait un gre infini et me tient pour un homme excessivement delicat. Il ne s'apercoit pas que ma discretion ne sert pas a grand'chose, et que son attitude penible, melancolique et un peu railleuse aupres de sa femme, fait deviner a tout le monde ce que je sais avec plus de detail seulement. Je me suis permis de le lui dire, et il m'a remercie de ma franchise, en promettant de s'observer; mais lady Harriet a, dans ses indignations rentrees ou dans ses soupirs de compassion, quelque chose de si blessant pour lui, que je doute de l'utilite de mes humbles avis. Il semble, d'ailleurs, que tous deux soient tellement habitues a ne pas s'accepter, qu'ils periraient d'ennui et ne sauraient plus que faire d'eux-memes, si on arrivait a les mettre d'accord. La belle Medora devrait etre un trait d'union entre eux; mais il ne parait pas qu'elle y ait jamais songe. C'est, je le crains bien, une tete eventee, sous son air grave et pensif. Elevee a travers champs par une mere voyageuse, ensuite orpheline et promenee de famille en famille, elle a fait acte d'independance des sa majorite (car elle a deja quelque chose comme vingt-cinq ans), en choisissant sa tante Harriet pour chaperon definitif. Cette preference s'explique peut-etre par des affinites de gout et d'habitudes: amour de la parure, de la paresse et de l'apparence en toutes choses. Elles nous font l'honneur d'appeler cela des gouts d'artistes. Et puis la jeune personne a fait cause commune de plaintes et de denigrements moqueurs avec la chere tante contre le pauvre oncle. Lord B*** en souffre et le supporte. --Elle a double ma part de blame, dit-il, en apportant son contingent de remarques defavorables sur mon compte; mais, d'autre part, elle a allege mes ennuis en reussissant a faire rire Harriet. C'est presque toujours a mes depens; mais, du moment qu'elle rit, elle est un peu desarmee, et si on me meprise davantage, du moins on me laisse plus tranquille. Nous avons retire du journal de Jean Valreg quelques chapitres que nous nous proposons de publier a part. Les impressions de voyage l'emportaient trop sur le roman de sa vie, et, dans le choix que nous avons fait, nous desirons retablir un peu l'equilibre auquel il ne songeait nullement a s'astreindre, en nous ecrivant ces reflexions. Nous ne le suivrons donc ni dans les musees, ni dans les eglises, ni dans les palais de Rome, et c'est a Frascati que nous reprendrons le fil de ses aventures. XII Frascsti, 3l mars Je crains, mon ami, d'avoir ete bien spleenetique ces jours derniers. Mon degout de Rome s'est termine par quelques jours de maladie. J'ai quitte Rome et j'espere etre mieux ici. La principale cause de mon mal, c'est le froid que j'ai eprouve a Tivoli. C'est bien beau, Tivoli! Je vous en parlerai un autre jour. Je sais que vous voulez, avant tout, que je vous parle de moi. La bonne lady Harriet, me voyant trembler la fievre,--cela m'avait pris comme un etat convulsif en rentrant de cette course,--a pretendu me soigner et me veiller elle-meme. Son mari a eu beaucoup de peine a lui faire comprendre que cela me genait et me contrariait au point de me rendre beaucoup plus malade, et c'est lui qui s'est charge de moi. Mais avec quelle delicatesse et quelle bonte! Cet homme est reellement excellent! Voyant que j'eprouvais comme les chats, le besoin de me cacher d'etre malade, il s'est cache lui-meme derriere mon lit et ne s'est montre que quand, battant la compagne, j'ai ete hors d'etat de comprendre la sollicitude dont j'etais l'objet. Je suis reste ainsi deux fois douze heures, avec un intervalle de douze heures entre les deux acces. Un bien habile et bien digne medecin francais m'a medicamente a propos et sauve, je crois, d'une plus grave maladie. Je dois dire que la petite Daniella m'a montre aussi beaucoup d'interet, et que, dans mes moments lucides, je l'ai vue autour de moi, aidant lord B*** a me dorloter. Et puis je ne l'ai plus revue, et meme, lorsque je l'ai cherchee dans le palais pour lui faire mes remerciements et mes adieux au moment du depart, il m'a ete impossible de l'apercevoir. C'est qu'il faut vous dire que je me suis enfui a la sourdine. Aussitot que j'ai ete sur mes pieds, je me suis fait conseiller la campagne pour quelques jours, par le docteur Mayer. J'aurais voulu retourner a Tivoli; mais l'air y est mauvais, et c'est Frascati qui m'a ete designe. Lord B*** voulait m'y amener et s'occuper de mon installation; mais je deteste tant occuper les autres de ma sotte personne, encore nerveuse et irascible comme on l'est quand on se sent affaibli, que je me suis sauve avant le jour designe pour le voyage. J'ai pris une petite voiture de louage, et me voila enfin libre, c'est-a-dire seul. Frascati est a six lieues de Rome, sur les monts Tusculans, petite chaine volcanique qui fait partie du Systems des montagnes du Latium. C'est encore la campagne de Rome, mais c'est la fin de l'horrible desert qui environne la capitale du monde catholique. Ici, la terre cesse d'etre inculte et la fievre s'arrete. Il faut monter pendant une demi-heure, au pas des chevaux, pour atteindre la ligne d'air pur qui circule au-dessus de la region empestee de la plaine immense; mais cet air pur est moins du a l'elevation du sol qu'a la culture de la terre et a l'ecoulement des eaux; car Tivoli, plus haut perche du double que Frascati, n'est pas a l'abri de l'influence maudite. Aux approches de ces petites montagnes, quand on a laisse derriere soi les longs aqueducs ruines et trois ou quatre lieues de terrains ondules sans caractere et sans etendue pour le regard, on traverse de nouveau une partie de la plaine dont le nivellement absolu presente enfin un aspect particulier assez grandiose. C'est un lac de pale verdure qui s'etend BUT la gauche jusqu'au pied du massif du mont Gennaro. Au baisser du soleil, quand l'herbe fine et maigre de ce gigantesque paturage est un peu echauffee par l'or du couchant et nuancee par les ombres portees des montagnes, le sentiment de la grandeur se revele. Les petits accidents perdus dans ce eadre immense, les troupeaux et leurs chiens, seuls bergers qui, en de certaines parties du steppe, osent braver la malaria toute la journee, se dessinent et s'enlevent en couleur avec une nettete comparable a celle des objets lointains sur la mer. Au fond de cette nappe de verdure, si unie que l'on a peine a se rendre compte de son etendue, la base des montagnes semble nager dans une brume mouvante, tandis que leurs sommets se dressent immobiles et nets dans le ciel. Mais, en resume, voici la critique qui se presente a mon esprit sur l'effet bien souvent manque de la plaine de Rome. Je dis _manque_ par la nature sur l'oeil des coloristes, et peut-etre aussi sur l'ame des poetes. C'est un defaut de proportion dans les choses. La plaine est trop grande pour les montagnes. C'est une etoile enorme avec un petit cadre. Il y a trop de ciel, et rien ne se compose pour arreter la pensee. C'est solennel et ennuyeux, comme en mer un calme plat. Et puis le genre de civilisation de ce pays-ci trouve moyen de tout gater, meme le desert. Puisque desert il y a, on voudrait le voir absolu, comme la prairie indienne de Cooper, dont les defauts naturels me semblent, d'apres ses descriptions et les images que j'ai vues, assez comparables a ceux d'ici: de trop petites lignes de montagnes autour de trop grands espaces planes; mais, au moins, la prairie indienne exhale le parfum de la solitude, et l'oeil du peintre qui voit, quoiqu'il fasse, a travers sa pensee, peut se reposer sur une sensation d'isolement complet et d'abandon solennel. Ici, n'esperez pas oublier les maux passes ou presents de l'etat social. Cette plaine est parsemee de details criards, d'une multitude de petites ruines antiques plus ou moins illustres; de tours guelfes ou gibelines, tres-grandes de pres, mais microscopiques sur cette vaste arene; de cahutes de paille, assez vastes pour abriter, la nuit, les troupeaux errants pendant le jour, mais si petites a distance, qu'on se demande si un homme peut y loger. Ce semis de details toujours trop noirs ou trop blancs, selon l'heure et l'effet, est insupportable, et fait ressembler la plaine a un camp abandonne. Pardonnez-moi cette critique froide de lieux qu'on est force, par l'usage de trouver admirables de lignes et ruisselants de poesie. Il faut bien que je vous explique pourquoi, sauf de rares instants ou l'oeil saisit un detail par hasard harmonieux (les troupeaux le sont toujours et partout) et une echappee entre deux buttes ou, par bonheur, il n'y a pas de ruines _tranchantes_, je m'ecrie interieurement: --Laid, trois fois laid et stupide le steppe de Rome! O mes belles landes plantureuses de la Marche et du Bourbonnais, personne ne parle de vous! Voila ce que c'est que de manquer de peste, de cadavres, de rapins et de _larmes de poete_! Enfin, ici, a Frascati, on entre dans un autre monde, un petit monde de jardins dans les rochers, qui, grace au ciel, ne ressemble a rien et vous fait comprendre les delices de la vie antique. Je tacherai de vous en donner peu a peu l'idee; car c'est un cachet bien tranche, et voici la premiere fois que je me sens vraiment loin de la France et dans un pays nouveau. Pour aujourd'hui, je ne vous parlerai que de mon installation dans un domicile etrange comme le reste. Oubliez vite ce mot que je viens de dire: _les delices de la vie antique_, en parlant de la villegiature romaine. La campagne qui m'environne merite le titre de delicieuse; mais la civilisation n'y a point de part pour le pauvre voyageur, et, si les villas princieres que je vois de ma fenetre attestent un reste de magnificence, la population ouvriere et bourgeoise qui vegete a leur pied ne me parait pas s'en ressentir le moins du monde. La ville est pourtant jolie, non-seulement par sa situation pittoresque et son cote de ruines pendant sur le ravin, mais encore par elle-meme. Elle est bien coupee et assez bien batie. On y arrive par une porte fortifiee qui a du caractere; la place, bien italienne avec sa fontaine et sa basilique, annonce une importance, une etendue et une aisance qui n'existent pas; mais c'est comme cela dans toutes ces petites villes des Etats de l'Eglise: toujours une belle entree, des monuments, quelques grandes maisons d'aspect seigneurial, quelque villa elegante ou quelque riche monastere ayant a vous montrer quelques; tableaux de maitres; et puis, pour cite, une bourgade d'assez bon air, peuplee de guenilles et recelant a l'interieur une misere sordide ou une insigne malproprete. Je suis entre dans vingt maisons pour trouver un coin ou je pusse m'etablir, et Dieu sait, qu'eleve dans un pauvre village de paysans, je n'apportais pas la de pretentions aristocratiques. J'ai trouve partout le contraste particulier a ce pays: un luxe de decoration inutile au milieu d'un denument absolu des choses les plus necessaires a la vie. Dans la plus pauvre demeure, des sculptures et des peintures: nulle part, a moins de prix exorbitants, un lit propre, une chaise ayant ses quatre pieds, une fenetre ayant toutes ses vitres. J'entrais dans ces maisons sur leur mine. Bien baties et tenues fraiches, au dehors, par un air pur, elles annoncaient l'aisance. On est tout surpris de trouver, des l'entree, une sorte de vestibule voute qui sert de latrines aux passants; un escalier noir, etroit, avec des marches de deux pieds de haut, conduisant a un bouge infame dont l'odeur vous fait reculer. Il est vrai que l'on a du marbre sous les pieds et des fresques telles quelles sur la tete. Le superflu est le necessaire pour le Romain, et reciproquement. L'interieur de l'_Albergo Nobile_ de Frascati, ancien palais vendu et revendu, est une curiosite sous ce rapport. On traverse de vastes salles remplies de statues de marbre blanc, copiees sur des antiques. Dans un grand hemicycle qui sert de salon principal, il y a tout un Olympe d'une colossale betise. Ailleurs, ce sont des chambres representant des paysages vus a travers des colonnes, des salles de bain fort agreables, avec des baignoires de marbre blanc sur le modele des vasques antiques; d'autres endroits plus secrets encore sont aussi en marbre blanc et decores de sculptures. Puis sur tout ce luxe de parois, loques de tapis rapieces, des fauteuils depareilles, si gras et si vermoulus, qu'on n'ose s'y asseoir; des lits rembourres d'ardoises, et, pour ornements, des vases en cartonnage fane, rouge et or, contenant des bouquets de plumes de paon. Je m'imagine que le roi de Tombouctou, ou le grand chef des Tetes-Plates, se pamerait d'aise devant un pareil gout de decoration. Ce que j'ai enfin trouve de plus confortable et de moins cher, c'est la villa Piccolomini, ou me voila installe. C'est une grande maison carree, largement bati, et qui, malgre son denument et son etat de degradation, merite encore le titre de palais. Un perron, a marches brisees et disjointes, ou il faut se baisser pour passer sous le linge qui seche sur des cordes, donne entree a un vestibule ferme, qui, rempli de fleurs, ferait une jolie serre. Au rez-de-chaussee s'etendent d'immenses appartements voutes, d'une elevation disproportionnee, et perces de petites fenetres qui ont ferme jadis. Tout cela est dispose pour le frais en ete; mais, au temps ou nous sommes, c'est glacial. La fresque qui garnit tout, de la base au faite de ces chambres-edifices, est d'un gout insupportable. Tantot cela veut imiter les arabesques de Raphael et n'imite absolument rien; tantot d'atroces bonshommes nus, soi-disant divinites mythologiques, se tordent au plafond dans des poses terribles qui imitent grotesquement les Michel Ange. Les portes sont a fond d'or, rehaussees du chapeau et des cordelieres du cardinalat, emblemes qui vous poursuivent dans toutes ces demeures seigneuriales, puisqu'il n'est pas d'ancienne famille qui n'ait eu quelques-uns de ses membres pourvus des hautes dignites de l'Eglise. Tout cela est sale, crevasse, moisi, terni d'une croute de piqures de mouches. De lourdes consoles dorees, a dessus de riches et laides mosaiques, et menacantes de vetuste garnissent les coins. Les glaces, de quinze pieds de haut, sont depolies par l'humidite, et raccommodees, dans leurs brisures, avec des guirlandes de papier bleu. Le pave de petites briques s'egrene sous les pieds. Les lits de fer, sans rideaux, disparaissent dans l'immensite. Le reste du mobilier est a l'avenant de cette miserable opulence. Une pauvre cheminee pour tout un appartement de cinq pieces enormes, est a peu pres inutile: on ne trouve de bois a acheter a aucun prix a Frascati, bien que ses collines soient couvertes d'une magnifique vegetation; mais tout cela appartient a trois ou quatre familles qui, a bon droit, respectent leurs antiques ombrages, et n'ont rien de superflu a vendre de leur bois mort. Le pauvre monde et les etrangers qui s'imaginent, comme moi, qu'il faut aller chercher un hiver doux et un printemps chaud en Italie, se degelent le bout des doigts a la flamme rapide de quelques tiges de bambous pourris qui ne peuvent plus servir d'echalas aux vignes, et qu'on daigne leur vendre aussi cher que, chez nous, des buches de Noel. Au-dessus de ce rez-de-chaussee qui, sur l'autre face de la maison, batie a mi-cote, est un premier etage, s'etendent des appartements encore plus vastes, habites en ete par une famille suisse, aujourd'hui proprietaire de la villa Piccolomini. Maintenant la maison serait entierement vide sans la presence de quatre ouvriers qui viennent passer la nuit dans une cave, et celle de la Mariuccia, qui demeure dans les combles. La Mariuccia, c'est-a-dire la Marion ou la Mariette (j'avoue que j'ai ete influence par cette similitude de nom avec la vieille gouvernante de mon oncle le cure), la Mariuccia est la gardienne, la servante, la gouvernante, la cuisiniere, le regisseur, le _factotum_ de cette grande habitation et des terres qui en dependent. C'est un etre assez singulier et assez remarquable: petite, maigre, plate, edentee, malpropre, herissee, elle s'attribue _una trentasettesina_ d'annees. J'ai ete fort effraye quand elle m'a offert de faire mon menage et ma cuisine; mais, en causant avec elle, j'ai reconnu qu'elle etait excessivement intelligente, spirituelle meme, et qu'elle me serait une ressource dans ces heures de spleen ou l'on a besoin d'echanger quelques paroles, quelques idees avec une creature humaine, si bizarre qu'elle soit. Elle m'a promene et pilote minutieusement dans _son_ palais en commencant par les plus belles chambres et en finissant par les plus humbles, et debattant les pris avec une aprete energique. Comme ces prix etaient, en somme, les plus raisonnables que j'eusse encore rencontres, je ne les discutais que pour me divertir de sa physionomie et de sa parole, etourdissantes de vivacite. Je m'attendais a etre ranconne comme partout et mis au pillage comme une proie acquise aux exigences de detail d'une servante-maitresse. J'y etais tout resigne; mais a peine eus-je fait choix de mon gite, que les choses changerent subitement. La Mariuccia, soit qu'elle m'eut pris en amitie, soit qu'elle ait dans le caractere un fonds de bonte reelle, commenca a me dorloter comme si elle m'eut connu toute sa vie. Elle s'inquieta de ma paleur et se mit en quatre pour rechauffer ma chambre, defaire ma malle et preparer mon diner. Elle apporta chez moi le meilleur fauteuil et les meilleurs matelas de la maison, fouilla l'appartement de ses maitres pour me trouver des livres, une lampe, un tapis propre; bouleversa le grenier pour me choisir un paravent, et courut au jardin pour me procurer quelques poignees de bois mort. Enfin, elle fixa le prix de ma consommation et celui de son service avec une discretion remarquable. Cela m'a mis fort a l'aise avec elle, non que je sois d'humeur a regimber contre le systeme d'exploitation auquel tout voyageur doit se soumettre en Italie pour avoir la paix, mais parce qu'on se sent vraiment soulage, des que l'on peut voir dans un etre de son espece, quoiqu'il soit, un egal sous le niveau de la probite. Me voila donc dans un appartement situe au troisieme; un troisieme qui, en raison de la hauteur des etages inferieurs serait un sixieme a Paris. De la, j'ai la plus admirable vue qui se puisse imaginer. Je devrais dire les deux plus admirables vues, car les deux pieces que j'occupe, faisant l'angle de la maison, j'ai, d'un cote la chaine des montagnes depuis le Gennaro jusqu'au Sokafe, la campagne de Rome et Rome tout entiere, visible a l'oeil nu, malgre les treize milles de plaines qui m'en separent a vol d'oiseau; de mon autre fenetre, c'est plus beau encore: au dela de la plaine immense, je vois la mer, les rivages d'Ostie, la foret de Laurentum, l'embouchure du Tibre, et, au-dessus de tout cela, montant comme des spectres dans le ciel, les pales silhouettes de la Sardaigne. C'est immense, comme vous voyez, et un rayon de soleil m'a fait paraitre tout cela sublime. Je peux donc etre ici languissant de sante, paresseux ou enferme par la pluie. J'ai le vivre et le couvert assures, une bonne femme pour me montrer de temps en temps une figure comique et bienveillante, deux pieces tres-basses, mais assez vastes, trop mal closes et trop haut perchees d'ailleurs pour n'etre pas suffisamment aerees; quelques livres propres a me renseigner sur le pays, et, n'eusse-je que quelques rares eclaircies de soleil, un des plus beaux spectacles que j'aie jamais contemples. En ce moment, tenez, c'est splendide. Les montagnes sont d'union d'opale si fin, si doux, qu'on les croirait transparentes. Tout ce cote de l'est se baigne dans des reflets d'une exquise suavite. Le couchant, au contraire, est embrase d'un rouge terrible. Le soleil, abaisse sur l'horizon, eclate d'autant plus ardent que des masses opaques de nuages violets s'amoncellent autour de lui. Les meandres marecageux du Tibre se dessinent en lignes etincelantes sur des masses de forets encore plus violettes que le ciel. La mer est une nappe de feu, et, comme pour rendre le tableau plus lumineux et plus bizarre, une riche fontaine, situee sur la terrasse d'une villa voisine, semble faire jaillir, aux premiers plans, une pluie d'or fondu qui se detache sur un fond de sombre verdure. Mes deux chambres sont, a mon sens, les moins laides de la maison, parce qu'elles n'ont aucune espece d'ornement. C'est pour cela que la Mariuccia me les a cedees au moindre prix possible, estimant que je devais etre bien pauvre, puisque je consentais a me passer de fresques et de bustes. C'est peut-etre aussi pour cela qu'elle m'apporte les meubles les plus propres de l'etablissement, compensation qui lui parait probablement moins serieuse qu'a moi. Vous voila tranquille sur le compte de votre serviteur et ami, qui, un peu fatigue de sa journee, va se coucher avec le soleil, comme les poules. XIII Frascati, villa Piccolomini, 1er avril. Les nuees violettes du couchant n'avaient pas menti: il a fait, cette nuit, une tempete comme je n'en ai jamais entendu. Malgre l'epaisseur des murs et la petitesse des fenetres, circonstances qui me semblaient devoir assourdir le vacarme exterieur, j'ai cru que la villa Piccolomini s'envolerait a travers ces espaces sans bornes que mon oeil contemplait hier au soir. J'ai dormi malgre tout; mais j'ai reve dix fois que j'etais en pleine mer sur un navire qui volait en eclats. Il pleut fin et serre, ce matin. Le colossal paysage que je vous decrivais n'existe plus. Plus de mont Janvier, plus de Socrate, plus de Saint-Pierre, plus de Tibre, plus de mer. C'est gris comme une matinee de Paris. Je ne distingue que les maisons de Frascati sous mes pieds; car la villa Piccolomini, placee a une extremite de la ville, occupe le premier plan d'un systeme de terrasses naturelles verdoyantes qu'il me tarde d'explorer. La Mariuccia vient de m'apporter une tasse de lait passable; et, en attendant que je puisse sortir, je vais vous raconter les circonstances que j'ai omises dans mon bulletin d'hier. Il s'agit d'une course a Tivoli que je vous ai sommairement indiquee et dont les faits me paraissent si etranges aujourd'hui, que j'ai besoin de me bien tater pour m'assurer que je n'ai pas reve cela pendant ma fievre. J'aime bien a etre seul, ou tout au moins avec des artistes, pour aller a la decouverte des belles choses; mais la famille B*** avait decrete, le 26 du mois dernier, qu'elle irait a Tivoli et que je serais de la partie. On n'invita pas Brumieres, quoiqu'il eut pu y avoir place pour lui dans la caleche. J'offrais de me mettre sur le siege avec le cocher; mais ma proposition fut comme eludee, et, croyant m'apercevoir d'une certaine opposition, surtout de la part de lady B***, je n'osai pas insister, et je m'abstins de prevenir Brumieres de la possibilite de son admission. La route m'ennuya beaucoup jusqu'a la solfatare, ou l'interet geologique commence. Il faisait tour a tour trop chaud, et trop froid; lady Harriet et sa niece ne cessaient de vouloir forcer lord B***, et moi, par contre-coup, a nous extasier sur la poesie, sur la beaute de la plaine, et, par toutes les raisons que je vous en ai donnees, je trouvais cette interminable solitude sans caractere, insupportable a traverser. Nous allions pourtant aussi vite que possible, lord B*** ayant fait l'acquisition de quatre magnifiques chevaux du pays. C'est une race precieuse. Ils ne sont pas tres-grands, mais assez doubles sans etre lourds; ils trottent vite; ils ont de l'ardeur et de la solidite. Leur robe est d'un beau noir, leur poil tres-fin et brillant. La tete est un peu commune, le pied un peu vache, mais les formes sont belles quant au reste. Ils ont le caractere hargneux, et il ne se passe pas d'heure ou l'on ne voie, a Rome ou autour de Rome, des querelles serieuses entre hommes et betes. Cavaliers et cochers sont intrepides, mais generalement equitent ou conduisent avec plus de hardiesse, de violence et d'obstination que de veritable adresse et de raisonnement. Pourtant, les accidents sont rares, les chevaux ne manquent jamais par les jambes et descendent a fond de train, sur les dalles, les pentes les plus rapides des collines de la metropole. Je remarquai, avec lord B***, qui essayait cet attelage avec attention pour la premiere fois, que le type de ces animaux etait exactement celui du cheval de bronze dore de Marc-Aurele dans la cour du Capitole. Il m'a dit, et je l'ai oublie, de quelle partie des Etats de l'Eglise ils proviennent. Ce n'est pas de l'_agro romano_, je presume, car tous les eleves que l'on voit courir dans le steppe sont rachitiques et d'une race vulgaire, ainsi que les juments qui les produisent. Les boeufs y sont egalement petits et laids, bien qu'ils appartiennent a cette belle espece d'un blanc de lait, aux cornes demesurees, que l'on voit employee aux transports sur les routes, et aux travaux des champs dans la region des montagnes. Cette espece est fort etrange. Elle est encore tres-petite relativement a nos especes de France; mais la finesse de ses formes et de son poil, la beaute de ses jambes et de sa face devraient en faire, pour les artistes, le type de la race bovine. On emploie pourtant le buffle de preference dans les tableaux de l'ecole romaine, sans doute a cause de son etrangete: mais le buffle est un hideux animal. Cette race de boeufs blancs est, m'a-t-on dit, originaire de la Venetie; mais le developpement vraiment fantastique des cornes me parait une degenerescence due au sol romain, et une preuve de faiblesse plutot que de vigueur. On laboure ici avec tout ce qui tombe sons la main dans la prairie: boeufs, vaches, anes ou chevaux; mais on laboure tres-mal, sans s'occuper de l'ecoulement des eaux, sans assainir ni unir le terrain. La terre est legere et le climat favorable; mais la grande question pour les laboureurs est de se depecher, et de sejourner le moins possible sur ces terrains pestilentiels. Tous sont etrangers au terroir. Journaliers nomades, ils couchent, pendant la quinzaine des travaux, dans ces ruines ou ces paillis qui servent de point de repere dans l'etendue; puis ils disparaissent en toute hate et vont chercher de l'ouvrage dans des lieux plus salubres, jusqu'a ce qu'ils reviennent faire la moisson de ces semences abandonnees aux influences naturelles, et totalement privees de soins jusqu'a leur maturite. Les animaux, abandonnes avec presque autant d'incurie que les vegetaux, se ressentent aussi du mauvais air. Des que l'on s'eleve au-dessus de ces regions funestes, les races grandissent et embellissent comme les plantes. Les plus jolis animaux que l'on voie ici sont les chevres. Un vaste troupeau de race cachemirienne etait litteralement couche et endormi comme un seul etre sur le bord du chemin, et, au milieu de ce troupeau, dormait aussi un enfant vetu de la peau d'une de ses chevres et couche, pele-mele avec les petits chevreaux. Au bruit de la voiture tout s'eveilla en sursaut, tout bondit a la fois sous le coup d'une terreur indicible. Ce fut comme un nuage de soie blanche qui s'envolait en rasant le sol, les cabris se livrant a des cabrioles echevelees, les meres faisant flotter leurs franges eclatantes a la brise, le petit berger, propre et blanc aussi, parce qu'il n'avait d'autre vetement que sa toison neuve, courant eperdu, tombant et se relevant pour fuir avec ses betes effarouchees. On arreta la caleche pour jouir de cette scene. Je descendis et parvins a rassurer le petit sauvage, qui consentit a me laisser prendre un de ses chevreaux pour le montrer de pres a miss Medora. C'est ici, mon ami, que commence l'etrange aventure. La belle Medora prit le petit animat sur ses genoux, le caressa, lui fit manger du pain, le dorlota jusqu'a ce que lord B***, impatiente, lui eut rappele que le temps s'ecoulait et que nous n'avions pas trop de la journee pour voir Tivoli a la hate et revenir a Rome. Puis, lorsqu'elle me rendit le chevreau, apres avoir attache sur moi un regard tout a fait inexplicable, elle se rejeta dans le fond de la voiture et couvrit son visage de son mouchoir. Ce mouvement me fit croire que le cabri sentait mauvais et que miss Medora, s'en apercevant tout a coup, respirait son mouchoir parfume. Je me hatai de porter le chevreau au chevrier, qui ne manqua pas de me tendre la main avant que j'eusse eu le temps de porter la mienne a ma poche pour y prendre, a son intention, quelques baroques. Mais, quand je remontai en voiture, je vis Medora sanglotant, sa tante s'efforcant de la calmer, et milord sifflant entre ses dents un _lila burello_ quelconque, de l'air d'un homme embarrasse d'une scene ridicule. Cette situation incomprehensible me mit fort mal a l'aise. Je me hasardai a demander si miss Medora etait malade. Aussitot le mouchoir cessa de cacher son visage, et, a travers de grosses larmes qui coulaient encore, elle me regarda d'un air etrange, en me repondant, d'un ton enjoue, qu'elle ne s'etait jamais sentie si bien. --Oui, oui, se hata de dire lady B***. Ce n'est rien; qu'un peu de mal aux nerfs. Et lord B*** ajouta: --Certainement, certainement, des nerfs, et rien de plus. --Cela m'est egal, pensai-je. Et, au bout de peu d'instants, je trouvai un pretexte pour monter sur le siege a cote du cocher, liberte a laquelle j'aspirais depuis longtemps, et plus vivement encore depuis cette scene mysterieuse ou mon role etait necessairement celui d'un indifferent incommode ou d'un indiscret mal appris. Un peu plus loin, on s'arreta pour voir les petits lacs _dei tartari_[1] et la curieuse cristallisation sulfureuse qui les environne. Figurez-vous plusieurs millions de petits cones volcaniques s'elevant de quelques pieds an-dessus du sol, ayant chacun sa cheminee principale et ses bouches adjacentes, plusieurs millions d'Etnas en miniature. Au premier abord, cela ressemble a une vegetation etrange, petrifiee sur pied. Et puis cela vous apparait comme un liquide en fusion qui se serait candi tout a coup au milieu d'une ebullition violente. Autour de ce champ de crateres, et sur les bords de ces flaques d'eau sedimenteuses que l'on nomme des lacs, s'etendent des haies d'autres cristallisations incomprehensibles, que l'on dit etre des plantes petrifiees; mais je n'en suis pas sur, et je crois voir la, comme dans les cones voisins, les caprices du bouillonnement refroidi d'un volcan de boue et de soufre. Je parcourais tout cela avec beaucoup de curiosite, me hatant de casser quelques echantillons, lorsque je vis recommencer les larmes de Medora. Sa tante la gronda un peu et se depecha de la ramener a la voiture. Lord B*** me dit: --Venez! nous reviendrons ici tous les deux, si cet endroit vous interesse. En ce moment, vous voyez que ma chere niece a un acces de folie. --Vraiment! m'ecriai-je consterne, cette belle personne est sujette...? [Note 1: C'est-a-dire des tartres, et non pas des Tartares, comme traduisent quelques voyageurs] --Non, non, reprit en riant lord B***, elle n'est pas alienee; elle n'est que folle a la maniere de ma femme, qui prend cela au serieux, et vous savez bien la cause de toutes ces bizarreries. --Moi? Je ne sais rien, je vous le jure! --Vous n'en savez rien? dit lord B*** en m'arretant et en me regardant fixement; vous en donneriez votre parole d'honneur? --Je vous la donne! repondis-je avec la plus parfaite simplicite. --Tiens! c'est singulier, reprit-il. Eh bien, nous reparlerons de cela plus tard, s'il y a lieu. Et, sans me donner le temps de l'interroger, il me ramena a la voiture, et me forca de lui ceder ma place sur le siege, voulant, disait-il, conduire lui-meme, pour essayer la bouche de ses chevaux. Mon malaise recommenca, comme vous pouvez croire. Les deux Anglaises furent d'abord muettes. Lady B*** paraissait aussi embarrassee que moi. Sa niece pleurait toujours. Force par les assertions de lady Harriet a regarder ces larmes comme une crise de nerfs, je ne savais quelles idees suggerer pour y remedier. J'ouvrais et refermais les glaces, ne trouvant rien de mieux que de donner de l'air ou de preserver de la poussiere. Enfin, nous commencames a gravir au pas une montagne couverte d'oliviers millenaires, et je conseillai de marcher un peu. On accepta avec empressement; mais, au bout de quelques pas, lady Harriet, essoufflee et replete, remonta en voiture. Lord B*** resta sur le siege, le cocher mit pied a terre, et miss Medora, qui s'etait trainee d'un air dolent, prit sa course comme si elle eut ete piquee de la tarentule, et s'elanca, legere, forte et gracieuse, sur le chemin rapide et sinueux. Une belle femme! dit naivement le cocher, avec cet abandon propre aux Italiens de toutes les classes, en se tournant vers moi d'un air tout fraternel; j'en fais mon compliment, a Votre Excellence. --Vous vous trompez, mon ami, lui, dis-je. Cette belle femme est une demoiselle, et je n'ai aucun lien avec elle. --Je sais bien! reprit-il tranquillement, en m'otant sans facon mon cigare de la bouche pour allumer le sien. Je suis au service de ces Anglais pour la saison; mais on sait bien, dans la maison et dans Rome, que vous epousez la belle Anglaise. Eh bien, mon cher, vous direz, s'il vous plait, dans la maison et dans Rome, que ce que vous croyez la est un mensonge et une stupidite. Je doublai le pas, peu curieux de constater l'effet des bavardages insenses de la Daniella on du Tartaglia son compere, et, fort ennuye du role absurde que ces valets voulaient m'attribuer, je fis un effort pour n'y plus songer en marchant. Cette preoccupation venait mal a propos m'arracher au charme qui s'emparait de moi dans cette region vraiment admirable. La montagne etait jonchee d'herbe d'un vert eclatant, et les antiques oliviers adoucissaient leurs formes fantastiques et la torsion insensee de leurs tiges, sous des robes de mousses veloutees d'une adorable fraicheur. L'olivier est un vilain arbre tant qu'il n'est pas arrive a cet aspect de decrepitude colossale qu'il conserve pendant plusieurs siecles sans cesser d'etre productif. En Provence, il est grele et n'offre qu'une boule de feuillage blanchatre qui rampe sur les champs comme des flocons de brume. Ici, il atteint des proportions enormes et donne un ombrage clair qui tamise le soleil en pluie d'or sur son branchage echevele. Son tronc crevasse finit par eclater en huit ou dix segments monstrueux, auteur desquels les rejets plus jeunes s'enroulent comme des boas pris de fureur. Cette foret de Tivoli fait penser a la foret enchantee du Tasse. On ne sait pas bien si ces arbres ne sont pas des monstres qui vont se mouvoir et rugir ou parler. Mais, pas plus que dans le genie tout italien du poete, il n'y a, dans cette nature, de terreurs reelles. La verdure est trop belle, et les profondeurs bleuatres que l'on apercoit a travers ces entrelacements infinis sont d'un ton trop doux pour que l'imagination s'y assombrisse. Comme dans les aventures de la _Jerusalem_, on sent toujours la main des fees prete a changer les dragons de feu en guirlandes de fleurs, et les buissons d'epines en nymphes decevantes. J'en etais la de ma reverie, lorsque la belle Medora, qui avait pris les devants, et que j'avais oubliee, m'apparut tout a coup a un detour de la montee, sortant d'un de ces fantastiques oliviers creux ou elle s'etait amusee a se cacher. Je tressaillis de surprise, et elle s'elanca vers moi, aussi gaie, aussi rieuse que si elle n'eut jamais eu de vapeurs. Elle etait vraiment plus belle que je ne lui avais encore accorde de l'etre. Un trop grand soin, que je ne peux m'empecher d'attribuer a un trop grand amour de sa personne, me la gate presque toujours. Elle est toujours trop habillee, trop bien coiffee, et d'un ton trop repose, trop inalterable. C'est une beaute de nacre et d'ivoire, qui change sans cesse de robes, de bijoux et de rubans sans que sa physionomie change jamais, et c'est de bonne foi, je vous assure, que j'ai dit souvent a Brumieres que cette invariable perfection m'etait insupportable. En ce moment, elle etait toute differente de sa maniere d'etre habituelle. Les larmes avaient un peu creuse ses beaux yeux, et ses joues, animees par la course, etaient d'un ton moins pur et plus chaud que de coutume. Il y avait enfin de la vie et comme de la moiteur sur sa peau et dans son regard. Elle avait perdu son peigne en courant. J'ignore si elle avait mis sa fausse tresse dans sa poche; mais elle avait encore une assez belle chevelure pour se passer d'artifice et pour encadrer magnifiquement sa tete. Ce n'etait plus cet inflexible diademe lisse comme du marbre noir sur un front de marbre blanc. C'etait une aureole de vrais cheveux, souples et fins, voltigeant sur une chair rose fremissante. Probablement elle vit dans mon regard que je lui faisais amende honorable, car elle vint a moi amicalement, et passa son bras sous le mien avec une familiarite bien differente de ses dedains accoutumes, en me demandant a quoi je pensais et pourquoi j'avais eu l'air si surpris en la voyant sortir de son arbre. Je lui racontai comme quoi la foret du Tasse s'etait presentee a mon imagination, et comment son apparition, a elle, avait coincide avec le souvenir de ces enchantements benevoles. --C'est-a-dire que vous m'avez comparee tout bonnement a une sorciere! Il ne faut pas que je m'en plaigne, puisque decidement il faut avoir cet air-la pour vous plaire. --Ou prenez-vous cette singuliere assertion sur mon compte? --Dans votre enthousiasme pour la vivandiere de l'_Agua argentina_. La seule creature de mon sexe qui vous ait emu depuis votre arrivee a Rome, a ete qualifiee par voue de sibylle. --Alors, vous pensez que je cherche a etablir une comparaison, sur le terrain de la magie, entre vous et une pauvre septuagenaire? --Que dites-vous la? s'ecria-t-elle en raidissant ses doigts effiles sur mon bras; c'etait une femme de soixante et dix ans? --Tout au moins! Ne l'ai-je pas dit, en faisant la description de ses _charmes_? --Vous ne l'avez pas dit... Pourquoi ne l'avez-vous pas dit? Cette brusque interrogation, faite d'un ton de reproche, me laissa stupefait au point de ne savoir quoi repondre. Elle m'en epargna le soin en ajoutant: --Et la Daniella? Que dites-vous de la Daniella? N'a-t-elle pas aussi un petit air de sorciere? --Je ne m'en suis jamais avise, repondis-je; et, en tout cas, je n'y tiendrais pas essentiellement pour la trouver jolie. --Ah! vous convenez que celle-ci vous plait? Je le disais bien, il faut etre laide pour vous plaire! --Selon vous, la Daniella est donc laide? --Affreuse! repondit-elle avec une candeur de souveraine jalouse du moindre objet supportable sur les terres de son royaume. --Allons, vous etes trop despote, lui dis-je en riant. Vous voulez qu'a moins de trouver une beaute superieure a la votre, on ne daigne pas seulement ouvrir les yeux. Alors, il faut se les crever pour jamais, et renoncer a la peinture. --Est-ce un compliment? demanda-t-elle avec une animation extraordinaire. Un compliment equivaut a une raillerie, par consequent a une injure. --Vous avez raison; aussi n'est-ce pas un compliment, mais une verite banale que j'aurais du ne pas formuler, car vous devez etre lasse de l'entendre. --Vous ne m'avez pas gatee sous ce rapport, vous! Dites donc toute votre pensee! Vous savez que je ne suis pas laide; mais vous n'aimez pas ma figure. --Je crois que je l'aimerais autant que je l'admire, si elle etait toujours naivement belle comme elle l'est dans ce moment-ci. Presse de questions a cet egard, je fus entraine a lui dire que, selon moi, elle etait ordinairement trop arrangee, trop encadree, trop rehaussee, et qu'au lieu de ressembler a elle-meme, c'est-a-dire a une femme superbe et ravissante, elle se condamnait a un travail perpetuel pour ressembler a n'importe quelle femme pimpante, a n'importe quel type de fashion aristocratique, a n'importe quelle poupee servant de montre a un etalage de chiffons et de bijoux. --Je crois que vous avez raison, repondit-elle apres un moment de silence attentif. Et, arrachant tout a coup sa broche et ses bracelets de Froment Meurice, veritables objets d'art que precisement je n'etais nullement dispose a critiquer, elle les lanca a travers le bois avec une gaiete de Sardanapale. --Voila un etonnant coup de tete! lui dis-je en quittant son bras sans galanterie pour aller ramasser ces precieux objets. Vous permettrez qu'en qualite d'artiste, je vous reproche ce mepris pour de si beaux ouvrages. Je retrouvai les bijoux, non sans peine, et, quand je les lui rapportai: --Gardez-les, me dit-elle avec colere: je n'en veux plus. --Et pour qui diable les garderais-je? --Pour qui vous voudrez; pour la Daniella! quand elle sera ornee et paree, elle commencera a vous deplaire autant que moi. --Je les lui remettrai ce soir, pour qu'elle les replace dans votre ecrin, repondis-je en mettant les bijoux dans ma poche. --Ah! vous etes cruel! Vous n'avez pas une reponse qui ne soit de glace! Et, me quittant brusquement, elle reprit sa course en avant de la voiture, me laissant la assez stupidement ebahi de sa vehemence. Que se passait-il donc dans cette etrange cervelle de jeune fille? Voila le probleme que je ne pouvais, que je ne peux pas encore resoudre. Quand la voiture la rejoignit elle etait calme et enjouee. Ses emotions s'apaisent vite. Elles viennent et s'en vont comme des mouches qui volent. XIV Frascati, 1er avril. Tivoli est une ville charmante au point de vue pittoresque; mais la fievre et la misere ou l'incurie regnent la comme a Rome. La population etait cependant en grande activite pour rentrer les olives, dont la recolte, tardive dans cette region fraiche, vient de s'achever. Hommes, femmes et enfants offraient, comme a Rome, une exhibition de guenilles a nulle autre pareille; a ce point que l'on ne sait plus si c'est la detresse ou le gout du haillon qui generalisent ainsi cette livree repoussante. Aux jours de fete, les femmes de la campagne romaine sont pourtant d'un luxe exorbitant. Chaque localite a son costume tout chamarre d'or et de pourpre, les robes et les tabliers de damas de soie, les chaines et les boucles d'oreilles d'un grand prix. Cela n'empeche pas qu'on ne soit hideusement sale dans la semaine et qu'on ne tende la main aux passants. Vous avez le dessin du joli petit temple de la Sibylle, perche sur le sommet d'un abime; mais cela ne vous donne pas la moindre idee de cet abime, ou je vous ferai descendre tout a l'heure. Lord B*** avait envoye Tartaglia, la veille, en eclaireur, pour commander notre dejeuner. Nous trouvames la table dressee sur une terrasse escarpee, au pied du temple meme, et en face de l'effrayant rocher dont le sommet fut le principal couronnement des grottes de Neptune. Le couronnement s'est ecroule il y a quelques annees; l'_Anio_ a ete detourne en partie pour passer sous des tunnels a quelque distance de la, et former la grande cascade. Mais ce qui est reste des eaux du fleuve pour alimenter le torrent du gouffre naturel, est encore splendide, et les monstrueux debris de la principale grotte, gisant au pied du roc, ont donne un autre genre de beaute a la scene que nous dominions. D'ailleurs, grace aux pluies de ces derniers jours, le rocher de Neptune etait arrose d'une fine cataracte qui tombait en nappe d'argent sur sa brisure a pic. Nous ne pouvions voir, sous l'abondante vegetation qui remplit le gouffre, l'autre bras du torrent qui forme d'autres chutes plus importantes vers le fond de cet entonnoir. Nous en entendions le bruit formidable, ainsi que celui de la grande cataracte du tunnel, placee derriere d'autres masses de rochers. Toutes ces voix de l'abime, mugissant sous des arbres dont nous respirions les cimes fleuries, avaient un charme extraordinaire. Le dejeuner fut excellent, grace a la prevoyance de lord B*** et aux soins de Tartaglia, qui s'entend a la cuisine comme a toutes choses. Lord B*** fut aussi enjoue que sa nature le comporte. Il deteste le sejour des villes, celui de Rome en particulier. Il aime les lieux sauvages, les grandes scenes de la nature. Un peu excite par une pointe de vin d'Asti, boisson agreable et capiteuse dont je sentis bientot qu'il fallait se mefier, il parla des ouvrages de Dieu avec une sorte de poesie d'autant plus remarquable chez lui, qu'elle s'appuyait sur le large fond de bon sens qui fait la base de son caractere. Sa femme etait, comme de coutume, disposee a denigrer ce rare moment d'expansion. J'eus le bonheur de l'en empecher en ecoutant lord B*** avec interet, et en l'aidant a developper ses pensees lorsque sa timidite naturelle ou son decouragement de lui-meme tendaient a les laisser obscures et incompletes. Il arriva ainsi a dire d'excellentes choses, tres-senties et empreintes d'une certaine originalite. Medora, beaucoup plus intelligente que sa tante, en fut peu a peu frappee, et, regardant alternativement lui et moi avec quelque surprise, elle arriva a daigner causer avec ce pauvre oncle comme avec un etre de quelque valeur. Cette espece d'adhesion gagna insensiblement lady Harriet, qui cessa de sauter comme une carpe a chaque parole de son mari, et qui voulut bien, par deux ou trois fois, dire en l'ecoutant: _Juste, extremement juste!_ Quand on nous eut servi le cafe, les femmes se leverent pour mettre leur manteau, car le ciel s'etait couvert et le froid se faisait sentir. Lord B*** les retint. --Attendez encore un peu, leur dit-il. Prenez un verre de bordeaux et trinquez avec moi, a la francaise. Cette proposition revolta sa femme; mais Medora, qui a beaucoup d'ascendant sur elle, prit un verre, et, apres y avoir mouille ses levres, demanda quelle sante son oncle voulait porter. --Buvons a l'amitie, repondit-il avec une emotion concentree. Lady Harriet, faites-moi la grace de boire a l'amitie. --A quelle amitie? dit-elle; a celle que nous avons pour M. Jean Valreg, notre sauveur? A l'amitie et a la reconnaissance! Je ne demande pas mieux! --Non, non, reprit lord B***, Valreg n'a pas besoin de temoignages particuliers, et ce que je vous propose a un sens general. --Expliquez-vous, dit Medora. Je suis sure que vous allez vous expliquer tres-bien. --Je bois, dit-il en elevant son verre, a cette pauvre bonne personne de deesse, veuve de messer Cupidon, laquelle demeure au fond du carquois epuise de fleches, comme Pandore au fond de la boite des afflictions et des malices. C'est une indigente que les jeunes gens meprisent parce qu'elle est vieillotte et modeste; mais nous, milady... Je vis qu'il allait gater son exorde par quelque maladroite allusion a la beaute automnale de sa femme, et je profitai d'un de ces points d'orgue spasmodiques, moitie soupir, moitie baillement, dont il parseme ses periodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste applaudissement. Puis j'ajoutai, avec une profondeur d'habilete dont je fus etonne moi-meme: --Bravo! milord, ceci est tout a fait dans le gout de Shakspeare, que vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi bien que Malone ou... milady. --Serait-il vrai? dit lady Harriet surprise et flattee. En effet, je crois quelquefois que l'ignorance de milord est une affectation, et qu'il a plus de gout et de sensibilite qu'il n'en veut avouer. C'etait sans doute la premiere parole un peu aimable que lady Harriet disait a son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un mouvement comme pour lui prendre la main; mais, arrete par une habitude de doute et de crainte, ce fut ma main qu'il prit dans la sienne, et c'est a moi que le remerciment fut adresse. --Valreg, dit-il ecoutez-moi et devinez-moi! Voila vingt ans que je n'ai fait un repas aussi agreable. --C'est vrai, dit milady; depuis ce dejeuner sur la mer de glace, a Chamounix, avec... avec qui donc? Je ne me rappelle pas... --Avec personne, repliqua lord B***. Nos guides s'etaient eloignes, et vous me fites la grace de boire avec moi, comme aujourd'hui... a l'amitie! Une vive rougeur avait monte au front de lady Harriet. Un instant, elle avait craint l'evocation de quelque tendre souvenir, imprudemment eveille par elle. Il est aise de voir qu'outre le plus leger froissement de sa pudeur britannique, rien ne lui est plus desagreable que les imperceptibles fatuites retrospectives de son mari a son egard. Elle lui sut donc un gre infini de s'etre arrete a temps dans sa commemoration de tete-a-tete de Chamounix. --N'est-il pas tres-plaisant, me dit tout bas miss Medora, que le dernier jour de tendresse de mon cher oncle et de ma chere tante soit date de ce lieu symbolique, la _mer de glace_? Comme elle s'etait appuyee, en me parlant, sur la barre de fer qui entoure la plate-forme du temple de la Sibylle, et que le bruit des eaux du gouffre couvrait nos voix, je pus, a deux pas de la table ou lord B*** etait encore assis avec sa femme, m'expliquer rapidement sans en etre entendu. --Je ne trouve rien de plaisant, dis-je a la railleuse Medora, dans la situation maussade et douloureuse de ces deux personnages, si charmants et si parfaits individuellement, si differents d'eux-memes quand ils sont reunis. Il me semble que rien ne serait plus facile a qui joindrait un peu d'adresse a beaucoup de coeur, de rendre leur desaccord moins penible. --Et je vois que vous avez entrepris cette tache meritoire? --Ce n'est pas a moi, qui suis aupres d'eux un passant etranger, qu'il appartiendrait de l'entreprendre avec chance de succes. Ce devoir est naturellement indique a la delicatesse d'un esprit de femme... --Et a la generosite de ses instincts? Je vous comprends, merci! J'ai ete legere dans ma conduite vis-a-vis de mes parents, je le reconnais; mais, a partir de ce jour, vous verrez que je sais profiter d'une bonne lecon. --Une lecon? --Oui, oui, c'en est une, et vous voyez que je la recois avec reconnaissance. Elle me tendit, ou plutot me glissa sa belle main, le long de la barre de fer sur laquelle nos coudes etaient appuyes, et, sans songer a y mettre du mystere, je la portai a mes levres par un retour bien naturel de gratitude. Mais, comme si cet echange amical eut ete une audace furtive de sa part et de la mienne, elle retira vivement sa main, et, se retournant vers sa tante, qui ne songeait, pas plus que son oncle, a nous observer, elle pretendit, comme pour motiver aupres d'eux sa rougeur et sa precipitation, que ce rocher a pic lui donnait le vertige. Ce mouvement, qui gatait la spontaneite de ses intentions et qui semblait vouloir incriminer la simplicite des miennes, me deplut un peu. Je m'eloignai sans rien dire, esperant m'echapper et pouvoir aller explorer le gouffre avant mes compagnons moins alertes. Mais ce puits de verdure est ferme par une solide barriere dont un gardien special a la clef. Il etait la, attendant notre bon plaisir; mais il refusa de me laisser passer tout seul. --Non, monsieur, me dit-il, cet endroit est tres-dangereux, et je suis responsable de la vie des personnes que je conduis. Trois Anglais ont, il y a quelques annees, disparu dans le gouffre, pour avoir voulu le visiter sans moi, et, comme je dois attendre les dames qui sont avec vous, je ne peux pas vous conduire seul.--Oh! oh! ajouta-t-il en s'adressant a Tartaglia, qui passait aupres de nous, portant deux bouteilles qu'il venait de prendre dans la voiture de mes Anglais, est-ce que milord va encore boire ces deux-la? --Bah! ce n'est rien, repondit Tartaglia; du vin de France, du bordeaux! Les Anglais boivent ca comme de l'eau. Ca m'est egal, reprit le gardien: si milord est _ubbriaco_, je ne le laisserai pas descendre. Je pensai devoir empecher lord B*** de s'exposer a une discussion de ce genre. Je l'ai toujours vu tres-sobre; mais qui sait ce qu'un rayon de bonne intelligence avec sa femme pouvait apporter de changement a ses habitudes? Je retournai donc a la table, ou le bordeaux etait deja verse, bien que les femmes fussent levees et en train de s'equiper pour la promenade. Je remarquai que mon Anglais etait redevenu froid et serieux comme a son ordinaire. Deja quelque parole aigre avait ete echangee entre sa femme et lui, et deja Medora avait oublie ses beaux projets de conciliation, car elle riait de la triste figure de son oncle. --Allons! disait-elle en attachant sa coiffe de mackintosh, vous avez fait assez de poesie pour un jour. Le soleil s'en va, le temps marche, et nous ne sommes pas venus ici pour porter des santes a tous les dieux de l'Olympe. --Vous savez que l'endroit est dangereux, dit lady Harriet a son mari; si la pluie vient, il le sera encore davantage. Venez donc ou restez seul tout a fait! --Eh bien, je reste, repondit-il avec une sorte de desespoir comique, en remplissant son verre. Allez voir couler l'eau; moi, je vas faire couler le vin! C'etait une revolte flagrante. --Adieu donc! dit lady Harriet avec indignation, en prenant le bras de sa niece. --Valreg! buvez a ma sante, je le veux, s'ecria milord en me retenant par le bras. --Moi, je ne le veux pas, repondis-je. Ce bordeaux, par-dessus le cafe, serait pour moi une medecine; et je ne comprendrais pas, d'ailleurs, que nous pussions laisser aller sans nous, dans un endroit dangereux, les femmes que nous accompagnons. --Vous avez raison! dit-il en faisant un effort pour repousser son verre. Tartaglia, viens ici. Bois ce vin! bois tout ce qu'il y a dans la voiture, je te le commande; et, si tu n'es pas ivre-mort quand je reviendrai, tu n'auras jamais plus un baloque de ma main. Cette singuliere fantaisie chez un homme aussi sense me parut suspecte. Je vis que Tartaglia suivait, comme moi, des yeux, la demarche alanguie de milord. Il y avait trop de laisser aller dans ses jambes pour qu'il n'y eut pas quelque chose a craindre du cote de la tete. --Soyez tranquille, me dit l'intelligent et utile Tartaglia; _c'est moi que je vous_ reponds de lui! Et, sans oublier de prendre possession du vin qn'il designa comme sien en faisant a l'hote de la Sibylle un signe rapide, il emboita le pas derriere l'Anglais sans faire semblant de s'occuper de lui. L'hote avait compris que Tartaglia aimait mieux lui vendre cet excellent bordeaux que de le boire, et, avec cette perspicacite superieure dont les Italiens de cette classe sont doues a la vue d'une _affaire_, il donna a ses garcons des ordres en consequence. Rassure sur le compte de mon pauvre ami, je le depassai pour aller rejoindre les femmes, qui, sous la conduite du guide, descendaient deja le sentier. Medora etait, comme de coutume en avant, la tete en l'air, affectant le mepris du danger et dechirant sa robe a tous les buissons, sans daigner faire un mouvement pour s'en preserver. En toutes choses et en tous lieux, elle marche d'un air d'imperatrice a qui l'univers appartient et doit ceder; et, s'il lui prenait envie de traverser l'epaisseur des murs, elle serait, je gage, etonnee que les murs ne s'ouvrissent pas d'eux-memes a son approche. Ces allures de reine Mab ne me rassuraient pas plus que la demarche avinee de lord B***; mais je crus devoir offrir mon bras a la tante. --Non, me dit-elle, j'irai prudemment, je connais le sentier, et le guide ne me quittera pas; mais prenez garde a Medora, qui est fort temeraire. Je doublai le pas et remarquai, avec un certain effroi, que j'avais pour mon compte un peu de vertige. C'etait comme une folle envie de courir sus a Medora, de lui prendre le bras et de m'elancer en riant avec elle dans ces ravissantes profondeurs de verdure et de rochers. Comme le sentier etait des plus faciles, et que rien ne justifiait les apprehensions du gardien, je vis bien que mon vertige etait plus moral que physique, et qu'en m'occupant a empecher les toasts trop repetes de lord B***, j'avais perdu la conscience de mon propre etat. J'avais pourtant bien discretement fete le vin d'Asti et le bordeaux de la voiture, mais j'avais eu chaud et soif; peut-etre avais-je ete etourdi par le soleil qui nous tombait d'aplomb sur la tete, par le rugissement et le mouvement de la cascade placee verticalement devant nos yeux, par les singularites de Medora, par les expansions de lord B***. Bref, quelle qu'en fut la cause, et quelle que fut la tranquillite de ma conscience, je sentis que j'etais gris, mais gris a faire de sang-froid les plus splendides extravagances! XV Frascati, 1er avril. J'etais gris, vous dis-je, et je sentis cela en courant, apres miss Medora. Dans le peu d'instants qui s'ecoulerent avant que je fusse pres d'elle, j'eprouvai une surexcitation qui developpa dans ma tete un degre de lucidite extraordinaire. --Cette fille est riche et belle, me disais-je a moi-meme. Elle se jette de gaiete de coeur dans un systeme de provocations qui pourrait la perdre si tu etais un lache, ou l'unir a toi si tu etais un ambitieux. Tout cela n'est rien; il n'y a ici de danger ni pour toi ni pour elle, si tu as la conscience de tes paroles et la nettete de tes idees; mais te voila gris, c'est-a-dire fou, porte violemment a l'audace vis-a-vis de la destinee, a l'enthousiasme pour la beaute, a l'enivrement de la gaiete, de la jeunesse et de la poesie devant cette scene grandiose de ta plus chere maitresse, la nature! Te voila dispose a l'expansion delirante quand il faut que tu veilles, meme sur tes regards, et que tu peses tous les mots que tu vas dire pour n'etre ni sot, ni mechant, ni fourbe, ni leger! Comment toutes ces reflexions se presserent en moi dans l'espace de deux ou trois minutes tout au plus, c'est ce qu'il m'est impossible de vous expliquer; mais elles s'y formulerent si nettement, que je sentis la necessite d'un violent effort sur moi-meme pour me degriser. Vous avez reve souvent, n'est-ce pas, _que vous reviez_, et vous etes venu a bout de vous arracher a des images penibles et de vous reveiller par le seul fait de votre volonte? Voila precisement ce qui se passa en moi; mais je ne saurais vous dire combien fut energique et par consequent douloureux ce combat contre les fumees du vin. J'en sortis vainqueur cependant, car, apres m'etre arrete court a un tournant a angle vif qui me cachait Medora, je pris seulement le temps de me dire: --Ou est-elle? Je ne la vois plus. Peut-etre est-elle tombee dans quelque precipice. Eh bien, pourquoi pas? Cela vaudrait beaucoup mieux pour elle que d'etre le jouet d'un engouement deplace et passager de sa part et de la mienne. Apres m'etre dit ces sages paroles, je me sentis completement rendu a mon etat naturel, et seulement fatigue comme si j'eusse fait une longue course. Je rejoignis Medora, je l'abordai avec calme, et, au lieu des vehements reproches que j'avais ete tente de lui adresser sur son imprudence, je lui dis, en souriant, que je courais apres elle pour l'accompagner, par ordre de lady Harriet. --Je n'en doute pas, repondit-elle. Certes, vous n'y seriez pas venu de vous-meme. --Non, en verite, lui dis-je. Pourquoi vous aurais-je importunee de ma presence, quand ce sentier est le plus joli et le plus commode qui se puisse imaginer dans un lieu semblable? On peut courir ici comme dans sa chambre, et, pour tomber, il faudrait etre d'une maladresse ridicule ou d'une presomption stupide. Cette observation lui fit tout a coup ralentir son allure. --Vous pensiez donc, me dit-elle avec un regard penetrant, que je voulais vous eblouir par mon audace, que vous prenez ces precautions oratoires pour me dire... --Pour vous dire quoi? --Que mon effet serait manque! C'est fort inutile: je sais que je ne pourrais meme pas avoir un moment de gaiete bien naturelle, me sentir enfant et oublier que vous etes la a m'epiloguer, sans etre accusee de poser l'Atalante ou la Diana Vernon. Vous avouerez que vous etes un compagnon de promenade fort incommode, et qu'autant vaudrait etre sous une cloche que sous votre regard eplucheur et malveillant. --Puisque nous voila aux injures, je vous dirai que j'aimerais bien autant que vous me trouver seul ici, pour admirer a mon aise et sans preoccupation une des plus belles choses que j'aie jamais vues; mais comment faire pour nous delivrer du tete-a-tete qu'on nous impose? Voulez-vous que nous descendions jusqu'en bas sans nous dire un seul mot? --Soit, dit-elle; passez devant pour que ma tante, qui nous regarde de la-haut, en venant tout doucement, voie bien que vous faites votre office de garde-fou! Si j'ai la ridicule maladresse ou l'absurde presomption de tomber, vous m'empecherez de rouler jusqu'en bas; hormis ce cas invraisemblable, je vous defends de vous retourner. --C'est fort bien; mais, si vous roulez par le cote du precipice, si je ne vous entends pas marcher sur mes talons, il faudra que je me retourne ou que je sois inquiet, ce qui me derangera dans ma contemplation, et m'ennuiera beaucoup, je vous en avertis. --Voyons, dit-elle en riant, il y a moyen de s'arranger. Elle detacha le long ruban de son chapeau de paille et m'en donna un bout pendant qu'elle prenait l'autre. Il fut convenu que, quand je ne la sentirais plus au bout du ruban, j'aurais le droit et le devoir de me retourner. Cet arrangement facetieux etait bien facile a prendre sur le delicieux sentier qui conduit au fond de l'entonnoir. S'il est parfois rapide et escarpe, nulle part il n'offre le moindre peril pour qui ne cherche pas le peril. C'est l'ouvrage de soldats francais, sous la direction du general Miollis, et, grace a ce travail ingenieux, l'abime est devenu un adorable jardin anglais ou l'on court avec serenite au milieu d'epais massifs de myrtes et d'arbustes varies et vigoureux. Cette belle vegetation vous fait perdre souvent de vue l'ensemble de la scene, mais c'est pour le retrouver a chaque instant avec plus de plaisir. Puisque vous me dites que vous avez sous les yeux tous les guides et itineraires de l'Italie pour suivre mon humble peregrination, je dois vous prevenir que, dans aucun, vous ne trouverez une description exacte de ces grottes, par la raison que les eboulements, les tremblements de terre et les travaux indispensables a la securite de la ville, menacee de s'ecrouler aussi, ou d'etre emportee par l'Anio, ont souvent change leur aspect. Je vais tacher de vous en donner succinctement une idee exacte; car, en depit des nouveaux itineraires qui pretendent que ces lieux ont perdu leur principal interet, ils sont encore une des plus ravissantes merveilles de la terre[2]. [Note 2: Un itineraire sans defauts, c'est la pierre philosophale, et il faut dire aux personnes eprises de voyages qne l'exactitude absolue des renseignements sur les localites interessantes est absolument impossible. Ces ouvrages se font generalement a coups de ciseaux, vu que le redacteur ne peut aller _partout_ lui-meme. Il le ferait en vain. L'aspect des lieux change d'une annee a l'autre. J'ai sous les yeux une relation qui deplore l'ecroulement complet et la complete secheresse des grottes de Tivoli, que je viens de voir telles que les decrit Jean Valreg. Parmi les meilleurs _guides_, je recommande ceux de MM. Adolphe Jonanne et A.-J. Dupays, en Suisse et en Italie. Ce sont de veritables manuels d'art et de savoir encyclopedique, sont une forme excellente.] Je vous ai parle d'un puits de verdure; c'est ce bocage, d'environ un mille de tour a son sommet, que l'on a arrange dans l'entonnoir d'un ancien cratere. L'abime est donc tapisse de plantations vigoureuses, bien libres et bien sauvages, descendant sur des flancs de montagne presque a pic, au moyen des zigzags d'un sentier doux aux pieds, tout borde d'herbes et de fleurs rustiques, soutenu par les terrasses naturelles du roc pittoresque, et se degageant a chaque instant des bosquets qui l'ombragent pour vous laisser regarder le torrent sous vos pieds, le rocher perpendiculaire a votre droite et le joli temple de la Sybille au-dessus de votre tete. C'est a la fois d'une grace et d'une majeste, d'une aprete et d'une fraicheur qui resument bien les caracteres de la nature italienne. Il me semble qu'il n'y a ici rien d'austere et de terrible qui ne soit tout a coup tempere ou dissimule par des voluptes souriantes. Quand on a descendu environ les deux tiers du sentier, il vous conduit a l'entree d'une grotte laterale completement inapercue jusque-la. Cette grotte est un couloir, une galerie naturelle que le torrent a rencontree dans la roche, et qui semble avoir ete une des bouches du cratere dont le puits de verdure tout entier aurait ete le foyer principal. On s'explique plus difficilement la cause premiere des gigantesques _macaroni_ (je ne puis les appeler autrement) qui se tordent sous les voutes et sur les parois de cette galerie souterraine. C'est exactement, en grand, les memes formes et les memes attitudes que les pretendues herbes petrifiees de la petite solfatare de l'etang des tartres. Les gens du pays affirment que ces entrelacements et ces enroulements de pierres sont, dans les grottes de Tivoli, comme a la solfatare, des petrifications de plantes inconnues. Je ne demanderais pas mieux; mais, comme elles sont percees, dans toute leur etendue, d'un tube interieur parfaitement rond et lisse, cette perforation me fait bien l'effet d'etre le resultat d'un degagement de gaz et de souffles impetueux partant de l'abime et se faisant des tuyaux de flute de toutes ces matieres en fusion. Ce travail a pu etre regulier d'abord comme le crible ignivome de la solfatare; mais une convulsion subsequente de la masse volcanique les a tordues, embrouillees et dejetees en tous sens, avant qu'elles fussent entierement refroidies. Voila mon explication. Prenez-la pour celle d'un reveur et d'un ignorant; je n'y tiens pas; mais elle a satisfait au besoin que j'eprouve toujours de me rendre compte des bizarreries geologiques, bizarreries pures dans la solfatare a fleur de terre que j'avais vue le matin, mais mysteres grandioses dans la grotte de Tivoli, comme sur le chemin de Marseille a Roquefavour. De quelles scenes effroyables, de quelles devorantes ejaculalions, de quels craquements, de quels rugissements, de quels bouillonnements affreux cette ravissante cavite de Tivoli a du etre le theatre! Il me semblait qu'elle devait son charme actuel a la pensee, j'allais presque dire au souvenir evoque en moi, des tenebreuses horreurs de sa formation premiere. C'est la une ruine du passe autrement imposante que les debris des temples et des aqueducs; mais les ruines de la nature ont encore sur celles de nos oeuvres cette superiorite que le temps batit sur elles, comme des monuments nouveaux, les merveilles de la vegetation, les frais edifices de la forme et de la couleur, les veritables temples de la vie. Par cette caverne, un bras de l'Anio se precipite et roule, avec un bruit magnifique, sur des lames de rocher qu'il s'est charge d'aplanir et de creuser a son usage. A deux cents pieds plus haut, il traverse tranquillement la ville et met en mouvement plusieurs usines; mais, tout au beau milieu des maisons et des jardins, il rencontre cette coulee volcanique, s'y engouffre, et vient se briser au bas du grand rocher, sur les debris de son couronnement detache, qui gisent la dans un desordre grandiose. Il me fallut, en cet endroit, me retourner, comme Orphee a la porte de l'enfer, pour regarder mon Eurydice, car elle avait malicieusement lache le ruban et s'etait vivement aventuree sot une planche jetee au flanc du sentier par-dessus le vide, et appuyee sur une faible saillie du grand rocher. C'etait une pure forfanterie, car cette planche ne conduisait a rien, ne tenait a rien, et presentait le plus epouvantable danger. Je vis qu'en effet ma princesse etait brave et affrontait le vertige avec une surprenante tranquillite. Mais quoi! c'est une Anglaise, et je me persuade toujours qu'il y a plus de fer et de bois que de sentiment et de volonte dans ces belles machines qui se donnent pour des femmes. Je crois bien que, si elle etait tombee, elle aurait pu se casser, mais qu'on eut pu la raccommoder, et qu'elle eut ete miss Medora comme devant. Neanmoins, mon premier mouvement fut une grande terreur et puis un acces de colere irrefrenable. Je courus a elle, je la pris, tres-rudement par le bras et je l'entrainai sous la voute de la caverne, ou je la forcai de s'asseoir, pour l'empecher de recommencer quelque inutile experience de son courage insense. Pour que vous compreniez comment je pouvais entrer dans une caverne ou coule un bras de riviere impetueuse, il faut vous representer la large ouverture de cette caverne, dont une moitie seulement sert de lit a la course des eaux, cette moitie est necessairement la plus creuse; l'autre egalement pavee de grands feuillets ondules et bosseles par les soulevements volcaniques, vous permet de monter, en tournant, jusque vers l'ouverture superieure par laquelle le flot s'engage sous la voute. Ainsi vous remontez, aisement et a couvert, la pente fortement inclinee et tourmentee d'un cours d'eau qui forme une cascade devant vous, et une autre cascade derriere vous. Cela m'expliquait la formidable basse continue que, du temple de la Sibylle, nous entendions monter de l'abime invisible, tandis que la claire nappe argentee, qui lechait la perpendiculaire du grand rocher, dominait la sauvage harmonie par un chant plus frais et plus eleve. L'endroit ou j'avais fait asseoir, bon gre mal gre, Medora, forme une imposante et bizarre excavation, ou penetre, de l'issue superieure invisible encore, une lueur bleue d'un effet fantastique. Les voutes de la caverne ou s'enroulent furieusement ces etranges formations minerales dont je vous ai parle ces pretendues plantes d'un monde anterieur colossal, prennent la le dessin et l'apparence d'un ciel de pierre laboure de ces lourdes nuees moutonneuses qu'imiterent les statuaires italiens du XVIIe siecle, dans les _gloires_ dont ils entourerent leurs Madones ou leurs saints equestres. En sculpture, c'est fort laid et fort bete; mais, dans ce jeu de la nature, dans ce plafond de caverne eclaire d'un jour frisant et blafard qui en dessine les groupes fuyants et insenses, c'est etrange au point d'etre sublime; et, comme si la matiere, dans ses transformations successives, se plaisait a conserver les apparences de couleur et de forme de ses premieres operations, on peut tres bien se figurer la, au lieu d'un fleuve d'eau qui descend, un fleuve de lave qui monte, et, au lieu d'une voute de rochers, une voute de lourdes vapeurs tordues et dispersees par les vents de l'enfer volcanique. Je fus tellement saisi par l'aspect et le bruit de ce cercle dantesque, qu'a peine eus-je fait asseoir Medora, je l'oubliai completement. Ma main, crispee par l'emotion qu'elle m'avait causee, tenait pourtant encore la sienne; mais c'etait une sollicitude toute machinale, et je restai petrifie comme le ciel de la grotte, curieux d'abord de comprendre a ma maniere la scene etrange qui m'environnait, et puis ravi, penetre, transporte dans le reve d'un monde inconnu, enchaine comme on l'est quand on n'a pas une parole pour formuler ce que l'on eprouve, et que l'on n'a pas aupres de soi un etre vraiment sympathique, avec qui l'on puisse echanger le regard qui dit tout ce que l'on peut se dire. Je ne sais pas si son examen extatique dura une minute ou un quart d'heure. Lorsque je retrouvai la notion de moi-meme, je vis que je tenais toujours la main de Medora, et qu'a force d'etre comprimee dans la mienne, cette pauvre belle main, un vrai modele de forme et de tissu, etait devenue bleuatre. Je fus honteux de ma preoccupation, et, me retournant vers ma victime, je voulus lui demander pardon. Je ne sais ce que je lui dis ni ce qu'elle me repondit. Le bruit du torrent roulant devant nous, ne nous permettait pas d'entendre le son de notre propre voix; mais je fus frappe de l'expression froide et hautaine de ces grands yeux d'un bleu sombre attaches sur les miens. Je ne pouvais exprimer mon repentir que par une pantomime, et je pliai un genou pour me faire comprendre. Elle sourit et se leva. Sa figure avait encore une expression ironique et courroucee, du moins a ce qu'il me sembla. Elle ne retira pourtant pas sa main, que je tenais toujours, mais non plus de maniere a la meurtrir, et, comme son regard se portait vers le torrent, le mien s'y reporta aussi. On a beau se dire qu'on reviendra voir a loisir ces belles choses; on se dit aussi qu'on sera peut-etre empeche d'y revenir jamais, et qu'on ne retrouvera pas l'instant qu'on possede. J'etais reste tombe sur mes genoux, non plus pour faire amende honorable a la beaute, mais pour regarder le dessous de l'excavation plus a mon aise. Comment vous dire ma surprise, lorsqu'au bout d'un instant, je sentis sur mon front, glace par la vapeur du torrent, quelque chose de doux et de chaud comme un baiser? Effare, je retournai la tete, et je vis, a l'attitude de Medora, que ce n'etait pas une hallucination. Un cri de surprise, de colere reelle et de plaisir stupide tout a fait involontaire, sortit de moi et se perdit dans le vacarme du torrent. Je me reculai precipitamment, averti par ma conscience que tout elan de joie et de reconnaissance serait un mensonge de la vanite ou de la sensualite. La victoire eut peu de merite: cette belle creature parlait mediocrement a mes sens, et nullement a mon coeur. Je ne saurais m'eprendre d'elle que par l'imagination, et j'en suis defendu par la certitude que son imagination seule s'est follement eprise de moi. Eh quoi! pas meme son imagination; je devrais dire son amour-propre, son depit de mon indifference, sa puerile jalousie de jolie femme contre la Daniella. Je me souvins, en cet instant, que celle-ci m'avait provoque plus singulierement encore en me baisant la main; mais, de sa part, c'etait l'action d'une servante qui croit, a tort, devoir s'humilier devant une superiorite sociale, et cette caresse, naivement servile, m'avait donne envie de lui rendre la pareille pour retablir la logique des choses. Rien de semblable ne me fut suggere par la provocation de Medora. C'etait pourtant une provocation chaste a force d'etre hardie. Je la crois meme aussi froide qu'exaltee, cette Anglaise a passions de parti pris. Il n'y a place en elle, je l'ai senti a premiere vue, ni pour l'amitie tendre, ni pour l'amour ardent. Elle procede par coups de tete; elle veut, ou vaincre ma resistance pour se moquer de moi ensuite, on se persuader a elle-meme qu'elle eprouve les emotions violentes d'un amour irresistible. Elle veut peut-etre recommencer le roman d'amour de sa tante Harriet, sauf a me mepriser le lendemain comme on meprise le pauvre lord B***. --Ah! grand merci! me disais-je. Je ne serai pas si faible que lui. Je garderai ma liberte et ma fierte. Je ne deviendrai pas amoureux de cette beaute dangereuse et decevante, a qui ses millions persuaderaient bientot qu'elle a le droit de m'avilir. Je me disais tout cela, degrise de tout vin et de toute vanite, comme vous voyez; et, malgre tout cela, j'etais tremblant de la tete aux pieds, comme on l'est a la suite d'une commotion violente; car tout appel a l'amour remue en nous la source profonde, sinon des plus vives emotions de l'animal, du moins celle des plus hautes aspirations de l'ame. Sottement trouble, follement eperdu, j'entrainai Medora hors, de la caverne. J'avais besoin de l'air plein et du jour brillant pour me retrouver tout entier. A l'entree de la grotte, nous vimes lady Harriet et le guide qui faisaient une pause. Lady Harriet savait son Tivoli par coeur et ne daigna pas entrer dans la caverne, dont elle craignait la fraicheur, ce qui ne l'empecha pas de m'en parler avec enthousiasme, en phrases toutes faites, et en si beau style, que rien n'y manquait pour degouter a jamais de l'expansion admirative. Comme tout danger etait franchi, a ce que nous assura le guide, je feignis de vouloir aller au-devant de lord B***, qui n'arrivait pas, et je me mis a courir, resolu a ne plus echanger un mot ni un regard avec Medora. Je vis lord B*** beaucoup au-dessous de nous. Il nous avait depasses et devisait avec Tartaglia, trop familierement sans doute au gre de sa femme. Pour les atteindre, je n'avais qu'a suivre le sentier qui s'enfonce en long corridor, taille de main d'homme dans la roche. Cette galerie, percee de jours carres comme des fenetres, ne gate rien dans le tableau. Elle vous fait tourner de plain-pied une face abrupte de la montagne, et, quand on la voit du dehors, ses ouvertures ombragees de lianes ressemblent a une suite d'ermitages abandonnes et devenus inaccessibles. Elle est propre et seche dans toute son etendue; c'est la dedans qu'on voudrait demeurer si on pouvait choisir son gite a Tivoli. On nous a dit que ce travail etait beaucoup plus ancien que celui du general Miollis, et qu'il avait ete fait pour les plaisirs d'un pape amoureux des grottes de Neptune. J'allais sortir de ce defile lorsqu'un frolement de robe m'avertit que j'etais suivi. Je fis la sottise de me retourner, et je vis Medora, pale et comme desesperee, qui courait litteralement apres moi. --Laissez-moi, lui dis-je resolument, vous etes folle! --Oui, je le sais, repondit-elle avec energie; c'est meme pour vous en convaincre tout a fait que me voila encore pres de vous. Si vous trouvez la quelque chose de plaisant, vous pouvez en rire avec M. Brumieres et tous ses amis de l'ecole de Rome.... --Vous me prenez pour un lache ou pour un sot! Vous voyez donc bien que vous etiez folle de vous confier a ce point a un homme que vous ne connaissez pas. --Si! je vous connais, s'ecria-t-elle. Ce n'est pas votre mechancete ni votre indiscretion que je crains; c'est votre fierte puritaine. Vous savez que je vous aime, et moi, je sais que vous m'aimez; mais vous avez peur de mes millions, et vous croiriez vous abaisser en faisant la cour a une femme riche. Eh bien, moi, je suis lasse d'etre le but des ambitieux et l'effroi des hommes desinteresses. Je me suis dit que, le jour ou je me sentirais aimee pour moi-meme par un homme delicat, je l'aimerais aussi et le lui dirais sans detour. Vous etes celui que j'ai resolu d'aimer et que je choisis. Il y a assez longtemps que vous resistez a vos sentiments et que vous vous faites souffrir vous-meme en me tourmentant de votre pretendue antipathie. Finissons-en; dites-moi la verite, puisque je desire l'entendre, puisque je le veux. J'espere, mon ami, que vous riez en vous representant la figure ebahie de votre serviteur. Je me sentis l'air si bete, que j'en fus honteux; mais il me fut impossible de dire autre chose que ceci: --En verite!... je jure, sur l'honneur mademoiselle, que je ne me savais pas amoureux de vous! --Mais, a present, vous le savez, s'ecria-t-elle; vous le sentez, vous ne vous en defendez plus? Est-ce la ce que vous voulez dire? --Non, non! repondis-je avec effroi; je ne dis pas cela. --Non? vous dites non? Alors je vous hais et vous meprise? Elle etait si belle, avec ses yeux secs enflammes, ses levres pales et cette sorte de puissance que donne la douleur ou l'indignation, que je me sentis redevenir ivre. La beaute a un prestige contre lequel echouent tous les raisonnements, et, en ce moment, celle de Medora realisait tout ce que peut rever, tout ce qui peut faire battre _un coeur de jeune homme_! car enfin, je suit homme, je suis jeune, et j'ai un coeur comme un autre! Je la contemplais tout eperdu, et il me semblait qu'elle avait raison d'etre furieuse; que je n'etais qu'un sot, un poltron, un butor, un petit esprit, un coeur glace. Je ne pouvais lui repondre. J'entendais, au fond de la galerie, la voix de lady Harriet qui s'approchait. --Continuez la promenade sans moi, je vous en supplie, lui dis-je. Je suis trop trouble, je deviens fou; laissez-moi me remettre, me recueillir, avant de vous repondre... Tenez, on vient, nous causerons plus tard... --Oui, oui, j'entends, dit-elle; vous ferez vos reflexions, et vous nous quitterez sans me dire seulement adieu! --De grace, baissez la voix, votre tante... cet homme qui l'accompagne... --Que m'importe! s'ecria-t-elle, comme decidee a tenter on effort supreme pour vaincre ma resistance. Ma tante sait que je vous aime; je suis libre d'aimer, je suis libre de me perdre, je suis libre de mourir!... En disant ces derniers mots, elle palit. Ses yeux se voilerent; il me sembla qu'elle allait tomber evanouie; je la retins dans mes bras. Sa belle tete se pencha sur mon epaule, sa chevelure de soie inonda, enveloppa mon visage. Le sang gronda dans ma tete et reflua vers mon coeur; je ne sais ce que je lui dis; je ne sais si ma bouche rencontra ses levres: ce fut un delire rapide comme l'eclair. Lady Harriet, arrivant a l'angle du chemin couvert, n'avait plus qu'un pas a faire pour nous surprendre. Saisi de honte et de terreur, je pris la fuite, seul, cette fois, et j'aurais ete me cacher je ne sais au fond de quel antre, si je n'eusse rencontre, au bas du sentier, lord B***, qui, redevenu le plus sage de nous deux, m'arreta au passage. XVI Frascati, 1er avril. --C'est moi, me dit lord B***, de cet air mysterieux et profond que donne l'ivresse, c'est moi qui veux vous faire les honneurs de la grotte des Sirenes. Je me laissai conduire, et, pendant quelques instants, me sentant de nouveau tres-gris, je vis toutes choses d'un oeil tres-vague. Cependant je fus remis et calme plus vite que je ne l'esperais. Nous gagnames le fond resserre de l'entonnoir, qui en est la partie la plus delicieuse. Il est seme de blocs de rochers et de massifs d'arbres, et traverse par le bras de l'Anio, qui, arrive a l'extremite de ce petit cirque naturel, se precipite, s'engouffre et disparait entierement dans une derniere grotte tellement belle, qu'on la prendrait pour un ouvrage d'art. Le sentier n'a eu pourtant qu'a cotoyer son rebord pour faire pont sur le torrent. La, en surete derriere un parapet de roches a peine degrossies, qui ne gate pas la delicieuse sauvagerie du lieu, on plonge de l'oeil dans la profondeur d'un nouvel abime qui est comme la clef du dernier deversoir de cette onde fougueuse, car elle s'y perd avec une derniere clameur effroyable, dans des cavites dont on ne connait pas l'issue. --C'est ici, me dit lord B***, que deux Anglais se sont fait avaler par cette bouche beante. On pretend qu'ils sont descendus sur cette corniche etroite, mais parfaitement praticable, que vous voyez la-dessous, et que le pied leur a glisse. Moi, je trouve qu'il faut etre bien maladroit pour ne pas s'y promener les deux mains dans ses poches, et vous remarquerez que la chute de l'eau est si nette et si absolue dans son puits naturel, qu'elle n'envoie pas une goutte de pluie sur ses margelles de rocher. --Alors, vous croyez qu'ils se sont precipites volontairement. --Et naturellement! dit-il en fixant sur le gouffre son oeil melancolique, terni par un reste d'ivresse. --L'aventure n'est pas authentique, dis-je a Tartaglia; car le guide m'a parle de trois Anglais, et voila milord qui parle de deux. --Il n'y en a peut-etre eu qu'un seul, repondit Tartaglia avec son insouciance habituelle sur le chapitre de la verite; c'est un suicide qui aura fait des petits. Ce trait d'esprit produisit sur lord B*** un effet qui m'eut fait fremir si j'eusse ete seulement a trois pas de lui, car il enfourcha le parapet avec l'aisance d'un bon cavalier, et parut un instant dispose a descendre sur la corniche; mais j'avais ete a temps de passer mon bras sous le sien, et je le tenais encore mieux que je n'avais tenu Medora quelques instants auparavant. Cette corniche me parait aussi, a moi, tres-praticable; mais, au milieu de la foudre de la cataracte qui la rase, je n'y voudrais pas voir marcher un Anglais sortant de table. --Qu'est-ce que vous avez? me dit-il tranquillement en restant a cheval sur le parapet. Vous croyez que je veux aller faire une promenade dans les entrailles de la terre? Non! la vie est si courte, qu'elle ne vaut pas la peine qu'on l'abrege. Donnez-moi du feu pour rallumer mon cigare! quant a l'immoralite du suicide, en ma qualite d'Anglais de race pure, je proteste. Quand on se sent decidement et irrevocablement a charge au autres... Il s'interrompit pour rappeler son chien jaune, qui etait saute sur le parapet et qui aboyait a la cascade. --A bas, Buffalo! s'ecria-t-il d'un ton de sollicitude. Descendez! ne faites pas de ces imprudences-la! Et, en voulant repousser l'animal, il tourna ses deux jambes du cote du gouffre, avec une mollesse et une insouciance de mouvement qui me forcerent a le prendre de nouveau a bras le corps. --Bah! reprit-il, vous croyez que je suis gris? Pas plus que vous, mon cher! Je vous disais donc que, quand on n'est agreable ni utile a personne, aimer et preserver sa vie est une lachete; mais, tant qu'on a un ami, ne fut-ce qu'un chien, on ne doit pas l'abandonner. Seulement... ecoutez! S'il est vrai pour moi qu'on ne soit pas force d'exister a tout prix, le suicide n'en est pas moins une faute, parce qu'il est toujours le resultat d'un mauvais emploi de la vie. La vie n'est une chose insupportable que parce que nous l'avons faite ainsi. Il depend de tout homme sage et intelligent de bien conduire la sienne, et, pour cela, il faut preserver sa liberte et ne pas tomber dans les pieges d'un amour mal assorti. Je sentis le rouge me monter au front; la lecon m'arrivait si directe et si meritee, que je la crus a mon adresse. Je me trompais. Lord B*** ne songeait qu'a se juger lui-meme; mais son attitude brisee sur le bord de l'abime, sa figure decomposee par l'ennui, et sa tendresse de celibataire pour son chien parlaient si eloquemment, que je me jurai a moi-meme de ne jamais revoir Medora. Cependant, comme lord B*** etait reellement pris de sommeil au milieu de ses reflexions melancoliques, et qu'il parlait de s'etendre, la ou il etait, pour dormir au bruit de la cataracte, il me fut impossible de le quitter, et les femmes nous eurent bientot rejoints. Aussitot que milord entendit la voix sechement doucereuse de milady, qui lui demandait compte de son attitude negligee, il se remit sur ses pieds, et parla de poursuivre l'exploration, car nous n'avions encore vu, en fait de chutes d'eaux, que les moindres curiosites de l'endroit; mais la pluie commencait a tomber serieusement, le ciel etait envahi, le soleil eteint, et, bien que Medora insistat pour continuer, lady Harriet, qui se croit souffreteuse et delicate, voulut retourner a Rome. J'appuyai vivement cette idee. On amena les anes, qui attendaient au fond du cratere, et les femmes remonterent sans fatigue jusqu'au temple de la Sybille, ou, en peu d'instants, la voiture fut prete a les ramener. C'est alors seulement que je manifestai l'intention de rester a Tivoli jusqu'au lendemain soir. --Je comprends, dit lady Harriet, que vous desiriez voir tout ce que nous n'avons pu voir aujourd'hui; mais ne vaudrait-il pas mieux revenir par un beau temps que de vous mouiller ce soir, et peut-etre encore demain, pour voir un paysage sans soleil? J'insistai. Lord B*** voulut alors rester avec moi, ce que, j'aurais accepte s'il eut ete convenable et prudent de laisser les femmes traverser sans lui la campagne de Rome. En dernier ressort, lady Harriet prononca, malgre mes refus et ma resistance, qu'elle me renverrait la voiture le lendemain; et je fus oblige, pour conquerir ma liberte, de prononcer a mon tour que je resterais peut-etre plusieurs jours a Tivoli pour dessiner. Pendant ce debat, Medora demeura muette et les yeux attaches sur moi avec une expression d'anxiete d'abord, puis de reproche et de dedain qui me fut fort penible a supporter. Enfin, la voiture partit, et je me sentis allege du poids d'une montagne. Voila, mon ami, un recit bien long, et peut-etre trop circonstancie de l'aventure qui me poussa a la solitude de Frascati. Je vous demande pardon de me laisser aller a vous tout dire; mais il me semble que, si je vous cachais quelque chose, il vaudrait mieux ne rien vous dire du tout. Quand je me retrouvai seul a Tivoli, au lieu d'aller voir les autres cascades, je redescendis vers celles que je connaissais deja. Le gardien, ancien soldat au service de la France, voulut bien avoir confiance en ma parole de ne pas attenter a mes jours (car, decidement, cet abime est regarde comme tentateur), et j'eus la liberte d'aller rever seul, a l'abri de la pluie, dans les cavernes. Je ne rentrai pas sans remords dans celle ou j'avais rendu ce maudit baiser. J'en ressentais encore le fremissement dangereux; mais, au lieu de m'y complaire, je me condamnai a un severe examen de conscience, et je reconnus que j'avais ete coupable d'imprudence. N'aurais-je pas du, depuis les larmes bizarres que le soin d'apporter un chevreau avait fait repandre, et toutes les singularites du reste de la route, deviner, comprendre que j'etais l'objet d'un depit tout pret a se changer en caprice et a se faire baptiser du nom de passion? Eh bien, non! je ne m'en etais pas doute, apparemment! J'avais observe, sans grand interet et comme malgre moi, cette etrange organisation. J'expliquais les premieres larmes par quelque souvenir, peut-etre un souvenir d'amour, reveille en elle par une circonstance fortuite. J'expliquais la scene des bijoux jetes dans le bois par une colere de reine, echouant devant un sujet determine a ne pas etre un courtisan. J'expliquais meme le baiser sur le front, par une hallucination de sa part ou de la mienne. Jusque-la, jusqu'au moment ou elle m'avait poursuivi pour me dire: _Je vous aime_, je m'etais obstine a croire a je ne sais quelle meprise, ou, passez-moi le mot, a je ne sais quelle fumee d'hysterie nerveuse. --Me voila donc, pensai-je, en presence d'un amour bon ou mauvais, senti ou reve, mais sincere a coup sur, et aussi resolu que le mien serait timide et involontaire! Le mien! En me disant cela, je me tatais le coeur, j'y appuyais les mains et j'en comptais les battements comme le medecin interroge le pouls d'un malade, et je decouvrais, tantot avec joie, tantot avec effroi, qu'il n'y avait pas la d'amour vrai, c'est-a-dire pas de foi, pas d'enthousiasme pour cette incomparablement belle creature. Le trouble que j'avais ressenti etait donc tout simplement dans mes sens, et pouvais-je me croire _engage_, pour un baiser involontaire, pour un mot que mes levres avaient prononce, que mes oreilles n'avaient pas entendu, que mon esprit ne pouvait meme pas ressaisir? --Il y aurait la, pensais-je, une question d'honneur vis-a-vis de lord B*** et de sa femme, qui m'ont temoigne la confiance que l'on doit a un homme de coeur. La moindre apparence, la moindre velleite de seduction aupres de leur heritiere me ferait rougir a mes propres yeux, et la moindre expression, le moindre temoignage d'amour envers elle, serait tentative de seduction, puisque je sens que je ne l'aime pas. Je n'ai pas eu cette pensee, l'ombre meme de cette lache pensee, un seul instant. Je la repousserais avec degout, si elle osait me venir; mais il y a eu une seconde, un eclair d'egarement des sens, et, puisque dans de telles occasions (la premiere, a coup sur, dans mon inexperience des grandes aventures), je ne suis pas maitre de moi, il faut que je m'en preserve avec la prudence d'un vieillard. Cependant j'eprouvais encore un malaise dont j'eus peine a trouver la cause au fond de mon ame. Je me sentais honteux et comme avili d'etre si froid de raisonnement et si decidement vertueux en presence d'une passion aussi echevelee que celle dont j'etais l'objet. Il me semblait que Medora, avec sa folie et son audace, mettait son vaillant pied de reine sur ma pauvre tete d'esclave craintif, et que mes scrupules me faisaient un role miserable au prix du sien. Je me confessai obstinement et je reconnus qu'il n'y avait, dans le sentiment de mon humiliation, rien de plus que la suggestion d'un sot amour-propre. Que venait donc faire l'amour-propre entre elle et moi? Pourquoi cet ennemi du juste et du vrai se glisse-t-il dans les coeurs a leur insu, et quel est ce besoin egoiste et vulgaire de jouer le premier role dans une partie qui ne devrait avoir que le ciel pour temoin et pour juge? J'aime a croire que, quand je ressentirai le veritable amour, je n'aurai pas a lutter contre cette vanite funeste, que je me sentirai completement genereux et desarme devant l'objet de mon adoration, completement naif vis-a-vis de moi-meme. Mais cette simplicite de coeur et cette loyaute d'intentions, ne les dois-je pas egalement a la femme dont je repousse les sacrifices? --Va donc pour l'injuste mepris de cette amante superbe! m'ecriai-je. Et, debarrasse de toute hesitation, comme de tout mecontentement vis-a-vis de moi-meme, je m'enveloppai de mon caban et j'allai voir les autres gambades fantastiques de l'Anio, le long du mont Catillo. L'Anio, ou Teverone, ou Aniene, car il a tous ces noms, arrive ici des vallees elevees qui servent de bases aux groupes du mont Janvier. Il y rencontre la brusque coupure d'une gorge qui, par un detour, doit l'emmener, triste et souille de toutes les eaux corrompues du steppe de Rome, jusqu'au Tibre. Avant d'entrer dans l'affreux desert, il s'elance fier, bruyant et limpide, comme pour faire ses adieux a la vie, a l'air pur, aux splendeurs des hautes regions; mais cet emportement de puissance mettait en danger la montagne ou est Tivoli. Par un tres-beau travail, on a divise son cours en plusieurs bras, et, laissant aux usines, aux ruines et aux touristes de Tivoli le courant mysterieux des grottes de Neptune et les ravissantes _cascatelles_ et _cascatellines_ qui s'epanchent plus loin en ruisseaux d'argent sur le flanc de la montagne, on a contraint la plus forte masse des eaux a suivre paisiblement deux magnifiques tunnels situes a peu de distance de l'entonnoir naturel dont je vous ai parle. C'est de ces tunnels jumeaux que le fleuve se laisse tomber dans son lit inferieur en cataracte tonnante, et cependant avec une effroyable tranquillite. On descend ensuite dans la gorge pour voir d'en bas toutes ces chutes. La gorge est charmante; elle n'a qu'un defaut: c'est d'etre couverte et remplie d'une vegetation si splendide, qu'il est presque impossible de trouver un endroit d'ou l'on puisse voir l'ensemble de cette corniche si merveilleusement arrosee. Les ruines de toutes les villas antiques dont les noms sont celebres ne m'attirerent nullement. Je suis las des ruines, et, devant la nature, a moins qu'elles ne lui servent d'ornement, comme ce charmant temple de la Sibylle au-dessus du gouffre de Tivoli, ou de la villa de Mecenes, qui couronne les cascatelles, elles me deviennent honteusement indifferentes. Je passai la nuit dans le plus affreux lit et dans la plus affreuse chambre de l'affreuse auberge de la Sybille, un vrai coupe-gorge d'opera-comique. Pourtant, je ne fus point assassine, et les gens de la maison, malgre leur mauvaise mine, me parurent d'excellentes gens. Le lendemain, malgre la pluie et un commencement de fievre, je recommencai mes excursions; mais rien de ce que je vis ne valait pour moi la grotte des Sirenes, et c'est la que je retournai contempler, pendant deux heures, le torrent engouffre dans son puits sans issue. Ce devait etre la, certainement, l'antre favori de la fameuse sibylle libertine, lorsque ces abimes n'etaient accessibles que par des voies mysterieuses, et que les _pales mortels_ n'en approchaient qu'en tremblant, effrayes du dechainement des cataractes autant que des oracles du destin. Aujourd'hui, c'est un lieu de delices. Ces tapis de violettes et ces buissons de myrtes par lesquels on descend mollement et sans danger jusqu'au milieu de cette grande scene; ce torrent diminue qui ne menace plus personne et qui n'a garde de sa fureur que ce qu'il en faut pour donner une emotion puissante sans lassitude et sans aneantissement; cette grotte, dont les rudes anfractuosites s'embellissent de guirlandes de lierre et de chevrefeuille, et qui, percee de larges crevasses, vous laisse voir, comme a travers un cadre, les profondeurs d'un paysage magique, tout cela exerca sur moi un magnetisme etrange, et j'ai reve la un bonheur que je demande pour paradis au Dieu bon. Oui, ce creux de rochers, d'eaux agitees et de plantes vigoureuses, avec du soleil et un air salubre, si c'etait possible; une grotte pour abri et une femme selon mon coeur, et je consens a etre prisonnier sur parole durant l'eternite. Ma contemplation etait si douce et mon corps si fatigue, que je m'endormis comme lord B*** avait voulu s'endormir la veille, au bruit de la cataracte. Quand je m'eveillai, Tartaglia etait aupres de moi. Vous avez tort de dormir la a l'humidite, me dit-il. Il y a de quoi etre malade. Il avait raison: je me sentais mal partout. J'eus peine a remonter au temple. Chemin faisant, Tartaglia, qui etait retourne la veille a Rome, m'apprit qu'il venait me chercher avec une voiture par l'_ordre de la Medora_. --C'est fort bien, lui repondis-je; tu vas t'en retourner comme tu es venu. Je compte rester ici huit ou dix jours. --Vous n'y songez pas, _mossiou_. Vous etes dans l'endroit le plus malsain de l'Italie, et vous allez y mourir. Prenez garde d'ailleurs a ce qui va arriver. Des que la Medora vous saura malade, elle viendra avec sa famille, car ils font tous sa volonte, et elle est folle de vous... --En voila assez, repondis-je avec colere. Vous me portez sur les nerfs avec vos sottises. Il faut que tout cela finisse! Et, prenant mon parti, je montai dans la voiture et donnai au cocher l'ordre de me conduire a Rome chez Brumieres. Je croyais etre delivre du Tartaglia, qui, me voyant irrite et un peu en delire, avait fait mine de rester a Tivoli; mais, a mi-chemin, m'eveillant d'un nouvel assoupissement febrile, je vis qu'il etait sur le siege avec le cocher. Je renouvelai a celui-ci l'injonction de me conduire chez Brumieres. Mon intention etait d'ecrire, de chez lui, une lettre d'adieux a la Famille B***, de faire prendre mes effets par Tartaglia et de quitter Rome a l'instant meme. Le cocher fit un signe d'assentiment respectueux, et je me rendormis, vaincu par une torpeur insurmontable. Quand je m'eveillai, j'etais si accable, que je ne compris pas ou j'etais, et qu'il fallut les empressements de l'excellent lord B*** autour de moi pour m'eclairer sur la trahison de Tartaglia et du cocher. J'etais au palais ***; je montais l'escalier du ma chambre, soutenu par l'Anglais et la Daniella. Vous savez le reste; je dois ajouter que je me suis si bien arrange pour ne pas sortir de ma chambre jusqu'au moment du depart, que je n'ai pas revu Medora. J'espere donc que son caprice est passe; j'espere meme qu'il n'y a pas eu caprice, et, quand j'y songe, je reconnais que j'ai servi de titre a un roman dont elle avait fait le plan avant de me connaitre. Elle a vingt-cinq ans, elle est froide, elle a refuse beaucoup de bons partis, a ce que l'on assure. Puis l'ennui est venu, les sens peut-etre; elle a resolu, dit-elle, d'epouser le premier homme delicat qui l'aimerait sans le lui dire. Pourquoi s'est-elle imagine que j'etais cet homme-la, moi qui ne l'aimais pas du tout? Ou elle a le ridicule de se croire irresistible, ou il y a la-dessous l'intrigue impertinente de Tartaglia, qui a eu plus d'effet que je ne pensais. Quoi qu'il en soit, me voila loin de Rome, par un temps a ne pas mettre un chien dehors, et, dans quelques jours, quand mes forces seront revenues, s'il y a encore peril en la demeure comme disent les legistes, je me sauverai plus loin encore. Mais ne trouvez-vous pas que ma terreur de _casto Giuseppe_, comme dit Tartaglia, dont je vous epargne les dernieres remontrances, est d'une fatuite ridicule? A propos de Tartaglia, je dois vous dire que le drole m'a soigne paternellement, et que, maitre de fouiller dans mes effets a toute heure, il a pleinement justifie ce que lord B*** me disait de lui: --C'est un vrai gredin, capable de vous arracher, par prieres ou par intrigue, votre dernier ecu; mais c'est un valet fidele, incapable de vous derober une epingle si vous n'avez pas l'air de vous mefier de lui. En Italie, beaucoup de gens de cette classe sont ainsi faits: ils pillent ceux qu'ils detestent; ils se font un plaisir de devaliser ceux qui veulent lutter de finesse pour se garantir; mais ils voleraient volontiers, pour enrichir ceux qui, par leur confiance absolue, obtiennent leur amitie. Ayez des serrures Fichet a vos coffres; cachez votre bourse dans les trous de mur les plus invraisemblables: ils dejoueront toutes vos ruses. Laissez la clef a la porte et l'argent sur la table, ce sera chose sacree pour eux. Ce vaurien a donc du bon comme tons les vauriens... de meme que tous les gens vertueux ont un coin de perversite. C'est toujours lord B*** qui parle, et je vous fais grace des blaspheme, de sa misanthropie. Tant il y a que le Tartaglia me fatiguait, et qu'apres avoir bien paye, malgre lui, je dois le dire, ses bons services, je suis charme d'etre delivre de son babil, de sa protection et de ses suggestions matrimoniales. Voici enfin un peu d'eclaircie dans le temps, et j'en vais profiter pour visiter les jardins Piccolomini et faire le tour de mes domaines. XVII 3 avril, a Frascati. Depuis deux jours, bien que le soleil ne se montre pas plus qu'a Londres, je me goberge de la douceur du temps. Les soirees sont froides dans l'interieur de Piccolomini; ma cheminee se garderait bien de ne pas fumer; et d'ailleurs, le bois manque; mais quelqu'un qui me choie m'a apporte un _brasero_[3], et cela me permet de me rechauffer les doigts pour vous ecrire. Le reste du temps, je suis dehors jusqu'a l'heure de dormir, et je m'en trouve fort bien. [Note 3: Brasero et le mot espagnol, apparemment familier a Jean Yalreg.] Ce _quelqu'un_ vous intrigue un peu, j'espere? Patience! je vous raconterai. Il faut que je vous dise d'abord que je suis au beau milieu d'un paradis terrestre, moyennant quelque chose comme trois francs par jour, toutes depenses comprises, ce qui me permettra de passer ici plusieurs mois sans me preoccuper de ma pauvrete. J'ignore ce que deviendra le climat. On m'annonce des chaleurs qui me feront revenir de mes doutes sur le beau ciel de l'Italie. Dans l'etat de faiblesse ou je suis encore, le temps doux et voile que nous tenons m'est fort agreable; mais il n'y aurait guere moyen de faire de la peinture sans soleil, et il faut que ce pays-ci soit bien beau puisqu'il l'est encore a travers son manteau de brouillards. Brumieres, qui voulait que je l'attendisse pour venir ici, m'annoncait bien que je n'y trouverais pas encore le moindre effet pittoresque; mais je suis peut-etre moins peintre que contemplatif, et, quand je ne peux pas essayer d'etre un interprete quelconque de la nature, je n'en reste pas moins son amant fidele et ravi. Figurez-vous que, sans sortir de mon jardin, j'ai la campagne, le verger, la solitude et le desert. Le parterre qui s'etend devant la maison n'annonce guere ce luxe: c'est un carre de legumes et de vigne, enferme dans des haies de buis taille. En aout, la vue est terminee par une grande fontaine murale en hemicycle avec les niches et les bustes classiques. L'eau est limpide, les plantes grimpantes abondent, et, sur la terrasse dont cette architecture est le contre-fort, de beaux arbres inclinent leurs branches touffues. Mais la n'est pas le charme de cet enclos dont l'ancienne splendeur a fait place, d'une part a l'abandon, de l'autre aux soins vulgaires de l'utilite domestique. Une belle allee d'arbres centenaires s'en va en montant rapidement vers des terres ensemencees et plantees d'oliviers. Heureusement, on a laisse subsister ces arbres, et on n'a pu songer a niveler le terrain, de sorte que l'ancien parc des Piccolomini, sacrifie au prosaisme de l'exploitation, a garde ses chenes verts courbes en berceaux impenetrables au soleil et a la pluie, ses asperites de montagne et son clair ruisselet qui court en bouillonnant sous des masses de fleurs sauvages. Il y a meme un coin, tout a fait inculte, qui forme ravin et qui se compose tout aussi bien qu'un grand paysage. Le ruisseau qui sort d'une belle source dans la villa voisine, nous arrive de la hauteur et forme une cascatelle charmante qui, de son amphitheatre de rochers et de verdure, arrose une petite prairie tout a fait naturelle, traverse l'enclos et s'en va rejouir une troisieme villa contigue a celle-ci. On voit qu'ici l'on ne s'est pas dispute l'eau courante. Bien au contraire, on se l'est liberalement distribuee, et, comme elle abonde partout, ceux qui ont bien voulu lui permettre de rire et de sauter a travers leurs jardins ont rendu a leurs voisins un veritable service. Les collines Tusculanes ne sont, d'ici a leur point le plus eleve ( Tusculum), qu'un immense jardin partage entre quatre ou cinq familles princieres. Et quels jardins! celui de Piccolomini ne compte plus. Vendu a des bourgeois qui font argent de leur propriete, il n'a de beau que ce que l'on n'a pu lui oter. Hais la villa Falconieri, qui le borne a l'est, et la villa Aldobrandini, qui le borne au couchant, la villa Conti, qui touche a cette derniere; plus haut, la Ruffinella, et, en revenant vers l'est, la Taverna et Mondragone, tout cela se tient et communique si bien, que j'en aurais pour trois heures a vous decrire ces lieux enchantes, ces futaies monstrueuses, ces fontaines, ces bosquets et ces escarpements semes de ruines romaines et pelasgiques; ces ravins de lierre, de liseron et de vigne sauvage, ou pendent des restes de temple, et ou tombent des eaux cristallines. Je renonce au detail, qui viendra peut-etre par le menu; je ne peux que vous donner une notion de l'ensemble. Le caractere general est de deux sortes: celui de l'ancien gout italien, et celui de la nature locale qui a repris le dessus, grace a l'indifference ou a la decadence pecuniaire des maitres de ces folles et magnifiques residences. Si vous voulez une exacte description de ces residences, telles qu'elles etaient encore il y a cent ans, vous la trouverez dans les spirituelles lettres du president de Brosses, l'homme qui, malgre son apparente legerete, a le mieux vu l'Italie de son temps. Il s'est beaucoup moque des jeux d'eaux et girandes, des statues grotesques et des concerts hydrauliques de ces villegiatures de Frascati. Il a eu raison. Lorsqu'il voyait depenser des sommes folles et des efforts d'imagination puerile pour creer ces choses insensees, il s'indignait de cette decadence du gout dans le pays de l'art, et il riait au nez de tons ces vilains faunes et de toutes ces grimacantes naiades outrageusement meles aux debris de la statuaire antique. Il appelait cela gater l'art et la nature a grands frais d'argent et de betise, et je m'imagine que, dans ce temps-la, quand tous ces fetiches etaient encore frais, quand ces eaux sifflaient dans des flutes, que les arbres etaient tailles en poire, les gazons bien tondus et les allees bien tracees, un homme de sens et de liberte, comme lui, devait a bon droit s'indigner et se moquer. Mais, s'il revenait ici, il y trouverait un grand et heureux changement: les Pans n'ont plus de flute, les nymphes n'ont plus de nez. A beaucoup de dieux badins, il manque davantage encore, puisqu'il n'en reste qu'une jambe sur le socle. Le reste git au fond des bassins. Les eaux ne soufflent plus dans des tuyaux d'Orgue; elles bondissent encore dans des conques de marbre et le long des grandes girandes; mais elles y chantent de leur voix naturelle. Les rocailles se sont tapissees de vertes chevelures, qui les rendent a la verite. Les arbres ont repris leur essor puissant sous un climat energique, et sont devenus des colosses encore jeunes et pleins de sante. Ceux qui sont morts ont derange la symetrie des allees; les parterres se sont remplis de folles herbes; les fraises et les violettes ont trace des arabesques aux contours des tapis verts; la mousse a mis du velours sur les mosaiques criardes: tout a pris un air de revolte, un cachet d'abandon, un ton de ruine et un chant de solitude. Et maintenant, ces grands parcs jetes aux flancs des montagnes, forment, dans leurs plis verdoyants, des vallees de Tempe, ou les ruines rococo et les ruines antiques devorees par la meme vegetation parasite donnent a la victoire de la nature un air de gaiete extraordinaire. Comme, en somme, les palais sont d'une coquetterie princiere ou d'un gout charmant; que ces jardins, surcharges de details puerils, avaient ete dessines avec beaucoup d'intelligence sur les ondulations gracieuses du sol, et plantes avec un grand sentiment de la beaute des sites; enfin, comme les sources abondantes y ont ete habilement dirigees pour assainir et vivifier cette region bocagere, il ne serait pas rigoureusement vrai de dire que la nature y ait ete mutilee et insultee. Les brimborions fragiles y tombent en poussiere; mais les longues terrasses d'ou l'on dominait l'immense tableau de la plaine, des montagnes et de la mer; les gigantesques perrons de marbre et de lave qui soutiennent les ressauts du terrain, et qui ont, certes, un grand caractere, les allees couvertes qui rendent ces vieux Edens praticables en tout temps; enfin, tout ce qui, travail elegant, utile ou solide, a survecu au caprice de la mode, ajoute au charme de ces solitudes, et sert a conserver, comme dans des sanctuaires, les heureuses combinaisons de la nature et la monumentale beaute des ombrages. Il suffit de voir, autour des collines de Frascati, l'aride nudite des monts Tusculans, ou l'humidite malsaine des vallees, pour reconnaitre que l'art est parfois bien necessaire a l'oeuvre de la creation. Mais voyez donc, mon ami, comme je defends _mes villas_ contre les injures du president de Brosses, et peut-etre contre les critiques que j'apprehende de votre part! C'est que l'amour de la propriete s'est empare de moi, quand je me suis vu ici seul, absolument seul de mon espece artiste, jouissant de toutes ces residences desertes. D'ici a un ou deux mois, me dit-on, il ne viendra a Frascati ni seigneurs indigenes ni _forestieri_, et, sous ce dernier titre, on confond les artistes, les touristes et les malades de tout genre qui cherchent l'air salubre au commencement des grandes chaleurs. En attendant, les villas ne sont habitees que par leurs gardiens, de bons vieux serviteurs qui me confient les clefs des parcs avec une bonne grace charmante; ce qui me permet de choisir chaque jour celui qui me plait, ou de les parcourir tous dans une grande excursion, si j'ai de bonnes jambes. Quelle douce maniere de posseder, n'est-ce pas? n'avoir rien a surveiller, rien a ordonner, rien a reparer; quitter quand bon me semblera, sans me soucier de ce que les choses deviendront en mon absence; revenir de meme, sans que personne fasse attention a moi; jouir sans controle et sans contestation de plusieurs Trianons de caracteres differents; me promener en pantoufles dans tous les paysages de Watteau, sans risquer de rencontrer personne a qui je doive mes egards et ma conversation! Vraiment, je suis trop heureux, et j'ai peur que ce ne soit un reve. Tout cela a moi, pauvre diable qui ai vecu trois ans a Paris, triste et courbe sous la preoccupation de payer la vue des gouttieres et les bottes a tremper dans la boue liquide des rues! A moi tout cela pour trois francs par jour, sans que j'aie a me tourmenter de cette responsabilite de soi-meme, si rigoureuse pour la dignite de l'individu, mais si funeste a la poesie et a l'independance, dans les grands centres de civilisation! Par quelles vertus ai-je merite d'etre gate a ce point! Et la Mariuccia, qui plaint ma figure absorbee, mon air nonchalant, et qui regarde avec une maternelle pitie mon mince bagage, et ma bourse plus mince encore! Cette Mariuccia est un etre excellent et divertissant au possible. Elle est rieuse et bavarde comme le ruisseau de son jardin, et, pour peu qu'on l'excite par des questions, elle arrive a une eloquence petulante, accompagnee d'une mimique exaltee qui la transfigure en une sorte de pythonisse rustique. Elle est un specimen si complet et si naif de sa Classe et de sa localite, que je vois, mieux que dans un livre, a travers ses descriptions, ses prejuges et ses raisonnements, le caractere du milieu ou je me trouve jete. Mais un autre type plus etrange encore aux yeux d'un homme naif tel que moi, c'est ce quelqu'un dont il faut enfin que je vous entretienne. Aussi, je reprends mon recit ou je l'ai laisse. Hier matin, je demandai a la Mariamoda si elle avait fait blanchir mon linge. --Certainement, dit-elle en apportant une corbeille de linge blanc, humide et frippe. La vieille femme qui m'aide a mes lessives s'en est chargee. --C'est fort bien; mais je ne peux pas porter ce linge sans qu'il soit repasse. Le mot repasser m'embarrassa; car, si je sais un peu ma litterature italienne, je n'ai pas encore a mon service tout le vocabulaire de la vie pratique, et la Mariuccia n'entend pas un mot de francais. J'appelai la pantomime a mon secours, et, comme si un gueux de mon espece eut pretendu a un grand luxe en exigeant du linge passe au fer, elle s'ecria d'un air stupefait: --Vous voulez la _stiratrice_? --C'est cela! la repasseuse! Est-ce une industrie inusitee a Frascati? --Oh! oui-da, reprit-elle avec orgueil; il n'y a pas de pays au monde ou l'on trouve des meilleures _artisanes_. --Eh bien, confiez ceci a une de vos merveilleuses ouvrieres. --Voulez-vous que ce soit ma niece? --Je ne demande pas mieux, repondis-je, etonne du regard clair et penetrant que son petit oeil gris attachait sur le mien. Elle remporta la corbeille, et, a l'heure ou je rentrais pour souper, car je me suis arrange pour rester dehors le plus tard possible, je trouvai installees autour d'un brasero, dans une grande piece du rez-de-chaussee, ou la Mariuccia juge plus commode de me servir mes repas, trois personnes qui causaient, les pieds sur la cendre chaude et les coudes sur les genoux: c'etait la vieille femme en haillons qui fait la perpetuelle _biancheria_ de Mariuccia, un gros capucin de bonne mine, et une fille mince dont un grand mouchoir de laine rouge enveloppait la tete et les epaules. Les deux femmes ne se derangerent pas. Le capucin seul se leva et me fit des politesses qui aboutirent a l'humble demande d'un baioque, un sou du pays, pour les besoins de son ordre. Je lui en donnai cinq, qu'il recut avec une profonde reconnaissance. --Cristo! s'ecria la vieille femme, a laquelle il montra, d'un air naif, cette grosse piece de cuivre dans sa main crasseuse, quelle generosite! Et, se tournant vers moi, elle m'accabla d'une grele d'epithetes elogieuses. Pour n'etre pas enivre de ses flatteries, je lui donnai vite deux baloques qui restaient dans ma poche, et elle se confondit en reverences et en tentatives de baisements de mains auxquelles je me hatai de me soustraire. Mais, voulant savoir jusqu'ou allait cette misere ou cette passion pour la mendicite, je m'adressai a la jeune fille, dont je ne voyais pas la figure cachee sous son chale, et qui me semblait tres-proprement habillee. --Et vous, mademoiselle, lui dis-je en m'asseyant sur l'escabeau qu'avait laisse libre le frere queteur a cote d'elle, est-ce que vous ne me demandez rien? Elle releva la tete, ecarta son chale rouge, et me tendit la main sans rien dire. --Daniella! m'ecriai-je en la reconnaissant a la pale lueur que le brasero renvoyait a sa figure; Daniella a Frascati! Daniella qui tend la main... --Pour que vous y mettiez la votre, repondit-elle en souriant. Vous etes cause que j'ai perdu une bonne place; mais je ne la regrette pas, s'il me reste votre amitie. --Parlez plus bas, lui dis-je; expliquez-moi... --Oh! je n'ai pas besoin d'en faire un secret, reprit-elle; je n'ai rien fait de mal; et, d'ailleurs, le frere Cyprien est mon oncle, et la Mariuccia est ma tante. C'est moi qui suis la _stiratrice_, et je vous rapporte votre _biancheria_. --Oui, oui, dit la Mariuccia, qui venait d'entrer et qui posait mon humble diner sur la table, nous sommes tous parents: le capucin est mon frere, la vieille femme est ma tante, a moi, et vous pouvez parler tous les deux devant nous; c'est en famille, rien ne sortira d'ici. --C'est tres-bien, pensai-je; il n'y manque que le cousin Tartaglia pour que tout Frascati sache les particularites serieuses ou ridicules de ma retraite a Frascati. --Daniella, dis-je a la jeune fille, je vous prie de ne pas... --C'est bien, c'est bien, dit la vieille femme en sortant; causez ensemble; nous savons toute l'histoire. Pauvre Daniella! ce n'est pas sa faute, c'est une bonne fille qui nous a tout dit.. --Et moi, dit le capucin en ramassant sa besace et son baton, je vous presente mes reverences, seigneur etranger... Danieluccia, je prierai pour toi, afin que l'orgueil de cette Anglaise soit vaincu par la misericorde divine! Je vous laisse a penser si j'etais de bonne humeur de voir ebruiter ainsi ce qui avait pu se passer a propos de moi dans la famille B***. Je voulus faire expliquer la Daniella. --Non, pas a present, me repondit-elle; vous me en colere. Je vas porter votre linge dans votre chambre et je reviendrai. XVIII 3 avril. --Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demandai-je a la Mariuccia. Que vous a-t-elle donc dit, a tous tant que vous etes? --Les choses comme elles se sont passees, repondit-elle; cette Anglaise, la grosse dame, je la connais bien! Elle vient presque tous les ans a Frascati; mais je n'ai jamais pu dire son nom.... --Eh bien? --Eh bien, il y a deux ans, elle a pris ma niece en amitie et elle l'a emmenee. Elle la payait bien et la rendait tres-heureuse; et puis, quand elles ont ete la-bas, en Angleterre, je crois, lady Bo..., lady Bi..., au diable son nom! a pris une niece, la... la... --N'importe! --La Medora! Voila son nom, a elle! Il parait qu'elle est belle: comment la trouvez-vous? --Je n'en sais rien; allez toujours. --Eh! vous savez bien qu'elle est belle et riche, mais mechante... Non: la Daniella dit qu'elle est bonne, mais folle. Elle a commence par aimer ma niece comme si la pauvre fille eut ete sa soeur. Elle a voulu l'avoir a elle seule pour son service. Elle lui donnait des robes de soie, des bijoux, de l'argent. Oh! dans une annee, la Daniella a plus gagne qu'elle ne gagnera dans tout le reste de sa vie, a moins qu'elle ne veuille encore quitter le pays et suivre d'autres _forestieri_; mais je ne le lui conseille pas: vous autres etrangers, vous etes tous maniaques, bizarres! --Merci; apres? --Apres, apres! Vous savez bien que vous avez dit a ma niece qu'elle etait plus jolie que sa maitresse. Depuis ce moment-la, la signorina n'a plus voulu la supporter; elle l'a tourmentee, chagrinee, offensee. La petite a repondu deux ou trois paroles un peu vives, et, pendant que vous etiez encore malade, on l'a renvoyee. Allons, il n'y a pas grand mal; on lui a fait un beau cadeau, et elle pourra bien se marier ici avec qui elle voudra. On est toujours mieux dans son pays que sur les chemins; et, si vous l'aimez, ma niece, si elle vous plait, et que vous souhaitiez rester chez nous, il ne tient qu'a vous d'etre son mari. Vous etes peintre, vous trouverez de l'ouvrage dans les villas. Justement, la princesse Borghese veut faire reparer Mondragone. Vous ferez de la fresque et vous gagnerez bien de quoi elever vos enfants. --Ainsi, repondis-je, emerveille du plan rapide de la Mariuccia, vous avez arrange tout cela en famille, avec la vieille femme, le capucin et... la Daniella? --La Daniella ne dit rien du tout; on ne sait pas si elle vous aime; mais... --Mais vous le pensez, puisque vous me mariez avec elle? --Eh! qui sait? Le _chi lo sa_ de la Mariuccia est son grand et dernier argument. Elle le dit si souvent a tout propos, que j'ai deja compris que cela signifiait en certaines occasions: _Laissez-moi faire_, et en certaines autres: _Je n'y tiens pas_. --Cette fois, l'accent etait problematique, et je dus insister pour savoir si j'etais tombe dans une de ces intrigues dont Brumieres et Tartaglia m'avaient signale les facheuses consequences; mais l'oeil clair et la figure enjouee de Mariuccia ne permettaient pas le soupcon, et, dans ses reponses subsequentes, je ne vis que l'empressement d'une bienveillance irreflechie pour sa niece et pour moi. --S'il en est ainsi, pensai-je, je dois avoir une franchise egale. Et, comme la Daniella ne reparaissait pas, je priai sa tante de monter avec moi dans ma chambre, ou nous la trouvames occupee a brosser mes habits et a ranger mes ustensiles de toilette, comme si elle eut ete a mon service. --Que faites-vous la? lui dis-je en entrant, avec un peu de durete. Elle me regarda avec un melange de decision et de douceur qui parait etre dans son caractere comme sur sa physionomie. --Je nettoie et je range votre appartement, repondit-elle, comme je faisais a Rome, pendant que vous etiez malade. Le souvenir des soins empresses et intelligents de cette bonne fille me fit rougir de ma brusquerie. --Ma chere enfant, lui dis-je, asseyez-vous, et causons. Je veux savoir comment je suis la cause de votre separation d'avec la famille B***. Vous avez dit, a ce sujet, ce que vous avez cru devoir dire; il faut que je le sache, afin de redresser la verite si vous vous etes trompee en ce qui me concerne. --C'est aise a dire, repondit-elle avec assurance. Vous avez fait le projet d'epouser la Medora. Comme vous avez beaucoup d'esprit, vous avez devine que, pour la rendre amoureuse de vous, elle qui n'a jamais pu etre amoureuse de personne, il fallait faire semblant de devenir amoureux d'une autre, sous son nez, et vous avez reussi a le lui persuader. Moi, j'aurais ete sacrifiee a ce jeu-la, si j'avais eu affaire a de mauvais maitre; mais lady Harriet est genereuse, et, avec ce qu'elle m'a donne en me congediant, j'aurais tort de me plaindre. N'est-ce pas la ce que j'ai dit, ma tante Mariuccia? --Peut-etre, repondit la tante; mais j'avais compris que le _signore_ te plaisait, et je pensais que tu lui avais plu. A present, si les choses vont autrement, s'il doit epouser l'Anglaise et que ton dos lui ait servi d'echelle, il te devra un beau cadeau de noces, et tout est dit. Bien que l'explication de la Daniella dut couper court a toute pensee d'alliance entre elle et moi dans l'esprit de ses parents, je ne pus supporter le plan ridiculement fourbe qu'elle m'attribuait a l'egard de sa maitresse. Je crus devoir m'en expliquer avec elle. --Ma chere, lui dis-je, il vous a plu d'interpreter ma conduite dans un sens que je desavoue absolument. Je n'ai pas fait semblant d'etre epris de vos charmes. C'a ete une plaisanterie dont j'etais loin de prevoir les consequences et que personne, je l'espere encore, n'a prise au serieux. Quoi qu'il en soit, j'ai eu un grand tort, puisque le resultat de ceci a ete une mesintelligence momentanee entre vous et des personnes auxquelles vous deviez etre attachee. Je suis assez coupable sans que vous me pretiez un projet aussi absurde et aussi cupide que celui de vouloir me faire aimer d'une personne trop riche pour moi et que je ne connais pas assez pour l'aimer moi-meme. Je vous prie donc, dans vos epanchements avec votre nombreuse famille, de ne pas me faire jouer inutilement ce vilain role. --Inutilement! reprit-elle en francais, francais qu'il me faut vous traduire plus que si c'etait de l'italien. Vous consentiriez cependant a ce que je le fisse utilement? --Voulez-vous bien vous expliquer? --Si ma famille se persuadait que nous nous aimons, vous et moi, il y aurait pour vous quelque inconvenient a le laisser croire, et il vaudrait mieux donner a penser que vous ne songez qu'a la Medora. --Et quel serait l'inconvenient dont vous parlez? --Des coups de couteau pour vous et des coups de poing pour moi. --De la part de qui? Je veux tout savoir. --De la part de mon frere, un mechant homme, je vous avertis.... Je ne depends que de lui, je n'ai plus ni pere ni mere. --Alors, c'est une menace sous laquelle il vous a plu de me placer, en faisant vos confidences.... --Moi, vous menacer et vous exposer! s'ecria la Daniella en levant au ciel ses yeux etincelants. _Cristo!_ croyez-vous que j'aurais dit seulement que je vous connaissais, si Tartaglia ne fut venu ici ce matin? --Tartaglia? Bon! voici le bouquet! Et qu'est-il venu faire a Frascati? --Il est venu savoir de vos nouvelles de la part de la Medora, mais en secret, et en se servant d'un pretexte, car il parait qu'elle est inquiete de vous et qu'elle s'en cache, parce qu'elle craint de vous avoir fache par ses refus. Alors, comme ce pauvre garcon s'est mis en tete de faire reussir votre mariage avec elle, il a dit a la Mariuccia qu'il fallait m'empecher de vous voir, parce que vous me feriez la cour et que vous ne m'epouseriez pas. Voila comment, en venant ici rapporter votre linge, j'ai ete forcee de repondre a des questions, et, si tout cela s'est embrouille dans la cervelle de ma tante, ce n'est pas de ma faute; mais le capucin est prudent, la vieille femme est bonne, la Mariuccia est excellente, et les choses en resteront la, pourvu que vous me permettiez de leur dire que vous ne pensez qu'a la Medora. Autrement... --Autrement? --Autrement, des idees viendront a mon frere, et il vous fera un mauvais parti. --C'est assez revenir sur ce danger-la, ma chere, lui dis-je avec impatience. Je me suis pas habitue a me battre au couteau; mais, de quelque facon que je m'y prenne, gare a votre frere et a tous vos parents et amis, s'ils me cherchent noise. Je suis d'un naturel tres-doux; mais je sens qu'avec des exploiteurs comme avec des bandits, je peux devenir tres-mechant et vendre ma peau extremement cher a quelques-uns. En parlant ainsi a Daniella, en italien, afin que la Mariuccia l'entendit, je les observais attentivement l'une et l'autre, la premiere surtout, que je crois assez rusee et qui pourrait bien avoir pour moi, non pas une passion de keepsake, comme miss Medora, mais un sentiment fonde sur des vues interessees. La Mariuccia, quoique fine, me parut n'avoir que de bonnes intentions. Quand a la _stiratrice_, il me fut difficile de penetrer ses sentiments. Elle semblait epier les miens propres: nous restions donc tous deux sur la defensive. Quand j'eus fini de parler, elle garda un instant le silence, comme pour chercher une solution a une situation qu'il lui plaisait apparemment de croire embarrassante ou perilleuse; et, tout a coup, au lieu de me repondre elle s'adressa a sa tante. --Je vous ai raconte, lui dit-elle, que le _signore_ avait tue un voleur et mis deux autres en fuite aupres de Casalmorte, Je sais comme il est hardi, et plus fort qu'il n'en a l'air: je l'ai vu se battre avec ces mauvaises gens. Si quelqu'un doit avoir peur, ce n'est pas lui, et Masolino fera bien de se tenir tranquille. Puis, se retournant vers moi, elle ajouta en francais: --Mais pourquoi donc, pour eviter des querelles, ne voulez-vous point passer pour amoureux de la Medora? --Parce que cela n'est pas vrai, et que je deteste le mensonge, repondis-je avec impatience. Il vous a plu d'inventer cela; mais soyez sure que, si j'etablis ici quelque relation qui me mette a meme de vous dementir, je n'y manquerai dans aucune occasion. Ses yeux brillerent d'une satisfaction si vive, que je compris qu'entre la maitresse et la suivante, il y avait un duel de vanite feminine en regle, dont le hasard m'avait rendu l'objet litigieux. --C'est etonnant, cela! dit-elle en se manierant avec beaucoup de gentillesse, il faut l'avouer. Comment est-il possible que vous ne vouliez pas d'elle qui vous aime tant? Sur ce mot-la, je me fachai tout rouge. Que Medora se soit follement confiee a mon honneur, cela n'est pas douteux; mais il ne sera pas dit qu'elle s'y soit confiee en vain; et, fut-elle tout a fait indigne de ma loyaute, il me resterait encore a la disculper pour l'honneur de lady Harriet et de l'excellent lord B***. J'imposai donc silence aux malices de la soubrette avec tant de severite, qu'elle baissa les yeux comme effrayee, et se retira bientot avec une confusion feinte ou reelle. Je regrettai qu'elle n'eut pas temoigne quelque regret qui me permit de la congedier plus amicalement. Elle m'a soigne si bien, que je lui dois de la reconnaissance, et je n'ai pu encore trouver le moment de la lui exprimer, puisqu'elle avait disparu du palais *** avant mon depart de Rome. En outre, bien que j'aie d'elle une mediocre opinion, je dois reconnaitre que j'ai pour sa figure et ses manieres des moments de sympathie reelle. Je l'entendis causer jusqu'a minuit avec la Mariuccia dans le grenier voisin de ma chambre. Je ne voulais ni ne pouvais saisir un mot de leurs longs discours; mais je vis bien a l'intonation tantot narrative, tantot gaie de leur dialogue, que Daniella n'etait pas tres-inquiete de son sort. La duree de ce tranquille babillage, qui accompagnait je ne sais quel travail, me prouvait aussi qu'elle n'etait pas sous le coup d'une surveillance bien redoutable. Enfin, j'entendis ouvrir les portes, descendre l'escalier de bois de l'etage que nous occupons, Mariuccia et moi, et grincer sur ses gonds la grille de l'enclos qui donne sur la ruelle malpropre et montueuse decoree du nom emphatique de _via Piccolomini_. XIX 3 avril. Ce matin, vers six heures, je fus eveille par une voix douce et pleine qui, du dehors, appelait Rosa: c'est le nom de la vieille femme, tante et servante de la Mariuccia. Cette maniere d'appeler resumait tout le chant de la langue italienne. Tandis que nous autres, quand nous voulons nous faire entendre au loin, nous escamotons la premiere syllabe et prolongeons le son sur la derniere, on fait ici tout l'oppose; et le nom de Rosa, crie, ou plutot chante en octave descendante, avait une euphonie tres-agreable. En me frottant les yeux pour m'eveiller tout a fait, je reconnus que c'etait la voix de la _stiratrice_. Je me levai pour regarder a travers ma persienne: je la vis dans la rue apportant un tres-joli brasero de forme ancienne et d'un poli etincelant. Au bout de quelques instants, la Mariuccia mit la tete a sa fenetre et tira successivement deux cordes. La grille du jardin s'ouvrit, puis la porte d'entree de la maison, pour donner passage a la Daniella. Une demi-heure apres, la Mariuccia entrait chez moi avec ce brasero tout allume. --J'espere que vous n'aurez plus froid, me dit-elle. Le brasier d'en bas est trop grand pour votre chambre; il vous aurait donne mal a la tete, et ma niece m'a empeche hier au soir de vous le monter; mais elle en avait un plus petit, que voila. --Elle s'en prive pour moi? C'est ce que je ne veux pas. Et j'appelai la Daniella, qui chantait dans le grenier voisin. --Vous etes beaucoup trop bonne pour moi, lui dis-je, pour moi qui ne suis plus malade, et qui n'ai ete dans votre vie qu'un incident facheux et desagreable. Je vous remercie bien amicalement et bien fraternellement; mais je vous prie de garder pour vous ce meuble, encore utile dans la saison ou nous sommes. --Et qu'en ferais-je? repondit-elle: je ne rentre dans ma chambre que pour dormir. Et, sans attendre ma reponse, elle dit a la Mariuccia que mon dejeuner etait pret, et qu'elle allait me le servir. --Ne tardez pas a descendre, ajouta-t-elle en s'adressant a moi avec gaiete, si vous ne voulez pas que vos oeufs frais soient durs, comme hier! Et elle descendit legerement le dedale d'escaliers rapides qui conduit aux degres de pierre des etages inferieurs. --Comme hier? dis-je a la Mariuccia, qui commencait a ranger ma chambre. Votre niece etait donc ici deja hier matin? Elle y vient donc tous les jours? --Mais certainement. Elle n'a pas encore beaucoup d'ouvrage dans le pays. Elle a un peu perdu sa clientele, mais elle la retrouvera vite: elle est si aimee et si bonne ouvriere! En attendant, elle m'aidera a mon ouvrage comme elle faisait souvent autrefois. C'est une bonne fille qui m'aime bien et qui est vive comme un papillon, douce comme un enfant, complaisante _comme un ange_. Est-ce que cela vous gene, qu'elle trotte dans la maison autour de moi? Ca ne vous coutera pas un sou de plus; c'est moi qu'elle sert, et non pas vous. Les choses me paraissant arrangees ainsi, il ne me restait qu'a les accepter dans la mesure ou elles me sembleraient acceptables. Mon dejeuner me fut servi par la jeune fille, dont la proprete, beaucoup moins suspecte que celle de sa tante, la vivacite et les delicates attentions m'eussent ete tres-agreables, si je ne sais quelle mefiance ne m'eut tenu sur la defensive. Il y avait, dans ses manieres avec moi, une provocation evidente, mais une provocation tendre et comme maternelle dont je ne pouvais me defendre d'etre encore plus touche que flatte. Je resolus d'en avoir le coeur net, et, comme, en se baissant vers moi pour me servir du cafe, sa joue effleurait la mienne plus que de raison, je lui donnai de grand coeur le baiser qu'elle semblait appeler. Je fus etonne de la voir rougir et frissonner, comme si cette liberte l'eut prise au depourvu. Je suppose pourtant qu'elle n'est pas grisette, Italienne et jolie, et qu'elle n'a pas couru le monde deux ans en qualite de soubrette elegante, sans avoir eu bon nombre d'aventures plus serieuses. Aussi, pour en finir avec toute comedie de sa part ou de la mienne, je crus devoir lui poser nettement la question. --Vous ai-je offensee? lui dis-je en l'attirant pres de moi. --Non, repondit-elle sans hesiter, et en me caressant de son plus beau regard. --Vous ai-je deplu? --Non. --Vous me permettrez d'esperer...? --Tout, si vous m'aimez; rien, si vous ne m'aimez pas. Cela etait dit si nettement, que j'en fus tout abasourdi. --Qu'entendez-vous par aimer? repris-je. --Si vous le demandez, vous ne savez donc pas ce que c'est? --Je n'ai jamais aime. --Pourquoi?....... --Parce que je n'ai rencontre apparemment aucune femme qui me parut digne d'un amour comme je l'entendais. --Vous n'avez donc pas cherche? --L'amour ne se trouve pas en le cherchant. On le rencontre peut-etre au moment ou l'on ne s'y attend pas. --Suis-je celle qui vous paraitrait digne de l'amour comme vous l'entendez? --Comment le savoir? --Il y a quinze jours que vous me connaissez! --Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez vous-meme. --Vous croyez donc qu'il faut se connaitre depuis quinze ans pour s'aimer? Il y en a qui disent le contraire. --Vous ne m'avez pas repondu. Qu'entendez-vous par aimer, vous? --Etre l'un a l'autre. --Pour combien de temps? --Pour tout le temps qu'on s'aime. --Chacun a sa mesure de fidelite. Je ne connais pas la mienne. Quelle est la votre? --Je ne la connais pas non plus. --Ah bah! vous nel'avez jamais mise a l'epreuve? lui dis-je d'un air serieux. Et, en moi-meme, je pensais: "A d'autres, ma mignonne!" --Je ne l'ai pas mise a l'epreuve, dit-elle, parce que je n'ai jamais connu l'amour partage. --Voyons, soyons amis; ca ne vous engage a rien, et contez-moi ca. --La premiere fois, c'etait ici; j'avais quatorze ans. J'ai aime... Tartaglia. --Merci de moi! j'aurais du m'en douter! --Non! C'etait si bete de ma part, et il etait deja si laid! Mais j'avais besoin d'aimer. Il etait le premier qui me parlait d'amour comme a une jeune fille, et j'etais lasse d'ere une enfant? --Fort bien, au moins vous etes franche. Et... il fut votre amant? --Il aurait pu l'etre s'il eut su mieux me tromper; mais j'avais une amie qu'il courtisait en meme temps que moi et qui m'en fit la confidence. A nous deux, apres avoir bien pleure ensemble, nous fimes le serment de le mepriser, de nous moquer de lui; et, a nous deux, a force de nous faire remarquer l'une a l'autre, par suite d'un reste de jalousie, sa laideur et sa sottise, nous en vinmes a nous guerir si bien de l'aimer, que nous ne pouvions le regarder, ni meme parler de lui sans rire. --Allons, quant a celui-la, je respire! Et le second? --Le second vint beaucoup plus tard. A quelque chose malheur est bon. Le depit et la confusion d'avoir reve a Tartaglia me rendirent plus mefiante et plus patiente. Beaucoup de garcons me firent la cour; aucun ne me plaisait. Je meprisais les hommes, et, comme cela me posait en fille fiere et difficile, ma coquetterie et mon orgueil y trouvaient leur compte. Cela m'ennuyait bien quelquefois, d'etre si hautaine; mais c'etait encore heureux pour moi de persister a l'etre. N'ayant rien, si je m'etais mariee toute jeune, je serais aujourd'hui dans la misere, avec des enfants, peut-etre avec un mari brutal, ivrogne ou paresseux par-dessus le marche. --Et le second amour? --Attendez! Ce fut lord B***. --Aie! moi qui le croyais vertueux! --Il est vertueux. Il ne m'a jamais fait la cour, et il n'a jamais su qu'il eut pu me la faire. --Encore un amour pur? --Un amour est toujours pur quand il est sincere, et, puisque lady Harriet ne veut pas entendre parler de son mari, bien qu'elle en soit jalouse pour le _qu'en dira-t-on_, j'aurais pu etre honnetement sa rivale en secret et sans troubler le menage; mais cela ne fut pas, parce que... un jour, a Paris, je vis milord ivre. Cela ne lui arrive pas souvent: c'est quand il a un surcroit de chagrin. J'eus a le soigner pour que sa femme ne s'apercut de rien. Je le trouvai si laid dans le vin, si vieux avec sa figure pale et son front sans perruque, si drole enfin dans son malheur, qu'il ne me fut plus possible de le prendre au serieux. C'est un homme excellent que j'aimerai toujours, le seul que je regrette dans la famille; mais, si on me l'offrait pour pere ou pour mari, je le choisirais pour pere. --Allons! et de deux avec qui vous avez eu la bonne chance de vous desillusionner a temps; mais le troisieme? --Le troisieme? C'est vous. Cette parole aimable meritait encore un baiser. --Attendez! dit-elle apres me l'avoir laisse prendre. Puisque vous etes un homme sincere, je dois tout vous dire. Je vous ai aime a la folie, mais cela a beaucoup diminue, et, a present, je pourrais m'en guerir comme je me suis guerie des autres. --Dites-moi ce qu'il faudrait faire pour cela, afin que je ne le fasse pas. --Il faudrait essayer de me tromper, et, comme vous n'en viendriez pas a bout..., je me degouterais de vous tout de suite. --Qu'appelez-vous donc tromper? --Aimer la Medora et vouloir me faire croire le contraire --Sur l'honneur, je ne l'aime pas! A present, m'aimez-vous? --Oui, dit-elle avec resolution, mais en s'echappant de mes bras. Cependant, ecoutez ce que je veux vous dire encore. --Je le sais, lui dis-je avec humeur; vous voulez que je vous epouse? --Non! je ne veux pas me marier sans avoir eprouve la constance de mon amant et la mienne pendant plusieurs annees; et, comme a cet egard vous ne me promettez rien, comme je ne veux rien vous promettre non plus, je ne songe pas avec vous au mariage. --Alors, qui vous fait hesiter? --C'est que vous ne m'avez pas encore dit que vous m'aimez. --D'apres votre definition de l'amour, qui est d'etre l'un a l'autre, nous ne pouvons pas encore nous aimer l'un l'autre. --Oh! attendez, _signor mio!_ s'ecria-t-elle en m'enveloppant de son regard limpide, comme d'un flot de volupte, mais en me retirant ses mains que j'avais prises par-dessus la table. Vous etes subtil, et je ne suis pas sotte. Au point ou nous en sommes, s'aimer, c'est avoir envie de s'aimer. Il faut que le desir soit grand de part et d'autre. Celui d'une femme n'est jamais douteux, puisqu'elle y risque son honneur. Celui d'un homme peut bien n'etre qu'un petit moment de caprice, puisqu'il n'y risque rien. --Il parait pourtant que j'y risque ma vie, si ce que vous m'avez dit de votre frere et de vos autres parents est vrai? --C'est malheureusement tres-vrai. Mon frere, presque toujours ivre ou absent, ne me surveille pas; mais, qu'une mechante langue lui monte la tete, il peut vous assassiner. --Eh bien, tant mieux, Daniella! Je suis charme d'avoir ce risque a courir pour vous prouver... --Que vous n'etes pas poltron? Ca ne prouve pas autre chose! Il me faut une certitude de votre amour en echange de mon honneur. --Ah! ma chere, m'ecriai-je impatiente, voila deux fois que vous prononcez ce gros mot; ne le dites pas une troisieme, car tout serait fini entre nous. Elle me regarda avec surprise; puis, haussant les epaules: --Je comprends, dit-elle, vous n'y croyez pas? Et pourquoi n'y croyez-vous pas? --Ne vous fachez pas! Si je savais ce que vous entendez par la, peut-etre y croirais-je. --Il n'y a pas deux manieres de l'entendre. Une fille qui aime hors de la pensee du mariage est dechue. Tous les hommes se croient le droit de lui demander d'etre a eux, et si elle leur resiste, ils la decrient et l'insultent. --Vous me parlez, ma chere, comme si vous n'aviez jamais appartenu a aucun homme. S'il en etait ainsi, je vous donne ma parole d'honneur que je ne chercherais point a etre le premier. --Et pourquoi cela? --Parce que je suis trop jeune et trop pauvre pour devenir votre soutien, dans le cas ou notre amour prendrait de la duree; et parce que, s'il n'en devait point avoir, je me reprocherais de nuire a une personne qui m'a donne des soins et temoigne de l'amitie. --C'est bien, dit-elle apres avoir reflechi. Et, quand elle reflechit ainsi, sa figure, hardie et sensuelle, prend une singuliere expression d'energie. Puis elle se leva et se mit en devoir d'enlever le couvert pour rompre notre entretien. Je voulus le renouer; elle secoua la tete en silence et descendit legerement l'escalier du jardin. J'eus fort envie de l'y suivre pour la forcer a me pardonner, car, de la fenetre, je vis qu'elle y etait seule. Je la rappelai, elle ne bougea pas. J'hesitai quelques moments, en proie a une agitation dont la vivacite m'effraya moi-meme. Ce n'etait pas seulement, comme avec Medora, une tentation des sens; c'etait un attrait plus vif, et que la reflexion ne venait ni dementir ni calmer. Eh! que m'importait que cette Daniella fut menteuse et galante? Elle ne m'en plaisait pas moins. J'avais ete bien sot de vouloir la confesser. Il y a en nous un fond de pedanterie qui nous gate toute la spontaneite de l'existence. Mais elle avait eu la maladresse de parler de son honneur; c'etait faire appel au mien; la folie d'exiger de l'amour. Honneur et amour! ces deux mots n'avaient certainement pas la meme portee, le meme sens pour elle et pour moi. Ah! s'il etait vrai qu'elle eut le droit de les invoquer, combien peu je me soucierais de ce que l'on en pourrait dire et penser! combien il me serait facile de purifier, par mon devouement et ma sincerite, le charme vulgaire que je subis!... Mais, s'il etait vrai, combien ma maniere d'etre avec elle aurait ete grossiere et indigne d'elle jusqu'a ce moment! Quelles mauvaises pensees et quelle injurieuse familiarite j'aurais a me faire pardonner, avant d'accepter ce premier amour si vaillamment et si naivement offert! La crainte de faire une erreur stupide en sollicitant grossierement une vierge, s'empara de moi au milieu du delire qui me gagnait. Partage entre cette terreur et celle, beaucoup moins vive, d'etre pris pour dupe, je resolus d'attendre a mieux connaitre cette fille pour reprendre un entretien si delicat, et je me sauvai dans la campagne. J'y promenai d'abord une emotion chagrine, une inquietude penible. Enfin, la beaute de ces solitudes, ou je suis roi, me calma et je vins a bout d'oublier une tentation beaucoup trop soudaine pour ne pas creer quelque danger nouveau a ma raison ou a ma conscience. Je suis rentre, comme de coutume, a huit heures du soir. J'emporte dans ces excursions un morceau de pain pour ne pas souffrir de la faim entre mes deux repas, distants d'environ douze heures. L'_eau pure des fontaines_ ne me manque pas, et suffit parfaitement a ma sensualite, car elle est delicieuse. Quand je pense au peu de besoins de bien-etre auquel peut se reduire un homme qui vit beaucoup par l'esprit, la soif des richesses et le desir du luxe me jettent toujours dans un grand etonnement. Me voici dans un pays ou l'insouciance d'une part, et la pauvrete de l'autre, rendent inconnues les mille recherches de nos climats et de notre civilisation. Le premier aspect de ce denument etonne, parce qu'il fait un contraste violent et comique avec le gout de l'ornementation; mais on s'y habitue bien vite, et meme on est tente de chercher a simplifier encore cette vie d'Arabe sous la tente. Quand je me rappelle ce que, dans la limite du plus humble necessaire, il faut penser a se procurer chez nous pour arranger son existence, soit dans une grande ville, soit a la campagne, je reconnais que la vie de campement est, pour les pauvres, la seule rationnelle, libre et vraie. Peut-etre les riches font-ils le meme reve. Je m'imagine que les devoirs se multiplient en raison des ressources, et que le riche liberal a tout autant de sollicitude, de soucis, par consequent, pour depenser noblement ses richesses, que l'avare en a pour les conserver et les cacher. Si la proprete, qui est la grande volupte de la vie animale, et dont les betes elles-memes nous donnent l'exemple, etait compatible avec la sobriete d'habitudes de ces peuples meridionaux, il faudrait reconnaitre que c'est nous qui sommes insenses d'avoir complique les embarras de ce court voyage sur la terre, ou nous nous installons comme si nous etions surs d'y voir lever le soleil qui se couche. Mais la malproprete et le denument vont ensemble presque partout, et l'homme semble fait de maniere a ne pas trouver de milieu entre le necessaire et le superflu. Au fait, n'en est-il pas ainsi dans toutes les manifestations de sa vie intellectuelle, morale et sociale? Je n'ai pas revu la Daniella ce soir. Toujours partage entre la crainte de me livrer a elle plus ou moins qu'elle ne le merite, j'ai eu sur moi assez d'empire pour ne pas m'informer d'elle. Mariuccia n'est pas venue, comme les autres jours, au devant de mon expansion, et je suis rentre chez moi sans apercevoir d'autre visage que le sien et sans echanger une parole avec elle. Pourtant, voila sur ma table deux vases de fleurs qui n'y etaient pas ce matin. Ce sont de grands iris d'un blanc de lait, bien plus beaux que des lis, et d'un parfum plus fin. Je me suis hasarde, tout a l'heure, a demander a la Mariuccia, au moment ou elle m'apportait ma petite lampe, si ces fleurs venaient du jardin de Piccolomini. Je savais bien que non; mais j'esperais qu'elle me dirait d'ou elles venaient. Elle a fait d'abord semblant de ne pas m'entendre; puis elle m'a dit d'un air terriblement narquois: --C'est mon frere le capucin qui vous envoie cela. Je n'ai pas ose faire semblant d'en douter; seulement, quand; elle est sortie, je lui ai crie en riant: --Vous l'embrasserez pour moi. --Qui? a-t-elle repondu. Et, voyant que je lui montrais les fleurs: --_Cristo!_ s'est-elle ecriee avec sa mimique expressive: embrasser pour vous le capucin? Faut-il conclure vis-a-vis de moi-meme? Faut-il prononcer, avant de m'endormir, ce mot joyeux ou terrible: "Je suis amoureux?" Non, pas encore. C'est peut-etre une folle brise qui passe et dont je ferai aussi bien de ne pas m'enivrer. Si c'est un vent d'orage.... Que le ciel m'en preserve, moi qui, pour la premiere fois depuis les annees du presbytere, me trouve dans des conditions ou le calme de l'esprit et l'oubli de ma personnalite me seraient si salutaires et si doux! XX 4 avril Je me suis distrait forcement aujourd'hui de la preoccupation d'hier. Brumieres m'est arrive vers dix heures avec un appetit d'enfer. La Mariuccia a trouve moyen de le faire dejeuner, et nous avons loue deux rosses efflanquees qui nous ont portes, tant bien que mal, a Albano. Notre premiere station a ete au couvent de Grotta-Ferrata, que je pris d'abord pour une forteresse. C'est une communaute tres-riche de l'ordre de saint Basile. Nous nous y arretames pour voir les fresques de la sacristie. Ces fresques sont du Dominiquin et tres-bien conservees. C'est la qu'est la composition celebre du _Jeune Possede_, une tres-belle chose comme sentiment, quoique d'une execution un peu trop naive. En repassant dans l'eglise, je vis une ceremonie bizarre. Une confrerie de paysans revetus de robes jadis blanches, a revers rouges, et la tete couverte de leurs mouchoirs sales, etales de maniere a leur couvrir le visage, entourait une sorte de lit noir et or, en psalmodiant des prieres. Au bout d'un instant, ils remirent precipitamment leurs mouchoirs dans leurs poches, jeterent ca et la leurs costumes, et s'enfuirent en causant et en riant, comme presses de se debarrasser d'une corvee degoutante. Je m'approchai du lit, qui restait au milieu de l'eglise deserte, et j'y vis un objet que j'eus besoin de toucher pour le comprendre. Brumieres, qui etait reste dans la sacristie, approcha a son tour, et s'y meprit. --Qu'est-ce que cela? dit-il. Je ne connaissais pas cela. C'est magnifique! quelle verite, quel caractere! Voyez! on a imite jusqu'a la bouffissure des mains malades. --Que croyez-vous donc que ce soit? lui demandai-je: une figure de cire ou de bois peint? Il eut alors quelque doute, et appuya son doigt sur la main enflee, qui se creusa sous cette empreinte. --Pouah! fit-il, c'est une morte pour de bon! Que ne le disait-elle? C'etait une petite vieille qui devait rester exposee sur le catafalque funeraire jusqu'au moment de la sepulture. Elle paraissait au moins centenaire, et pourtant elle etait tres-belle dans le calme de la mort: sa peau avait le ton mat et uni de la cire vierge; ses traits, fortement accentues, n'avaient pas S de sexe, car un duvet, blanc comme la neige, ombrageait ses levres rigidement fermees. Vetue d'une robe de linge blanc nouee au cou et aux poignets par des rubans noirs, la tete ombragee d'un voile de mousseline, qui lui donnait l'aspect d'une religieuse, elle semblait dormir dans une attitude aisee, les mains pendantes sur le bord du lit mortuaire. Elle paraissait si recueillie et si satisfaite dans son eternel sommeil; son mouvement semblait si bien dire, comme le _Sonno_ de Michel-Ange: _Ne m'eveillez pas!_ qu'elle donnait envie d'etre mort comme elle, sans convulsion, sans regret, semblable au voyageur qui trouve enfin un bon lit apres les fatigues d'une longue route. Comme je m'etonnais de l'abandon de ce cadavre si proprement arrange et apporte la en ceremonie, puis tout a coup laisse sans surveillance et sans prieres dans l'eglise ouverte a la curiosite des passants: --C'est toujours comme cela, me dit Brumieres. La mort, en Italie, n'a rien de serieux, les honneurs qu'on lui rend ont plutot un air de fete; les larmes des parents et des amis n'accompagnent le defunt que jusqu'a la porte de la maison. Le reste est pour le coup d'oeil, et meme quelquefois pour la farce. J'ai vu autrefois, sur la grande route de la Spezia, un pauvre diable que deux hommes portaient au cimetiere. Le pretre marchait d'un air allegre, regardant les filles qui passaient et leur souriant, tout en marmottant les prieres d'usage. Derriere lui et autour de lui, sautait et gambadait, sans qu'il en parut choque ou seulement etonne, un jeune gars, vetu de la robe noire et masque de la hideuse cagoule, portant une grande croix de bois noir et remplissant l'office de _frere de la mort_. Ce garcon faisait mille contorsions burlesques, courait apres les filles pour les effrayer, et les embrassait bel et bien sous le nez du pretre, qui paraissait trouver la chose fort plaisante. Je demandai aux passants ce que cela signifiait. Cela ne fait pas de mal aux morts, me fut-il philosophiquement repondu. Et, comme je demandais si on en usait aussi cavalierement avec tous, un bourgeois me dit: --Non, sans doute; mais celui-ci n'est pas du pays." Une autre fois, a Naples, continua Brumieres, j'ai vu porter a l'eglise le cadavre d'un gros vieux cardinal, en grande pompe et a visage decouvert, comme c'est l'usage. On lui avait mis une couronne de roses, et, le croiriez-vous? du fard sur les joues, pour rejouir la vue des assistants. A Castel-Gandolfo, en longeant a pied les murs exterieurs d'un autre couvent: --Tenez, me dit Brumieres en s'arretant devant une petite fenetre grillee, voici autre chose qui vous fera voir comme on joue ici avec la mort. Je m'approchai, et je vis dans l'interieur d'une petite chapelle, une hideuse bouffonnerie: un squelette tombant en poussiere etait agenouille dans une attitude suppliante, devant un autel fait d'ossements humains. La croix, les flambeaux, un lustre en roue suspendu a la voute, etaient composes de tibias, de cotes, de machoires et de vertebres artistement agences dans l'intention, a la fois lugubre et facetieuse, d'appeler l'attention des passants. C'etait un appel a la charite publique, et, dans ce pays de misere, la devotion trouvait le moyen d'y repondre, car le pave de la chapelle etait litteralement jonche de gros sous. C'etait, en effet, quelque chose de bien caracteristique que ce squelette agenouille qui representait, non la priere, mas la mendicite. --Vous le voyez, me dit Brumieres, ici, les morts memes tendent la main aux passants. Nous nous retournames pour voir, d'une terrasse ombragee de grands arbres, le lac d'Albano. Pour un lac, c'est bien peu de chose, et, comme les collines environnantes sont sans haute vegetation et sans caractere, il me fut impossible de partager l'admiration de mon compagnon. C'est un garcon d'esprit et un artiste intelligent devant les choses d'art; mais, tout litterateur qu'il est en meme temps que peintre, car il ecrit des articles tres-spirituels pour ce que l'on appelle, a Paris, la _petite presse_, je crois qu'il n'aime pas la nature, ou, du moins, qu'il ne porte, dans son amour pour elle, aucune delicatesse, aucun discernement. Il l'accepte partout ici telle qu'elle est, comme un ecolier ou comme un moine cloitre accepterait n'importe quelle femme, vieille ou jeune, noire ou blanche. Pourvu qu'il y ait de l'air vif, du ciel bleu, des lignes crues, et surtout des noms et des souvenirs, il croit que le plus pauvre coin de la nature meridionale est preferable aux plus beaux sites et aux plus beaux aspects de celle du Nord. Nous sommes en discussion perpetuelle sur ce point. Il est, du reste, comme beaucoup de touristes qui ne croient qu'aux choses lointaines ou celebres. Les humbles beautes de leurs champs paternels n'existent pas pour eux, et l'amour des pays de tradition et de soleil est chez eux a l'etat de fetichisme. --Au fait, me repondait-il en riant, quelle description oserait-on faire de Chateau-Chinon ou de toute autre bourgade de votre France centrale? Qui dit Auvergne, Marche ou Limousin, dit quelque chose que tout le monde est cense connaitre. --Et que personne ne connait! --J'en conviens; mais, vous-meme, vous voila ici cherchant un beau ciel et de beaux sites? --Oui, je les cherche, et je trouve un ciel gris et des sites tres au-dessous de leur reputation. Maintenant que je me rappelle certains aspects des environs de Marseille, ou vous n'avez pas voulu me suivre, je me demande si ce que j'ai vu de la Provence n'est pas infiniment plus beau que ce que je vois de l'Italie. Ce qu'il y a de certain, c'est que je n'ai pas encore rencontre ici une aussi belle journee que celle que j'ai passee sur les hauteurs de Saint-Joseph, et cependant c'etait jour de mistral. Tout a l'heure, dans la gorge boisee de Marino, ajoutai-je, je vous disais que j'avais ete eleve dans des ravins cent fois plus pittoresques, et que cette gorge rocailleuse, avec son ruisseau maigre et son village perche sur la colline, me paraissaient jolis, mais tout petits. --Mais la tristesse de ce site, mais son caractere a nul autre semblable? --Il n'est pas un coin de l'univers, si vulgaire qu'il paraisse, qui n'ait son caractere unique au monde, pour qui est dispose a le comprendre ou a le sentir. Mais avouez que l'imagination est souvent pour beaucoup dans nos impressions, et que, si l'on ne vous disait pas que Marino est un ancien repaire de brigands, sur cette route de Terracine feconde en sujets de melodrames; enfin, que, si vous rencontriez ce village et ce site sur un chemin de fer, a vingt-cinq lieues de Paris, vous n'y feriez pas la moindre attention? --J'en conviens de tout mon coeur. Il n'a pour moi des airs de drame et de roman que parce qu'il est sur la terre du roman et du drame. Donc, je suis un voyageur naif, tandis que vous, avec votre pretention de voir les choses par elles-memes, et de ne les juger que par ce qu'elles sont, vous vous otez tout le plaisir qu'elles vous donneraient, si vous les acceptiez pour ce qu'elles paraissent ou pour ce qu'elles rappellent. Tout en cheminant, a grand renfort d'eperons, pour soutenir le trot de nos montures, je me demandais si Brumieres avait raison, et si, avec sa nature parisienne irreflechie, a la fois moutonniere et fantaisiste, il n'etait pas plus aisement satisfait, par consequent plus heureux que moi. Apres y avoir reflechi et fait un notable effort pour suivre vos conseils, c'est-a-dire pour me rendre compte de moi-meme, je fus en mesure de lui repondre. Nous etions arrives a l'Aricia, l'antique Aricia des Latins, aujourd'hui une toute petite bourgade gracieusement situee. Nos chevaux se reposaient, et, appuyes sur le parapet d'un magnifique pont a trois rangees d'arches superposees, ouvrage moderne digne des anciens Romains, nous reprimes la conversation. Ce site-la etait vraiment bien joli. Le pont monumental remplit un profond ravin pour mettre de plain-pied la route d'Aricia a Albano. Il passe donc par-dessus tout un paysage vu en profondeur, et ce paysage est rempli par une foret vierge jetee dans un abime. Une foret vierge fermee de murs, c'est la une de ces fantaisies que des princes peuvent seuls se passer. Il y a cinquante ans que la main de l'homme n'a abattu une branche et que son pied n'a trace un sentier dans la foret Chigi. Pourquoi? _Chi lo sa?_ vous disent les indigenes. Cela m'a rappele ce que vous me racontiez d'un palais aux portes et aux fenetres murees depuis vingt ans, sur le boulevard de Palma, a l'ile Majorque, par suite d'une volonte testamentaire dont nul ne savait la cause. Il y a, dans ces contrees de vieille aristocratie omnipotente, des mysteres qui defrayeraient nos romanciers, et qui excitent en vain nos imaginations inquietes. Les murs se taisent, et les gens du pays s'etonnent moins que nous, habitues qu'ils sont a ne pas savoir la cause de faits bien plus graves dans leur existence sociale. Au reste, ce caprice-la, qui serait bien concevable de la part d'un proprietaire artiste, est une agreable surprise pour l'artiste qui passe. Sur les flancs du ravin s'echelonnent les tetes venerables des vieux chenes soutenant dans leur robuste branchage les squelettes penches de leurs voisins morts, qui tombent en poussiere sous une mousse dessechee d'un blanc livide. Le lierre court sur ces mines vegetales, et, sous l'impenetrable abri de ces reseaux de verdure vigoureuse et de pales ossements, un pele-mele de ronces, d'herbes et de rochers va se baigner dans un ruisseau sans rivages praticables. Si l'on n'etait sur une grande route, avec une ville derriere soi, on se croirait dans une foret du nouveau monde. En fait d'arbres, je n'ai jamais rien vu d'aussi monstrueux que les chenes verts des _galeries_ d'Albano. On appelle ainsi les chemins qui entourent cette localite celebre en suivant une corniche faite de main d'homme, au-dessus de la plaine immense qui dentelle la Mediterranee. Ce pays du Latium est largement ouvert, fertile, plantureux et pittoresque. Je vous dirai, par le menu, ce qui manque a cette riche nature; mais je n'oublie pas que je suis sur le pont gigantesque d'Aricia, planant sur la foret Chigi, et causant avec Brumieres. --J'etends votre raisonnement et le mien a toutes choses, lui disais-je, et cela n'en prouve qu'une seule, c'est que chaque organisation suit sa logique personnelle et croit tenir la vraie notion, la vraie jouissance des biens terrestres. Je vous avoue donc humblement que je me crois infiniment mieux partage que vous. Je n'ai pas cette bienveillance sans bornes et sans conteste que vous accordez a tout ce qui est repute precieux. Je suis prive, en effet, de cette expansion continuelle d'une ame continuellement satisfaite; mais j'ai en moi des tresors de volupte pour les joies qui s'adaptent bien a mon coeur et a mon intelligence. J'ai l'esprit un peu critique peut-etre, ou un peu rebelle a l'admiration de commande; mais, quand je rencontre ce que je peux considerer comme mien, par la parfaite concordance de l'objet avec mon sentiment interieur, je suis si heureux dans mon silence, que je ne peux m'en arracher. J'ai toujours pense que, le jour ou je rencontrerai le coin de terre dont je me sentirai veritablement epris, je n'en sortirai jamais, cela fut-il aux antipodes ou a Nanterre, cela s'appelat-il Carthage ou Pezenas; de meme que... J'achevai ma phrase en moi-meme, comme vous m'avez souvent reproche de le faire; mais Brumieres, perspicace en ce moment, l'acheva tout haut. --De meme, dit-il, que, le jour ou vous rencontrerez la femme dont vous vous sentirez completement amoureux, qu'elle soit reine de Golconde ou laveuse de vaisselle, vous serez a elle eternellement... mais non pas exclusivement, j'espere? --Exclusivement, je vous le jure; ne voyez-vous pas; par mes continuelles restrictions, que je porte en moi, dans le sentiment de la nature et de la vie, un ideal qui n'a pas encore ete satisfait et que je ne serai pas assez sot pour laisser echapper s'il se presente? --Diantre! s'ecria mon compagnon, je suis heureux que ma _princesse_ (c'est ainsi qu'il persiste a appeler Medora) ne vous entende pas parler de la sorte. Je serais enfonce a cent pieds au-dessous du niveau de la mer! D'autant plus que depuis cette course, sans moi, a Tivoli, c'est etonnant comme mes actions ont baisse! --Allons donc! --Je ne plaisante pas. Soit que vous ayez ete delicieux durant cette promenade, soit que votre maladie vous ait rendu ensuite tres-interessant, ou enfin que votre exploit sur la _via Aurelia_ ait laisse un souvenir ineffacable, je trouve, surtout depuis votre depart, que vous faites des progres effrayants, tandis que j'en fais a reculons dans le coeur de cette belle. Jean Valreg, ajouta-t-il moitie riant, moitie menacant, si je pensais que vous vous moquez de moi, et que vous agissez pour votre propre compte.... --Si vous me demandez cela avec des yeux flamboyants et le ton terrible, je vas vous envoyer promener, mon cher ami! mais, si vous faites serieusement un dernier appel a ma loyaute, avec la volonte de prendre ma parole pour une chose serieuse... dites, est-ce ainsi que vous m'interrogez? ---Oui, sur votre honneur et sur le mien! --Eh bien, sur mon honneur et sur le votre, je vous renouvelle mon serment de ne jamais songer a miss Medora. --Vous etes donc bien sur de pouvoir le tenir? Voyons, cher ami, ne vous fachez pas; je suis l'homme du doute, puisque je doute de moi-meme; puisque, moi, je n'oserais pas vous faire, en pareille circonstance, le serment que vous me faites si resolument. --Alors, gardez vos soupcons. Que voulez-vous que j'y fasse? --Non! non! j'accepte votre parole! Je la tiens pour sacree quant a present; mais songez que, d'un jour a l'autre, vous pouvez regretter de me l'avoir donnee! --Pourquoi, et comment cela? --Eh! mon Dieu! on ne sait ce qui peut se passer dans la cervelle d'une jeune fille aussi exaltee que Medora le parait dans de certains moments. Si elle concevait pour vous... une fantaisie, je suppose; si elle vous avouait un preference.... --En sommes-nous la! lui dis-je pour couper court a des suppositions qui m'embarrassaient un peu: venez-vous, rival debonnaire, me signaler les dangers, c'est-a-dire les avantages de ma situation? Brumieres sentit la crainte du ridicule et s'empressa de me rassurer; mais, au retour, tout le long du chemin, il ne put se defendre de revenir sur ce sujet, et j'eus bien de la peine a me preserver des questions directes; questions auxquelles je n'aurais pas hesite a repondre par autant de mensonges effrontes. Cette eventualite me prouve bien que la verite absolue n'est pas possible quand il s'agit de femmes. Je vins a bout de calmer Brumieres par une verite, qui est la declaration obstinee de mon absence de penchant pour Medora. Mais, quand cela fut bien pose, sa satisfaction se changea en un certain depit contre l'insulte que ce dedain faisait a son idole, et il epuisa toutes les formules de l'admiration pour me prouver que j'etais aveugle et que je me connaissais en femmes comme un _croque-mort en baptemes_. Cette conversation m'ennuya considerablement, car elle m'empecha de donner aux objets exterieurs l'attention que j'aime a leur donner quand je me mets en route dans ce but. Decidement, il vaut mieux etre seul que dans un tete-a-tete ou le coeur n'a rien a voir. Je n'avais pas mis dans les previsions de ma journee, en m'eveillant, que je passerais cette journee de loisir a parler de miss Hedora. Pouah, la discussion! pouah, l'esprit! pouah, les preoccupations d'avenir et de fortune! Je ne suis bon a rien de tout cela, et il me tardait de me retrouver seul; je me disais involontairement tout bas: --J'ai assez vu Brumieres aujourd'hui. XXI 4 avril. Comme nous rentrions a Frascati, nous nous trouvames, sur la place exterieure, face a face avec la Daniella, belle comme un astre. Elle avait une robe de soie aventurine, un tablier tourterelle, un chale de crepe de Chine ecarlate sur la tete, du corail en collier et en pendants d'oreilles; enfin tout attifee de la defroque de lady Harriet, melangee et rajustee a la mode de Frascati, elle avait l'air d'une perdrix rouge. Je ne sais trop pourquoi je fis semblant de ne pas la voir, peut-etre par un sentiment de jalousie que je n'eus pas le temps de raisonner. J'esperais peut-etre que Brumieres ne la verrait pas; mais il la vit, jeta la bride sur le cou de son cheval, et, courant a elle, il lui fit fete comme a une amie favorable a sa cause. Je vis alors qu'il ne savait rien du renvoi de la soubrette, et que, dans la famille B***, on disait avoir accorde a celle-ci la permission d'aller passer quelques jours dans sa famille. --Vous allez sans doute revenir bientot, lui disait Brumieres: voulez-vous que je vous remmene ce soir a Rome? --Jamais! repliqua la _stiratrice_ d'un air de reine, apres l'avoir laisse jusque-la dans son erreur, comme par malice. --Comment, jamais? s'ecria Brumieres; vous etes donc brouillee avec votre belle maitresse? --A jamais! repeta Daniella avec le meme accent d'orgueil indomptable. --Contez-moi donc ca? dit Brumieres, curieux de tout ce qui pouvait lui reveler quelque particularite du caractere de Medora. Jamais! repeta la Frascatine pour la troisieme fois en tournant les talons. Brumieres la retint. --Faudra-t-il lui faire cette reponse de votre part, si elle m'interroge sur votre compte? --Si vous lui dites que vous m'avez vue, et si elle vous demande comment je parle d'elle, vous lui direz que je lui pardonne, mais que je ne retournerai jamais avec elle, quand elle me donnerait mon pesant d'or. Elle s'eloigna sans m'accorder un regard, et Brumieres m'accabla de questions. C'est ce que je redoutais, etant las de tonte cette diplomatie. Je m'en tirai comme je pus, en feignant, de ne rien savoir et de n'avoir echange que quelques mots avec la Daniella depuis mon retour a Frascati. Je me gardai, de lui dire sa parente avec la Mariuccia et ses habitudes a la villa Piccolomini. En me taisant ainsi et en feignant la plus profonde indifference, je sentis que je devenais de plus en plus mecontent de la facon legere dont Brumieres parlait d'elle. --Que se sera-t-il donc passe entre la maitresse et la servante? disait-il. Je donnerais gros pour le savoir. Voyons, vous ne l'ignorez pas, vous qui avez ete au mieux a Rome avec cette fille! Et, comme je m'en defendais, il se moqua de moi. --Vous me faites poser, dit-il tout a coup, tomme frappe d'un trait de lumiere. Elle est votre maitresse! C'est pour cela qu'on l'a renvoyee, et c'est parce qu'on l'a renvoyee que vous etes ici! --Je serais tres honteux que vous eussiez devine juste, lui repondis-je. Ce serait bien grossier de ma part, d'avoir pris ainsi mes aises dans une maison respectable et d'en avoir fait chasser cette pauvre fille, qui, apres tout, peut etre fort honnete, quoi que vous en pensiez. Le voiturin qui va tous les jours de Frascati a Rome, sous le titre usurpe de diligence, arriva sur la place, et Brumieres n'eut que le temps de me dire adieu. Pour revenir a Piccolomini, je fis un detour, suivant au hasard, et comme malgre moi, la direction que, quelques moments auparavant, j'avais vu prendre a la _stiratrice_. La ruelle dans laquelle je m'engageai me conduisit au faubourg qui forme ravin, du cote des anciennes constructions romaines. Tout cet escarpement est tres-pittoresque. De vieilles maisons demesurement hautes, et plongeant a pic dans le precipice, sont assises sur des masses qui se confondent avec les rochers et qui sont d'enormes blocs de ruines antiques. Sous la gigantesque vegetation qui les recouvre, on reconnait des pens de murailles colossales, revetues de _mattoni_, des escaliers et des portes qui, lies a des fragments entiers d'edifices par l'indestructible ciment des anciens, sont tombes la sur le flanc ou a la renverse. Et, pour soutenir tout cet eboulement, qui lui-meme soutient les constructions modernes, on a fiche, ca et la, de vieilles poutres qui portent le tout tant bien que mal, jusqu'a ce qu'un de ces petits et frequents tremblements de terre, dont on ne s'occupe guere ici, acheve de tout emporter dans la plaine. Il y a de la place en bas; c'est apparemment tout ce qu'il faut. Parmi ces decombres, dont plusieurs laissent a nu de profondes excavations pleines d'eau, les habitants du faubourg ont etabli des caves, des lavoirs, des celliers et des terrasses. Sur le couronnement d'une petite tour ruinee, je vis, au milieu du splendide revetement de mousse qui miroitait sur tout ce tableau au soleil couchant, de grosses touffes d'iris blancs sortant des fentes du ciment. Quelque chose de mysterieux m'avertit que c'etait la le jardin de la Daniella, et je m'imaginai que je devais la trouver elle-meme dans cette maison, on plutot dans cette tour carree que flanquent, jusqu'a la moitie, deux restes de tourelles rondes de construction plus ancienne. Cette habitation est la plus etrange et la plus demesuree du faubourg. Elle a une porte en arceau qui donne sur la rue basse, et dont la largeur occupe presque toute la facade d'entree, si toutefois on peut appeler facade un long tuyau de maconnerie perpendiculaire. Un sale ruisseau passe sous le seuil et va se perdre, tout a cote, dans un de ces cloaques antiques qui sont des abimes. J'entrai d'autant plus aisement que cette ouverture n'avait aucune espece de porte. Je montai un grand escalier malpropre et use qui me parut etre le chemin commun a plusieurs des habitations superposees le long du precipice. Celle-ci presente sur la rue une face d'environ vingt pieds de large sur au moins cent pieds de hauteur, percee irregulierement, et, comme au hasard, de petites ouvertures qu'on n'oserait appeler des fenetres. Quand j'eus gravi a peu pres soixante marches, je trouvai une autre porte sur le flanc de la maison, et je me vis de niveau avec le sommet des tourelles antiques, par consequent avec le parterre de deux metres carres ou croissaient les iris blancs. Je ne pus resister a l'envie de sortir de la cage de l'escalier ou, jusque-la, je n'avais ete vu de personne, pour explorer cette petite plate-forme, que couvrait un berceau de roses grimpantes. Il n'y a rien de plus joli que ces grappes de petites roses jaunes; le feuillage, ressemblant a celui du frene, est superbe, et la tige prend les proportions sans fin du lierre et de la vigne. Ce rosier se plait beaucoup ici, et celui-ci a toute l'elevation des tours, c'est-a-dire une cinquantaine de pieds. Ses rameaux, entrelaces sur des cannes de roseau, ombragent la petite plate-forme et reprennent leur ascension sur le flanc de la maison, bien decides a grimper aussi haut qu'il y aura du mur pour les porter. Sous ce berceau, un petit tombeau de marbre blanc, en forme d'autel antique, ramasse dans les decombres et couche sur le flanc, sert de siege. Quelques giroflees garnissent irregulierement le pourtour ebreche de la plate-forme, et, sur la terre rapportee qui les nourrit, je vis la trace d'un tout petit pied dont le talon, creuse plus que le reste, indiquait une bottine de femme, chaussure plus elegante que celle des pauvres artisanes de Frascati, et qui m'avait paru n'etre portee que par la Daniella. Cette trace approchait du bord de la plate-forme, et une empreinte plus arrondie me fit deviner qu'on s'etait agenouille la, tout au bord, pour atteindre, en se penchant sur l'abime, les fleurs d'iris blancs sortant du mur, deux pieds plus bas. Comme ce jardin, ou plutot cette tonnelle, n'a aucune espece de rebord, et que le ciment des pierres ebranlees criait sous le pied, il me passa un frisson par tout le corps, en songeant a ce que j'eprouverais en voyant la une femme aimee se pencher en dehors, ou seulement s'asseoir sur le tombeau adosse au fragile edifice de bambous romains qui porte les branches legeres du rosier. Je m'y assis un instant pour me rendre compte, ou plutot pour me rendre maitre d'une emotion si soudaine et si vive; car je me ferais en vain illusion, chaque minute qui s'ecoule accelere les battements de mon coeur, et, desir ou affection, sympathie ou caprice, je me sens envahi par quelque chose d'irresistible. Je vins a bout, cependant, de me raisonner. Si c'etait la, en effet, la residence de la _stiratrice_ et que cette jeune fille fut honnete, devais-je m'engager plus avant dans une visite qui pouvait lui attirer des chagrins ou des dangers? Et, si elle n'etait qu'une vulgaire intrigante, qu'allais-je faire en donnant, bien que dument averti, tete baissee dans un guepier? De toutes manieres, la raison me disait de fuir avant que les commeres du voisinage m'eussent apercu. Je m'arretai a une solution passablement absurde, qui etait d'explorer consciencieusement l'interieur de cette grande vilaine batisse, ou je supposais que la pimpante soubrette de miss Medora devait habiter quelque affreux bouge. Quand j'aurai surpris la, pensai-je, la hideuse malproprete qui m'a fait reculer devant des maisons de meilleure apparence, je serai si bien gueri de ma fantaisie, qu'elle ne mettra plus en peril ni le repos de cette fille ni le mien. Je quittai donc la plate-forme; je rentrai dans l'interieur; je commencai a gravir l'escalier, qui, jusque-la, n'etait, en| effet, qu'un passage public, c'est-a-dire une _servitude_ commune a huit ou dix maisons adjacentes, posees trop au bord de l'escarpement pour avoir d'autre issue. L'escalier, tout en moellons, dont plusieurs portaient des traces d'inscriptions romaines, devenait de plus en plus rapide, etroit et sombre. De temps en temps, je rencontrais un palier ou une echelle conduisant a des portes cadenassees. Plusieurs c'etaient en si mauvais etat, que je pus regarder a travers: c'etaient des chambres hideuses, meublees d'un ou de plusieurs grabats enormes, de quelques chaises de paille plus ou moins cassees, et de cette multitude de pots et de cruches de toute matiere et de toute dimension qui sont ici le fonds du mobilier. Dans une piece plus vaste, egalement deserte et cadenassee, je vis une grande table et un attirail de fer et de fourneaux.. --Bon! pensai-je, voila l'atelier de la _stiratrice_. Le local etait tellement nu, qu'il n'y avait rien a conclure pour ou contre la proprete qui pouvait y regner d'habitude. Je montai encore. Mais comment se faisait-il que cette maison, evidemment habitee, n'eut pas, en ce moment, une seule figure humaine a me montrer, une seule parole humaine a me faire entendre? En passant la tete par un des jours de l'escalier; je plongeais dans toutes les fenetres ouvertes des maisons voisines, et je voyais ces maisons egalement desertes et silencieuses, bien que les chiffons pendus a des cordes et les vases egueules sur les fenetres me prouvassent qu'elles n'etaient pas abandonnees a la ruine qui les menace. Enfin, je me rappelai que la Mariuccia m'avait parle d'un fameux capucin qui devait precher, a cette heure-la precisement, dans une des eglises de la ville, et je m'expliquai le desert qui m'environnait et la brillante toilette de la Daniella. Sans aucun doute, toute la population etait au sermon, et je pouvais continuer sans danger mon exploration. Le son de la cloche m'avertirait du moment ou je ferais bien de deguerpir. Ainsi rassure, j'arrivai au dernier etage. Une porte, dont la gache ne mordait plus, s'ouvrit comme d'elle-meme quand j'y appuyai la main. L'escalier continuait, mais ce n'etait plus qu'une vis en bois sans rampe, une sorte d'echelle. Si je n'etais pas chez la _stiratrice_, j'etais du moins chez quelque personnage mysterieux dont les habitudes ou les besoins d'elegance contrastaient singulierement avec le reste de ce taudis, car les degres de bois etaient couverts d'une natte de jonc tres-propre, et la porte a laquelle ils s'arretaient etait fermee, en guise de loquet, par un bout de ruban rose passe dans deux pitons. Je me resolus a frapper. Personne ne repondit. J'hesitai a denouer le ruban, qui me semblait une marque de confiance respectable; mais ce pouvait bien etre aussi l'enseigne d'une demeure suspecte. Je cedai a la curiosite: j'entrai. C'etait une assez grande piece, puisqu'elle occupait tout le carre du faite de la maison. Les murs, recemment blanchis au lait de chaux, n'avaient pour ornements qu'un crucifix, un joli benitier de faience ancienne et quelques gravures de devotion. Une statuette d'ange, moulee en plaire, etait posee dans une petite niche, a la tete du lit. Une grande palme benite de la fete des Rameaux, toute fraiche encore, ombrageait l'oreiller. Le lit blanc, d'un aspect virginal, la carreau recouvert de nattes, les deux chaises de fabrique frascatine, en paille tressee et en bois orne de dorures naives; la table de toilette avec sa nappe garnie de grosses dentelles de coton, sa glace brillante, et tous les petits ustensiles qui attestent un soin consciencieux et meme recherche de la personne; de gros bouquets de cyclamens roses dans des vases de terre cuite, qui etaient peut-etre des urnes cineraires; un rideau de mousseline, non encore ourle, a l'unique fenetre: je ne sais quel air embaume de proprete scrupuleuse et de sensualite chaste, voila quel etait l'interieur, tout fraichement arrange, de la _stiratrice_. Mais etais-je bien chez elle? Et, si j'etais chez elle, en effet, ne pouvais-je pas m'attendre a voir arriver quelque chaland initie a la honteuse signification du ruban rose? Etait-il possible, encore une fois, qu'une jolie fille, libre d'allures et de principes comme elle paraissait l'etre, comme elle l'avait ete en me disant: "_Esperez tout_ si vous m'aimez," vecut la saintement dans un sanctuaire d'innocence, au milieu des humbles recherches feminines d'une coquetterie bien entendue, sans songer a tirer parti de sa superiorite d'esprit, de luxe et de manieres sur toutes ses compagnes? Imaginer une grisette de Frascati vertueuse ou seulement desinteressee, n'etait-ce pas, selon Brumieres, le comble du don quichottisme? Que m'importait, apres tout? Et pourquoi cette devorante inquietude? Pourquoi vouloir trouver une vestale dans une fillette a l'oeil provoquant et a la demarche voluptueuse? N'etait-ce pas assez de voir qu'elle avait, relativement, autant de soin de sa jeunesse et de ses charmes que miss Medora elle-meme? Rencontrer cette initiation a la vie civilisee chez une Italienne de cette classe, n'etait-ce pas une bonne fortune a ne pas dedaigner? An beau milieu de ces reflexions d'une grossiere philosophie, je devins d'une tristesse mortelle, sans trop savoir pourquoi. J'etais assis sur la chaise peinte et doree, aupres de la fenetre. A travers les fleurs d'une grosse touffe de petunia blanche, qui poussait d'elle-meme dans les fentes d'une pierre, comme chez nous les violiers jaunes, je pouvais plonger de l'oeil dans le gouffre immonde de la _Cloaca_, ou se precipitaient des ruisseaux d'eau de lessive et de fumier. Et pourtant, un air vif, passant, a la hauteur ou j'etais, sur toutes ces emanations pestilentielles, ne s'impregnait autour de moi que des parfums de ces fleurs et de cette chambre. La splendide verdure des rochers et des ruines tendait a couvrir et a cacher la sentine impure, et, dans le ciel immense qui s'etendait sur la campagne de Rome et sur les montagnes bleues de l'horizon, il y avait quelque chose de si doux et de si pur, qu'on ne pouvait allier la pensee du vice avec celle de l'habitante de cette cellule aerienne. --Mais quoi! pensais-je en m'arrachant au charme qui me dominait, ce vaste ciel et ces sales decombres, ces fleurs luxuriantes et ces egouts infects, ces yeux enivrants et ces coeurs souilles, n'est-ce pas la toute l'Italie, vierge prostituee a tous les bandits de l'univers, immortelle beaute que rien ne peut detruire, mais qu'aussi rien ne saurait purifier? Le son de la cloche m'avertit que l'on sortait de l'eglise. Comme j'allais quitter cette chambre, incertain encore de la realite de ma decouverte, un objet qui n'avait pas encore frappe mes regards me prouva que j'etais bien chez la Daniella, et cette preuve fut en meme temps une revelation emouvante. Dans la niche qui contenait la statuette de l'ange gardien, je remarquai une pierre d'une forme etrange: c'etait un de ces petits cones de lave sulfureuse que j'avais casses a la solfatare, sur la route de Tivoli. J'aurais hesite a le reconnaitre si, dans le tube qui perfore ces petits crateres, on n'eut plante une fleur de pervenche dessechee, et cette fleur, je la reconnus pour l'avoir cueillie aupres du temple de la sibylle. Medora l'avait prise et mise avec soin dans du papier, circonstance qu'en ce moment-la je n'avais attribuee qu'a une sentimentalite anglaise pour le sol de l'Italie. Elle m'avait aussi demande un de mes echantillons de la solfatare, et j'y vis une petite etiquette marquant la date de cette promenade. Daniella lui avait-elle vole ce souvenir, ou l'avait-elle ramasse dans les balayures? C'est ce que je me promis de savoir. Quoi qu'il en soit, je fus touche de le voir la, pose au chevet de son lit comme une relique, et j'y crus trouver une reponse eloquente a tous mes soupcons, tant il est vrai que la femme qui nous aime se purifie, par ce seul fait, dans notre ombrageuse imagination. Des voix lointaines, qui chantaient horriblement faux je ne sais quels cantiques, me donnerent un second avertissement. Je renouai le ruban rose a la porte; puis, entraine par ma fantaisie de coeur, je le denouai, et je rentrai dans la chambre pour placer sur la pierre de soufre un petite bague antique assez jolie, que j'avais achetee a Rome, au columbarium de Pietro. Enfin, je me hatai de sortir, de descendre et de regagner l'interieur de la ville, avant que les habitants du faubourg eussent reparu sur les hauteurs. En traversant la rue de la _Tomba-di-Lucullo_ (on dit qu'une vieille tour qui est encastree dans une des maisons de la ville, est le tombeau de Lucullus), je ne rendis compte des chants discordants que j'avais entendus. Une cinquantaine d'enfants des deux sexes, agenouillee dans la crotte, glapissaient un cantique devant trois petites bougies allumees autour d'une madone peinte a fresque sur le mur. J'allais passer insoucieux, quand je vis arriver une douzaine de jeunes filles portant des fleurs dont elles voilerent completement la madone, en les piquant, une a une, dans le petit grillage de laiton qui la protegeait. La Daniella etait parmi elles, et chantait aussi; mais sa voix etait perdue dans ce vacarme, et je ne pus savoir si elle chantait plus ou moins faux que les autres. Elle me vit, et me suivit des yeux en sonnant, mais sans cesser de chanter et sans se deranger de la ceremonie. Je n'osai m'arreter, car on me regardait curieusement, et fade de devotion qu'on accomplissait n'empechait pas les chuchoteries des jeunes filles. Je rentrai donc sans avoir pu echanger un mot avec la _stiratrice_, et cela fait maintenant deux jours passes ainsi; ce qui est etrange apres la conversation que nous avons eue ensemble. Je crois bien qu'elle me boude serieusement, car j'ai fait le coup de tete de demander a la Mariuccia pourquoi sa niece ne venait plus la voir, et elle m'a repondu: --Elle vient aux heures ou vous n'y etes pas. XXII 8 avril.--Frascati. Il a fait aujourd'hui un temps delicieux, clair et presque chaud. C'etait bien le cas de faire enfin, hors des villas, une belle promenade a ma guise, et pourtant je n'en avais nulle envie. Apres mon dejeuner, je suis remonte a mon grenier. Grenier est le mot, car je suis de plain-pied avec celui de la maison, et il faut meme que je le traverse pour arriver a mon logement; cela me fait une situation isolee qui ne me deplait pas. La Mariuccia est arrivee pour faire mon menage, et m'a pousse dehors pour balayer. Je me tenais dans le grenier; elle m'a gronde parce que j'y fumais mon cigare et risquais, selon elle, d'y mettre le feu. --Est-ce que vous n'allez pas courir aujourd'hui? Il n'a pas fait si beau depuis un mois! Et, comme je trouvais des pretextes pour ne pas sortir: --Eh bien! a-t-elle ajoute, vous n'aurez pas besoin de moi, et, si vous restez, je vous confierai la garde de la maison. --Vous allez donc sortir, Mariuccia? --Eh! n'est-ce pas aujourd'hui le jeudi saint? Il faut que je m'occupe de mes devotions. --Dites-moi a qui je dois ouvrir si l'on sonne. --Personne ne sonnera. --Pas meme la Daniella? --Elle moins que tout autre. --Pourquoi ca? --Parce qu'elle a fait un voeu hier, en sortant du sermon. Oh! le beau sermon! Jamais je n'ai entendu mieux precher! Vous avez eu grand tort de ne pas venir entendre cela. La Daniella a tant pleure, qu'elle a jure de faire ses paques plus chretiennement qu'elle ne les a encore faites, et, pour s'y disposer, elle a ete mettre des fours a la madone de _Lucullo_. --Qu'est-ce que cela veut dire? --Qu'elle faisait un voeu. --Lequel? --Ah! dame! vous etes curieux? --Tres-curieux, vous voyez! --Eh bien! voici ce que je leur ai conseille a toutes, a la Daniella et a une douzaine d'autres jeunes filles, qui me demandaient par quel voeu elles devaient se sanctifier avant le jour de Paques: "Portez des fleurs a la Vierge, leur ai-je dit, et promettez-lui de ne pas parler a vos amants avant d'avoir recu l'absolution et la communion." --Vous avez eu la une belle idee, Mariuccia! --Elles l'ont trouvee belle, puisqu'elles l'ont suivie. Ainsi, vous ne verrez ma niece ni aujourd'hui, ni demain, ni samedi. --Votre niece a donc un amant dans la maison? --Eh! _chi lo sa_? dit la vieille fille en me regardant avec malice. Puis elle rangea son balai et courut se faire belle pour aller entendre les offices a l'eglise des Capucins. Je pensai que la Daniella l'y rejoindrait, et je guettai sa sortie pour la suivre a distance. Elle traversa l'enclos et en sortit par le petit chemin rapide qui separe les villas Piccolomini et Aldobrandini. Quand on a grimpe un quart d'heure, on tourne a gauche et on grimpe encore l'avenue du couvent, qui est vaste et ombragee. L'edifice est a mi-cote, tapi comme un nid sous la verdure. Quand M. de Lamennais vint demeurer ici en 1832, il demeura chez ces capucins, dont il pensait beaucoup de bien. Il aimait aussi, m'a-t-on dit, cette retraite cachee dans la riche vegetation de h montagne, thebaide charmante, entouree de villas desertes et silencieuses. Je regardai dans toute l'eglise; la Daniella n'y etait pas, et, comme les petits yeux malins de la Mariuccia m'observaient, je fus force de me retirer. J'attendis un peu sur le chemin; ce fut en vain. Rien ne prouvait que Daniella dut venir la. Je montai au-dessus du couvent et vis ouverte la porte d'une villa que je n'avais pas encore exploree. C'est la Rumnella, qui successivement appartenu a Lucien Bonaparte, aux jesuites et a la reine de Sardaigne. Les jardins sont vastes et dominent, de plus haut que tous les autres, la belle vue que j'ai deja de ma fenetre de Piccolomini, a une demi-lieue plus bas. Le palais n'est qu'une grande vilaine maison de plaisance, ou la, reine de Sardaigne n'est, je crois, jamais venue. Cependant elle, a fait faire des fouilles aux environs, et, comme ce palais se nomme aussi villa Tusculana, je pensai que les ruines de Tusculum devaient etre par-la quelque part, et je les cherchai, sans demander de renseignements aux jardiniers, voulant garder le plaisir d'aller seul a la decouverte. J'escaladai le jardin, qui monte toujours, par une allee fort extraordinaire. C'est encore un de ces caprices italiens dont en n'a point d'idee chez nous. Sur un terrain en pente semi-verticale, on a ecrit, c'est-a-dire plante en buis, nain et en caracteres d'un metre de haut, cent noms de poetes et d'ecrivains illustres. Cela commence vers Hesiode et Homere, et finit vers Chateaubriand et Byron. Voltaire et Rousseau n'ont pas ete oublies sur cette liste, qui a ete dressee avec gout et sans partialite, par Lucien probablement. Les jesuites l'ont respectee. Un petit sentier passe transversalement entre chaque nom, et, au milieu de l'abandon general des choses de luxe de ce jardin, cette fantaisie est encore entretenue avec soin. Je parvins au sommet de la montagne, en m'egarant dans de superbes bosquets. Puis je me trouvai sur un long plateau dont le versant est aussi nu et aussi desert que celui que l'on monte depuis Frascati est ombrage et habite. Devant moi se presentait une petite voie antique, bordee d'arbres, qui, suivant a plat la crete douce de la montagne, devait me conduire a Tusculum. J'arrivai bientot en vue d'un petit cirque de fin gazon, borde de vestiges de constructions romaines. Un peu au-dessous, je penetrai, a travers les ronces, dans la galerie, souterraine par laquelle, au moyen de trappes, les animaux feroces, destines aux combats, surgissaient tout a coup dans l'arene, aux yeux des spectateurs impatients. Ce cirque n'a de remarquable que sa situation. Assis sur le roc, au bout le plus eleve d'une etroite gorge en pente, qui s'en va rejoindre, en sauts gracieux et verdoyants les collines plus basses de Frascati et ensuite la plaine, il est la comme un beau siege de gazon, installe pour offrir au voyageur le plaisir de contempler a l'aise cette triste vue de la campagne de Rome, qui devient magnifique, encadree ainsi. Le renflement de la colline autour du cirque le preserve des vents maritimes. Ce serait un emplacement delicieux pour une villa d'hiver. J'y pris quelques moments de repos. Pour la premiere fois depuis que j'ai quitte Genes, il faisait un temps clair. Les montagnes lointaines etaient d'un ton superbe, et Rome se voyait distinctement au fond de la plaine. Je fus etonne de l'emplacement enorme qu'elle occupe, et de l'importance du dome de Saint-Pierre, qui, tout le monde vous l'a dit, ne fait pas grand effet, vu de plus pres. Un bruit, mysterieux s'empara de ma reverie. C'etait comme une plainte, ou plutot comme un soupir harmonieux et plaintif de la voix humaine. Comme tout etait desert autour de moi, j'eus quelque peine a decouvrir la cause de ce bruit intermittent, toujours repete et toujours le meme. Enfin, je m'assurai qu'il sortait de la galerie souterraine, ou le bruit de mes pas m'avait empeche de, l'entendre quand j'y avais penetre. J'y retournai. Ce n'etait que le murmure d'une goutte d'eau filtrant de la voute et tombant dans une petite flaque perdue dans les tenebres. L'echo, du souterrain, lui donnait cette rare sonorite, qui ressemblait au gemissement d'une divinite captive et mourante, ou plutot a l'ame de quelque vierge martyre s'exhalant sous l'horrible etreinte des betes du cirque. En quittant cet, amphitheatre, je suivis, dans le desert, un chemin jonche de mosaiques des marbres les plus precieux, de verroteries, de tessons de vases etrusques et de gravats de platre encore revetus des tons de la fresque antique. Je ramassai un assez beau fragment de terre cuite, representant le combat d'un lion et d'un dragon. Je dedaignai de remplir mes poches d'autres debris; il y en avait trop pour me tenter. La colline n'est qu'un amas de ces debris, et la pluie qui lave les chemins en met chaque jour a nu de nouvelles couches. Ce sol, quoique souvent fouille en divers endroits, doit cacher encore des richesses. Le plateau superieur est une vaste bruyere. C'etait jadis, probablement, le beau quartier de la ville, car ce steppe est seme de dalles on de moellons de marbre blanc. Le chemin etait, sans doute, la belle rue patricienne. Des fondations de maisons des deux cotes attestent qu'elle etait etroite, comme toutes celles des villes antiques. Au bout de cette plaine, le chemin aboutit au theatre. Il est petit, mais d'une jolie coupe romaine. L'orchestre, les degres de l'hemicycle sont entiers, ainsi que la base des constructions de la scene et les marches laterales pour y monter. L'avant-scene et les voies de degagement necessaires a l'action scenique sont sur place et suffisamment indiquees par leurs bases, pour faire comprendre l'usage de ces theatres, la place des choeurs et meme celle du decor. Derriere le theatre est une piscine parfaitement entiere, sauf la voute. On est la en pleine ville romaine. On n'a plus qu'a atteindre le faite de la montagne pour trouver la partie pelagique, la ville de Telegone, fils d'Ulysse et de Circe. La, ces ruines prennent un autre caractere, un autre interet. C'est la cite primitive, c'est-a-dire la citadelle escarpee, repaire d'une bande d'aventuriers, berceau d'une societe future. Les temples et les tombeaux des ancetres y etaient sous la protection du fort. La montagne, semee de bases de colonnes qui indiquent l'emplacement des edifices sacres, et bordee de blocs brute dont l'arrangement dessine encore des remparts, des poternes et des portes, s'incline rapidement vers d'autres gorges bientot relevees en collines et en montagnes plus hautes. Ce sont les monts Albains. Dans une de ces prairies humides ou paissent les troupeaux, etait le lac Regille, on ne sait pas ou precisement. Le sort de la jeune Rome, aux prises avec celui des antiques nationalites du Latium, a ete decide la, quelque part, dans ces agrestes solitudes. Soixante et dix mille hommes ont combattu pour _etre ou n'etre pas_, et le destin de Rome, qui, en ce terrible jour, ecrasa les forces de trente cites latines, a passe sur l'_agro Tusculan_, comme l'orage, dont la trace est vite effacee par l'herbe et les fleurs nouvelles. Vous savez l'histoire de Tusculum? Elle se resume en quelques mots comme celles de toutes les petites societes antiques du Latium: etablissements hasardeux, quelquefois a main armee, sur des terres mal defendues, puis fortifiees par l'esprit d'association civique, par la fertilite du sol, et souvent par la situation inexpugnable; extension de l'association par la ligue avec les etablissements voisins; affermissement de l'existence et commencements de civilisation, aussitot que cessent le pillage et l'hostilite entre les membres de cette race d'aventuriers fondateurs de villes; puis, les grandes luttes contre l'ennemi commun, Rome, qui, nee la derniere, grandit a pas de geant, comme un fleau vengeur des premieres spoliations du sol antique; defaites tantot partielles, tantot generales de la confederation latine; alliances subies plutot qu'acceptees avec le vainqueur; conspirations et revoltes, toujours ecrasees par l'implacable droit du plus fort; effacement final des nationalites partielles, et fusion politique dans la grande nationalite romaine. Mais c'est ici que l'histoire tres-confuse de ces nationalites vaincues prendrait de l'interet si elle avait de plus grandes proportions, et si elle n'etait bouleversee a chaque instant par le flot des invasions barbares. Ces peuples d'origines differentes, qui, tantot, faisaient alliance avec les Romains contre leurs voisins, et tantot revenaient a l'alliance naturelle contre Rome, conserverent toujours un sentiment de patriotisme etroit, ou plutot un secret orgueil de race qui leur fit meme preferer le joug de l'etranger a celui de Home. Tusculum persista, jusqu'au XIIe siecle, a trahir en toute occasion la cause romaine, aimant mieux epouser celle des Allemands que celle des papes, comme si l'affront subi au lac de Regule n'eut pas ete efface apres un millier d'annees d'apparentes reconciliations. Enfin, les haine" du moyen age rallumerent, dans toute sa rudesse barbare, l'antique inimitie. Les Romains fondirent sur Tusculum, la pillerent et la detruisirent de fond en comble sous le pontificat du pape Celestin III. Une circonstance caracteristique, c'est que le pape avait fait de l'abandon de la citadelle de Tusculum la condition du couronnement de l'empereur, et qu'a peine les Allemands etaient-ils sortis par une porte, les Romains entrerent par l'autre, livrant cette pauvre ville a toutes les horreurs de la guerre. Et pourtant, Jesus avait passe dans l'histoire des hommes; ses autels avaient remplace ceux des Nemesis paiennes. Le vainqueur ne s'appelait plus Furius, mais Celestin. La societe tusculane disparut avec sa ville, avec sa citadelle ses temples et ses theatres. Les fugitifs se disperserent. Quelques-uns se grouperent autour d'une chapelle situee dans des bosquets naturels, sur les gradins inferieurs de leur montagne, et qu'on appelait la Madone des Feuillages (Frasche). De la le nom, de la la ville de Frascati; de la le dedain et l'aversion de tout veritable _Frascatino_ pour Rome et ses habitants. --_Tutti ladri! tutti birbanti!_ s'ecrie a chaque instant la Tusculane Mariuccia, quand, on reveille le levain de, ses passions latines. Et pourtant, la Mariuccia sait si peu l'histoire de son pays, qu'elle prend Lucullus pour un pape, et la villa Piccolomini pour le berceau de la race pelagique. Elle n'est jamais allee jusqu'a Tusculum, bien qu'il n'y ait guere plus d'une lieue de distance; mais elle a des dictons fletrissants pour toutes les autres villes du Latium, dictons qui semblent le reflet d'antiques traditions de rivalite, au temps ou les Eques, les Sabins, les Albains, les Erniques et les Tusculans ravageaient, a tour de role, leurs etablissements naissants, et s'enlevaient leurs troupeaux errants sur des terrains en litige. La vue que l'on embrasse du sommet de l'_arx_ de Tusculum est des plus romantiques. La, on tourne le dos a l'eternelle Rome. Quand les bois de chataigniers sont feuillus, cette vue doit etre plus belle encore; mais, alors, des caravanes de peintres et de touristes envahissent ces solitudes, et je m'applaudis d'etre venu ici avant le beau temps, puisque je possede ces lieux celebres dans tout leur caractere de melancolique austerite. Les devotions de la semaine sainte concentrent la population indigene, deja si clairsemee, dans les couvents et dans les eglises. Aussi loin que ma vue pouvait s'etendre, il n'y avait sous le ciel d'autre creature humaine que moi et un berger assis sur la bruyere entre ses deux chiens. Je m'approchai de lui et lui offris de partager mon _repas_, c'est-a-dire mon morceau de pain, et quelques amandes de pin grillees, que la Mariuccia avait mises dans ma gibeciere de promenade. --Non, merci, me dit-il; c'est jour de jeune, et je ne peux accepter; mais je causerai avec vous, si vous vous ennuyez d'etre seul. C'etait un robuste paysan de la marche d'Ancone, d'une quarantaine d'annees et d'une figure douce et serieuse. Son grand nez aquilin ne manquait pas de race; mais sa haute taille, ses cheveux blonds, ses manieres calmes, son parler lent et judicieux ne repondaient pas a l'idee que je me serais faite d'un type de patre dans la campagne de Rome. Des pieds a la tete, il etait vetu de cuir et de peaux comme un Mohican. Il fait ses habits lui-meme et les porte un an sans les quitter. Alors ils sont uses et il s'en fabrique d'autres. Apres m'avoir donne quelques details sur son genre de vie, il me parla du lieu ou nous etions. --Il n'y a pas, dans tout Rome, me dit-il, un theatre aussi entier et aussi interessant que celui de Tusculum. Et puis c'est plus agreable, n'est-ce pas, de regarder des ruines dans un endroit comme celui-ci, ou personne ne vous gene, et ou il n'y a pas de maisons nouvelles pour vous deranger vos souvenirs? J'etais fort de son avis. C'etaient la, en effet, les premieres ruines qui m'avaient emu reellement. A des vestiges illustres, a des souvenirs historiques, il faut un cadre austere, des montagnes, du ciel, de la solitude surtout. Ce berger est erudit; c'est a l'occasion, une espece de cicerone; mais il est discret, sobre de paroles, et bienveillant sans familiarite importune et sans mendicite. Il passe sa vie a gratter la terre, et il a chez lui, dans une cabane qu'il me montra au fond du vallon, un petit musee d'antiquites ramassees a Tusculum. Je montai avec lui sur la roche la plus elevee, et il me decrivit la vaste etendue deployee autour de nous comme une carte geographique. Grace a lui, je sais maintenant mon Latium sur le bout du doigt, et je pourrai aller partout sans guide. Rien n'est plus facile, aussitot que l'on connait les principales montagnes par leur nom et par leur forme. Je me suis donc promene avec les yeux et j'ai parcouru, en desir et en esperance, des sites ravissants ou severes. J'ai oublie, dans ce voyage, mes preoccupations de ce matin. La locomotion, l'amour des decouvertes, ce je ne sais quoi d'enivrant dans la solitude inexploree, ce sont la d'exquises jouissances, et je me demande quelle societe de femme m'en donnerait de plus vraies. Oui! voila ce qu'on se dit tant que la femme est loin! --Ou est la maison ou Ciceron composa ses _Tusculanes_? demandai-je au patre, pour voir jusqu'ou allait son erudition. --_Chi lo sa?_ repondit-il en me montrant, non loin du cirque ou j'avais fait ma premiere station, un edifice assez bien conserve. Les uns disent que c'est ici; d'autres disent que c'est le jardin ou est maintenant la Ruffinella. Toutes les fois qu'on deterre une nouvelle ruine, les savants decident que c'est la chose tant cherchee, et que toutes les anciennes ne valent plus rien. Mais qu'est-ce que cela vous fait? Il n'y a pas, sur toute cette montagne, un endroit ou Annibal, Pompee, Camille, Pline, Ciceron et cent autres personnages puissants, rois, empereurs, generaux, consuls, savants on papes, n'aient foule la bruyere ou voila vos pieds, et respire l'air que vous respirez maintenant. --Je ne crois pas, repondis-je; la bruyere est jeune, l'air est vieux et corrompu. Il etait pur et salubre quand Rome etait puissante. Croyez-vous qu'un Etat pareil eut pu avoir son siege dans ce marecage empeste qui est la-bas derriere nous? --Eh bien, du moins, les gens celebres que vous savez ont regarde les montagnes que vous regardez, et, quand ils vinrent ici pour la premiere fois, ils demanderent peut-etre les noms des cimes et des vallees a quelque pauvre diable comme moi, de meme que vous me le demandez maintenant. Vous me direz qu'ils ont aussi regarde le meme soleil et la meme lune que vous pouvez regarder a toute heure du jour et de la nuit. C'est ce que je me suis dit souvent. --Il y a cette difference entre eux et moi que je ne suis qu'un pauvre diable comme vous. --Eh! _chi lo sa?_ Il parait qu'il vient ici, tous les ans, des personnes celebres qui aiment a voir Tusculum, et dont on m'a dit les noms; mais je n'en ai pas retenu un seul. Dans mille ans d'ici, les bergers de Tusculum les auront appris par la tradition et les diront comme je vous dirais ceux de Galba, de Mamilius on de Sulpicius. --Vous en concluez donc que les hommes celebres ne font pas tant d'effet de pres que de loin? --Toutes choses sont ainsi. Voyez, ce pays est assez beau; mais j'en connais bien qui sont plus beaux, et ou personne ne va. Cependant on dit qu'il vient ici des voyageurs du fond de l'Amerique, le plus eloigne de tous les pays, si je ne me trompe, pour voir ces morceaux de marbre que je retourne avec mon pied. Ils y ramassent des briques, des cassures de verre et des mosaiques, et les emportent chez eux. On dit qu'il n'y a pas un coin sur la terre ou quelqu'un ne conserve precieusement un petit morceau de ce qui traine a terre dans la campagne de Rome. Vous voyez donc bien que ce qui est ancien et lointain parait plus precieux que ce qui est nouveau et proche. --Vous dites vrai; mais la raison de cela? Il haussa les epaules, et je vis qu'il allait, encore une fois, se tirer d'affaire par l'eternel _chi lo sa_, si commode a la paresse italienne. --_Chi lo sa_, lui dis-je bien vite, n'est pas une reponse qui convienne a un homme de reflexion comme vous. Cherchez-en une meilleure, et, quelle qu'elle soit, dites-la-moi. --Eh bien! reprit-il, voila ce que je m'imagine: quand nous vivons, nous vivons; c'est-a-dire que, grands ou petits, nous sommes sujets ans memes besoins, et les grands ne peuvent pas se faire passer pour des dieux. Quand ils n'y sont plus depuis longtemps, on s'imagine qu'ils etaient faits autrement que les autres; mais, moi, je ne m'imagine pas cela, et je dis qu'un vivant que personne ne connait est plus heureux qu'un mort dont tout le monde parle. --Vivre vous parait donc bien doux? --Eh! la vie est dure, et cependant on la trouve toujours trop courte. Elle pese, mais on l'aime. C'est comme l'amour, on donne la femme au diable, mais on ne peut se passer d'elle. --Etes-vous donc marie? --Quant a moi, non. Un patre ne peut guere se marier tant qu'il court les paturages. Mais vous, vous devez avoir femme et enfants? --Mais non! Je n'ai que vingt-quatre ans! --Eh bien! voulez-vous attendre que vous soyez vieux? Quel est le plus grand bonheur de l'homme? C'est la femme qui lui plait, et, quand on est riche, je ne comprends pas qu'on vive seul. --Je vous ai dit que j'etais pauvre. --Pauvre avec des habits de drap, de bons souliers et des chemises fines? Si j'avais de quoi acheter ce que vous avez la sur le corps, je garderais mon argent pour avoir un lit. Quand on a le lit, on est vite marie. Si vous couchiez, comme moi, en toute saison sur la paille, je vous permettrais de dire que vous etes force de rester garcon. Tenez, regardez ce desert, nous n'y sommes que trois, et deux de nous sont forces a la solitude! Je suivis la direction de mon regard, et je vis un moine noir et blanc qui traversait le theatre de Tusculum. --Celui-ci, reprit le patre, est esclave de son voeu, comme je suis esclave de ma pauvrete. Vous, vous etes libre, et ce n'est ni au moine ni a moi de vous plaindre. Mais voila que le soleil baisse. La bergerie est loin; il faut que je vous quitte. Reviendrez-vous ici? --Certainement, quand ce ne serait que pour causer avec vous. Comment vous nommez-vous, pour que je vous appelle, si vous etes dans une de ces gorges? --Je m'appelle Onofrio. Et vous? --Valreg. Au revoir! Nous nous serrames la main et je redescendis vers le theatre, regardant l'attitude pensive du moine qui s'etait arrete au milieu des ruines. Le coucher du soleil etait admirable. Ces terrains, a coupures brusques et a plateaux superposes couverts de verdure, prenaient des tons eblouissants eclaires ainsi de reflets obliques. Les courts gazons brillaient tantot comme l'emeraude et tantot comme la topaze. Au loin, la mer etait une zone d'or pale sous un ciel de feu clair et doux. Les montagnes lointaines etaient d'un ton si fin, qu'on les eut prises pour des nuages, tandis que les dechirures et les ruines des premiers plans accusaient nettement leurs masses noires sur le sol brillant. Le moine, immobile comme une colonne, projetait une ombre gigantesque. Je passai tout pres de lui, comptant qu'il me tendrait la main, et que, pour un sou, j'aurais de lui quelque parole qui serait le resultat de sa meditation. Mais, soit qu'il n'appartint pas a un ordre mendiant, soit qu'il eut peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu desert, il me regarda avec mefiance et appuya la main sur son baton. Ce geste m'etonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut, mais se detourna de maniere a me cacher sa figure, qui m'avait paru belle et fortement caracterisee. Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de l'inquietude de cet homme, dont le voeu de pauvrete devrait etre au moins une source d'insouciance et de securite. Il avait disparu precipitamment vers les gradins de l'hemicycle. Je m'en allai, pensant aux paroles naives et sensees du patre philosophe: "Le plus grand bonheur de l'homme, c'est la liberte d'aimer". En effet, tout le monde n'a pas cette liberte. Et moi qui la possede, j'ai deja laisse passer des annees qui eussent pu etre pleines de bonheur. A quoi les ai-je employees? A interroger mes forces, mon intelligence, mon avenir, et a sacrifier a cette attente de l'inconnu les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu plus sage que mon siecle, j'ai fait comme lui: j'ai lache la proie pour l'ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s'ecoulait pour un temps qui ne sera peut-etre pas. Qu'est-ce que cette chimere du travail, ce besoin de developper l'intelligence au detriment des forces du coeur? Ne les use-t-on pas a les laisser dans l'inaction? Et pourquoi, pour qui cette tension de la volonte vers un but aussi incertain que le talent? Comment se fait-il que je n'aie pas encore rencontre l'amour sur mon chemin? Est-ce parce que je suis plus difficile, plus exigeant qu'un autre? Non, car mon ideal a toujours ete vague en moi-meme. Je ne me suis jamais fait le portrait de la femme a qui je dois me livrer sans reserve. Je me promettais de la reconnaitre en la rencontrant; mais je ne me disais pas qu'elle dut etre grande ou petite, blonde ou brune. --Elle viendra, me disais-je, quand je serai digne d'etre aime; c'est-a-dire quand j'aurai fait de grands efforts de courage, de patience et de sobriete pour etre tout ce que je puis etre en ce monde. Il me semblait suivre un bon raisonnement, cultiver ma vie comme un jardin d'esperance; mais n'etait-ce pas la une suggestion de l'orgueil? Apparemment je comptais, comme Brumieres, trouver une des merveilles de ce monde, puisque je m'appliquais a faire une merveille de moi-meme. Ne pouvais-je me contenter d'une humble fille de ma classe, qui m'eut accepte tel que je suis, et qui m'eut aime naivement, saintement, et sans rien concevoir de mieux que mon amour? Et j'aurais ete heureux! tandis que je n'ai ete que prudent et raisonnable; vous aviez mille fois raison de le penser. J'ai, mille fois peut-etre, etouffe le cri de mon coeur, peut-etre ai-je passe mille fois aupres de la femme qui m'eut revele le vrai de la vie. Je me suis acharne a voir les dangers d'une passion prematuree; je n'ai pas compris l'ivresse de ces dangers, et ce vaillant, ce genereux sacrifice de la raison qui accepte la grande folie de l'amour, telle que Dieu nous l'a donnee. Je songeais ainsi en descendant de Tusculum, et travers les taillis de chenes. Le rapide sentier, tout pave en polygones de lave, etait encore une rue de la ville antique, et, sous les racines des arbres, je voyais apparaitre des restes de constructions enfouies. Je passai devant le couvent des Camaldules et devant la villa Mondragone, qui etait fermee, et je rentrai a Piccolomini par des chemins etroits, encaisses, ou je devins tout reveur, tout agite de mon probleme personnel. Les objets exterieurs agissent sur moi d'une maniere, souveraine. Devant un beau site, je m'oublie, je m'absente pour ainsi dire de moi-meme; mais, quand je marche dans un endroit sombre et monotone, je m'interroge et me querelle. Cela m'arrive, du moins, depuis quelque temps. Je n'avais jamais tant pense a moi. Sera-ce un bien ou un mal? La solitude que je suis venu chercher me rendra-t-elle sage ou insense? C'est-a-dire, etais-je insense ou sage avant cette epreuve? Je crois que nous nous acclimatons rapidement, au moral comme au physique, et que je deviens deja Romain, c'est-a-dire porte a la vie de sensation plus quia la vie de reflexion. Quand j'ai fait un effort pour savoir si j'appartiendrai a l'une ou a l'autre, je suis bien tente de me tranquilliser avec le _chi lo sa_ de la Mariuccia et du berger de Tusculum. XXIII 9 avril, villa Mondragone. Je vous ecris au crayon dans des ruines. Toujours des ruines! J'aime beaucoup l'endroit ou je suis; j'y peux passer la journee entiere dans un immense palais abandonne, dont j'ai les clefs a ma ceinture. Mais j'ai bien des choses a vous raconter, et je reprends mon recit ou je l'ai laisse l'autre jour. En dinant, pour ainsi dire, avec la Mariuccia, qui s'assied aupres de ma chaise pendant que je mange, j'arrivai, je ne sais comment, a reparler du voeu de la Daniella. --Ainsi, disais-je, elle ne parlera a aucun homme avant le jour de Paques? --Je n'ai pas dit comme cela. J'ai dit qu'elle ne parlerait pas a son amant avant d'avoir fait toutes ses devotions; mais je n'ai pas dit que, tout de suite apres, elle recommencerait a lui parler. --Ah! oui-da! Ainsi ce pauvre amant est condamne a attendre son bon plaisir? --Ou celui de la madone. --Ah! il arrivera un moment ou la madone fera savoir qu'elle autorise...? --Quand toutes les fleurs seront sechees et tombees... Mais je vous en dis trop; vous etes un heretique, un paien, un _mahometan_! Vous ne devez rien savoir de tout cela. Je pressai la bonne fille de s'expliquer. Elle aime a causer, et elle ceda. J'appris donc que les rigueurs de la Daniella dureraient aussi longtemps que les fleurs piquees par elle dans le grillage qui protege la madone de la _Tomba-di-Lucullo_ ne seraient pas entierement tombees en poussiere ou emportees par le vent, disparues, en un mot. Il me vint a l'esprit de faire une folie des plus innocentes. Sur le minuit, je mis le nez a la fenetre: il pleuvait, la nuit etait noire. Le vent soufflait avec force. Toute la ville de Frascati dormait. Je m'enveloppai de mon caban, je sortis facilement de l'enclos. En escaladant les rochers au-dessus de la petite cascade, je me trouvai de plain-pied sur le chemin, vis-a-vis le parc de la villa Aldobrandini. Redescendre jusqu'a la tombe de Lucullus fut l'affaire de quelques instants. Je n'avais pas rencontre une ame. Sans la lampe qui l'eclaire toute la nuit, j'aurais eu quelque peine a retrouver, dans les tenebres, la petite fresque de la madone. Ce pale rayon me permit de reconnaitre les jonquilles que j'avais tres-bien remarquees, la veille, dans les mains de la Daniella, au moment ou, avec son sourire mysterieux, elle avait accompli cette devotion devant moi. Je respectai les violettes et les anemones des autres jeunes filles, mais j'enlevai avec soin, jusqu'a la derniere, les jonquilles fletries de mon _amoureuse_, et je les mis dans ma poche. Ce larcin _perpetre_, je descendais de la borne sur laquelle j'etais grimpe pour atteindre le grillage, lorsqu'une voix d'homme fit entendre l'exclamation suivante: --_Cristo_! quel est le brigand qui profane la sainte image de la Vierge? Dans ce pays d'espionnage et de delation, mon espieglerie sentimentale pouvait etre incriminee et m'attirer quelque desagrement. J'eus la presence d'esprit de ne pas me retourner et de souffler rapidement la petite lampe. Enhardi par ma prudence, l'inconnu m'accabla d'un deluge d'injures pieuses: j'etais un chien, un fils de chien, un Turc, un juif, un Lucifer; je meritais d'etre pendu, ecartele, et mille autres douceurs. J'avais bonne envie de regaler le dos du saint homme, quel qu'il fut, d'une serie de repliques muettes proportionnees a l'eloquence de son indignation; mais la raison me conseillait de profiter des tenebres pour m'esquiver sans l'attirer sur mes traces. C'est le parti que j'allais prendre, lorsque je me sentis saisir le bras par une main incertaine, qui m'avait cherche a tatons contre le mur. Je n'hesitai plus alors a me debarrasser du curieux par un mirifique coup de poing, accompagne d'un plantureux coup de pied qui l'atteignit n'importe ou. Je l'entendis trebucher contre la borne, glisser et tomber n'importe dans quoi; ce qui me permit de jouer des jambes et de rentrer chez moi sans m'etre trahi par une seule parole. Comme le quidam m'avait paru passablement ivre, je ne pensai pas qu'apres avoir fait un somme dans la boue ou je l'avais decide a se coucher, il se souvint de l'aventure. La journee du vendredi saint s'annoncant pluvieuse et sombre; je me permis de dormir la grasse matinee. La Mariuccia, s'impatientant contre ma paresse, entra dans ma chambre, et, quand je m'eveillai, je la vis, meditant sur ma chaussure crottee et sur mon caban encore humide. --Eh bien! Mariuccia, qu'y a-t-il? lui dis-je en me frottant les yeux. --Il y a que vous etes sorti cette nuit! repondit-elle d'un air de consternation si comique, que je ne pus m'empecher d'en rire.--Oui, oui, riez! reprit-elle: vous avez fait la une belle affaire! Et, comme j'essayais de nier, elle me montra les jonquilles fletries, que j'avais mises sur la cheminee. --Eh bien! apres? que voulez-vous? --Que ces fleurs-la etaient sur le grillage de la sainte madone, et que vous avez ete, cette nuit, les retirer, pour empecher ma niece de tenir son voeu. Voila les amoureux! Mais, malheureux enfant, vous avez fait la un peche mortel; vous avez outrage la sainte madone; vous avez eteint la lampe, et, ce qu'il y a de pis, c'est que vous avez ete vu. --Par qui? --Par mon neveu Masolino, le frere de la Daniella, le plus mechant homme qu'il y ait a Frascati. Heureusement, il avait bu, selon sa coutume, et il ne vous a pas reconnu; mais il a deja fait son rapport, et je suis sure que les soupcons peseront sur vous, parce que vous etes le seul etranger qu'il y ait maintenant dans le pays. On enverra des espions ici pour me questionner. Donnez-moi ce caban que je le cache, et brulez-moi bien vite ces maudites fleurs. --A quoi bon? Dites la verite. Je n'ai fait aucune profanation. J'ai pris ces fleurs pour taquiner une jeune fille qu'il n'est pas necessaire de nommer... --Et vous croyez que l'on ne se doutera pas de son nom? On pretend que l'on vous a vu entrer avant-hier dans la maison qu'habite ma niece. Est-ce vrai, cela? --La Mariuccia est si brave femme, que je n'hesitai pas a me confesser. Elle fut touchee de ma sincerite, et je ris, du reste, qu'elle etait flattee de mon gout pour sa niece. --Allons, allons, dit-elle, il ne faut plus faire de pareilles imprudences. Si Masolino vous eut surpris dans la chambre de sa soeur, il vous eut tue. --Je ne crois pas, ma chere! Sans me piquer d'etre un champion bien robuste, je le suis assez pour me defendre d'un ivrogne; et il est heureux pour votre neveu que je ne l'aie pas rencontre, cette nuit, en haut de l'escalier de la maison dont vous parlez. --_Cristo_! l'auriez-vous frappe, cette nuit? --J'espere que oui. Il m'avait beaucoup insulte, et il mettait la main sur moi. Je me suis debarrasse de lui sans peine. --Il ne s'est pas vante de cela! Peut-etre ne l'a-t-il pas senti: les ivrognes ont le corps si souple! Mais il n'etait pas assez ivre, cependant, pour ne pas voir et entendre. Avez-vous parle? --Non. --Pas un mot? --Pas une syllabe? --C'est bien! mais, pour l'amour de Dieu et de vous-meme, n'avouez rien a personne... S'il se souvient d'avoir ete battu, et s'il apprend que c'est par vous, il s'en vengera! ---Je l'attends de pied ferme; mais je veux tout savoir, Mariuccia! Votre neveu est-il homme a vouloir exploiter mon inclination pour sa soeur? --Masolino Belli est capable de tout. --Mais quel interet peut-il avoir a me vouloir pour beau-frere? Je ne suis pas riche, vous le voyez bien! --Allons donc! Vous savez peindre, et, avec cela, on gagne toujours de quoi etre bien habille, bien loge et bien nourri comme vous voila. Tout est relatif. Vous etes tres-riche en comparaison de n'importe quel artisan de Frascati, et, si Masolino se mettait dans la tete de vous faire epouser sa soeur, ou de vous forcer a donner de l'argent, il sait bien qu'un _cavaliere_ comme vous trouve toujours a gagner ou a emprunter une centaine d'ecus romains pour sauver sa vie d'un guet-apens. --Merci, ma chere Mariuccia! Me voila renseigne, et je sais a qui j'ai affaire. Messire Masolino Belli n'a qu'a bien se tenir; j'aurai toujours une centaine de coups de baton francais a son service. --Ne riez pas avec cela. Ils peuvent se mettre dix contre vous. Le mieux, mon cher enfant, sera de vous bien cacher dans vos amours, et de ne jamais voir la petite hors de cette maison-ci, ou mon neveu ne met jamais les pieds. --Et qui l'en empeche? --Moi, qui le lui ai defendu une fois pour toutes. Il ne se generait pas pour me desobeir et me frapper, s'il ne me devait quelque argent; mais je le tiens par la crainte d'avoir a me payer. Par la suite de la conversation, j'appris, sur ce fameux Masolino, des details assez curieux. Cet homme n'est peut-etre pas toujours aussi reellement ivre qu'il le parait. Son existence est mysterieuse. Il est cense demeurer a Frascati; mais on ne sait jamais precisement ou il est. Sa famille passe fort bien un mois et plus sans l'apercevoir. Il occupe une chambre dans la maison ou Daniella est etablie; mais personne n'entre jamais dans cette chambre, et, si l'on frappe a la porte, qu'il y soit ou non, il ne repond jamais. Ses absences et ses apparitions sont tout a fait imprevues. Il est toujours cense boire en secret dans quelque cabaret du lieu ou des environs, avec des amis. C'est une habitude de cachotterie qu'il a prise pour echapper aux reprimandes de sa femme, et qu'il a gardee depuis qu'il est veuf; mais sa femme disait autrefois qu'il devait cacher ses orgies dans quelque souterrain inconnu, dans quelque lieu inaccessible, car elle l'avait maintes fois cherche des semaines entieres, jusque dans les egouts de la ville, sans retrouver aucune trace de lui. Quand il reparaissait, il lui echappait des paroles qui pouvaient faire croire qu'il venait de loin; mais, quelque pris de vin qu'il fut ou qu'il parut etre, jamais son secret ne s'etait formule clairement. Il a exerce dans sa jeunesse la profession de corroyeur; mais, depuis une dizaine d'annees, il n'a fait oeuvre de ses bras, et on ne sait de quoi il a vecu. --Il faut pourtant, ajoute la Mariuccia, qu'il ait plus que le necessaire, puisqu'il trouve moyen de boire plus que sa soif. D'apres tous ces renseignements, je soupconne ce _galantuomo_ d'etre un faux ivrogne, ou de s'adonner a la boisson dans ses moments perdus. Je pense que le fond de son existence est le brigandage ou l'espionnage; peut-etre l'un et l'autre, car il parait qu'autour de Rome ces deux professions ne sont pas incompatibles. Ce qui m'importait plus que tout ceci, c'etait de savoir si la Daniella se croirait suffisamment relevee de son voeu pour reparaitre a Piccolomini, et je l'attendais avec une vive impatience. Chaque fois que sonnait la cloche de la grille, je courais a ma croisee; mais c'etait une suite de visites de commeres ou de voisines, qui venaient s'entretenir avec la Mariuccia des affaires de la maison et de la propriete Piccolomini, de la taille des oliviers ou de la vigne, de la lessive, de l'emmagasinement des pois, du sermon de fra Sinforiano, et, par occasion, de la profanation de la madone. J'entendais les conversations etablies sur le perron, et il me sembla que plusieurs de ces personnages etaient plus curieux que de raison. La Mariuccia m'avait dit: "Dans notre pays, on ne sait jamais qui est espion ou qui ne l'est pas." J'admirai l'adresse et le sang-froid des reponses de la bonne fille, et j'entendis meme qu'elle me faisait passer pour malade depuis la veille. --Le pauvre enfant, disait-elle, a eu la fievre cette nuit, et je l'ai veille, sans le quitter, jusqu'au jour. Mon alibi ainsi constate, les questionneurs se retiraient plus ou moins persuades. Enfin, la Mariuccia vint m'annoncer qu'elle allait visiter les chapelles du saint-sepulcre, et qu'elle me priait de n'ouvrir a personne, pas meme a sa niece, si je la voyais paraitre a la grille. --Oh! pour cela, je ne vous le promets pas du tout, lui dis-je. --Il faut me le promettre, reprit-elle. La Daniella a une clef, et, si elle veut venir, elle viendra sans que vous tiriez la corde de ma fenetre. Dans votre impatience, il ne faut pas vous montrer a ceux qui pourraient passer devant la grille dans ce moment-la. Quand la Mariuccia fut sortie, je descendis au jardin, malgre la pluie, pour examiner le local sous un rapport que je n'avais pas encore songe a constater, a savoir si on pouvait y entretenir une intrigue avec mystere et securite. Je vis que cela etait impossible, a moins que les gens de la maison, c'est-a-dire la Mariuccia, la vieille Rosa, et les quatre ouvriers employes au jardin et aux terres adjacentes fussent dans la confidence; pourvu que le jardin eut une cloture reelle au dela du potager; pourvu que l'on n'entrat et ne sortit point par la grille a claire-voie qui donne en pleine rue; pourvu, enfin, que l'on ne risquat point de rendez-vous tous les jours de fete et les dimanches, parce que, ces jours-la, l'autre grille de Piccolomini, qui donne sur la via Aldobrandini, est ouverte au public, et que le haut du jardin sert de promenade ou de passage aux gens de la ville. Je conclus de mes observations que le secret de mes relations futures avec la _stiratrice_ etait une plaisanterie, et j'avoue que j'entrai en mefiance contre les avertissements et les precautions illusoires de la bonne Mariuccia. Je remontai a mon grenier, bien resolu, quand meme, a risquer l'aventure, des que je serais assure du courage et de la resolution de ma complice. Mais quoi! elle etait la, dans ma chambre, elle m'attendait. Elle etait entree par une porte de degagement que je ne connaissais pas et qui aboutit aux caves de la maison. Elle avait ma bague au doigt. Ses beaux cheveux etaient ondes avec soin. Malgre une robe noire et une tenue de devote, elle avait l'oeil brillant et le sourire voluptueux d'une fiancee vivement eprise. Je me sentais violemment epris pour mon compte. J'avais soif de ses baisers; mais elle se deroba a mes caresses. --Vous m'avez relevee de mon voeu, dit-elle; vous etes venu jusque dans ma chambre m'apporter l'anneau du mariage.... Laissez-moi faire mes paques; apres cela, nous serons unis. Je retombai du ciel en terre. --Le mariage? m'ecriai-je; le mariage?... Elle m'interrompit par son beau rire harmonieux et frais. Puis elle reprit serieusement: --Le mariage des coeurs, le mariage devant Dieu. Je sais bien que c'est un peche de se passer de pretre et de temoins, mais c'est un peche que Dieu pardonne quand on s'aime. --Il est donc bien vrai que vous m'aimez, chere enfant? --Vous verrez! Je ne puis vous rien dire encore. Il faut que je pense a mon salut, et que je tourne mon coeur vers Dieu si ardemment, qu'il benisse nos amours et nous pardonne d'avance la faute que nous voulons commettre. Je prierai pour nous deux, et je prierai si bien, qu'il ne nous arrivera point de malheur. Mais, pour aujourd'hui, ne me dites rien, ne me tentez pas, il faut que je me confesse, que je me repente et que je recoive l'absolution pour le passe et pour l'avenir. Tel fut le resume de l'etrange systeme de piete de cette Italienne. J'avais bien oui dire que ces femmes-la voilaient l'image de la Vierge en ouvrant la porte a leurs amants; mais je n'avais pas l'idee d'un repentir par anticipation et d'un peche _reserve_, comme ceux dont j'entendais parler avec tant d'assurance et de conviction. J'essayai de combattre cette religion facile; mais je la trouvai tres-obstinee, et je fus vehementement accuse de manquer d'amour, parce que je manquais de foi. --Adieu, me dit-elle; l'heure du sermon sonne, et j'ai encore trois chapelles a visiter aujourd'hui. Demain, vous ne me verrez pas, ni dimanche non plus. Je ne suis venue que pour vous dire de ne pas faire d'imprudence, et de ne pas chercher a me voir, parce que, d'une part, je dois me sanctifier, et que, de l'autre, mon frere est a Frascati. --Dites-moi, Daniella, est-il vrai que votre frere vous maltraiterait s'il me voyait occupe de vous? --Oui, quand ce ne serait que pour savoir s'il peut vous effrayer. --Vous avez donc l'experience de ce qu'il peut faire en pareil cas? --Oui, a propos de vous. Il a deja entendu dire que le Francais de Piccolomini etait venu dans notre maison, et il m'a fait, ce matin, de terribles menaces. Vous me defendriez contre lui, je le sais; mais vous ne serez pas toujours la, et les coups seraient pour moi. --Alors, je serai prudent, je vous le jure! Le roulement d'une voiture et le sonde la cloche interrompirent la conversation. --C'est lord B*** qui vient vous voir, dit-elle apres avoir regarde furtivement par la fenetre; je reconnais son chien jaune. Lord B*** vient surement vous chercher pour vous faire voir le jour de Paques a Rome; allez-y, vous me rendrez service; mais revenez le soir! --Vous n'etes donc plus jalouse de...? --De la Medora?... N'ai-je pas votre anneau? Si, apres cela, vous etiez capable de me tromper, je vous mepriserais tant, que je ne vous aimerais plus. XXIV 9 avril. On sonnait a casser la cloche. La jeune fille se sauva par ou elle etait venue en me criant: --A dimanche soir! Et j'allai ouvrir a lord B***, qui venait effectivement me chercher. Je me laissai emmener. --Tout va au plus mal depuis que vous n'etes plus chez nous, me dit-il quand nous fumes sur la route de Rome. Lady Harriet me trouvait moins maussade quand vous etiez la pour me foire valoir, en m'aidant a developper mes idees. J'ai eu le malheur de recourir au moyen extreme contre l'ennui et la tristesse: je me suis enivre tous les soirs, seul dans ma chambre. Cela m'arrive rarement; mais il y a des temps si sombres dans ma vie, qu'il faut bien que cela arrive. Mu femme n'en sait rien; mais, comme je suis plus calme et plus abattu aux heures ou elle me voit, elle s'impatiente davantage. J'y gagne seulement d'etre plus indifferent a ses impatiences. --Et votre niece? n'est elle pas un peu meilleure pour vous que par le passe? Il m'avait semble, le jour de notre promenade a Tivoli, qu'elle y etait disposee? --Vous vous serez trompe. Ma niece, c'est-a-dire la niece de ma femme, est d'une humeur massacrante depuis votre depart. C'est a croire, Dieu me damne! qu'elle etait amoureuse de vous... et, s'il faut vous dire tout... Je me hatai d'interrompre lord B***. Il a des moments de trop grande expansion, comme doit les avoir un coeur trop souvent refoule, et je ne veux pas savoir par lui ce que je sais par moi-meme. --Si une pareille maladie avait pu s'emparer du cerveau de miss Medora, lui dis-je, il est a croire que cela n'aurait pas survecu a mon depart. --C'est ce que je me suis dit. Elle a, d'ailleurs, tant monte a cheval avec un de nos cousins qui est arrive cette semaine, qu'elle doit avoir secoue rudement ses vapeurs. A vous dire vrai, c'est aujourd'hui seulement, depuis cinq jours, que je suis an peu lucide. Il se pourrait que, pendant _mon absence intellectuelle_, Medora fut devenue amoureuse de ce cousin, qui est beau, riche et grand amateur de chevaux et de voyages. Il m'a semble, ce matin, qu'elle etait font impatiente de sortir avec lui, et que, de son cote, Richard B*** se faisait attendre avec l'impertinence d'un homme aime. --A la bonne heure! pensai-je; la crise de Tivoli est oubliee, et il m'est permis de l'oublier aussi. Quoique jusque-la, j'eusse resiste au desir de lord B*** en refusant d'aller demeurer chez lut, je cedai a ses instances, n'y voyant plus d'inconvenients, et pensant qu'il y en aurait, au contraire, a paraitre fuir son hospitalite. J'employai le reste du voyage a le sermonner sur son desespoir bachique, et a le supplier de renoncer a ce funeste moyen de combattre le degout de la vie. --Aimez-vous donc mieux, disait-il, que je me brule la cervelle, un jour que le spleen sera trop violent? Cependant il avouait qu'apres avoir eu recoure a ce _contrespleen_ pendant quelques jours, il retombait dans une tristesse plus profonde et contre laquelle il sentait en lui-meme moins de force pour reagir. Il parut surpris et touche de l'interet avec lequel je le prechais. --Vous avez donc encore de l'amitie pour moi? me dit-il; je croyais vous avoir paru si ennuyeux et si nul, que vous quittiez Rome a cause de moi plus encore qu'a cause de Rome. Eh bien! puisque j'ai un ami en ce monde, je tacherai de ne pas devenir indigne de son estime, et je sens bien que cela m'arriverait si je cedais a la tentation de m'abrutir. --Il faut faire plus que de tacher, il faut vouloir. J'obtins de lui la promesse formelle, et sur l'honneur, qu'il passerait un mois entier sans boire. Je ne pus obtenir davantage. Nous approchions de Rome, lorsque nous vimes deboucher devant nous, sur la route, trois cavaliers dans un nuage, non de poussiere, il pleuvait toujours, mais de sable liquide souleve par le pied des chevaux. J'eus quelque peine a reconnaitre-miss Medora en amazone, mouillee, crottee, jaunie, jusque sur son voile et ses cheveux, par cette bouillie des chemins de traverse ou elle semblait clapoter avec delices. Cela ne l'empechait pas d'etre admirablement belle avec sa figure animee et son attitude imperieuse. Les Anglaises que je vois ici montent bien a cheval; mais presque toujours elles sont mal arrangees et manquent de grace. Medora, qui n'est qu'a moitie Anglaise, est admirablement souple et bien posee. Son vetement de cheval dessinait sa belle taille, et elle maniait sa monture ardente et magnifique avec une _maestria_ veritable. Le cousin est un Anglais blond vif, avec beaucoup de barbe et une riche chevelure separee en deux masses, rigidement egale, par une raie qui va du milieu du front a la nuque. Il est d'une incontestable et splendide beaute, comme lignes et comme ton; mais je ne sais comment il se fait que, pour nos yeux francais, la plupart des Anglais, quelque beaux qu'ils puissent etre, ont toujours quelque chose de singulier qui tourne au comique; je ne sais quelle gaucherie type dans la physionomie ou dans l'habillement, qui ne s'efface pas, meme apres beaucoup d'annees passees sur te continent. Derriere ce beau couple, au galop trottaient, avec autant d'agilite que de disgrace, deux laquais de pure race anglaise. Tout cela passa pres de nous comme la foudre, sans que la belle Medora daignat tourner la tete de notre cote, bien que _Buffalo_, perche sur le siege et aboyant de tous ses poumons, rendit notre vehicule assez reconnaissable. Deux heures plus tard, nous etions tous a table dans la triste et immense salle du palais ***. Lord B*** buvait de l'eau; lady Harriet m'accablait de tendres reproches sur ma fuite a Frascati; le cousin mangeait et buvait comme quatre; Medora, richement paree, et belle comme elle sait que je ne l'aime pas, m'avait a peine honore d'un froid bonjour et parlait anglais a sir Richard B*** avec autant d'affectation que de volubilite. Je n'entends pas l'anglais et je n'en aime pas la musique. Medora s'en est maintes fois apercue; je vis donc que j'etais au plus bas dans son estime, et cela me mit fort a l'aise. Apres le dessert, les deux Anglais resterent a table, et je suivis les femmes au salon. Nous y trouvames Brumieres et plusieurs Anglais des deux sexes, avec lesquels Medora se remit a blaiser et a siffler de plus belle dans la langue de ses peres. --Eh bien! me dit Brumieres, vous avez vu le cousin? Voila un _Bonington_ qui nous fait bien du tort! --Parlez pour vous; moi qui ne suis pas sur les rangs, je m'arrange tres-bien de la presence du cousin. --Ah! vous persistez a soupirer pour la petite Frascatane? Je crois, a present, que j'aurais mieux fait de penser comme vous. Celle-la doit etre moins cruelle et moins capricieuse. Comme nous plaisantions depuis quelques instants sur ce ton, Brumieres me menacant de venir a Frascati me taquiner, et moi affectant la plus superbe indifference pour toutes les beautes de l'Angleterre et de l'Italie, le nom de Daniella, prononce par lui un peu trop haut, parvint jusqu'a l'oreille de miss Medora, et je la vis tressaillir comme si elle avait ete piquee d'une guepe. Une minute ne s'etait pas ecoulee, qu'elle etait aupres de nous, dans notre coin, daignant se montrer fort aimable, a seule fin de ramener adroitement la conversation sur le compte de la pauvre _stiratrice_. J'eludais de mon mieux ses questions sur l'emploi de mou temps et de mes pensees dans la solitude de Frascati; mais le perfide Brumieres, toujours soigneux de me rendre haissable, eut l'art de seconder la belle Anglaise, si bien que la question me fut carrement posee par elle: --Avez-vous revu ma femme de chambre, a Frascati? Il y avait, dans l'accent dont cela fut dit, tant d'aigreur et de dedain, que j'en sentis la morsure et repondis avec un empressement qui devanca celui de Brumieres: --Oui, je l'ai revue plusieurs fois, et ce matin encore. --Pourquoi dites-vous cela d'un ton de triomphe? repliqua-t-elle avec un regard d'insolence foudroyant. Nous savions bien pourquoi vous aviez choisi Frascali pour votre sejour. Mais il n'y a pas tant de quoi vous vanter! Vous succedez a Tartaglia et a beaucoup d'autres du meme genre. Je repondis, avec aigreur, que, si cela etait, je trouvais etrange de l'apprendre de la bouche pudique d'une jeune Anglaise; et la querelle fut devenue encore plus amere sans l'arrivee du cousin Richard, qui, s'approchant de nous, changea forcement le cours de nos paroles. Medora trouva pourtant moyen d'essayer, a mots couverts, de me mortifier encore; mais j'avais repris assez d'empire sur moi-meme pour faire semblant de ne plus comprendre. Je passai la journee du lendemain a visiter les eglises et a regarder l'aspect de la population. Toutes mes impressions se trouverent resumees, le jour suivant, a la grande ceremonie du dimanche de Paques. Je vous parlerai de ce que j'ai vu et de ce que j'ai pense de tout cela. Maintenant, je ne veux pas, je ne peux pas interrompre mon recit. --Ecoutez, me dit lord B*** en revenant a pied de Saint-Pierre par le pont Saint-Ange, j'ai entendu, avant-hier au soir, des mots aigres echanges, a propos de la petite Daniella, entre ma niece et vous. Je vois que vous avez furieusement blesse l'amour-propre de cette reine de beaute en ayant des yeux pour la gentillesse de sa suivante: c'etait votre droit; mais, cependant, prenez garde aux consequences d'une amourette, dans un pays ou les etrangers sont regardes comme une proie, et ou, d'ailleurs, tout est sujet de speculation. Cette jeune fille est bonne et charmante; je la crois honnete, mais non pas desinteressee; sincere, mais non pas chaste... Je crois qu'elle a eu beaucoup d'amants, bien que je n'aie pas la certitude du fait; mais, enfin, telle que je la juge, je ne voudrais pas qu'elle vous en imposat par ces mensonges que la plupart de ses pareilles soutiennent avec une grande audace. --Voyons, milord, repondis-je; hasardant moi-meme un mensonge pour m'emparer de la verite: elle a ete votre maitresse, je le sais. --Vous vous trompez, repondit-il avec calme; je n'ai jamais eu cette pensee. Une maitresse dans la maison de ma femme? Jamais! Fi donc! --Alors... pour avoir l'opinion qu'elle est de moeurs faciles il faut que vous ayez des preuves... --Je vous l'ai dit, je n'en ai pas; mais sa figure est si provoquante, elle a si bien l'air d'une fieffee coquette de village ou d'antichambre, que, si j'eusse ete tente d'elle, je ne l'aurais jamais prise au serieux. Nous autres, qui avons beaucoup de domestiques et qui changeons souvent de residence, nous ne pouvons ni ne voulons surveiller des moeurs dont nous n'endossons pas la responsabilite. Voila tout ce que j'avais a vous dire. --Absolument tout? --Sur l'honneur! Il etait six heures: lady Harriet voulait me garder a diner pour que je pusse voir ensuite l'illumination de Saint-Pierre. J'avais bien autre chose en tete que des lampions. Je pretendis avoir donne ma parole de diner avec Brumieres, lequel me dementit avec etourderie ou avec malice. Dans les deux cas, je lui en sus mauvais gre et lui temoignai de l'humeur. --Vous etes un drole de corps, me dit-il en aparte, comme je lui reprochais sa desobligeance; vous etes mefiant comme un Italien et mysterieux comme l'amant d'une princesse. Tout cela pour cette petite fille de Frascati! Vous pouviez bien me dire que vous vouliez retourner passer la nuit aupres d'elle, et je vous aurais aide a vous esquiver. Que diable! je comprends qu'il y aurait mauvais gout de votre part a laisser pressentir a nos Anglaises une aventure si naturelle; mais, avec moi, pourquoi vous cacher comme s'il s'agissait d'une madone? J'etais blesse, et il me fallait paraitre indifferent. Mon role etait de nier mes relations avec la Daniella, et pourtant j'avais envie de chercher querelle a Brumieres pour la facon dont il me parlait d'elle. De quel droit outrageait-il la femme objet de mes desirs? Quelle que fut cette femme, je sentais le besoin et comme le devoir de la defendre; mais ceder a ce besoin, c'etait avouer des droits que je n'avais pas encore. Ma colere tomba sur Tartaglia, qui me poursuivait dans ma chambre avec sa rengaine accoutumee sur l'amour de Medora pour moi, et sur l'indignite relative de la petite Frascatane, _cette fille de rien_, qui n'etait pas digne d'un _mossiou_ comme moi. A mon impatience se melait je ne sais quelle sourde fureur devant l'idee humiliante que ce drole, objet des premieres pensees de la Daniella, avait du abuser de son innocence. Je sentis que je perdais la tete et qu'il s'apercevait de ma ridicule jalousie. --Allons, allons, _mossiou_, me dit-il en prenant vivement la porte, dont il mit le battant entre lui et moi fort a propos, vous pouvez bien vous passer la fantaisie de cette petite fille, il n'y a pas de mal; mais il ne faut pas que cela vous empeche de viser plus haut. Vous pensez bien que ce que je vous en dis, ce n'est pas par jalousie, moi! Je ne pretends plus rien sur la Daniella; il y a longtemps que... Il s'enfuit en achevant sa phrase, que le bruit de la porte, refermee en meme temps par lui, m'empecha d'entendre. Je restai en proie a une agitation que je sentais deraisonnable, et que je ne pouvais cependant pas vaincre. --Mon Dieu, mon Dieu, me disais-je, suis-je donc amoureux a ce point-la? Amoureux de qui? D'une courtisane de bas etage, peut-etre! Peut-etre ont-ils tous raison de se moquer de moi! Depuis quand donc un garcon de mon age doit-il rougir de sentir ses sens emus par une fille qui a appartenu a cent autres? Et pourquoi ne pas avouer ingenument que je la desire quand meme? Je sais bien qu'il faut savoir gouverner la brutalite de pareilles convoitises, et, en homme du monde, remettre au lendemain des plaisirs dont on ne peut pas seulement evoquer la pensee devant des femmes honnetes. Mais pourquoi diable cette Medora, qui s'est si follement jetee dans mes bras, ose-t-elle me parler de mes sens, puisque c'est m'en parler que de nommer cette Daniella? Et, en songeant ainsi, j'avais quitte le palais, je traversais la foule bruyante rassemblee autour des _frittorie_ pavoisees, et j'etais devant Saint-Jean-de-Latran, sans avoir songe a me precautionner d'un moyen de transport pour Frascati, mais resolu a m'y rendre le soir meme, dusse-je faire la route a pied. J'arrivai a la porte Saint-Jean, me souvenant qu'il y avait par la, hors les murs, des cabarets ou j'avais vu des chevaux de louage; mais, quand je parlai de me faire conduire a Frascati a huit heures du soir, un cri de surprise et presque d'ironie indignee s'eleva autour de moi. --Oui, oui, la _malaria_ et les brigands! repondis-je en toute hate, je sais tout cela! mais il y a aussi de l'argent a gagner. Combien me demandez-vous pour me conduire? --Ah! Excellence, a l'heure qu'il est, vous n'auriez pas un cheval et un homme pour quatre ecus romains. --Mais pour cinq? --Pour cinq, un jour de la semaine, peut-etre; mais, aujourd'hui, la fete de Paques; Non, non, pas pour six! J'allais en offrir sept, quelque chose comme quarante francs. Pour un gueux comme moi, c'est vous dire combien la fantaisie de tenir parole a ma conquete me gouvernait en ce moment-la. Lord B*** offrant cinq cents livres sterling n'aurait pas ete plus prodigue. Heureusement pour mon humble bourse, je sentis une main toucher furtivement mon coude, et, me retournant, je vis Tartaglia. --Que faites-vous ici, Excellence? me dit-il en italien. Les chevaux que vous avez demandes sont la. C'est milord qui vous les envoie, et j'ai ordre de vous accompagner. --Excellent lord B***! pensais-je en suivant Tartaglia jusqu'aux chevaux, qui etaient effectivement a dix pas de la, tenus par un mendiant; il me blame, et pourtant il se prete a mon indomptable caprice! M'elancer sur le magnifique cheval anglais qui piaffait, impatient de devorer l'espace, fut pour moi l'affaire d'un instant. Je ne me demandai meme pas s'il ne me casserait pas le cou; car je suis le plus ignorant des ecuyers, et il y a bien quatre ans que je n'ai enfourche une monture quelconque; mais j'ai monte sans selle et sans bride tant de poulains farouches dans les prairies ou j'ai passe mon enfance, que j'ai l'instinct necessaire pour rester solide sans faire de maladresse qui exaspere l'animal le plus irritable et le plus chatouilleux. Les choses se passerent donc tres-bien, et, quand j'eus fait une lieue au grand trot pour satisfaire la premiere ardeur de mon cheval, je sentis que j'en etais maitre et que je pourrais, a mon gre, ralentir son allure. Je me retournai alors vers Tartaglia, qui montait aussi une magnifique bete, et qui, cavalier a ma maniere, se tenait victorieusement en selle, malgre ses jambes courtes et l'enorme manteau dont il s'etait affuble. --Ah ca! lui dis-je, tu as ete assez loin. Il n'est pas necessaire que tu t'exposes, pour moi, a la fievre et aux bandits. Retourne au palais, et dis a lord B*** que je n'ai pas besoin de toi. Demain, je lui ramenerai son cheval. --Non pas, non pas, _mossiou_! je ne vous quitterai pas. Je ne crains pas la fievre avec ce bon manteau, et, quant aux bandits, que voulez-vous qu'ils fassent a un pauvre homme qui n'a pas dix baioques dans sa poche? --Mais ce bon manteau pourrait les tenter, d'autant plus! que tu l'etales avec une majeste... --Croyez-moi, Excellence, avec des chevaux qui courent comme ceux-ci, on ne craint guere les voleurs. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas etre fier, et de jouer des talons si nous faisons quelque mauvaise rencontre. --Daniella, je te le promets! m'ecriai-je interieurement. Puis je ne pus resister au desir de savoir comment les choses s'etaient passees au palais***, pour que lord B*** eut, devine que je m'echappais encore une fois, et, malgre ma repugnance a causer avec Tartaglia, je l'interrogeai; mais il eluda mes questions. --Non, non, _mossiou_, repondit-il, pas a present. Je vous dirai tout ce que vous voudrez, quand nous verrons les premieres maisons de Frascati; mais, croyez-moi, c'est moi que je vous dis qu'il ne fait pas bon aller au pas et causer dans la campagne de Rome quand le jour est fini. Marchons, et, si vous voyez du monde sur le chemin, ne vous genez pas pour prendre un joli petit galop. J'insistai pour le renvoyer: --C'est impossible, reprit-il, ne parlez pas de cela. Milord me mettrait a la porte si je lui manquais de parole. Nous reprimes donc le trot. La journee avait ete magnifique et le ciel etait clair. Nous avions depasse _Tor-di-Mezza-Via_, grande tour isolee au milieu des champs, qui marque la moitie du chemin entre Rome et Frascati, lorsque Tartaglia, qui avait jusque-la trotte respectueusement derriere moi, me depassa au galop, en me criant de ne pas le suivre de trop pres, mais de maintenir mon allure. Ceci me donna a penser qu'il avait accointance avec quelques rodeurs de nuit, et qu'il avait ete averti de leur presence par un signe insaisissable a ma vue ou a mon oreille. Je ne doutai plus du fait lorsque, l'ayant rejoint au trot, je le vis remonter precipitamment sur son cheval et prendre conge d'un groupe d'hommes, parmi lesquels j'en remarquai un de haute taille, qu'il ne me sembla pas voir pour la premiere fois, et qui parut eviter mes regards en se tournant vers le fosse de la route. Les autres avaient l'air miserable de tous les gens du pays. --Coquin! dis-je a Tartaglia, quand nous les eumes depasses, tu as tes raisons, je crois, pour ne pas craindre les bandits. --_Mossiou! mossiou!_ fit-il en mettant le doigt sur ses levres, ne parlez pas de ce que vous ne savez pas! Il y a de mauvaises gens dans la campagne de Rome; mais il y en a aussi d'honnetes, et il est bon d'avoir un ami comme moi, qui sait comment il faut parler aux uns et aux autres. --Puis-je te demander, au moins, si ceux dont tu pretends me preserver en ce moment sont de mauvais ou d'honnetes bandits? --Vous demandez ce qu'il ne vous servirait a rien de savoir, et je ne pretends rien, puisque je ne vous demande rien ni pour eux ni pour moi. Marchons, marchons, je vous prie: je ne crains que les surprises. Nous arrivames sans encombre au pied de la montagne. Je voulus mettre mon cheval au pas pour le menager. Tartaglia s'y opposa energiquement. --Eh! _mossiou_, vous n'y songez pas! La nuit est tout a fait tombee, et c'est ici le plus mauvais endroit, a cause de la montee. Tenez, voila une fontaine ou bien des gens sont restes pour avoir voulu y faire boire leurs chevaux; et, la, tout le long de ce petit mur, est-ce que vous n'avez pas remarque, dans le jour, les tetes de mort et les ossements en croix, qui parlent assez clairement? Enfin nous arrivames a la porte de la ville, et Tartaglia consentit a me parler de lord B***. --Voyons, _mossiou_, dit-il, ne vous fachez pas! Lord B*** ne sait probablement pas que vous etes a Frascati. Il s'imagine que vous courez la ville de Rome pour voir les illuminations. Et tenez, nous voici sur une hauteur d'ou vous pouvez juger de la beaute du spectacle que vous avez perdu. Retournez-vous, et arretez-vous un moment. Je m'arretai. Le spectacle etait splendide. Rome brillait dans la nuit comme une pleiade d'etoiles. Dix heures sonnaient a la cathedrale de Frascati. --Attention! s'ecria Tartaglia enthousiasme: regardez bien le dome de Saint-Pierre; le _changement_ va se faire! Ah! l'horloge de Frascati avance d'une minute... de deux... Attendez! voila! Est-ce beau? En effet, toutes les lumieres qui, a cette distance de treize milles, eclataient de blancheur, changerent subitement de ton et devinrent d'un rouge etincelant. L'enorme fanal place au sommet du dome rayonnait dans une brume couleur d'incendie. Les Romains sont tres-friands de ce coup d'oeil. Cinq cents ouvriers sont employes, ce jour-la, a le leur procurer; et, quand le _changement_ n'est pas general et instantane sur tous les points de l'immense edifice, basilique, dome, colonnades et fontaines, la population siffle a outrance les machinistes. Aussi ces derniers y mettent-ils tout leur amour-propre, et Tartaglia s'ecria philosophiquement: --A l'heure qu'il est, cinq ou six de ces pauvres diables degringolent de la-haut pour s'etre presses comme il convenait, car le _changement_ me parait tres-bien reussi, et le public doit etre content. Bah! il n'y a point de beau _changement_ sans cela! Le dome est si dangereux! --A present, j'ai assez vu les lampions. Dis-moi comment il se fait que je sois ici sur le cheval de lord B***, sans que lord B*** me l'ait envoye? --C'est que vous n'etes point sur le cheval de lord B***, mais bien sur celui de la Medora. Quant a moi, j'ai choisi le mien parmi ceux des domestiques. J'ai pris celui dont je savais l'allure douce et les jambes sures. Pendant quelques instants, Tartaglia me laissa croire que Medora l'avait envoye courir apres moi avec ces chevaux. Enfin, quand j'eus mis pied a terre, il m'avoua la verite: --_C'est moi que j'ai pris sur moi_, dit-il, de seller ces chevaux et de leur mettre, aller et retour, une petite douzaine de lieues dans les jarrets. Bah! de si bonnes jambes! ajouta, en riant, l'effronte bohemien. Miss Medora trouvera peut-etre que son _Otello_ a un peu moins d'ardeur que de coutume; elle fera un peu moins de folies, voila tout! D'ailleurs, il pleuvra, le temps se brouille; miss ne sortira pas, et _Otello_ se reposera. Allons, _mossiou_, ne soyez pas fache. J'ai tout fait pour le mieux: quand j'ai vu qu'au lieu de vous calmer, je vous rendais plus volontaire, et que vous preniez votre porte-manteau pour sortir du palais sans rien dire a personne, je me suis dit, moi: "Ce pauvre garcon ne va pas trouver de voiture, ou, s'il en trouve une, ce sera pire que d'aller a pied; il sera arrete sur le chemin; il est fou, il voudra se defendre; on me le tuera." --Mais quel diable d'interet prends-tu a moi? lui criai-je en lui jetant vingt francs qu'il refusa obstinement. --Je prends interet au futur mari de la Medora, repondit-il, au futur heritier de lady B***; car, voyez-vous, _c'est moi que je vous le dis_, vous serez ce mari et cet heritier. Pour le moment, vous etes coiffe de cette brunette de Frascati; mais, avant huit jours, vous en serez las, et vous reviendrez a Rome. La signorina n'aime pas son cousin Richard. Elle l'aime d'autant moins qu'elle fait son possible pour l'aimer; mais il est sot, et elle s'en apercoit bien. Bonsoir, Excellence; gardez votre argent; vous etes genereux, je le sais: c'est pour cela que j'attends, pour accepter, que vous soyez riche. En faisant votre fortune, je fais la mienne. En parlant ainsi, il sauta a cheval et prit Otello par la bride. Je voulais qu'il entrat dans la ville pour laisser reposer ces deux braves betes. --Non, non, dit-il, les domestiques courent les rues de Rome, cette nuit; ils m'ont confie le soin des ecuries; mais, au point du jour, ils y donneront un coup d'oeil, et il faut que ces deux betes-ci soient sechees et pansees, pour qu'ils ne se doutent de rien. Il partit au galop, et je me mis a gravir la via Piccolomini, on peu honteux de penser que le cheval favori de Medora m'avait porte, a ce rendez-vous, cause indubitable de son eternel mepris. Je voyais aussi se realiser la prediction de Brumieres relativement a Tartaglia: "En quelque lieu et a quelque heure que ce soit, vous le verrez apparaitre au moment ou ses services vous seront indispensables, et il saura etre l'homme necessaire dans vos plaisirs ou dans vos dangers." Pendant que je faisais ces reflexions, la grille ne s'ouvrait pas; et la cloche placee en dehors de la maison faisait un tel bruit, que je n'osais la secouer trop fort. --_Elle_ est la, sans doute, me disais-je. C'est elle qui va m'ouvrir furtivement la porte. XXV 9 avril. Comme j'etais la, attendant avec le plus de patience possible, il m'arriva une aventure enigmatique dont je n'ai pas encore, dont je n'aurai peut-etre jamais le mot. Un moine sortait de la via Piccolomini, c'est-a-dire de l'extremite de la ville, et semblait se diriger vers la via Falconieri, un de ces petits chemins enfonces qui circulent entre les parcs et qui portent le nom de celui auquel ils aboutissent. Cet homme passa si pres de moi, que je pensai qu'il ne me voyait pas et que je fis un mouvement pour n'en etre pas heurte; mais il me voyait, et, en m'effleurant, il me mit rapidement dans la main un objet qui me parut etre une petite plaque de metal carre; puis aussitot, sans attendre la moindre question, il s'enfonca dans le chemin creux et disparut. Ce n'etait pas le capucin oncle de la Daniella; c'etait un grand moine noir et blanc, qui me rappela celui que j'avais rencontre dans les ruines du theatre de Tusculum, et qui m'avait semble vouloir eviter mes regards. Pourtant celui-ci me parut beaucoup plus mince. Je m'assurai que l'objet mysterieux etait une tablette de fer battu de la grandeur d'une carte de visite et percee de plusieurs trous incomprehensibles au toucher. Je me demandai si c'etait quelque symbole de devotion distribue aux passants, ou un avis quelconque donne par Daniella. Mais comment et pourquoi ce moine serait-il intervenu dans une histoire d'amour? Averti pourtant comme je l'avais ete par Brumieres et par lord B*** que, dans ce pays-ci, il faut s'attendre aux choses les plus surprenantes, je crus devoir ne pas m'obstiner a secouer la cloche de Piccolomini, et je m'enfoncai, a mon tour, dans la via Falconieri, sans dessein d'y suivre les traces du moine, mais de maniere a derouter les espions, si espions il y avait, en me perdant dans l'obscurite. Quand j'eus atteint un endroit completement ombrage par les grands arbres des deux parcs limitrophes, je me hasardai a frotter une allumette comme pour allumer mon cigare, mais, en effet, pour constater que j'etais bien seul, et pour regarder le talisman du moine. Ce ne peut etre qu'un talisman, en effet, mais a quelle religion il peut appartenir, voila ce qu'il m'est impossible de presumer. Les jours perces dans le metal n'ont aucune signification que je sois capable de traduire. Apres les avoir bien examines, je mis, a tout evenement, l'amulette dans ma poche, et, poursuivant mon chemin, je penetrai dans l'enclos de Piccolomini par un des talus qui bordent le plant d'oliviers, au dela de la petite porte qui fait face a la grille de la villa Falconieri. La nuit etait chaude et sombre, et de Frascati partaient mille bruits joyeux qui etaient une nouveaute pour mon oreille. Pendant le careme, et pendant la semaine sainte surtout, sauf la voix des cloches et des horloges, c'est un silence de mort. Quiconque ferait entendre le son d'un instrument ou d'une chanson indiquant la pensee de boire ou de danser, risquerait de _cadere in pena_, c'est-a-dire de subir l'amende ou la prison. Aussi, des le jour de Paques, tout ressuscite, tout chante, tout crie, tout danse dans les Etats du pape. Les cabarets sont rouverts, les lumieres brillent, tout hangar devient salle de bal, et on s'etonne de voir ce pauvre peuple condamne, de par le sbire et le geolier, a une austerite toujours abrutissante quand elle n'est pas volontaire, reprendre, avec tant d'energie et de naivete, sa gaiete d'oiseau, ses gambades et ses cris d'enfant en recreation. Quand je fus dans le palais, je reconnus que j'aurais eu beau sonner. Il etait completement desert, et je sentis quelque depit de voir que ma resolution desesperee d'arriver la a l'heure dite n'aboutissait qu'a une deception. J'attendis en vain un quart d'heure; puis, l'impatience et l'humeur me gagnant, je pris le parti de ressortir pour aller voir la physionomie de Frascati en fete, et probablement la Daniella en danse, oubliant le rendez-vous qu'elle m'avait donne; mais je fis en vain le tour de la ville et du faubourg, jetant un regard furtif sur toutes les guinguettes; je n'apercus que la Mariuccia, qui prenait grand plaisir a voir sauter les jeunes filles, et qui ne fit pas la moindre attention a moi. Je rentrai, en proie a une veritable colere, une mauvaise et honteuse colere, en verite, et je trouvai la Daniella, dans ma chambre, a genoux contre un fauteuil et disant sa priere, qu'elle n'interrompit nullement en me voyant entrer; ce qui me donna le temps de me repentir, de me calmer, et enfin de m'emerveiller du sang-froid heroique avec lequel cette etrange fille, murmurant un reste de patenotres et se signant devotement, alla retirer la clef de ma porte et pousser le verrou. Alors seulement elle me regarda, et palit tout a coup. --Qu'est-ce que vous avez? me dit-elle. Vous m'examinez d'un air moqueur et froid! --Et vous qui ne me regardez pas du tout depuis cinq minutes que je suis la, vous que j'attends et que je cherche depuis une grande heure... --Ah! c'est la ce qui vous a fache? Vous croyez donc que c'est une chose bien facile pour moi de me trouver ici a l'heure qu'il est, quand mon frere est a Frascati et quand tout Fracasti est debout? Allons, sachez comment j'ai pu arranger les choses sans que ma tante se doutat de rien; car il ne faut pas vous imaginer qu'elle m'approuverait de venir vous trouver sans avoir exige de vous une promesse de fidelite. Je suis censee passer cette nuit a la villa Taverna-Borghese, a un quart de lieue d'ici, dans les jardins. Je me suis engagee a y travailler pendant un mois, et, sous pretexte que la course est longue quand il pleut, j'ai demande a la femme de charge Olivia de me loger pour tout ce temps. C'est une affaire arrangee. Cette femme-la est de mes amies; elle m'a donne une chambre placee de maniere a ce que je puisse sortir et rentrer sans que les autres gardiens du palais Taverna s'en apercoivent. Ainsi, je suis partie, ce soir, avec elle, en presence de mon frere et de ma tante, et j'ai attendu le moment de pouvoir me glisser de la villa Taverna dans la villa Falconieri, et de la villa Falconieri jusqu'ici, tout cela par les petits sentiers que je connais, et me voila. Ce dernier mot _me voila_, fut dit avec un charme inexprimable. Il y avait, dans la belle voix et dans le beau regard de cette fille, je ne sais quelle candeur angelique dont j'aurais du etre frappe, mais dont je subis l'entrainement sans reflexion. Je la pris dans mes bras, et tout aussitot je m'arretai, etonne et inquiet: mes levres avaient senti de grosses larmes sur ses joues. --Qu'est-ce donc, _Daniella mia?_ lui dis-je. Est-ce a regret que tu te livres a mon amour? --Tais-toi, dit-elle; ne mens pas! Tu n'as pas d'amour pour moi! Ce reproche m'irrita. --Eh! mon Dieu! allons-nous recommencer a dire des subtilites et a faire des conditions?... --Des conditions!... M'avez-vous promis seulement deux jours d'attachement? Et pourtant, je suis la! --Tu es la tout en larmes... C'est comme si tu n'y etais pas; car je te jure que je ne veux rien devoir a une resolution que tu regrettes. Si je te deplais, ou si tu te repens de ta confiance, va-t'en donc! --Non, je suis venue et je reste; car je vous aime, moi! C'est la seule chose dont je sois sure. Et, la-dessus, elle cacha sa figure dans ses mains, et pleura avec tant d'effusion, que mes premiers transports firent place a de secretes angoisses. --Voyons, Daniella, repris-je, si vous etes une fille serieuse et passionnee, quittons-nous; car je suis un homme d'honneur, et je ne peux ni rester dans votre pays ni vous emmener dans le mien; et, si vous etes encore pure, comme vous avez voulu me le faire entendre, sortez, sortez! Je ne veux pas vous seduire et me creer un devoir au-dessus de mes forces. Je suis pauvre et ne peux vivre honorablement que dans une situation independante, je vous l'ai dit. Adieu donc. Allons, partez, pendant que j'ai encore le courage de le vouloir. --Vous vous feriez donc un grand crime de seduire une fille dont vous seriez le premier amant! --Oui, si elle avait, comme vos larmes me le font croire, la conscience de son sacrifice. Or, je ne veux pas accepter ce sacrifice, n'en pouvant offrir aucun en echange. --Vous dites cela bien serieusement? --Je vous le dis sur mon honneur. --Rien en echange! repeta-t-elle en se dirigeant vers la porte. Pas un jour, pas une heure de fidelite, peut-etre! Elle ouvrit la porte et sortit lentement, comme pour me donner le temps de la rappeler; mais j'eus la force de n'en rien faire, car je m'etais senti, et je me sentais encore si etrangement emu, que je me voyais perdu, domine a jamais, si j'acceptais le plaisir d'une nuit a titre d'immolation de toute une vie de chastete. Quelques instants de silence me firent croire qu'elle etait partie, en effet. J'avais les nerfs si excites, la tete si malade, que je sentis des larmes de depit ou de regret couler aussi sur mon visage. J'en fus indigne contre moi-meme; je me trouvais absurde et stupide. Je pris mon chapeau et j'allais sortir. --Ou allez-vous? me dit-elle impetueusement en me barrant le passage dans le grenier qui precede ma chambre. --Je vas courir les guinguettes de Fracasti, et, comme, tout a l'heure, j'ai vu la beaucoup de jolies figures tres-agacantes, j'espere rencontrer facilement une conquete a qui je ne ferai pas verser de pleurs. --Ainsi, reprit-elle, voila tout ce que vous voulez? Une nuit d'amour sans lendemain? --Sans lendemain, je n'en sais rien; mais sans conditions et sans regrets, a coup sur, voila tout ce que je veux! --Allez! dit-elle, je ne vous retiens pas! Et elle s'assit sur la premiere marche de l'escalier, lequel est si etroit dans ce taudis, que, pour le descendre, il me fallait la repousser de propos delibere et l'obliger a me faire place. Elle ne pleurait plus, elle avait la voix seche et l'attitude dedaigneuse. --Daniella, lui dis-je en la relevant, a quel jeu pueril et douloureux perdons-nous des heures qui nous sont comptees et qui ne reviendront peut-etre plus? S'il est vrai que vous m'aimiez, pourquoi ne pas prendre l'amour que je peux vous donner et qu'il depend de vous de rendre d'un poids si leger dans votre vie? Soyez sincere si vous etes folle, et soyez forte si vous etes sage. Partez ou restez; mais ne me faites pas souffrir et divaguer plus longtemps. --Tu as raison, me cria-t-elle en me jetant ses bras autour du cou. Il vaut mieux etre sincere. Eh bien, oui, je suis une folle, et mes sens me gouvernent! --A la bonne heure! J'en remercie ma bonne destinee. Donc, je ne suis pas ton premier amour? --Non, non! je mentais! Ne te reproche rien, et aime-moi comme je suis, comme tu peux, n'importe comment! Mais silence! Eteins cette bougie, j'entends la Mariuccia qui rentre. Elle va venir voir si tu es rentre aussi; fais semblant d'etre endormi; ne bouge pas; si elle parle, ne reponds pas. Quand le jour parut, je n'etais plus dans les bras de Daniella, j'etais a ses pieds. Ah! mon ami, je pleurais comme un enfant, et ce n'etait plus de depit, ce n'etait plus de crispation nerveuse, c'etaient des larmes du fond de mon coeur, des larmes de reconnaissance et de repentir surtout. Chere et charmante jeune fille! Elle m'avait trompe; elle avait voulu etre a moi a tout prix, meconnue, calomniee, avilie par ma mefiance, par ma passion egoiste et brutale. Et j'etais chatie comme j'avais craint de l'etre: une fille pure avait assouvi ma soif de voluptes, et j'avais ete le possesseur inepte et indigne d'un tresor d'amour et de candeur! --Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! lui disais-je. Je t'ai desiree comme on desire une chose de peu prix; j'ai rougi en moi-meme du sentiment qui me poussait vers toi; je l'ai combattu, je l'ai souille tant que j'ai pu dans ma pensee. J'ai fait comme les enfants qui ne voient que l'eclat des fleurs, et qui les brisent sans se douter de leur parfum. J'ai ete indigne de mon bonheur, de ton devouement, de ton sacrifice, et me voila a tes pieds, rougissant de moi, car tu meritais des hommages, des prieres, de longues aspirations, et j'ai profane l'amour pur que je te devais avant de te posseder: mais, va, je reparerai mon crime; je t'aimerai aujourd'hui comme j'aurais du t'aimer hier, et je serai ton adorateur, ton cavalier servant, ton esclave aussi longtemps que tu le voudras, avant de redevenir ton amant. Commande-moi ce que tu veux, eprouve-moi, punis-moi, venge ta fierte outragee; car je t'aime, oh! oui, je t'aime, a present, mille fois plus que tu ne peux et ne dois m'aimer! Et puis je tombai dans le silence et dans une enivrante reverie, en contemplant cette creature si seduisante et si naive, si coquette et si chaste, si impetueuse et si humble, assez fiere pour avoir pleure en se livrant, assez devouee et assez passionnee pour s'etre livree quand meme. --Une vierge sage calomniant sa purete, eteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lache conscience de celui qu'elle aime et qui la meconnait! Mais c'est le monde renverse, pensai-je; c'est un bonheur invraisemblable qui m'arrive; c'est un reve que je fais! Et je pressais ses genoux contre ma poitrine soulagee et purifiee. Je me prosternais devant elle; je me donnais corps et ame. J'offrais mon coeur sans reserve et ma vie pour toujours. J'etais exalte, j'etais fou; et, a l'heure ou je vous ecris, je le suis encore. Bien que seul dans des ruines, depuis cinq ou six heures, j'eprouve toujours la meme ivresse et je ne sais quelle joie interieure, melee de repentir et d'attendrissement, qui est, certainement, ce que j'ai ressenti de plus energique et en meme temps de plus doux, depuis que j'existe. O Daniella, Daniella! devrais-je dire que ceci est une folie? Devrais-je dire que j'ai existe avant aujourd'hui? Non, certes; car j'aime pour la premiere fois, et je sens que, dusse-je payer ce jour-la de ma vie, ou, ce qui est pire, des souffrances d'une longue vie, je remercierais Dieu avec enthousiasme de me l'avoir donne! Oh! vivre de toute la puissance de son etre; se sentir inonde de voluptes, esprit et matiere; ne plus compter pour rien ces miserables preoccupations, ces montagnes et ces abimes de _si_ et de _mais _qui se dressent et se creusent autour des plus vulgaires existences, pour les tourmenter betement de reves sinistres et vains; se sentir fort, a soulever le monde sur son epaule, calme, a defier la chute des etoiles, ardent, a escalader le ciel, tendre comme une mere et faible comme une femme, emu comme une eau qui frissonne au moindre souffle, jaloux comme un tigre, confiant comme un petit enfant, orgueilleux devant tout ce qui est, humble devant le seul etre qui compte desormais pour quelque chose, agite de transports inconnus, apaise par une langueur delicieuse... et tout cela a la fois! toutes les situations, toutes les sensations, toutes les forces morales et physiques se revelant avec une intensite, une clarte et une plenitude supremes! C'est donc la l'amour! Ah! j'avais bien raison d'y aspirer comme au souverain bien, dans mes premieres heures de jeunesse! Mais que j'etais loin de savoir ce qu'un pareil sentiment, quand il se reveille tout entier, renferme de joies et de puissance! Il me semble que, d'aujourd'hui, je suis un homme. Hier, je n'etais qu'un fantome. Un voile est tombe de devant mes yeux. Toutes choses m'apparaissaient troubles et fantasques. J'attribuais a la solitude et a la liberte une valeur qu'elles n'ont pas. J'avais, de mon repos, de mon independance, de mon avenir, des convenances de ma situation, de mon petit bien-etre intellectuel, de ma raison vaine et vulgaire, un soin ridicule. Je voyais faux. C'est tout simple: j'etais seul dans la vie! Quiconque est seul est fou, et cette sagesse qui se preserve et se defend de la vie complete est un veritable etat alienation. Mais vivre a deux, sentir qu'il y a sous le ciel un etre qui vous prefere a lui-meme et qui vous force a lui rendre tout ce qu'il se retire pour vous le donner; sortir absolument de ce triste _moi_ pour vivre dans une autre ame, pour s'isoler avec elle de tout ce qui n'est pas l'amour, mon Dieu! quelle etrange et mysterieuse felicite! Et pourquoi est-ce ainsi? Autre mystere! Pourquoi cette femme, et non pas toute antre plus belle peut-etre et meilleure ou plus eprise encore? La raison, la fausse raison d'hier s'efforcerait vainement de rabaisser mon choix et de me montrer l'image d'une maitresse plus desirable. La raison souveraine d'aujourd'hui, cette extase, cette vision du vrai absolu, repondrait victorieusement que la seule maitresse qu'on puisse desirer est celle qu'on a, et que la seule femme qu'on puisse adorer est celle qui vous a jete dans l'etat surnaturel ou me voici. Oui, je me sens, en ce moment, au-dessus de la nature humaine; c'est-a-dire hors de moi, et plus grand, et plus fort, et plus jeune que moi-meme. Je m'estime plus que je ne croyais pouvoir m'estimer jamais; car mes prejuges et mes mefiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne me semblent plus venir de moi, mais d'un role que j'etais force de jouer dans la comedie sociale. J'ai depouille ce costume d'emprunt; j'ai oublie ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, la principale effluve de la divinite, s'est repandu dans l'air que je respire; ma poitrine s'en est remplie. C'est comme un fluide nouveau qui me penetre et me vivifie. Le temps, l'espace, les besoins, les usages, les dangers, les ennuis, l'opinion, tous ces liens ou je me debattais sans pouvoir faire un pas, sont maintenant des notions erronees, des songes qui fuient dans le vide. Je suis eveille, je ne reve plus; j'aime et je suis aime. Je vis! je vis dans cette region que je prenais pour un ideal nuageux, pour une creation de ma fantaisie, et que je touche, respire et possede comme une realite! Je vis par tous mes organes, et surtout par ce sixieme sens qui resume et depasse tous les autres, ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend un ordre de choses immuable, qui coopere sciemment a l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie superieure, de la vie en Dieu! Ah! le positivisme, le convenu, le prouve, le pretendu realisme de la vie humaine dans la societe! Quel entassement de sophismes qui, a notre reveil dans la vie eternelle, nous paraitront risibles et bizarres, si nous daignons alors nous en souvenir! Mais j'espere que cette memoire sera confuse, car elle nous peserait comme un flux de divagations notees pendant la fievre. J'espere que les seuls jours, les seules heures de cette courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de nous souvenir, seront les jours et les heures ou nous aurons ressenti l'extase de l'amour dans tout son rayonnement divin! O mon Dieu! je vous demande de me laisser, dans l'eternite, le souvenir de l'heure ou je suis! XXVI Villa Mondragone, 10 avril. Je reviens vous ecrire aujourd'hui dans la meme solitude ou j'ai passe la journee d'hier a vous raconter l'evenement de ma vie, la transformation de mon etre. Seulement, hier, il faisait un temps affreux, et je vous ecrivais assis sur des decombres, dans une des salles desertes et delabrees de ce noble manoir. Aujourd'hui, je suis en plein air, par un temps delicieux, dans un jardin abandonne, ou de magnifiques asphodeles croissent librement sur les margelles disjointes des bassins taris et ensables. Je suis encore plus heureux qu'hier, bien qu'hier cela ne me parut pas possible, bien que je n'eusse pas conscience, et cela pour la premiere fois de ma vie, de l'absence du soleil. Je ne m'en suis apercu qu'en revenant a Frascati, en voyant l'herbe mouillee et le ciel noir. Ah! qu'est-ce que cela me fait, a present, qu'il y ait de la lumiere et de la chaleur sur la terre? J'ai mon soleil dans l'ame, mon foyer de vie est dans l'amour qui brule en moi. Ne soyons pas ingrat pourtant: le soleil de la-haut est un bel eclairage pour le splendide decor qui m'environne, et je vais cherir exclusivement cet endroit-ci, parce que je suis aussi pres d'_elle_ que possible. Je reve a trouver le moyen de m'y etablir le jour et la nuit. Comment cela se pourra-t-il? Je ne sais. C'est, comme je vous l'ai dit, une ruine abandonnee; mais il faudra reussir a m'y faire un nid. C'est que, voyez-vous, la villa Taverna et la villa Mondragone sont situees dans le meme parc. Toutes deux appartiennent a une princesse Borghese qui ne songe pas a en faire deux lots separes. De la villa Taverna, belle maison de plaisance a mi-cote, on suit un _stradone_, c'est-a-dire une vaste allee couverte d'arbres seculaires, si longue et si rapide, qu'il ne faut pas moins de vingt minutes pour la monter. Enfin, tout en haut et tout a coup, en tournant dans des bosquets sur la gauche, on se trouve devant une masse de constructions incomprehensibles: c'est Mondragone, villa immense et pleine de caractere, bien qu'elle n'ait rien d'imposant. Le style italien des derniers temps de la renaissance est toujours petit de proportions, quelle que soit sa dimension reelle, et l'oeil s'y trompe absolument au premier aspect. C'est dans cette vaste residence deserte que je peux penetrer et m'enfermer, sous pretexte de faire des etudes de dessin. La femme de charge de la villa Taverna, cette Olivia, amie de ma Daniella, qui me connait deja depuis quelques jours, me confie une clef qui ne pese pas moins d'un kilo, et que je dois rapporter a six heures. Cela me permet d'echanger deux fois par jour, en passant a Taverna, quelques regards avec Daniella, qui, dans une salle basse des communs, travaille a une formidable lessive; mais j'ai tant de respect pour elle, a present, qu'afin de ne pas l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne pas la connaitre. La nuit, elle se glisse furtivement dans les sentiers couverts et vient me trouver a Piccolomini; mais il lui faut traverser Falconieri, ou elle risque de rencontrer des gardiens mal disposes, ou bien descendre de Taverna a Frascati, et se faire voir aux gens du faubourg. En outre, nous ne pourrons plus tromper longtemps la Mariuccia. C'est par miracle que, depuis deux nuits, nous echappons a sa clairvoyance, et nous ne savons pas encore si, au point ou nous en sommes, elle nous sera favorable. Ici, dans cette residence deserte, entouree de grandes constructions dont le faite s'ecroule, mais dont toutes les issues exterieures sont bien closes, je pourrais voir ma chere compagne a toute heure si j'avais un logement quelconque, et je ne suis mis aujourd'hui a tout explorer dans le plus grand detail. Il me semble que quelque bonne idee va me venir en TOUS faisant part de mes decouvertes. Imaginez-vous un chateau qui a trois cent soixante et quatorze fenetres[4], un chateau complique comme ceux d'Anne Radcliffe, un monde d'enigmes a debrouiller, un enchainement de surprises, un reve de Piranese; mais d'abord il faut que je vous fasse succinctement l'historique de la villa Mondragone, pour que vous compreniez quelque chose a ce melange d'abandon miserable et de luxe princier ou je cherche un gite. [Note 4: Nombre qui, dans l'architecture de cette epoque, represente une etendue immense de constructions.] Ce palais fut bati par Gregoire XIII, au XVIe siecle. On y entre par un vaste corps de logis, sorte de caserne destinee a la suite armee du pontifs. Lorsque, plus tard, le pape Paul V en fit une simple _villegiature_, il relia un des cotes de ce corps de garde au palais par une longue galerie de plain-pied avec la cour interieure, dont les arcades elegantes s'ouvrent, au couchant, sur un escarpement assez considerable, et laissent aujourd'hui passer le vent et la pluie. Les voutes suintent, la fresque est devenue une croute de stalactites bigarrees; des ronces et des orties poussent dans le pave disjoint; les deux etages superposes au-dessus de cette galerie s'ecroulent tranquillement. Il n'y a plus de toiture; les entablements du dernier etage se penchent et s'affaissent aux risques et perils des passants, quand passant il y a, autour de cette thebaide. Cependant, la villa Mondragone, restee dans la famille Borghese, a laquelle appartenait Paul V, etait encore une demeure splendide, il y a une cinquantaine d'annees, et elle revet aujourd'hui un caractere de desolation riante, tout a fait particulier a ces ruines prematurees. C'est durant nos guerres d'Italie, au commencement du siecle, que les Autrichiens l'ont ravagee, bombardee et pillee. Il en est resulte ce qui arrive toujours en ce pays-ci apres une secousse politique: le degout et l'abandon. Pourtant la majeure partie du corps de logis principal, la _parte media_, est assez saine pour qu'en supprimant les dependances inutiles, on puisse encore trouver de quoi restaurer une delicieuse _villegiature_. C'est le parti que voulait prendre et que prendra peut-etre la princesse proprietaire actuelle. Des reparations avaient meme ete entreprises sur un pied de luxe qui peint tres-bien l'esprit local. On a commence par l'inutile, comme toujours. Sans se preoccuper de la couverture a jour, ni des breches faites par le canon aux etages superieurs, on a fait des parquets, des peintures et des volets richement montes aux premiers etages. Ces volets, par parenthese, m'ont frappe comme une chose charmante que je n'ai encore vue nulle part. Ils sont d'un bois resineux veine de rouge vif qui laisse passer l'eclat du soleil au travers. Cela remplit l'appartement d'un ton rose tres-gai. J'ai pu en juger cette partie du local n'etant pas si bien fermee, qu'en cherchant un peu je n'aie trouve moyen d'y penetrer. Au-dessus, s'etendent des salles magnifiques encombrees de poutres et de decombres, et, un detail bien caracteristique, c'est une sorte de boudoir ou chapelle dont le plafond est fraichement peint, et assez joliment peint par un artiste indigene, dans le gout traditionnel du pays. Ce sont des personnages tout roses nageant dans un ciel bleu turquin, d'un propre et d'un gracieux a donner des idees de bal; mais, dans le mur lateral, une grande fente que l'on n'a pas encore songe a fermer, bien qu'elle menace d'emporter un pan de l'edifice, sert de passage a une famille d'oiseaux de proie qui ont trouve la, pour perchoir, un bout de solive sortant a l'interieur. Ils s'y etablissent paisiblement chaque nuit, ainsi que l'atteste un monceau de traces toutes recentes. Les amours du vautour ou de l'orfraie sont donc encore abrites par un ciel de cherubins ou de cupidons enguirlandes tout flambant neufs. C'est que les embellissements, precurseurs accoutumes des reparations urgentes, sont restes en route. A la derniere revolution, ce palais a ete, encore une fois, occupe militairement, et les enormes tas de litiere qui joncherent les terrasses n'ont pas encore disparu. Etait-ce un poste de cavalerie francaise ou italienne? Les nombreuses sentences, d'un patriotisme ardent et naif, charbonnee sur les murs, me font pencher pour la derniere hypothese. Va-t-on, comme on le dit aux environs, reprendre les travaux abandonnes? La, pour moi, est la question pressante. Si on ne les reprenait pas, la solitude durerait ici, et j'y pourrais peut-etre louer un coin ou je vivrais inapercu. Il y a une portion tres-bizarre qui semble la plus moderne et la moins endommagee, dans laquelle il m'a ete impossible de me glisser. C'est comme une petite villa mysterieuse perchee sur un des cotes de la villa principale. C'est probablement le logement de caprice personnel que, dans ces palais italiens, qu'il soit en haut ou en bas, cache ou apparent, on appelle le _casino_. Ici c'est un assemblage de petits pavillons, dont les ouvertures annoncent des appartements lilliputiens. C'est assez laid, mais curieusement agence autour d'une toute petite terrasse, d'ou la vue domine une etendue prodigieuse a travers des balustres massifs dont la destination semble etre de cacher ce sanctuaire aux regards du dehors. Etait-ce une fantaisie de retraite cenobitique? Un campanile a jour, plante sur cette terrasse, semble avoir ete une chapelle, ou une sorte d'oratoire aerien, propre a stimuler le bien-etre moral par le bien-etre physique du beau site et du vent frais. Mais on peut, tout aussi bien, se representer, dans ce casino, de mysterieuses amours, retranchees en toute securite contre la curiosite d'une suite nombreuse ou de visiteurs inattendus. Quoi qu'il en soit, cela fait une demeure reservee que l'on n'apercoit de nulle part, si ce n'est par son entree principale qui donne sur l'ancien parterre clos de murs festonnes et ornes de boules. Cette entree est masquee par un beau portique attribue au Vignole, ou l'on peut se promener dans un isolement complet. J'aime beaucoup cet abri elegant avec ses arcades ornees de dragons, ses degres de marbre brises, et son fond perce de portes et de fenetres mysterieuses barricadees solidement. C'est au travers des fentes de ces huis jaloux, qui semblent vouloir garder les secrets du passe, que je vois la petite terrasse, les petits pavillons et le clocheton arrondi du casino. De superbes graminees poussent entre les dalles, et des moineaux, aussi sauvages que ceux de nos villes sont familiers, y prennent leurs ebats sans se douter que, separe d'eux par une cloison de planches, j'ecoute et commente leur caquet. Si je pouvais penetrer dans cette villa secrete, il me semble que j'y trouverais une demeure close et habitable, car j'y vois des portes et des fenetres en bon etat; mais il faudrait y entrer par effraction, et je ne dois pas abuser de la confiance des gardiens. En cherchant un passage vers ce casino, je viens de faire une autre decouverte: c'est un recoin encore plus bizarre, encore plus cache, et beaucoup plus joli. Apres avoir erre dans je ne sais combien d'eglises souterraines, de salles aux gardes ou d'ecuries situees beaucoup plus bas que le niveau de la cour, et d'une si puissante architecture, qu'on ne sait ce que font la, dans les tenebres, ces belles et vastes salles, je me suis trouve en face d'un escalier tournant que j'ai descendu. C'est la que le chateau, creuse dans le coeur de la montagne, devient singulierement fantastique; c'est encore une autre residence qui ne peut pas avoir servi a loger des domestiques, ils eussent ete trop loin de leurs maitres. Cela ressemble a un quartier reserve a quelque penitent volontaire, ou a quelque prisonnier d'Etat. Figurez-vous un tout petit preau profond, a ciel ouvert, avec des constructions situees autour comme les parois d'un puits, et, sous les arcades de ce preau, un autre escalier rapide qui s'enfonce a perte de vue, on ne sait ou. Je l'ai descendu, et je me croyais bien, cette fois, dans les entrailles de la terre: aussi ai-je ete encore plus surpris que je ne l'avais ete dans le preau, en voyant entrer l'eclat du soleil a cette profondeur. Probablement, j'etais tout simplement arrive au niveau de la base de ce massif de rocher ou Mondragone est assis en face de Rome, au-dessus d'elle de toute la region des premiers etages de la chaine Tusculane. Une sortie doit avoir existe au bas de cet escalier profond ou j'etais parvenu; mais elle a ete muree apparemment, car je ne recevais que par une petite fente, a laquelle je ne pouvais atteindre, les bouffees d'un air frais et l'eblouissement d'un brillant rayon de lumiere. Une nouvelle serie de salles souterraines s'ouvrait a ma gauche. Je m'y hasardai dans les tenebres. Je manquais d'allumettes pour me diriger, et je dus renoncer a cette dangereuse exploration, au milieu des decombres, des excavations imprevues et des casse-cou de toutes sortes. Je suis donc remonte au petit cloitre que je venais de decouvrir, et, dans ma fantaisie, j'ai donne a cet endroit un nom quelconque. Je vous le designerai sous celui de cloitre _del Pianto_, ou, si vous voulez, du _Pianto_ tout court. Ce nom me vient de l'idee que ce lieu isole, et invisible du dehors, a du servir a quelque longue et douloureuse expiation. Le casino aerien dont je vous ai parle auparavant, et qui est a l'autre extremite du grand pavillon, gardera son nom de _casino_. Je devrais rappeler la damnation, _perdizione_. Je ne sais pourquoi cette petite terrasse retranchee, d'ou l'on voit sans etre vu, ces clochetons paiens et ces petites fenetres qui regardent dans les yeux les unes des autres, ont l'air de raconter une aventure galante, cachee la sous pretexte de breviaire. Si ces vieux murs pouvaient parler, ils reveleraient peut-etre bien plus d'intrigues que je ne leur en attribue. Dans tous les cas, ils ont un air de chronique a la fois sinistre et licencieuse, et il m'est bien permis d'en faire, dans ma pensee, le theatre de romans quelconques. Le Pianto a cela de particulier qu'il est difficile, a premiere vue, de fixer, sur un plan imaginaire, le point exact ou il est situe. C'est peut-etre le noyau primitif de toute la construction. C'est peut-etre tout uniment une petite cour interieure necessaire pour aerer les appartements, qui ne remplissent pas, comme ceux du milieu, tout l'enorme vaisseau du pavillon central. Des fenetres d'un style plus ancien que le reste, et en partie murees remplissent ses parois superieures. Celles qui s'enfoncent sous la galerie du cloitre sont mysterieusement closes, et j'ai eu beau chercher, je n'ai pas trouve l'entree des appartements qu'elles eclairaient. On n'arrive a ce cloitre que par des detours dont je ne me rends pas encore un compte exact. J'ai trouve, malgre l'obscurite, car la plupart des ouvertures exterieures sont murees au nord, le milieu de l'edifice. C'est une salle d'entree, ou plutot une cour voutee, dans laquelle penetraient, je crois, les voitures et les cavaliers. L'immense porte est muree egalement. Je l'ai cherchee au dehors et retrouvee au milieu de la plus belle terrasse qu'il soit possible d'imaginer. Je dis belle quant a la situation et l'etendue. C'est un immense hemicycle dentele d'un parapet de marbre et d'une riche balustrade en partie rompue aujourd'hui. Au milieu s'eleve, en champignon, une lourde fontaine dont la vasque brisee est a sec; une partie des eaux errantes se perdent au hasard dans les fondations; le reste s'echappe en dehors, dans une grande niche situee au bas du talus monumental de la terrasse. Mais l'ornement le plus bizarre de cette terrasse, que, pour me conformer a l'usage de la localite, j'appellerai le _terrazzone_ (la grande terrasse), consiste en quatre colonnes gigantesques dejetees par les boulets et surmontees de girouettes et de croix papales brisees ou tordues, ces colonnes qui sont les tuyaux des cheminees de cuisines pantagruelesques situees sous la terrasse meme, et probablement de plain-pied avec le bas de l'escalier du Pianto, ont la forme de telescopes demesures et portent, en guise de couronnement, des masques grimacants qui vomissaient la fumee des festins, bien loin au-dessus des cimes des arbres du parc. Tout cela est d'un gout par trop italien de la decadence; mais c'est d'un fastueux etrange, et la situation est splendide. C'est la meme vue decouverte et incommensurable que j'ai de ma fenetre a Piccolomini; mais l'oeil va plus loin encore, parce qu'on est a un mille plus haut, et c'est plus beau, parce qu'au lieu des masures de Frascati pour repoussoir de premier plan, on a une riche etendue de jardins plantureux d'un grand style. L'allee de cypres, en pente rapide, qui, du bas du _terrazzone_, traverse tout ce domaine, parallelement au _stadone_ de chenes verts en berceaux qui descend a la villa Taverna, est veritablement monumentale. Ces arbres ont quelque chose comme quatre-vingts ou cent pieds de haut. Leur tige est un faisceau de colonnettes greles autour d'un pivot central. C'est bizarre, c'est humide, noir et sepulcral, au milieu du paysage, je ne dirai pas le plus riant, car le steppe de Rome n'est jamais gai, mais le plus etincelant qu'il soit possible d'imaginer. Mais le Pianto, avec ses festons de ronces et de vignes sauvages qui pendent des crevasses ou qui se trainent sur les debris de sculptures entasses en desordre, est mon petit coin de predilection. Les etroites dimensions du tableau assez theatral qu'il presente donnent le sentiment d'une securite profonde. Il me semble, seul comme je suis, et enterre vivant dais ces massifs d'architecture ou ne penetre pas le moindre bruit du dehors, que l'on pourrait vivre et mourir la, de bonheur ou de desespoir, sans que personne s'en inquietat. Certes, a l'heure qu'il est, quelque isole que vous me supposiez, vous ne pouvez vous representer une cachette aussi secrete et une solitude aussi absolue que celle d'ou je vous ecris, au crayon, sur un album _ad hoc_. A Tivoli, j'avais deja reve une solitude a deux, une retraite a jamais cachee, dans la galerie taillee au coeur du roc qui domine la cascade. Certes, c'etait mille fois plus beau que la ruine muette et sourde ou me voila enfoui; mais je ne desire plus Tivoli: la folle Medora et la fievre m'en ont fait un souvenir penible; et, d'ailleurs, l'amour vrai n'a pas tant besoin des splendeurs de la nature. Il aime l'ombre et le silence. Le chant terrible des cataractes me generait aujourd'hui, s'il me derobait une des paroles de ma bien-aimee. Puisque je suis la a vous parler d'elle, il faut que je vous raconte qu'hier au soir, m'en retournant par la pluie a Piccolomini, pluie que, du reste, je ne recevais guere, car ces _stradoni_ d'yeuses antiques sont de veritables voutes de feuilles persistantes et de monstrueuses branches entrelacees, j'entendis partir, de la villa Taverna, un bruit de voix et de rires ou il me semblait reconnaitre le rire et la voix de Daniella. J'avais a remettre a Olivia la majestueuse clef de Mondragone, et je vis cette aimable femme a une fenetre de rez-de-chaussee des batiments de service qu'elle occupe avec sa famille. Elle me fit signe d'approcher, et me montra, dans la grande salle ou Daniella a etabli son atelier de _stiratura_, un bal improvise. A la fin de leur journee de travail, les ouvrieres qu'elle emploie et les autres jeunes filles de la ferme et de la maison se livraient entre elles a la danse, en attendant qu'on leur servit le souper. --C'est tous les jours ainsi, me dit Olivia, qui tenait le tambour de basque, unique orchestre de cette bande joyeuse, et qui le passa a une autre pour me parler;--la Daniella est folle de la danse, et, quand elle vient travailler ici, il faut, bon gre mal gre, que toutes nos filles sautent, ne fut-ce qu'un quart d'heure. Est-ce que vous n'avez pas encore vu danser la Daniella? --Une seule fois et un seul instant! --Oh! alors, vous ne savez pas que c'est la plus belle danseuse du pays. Dans le temps, on venait de Gensano, et de plus loin encore, pour la voir au bal, et, quoiqu'elle nous ait quittes pendant deux ans, elle n'a rien oublie et rien perdu.... Tenez, la voila qui va reprendre; regardez-la! Je montai sur une borne et regardai dans l'interieur, qu'eclairait une de ces hautes lampes romaines a trois becs, exactement pareilles a celles des anciens et tres-elegantes de forme, mais qui donnent une tres-mediocre lumiere. D'abord je ne vis qu'un pele-mele de jeunes filles ebouriffees qui se livraient a une sorte de valse effrenee; mais l'une d'elles cria: --_La fraschetana!_ C'est la danse de caractere, et comme qui dirait la gavotte de Frascati. Toutes s'arreterent et firent cercle pour voir Daniella ouvrir cette danse avec une vieille femme de la campagne, qui passe pour avoir garde la veritable tradition. Olivia me fit signe d'entrer par la fenetre: je ne me fis pas prier, et me melai a l'assistance sans eveiller la moindre surprise; toutes ces fillettes etaient absorbees par les deux grands modeles de l'art choregraphique indigene qu'elles avaient a contempler. Cette danse est charmante: les femmes tiennent leur tablier, et le balancent gracieusement devant elles en minaudant vis-a-vis l'une de l'autre. La vieille matrone, a figure austere, se livrant a ces chatteries d'enfant, etait d'un comique acheve, qui ne faisait pourtant rire personne et qui ne deconcertait nullement Daniella. En regardant celle-ci, je ne sais quel frisson de jalousie me passa dans tout le sang. Je crois que, s'il y avait eu la quelque autre homme que moi, je lui aurais cherche querelle. Je ne sais pas si je pourrai jamais me resoudre a la voir danser ailleurs que dans son cenacle de petites filles. Elle est trop belle quand elle s'anime ainsi. Elle avait retrousse sa longue jupe brune, qui se drapait tout naturellement sur un court jupon de flanelle rouge assez rustique, mais d'un ton de coquelicot eblouissant. Le fichu blanc qui couvre ordinairement ses cheveux etait releve carrement, comme le capulet de linge des paysannes romaines, et les grandes pendeloques d'or de ses boucles d'oreilles sautillaient comme des feux follets sur les ondes lustrees de ses cheveux noirs. Je ne vous dirai pas que sa danse est de l'art et de la grace: c'est de l'inspiration et du delire, mais un delire sacre comme celui qu'eprouverait une sibylle; c'est une verve et une energie a faire trembler; c'est un regard qui brule, un sourire qui eblouit, et, tout a coup, des langueurs qui enervent. Quand elle eut danse dix minutes, elle ceda genereusement la place. --Aux autres! s'ecria-t-elle en prenant le _tamburello_, qu'elle se mit a faire resonner avec une vigueur etrange. Il n'y a rien de joli au monde comme le toucher rapide de ces petits doigts sur la peau rebondissante de l'instrument rustique. Elle ne le tient pas eleve au-dessus de sa tete et ne le frappe pas du dos de la main, comme on le fait ailleurs. Ici, les femmes tiennent le tambourin ferme, et le touchent comme si c'etait un clavier. Le bruit qu'elles en tirent, en ayant l'air de l'effleurer, est formidable et marque un rhythme si accuse et si accentue, que rien n'y resiste, et que la plus mediocre danseuse prend de l'elan et comme de la fureur. Pourtant, la danse n'etait pas enlevee au gre de Daniella, et, pour lui imprimer plus de feu, elle se mit a chanter l'air a pleine voix, avec un accent de colere, des paroles de reproche et d'excitation a ses compagnes endormies, et cette facilite d'improvisation a laquelle se prete la langue italienne, dont toutes les classes de la population manient le metre et la rime presque aussi aisement que la prose. Toute parole chantee de cette facon a le privilege de produire une grande animation ou une grande gaiete sur les auditeurs. On cessa de danser pour ecouter Daniella, qui, au milieu des rires de ses compagnes et des siens propres, debitait une kyrielle de couplets mordants et plaisants. On lui criait, des qu'elle voulait s'arreter: --Encore, encore! L'air qu'elle chantait est sauvage et original. Elle a une voix admirable, la plus puissante et, en meme temps, la plus douce et la plus suave que j'aie jamais entendue, quelque chose qui va au coeur et aux sens, meme en jetant follement des badinages enfantins et en affectant un accent courrouce. --Mon Dieu! pensais-je, qu'elle est belle et complete, cette organisation meridionale qui se joue de toutes les choses enseignees, et qui trouve en elle-meme le sens vivant du beau dans toutes ses manifestations! J'etais comme honteux, comme effraye de posseder cette femme que la foule couronnerait et acclamerait, si elle etait en ce moment sur un theatre avec cet abandon et cette inspiration qui n'ont vraiment ici que moi pour public. Elle etait si enivree de sa danse, de son chant et de son tambour de basque, qu'elle semblait ne pas m'avoir apercu encore. J'en fus pique, et, m'approchant d'elle, je lui dis un mot a l'oreille. Elle jeta en l'air le _tamburello_, et, abaissant sur moi ses beaux yeux humides de plaisir, elle etendit les bras comme si elle allait m'embrasser devant tout le monde. Je m'echappai pour l'empecher de se trahir, et courus pour l'attendre a Piccolomini, ou je la trouvai dans ma chambre. Elle etait arrivee avant moi, et la Muriuccia ne l'avait pas vue entrer. Je suis tente de croire qu'elle a des ailes, ou qu'elle parvient a se rendre invisible quand il lui plait. XXVII Villa Mondragone, 12 avril. J'ai bien des choses nouvelles a vous raconter. Apres vous avoir quitte avant-hier, vers cinq heures de l'apres-midi, c'est-a-dire apres avoir ferme mon album, comme je me disposais a partir, j'ai vu apparaitre ma chere maitresse a l'entree superieure du Pianto. Elle etait tres-emue. --Je vous cherche partout, me dit-elle; il y a une grande heure que je cours dans ces ruines sans oser vous appeler! --Eh quoi! une heure que j aurais pu passer a tes genoux, une heure de delices que j'ai perdue! Il fallait m'appeler! --Non! il faut plus de prudence que jamais. Mon frere... --Ah! s'il ne s'agit que de ton frere, moquons-nous de lui! Que peut-il vouloir de moi? --De l'argent, probablement. --Je n'en ai pas pour lui. --Ou le mariage, peut-etre! --Eh bien, soit; si c'est la ce que tu veux, toi, nous serons vite d'accord. Daniella se jeta a mon cou en fondant en larmes. --Et quoi! lui dis-je, es-tu etonnee d'une chose si simple? Ne te l'ai-je pas dit, que j'etais a toi, corps et ame, pour toujours? --Non! tu ne me l'avais pas dit! --Je t'ai dit: _Je t'aime!_ et je te l'ai dit du fond de l'ame. Pour moi, toute ma vie est dans ce mot-la. S'il te faut d'autres serments, des temoins et des ecritures, tout cela est si peu de chose en comparaison de ce que je sens en moi de force et de passion, que je ne veux meme pas que tu m'en saches gre. Dis un mot, et je t'epouse demain, si c'est possible demain. --Ce serait possible demain; mais je ne le veux pas. Nous reparlerons peut-etre de cela plus tard; mais, maintenant, je veux avoir le merite d'une confiance aveugle. Ne m'ote pas l'orgueil de ma faute! Nous avons fait un peche en nous passant de pretre pour nous unir; je le sais, et j'accepte pour penitence le mal qui pourra m'en arriver de la part des hommes. Ce sera bien peu de chose, et je meritais d'etre punie par ton mepris. Puisqu'au lieu de ce que j'attendais de toi, il arrive que tu m'estimes et me cheris pour ma faiblesse, je suis mille fois trop heureuse, et les _autres_ peuvent bien me couper par morceaux sans que je m'en plaigne et sans que je fasse entendre un seul cri. La faute est commise, et ce n'est pas d'etre mariee un jour ou l'autre qui m'empechera d'etre notee au livre de Dieu. --Eh quoi! ma bien-aimee, des terreurs et des remords! --Non, non! j'ai trop de bonheur pour sentir l'epine du repentir, et, dusses-tu me repousser ou me fuir demain, je ne pourrais pas regretter les deux jours qui viennent de m'etre donnes. Qu'importe que l'on pleure dix ans si, en quelques heures, on a goute plus de joies que toute une vie de malheur ne peut nous donner de souffrances? --Ah! tu as raison, fille du ciel! la souffrance est un fait humain qui peut s'evaluer et se mesurer: la joie, comme nous l'avons savouree, est au-dessus de tous les calculs, puisqu'elle vient de Dieu. --Elle vient de Dieu, c'est vrai! L'amour est comme le soleil, qui luit pour les coupables aussi beau qup pour les justes. Je ne peux donc pas rougir de t'aimer, ni m'en repentir en aucune facon. Seulement, je compte avec mon juge, et je sais qu'il me fera expier mon ivresse. J'attends donc quelque grand chatiment en cette vie ou en l'autre, et, puisque je l'accepte d'avance, nous sommes quittes, lui et moi!--C'est-a-dire, ajouta-t-elle apres m'avoir embrasse avec ardeur, nous sommes quittes, si c'est moi seule qui ai a souffrir en ce monde ou en l'antre, car, si c'etait toi, si tu devais etre puni a ma place..., je me revolterais, je maudirais le ciel, qui m'aurait envoye une punition cent fois plus grande que mon peche. Voila pourquoi je viens te trouver et te dire qu'il faut de la prudence, car c'est toi qu'on menace en ce moment a a cause de moi. --Qui me menace? --La police pontificale a ete saisie d'une plainte contre toi, deposee par mon frere, a propos de ces maudites fleurs que tu as otees du grillage de la madone. En eteignant la petite lampe, il parait que tu as fait tomber d'abord le grillage, et puis de l'huile sur la fresque; et ensuite mon frere, frappe et jete a terre par toi, ivre comme il l'etait, a promene, en se relevant et en tatant la muraille, ses mains remplies de fange sur la sainte image. Voila comment je peux expliquer les taches et les souillures qu'elle portait le lendemain de cette aventure; car, quelque mechant homme que soit Masolino, je ne veux pas l'accuser d'avoir fait, expres une profanation aussi abominable. Il t'en accuse, lui, et il pretend t'avoir surpris occupe a cette sceleratesse. Il ne sait certainement pas quelle personne il a vue; mais, ayant entendu dire que tu es entre une fois dans la maison que j'habite a Frascati, il te soupconne et te designe. On ne le croit pas dans la ville; mais les autorites, qui devraient bien savoir, comme tout le monde, a quoi s'en tenir sur le compte d'un ivrogne comme lui, le protegent singulierement et ont commence une espece d'enquete. On a ete aujourd'hui a Piccolomini pour t'interroger et pour interroger ma tante Mariuccia, qui a tout nie, la chere brave femme, et qui est venue tout de suite me trouver. "Si tu sais ou il est, m'a-t-elle dit, fais-le vite avertir de ne pas rentrer ce soir a la maison; car mon frere le capucin, qui est toujours bien informe, m'a dit en confidence qu'il allait etre arrete et emprisonne." Or, vois-tu, dans notre pays, il n'y a pas de petites affaires des que le saint-office s'en mele, si l'on n'a pas la protection particuliere de quelque personnage d'Eglise. Avec cela, le malheur veut que tu ne sois pas tres-pieux. Interroge, tu te defendras de maniere a te perdre... --Je ne me defendrai pas du tout; car rien au monde ne me fera dire dans quelle intention j'ai vole tes jonquilles. Je me bornerai a dire qu'il n'entre pas dans mes idees de profaner une image, fut-elle paienne, et je reclamerai la protection de mon gouvernement. --Quand tu seras dans un cachot sans communiquer avec personne pendant plusieurs semaines, plusieurs mois peut-etre, ton gouvernement aura l'oreille fine s'il entend tes plaintes. Si tu dis que tu respectes les images paiennes a l'egal de celles de la vraie religion, on te fera tout le mal possible, avec ou sans jugement, et, si tu caches la circonstance qui te rend innocent, le vol des fleurs de ta maitresse, ta maitresse ira elle-meme raconter la verite et te reclamer comme elle pourra, au risque du scandale. Ne t'imagine pas que je te laisserai mettre dans ces affreuses prisons d'ou l'on ne sait jamais quand et comment on sortira. La seule idee de t'y voir conduire me rend furieuse, et je serais prete a m'en aller criant par les rues: "Rendez-moi celui que j'aime et a qui j'appartiens sans condition!" Tout le monde dirait: "Elle est folle et mon frere me tuerait. Peu importe! Voila ce qui arrivera si tu t'exposes a etre pris. Je combattis en vain les apprehensions probablement chimeriques et les resolutions extremes de cette chere fille. Elle etait si desolee et si agitee, que je dus ceder a ses prieres et lui promettre de passer la nuit a Mondragone. --Puisque c'est un si grand tourment pour toi, lui dis-je, de me voir retourner a Piccolomini, je me soumets, dusse-je perir ici de froid et de faim. --Il n'en sera pas ainsi, me dit-elle: j'ai songe a tout. Puisque tu promets de m'obeir, viens avec moi. Elle me conduisit, par un dedale d'escaliers et de couloirs dont elle avait les clefs, au casino dont je vous parlais hier, et me fit entrer dans un petit appartement, peint d'une vieille fresque assez galante et meuble d'un grabat, de quelques chaises boiteuses et de deux ou trois cruches egueulees. --Ceci est miserable, me dit-elle; c'est la que couchait le gardien, quand il y avait des ouvriers travaillant aux reparations; mais, avec de l'eau saine et de la paille fraiche, on est bien partout, parce qu'on peut y etre proprement. Prends patience ici pendant deux heures, et, des qu'il fera nuit, je t'apporterai de quoi te rechauffer et de quoi diner. --Tu reviendras donc ce soir?... --Certainement, et je n'aurais pas pu retourner a Piccolomini, qui doit etre surveille par mon frere en personne. --Oh! alors! que ne le disais-tu tout de suite! Tache que mon danger et ma captivite ne finissent pas de sitot; car voila mon reve realise! J'aime tant la securite et le mystere de ces ruines, que je me creusais la tete pour trouver le moyen d'y transporter nos rendez-vous. Tu vois que le ciel ne nous est pas si contraire, puisqu'il fait de ma fantaisie une sorte de necessite. --Une necessite tres-reelle! Mais voyons! il y a de la poussiere ici... je sais ou trouver un balai. Promene-toi sur la terrasse; personne ne peut te voir d'en bas si tu ne penches; pas la tete en dehors des balustrades. J'irai laver et remplir ces cruches dans la belle eau de la fontaine qui est au bout du parterre. Quant a la paille, tu viendras tout a l'heure la chercher avec moi dans un cellier ou je sais que le fermier met le trop-plein de ses greniers. Tout cela etait tres-bien combine, sauf l'article du balayage et des cruches portees a la fontaine, et il me fallut entrer en revolte pour que ma maitresse renoncat a etre ma servante. Elle l'avait ete a Rome, a Piccolomini dans les premiers jours, et c'etait son plaisir, disait-elle, de l'etre toute sa vie; mais voila ce qu'il m'est impossible d'admettre. La jeune fille chaste qui s'est donnee a moi doit me commander et non m'obeir. Je comprends de reste, aujourd'hui, que l'on aime et que l'on epouse sa menagere, mais a la condition que, si elle est digne de cette union, on la traitera desormais comme son egale. --Ah! je le vois bien, dit-elle en me laissant arracher le balai de ses jolies petites mains brunes et rondelettes, tu ne me traites pas comme ta femme! --Je te demande pardon! Ma femme fera le menage quand je travaillerai dehors pour la famille; mais, quand j'aurai, comme aujourd'hui, les bras croises, elle ne fera que ce que je ne saurai pas faire pour l'empecher de se fatiguer. --Mais justement, tu ne sais pas balayer! tu balayes tres-mal. --J'apprendrai! Sors d'ici, car je ne veux pas que tes beaux cheveux recoltent ces nuages de poussiere. Quand le menage fut fini, je lui demandai si le fermier dont elle m'avait parle, et a qui nous venions de derober deux bottes de paille pour me faire un lit, ne venait jamais dans le palais. J'appris qu'il demeurait dans les constructions semi-rustiques que j'apercevais au bout de la grande allee de cypres. C'est l'usage, dans les anciennes proprietes italiennes, de planter une vraie ferme et de vrais bestiaux tout au beau milieu des jardins. C'est la veritable _villeggiatura_, et c'est tres-bien vu. Les boeufs avec leurs chars passant dans les allees, les chevaux et les vaches broutant les tapis verts des pelouses, ne gatent rien dans ces paysages arranges, qui ont leur place dans l'ensemble, comme la rocaille dans les parterres et la girande sur les terrasses. Ces fermes choisies n'affectent pas des airs suisses comme la laiterie de Trianon. Ce sont de jolies fabriques d'un gout bien local, ou l'on a incruste tous les debris de marbres antiques que l'on a eus de reste apres avoir bati les palais. Ces marbres blancs, irregulierement encadres dans la brique rose, sont d'un tres-joli effet. Le fermier de la laiterie ou ferme-jardiniere de Mondragone est un beau paysan que j'ai rencontre quelquefois dans le _stradone_, et qui a toute la confiance des gens d'affaires de la propriete. Mais il ne vit pas en tres-bonne intelligence avec Olivia, qui voulait avoir le monopole des _bonnes mains_ des promeneurs et des touristes. Elle a reclame; il y a eu de graves contestations, et le jugement souverain de l'intendant a partage les interets en tranchant ainsi la question: --Tout ce qui est en dehors du palais, annexes, terrasses exterieures, jardins et batiments d'exploitation, est place sous la gouverne et responsabilite du fermier Felipone; tout ce qui est chateau, cours ceintes de murs, pavillons, galeries et corps de logis attenant au palais, est du ressort d'Olivia. Chacune des parties a son trousseau de clefs et reclame aux curieux une _mancia_ particuliere. La paix s'est faite, mais une paix armee, ou chacun, jaloux de ses droits, observe son adversaire et surveille les liberalites de la clientele, clientele nulle en ce temps-ci, mais assez fructueuse quand Frascati se remplit d'etrangers. Je m'interessai a ce detail par la crainte d'etre derange, ranconne ou trahi par Felipone. Daniella m'assura que, ne penetrant jamais dans l'enceinte, dont il n'a pas tes clefs, il ne se douterait seulement pas de ma presence. --Mais ces deux bottes de paille que nous venons de lui prendre, et qui se trouvaient en nombreuse compagnie dans une des salles du manoir? --Ceci est une tolerance d'Olivia, a qui il paye quelque chose comme loyer de ce fourrage. Il le retirera quand la consommation de ses betes aura fait de la place dans sa grange; mais, pour cela, il faudra qu'Olivia s'y prete en ouvrant elle-meme la porte a ses chariots. Donc, tu es seul ici comme le pape sur sa chaise _gestatoria_, et tu pourras y dormir, cette nuit, sur les deux oreilles. Elle partit pour me chercher a manger. Je ne voulais qu'un morceau de pain cache dans sa poche, pourvu qu'elle revint bien vite. Elle me promit de ne pas perdre le temps en inutiles gateries. Pendant son absence, j'explorai attentivement mon domicile. Il y faisait passablement froid; mais il y a une cheminee, et le bois ne manque pas dans les appartements en reparation. J'allai chercher une provision de copeaux, apres m'etre assure; qu'il y avait chez moi des volets pleins qui me permettaient d'eclairer l'appartement sans que cette clarte fut apercue du dehors. La nuit s'annoncait noire et pluvieuse comme celle d'hier. --Quand elle sera tout a fait venue, me disais-je, les nuages qui rasent cette cime ou me voila niche, me permettront d'allumer mon feu sans crainte d'etre trahi par la fumee. J'etais devenu d'une extreme mefiance. Des qu'il s'agissait de recevoir la ma chere compagne, je voulais qu'elle y fut en surete. Je me mis donc a faire la tour de ma forteresse, examinant les issues avec un soin minutieux. Il y en a deux principales au midi, tout pres l'une de l'autre: celle de la grande cour et celle du parterre qui lui est parallele; toutes sont en bois de charpente, traversees de lourds madriers et ferrees solidement. Sous tes batiments de la cour, a l'ouest, et sur le _terrazzone_, au nord, plusieurs ouvertures manquent de portes, et beaucoup de fenetres sont sans menuiserie; en outre, toute la grande galerie de l'ouest est completement a jour; mais toutes ces ouvertures sont situees a une hauteur considerable an-dessus du soi exterieur, a cause des gradins de la montagne, et toutes les portes de degagement sont bouchees par des tas de moellons ou par des piles de bois de charpente qui braveraient un assaut. Tout cela est au moins a l'abri d'une surprise. Il n'y a pas une seule breche qui ne soit hors de portee, a moins d'echelles de siege, dont je ne presume pas que Frascati soit bien riche. A supposer que l'on envoyat de la gendarmerie pour abattre une de ces clotures, cela ne pourrait pas se passer sans un grand bruit; les assieges auraient tout le temps de deguerpir d'un autre cote et de se cacher dans une de ces mille retraites qu'offrait les montagnes, les ruines, les couvents et les bois voisins. Ce pays semble dispose tout expres pour que jamais le pouvoir officiel ne puisse avoir raison de ceux qui veulent se soustraire a ses volontes, et la preuve, c'est que le brigandage y regne en tout temps et y semble indestructible. Je faisais ces reflexions en traversant la petite galerie sombre du Pianto. La nuit etait venue, et je m'arretais de temps en temps pour etudier tous les bruits etranges de ces ruines. Tantot, c'etaient les cris aigus des oiseaux de proie cherchant un abri, tantot des rafales de vent engouffrees sous les voutes; mais, dans le Pianto, c'etait un silence de mort, tant cette construction est isolee dans un epais massif d'architecture. J'eus donc un tressaillement de joie en croyant entendre des pas sur l'escalier superieur. Ce ne pouvait etre que Daniella, dont le pied leger faisait crier le gravier sur tes dalles. Je m'elancai a sa rencontre; mais, en remontant a la salle du grand arceau (je donne des noms a tous ces lieux dont j'ignore l'histoire), je me trouvai seul dans les tenebres. J'appelai a voix basse: ma voix se perdit comme dans une tombe. J'avancai en tatonnant; je m'arretai au moment de passer dans une autre salle; j'ecoutai encore: il me semblait que l'on marchait derriere moi et que l'on descendait l'escalier du Pianto, que je venais de remonter. Quelqu'un s'etait croise avec moi dans l'obscurite; quelqu'un qui m'avait entendu appeler, sans nul doute, et qui n'avait pas voulu me repondre; quelqu'un enfin qui marchait furtivement, mais dont le pas, plus accuse que celui d'une femme, ne pouvait plus etre attribue a Daniella. Voila, du moins, ce que je me persuadai un instant. J'ecoutai attentivement. Je me figurai entendre sous mes pieds le grincement d'une porte qui se ferme. Je retournai au Pianto. Tout etait morne et sombre, et je n'entendais que l'echo de mes pas; sous les voutes du petit cloitre. J'avais pris pour des pas humains un de ces bruits de la nuit qui restent souvent a l'etat d'enigme, bien que la cause en soit des plus simples et fasse sourire quand, par hasard, on la decouvre. J'avais eu peur, la peur d'un avare qui a un tresor a enfouir. Je trouvai Daniella installee dans le casino, et mettant mon couvert aussi tranquillement et aussi gaiement que si c'eut ete la une demeure comme une autre. Elle avait trouve une table, elle avait apporte des bougies, du pain, du jambon, du fromage, des chataignes, du linge et une couverture de laine. Le feu brillait dans la cheminee et faisait danser follement les fleurs et les oiseaux de la fresque. Le taudis avait un air de fete et un fond de proprete rejouissante. Je sentis une joie rendue plus vive par le moment de terreur que je venais d'eprouver. Emotions charmantes qui redoublez en nous l'intensite de la vie, je ne vous connaissais pas avant d'aimer! Je ne songeai plus qu'a m'enfermer avec ma Daniella et a souper avec elle pour la premiere fois, en lui disant mille fois pour une: "Je t'aime, et je suis heureux!" Il etait deja sept heures, et, tous deux, nous mourions de faim. Jamais chere ne me parut plus delicieuse que ce modeste souper. --Laisse faire, disait Daniella, ceci n'est qu'un repas improvise. Demain, je veux que tu sois mieux que tu ne l'etais chez lord B***, a Rome. --Dieu me garde de ce bien-etre qui te fait arriver ici embarrassee et chargee comme un _facchino_, et qui attirera l'attention sur ces allees et venues! --Non, non; des que la nuit se fait, les grilles des deux parcs sont fermees, et aucun etranger n'y penetre. Les fermiers et les gardiens rentrent chez eux pour souper, dormir ou causer. D'ailleurs, je ne m'amuse pas a suivre le _stradone_. Je me glisse par des taillis de buis et de lauriers ou il est impossible d'etre vu, et je pourrais meme venir par la en plein jour sans aucun risque, comme je l'ai fait tantot, comme je le ferai demain matin pour t'apporter des nouvelles de ton affaire, et un dejeuner avec du cafe! Cette idee de cafe dans les ruines de Mondragone me fit rire, et la securite de ma compagne me rappela les pas que j'avais cru entendre. Je songeai alors a lui en faire part. --C'est quelque rat, me dit-elle en riant. Il est impossible que, sans les clefs, personne entre dans l'endroit que tu appelles le Pianto. --Il y a pourtant la, sous les arcades, un appartement clos de volets et de grilles ou je n'ai jamais pu entrer ce matin, et ou quelqu'un pourrait s'etre installe comme je le suis ici. --Et Olivia ne le saurait pas? A d'autres! Olivia fait sa tournee trop souvent pour qu'on la trompe; et, d'ailleurs, ses clefs ne la quittent jamais. Je suis la seule personne au monde a qui elles les ait jamais confiees. Quant a ce qu'il te plait d'appeler un appartement, c'est-a-dire aux caves qui sont au-dessous du petit cloitre, et qui communiquaient autrefois avec les grandes cuisines situees sous le _terrazzone_, precisement Olivia m'en parlait ce matin. "Ne va pas la sans lumiere, me disait-elle, car il y a des chambres souterraines dont les escaliers sont completement rompus, et, si tu te souviens, il y a de quoi se tuer." Moi, je connais tres-bien tous les coins et recoins de ce palais. J'y venais autrefois avec Olivia tous les dimanches, et je peux te dire que ces fenetres qui t'intriguent donnent sur une galerie situee beaucoup plus bas que le cloitre, et dont on ne sortirait pas sans echelle si l'on y tombait; car il n'y a plus d'autre issue que ces memes fenetres. Je ne sais meme pas s'il y en a jamais eu. --C'etait donc une prison? --Peut-etre! je n'en sais rien; mais crois bien que, si je ne te savais pas en surete ici, je ne serais pas si gaie, si heureuse de t'y voir seul avec moi. Elle ranima le feu, et un grillon, apporte par moi sans doute avec les copeaux, se mit a chanter d'une voix delirante. --Oh! c'est signe de bonheur! s'ecria Daniella; c'est signe que le foyer allume par nous ici est beni et consacre! XXVIII Mondragone, 12 avril. Cette veillee s'ecoula comme un instant, et pourtant elle renferma pour nous un siecle de bonheur; car, a un certain degre d'epanouissement, l'ame perd la veritable notion du temps. Et ne croyez pas, mon ami, qu'un amour sensuel et aveugle fasse de mon existence actuelle une pure debauche de jeunesse. Certes, Daniella est un tresor de voluptes; mais c'est dans toute l'acception de ce mot divin qu'il faut l'entendre. Elle n'a, il est vrai, en dehors de la passion, qu'un esprit enjoue, prompt a la riposte dans une guerre de paroles taquines, et des notions assez fausses sur toutes les choses sociales, malgre ses excursions en France et en Angleterre, qui l'ont rendue beaucoup plus intelligente que la plupart de ses compagnes; mais tout cela m'importe peu, et je ne vois plus en elle que cet etre interieur que moi seul connais et savoure, cette ame ardente jusqu'a la folie dans le devouement exclusif, dans l'abandon fougueux et absolu de tout interet personnel, dans l'adoration naive et genereuse de l'objet de son choix. C'est a la fois mon enfant et ma mere, ma femme et ma soeur. Elle est tout pour moi, et quelque chose de plus encore que tout. Elle a vraiment le genie de l'amour, et, parmi des prejuges, des enfantillages et des inconsequences qui tiennent a son education, a sa race et a son milieu, elle eleve tout a coup son sentiment aux plus sublimes regions que l'ame humaine puisse aborder. Quand elle s'abandonne ainsi a son inspiration passionnee, elle se transfigure. Je ne sais quelle paleur extatique se repand sur tous ses traits. Emue et surexcitee, elle blanchit subitement comme les autres rougissent. Ses yeux noirs, si francs et d'un regard si ferme, deviennent vagues et semblent nager dans un fluide mysterieux; ses narines exquises se dilatent; un etrange sourire qui n'exprime plus rien des plaisirs materiels de ce monde et qui se mele aux larmes comme par une harmonie naturelle dans ses pensees, la fait ressembler a ces saintes des peintures italiennes, qui, blemies et contractees par le martyre, ont, en regardant le ciel, une expression d'ineffable volupte. Qu'elle est belle dans ces moments-la! Qu'elle etait belle assise pres de moi, les mains dans les miennes, la tete tantot penchee vers moi pour me parler d'amour, tantot renversee sur le marbre de la cheminee comme pour parler d'elle et de moi a quelque esprit superieur planant au-dessus de nous deux! La flamme vacillante dessinait les fins contours de cette bouche ou l'expression du plaisir arrive a quelque chose d'austere, et se refletait dans ces yeux dont l'eclat s'eteint parfois dans une fixite redoutable, comme si la vie humaine faisait place a un mode d'existence ou je ne puis penetrer. Oui, elle est encore pour moi tout surprise et tout mystere. Je la possede tout entiere sans la connaitre entierement, et, en la contemplant, je l'etudie comme une abstraction. Elle a des divagations ou je l'ecoute sans la comprendre, jusqu'a ce qu'un grand trait de lumiere jaillisse de ses paroles confuses, moitie italiennes et moitie francaises, auxquelles, pour trouver une nuance qu'elle ne sait comment exprimer, elle mele des mots d'anglais prononces avec un effort enfantin et sauvage. Mais, quand elle a reussi a formuler sa pensee brulante, elle se tait, elle pleure d'enthousiasme et tombe a mes pieds comme devant une idole, pour prier mentalement. Et moi, je n'ose enchainer cette fougue qui me gagne, et je parle aussi cette langue du delire qui n'aurait plus aucun sens si nous nous la rappelions de sang-froid. Ne vous moquez pas de moi; cet amour, qui s'est revele a moi par une rage brutale, m'emporte a present dans des regions que j'appellerais metaphysiques, si je savais bien ce que c'est que la metaphysique; mais je ne le sais guere; je sens seulement que, dans les bras de cette puissante maitresse, mon ame quitte les sens et aspire a quelque chose d'inconnu qui n'est plus de leur domaine. Quand je l'ai embrassee sur la terre, loin d'etre assouvi et calme, je voudrais l'embrasser dans le ciel, et je ne trouve plus ni caresses ni paroles suffisantes pour lui exprimer cet insatiable desir de l'esprit et du coeur, qu'elle partage et que nous ne savons nous dire que par des larmes de douleur et de joie. Apres ces expansions insensees, je reste un peu ivre, et il me faut un certain effort pour me rappeler qui je suis, ou je suis, ce qui m'interessait hier, ce qui pourra me preoccuper demain. Il y eut un moment, cette nuit, ou j'avais si completement oublie toute realite, que je ne n'etais plus nulle part. La pluie tombait par torrents, droite, lourde, retentissante, sur les toits tres-bas qui nous environnent, et notre petite terrasse ecoulait sur le _terrazzone_, en cascade continue et monotone, son trop-plein par les gargouilles brisees. Tout autre bruit avait cesse: plus de vent dans les girouettes, plus de vol ni de cris d'oiseaux de nuit. Le feu ne petillait plus dans l'atre, le grillon s'etait endormi. C'etait un silence absolu, au milieu d'un bruissement soutenu comme celui d'une pluie de sable. Et j'avais une sensation de bien-etre extraordinaire, a comparer machinalement la douce chaleur de la chambre ou j'etais, avec l'idee du froid humide et noir qui regnait dehors. Mais dire sur quelle campagne tombait cette averse opiniatre, et dans quelle retraite je me trouvais si bien abrite, avec mon tresor le plus cher, voila ce qu'il n'eut pas fallu me demander, ce que j'etais heureux de ne plus savoir. C'etait le deluge, et nous etions dans l'arche, flottant sur des mers inconnues, dans l'immensite des tenebres, ignorant sur quels sommets de montagnes ou sur quels profonds abimes nous poursuivions au hasard notre voyage dans l'inconnu. Cela etait terrible et delicieux. La nature se derobait a notre appreciation comme a notre action; mais l'ange du salut poussait notre lit tranquille sur les eaux dechainees, et tenait le gouvernail en nous disant: "Dormez!" Et je me rendormis sans bien savoir si je m'etais eveille. Vers deux heures du matin, je me reveillai tout a fait, saisi par le froid. Je fis sonner la vieille montre a repetition que mon oncle le cure me donna jadis pour etrennes. Je ne touche jamais cette respectable bassinoire sans qu'elle me rappelle un de ces jours d'orgueil et d'ivresse qui comptent dans la vie des enfants. Tout mon passe et tout mon present me revinrent en memoire, et je recouvrai ma lucidite. Daniella dormait sans paraitre souffrir du froid; ses mains etaient tiedes. Pourtant je craignis qu'elle n'eprouvat les effets de l'humidite, et je me levai pour rallumer le feu. La pluie tombait toujours avec la meme persistance. Je souffris a l'idee que ma chere compagne se leverait avant le jour et traverserait ce deluge pour retourner a la villa Taverna. --Il faut absolument changer cette maniere de vivre, me disais-je; voila la troisieme matinee qui me brise le coeur en exposant la sante et la vie de ma bien-aimee. Il est impossible que je continue a l'attendre quand c'est moi qui devrais l'aller trouver, me mouiller, marcher dans les tenebres, affronter les mauvaises rencontres; et, puisqu'en me recevant chez elle ou chez Olivia, il est impossible qu'elle ne soit pas diffamee ou menacee, il faut que je l'emmene ou que je l'epouse. Ce mystere etait plein de charmes; mais il a de trop graves inconvenients, il me coute trop d'inquietudes et de remords. J'oubliais que j'etais sous le coup d'une arrestation, et que, mon emprisonnement devant faire le desespoir de Daniella, je lui avais donne ma parole de ne rien negliger pour m'y soustraire. Je me rappelai cette circonstance; mais n'etait-il pas plus facile de fuir ensemble que de se cacher a deux pas de nos ennemis, dans les ruines de Mondragone? --Oui, oui, il faut fuir, me disais-je, et fuir des demain. Il faut que cette soiree charmante et cette nuit poetique ne me portent pas a m'endormir dans les delices de l'egoisme. Eh bien, ce souvenir restera en nous comme une date romanesque dans l'histoire de nos amours; mais, la nuit prochaine, il faut, a tout prix, sortir des Etats du pape. M'etant arrete a cette resolution, je restai pres du feu, absorbe dans une douce reverie, voulant savourer toutes les impressions de cette nuit d'aventures a laquelle je ne devais pas vouloir de lendemain. La flamme montait dans l'atre et projetait une vive clarte sur Daniella endormie. Quel beau sommeil que le sien! Je n'en ai jamais vu de semblable; c'est un des contrastes de cette organisation en qui toute chose touche a l'extreme. Autant elle est agissante et d'une vie energique dans la veille, autant elle est calme et comme ensevelie dans le repos. Elle ne reve pas; on l'entend a peine respirer. Elle est comme changee en statue dans sa pose simple et chaste. Sa physionomie est grave, impassible, recueillie comme dans une contemplation sereine du monde superieur. Pourtant ces formes gracieuses et delicates n'annoncent exterieurement ni l'energie dont elle est douee, ni le sang-froid dont elle est capable. Il faut toucher son poignet fin et sa jambe deliee pour sentir la force de ces muscles qui ne reculent devant aucun effort de travail. Elle a tant de souplesse dans les mouvements qu'on la croirait frele; mais, en realite, soit volonte, soit race, soit habitude, elle a, pour marcher, pour courir, pour porter des fardeaux, une aisance et une vigueur peu communes chez une femme. Elle dit avoir ete si passionnee pour la danse, avant de quitter Frascati, qu'elle dansait six heures de suite sans respirer, et s'en allait, en sortant du bal, se mettre a l'ouvrage au point du jour, sans qu'il lui en coutat le moindre effort. Aussi se moque-t-elle de moi quand je la plains de ne pouvoir rester pres de moi a dormir pendant que le soleil commence a luire. Elle dit que, si elle vivait sans fatigue et sans emotion, elle serait bientot morte. Qu'y a-t-il donc en elle de si solide comme force physique, que l'exuberance de la force morale ne l'ait pas deja usee? Quand elle est forcee de reprendre le soin de la vie materielle, c'est une agilite, une gaiete, une presence d'esprit, une nettete de vouloir et une promptitude d'action qui font d'elle une menagere, une servante et une ouvriere modeles. Qui croirait, a la voir se livrer avec _maestria_ aux occupations les plus vulgaires, qu'elle a ces extases de colombe mystique? J'etais heureux de ne pas dormir et de regarder son front pur, inonde de cheveux noirs, et ses longs cils fins projetant des ombres si douces sur ses joues veloutees. Comment ne l'ai-je pas remarquee, cette beaute penetrante, a nulle autre comparable, le premier jour ou elle m'est apparue? Comment, lorsque je l'ai regardee pour la premiere fois, l'ai-je trouvee seulement singuliere et agreable? Comment, lorsque, me sentant vaguement epris d'elle, je vous tracai son portrait a Rome, n'osai-je pas prononcer qu'elle etait jolie? Comment, dans ce temps-la, pouvais-je dire que Medora etait remarquablement belle? Dans mon souvenir, a present, Medora est laide et ne peut etre que laide, puisqu'en elle tout est l'oppose de ce chef-d'oeuvre de l'art divin que j'ai la dans le coeur et dans les yeux. Ma montre marqua trois heures. Son vieux bruit sec etait le seul bruit saisissable autour de moi. La sonorite s'etait faite au dehors, la pluie avait cesse. Quel fut donc mon etonnement d'entendre, comme une melodie aerienne passant dans l'air, au-dessus du tuyau de la cheminee, le son d'un instrument qui me parut etre celui d'un piano! Je pretai l'oreille, et je reconnus une etude de Bertini que l'on sabrait avec un aplomb revoltant. Cela avait quelque chose de si etrange et de si follement invraisemblable a pareille heure et en pareil lieu, que je crus etre hallucine. D'ou diable pouvait venir cette musique? Bile m'arrivait trop nette pour etre supposee partir du dehors; et, d'ailleurs, a un mille a la ronde, il n'y a pas une habitation que l'on puisse supposer en possession d'un piano et d'un pianiste. Etais-je trompe par le son de l'instrument? Celui-ci provenait-il d'un de ces petits _cembali_ portatifs que les artistes bohemiens promenent sur leur dos de porte en porte? Mais, si cela venait du dehors, a qui donnait-on cette aubade par un temps pareil et en plein desert? D'ailleurs, c'etait un piano, un veritable piano, assez faux et assez sec, mais piano s'il en fut, avec toutes ses octaves et ses deux pedales. --Il y a de quoi devenir fou ici, dis-je a Daniella, que l'agitation de ma surprise avait eveillee. Ecoute, et dis-moi si cela est concevable! --Cela ne peut venir, dit-elle apres avoir ecoute, que du couvent des Camaldules, qui est a un quart de lieue d'ici. Je ne sache pas qu'il y ait la d'autre instrument que l'orgue de l'eglise: il faut que quelque moine artiste soit en train d'etudier une messe pour dimanche prochain. --Une messe sur une etude de Bertini! --Pourquoi non? --Mais ce n'est pas plus la le son de l'orgue qu'une crecelle n'est une cloche. --Eh! mon Dieu, la nuit, et quand l'air est detendu par la pluie, les sons lointains nous arrivent quelquefois si deguises, que l'on jurerait entendre tout autre chose que ce qui est. Il fallut nous arreter a cette supposition. Il n'y en a pas d'autre admissible. Nous nous rendormimes au son du piano fantastique, dans cette masure, que l'on pourrait appeler le chateau du diable. A mon tour, je fus vaincu par le sommeil, a tel point, que Daniella, craignant mon chagrin et mon inquietude ordinaires, se leva sans bruit, au point du jour, et s'echappa furtivement, apres m'avoir bien enferme dans le casino, car elle craignait qu'etant libre d'errer dans les ruines, je ne me fisse voir par quelque ouverture. Elle ne fut pas plus tot partie, qu'une sollicitude instinctive m'eveilla, et que je voulus courir apres elle pour lui dire mon projet d'evasion; mais j'etais sous clef et je me resignai a reprendre mon somme. Le temps s'annoncait magnifique, et le soleil envoyait deja une lueur rose derriere les montagnes bleuatres. Sur ces terrains inclines, ou la roche volcanique s'egrene en sable dore a la surface, la pluie ne laisse ni fange ni humidite, et, une heure apres la plus forte averse, on n'en retrouve la trace que sur les herbes plus vertes et les fleurs plus riantes. Je me consolai donc un peu, en pensant que ma chere Daniella n'avait a faire, ce matin-la, qu'une promenade agreable a travers le parc. Ce fut elle qui m'eveilla a neuf heures. Elle avait couru pour moi toute la matinee. Elle avait ete a Frascati comme pour acheter du fil, mais, en fait, pour savoir ce qui se passait a propos de moi. Elle avait cause avec la Mariuccia, et m'apportait, de Piccolomini, ma valise, mon necessaire de toilette; mes albums et mon argent. Ceci me parut tres-bien vu; nous etions libres de partir. En outre, elle apportait des provisions de bouche pour deux jours, de la bougie, des cigares, et ce fameux cafe dont elle tenait tant a ne pas me sevrer. Elle avait trouve moyen de faire grimper tout ce fardeau, dans une brouette poussee par un des journaliers de Piccolomini, jusqu'au haut du _stradone_, le tout recouvert de pois secs que la Mariuccia etait censee vendre a Olivia, et que celle-ci faisait remiser dans un de ses _fourre-tout_ de Mondragone, ou, selon elle, on allait envoyer encore une fois des ouvriers pour reparer le chateau. Le paysan avait laisse la brouette a l'entree de la cour, et, renvoye de suite, il n'avait rien vu deballer. Quoique ma chere maitresse fut tout essoufflee de cette expedition, je me rejouis de la bonne idee qu'elle avait eue. --Il faut maintenant, lui dis-je, puisque tu es si ingenieuse et si active, que tu arranges toutes choses pour notre fuite. Je t'enleve, a moins que tu ne me dises que mon affaire avec le Saint-Office n'aura pas de suites et que je peux t'epouser dans ce pays-ci, sans trop de retard. --Tu songes a l'impossible, repondit-elle en secouant la tete. Ton affaire prend une mauvaise tournure. Mon frere, qui, par bonheur, ne te soupconne pas du tout d'etre mon amant, a concu pourtant contre toi une haine effroyable, a cause des coups que lu lui as donnes. Il pretend maintenant qu'en le frappant, tu l'as traite d'espion et que tu as injurie et maudit, en termes revolutionnaires, le gouvernement de l'Eglise. Il dit t'avoir reconnu, et il produit un temoin qui serait accouru trop tard pour le secourir, mais qui aurait entendu tes paroles et vu ta figure. Ce temoin n'a jamais ete vu a Frascati, et pourtant la police parait le connaitre et a pris acte de sa deposition. On a ete encore hier au soir a Piccolomini, probablement pour t'arreter, et, ne te trouvant pas, on a fait ouvrir ta chambre pour s'emparer de tes papiers; car on assure maintenant que tu es affilie a l'eternelle conspiration que l'on decouvre toutes les semaines contre le pouvoir temporel du saint-pere. Heureusement, ma tante avait prevu le cas: elle avait retire de ta chambre tout tes effets, et jusqu'au moindre bout de papier chiffonne. Tout cela etait bien cache dans la maison. Elle a dit que tu etais parti la veille pour Tivoli, a pied, avec ton attirail de peintre, et que tes autres effets etaient restes a Rome le jour de Paques. Aussitot qu'elle s'est vue debarrassee de ces inquisiteurs, elle est partie elle-meme pour Rome, ou elle va consulter lord B*** sur ce qu'il y a a faire pour te tirer de la. Il faut donc que tu attendes patiemment ici le resultat de ses demarches; car de songer a voyager, de jour ou de nuit, sans tes passe-ports, qui sont a la police francaise a Rome, c'est impossible. Tu serais arrete a la premiere ville, et, vouloir passer la frontiere par les sentiers, comme font les brigands et les deserteurs, en supposant que je pusse te servir de guide, ce qui n'est pas, c'est mille fois plus penible et plus dangereux que de rester ici, ou, lors meme qu'on te soupconnerait d'y etre, on ne se deciderait pas aisement a venir te prendre. --Et pourquoi cela? --Parce que ceci est une ancienne residence papale et qu'il y avait autrefois droit d'asile. Les Borghese avaient herite de ce droit, et, bien que tout cela soit aboli, la coutume et le respect des anciens droits subsistent encore. Pour se faire ouvrir ces portes qui te defendent, il faudrait que l'autorite locale se decidat a faire une grave injure a la princesse, et on ne l'osera jamais sans sa permission. --Mais pourquoi n'obtiendrait-on pas cette permission? --Parce que Olivia aussi est partie pour Rome, et qu'elle va tout confier a sa maitresse, laquelle est genereuse et s'interessera a nous. Tu vois que les femmes sont bonnes a quelque chose, et je crois meme que, dans notre pays romain, il n'y a que nous qui valions quelque chose en effet. J'etais bien de cet avis, et, me rappelant que, sans passeport, il n'y avait moyen de s'embarquer sur aucune rive d'Italie, a moins de se lancer dans ces aventures trop penibles ou trop perilleuses pour la chere compagne que je ne veux pas laisser derriere moi, je me suis resigne a suivre son conseil et a m'abandonner a la protection des femmes; car je suis profondement touche du devouement de la Mariuccia et d'Olivia. J'admire la prevoyance et l'activite de ce sexe genereux et intelligent, qui, en tout temps et en tout pays, mais en Italie surtout, a ete la providence des persecutes. --Prends-en donc ton parti, disait Daniella en rangeant la chambre et en placant un petit crucifix a mon chevet et un vase a fleurs sur ma cheminee, comme s'il se fut agi d'installer la un menage dans les conditions les plus regulieres et les plus naturelles: tu en seras quitte pour t'ennuyer ici huit jours au plus. Il est impossible que milord et la princesse ne trouvent pas le moyen de te delivrer avant une semaine. --M'ennuyer! tu ne viendras donc plus me voir? --Et comment vivrais-je si je ne venais pas? Oh! si tu voyais un jour s'ecouler sans moi, tu pourrais bien dire: "La Daniella est morte!" --Mais la Daniella ne peut pas mourir! --Non, puisque tu l'aimes!... Donc, tu te soumets? --Avec une joie dont tu n'as pas d'idee; car je me suis tourmente tout un jour du desir d'etre enferme ici avec toi. Une seule chose me gate mon reve, c'est le metier que tu fais pour venir et t'en aller. Cela est un vrai supplice pour moi. --Et tu as tort. Voila le beau temps; le vent souffle de l'Apennin, tous les nuages s'en vont a la mer. Nous avons du soleil au moins pour huit jours; mes promenades seront donc tres-jolies, et, puisque nous avons invente, Olivia et moi, l'arrivee prochaine d'ouvriers dans ce chateau, nous aurons mille pretextes pour qu'elle m'y envoie avec des paquets. D'ailleurs, le plus lourd est transporte; je n'ai plus qu'a m'occuper de te nourrir. Si ce beau temps nous amene quelques etrangers a Frascati, les soirees sont encore trop fraiches pour qu'ils ne retournent pas a Rome avant la nuit. Or, comme la journee suffit a peine pour leur faire voir les villas qui touchent a la ville, et Tusculum, qui attire plus que tout le reste, tu ne seras pas derange ici. Mondragone est toujours ce que l'on visite le moins, et, s'il arrivait que, pour ne pas eveiller les soupcons, Olivia fut forcee d'amener ici quelque promeneur, souviens-toi de ce que je vais te dire de sa part. Elle aurait le soin de frapper tres-longtemps et tres-fort a la grande porte avant d'ouvrir elle-meme. Elle ferait semblant de compter sur un ouvrier occupe dans la cour, et, ne le voyant pas venir, elle essayerait une pretendue _autre_ clef, qui serait la veritable et qui ouvrirait comme par hasard. Tu aurais eu tout le temps de rentrer dans ton casino et de t'y enfermer. On n'est force d'y conduire personne, puisque les etrangers ne savent pas qu'il existe, et on peut toujours dire qu'il tombe et qu'on n'y va plus. --Ah ca! mon Dieu, ne tombera-t-il pas, pendant que tu es avec moi? Je deviens bete et peureux, comme un enfant. Je suis si heureux, que je me demande si le ciel ne va pas s'ecrouler sur nos tetes, ou si la terre ne va pas fuir sous nos pieds. --Rien ne tombera, rien ne bougera; nous nous aimons! --Tu as raison! Il doit y avoir pour les vrais amants une Providence particuliere. --Il y a plus que cela: il y a en eux une vertu magique et une force surnaturelle qui vaincraient le diable, si le diable s'attaquait a eux. Elle dejeuna avec moi, et me quitta pour aller travailler a la villa Taverna, car il faut qu'elle soit vue faisant sa besogne, et nous decidames qu'a partir du lendemain, elle ne reviendrait plus dans la journee, a moins de quelque evenement imprevu. Elle m'arriverait tous les jours, a six heures du soir, et ne partirait plus qu'a huit heures du matin. Il lui etait indifferent de rencontrer des ouvriers dans le parc a cette heure-la. Elle serait censee avoir ete faire pour Olivia une commission au couvent des Camaldules, et, quant a la course du soir, elle trouverait des raisons non moins plausibles. --De quoi t'inquietes-tu? disait-elle. Les raisons ne manquent jamais. Cela se trouve, juste au moment ou l'on en a besoin, et celle qui reste court, ou qui fait un mensonge invraisemblable, n'est pas digne d'etre femme et d'avoir un amant. Je m'etais souvent imagine, moi, que, quand une femme me dirait si ingenument sa superiorite en fait de ruse, je me mefierais d'elle pour mon compte; mais, depuis que j'aime celle-ci, tout est change en moi, tout est renverse dans mon esprit. Du moment que c'est elle qui ment, je trouve que le mensonge est une des graces de son sexe. Toutes choses reglees ainsi, je l'ai vue partir sans angoisse. Il me semblait que je ne la quittais pas: j'allais penser a elle tout le jour en travaillant. XXIX Mondragone, 12 avril. Car il est bien temps de travailler, n'est-ce pas? Depuis que j'ai mis le pied en Italie, je me delie les jambes et je me croise les bras. Il est temps aussi, non plus de savoir si j'aurai du talent, mais de songer a en acquerir. En tout cas, il faut que j'aie une industrie qui m'aide a me constituer une securite, un interieur, une famille. Cette industrie pourra toujours etre un gagne-pain, sans aucun honneur artistique; c'est le pis-aller de la situation; mais on doit se degouter d'un metier ou l'on ne met pas tout l'effort de son etre moral, et je veux, puisque la question de metier est jugee et acceptee par ma conscience, porter dans le mien tout l'ideal dont je suis capable, tout le feu que je dois puiser dans l'amour. Allons, allons! oui: je dois a la femme qui m'a initie a la vie superieure, de manifester cette vie par une distinction et une valeur quelconques. J'aurai donc du talent, il le faut, et ce probleme de ma destinee et de ma pensee, qui me paraissait si effrayant a sonder, c'est une chose claire comme le jour, a present. _Vouloir, esperer, tenter!_ Non! Quelque chose de plus encore; quelque chose comme ce qui fait la grandeur et la beaute de ma maitresse: _Croire et pouvoir!_ Je commencai donc sur-le-champ a deballer et a preparer mon sac d'etude; apres quoi, je cherchai un sujet pour commencer quelque chose. J'avais si bien jure d'etre prudent, que Daniella m'avait laisse la liberte de me promener dans mon vaste domaine. Il y a la, quand le soleil brille, dans ces accidents d'architecture disloquee, dans cette vegetation folle qui a tout envahi, dans ce contraste d'un reste d'opulence souriante avec la solennite de l'abandon, des motifs pour toute la vie d'un peintre. Ces ruines n'ont rien qui rappelle celles de nos manoirs feodaux. Il n'y faudrait chercher ni les grandes lignes austeres, ni la sombre couleur, ni le caractere effrayant. Le Pianto lui-meme n'a rien de lugubre. C'est toujours l'Italie qui rit et chante jusque sous l'herbe du tombeau. Mais, par cela meme que de telles ruines ont une physionomie que les litterateurs et les peintres n'ont pas usee, soit qu'ils ne l'aient pas regardee, soit qu'ils ne l'aient pas comprise, elles sont pour moi une trouvaille. Ce n'est pas seulement un fait a etudier, c'est un certain aspect a rendre, un sentiment particulier a exprimer; c'est une interpretation originale d'objets qui ont leur maniere d'exister. J'ai appris avec soin la perspective et j'ai etudie l'architecture, ne voulant pas etre arrete par des obstacles materiels qui genent meme les maitres aujourd'hui. On s'est moque de moi a l'atelier, et je me suis obstine a croire qu'en attendant la revelation de la syntaxe des choses, il etait bon d'en connaitre la grammaire elementaire. Nous n'avons pas toujours a notre service les conditions de l'inspiration, et les tons froids dominent dans le tableau de la vie; c'est donc une immense perte de temps que d'attendre les beaux jours de l'exuberance. Si nous n'avons qu'accidentellement du soleil dans l'ame, nous avons toujours, quand nous la cultivons un peu, cette tranquille et laborieuse petite volonte dont vous aussi, mon ami, vous m'avez raille quelquefois. Tant il y a qu'aujourd'hui me voila prisonnier dans des murailles, c'est-a-dire dans des lignes, des aplombs, des angles et des paralleles; que tout cela produit, dans l'ombre et dans la lumiere, des effets magiques, et que je suis bien content d'etre adroit et habile, en attendant mieux. J'ai donc passe deux heures a me promener dans tous les sens et a contempler les effets. Je n'avais que l'embarras du choix. Il s'agit de commencer par quelque chose, et je suis fixe pour demain; mais vous savez, mon ami, que l'on ne peut pas travailler exclusivement devant la nature. Elle ne pose pas toujours devant nous, et meme elle pose a peu, qu'elle nous desespere. C'est un modele qui ne reste pas un instant eclaire comme l'instant d'auparavant. Il faut prendre l'effet au vol, et interpreter ensuite avec le sentiment. J'avais donc besoin d'un atelier pour travailler _da me_, comme on dit ici, et je me suis mis a le chercher. Certes, le local ne manque pas, et, pour cela aussi, je n'avais que l'embarras du choix. Je me suis decide pour une salle immense et d'une fort belle coupe, situee au premier, du cote sud; au troisieme, du cote nord, tout au beau milieu du grand pavillon. Ce doit avoir ete la, jadis, la chapelle papale. Elle n'a plus que quatre murs, et pas mal de trous que je suis occupe a boucher avec des planches, laissant a decouvert tes ouvertures qui me donnent un beau jour et qui sont placees trop haut pour inquieter ma Daniella. Il y a ici, a discretion, du bois de travail en partie debite, des echelles, des planches et des treteaux de toute dimension. J'ai trouve meme quelques vieux outils elementaires laisses par les ouvriers, une scie, un marteau, des tenailles, etc., et j'ai choisi, dans le bois depece pour la menuiserie, les materiaux au moyen desquels je pourrai me fabriquer, tant bien que mal, une espece de chevalet. Eleve a la campagne, je ne suis pas plus maladroit qu'un autre, et il ne me faudra pas beaucoup de temps pour devenir le Robinson de ma solitude. Je suis sur, pourtant, que vous riez de mes preoccupations d'installation et d'outillement dans mes ruines. Moi aussi, j'en ris; ce qui ne m'empeche pas de m'en amuser serieusement. Daniella songe bien a mon cafe! Je trouve charmant de m'etablir comme un artiste paisible et bourgeois, dans les conditions qui semblent le plus exclure le bien-etre du corps et de l'esprit. Et, si vous y reflechissez, vous verrez combien ce sentiment-la est naturel, et comme l'idee d'un certain arrangement des choses, fut-ce dans une grotte de rochers, egaye la vie et provoque l'activite humaine. Quand je me suis vu muni de tout ce qui m'etait necessaire, j'ai songe au moyen de scier et de clouer sans faire de bruit. J'ai essaye mon marteau, enveloppe d'un lambeau de tablier de cuir abandonne par les charpentiers; mais, de mon atelier, je domine tous les environs, et, bien que les jardins soient presque toujours deserts autour de Mondragone, la petite ferme situee tout au bas de l'allee de cypres, c'est-a-dire a un quart de lieue environ, doit entendre chanter les grandes girouettes de la terrasse. Donc, je dois renoncer au marteau, et demander a Daniella de m'apporter des clous a vis et des vrilles. Quant au bruit moins retentissant de la scie, j'irai me servir de cet outil dans le Pianto, ou j'ai remarque qu'aucun bruit du dehors ne penetre; d'ou je conclus qu'aucun bruit n'en doit sortir. Ne pouvant rien commencer aujourd'hui, j'ai fait une nouvelle tournee a un autre point de vue. Il s'agit de savoir si, en collant l'oeil aux fentes des huis ou en grimpant aux murs d'enceinte, on peut m'apercevoir du dehors quand je ne suis pas dans mon casino. Je me suis assure que les portes sont neuves et bien jointes; que les murs, qui me paraissaient mediocrement eleves, Continent, a l'exterieur, des escarpements formidables; enfin, que ma forteresse, avec son air benin, est tres-difficile a escalader. Pourtant je dois regarder le casino comme une citadelle de reserve, en cas d'envahissement des autres parties de mon domaine par les curieux, et j'ai avise a boucher les fentes des portes et fenetres qui relient ma petite terrasse avec le fond du portique de Vignole, lequel sera mon promenoir les jours de pluie, et mon chemin de retraite rapide en cas d'alerte. Me voila donc a l'abri de tout espionnage et de toute surprise. Il ne reste plus a redouter que le cas de sommation legale a la bonne Olivia, et le casino n'est garanti, du cote des appartements, que par des portes assez minces. En outre, il n'y a aucun moyen de s'en echapper sans courir grand risque de se casser le cou, et cette idee me fait fremir quand je songe que je peux etre surpris avec Daniella, et qu'elle tenterait probablement de s'echapper avec moi. Pourtant, tous ces palais italiens ont quelque ingenieuse cachette ou quelque issue mysterieuse, et je serais bien etonne si je ne decouvrais pas l'une ou l'autre quelque part. C'est toujours vers le Pianto que mon esprit va cherchant le mystere de Mondragone. Il est evident qu'Olivia et Daniella l'ignorent; mais, si l'ecroulement de quelque passage secret a efface le souvenir de la tradition, est-il possible d'en retrouver la trace? Je suis donc retourne au Pianto, et j'ai vainement tache d'explorer les cuisines, sous le _terrazzone_. Apres quelques pieces insignifiantes, j'ai trouve des murs et des amas de moellons places recemment pour soutenir les voutes qui menacaient ruine. Cette partie est condamnee absolument. Remontant alors au cloitre, je suis venu a bout, avec mon ciseau, de forcer le volet d'une de ces petites fenetres plus larges que hautes, sortes de soupiraux qui me tourmentaient. J'ai lance par la, d'abord de petites pierres que j'ai entendues, tomber assez profondement, et puis des morceaux de papier enflammes que j'ai pu suivre de l'oeil. Le premier que j'ai risque a ete le seul qui menacat d'incendier le chateau. En le regardant descendre lentement et bruler a terre, je me suis assure qu'il n'y avait la aucun amas de bois et aucun debris combustible; rien que le sol, seme de pierres et de briques cassees. Les autres papiers enflammes m'ont permis de distinguer parfaitement le local. C'est une cave assez spacieuse, bien voutee, tres-seche, et qui communiquait a une cave contigue par une arcade maintenant comblee de debris jusqu'au cintre. Tout cela me serait bien facile a explorer au moyen d'une corde a noeuds fixee au soupirail, si ce soupirail n'etait defendu par des barres de fer tres-rapprochees et tres-bien scellees dans la pierre. Il faudrait donc arracher cette grille, ce qui ne serait pas impossible avec les outils convenables; mais le bruit! Il ne m'est pas bien prouve qu'il soit absolument etouffe dans cet entonnoir. Au premier ouragan, je profiterai du vacarme general pour risquer ce travail. N'ayant plus rien a tenter aujourd'hui, je suis revenu sur ma petite terrasse pour vous ecrire tout ce qui precede. J'ai, de la, cette magnifique vue dont je vous ai parle, et, avec la jouissance des yeux, celle de l'ouie; car, excepte le berger qui garde ses moutons sur les sommets de Tusculum, je suis l'habitant le plus haut perche de tout ce massif de montagnes. Tous les bruits des collines et des vallees montent donc jusqu'a moi, et j'ai eu le loisir, en vous ecrivant, d'etudier cette musique produite par la rencontre fortuite des sons epars qui constitue, en chaque pays, ce que l'on pourrait appeler la musique naturelle locale. Il y a des endroits comme cela qui chantent toujours, et celui-ci est le plus melodieux ou je me sois jamais trouve. En premiere ligne, il faut mettre la chanson des grandes girouettes de la terrasse exterieure. Il est si regulierement phrase a son debut, que j'ai pu ecrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement a chaque souffle du vent d'est, qui regne depuis ce matin. Ce vent procede, sur la premiere girouette, par une phrase de deux mesures plaintives a laquelle repond la seconde girouette par une phrase pareille de forme, mais d'une modulation plus triste; la troisieme continue le meme motif, en le modifiant par un changement de ton tres-heureux. La quatrieme girouette est cassee, par consequent muette, ce qui est fort a propos, vu que son silence permet a la premiere de reprendre son theme dans le ton ou il vient d'etre porte par l'augmentation du vent; alors, pour peu que la bouffee continue, les trois girouettes chantent une sorte de canon a trois voix qui est fort etrange et fort penetrant, jusqu'a ce que le souffle qui les pousse tombe peu a peu et les ramene, par des intervalles inappreciables a nos conventions musicales, c'est-a-dire plus ou moins faux, a leur justesse premiere. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une tenuite impossible, sont comme les tenors aigus qui dominent l'ensemble. Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des Camaldules; mais il arrive, a chaque instant, que ces cloches leur font une tres-belle harmonie. J'entends aussi, par moments, les phrases entrecoupees des orgues de ce couvent, ou de l'eglise de Monte-Porzio, village que j'apercois sur ma droite, au-dela des Camaldules. Est-ce de l'une ou de l'autre eglise que partaient, cette nuit, les sons que j'ai cru etre ceux d'un piano? En ce moment, rien n'y ressemble, rien ne m'explique ce phenomene d'acoustique. D'autres chants se melent encore a ceux des girouettes: ce sont les refrains des paysans epars dans la campagne. Ils chantent fort mal; ils crient du nez, et je n'en entends pas un sur cent qui me paraisse tant soit peu bien organise pour la musique. Ils semblent avoir beaucoup moins conscience de ce qu'ils chantent que les girouettes de Mondragone. Neanmoins, je saisis parfois des phrases d'un caractere sauvage qui ne deparent pas le sentiment repandu dans l'ensemble. Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins demesures qui se dressent du cote de la villa Taverna comme des parasols ouverts au-dessus du _stradone_ de chenes, et dans une cascade que je ne puis apercevoir, mais que je me rappelle avoir remarquee le long de l'enorme massif de maconnerie qui soutient le _terrazzone_. Ces eaux perdues des ruines sont tres mysterieuses. Les fontaines d'ou elles jaillissaient etant brisees et taries, elles se sont fraye des passages inconnus dans les fondations et s'echappent par les fissures qu'elles rencontrent, au milieu de rideaux de plantes parietaires qui font des cheveux et de la barbe aux grands mascarons beants au fond des niches. Et puis, il y a les cris des oiseaux, bien que les oiseaux soient beaucoup plus rares ici que dans nos climats. Ce sont les vautours et les aigles qui dominent. Le menu peuple des petits chanteurs mysterieux des buissons me parait en minorite. Il y a donc peu de doux gazouillements dans l'air, mais de grandes voix aigres qui semblent chanter une messe des morts, en se moquant de ce qu'elles disent. En ecoutant tout cela, je poursuis et tourmente une idee qui m'a bien souvent frappe dans ces harmonies naturelles que produit le hasard. Le vent, l'eau courante, les portes qui grincent sur leurs gonds, les chiens qui hurlent et les enfants qui crient, toutes ces voix qui sont censees chanter faux, produisent quelquefois, par cela meme qu'elles echappent aux regles tracees, des effets d'une puissance et d'une signification extraordinaires. C'est peut-etre bien a tort que les musiciens s'en offensent. Dans le faux, il y aurait a choisir, et, si nous n'avions le sens de l'ouie oblitere par la convention de la methode, nous decouvririons des beautes inconnues, des expressions souverainement vraies et necessaires dans des dissonances reputees inadmissibles. Dans ce nombre, il faudrait ranger surtout la fantaisie eolique que ces girouettes rouillees me font entendre en ce moment. Elles pleurent et soupirent, dans leurs folles discordances, avec une energie dont aucune definition musicale ne saurait rendre le dechirement. C'est quand elles sortent de leurs themes _possibles_, c'est quand je ne trouve plus le moyen de noter leurs vibrations delirantes avec des signes convenus, qu'elles remplissent l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble a la langue mysterieuse de l'infini. Et nous, helas! dans tous nos arts comme dans toutes nos manifestations de sentiment, nous touchons a la limite du possible avec une effrayante rapidite. Oh! comme je sens cela, maintenant que le sens de l'infini est entre avec l'amour dans mon ame! Comme je sens que les paroles sont vaines et les expansions bornees! je n'ose relire ce que je vous ecrivais il y a une heure, dans la crainte d'etre indigne d'avoir ose tenter de l'ecrire! Et pourtant, mon coeur deborde, et j'ai comme un besoin de crier ma joie aux hirondelles qui passent sur ma tete et aux brises qui couchent les herbes sur les flancs des ruines. Mais je m'arrete, parce que je ne la sais pas, cette langue de l'infini qui me mettrait en rapport avec tout ce qui aime et respire dans l'univers. Le langage humain est court et grossier. Plus il s'alambique, plus il est cynique quand il veut raconter l'amour. L'amour! Il n'a qu'un mot, _j'aime!_ et, quand il ajoute _j'adore!_ il ne sait deja plus ce qu'il dit. Aimer est tout; et ce qu'il y a de divin et d'ineffable dans cet acte immateriel de l'union des ames, rien ne peut l'exprimer en plus ou en moins. C'est qu'a un certain degre d'intensite de l'emotion, l'esprit rencontre un obstacle qui est comme le seuil du sanctuaire de la vie divine. _Tu n'iras pas plus loin!_ voila ce qui a ete dit au flot de notre passion terrestre; au dela de certains cris de la celeste volupte, tu ne pourras plus rien dire; car tu serais Dieu si tu savais manifester le sixieme sens, et il faut rester ce que tu es. Le soleil baisse, et je n'ai, d'ailleurs, plus le coeur a ecrire. Quand l'heure approche ou je vais la revoir, je ne me rends plus compte que d'une impatience devorante. Mais la voila, je l'entends ouvrir la porte de la cour. Ce n'etait pas elle! C'etait un de ces bruits qu'il me faut etudier un a un avec soin pour en decouvrir la cause. La grande caserne du fond de la cour laisse pleuvoir ses ardoises, qui, en se detachant avec leurs clous du bois pourri, grattent le toit avant de tomber.--Elle est venue tard: j'ai ete bien inquiet. Enfin, la voila, et, pendant qu'elle met notre couvert, je veux vous dire ce qui se passe dehors a propos de moi. Olivia et Mariuccia sont revenues de Rome; c'est pour les attendre et pour me rapporter le resultat de leur voyage que Daniella n'est venue qu'a sept heures. Lord B*** et sa famille sont a Florence et ne rentreront a Rome que la semaine prochaine. La princesse Borghese est absente aussi; mais son intendant general, sur des sentiments genereux de sa maitresse, a parle a un personnage puissant qui s'est engage a paralyser les poursuites en ce qui concerne l'integrite de mon asile, a la condition que je n'en sortirai pas sans sa permission ecrite. Voila donc un protecteur qui se constitue mon geolier, et, pour un peu, je serais ici prisonnier sur parole. Mais c'est ma Daniella qui seule exige de moi ce serment. Le cardinal *** se contente de me faire savoir qu'en me tenant cache a Mondragone, je ne cours aucun danger. Il ne repond de rien si j'en sors seulement une heure. Tout cela m'arrange on ne peut mieux, et je crois bien que, dans l'etat des choses, il faudrait beaucoup de sbires et de gendarmes pour me faire quitter ma chere prison. FIN DU TOME PREMIER End of Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of La Daniella, Vol. I., by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DANIELLA, VOL. I. *** ***** This file should be named 13917.txt or 13917.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/9/1/13917/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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