Redistribuito da: classicistranieri.com | Facciamo una biblioteca multiediale. Meglio. E ci dispiace per gli altri! The Project Gutenberg EBook of Germinal, by Emile Zola (#8 in our series by Emile Zola) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Nous remercions la Bibliotheque Nationale de France qui a mis a disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donne l'autorisation de les utiliser pour preparer ce texte. Emile Zola Germinal Premiere Partie I Dans la plaine rase, sous la nuit sans etoiles, d'une obscurite et d'une epaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes a Montsou, dix kilometres de pave coupant tout droit, a travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait meme pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacees d'avoir balaye des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pave se deroulait avec la rectitude d'une jetee, au milieu de l'embrun aveuglant des tenebres. L'homme etait parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allonge, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noue dans un mouchoir a carreaux, le genait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantot d'un coude, tantot de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains a la fois, des mains gourdes que les lanieres du vent d'est faisaient saigner. Une seule idee occupait sa tete vide d'ouvrier sans travail et sans gite, l'espoir que le froid serait moins vif apres le lever du jour. Depuis une heure, il avancait ainsi, lorsque sur la gauche, a deux kilometres de Montsou, il apercut des feux rouges, trois brasiers brulant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hesita, pris de crainte; puis, il ne put resister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. Un chemin creux s'enfoncait. Tout disparut. L'homme avait a droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferree; tandis qu'un talus d'herbe s'elevait a gauche, surmonte de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, a un coude du chemin, les feux reparurent pres de lui, sans qu'il comprit davantage comment ils brulaient si haut dans le ciel mort, pareils a des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arreter. C'etait une masse lourde, un tas ecrase de constructions, d'ou se dressait la silhouette d'une cheminee d'usine; de rares lueurs sortaient des fenetres encrassees, cinq ou six lanternes tristes etaient pendues dehors, a des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de treteaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyee de nuit et de fumee, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un echappement de vapeur, qu'on ne voyait point. Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte: a quoi bon? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les batiments, il se risqua enfin a gravir le terri sur lequel brulaient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour eclairer et rechauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe a terre avaient du travailler tard, on sortait encore les debris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les treteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, pres de chaque feu. --Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles. Tournant le dos au brasier, le charretier etait debout, un vieillard vetu d'un tricot de laine violette, coiffe d'une casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilite de pierre, qu'on eut vide les six berlines montees par lui. Le manoeuvre employe au culbuteur, un gaillard roux et efflanque, ne se pressait guere, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, la-haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines regulieres passaient comme des coups de faux. --Bonjour, repondit le vieux. Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regarde d'un oeil mefiant, dit son nom tout de suite. --Je me nomme Etienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici? Les flammes l'eclairaient, il devait avoir vingt et un ans, tres brun, joli homme, l'air fort malgre ses membres menus. Rassure, le charretier hochait la tete. --Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore presente deux hier. Il n'y a rien. Une rafale leur coupa la parole. Puis, Etienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri: --C'est une fosse, n'est-ce pas? Le vieux, cette fois, ne put repondre. Un violent acces de toux l'etranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpre, laissa une tache noire. --Oui, une fosse, le Voreux... Tenez! le coron est tout pres. A son tour, de son bras tendu, il designait dans la nuit le village dont le jeune homme avait devine les toitures. Mais les six berlines etaient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui herissait le poil. Le Voreux, a present, sortait du reve. Etienne, qui s'oubliait devant le brasier a chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronne du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carree de la pompe d'epuisement. Cette fosse, tassee au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminee comme une corne menacante, lui semblait avoir un air mauvais de bete goulue, accroupie la pour manger le monde. Tout en l'examinant, il songeait a lui, a son existence de vagabond, depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chasse de Lille, chasse de partout; le samedi, il etait arrive a Marchiennes, ou l'on disait qu'il y avait du travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait du passer le dimanche cache sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, a deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas meme une croute: qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement ou s'abriter contre la bise? Oui, c'etait bien une fosse, les rares lanternes eclairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des generateurs, dans une clarte vive. Il s'expliquait jusqu'a l'echappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relache, qui etait comme l'haleine engorgee du monstre. Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas meme leve les yeux sur Etienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombe a terre, lorsqu'un acces de toux annonca le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines. --Il y a des fabriques a Montsou? demanda le jeune homme. Le vieux cracha noir, puis repondit dans le vent: --Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ca, il y a trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n'avait tant gagne... Et voila qu'on se remet a se serrer le ventre. Une vraie pitie dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns apres les autres... Ce n'est peut-etre pas la faute de l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en Amerique? Sans compter que les betes meurent du cholera, comme les gens. Alors, en courtes phrases, l'haleine coupee, tous deux continuerent a se plaindre. Etienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine: il fallait donc crever de faim? bientot les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait le vieillard, ca finirait par mal tourner, car il n'etait pas Dieu permis de jeter tant de chretiens a la rue. --On n'a pas de la viande tous les jours. --Encore si l'on avait du pain! --C'est vrai, si l'on avait du pain seulement! Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement melancolique. --Tenez! reprit tres haut le charretier en se tournant vers le midi, Montsou est la... Et, de sa main tendue de nouveau, il designa dans les tenebres des points invisibles, a mesure qu'il les nommait. La-bas, a Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de reduire son personnel, il n'y avait guere que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze pour les cables de mine, qui tinssent le coup. Puis, d'un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitie de l'horizon: les ateliers de construction Sonneville n'avaient pas recu les deux tiers de leurs commandes habituelles; sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement etaient allumes; enfin, a la verrerie Gagebois, une greve menacait, car on parlait d'une reduction de salaire. --Je sais, je sais, repetait le jeune homme a chaque indication. J'en viens. --Nous autres, ca va jusqu'a present, ajouta le charretier. Les fosses ont pourtant diminue leur extraction. Et regardez, en face, a la Victoire, il n'y a aussi que deux batteries de fours a coke qui flambent. Il cracha, il repartit derriere son cheval somnolent, apres l'avoir attele aux berlines vides. Maintenant, Etienne dominait le pays entier. Les tenebres demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes miseres, que le jeune homme, inconsciemment, sentait a cette heure autour de lui, partout, dans l'etendue sans bornes. N'etait-ce pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue? Les rafales s'etaient enragees, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup d'hommes. Et, les yeux errants, il s'efforcait de percer les ombres, tourmente du desir et de la peur de voir. Tout s'aneantissait au fond de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, tres loin, que les hauts fourneaux et les fours a coke. Ceux-ci, des batteries de cent cheminees, plantees obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus a gauche, brulaient toutes bleues en plein ciel, comme des torches geantes. C'etait d'une tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres levers d'astres, a l'horizon menacant, que ces feux nocturnes des pays de la houille et du fer. --Vous etes peut-etre de la Belgique? reprit derriere Etienne le charretier, qui etait revenu. Cette fois, il n'amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter celles-la: un accident arrive a la cage d'extraction, un ecrou casse, allait arreter le travail pendant un grand quart d'heure. En bas du terri, un silence s'etait fait, les moulineurs n'ebranlaient plus les treteaux d'un roulement prolonge. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d'un marteau, tapant sur de la tole. --Non, je suis du Midi, repondit le jeune homme. Le manoeuvre, apres avoir vide les berlines, s'etait assis a terre, heureux de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement leve de gros yeux eteints sur le charretier, comme gene par tant de paroles. Ce dernier, en effet, n'en disait pas si long d'habitude. Il fallait que le visage de l'inconnu lui convint et qu'il fut pris d'une de ces demangeaisons de confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, a haute voix. --Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort. --C'est un surnom? demanda Etienne etonne. Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux: --Oui, oui... On m'a retire trois fois de la-dedans en morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le gesier, la troisieme avec le ventre gonfle d'eau comme une grenouille... Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m'ont appele Bonnemort, pour rire. Sa gaiete redoubla, un grincement de poulie mal graissee, qui finit par degenerer en un acces terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant, eclairait en plein sa grosse tete, aux cheveux blancs et rares, a la face plate, d'une paleur livide, maculee de taches bleuatres. Il etait petit, le cou enorme, les mollets et les talons en dehors, avec de longs bras dont les mains carrees tombaient a ses genoux. Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur les pieds, sans paraitre souffrir du vent, il semblait en pierre, il n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant a ses oreilles. Quand il eut tousse, la gorge arrachee par un raclement profond, il cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit. Etienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte. --Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez a la mine? Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras. --Longtemps, ah! oui!... Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, a cette heure. Calculez un peu... J'ai tout fait la-dedans, galibot d'abord, puis herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite, a cause de mes sacrees jambes, ils m'ont mis de la coupe a terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au moment ou il leur a fallu me sortir du fond, parce que le medecin disait que j'allais y rester. Alors, il y a cinq annees de cela, ils m'ont fait charretier... Hein? c'est joli, cinquante ans de mine, dont quarante-cinq au fond! Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammes, qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face bleme d'un reflet sanglant. --Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bete!... J'irai bien deux annees, jusqu'a ma soixantaine, pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent cinquante. Ils sont malins, les bougres!... D'ailleurs, je suis solide, a part les jambes. C'est, voyez-vous, l'eau qui m'est entree sous la peau, a force d'etre arrose dans les tailles. Il y a des jours ou je ne peux pas remuer une patte sans crier. Une crise de toux l'interrompit encore. --Et ca vous fait tousser aussi? dit Etienne. Mais il repondit non de la tete, violemment. Puis, quand il put parler: --Non, non, je me suis enrhume, l'autre mois. Jamais je ne toussais, a present je ne peux plus me debarrasser... Et le drole, c'est que je crache, c'est que je crache... Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir. --Est-ce que c'est du sang? demanda Etienne, osant enfin le questionner. Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main. --C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'a la fin de mes jours. Et voila cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. J'avais ca en magasin, parait-il, sans meme m'en douter. Bah! ca conserve! Il y eut un silence, le marteau lointain battait a coups reguliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remachant des souvenirs. Ah! bien sur, ce n'etait pas d'hier que lui et les siens tapaient a la veine! La famille travaillait pour la Compagnie des mines de Montsou, depuis la creation; et cela datait de loin, il y avait deja cent six ans. Son aieul, Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans alors, avait trouve le charbon gras a Requillart, la premiere fosse de la Compagnie, une vieille fosse aujourd'hui abandonnee, la-bas, pres de la sucrerie Fauvelle. Tout le pays le savait, a preuve que la veine decouverte s'appelait la veine Guillaume, du prenom de son grand-pere. Il ne l'avait pas connu, un gros a ce qu'on racontait, tres fort, mort de vieillesse a soixante ans. Puis, son pere, Nicolas Maheu dit le Rouge, age de quarante ans a peine, etait reste dans le Voreux, que l'on foncait en ce temps-la: un eboulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os avales par les roches. Deux de ses oncles et ses trois freres, plus tard, y avaient aussi laisse leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en etait sorti a peu pres entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait pour un malin. Quoi faire, d'ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ca de pere en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils, Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six ans d'abattage, les mioches apres les vieux, pour le meme patron: hein? beaucoup de bourgeois n'auraient pas su dire si bien leur histoire! --Encore, lorsqu'on mange! murmura de nouveau Etienne. --C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain a manger, on peut vivre. Bonnemort se tut, les yeux tournes vers le coron, ou des lueurs s'allumaient une a une. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou, le froid devenait plus vif. --Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Etienne. Le vieux haussa les epaules, puis les laissa retomber, comme accable sous un ecroulement d'ecus. --Ah! oui, ah! oui... Pas aussi riche peut-etre que sa voisine, la Compagnie d'Anzin. Mais des millions et des millions tout de meme. On ne compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour l'exploitation, le Voreux, la Victoire, Crevecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour l'epuisement ou l'aerage, comme Requillart... Dix mille ouvriers, des concessions qui s'etendent sur soixante-sept communes, une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des fabriques!... Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l'argent! Un roulement de berlines, sur les treteaux, fit dresser les oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait etre reparee, les moulineurs avaient repris leur besogne. Pendant qu'il attelait sa bete, pour redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant a elle: --Faut pas t'habituer a bavarder, fichu paresseux!... Si monsieur Hennebeau savait a quoi tu perds le temps! Etienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda: --Alors, c'est a monsieur Hennebeau, la mine? --Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur general. Il est paye comme nous. D'un geste, le jeune homme montra l'immensite des tenebres. --A qui est-ce donc, tout ca? Mais Bonnemort resta un instant suffoque par une nouvelle crise, d'une telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut crache et essuye l'ecume noire de ses levres, il dit, dans le vent qui redoublait: --Hein? a qui tout ca?... On n'en sait rien. A des gens. Et, de la main, il designait dans l'ombre un point vague, un lieu ignore et recule, peuple de ces gens, pour qui les Maheu tapaient a la veine depuis plus d'un siecle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse, c'etait comme s'il eut parle d'un tabernacle inaccessible, ou se cachait le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair, et qu'ils n'avaient jamais vu. --Au moins si l'on mangeait du pain a sa suffisance! repeta pour la troisieme fois Etienne, sans transition apparente. --Dame, oui! si l'on mangeait toujours du pain, ce serait trop beau! Le cheval etait parti, le charretier disparut a son tour, d'un pas trainard d'invalide. Pres du culbuteur, le manoeuvre n'avait point bouge, ramasse en boule, enfoncant le menton entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux eteints. Quand il eut repris son paquet, Etienne ne s'eloigna pas encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine brulait, devant le grand feu. Peut-etre, tout de meme, ferait-il bien de s'adresser a la fosse: le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se resignait, il accepterait n'importe quelle besogne. Ou aller et que devenir, a travers ce pays affame par le chomage? laisser derriere un mur sa carcasse de chien perdu? Cependant, une hesitation le troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyee sous une nuit si epaisse. A chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s'il eut souffle d'un horizon sans cesse elargi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours a coke, ensanglantant les tenebres, sans en eclairer l'inconnu. Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bete mechante, s'ecrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gene par sa digestion penible de chair humaine. II Au milieu des champs de ble et de betteraves, le coron des Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On distinguait vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adossees, des corps de caserne ou d'hopital, geometriques, paralleles, que separaient les trois larges avenues, divisees en jardins egaux. Et, sur le plateau desert, on entendait la seule plainte des rafales, dans les treillages arraches des clotures. Chez les Maheu, au numero 16 du deuxieme corps, rien ne bougeait. Des tenebres epaisses noyaient l'unique chambre du premier etage, comme ecrasant de leur poids le sommeil des etres que l'on sentait la, en tas, la bouche ouverte, assommes de fatigue. Malgre le froid vif du dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet etouffement chaud des chambrees les mieux tenues, qui sentent le betail humain. Quatre heures sonnerent au coucou de la salle du rez-de-chaussee, rien encore ne remua, des haleines greles sifflaient, accompagnees de deux ronflements sonores. Et, brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, compte les quatre coups du timbre, a travers le plancher, sans trouver la force de s'eveiller completement. Puis, les jambes jetees hors des couvertures, elle tatonna, frotta enfin une allumette et alluma la chandelle. Mais elle restait assise, la tete si pesante, qu'elle se renversait entre les deux epaules, cedant au besoin invincible de retomber sur le traversin. Maintenant, la chandelle eclairait la chambre, carree, a deux fenetres, que trois lits emplissaient. Il y avait une armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et rien autre, des hardes pendues a des clous, une cruche posee sur le carreau, pres d'une terrine rouge servant de cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l'aine, un garcon de vingt et un ans, etait couche avec son frere Jeanlin, qui achevait sa onzieme annee; dans celui de droite, deux mioches, Lenore et Henri, la premiere de six ans, le second de quatre, dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que Catherine partageait le troisieme lit avec sa soeur Alzire, si chetive pour ses neuf ans, qu'elle ne l'aurait meme pas sentie pres d'elle, sans la bosse de la petite infirme qui lui enfoncait les cotes. La porte vitree etait ouverte, on apercevait le couloir du palier, l'espece de boyau ou le pere et la mere occupaient un quatrieme lit, contre lequel ils avaient du installer le berceau de la derniere venue, Estelle, agee de trois mois a peine. Cependant, Catherine fit un effort desespere. Elle s'etirait, elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du fourreau etroit de sa chemise, que des pieds bleuis, comme tatoues de charbon, et des bras delicats, dont la blancheur de lait tranchait sur le teint bleme du visage, deja gate par les continuels lavages au savon noir. Un dernier baillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents superbes dans la paleur chlorotique des gencives; pendant que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec une expression douloureuse et brisee, qui semblait enfler de fatigue sa nudite entiere. Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu begayait, empatee: --Sacre nom! il est l'heure... C'est toi qui allumes, Catherine? --Oui, pere... Ca vient de sonner, en bas. --Depeche-toi donc, faineante! Si tu avais moins danse hier dimanche, tu nous aurais reveilles plus tot... En voila une vie de paresse! Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit a son tour, ses reproches s'embarrasserent, s'eteignirent dans un nouveau ronflement. La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit d'Henri et de Lenore, elle rejeta sur eux la couverture, qui avait glisse; et ils ne s'eveillaient pas, aneantis dans le gros sommeil de l'enfance. Alzire, les yeux ouverts, s'etait retournee pour prendre la place chaude de sa grande soeur, sans prononcer un mot. --Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! repetait Catherine, debout devant les deux freres, qui restaient vautres, le nez dans le traversin. Elle dut saisir le grand par l'epaule et le secouer; puis, tandis qu'il machait des injures, elle prit le parti de les decouvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut drole, elle se mit a rire, lorsqu'elle vit les deux garcons se debattre, les jambes nues. --C'est bete, lache-moi! grogna Zacharie de mechante humeur, quand il se fut assis. Je n'aime pas les farces... Dire, nom de Dieu! qu'il faut se lever! Il etait maigre, degingande, la figure longue, salie de quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la paleur anemique de toute la famille. Sa chemise lui remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais parce qu'il n'avait pas chaud. --C'est sonne en bas, repetait Catherine. Allons, houp! le pere se fache. Jeanlin, qui s'etait pelotonne, referma les yeux, en disant: --Va te faire fiche, je dors! Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il etait si petit, les membres greles, avec des articulations enormes, grossies par des scrofules, qu'elle le prit, a pleins bras. Mais il gigotait, son masque de singe blafard et crepu, troue de ses yeux verts, elargi par ses grandes oreilles, palissait de la rage d'etre faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit. --Mechant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s'etait pas rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d'infirme sa soeur et ses deux freres, qui maintenant s'habillaient. Une autre querelle eclata autour de la terrine, les garcons bousculerent la jeune fille, parce qu'elle se lavait trop longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonfles encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec l'aisance tranquille d'une portee de jeunes chiens, grandis ensemble. Du reste, Catherine fut prete la premiere. Elle enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le beguin bleu autour de son chignon; et, dans ces vetements propres du lundi, elle avait l'air d'un petit homme, rien ne lui restait de son sexe, que le dandinement leger des hanches. --Quand le vieux rentrera, dit mechamment Zacharie, il sera content de trouver le lit defait... Tu sais, je lui raconterai que c'est toi. Le vieux, c'etait le grand-pere, Bonnemort, qui, travaillant la nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait pas, il y avait toujours dedans quelqu'un a ronfler. Sans repondre, Catherine s'etait mise a tirer la couverture et a la border. Mais, depuis un instant, des bruits s'entendaient derriere le mur, dans la maison voisine. Ces constructions de briques, installees economiquement par la Compagnie, etaient si minces, que les moindres souffles les traversaient. On vivait coude a coude, d'un bout a l'autre; et rien de la vie intime n'y restait cache, meme aux gamins. Un pas lourd avait ebranle un escalier, puis il y eut comme une chute molle, suivie d'un soupir d'aise. --Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voila Bouteloup qui va retrouver la Levaque. Jeanlin ricana, les yeux d'Alzire eux-memes brillerent. Chaque matin, ils s'egayaient ainsi du menage a trois des voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe a terre, ce qui donnait a la femme deux hommes, l'un de nuit, l'autre de jour. --Philomene tousse, reprit Catherine, apres avoir tendu l'oreille. Elle parlait de l'ainee des Levaque, une grande fille de dix-neuf ans, la maitresse de Zacharie, dont elle avait deux enfants deja, si delicate de poitrine d'ailleurs, qu'elle etait cribleuse a la fosse, n'ayant jamais pu travailler au fond. --Ah, ouiche! Philomene! repondit Zacharie, elle s'en moque, elle dort!... C'est cochon de dormir jusqu'a six heures! Il passait sa culotte, lorsqu'il ouvrit une fenetre, preoccupe d'une idee brusque. Au-dehors, dans les tenebres, le coron s'eveillait, des lumieres pointaient une a une, entre les lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute: il se penchait pour guetter s'il ne verrait pas sortir de chez les Pierron, en face, le maitre-porion du Voreux, qu'on accusait de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour a l'accrochage, et que bien sur Dansaert n'avait pu coucher, cette nuit-la. L'air entrait par bouffees glaciales, tous deux s'emportaient, en soutenant chacun l'exactitude de ses renseignements, lorsque des cris et des larmes eclaterent. C'etait, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. Du coup, Maheu se reveilla. Qu'avait-il donc dans les os? voila qu'il se rendormait comme un propre a rien! Et il jurait si fort, que les enfants, a cote, ne soufflaient plus. Zacharie et Jeanlin acheverent de se laver, avec une lenteur deja lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours. Les deux mioches, Lenore et Henri, aux bras l'un de l'autre, n'avaient pas remue, respirant du meme petit souffle, malgre le vacarme. --Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu. Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle dans le cabinet, laissant ses freres chercher leurs vetements, au peu de clarte qui venait de la porte. Son pere sautait du lit. Mais elle ne s'arreta point, elle descendit en gros bas de laine, a tatons, et alluma dans la salle une autre chandelle, pour preparer le cafe. Tous les sabots de la famille etaient sous le buffet. --Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exaspere des cris d'Estelle, qui continuaient. Il etait petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait en gras, la tete forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes, coupes tres courts. L'enfant hurlait davantage, effrayee par ces grands bras noueux qui se balancaient au-dessus d'elle. --Laisse-la, tu sais bien qu'elle ne veut pas se taire, dit la Maheude, en s'allongeant au milieu du lit. Elle aussi venait de s'eveiller, et elle se plaignait, c'etait bete de ne jamais faire sa nuit complete. Ils ne pouvaient donc partir doucement? Enfouie dans la couverture, elle ne montrait que sa figure longue, aux grands traits, d'une beaute lourde, deja deformee a trente-neuf ans par sa vie de misere et les sept enfants qu'elle avait eus. Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme s'habillait. Ni l'un ni l'autre n'entendait plus la petite qui s'etranglait a crier. --Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici a lundi seulement: encore six jours a attendre la quinzaine... Il n'y a pas moyen que ca dure. A vous tous, vous apportez neuf francs. Comment veux-tu que j'arrive? nous sommes dix a la maison. --Oh! neuf francs! se recria Maheu. Moi et Zacharie, trois: ca fait six... Catherine et le pere, deux: ca fait quatre; quatre et six, dix... Et Jeanlin, un, ca fait onze. --Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chomage... Jamais plus de neuf, entends-tu? Il ne repondit pas, occupe a chercher par terre sa ceinture de cuir. Puis, il dit en se relevant: --Faut pas se plaindre, je suis tout de meme solide. Il y en a plus d'un, a quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. --Possible, mon vieux, mais ca ne nous donne pas du pain... Qu'est-ce que je vais fiche, dis? Tu n'as rien, toi? --J'ai deux sous. --Garde-les pour boire une chope... Mon Dieu! qu'est-ce que je vais fiche? Six jours, ca n'en finit plus. Nous devons soixante francs a Maigrat, qui m'a mise a la porte avant-hier. Ca ne m'empechera pas de retourner le voir. Mais, s'il s'entete a refuser... Et la Maheude continua d'une voix morne, la tete immobile, fermant par instants les yeux sous la clarte triste de la chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant des tartines, le cafe meme manquant, et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journees passees a tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu a peu, elle avait du hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut tout d'un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la mere, en balbutiant de fureur: --Tiens! prends-la, je l'ecraserais... Nom de Dieu d'enfant! ca ne manque de rien, ca tete, et ca se plaint plus haut que les autres! Estelle s'etait mise a teter, en effet. Disparue sous la couverture, calmee par la tiedeur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit goulu des levres. --Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les voir? reprit le pere au bout d'un silence. La mere pinca la bouche, d'un air de doute decourage. --Oui, ils m'ont rencontree, ils portent des vetements aux enfants pauvres... Enfin, je menerai ce matin chez eux Lenore et Henri. S'ils me donnaient cent sous seulement. Le silence recommenca. Maheu etait pret. Il demeura un moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde: --Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ca, arrange-toi pour la soupe... Ca n'avance a rien d'en causer, vaut mieux etre la-bas au travail. --Bien sur, repondit la Maheude. Souffle la chandelle, je n'ai pas besoin de voir la couleur de mes idees. Il souffla la chandelle. Deja, Zacharie et Jeanlin descendaient; il les suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds, chausses de laine. Derriere eux, le cabinet et la chambre etaient retombes aux tenebres. Les enfants dormaient, les paupieres d'Alzire elle-meme s'etaient closes. Mais la mere restait maintenant les yeux ouverts dans l'obscurite, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante de femme epuisee, Estelle ronronnait comme un petit chat. En bas, Catherine s'etait d'abord occupee du feu, la cheminee de fonte, a grille centrale, flanquee de deux fours, et ou brulait constamment un feu de houille. La Compagnie distribuait par mois, a chaque famille, huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramasse dans les voies. Il s'allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait le feu chaque soir, n'avait qu'a le secouer le matin, en ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, tries avec soin. Puis, apres avoir pose une bouillotte sur la grille, elle s'accroupit devant le buffet. C'etait une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chaussee, peinte en vert pomme, d'une proprete flamande, avec ses dalles lavees a grande eau et semees de sable blanc. Outre le buffet de sapin verni, l'ameublement consistait en une table et des chaises du meme bois. Collees sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de l'Empereur et de l'Imperatrice donnes par la Compagnie, des soldats et des saints, barioles d'or, tranchaient crument dans la nudite claire de la piece; et il n'y avait d'autres ornements qu'une boite de carton rose sur le buffet, et que le coucou a cadran peinturlure, dont le gros tic-tac semblait emplir le vide du plafond. Pres de la porte de l'escalier, une autre porte conduisait a la cave. Malgre la proprete, une odeur d'oignon cuit, enfermee depuis la veille, empoisonnait l'air chaud, cet air alourdi, toujours charge d'une acrete de houille. Devant le buffet ouvert, Catherine reflechissait. Il ne restait qu'un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais a peine une lichette de beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se decida, coupa les tranches, en prit une qu'elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble: c'etait <>, la double tartine emportee chaque matin a la fosse. Bientot, les quatre briquets furent en rang sur la table, repartis avec une severe justice, depuis le gros du pere jusqu'au petit de Jeanlin. Catherine, qui paraissait toute a son menage, devait pourtant revasser aux histoires que Zacharie racontait sur le maitre-porion et la Pierronne, car elle entrebailla la porte d'entree et jeta un coup d'oeil dehors. Le vent soufflait toujours, des clartes plus nombreuses couraient sur les facades basses du coron, d'ou montait une vague trepidation de reveil. Deja des portes se refermaient, des files noires d'ouvriers s'eloignaient dans la nuit. Etait-elle bete, de se refroidir, puisque le chargeur a l'accrochage dormait bien sur, en attendant d'aller prendre son service, a six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de l'autre cote des jardins. La porte s'ouvrit, sa curiosite s'alluma. Mais ce ne pouvait etre que la petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse. Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se hata de courir: l'eau bouillait et se repandait, eteignant le feu. Il ne restait plus de cafe, elle dut se contenter de passer l'eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la cafetiere, avec de la cassonade. Justement, son pere et ses deux freres descendaient. --Fichtre! declara Zacharie, quand il eut mis le nez dans son bol, en voila un qui ne nous cassera pas la tete! Maheu haussa les epaules d'un air resigne. --Bah! c'est chaud, c'est bon tout de meme. Jeanlin avait ramasse les miettes des tartines et trempait une soupe. Apres avoir bu, Catherine acheva de vider la cafetiere dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre, debout, mal eclaires par la chandelle fumeuse, avalaient en hate. --Y sommes-nous a la fin! dit le pere. On croirait qu'on a des rentes! Mais une voix vint de l'escalier, dont ils avaient laisse la porte ouverte. C'etait la Maheude qui criait: --Prenez tout le pain, j'ai un peu de vermicelle pour les enfants! --Oui, oui! repondit Catherine. Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille, un restant de soupe, que le grand-pere trouverait chaude, lorsqu'il rentrerait a six heures. Chacun prit sa paire de sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde a l'epaule, et fourra son briquet dans son dos, entre la chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la fille derriere, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef. La maison redevint noire. --Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait la porte de la maison voisine. C'etait Levaque, avec son fils Bebert, un gamin de douze ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, etonnee, etouffa un rire, a l'oreille de Zacharie: quoi donc? Bouteloup n'attendait meme plus que le mari fut parti! Maintenant, dans le coron, les lumieres s'eteignaient. Une derniere porte claqua, tout dormait de nouveau, les femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des lits plus larges. Et, du village eteint au Voreux qui soufflait, c'etait sous les rafales un lent defile d'ombres, le depart des charbonniers pour le travail, roulant des epaules, embarrasses de leurs bras, qu'ils croisaient sur la poitrine; tandis que, derriere, le briquet faisait a chacun une bosse. Vetus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hater davantage, debandes le long de la route, avec un pietinement de troupeau. III Etienne, descendu enfin du terri, venait d'entrer au Voreux; et les hommes auxquels il s'adressait, demandant s'il y avait du travail, hochaient la tete, lui disaient tous d'attendre le maitre-porion. On le laissait libre, au milieu des batiments mal eclaires, pleins de trous noirs, inquietants avec la complication de leurs salles et de leurs etages. Apres avoir monte un escalier obscur a moitie detruit, il s'etait trouve sur une passerelle branlante, puis avait traverse le hangar du criblage, plonge dans une nuit si profonde, qu'il marchait les mains en avant, pour ne pas se heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, enormes, trouerent les tenebres. Il etait sous le beffroi, dans la salle de recette, a la bouche meme du puits. Un porion, le pere Richomme, un gros a figure de bon gendarme, barree de moustaches grises, se dirigeait justement vers le bureau du receveur. --On n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? demanda de nouveau Etienne. Richomme allait dire non; mais il se reprit et repondit comme les autres, en s'eloignant: --Attendez monsieur Dansaert, le maitre-porion. Quatre lanternes etaient plantees la, et les reflecteurs, qui jetaient toute la lumiere sur le puits, eclairaient vivement les rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les madriers des guides, ou glissaient les deux cages. Le reste, la vaste salle, pareille a une nef d'eglise, se noyait, peuplee de grandes ombres flottantes. Seule, la lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du receveur, une maigre lampe mettait comme une etoile pres de s'eteindre. L'extraction venait d'etre reprise; et, sur les dalles de fonte, c'etait un tonnerre continu, les berlines de charbon roulees sans cesse, les courses des moulineurs, dont on distinguait les longues echines penchees, dans le remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui s'agitaient. Un instant, Etienne resta immobile, assourdi, aveugle. Il etait glace, des courants d'air entraient de partout. Alors, il fit quelques pas, attire par la machine, dont il voyait maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en arriere du puits, a vingt-cinq metres, dans une salle plus haute, et assise si carrement sur son massif de briques, qu'elle marchait a toute vapeur, de toute sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle enorme, emergeant et plongeant avec une douceur huilee, donnat un frisson aux murs. Le machineur, debout a la barre de mise en train, ecoutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, ou le puits etait figure, avec ses etages differents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs pendus a des ficelles, representant les cages. Et, a chaque depart, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq metres de rayon, aux moyeux desquels les deux cables d'acier s'enroulaient et se deroulaient en sens contraire, tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'etaient plus qu'une poussiere grise. --Attention donc! crierent trois moulineurs, qui trainaient une echelle gigantesque. Etienne avait manque d'etre ecrase. Ses yeux s'habituaient, il regardait en l'air filer les cables, plus de trente metres de ruban d'acier, qui montaient d'une volee dans le beffroi, ou ils passaient sur les molettes, pour descendre a pic dans le puits s'attacher aux cages d'extraction. Une charpente de fer, pareille a la haute charpente d'un clocher, portait les molettes. C'etait un glissement d'oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient d'un fil de poids enorme, qui pouvait enlever jusqu'a douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix metres a la seconde. --Attention donc, nom de Dieu! crierent de nouveau les moulineurs, qui poussaient l'echelle de l'autre cote, pour visiter la molette de gauche. Lentement, Etienne revint a la recette. Ce vol geant sur sa tete l'ahurissait. Et, grelottant dans les courants d'air, il regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cassees par le roulement des berlines. Pres du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau a levier, qu'une corde tiree du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arreter, deux pour descendre, trois pour monter: c'etait sans relache comme des coups de massue dominant le tumulte, accompagnes d'une claire sonnerie de timbre; pendant que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas, apparaissaient et s'enfoncaient, se vidaient et se remplissaient, sans qu'Etienne comprit rien a ces besognes compliquees. Il ne comprenait bien qu'une chose: le puits avalait des hommes par bouchees de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Des quatre heures, la descente des ouvriers commencait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe a la main, attendant par petits groupes d'etre en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bete nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre etages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux differents paliers, sortaient les berlines, les remplacaient par d'autres, vides ou chargees a l'avance des bois de taille. Et c'etait dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'a quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, <>, pour prevenir de ce chargement de chair humaine. Puis, apres un leger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derriere elle que la fuite vibrante du cable. --C'est profond? demanda Etienne a un mineur, qui attendait pres de lui, l'air somnolent. --Cinq cent cinquante-quatre metres, repondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier a trois cent vingt. Tous deux se turent, les yeux sur le cable qui remontait. Etienne reprit: --Et quand ca casse? --Ah! quand ca casse... Le mineur acheva d'un geste. Son tour etait arrive, la cage avait reparu, de son mouvement aise et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes a peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en devora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage ou ils descendaient, mais sans un arret, toujours affame, de boyaux geants capables de digerer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les tenebres restaient mortes, la cage montait du vide dans le meme silence vorace. Etienne, a la longue, fut repris du malaise qu'il avait eprouve deja sur le terri. Pourquoi s'enteter? ce maitre porion le congedierait comme les autres. Une peur vague le decida brusquement: il s'en alla, il ne s'arreta dehors que devant le batiment des generateurs. La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudieres a deux foyers. Au milieu de la buee blanche, dans le sifflement des fuites, un chauffeur etait occupe a charger un des foyers, dont l'ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le jeune homme, heureux d'avoir chaud, s'approchait, lorsqu'il rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait a la fosse. C'etaient les Maheu et les Levaque. Quand il apercut, en tete, Catherine avec son air doux de garcon, l'idee superstitieuse lui vint de risquer une derniere demande. --Dites donc, camarade, on n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? Elle le regarda, surprise, un peu effrayee de cette voix brusque qui sortait de l'ombre. Mais, derriere elle, Maheu avait entendu, et il repondit, il causa un instant. Non, on n'avait besoin de personne. Ce pauvre diable d'ouvrier, perdu sur les routes, l'interessait. Lorsqu'il le quitta, il dit aux autres: --Hein! on pourrait etre comme ca... Faut pas se plaindre, tous n'ont pas du travail a crever. La bande entra et alla droit a la baraque, vaste salle grossierement crepie, entouree d'armoires que fermaient des cadenas. Au centre, une cheminee de fer, une sorte de poele sans porte, etait rouge, si bourree de houille incandescente, que des morceaux craquaient et deboulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait eclairee que par ce brasier, dont les reflets sanglants dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu'au plafond sali d'une poussiere noire. Comme les Maheu arrivaient, des rires eclataient dans la grosse chaleur. Une trentaine d'ouvriers etaient debout, le dos tourne a la flamme, se rotissant d'un air de jouissance. Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter dans la peau un bon coup de feu, pour braver l'humidite du puits. Mais, ce matin-la, on s'egayait davantage, on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la gorge et le derriere enormes crevaient la veste et la culotte. Elle habitait Requillart avec son pere, le vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son frere, moulineur; seulement, les heures de travail n'etant pas les memes, elle se rendait seule a la fosse; et, au milieu des bles en ete, contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine y passait, une vraie tournee de camarades, sans autre consequence. Un jour qu'on lui reprochait un cloutier de Marchiennes, elle avait failli crever de colere, criant qu'elle se respectait trop, qu'elle se couperait un bras, si quelqu'un pouvait se flatter de l'avoir vue avec un autre qu'un charbonnier. --Ce n'est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en ricanant. T'as pris ce petiot-la? Mais lui faudrait une echelle!... Je vous ai apercus derriere Requillart. A preuve qu'il est monte sur une borne. --Apres? repondait la Mouquette en belle humeur. Qu'est-ce que ca te fiche? On ne t'a pas appele pour que tu pousses. Et cette grossierete bonne enfant redoublait les eclats des hommes, qui enflaient leurs epaules, a demi cuites par le poele; tandis que, secouee elle-meme de rires, elle promenait au milieu d'eux l'indecence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses de chair, exagerees jusqu'a l'infirmite. Mais la gaiete tomba, Mouquette racontait a Maheu que Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus: on l'avait trouvee, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d'un decrochement du coeur, les autres d'un litre de genievre bu trop vite. Et Maheu se desesperait: encore de la malchance, voila qu'il perdait une de ses herscheuses, sans pouvoir la remplacer immediatement! Il travaillait au marchandage, ils etaient quatre haveurs associes dans sa taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S'ils n'avaient plus que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout d'un coup, il cria: --Tiens! et cet homme qui cherchait de l'ouvrage! Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui conta l'histoire, demanda l'autorisation d'embaucher l'homme; et il insistait sur le desir que temoignait la Compagnie de substituer aux herscheuses des garcons, comme a Anzin. Le maitre-porion eut d'abord un sourire, car le projet d'exclure les femmes du fond repugnait d'ordinaire aux mineurs, qui s'inquietaient du placement de leurs filles, peu touches de la question de moralite et d'hygiene. Enfin, apres avoir hesite, il permit, mais en se reservant de faire ratifier sa decision par M. Negrel, l'ingenieur. --Ah bien! declara Zacharie, il est loin, l'homme, s'il court toujours! --Non, dit Catherine, je l'ai vu s'arreter aux chaudieres. --Va donc, faineante! cria Maheu. La jeune fille s'elanca, pendant qu'un flot de mineurs montaient au puits, cedant le feu a d'autres. Jeanlin, sans attendre son pere, alla lui aussi prendre sa lampe, avec Bebert, gros garcon naif, et Lydie, chetive fillette de dix ans. Partie devant eux, la Mouquette s'exclamait dans l'escalier noir, en les traitant de sales mioches et en menacant de les gifler, s'ils la pincaient. Etienne, dans le batiment aux chaudieres, causait en effet avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il eprouvait un grand froid, a l'idee de la nuit ou il lui fallait rentrer. Pourtant, il se decidait a partir, lorsqu'il sentit une main se poser sur son epaule. --Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous. D'abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un elan de joie, il serra energiquement les mains de la jeune fille. --Merci, camarade... Ah! vous etes un bon bougre, par exemple! Elle se mit a rire, en le regardant dans la rouge lueur des foyers, qui les eclairaient. Cela l'amusait, qu'il la prit pour un garcon, fluette encore, son chignon cache sous le beguin. Lui, riait aussi de contentement; et ils resterent un instant tous deux a se rire a la face, les joues allumees. Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque Etienne fut la, on regla tout en quatre paroles: trente sous par jour, un travail fatigant, mais qu'il apprendrait vite. Le haveur lui conseilla de garder ses souliers, et il lui preta une vieille barrette, un chapeau de cuir destine a garantir le crane, precaution que le pere et les enfants dedaignaient. Les outils furent sortis de la caisse, ou se trouvait justement la pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enferme leurs sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d'Etienne, il s'impatienta brusquement. --Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque fille culbutee sur un tas de pierres!... Nous sommes en retard d'une demi-heure, aujourd'hui. Zacharie et Levaque se rotissaient tranquillement les epaules. Le premier finit par dire: --C'est Chaval que tu attends?... Il est arrive avant nous, il est descendu tout de suite. --Comment! tu sais ca et tu ne m'en dis rien!... Allons! allons! depechons. Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande. Etienne la laissa passer, monta derriere elle. De nouveau, il voyageait dans un dedale d'escaliers et de couloirs obscurs, ou les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une piece vitree, emplie de rateliers qui alignaient par etages des centaines de lampes Davy, visitees, lavees de la veille, allumees comme des cierges au fond d'une chapelle ardente. Au guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poinconnee a son chiffre; puis, il l'examinait, la fermait lui-meme; pendant que le marqueur, assis a une table, inscrivait sur le registre l'heure de la descente. Il fallut que Maheu intervint pour la lampe de son nouveau herscheur. Et il y avait encore une precaution, les ouvriers defilaient devant un verificateur, qui s'assurait si toutes les lampes etaient bien fermees. --Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante. Etienne se contenta de hocher la tete. Il se retrouvait devant le puits, au milieu de la vaste salle, balayee de courants d'air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une emotion desagreable le serrait a la gorge, dans le tonnerre des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement etouffe du porte-voix, en face du vol continu de ces cables, deroules et enroules a toute vapeur par les bobines de la machine. Les cages montaient, descendaient avec leur glissement de bete de nuit, engouffraient toujours des hommes, que la gueule du trou semblait boire. C'etait son tour maintenant, il avait tres froid, il gardait un silence nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous deux desapprouvaient l'embauchage de cet inconnu, Levaque surtout, blesse de n'avoir pas ete consulte. Aussi Catherine fut-elle heureuse d'entendre son pere expliquer les choses au jeune homme. --Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des crampons de fer qui s'enfoncent dans les guides, en cas de rupture. Ca fonctionne, oh! pas toujours... Oui, le puits est divise en trois compartiments, fermes par des planches, du haut en bas: au milieu les cages, a gauche le goyot des echelles... Mais il s'interrompit pour gronder, sans se permettre de trop hausser la voix: --Qu'est-ce que nous fichons la, nom de Dieu! Est-il permis de nous faire geler de la sorte! Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa lampe a feu libre fixee par un clou dans le cuir de sa barrette, l'entendit se plaindre. --Mefie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur reste bon pour les camarades. Faut bien que les manoeuvres se fassent... Tiens! nous y sommes, embarque avec ton monde. La cage, en effet, garnie de bandes de tole et d'un grillage a petites mailles, les attendait, d'aplomb sur les verrous. Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se glisserent dans une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq, Etienne y entra a son tour; mais les bonnes places etaient prises, il lui fallut se tasser pres de la jeune fille, dont un coude lui labourait le ventre. Sa lampe l'embarrassait, on lui conseilla de l'accrocher a une boutonniere de sa veste. Il n'entendit pas, la garda maladroitement a la main. L'embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de betail. On ne pouvait donc partir, que se passait-il? Il lui semblait s'impatienter depuis de longues minutes. Enfin, une secousse l'ebranla, et tout sombra; les objets autour de lui s'envolerent, tandis qu'il eprouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les entrailles. Cela dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux etages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des charpentes. Puis, tombe dans le noir de la fosse, il resta etourdi, n'ayant plus la perception nette de ses sensations. --Nous voila partis, dit paisiblement Maheu. Tous etaient a l'aise. Lui, par moments, se demandait s'il descendait ou s'il montait. Il y avait comme des immobilites, quand la cage filait droit, sans toucher aux guides; et de brusques trepidations se produisaient ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui donnait la peur d'une catastrophe. Du reste, il ne pouvait distinguer les parois du puits, derriere le grillage ou il collait sa face. Les lampes eclairaient mal le tassement des corps, a ses pieds. Seule, la lampe a feu libre du porion, dans la berline voisine, brillait comme un phare. --Celui-ci a quatre metres de diametre, continuait Maheu, pour l'instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d'etre refait, car l'eau filtre de tous cotes... Tenez! nous arrivons au niveau, entendez-vous? Etienne se demandait justement quel etait ce bruit d'averse. Quelques grosses gouttes avaient d'abord sonne sur le toit de la cage, comme au debut d'une ondee; et, maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en un veritable deluge. Sans doute, la toiture etait trouee, car un filet d'eau, coulant sur son epaule, le trempait jusqu'a la chair. Le froid devenait glacial, on enfoncait dans une humidite noire, lorsqu'on traversa un rapide eblouissement, la vision d'une caverne ou des hommes s'agitaient, a la lueur d'un eclair. Deja, on retombait au neant. Maheu disait: --C'est le premier accrochage. Nous sommes a trois cent vingt metres... Regardez la vitesse. Levant sa lampe, il eclaira un madrier des guides, qui filait ainsi qu'un rail sous un train lance a toute vapeur; et, au-dela, on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages passerent, dans un envolement de clartes. La pluie assourdissante battait les tenebres. --Comme c'est profond! murmura Etienne. Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la fausse position qu'il avait prise, n'osant bouger, torture surtout par le coude de Catherine. Elle ne prononcait pas un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le rechauffait. Lorsque la cage, enfin, s'arreta au fond, a cinq cent cinquante-quatre metres, il s'etonna d'apprendre que la descente avait dure juste une minute. Mais le bruit des verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette solidite, l'egaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu'il tutoya Catherine. --Qu'as-tu sous la peau, a etre chaud comme ca?... J'ai ton coude dans le ventre, bien sur. Alors, elle eclata aussi. Etait-il bete, de la prendre encore pour un garcon! Il avait donc les yeux bouches? --C'est dans l'oeil que tu l'as, mon coude, repondit-elle, au milieu d'une tempete de rires, que le jeune homme, surpris, ne s'expliqua point. La cage se vidait, les ouvriers traverserent la salle de l'accrochage, une salle taillee dans le roc, voutee en maconnerie, et que trois grosses lampes a feu libre eclairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient violemment des berlines pleines. Une odeur de cave suintait des murs, une fraicheur salpetree ou passaient des souffles chauds, venus de l'ecurie voisine. Quatre galeries s'ouvraient la, beantes. --Par ici, dit Maheu a Etienne. Vous n'y etes pas, nous avons a faire deux bons kilometres. Les ouvriers se separaient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de s'engager dans celui de gauche; et Etienne marchait le dernier, derriere Maheu, que precedaient Catherine, Zacharie et Levaque. C'etait une belle galerie de roulage, a travers banc, et d'un roc si solide, qu'elle avait eu besoin seulement d'etre muraillee en partie. Un par un, ils allaient, ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites flammes des lampes. Le jeune homme butait a chaque pas, s'embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un instant, un bruit sourd l'inquietait, le bruit lointain d'un orage dont la violence semblait croitre et venir des entrailles de la terre. Etait-ce le tonnerre d'un eboulement, ecrasant sur leurs tetes la masse enorme qui les separait du jour? Une clarte perca la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu'il se fut range le long du mur, comme les camarades, il vit passer contre sa face un gros cheval blanc, attele a un train de berlines. Sur la premiere, tenant les guides, Bebert etait assis; tandis que Jeanlin, les poings appuyes au bord de la derniere, courait pieds nus. On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se presenta, deux nouvelles galeries s'ouvraient, et la bande s'y divisa encore, les ouvriers se repartissaient peu a peu dans tous les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage etait boisee, des etais de chene soutenaient le toit, faisaient a la roche ebouleuse une chemise de charpente, derriere laquelle on apercevait les lames des schistes, etincelants de mica, et la masse grossiere des gres, ternes et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre emporte dans l'ombre par des betes vagues, au trot de fantome. Sur la double voie d'un garage, un long serpent noir dormait, un train arrete, dont le cheval s'ebroua, si noye de nuit, que sa croupe confuse etait comme un bloc tombe de la voute. Des portes d'aerage battaient, se refermaient lentement. Et, a mesure qu'on avancait, la galerie devenait plus etroite, plus basse, inegale de toit, forcant les echines a se plier sans cesse. Etienne, rudement, se heurta la tete. Sans la barrette de cuir, il avait le crane fendu. Pourtant, il suivait avec attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se detachait sur la lueur des lampes. Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient connaitre chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche. Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de veritables mares, que le gachis boueux des pieds revelait seul. Mais ce qui l'etonnait surtout, c'etaient les brusques changements de temperature. En bas du puits, il faisait tres frais, et dans la galerie de roulage, par ou passait tout l'air de la mine, soufflait un vent glace, dont la violence tournait a la tempete, entre les muraillements etroits. Ensuite, a mesure qu'on s'enfoncait dans les autres voies, qui recevaient seulement leur part disputee d'aerage, le vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb. Maheu n'avait plus ouvert la bouche. Il prit a droite une nouvelle galerie, en disant simplement a Etienne, sans se tourner: --La veine Guillaume. C'etait la veine ou se trouvait leur taille. Des les premieres enjambees, Etienne se meurtrit de la tete et des coudes. Le toit en pente descendait si bas, que, sur des longueurs de vingt et trente metres, il devait marcher casse en deux. L'eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents metres; et, tout d'un coup, il vit disparaitre Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient s'etre envoles par une fissure mince, ouverte devant lui. --Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe a une boutonniere, et accrochez-vous aux bois. Lui-meme disparut. Etienne dut le suivre. Cette cheminee, laissee dans la veine, etait reservee aux mineurs et desservait toutes les voies secondaires. Elle avait l'epaisseur de la couche de charbon, a peine soixante centimetres. Heureusement, le jeune homme etait mince, car, maladroit encore, il s'y hissait avec une depense inutile de muscles, aplatissant les epaules et les hanches, avancant a la force des poignets, cramponne aux bois. Quinze metres plus haut, on rencontra la premiere voie secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et consorts etait a la sixieme voie, dans l'enfer, ainsi qu'ils disaient; et, de quinze metres en quinze metres, les voies se superposaient, la montee n'en finissait plus, a travers cette fente qui raclait le dos et la poitrine. Etienne ralait, comme si le poids des roches lui eut broye les membres, les mains arrachees, les jambes meurtries, manquant d'air surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau. Vaguement, dans une voie, il apercut deux betes accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des berlines: c'etaient Lydie et la Mouquette, deja au travail. Et il lui restait a grimper la hauteur de deux tailles! La sueur l'aveuglait, il desesperait de rattraper les autres, dont il entendait les membres agiles froler le roc d'un long glissement. --Courage, ca y est! dit la voix de Catherine. Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond de la taille: --Eh bien! quoi donc? est-ce qu'on se fout du monde...? J'ai deux kilometres a faire de Montsou, et je suis la le premier! C'etait Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux, les traits forts, qui se fachait d'avoir attendu. Lorsqu'il apercut Etienne, il demanda, avec une surprise de mepris: --Qu'est-ce que c'est que ca? Et, Maheu lui ayant conte l'histoire, il ajouta entre les dents: --Alors, les garcons mangent le pain des filles! Les deux hommes echangerent un regard, allume d'une de ces haines d'instinct qui flambent subitement. Etienne avait senti l'injure, sans comprendre encore. Un silence regna, tous se mettaient au travail. C'etaient enfin les veines peu a peu emplies, les tailles en activite, a chaque etage, au bout de chaque voie. Le puits devorateur avait avale sa ration quotidienne d'hommes, pres de sept cents ouvriers, qui besognaient a cette heure dans cette fourmiliere geante, trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu'un vieux bois pique des vers. Et, au milieu du silence lourd, de l'ecrasement des couches profondes, on aurait pu, l'oreille collee a la roche, entendre le branle de ces insectes humains en marche, depuis le vol du cable qui montait et descendait la cage d'extraction, jusqu'a la morsure des outils entamant la houille, au fond des chantiers d'abattage. Etienne, en se tournant, se trouva de nouveau serre contre Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs naissantes de la gorge, il comprit tout d'un coup cette tiedeur qui l'avait penetre. --Tu es donc une fille? murmura-t-il, stupefait. Elle repondit de son air gai, sans rougeur: --Mais oui... Vrai! tu y as mis le temps! IV Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des autres, sur toute la montee du front de taille. Separes par les planches a crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre metres environ de la veine; et cette veine etait si mince, epaisse a peine en cet endroit de cinquante centimetres, qu'ils se trouvaient la comme aplatis entre le toit et le mur, se trainant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les epaules. Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couches sur le flanc, le cou tordu, les bras leves et brandissant de biais la rivelaine, le pic a manche court. En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'etageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, etait Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu'il creusait a coups de rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la couche, et il detachait le bloc, en enfoncant un coin de fer, a la partie superieure. La houille etait grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche, s'etaient amasses sous eux, les haveurs disparaissaient, mures dans l'etroite fente. C'etait Maheu qui souffrait le plus. En haut, la temperature montait jusqu'a trente-cinq degres, l'air ne circulait pas, l'etouffement a la longue devenait mortel. Il avait du, pour voir clair, fixer sa lampe a un clou, pres de sa tete; et cette lampe, qui chauffait son crane, achevait de lui bruler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humidite. La roche, au-dessus de lui, a quelques centimetres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entete, toujours a la meme place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque: elles battaient sa face, s'ecrasaient, claquaient sans relache. Au bout d'un quart d'heure, il etait trempe, couvert de sueur lui-meme, fumant d'une chaude buee de lessive. Ce matin-la, une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lacher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet. Pas une parole n'etait echangee. Ils tapaient tous, on n'entendait que ces coups irreguliers, voiles et comme lointains. Les bruits prenaient une sonorite rauque, sans un echo dans l'air mort. Et il semblait que les tenebres fussent d'un noir inconnu, epaissi par les poussieres volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les meches des lampes, sous leurs chapeaux de toile metallique, n'y mettaient que des points rougeatres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large cheminee, plate et oblique, ou la suie de dix hivers aurait amasse une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une tete violente, barbouillee comme pour un crime. Parfois, en se detachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des aretes, brusquement allumes d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient a grands coups sourds, il n'y avait plus que le haletement des poitrines, le grognement de gene et de fatigue, sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources. Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lacha vite la besogne en pretextant la necessite de boiser, ce qui lui permettait de s'oublier a siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre. Derriere les haveurs, pres de trois metres de la veine restaient vides, sans qu'ils eussent encore pris la precaution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur temps. --Eh! l'aristo! cria le jeune homme a Etienne, passe-moi des bois. Etienne, qui apprenait de Catherine a manoeuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision. Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coupes sur la mesure de la couche. --Depeche-toi donc, sacree flemme! reprit Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras embarrasses de quatre morceaux de chene. Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit, puis une autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui etayait ainsi la roche. L'apres-midi, les ouvriers de la coupe a terre prenaient les deblais laisses au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchees exploitees de la veine, ou ils noyaient les bois, en ne menageant que la voie inferieure et la voie superieure, pour le roulage. Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait detache son bloc. Il essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s'inquieta de ce que Zacharie etait monte faire derriere lui. --Laisse donc ca, dit-il. Nous verrons apres dejeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines. --C'est que, repondit le jeune homme, ca baisse. Regarde, il y a une gercure. J'ai peur que ca n'eboule. Mais le pere haussa les epaules. Ah! ouiche! ebouler! Et puis, ce ne serait pas la premiere fois, on s'en tirerait tout de meme. Il finit par se facher, il renvoya son fils au front de taille. Tous, du reste, se detiraient. Levaque, reste sur le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d'un gres venait d'ecorcher au sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils etaient deja noirs de charbon, enduits d'une poussiere fine que la sueur delayait, faisait couler en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommenca le premier a taper, plus bas, la tete au ras de la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstinee, qu'il croyait la sentir lui percer d'un trou les os du crane. --Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine a Etienne. Ils gueulent toujours. Et elle reprit sa lecon, en fille obligeante. Chaque berline chargee arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marquee d'un jeton special pour que le receveur put la mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne prendre que le charbon propre: autrement, elle etait refusee a la recette. Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient a l'obscurite, la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait pu dire son age, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait frele. Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une liberte de garcon, d'une effronterie naive, qui le genait un peu: elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tete blafarde de Pierrot, serree aux tempes par le beguin. Mais ce qui l'etonnait, c'etait la force de cette enfant, une force nerveuse ou il entrait beaucoup d'adresse. Elle emplissait sa berline plus vite que lui, a petits coups de pelle reguliers et rapides; elle la poussait ensuite jusqu'au plan incline, d'une seule poussee lente, sans accrocs, passant a l'aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, deraillait, restait en detresse. A la verite, ce n'etait point un chemin commode. Il y avait une soixantaine de metres, de la taille au plan incline; et la voie, que les mineurs de la coupe a terre n'avaient pas encore elargie, etait un veritable boyau, de toit tres inegal, renfle de continuelles bosses: a certaines places, la berline chargee passait tout juste, le herscheur devait s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tete. D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient deja. On les voyait, rompus au milieu, en longues dechirures pales, ainsi que des bequilles trop faibles. Il fallait prendre garde de s'ecorcher a ces cassures; et, sous le lent ecrasement qui faisait eclater des rondins de chene gros comme la cuisse, on se coulait a plat ventre, avec la sourde inquietude d'entendre brusquement craquer son dos. --Encore! dit Catherine en riant. La berline d'Etienne venait de derailler, au passage le plus difficile. Il n'arrivait point a rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s'emportait, se battait rageusement avec les roues, qu'il ne pouvait, malgre des efforts exageres, remettre en place. --Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te faches, jamais ca ne marchera. Adroitement, elle s'etait glissee, avait enfonce a reculons le derriere sous la berline; et, d'une pesee des reins, elle la soulevait et la replacait. Le poids etait de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, begayait des excuses. Il fallut qu'elle lui montrat a ecarter les jambes, a s'arc-bouter les pieds contre les bois, des deux cotes de la galerie, pour se donner des points d'appui solides. Le corps devait etre penche, les bras raidis, de facon a pousser de tous les muscles, des epaules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu'elle semblait trotter a quatre pattes, ainsi qu'une de ces betes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l'indifference de l'habitude, comme si la commune misere etait pour tous de vivre ainsi ploye. Et il ne parvenait pas a en faire autant, ses souliers le genaient, son corps se brisait, a marcher de la sorte, la tete basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolerable, si penible, qu'il se mettait un instant a genoux, pour se redresser et respirer. Puis, au plan incline, c'etait une corvee nouvelle. Elle lui apprit a emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d'un accrochage a un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze a quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, des qu'il y avait une berline vide a remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l'autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu'au puits. --Ohe! sacrees rosses! criait Catherine dans le plan, entierement boise, long d'une centaine de metres, qui resonnait comme un porte-voix gigantesque. Les galibots devaient se reposer, car ils ne repondaient ni l'un ni l'autre. A tous les etages, le roulage s'arreta. Une voix grele de fillette finit par dire: --Y en a un sur la Mouquette, bien sur! Des rires enormes gronderent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. --Qui est-ce? demanda Etienne a Catherine. Cette derniere lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgre ses bras de poupee. Quant a la Mouquette, elle etait bien capable d'etre avec les deux galibots a la fois. Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf etages, on n'entendit plus que les appels reguliers des galibots et que l'ebrouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargees. C'etait le coup de bestialite qui soufflait dans la fosse, le desir subit du male, lorsqu'un mineur rencontrait une de ces filles a quatre pattes, les reins en l'air, crevant de ses hanches sa culotte de garcon. Et, a chaque voyage, Etienne retrouvait au fond l'etouffement de la taille, la cadence sourde et brisee des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s'obstinant a leur besogne. Tous les quatre s'etaient mis nus, confondus dans la houille, trempes d'une boue noire jusqu'au beguin. Un moment, il avait fallu degager Maheu qui ralait, oter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s'emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage desastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, a injurier Etienne, dont la presence, decidement, l'exasperait. --Espece de couleuvre! ca n'a pas la force d'une fille!... Et veux-tu remplir ta berline! Hein? c'est pour menager tes bras... Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une! Le jeune homme evitait de repondre, trop heureux jusque-la d'avoir trouve ce travail de bagne, acceptant la brutale hierarchie du manoeuvre et du maitre ouvrier. Mais il n'allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serre dans une ceinture de fer. Heureusement, il etait dix heures, le chantier se decida a dejeuner. Maheu avait une montre qu'il ne regarda meme pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s'accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu'ils la gardent meme hors de la mine, sans eprouver le besoin d'un pave ou d'une poutre pour s'asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement a l'epaisse tranche, en lachant de rares paroles sur le travail de la matinee. Catherine, demeuree debout, finit par rejoindre Etienne, qui s'etait allonge plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait la une place a peu pres seche. --Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet a la main. Puis, elle se rappela ce garcon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-etre. --Veux-tu partager avec moi? Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix tremblante du dechirement de son estomac, elle continua gaiement: --Ah! si tu es degoute!... Mais, tiens! je n'ai mordu que de ce cote-ci, je vais te donner celui-la. Deja, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitie, se retint pour ne pas la devorer d'un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu'elle n'en vit point le fremissement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher pres de lui, a plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les eclairaient. Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir. --Alors, tu es machineur, et on t'a renvoye de ton chemin de fer... Pourquoi? --Parce que j'avais gifle mon chef. Elle demeura stupefaite, bouleversee dans ses idees hereditaires de subordination, d'obeissance passive. --Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme... Ensuite, je suis malade pendant deux jours. --Il ne faut pas boire, dit-elle serieusement. --Ah! n'aie pas peur, je me connais! Et il hochait la tete, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempee et detraquee d'alcool, au point que la moindre goutte en etait devenue pour lui un poison. --C'est a cause de maman que ca m'ennuie d'avoir ete mis a la rue, dit-il apres avoir avale une bouchee. Maman n'est pas heureuse, et je lui envoyais de temps a autre une piece de cent sous. --Ou est-elle donc, ta mere? --A Paris... Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or. Il y eut un silence. Quand il pensait a ces choses, un vacillement palissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lesion dont il couvait l'inconnu, dans sa belle sante de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyes au fond des tenebres de la mine; et, a cette profondeur, sous le poids et l'etouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mere jolie encore et vaillante, lachee par son pere, puis reprise apres s'etre mariee a un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure. C'etait la-bas, il se rappelait la rue, des details lui revenaient: le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles a casser les machoires. --Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente sous que je pourrai lui faire des cadeaux... Elle va crever de misere, c'est sur. Il eut un haussement d'epaules desespere, il mordit de nouveau dans sa tartine. --Veux-tu boire? demanda Catherine qui debouchait sa gourde. Oh! c'est du cafe, ca ne te fera pas de mal... On etouffe, quand on avale comme ca. Mais il refusa: c'etait bien assez de lui avoir pris la moitie de son pain. Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par dire: --Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli... Seulement, tu ne peux plus refuser a present, ce serait vilain. Et elle lui tendit sa gourde. Elle s'etait relevee sur les genoux, il la voyait tout pres de lui, eclairee par les deux lampes. Pourquoi donc l'avait-il trouvee laide? Maintenant qu'elle etait noire, la face poudree de charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier. Dans ce visage envahi d'ombre, les dents de la bouche trop grande eclataient de blancheur, les yeux s'elargissaient, luisaient avec un reflet verdatre, pareils a des yeux de chatte. Une meche des cheveux roux, qui s'etait echappee du beguin, lui chatouillait l'oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de meme. --Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde. Elle avala une seconde gorgee, le forca a en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une bouche a l'autre, les amusait. Lui, brusquement, s'etait demande s'il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les levres. Elle avait de grosses levres d'un rose pale, avivees par le charbon, qui le tourmentaient d'une envie croissante. Mais il n'osait pas, intimide devant elle, n'ayant eu a Lille que des filles, et de l'espece la plus basse, ignorant comment on devait s'y prendre avec une ouvriere encore dans sa famille. --Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, apres s'etre remis a son pain. Elle s'etonna, se facha presque. --Comment! quatorze! mais j'en ai quinze!... C'est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guere vite. Il continua a la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien qu'il la sentit vierge de corps, et vierge enfant, retardee dans la maturite de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue ou elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser, elle conta des histoires epouvantables, la voix paisible, tres egayee. Ah! celle-la en faisait de belles! Et, comme il desirait savoir si elle-meme n'avait pas d'amoureux, elle repondit en plaisantant qu'elle ne voulait pas contrarier sa mere, mais que cela arriverait forcement un jour. Ses epaules s'etaient courbees, elle grelottait un peu dans le froid de ses vetements trempes de sueur, la mine resignee et douce, prete a subir les choses et les hommes. --C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n'est-ce pas? --Bien sur. --Et puis, ca ne fait du mal a personne... On ne dit rien au cure. --Oh! le cure, je m'en fiche!... Mais il y a l'Homme noir. --Comment, l'Homme noir? --Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles. Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquat de lui. --Tu crois a ces betises, tu ne sais donc rien? --Si fait, moi, je sais lire et ecrire... Ca rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas. Elle etait decidement tres gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses levres roses. C'etait une resolution de timide, une pensee de violence qui etranglait sa voix. Ces vetements de garcon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l'excitaient et le genaient. Lui, avait avale sa derniere bouchee. Il but a la gourde, la lui rendit pour qu'elle la vidat. Maintenant, le moment d'agir etait venu, et il jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu'une ombre boucha la galerie. Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s'avanca, s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine etait restee a terre, sur son seant, il l'empoigna par les epaules, lui renversa la tete, lui ecrasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se preoccuper d'Etienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de decision jalouse. Cependant, la jeune fille s'etait revoltee. --Laisse-moi, entends-tu! Il lui maintenait la tete, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d'aigle. Et il la lacha enfin, et il s'en alla, sans dire un mot. Un frisson avait glace Etienne. C'etait stupide d'avoir attendu. Certes, non, a present, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait peut-etre qu'il voulait faire comme l'autre. Dans sa vanite blessee, il eprouvait un veritable desespoir. --Pourquoi as-tu menti? dit-il a voix basse. C'est ton amoureux. --Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n'y a pas ca entre nous. Des fois, il veut rire... Meme qu'il n'est pas d'ici, voila six mois qu'il est arrive du Pas-de-Calais. Tous deux s'etaient leves, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l'autre, elle l'aurait prefere peut-etre. L'idee d'une amabilite, d'une consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, etonne, examinait sa lampe qui brulait bleue, avec une large collerette pale, elle tenta au moins de le distraire. --Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de bonne amitie. Lorsqu'elle l'eut mene au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un leger bouillonnement s'en echappait, un petit bruit, pareil a un sifflement d'oiseau. --Mets ta main, tu sens le vent... C'est du grisou. Il resta surpris. Ce n'etait que ca, cette terrible chose qui faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce jour-la, pour que la flamme des lampes fut si bleue. --Quand vous aurez fini de bavarder, faineants! cria la rude voix de Maheu. Catherine et Etienne se haterent de remplir leurs berlines et les pousserent au plan incline, l'echine raidie, rampant sous le toit bossue de la voie. Des le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abregeaient le dejeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, manges ainsi loin du soleil, avec une voracite muette, leur chargeaient de plomb l'estomac. Allonges sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n'avaient que l'idee fixe de completer un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans cette rage du gain dispute si rudement. Ils cessaient de sentir l'eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcees, l'etouffement des tenebres, ou ils blemissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, a mesure que la journee s'avancait, l'air s'empoisonnait davantage, se chauffait de la fumee des lampes, de la pestilence des haleines, de l'asphyxie du grisou, genant sur les yeux comme des toiles d'araignee, et que devait seul balayer l'aerage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant plus de souffle dans leurs poitrines embrasees, tapaient toujours. V Maheu, sans regarder a sa montre laissee dans sa veste, s'arreta et dit: --Bientot une heure... Zacharie, est-ce fait? Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa besogne, il etait reste sur le dos, les yeux vagues, revassant aux parties de crosse qu'il avait faites la veille. Il s'eveilla, il repondit: --Oui, ca suffira, on verra demain. Et il retourna prendre sa place a la taille. Levaque et Chaval, eux aussi, lachaient la rivelaine. Il y eut un repos. Tous s'essuyaient le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se fendillaient. Ils ne causaient guere que de leur travail. --Encore une chance, murmura Chaval, d'etre tombe sur des terres qui deboulent!... Ils n'ont pas tenu compte de ca, dans le marchandage. --Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu'a nous foutre dedans. Zacharie se mit a rire. Il se fichait du travail et du reste, mais ca l'amusait d'entendre empoigner la Compagnie. De son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt metres. Il fallait etre juste, on ne pouvait rien prevoir. Puis, les deux autres continuant a deblaterer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda autour de lui. --Chut! en voila assez! --Tu as raison, dit Levaque, qui baissa egalement la voix. C'est malsain. Une obsession des mouchards les hantait, meme a cette profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu des oreilles. --N'empeche, ajouta tres haut Chaval d'un air de defi, que si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l'autre jour, je lui colle une brique dans le ventre... Je ne l'empeche pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine. Cette fois, Zacharie eclata. Les amours du maitre-porion et de la Pierronne etaient la continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine elle-meme, appuyee sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les cotes et mit d'une phrase Etienne au courant; tandis que Maheu se fachait, pris d'une peur qu'il ne cachait plus. --Hein? tu vas te taire!... Attends d'etre tout seul, si tu veux qu'il t'arrive du mal. Il parlait encore, lorsqu'un bruit de pas vint de la galerie superieure. Presque aussitot, l'ingenieur de la fosse, le petit Negrel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la taille, accompagne de Dansaert, le maitre-porion. --Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours la, qui sortent de la terre. Paul Negrel, neveu de M. Hennebeau, etait un garcon de vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frises et des moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable, d'une intelligence sceptique, qui se changeait en une autorite cassante, dans ses rapports avec les ouvriers. Il etait vetu comme eux, barbouille comme eux de charbon; et, pour les reduire au respect, il montrait un courage a se casser les os, passant par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous les eboulements et dans les coups de grisou. --Nous y sommes, n'est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il. Le maitre-porion, un Belge a face epaisse, au gros nez sensuel, repondit avec une politesse exageree: --Oui, monsieur Negrel... Voici l'homme qu'on a embauche ce matin. Tous deux s'etaient laisses glisser au milieu de la taille. On fit monter Etienne. L'ingenieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. --C'est bon, dit-il enfin. Je n'aime guere qu'on ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne recommencez pas. Et il n'ecouta point les explications qu'on lui donnait, les necessites du travail, le desir de remplacer les femmes par des garcons, pour le roulage. Il s'etait mis a etudier le toit, pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout d'un coup, il s'ecria: --Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde!... Vous allez tous y rester, nom d'un chien! --Oh! c'est solide, repondit tranquillement l'ouvrier. --Comment! solide!... Mais la roche tasse deja, et vous plantez des bois a plus de deux metres, d'un air de regret! Ah! vous etes bien tous les memes, vous vous laisseriez aplatir le crane, plutot que de lacher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu!... Je vous prie de m'etayer ca sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous! Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant qu'ils etaient bons juges de leur securite, il s'emporta. --Allons donc! quand vous aurez la tete broyee, est-ce que c'est vous qui en supporterez les consequences? Pas du tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des pensions, a vous ou a vos femmes... Je vous repete qu'on vous connait: pour avoir deux berlines de plus le soir, vous donneriez vos peaux. Maheu, malgre la colere dont il etait peu a peu gagne, dit encore posement: --Si l'on nous payait assez, nous boiserions mieux. L'ingenieur haussa les epaules, sans repondre. Il avait acheve de descendre le long de la taille, il conclut seulement d'en bas: --Il vous reste une heure, mettez-vous tous a la besogne; et je vous avertis que le chantier a trois francs d'amende. Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. La force de la hierarchie les retenait seule, cette hierarchie militaire qui, du galibot au maitre-porion, les courbait les uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un geste furieux, tandis que Maheu les moderait du regard et que Zacharie haussait gouailleusement les epaules. Mais Etienne etait peut-etre le plus fremissant. Depuis qu'il se trouvait au fond de cet enfer, une revolte lente le soulevait. Il regarda Catherine resignee, l'echine basse. Etait-ce possible qu'on se tuat a une si dure besogne, dans ces tenebres mortelles, et qu'on n'y gagnat meme pas les quelques sous du pain quotidien? Cependant, Negrel s'en allait avec Dansaert, qui s'etait contente d'approuver d'un mouvement continu de la tete. Et leurs voix, de nouveau, s'eleverent: ils venaient de s'arreter encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les haveurs avaient l'entretien sur une longueur de dix metres, en arriere de la taille. --Quand je vous dis qu'ils se fichent du monde! criait l'ingenieur. Et vous, nom d'un chien! vous ne surveillez donc pas? --Mais si, mais si, balbutiait le maitre-porion. On est las de leur repeter les choses. Negrel appela violemment: --Maheu! Maheu! Tous descendirent. Il continuait: --Voyez ca, est-ce que ca tient?... C'est bati comme quatre sous. Voila un chapeau que les moutons ne portent deja plus, tellement on l'a pose a la hate... Pardi! je comprends que le raccommodage nous coute si cher. N'est-ce pas? pourvu que ca dure tant que vous en avez la responsabilite! Et puis tout casse, et la Compagnie est forcee d'avoir une armee de raccommodeurs... Regardez un peu la-bas, c'est un vrai massacre. Chaval voulut parler, mais il le fit taire. --Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu'on vous paie davantage, hein? Eh bien! je vous previens que vous forcerez la Direction a faire une chose: oui, on vous paiera le boisage a part, et l'on reduira proportionnellement le prix de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez... En attendant, reboisez-moi ca tout de suite. Je passerai demain. Et, dans le saisissement cause par sa menace, il s'eloigna. Dansaert, si humble devant lui, resta en arriere quelques secondes, pour dire brutalement aux ouvriers: --Vous me faites empoigner, vous autres... Ce n'est pas trois francs d'amende que je vous flanquerai, moi! Prenez garde! Alors, quand il fut parti, Maheu eclata a son tour. --Nom de Dieu! ce qui n'est pas juste n'est pas juste. Moi, j'aime qu'on soit calme, parce que c'est la seule facon de s'entendre; mais, a la fin, ils vous rendraient enrages... Avez-vous entendu? la berline baissee, et le boisage a part! encore une facon de nous payer moins!... Nom de Dieu de nom de Dieu! Il cherchait quelqu'un sur qui tomber, lorsqu'il apercut Catherine et Etienne, les bras ballants. --Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ca vous regarde?... Je vas vous allonger mon pied quelque part. Etienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux lui-meme contre les chefs, qu'il trouvait les mineurs trop bons enfants. Du reste, Levaque et Chaval s'etaient soulages en gros mots. Tous, meme Zacharie, boisaient rageusement. Pendant pres d'une demi-heure, on n'entendit que le craquement des bois, cales a coups de masse. Ils n'ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s'exasperaient contre la roche, qu'ils auraient bousculee et remontee d'un renfoncement d'epaules, s'ils l'avaient pu. --En voila assez! dit enfin Maheu, brise de colere et de fatigue. Une heure et demie... Ah! une propre journee, nous n'aurons pas cinquante sous!... Je m'en vais, ca me degoute. Bien qu'il y eut encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. Les autres l'imiterent. La vue seule de la taille les jetait hors d'eux. Comme la herscheuse s'etait remise au roulage, ils l'appelerent en s'irritant de son zele: si le charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant a refaire les deux kilometres, retournant au puits par la route du matin. Dans la cheminee, Catherine et Etienne s'attarderent, tandis que les haveurs glissaient jusqu'en bas. C'etait une rencontre, la petite Lydie, arretee au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel saignement de nez, que depuis une heure elle etait allee se tremper la figure quelque part, on ne savait pas ou. Puis, quand ils la quitterent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, ereintee, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille a une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, devalaient sur le dos, aplatissaient leurs epaules, de peur de s'arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous les derrieres des chantiers, qu'ils devaient, de temps a autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant. En bas, ils se trouverent seuls. Des etoiles rouges disparaissaient au loin, a un coude de la galerie. Leur gaiete tomba, ils se mirent en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derriere. Les lampes charbonnaient, il la voyait a peine, noyee d'une sorte de brouillard fumeux; et l'idee qu'elle etait une fille lui causait un malaise, parce qu'il se sentait bete de ne pas l'embrasser, et que le souvenir de l'autre l'en empechait. Assurement, elle lui avait menti: l'autre etait son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas d'escaillage, car elle avait deja le dehanchement d'une gueuse. Sans raison, il la boudait, comme si elle l'eut trompe. Elle pourtant, a chaque minute, se tournait, l'avertissait d'un obstacle, semblait l'inviter a etre aimable. On etait si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis! Enfin, ils deboucherent dans la galerie de roulage, ce fut pour lui un soulagement a l'indecision dont il souffrait; tandis qu'elle, une derniere fois, eut un regard attriste, le regret d'un bonheur qu'ils ne retrouveraient plus. Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportes au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes etoilaient la nuit. Ils devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie a des ombres d'hommes et de betes, dont ils recevaient l'haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derriere son train, leur cria une mechancete qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse a present, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c'etait du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, a mesure qu'il se rapprochait du puits. Entre les muraillements etroits, la colonne d'air soufflait de nouveau en tempete. Il desesperait d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouverent dans la salle de l'accrochage. Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncee de mefiance. Les autres etaient la, en sueur, dans le courant glace, muets comme lui, ravalant des grondements de colere. Ils arrivaient trop tot, on refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on faisait des manoeuvres compliquees, pour la descente d'un cheval. Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles remuees, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix metres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son humidite vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des leviers, au milieu de cette poussiere d'eau dont leurs vetements se trempaient. La clarte rougeatre des trois lampes a feu libre, decoupant de grandes ombres mouvantes, donnait a cette salle souterraine un air de caverne scelerate, quelque forge de bandits, voisine d'un torrent. Maheu tenta un dernier effort. Il s'approcha de Pierron, qui avait pris son service a six heures. --Voyons, tu peux bien nous laisser monter. Mais le chargeur, un beau garcon, aux membres forts et au visage doux, refusa d'un geste effraye. --Impossible, demande au porion... On me mettrait a l'amende. De nouveaux grondements furent etouffes. Catherine se pencha, dit a l'oreille d'Etienne: --Viens donc voir l'ecurie. C'est la qu'il fait bon! Et ils durent s'echapper sans etre vus, car il etait defendu d'y aller. Elle se trouvait a gauche, au bout d'une courte galerie. Longue de vingt-cinq metres, haute de quatre, taillee dans le roc et voutee en briques, elle pouvait contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne chaleur de betes vivantes, une bonne odeur de litiere fraiche, tenue proprement. L'unique lampe avait une lueur calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la tete, avec leurs gros yeux d'enfants, puis se remettaient a leur avoine, sans hate, en travailleurs gras et bien portants, aimes de tout le monde. Mais, comme Catherine lisait a voix haute les noms, sur les plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un leger cri, en voyant un corps se dresser brusquement devant elle. C'etait la Mouquette, effaree, qui sortait d'un tas de paille, ou elle dormait. Le lundi, lorsqu'elle etait trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le pretexte d'aller chercher de l'eau, et venait s'enfouir la, avec les betes, dans la litiere chaude. Son pere, d'une grande faiblesse pour elle, la tolerait, au risque d'avoir des ennuis. Justement, le pere Mouque entra, court, chauve, ravage, mais reste gros quand meme, ce qui etait rare chez un ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu'on en avait fait un palefrenier, il chiquait a un tel point, que ses gencives saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux autres avec sa fille, il se facha. --Qu'est-ce que vous fichez la, tous? Allons, houp! bougresses qui m'amenez un homme ici!... C'est propre de venir faire vos saletes dans ma paille. Mouquette trouvait ca drole, se tenait le ventre. Mais Etienne, gene, s'en alla, tandis que Catherine lui souriait. Comme tous trois retournaient a l'accrochage, Bebert et Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut un arret pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille s'approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant de lui a son compagnon. C'etait Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le meme coin de l'ecurie, faisant la meme tache le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour. Tres gras, le poil luisant, l'air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, a l'abri des malheurs de la-haut. Du reste, dans les tenebres, il etait devenu d'une grande malignite. La voie ou il travaillait avait fini par lui etre si familiere, qu'il poussait de la tete les portes d'aerage, et qu'il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu'il avait fait le nombre reglementaire de voyages, il refusait d'en recommencer un autre, on devait le reconduire a sa mangeoire. Maintenant, l'age venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d'une melancolie. Peut-etre revoyait-il vaguement, au fond de ses revasseries obscures, le moulin ou il etait ne, pres de Marchiennes, un moulin plante sur le bord de la Scarpe, entoure de larges verdures, toujours evente par le vent. Quelque chose brulait en l'air, une lampe enorme, dont le souvenir exact echappait a sa memoire de bete. Et il restait la tete basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d'inutiles efforts pour se rappeler le soleil. Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tape quatre coups, on descendait le cheval; et c'etait toujours une emotion, car il arrivait parfois que la bete, saisie d'une telle epouvante, debarquait morte. En haut, lie dans un filet, il se debattait eperdument; puis, des qu'il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme petrifie, il disparaissait sans un fremissement de la peau, l'oeil agrandi et fixe. Celui-ci etant trop gros pour passer entre les guides, on avait du, en l'accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tete sur le flanc. La descente dura pres de trois minutes, on ralentissait la machine par precaution. Aussi, en bas, l'emotion grandissait-elle. Quoi donc? Est-ce qu'on allait le laisser en route, pendu dans le noir? Enfin, il parut, avec son immobilite de pierre, son oeil fixe, dilate de terreur. C'etait un cheval bai, de trois ans a peine, nomme Trompette. --Attention! criait le pere Mouque, charge de le recevoir. Amenez-le, ne le detachez pas encore. Bientot, Trompette fut couche sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commencait a le delier, lorsque Bataille, detele depuis un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers elargirent le cercle en plaisantant. Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il? Mais Bataille s'animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l'odeur oubliee du soleil dans les herbes. Et il eclata tout a coup d'un hennissement sonore, d'une musique d'allegresse, ou il semblait y avoir l'attendrissement d'un sanglot. C'etait la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffee lui arrivait, la melancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort. --Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers, egayes par ces farces de leur favori. Le voila qui cause avec le camarade. Trompette, delie, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s'il eut continue a sentir le filet l'etreindre, garrotte par la peur. Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, etourdi, les membres secoues d'un grand frisson. Et le pere Mouque emmena les deux betes qui fraternisaient. --Voyons, y sommes-nous, a present? demanda Maheu. Il fallait debarrasser les cages, et du reste dix minutes manquaient encore pour l'heure de la remonte. Peu a peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. Il y avait deja la une cinquantaine d'hommes, mouilles et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui soufflaient de partout. Pierron, malgre son visage doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu'elle avait quitte la taille avant l'heure. Zacharie pincait sournoisement la Mouquette, histoire de se rechauffer. Mais le mecontentement grandissait, Chaval et Levaque racontaient la menace de l'ingenieur, la berline baissee de prix, le boisage paye a part; et des exclamations accueillaient ce projet, une rebellion germait dans ce coin etroit, a pres de six cents metres sous la terre. Bientot, les voix ne se continrent plus, ces hommes souilles de charbon, glaces par l'attente, accuserent la Compagnie de tuer au fond une moitie de ses ouvriers, et de faire crever l'autre moitie de faim. Etienne ecoutait, fremissant. --Depechons! depechons! repetait aux chargeurs le porion Richomme. Il hatait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point sevir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les murmures devenaient tels, qu'il fut force de s'en meler. Derriere lui, on criait que ca ne durerait pas toujours et qu'un beau matin la boutique sauterait. --Toi qui es raisonnable, dit-il a Maheu, fais-les donc taire. Quand on n'est pas les plus forts, on doit etre les plus sages. Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s'inquieter, n'eut point a intervenir. Soudain, les voix tomberent: Negrel et Dansaert, revenant de leur inspection, debouchaient d'une galerie, en sueur aussi tous les deux. L'habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis que l'ingenieur traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une berline, le maitre-porion dans une autre; on tira cinq fois le signal, sonnant a la grosse viande, comme on disait pour les chefs; et la cage fila en l'air, au milieu d'un silence morne. VI Dans la cage qui le remontait, tasse avec quatre autres, Etienne resolut de reprendre sa course affamee, le long des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet enfer, pour n'y pas meme gagner son pain. Catherine, enfournee au-dessus de lui, n'etait plus la, contre son flanc, d'une bonne chaleur engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer a des betises, et s'eloigner; car, avec son instruction plus large, il ne se sentait point la resignation de ce troupeau, il finirait par etrangler quelque chef. Brusquement, il fut aveugle. La remonte venait d'etre si rapide, qu'il restait ahuri du grand jour, les paupieres battantes dans cette clarte dont il s'etait deshabitue deja. Ce n'en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines. --Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie a l'oreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir? Le Volcan etait un cafe-concert de Montsou. Mouquet cligna l'oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les machoires. Petit et gros comme son pere, il avait le nez effronte d'un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du lendemain. Justement, la Mouquette sortait a son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les reins, par tendresse fraternelle. Etienne reconnaissait a peine la haute nef de la recette, qu'il avait vue inquietante, dans les lueurs louches des lanternes. Ce n'etait que nu et sale. Un jour terreux entrait par les fenetres poussiereuses. Seule, la machine luisait, la-bas, avec ses cuivres; les cables d'acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans trempes d'encre; et les molettes en haut, l'enorme charpente qui les supportait, les cages, les berlines, tout ce metal prodigue assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relache, le grondement des roues ebranlait les dalles de fonte; tandis que, de la houille ainsi promenee, montait une fine poudre de charbon, qui poudrait a noir le sol, les murs, jusqu'aux solives du beffroi. Mais Chaval, ayant donne un coup d'oeil au tableau des jetons, dans le petit bureau vitre du receveur, revint furieux. Il avait constate qu'on leur refusait deux berlines, l'une parce qu'elle ne contenait pas la quantite reglementaire, l'autre parce que la houille en etait malpropre. --La journee est complete, cria-t-il. Encore vingt sous de moins!... Aussi est-ce qu'on devrait prendre des faineants, qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa queue! Et son regard oblique, dirige sur Etienne, completait sa pensee. Celui-ci fut tente de repondre a coups de poing. Puis, il se demanda a quoi bon, puisqu'il partait. Cela le decidait absolument. --On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux. Tous n'en restaient pas moins aigris, agites d'un besoin de querelle. Comme ils passaient a la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s'empoigna avec le lampiste, qu'il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se detendirent un peu que dans la baraque, ou le feu brulait toujours. Meme on avait du trop le charger, car le poele etait rouge, la vaste piece sans fenetre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se rotissaient a distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins brulaient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour secher sa chemise. Des garcons blaguaient, on eclata de rire, parce qu'elle leur montra tout a coup son derriere, ce qui etait chez elle l'extreme expression du dedain. --Je m'en vais, dit Chaval qui avait serre ses outils dans sa caisse. Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hata, s'echappa derriere lui, sous le pretexte qu'ils rentraient l'un et l'autre a Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu'il ne voulait plus d'elle. Catherine, cependant, preoccupee, venait de parler bas a son pere. Celui-ci s'etonna, puis il approuva d'un hochement de tete; et, appelant Etienne pour lui rendre son paquet: --Ecoutez donc, murmura-t-il, si vous n'avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine... Voulez-vous que je tache de vous trouver du credit quelque part? Le jeune homme resta un instant embarrasse. Justement, il allait reclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-etre croirait-elle qu'il boudait le travail. --Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus. Alors, Etienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ca ne l'engageait point, il pourrait toujours s'eloigner, apres avoir mange un morceau. Puis, il fut mecontent de n'avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d'amitie, heureuse de lui etre venue en aide. A quoi bon tout cela? Quand ils eurent repris leurs sabots et ferme leurs cases, les Maheu quitterent la baraque, a la queue des camarades qui s'en allaient un a un, des qu'ils s'etaient rechauffes. Etienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le criblage, une scene violente les arreta. C'etait dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussiere envolee, aux grandes persiennes d'ou soufflait un continuel courant d'air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, etaient versees ensuite par des culbuteurs sur les tremies, de longues glissieres de tole; et, a droite et a gauche de ces dernieres, les cribleuses, montees sur des gradins, armees de la pelle et du rateau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferree, etablie sous le hangar. Philomene Levaque se trouvait la, mince et pale, d'une figure moutonniere de fille crachant le sang. La tete protegee d'un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle triait au-dessous d'une vieille sorciere, la mere de la Pierronne, la Brule ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serree comme la bourse d'un avare. Elles s'empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, a ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c'etaient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marquees en noir sur les faces rouges. --Fous-lui donc un renfoncement! cria d'en haut Zacharie a sa maitresse. Toutes les cribleuses eclaterent. Mais la Brule se jeta hargneusement sur le jeune homme. --Dis donc, salete! tu ferais mieux de reconnaitre les deux gosses dont tu l'as emplie!... S'il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout! Maheu dut empecher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, a cette carcasse. Un surveillant accourait, les rateaux se remirent a fouiller le charbon. On n'apercevait plus, du haut en bas des tremies, que les dos ronds des femmes, acharnees a se disputer les pierres. Dehors, le vent s'etait brusquement calme, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflerent les epaules, croiserent les bras et partirent, debandes, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des vetements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de negres culbutes dans de la vase. Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapporte entre la chemise et la veste, les rendait bossus. --Tiens! voila Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. Levaque, sans s'arreter, echangea deux phrases avec son logeur, gros garcon brun de trente-cinq ans, l'air placide et honnete. --Ca y est, la soupe, Louis? --Je crois. --Alors, la femme est gentille, aujourd'hui? --Oui, gentille, je crois. D'autres mineurs de la coupe a terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une a une, s'engouffraient dans la fosse. C'etait la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les equipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne chomait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, a six cents metres sous les champs de betteraves. Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait a Bebert un plan complique, pour avoir a credit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait a distance. Catherine suivait avec Zacharie et Etienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent. --Nous y sommes, dit le premier a Etienne. Voulez-vous entrer? On se separa. Catherine etait restee un instant immobile, regardant une derniere fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpidite verdatre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron. Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C'etait une maison de briques a deux etages, blanchie du haut en bas a la chaux, egayee autour des fenetres d'une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carree, clouee au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes: A l'Avantage, debit tenu par Rasseneur. Derriere, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclave dans ses vastes terres, etait desolee de ce cabaret, pousse en plein champ, ouvert a la sortie meme du Voreux. --Entrez, repeta Maheu a Etienne. La salle, petite, avait une nudite claire, avec ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus etaient la, trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc a robinet d'etain, pour la biere; et rien autre, pas une image, pas une tablette, pas un jeu. Dans la cheminee de fonte, vernie et luisante, brulait doucement une patee de houille. Sur les dalles, une fine couche de sable blanc buvait l'humidite continuelle de ce pays trempe d'eau. --Une chope, commanda Maheu a une grosse fille blonde, la fille d'une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur est la? La fille tourna le robinet, en repondant que le patron allait revenir. Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moitie de la chope, pour balayer les poussieres qui lui obstruaient la gorge. Il n'offrit rien a son compagnon. Un seul consommateur, un autre mineur mouille et barbouille, etait assis devant une table et buvait sa biere en silence, d'un air de profonde meditation. Un troisieme entra, fut servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot. Mais un gros homme de trente-huit ans, rase, la figure ronde, parut avec un sourire debonnaire. C'etait Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait congedie depuis trois ans, a la suite d'une greve. Tres bon ouvrier, il parlait bien, se mettait a la tete de toutes les reclamations, avait fini par etre le chef des mecontents. Sa femme tenait deja un debit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et, quand il fut jete sur le pave, il resta cabaretier lui-meme, trouva de l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation a la Compagnie. Maintenant, sa maison prosperait, il devenait un centre, il s'enrichissait des coleres qu'il avait peu a peu soufflees au coeur de ses anciens camarades. --C'est ce garcon que j'ai embauche ce matin, expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire credit d'une quinzaine? La face large de Rasseneur exprima subitement une grande defiance. Il examina d'un coup d'oeil Etienne et repondit, sans se donner la peine de temoigner un regret: --Mes deux chambres sont prises. Pas possible. Le jeune homme s'attendait a ce refus; et il en souffrit pourtant, il s'etonna du brusque ennui qu'il eprouvait a s'eloigner. N'importe, il s'en irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur qui buvait a une table etait parti. D'autres, un a un, entraient toujours se decrasser la gorge, puis se remettaient en marche du meme pas dehanche. C'etait un simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement d'un besoin. --Alors, il n'y a rien? demanda d'un ton particulier Rasseneur a Maheu, qui achevait sa biere a petits coups. Celui-ci tourna la tete et vit qu'Etienne seul etait la. --Il y a qu'on s'est chamaille encore... Oui, pour le boisage. Il conta l'affaire. La face du cabaretier avait rougi, une emotion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin, il eclata. --Ah bien! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus. Etienne le genait. Cependant, il continua, en lui lancant des regards obliques. Et il avait des reticences, des sous-entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit Negrel, sans les nommer, repetant que ca ne pouvait pas continuer ainsi, que ca devait casser un de ces quatre matins. La misere etait trop grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le proprietaire d'une fosse voisine, ne savait comment tenir le coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de details inquietants. --Tu sais, murmura-t-il, ca vient de cette personne que tu as vue ici un soir. Mais il fut interrompu. Sa femme entrait a son tour, une grande femme maigre et ardente, le nez long, les pommettes violacees. Elle etait en politique beaucoup plus radicale que son mari. --La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s'il etait le maitre, celui-la, ca ne tarderait pas a mieux aller! Etienne ecoutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, a ces idees de misere et de revanche. Ce nom, jete brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut, comme malgre lui: --Je le connais, Pluchart. On le regardait, il dut ajouter: --Oui, je suis machineur, il a ete mon contremaitre, a Lille... Un homme capable, j'ai cause souvent avec lui. Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un changement rapide, une sympathie soudaine. Enfin, il dit a sa femme: --C'est Maheu qui m'amene Monsieur, un herscheur a lui, pour voir s'il n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire credit d'une quinzaine. Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une chambre, le locataire etait parti le matin. Et le cabaretier, tres excite, se livra davantage, tout en repetant qu'il demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses trop dures a obtenir. Sa femme haussait les epaules, voulait son droit, absolument. --Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ca n'empechera pas qu'on descende, et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en crevera... Regarde, te voila gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. --Oui, je me suis beaucoup refait, declara Rasseneur complaisamment. Etienne alla jusqu'a la porte, remerciant le mineur qui partait; mais celui-ci hochait la tete, sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda monter peniblement le chemin du coron. Madame Rasseneur, en train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute, pour qu'elle le conduisit a sa chambre, ou il se debarbouillerait. Devait-il rester? Une hesitation l'avait repris, un malaise qui lui faisait regretter la liberte des grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'etre son maitre. Il lui semblait qu'il avait vecu la des annees, depuis son arrivee sur le terri, au milieu des bourrasques, jusqu'aux heures passees sous la terre, a plat ventre dans les galeries noires. Et il lui repugnait de recommencer, c'etait injuste et trop dur, son orgueil d'homme se revoltait, a l'idee d'etre une bete qu'on aveugle et qu'on ecrase. Pendant qu'Etienne se debattait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu a peu l'apercurent. Il s'etonna, il ne s'etait pas figure l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indique du geste, au fond des tenebres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses batiments de bois et de briques, le criblage goudronne, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminee d'un rouge pale, tout cela tasse, l'air mauvais. Mais, autour des batiments, le carreau s'etendait, et il ne se l'imaginait pas si large, change en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, herisse des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombre dans un coin de la provision des bois, pareille a la moisson d'une foret fauchee. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de geants, deja couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consume a l'autre bout par un feu interieur qui brulait depuis un an, avec une fumee epaisse, en laissant a la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des gres, de longues trainees de rouille sanglante. Puis, les champs se deroulaient, des champs sans fin de ble et de betteraves, nus a cette epoque de l'annee, des marais aux vegetations dures, coupes de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que separaient des files maigres de peupliers. Tres loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi; tandis que la foret de Vandame, a l'est, bordait l'horizon de la ligne violatre de ses arbres depouilles. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet apres-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussiere volante de la houille se fut abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemencant la terre. Etienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'etait un canal, la riviere de la Scarpe canalisee, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux a Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bordee de grands arbres, elevee au-dessus des bas terrains, filant a l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pale ou glissait l'arriere vermillonne des peniches. Pres de la fosse, il y avait un embarcadere, des bateaux amarres, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et toute l'ame de cette plaine rase paraissait etre la, dans cette eau geometrique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer. Les regards d'Etienne remontaient du canal au coron, bati sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arretaient, en bas de la pente argileuse, a deux enormes tas de briques, fabriquees et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derriere une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe a terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes, jetait un cri aigu. Ce n'etait plus l'inconnu des tenebres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignores. Au loin, les hauts fourneaux et les fours a coke avaient pali avec l'aube. Il ne restait la, sans un arret, que l'echappement de la pompe, soufflant toujours de la meme haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buee grise maintenant, et que rien ne pouvait repaitre. Alors, Etienne, brusquement, se decida. Peut-etre avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, la-haut, a l'entree du coron. Peut-etre etait-ce plutot un vent de revolte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment a ces gens dont parlait Bonnemort, a ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affames donnaient leur chair, sans le connaitre. Deuxieme partie I La propriete des Gregoire, la Piolaine, se trouvait a deux kilometres de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle. C'etait une grande maison carree, sans style, batie au commencement du siecle dernier. Des vastes terres qui en dependaient d'abord, il ne restait qu'une trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien. On citait surtout le verger et le potager, celebres par leurs fruits et leurs legumes, les plus beaux du pays. D'ailleurs, le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. L'avenue de vieux tilleuls, une voute de feuillage de trois cents metres, plantee de la grille au perron, etait une des curiosites de cette plaine rase, ou l'on comptait les grands arbres, de Marchiennes a Beaugnies. Ce matin-la, les Gregoire s'etaient leves a huit heures. D'habitude, ils ne bougeaient guere qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec passion; mais la tempete de la nuit les avait enerves. Et, pendant que son mari etait alle voir tout de suite si le vent n'avait pas fait de degats, madame Gregoire venait de descendre a la cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, agee deja de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et etonnee, sous la blancheur eclatante de ses cheveux. --Melanie, dit-elle a la cuisiniere, si vous faisiez la brioche ce matin, puisque la pate est prete. Mademoiselle ne se levera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat... Hein! ce serait une surprise. La cuisiniere, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans, se mit a rire. --Ca, c'est vrai, la surprise serait fameuse... Mon fourneau est allume, le four doit etre chaud; et puis, Honorine va m'aider un peu. Honorine, une fille d'une vingtaine d'annees, recueillie enfant et elevee a la maison, servait maintenant de femme de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes, il n'y avait que le cocher, Francis, charge des gros ouvrages. Un jardinier et une jardiniere s'occupaient des legumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et, comme le service etait patriarcal, d'une douceur familiere, ce petit monde vivait en bonne amitie. Madame Gregoire, qui avait medite dans son lit la surprise de la brioche, resta pour voir mettre la pate au four. La cuisine etait immense, et on la devinait la piece importante, a sa proprete extreme, a l'arsenal des casseroles, des ustensiles, des pots qui l'emplissaient. Cela sentait bon la bonne nourriture. Des provisions debordaient des rateliers et des armoires. --Et qu'elle soit bien doree, n'est-ce pas? recommanda madame Gregoire en passant dans la salle a manger. Malgre le calorifere qui chauffait toute la maison, un feu de houille egayait cette salle. Du reste, il n'y avait aucun luxe: la grande table, les chaises, un buffet d'acajou; et, seuls, deux fauteuils profonds trahissaient l'amour du bien-etre, les longues digestions heureuses. On n'allait jamais au salon, on demeurait la, en famille. Justement, M. Gregoire rentrait, vetu d'un gros veston de futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de grands traits honnetes et bons, dans la neige de ses cheveux boucles. Il avait vu le cocher et le jardinier: aucun degat important, rien qu'un tuyau de cheminee abattu. Chaque matin, il aimait a donner un coup d'oeil a la Piolaine, qui n'etait pas assez grande pour lui causer des soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du proprietaire. --Et Cecile? demanda-t-il, elle ne se leve donc pas, aujourd'hui? --Je n'y comprends rien, repondit sa femme. Il me semblait l'avoir entendue remuer. Le couvert etait mis, trois bols sur la nappe blanche. On envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais elle redescendit aussitot, retenant des rires, etouffant sa voix, comme si elle eut parle en haut, dans la chambre. --Oh! si Monsieur et Madame voyaient Mademoiselle!... Elle dort, oh! elle dort, ainsi qu'un Jesus... On n'a pas idee de ca, c'est un plaisir a la regarder. Le pere et la mere echangeaient des regards attendris. Il dit en souriant: --Viens-tu voir? --Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle. J'y vais. Et ils monterent ensemble. La chambre etait la seule luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de meubles laques, blancs a filets bleus, un caprice d'enfant gatee satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues du lit, sous le demi-jour qui tombait de l'ecartement d'un rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyee sur son bras nu. Elle n'etait pas jolie, trop saine, trop bien portante, mure a dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une fraicheur de lait, avec ses cheveux chatains, sa face ronde au petit nez volontaire, noye entre les joues. La couverture avait glisse, et elle respirait si doucement, que son haleine ne soulevait meme pas sa gorge deja lourde. --Ce maudit vent l'aura empechee de fermer les yeux, dit la mere doucement. Le pere, d'un geste, lui imposa silence. Tous les deux se penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nudite de vierge, cette fille si longtemps desiree, qu'ils avaient eue sur le tard, lorsqu'ils ne l'esperaient plus. Ils la voyaient parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et elle dormait toujours, sans les sentir pres d'elle, leur visage contre le sien. Pourtant, une onde legere troubla sa face immobile. Ils tremblerent qu'elle ne s'eveillat, ils s'en allerent sur la pointe des pieds. --Chut! dit M. Gregoire a la porte. Si elle n'a pas dormi, il faut la laisser dormir. --Tant qu'elle voudra, la mignonne, appuya madame Gregoire. Nous attendrons. Ils descendirent, s'installerent dans les fauteuils de la salle a manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine. Il faisait tres chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. La fortune des Gregoire, quarante mille francs de rentes environ, etait tout entiere dans une action des mines de Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l'origine, qui partait de la creation meme de la Compagnie. Vers le commencement du dernier siecle, un coup de folie s'etait declare, de Lille a Valenciennes, pour la recherche de la houille. Les succes des concessionnaires, qui devaient plus tard former la Compagnie d'Anzin, avaient exalte toutes les tetes. Dans chaque commune, on sondait le sol; et les societes se creaient, et les concessions poussaient en une nuit. Mais, parmi les entetes de l'epoque, le baron Desrumaux avait certainement laisse la memoire de l'intelligence la plus heroique. Pendant quarante annees, il s'etait debattu sans faiblir, au milieu de continuels obstacles: premieres recherches infructueuses, fosses nouvelles abandonnees au bout de longs mois de travail, eboulements qui comblaient les trous, inondations subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs jetes dans la terre; puis, les tracas de l'administration, les paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs terriens, resolus a ne pas reconnaitre les concessions royales, si l'on refusait de traiter d'abord avec eux. Il venait enfin de fonder la societe Desrumaux, Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses commencaient a donner de faibles benefices, lorsque deux concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant a la societe Cornille et Jenard, avaient failli l'ecraser sous le terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25 aout 1760, un traite intervenait entre les trois concessions et les reunissait en une seule. La Compagnie des mines de Montsou etait creee, telle qu'elle existe encore aujourd'hui. Pour la repartition, on avait divise, d'apres l'etalon de la monnaie du temps, la propriete totale en vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers; et, comme le denier etait de dix mille francs, le capital representait une somme de pres de trois millions. Desrumaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers. En ces annees-la, le baron possedait la Piolaine, d'ou dependaient trois cents hectares, et il avait a son service, comme regisseur, Honore Gregoire, un garcon de la Picardie, l'arriere-grand-pere de Leon Gregoire, pere de Cecile. Lors du traite de Montsou, Honore, qui cachait dans un bas une cinquantaine de mille francs d'economies, ceda en tremblant a la foi inebranlable de son maitre. Il sortit dix mille livres de beaux ecus, il prit un denier, avec la terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils Eugene toucha en effet des dividendes fort minces; et, comme il s'etait mis bourgeois et qu'il avait eu la sottise de manger les quarante autres mille francs de l'heritage paternel dans une association desastreuse, il vecut assez chichement. Mais les interets du denier montaient peu a peu, la fortune commenca avec Felicien, qui put realiser un reve dont son grand-pere, l'ancien regisseur, avait berce son enfance: l'achat de la Piolaine demembree, qu'il eut comme bien national, pour une somme derisoire. Cependant, les annees qui suivirent furent mauvaises, il fallut attendre le denouement des catastrophes revolutionnaires, puis la chute sanglante de Napoleon. Et ce fut Leon Gregoire qui beneficia, dans une progression stupefiante, du placement timide et inquiet de son bisaieul. Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s'elargissaient, avec la prosperite de la Compagnie. Des 1820, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux ans enfin, le dividende etait monte au chiffre prodigieux de cinquante mille francs: la valeur du denier, cote a la Bourse de Lille un million, avait centuple en un siecle. M. Gregoire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce cours d'un million fut atteint, s'y etait refuse, de son air souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise industrielle eclatait, le denier retombait a six cent mille francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les Gregoire avaient maintenant une foi obstinee en leur mine. Ca remonterait, Dieu n'etait pas si solide. Puis, a cette croyance religieuse, se melait une profonde gratitude pour une valeur, qui, depuis un siecle, nourrissait la famille a ne rien faire. C'etait comme une divinite a eux, que leur egoisme entourait d'un culte, la bienfaitrice du foyer, les bercant dans leur grand lit de paresse, les engraissant a leur table gourmande. De pere en fils, cela durait: pourquoi risquer de mecontenter le sort, en doutant de lui? Et il y avait, au fond de leur fidelite, une terreur superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se fut brusquement fondu, s'ils l'avaient realise et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus a l'abri dans la terre, d'ou un peuple de mineurs, des generations d'affames l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins. Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M. Gregoire, tres jeune, avait epouse la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout rendu, en felicite. Elle s'etait enfermee dans son menage, extasiee devant son mari, n'ayant d'autre volonte que la sienne; jamais des gouts differents ne les separaient, un meme ideal de bien-etre confondait leurs desirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de tendresse et de petits soins reciproques. C'etait une existence reglee, les quarante mille francs manges sans bruit, les economies depensees pour Cecile, dont la naissance tardive avait un instant bouleverse le budget. Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de ses caprices: un second cheval, deux autres voitures, des toilettes venues de Paris. Mais ils goutaient la une joie de plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur personnelle de l'etalage, qu'ils avaient garde les modes de leur jeunesse. Toute depense qui ne profitait pas leur semblait stupide. Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria: --Eh bien! quoi donc, on dejeune sans moi! C'etait Cecile, au saut du lit, les yeux gonfles de sommeil. Elle avait simplement releve ses cheveux et passe un peignoir de laine blanche. --Mais non, dit la mere, tu vois qu'on t'attendait... Hein? ce vent a du t'empecher de dormir, pauvre mignonne! La jeune fille la regarda, tres surprise. --Il a fait du vent?... Je n'en sais rien, je n'ai pas bouge de la nuit. Alors, cela leur sembla drole, tous les trois se mirent a rire; et les bonnes, qui apportaient le dejeuner, eclaterent aussi, tellement l'idee que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures egayait la maison. La vue de la brioche acheva d'epanouir les visages. --Comment! elle est donc cuite? repetait Cecile. En voila une attrape qu'on me fait!... C'est ca qui va etre bon, tout chaud, dans le chocolat! Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. Melanie et Honorine restaient, donnaient des details sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les levres grasses, en disant que c'etait un plaisir de faire un gateau, quand on voyait les maitres le manger si volontiers. Mais les chiens aboyerent violemment, on crut qu'ils annoncaient la maitresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de litterature. Toute l'instruction de la jeune fille s'etait ainsi faite a la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fenetre, des qu'une question l'ennuyait. --C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant. Derriere elle, Deneulin, un cousin de M. Gregoire, parut sans facon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de cavalerie. Bien qu'il eut depasse la cinquantaine, ses cheveux coupes ras et ses grosses moustaches etaient d'un noir d'encre. --Oui, c'est moi, bonjour... Ne vous derangez donc pas! Il s'etait assis, pendant que la famille s'exclamait. Elle finit par se remettre a son chocolat. --Est-ce que tu as quelque chose a me dire? demanda M. Gregoire. --Non, rien du tout, se hata de repondre Deneulin. Je suis sorti a cheval pour me derouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour. Cecile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la premiere ne lachait plus la peinture, tandis que l'autre, l'ainee, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement leger dans sa voix, un malaise qu'il dissimulait, sous les eclats de sa gaiete. M. Gregoire reprit: --Et tout marche-t-il bien, a la fosse? --Dame! je suis bouscule avec les camarades, par cette salete de crise... Ah! nous payons les annees prosperes! On a trop bati d'usines, trop construit de voies ferrees, trop immobilise de capitaux en vue d'une production formidable. Et, aujourd'hui, l'argent dort, on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ca... Heureusement, rien n'est desespere, je m'en tirerai quand meme. Comme son cousin, il avait eu en heritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ingenieur entreprenant, tourmente du besoin d'une royale fortune, s'etait hate de vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des mois, il murissait un plan. Sa femme tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, ou il n'y avait d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel etat d'abandon, avec un materiel si defectueux, que l'exploitation en couvrait a peine les frais. Or, il revait de reparer Jean-Bart, d'en renouveler la machine et d'elargir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'epuisement. On devait, disait-il, trouver la de l'or a la pelle. L'idee etait juste. Seulement, le million y avait passe, et cette damnee crise industrielle eclatait au moment ou de gros benefices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d'une bonte brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lachant aussi la bride a ses filles, dont l'ainee parlait d'entrer au theatre et dont la cadette s'etait deja fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la debacle, et chez lesquelles la misere menacante revelait de tres fines menageres. --Vois-tu, Leon, continua-t-il, la voix hesitante, tu as eu tort de ne pas vendre en meme temps que moi. Maintenant, tout degringole, tu peux courir... Et si tu m'avais confie ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait a Vandame, dans notre mine! M. Gregoire achevait son chocolat, sans hate. Il repondit paisiblement: --Jamais!... Tu sais bien que je ne veux pas speculer. Je vis tranquille, ce serait trop bete, de me casser la tete avec des soucis d'affaires. Et, quant a Montsou, ca peut continuer a baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas etre si gourmand, que diable! Puis, ecoute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants des enfants de Cecile en tireront encore leur pain blanc. Deneulin l'ecoutait avec un sourire gene. --Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais? Mais, devant les faces inquietes des Gregoire, il regretta d'etre alle si vite, il renvoya son idee d'emprunt a plus tard, la reservant pour un cas desespere. --Oh! je n'en suis pas la! C'est une plaisanterie... Mon Dieu! tu as peut-etre raison: l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont on engraisse le plus surement. On changea d'entretien. Cecile revint sur ses cousines, dont les gouts la preoccupaient, tout en la choquant. Madame Gregoire promit de mener sa fille voir ces cheres petites, des le premier jour de soleil. Cependant, M. Gregoire, l'air distrait, n'etait pas a la conversation. Il ajouta tout haut: --Moi, si j'etais a ta place, je ne m'enteterais pas davantage, je traiterais avec Montsou... Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent. Il faisait allusion a la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. Malgre la faible importance de cette derniere, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavee dans ses soixante-sept communes, cette lieue carree qui ne lui appartenait pas; et, apres avoir essaye vainement de la tuer, elle complotait de l'acheter a bas prix, lorsqu'elle ralerait. La guerre continuait sans treve, chaque exploitation arretait ses galeries a deux cents metres les unes des autres, c'etait un duel au dernier sang, bien que les directeurs et les ingenieurs eussent entre eux des relations polies. Les yeux de Deneulin avaient flambe. --Jamais! cria-t-il a son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n'aura pas Vandame... J'ai dine jeudi chez Hennebeau, et je l'ai bien vu tourner autour de moi. Deja, l'automne dernier, quand les gros bonnets sont venus a la Regie, ils m'ont fait toutes sortes de mamours... Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces generaux et ces ministres! des brigands qui vous enleveraient jusqu'a votre chemise, a la corne d'un bois! Il ne tarissait plus. D'ailleurs, M. Gregoire ne defendait pas la Regie de Montsou, les six regisseurs institues par le traite de 1760, qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq survivants, a chaque deces, choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires puissants et riches. L'opinion du proprietaire de la Piolaine, de gouts si raisonnables, etait que ces messieurs manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagere de l'argent. Melanie etait venue desservir la table. Dehors, les chiens se remirent a aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque Cecile, que la chaleur et la nourriture etouffaient, quitta la table. --Non, laisse, ca doit etre pour ma lecon. Deneulin, lui aussi, s'etait leve. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant: --Eh bien! et ce mariage avec le petit Negrel? --Il n'y a rien de fait, dit madame Gregoire. Une idee en l'air... Il faut reflechir. --Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... Ce qui me renverse, c'est que ce soit Madame Hennebeau qui se jette ainsi au cou de Cecile. Mais M. Gregoire s'indigna. Une dame si distinguee, et de quatorze ans plus agee que le jeune homme! C'etait monstrueux, il n'aimait pas qu'on plaisantat sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit. --Ce n'est pas encore ca, dit Cecile qui revenait. C'est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontree... Faut-il les faire entrer ici? On hesita. Etaient-ils tres sales? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. Deja le pere et la mere s'etaient allonges au fond des grands fauteuils. Ils y digeraient. La crainte de changer d'air acheva de les decider. --Faites entrer, Honorine. Alors, la Maheude et ses petits entrerent, glaces, affames, saisis d'un effarement peureux, en se voyant dans cette salle ou il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche. II Dans la chambre, restee close, les persiennes avaient laisse glisser peu a peu des barres grises de jour, dont l'eventail se deployait au plafond; et l'air enferme s'alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit: Lenore et Henri aux bras l'un de l'autre, Alzire la tete renversee, appuyee sur sa bosse; tandis que le pere Bonnemort, tenant a lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, ou la Maheude s'etait rendormie en faisant teter Estelle, la gorge coulee de cote, sa fille en travers du ventre, gorgee de lait, assommee elle aussi, et s'etouffant dans la chair molle des seins. Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des facades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pave des trottoirs: c'etaient les cribleuses qui s'en allaient a la fosse. Et le silence retomba jusqu'a sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des baillements et des toux vinrent a travers les murs. Longtemps, un moulin a cafe grinca, sans que personne s'eveillat encore dans la chambre. Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l'heure, elle courut pieds nus secouer sa mere. --Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course... Prends garde! tu vas ecraser Estelle. Et elle sauva l'enfant, a demi etouffee sous la coulee enorme des seins. --Sacre bon sort! begayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si echine qu'on dormirait tout le jour... Habille Lenore et Henri, je les emmene; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la trainer, crainte qu'elle ne prenne du mal, par ce temps de chien. Elle se lavait a la hate, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait pose deux pieces la veille. --Et de la soupe, sacre bon sort! murmura-t-elle de nouveau. Pendant que sa mere descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, ou elle emporta Estelle qui s'etait mise a hurler. Mais elle etait habituee aux rages de la petite, elle avait, a huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant a sucer un doigt. Il etait temps, car un autre vacarme eclatait; et elle dut mettre aussitot la paix entre Lenore et Henri, qui s'eveillaient enfin. Ces enfants ne s'entendaient guere, ne se prenaient gentiment au cou, que lorsqu'ils dormaient. La fille, agee de six ans, tombait des son lever sur le garcon, son cadet de deux annees, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la meme tete trop grosse et comme soufflee, ebouriffee de cheveux jaunes. Il fallut qu'Alzire tirat sa soeur par les jambes, en la menacant de lui enlever la peau du derriere. Puis, ce furent des trepignements pour le debarbouillage, et a chaque vetement qu'elle leur passait. On evitait d'ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du pere Bonnemort. Il continuait a ronfler, dans l'affreux charivari des enfants. --C'est pret! y etes-vous, la-haut? cria la Maheude. Elle avait rabattu les volets, secoue le feu, remis du charbon. Son espoir etait que le vieux n'eut pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le poelon torche, elle fit cuire une poignee de vermicelle, qu'elle tenait en reserve depuis trois jours. On l'avalerait a l'eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en preparant les briquets, avait fait le miracle d'en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet etait bien vide: rien, pas une croute, pas un fond de provision, pas un os a ronger. Qu'allaient-ils devenir, si Maigrat s'entetait a leur couper le credit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n'avait pas encore invente de vivre sans manger, malheureusement. --Descendez-vous, a la fin! cria-t-elle en se fachant. Je devrais etre partie. Lorsque Alzire et les enfants furent la, elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n'avait pas faim. Bien que Catherine eut deja passe de l'eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d'un cafe tellement clair, qu'il ressemblait a de l'eau de rouille. Ca la soutiendrait tout de meme. --Ecoute, repetait-elle a Alzire, tu laisseras dormir ton grand-pere, tu veilleras bien a ce que Estelle ne se casse pas la tete, et si elle se reveillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerees... Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas. --Et l'ecole, maman? --L'ecole, eh bien! ce sera pour un autre jour... J'ai besoin de toi. --Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard? --La soupe, la soupe... Non, attends-moi. Alzire, d'une intelligence precoce de fillette infirme, savait tres bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n'insista point. Maintenant, le coron entier etait reveille, des bandes d'enfants s'en allaient a l'ecole, avec le bruit trainard de leurs galoches. Huit heures sonnerent, un murmure croissant de bavardages montait a gauche, chez la Levaque. La journee des femmes commencait, autour des cafetieres, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d'un moulin. Une tete fletrie, aux grosses levres, au nez ecrase, vint s'appuyer contre une vitre de la fenetre, en criant: --Y a du nouveau, ecoute donc! --Non, non, plus tard! repondit la Maheude. J'ai une course. Et, de peur de succomber a l'offre d'un verre de cafe chaud, elle bourra Lenore et Henri, elle partit avec eux. En haut, le pere Bonnemort ronflait toujours, d'un ronflement rythme qui bercait la maison. Dehors, la Maheude s'etonna de voir que le vent ne soufflait plus. C'etait un degel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d'une humidite verdatre, les routes empoissees de boue, une boue speciale au pays du charbon, noire comme de la suie delayee, epaisse et collante a y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler Lenore, parce que la petite s'amusait a ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle. En quittant le coron, elle avait longe le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues defoncees, au milieu de terrains vagues, fermes de palissades moussues. Des hangars se succedaient, de longs batiments d'usine, de hautes cheminees crachant de la suie, salissant cette campagne ravagee de faubourg industriel. Derriere un bouquet de peupliers, la vieille fosse Requillart montrait l'ecroulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant a droite, la Maheude se trouva sur la grande route. --Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes! Maintenant, c'etait Henri qui avait pris une poignee de boue et qui la petrissait. Les deux enfants, gifles sans preference, rentrerent dans l'ordre, en louchant pour voir les patards qu'ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, deja ereintes de leurs efforts pour decoller leurs semelles, a chaque enjambee. Du cote de Marchiennes, la route deroulait ses deux lieues de pave, qui filaient droit comme un ruban trempe de cambouis, entre les terres rougeatres. Mais, de l'autre cote, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bati sur la pente d'une large ondulation de la plaine. Ces routes du Nord, tirees au cordeau entre des villes manufacturieres, allant avec des courbes douces, des montees lentes, se batissent peu a peu, tendent a ne faire d'un departement qu'une cite travailleuse. Les petites maisons de briques, peinturlurees pour egayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d'autres noires, celles-ci sans doute afin d'arriver tout de suite au noir final, devalaient a droite et a gauche, en serpentant jusqu'au bas de la pente. Quelques grands pavillons a deux etages, des habitations de chefs d'usines, trouaient la ligne pressee des etroites facades. Une eglise, egalement en briques, ressemblait a un nouveau modele de haut fourneau, avec son clocher carre, sali deja par les poussieres volantes du charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui dominait, c'etaient les bals, les estaminets, les debits de biere, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets. Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste serie de magasins et d'ateliers, la Maheude se decida a prendre Henri et Lenore par la main, l'un a droite, l'autre a gauche. Au-dela, se trouvait l'hotel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet separe de la route par une grille, suivi d'un jardin ou vegetaient des arbres maigres. Justement, une voiture etait arretee devant la porte, un monsieur decore et une dame en manteau de fourrure, quelque visite debarquee de Paris a la gare de Marchiennes; car madame Hennebeau, qui parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise et de joie. --Marchez donc, trainards! gronda la Maheude, en tirant les deux petits, qui s'abandonnaient dans la boue. Elle arrivait chez Maigrat, elle etait tout emotionnee. Maigrat habitait a cote meme du directeur, un simple mur separait l'hotel de sa petite maison; et il avait la un entrepot, un long batiment qui s'ouvrait sur la route en une boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l'epicerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la biere, des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait debute par une etroite cantine; puis, grace a la protection de ses chefs, son commerce s'etait elargi, tuant peu a peu le detail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la clientele considerable des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des credits plus grands. D'ailleurs, il etait reste dans la main de la Compagnie, qui lui avait bati sa petite maison et son magasin. --Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d'un air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte. Il la regarda sans repondre. Il etait gros, froid et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur une decision. --Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du pain d'ici a samedi... Bien sur, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... Elle s'expliquait, en courtes phrases penibles. C'etait une vieille dette, contractee pendant la derniere greve. Vingt fois, ils avaient promis de s'acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne parvenaient pas a lui donner quarante sous par quinzaine. Avec ca, un malheur lui etait arrive l'avant-veille, elle avait du payer vingt francs a un cordonnier, qui menacait de les faire saisir. Et voila pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils seraient alles jusqu'au samedi, comme les camarades. Maigrat, le ventre tendu, les bras croises, repondait non de la tete, a chaque supplication. --Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis raisonnable, je ne demande pas du cafe... Rien que deux pains de trois livres par jour. --Non! cria-t-il enfin, de toute sa force. Sa femme avait paru, une creature chetive qui passait les journees sur un registre, sans meme oser lever la tete. Elle s'esquiva, effrayee de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d'ardente priere. On racontait qu'elle cedait le lit conjugal aux herscheuses de la clientele. C'etait un fait connu: quand un mineur voulait une prolongation de credit, il n'avait qu'a envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu qu'elles fussent complaisantes. La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit genee, sous la clarte pale des petits yeux dont il la deshabillait. Ca la mit en colere, elle aurait encore compris, avant d'avoir eu sept enfants, quand elle etait jeune. Et elle partit, elle tira violemment Lenore et Henri, en train de ramasser des coquilles de noix, jetees au ruisseau, et qu'ils visitaient. --Ca ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous! Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. Si ceux-la ne lachaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle avait pris a gauche le chemin de Joiselle. La Regie etait la, dans l'angle de la route, un veritable palais de briques, ou les gros messieurs de Paris, et des princes, et des generaux, et des personnages du gouvernement, venaient chaque automne donner de grands diners. Elle, tout en marchant, depensait deja les cent sous: d'abord du pain, puis du cafe; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-etre un peu de fromage de cochon, car le pere avait besoin de viande. Le cure de Montsou, l'abbe Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des delicatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il etait doux, il affectait de ne s'occuper de rien, pour ne facher ni les ouvriers ni les patrons. --Bonjour, monsieur le cure. Il ne s'arreta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantee au milieu de la route. Elle n'avait point de religion, mais elle s'etait imagine brusquement que ce pretre allait lui donner quelque chose. Et la course recommenca, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilometres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s'amusant plus, consternes. A droite et a gauche du chemin, se deroulaient les memes terrains vagues clos de palissades moussues, les memes corps de fabriques, salis de fumee, herisses de cheminees hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s'etalerent, immenses, pareilles a un ocean de mottes brunes, sans la mature d'un arbre, jusqu'a la ligne violatre de la foret de Vandame. --Porte-moi, maman. Elle les porta l'un apres l'autre. Des flaques trouaient la chaussee, elle se retroussait, avec la peur d'arriver trop sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacre pave etait gras. Et, comme ils debouchaient enfin devant le perron, deux chiens enormes se jeterent sur eux, en aboyant si fort, que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher prit un fouet. --Laissez vos sabots, entrez, repetait Honorine. Dans la salle a manger, la mere et les enfants se tinrent immobiles, etourdis par la brusque chaleur, tres genes des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s'allongeaient dans leurs fauteuils. --Ma fille, dit cette derniere, remplis ton petit office. Les Gregoire chargeaient Cecile de leurs aumones. Cela rentrait dans leur idee d'une belle education. Il fallait etre charitable, ils disaient eux-memes que leur maison etait la maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la charite avec intelligence, travailles de la continuelle crainte d'etre trompes et d'encourager le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais d'argent, jamais! pas dix sous, pas deux sous, car c'etait un fait connu, des qu'un pauvre avait deux sous, il les buvait. Leurs aumones etaient donc toujours en nature, surtout en vetements chauds, distribues pendant l'hiver aux enfants indigents. --Oh! les pauvres mignons! s'ecria Cecile, sont-ils palots d'etre alles au froid!... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l'armoire. Les bonnes, elles aussi, regardaient ces miserables, avec l'apitoiement et la pointe d'inquietude de filles qui n'etaient pas en peine de leur diner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisiniere s'oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer la, les mains ballantes. --Justement, continuait Cecile, j'ai encore deux robes de laine et des fichus... Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons! La Maheude, alors, retrouva sa langue, begayant: --Merci bien, Mademoiselle... Vous etes tous bien bons... Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sure des cent sous, elle se preoccupait seulement de la facon dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrasse. Dans les jupes de leur mere, les petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche. --Vous n'avez que ces deux-la? demanda madame Gregoire, pour rompre le silence. --Oh! Madame, j'en ai sept. M. Gregoire, qui s'etait remis a lire son journal, eut un sursaut indigne. --Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu! --C'est imprudent, murmura la vieille dame. La Maheude eut un geste vague d'excuse. Que voulez-vous? on n'y songeait point, ca poussait naturellement. Et puis, quand ca grandissait, ca rapportait, ca faisait aller la maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vecu, s'ils n'avaient pas eu le grand-pere qui devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses garcons et sa fille ainee seulement avaient l'age de descendre a la fosse. Fallait quand meme nourrir les petits qui ne fichaient rien. --Alors, reprit madame Gregoire, vous travaillez depuis longtemps aux mines? Un rire muet eclaira le visage bleme de la Maheude. --Ah! oui, ah! oui... Moi, je suis descendue jusqu'a vingt ans. Le medecin a dit que j'y resterais, lorsque j'ai accouche la seconde fois, parce que, parait-il, ca me derangeait des choses dans les os. D'ailleurs, c'est a ce moment que je me suis mariee, et j'avais assez de besogne a la maison... Mais, du cote de mon mari, voyez-vous, ils sont la-dedans depuis des eternites. Ca remonte au grand-pere du grand-pere, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a donne le premier coup de pioche la-bas, a Requillart. Reveur, M. Gregoire regardait cette femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux decolores, la degenerescence qui les rapetissait, ronges d'anemie, d'une laideur triste de meurt-de-faim. Un nouveau silence s'etait fait, on n'entendait plus que la houille bruler en lachant un jet de gaz. La salle moite avait cet air alourdi de bien-etre, dont s'endorment les coins de bonheur bourgeois. --Que fait-elle donc? s'ecria Cecile, impatientee. Melanie, monte lui dire que le paquet est en bas de l'armoire, a gauche. Cependant, M. Gregoire acheva tout haut les reflexions que lui inspirait la vue de ces affames. --On a du mal en ce monde, c'est bien vrai; mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont guere sages... Ainsi, au lieu de mettre des sous de cote comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes, finissent par n'avoir plus de quoi nourrir leur famille. --Monsieur a raison, repondit posement la Maheude. On n'est pas toujours dans la bonne route. C'est ce que je repete aux vauriens, quand ils se plaignent... Moi, je suis bien tombee, mon mari ne boit pas. Tout de meme, les dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ca ne va jamais plus loin. La chose est d'autant plus gentille de sa part, qu'avant notre mariage, il buvait en vrai cochon, sauf votre respect... Et voyez, pourtant, ca ne nous avance pas a grand-chose, qu'il soit raisonnable. Il y a des jours, comme aujourd'hui, ou vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard. Elle voulait leur donner l'idee de la piece de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d'abord, bientot elargie et devorante. On payait regulierement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c'etait fini, ca ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se degoutaient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s'acquitter. Va te faire fiche! on etait dans le petrin jusqu'a la mort. Du reste, il fallait tout comprendre: un charbonnier avait besoin d'une chope pour balayer les poussieres. Ca commencait par la, puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embetements. Peut-etre bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de meme ne gagnaient point assez. --Je croyais, dit madame Gregoire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage. La Maheude eut un coup d'oeil oblique sur la houille flambante de la cheminee. --Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brule pourtant... Quant au loyer, il n'est que de six francs par mois: ca n'a l'air de rien, et souvent c'est joliment dur a payer... Ainsi, aujourd'hui, moi, on me couperait en morceaux, qu'on ne me tirerait pas deux sous. Ou il n'y a rien, il n'y a rien. Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allonges, peu a peu ennuyes et pris de malaise, devant l'etalage de cette misere. Elle craignit de les avoir blesses, elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique: --Oh! ce n'est pas pour me plaindre. Les choses sont ainsi, il faut les accepter; d'autant plus que nous aurions beau nous debattre, nous ne changerions sans doute rien... Le mieux encore, n'est-ce pas? Monsieur et Madame, c'est de tacher de faire honnetement ses affaires, dans l'endroit ou le bon Dieu vous a mis. M. Gregoire l'approuva beaucoup. --Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de l'infortune. Honorine et Melanie apportaient enfin le paquet. Ce fut Cecile qui le deballa et qui sortit les deux robes. Elle y joignit des fichus, meme des bas et des mitaines. Tout cela irait a merveille, elle se hatait, faisait envelopper par les bonnes les vetements choisis; car sa maitresse de piano venait d'arriver, et elle poussait la mere et les enfants vers la porte. --Nous sommes bien a court, begaya la Maheude, si nous avions une piece de cent sous seulement... La phrase s'etrangla, car les Maheu etaient fiers et ne mendiaient point. Cecile, inquiete, regarda son pere; mais celui-ci refusa nettement, d'un air de devoir. --Non, ce n'est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas. Alors, la jeune fille, emue de la figure bouleversee de la mere, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu'elle leur distribua. --Tenez! c'est pour vous. Puis, elle les reprit, demanda un vieux journal. --Attendez, vous partagerez avec vos freres et vos soeurs. Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. Les pauvres mioches, qui n'avaient pas de pain, s'en allerent, en tenant cette brioche respectueusement, dans leurs menottes gourdes de froid. La Maheude tirait ses enfants sur le pave, ne voyait plus ni les champs deserts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide qui tournait. Lorsqu'elle retraversa Montsou, elle entra resolument chez Maigrat et le supplia si fort, qu'elle finit par emporter deux pains, du cafe, du beurre, et meme sa piece de cent sous, car l'homme pretait aussi a la petite semaine. Ce n'etait pas d'elle qu'il voulait, c'etait de Catherine: elle le comprit, quand il lui recommanda d'envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ca. Catherine le giflerait, s'il lui soufflait de trop pres sous le nez. III Onze heures sonnaient a la petite eglise du coron des Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, ou l'abbe Joire venait dire la messe, le dimanche. A cote, dans l'ecole, egalement en briques, on entendait les voix anonnantes des enfants, malgre les fenetres fermees au froid du dehors. Les larges voies, divisees en petits jardins adosses, restaient desertes, entre les quatre grands corps de maisons uniformes; et ces jardins, ravages par l'hiver, etalaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et salissaient les derniers legumes. On faisait la soupe, les cheminees fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des facades, ouvrait une porte, disparaissait. D'un bout a l'autre, sur le trottoir pave, les tuyaux de descente s'egouttaient dans des tonneaux, bien qu'il ne plut pas, tant le ciel gris etait charge d'humidite. Et ce village, bati d'un coup au milieu du vaste plateau, borde de ses routes noires comme d'un lisere de deuil, n'avait d'autre gaiete que les bandes regulieres de ses tuiles rouges, sans cesse lavees par les averses. Quand la Maheude rentra, elle fit un detour pour aller acheter des pommes de terre, chez la femme d'un surveillant, qui en avait encore de sa recolte. Derriere un rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions isolees, des maisons quatre par quatre, entourees de leurs jardins. Comme la Compagnie reservait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient surnomme ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie; de meme qu'ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne enfant de leur misere. --Ouf! nous y voila, dit la Maheude chargee de paquets, en poussant chez eux Lenore et Henri, boueux, les jambes mortes. Devant le feu, Estelle hurlait, bercee dans les bras d'Alzire. Celle-ci, n'ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire, s'etait decidee a feindre de lui donner le sein. Ce simulacre, souvent, reussissait. Mais, cette fois, elle avait beau ecarter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d'infirme de huit ans, l'enfant s'enrageait de mordre la peau et de n'en rien tirer. --Passe-la-moi, cria la mere, des qu'elle se trouva debarrassee. Elle ne nous laissera pas dire un mot. Lorsqu'elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite menagere avait entretenu le feu, balaye, range la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut ronfler le grand-pere, du meme ronflement rythme, qui ne s'etait pas arrete un instant. --En voila des choses! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe. La table etait encombree: un paquet de vetements, deux pains, des pommes de terre, du beurre, du cafe, de la chicoree et une demi-livre de fromage de cochon. --Oh! la soupe! dit la Maheude d'un air de fatigue, il faudrait aller cueillir de l'oseille et arracher des poireaux... Non, j'en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... Et du cafe, hein? n'oublie pas le cafe! Mais, tout d'un coup, l'idee de la brioche lui revint. Elle regarda les mains vides de Lenore et d'Henri, qui se battaient par terre, deja reposes et gaillards. Est-ce que ces gourmands n'avaient pas, en chemin, mange sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant qu'Alzire, qui mettait la marmite au feu, tachait de l'apaiser. --Laisse-les, maman. Si c'est pour moi, tu sais que ca m'est egal, la brioche. Ils avaient faim, d'etre alles si loin a pied. Midi sonnerent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l'ecole. Les pommes de terre etaient cuites, le cafe, epaissi d'une bonne moitie de chicoree, passait dans le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la table fut debarrasse; mais la mere seule y mangea, les trois enfants se contenterent de leurs genoux; et, tout le temps, le petit garcon, qui etait d'une voracite muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le papier gras le surexcitait. La Maheude buvait son cafe a petits coups, les deux mains autour du verre pour les rechauffer, lorsque le pere Bonnemort descendit. D'habitude, il se levait plus tard, son dejeuner l'attendait sur le feu. Mais, ce jour-la, il se mit a grogner, parce qu'il n'y avait point de soupe. Puis, quand sa bru lui eut dit qu'on ne faisait pas toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De temps a autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par proprete; et, tasse ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au fond de sa bouche, la tete basse, les yeux eteints. --Ah! j'ai oublie, maman, dit Alzire, la voisine est venue... Sa mere l'interrompit. --Elle m'embete! C'etait une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleure misere, la veille, pour ne rien lui preter; et elle la savait justement a son aise, en ce moment-la, le logeur Bouteloup ayant avance sa quinzaine. Dans le coron, on ne se pretait guere de menage a menage. --Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de cafe... Je le reporterai a la Pierronne, a qui je le dois d'avant-hier. Et, quand sa fille eut prepare le paquet, elle ajouta qu'elle rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre, tandis que Lenore et Henri se battaient pour manger les pelures tombees. La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, a travers les jardins, de peur que la Levaque ne l'appelat. Justement, son jardin s'adossait a celui des Pierron; et il y avait, dans le treillage delabre qui les separait, un trou par lequel on voisinait. Le puits commun etait la, desservant quatre menages. A cote, derriere un bouquet de lilas chetifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de vieux outils, et ou l'on elevait, un a un, les lapins qu'on mangeait les jours de fete. Une heure sonna, c'etait l'heure du cafe, pas une ame ne se montrait aux portes ni aux fenetres. Seul, un ouvrier de la coupe a terre, en attendant la descente, bechait son coin de legumes, sans lever la tete. Mais, comme la Maheude arrivait en face, a l'autre corps de batiment, elle fut surprise de voir paraitre, devant l'eglise, un monsieur et deux dames. Elle s'arreta une seconde, elle les reconnut: c'etait madame Hennebeau, qui faisait visiter le coron a ses invites, le monsieur decore et la dame en manteau de fourrure. --Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s'ecria la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu son cafe. Ca ne pressait pas. Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche etroite; et coquette avec ca, d'une proprete de chatte, la gorge restee belle, car elle n'avait pas eu d'enfant. Sa mere, la Brule, veuve d'un haveur mort a la mine, apres avoir envoye sa fille travailler dans une fabrique, en jurant qu'elle n'epouserait jamais un charbonnier, ne decolerait plus, depuis que celle-ci s'etait mariee sur le tard avec Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le menage vivait tres heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme: pas une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement tenue, qu'on se serait mire dans les casseroles. Pour surcroit de chance, grace a des protections, la Compagnie l'avait autorisee a vendre des bonbons et des biscuits, dont elle etalait les bocaux sur deux planches, derriere les vitres de la fenetre. C'etaient six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce bonheur, il n'y avait que la mere Brule qui hurlat avec son enragement de vieille revolutionnaire, ayant a venger la mort de son homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochat en gifles trop frequentes les vivacites de la famille. --Comme elle est grosse deja! reprit la Pierronne, en faisant des risettes a Estelle. --Ah! le mal que ca donne, ne m'en parle pas! dit la Maheude. Tu es heureuse de n'en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre. Bien que, chez elle, tout fut en ordre, et qu'elle lavat chaque samedi, elle jetait un coup d'oeil de menagere jalouse sur cette salle si claire, ou il y avait meme de la coquetterie, des vases dores sur le buffet, une glace, trois gravures encadrees. Cependant, la Pierronne etait en train de boire seule son cafe, tout son monde se trouvant a la fosse. --Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle. --Non, merci, je sors d'avaler le mien. --Qu'est-ce que ca fait? En effet, ca ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s'etaient arretes sur les maisons d'en face, qui alignaient, aux fenetres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des menageres. Ceux des Levaque etaient tres sales, de veritables torchons, qui semblaient avoir essuye le cul des marmites. --S'il est possible de vivre dans une pareille ordure! murmura la Pierronne. Alors, la Maheude partit et ne s'arreta plus. Ah! si elle avait eu un logeur comme ce Bouteloup, c'etait elle qui aurait voulu faire marcher son menage! Quand on savait s'y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafes-concerts de Montsou. La Pierronne prit un air profondement degoute. Ces chanteuses, ca donnait toutes les maladies. Il y en avait une, a Joiselle, qui avait empoisonne une fosse. --Ce qui m'etonne, c'est que tu aies laisse aller ton fils avec leur fille. --Ah! oui, empeche donc ca!... Leur jardin est contre le notre. L'ete, Zacharie etait toujours avec Philomene derriere les lilas, et ils ne se genaient guere sur le carin, on ne pouvait tirer de l'eau au puits sans les surprendre. C'etait la commune histoire des promiscuites du coron, les garcons et les filles pourrissant ensemble, se jetant a cul, comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du carin, des la nuit tombee. Toutes les herscheuses faisaient la leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la peine d'aller le faire a Requillart ou dans les bles. Ca ne tirait pas a consequence, on se mariait ensuite, les meres seules se fachaient, lorsque les garcons commencaient trop tot, car un garcon qui se mariait ne rapportait plus a la famille. --A ta place, j'aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. Ton Zacharie l'a deja emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller... De toute facon, l'argent est fichu. La Maheude, furieuse, etendit les mains. --Ecoute ca: je les maudis, s'ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect? Il nous a coute, n'est-ce pas? eh bien! il faut qu'il nous rende, avant de s'embarrasser d'une femme... Qu'est-ce que nous deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient tout de suite pour les autres? Autant crever alors! Cependant, elle se calma. --Je parle en general, on verra plus tard... Il est joliment fort, ton cafe: tu mets ce qu'il faut. Et, apres un quart d'heure d'autres histoires, elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes n'etait pas faite. Dehors, les enfants retournaient a l'ecole, quelques femmes se montraient sur les portes, regardaient madame Hennebeau, qui longeait une des facades, en expliquant du doigt le coron a ses invites. Cette visite commencait a remuer le village. L'homme de la coupe a terre s'arreta un moment de becher, deux poules inquietes s'effaroucherent dans les jardins. Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui etait sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un medecin de la Compagnie, petit homme presse, ecrase de besogne, qui donnait ses consultations en courant. --Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j'ai mal partout... Faudrait en causer cependant. Il les tutoyait toutes, il repondit sans s'arreter: --Fiche-moi la paix! tu bois trop de cafe. --Et mon mari, Monsieur, dit a son tour la Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours ses douleurs aux jambes. --C'est toi qui l'esquintes, fiche-moi la paix! Les deux femmes resterent plantees, regardant fuir le dos du docteur. --Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut echange avec sa voisine un haussement d'epaules desespere. Tu sais qu'il y a du nouveau... Et tu prendras bien un peu de cafe. Il est tout frais. La Maheude, qui se debattait, fut sans force. Allons! une goutte tout de meme, pour ne pas la desobliger. Et elle entra. La salle etait d'une salete noire, le carreau et les murs taches de graisse, le buffet et la table poisses de crasse; et une puanteur de menage mal tenu prenait a la gorge. Pres du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfonce dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa carrure epaisse de gros garcon placide; tandis que, debout contre lui, le petit Achille, le premier-ne de Philomene, qui entrait dans ses trois ans deja, le regardait de l'air suppliant et muet d'une bete gourmande. Le logeur, tres tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de temps a autre un morceau de sa viande au fond de la bouche. --Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade d'avance dans la cafetiere. Elle, plus vieille que lui de six ans, etait affreuse, usee, la gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils grisatres, toujours depeignee. Il l'avait prise naturellement, sans l'eplucher davantage que sa soupe, ou il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le mari aimait a repeter que les bons comptes font les bons amis. --Alors, c'etait pour te dire, continua-t-elle, qu'on a vu hier soir la Pierronne roder du cote des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais l'attendait derriere Rasseneur, et ils ont file ensemble le long du canal... Hein? c'est du propre, une femme mariee! --Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l'epouser donnait des lapins au porion, maintenant ca lui coute moins cher de preter sa femme. Bouteloup eclata d'un rire enorme et jeta une mie de pain saucee dans la bouche d'Achille. Les deux femmes achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu'une autre, mais toujours occupee a se visiter les trous de la peau, a se laver, a se mettre de la pommade. Enfin, ca regardait le mari, s'il aimait ce pain-la. Il y avait des hommes si ambitieux qu'ils auraient torche les chefs, pour les entendre seulement dire merci. Et elles ne furent interrompues que par l'arrivee d'une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois, Desiree, la derniere de Philomene: celle-ci, dejeunant au criblage, s'entendait pour qu'on lui amenat la-bas sa petite, et elle la faisait teter, assise un instant dans le charbon. --La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s'etait endormie sur ses bras. Mais elle ne reussit point a eviter la mise en demeure qu'elle lisait depuis un moment dans les yeux de la Levaque. --Dis donc, il faudrait pourtant songer a en finir. D'abord, les deux meres, sans avoir besoin d'en causer, etaient tombees d'accord pour ne pas conclure le mariage. Si la mere de Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de son fils, la mere de Philomene s'emportait a l'idee d'abandonner celles de sa fille. Rien ne pressait, la seconde avait meme prefere garder le petit, tant qu'il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu'un autre etait venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au mariage, en femme qui n'entend pas y mettre du sien. --Zacharie a tire au sort, continua-t-elle, plus rien n'arrete... Voyons, a quand? --Remettons ca aux beaux jours, repondit la Maheude genee. C'est ennuyeux, ces affaires! Comme s'ils n'auraient pas pu attendre d'etre maries, pour aller ensemble!... Parole d'honneur, tiens! j'etranglerais Catherine, si j'apprenais qu'elle ait fait la betise. La Levaque haussa les epaules. --Laisse donc, elle y passera comme les autres! Bouteloup, avec la tranquillite d'un homme qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le pain. Des legumes pour la soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux, trainaient sur un coin de la table, a moitie pelures, repris et abandonnes dix fois, au milieu des continuels commerages. La femme venait cependant de s'y remettre, lorsqu'elle les lacha de nouveau, pour se planter devant la fenetre. --Qu'est-ce que c'est que ca?... Tiens! c'est madame Hennebeau avec des gens. Les voila qui entrent chez la Pierronne. Du coup, toutes deux retomberent sur la Pierronne. Oh! ca ne manquait jamais, des que la Compagnie faisait visiter le coron a des gens, on les conduisait droit chez celle-la, parce que c'etait propre. Sans doute qu'on ne leur racontait pas les histoires avec le maitre-porion. On peut bien etre propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille francs, loges, chauffes, sans compter les cadeaux. Si c'etait propre dessus, ce n'etait guere propre dessous. Et, tout le temps que les visiteurs resterent en face, elles en degoiserent. --Les voila qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... Regarde donc, ma chere, je crois qu'ils vont chez toi. La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donne un coup d'eponge a la table? Et sa soupe, a elle aussi, qui n'etait pas prete! Elle balbutia un <>, elle se sauva, filant, rentrant, sans un coup d'oeil de cote. Mais tout reluisait. Alzire, tres serieuse, un torchon devant elle, s'etait mise a faire la soupe, en voyant que sa mere ne revenait pas. Elle avait arrache les derniers poireaux du jardin, cueilli de l'oseille, et elle nettoyait precisement les legumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron, chauffait l'eau pour le bain des hommes, quand ils allaient rentrer. Henri et Lenore etaient sages par hasard, tres occupes a dechirer un vieil almanach. Le pere Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa. --Vous permettez, n'est-ce pas? ma brave femme. Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturite superbe de la quarantaine, elle souriait avec un effort d'affabilite, sans laisser trop paraitre la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapee d'une mante de velours noir. --Entrez, entrez, repetait-elle a ses invites. Nous ne genons personne... Hein? est-ce propre encore? et cette brave femme a sept enfants! Tous nos menages sont comme ca... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. Une grande salle au rez-de-chaussee, deux chambres en haut, une cave et un jardin. Le monsieur decore et la dame en manteau de fourrure, debarques le matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face l'ahurissement de ces choses brusques, qui les depaysaient. --Et un jardin, repeta la dame. Mais on y vivrait, c'est charmant! --Nous leur donnons du charbon plus qu'ils n'en brulent, continuait madame Hennebeau. Un medecin les visite deux fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils recoivent des pensions, bien qu'on ne fasse aucune retenue sur les salaires. --Une Thebaide! un vrai pays de Cocagne! murmura le monsieur, ravi. La Maheude s'etait precipitee pour offrir des chaises. Ces dames refuserent. Deja madame Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se distraire a ce role de montreur de betes, dans l'ennui de son exil, mais tout de suite repugnee par l'odeur fade de misere, malgre la proprete choisie des maisons ou elle se risquait. Du reste, elle ne repetait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s'inquieter davantage de ce peuple d'ouvriers besognant et souffrant pres d'elle. --Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec leurs tetes trop grosses, embroussaillees de cheveux couleur de paille. Et la Maheude dut dire leur age, on lui adressa aussi des questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le pere Bonnemort avait retire sa pipe de la bouche; mais il n'en restait pas moins un sujet d'inquietude, si ravage par ses quarante annees de fond, les jambes raides, la carcasse demolie, la face terreuse; et, comme un violent acces de toux le prenait, il prefera sortir pour cracher dehors, dans l'idee que son crachat noir allait gener le monde. Alzire eut tout le succes. Quelle jolie petite menagere, avec son torchon! On complimenta la mere d'avoir une petite fille deja si entendue pour son age. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d'une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre etre infirme. --Maintenant, conclut madame Hennebeau, si l'on vous interroge sur nos corons, a Paris, vous pourrez repondre... Jamais plus de bruit que ca, moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit ou vous devriez venir vous refaire un peu, a cause du bon air et de la tranquillite. --C'est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un elan final d'enthousiasme. Ils sortirent de l'air enchante dont on sort d'une baraque de phenomenes, et la Maheude qui les accompagnait, demeura sur le seuil, pendant qu'ils repartaient doucement, en causant tres haut. Les rues s'etaient peuplees, ils devaient traverser des groupes de femmes, attirees par le bruit de leur visite, qu'elles colportaient de maison en maison. Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrete la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce n'etait pourtant pas si drole. --Toujours sans le sou, avec ce qu'ils gagnent! Dame! quand on a des vices! --Je viens d'apprendre qu'elle est allee ce matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait refuse du pain, lui en a donne... On sait comment il se paie, Maigrat. --Sur elle, oh! non! faudrait du courage... C'est sur Catherine qu'il en prend. --Ah! ecoute donc, est-ce qu'elle n'a pas eu le toupet tout a l'heure de me dire qu'elle etranglerait Catherine, si elle y passait!... Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l'avait pas mise a cul sur le carin! --Chut!... Voici le monde. Alors, la Levaque et la Pierronne, l'air paisible, sans curiosite impolie, s'etaient contentees de guetter sortir les visiteurs, du coin de l'oeil. Puis, elles avaient appele vivement d'un signe la Maheude, qui promenait encore Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient s'eloigner les dos bien vetus de madame Hennebeau et de ses invites. Lorsque ceux-ci furent a une trentaine de pas, les commerages reprirent, avec un redoublement de violence. --Elles en ont pour de l'argent sur la peau, ca vaut plus cher qu'elles, peut-etre! --Ah! sur!... Je ne connais pas l'autre, mais celle d'ici, je n'en donnerais pas quatre sous, si grosse qu'elle soit. On raconte des histoires... --Hein? quelles histoires? --Elle aurait des hommes donc!... D'abord, l'ingenieur... --Ce petiot maigre!... Oh! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps. --Qu'est-ce que ca fiche, si ca l'amuse?... Moi, je n'ai pas confiance, quand je vois une dame qui prend des mines degoutees et qui n'a jamais l'air de se plaire ou elle est... Regarde donc comme elle tourne son derriere, avec l'air de nous mepriser toutes. Est-ce que c'est propre? Les promeneurs s'en allaient du meme pas ralenti, causant toujours, lorsqu'une caleche vint s'arreter sur la route, devant l'eglise. Un monsieur d'environ quarante-huit ans en descendit, serre dans une redingote noire, tres brun de peau, le visage autoritaire et correct. --Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme s'il avait pu l'entendre, saisie de la crainte hierarchique que le directeur inspirait a ses dix mille ouvriers. C'est pourtant vrai qu'il a une tete de cocu, cet homme! Maintenant, le coron entier etait dehors. La curiosite des femmes montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule; tandis que des bandes de marmaille mal mouchee trainaient sur les trottoirs, bouche beante. On vit un instant la tete pale de l'instituteur qui se haussait, lui aussi, derriere la haie de l'ecole. Au milieu des jardins, l'homme en train de becher restait le pied sur sa beche, les yeux arrondis. Et le murmure des commerages s'enflait peu a peu avec un bruit de crecelles, pareil a un coup de vent dans des feuilles seches. C'etait surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. Deux femmes s'etaient avancees, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne se taisait, a present qu'il y avait trop d'oreilles. La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi de regarder; et, pour calmer Estelle reveillee et hurlant, elle avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne bete nourriciere, qui pendait, roulante, comme allongee par la source continue de son lait. Quand M. Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila du cote de Marchiennes, il y eut une explosion derniere de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d'un tumulte de fourmiliere en revolution. Mais trois heures sonnerent. Les ouvriers de la coupe a terre etaient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement, au detour de l'eglise, parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vetements trempes, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se produisit une debandade parmi les femmes, toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de menageres que trop de cafe et trop de cancans avaient mises en faute. Et l'on n'entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles: --Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n'est pas prete! IV Lorsque Maheu rentra, apres avoir laisse Etienne chez Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attables, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim, qu'on mangeait dans ses vetements humides, avant meme de se debarbouiller; et personne ne s'attendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en avait un la, avalant sa portion, au hasard des exigences du travail. Des la porte, Maheu apercut les provisions. Il ne dit rien, mais son visage inquiet s'eclaira. Toute la matinee, le vide du buffet, la maison sans cafe et sans beurre, l'avait tracasse, lui etait revenue en elancements douloureux, pendant qu'il tapait a la veine, suffoque au fond de la taille. Comment la femme aurait-elle fait? et qu'allait-on devenir, si elle etait rentree les mains vides? Puis, voila qu'il y avait de tout. Elle lui conterait ca plus tard. Il riait d'aise. Deja Catherine et Jeanlin s'etaient leves, prenant leur cafe debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large tartine de pain, qu'il couvrait de beurre. Il voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il n'y touchait pas, la viande etait pour le pere, quand il n'y en avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur soupe d'une grande lampee d'eau fraiche, la bonne boisson claire des fins de quinzaine. --Je n'ai pas de biere, dit la Maheude, lorsque le pere se fut attable a son tour. J'ai voulu garder un peu d'argent... Mais, si tu en desires, la petite peut courir en prendre une pinte. Il la regardait, epanoui. Comment? elle avait aussi de l'argent! --Non, non, dit-il. J'ai bu une chope, ca va bien. Et Maheu se mit a engloutir, par lentes cuillerees, la patee de pain, de pommes de terre, de poireaux et d'oseille, enfaitee dans la jatte qui lui servait d'assiette. La Maheude, sans lacher Estelle, aidait Alzire a ce qu'il ne manquat de rien, poussait pres de lui le beurre et la charcuterie, remettait au feu son cafe pour qu'il fut bien chaud. Cependant, a cote du feu, le lavage commencait, dans une moitie de tonneau, transformee en baquet. Catherine, qui passait la premiere, l'avait empli d'eau tiede; et elle se deshabillait tranquillement, otait son beguin, sa veste, sa culotte, jusqu'a sa chemise, habituee a cela depuis l'age de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement avec du savon noir. Personne ne la regardait, Lenore et Henri eux-memes n'avaient plus la curiosite de voir comment elle etait faite. Quand elle fut propre, elle monta toute nue l'escalier, laissant sa chemise mouillee et ses autres vetements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle eclatait entre les deux freres: Jeanlin s'etait hate de sauter dans le baquet, sous le pretexte que Zacharie mangeait encore; et celui-ci le bousculait, reclamait son tour, criait que s'il etait assez gentil pour permettre a Catherine de se tremper d'abord, il ne voulait pas avoir la rincure des galopins, d'autant plus que, lorsque celui-ci avait passe dans l'eau, on pouvait en remplir les encriers de l'ecole. Ils finirent par se laver ensemble, tournes egalement vers le feu, et ils s'entraiderent meme, ils se frotterent le dos. Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans l'escalier, tout nus. --En font-ils un gachis! murmurait la Maheude, en prenant par terre les vetements pour les mettre secher. Alzire, eponge un peu, hein! Mais un tapage, de l'autre cote du mur, lui coupa la parole. C'etaient des jurons d'homme, des pleurs de femme, tout un pietinement de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de courge vide. --La Levaque recoit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller. C'est drole, Bouteloup pretendait que la soupe etait prete. --Ah! oui, prete! dit la Maheude, j'ai vu les legumes sur la table, pas meme epluches. Les cris redoublaient, il y eut une poussee terrible qui ebranla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le mineur, en avalant une derniere cuilleree, conclut d'un air de calme justice: --Si la soupe n'est pas prete, ca se comprend. Et, apres avoir bu un plein verre d'eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carres, qu'il piquait de la pointe de son couteau et qu'il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le pere mangeait. Lui-meme avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ca devait venir d'ailleurs; pourtant, il n'adressait aucune question a sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, la-haut. Non, le grand-pere etait deja sorti, pour son tour de promenade accoutume. Et le silence recommenca. Mais l'odeur de la viande avait fait lever les tetes de Lenore et d'Henri, qui s'amusaient par terre a dessiner des ruisseaux avec l'eau repandue. Tous deux vinrent se planter pres du pere, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d'espoir partir de l'assiette, et le voyaient d'un air consterne s'engouffrer dans la bouche. A la longue, le pere remarqua le desir gourmand qui les palissait et leur mouillait les levres. --Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il. Et, comme sa femme hesitait: --Tu sais, je n'aime pas ces injustices. Ca m'ote l'appetit, quand ils sont la, autour de moi, a mendier un morceau. --Mais oui, ils en ont eu! s'ecria-t-elle, en colere. Ah bien! si tu les ecoutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s'empliront jusqu'a crever... N'est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mange du fromage? --Bien sur, maman, repondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-la, mentait avec un aplomb de grande personne. Lenore et Henri restaient immobiles de saisissement, revoltes d'une pareille menterie, eux qu'on fouettait, s'ils ne disaient pas la verite. Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu'ils n'etaient pas la, eux, lorsque les autres en avaient mange. --Allez-vous-en donc! repetait la mere, en les chassant a l'autre bout de la salle. Vous devriez rougir d'etre toujours dans l'assiette de votre pere. Et, s'il etait le seul a en avoir, est-ce qu'il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que depenser. Ah! oui, et plus que vous n'etes gros! Maheu les rappela. Il assit Lenore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la dinette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, devoraient. Quand il eut fini, il dit a sa femme: --Non, ne me sers pas mon cafe. Je vais me laver d'abord... Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale. Ils empoignerent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des vetements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de deteindre sur le dos de son frere. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mere l'arreta. --Ou vas-tu? --La. --Ou, la?... Ecoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein! tu m'entends? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire a moi. --Bon! bon! Jeanlin partit, les mains dans les poches, trainant ses sabots, roulant ses reins maigres d'avorton de dix ans, comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait, plus soigne, le torse pris dans un tricot de laine noire a raies bleues. Son pere lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la tete, la pipe aux dents, sans repondre. De nouveau, le baquet etait plein d'eau tiede. Maheu, lentement, enlevait deja sa veste. Sur un coup d'oeil, Alzire emmena Lenore et Henri jouer dehors. Le pere n'aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d'autres maisons du coron. Du reste, il ne blamait personne, il disait simplement que c'etait bon pour les enfants, de barboter ensemble. --Que fais-tu donc la-haut? cria la Maheude a travers l'escalier. --Je raccommode ma robe, que j'ai dechiree hier, repondit Catherine. --C'est bien... Ne descends pas, ton pere se lave. Alors, Maheu et la Maheude resterent seuls. Celle-ci s'etait decidee a poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien pres du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit etre sans pensee. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d'abord plonge sa tete, frottee de ce savon noir dont l'usage seculaire decolore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l'eau, s'enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla energiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait. --Dis donc, commenca-t-elle, j'ai vu ton oeil, quand tu es arrive... Tu te tourmentais, hein? ca t'a deride, ces provisions... Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m'ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont habille les petits, et j'avais honte de les supplier, car ca me reste en travers, quand je demande. Elle s'interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d'une culbute. Le pere continuait a s'user la peau, sans hater d'une question cette histoire qui l'interessait, attendant patiemment de comprendre. --Faut te dire que Maigrat m'avait refuse, oh! raide! comme on flanque un chien dehors... Tu vois si j'etais a la noce! Ca tient chaud, des vetements de laine, mais ca ne vous met rien dans le ventre, pas vrai? Il leva la tete, toujours muet. Rien a la Piolaine, rien chez Maigrat: alors, quoi? Mais, comme a l'ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu'il lui etait mal commode d'atteindre. D'ailleurs, il aimait qu'elle le savonnat, qu'elle le frottat partout, a se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les epaules, tandis qu'il se raidissait, afin de tenir le coup. --Donc, je suis retournee chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui en ai dit... Et qu'il ne fallait pas avoir de coeur, et qu'il lui arriverait du mal, s'il y avait une justice... Ca l'ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... Du dos, elle etait descendue aux fesses; et, lancee, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait a ce terrible va-et-vient des bras, toute secouee elle-meme, si essoufflee, que ses paroles s'etranglaient. --Enfin, il m'a appelee vieux crampon... Nous aurons du pain jusqu'a samedi, et le plus beau, c'est qu'il m'a prete cent sous... J'ai encore pris chez lui le beurre, le cafe, la chicoree, j'allais meme prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j'ai vu qu'il grognait... Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragout et un pot-au-feu... Hein? je crois que je n'ai pas perdu ma matinee. Maintenant, elle l'essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits ou ca ne voulait pas secher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, eclatait d'un gros rire et l'empoignait a pleins bras. --Laisse donc, bete! tu es trempe, tu me mouilles... Seulement, je crains que Maigrat n'ait des idees... Elle allait parler de Catherine, elle s'arreta. A quoi bon inquieter le pere? Ca ferait des histoires a n'en plus finir. --Quelles idees? demanda-t-il. --Des idees de nous voler, donc! Faudra que Catherine epluche joliment la note. Il l'empoigna de nouveau, et cette fois ne la lacha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait a le frotter si fort, puis a lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D'ailleurs, c'etait egalement chez les camarades du coron l'heure des betises, ou l'on plantait plus d'enfants qu'on n'en voulait. La nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon moment de la journee, appelant ca prendre son dessert, et un dessert qui ne coutait rien. Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se debattait un peu, pour rire. --Es-tu bete, mon Dieu! es-tu bete!... Et Estelle qui nous regarde! attends que je lui tourne la tete. --Ah! ouiche! a trois mois, est-ce que ca comprend? Lorsqu'il se fut releve, Maheu passa simplement une culotte seche. Son plaisir, quand il etait propre et qu'il avait rigole avec sa femme, etait de rester un moment le torse nu. Sur sa peau blanche, d'une blancheur de fille anemique, les eraflures, les entailles du charbon, laissaient des tatouages, des <>, comme disent les mineurs; et il s'en montrait fier, il etalait ses gros bras, sa poitrine large, d'un luisant de marbre veine de bleu. En ete, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla meme un instant, malgre le temps humide, cria un mot sale a un camarade, le poitrail egalement nu, au-dela des jardins. D'autres parurent. Et les enfants, qui trainaient sur les trottoirs, levaient la tete, riaient eux aussi a la joie de toute cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air. En buvant son cafe, sans passer encore une chemise, Maheu conta a sa femme la colere de l'ingenieur, pour le boisage. Il etait calme, detendu, et il ecouta avec un hochement d'approbation les sages conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces affaires-la. Toujours elle lui repetait qu'on ne gagnait rien a se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la visite de madame Hennebeau. Sans le dire, tous deux en etaient fiers. --Est-ce qu'on peut descendre? demanda Catherine du haut de l'escalier. --Oui, oui, ton pere se seche. La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de popeline gros bleu, palie et usee deja dans les plis. Elle etait coiffee d'un bonnet de tulle noire, tout simple. --Tiens! tu t'es habillee... Ou vas-tu donc? --Je vais a Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... J'ai retire le vieux, il etait trop sale. --Tu as donc de l'argent, toi? --Non, c'est Mouquette qui a promis de me preter dix sous. La mere la laissa partir. Mais, a la porte, elle la rappela. --Ecoute, ne va pas l'acheter chez Maigrat, ton ruban... il te volerait et il croirait que nous roulons sur l'or. Le pere, qui s'etait accroupi devant le feu, pour secher plus vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d'ajouter: --Tache de ne pas trainer la nuit sur les routes. Maheu, l'apres-midi, travailla dans son jardin. Deja il y avait seme des pommes de terre, des haricots, des pois; et il tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de laitue, qu'il se mit a repiquer. Ce coin de jardin les fournissait de legumes, sauf de pommes de terre, dont ils n'avaient jamais assez. Du reste, lui s'entendait tres bien a la culture et obtenait meme des artichauts, ce qui etait traite de pose par les voisins. Comme il preparait sa planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son carre a lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait plantees le matin; car, sans le courage du logeur a becher, il n'aurait guere pousse la que des orties. Et la conversation s'engagea par-dessus le treillage. Levaque, delasse et excite d'avoir tape sur sa femme, tacha vainement d'entrainer Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-ce qu'une chope l'effrayait? On ferait une partie de quilles, on flanerait un instant avec les camarades, puis on rentrerait diner. C'etait la vie, apres la sortie de la fosse. Sans doute il n'y avait pas de mal a cela, mais Maheu s'entetait: s'il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient fanees le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne voulant point demander un liard a sa femme sur le reste des cent sous. Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si c'etait avec Jeanlin que sa Lydie avait file. Levaque repondit que ca devait etre quelque chose comme ca, car Bebert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut tranquillises, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le camarade se mirent a attaquer la jeune femme, avec une crudite de bons diables. Elle s'en fachait, mais ne s'en allait pas, chatouillee au fond par les gros mots, qui la faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva a son secours une femme maigre, dont la colere begayante ressemblait a un gloussement de poule. D'autres, au loin, sur les portes, s'effarouchaient de confiance. Maintenant, l'ecole etait fermee, toute la marmaille trainait, c'etait un grouillement de petits etres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les peres, qui n'etaient pas a l'estaminet, restaient par groupes de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares, a l'abri d'un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque Levaque voulut tater si elle avait la cuisse ferme; et il se decida lui-meme a se rendre seul chez Rasseneur, pendant que Maheu plantait toujours. Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe, irritee de ce que ni la fille ni les garcons ne rentraient. Elle l'aurait parie: jamais on ne parvenait a faire ensemble l'unique repas ou l'on aurait pu etre tous autour de la table. Puis, c'etait la salade de pissenlits qu'elle attendait. Qu'est-ce qu'il pouvait cueillir a cette heure, dans ce noir de four, le bougre d'enfant! Une salade accompagnerait si bien la ratatouille qu'elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de terre, des poireaux, de l'oseille, fricasses avec de l'oignon frit! La maison entiere le sentait, l'oignon frit, cette bonne odeur qui rancit vite et qui penetre les briques des corons d'un empoisonnement tel, qu'on les flaire de loin dans la campagne, a ce violent fumet de cuisine pauvre. Maheu, quand il quitta le jardin, a la nuit tombee, s'assoupit tout de suite sur une chaise, la tete contre la muraille. Des qu'il s'asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures, Henri et Lenore venaient de casser une assiette en s'obstinant a aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le pere Bonnemort rentra le premier, presse de diner et de retourner a la fosse. Alors, la Maheude reveilla Maheu. --Mangeons, tant pis!... Ils sont assez grands pour retrouver la maison. L'embetant, c'est la salade! V Chez Rasseneur, apres avoir mange une soupe, Etienne, remonte dans l'etroite chambre qu'il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, etait tombe sur son lit, tout vetu, assomme de fatigue. En deux jours, il n'avait pas dormi quatre heures. Quand il s'eveilla, au crepuscule, il resta etourdi un instant, sans reconnaitre le lieu ou il se trouvait; et il eprouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tete, qu'il se mit peniblement debout, avec l'idee de prendre l'air, avant de diner et de se coucher pour la nuit. Dehors, le temps etait de plus en plus doux, le ciel de suie se cuivrait, charge d'une de ces longues pluies du Nord, dont on sentait l'approche dans la tiedeur humide de l'air. La nuit venait par grandes fumees, noyant les lointains perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres rougeatres, le ciel bas semblait se fondre en noire poussiere, sans un souffle de vent a cette heure, qui animat les tenebres. C'etait d'une tristesse blafarde et morte d'ensevelissement. Etienne marcha devant lui, au hasard, n'ayant d'autre but que de secouer sa fievre. Lorsqu'il passa devant le Voreux, assombri deja au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s'arreta un moment, pour voir la sortie des ouvriers a la journee. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs a l'accrochage, des palefreniers s'en allaient par bandes, meles aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l'ombre. D'abord, ce furent la Brule et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu'il ne l'avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres. --Oh! sacree chiffe, va! s'il est permis d'etre un homme et de s'aplatir comme ca devant un de ces salops qui nous mangent! Pierron la suivait paisiblement, sans repondre. Il finit par dire: --Fallait peut-etre sauter sur le chef. Merci! pour avoir des ennuis! --Tends le derriere, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si ma fille m'avait ecoutee!... Ca ne suffit donc pas qu'ils m'aient tue le pere, tu voudrais peut-etre que je dise merci. Non, vois-tu, j'aurai leur peau! Les voix se perdirent, Etienne la regarda disparaitre, avec son nez d'aigle, ses cheveux blancs envoles, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derriere lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit preter l'oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait la, et que son ami Mouquet venait d'aborder. --Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan. --Tout a l'heure, j'ai affaire. --Quoi donc? Le moulineur se tourna et apercut Philomene qui sortait du criblage. Il crut comprendre. --Ah! bon, c'est ca... Alors, je pars devant. --Oui, je te rattraperai. Mouquet, en s'en allant, se rencontra avec son pere, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le pere filait le long du canal. Deja, Zacharie poussait Philomene dans ce meme chemin ecarte, malgre sa resistance. Elle etait pressee, une autre fois; et ils se disputaient tous deux, en vieux menage. Ca n'avait rien de drole, de ne se voir que dehors, surtout l'hiver, lorsque la terre est mouillee et qu'on n'a pas les bles pour se coucher dedans. --Mais non, ce n'est pas ca, murmura-t-il impatiente. J'ai a te dire une chose. Il la tenait a la taille, il l'emmenait doucement. Puis, lorsqu'ils furent dans l'ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l'argent. --Pour quoi faire? demanda-t-elle. Lui, alors, s'embrouilla, parla d'une dette de deux francs qui allait desesperer sa famille. --Tais-toi donc!... J'ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, ou il y a ces sales femmes de chanteuses. Il se defendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d'honneur. Puis, comme elle haussait les epaules, il dit brusquement: --Viens avec nous, si ca t'amuse... Tu vois que tu ne me deranges pas. Pour ce que j'en veux faire, des chanteuses!... Viens-tu? --Et le petit? repondit-elle. Est-ce qu'on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours?... Laisse-moi rentrer, je parie qu'ils ne s'entendent plus, a la maison. Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c'etait pour ne pas avoir l'air bete devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retrousse une basque de son caraco, elle coupait de l'ongle le fil et tirait des pieces de dix sous d'un coin de la bordure. De crainte d'etre volee par sa mere, elle cachait la le gain des heures qu'elle faisait en plus, a la fosse. --J'en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t'en donner trois... Seulement, il faut me jurer que tu vas decider ta mere a nous marier. En voila assez, de cette vie en l'air! Avec ca, maman me reproche toutes les bouchees que je mange... Jure, jure d'abord. Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c'etait une chose promise, sacree; puis, lorsqu'il tint les trois pieces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait pousse les choses jusqu'au bout, dans ce coin du terri qui etait la chambre d'hiver de leur vieux menage, si elle n'avait repete que non, que ca ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu'il coupait a travers champs, pour rejoindre son camarade. Etienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant a un simple rendez-vous. Les filles etaient precoces, aux fosses; et il se rappelait les ouvrieres de Lille, qu'il attendait derriere les fabriques, ces bandes de filles gatees des quatorze ans, dans les abandons de la misere. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s'arreta. C'etait, en bas du terri, dans un creux ou de grosses pierres avaient glisse, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et Bebert, assis l'une a sa droite, l'autre a sa gauche. --Hein? vous dites?... Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous reclamez... Qui est-ce qui a eu l'idee, voyons! En effet, Jeanlin avait eu une idee. Apres s'etre, pendant une heure, le long du canal, roule dans les pres en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu'on ne mangerait jamais tout ca chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il etait alle a Montsou, gardant Bebert pour faire le guet, poussant Lydie a sonner chez les bourgeois, ou elle offrait les pissenlits. Il disait, experimente deja, que les filles vendaient ce qu'elles voulaient. Dans l'ardeur du negoce, le tas entier y avait passe; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain. --C'est injuste! declara Bebert. Faut diviser en trois... Si tu gardes sept sous, nous n'en aurons plus que deux chacun. --De quoi, injuste? repliqua Jeanlin furieux. J'en ai cueilli davantage, d'abord! L'autre d'ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une credulite qui le rendait continuellement victime. Plus age et plus fort, il se laissait meme gifler. Mais, cette fois, l'idee de tout cet argent l'excitait a la resistance. --N'est-ce pas? Lydie, il nous vole... S'il ne partage pas, nous le dirons a sa mere. Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez. --Repete un peu. C'est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade a maman... Et puis, bougre de bete, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin... Voila chacun vos deux sous. Depechez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. Dompte, Bebert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n'avait rien dit, car elle eprouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avanca la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement. --Hein? qu'est-ce que tu vas fiche de tout ca?... Ta mere te le chipera bien sur, si tu ne sais pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d'argent, tu m'en demanderas. Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l'avait empoignee en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C'etait sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l'amour qu'ils entendaient et qu'ils voyaient chez eux, derriere les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guere, trop jeunes, tatonnant, jouant, pendant des heures, a des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ca <>; et, quand il l'emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement delicieux de l'instinct, souvent fachee, mais cedant toujours dans l'attente de quelque chose qui ne venait point. Comme Bebert n'etait pas admis a ces parties-la, et qu'il recevait une bourrade, des qu'il voulait tater de Lydie, il restait gene, travaille de colere et de malaise, quand les deux autres s'amusaient, ce dont ils ne se genaient nullement en sa presence. Aussi n'avait-il qu'une idee, les effrayer, les deranger, en leur criant qu'on les voyait. --C'est foutu, v'la un homme qui regarde! Cette fois, il ne mentait pas, c'etait Etienne qui se decidait a continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauverent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amuse de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c'etait trop tot a leur age; mais quoi? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu'il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, Etienne devenait triste. Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait a Requillart, et la, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rodaient avec leurs amoureux. C'etait le rendez-vous commun, le coin ecarte et desert, ou les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient a chacun l'ancien carreau, change en un terrain vague, obstrue par les debris de deux hangars qui s'etaient ecroules, et par les carcasses des grands chevalets restes debout. Des berlines hors d'usage trainaient, d'anciens bois a moitie pourris entassaient des meules; tandis qu'une vegetation drue reconquerait ce coin de terre, s'etalait en herbe epaisse, jaillissait en jeunes arbres deja forts. Aussi chaque fille s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derriere les bois, dans les berlines. On se logeait quand meme, coudes a coudes, sans s'occuper des voisins. Et il semblait que ce fut, autour de la machine eteinte, pres de ce puits las de degorger de la houille, une revanche de la creation, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, a peine femmes. Pourtant, un gardien habitait la, le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi detruit, deux pieces, que la chute attendue des dernieres charpentes menacait d'un continuel ecrasement. Il avait meme du etayer une partie du plafond; et il y vivait tres bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l'autre. Comme les fenetres n'avaient plus une seule vitre, il s'etait decide a les boucher en clouant des planches: on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s'occupait jamais des ruines de Requillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminee a un foyer, qui aerait la fosse voisine. Et c'etait ainsi que le pere Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. Des dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des decombres, non en galopine effarouchee et encore verte comme Lydie, mais en fille deja grasse, bonne pour des garcons barbus. Le pere n'avait rien a dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n'introduisait un galant chez lui. Puis, il etait habitue a ces accidents-la. Quand il se rendait au Voreux ou qu'il en revenait, chaque fois qu'il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l'herbe; et c'etait pis, s'il voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, a l'autre bout du clos: alors, il voyait se lever, un a un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu'il devait se mefier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D'ailleurs, peu a peu, ces rencontres-la n'avaient plus derange personne, ni lui qui veillait simplement a ne pas tomber, ni les filles qu'il laissait achever leur affaire, s'eloignant a petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de meme qu'elles le connaissaient a cette heure, lui avait egalement fini par les connaitre, ainsi que l'on connait les pies polissonnes qui se debauchent dans les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se detournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des tenebres. Une seule chose lui causait de l'humeur: deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s'embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n'etait pas que ca l'empechat de dormir, mais ils poussaient si fort, qu'a la longue ils degradaient le mur. Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le pere Bonnemort, qui, regulierement, avant son diner, faisait la meme promenade. Les deux anciens ne se parlaient guere, echangeaient a peine dix paroles, pendant la demi-heure qu'ils passaient ensemble. Mais cela les egayait, d'etre ainsi, de songer a de vieilles choses, qu'ils remachaient en commun, sans avoir besoin d'en causer. A Requillart, ils s'asseyaient sur une poutre, cote a cote, lachaient un mot, puis partaient pour leurs revasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d'eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fraicheur des herbes ecrasees. C'etait deja derriere la fosse, quarante-trois ans plus tot, que le pere Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si chetive, qu'il la posait sur une berline, pour l'embrasser a l'aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux vieux, branlant la tete, se quittaient enfin, souvent meme sans se dire bonsoir. Ce soir-la, toutefois, comme Etienne arrivait, le pere Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait a Mouque: --Bonne nuit, vieux!... Dis donc, tu as connu la Roussie? Mouque resta un instant muet, dodelina des epaules, puis, en rentrant dans sa maison: --Bonne nuit, bonne nuit, vieux! Etienne, a son tour, vint s'asseoir sur la poutre. Sa tristesse augmentait, sans qu'il sut pourquoi. Le vieil homme, dont il regardait disparaitre le dos, lui rappelait son arrivee du matin, le flot de paroles que l'enervement du vent avait arrachees a ce silencieux. Que de misere! et toutes ces filles, ereintees de fatigue, qui etaient encore assez betes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair a travail et a souffrance! Jamais ca ne finirait, si elles s'emplissaient toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu'elles n'auraient pas du plutot se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu'a l'approche du malheur? Peut-etre ne remuait-il confusement ces idees moroses que dans l'ennui d'etre seul, lorsque les autres, a cette heure, s'en allaient deux a deux prendre du plaisir. Le temps mou l'etouffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fievreuses. Oui, toutes y passaient, c'etait plus fort que la raison. Justement, comme Etienne restait assis, immobile dans l'ombre, un couple qui descendait de Montsou le frola sans le voir, en s'engageant dans le terrain vague de Requillart. La fille, une pucelle bien sur, se debattait, resistait, avec des supplications basses, chuchotees; tandis que le garcon, muet, la poussait quand meme vers les tenebres d'un coin de hangar, demeure debout, sous lequel d'anciens cordages moisis s'entassaient. C'etaient Catherine et le grand Chaval. Mais Etienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualite, qui changeait le cours de ses reflexions. Pourquoi serait-il intervenu? lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment a etre bourrees d'abord. En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine etait allee a Montsou par le pave. Depuis l'age de dix ans, depuis qu'elle gagnait sa vie a la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la complete liberte des familles de houilleurs; et, si aucun homme ne l'avait eue, a quinze ans, c'etait grace a l'eveil tardif de sa puberte, dont elle attendait encore la crise. Quand elle fut devant les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une blanchisseuse, ou elle etait certaine de trouver la Mouquette; car celle-ci vivait la, avec des femmes qui se payaient des tournees de cafe, du matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la Mouquette, precisement, avait regale a son tour, si bien qu'elle ne put lui preter les dix sous promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de cafe tout chaud. Elle ne voulut meme pas que sa camarade empruntat a une autre femme. Une pensee d'economie lui etait venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle l'achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur. Elle se hata de reprendre le chemin du coron, et elle etait aux dernieres maisons de Montsou, lorsqu'un homme, sur la porte de l'estaminet Piquette, l'appela. --Eh! Catherine, ou cours-tu si vite? C'etait le grand Chaval. Elle fut contrariee, non qu'il lui deplut, mais parce qu'elle n'etait pas en train de rire. --Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux-tu? Gentiment, elle refusa: la nuit allait tomber, on l'attendait chez elle. Lui, s'etait avance, la suppliait a voix basse, au milieu de la rue. Son idee, depuis longtemps, etait de la decider a monter dans la chambre qu'il occupait au premier etage de l'estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un menage. Il lui faisait donc peur, qu'elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait qu'elle monterait la semaine ou les enfants ne poussent pas. Puis, d'une chose a une autre, elle en arriva, sans savoir comment, a parler du ruban bleu qu'elle n'avait pu acheter. --Mais je vais t'en payer un, moi! cria-t-il. Elle rougit, sentant qu'elle ferait bien de refuser encore, travaillee au fond du gros desir d'avoir son ruban. L'idee d'un emprunt lui revint, elle finit par accepter, a la condition qu'elle lui rendrait ce qu'il depenserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau: il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l'argent. Mais il y eut une autre difficulte, quand il parla d'aller chez Maigrat. --Non, pas chez Maigrat, maman me l'a defendu. --Laisse donc, est-ce qu'on a besoin de dire ou l'on va!... C'est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou. Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui achetent leur cadeau de noces, il devint tres rouge, il montra ses pieces de ruban bleu avec la rage d'un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s'eloigner dans le crepuscule; et, comme sa femme venait d'une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, l'injuria, cria qu'il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient du etre par terre, a lui lecher les pieds. Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait pres d'elle, les bras ballants; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l'air. Elle s'apercut tout d'un coup qu'il lui avait fait quitter le pave et qu'ils s'engageaient ensemble dans l'etroit chemin de Requillart. Mais elle n'eut pas le temps de se facher: deja, il la tenait a la taille, il l'etourdissait d'une caresse de mots continue. Etait-elle bete, d'avoir peur! est-ce qu'il voulait du mal a un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu'il l'aurait mangee? Et il lui soufflait derriere l'oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, etouffee, ne trouvait rien a repondre. C'etait vrai, qu'il semblait l'aimer. Le samedi soir, apres avoir eteint la chandelle, elle s'etait justement demande ce qu'il arriverait, s'il la prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait reve qu'elle ne disait plus non, toute lache de plaisir. Pourquoi donc, a la meme idee, aujourd'hui, eprouvait-elle une repugnance et comme un regret? Pendant qu'il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu'elle en fermait les yeux, l'ombre d'un autre homme, du garcon entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupieres closes. Brusquement, Catherine regarda autour d'elle. Chaval l'avait conduite dans les decombres de Requillart, et elle eut un recul frissonnant devant les tenebres du hangar effondre. --Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi! La peur du male l'affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un instinct de defense, meme lorsque les filles veulent bien, et qu'elles sentent l'approche conquerante de l'homme. Sa virginite, qui n'avait rien a apprendre pourtant, s'epouvantait, comme a la menace d'un coup, d'une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue. --Non, non, je ne veux pas! Je te dis que je suis trop jeune... Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins. Il grogna sourdement: --Bete! rien a craindre alors... Qu'est-ce que ca te fiche? Mais il ne parla pas davantage. Il l'avait empoignee solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba a la renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se defendre, subissant le male avant l'age, avec cette soumission hereditaire, qui, des l'enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race. Ses begaiements effrayes s'eteignirent, on n'entendit plus que le souffle ardent de l'homme. Etienne, cependant, avait ecoute, sans bouger. Encore une qui faisait le saut! Et, maintenant qu'il avait vu la comedie, il se leva, envahi d'un malaise, d'une sorte d'excitation jalouse ou montait de la colere. Il ne se genait plus, il enjambait les poutres, car ces deux-la etaient bien trop occupes a cette heure, pour se deranger. Aussi fut-il surpris, lorsqu'il eut fait une centaine de pas sur la route, de voir, en se tournant, qu'ils etaient debout deja et qu'ils paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L'homme avait repris la fille a la taille, la serrant d'un air de reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c'etait elle qui semblait pressee, qui voulait rentrer vite, l'air fache surtout du retard. Alors, Etienne fut tourmente d'une envie, celle de voir leurs figures. C'etait imbecile, il hata le pas pour ne point y ceder. Mais ses pieds se ralentissaient d'eux-memes, il finit, au premier reverbere, par se cacher dans l'ombre. Une stupeur le cloua, lorsqu'il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. Il hesitait d'abord: etait-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce bonnet? etait-ce le galopin qu'il avait vu en culotte, la tete serree dans le beguin de toile? Voila pourquoi elle avait pu le froler, sans qu'il la devinat. Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses yeux, la limpidite verdatre de cette eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il eprouvait un furieux besoin de se venger d'elle, sans motif, en la meprisant. D'ailleurs, ca ne lui allait pas d'etre en fille: elle etait affreuse. Lentement, Catherine et Chaval etaient passes. Ils ne se savaient point guettes de la sorte, lui la retenait pour la baiser derriere l'oreille, tandis qu'elle recommencait a s'attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. Reste en arriere, Etienne etait bien oblige de les suivre, irrite de ce qu'ils barraient le chemin, assistant quand meme a ces choses dont la vue l'exasperait. C'etait donc vrai, ce qu'elle lui avait jure le matin: elle n'etait encore la maitresse de personne; et lui qui ne l'avait pas crue, qui s'etait prive d'elle pour ne pas faire comme l'autre! et lui qui venait de se la laisser prendre sous le nez, qui avait pousse la betise jusqu'a s'egayer salement a les voir! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mange cet homme, dans un de ces besoins de tuer ou il voyait rouge. Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque Chaval et Catherine approcherent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils s'arreterent deux fois au bord du canal, trois fois le long du terri, tres gais maintenant, s'amusant a de petits jeux tendres. Etienne devait s'arreter lui aussi, faire les memes stations, de peur d'etre apercu. Il s'efforcait de n'avoir plus qu'un regret brutal: ca lui apprendrait a menager les filles, par bonne education. Puis, apres le Voreux, libre enfin d'aller diner chez Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au coron, demeura la, debout dans l'ombre, pendant un quart d'heure, a attendre que Chaval laissat Catherine rentrer chez elle. Et, lorsqu'il fut bien sur qu'ils n'etaient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa tres loin sur la route de Marchiennes, pietinant, ne songeant a rien, trop etouffe et trop triste pour s'enfermer dans une chambre. Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Etienne retraversa le coron, en se disant qu'il fallait manger et se coucher, s'il voulait etre debout le matin, a quatre heures. Le village dormait deja, tout noir dans la nuit. Pas une lueur ne glissait des persiennes closes, les longues facades s'alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. C'etait la fin de la journee, l'ecrasement des travailleurs tombant de la table au lit, assommes de fatigue et de nourriture. Chez Rasseneur, dans la salle eclairee, un machineur et deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de rentrer, Etienne s'arreta, jeta un dernier regard aux tenebres. Il retrouvait la meme immensite noire que le matin, lorsqu'il etait arrive par le grand vent. Devant lui, le Voreux s'accroupissait de son air de bete mauvaise, vague, pique de quelques lueurs de lanterne. Les trois brasiers du terri brulaient en l'air, pareils a des lunes sanglantes, detachant par instants les silhouettes demesurees du pere Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-dela, dans la plaine rase, l'ombre avait tout submerge, Montsou, Marchiennes, la foret de Vandame, la vaste mer de betteraves et de ble, ou ne luisaient plus, comme des phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des fours a coke. Peu a peu, la nuit se noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abimant ce neant au fond de son ruissellement monotone; tandis qu'une seule voix s'entendait encore, la respiration grosse et lente de la machine d'epuisement, qui jour et nuit soufflait. Troisieme partie I Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail a la fosse. Il s'accoutumait, son existence se reglait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au debut. Une seule aventure coupa la monotonie de la premiere quinzaine, une fievre ephemere qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brises, la tete brulante, revassant, dans un demi-delire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop etroite, ou son corps ne pouvait passer. C'etait simplement la courbature de l'apprentissage, un exces de fatigue dont il se remit tout de suite. Et les jours succedaient aux jours, des semaines, des mois s'ecoulerent. Maintenant, comme les camarades, il se levait a trois heures, buvait le cafe, emportait la double tartine que madame Rasseneur lui preparait des la veille. Regulierement, en se rendant le matin a la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'apres-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tache. Il avait le beguin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos a la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, a la recette, traversee de furieux courants d'air. Mais la machine, dont les gros membres d'acier, etoiles de cuivre, luisaient la-haut, dans l'ombre, ne le preoccupait plus, ni les cables qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages emergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres cries, des berlines ebranlant les dalles de fonte. Sa lampe brulait mal, ce sacre lampiste n'avait pas du la nettoyer; et il ne se degourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derriere des filles. La cage se decrochait, tombait comme une pierre au fond d'un trou, sans qu'il tournat seulement la tete pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait a une chute possible, il se retrouvait chez lui a mesure qu'il descendait dans les tenebres, sous la pluie battante. En bas, a l'accrochage, lorsque Pierron les avait deballes, de son air de douceur cafarde, c'etait toujours le meme pietinement de troupeau, les chantiers s'en allant chacun a sa taille, d'un pas trainard. Lui, desormais, connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu'il fallait tourner ici, se baisser plus loin, eviter ailleurs une flaque d'eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux kilometres sous terre, qu'il les aurait faits sans lampe, les mains dans les poches. Et, toutes les fois, les memes rencontres se produisaient, un porion eclairant au passage la face des ouvriers, le pere Mouque amenant un cheval, Bebert conduisant Bataille qui s'ebrouait, Jeanlin courant derriere le train pour refermer les portes d'aerage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs berlines. A la longue, Etienne souffrait aussi beaucoup moins de l'humidite et de l'etouffement de la taille. La cheminee lui semblait tres commode pour monter, comme s'il eut fondu et qu'il put passer par des fentes, ou il n'aurait point risque une main jadis. Il respirait sans malaise les poussieres du charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait a la sensation d'avoir du matin au soir ses vetements trempes sur le corps. Du reste, il ne depensait plus maladroitement ses forces, une adresse lui etait venue, si rapide, qu'elle etonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons herscheurs de la fosse: pas un ne roulait sa berline jusqu'au plan incline, d'un train plus vif, ni ne l'emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras avaient beau etre fins et blancs comme ceux d'une femme, ils paraissaient en fer sous la peau delicate, tellement ils menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait, par fierte sans doute, meme quand il ralait de fatigue. On ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fache, des qu'on voulait taper sur lui. Au demeurant, il etait accepte, regarde comme un vrai mineur, dans cet ecrasement de l'habitude qui le reduisait un peu chaque jour a une fonction de machine. Maheu surtout se prenait d'amitie pour Etienne, car il avait le respect de l'ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce garcon avait une instruction superieure a la sienne: il le voyait lire, ecrire, dessiner des bouts de plan, il l'entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu'a l'existence. Cela ne l'etonnait pas, les houilleurs sont de rudes hommes qui ont la tete plus dure que les machineurs; mais il etait surpris du courage de ce petit-la, de la facon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C'etait le premier ouvrier de rencontre qui s'acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l'abattage pressait et qu'il ne voulait pas deranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la proprete et de la solidite du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait a chaque heure de voir apparaitre l'ingenieur Negrel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait remarque que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgre leurs airs de n'etre jamais contents et de repeter que la Compagnie, un jour ou l'autre, prendrait une mesure radicale. Les choses trainaient, un sourd mecontentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-meme, si calme, finissait par fermer les poings. Il y avait eu d'abord une rivalite entre Zacharie et Etienne. Un soir, ils s'etaient menaces d'une paire de gifles. Mais le premier, brave garcon et se moquant de ce qui n'etait pas son plaisir, tout de suite apaise par l'offre amicale d'une chope, avait du s'incliner bientot devant la superiorite du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idees. Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilite sourde que chez le grand Chaval, non pas qu'ils parussent se bouder, car ils etaient devenus camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et resignee, pliant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l'aidait a son tour, soumise d'autre part aux volontes de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C'etait une situation acceptee, un menage reconnu sur lequel la famille elle-meme fermait les yeux, a ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derriere le terri, puis la ramenait jusqu'a la porte de ses parents, ou il l'embrassait une derniere fois, devant tout le coron. Etienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lachant pour rire des mots crus, comme on en lache entre garcons et filles, au fond des tailles; et elle repondait sur le meme ton, disait par cranerie ce que son galant lui avait fait, troublee cependant et palissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens. Tous les deux detournaient la tete, restaient parfois une heure sans se parler, avec l'air de se hair pour des choses enterrees en eux, et sur lesquelles ils ne s'expliquaient point. Le printemps etait venu. Etienne, un jour, au sortir du puits, avait recu a la face cette bouffee tiede d'avril, une bonne odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur; et, maintenant, a chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, apres ses dix heures de travail dans l'eternel hiver du fond, au milieu de ces tenebres humides que jamais ne dissipait aucun ete. Les jours s'allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil eclairait le Voreux d'une poussiere d'aurore, ou la vapeur blanche des echappements montait toute rose. On ne grelottait plus, une haleine tiede soufflait des lointains de la plaine, pendant que les alouettes, tres haut, chantaient. Puis, a trois heures, il avait l'eblouissement du soleil devenu brulant, incendiant l'horizon, rougissant les briques sous la crasse du charbon. En juin, les bles etaient grands deja, d'un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves. C'etait une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu'il voyait s'etaler et croitre de jour en jour, surpris parfois comme s'il la trouvait le soir plus enflee de verdure que le matin. Les peupliers du canal s'empanachaient de feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les pres, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant qu'il geignait sous elle, la-bas, de misere et de fatigue. Maintenant, lorsque Etienne se promenait, le soir, ce n'etait plus derriere le terri qu'il effarouchait des amoureux. Il suivait leurs sillages dans les bles, il devinait leurs nids d'oiseaux paillards, aux remous des epis jaunissants et des grands coquelicots rouges. Zacharie et Philomene y retournaient par une habitude de vieux menage; la mere Brule, toujours aux trousses de Lydie, la denichait a chaque instant avec Jeanlin, terres si profondement ensemble, qu'il fallait mettre le pied sur eux pour les decider a s'envoler; et, quant a la Mouquette, elle gitait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans voir sa tete plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes a pleine echine. Mais tous ceux-la etaient bien libres, le jeune homme ne trouvait ca coupable que les soirs ou il rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, a son approche, s'abattre au milieu d'une piece, dont les tiges immobiles resterent mortes ensuite. Une autre fois, comme il suivait un etroit chemin, les yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des bles, puis se noyerent. Alors, la plaine immense lui semblait trop petite, il preferait passer la soiree chez Rasseneur, a l'Avantage. --Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, j'ai les jambes cassees. Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d'habitude assis a la table du fond, la tete contre le mur. --Souvarine, tu n'en prends pas une? --Merci, rien du tout. Etienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant la, cote a cote. C'etait un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meublee, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d'annees, mince, blond, avec une figure fine, encadree de grands cheveux et d'une barbe legere. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille, un air de douceur entetee, que le reflet gris de ses yeux d'acier ensauvageait par eclairs. Dans sa chambre d'ouvrier pauvre, il n'avait qu'une caisse de papiers et de livres. Il etait Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des legendes sur son compte. Les houilleurs, tres defiants devant les etrangers, le flairant d'une autre classe a ses mains petites de bourgeois, avaient d'abord imagine une aventure, un assassinat dont il fuyait le chatiment. Puis, il s'etait montre si fraternel pour eux, sans fierte, distribuant a la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu'ils l'acceptaient a cette heure, rassures par le mot de refugie politique qui circulait, mot vague ou ils voyaient une excuse, meme au crime, et comme une camaraderie de souffrance. Les premieres semaines, Etienne l'avait trouve d'une reserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard. Souvarine etait le dernier-ne d'une famille noble du gouvernement de Toula. A Saint-Petersbourg, ou il faisait sa medecine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l'avait decide a apprendre un metier manuel, celui de mecanicien, pour se meler au peuple, pour le connaitre et l'aider en frere. Et c'etait de ce metier qu'il vivait maintenant, apres s'etre enfui a la suite d'un attentat manque contre la vie de l'empereur: pendant un mois, il avait vecu dans la cave d'un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison. Renie par sa famille, sans argent, mis comme etranger a l'index des ateliers francais qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l'avait enfin embauche, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple. --Tu n'as donc jamais soif? lui demandait Etienne en riant. Et il repondait de sa voix douce, presque sans accent: --J'ai soif quand je mange. Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l'avoir vu avec une herscheuse dans les bles, du cote des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les epaules, plein d'une indifference tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire? La femme etait pour lui un garcon, un camarade, quand elle avait la fraternite et le courage d'un homme. Autrement, a quoi bon se mettre au coeur une lachete possible? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il etait libre de son sang et du sang des autres. Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, Etienne restait ainsi a causer avec Souvarine. Lui buvait sa biere a petits coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac avait, a la longue, roussi ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la fumee au travers d'un reve; sa main gauche, pour s'occuper, tatonnante et nerveuse, cherchait dans le vide; et il finissait, d'habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier, une grosse mere toujours pleine, qui vivait lachee en liberte, dans la maison. Cette lapine, qu'il avait lui-meme appelee Pologne, s'etait mise a l'adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes, jusqu'a ce qu'il l'eut prise comme un enfant. Puis, tassee contre lui, les oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis que, sans se lasser, d'un geste de caresse inconscient, il passait la main sur la soie grise de son poil, l'air calme par cette douceur tiede et vivante. --Vous savez, dit un soir Etienne, j'ai recu une lettre de Pluchart. Il n'y avait plus la que Rasseneur. Le dernier client etait parti, rentrant au coron qui se couchait. --Ah! s'ecria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. Ou en est-il, Pluchart? Etienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec le mecanicien de Lille, auquel il avait eu l'idee d'apprendre son embauchement a Montsou, et qui maintenant l'endoctrinait, frappe de la propagande qu'il pouvait faire au milieu des mineurs. --Il en est, que l'association en question marche tres bien. On adhere de tous les cotes, parait-il. --Qu'est-ce que tu en dis, toi, de leur societe? demanda Rasseneur a Souvarine. Celui-ci, qui grattait tendrement la tete de Pologne, souffla un jet de fumee, en murmurant de son air tranquille: --Encore des betises! Mais Etienne s'enflammait. Toute une predisposition de revolte le jetait a la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premieres de son ignorance. C'etait de l'Association internationale des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se creer a Londres. N'y avait-il pas la un effort superbe, une campagne ou la justice allait enfin triompher? Plus de frontieres, les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer a l'ouvrier le pain qu'il gagne. Et quelle organisation simple et grande: en bas, la section, qui represente la commune; puis, la federation, qui groupe les sections d'une meme province; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l'humanite, incarnee dans un Conseil general, ou chaque nation etait representee par un secretaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les mechants. --Des betises! repeta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore a vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n'est-ce pas? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre evolution! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-etre en repoussera-t-il un meilleur. Etienne se mit a rire. Il n'entendait pas toujours les paroles de son camarade, cette theorie de la destruction lui semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et d'un bon sens d'homme etabli, ne daigna pas se facher. Il voulait seulement preciser les choses. --Alors, quoi? tu vas tenter de creer une section a Montsou? C'etait ce que desirait Pluchart, qui etait secretaire de la Federation du Nord. Il insistait particulierement sur les services que l'Association rendrait aux mineurs, s'ils se mettaient un jour en greve. Etienne, justement, croyait la greve prochaine: l'affaire des bois finirait mal, il ne fallait plus qu'une exigence de la Compagnie pour revolter toutes les fosses. --L'embetant, c'est les cotisations, declara Rasseneur d'un ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds general, deux francs pour la section, ca n'a l'air de rien, et je parie que beaucoup refuseront de les donner. --D'autant plus, ajouta Etienne, qu'on devrait d'abord creer ici une caisse de prevoyance, dont nous ferions a l'occasion une caisse de resistance... N'importe, il est temps de songer a ces choses. Moi, je suis pret, si les autres sont prets. Il y eut un silence. La lampe a petrole fumait sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d'un chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine. --Tout est si cher! reprit madame Rasseneur, qui etait entree et qui ecoutait d'un air sombre, comme grandie dans son eternelle robe noire. Si je vous disais que j'ai paye les oeufs vingt-deux sous... Il faudra que ca pete. Les trois hommes, cette fois, furent du meme avis. Ils parlaient l'un apres l'autre, d'une voix desolee, et les doleances commencerent. L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la revolution n'avait fait qu'aggraver ses miseres, c'etaient les bourgeois qui s'engraissaient depuis 89, si goulument, qu'ils ne lui laissaient meme pas le fond des plats a torcher. Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-etre, depuis cent ans? On s'etait fichu d'eux en les declarant libres: oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guere. Ca ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux miserables qu'a leurs vieilles bottes. Non, d'une facon ou d'une autre, il fallait en finir, que ce fut gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitie, ou que ce fut en sauvages, en brulant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient surement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siecle ne pouvait s'achever sans qu'il y eut une autre revolution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la societe du haut en bas, et qui la rebatirait avec plus de proprete et de justice. --Il faut que ca pete, repeta energiquement madame Rasseneur. --Oui, oui, crierent-ils tous les trois, il faut que ca pete. Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit a demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-meme: --Augmenter le salaire, est-ce qu'on peut? Il est fixe par la loi d'airain a la plus petite somme indispensable, juste le necessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants... S'il tombe trop bas, les ouvriers crevent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S'il monte trop haut, l'offre trop grande le fait baisser... C'est l'equilibre des ventres vides, la condamnation perpetuelle au bagne de la faim. Quand il s'oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, Etienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troubles par ses affirmations desolantes, auxquelles ils ne savaient que repondre. --Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout detruire, ou la faim repoussera. Oui! l'anarchie, plus rien, la terre lavee par le sang, purifiee par l'incendie!... On verra ensuite. --Monsieur a bien raison, declara madame Rasseneur, qui, dans ses violences revolutionnaires, se montrait d'une grande politesse. Etienne, desespere de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant: --Allons nous coucher. Tout ca ne m'empechera pas de me lever a trois heures. Deja Souvarine, apres avoir souffle le bout de cigarette colle a ses levres, prenait delicatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser a terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se separerent en silence, les oreilles bourdonnantes, la tete comme enflee des questions graves qu'ils remuaient. Et, chaque soir, c'etaient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l'unique chope qu'Etienne mettait une heure a vider. Un fonds d'idees obscures, endormies en lui, s'agitait, s'elargissait. Devore surtout du besoin de savoir, il avait hesite longtemps a emprunter des livres a son voisin, qui malheureusement ne possedait guere que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s'etait fait preter un livre francais sur les Societes cooperatives, encore des betises, disait Souvarine; et il lisait aussi regulierement un journal que ce dernier recevait, _Le Combat_, feuille anarchiste publiee a Geneve. D'ailleurs, malgre leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi ferme, avec son air de camper dans la vie, sans interets, ni sentiments, ni biens d'aucune sorte. Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d'Etienne s'ameliora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommencante de la mine, un accident s'etait produit: les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annoncait certainement l'approche d'une faille; et, en effet, on avait bientot rencontre cette faille, que les ingenieurs, malgre leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, glissee sans doute plus bas, de l'autre cote de la faille. Les vieux mineurs ouvraient deja les narines, comme de bons chiens lances a la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras croises, et des affiches annoncerent que la Compagnie allait mettre aux encheres de nouveaux marchandages. Maheu, un jour, a la sortie, accompagna Etienne et lui offrit d'entrer comme haveur dans son marchandage, a la place de Levaque passe a un autre chantier. L'affaire etait deja arrangee avec le maitre-porion et l'ingenieur, qui se montraient tres contents du jeune homme. Aussi Etienne n'eut-il qu'a accepter ce rapide avancement, heureux de l'estime croissante ou Maheu le tenait. Des le soir, ils retournerent ensemble a la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux encheres se trouvaient a la veine Filonniere, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la tete a la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu'il l'eut emmene visiter la veine, il lui fit remarquer l'eloignement de l'accrochage, la nature ebouleuse du terrain, le peu d'epaisseur et la durete du charbon. Pourtant, si l'on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, allerent-ils aux encheres, qui avaient lieu dans la baraque, et que l'ingenieur de la fosse, assiste du maitre-porion, presidait, en l'absence de l'ingenieur divisionnaire. Cinq a six cents charbonniers se trouvaient la, en face de la petite estrade, plantee dans un coin; et les adjudications marchaient d'un tel train, qu'on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres cries, etouffes par d'autres chiffres. Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du chomage. L'ingenieur Negrel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les encheres aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, desireux de hater encore les choses, mentait sur l'excellence des marches. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante metres d'avancement, luttat contre un camarade, qui s'obstinait, lui aussi; a tour de role, ils retiraient chacun un centime de la berline; et, s'il demeura vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derriere lui, se fachait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colere que jamais il ne s'en tirerait, a ce prix-la. Quand ils sortirent, Etienne jurait. Et il eclata devant Chaval, qui revenait des bles en compagnie de Catherine, flanant, pendant que le beau-pere s'occupait des affaires serieuses. --Nom de Dieu! cria-t-il, en voila un egorgement!... Alors, aujourd'hui, c'est l'ouvrier qu'on force a manger l'ouvrier! Chaval s'emporta; jamais il n'aurait baisse, lui! Et Zacharie, venu par curiosite, declara que c'etait degoutant. Mais Etienne les fit taire d'un geste de sourde violence. --Ca finira, nous serons les maitres, un jour! Maheu, reste muet depuis les encheres, parut s'eveiller. Il repeta: --Les maitres... Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tot! II C'etait le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. Des le samedi soir, les bonnes menageres du coron avaient lave leur salle a grande eau, un deluge, des seaux jetes a la volee sur les dalles et contre les murs; et le sol n'etait pas encore sec, malgre le sable blanc dont on le semait, tout un luxe couteux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journee s'annoncait tres chaude, un de ces lourds ciels, ecrasants d'orage, qui etouffent en ete les campagnes du Nord, plates et nues, a l'infini. Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le pere, a partir de cinq heures, s'enrageait au lit, s'habillait quand meme, les enfants faisaient jusqu'a neuf heures la grasse matinee. Ce jour-la, Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la matinee, sans trop savoir a quoi: il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince imperial qu'on avait donne aux petits. Cependant, les autres descendaient un a un, le pere Bonnemort avait sorti une chaise pour s'asseoir au soleil, la mere et Alzire s'etaient mises tout de suite a la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle Lenore et Henri qu'elle venait d'habiller; et onze heures sonnaient, l'odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre, emplissait deja la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, baillant encore. Du reste, le coron etait en l'air, allume par la fete, dans le coup de feu du diner, qu'on hatait pour filer en bandes a Montsou. Des troupes d'enfants galopaient, des hommes en bras de chemise trainaient des savates, avec le dehanchement paresseux des jours de repos. Les fenetres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes debordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d'un bout a l'autre des facades, ca sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce jour-la l'odeur inveteree de l'oignon frit. Les Maheu dinerent a midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte a porte, des voisinages melant les femmes, dans un continuel remous d'appels, de reponses, d'objets pretes, de mioches chasses ou ramenes d'une claque. D'ailleurs, ils etaient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de Philomene. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaitre. Cette brouille avait resserre les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant a sa mere Pierron et Lydie, etait partie de grand matin pour passer la journee chez une cousine, a Marchiennes; et l'on plaisantait, car on la connaissait, la cousine: elle avait des moustaches, elle etait maitre-porion au Voreux. La Maheude declara que ce n'etait guere propre, de lacher sa famille, un dimanche de ducasse. Outre le lapin aux pommes de terre, qu'ils engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf. La paie de quinzaine etait justement tombee la veille. Ils ne se souvenaient pas d'un pareil regal. Meme a la derniere Sainte-Barbe, cette fete des mineurs ou ils ne font rien de trois jours, le lapin n'avait pas ete si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de machoires, depuis la petite Estelle dont les dents commencaient a pousser, jusqu'au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d'un tel coeur, que les os eux-memes disparaissaient. C'etait bon, la viande; mais ils la digeraient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa, il ne resta qu'un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l'on avait faim. Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bebert l'attendait, derriere l'ecole. Et ils roderent longtemps avant de debaucher Lydie, que la Brule voulait retenir pres d'elle, decidee a ne pas sortir. Quand elle s'apercut de la fuite de l'enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuye de ce tapage, s'en allait flaner tranquillement, d'un air de mari qui s'amuse sans remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir. Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se decida a prendre l'air, apres avoir demande a la Maheude si elle le rejoindrait, la-bas. Non, elle ne pouvait guere, c'etait une vraie corvee, avec les petits; peut-etre que oui tout de meme, elle reflechirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu'il fut dehors, il hesita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque etait pret. Mais il trouva Zacharie qui attendait Philomene; et la Levaque venait d'entamer l'eternel sujet du mariage, criait qu'on se fichait d'elle, qu'elle aurait une derniere explication avec la Maheude. Etait-ce une existence, de garder les enfants sans pere de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? Philomene ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l'emmena, en repetant que lui voulait bien, si sa mere voulait. Du reste, Levaque avait deja file, Maheu renvoya aussi la voisine a sa femme et se hata de sortir. Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinement l'offre amicale d'une chope. Il restait a la maison, en bon mari. Peu a peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s'en allaient les uns derriere les autres; tandis que les filles, guettant sur les portes, partaient du cote oppose, au bras de leurs galants. Comme son pere tournait le coin de l'eglise, Catherine, qui apercut Chaval, se hata de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la mere demeuree seule, au milieu des enfants debandes, ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second verre de cafe brulant, qu'elle buvait a petits coups. Dans le coron, il n'y avait plus que les femmes, s'invitant, achevant d'egoutter les cafetieres, autour des tables encore chaudes et grasses du diner. Maheu flairait que Levaque etait a l'Avantage, et il descendit chez Rasseneur, sans hate. En effet, derriere le debit, dans le jardin etroit ferme d'une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le pere Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la boule, tellement absorbes, qu'ils oubliaient meme de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait d'aplomb, il n'y avait qu'une raie d'ombre, le long du cabaret; et Etienne etait la, buvant sa chope devant une table, ennuye de ce que Souvarine venait de le lacher pour monter dans sa chambre. Presque tous les dimanches, le machineur s'enfermait, ecrivait ou lisait. --Joues-tu? demanda Levaque a Maheu. Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait deja de soif. --Rasseneur! appela Etienne. Apporte donc une chope. Et, se retournant vers Maheu: --Tu sais, c'est moi qui paie. Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait guere, il fallut l'appeler a trois reprises; et ce fut madame Rasseneur qui apporta de la biere tiede. Le jeune homme avait baisse la voix pour se plaindre de la maison: des braves gens sans doute, des gens dont les idees etaient bonnes; seulement, la biere ne valait rien, et des soupes execrables! Dix fois deja, il aurait change de pension, s'il n'avait pas recule devant la course de Montsou. Un jour ou l'autre, il finirait par chercher au coron une famille. --Bien sur, repetait Maheu de sa voix lente, bien sur, tu serais mieux dans une famille. Mais des cris eclaterent, Levaque avait abattu toutes les quilles d'un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde approbation. Et la joie d'un tel coup deborda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs apercurent, par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rodait la depuis une heure, elle s'etait enhardie a s'approcher, en entendant les rires. --Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux? --Mes amoureux, je les ai remises, repondit-elle avec une belle gaiete impudente. J'en cherche un. Tous s'offrirent, la chaufferent de gros mots. Elle refusait de la tete, riait plus fort, faisait la gentille. Son pere, du reste, assistait a ce jeu, sans meme quitter des yeux les quilles abattues. --Va! continua Levaque en jetant un regard vers Etienne, on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!... Faudra le prendre de force. Etienne, alors, s'egaya. C'etait en effet autour de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non, amuse pourtant, mais sans avoir la moindre envie d'elle. Quelques minutes encore, elle resta plantee derriere la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle s'en alla avec lenteur, le visage brusquement serieux, comme accablee par le lourd soleil. A demi-voix, Etienne avait repris de longues explications qu'il donnait a Maheu, sur la necessite, pour les charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de prevoyance. --Puisque la Compagnie pretend qu'elle nous laisse libres, repetait-il, que craignons-nous? Nous n'avons que ses pensions, et elle les distribue a son gre, du moment ou elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de creer, a cote de son bon plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immediats. Et il precisait des details, discutait l'organisation, promettait de prendre toute la peine. --Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... Tache de decider les autres. Levaque avait gagne, on lacha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d'en boire une seconde: on verrait plus tard, la journee n'etait pas finie. Il venait de songer a Pierron. Ou pouvait-il etre, Pierron? sans doute a l'estaminet Lenfant. Et il decida Etienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment ou une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l'Avantage. En chemin, sur le pave, il fallut entrer au debit Casimir, puis a l'estaminet du Progres. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes: pas moyen de dire non. Chaque fois, c'etait une chope, deux s'ils faisaient la politesse de rendre. Ils restaient la dix minutes, ils echangeaient quatre paroles, et ils recommencaient plus loin, tres raisonnables, connaissant la biere, dont ils pouvaient s'emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et a mesure, claire comme de l'eau de roche. A l'estaminet Lenfant, ils tomberent droit sur Pierron qui achevait sa deuxieme chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisieme. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils etaient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas a l'estaminet Tison. La salle etait vide, ils demanderent une chope pour l'attendre un moment. Ensuite, ils songerent a l'estaminet Saint-Eloi, y accepterent une tournee du porion Richomme, vaguerent des lors de debit en debit, sans pretexte, histoire uniquement de se promener. --Faut aller au Volcan! dit tout d'un coup Levaque, qui s'allumait. Les autres se mirent a rire, hesitants, puis accompagnerent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle etroite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressee au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, defilaient, avec des gestes et un decolletage de monstres; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu'ils en voulaient une, derriere les planches de l'estrade. Il y avait surtout la des herscheurs, des moulineurs, jusqu'a des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de genievre que de biere. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les menages tombaient a l'ordure. Des que leur societe fut assise autour d'une petite table, Etienne s'empara de Levaque, pour lui expliquer son idee d'une caisse de prevoyance. Il avait la propagande obstinee des nouveaux convertis, qui se creent une mission. --Chaque membre, repetait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumules, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l'argent, on est fort, n'est-ce pas? dans n'importe quelle occasion... Hein! qu'en dis-tu? --Moi, je ne dis pas non, repondait Levaque d'un air distrait. On en causera. Une blonde enorme l'excitait; et il s'enteta a rester, lorsque Maheu et Pierron, apres avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance. Dehors, Etienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle etait toujours la, a le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire: <> Le jeune homme plaisanta, haussa les epaules. Alors, elle eut un geste de colere et se perdit dans la foule. --Ou donc est Chaval? demanda Pierron. --C'est vrai, dit Maheu. Il est pour sur chez Piquette... Allons chez Piquette. Mais, comme ils arrivaient tous trois a l'estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arreta. Zacharie menacait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait. --Tiens! le voila, Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine. Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient a travers la ducasse. C'etait, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlurees, devalant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil a une trainee de fourmis, perdues dans la nudite rase de la plaine. L'eternelle boue noire avait seche, une poussiere noire montait, volait ainsi qu'une nuee d'orage. Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu'au pave, ou stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les garcons; sans compter les douceurs, des dragees et des biscuits. Devant l'eglise, on tirait de l'arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, a cote de la Regie, dans un enclos de planches, on se ruait a un combat de coqs, deux grands coqs rouges, armes d'eperons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s'empiffrait sans un cri, une muette indigestion de biere et de pommes de terre frites s'elargissait, dans la grosse chaleur, que les poeles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore. Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs a Catherine. A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui etaient venus a la fete, et qui, reflechis, la traversaient cote a cote, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils apercurent Jeanlin en train d'exciter Bebert et Lydie a voler les bouteilles de genievre d'un debit de hasard, installe au bord d'un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frere, la petite galopait deja avec une bouteille. Ces satanes enfants finiraient au bagne. Alors, en arrivant devant le debit de la Tete-Coupee, Chaval eut l'idee d'y faire entrer son amoureuse, pour assister a un concours de pinsons, affiche sur la porte depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s'etaient rendus a l'appel, chacun avec une douzaine de cages; et les petites cages obscures, ou les pinsons aveugles restaient immobiles, se trouvaient deja accrochees a une palissade, dans la cour du cabaret. Il s'agissait de compter celui qui, pendant une heure, repeterait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait pres de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveille lui-meme. Et les pinsons etaient partis, les <> au chant plus gras, les <> d'une sonorite aigue, tout d'abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s'excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportes enfin d'une telle rage d'emulation, qu'on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnes, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons repetant tous la meme cadence, a contretemps. Ce fut un <> qui gagna le premier prix, une cafetiere en fer battu. Catherine et Chaval etaient la, lorsque Zacharie et Philomene entrerent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se facha, en surprenant un cloutier, venu par curiosite avec les camarades, qui pincait les cuisses de sa soeur; et elle, tres rouge, le faisait taire, tremblante a l'idee d'une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s'il ne voulait pas qu'on la pincat. Elle avait bien senti l'homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l'affaire sembla finie. Et, a peine etaient-ils entres chez Piquette boire une chope, voila que le cloutier avait reparu, se fichant d'eux, leur soufflant sous le nez, d'un air de provocation. Zacharie, outre dans ses bons sentiments de famille, s'etait rue sur l'insolent. --C'est ma soeur, cochon!... Attends, nom de Dieu! je vas te la faire respecter! On se precipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, tres calme, repetait: --Laisse donc, ca me regarde... Je te dis que je me fous de lui! Maheu arrivait avec sa societe, et il calma Catherine et Philomene, deja en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ca, Chaval, qui etait chez lui a l'estaminet Piquette, offrit des chopes. Etienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le pere, la fille et son galant, le fils et sa maitresse, en disant poliment: <> Pierron ensuite s'obstina a payer sa tournee. Et l'on etait tres d'accord, lorsque Zacharie fut repris d'une rage, a la vue de son camarade Mouquet. Il l'appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier. --Faut que je le creve!... Tiens! Chaval, garde Philomene avec Catherine. Je vais revenir. Maheu, a son tour, offrait des chopes. Apres tout, si le garcon voulait venger sa soeur, ce n'etait pas d'un mauvais exemple. Mais, depuis qu'elle avait vu Mouquet, Philomene, tranquillisee, hochait la tete. Bien sur que les deux bougres avaient file au Volcan. Les soirs de ducasse, on terminait la fete au bal du Bon-Joyeux. C'etait la veuve Desir qui tenait ce bal, une forte mere de cinquante ans, d'une rotondite de tonneau, mais d'une telle verdeur, qu'elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six a la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie a l'idee du fleuve de biere qu'elle leur versait depuis trente annees; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s'etre, a l'avance, degourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles: le cabaret, ou se trouvaient le comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste piece plancheiee au milieu seulement, dallee de briques autour. Une decoration l'ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d'un angle a l'autre du plafond, et que reunissait, au centre, une couronne des memes fleurs; tandis que, le long des murs, s'alignaient des ecussons dores, portant des noms de saints, saint Eloi, patron des ouvriers du fer, saint Crepin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond etait si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, grande comme une chaire a precher, s'ecrasaient la tete. Pour eclairer, le soir, on accrochait quatre lampes a petrole, aux quatre coins du bal. Ce dimanche-la, des cinq heures, on dansait, au plein jour des fenetres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s'emplirent. Dehors, un vent d'orage s'etait leve, soufflant de grandes poussieres noires, qui aveuglaient le monde et gresillaient dans les poeles de friture. Maheu, Etienne et Pierron, entres pour s'asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que Philomene, toute seule, les regardait. Ni Levaque ni Zacharie n'avaient reparu. Comme il n'y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, apres chaque danse, se reposait a la table de son pere. On appela Philomene, mais elle etait mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d'une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s'eclaira, les faces rouges, les cheveux depeignes, colles a la peau, les jupes volantes, balayant l'odeur forte des couples en sueur. Maheu montra a Etienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d'un grand moulineur maigre: elle avait du se consoler et prendre un homme. Enfin, il etait huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et Lenore. Elle venait tout droit retrouver la son homme, sans craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne n'avait faim, l'estomac noye de cafe, epaissi de biere. D'autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant, derriere la Maheude, entrer la Levaque, accompagnee de Bouteloup, qui amenait par la main Achille et Desiree, les petits de Philomene. Et les deux voisines semblaient tres d'accord, l'une se retournait, causait avec l'autre. En chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude s'etait resignee au mariage de Zacharie, desolee de perdre le gain de son aine, mais vaincue par cette raison qu'elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle tachait donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en menagere qui se demandait comment elle joindrait les deux bouts, maintenant que commencait a partir le plus clair de sa bourse. --Mets-toi la, voisine, dit-elle en montrant une table, pres de celle ou Maheu buvait avec Etienne et Pierron. --Mon mari n'est pas avec vous? demanda la Levaque. Les camarades lui conterent qu'il allait revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si a l'etroit dans l'ecrasement des buveurs, que les deux tables n'en formaient qu'une. On demanda des chopes. En apercevant sa mere et ses enfants, Philomene s'etait decidee a s'approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente d'apprendre qu'on la mariait enfin; puis, comme on cherchait Zacharie, elle repondit de sa voix molle: --Je l'attends, il est par la. Maheu avait echange un regard avec sa femme. Elle consentait donc? Il devint serieux, fuma en silence. Lui aussi etait pris de l'inquietude du lendemain, devant l'ingratitude de ces enfants qui se marieraient un a un, en laissant leurs parents dans la misere. On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une poussiere rousse; les murs craquaient, un piston poussait des coups de sifflet aigus, pareil a une locomotive en detresse; et, quand les danseurs s'arreterent, ils fumaient comme des chevaux. --Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant a l'oreille de la Maheude, toi qui parlais d'etrangler Catherine, si elle faisait la betise! Chaval ramenait Catherine a la table de la famille, et tous deux, debout derriere le pere, achevaient leur chope. --Bah! murmura la Maheude d'un air resigne, on dit ca... Mais ce qui me tranquillise, c'est qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, ah! ca, j'en suis bien sure!... Vois-tu qu'elle accouche aussi, celle-la, et que je sois forcee de la marier! Qu'est-ce que nous mangerions, alors? Maintenant, c'etait une polka que sifflait le piston; et, pendant que l'assourdissement recommencait, Maheu communiqua tout bas a sa femme une idee. Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Etienne par exemple, qui cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque Zacharie allait les quitter, et l'argent qu'ils perdraient de ce cote-la, ils le regagneraient en partie de l'autre. Le visage de la Maheude s'eclairait: sans doute, bonne idee, il fallait arranger ca. Elle semblait sauvee de la faim une fois encore, sa belle humeur revint si vive, qu'elle commanda une nouvelle tournee de chopes. Etienne, cependant, tachait d'endoctriner Pierron, auquel il expliquait son projet d'une caisse de prevoyance. Il lui avait fait promettre d'adherer, lorsqu'il eut l'imprudence de decouvrir son veritable but. --Et, si nous nous mettons en greve, tu comprends l'utilite de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons la les premiers fonds pour lui resister... Hein? c'est dit, tu en es? Pierron avait baisse les yeux, palissant. Il begaya: --Je reflechirai... Quand on se conduit bien, c'est la meilleure caisse de secours. Alors, Maheu s'empara d'Etienne et lui proposa de le prendre comme logeur, carrement, en brave homme. Le jeune homme accepta de meme, tres desireux d'habiter le coron, dans l'idee de vivre davantage avec les camarades. On regla l'affaire en trois mots, la Maheude declara qu'on attendrait le mariage des enfants. Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de genievre, une aigreur musquee de filles mal tenues. Ils etaient tres ivres, l'air content d'eux-memes, se poussant du coude et ricanant. Lorsqu'il sut qu'on le mariait enfin, Zacharie se mit a rire si fort, qu'il en etranglait. Paisiblement, Philomene declara qu'elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Comme il n'y avait plus de chaise, Bouteloup s'etait recule pour ceder la moitie de la sienne a Levaque. Et celui-ci, soudainement tres attendri de voir qu'on etait tous la, en famille, fit une fois de plus servir de la biere. --Nom de Dieu! on ne s'amuse pas si souvent! gueulait-il. Jusqu'a dix heures, on resta. Des femmes arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des bandes d'enfants suivaient a la queue; et les meres ne se genaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait les poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient deja, gorges de biere et a quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte. C'etait une mer montante de biere, les tonnes de la veuve Desir eventrees, la biere arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d'ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait une epaule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous egayes, epanouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu'aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se mettait a l'aise, la chair dehors, doree dans l'epaisse fumee des pipes; et le seul inconvenient etait de se deranger, une fille se levait de temps a autre, allait au fond, pres de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots a culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins. Mais, lorsqu'une gaillarde tombait avec un homme par-dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie enragee, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se fut eboule sur eux. Quelqu'un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait a la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille volee, elle etait saoule, et il dut l'emporter a son cou, pendant que Jeanlin et Bebert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ca tres farce. Ce fut le signal du depart, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se deciderent a retourner au coron. A ce moment, le pere Bonnemort et le vieux Mouque quittaient aussi Montsou, du meme pas de somnambules, entetes dans le silence de leurs souvenirs. Et l'on rentra tous ensemble, on traversa une derniere fois la ducasse, les poeles de friture qui se figeaient, les estaminets d'ou les dernieres chopes coulaient en ruisseaux, jusqu'au milieu de la route. L'orage menacait toujours, des rires monterent, des qu'on eut quitte les maisons eclairees, pour se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait des bles murs, il dut se faire beaucoup d'enfants, cette nuit-la. On arriva debande au coron. Ni les Levaque ni les Maheu ne souperent avec appetit, et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du matin. Etienne avait emmene Chaval boire encore chez Rasseneur. --J'en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut explique l'affaire de la caisse de prevoyance. Tape la-dedans, tu es un bon! Un commencement d'ivresse faisait flamber les yeux d'Etienne. Il cria: --Oui, soyons d'accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il n'y a qu'une chose qui me chauffe le coeur, c'est l'idee que nous allons balayer les bourgeois. III Vers le milieu d'aout, Etienne s'installa chez les Maheu, lorsque Zacharie marie put obtenir de la Compagnie, pour Philomene et ses deux enfants, une maison libre du coron; et, dans les premiers temps, le jeune homme eprouva une gene en face de Catherine. C'etait une intimite de chaque minute, il remplacait partout le frere aine, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se deshabiller, se rhabiller pres d'elle, la voyait elle-meme oter et remettre ses vetements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d'une blancheur pale, de cette neige transparente des blondes anemiques; et il eprouvait une continuelle emotion, a la trouver si blanche, les mains et le visage deja gates, comme trempee dans du lait, de ses talons a son col, ou la ligne du hale tranchait nettement en un collier d'ambre. Il affectait de se detourner; mais il la connaissait peu a peu: les pieds d'abord que ses yeux baisses rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu'elle se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits seins rigides, des qu'elle se penchait le matin sur la terrine. Elle, sans le regarder, se hatait pourtant, etait en dix secondes devetue et allongee pres d'Alzire, d'un mouvement si souple de couleuvre, qu'il retirait a peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne montrant plus que son lourd chignon. Jamais, du reste, elle n'eut a se facher. Si une sorte d'obsession le faisait, malgre lui, guetter de l'oeil l'instant ou elle se couchait, il evitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les parents etaient la, et il gardait en outre pour elle un sentiment fait d'amitie et de rancune, qui l'empechait de la traiter en fille qu'on desire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, a la toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d'eux ne leur restat secret, pas meme les besoins intimes. Toute la pudeur de la famille s'etait refugiee dans le lavage quotidien, auquel la jeune fille maintenant procedait seule dans la piece du haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l'un apres l'autre. Et, au bout du premier mois, Etienne et Catherine semblaient deja ne plus se voir, quand, le soir, avant d'eteindre la chandelle, ils voyageaient deshabilles par la chambre. Elle avait cesse de se hater, elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit, les bras en l'air, remontant sa chemise jusqu'a ses cuisses; et lui, sans pantalon, l'aidait parfois, cherchait les epingles qu'elle perdait. L'habitude tuait la honte d'etre nu, ils trouvaient naturel d'etre ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n'etait pas leur faute, s'il n'y avait qu'une chambre pour tant de monde. Des troubles cependant leur revenaient, tout d'un coup, aux moments ou ils ne songeaient a rien de coupable. Apres ne plus avoir vu la paleur de son corps pendant des soirees, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d'un frisson, qui l'obligeait a se detourner, par crainte de ceder a l'envie de la prendre. Elle, d'autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un emoi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti les mains de ce garcon la saisir. Puis, la chandelle eteinte, ils comprenaient qu'ils ne s'endormaient pas, qu'ils songeaient l'un a l'autre, malgre leur fatigue. Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils preferaient les soirs de tranquillite, ou ils se mettaient a l'aise, en camarades. Etienne ne se plaignait guere que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait d'un leger souffle, on retrouvait le matin Lenore et Henri aux bras l'un de l'autre, tels qu'on les avait couches. Dans la maison noire, il n'y avait d'autre bruit que les ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant a intervalles reguliers, comme des soufflets de forge. En somme, Etienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n'etait pas mauvais, et l'on changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure soupe, il souffrait seulement de la rarete de la viande. Mais tous en etaient la, il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de pension, d'avoir un lapin a chaque repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de petites dettes en arriere; et les Maheu se montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge etait lave, raccommode, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre; enfin, il sentait autour de lui la proprete et les bons soins d'une femme. Ce fut l'epoque ou Etienne entendit les idees qui bourdonnaient dans son crane. Jusque-la, il n'avait eu que la revolte de l'instinct, au milieu de la sourde fermentation des camarades. Toutes sortes de questions confuses se posaient a lui: pourquoi la misere des uns? pourquoi la richesse des autres? pourquoi ceux-ci sous le talon de ceux-la, sans l'espoir de jamais prendre leur place? Et sa premiere etape fut de comprendre son ignorance. Une honte secrete, un chagrin cache le rongerent des lors: il ne savait rien, il n'osait causer de ces choses qui le passionnaient, l'egalite de tous les hommes, l'equite qui voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se prit-il pour l'etude du gout sans methode des ignorants affoles de science. Maintenant, il etait en correspondance reguliere avec Pluchart, plus instruit, tres lance dans le mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal digeree acheva de l'exalter: un livre de medecine surtout, _l'Hygiene du mineur, ou un docteur belge avait resume les maux dont se meurt le peuple des houilleres; sans compter des traites d'economie politique d'une aridite technique incomprehensible, des brochures anarchistes qui le bouleversaient, d'anciens numeros de journaux qu'il gardait ensuite comme des arguments irrefutables, dans des discussions possibles. Souvarine, du reste, lui pretait aussi des volumes, et l'ouvrage sur les Societes cooperatives l'avait fait rever pendant un mois d'une association universelle d'echange, abolissant l'argent, basant sur le travail la vie sociale entiere. La honte de son ignorance s'en allait, il lui venait un orgueil, depuis qu'il se sentait penser. Durant ces premiers mois, Etienne en resta au ravissement des neophytes, le coeur debordant d'indignations genereuses contre les oppresseurs, se jetant a l'esperance du prochain triomphe des opprimes. Il n'en etait point encore a se fabriquer un systeme, dans le vague de ses lectures. Les revendications pratiques de Rasseneur se melaient en lui aux violences destructives de Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l'Avantage, ou il continuait presque chaque jour a deblaterer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un reve, il assistait a la regeneration radicale des peuples, sans que cela dut couter une vitre cassee ni une goutte de sang. D'ailleurs, les moyens d'execution demeuraient obscurs, il preferait croire que les choses iraient tres bien, car sa tete se perdait, des qu'il voulait formuler un programme de reconstruction. Il se montrait meme plein de moderation et d'inconsequence, il repetait parfois qu'il fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu'il avait lue et qui lui semblait bonne a dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques ou il vivait. Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s'attardait une demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours Etienne reprenait la meme causerie. Depuis que sa nature s'affinait, il se trouvait blesse davantage par les promiscuites du coron. Est-ce qu'on etait des betes, pour etre ainsi parques, les uns contre les autres, au milieu des champs, si entasses qu'on ne pouvait changer de chemise sans montrer son derriere aux voisins! Et comme c'etait bon pour la sante, et comme les filles et les garcons s'y pourrissaient forcement ensemble! --Dame! repondait Maheu, si l'on avait plus d'argent, on aurait plus d'aise... Tout de meme, c'est bien vrai que ca ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres. Ca finit toujours par des hommes saouls et par des filles pleines. Et la famille partait de la, chacun disait son mot, pendant que le petrole de la lampe viciait l'air de la salle, deja empuantie d'oignon frit. Non, surement, la vie n'etait pas drole. On travaillait en vraies brutes a un travail qui etait la punition des galeriens autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu'a son tour, tout ca pour ne pas meme avoir de la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa patee quand meme, on mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans crever, ecrase de dettes, poursuivi comme si l'on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c'etait de se saouler ou de faire un enfant a sa femme; encore la biere vous engraissait trop le ventre, et l'enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ca n'avait rien de drole. Alors, la Maheude s'en melait. --L'embetant, voyez-vous, c'est lorsqu'on se dit que ca ne peut pas changer... Quand on est jeune, on s'imagine que le bonheur viendra, on espere des choses; et puis, la misere recommence toujours, on reste enferme la-dedans... Moi, je ne veux du mal a personne, mais il y a des fois ou cette injustice me revolte. Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon ferme. Seul, le pere Bonnemort, s'il etait la, ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte: on naissait dans le charbon, on tapait a la veine, sans en demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l'ambition aux charbonniers. --Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai? inutile de se casser la tete a reflechir la-dessus. Du coup, Etienne s'animait. Comment! la reflexion serait defendue a l'ouvrier! Eh! justement, les choses changeraient bientot, parce que l'ouvrier reflechissait a cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine a extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouches aux evenements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger la chair: il ne s'en doutait meme pas. Mais, a present, le mineur s'eveillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine; et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des champs: oui, il pousserait des hommes, une armee d'hommes qui retabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n'etaient pas egaux depuis la Revolution? puisqu'on votait ensemble, est-ce que l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, ecrasaient tout, et l'on n'avait meme plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du meme metier, reunis en corps, savaient se defendre. C'etait pour ca, nom de Dieu! et pour d'autres choses, que tout peterait un jour, grace a l'instruction. On n'avait qu'a voir dans le coron meme: les grands-peres n'auraient pu signer leur nom, les peres le signaient deja, et quant aux fils, ils lisaient et ecrivaient comme des professeurs. Ah! ca poussait, ca poussait petit a petit, une rude moisson d'hommes, qui murissait au soleil! Du moment qu'on n'etait plus colle chacun a sa place pour l'existence entiere, et qu'on pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n'aurait-on pas joue des poings, en tachant d'etre le plus fort? Maheu, ebranle, restait cependant plein de defiance. --Des qu'on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l'espoir d'un gigot de temps a autre, en recompense. Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d'un songe. --Encore si ce que les cures racontent etait vrai, si les pauvres gens de ce monde etaient les riches dans l'autre! Un eclat de rire l'interrompait, les enfants eux-memes haussaient les epaules, tous devenus incredules au vent du dehors, gardant la peur secrete des revenants de la fosse, mais s'egayant du ciel vide. --Ah! ouiche, les cures! s'ecriait Maheu. S'ils croyaient ca, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se reserver la-haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort. La Maheude poussait de grands soupirs. --Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! Puis, les mains tombees sur les genoux, d'un air d'accablement immense: --Alors, c'est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres. Tous se regardaient. Le pere Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe eteinte, l'oubliait a sa bouche. Alzire ecoutait, entre Lenore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Etienne de ses grands yeux clairs, lorsqu'il se recriait, disant sa foi, ouvrant l'avenir enchante de son reve social. Autour d'eux, le coron se couchait, on n'entendait plus que les pleurs perdus d'un enfant ou la querelle d'un ivrogne attarde. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fraicheur d'humidite montait des dalles sablees, malgre l'etouffement de l'air. --En voila encore des idees! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d'un bon Dieu et de son paradis pour etre heureux? est-ce que vous ne pouvez pas vous faire a vous-memes le bonheur sur la terre? D'une voix ardente, il parlait sans fin. C'etait, brusquement, l'horizon ferme qui eclatait, une trouee de lumiere s'ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L'eternel recommencement de la misere, le travail de brute, ce destin de betail qui donne sa laine et qu'on egorge, tout le malheur disparaissait, comme balaye par un grand coup de soleil; et, sous un eblouissement de feerie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu etait mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant regner l'egalite et la fraternite. Une societe nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, ou chaque citoyen vivait de sa tache et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri etait tombe en poudre, une humanite jeune, purgee de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise: a chacun suivant son merite, et a chaque merite suivant ses oeuvres. Et, continuellement, ce reve s'elargissait, s'embellissait, d'autant plus seducteur, qu'il montait plus haut dans l'impossible. D'abord, la Maheude refusait d'entendre, prise d'une sourde epouvante. Non, non, c'etait trop beau, on ne devait pas s'embarquer dans ces idees, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l'on aurait tout massacre alors, pour etre heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, trouble, conquis, elle s'inquietait, elle criait, en interrompant Etienne: --N'ecoute pas, mon homme! Tu vois bien qu'il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais a travailler comme nous? Mais, peu a peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l'imagination eveillee, entrant dans ce monde merveilleux de l'espoir. Il etait si doux d'oublier pendant une heure la realite triste! Lorsqu'on vit comme des betes, le nez a terre, il faut bien un coin de mensonge, ou l'on s'amuse a se regaler des choses qu'on ne possedera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d'accord avec le jeune homme, c'etait l'idee de la justice. --Ca, vous avez raison! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai! ce serait juste, de jouir a notre tour. Maheu, alors, osait s'enflammer. --Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d'avoir vu tout ca... Quel chambardement! Hein? sera-ce bientot, et comment s'y prendra-t-on? Etienne recommencait a parler. La vieille societe craquait, ca ne pouvait durer au-dela de quelques mois, affirmait-il carrement. Sur les moyens d'execution, il se montrait plus vague, melant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications ou il se perdait lui-meme. Tous les systemes y passaient, adoucis d'une certitude de triomphe facile, d'un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte pourtant des mauvaises tetes, parmi les patrons et les bourgeois, qu'on serait peut-etre force de mettre a la raison. Et les Maheu avaient l'air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils a ces chretiens des premiers temps de l'Eglise, qui attendaient la venue d'une societe parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s'imaginait le bonheur sous l'image d'une maison tres chaude, ou les enfants jouaient et mangeaient tant qu'ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fixes sur Etienne, et quand il se taisait, elle avait un leger frisson, toute pale, comme prise de froid. Mais la Maheude regardait le coucou. --Neuf heures passees, est-il permis! Jamais on ne se levera demain. Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal a l'aise, desesperes. Il leur semblait qu'ils venaient d'etre riches, et qu'ils retombaient d'un coup dans leur crotte. Le pere Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-la ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que les autres montaient a la file, en s'apercevant de l'humidite des murs et de l'etouffement empeste de l'air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, Etienne, lorsque Catherine s'etait mise au lit la derniere et avait souffle la chandelle, l'entendait se retourner fievreusement, avant de s'endormir. Souvent, a ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s'exaltait aux idees de partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, des qu'on s'attaquait a la Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant; mais la politique l'assommait, il preferait descendre a l'Avantage, pour boire une chope. Quant a Chaval, il rencherissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduite, il y avait une jalousie inavouee, la peur qu'on ne lui volat Catherine. Cette fille, dont il se lassait deja, lui etait devenue chere, depuis qu'un homme couchait pres d'elle et pouvait la prendre, la nuit. L'influence d'Etienne s'elargissait, il revolutionnait peu a peu le coron. C'etait une propagande sourde, d'autant plus sure, qu'il grandissait dans l'estime de tous. La Maheude, malgre sa defiance de menagere prudente, le traitait avec consideration, en jeune homme qui la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et elle lui faisait, chez les voisines, une reputation de garcon instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d'ecrire leurs lettres. Il etait une sorte d'homme d'affaires, charge des correspondances, consulte par les menages sur les cas delicats. Aussi, des le mois de septembre, avait-il cree enfin sa fameuse caisse de prevoyance, tres precaire encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il esperait bien obtenir l'adhesion des charbonniers de toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restee passive, ne le genait pas davantage. On venait de le nommer secretaire de l'association, et il touchait meme de petits appointements, pour ses ecritures. Cela le rendait presque riche. Si un mineur marie n'arrive pas a joindre les deux bouts, un garcon sobre, n'ayant aucune charge, peut realiser des economies. Des lors, il s'opera chez Etienne une transformation lente. Des instincts de coquetterie et de bien-etre, endormis dans sa pauvrete, se revelerent, lui firent acheter des vetements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui. Ce furent des satisfactions d'amour-propre delicieuses, il se grisa de ces premieres jouissances de la popularite: etre a la tete des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore etait un manoeuvre, l'emplissait d'orgueil, agrandissait son reve d'une revolution prochaine, ou il jouerait un role. Son visage changea, il devint grave, il s'ecouta parler; tandis que son ambition naissante enfievrait ses theories et le poussait aux idees de bataille. Cependant, l'automne s'avancait, les froids d'octobre avaient rouille les petits jardins du coron. Derriere les lilas maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin; et il ne restait que les legumes d'hiver, les choux perles de gelee blanche, les poireaux et les salades de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttieres, avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le fer ne refroidissait pas, charge de houille, empoisonnant la salle close. C'etait encore une saison de grande misere qui commencait. En octobre, par une de ces premieres nuits glaciales, Etienne, fievreux d'avoir parle, en bas, ne put s'endormir. Il avait regarde Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouee, elle aussi, tourmentee d'une de ces pudeurs qui la faisaient encore se hater parfois, si maladroitement, qu'elle se decouvrait davantage. Dans l'obscurite, elle restait comme morte; mais il entendait qu'elle ne dormait pas non plus; et, il le sentait, elle songeait a lui, ainsi qu'il songeait a elle: jamais ce muet echange de leur etre ne les avait emplis d'un tel trouble. Des minutes s'ecoulerent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle s'embarrassait seulement, malgre leur effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre. C'etait imbecile, d'avoir un si gros desir l'un de l'autre, sans jamais se contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants dormaient, elle voulait bien tout de suite, il etait certain qu'elle l'attendait en etouffant, qu'elle refermerait les bras sur lui, muette, les dents serrees. Pres d'une heure se passa. Il n'alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l'appeler. Plus ils vivaient cote a cote, et plus une barriere s'elevait, des hontes, des repugnances, des delicatesses d'amitie, qu'ils n'auraient pu expliquer eux-memes. IV --Ecoute, dit la Maheude a son homme, puisque tu vas a Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de cafe et un kilo de sucre. Il recousait un de ses souliers, afin d'epargner le raccommodage. --Bon! murmura-t-il, sans lacher sa besogne. --Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... Un morceau de veau, hein? il y a si longtemps qu'on n'en a pas vu. Cette fois, il leva la tete. --Tu crois donc que j'ai a toucher des mille et des cents... La quinzaine est trop maigre, avec leur sacree idee d'arreter constamment le travail. Tous deux se turent. C'etait apres le dejeuner, un samedi de la fin d'octobre. La Compagnie, sous le pretexte du derangement cause par la paie, avait encore, ce jour-la, suspendu l'extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s'aggravait, ne voulant pas augmenter son stock deja lourd, elle profitait des moindres pretextes pour forcer ses dix mille ouvriers au chomage. --Tu sais qu'Etienne t'attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. Emmene-le, il sera plus malin que toi pour se debrouiller, si l'on ne vous comptait pas vos heures. Maheu approuva de la tete. --Et cause donc a ces messieurs de l'affaire de ton pere. Le medecin s'entend avec la Direction... N'est-ce pas? vieux, que le medecin se trompe, que vous pouvez encore travailler? Depuis dix jours, le pere Bonnemort, les pattes engourdies comme il disait, restait cloue sur une chaise. Elle dut repeter sa question, et il grogna: --Bien sur que je travaillerai. On n'est pas fini parce qu'on a mal aux jambes. Tout ca, c'est des histoires qu'ils inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-vingts francs. La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu'il ne lui rapporterait peut-etre jamais plus, et elle eut un cri d'angoisse. --Mon Dieu! nous serons bientot tous morts, si ca continue. --Quand on est mort, dit Maheu, on n'a plus faim. Il ajouta des clous a ses souliers et se decida a partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait etre paye que vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils pas, s'attardant, filant un a un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empecher de s'oublier dans les estaminets. Chez Rasseneur, Etienne etait venu aux nouvelles. Des bruits inquietants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus mecontente des boisages. Elle accablait les ouvriers d'amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce n'etait la que la querelle avouee, il y avait dessous toute une complication, des causes secretes et graves. Justement, lorsque Etienne arriva, un camarade qui buvait une chope, au retour de Montsou, racontait qu'une affiche etait collee chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce qu'on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un troisieme; et chacun apportait une histoire differente. Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une resolution. --Qu'est-ce que tu en dis, toi? demanda Etienne, en s'asseyant pres de Souvarine, a une table, ou, pour unique consommation, se trouvait un paquet de tabac. Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette. --Je dis que c'etait facile a prevoir. Ils vont vous pousser a bout. Lui seul avait l'intelligence assez deliee pour analyser la situation. Il l'expliquait de son air tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise, etait bien forcee de reduire ses frais, si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un pretexte quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le carreau de ses fosses, presque toutes les usines chomaient. Comme elle n'osait chomer aussi, effrayee devant l'inaction ruineuse du materiel, elle revait un moyen terme, peut-etre une greve, d'ou son peuple de mineurs sortirait dompte et moins paye. Enfin, la nouvelle caisse de prevoyance l'inquietait, devenait une menace pour l'avenir, tandis qu'une greve l'en debarrasserait, en la vidant, lorsqu'elle etait peu garnie encore. Rasseneur s'etait assis pres d'Etienne, et tous deux ecoutaient d'un air consterne. On pouvait causer a voix haute, il n'y avait plus la que madame Rasseneur, assise au comptoir. --Quelle idee! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ca? La Compagnie n'a aucun interet a une greve, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s'entendre. C'etait fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. Meme, depuis la rapide popularite de son ancien locataire, il outrait ce systeme du progres possible, disant qu'on n'obtenait rien, lorsqu'on voulait tout avoir d'un coup. Dans sa bonhomie d'homme gras, nourri de biere, montait une jalousie secrete, aggravee par la desertion de son debit, ou les ouvriers du Voreux entraient moins boire et l'ecouter; et il en arrivait ainsi parfois a defendre la Compagnie, oubliant sa rancune d'ancien mineur congedie. --Alors, tu es contre la greve? cria madame Rasseneur, sans quitter le comptoir. Et, comme il repondait oui, energiquement, elle le fit taire. --Tiens! tu n'as pas de coeur, laisse parler ces messieurs! Etienne songeait, les yeux sur la chope qu'elle lui avait servie. Enfin, il leva la tete. --C'est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra nous y resoudre, a cette greve, si l'on nous y force... Pluchart, justement, m'a ecrit la-dessus des choses tres justes. Lui aussi est contre la greve, car l'ouvrier en souffre autant que le patron, sans arriver a rien de decisif. Seulement, il voit la une occasion excellente pour determiner nos hommes a entrer dans sa grande machine... D'ailleurs, voici sa lettre. En effet, Pluchart, desole des mefiances que l'Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou, esperait les voir adherer en masse, si un conflit les obligeait a lutter contre la Compagnie. Malgre ses efforts, Etienne n'avait pu placer une seule carte de membre, donnant du reste le meilleur de son influence a sa caisse de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse etait encore si pauvre, qu'elle devait etre vite epuisee, comme le disait Souvarine; et, fatalement, les grevistes se jetteraient alors dans l'Association des travailleurs, pour que leurs freres de tous les pays leur vinssent en aide. --Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur. --A peine trois mille francs, repondit Etienne. Et vous savez que la Direction m'a fait appeler avant-hier. Oh! ils sont tres polis, ils m'ont repete qu'ils n'empechaient pas leurs ouvriers de creer un fonds de reserve. Mais j'ai bien compris qu'ils en voulaient le controle... De toute maniere, nous aurons une bataille de ce cote-la. Le cabaretier s'etait mis a marcher, en sifflant d'un air dedaigneux. Trois mille francs! qu'est-ce que vous voulez qu'on fiche avec ca? Il n'y aurait pas six jours de pain, et si l'on comptait sur des etrangers, des gens qui habitaient l'Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler sa langue. Non, c'etait trop bete, cette greve! Alors, pour la premiere fois, des paroles aigres furent echangees entre ces deux hommes, qui, d'ordinaire, finissaient par s'entendre, dans leur haine commune du capital. --Voyons, et toi, qu'en dis-tu? repeta Etienne, en se tournant vers Souvarine. Celui-ci repondit par son mot de mepris habituel. --Les greves? des betises! Puis, au milieu du silence fache qui s'etait fait, il ajouta doucement: --En somme, je ne dis pas non, si ca vous amuse: ca ruine les uns, ca tue les autres, et c'est toujours autant de nettoye... Seulement, de ce train-la, on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me faire sauter ce bagne ou vous crevez tous! De sa main fine, il designait le Voreux, dont on apercevait les batiments par la porte restee ouverte. Mais un drame imprevu l'interrompit: Pologne, la grosse lapine familiere, qui s'etait hasardee dehors, rentrait d'un bond, fuyant sous les pierres d'une bande de galibots; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussee, elle vint se refugier contre ses jambes, l'implorant, le grattant, pour qu'il la prit. Quand il l'eut couchee sur ses genoux, il l'abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de somnolence reveuse, ou le plongeait la caresse de ce poil doux et tiede. Presque aussitot, Maheu entra. Il ne voulut rien boire, malgre l'insistance polie de madame Rasseneur, qui vendait sa biere comme si elle l'eut offerte. Etienne s'etait leve, et tous deux partirent pour Montsou. Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en fete, comme par les beaux dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau du caissier etant tres petit, ils preferaient attendre a la porte, ils stationnaient par groupes sur le pave, barraient la route d'une queue de monde renouvelee sans cesse. Des camelots profitaient de l'occasion, s'installaient avec leurs bazars roulants, etalaient jusqu'a de la faience et de la charcuterie. Mais c'etaient surtout les estaminets et les debits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant d'etre payes, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y retournaient arroser leur paie, des qu'ils l'avaient en poche. Encore se montraient-ils tres sages, lorsqu'ils ne l'achevaient pas au Volcan. A mesure que Maheu et Etienne avancerent au milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-la, monter une exasperation sourde. Ce n'etait pas l'ordinaire insouciance de l'argent touche et ecorne dans les cabarets. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche. --C'est vrai, alors? demanda Maheu a Chaval, qu'il rencontra devant l'estaminet Piquette, ils ont fait la salete? Mais Chaval se contenta de repondre par un grognement furieux, en jetant un regard oblique sur Etienne. Depuis le renouvellement du marchandage, il s'etait embauche avec d'autres, mordu peu a peu d'envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en maitre, et dont tout le coron, disait-il, lechait les bottes. Cela se compliquait d'une querelle d'amoureux, il n'emmenait plus Catherine a Requillart ou derriere le terri, sans l'accuser, en termes abominables, de coucher avec le logeur de sa mere; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle d'un sauvage desir. Maheu lui adressa une autre question. --Est-ce que le Voreux passe? Et comme il tournait le dos, apres avoir dit oui, d'un signe de tete, les deux hommes se deciderent a entrer aux Chantiers. La caisse etait une petite piece rectangulaire, separee en deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aide d'un commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa casquette a la main. Au-dessus du banc de gauche, une affiche jaune se trouvait collee, toute fraiche dans le gris enfume des platres; et c'etait la que, depuis le matin, defilaient continuellement des hommes. Ils entraient par deux ou par trois, restaient plantes, puis s'en allaient sans un mot, avec une secousse des epaules, comme si on leur eut casse l'echine. Il y avait justement deux charbonniers devant l'affiche, un jeune a tete carree de brute, un vieux tres maigre, la face hebetee par l'age. Ni l'un ni l'autre ne savait lire, le jeune epelait en remuant les levres, le vieux se contentait de regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre. --Lis-nous donc ca, dit a son compagnon Maheu, qui n'etait pas fort non plus sur la lecture. Alors, Etienne se mit a lire l'affiche. C'etait un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apporte au boisage, lasse d'infliger des amendes inutiles, elle avait pris la resolution d'appliquer un nouveau mode de paiement, pour l'abattage de la houille. Desormais, elle paierait le boisage a part, au metre cube de bois descendu et employe, en se basant sur la quantite necessaire a un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baisse, dans une proportion de cinquante centimes a quarante, suivant d'ailleurs la nature et l'eloignement des tailles. Et un calcul assez obscur tachait d'etablir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compensee par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser a chacun le temps de se convaincre des avantages presentes par ce nouveau mode, elle comptait seulement l'appliquer a partir du lundi, 1er decembre. --Si vous lisiez moins haut, la-bas! cria le caissier. On ne s'entend plus. Etienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l'observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous continuerent a regarder fixement l'affiche. Le vieux mineur et le jeune avaient l'air d'attendre encore; puis, ils partirent, les epaules cassees. --Nom de Dieu! murmura Maheu. Lui et son compagnon s'etaient assis. Absorbes, la tete basse, tandis que le defile continuait en face du papier jaune, ils calculaient. Est-ce qu'on se fichait d'eux! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminues sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c'etait deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu'un travail soigne leur prendrait. Voila donc ou elle voulait en venir, a cette baisse de salaire deguisee! Elle realisait des economies dans la poche de ses mineurs. --Nom de Dieu de nom de Dieu! repeta Maheu en relevant la tete. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons ca! Mais le guichet se trouvait libre, il s'approcha pour etre paye. Les chefs de marchandage se presentaient seuls a la caisse, puis repartissaient l'argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps. --Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonniere, taille numero sept. Il cherchait sur les listes, que l'on dressait en depouillant les livrets, ou les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il repeta: --Maheu et consorts, veine Filonniere, taille numero sept... Cent trente-cinq francs. Le caissier paya. --Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, etes-vous sur de ne pas vous tromper? Il regardait ce peu d'argent, sans le ramasser, glace d'un petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s'attendait a une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se reduire a si peu, ou il devait avoir mal compte. Lorsqu'il aurait remis leur part a Zacharie, a Etienne et a l'autre camarade qui remplacait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son pere, Catherine et Jeanlin. --Non, non, je ne me trompe pas, reprit l'employe. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de chomage: donc, ca vous fait neuf jours de travail. Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas: neuf jours donnaient a lui environ trente francs, dix-huit a Catherine, neuf a Jeanlin. Quant au pere Bonnemort, il n'avait que trois journees. N'importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ca faisait surement davantage. --Et n'oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d'amendes pour boisages defectueux. Le haveur eut un geste desespere. Vingt francs d'amendes, quatre journees de chomage! Alors, le compte y etait. Dire qu'il avait rapporte jusqu'a des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le pere Bonnemort travaillait et que Zacharie n'etait pas encore en menage! --A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatiente. Vous voyez bien qu'un autre attend... Si vous n'en voulez pas, dites-le. Comme Maheu se decidait a ramasser l'argent de sa grosse main tremblante, l'employe le retint. --Attendez, j'ai la votre nom. Toussaint Maheu, n'est-ce pas?... Monsieur le secretaire general desire vous parler. Entrez, il est seul. Etourdi, l'ouvrier se trouva dans un cabinet, meuble de vieil acajou, tendu de reps vert deteint. Et il ecouta pendant cinq minutes le secretaire general, un grand monsieur bleme, qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l'empechait d'entendre. Il comprit vaguement qu'il etait question de son pere, dont la retraite allait etre mise a l'etude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d'age et quarante annees de service. Puis, il lui sembla que la voix du secretaire devenait plus dure. C'etait une reprimande, on l'accusait de s'occuper de politique, une allusion fut faite a son logeur et a la caisse de prevoyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui etait un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts febriles, et se retira, en begayant: --Certainement, monsieur le secretaire... J'assure a monsieur le secretaire... Dehors, quand il eut retrouve Etienne qui l'attendait, il eclata. --Je suis un jean-foutre, j'aurais du repondre!... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore! Oui, c'est contre toi qu'il en a, il m'a dit que le coron etait empoisonne... Et quoi faire? nom de Dieu! plier l'echine, dire merci. Il a raison, c'est le plus sage. Maheu se tut, travaille a la fois de colere et de crainte. Etienne songeait d'un air sombre. De nouveau, ils traverserent les groupes qui barraient la rue. L'exasperation croissait, une exasperation de peuple calme, un murmure grondant d'orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques tetes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnes par la Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les cranes les plus durs. Mais c'etait surtout l'enragement de cette paie desastreuse, la revolte de la faim, contre le chomage et les amendes. Deja on ne mangeait plus, qu'allait-on devenir, si l'on baissait encore les salaires? Dans les estaminets, on se fachait tout haut, la colere sechait tellement les gosiers, que le peu d'argent touche restait sur les comptoirs. De Montsou au coron, Etienne et Maheu n'echangerent pas une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui etait seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu'il avait les mains vides. --Eh bien, tu es gentil! dit-elle. Et mon cafe, et mon sucre, et la viande? Un morceau de veau ne t'aurait pas ruine. Il ne repondait point, etrangle d'une emotion qu'il renfoncait. Puis, dans ce visage epais d'homme durci aux travaux des mines, il y eut un gonflement de desespoir, et de grosses larmes creverent des yeux, tomberent en pluie chaude. Il s'etait abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table. --Tiens! begaya-t-il, voila ce que je te rapporte... C'est notre travail a tous. La Maheude regarda Etienne, le vit muet et accable. Alors, elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours? Son aine les avait quittes, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes: c'etait la mort bientot. Alzire se jeta au cou de sa mere, bouleversee de l'entendre pleurer. Estelle hurlait, Lenore et Henri sanglotaient. Et, du coron entier, monta bientot le meme cri de misere. Les hommes etaient rentres, chaque menage se lamentait devant le desastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors, comme si leurs plaintes n'eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s'appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l'argent touche. --Regardez! ils lui ont donne ca, n'est-ce pas se foutre du monde? --Moi, voyez! je n'ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine. --Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises. La Maheude etait sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son soulard de mari n'avait pas meme reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. Philomene guettait Maheu, pour que Zacharie n'entamat point la monnaie. Et il n'y avait que la Pierronne qui semblat assez calme, ce cafard de Pierron s'arrangeant toujours, on ne savait comment, de maniere a avoir, sur le livret du porion, plus d'heures que les camarades. Mais la Brule trouvait ca lache de la part de son gendre, elle etait avec celles qui s'emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou. --Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j'ai vu, ce matin, leur bonne passer en caleche!... Oui, la cuisiniere dans la caleche a deux chevaux, allant a Marchiennes pour avoir du poisson, bien sur! Une clameur monta, les violences recommencerent. Cette bonne en tablier blanc, menee au marche de la ville voisine dans la voiture des maitres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand meme? Ils n'en mangeraient peut-etre pas toujours, du poisson: le tour du pauvre monde viendrait. Et les idees semees par Etienne poussaient, s'elargissaient dans ce cri de revolte. C'etait l'impatience devant l'age d'or promis, la hate d'avoir sa part du bonheur, au-dela de cet horizon de misere, ferme comme une tombe. L'injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu'on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d'assaut, tout de suite, dans cette cite ideale du progres, ou il n'y aurait plus de miserables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, qu'elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la debandade glapissante des enfants. Le soir, a l'Avantage, la greve fut decidee. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l'acceptait comme un premier pas. D'un mot, Etienne resuma la situation: si elle voulait decidement la greve, la Compagnie aurait la greve. V Une semaine se passa, le travail continuait, soupconneux et morne, dans l'attente du conflit. Chez les Maheu, la quinzaine s'annoncait comme devant etre plus maigre encore. Aussi la Maheude s'aigrissait-elle, malgre sa moderation et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s'etait pas avisee de decoucher une nuit? Le lendemain matin, elle etait rentree si lasse, si malade de cette aventure, qu'elle n'avait pu se rendre a la fosse; et elle pleurait, elle racontait qu'il n'y avait point de sa faute, car c'etait Chaval qui l'avait gardee, menacant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l'empecher de retourner dans le lit d'Etienne, ou il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, apres avoir defendu a sa fille de revoir une pareille brute, parlait d'aller le gifler a Montsou. Mais ce n'en etait pas moins une journee perdue, et la petite, maintenant qu'elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer. Deux jours apres, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l'on croyait au Voreux, tranquillement a la besogne, s'echappa, tira une bordee dans les marais et dans la foret de Vandame, avec Bebert et Lydie. Il les avait debauches, jamais on ne sut a quelles rapines, a quels jeux d'enfants precoces ils s'etaient livres tous les trois. Lui, recut une forte correction, une fessee que sa mere lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiee. Avait-on jamais vu ca? des enfants a elle, qui coutaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misere hereditaire faisant de chaque petit de la portee un gagne-pain pour plus tard. Ce matin-la, lorsque les hommes et la fille partirent a la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire a Jeanlin: --Tu sais, si tu recommences, mechant bougre, je t'enleve la peau du derriere! Au nouveau chantier de Maheu, le travail etait penible. Cette partie de la veine Filonniere s'amincissait, a ce point que les haveurs, ecrases entre le mur et le toit, s'ecorchaient les coudes, dans l'abattage. En outre, elle devenait tres humide, on redoutait d'heure en heure un coup d'eau, un de ces brusques torrents qui crevent les roches et emportent les hommes. La veille, Etienne, comme il enfoncait violemment sa rivelaine et la retirait, avait recu au visage le jet d'une source; mais ce n'etait qu'une alerte, la taille en etait restee simplement plus mouillee et plus malsaine. D'ailleurs, il ne songeait guere aux accidents possibles, il s'oubliait la maintenant avec les camarades, insoucieux du peril. On vivait dans le grisou, sans meme en sentir la pesanteur sur les paupieres, l'envoilement de toile d'araignee qu'il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes palissait et bleuissait davantage, on songeait a lui, un mineur mettait la tete contre la veine, pour ecouter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d'air bouillonnant a chaque fente. Mais la menace continuelle etaient les eboulements: car, outre l'insuffisance des boisages, toujours bacles trop vite, les terres ne tenaient pas, detrempees par les eaux. Trois fois dans la journee, Maheu avait du faire consolider les bois. Il etait deux heures et demie, les hommes allaient remonter. Couche sur le flanc, Etienne achevait le havage d'un bloc, lorsqu'un lointain grondement de tonnerre ebranla toute la mine. --Qu'est-ce donc? cria-t-il, en lachant sa rivelaine pour ecouter. Il avait cru que la galerie s'effondrait derriere son dos. Mais deja Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant: --C'est un eboulement... Vite! vite! Tous degringolerent, se precipiterent, emportes par un elan de fraternite inquiete. Les lampes dansaient a leurs poings, dans le silence de mort qui s'etait fait; ils couraient a la file le long des voies, l'echine pliee, comme s'ils eussent galope a quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils s'interrogeaient, jetaient des reponses breves: ou donc? dans les tailles peut-etre? non, ca venait du bas! au roulage plutot! Lorsqu'ils arriverent a la cheminee, ils s'y engouffrerent, ils tomberent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures. Jeanlin, la peau rouge encore de la fessee de la veille, ne s'etait pas echappe de la fosse, ce jour-la. Il trottait pieds nus derriere son train, refermait une a une les portes d'aerage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d'un porion, il montait sur la derniere berline, ce qu'on lui defendait, de peur qu'il ne s'y endormit. Mais sa grosse distraction etait, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d'aller retrouver en tete Bebert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pincait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, eclaire de petits yeux verts, luisants dans l'obscurite. D'une precocite maladive, il semblait avoir l'intelligence obscure et la vive adresse d'un avorton humain, qui retournait a l'animalite d'origine. L'apres-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c'etait le tour de corvee; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s'etait glisse jusqu'a Bebert, lui demanda: --Qu'est-ce qu'il a, ce vieux rossard, a s'arreter court?... Il me fera casser les jambes. Bebert ne put repondre, il dut retenir Bataille, qui s'egayait a l'approche de l'autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s'etait pris d'une grande tendresse, depuis le jour ou il l'avait vu debarquer dans la fosse. On aurait dit la pitie affectueuse d'un vieux philosophe, desireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa resignation et sa patience; car Trompette ne s'acclimatait pas, tirait ses berlines sans gout, restait la tete basse, aveugle de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la tete, s'ebrouant, le mouillant d'une caresse d'encouragement. --Nom de Dieu! jura Bebert, les voila encore qui se sucent la peau! Puis, lorsque Trompette fut passe, il repondit au sujet de Bataille: --Va, il a du vice, le vieux!... Quand il s'arrete comme ca, c'est qu'il devine un embetement, une pierre ou un trou; et il se soigne, il ne veut rien se casser... Aujourd'hui, je ne sais ce qu'il peut avoir, la-bas, apres la porte. Il la pousse et reste plante sur les pieds... Est-ce que tu as senti quelque chose? --Non, dit Jeanlin. Il y a de l'eau, j'en ai jusqu'aux genoux. Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu'il eut ouvert la porte d'aerage d'un coup de tete, Bataille de nouveau refusa d'avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se decida, fila d'un trait. Jeanlin, qui refermait la porte, etait reste en arriere. Il se baissa, regarda la mare ou il pataugeait; puis, elevant sa lampe, il s'apercut que les bois avaient flechi, sous le suintement continu d'une source. Justement, un haveur, un nomme Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, presse de revoir sa femme, qui etait en couches. Lui aussi s'arreta, examina le boisage. Et, tout d'un coup, comme le petit allait s'elancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s'etait fait entendre, l'eboulement avait englouti l'homme et l'enfant. Il y eut un grand silence. Poussee par le vent de la chute, une poussiere epaisse montait dans les voies. Et, aveugles, etouffes, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui eclairaient mal ce galop d'hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers buterent contre l'eboulement, ils crierent, appelerent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l'autre cote des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s'etait effondre sur une dizaine de metres au plus. Le dommage n'avait rien de grave. Mais les coeurs se serrerent, lorsqu'un rale de mort sortit des decombres. Bebert, lachant son train, accourait en repetant: --Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous! Maheu, a ce moment meme, deboulait de la cheminee, avec Zacharie et Etienne. Il fut pris d'une fureur de desespoir, il ne lacha que des jurons. --Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu! Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galope aussi, se mirent a sangloter, a hurler d'epouvante, au milieu de l'effrayant desordre, que les tenebres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s'affolaient, hurlaient plus fort, a chaque rale. Le porion Richomme etait arrive au pas de course, desole que ni l'ingenieur Negrel, ni Dansaert, ne fussent a la fosse. L'oreille collee contre les roches, il ecoutait; et il finit par dire que ces plaintes n'etaient pas des plaintes d'enfant. Un homme se trouvait la, pour sur. A vingt reprises deja, Maheu avait appele Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait etre broye. Et toujours le rale continuait, monotone. On parlait a l'agonisant, on lui demandait son nom. Le rale seul repondait. --Depechons! repetait Richomme, qui avait deja organise le sauvetage. On causera ensuite. Des deux cotes, les mineurs attaquaient l'eboulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, a cote de Maheu et d'Etienne; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L'heure de la sortie etait venue, aucun n'avait mange; mais on ne s'en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en peril. Cependant, on songea que le coron s'inquieterait, s'il ne voyait rentrer personne, et l'on proposa d'y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni meme Lydie, ne voulurent s'eloigner, clouees par le besoin de savoir, aidant aux deblais. Alors, Levaque accepta la commission d'annoncer la-haut l'eboulement, un simple dommage qu'on reparait. Il etait pres de quatre heures, les ouvriers en moins d'une heure avaient fait la besogne d'un jour: deja la moitie des terres auraient du etre enlevees, si de nouvelles roches n'avaient glisse du toit. Maheu s'obstinait avec une telle rage, qu'il refusait d'un geste terrible, quand un autre s'approchait pour le relayer un instant. --Doucement! dit enfin Richomme. Nous arrivons... Il ne faut pas les achever. En effet, le rale devenait de plus en plus distinct. C'etait ce rale continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches memes. Brusquement, il cessa. Tous, silencieux, se regarderent, frissonnants d'avoir senti passer le froid de la mort, dans les tenebres. Ils piochaient, trempes de sueur, les muscles tendus a se rompre. Un pied fut rencontre, on enleva des lors les terres avec les mains, on degagea les membres un a un. La tete n'avait pas souffert. Des lampes l'eclairaient, et le nom de Chicot circula. Il etait tout chaud, la colonne vertebrale cassee par une roche. --Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, depechons! Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui deblayaient l'eboulement, de l'autre cote. Ils crierent, ils venaient de trouver Jeanlin evanoui, les deux jambes brisees, respirant encore. Ce fut le pere qui apporta le petit dans ses bras; et, les machoires serrees, il ne lachait toujours que des nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et les autres femmes s'etaient remises a hurler. On forma vivement le cortege. Bebert avait ramene Bataille, qu'on attela aux deux berlines: dans la premiere, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Etienne; dans la seconde, Maheu s'etait assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d'un lambeau de laine, arrache a une porte d'aerage. Et l'on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une etoile rouge. Puis, derriere, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d'ombres a la file. Maintenant, la fatigue les ecrasait, ils trainaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d'un troupeau frappe d'epidemie. Il fallut pres d'une demi-heure pour arriver a l'accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des epaisses tenebres, n'en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se deroulaient. A l'accrochage, Richomme, venu en avant, avait donne l'ordre qu'une cage vide fut reservee. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l'une, Maheu resta avec son petit blesse sur les genoux, pendant que, dans l'autre, Etienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu'il put tenir. Lorsque les ouvriers se furent entasses aux autres etages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait tres froide, les hommes regardaient en l'air, impatients de revoir le jour. Heureusement, un galibot, envoye chez le docteur Vanderhaghen, l'avait trouve et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portes dans la chambre des porions, ou, d'un bout de l'annee a l'autre, brulait un grand feu. On rangea les seaux d'eau chaude, tout prets pour le lavage des pieds; et, apres avoir etale deux matelas sur les dalles, on y coucha l'homme et l'enfant. Seuls, Maheu et Etienne entrerent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus, faisaient un groupe, causaient a voix basse. Des que le medecin eut donne un coup d'oeil a Chicot, il murmura: --Fichu!... Vous pouvez le laver. Deux surveillants deshabillerent, puis laverent a l'eponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail. --La tete n'a rien, avait repris le docteur, agenouille sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus... Ah! ce sont les jambes qui ont etrenne. Lui-meme deshabillait l'enfant, denouait le beguin, otait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d'une maigreur d'insecte, souille de poussiere noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l'eponge, la chair si bleme, si transparente, qu'on voyait les os. C'etait une pitie, cette degenerescence derniere d'une race de miserables, ce rien du tout souffrant, a demi broye par l'ecrasement des roches. Quand il fut propre, on apercut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche. Jeanlin, tire de son evanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses larmes roulerent de ses yeux. --Hein? c'est toi qui es le pere? dit le docteur en levant la tete. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu'il n'est pas mort... Aide-moi plutot. Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquietudes: sans doute il faudrait la couper. A ce moment, l'ingenieur Negrel et Dansaert, prevenus enfin, arriverent avec Richomme. Le premier ecoutait le recit du porion, d'un air exaspere. Il eclata: toujours ces maudits boisages! n'avait-il pas repete cent fois qu'on y laisserait des hommes! et ces brutes-la qui parlaient de se mettre en greve, si on les forcait a boiser plus solidement! Le pis etait que la Compagnie, maintenant, paierait les pots casses. M. Hennebeau allait etre content! --Qui est-ce? demanda-t-il a Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu'on etait en train d'envelopper dans un drap. --Chicot, un de nos bons ouvriers, repondit le maitre-porion. Il a trois enfants... Pauvre bougre! Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immediat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crepuscule tombait deja, on ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l'ingenieur donna des ordres pour qu'on attelat le fourgon et qu'on apportat un brancard. L'enfant blesse fut mis sur le brancard, pendant qu'on emballait dans le fourgon le matelas et le mort. A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s'attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence regna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortege, le fourgon devant, le brancard derriere, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient denude l'immense plaine, une nuit lente l'ensevelissait, comme un linceul tombe du ciel livide. Etienne, alors, conseilla tout bas a Maheu d'envoyer Catherine prevenir la Maheude, pour amortir le coup. Le pere, qui suivait le brancard, l'air assomme, consentit d'un signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais deja le fourgon, cette boite sombre bien connue, etait signale. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d'angoisse, sans bonnet. Bientot, elles furent trente, puis cinquante, toutes etranglees de la meme terreur. Il y avait donc un mort? qui etait-ce? L'histoire racontee par Levaque, apres les avoir rassurees toutes, les jetait maintenant a une exageration de cauchemar: ce n'etait plus un homme, c'etaient dix qui avaient peri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un a un. Catherine avait trouve sa mere agitee d'un pressentiment; et, des les premiers mots balbuties, celle-ci cria: --Le pere est mort! Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s'etait elancee. Et, en voyant le fourgon qui debouchait devant l'eglise, elle avait defailli, toute pale. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d'autres suivaient, tremblantes a l'idee de savoir devant quelle maison s'arreterait le cortege. La voiture passa; et, derriere, la Maheude apercut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut pose ce brancard a sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassees, il y eut en elle une si brusque reaction, qu'elle etouffa de colere, begayant sans larmes: --C'est tout ca! On nous estropie les petits, maintenant!... Les deux jambes, mon Dieu! Qu'est-ce qu'on veut que j'en fasse? --Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu'il fut reste la-bas? Mais la Maheude s'emportait davantage, au milieu des larmes d'Alzire, de Lenore et d'Henri. Tout en aidant a monter le blesse et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait ou l'on voulait qu'elle trouvat de l'argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voila que le gamin, lui aussi, perdait les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d'autres cris, des lamentations dechirantes, sortaient d'une maison voisine: c'etaient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs extenues mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombe a un morne silence, traverse seulement de ces grands cris. Trois semaines se passerent. On avait pu eviter l'amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. Apres une enquete, la Compagnie s'etait resignee a donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, des qu'il serait retabli, un emploi au jour. Ce n'en etait pas moins une aggravation de misere, car le pere avait recu une telle secousse, qu'il en fut malade d'une grosse fievre. Depuis le jeudi, Maheu retournait a la fosse, et l'on etait au dimanche. Le soir, Etienne causa de la date prochaine du 1er decembre, preoccupe de savoir si la Compagnie executerait sa menace. On veilla jusqu'a dix heures, en attendant Catherine, qui devait s'attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. Etienne fut long a s'endormir, inquiet de ce lit vide, ou Alzire tenait si peu de place. Le lendemain, toujours personne; et, l'apres-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scenes si abominables, qu'elle s'etait decidee a se mettre avec lui. Pour eviter les reproches, il avait quitte brusquement le Voreux, il venait d'etre embauche a Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, ou elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau menage continuait a habiter Montsou, chez Piquette. Maheu, d'abord, parla d'aller gifler l'homme et de ramener sa fille a coups de pied dans le derriere. Puis, il eut un geste resigne: a quoi bon? ca tournait toujours comme ca, on n'empechait pas les filles de se coller, quand elles en avaient l'envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses. --Est-ce que je l'ai battue, quand elle a eu ce Chaval? criait-elle a Etienne, qui l'ecoutait, silencieux, tres pale. Voyons, repondez! vous qui etes un homme raisonnable... Nous l'avons laissee libre, n'est-ce pas? parce que, mon Dieu! toutes passent par la. Ainsi, moi, j'etais grosse, quand le pere m'a epousee. Mais je n'ai pas file de chez mes parents, jamais je n'aurais fait la salete de porter avant l'age l'argent de mes journees a un homme qui n'en avait pas besoin... Ah! c'est degoutant, voyez-vous! On en arrivera a ne plus faire d'enfants. Et, comme Etienne ne repondait toujours que par des hochements de tete, elle insista. --Une fille qui allait tous les soirs ou elle voulait! Qu'a-t-elle donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, apres qu'elle nous aurait aides a sortir du petrin! Hein? c'etait naturel, on a une fille pour qu'elle travaille... Mais voila, nous avons ete trop bons, nous n'aurions pas du lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ca. Alzire approuvait de la tete. Lenore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la mere, maintenant, enumerait leurs malheurs: d'abord, Zacharie qu'il avait fallu marier; puis, le vieux Bonnemort qui etait la, sur sa chaise, avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recolles; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le pere a la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du pere? Autant se jeter en choeur dans le canal. --Ca n'avance a rien que tu te ronges, dit Maheu d'une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-etre. Etienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tete et murmura, les yeux perdus dans une vision d'avenir: --Ah! il est temps, il est temps! Quatrieme partie I Ce lundi-la, les Hennebeau avaient a dejeuner les Gregoire et leur fille Cecile. C'etait toute une partie projetee: en sortant de table, Paul Negrel devait faire visiter a ces dames une fosse, Saint-Thomas, qu'on reinstallait avec luxe. Mais il n'y avait la qu'un aimable pretexte, cette partie etait une invention de madame Hennebeau, pour hater le mariage de Cecile et de Paul. Et, brusquement, ce lundi meme, a quatre heures du matin, la greve venait d'eclater. Lorsque, le 1er decembre, la Compagnie avait applique son nouveau systeme de salaire, les mineurs etaient restes calmes. A la fin de la quinzaine, le jour de la paie, pas un n'avait fait la moindre reclamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu'au dernier des surveillants, croyait le tarif accepte; et la surprise etait grande, depuis le matin, devant cette declaration de guerre, d'une tactique et d'un ensemble qui semblaient indiquer une direction energique. A cinq heures, Dansaert reveilla M. Hennebeau pour l'avertir que pas un homme n'etait descendu au Voreux. Le coron des Deux-Cent-Quarante, qu'il avait traverse, dormait profondement, fenetres et portes closes. Et, des que le directeur eut saute du lit, les yeux gros encore de sommeil, il fut accable: de quart d'heure en quart d'heure, des messagers accouraient, des depeches tombaient sur son bureau, dru comme grele. D'abord, il espera que la revolte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient plus graves a chaque minute: c'etait Mirou, c'etait Crevecoeur, c'etait Madeleine, ou il n'avait paru que les palefreniers; c'etaient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux fosses les mieux disciplinees, dans lesquelles la descente se trouvait reduite d'un tiers; Saint-Thomas seul avait son monde au complet et semblait demeurer en dehors du mouvement. Jusqu'a neuf heures, il dicta des depeches, telegraphiant de tous cotes, au prefet de Lille, aux regisseurs de la Compagnie, prevenant les autorites, demandant des ordres. Il avait envoye Negrel faire le tour des fosses voisines, pour avoir des renseignements precis. Tout d'un coup, M. Hennebeau songea au dejeuner; et il allait envoyer le cocher avertir les Gregoire que la partie etait remise, lorsqu'une hesitation, un manque de volonte l'arreta, lui qui venait, en quelques phrases breves, de preparer militairement son champ de bataille. Il monta chez madame Hennebeau, qu'une femme de chambre achevait de coiffer, dans son cabinet de toilette. --Ah! ils sont en greve, dit-elle tranquillement, lorsqu'il l'eut consultee. Eh bien, qu'est-ce que cela nous fait?... Nous n'allons point cesser de manger, n'est-ce pas? Et elle s'enteta, il eut beau lui dire que le dejeuner serait trouble, que la visite a Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu: elle trouvait une reponse a tout, pourquoi perdre un dejeuner deja sur le feu? et quant a visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade etait vraiment imprudente. --Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens a recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les betises de vos ouvriers... Enfin, je le veux, ne me contrariez pas. Il la regarda, agite d'un leger tremblement, et son visage dur et ferme d'homme de discipline exprima la secrete douleur d'un coeur meurtri. Elle etait restee les epaules nues, deja trop mure, mais eclatante et desirable encore, avec sa carrure de Ceres doree par l'automne. Un instant, il dut avoir le desir brutal de la prendre, de rouler sa tete entre les deux seins qu'elle etalait, dans cette piece tiede, d'un luxe intime de femme sensuelle, et ou trainait un parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix annees le menage faisait chambre a part. --C'est bon, dit-il en la quittant. Ne decommandons rien. M. Hennebeau etait ne dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d'un garcon pauvre, jete orphelin sur le pave de Paris. Apres avoir suivi peniblement les cours de l'Ecole des Mines, il etait, a vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme ingenieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingenieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut la qu'il se maria, epousant, par un de ces coups de fortune qui sont la regle pour le corps des mines, la fille d'un riche filateur d'Arras. Pendant quinze annees, le menage habita la meme petite ville de province, sans qu'un evenement rompit la monotonie de son existence, pas meme la naissance d'un enfant. Une irritation croissante detachait madame Hennebeau, elevee dans le respect de l'argent, dedaigneuse de ce mari qui gagnait durement des appointements mediocres, et dont elle ne tirait aucune des satisfactions vaniteuses, revees en pension. Lui, d'une honnetete stricte, ne speculait point, se tenait a son poste, en soldat. Le desaccord n'avait fait que grandir, aggrave par un de ces singuliers malentendus de la chair qui glacent les plus ardents: il adorait sa femme, elle etait d'une sensualite de blonde gourmande, et deja ils couchaient a part, mal a l'aise, tout de suite blesses. Elle eut des lors un amant, qu'il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir occuper a Paris une situation de bureau, dans l'idee qu'elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris devait achever la separation, ce Paris qu'elle souhaitait depuis sa premiere poupee, et ou elle se lava en huit jours de sa province, elegante d'un coup, jetee a toutes les folies luxueuses de l'epoque. Les dix ans qu'elle y passa furent emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme, dont l'abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari n'avait pu garder son ignorance, et il se resigna, a la suite de scenes abominables, desarme devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur ou elle le trouvait. C'etait apres la rupture, lorsqu'il l'avait vue malade de chagrin, qu'il avait accepte la direction des mines de Montsou, esperant encore la corriger la-bas, dans ce desert des pays noirs. Les Hennebeau, depuis qu'ils habitaient Montsou, retournaient a l'ennui irrite des premiers temps de leur mariage. D'abord, elle parut soulagee par ce grand calme, goutant un apaisement dans la monotonie plate de l'immense plaine; et elle s'enterrait en femme finie, elle affectait d'avoir le coeur mort, si detachee du monde, qu'elle ne souffrait meme plus d'engraisser. Puis, sous cette indifference, une fievre derniere se declara, un besoin de vivre encore, qu'elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant a son gout le petit hotel de la Direction. Elle le disait affreux, elle l'emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d'art, dont on parla jusqu'a Lille. Maintenant, le pays l'exasperait, ces betes de champs etales a l'infini, ces eternelles routes noires, sans un arbre, ou grouillait une population affreuse qui la degoutait et l'effrayait. Les plaintes de l'exil commencerent, elle accusait son mari de l'avoir sacrifiee aux appointements de quarante mille francs qu'il touchait, une misere a peine suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu'il n'aurait pas du imiter les autres, exiger une part, obtenir des actions, reussir a quelque chose enfin? et elle insistait avec une cruaute d'heritiere qui avait apporte la fortune. Lui, toujours correct, se refugiant dans sa froideur menteuse d'homme administratif, etait ravage par le desir de cette creature, un de ces desirs tardifs, si violents, qui croissent avec l'age. Il ne l'avait jamais possedee en amant, il etait hante d'une continuelle image, l'avoir une fois a lui comme elle s'etait donnee a un autre. Chaque matin, il revait de la conquerir le soir; puis, lorsqu'elle le regardait de ses yeux froids, lorsqu'il sentait que tout en elle se refusait, il evitait meme de lui effleurer la main. C'etait une souffrance sans guerison possible, cachee sous la raideur de son attitude, la souffrance d'une nature tendre agonisant en secret de n'avoir pas trouve le bonheur dans son menage. Au bout des six mois, quand l'hotel, definitivement meuble, n'occupa plus madame Hennebeau, elle tomba a une langueur d'ennui, en victime que l'exil tuerait et qui se disait heureuse d'en mourir. Justement, Paul Negrel debarquait a Montsou. Sa mere, veuve d'un capitaine provencal, vivant a Avignon d'une maigre rente, avait du se contenter de pain et d'eau pour le pousser jusqu'a l'Ecole polytechnique. Il en etait sorti dans un mauvais rang, et son oncle, M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa demission, en offrant de le prendre comme ingenieur, au Voreux. Des lors, traite en enfant de la maison, il y eut meme sa chambre, y mangea, y vecut, ce qui lui permettait d'envoyer a sa mere la moitie de ses appointements de trois mille francs. Pour deguiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de l'embarras ou etait un jeune homme, oblige de se monter un menage, dans un des petits chalets reserves aux ingenieurs des fosses. madame Hennebeau, tout de suite, avait pris un role de bonne tante, tutoyant son neveu, veillant a son bien-etre. Les premiers mois surtout, elle montra une maternite debordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant, elle glissait a des confidences personnelles. Ce garcon si jeune et si pratique, d'une intelligence sans scrupule, professant sur l'amour des theories de philosophe, l'amusait, grace a la vivacite de son pessimisme, dont s'aiguisait sa face mince, au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et elle parut se livrer par bonte, tout en lui disant qu'elle n'avait plus de coeur et qu'elle voulait etre uniquement son amie. En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les herscheuses qu'il declarait abominables, le boudait presque, parce qu'il n'avait pas des farces de jeune homme a lui conter. Puis, l'idee de le marier la passionna, elle reva de se devouer, de le donner elle-meme a une fille riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de recreation, ou elle mettait ses tendresses dernieres de femme oisive et finie. Deux ans s'etaient ecoules. Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des pieds nus froler sa porte, eut un soupcon. Mais cette nouvelle aventure le revoltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette mere et ce fils! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla precisement du choix qu'elle avait fait de Cecile Gregoire pour leur neveu. Elle s'employait a ce mariage avec une telle ardeur, qu'il rougit de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au jeune homme une reconnaissance de ce que la maison, depuis son arrivee, etait moins triste. Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait l'air tout amuse par cette histoire de greve. --Eh bien? lui demanda son oncle. --Eh bien, j'ai fait le tour des corons. Ils paraissent tres sages, la-dedans... Je crois seulement qu'ils vont t'envoyer des delegues. Mais, a ce moment, la voix de madame Hennebeau appela, du premier etage. --C'est toi, Paul?... Monte donc me donner des nouvelles. Sont-ils droles de faire les mechants, ces gens qui sont si heureux! Et le directeur dut renoncer a en savoir davantage, puisque sa femme lui prenait son messager. Il revint s'asseoir devant son bureau, sur lequel s'etait amasse un nouveau paquet de depeches. A onze heures, lorsque les Gregoire arriverent, ils s'etonnerent qu'Hippolyte, le valet de chambre, pose en sentinelle, les bousculat pour les introduire, apres avoir jete des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux du salon etaient fermes, on les fit passer directement dans le cabinet de travail, ou M. Hennebeau s'excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pave, et il etait inutile d'avoir l'air de provoquer les gens. --Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant leur surprise. M. Gregoire, quand il apprit que la greve avait enfin eclate, haussa les epaules de son air placide. Bah! ce ne serait rien, la population etait honnete. D'un hochement du menton, madame Gregoire approuvait sa confiance dans la resignation seculaire des charbonniers; tandis que Cecile, tres gaie ce jour-la, belle de sante dans une toilette de drap capucine, souriait a ce mot de greve, qui lui rappelait des visites et des distributions d'aumones dans les corons. Mais madame Hennebeau, suivie de Negrel, parut, toute en soie noire. --Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle des la porte. Comme s'ils n'auraient pas du attendre, ces hommes!... Vous savez que Paul refuse de nous conduire a Saint-Thomas. --Nous resterons ici, dit obligeamment M. Gregoire. Ce sera tout plaisir. Paul s'etait contente de saluer Cecile et sa mere. Fachee de ce peu d'empressement, sa tante le lanca d'un coup d'oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d'un regard maternel. Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les depeches et redigea quelques reponses. On causait pres de lui, sa femme expliquait qu'elle ne s'etait pas occupee de ce cabinet de travail, qui avait en effet garde son ancien papier rouge deteint, ses lourds meubles d'acajou, ses cartonniers erafles par l'usage. Trois quarts d'heure se passerent, on allait se mettre a table, lorsque le valet de chambre annonca M. Deneulin. Celui-ci, l'air excite, entra et s'inclina devant madame Hennebeau. --Tiens! vous voila? dit-il en apercevant les Gregoire. Et, vivement, il s'adressa au directeur. --Ca y est donc? Je viens de l'apprendre par mon ingenieur... Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. Mais ca peut gagner. Je ne suis pas tranquille... Voyons, ou en etes-vous? Il accourait a cheval, et son inquietude se trahissait dans son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler a un officier de cavalerie en retraite. M. Hennebeau commencait a le renseigner sur la situation exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle a manger. Alors, il s'interrompit pour dire: --Dejeunez avec nous. Je vous continuerai ca au dessert. --Oui, comme il vous plaira, repondit Deneulin, si plein de son idee, qu'il acceptait sans autres facons. Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers madame Hennebeau, en s'excusant. Elle fut d'ailleurs charmante. Quand elle eut fait mettre un septieme couvert, elle installa ses convives: madame Gregoire et Cecile aux cotes de son mari, puis, M. Gregoire et Deneulin a sa droite et a sa gauche; enfin, Paul, qu'elle placa entre la jeune fille et son pere. Comme on attaquait les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire: --Vous m'excuserez, je voulais vous donner des huitres... Le lundi, vous savez qu'il y a un arrivage d'ostendes a Marchiennes, et j'avais projete d'envoyer la cuisiniere avec la voiture... Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... Tous l'interrompirent d'un grand eclat de gaiete. On trouvait l'histoire drole. --Chut! dit M. Hennebeau contrarie, en regardant les fenetres, d'ou l'on voyait la route. Le pays n'a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin. --Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas, declara M. Gregoire. Les rires recommencerent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait a l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublee de vieux bahuts de chene. Des pieces d'argenterie luisaient derriere les vitraux des credences; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies refletaient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journee de decembre etait glacee par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n'entrait, il faisait la une tiedeur de serre, qui developpait l'odeur fine d'un ananas, coupe au fond d'une jatte de cristal. --Si l'on fermait les rideaux? proposa Negrel, que l'idee de terrifier les Gregoire amusait. La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut a un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, des lors, des plaisanteries interminables: on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des precautions; on salua chaque plat, ainsi qu'une epave echappee a un pillage, dans une ville conquise; et, derriere cette gaiete forcee, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d'oeil involontaires jetes vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eut guette la table du dehors. Apres les oeufs brouilles aux truffes, parurent des truites de riviere. La conversation etait tombee sur la crise industrielle, qui s'aggravait depuis dix-huit mois. --C'etait fatal, dit Deneulin, la prosperite trop grande des dernieres annees devait nous amener la... Songez donc aux enormes capitaux immobilises, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, a tout l'argent enfoui dans les speculations les plus folles. Rien que chez nous, on a installe des sucreries comme si le departement devait donner trois recoltes de betteraves... Et, dame! aujourd'hui, l'argent s'est fait rare, il faut attendre qu'on rattrape l'interet des millions depenses: de la, un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires. M. Hennebeau combattit cette theorie, mais il convint que les annees heureuses avaient gate l'ouvrier. --Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu'a six francs par jour, le double de ce qu'ils gagnent a present! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des gouts de luxe... Aujourd'hui, naturellement, ca leur semble dur, de revenir a leur frugalite ancienne. --Monsieur Gregoire, interrompit madame Hennebeau, je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont delicates, n'est-ce pas? Le directeur continuait: --Mais, en verite, est-ce notre faute? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis que les usines ferment une a une, nous avons un mal du diable a nous debarrasser de notre stock; et, devant la reduction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forces d'abaisser le prix de revient... C'est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre. Un silence regna. Le domestique presentait des perdreaux rotis, tandis que la femme de chambre commencait a verser du chambertin aux convives. --Il y a eu une famine dans l'Inde, reprit Deneulin a demi-voix, comme s'il se fut parle a lui-meme. L'Amerique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a porte un rude coup a nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse lointaine suffit a ebranler le monde... Et l'Empire qui etait si fier de cette fievre chaude de l'industrie! Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix: --Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage: autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l'ouvrier a raison de dire qu'il paie les pots casses. Cet aveu, arrache a sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s'amusaient guere. Chacun, du reste, s'occupait de son assiette, dans le feu du premier appetit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hesita. --Qu'y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des depeches, donnez-les-moi... J'attends des reponses. --Non, Monsieur, c'est M. Dansaert qui est dans le vestibule... Mais il craint de deranger. Le directeur s'excusa et fit entrer le maitre-porion. Celui-ci se tint debout, a quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient pour le voir, enorme, essouffle des nouvelles qu'il apportait. Les corons restaient tranquilles; seulement, c'etait une chose decidee, une delegation allait venir. Peut-etre, dans quelques minutes, serait-elle la. --C'est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous! Et, des que Dansaert fut parti, on se remit a plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en declarant qu'il fallait ne pas perdre une seconde, si l'on voulait la finir. Mais la gaiete ne connut plus de borne, lorsque Negrel ayant demande du pain a la femme de chambre, celle-ci lui repondit un: <>, si bas et si terrifie, qu'elle semblait avoir derriere elle une bande, prete au massacre et au viol. --Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici. Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de depeches, voulut lire une des lettres tout haut. C'etait une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu'il se voyait oblige de se mettre en greve avec les camarades, pour ne pas etre maltraite; et il ajoutait qu'il n'avait meme pu refuser de faire partie de la delegation, bien qu'il blamat cette demarche. --Voila la liberte du travail! s'ecria M. Hennebeau. Alors, on revint sur la greve, on lui demanda son opinion. --Oh! repondit-il, nous en avons vu d'autres... Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la derniere fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils retourneront aux fosses. Deneulin hocha la tete. --Je ne suis pas si tranquille... Cette fois, ils paraissent mieux organises. N'ont-ils pas une caisse de prevoyance? --Oui, a peine trois mille francs: ou voulez-vous qu'ils aillent avec ca?... Je soupconne un nomme Etienne Lantier d'etre leur chef. C'est un bon ouvrier, cela m'ennuierait d'avoir a lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue a empoisonner le Voreux, avec ses idees et sa biere... N'importe, dans huit jours, la moitie des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond. Il etait convaincu. Sa seule inquietude venait de sa disgrace possible, si la Regie lui laissait la responsabilite de la greve. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant la cuilleree de salade russe qu'il avait prise, relisait-il les depeches recues de Paris, des reponses dont il tachait de penetrer chaque mot. On l'excusait, le repas tournait a un dejeuner militaire, mange sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu. Les dames, des lors, se melerent a la conversation. Madame Gregoire s'apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et deja Cecile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de viande. Mais madame Hennebeau s'etonnait, en entendant parler de la misere des charbonniers de Montsou. Est-ce qu'ils n'etaient pas tres heureux? Des gens loges, chauffes, soignes aux frais de la Compagnie! Dans son indifference pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la lecon apprise, dont elle emerveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y croire, elle s'indignait de l'ingratitude du peuple. Negrel, pendant ce temps, continuait a effrayer M. Gregoire. Cecile ne lui deplaisait pas, et il voulait bien l'epouser, pour etre agreable a sa tante; mais il n'y apportait aucune fievre amoureuse, en garcon d'experience qui ne s'emballait plus, comme il disait. Lui, se pretendait republicain, ce qui ne l'empechait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extreme, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames. --Je n'ai pas non plus l'optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves desordres... Ainsi, monsieur Gregoire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller. Justement, sans quitter le sourire qui eclairait son bon visage, M. Gregoire rencherissait sur sa femme en sentiments paternels a l'egard des mineurs. --Me piller! s'ecria-t-il, stupefait. Et pourquoi me piller? --N'etes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous etes l'infame capital, et cela suffit... Soyez certain que, si la revolution triomphait, elle vous forcerait a restituer votre fortune, comme de l'argent vole. Du coup, il perdit la tranquillite d'enfant, la serenite d'inconscience ou il vivait. Il begaya: --De l'argent vole, ma fortune! Est-ce que mon bisaieul n'avait pas gagne, et durement, la somme placee autrefois? Est-ce que nous n'avons pas couru tous les risques de l'entreprise? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd'hui? Madame Hennebeau, alarmee en voyant la mere et la fille blanches de peur, elles aussi, se hata d'intervenir, en disant: --Paul plaisante, cher Monsieur. Mais M. Gregoire etait hors de lui. Comme le domestique passait un buisson d'ecrevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu'il faisait, et se mit a briser les pattes avec les dents. --Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m'a conte que des ministres ont recu des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus a la Compagnie. C'est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalite, millions jetes a la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes! nous qui ne speculons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres!... Allons donc! il faudrait que vos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une epingle! Negrel lui-meme dut le calmer, tres egaye de sa colere. Les ecrevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique. Malgre tout, fremissant encore, M. Gregoire se disait liberal; et il regrettait Louis-Philippe. Quant a Deneulin, il etait pour un gouvernement fort, il declarait que l'empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses. --Rappelez-vous 89, dit-il. C'est la noblesse qui a rendu la Revolution possible par sa complicite, par son gout des nouveautes philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd'hui le meme jeu imbecile, avec sa fureur de liberalisme, sa rage de destruction, ses flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu'il nous devore. Et il nous devorera, soyez tranquilles! Les dames le firent taire et voulurent changer d'entretien, en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie etait a Marchiennes, ou elle chantait avec une amie; Jeanne peignait la tete d'un vieux mendiant. Mais il disait ces choses d'un air distrait, il ne quittait pas du regard le directeur, absorbe dans la lecture de ses depeches, oublieux de ses invites. Derriere ces minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des regisseurs, qui decideraient de la greve. Aussi ne put-il s'empecher de ceder encore a sa preoccupation. --Enfin, qu'allez-vous faire? demanda-t-il brusquement. M. Hennebeau tressaillit, puis s'en tira par une phrase vague. --Nous allons voir. --Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se mit a penser tout haut Deneulin. Mais moi, j'y resterai, si la greve gagne Vandame. J'ai eu beau reinstaller Jean-Bart a neuf, je ne puis m'en tirer, avec cette fosse unique, que par une production incessante... Ah! je ne me vois pas a la noce, je vous assure! Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau. Il ecoutait, et un plan germait en lui: dans le cas ou la greve tournerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se gater jusqu'a la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession a bas prix? C'etait le moyen le plus sur de regagner les bonnes graces des regisseurs, qui, depuis des annees, revaient de posseder Vandame. --Si Jean-Bart vous gene tant que ca, dit-il en riant, pourquoi ne nous le cedez-vous pas? Mais Deneulin regrettait deja ses plaintes. Il cria: --Jamais de la vie! On s'egaya de sa violence, on oublia enfin la greve, au moment ou le dessert paraissait. Une charlotte de pommes meringuee fut comblee d'eloges. Ensuite, les dames discuterent une recette, au sujet de l'ananas, qu'on declara egalement exquis. Les fruits, du raisin et des poires, acheverent cet heureux abandon des fins de dejeuner copieux. Tous causaient a la fois, attendris, pendant que le domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, juge commun. Et le mariage de Paul et de Cecile fit certainement un pas serieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jete des regards si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconquerant de son air calin les Gregoire atterres par ses histoires de pillage. Un instant, M. Hennebeau, devant l'entente si etroite de sa femme et de son neveu, sentit se reveiller l'abominable soupcon, comme s'il avait surpris un attouchement, dans les coups d'oeil echanges. Mais, de nouveau, l'idee de ce mariage, fait la, devant lui, le rassura. Hippolyte servait le cafe, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d'effarement. --Monsieur, Monsieur, les voici! C'etaient les delegues. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d'effroi, au travers des pieces voisines. --Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau. Autour de la table, les convives s'etaient regardes, avec un vacillement d'inquietude. Un silence regna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries: on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires tomberent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des delegues, qu'on introduisait, ecrasaient a cote le tapis du salon. Madame Hennebeau dit a son mari, en baissant la voix: --J'espere que vous allez boire votre cafe. --Sans doute, repondit-il. Qu'ils attendent! Il etait nerveux, il pretait l'oreille aux bruits, l'air uniquement occupe de sa tasse. Paul et Cecile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un oeil a la serrure. Ils etouffaient des rires, ils parlaient tres bas. --Les voyez-vous? --Oui... J'en vois un gros, avec deux autres petits, derriere. --Hein? ils ont des figures abominables. --Mais non, ils sont tres gentils. Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le cafe etait trop chaud et qu'il le boirait apres. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. Tous s'etaient rassis, et ils resterent a table, muets, n'osant plus remuer, ecoutant de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix d'homme. II Des la veille, dans une reunion tenue chez Rasseneur, Etienne et quelques camarades avaient choisi les delegues qui devaient se rendre le lendemain a la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en etait, elle fut desolee, elle lui demanda s'il voulait qu'on les jetat a la rue. Maheu lui-meme n'avait point accepte sans repugnance. Tous deux, au moment d'agir, malgre l'injustice de leur misere, retombaient a la resignation de la race, tremblant devant le lendemain, preferant encore plier l'echine. D'habitude, lui, pour la conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui etait de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se facher, d'autant plus qu'il partageait secretement ses craintes. --Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lacher les camarades!... Je fais mon devoir. Elle se coucha a son tour. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Puis, apres un long silence, elle repondit: --Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus. Midi sonnait, lorsqu'on dejeuna, car le rendez-vous etait pour une heure, a l'Avantage, d'ou l'on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu'un petit morceau de beurre, personne n'y toucha. Le soir, on aurait des tartines. --Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup Etienne a Maheu. Ce dernier demeura saisi, la voix coupee par l'emotion. --Ah! non, c'est trop! s'ecria la Maheude. Je veux bien qu'il y aille, mais je lui defends de faire le chef... Tiens! pourquoi lui plutot qu'un autre? Alors, Etienne s'expliqua, avec sa fougue eloquente. Maheu etait le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aime, le plus respecte, celui qu'on citait pour son bon sens. Aussi les reclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids decisif. D'abord, lui, Etienne, devait parler; mais il etait a Montsou depuis trop peu de temps. On ecouterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs interets au plus digne: il ne pouvait pas refuser, ce serait lache. La Maheude eut un geste desespere. --Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, apres tout! --Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des betises. Etienne, heureux de l'avoir decide, lui tapa sur l'epaule. --Tu diras ce que tu sens, et ce sera tres bien. La bouche pleine, le pere Bonnemort, dont les jambes desenflaient, ecoutait, en hochant la tete. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s'etouffaient et restaient tres sages. Puis, apres avoir avale, le vieux murmura lentement: --Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit... Ah! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on nous flanquait a la porte de la Direction, et a coups de sabre encore! Aujourd'hui, ils vous recevront peut-etre; mais ils ne vous repondront pas plus que ce mur... Dame! ils ont l'argent, ils s'en fichent! Le silence retomba, Maheu et Etienne se leverent et laisserent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, ou les delegues des corons voisins arrivaient par petits groupes. La, quand les vingt membres de la delegation furent rassembles, on arreta les conditions qu'on opposerait a celles de la Compagnie; et l'on partit pour Montsou. L'aigre bise du nord-est balayait le pave. Deux heures sonnerent, comme on arrivait. D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamise par les guipures. Et les mineurs, restes seuls, n'oserent s'asseoir, embarrasses, tous tres propres, vetus de drap, rases du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le gout de l'antiquaille a mises a la mode: des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix-septieme siecle, un contador espagnol du quinzieme, et un devant d'autel pour le lambrequin de la cheminee, et des chamarres d'anciennes chasubles reappliquees sur les portieres. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d'un malaise respectueux. Les tapis d'Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c'etait la chaleur, une chaleur egale de calorifere, dont l'enveloppement les surprenait, les joues glacees du vent de la route. Cinq minutes s'ecoulerent. Leur gene augmentait, dans le bien-etre de cette piece riche, si confortablement close. Enfin, M. Hennebeau entra, boutonne militairement, portant a sa redingote le petit noeud correct de sa decoration. Il parla le premier. --Ah! vous voila!... Vous vous revoltez, a ce qu'il parait... Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie: --Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer. Les mineurs se tournerent, chercherent des sieges du regard. Quelques-uns se risquerent sur les chaises; tandis que les autres, inquietes par les soies brodees, preferaient se tenir debout. Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roule son fauteuil devant la cheminee, les denombrait vivement, tachait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaitre Pierron, cache au dernier rang; et ses yeux s'etaient arretes sur Etienne, assis en face de lui. --Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous a me dire? Il s'attendait a entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s'avancer, qu'il ne put s'empecher d'ajouter encore: --Comment! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montre si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche!... Ah! c'est mal, ca me chagrine que vous soyez a la tete des mecontents! Maheu ecoutait, les yeux baisses. Puis, il commenca, la voix hesitante et sourde d'abord. --Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n'a rien a reprocher, que les camarades m'ont choisi. Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une revolte de tapageurs, de mauvaises tetes cherchant a faire du desordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours. Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur: --Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau systeme... On nous accuse de mal boiser. C'est vrai, nous ne donnons pas a ce travail le temps necessaire. Mais, si nous le donnions, notre journee se trouverait reduite encore, et comme elle n'arrive deja pas a nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner a l'abattage, la seule besogne productive. Il n'y a pas d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit paye pour etre fait... Et qu'est-ce que vous avez invente a la place? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la tete, voyez-vous! Vous baissez le prix de la berline, puis vous pretendez compenser cette baisse en payant le boisage a part. Si cela etait vrai, nous n'en serions pas moins voles, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas meme vrai: la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voila! --Oui, oui, c'est la verite, murmurerent les autres delegues, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre. Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il etait lance, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'ecoutait avec surprise, comme si un etranger avait parle en lui. C'etaient des choses amassees au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait meme pas la, et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur misere a tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim a la maison. Il cita les dernieres paies desastreuses, les quinzaines derisoires, mangees par les amendes et les chomages, rapportees aux familles en larmes. Est-ce qu'on avait resolu de les detruire? --Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous preferons crever a ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins... Nous avons quitte les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage a part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles etaient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus par berline... Maintenant, c'est a vous de voir si vous etes pour la justice et pour le travail. Des voix, parmi les mineurs, s'eleverent. --C'est cela... Il a dit notre idee a tous... Nous ne demandons que la raison. D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de tete. La piece luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement mysterieux d'antiquailles; et ils ne sentaient meme plus le tapis, qu'ils ecrasaient sous leurs chaussures lourdes. --Laissez-moi donc repondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fachait. Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline... Voyons les chiffres. Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tacher de les diviser, interpella Pierron, qui se deroba, en begayant. Au contraire, Levaque etait a la tete des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu'il ignorait. Le gros murmure des voix s'etouffait sous les tentures, dans la chaleur de serre. --Si vous causez tous a la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons. Il avait retrouve son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gerant qui a recu une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Etienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence ou le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, elargit-il brusquement la question. --Non, avouez donc la verite, vous obeissez a des excitations detestables. C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs... Oh! je n'ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu'on vous a changes, vous si tranquilles autrefois. N'est-ce-pas? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour etait venu d'etre les maitres... Enfin, on vous enregimente dans cette fameuse Internationale, cette armee de brigands dont le reve est la destruction de la societe... Etienne, alors, l'interrompit. --Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n'a encore adhere. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s'enroleront. Ca depend de la Compagnie. Des ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n'avaient plus ete la. --La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette annee, elle a depense trois cent mille francs a batir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des medicaments qu'elle donne... Vous qui paraissez intelligent, qui etes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de repandre ces verites-la que de vous perdre, en frequentant des gens de mauvaise reputation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons du nous separer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste... On vous voit toujours chez lui, et c'est lui assurement qui vous a pousse a creer cette caisse de prevoyance, que nous tolererions bien volontiers si elle etait seulement une epargne, mais ou nous sentons une arme contre nous, un fonds de reserve pour payer les frais de la guerre. Et, a ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un controle sur cette caisse. Etienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les levres agitees d'un petit battement nerveux. Il sourit a la derniere phrase, il repondit simplement: --C'est donc une nouvelle exigence, car monsieur le directeur avait jusqu'ici neglige de reclamer ce controle... Notre desir, par malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de jouer le role de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage. Est-ce honnete, a chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?... Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau systeme est une baisse de salaire deguisee, et c'est ce qui nous revolte, car si la Compagnie a des economies a faire, elle agit tres mal en les realisant uniquement sur l'ouvrier. --Ah! nous y voila! cria M. Hennebeau. Je l'attendais, cette accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment pouvez-vous dire des betises pareilles, vous qui devriez savoir les risques enormes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les mines par exemple? Une fosse tout equipee, aujourd'hui, coute de quinze cent mille francs a deux millions; et que de peine avant de retirer un interet mediocre d'une telle somme engloutie! Presque la moitie des societes minieres, en France, font faillite... Du reste, c'est stupide d'accuser de cruaute celles qui reussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-memes. Croyez-vous que la Compagnie n'a pas autant a perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n'est pas la maitresse du salaire, elle obeit a la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous-en aux faits, et non a elle... Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre! --Si, dit le jeune homme, nous comprenons tres bien qu'il n'y a pas d'amelioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c'est meme a cause de ca que les ouvriers finiront, un jour ou l'autre, par s'arranger de facon a ce qu'elles aillent autrement. Cette parole, si moderee de forme, fut prononcee a demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence. Une gene, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres delegues, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de reclamer leur part, au milieu de ce bien-etre; et ils recommencaient a jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les sieges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait paye leur soupe pendant un mois. Enfin, M. Hennebeau, qui etait reste pensif, se leva, pour les congedier. Tous l'imiterent. Etienne, legerement, avait pousse le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue deja empatee et maladroite: --Alors, monsieur, c'est tout ce que vous repondez... Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions. --Moi, mon brave, s'ecria le directeur, mais je ne repousse rien!... Je suis un salarie comme vous, je n'ai pas plus de volonte ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul role est de veiller a leur bonne execution. Je vous ai dit ce que j'ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de decider... Vous m'apportez vos exigences, je les ferai connaitre a la Regie, puis je vous transmettrai la reponse. Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, evitant de se passionner dans les questions, d'une secheresse courtoise de simple instrument d'autorite. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec defiance, se demandaient d'ou il venait, quel interet il pouvait avoir a mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-etre, un homme qu'on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien! Etienne osa de nouveau intervenir. --Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous echappent forcement... Si nous savions seulement ou nous adresser! M. Hennebeau ne se facha point. Il eut meme un sourire. --Ah! dame! cela se complique, du moment ou vous n'avez pas confiance en moi... Il faut aller la-bas. Les delegues avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenetres. Ou etait-ce, la-bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contree inaccessible et religieuse, ou tronait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c'etait cette force qu'il avait derriere lui, cachee et rendant des oracles. Un decouragement les accabla, Etienne lui-meme eut un haussement d'epaules pour leur dire que le mieux etait de s'en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin. --En voila une rude lecon cependant, et c'est vous qui defendez les mauvais boisages!... Vous reflechirez, mes amis, vous comprendrez qu'une greve serait un desastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim: comment ferez-vous?... Je compte sur votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard. Tous partaient, quittaient le salon dans un pietinement de troupeau, le dos arrondi, sans repondre un mot a cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut oblige de resumer l'entretien: la Compagnie d'un cote avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prevenir que leurs conditions seraient certainement repoussees par la Regie. --Reflechissez avant de faire des betises, repeta-t-il, inquiet de leur silence. Dans le vestibule, Pierron salua tres bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Etienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s'en allerent, au milieu de ce silence menacant. La porte seule retomba, a grand bruit. Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle a manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir. Puis, tandis qu'il buvait son cafe froid, on tacha de parler d'autre chose. Mais les Gregoire eux-memes revinrent a la greve, etonnes qu'il n'y eut pas des lois pour defendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait Cecile, affirmait qu'on attendait les gendarmes. Enfin, madame Hennebeau appela le domestique. --Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenetres et donnez de l'air. III Quinze jours s'etaient ecoules; et, le lundi de la troisieme semaine, les feuilles de presence, envoyees a la Direction, indiquerent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-la, on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de la Regie a ne pas ceder exasperait les mineurs. Le Voreux, Crevecoeur, Mirou, Madeleine n'etaient plus les seuls qui chomaient; a la Victoire et a Feutry-Cantel, la descente comptait a peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-meme se trouvait atteint. Peu a peu, la greve devenait generale. Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C'etait l'usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, ou dort le travail. Dans le ciel gris de decembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliees avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des treteaux, le stock de charbon s'epuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l'embarcadere du canal, il etait reste une peniche a moitie chargee, comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri desert, dont les sulfures decomposes fumaient malgre la pluie, une charrette dressait melancoliquement ses brancards. Mais les batiments surtout s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi ou ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des generateurs, et la cheminee geante trop large pour les rares fumees. On ne chauffait la machine d'extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux desastres qui endommagent les voies, des qu'on cesse de les entretenir; puis, a partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les echelles. Et, au-dessus de cette mort des batiments ensevelis dans leur drap de poussiere noire, il n'y avait toujours que l'echappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient detruite, si le souffle s'etait arrete. En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le prefet de Lille etait accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grevistes, prefet et gendarmes s'etaient decides a rentrer chez eux. Jamais le coron n'avait donne un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour eviter d'aller au cabaret, dormaient la journee entiere; les femmes, en se rationnant de cafe, devenaient raisonnables, moins enragees de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit. C'etait le mot d'ordre, repete, circulant de bouche en bouche: on voulait etre sage. Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Etienne, a titre de secretaire, y avait partage les trois mille francs de la caisse de prevoyance, entre les familles necessiteuses; ensuite, de divers cotes, etaient arrivees quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quetes. Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'epuisaient, les mineurs n'avaient plus d'argent pour soutenir la greve, et la faim etait la, menacante. Maigrat, apres avoir promis un credit d'une quinzaine, s'etait brusquement ravise au bout de huit jours, coupant les vivres. D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-etre celle-ci desirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte a la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine. Pour comble de misere, il gelait tres fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensee inquiete qu'on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n'etait point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid. Chez les Maheu, deja tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une piece de vingt francs pretee par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour paraitre aussi affames que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient a credit chez Maigrat, qui aurait jete son magasin a la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. Des le samedi, beaucoup de familles s'etaient couchees sans souper. Et, en face des jours terribles qui commencaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obeissaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage. C'etait quand meme une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d'une population de croyants. Puisqu'on leur avait promis l'ere de la justice, ils etaient prets a souffrir pour la conquete du bonheur universel. La faim exaltait les tetes, jamais l'horizon ferme n'avait ouvert un au-dela plus large a ces hallucines de la misere. Ils revoyaient la-bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la cite ideale de leur reve, mais prochaine a cette heure et comme reelle, avec son peuple de freres, son age d'or de travail et de repas en commun. Rien n'ebranlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer enfin. La caisse s'etait epuisee, la Compagnie ne cederait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le mepris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi remplacait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient digere trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux betes. Desormais, Etienne etait le chef inconteste. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, a mesure que l'etude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits a lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; meme il s'etait abonne au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attire, de la part des camarades, une consideration extraordinaire. Sa popularite croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance etendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'etait un continuel gonflement de vanite, pour lui, l'ancien mecanicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un echelon, il entrait dans cette bourgeoisie execree, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-etre, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrasse et timide, des qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait a s'instruire, devorant tout, le manque de methode rendait l'assimilation tres lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, a certaines heures de bon sens, eprouvait-il une inquietude sur sa mission, la peur de n'etre point l'homme attendu. Peut-etre aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades? Mais une revolte le remettait bientot d'aplomb. Non, non, pas d'avocats! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple! Ca tournerait comme ca tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son reve de chef populaire le bercait de nouveau: Montsou a ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la deputation un jour, la tribune d'une salle riche, ou il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononce par un ouvrier dans un Parlement. Depuis quelques jours, Etienne etait perplexe. Pluchart ecrivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre a Montsou, pour chauffer le zele des grevistes. Il s'agissait d'organiser une reunion privee, que le mecanicien presiderait; et il y avait, sous ce projet, l'idee d'exploiter la greve, de gagner a l'Internationale les mineurs, qui, jusque-la, s'etaient montres mefiants. Etienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laisse venir Pluchart, si Rasseneur n'avait blame violemment cette intervention. Malgre sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services etaient plus anciens, et qui gardait des fideles parmi ses clients. Aussi hesitait-il encore, ne sachant que repondre. Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre arriva de Lille, comme Etienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, enerve d'oisivete, etait parti a la peche: s'il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'ecluse du canal, on le vendrait et on acheterait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises a neuf; tandis que les enfants etaient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, a ramasser des escarbilles. Assise pres du maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, degrafee, un sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait teter Estelle. Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea. --Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l'argent? Il repondit non du geste, et elle continua: --Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire... Enfin, on tiendra tout de meme. Quand on a le bon droit de son cote, n'est-ce pas? ca vous donne du coeur, on finit toujours par etre les plus forts. A cette heure, elle etait pour la greve, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie a etre juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu'on l'avait quitte, on devait ne pas le reprendre, avant d'obtenir justice. La-dessus, elle se montrait d'une energie intraitable. Plutot crever que de paraitre avoir eu tort, lorsqu'on avait raison! --Ah! s'ecria Etienne, s'il eclatait un bon cholera, qui nous debarrassat de tous ces exploiteurs de la Compagnie! --Non, non, repondit-elle, il ne faut souhaiter la mort a personne. Ca ne nous avancerait guere, il en repousserait d'autres... Moi, je demande seulement que ceux-la reviennent a des idees plus sensees, et j'attends ca, car il y a des braves gens partout... Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique. En effet, elle blamait d'habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu'on voulut se faire payer son travail ce qu'il valait, c'etait bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement? pourquoi se meler des affaires des autres, ou il n'y avait que de mauvais coups a attraper? Et elle lui gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait regulierement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste. Etienne, alors, parla de la Republique, qui donnerait du pain a tout le monde. Mais la Maheude secoua la tete, car elle se souvenait de 48, une annee de chien, qui les avait laisses nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur menage. Elle s'oubliait a en conter les embetements d'une voix morne, les yeux perdus, la gorge a l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lacher le sein, s'endormait sur ses genoux. Et, absorbe lui aussi, Etienne regardait fixement ce sein enorme, dont la blancheur molle tranchait avec le teint massacre et jauni du visage. --Pas un liard, murmurait-elle, rien a se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s'arretaient. Enfin, quoi! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd'hui! Mais, a ce moment, la porte s'ouvrit, et ils resterent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n'avait plus reparu au coron. Son trouble etait si grand, qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa mere seule, la vue du jeune homme derangeait la phrase preparee en route. --Qu'est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans meme quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t'en! Alors, Catherine tacha de rattraper des mots. --Maman, c'est du cafe et du sucre... Oui, pour les enfants... J'ai fait des heures, j'ai songe a eux... Elle tirait de ses poches une livre de cafe et une livre de sucre, qu'elle s'enhardit a poser sur la table. La greve du Voreux la tourmentait, tandis qu'elle travaillait a Jean-Bart, et elle n'avait trouve que cette facon d'aider un peu ses parents, sous le pretexte de songer aux petits. Mais son bon coeur ne desarmait pas sa mere, qui repliqua: --Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester a nous gagner du pain. Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant a la face tout ce qu'elle repetait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller a seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin! Il fallait etre la derniere des filles denaturees. On pouvait pardonner une betise, mais une mere n'oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l'avait tenue a l'attache! Pas du tout, elle etait libre comme l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher. --Dis? qu'est-ce que tu as dans la peau, a ton age? Catherine, immobile pres de la table, ecoutait, la tete basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tachait de repondre, en paroles entrecoupees. --Oh! s'il n'y avait que moi, pour ce que ca m'amuse!... C'est lui. Quand il veut, je suis bien forcee de vouloir, n'est-ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort... Est-ce qu'on sait comment les choses tournent? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas a defaire, car autant lui qu'un autre, maintenant. Faut bien qu'il m'epouse. Elle se defendait sans revolte, avec la resignation passive des filles qui subissent le male de bonne heure. N'etait-ce pas la loi commune? Jamais elle n'avait reve autre chose, une violence derriere le terri, un enfant a seize ans, puis la misere dans le menage, si son galant l'epousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que bouleversee d'etre traitee en gueuse devant ce garcon, dont la presence l'oppressait et la desesperait. Etienne, cependant, s'etait leve, en affectant de secouer le feu a demi eteint, pour ne pas gener l'explication. Mais leurs regards se rencontrerent, il la trouvait pale, ereintee, jolie quand meme avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il eprouva un singulier sentiment, sa rancune etait partie, il aurait simplement voulu qu'elle fut heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait prefere. C'etait un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller a Montsou forcer l'autre a des egards. Mais elle ne vit que de la pitie dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la mepriser pour la devisager de la sorte. Alors, son coeur se serra tellement, qu'elle etrangla, sans pouvoir begayer d'autres paroles d'excuse. --C'est ca, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrassee, car je t'aurais deja fichu mon pied quelque part. Comme si, brusquement, cette menace se realisait, Catherine recut dans le derriere, a toute volee, un coup de pied dont la violence l'etourdit de surprise et de douleur. C'etait Chaval, entre d'un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bete mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors. --Ah! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez! Et c'est toi qui le paies, hein? Tu l'arroses de cafe avec mon argent! La Maheude et Etienne, stupefies, ne bougeaient pas. D'un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte. --Sortiras-tu, nom de Dieu! Et, comme elle se refugiait dans un angle, il retomba sur la mere. --Un joli metier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est la-haut, les jambes en l'air! Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la trainait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouee sur sa chaise. Elle en avait oublie de rentrer son sein. Estelle s'etait endormie, le nez glisse en avant, dans la jupe de laine; et le sein enorme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante. --Quand la fille n'y est pas, c'est la mere qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n'est pas degoute, ton salaud de logeur! Du coup, Etienne voulut gifler le camarade. La peur d'ameuter le coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des mains. Mais, a son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se trouverent face a face, le sang dans les yeux. C'etait une vieille haine, une jalousie longtemps inavouee, qui eclatait. Maintenant, il fallait que l'un des deux mangeat l'autre. --Prends garde! balbutia Etienne, les dents serrees. J'aurai ta peau. --Essaie! repondit Chaval. Ils se regarderent encore pendant quelques secondes, de si pres, que leur souffle ardent brulait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entrainer. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tete. --Quelle brute! murmura Etienne en fermant la porte violemment, agite d'une telle colere, qu'il dut se rasseoir. En face de lui, la Maheude n'avait pas remue. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, penible et lourd des choses qu'ils ne disaient pas. Malgre son effort, il revenait quand meme a sa gorge, a cette coulee de chair blanche, dont l'eclat maintenant le genait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle etait deformee, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la desiraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille. Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris a deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s'obstinait, elle le renfonca du doigt, puis se boutonna, toute noire a present, avachie dans son vieux caraco. --C'est un cochon, dit-elle enfin. Il n'y a qu'un sale cochon pour avoir des idees si degoutantes... Moi, je m'en fiche! Ca ne meritait pas de reponse. Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard: --J'ai mes defauts bien sur, mais je n'ai pas celui-la... Il n'y a que deux hommes qui m'ont touchee, un herscheur autrefois, a quinze ans, et Maheu ensuite. S'il m'avait lachee comme l'autre, dame! je ne sais trop ce qu'il serait arrive, et je ne suis pas plus fiere pour m'etre bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont manque... Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas? --Ca, c'est bien vrai, repondit Etienne en se levant. Et il sortit, pendant qu'elle se decidait a rallumer le feu, apres avoir pose Estelle endormie sur deux chaises. Si le pere attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de meme de la soupe. Dehors, la nuit tombait deja, une nuit glaciale, et la tete basse, Etienne marchait, pris d'une tristesse noire. Ce n'etait plus de la colere contre l'homme, de la pitie pour la pauvre fille maltraitee. La scene brutale s'effacait, se noyait, le rejetait a la souffrance de tous, aux abominations de la misere. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il etait effleure parfois, s'eveillait en lui, dans la melancolie affreuse du crepuscule, le torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilite il se chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s'enteter a la resistance, maintenant qu'il n'y avait ni argent ni credit? et quel serait le denouement, s'il n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages? Brusquement, il venait d'avoir la vision du desastre: des enfants qui mouraient, des meres qui sanglotaient, tandis que les hommes, haves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l'idee que la Compagnie serait la plus forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait d'une insupportable angoisse. Lorsqu'il leva la tete, il vit qu'il etait devant le Voreux. La masse sombre des batiments s'alourdissait sous les tenebres croissantes. Au milieu du carreau desert, obstrue de grandes ombres immobiles, on eut dit un coin de forteresse abandonnee. Des que la machine d'extraction s'arretait, l'ame s'en allait des murs. A cette heure de nuit, rien n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'echappement de la pompe lui-meme n'etait qu'un rale lointain, venu on ne savait d'ou, dans cet aneantissement de la fosse entiere. Etienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l'argent? En tout cas, la victoire lui couterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il etait repris d'une fureur de bataille, du besoin farouche d'en finir avec la misere, meme au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevat d'un coup, si l'on devait continuer a crever en detail, de famine et d'injustice. Des lectures mal digerees lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendie leurs villes pour arreter l'ennemi, des histoires vagues ou les meres sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la tete sur le pave, ou les hommes se laissaient mourir d'inanition, plutot que de manger le pain des tyrans. Cela l'exaltait, une gaiete rouge se degageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lachete d'une heure. Et, dans ce reveil de sa foi, des bouffees d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus haut, la joie d'etre le chef, de se voir obei jusqu'au sacrifice, le reve elargi de sa puissance, le soir du triomphe. Deja, il imaginait une scene d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autorite remise entre les mains du peuple, quand il serait le maitre. Mais il s'eveilla, il tressaillit a la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe pechee et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler a l'Avantage, il attendit le depart d'un client pour avertir nettement Rasseneur qu'il allait ecrire a Pluchart de venir tout de suite. Sa resolution etait prise, il voulait organiser une reunion privee, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adheraient en masse a l'Internationale. IV Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Desir, qu'on organisa la reunion privee, pour le jeudi, a deux heures. La veuve, outree des miseres qu'on faisait a ses enfants, les charbonniers, ne decolerait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais greve n'avait eu moins soif, les soulards s'enfermaient chez eux, par crainte de desobeir au mot d'ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d'un air de desolation. Plus de biere coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux etaient secs. Sur le pave, au debit Casimir et a l'estaminet du Progres, on ne voyait que les faces pales des cabaretieres interrogeant la route; puis, dans Montsou meme, toute la ligne s'etendait deserte, de l'estaminet Lenfant a l'estaminet Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le debit de la Tete-Coupee; seul, l'estaminet Saint-Eloi, que des porions frequentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu'au Volcan, dont les dames chomaient, faute d'amateurs, bien qu'elles eussent baisse leur prix de dix sous a cinq sous, vu la rigueur des temps. C'etait un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier. --Nom de Dieu! s'etait ecriee la veuve Desir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes! Qu'ils me foutent en prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les embete! Pour elle, toutes les autorites, tous les patrons, c'etaient des gendarmes, un terme de mepris general, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d'Etienne: sa maison entiere appartenait aux mineurs, elle preterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-meme les invitations, puisque la loi l'exigeait. D'ailleurs, tant mieux, si la loi n'etait pas contente! on verrait sa gueule. Des le lendemain, le jeune homme lui apporta a signer une cinquantaine de lettres, qu'il avait fait copier par les voisins du coron sachant ecrire; et l'on envoya ces lettres, dans les fosses, aux delegues et a des hommes dont on etait sur. L'ordre du jour avoue etait de discuter la continuation de la greve; mais, en realite, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l'adhesion en masse a l'Internationale. Le jeudi matin, Etienne fut pris d'inquietude, en ne voyant pas arriver son ancien contremaitre, qui avait promis par depeche d'etre la le mercredi soir. Que se passait-il donc? Il etait desole de ne pouvoir s'entendre avec lui, avant la reunion. Des neuf heures, il se rendit a Montsou, dans l'idee que le mecanicien y etait peut-etre alle tout droit, sans s'arreter au Voreux. --Non, je n'ai pas vu votre ami, repondit la veuve Desir. Mais tout est pret, venez donc voir. Elle le conduisit dans la salle de bal. La decoration en etait restee la meme, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des ecussons de carton dore alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplace la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, ranges de biais, des bancs garnissaient la salle. --C'est parfait, declara Etienne. --Et, vous savez, reprit la veuve, vous etes chez vous. Gueulez tant que ca vous plaira... Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s'ils viennent. Malgre son inquietude, il ne put s'empecher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul reclamait un homme, pour etre embrasse; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, a cause de la besogne. Mais Etienne s'etonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s'ecria: --Tiens! c'est deja vous! Souvarine, qui avait travaille la nuit au Voreux, les machineurs n'etant pas en greve, venait simplement par curiosite. Quant a Rasseneur, il semblait gene depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire debonnaire. --Pluchart n'est pas arrive, je suis tres inquiet, ajouta Etienne. Le cabaretier detourna les yeux et repondit entre ses dents: --Ca ne m'etonne pas, je ne l'attends plus. --Comment? Alors, il se decida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave: --C'est que, moi aussi, je lui ai envoye une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai supplie de ne pas venir... Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-memes, sans nous adresser aux etrangers. Etienne, hors de lui, tremblant de colere, les yeux dans les yeux du camarade, repetait en begayant: --Tu as fait ca! tu as fait ca! --J'ai fait ca, parfaitement! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en Pluchart! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... Mais, vois-tu, je me fous de vos idees, moi! La politique, le gouvernement, tout ca, je m'en fous! Ce que je desire, c'est que le mineur soit mieux traite. J'ai travaille au fond pendant vingt ans, j'y ai sue tellement de misere et de fatigue, que je me suis jure d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus miserable...Quand il sera force par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera a coups de trique, comme un chien echappe qu'on fait rentrer a la niche... Voila ce que je veux empecher, entends-tu! Il haussait la voix, le ventre en avant, plante carrement sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n'etait pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup changer le monde, mettre les ouvriers a la place des patrons, partager l'argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ca se realisat peut-etre. Alors, qu'on lui fichat la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c'etait de marcher droit, d'exiger les reformes possibles, d'ameliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener la Compagnie a des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche! on y creverait tous, en s'obstinant. Etienne l'avait laisse parler, la parole coupee par l'indignation. Puis, il cria: --Nom de Dieu! tu n'as donc pas de sang dans les veines? Un instant, il l'aurait gifle; et, pour resister a la tentation, il se lanca dans la salle a grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s'ouvrait un passage. --Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n'a pas besoin d'entendre. Apres etre alle lui-meme la fermer, il s'assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roule une cigarette, il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les levres pincees d'un mince sourire. --Quand tu te facheras, ca n'avance a rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens. C'etait tres bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer a ne pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l'ordre. Et, maintenant, voila que tu vas les jeter dans le gachis! A chacune de ses courses au milieu des bancs, Etienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les epaules, le secouait, en lui criant ses reponses dans la face. --Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien etre calme. Oui, je leur ai impose une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, a la fin!... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures ou je sens ma tete qui demenage. C'etait, de son cote, une confession. Il se raillait de ses illusions de neophyte, de son reve religieux d'une cite ou la justice allait regner bientot, entre les hommes devenus freres. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu'a la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait s'en meler, autrement l'injustice serait eternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la betise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait etudie. Maintenant, ses idees etaient mures, il se vantait d'avoir un systeme. Pourtant, il l'expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les theories traversees et successivement abandonnees. Au sommet, restait debout l'idee de Karl Marx: le capital etait le resultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquerir cette richesse volee. Dans la pratique, il s'etait d'abord, avec Proudhon, laisse prendre par la chimere du credit mutuel, d'une vaste banque d'echange, qui supprimait les intermediaires; puis, les societes cooperatives de Lassalle, dotees par l'Etat, transformant peu a peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionne, jusqu'au jour ou le degout lui en etait venu, devant la difficulte du controle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus a la collectivite. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment realiser ce nouveau reve, empeche encore par les scrupules de sa sensibilite et de sa raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en etait simplement a dire qu'il s'agissait de s'emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait. --Mais qu'est-ce qu'il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-meme, tu le disais: il faut que ca pete! Rasseneur rougit legerement. --Oui, je l'ai dit. Et si ca pete, tu verras que je ne suis pas plus lache qu'un autre... Seulement, je refuse d'etre avec ceux qui augmentent le gachis, pour y pecher une position. A son tour, Etienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne crierent plus, devenus aigres et mauvais, gagnes par le froid de leur rivalite. C'etait, au fond, ce qui outrait les systemes, jetant l'un a une exageration revolutionnaire, poussant l'autre a une affectation de prudence, les emportant malgre eux au-dela de leurs idees vraies, dans ces fatalites des roles qu'on ne choisit pas soi-meme. Et Souvarine, qui les ecoutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un mepris silencieux, l'ecrasant mepris de l'homme pret a donner sa vie, obscurement, sans meme en tirer l'eclat du martyre. --Alors, c'est pour moi que tu dis ca? demanda Etienne. Tu es jaloux? --Jaloux de quoi? repondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas a creer une section a Montsou, pour en devenir le secretaire. L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta: --Sois donc franc! tu te fiches de l'Internationale, tu brules seulement d'etre a notre tete, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil federal du Nord! Un silence regna. Etienne, fremissant, reprit: --C'est bon... Je croyais n'avoir rien a me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne a ton cote, j'agirai desormais tout seul... Et, d'abord, je t'avertis que la reunion aura lieu, meme si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adhereront malgre toi. --Oh! adherer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait... Il faudra les decider a payer la cotisation. --Nullement. L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en greve. Nous paierons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra a notre secours. Rasseneur, du coup, s'emporta. --Eh bien! nous allons voir... J'en suis, de ta reunion, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tete aux amis, je les eclairerai sur leurs interets veritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleverse chez nous, en moins d'une annee... Non! non! fous-moi la paix! c'est maintenant a qui ecrasera l'autre! Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs tremblerent au plafond, les ecussons dores sauterent contre les murs. Puis, la grande salle retomba a sa paix lourde. Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. Apres avoir marche un instant en silence, Etienne se soulageait longuement. Etait-ce sa faute, si on lachait ce gros faineant pour venir a lui? et il se defendait d'avoir recherche la popularite, il ne savait pas meme comment tout cela s'etait fait, la bonne amitie du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, a cette heure. Il s'indignait qu'on l'accusat de vouloir pousser au gachis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternite. Brusquement, il s'arreta devant Souvarine, il cria: --Vois-tu, si je savais couter une goutte de sang a un ami, je filerais tout de suite en Amerique! Le machineur haussa les epaules, et un sourire amincit de nouveau ses levres. --Oh! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ca fait? la terre en a besoin. Etienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre cote de la table. Cette face blonde, dont les yeux reveurs s'ensauvageaient parfois d'une clarte rouge, l'inquietait, exercait sur sa volonte une action singuliere. Sans que le camarade parlat, conquis par ce silence meme, il se sentait absorbe peu a peu. --Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu a ma place? N'ai-je pas raison de vouloir agir?... Le mieux, n'est-ce pas? est de nous mettre de cette Association. Souvarine, apres avoir souffle lentement un jet de fumee, repondit par son mot favori: --Oui, des betises! mais, en attendant, c'est toujours ca... D'ailleurs, leur Internationale va marcher bientot. Il s'en occupe. --Qui donc? --Lui! Il avait prononce ce mot a demi-voix, d'un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l'Orient. C'etait du maitre qu'il parlait, de Bakounine l'exterminateur. --Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des laches, avec leur evolution... Avant trois ans, l'Internationale, sous ses ordres, doit ecraser le vieux monde. Etienne tendait les oreilles, tres attentif. Il brulait de s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lachait que de rares paroles obscures, comme s'il en eut garde pour lui les mysteres. --Mais enfin explique-moi... Quel est votre but? --Tout detruire... Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriete, plus de Dieu ni de culte. --J'entends bien. Seulement, a quoi ca vous mene-t-il? --A la commune primitive et sans forme, a un monde nouveau, au recommencement de tout. --Et les moyens d'execution? comment comptez-vous vous y prendre? --Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai heros, le vengeur populaire, le revolutionnaire en action, sans phrases puisees dans les livres. Il faut qu'une serie d'effroyables attentats epouvantent les puissants et reveillent le peuple. En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pales, et ses mains delicates etreignaient le bord de la table, a la briser. Saisi de peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait recu la vague confidence, des mines chargees sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus a coups de couteau ainsi que des sangliers, une maitresse a lui, la seule femme qu'il eut aimee, pendue a Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux, une derniere fois. --Non! non! murmura Etienne, avec un grand geste qui ecartait ces abominables visions, nous n'en sommes pas encore la, chez nous. L'assassinat, l'incendie, jamais! C'est monstrueux, c'est injuste, tous les camarades se leveraient pour etrangler le coupable! Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au reve sombre de cette extermination du monde, fauche comme un champ de seigle, a ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait une reponse. --Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir ou nous allons, nous autres. Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noye et perdu: --Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils empechent la destruction pure et entravent la marche de la revolution. Cela fit rire Etienne, malgre le froid que la reponse lui avait souffle sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu'il y avait du bon dans ces idees, dont l'effrayante simplicite l'attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle a Rasseneur, si l'on en contait de pareilles aux camarades. Il s'agissait d'etre pratique. La veuve Desir leur proposa de dejeuner. Ils accepterent, ils passerent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile separait du bal, pendant la semaine. Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait: --A quoi bon? pour vous entendre dire des betises inutiles!... J'en ai assez vu. Bonsoir! Il s'en alla de son air doux et obstine, une cigarette aux levres. L'inquietude d'Etienne croissait. Il etait une heure, decidement Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les delegues commencerent a paraitre, et il dut les recevoir, car il desirait veiller aux entrees, de peur que la Compagnie n'envoyat ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d'invitation, devisageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, penetraient sans lettre, il suffisait qu'il les connut, pour qu'on leur ouvrit la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hate. Ce calme goguenard acheva de l'enerver, d'autant plus que des farceurs etaient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore: ceux-la se fichaient de la greve, trouvaient drole de ne rien faire; et, attables, depensant leurs derniers deux sous a une chope, ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d'embetement. Un nouveau quart d'heure s'ecoula. On s'impatientait dans la salle. Alors, Etienne, desespere, eut un geste de resolution. Et il se decidait a entrer, quand la veuve Desir, qui allongeait la tete au-dehors, s'ecria: --Mais le voila, votre monsieur! C'etait Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traine par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pave, mince, bellatre, la tete carree et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l'endimanchement d'un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n'avait plus donne un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succes de tribune; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, manges par le fer. Tres actif, il servait son ambition, en battant la province sans relache, pour le placement de ses idees. --Ah! ne m'en veuillez pas! dit-il, devancant les questions et les reproches. Hier, conference a Preuilly le matin, reunion le soir a Valencay. Aujourd'hui, dejeuner a Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j'ai pu prendre une voiture. Je suis extenue, vous entendez ma voix. Mais ca ne fait rien, je parlerai tout de meme. Il etait sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa. --Sapristi! et les cartes que j'oublie! Nous serions propres! Il revint a la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras. Etienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, consterne, n'osait lui tendre la main. L'autre la lui serrait deja, et il dit a peine un mot rapide de la lettre: quelle drole d'idee! pourquoi ne pas faire cette reunion? on devait toujours faire une reunion, quand on le pouvait. La veuve Desir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il etait presse, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu'a Joiselle, ou il voulait s'entendre avec Legoujeux. Tous alors entrerent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut fermee a clef, pour etre chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant crie a Mouquet qu'ils allaient peut-etre bien foutre un enfant a eux tous, la-dedans. Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes, dans l'air enferme de la salle, ou les odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les tetes se tournerent, pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise. Mais, immediatement, sur la proposition d'Etienne, on constitua le bureau. Il lancait des noms, les autres approuvaient en levant la main. Pluchart fut nomme president, puis on designa comme assesseurs Maheu et Etienne lui-meme. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s'installait; et l'on chercha un instant le president disparu derriere la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait pas lachee. Quand il reparut, il tapa legerement du poing pour reclamer l'attention; ensuite, il commenca d'une voix enrouee: --Citoyens... Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre. C'etait la veuve Desir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau. --Ne vous derangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu'on parle, on a soif. Maheu la debarrassa et Pluchart put continuer. Il se dit tres touche du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait. Deja, Rasseneur se plantait a cote de la table, pres des chopes. Une chaise retournee lui servait de tribune. Il semblait tres emu, il toussa avant de lancer a pleine voix: --Camarades... Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'etait la facilite de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les etourdissait, jusqu'a ce que tous criassent: <> Pourtant, ce jour-la, des les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi avancait-il prudemment. Il ne discutait que la continuation de la greve, il attendait d'etre applaudi, avant de s'attaquer a l'Internationale. Certes, l'honneur defendait de ceder aux exigences de la Compagnie; mais, que de miseres! quel avenir terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les partisans de la resistance. Trois ou quatre amis essayerent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus grand nombre, la desapprobation peu a peu irritee qui accueillait ses phrases. Alors, desesperant de les reconquerir, la colere l'emporta, il leur predit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la tete par des provocations venues de l'etranger. Les deux tiers s'etaient leves, se fachaient, voulaient l'empecher d'en dire davantage, puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup des gorgees de biere, parlait quand meme au milieu du tumulte, criait violemment qu'il n'etait pas ne, bien sur, le gaillard qui l'empecherait de faire son devoir! Pluchart etait debout. Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du poing sur la table, il repetait de sa voix etranglee: --Citoyens... citoyens... Enfin, il obtint un peu de calme, et la reunion, consultee, retira la parole a Rasseneur. Les delegues qui avaient represente les fosses, dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enrages par la faim, travailles d'idees nouvelles. C'etait un vote regle a l'avance. --Tu t'en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant le poing a Rasseneur. Etienne s'etait penche, derriere le dos du president, pour apaiser Maheu, tres rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite. --Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole. Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, penible et rauque; mais il s'y etait habitue, toujours en course, promenant sa laryngite avec son programme. Peu a peu, il l'enflait et en tirait des effets pathetiques. Les bras ouverts, accompagnant les periodes d'un balancement d'epaules, il avait une eloquence qui tenait du prone, une facon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre. Et il placa son discours sur la grandeur et les bienfaits de l'Internationale, celui qu'il deballait d'abord, dans les localites ou il debutait. Il en expliqua le but, l'emancipation des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanite. Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les etages, dressaient l'immense cathedrale du monde futur. Puis, c'etait l'administration interieure: il lut les statuts, parla des congres, indiqua l'importance croissante de l'oeuvre, l'elargissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant a la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalites, les ouvriers du monde entier reunis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la societe libre, ou celui qui ne travaillerait pas, ne recolterait pas! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfume dont l'ecrasement rabattait les eclats de sa voix. Une houle agita les tetes. Quelques-uns crierent: --C'est ca!... Nous en sommes! Lui, continuait. C'etait la conquete du monde avant trois ans. Et il enumerait les peuples conquis. De tous cotes pleuvaient les adhesions. Jamais religion naissante n'avait fait tant de fideles. Puis, quand on serait les maitres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient a leur tour le poing sur la gorge. --Oui! oui!... C'est eux qui descendront! D'un geste, il reclama le silence. Maintenant, il abordait la question des greves. En principe, il les desapprouvait, elles etaient un moyen trop lent, qui aggravait plutot les souffrances de l'ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inevitables, il fallait s'y resoudre, car elles avaient l'avantage de desorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une providence pour les grevistes, il citait des exemples: a Paris, lors de la greve des bronziers, les patrons avaient tout accorde d'un coup, pris de terreur a la nouvelle que l'Internationale envoyait des secours; a Londres, elle avait sauve les mineurs d'une houillere, en rapatriant a ses frais un convoi de Belges, appeles par le proprietaire de la mine. Il suffisait d'adherer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armee des travailleurs, decides a mourir les uns pour les autres, plutot que de rester les esclaves de la societe capitaliste. Des applaudissements l'interrompirent. Il s'essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui couperent la parole. --Ca y est! dit-il rapidement a Etienne. Ils en ont assez... Vite! les cartes! Il avait plonge sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir. --Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes de membres. Que vos delegues s'approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... Plus tard, on reglera tout. Rasseneur s'elanca, protesta encore. De son cote, Etienne s'agitait, ayant a prononcer un discours. Une confusion extreme s'ensuivit. Levaque lancait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu'on put distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussiere montait du parquet, la poussiere volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur forte des herscheuses et des galibots. Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve Desir l'emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante: --Taisez-vous donc, nom de Dieu!... V'la les gendarmes! C'etait le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser proces-verbal et dissoudre la reunion. Quatre gendarmes l'accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait a la porte, en repondant qu'elle etait chez elle, qu'on avait bien le droit de reunir des amis. Mais on l'avait bousculee, et elle accourait prevenir ses enfants. --Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ca ne fait rien, mon petit bucher ouvre sur la ruelle... Depechez-vous donc! Deja, le commissaire frappait a coups de poing; et, comme on n'ouvrait pas, il menacait d'enfoncer la porte. Un mouchard avait du parler, car il criait que la reunion etait illegale, un grand nombre de mineurs se trouvant la sans lettre d'invitation. Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n'avait pas meme vote, ni pour l'adhesion, ni pour la continuation de la greve. Tous s'entetaient a parler a la fois. Enfin, le president eut l'idee d'un vote par acclamation. Des bras se leverent, les delegues declarerent en hate qu'ils adheraient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l'Internationale. Cependant, la debandade commencait. Protegeant la retraite, la veuve Desir etait allee s'accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes ebranlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s'echappaient a la file, par la cuisine et le bucher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, revant de se faire offrir une chope, pour se remettre. Etienne, apres s'etre empare de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient a honneur de sortir les derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en presence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade. --Ca vous avance a grand-chose, de tout casser chez moi! dit-elle. Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaca simplement de la conduire en prison. Et il s'en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force armee. Dehors, dans la ruelle, Etienne, embarrasse de la caisse, galopa, suivi des autres. L'idee brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, repondit qu'il etait malade: une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arreter, il declara qu'il repartait a l'instant pour Joiselle, ou Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l'air, tous lances au travers de Montsou. Des mots s'echangeaient, entrecoupes par le haletement des poitrines. Etienne et Maheu riaient de confiance, certains desormais du triomphe: lorsque l'Internationale aurait envoye des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet elan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pave des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfievrer les corons, aux quatre coins du pays. V Une autre quinzaine s'ecoula. On etait aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine. Et la misere avait empire encore, les corons agonisaient d'heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyes de Londres, par l'Internationale, n'avaient pas donne trois jours de pain. Puis, rien n'etait venu. Cette grande esperance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs freres eux-memes les abandonnaient? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isoles du monde. Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Etienne s'etait multiplie avec les delegues: on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'a Paris; on faisait des quetes, on organisait des conferences. Ces efforts n'aboutissaient guere, l'opinion, qui s'etait emue d'abord, devenait indifferente, depuis que la greve s'eternisait, tres calme, sans drames passionnants. A peine de maigres aumones suffisaient-elles a soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant piece a piece le menage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles meme. Un instant, on s'etait cru sauve, les petits detaillants de Montsou, tues par Maigrat, avaient offert des credits, pour tacher de lui reprendre la clientele; et, durant une semaine, Verdonck l'epicier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'epuisaient, les trois s'arreterent. Des huissiers s'en rejouirent, il n'en resultait qu'un ecrasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de credit nulle part, plus une vieille casserole a vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux. Etienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonne ses appointements, il etait alle a Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son desespoir etait que la greve se fut produite trop tot, lorsque la caisse de prevoyance n'avait pas eu le temps de s'emplir. Il y voyait la cause unique du desastre, car les ouvriers triompheraient surement des patrons, le jour ou ils trouveraient dans l'epargne l'argent necessaire a la resistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser a la greve, pour detruire les premiers fonds de la caisse. La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il preferait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu'il passait pres de Requillart, il avait apercu, au bord de la route, une vieille femme evanouie. Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, apres l'avoir relevee, il s'etait mis a heler une fille, qu'il voyait de l'autre cote de la palissade. --Tiens! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose. La Mouquette, apitoyee aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son pere s'etait menagee au milieu des decombres. Elle en ressortit aussitot avec du genievre et un pain. Le genievre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulument. C'etait la mere d'un mineur, elle habitait un coron, du cote de Cougny, et elle etait tombee la, en revenant de Joiselle, ou elle avait tente vainement d'emprunter dix sous a une soeur. Lorsqu'elle eut mange, elle s'en alla, etourdie. Etienne etait reste dans le champ vague de Requillart, dont les hangars ecroules disparaissaient sous les ronces. --Eh bien! tu n'entres pas boire un petit verre? lui demanda la Mouquette gaiement. Et, comme il hesitait: --Alors, tu as toujours peur de moi? Il la suivit, gagne par son rire. Ce pain qu'elle avait donne de si grand coeur, l'attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du pere, elle l'emmena dans sa chambre a elle, ou elle versa tout de suite deux petits verres de genievre. Cette chambre etait tres propre, il lui en fit compliment. D'ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien: le pere continuait son service de palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croises, s'etait mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus faineante pour ca. --Dis? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer? Il ne put s'empecher de rire, lui aussi, tellement elle avait lance ca d'un air mignon. --Mais je t'aime bien, repondit-il. --Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j'en meurs d'envie. Dis? ca me ferait tant plaisir! C'etait vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant a lui, l'etreignant de ses deux bras frissonnants, la face levee dans une telle supplication d'amour, qu'il en etait tres touche. Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau, avec son teint jauni, mange par le charbon; mais ses yeux luisaient d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de desir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n'osa plus refuser. --Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien! Et elle se livra dans une maladresse et un evanouissement de vierge, comme si c'etait la premiere fois, et qu'elle n'eut jamais connu d'homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui deborda de reconnaissance: elle lui disait merci, elle lui baisait les mains. Etienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d'avoir eu la Mouquette. En s'en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle etait une brave fille. Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit lui firent oublier l'aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-etre a une concession, si les delegues tentaient une nouvelle demarche pres du directeur. Du moins, des porions avaient repandu ce bruit. La verite etait que, dans la lutte engagee, la mine souffrait plus encore que les mineurs. Des deux cotes, l'obstination entassait des ruines: tandis que le travail crevait de faim, le capital se detruisait. Chaque jour de chomage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s'arrete est une machine morte. L'outillage et le materiel s'alteraient, l'argent immobilise fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s'epuisait sur le carreau des fosses, la clientele parlait de s'adresser en Belgique; et il y avait la, pour l'avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec soin, c'etaient les degats croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des eboulements se produisaient a chaque heure. Bientot, les desastres etaient devenus tels, qu'ils devaient necessiter de longs mois de reparation, avant que l'abattage put etre repris. Deja, des histoires couraient la contree: a Crevecoeur, trois cents metres de voie s'etaient effondres d'un bloc, bouchant l'acces de la veine Cinq-Paumes; a Madeleine, la veine Maugretout s'emiettait et s'emplissait d'eau. La Direction refusait d'en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forcee d'avouer. Un matin, pres de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, eboulee de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement interieur du Voreux qui ebranla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaitre. Etienne et les delegues hesitaient a risquer une demarche, sans connaitre les intentions de la Regie. Dansaert, qu'ils interrogerent, evita de repondre: certainement, on deplorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne precisait pas. Ils finirent par decider qu'ils se rendraient pres de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur cote; car ils ne voulaient pas qu'on les accusat plus tard d'avoir refuse a la Compagnie une occasion de reconnaitre ses torts. Seulement, ils jurerent de ne ceder sur rien, de maintenir quand meme leurs conditions, qui etaient les seules justes. L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour ou le coron tombait a la misere noire. Elle fut moins cordiale que la premiere. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n'avaient rien de nouveau a leur dire. D'abord, M. Hennebeau affecta la surprise: aucun ordre ne lui etait parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'enteteraient dans leur revolte detestable; et cette raideur autoritaire produisit l'effet le plus facheux, a tel point que, si les delegues s'etaient deranges avec des intentions conciliantes, la facon dont on les recevait aurait suffi a les faire s'obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles: ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage a part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l'accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu'il prenait l'offre sur lui, que rien n'etait resolu, qu'il se flattait pourtant d'obtenir a Paris cette concession. Mais les delegues refuserent et repeterent leurs exigences: le maintien de l'ancien systeme, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu'il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux a terre, le crane dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche. On se separa brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. Etienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons sur le pave, dans la rage muette des vaincus pousses a bout. Vers deux heures, les femmes du coron tenterent, de leur cote, une demarche pres de Maigrat. Il n'y avait plus que cet espoir, flechir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de credit. C'etait une idee de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle decida la Brule et la Levaque a l'accompagner; quant a la Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de guerir. D'autres femmes se joignirent a la bande, elles etaient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et miserables, ils hocherent la tete d'inquietude. Des portes se fermerent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la premiere fois, et rien n'etait d'un plus mauvais signe: d'ordinaire, tout se gatait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scene violente. D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu'elles venaient payer leurs dettes: ca, c'etait gentil, de s'etre entendu, pour apporter l'argent d'un coup. Puis, des que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter. Est-ce qu'elles se fichaient du monde? Encore du credit, elles revaient donc de le mettre sur la paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain! Et il les renvoyait a l'epicier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l'ecoutaient d'un air d'humilite peureuse, s'excusaient, guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir. Il recommenca a dire des farces, il offrit sa boutique a la Brule, si elle le prenait pour galant. Une telle lachete les tenait toutes, qu'elles en rirent; et la Levaque rencherit, declara qu'elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitot grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traiterent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l'air dans un elan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu'un homme pareil ne meritait pas de manger. Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrerent les mains vides, les hommes les regarderent, puis baisserent la tete. C'etait fini, la journee s'acheverait sans une cuilleree de soupe; et les autres journees s'etendaient dans une ombre glacee, ou ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet exces de misere les faisait s'enteter davantage, muets, comme des betes traquees, resolues a mourir au fond de leur trou, plutot que d'en sortir. Qui aurait ose parler le premier de soumission? on avait jure avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu'on tenait a la fosse, quand il y en avait un sous un eboulement. Ca se devait, ils etaient la-bas a une bonne ecole pour savoir se resigner; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'age de douze ans; et leur devouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers de leur metier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice. Chez les Maheu, la soiree fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, ou fumait la derniere patee d'escaillage. Apres avoir vide les matelas poignee a poignee, on s'etait decide l'avant-veille a vendre pour trois francs le coucou; et la piece semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d'autre luxe que la boite de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme a un bijou. Les deux bonnes chaises etaient parties, le pere Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentre du jardin. Et le crepuscule livide qui tombait semblait augmenter le froid. --Quoi faire? repeta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. Etienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de l'imperatrice, colles contre le mur. Il les en aurait arraches depuis longtemps, sans la famille qui les defendait, pour l'ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrees: --Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever! --Si je portais la boite? reprit la femme toute pale, apres une hesitation. Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tete sur la poitrine, s'etait redresse. --Non, je ne veux pas! Peniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la piece. Etait-ce Dieu possible, d'en etre reduit a cette misere! le buffet sans une miette, plus rien a vendre, pas meme une idee pour avoir un pain! Et le feu qui allait s'eteindre! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle avait envoyee le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui etait revenue les mains vides, en disant que la Compagnie defendait la glane. Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie? comme si l'on volait quelqu'un, a ramasser les brins de charbon perdus! La petite, desesperee, racontait qu'un homme l'avait menacee d'une gifle; puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser battre. --Et ce bougre de Jeanlin? cria la mere, ou est-il encore, je vous le demande?... Il devait apporter de la salade: on en aurait broute comme des betes, au moins! Vous verrez qu'il ne rentrera pas. Hier deja, il a decouche. Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a toujours l'air d'avoir le ventre plein. --Peut-etre, dit Etienne, ramasse-t-il des sous sur la route. Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle. --Si je savais ca!... Mes enfants mendier! J'aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite. Maheu, de nouveau, s'etait affaisse, au bord de la table. Lenore et Henri, etonnes qu'on ne mangeat pas, commencaient a geindre; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-pere toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le pere asthmatique, les genoux enfles d'eau, la mere et les petits travailles de la scrofule et de l'anemie hereditaires. Sans doute, le metier voulait ca; on ne s'en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et deja l'on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver a souper. Quoi faire, ou aller, mon Dieu? Alors, dans le crepuscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la piece, Etienne, qui hesitait depuis un instant, se decida, le coeur creve. --Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part. Et il sortit. L'idee de la Mouquette lui etait venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fachait, d'etre ainsi force de retourner a Requillart: cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne lachait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s'il le fallait. --Moi aussi, je vais voir, dit a son tour la Maheude. C'est trop bete. Elle rouvrit la porte derriere le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clarte d'un bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer. Dehors, une courte reflexion l'arreta. Puis, elle entra chez les Levaque. --Dis donc, je t'ai prete un pain, l'autre jour. Si tu me le rendais. Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'etait guere encourageant; et la maison sentait la misere plus que la sienne. La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu eteint, tandis que Levaque, soule par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la table. Adosse au mur, Bouteloup frottait machinalement ses epaules, avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mange les economies, et qui s'etonne d'avoir a se serrer le ventre. --Un pain, ah! ma chere, repondit la Levaque. Moi qui voulais t'en emprunter un autre! Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui ecrasa la face contre la table. --Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ca te brule les boyaux!... Au lieu de te faire payer a boire, est-ce que tu n'aurais pas du demander vingt sous a un ami? Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la salete du menage, abandonne depuis si longtemps deja, qu'une odeur insupportable s'exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s'en fichait! Son fils, ce gueux de Bebert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux debarras, s'il ne revenait plus. Puis, elle dit qu'elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup. --Allons, houp! montons... Le feu est mort, pas besoin d'allumer la chandelle pour voir les assiettes vides... Viens-tu a la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ca soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard creve ici de froid tout seul! Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa resolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s'entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute a lui ouvrir. --Tiens! c'est toi, s'ecria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c'etait le medecin. Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille. --Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l'air bonne, c'est dans le ventre que ca le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brule tout ce qu'on a. Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade. D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin: bien sur qu'on avait demenage le plat. Des miettes trainaient sur la table; et, au beau milieu, elle apercut une bouteille de vin oubliee. --Maman est allee a Montsou pour tacher d'avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons a l'attendre. Mais sa voix s'etrangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi etait tombee sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l'histoire: oui, c'etait du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporte cette bouteille-la pour son homme, a qui le medecin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fiere, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-meme ses aumones! --Je sais, dit la Maheude, je les connais. Son coeur se serrait a l'idee que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ca ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient porte de l'eau a la riviere. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-etre tout de meme en aurait-elle tire quelque chose. --J'etais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait plus gras chez vous que chez nous... As-tu seulement du vermicelle, a charge de revanche? La Pierronne se desespera bruyamment. --Rien du tout, ma chere. Pas ce qui s'appelle un grain de semoule... Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point reussi. Nous allons nous coucher sans souper. A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle tapa du poing contre la porte. C'etait cette coureuse de Lydie qu'elle avait enfermee, disait-elle, pour la punir de n'etre rentree qu'a cinq heures, apres toute une journee de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement. Cependant, la Maheude restait debout, sans se decider a partir. Ce grand feu la penetrait d'un bien-etre douloureux, la pensee qu'on mangeait la, lui creusait l'estomac davantage. Evidemment, ils avaient renvoye la vieille et enferme la petite, pour bafrer leur lapin. Ah! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ca portait bonheur a sa maison! --Bonsoir, dit-elle tout d'un coup. Dehors, la nuit etait tombee, et la lune, derriere des nuages, eclairait la terre d'une clarte louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, desolee, n'osant rentrer chez elle. Mais, le long des facades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. A quoi bon frapper? c'etait misere et compagnie. Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de l'oignon elle-meme etait partie, cette odeur forte qui annoncait le coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humidite des trous ou rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes etouffees, des jurons perdus; et, dans le silence qui s'alourdissait peu a peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l'ecrasement des corps jetes en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides. Comme elle passait devant l'eglise, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hater, car elle avait reconnu le cure de Montsou, l'abbe Joire, qui disait la messe le dimanche a la chapelle du coron: sans doute il sortait de la sacristie, ou le reglement de quelque affaire l'avait appele. Le dos rond, il courait de son air d'homme gras et doux, desireux de vivre en paix avec tout le monde. S'il avait fait sa course a la nuit, ce devait etre pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu'il venait d'obtenir de l'avancement. Meme, il s'etait promene deja avec son successeur, un abbe maigre, aux yeux de braise rouge. --Monsieur le cure, monsieur le cure, begaya la Maheude. Mais il ne s'arreta point. --Bonsoir, bonsoir, ma brave femme. Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra. Personne n'avait bouge. Maheu etait toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s'etait pas dit une parole, seule la chandelle avait brule, si courte, que la lumiere elle-meme bientot leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tournerent la tete; mais, en voyant que la mere ne rapportait rien, ils se remirent a regarder par terre, renfoncant une grosse envie de pleurer, de peur qu'on ne les grondat. La Maheude etait retombee a sa place, pres du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore a causer; et c'etait maintenant une attente aneantie, sans courage, l'attente derniere du secours qu'Etienne, peut-etre, allait deterrer quelque part. Les minutes s'ecoulaient, ils finissaient par ne plus y compter. Lorsque Etienne reparut, il avait, dans un torchon, une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies. --Voila tout ce que j'ai trouve, dit-il. Chez la Mouquette, le pain manquait egalement: c'etait son diner qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son coeur. --Merci, repondit-il a la Maheude qui lui offrait sa part. J'ai mange la-bas. Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le pere et la mere, eux aussi, se retenaient, afin d'en laisser davantage; mais le vieux, goulument, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire. Alors, Etienne dit qu'il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irritee de l'entetement des grevistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, decidement. Et un bruit plus grave circulait, elle se vantait d'avoir decide un grand nombre d'ouvriers a redescendre: le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient etre au complet; meme il y aurait, a Madeleine et a Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exasperes. --Nom de Dieu! cria le pere, s'il y a des traitres, faut regler leur compte! Et, debout, cedant a l'emportement de sa souffrance: --A demain soir, dans la foret!... Puisqu'on nous empeche de nous entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la foret que nous serons chez nous. Ce cri avait reveille le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C'etait le cri ancien de ralliement, le rendez-vous ou les mineurs de jadis allaient comploter leur resistance aux soldats du roi. --Oui, oui, a Vandame! J'en suis, si l'on va la-bas! La Maheude eut un geste energique. --Nous irons tous. Ca finira, ces injustices et ces traitrises! Etienne decida que le rendez-vous serait donne a tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu etait mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s'eteignit. Il n'y avait plus de houille, plus de petrole, il fallut se coucher a tatons, dans le grand froid qui pincait la peau. Les petits pleuraient. VI Jeanlin, gueri, marchait a present; mais ses jambes etaient si mal recollees, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois, avec son adresse de bete malfaisante et voleuse. Ce soir-la, au crepuscule, sur la route de Requillart, Jeanlin, accompagne de ses inseparables, Bebert et Lydie, faisait le guet. Il s'etait embusque dans un terrain vague, derriere une palissade, en face d'une epicerie borgne, plantee de travers a l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y etalait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussiere; et c'etait une antique morue seche, pendue a la porte, chinee de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. Deja deux fois, il avait lance Bebert, pour aller la decrocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des geneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires! Un monsieur a cheval deboucha, et les enfants s'aplatirent au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau. Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la greve, voyageant seul au milieu des corons revoltes, mettant un courage tranquille a s'assurer en personne de l'etat du pays. Et jamais une pierre n'avait siffle a ses oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents a le saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la tete droite pour ne deranger personne, il passait, tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, a travers cette goinfrerie des amours libres. Il apercut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. Jusqu'aux marmots qui deja s'egayaient a frotter leur misere! Ses yeux s'etaient mouilles, il disparut, raide sur la selle, militairement boutonne dans sa redingote. --Foutu sort! dit Jeanlin, ca ne finira pas... Vas-y, Bebert! tire sur la queue! Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant etouffa encore un juron, quand il entendit la voix de son frere Zacharie, en train de raconter a Mouquet comment il avait decouvert une piece de quarante sous, cousue dans une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d'aise, en se tapant sur les epaules. Mouquet eut l'idee d'une grande partie de crosse pour le lendemain: on partirait a deux heures de l'Avantage, on irait du cote de Montoire, pres de Marchiennes. Zacharie accepta. Qu'est-ce qu'on avait a les embeter avec la greve? autant rigoler, puisqu'on ne fichait rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Etienne, qui venait du canal, les arreta et se mit a causer. --Est-ce qu'ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspere. V'la la nuit, la vieille rentre ses sacs. Un autre mineur descendait vers Requillart. Etienne s'eloigna avec lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les entendit parler de la foret: on avait du remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les corons. --Dites donc, murmura-t-il a ses deux camarades, la grande machine est pour demain. Faut en etre. Hein? nous filerons, l'apres-midi. Et, la route enfin etant libre, il lanca Bebert. --Hardi! tire sur la queue!... Et mefie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. Bebert, d'un bond, s'etait pendu a la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L'epiciere, etonnee, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les tenebres. Ces vauriens finissaient par etre la terreur du pays. Ils l'avaient envahi peu a peu, ainsi qu'une horde sauvage. D'abord, ils s'etaient contentes du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d'ou ils sortaient pareils a des negres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d'une foret vierge. Puis, ils avaient pris d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derriere les parties nues, bouillantes encore des incendies interieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, caches la journee entiere, occupes a des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils elargissaient toujours leurs conquetes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les pres en mangeant sans pain toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient a des kilometres, jusqu'aux futaies de Vandame, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en ete. Bientot l'immense plaine leur avait appartenu. Mais ce qui les lancait ainsi, de Montsou a Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'etait un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces expeditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les etalages. Dans le pays, on accusait les mineurs en greve, on parlait d'une vaste bande organisee. Un jour meme, il avait force Lydie a voler sa mere, il s'etait fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenetre; et la petite, rouee de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autorite. Le pis etait qu'il se taillait la part du lion. Bebert, egalement, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout. Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme legitime, et il profitait de la credulite de Bebert pour l'engager dans des aventures desagreables, tres amuse de faire tourner en bourrique ce gros garcon, plus fort que lui, qui l'aurait assomme d'un coup de poing. Il les meprisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu'il avait pour maitresse une princesse, devant laquelle ils etaient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue, au tournant d'un sentier, n'importe ou il se trouvait, apres leur avoir ordonne, l'air terrible, de rentrer au coron. D'abord, il empochait le butin. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-la. --Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu'ils s'arreterent tous trois, a un coude de la route, pres de Requillart. Bebert protesta. --J'en veux, tu sais. C'est moi qui l'ai prise. --Hein, quoi? cria-t-il. T'en auras, si je t'en donne, et pas ce soir, bien sur: demain, s'il en reste. Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la meme ligne, comme des soldats au port d'armes. Puis, passant derriere eux: --Maintenant, vous allez rester la cinq minutes, sans vous retourner... Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des betes qui vous mangeront... Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si Bebert touche a Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques. Alors, il s'evanouit au fond de l'ombre, avec une telle legerete, qu'on n'entendit meme pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeurerent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arriere, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible. Lentement, une grande affection etait nee entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait a la prendre, a la serrer tres fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et elle aussi, aurait bien voulu, car ca l'aurait changee, d'etre ainsi caressee gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de desobeir. Quand ils s'en allerent, bien que la nuit fut tres noire, ils ne s'embrasserent meme pas, ils marcherent cote a cote, attendris et desesperes, certains que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derriere leur allongerait des claques. Etienne, a la meme heure, etait entre a Requillart. La veille, Mouquette l'avait supplie de revenir, et il revenait, honteux, pris d'un gout qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait comme un Jesus. C'etait, d'ailleurs, dans l'intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre, a cause des camarades. On n'etait guere a la joie, ca manquait d'honnetete, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l'ayant pas trouvee chez elle, il s'etait decide a l'attendre, il guettait les ombres au passage. Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, a demi obstrue. Une poutre toute droite, ou tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement eclate des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C'etait un coin de sauvage abandon, l'entree herbue et chevelue d'un gouffre, embarrassee de vieux bois, plantee de prunelliers et d'aubepines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant eviter de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir installe au Voreux un ventilateur, car le foyer d'aerage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait place au pied de Requillart, dont l'ancien goyot d'epuisement servait de cheminee. On s'etait contente de consolider le cuvelage du niveau par des etais places en travers, barrant l'extraction, et on avait delaisse les galeries superieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d'enfer, l'enorme brasier de houille, au tirage si puissant, que l'appel d'air faisait souffler le vent en tempete, d'un bout a l'autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu'on put monter et descendre encore, l'ordre etait donne d'entretenir le goyot des echelles; seulement, personne ne s'en occupait, les echelles se pourrissaient d'humidite, des paliers s'etaient effondres deja. En haut, une grande ronce bouchait l'entree du goyot; et comme la premiere echelle avait perdu des echelons, il fallait, pour l'atteindre, se pendre a une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir. Etienne patientait, cache derriere un buisson, lorsqu'il entendit, parmi les branches, un long frolement. Il crut a la fuite effrayee d'une couleuvre. Mais la brusque lueur d'une allumette l'etonna, et il demeura stupefait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s'abimait dans la terre. Une curiosite si vive le saisit, qu'il s'approcha du trou: l'enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxieme palier. Il hesita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre metres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un echelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n'avait rien du entendre, Etienne voyait toujours, sous lui, la lumiere s'enfoncer, tandis que l'ombre du petit, colossale et inquietante, dansait, avec le dehanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d'une adresse de singe a se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand des echelons manquaient. Les echelles, de sept metres, se succedaient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, pres de se rompre; les paliers etroits defilaient, verdis, pourris tellement, qu'on marchait comme dans de la mousse; et, a mesure qu'on descendait, la chaleur etait suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la greve, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n'aurait pu se risquer la, sans se rotir le poil. --Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Etienne etouffe, ou diable va-t-il? Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il se cognait a chaque minute, il n'etait guide que par la lueur vague, fuyant sous lui. C'etait bien la vingtieme echelle deja, et la descente continuait. Alors, il les compta: vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il s'enfoncait, et il s'enfoncait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la tete, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin, il arriva a un accrochage, et il apercut la chandelle qui filait au fond d'une galerie. Trente echelles, cela faisait deux cent dix metres environ. --Est-ce qu'il va me promener longtemps? pensait-il. C'est pour sur dans l'ecurie qu'il se terre. Mais, a gauche, la voie qui conduisait a l'ecurie etait barree par un eboulement. Le voyage recommenca, plus penible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarees, voletaient, se collaient a la voute de l'accrochage. Il dut se hater pour ne pas perdre de vue la lumiere, il se jeta dans la meme galerie; seulement, ou l'enfant passait a l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes les anciennes voies, s'etait resserree, se resserrait encore chaque jour, sous la continuelle poussee des terrains; et il n'y avait plus, a certaines places, qu'un boyau, qui devait finir par s'effacer lui-meme. Dans ce travail d'etranglement, les bois eclates, dechires, devenaient un peril, menacaient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, a la pointe de leurs echardes, aigues comme des epees. Il n'avancait qu'avec precaution, a genoux ou sur le ventre, tatant l'ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le pietina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de fuite. --Tonnerre de Dieu! y sommes-nous a la fin? gronda-t-il, les reins casses, hors d'haleine. On y etait. Au bout d'un kilometre, le boyau s'elargissait, on tombait dans une partie de voie admirablement conservee. C'etait le fond de l'ancienne voie de roulage, taillee a travers banc, pareille a une grotte naturelle. Il avait du s'arreter, il voyait de loin l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se mettait a l'aise, l'air tranquille et soulage, en homme heureux de rentrer chez lui. Une installation complete changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plantes en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de genievre entames: une vraie caverne scelerate, du butin entasse depuis des semaines, meme du butin inutile, du savon et du cirage, voles pour le plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en jouissait en brigand egoiste. --Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Etienne, lorsqu'il eut souffle un moment. Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim la-haut? Jeanlin, atterre, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite. --Veux-tu diner avec moi? finit-il par dire. Hein? un morceau de morue grillee?... Tu vas voir. Il n'avait pas lache sa morue, et s'etait mis a en gratter proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits couteaux-poignards a manche d'os, ou sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot <>, simplement. --Tu as un joli couteau, fit remarquer Etienne. --C'est un cadeau de Lydie, repondit Jeanlin, qui negligea d'ajouter que Lydie l'avait vole, sur son ordre, a un camelot de Montsou, devant le debit de la Tete-Coupee. Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier: --N'est-ce pas qu'on est bien chez moi?... On a un peu plus chaud que la-haut, et ca sent joliment meilleur! Etienne s'etait assis, curieux de le faire causer. Il n'avait plus de colere, un interet le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en effet, il goutait un bien-etre, au fond de ce trou: la chaleur n'y etait plus trop forte, une temperature egale y regnait en dehors des saisons, d'une tiedeur de bain, pendant que le rude decembre gercait sur la terre la peau des miserables. En vieillissant, les galeries s'epuraient des gaz nuisibles, tout le grisou etait parti, on ne sentait la maintenant que l'odeur des anciens bois fermentes, une odeur subtile d'ether, comme aiguisee d'une pointe de girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants a voir, d'une paleur jaunie de marbre, franges de guipures blanchatres, de vegetations floconneuses qui semblaient les draper d'une passementerie de soie et de perles. D'autres se herissaient de champignons. Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches et des araignees de neige, une population decoloree, a jamais ignorante du soleil. --Alors, tu n'as pas peur? demanda Etienne. Jeanlin le regarda, etonne. --Peur de quoi? puisque je suis tout seul. Mais la morue etait grattee enfin. Il alluma un petit feu de bois, etala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. C'etait un regal terriblement sale, exquis tout de meme pour des estomacs solides. Etienne avait accepte sa part. --Ca ne m'etonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer!... Et les autres, tu n'y songes pas? --Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop betes? --D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton pere apprenait que tu voles, il t'arrangerait. --Avec ca que les bourgeois ne nous volent pas! C'est toi qui le dis toujours. Quand j'ai chipe ce pain chez Maigrat, c'etait bien sur un pain qu'il nous devait. Le jeune homme se tut, la bouche pleine, trouble. Il le regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa degenerescence d'avorton a l'intelligence obscure et d'une ruse de sauvage, lentement repris par l'animalite ancienne. La mine, qui l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes. --Et Lydie, demanda de nouveau Etienne, est-ce que tu l'amenes ici, des fois? Jeanlin eut un rire meprisant. --La petite, ah! non, par exemple!... Les femmes, ca bavarde. Et il continuait a rire, plein d'un immense dedain pour Lydie et Bebert. Jamais on n'avait vu des enfants si cruches. L'idee qu'ils gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides, pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les cotes d'aise. Puis, il conclut, avec une gravite de petit philosophe: --Faut mieux etre seul, on est toujours d'accord. Etienne avait fini son pain. Il but une gorgee de genievre. Un instant, il s'etait demande s'il n'allait pas mal reconnaitre l'hospitalite de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et en lui defendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire a son pere. Mais, en examinant cette retraite profonde, une idee le travaillait: qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le cas ou les choses se gateraient, la-haut? Il fit jurer a l'enfant de ne pas decoucher, comme il lui arrivait de le faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement son menage. La Mouquette se desesperait a l'attendre, assise sur une poutre, malgre le grand froid. Quand elle l'apercut, elle lui sauta au cou; et ce fut comme s'il lui enfoncait un couteau dans le coeur, lorsqu'il lui dit sa volonte de ne plus la voir. Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu'elle ne l'aimait point assez? Craignant de succomber lui-meme a l'envie d'entrer chez elle, il l'entrainait vers la route, il lui expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique. Elle s'etonna, qu'est-ce que ca pouvait faire a la politique? Enfin, la pensee lui vint qu'il rougissait de la connaitre; d'ailleurs, elle n'en etait pas blessee, c'etait tout naturel; et elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps a autre. Eperdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes. Lui, tres emu, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser. Pas a pas, ils etaient arrives aux premieres maisons de Montsou, et ils se tenaient a pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme passa pres d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait bute contre une pierre. --Qui est-ce? demanda Etienne inquiet. --C'est Catherine, repondit la Mouquette. Elle revient de Jean-Bart. La femme, maintenant, s'en allait, la tete basse, les jambes faibles, l'air tres las. Et le jeune homme la regardait, desespere d'avoir ete vu par elle, le coeur creve d'un remords sans cause. Est-ce qu'elle n'etait pas avec un homme? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir de la meme souffrance, la, sur ce chemin de Requillart, lorsqu'elle s'etait donnee a cet homme? Mais cela, malgre tout, le desolait, de lui avoir rendu la pareille. --Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre. Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelee, une de ces belles journees d'hiver, ou la terre dure sonne comme un cristal sous les pieds. Des une heure, Jeanlin avait file; mais il dut attendre Bebert derriere l'eglise, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa mere avait encore enfermee dans la cave. On venait de l'en faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec les rats, pour la nuit entiere. Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller a la salade. Jeanlin l'en detourna: on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit d'un bond par les oreilles, la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galoperent. On allait joliment s'amuser, a la faire courir comme un chien, jusqu'a la foret. Mais ils s'arreterent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, apres avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande partie de crosse. L'enjeu etait une casquette neuve et un foulard rouge, deposes chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux a la ferme Paillot, pres de trois kilometres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit. On avait pose la cholette, le petit oeuf de buis, sur le pave, une pointe en l'air. Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni d'une ficelle fortement serree. Deux heures sonnaient comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son premier coup compose d'une serie de trois, lanca la cholette a plus de quatre cents metres, au travers des champs de betteraves; car il etait defendu de choler dans les villages et sur les routes, ou l'on avait tue du monde. Mouquet, solide lui aussi, dechola d'un bras si rude, que son coup unique ramena la bille de cent cinquante metres en arriere. Et la partie continua, un camp cholant, l'autre camp decholant, toujours au pas de course, les pieds meurtris par les aretes gelees des terres de labour. D'abord, Jeanlin, Bebert et Lydie avaient galope derriere les joueurs, enthousiasmes des grands coups. Puis, l'idee de Pologne qu'ils secouaient dans le panier leur etait revenue; et, lachant le jeu en pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle decampa, ils se jeterent derriere elle, ce fut une chasse d'une heure, a toutes jambes, avec des crochets continuels, des hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et refermes sur le vide. Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils ne l'auraient rattrapee. Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tete. Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c'etait Zacharie qui avait failli fendre le crane de son frere. Les joueurs en etaient au quatrieme tour: de la ferme Paillot, ils avaient file aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins a Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de Montoire au Pre-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes a l'estaminet Vincent et au debit des Trois-Sages. Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups a choler, sa victoire etait sure, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, dechola avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un fosse profond. Le partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un desastre. Tous quatre criaient, la partie s'en passionna, car on etait manche a manche, il fallait recommencer. Du Pre-des-Vaches, il n'y avait pas deux kilometres a la pointe des Herbes-Rousses: en cinq coups. La-bas, ils se rafraichiraient chez Lerenard. Mais Jeanlin avait une idee. Il les laissa partir, il sortit une ficelle de sa poche, qu'il lia a une patte de Pologne, la patte gauche de derriere. Et cela fut tres amusant, la lapine courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se dehanchant d'une si lamentable facon, que jamais ils n'avaient tant ri. Ensuite, ils l'attacherent par le cou, pour qu'elle galopat; et, comme elle se fatiguait, ils la trainaient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ca durait depuis plus d'une heure, elle ralait, lorsqu'ils la remirent vivement dans le panier, en entendant pres du bois a Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore. A present, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les kilometres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but. Des Herbes-Rousses, ils avaient file a Buchy, puis a la Croix-de-Pierre, puis a Chamblay. La terre sonnait sous la debandade de leurs pieds, galopant sans relache a la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace: c'etait un bon temps, on n'enfoncait pas, on ne courait que le risque de se casser les jambes. Dans l'air sec, les grands coups de crosse petaient, pareils a des coups de feu. Les mains musculeuses serraient le manche ficele, le corps entier se lancait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant des heures, d'un bout a l'autre de la plaine, par-dessus les fosses, les haies, les talus des routes, les murs bas des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et des charnieres en fer dans les genoux. Les haveurs s'y derouillaient de la mine avec passion. Il y avait des enrages de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A quarante, on ne cholait plus, on etait trop lourd. Cinq heures sonnerent, le crepuscule venait deja. Encore un tour, jusqu'a la foret de Vandame, pour decider qui gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indifference gouailleuse de la politique: ce serait drole de tomber la-bas, au milieu des camarades. Quant a Jeanlin, depuis le depart du coron, il visait la foret, avec son air de battre les champs. D'un geste indigne, il menaca Lydie, qui, travaillee de remords et de crainte, parlait de retourner au Voreux cueillir ses pissenlits: est-ce qu'ils allaient lacher la reunion? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient. Il poussait Bebert, il proposa d'egayer le bout de chemin, jusqu'aux arbres, en detachant Pologne et en la poursuivant a coups de cailloux. Son idee sourde etait de la tuer, une convoitise lui venait de l'emporter et de la manger, au fond de son trou de Requillart. La lapine reprit sa course, le nez frise, les oreilles rabattues; une pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgre l'ombre croissante, elle y serait restee, si les galopins n'avaient apercu, au centre d'une clairiere, Etienne et Maheu debout. Eperdument, ils se jeterent sur la bete, la rentrerent encore dans le panier. Presque a la meme minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres, donnant le dernier coup de crosse, lancaient la cholette, qui roula a quelques metres de la clairiere. Ils tombaient tous en plein rendez-vous. Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine rase, c'etait, depuis le crepuscule, un long acheminement, un ruissellement d'ombres silencieuses, filant isolees, s'en allant par groupes, vers les futaies violatres de la foret. Chaque coron se vidait, les femmes et les enfants eux-memes partaient comme pour une promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui se glissait au meme but, on la sentait seulement, pietinante, confuse, emportee d'une seule ame. Entre les haies, parmi les buissons, il n'y avait qu'un frolement leger, une vague rumeur des voix de la nuit. M. Hennebeau, qui justement rentrait a cette heure, monte sur sa jument, pretait l'oreille a ces bruits perdus. Il avait rencontre des couples, tout un lent defile de promeneurs, par cette belle soiree d'hiver. Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derriere les murs. N'etaient-ce pas la ses rencontres habituelles, des filles culbutees au fond de chaque fosse, des gueux se bourrant de la seule joie qui ne coutait rien? Et ces imbeciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, a pleines ventrees, cet unique bonheur de s'aimer! Volontiers, il aurait creve de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une femme qui se serait donnee a lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout son coeur. Son malheur etait sans consolation, il enviait ces miserables. La tete basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval, desespere par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne noire, et ou il n'entendait que des baisers. VII C'etait au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairiere qu'une coupe de bois venait d'ouvrir. Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte d'une haute futaie, des hetres superbes, dont les troncs, droits et reguliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens; et des geants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois debite alignait son cube geometrique. Le froid s'aiguisait avec le crepuscule, les mousses gelees craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire a terre, les branches hautes se decoupaient sur le ciel pale, ou la lune pleine, montant a l'horizon, allait eteindre les etoiles. Pres de trois mille charbonniers etaient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants, emplissant peu a peu la clairiere, debordant au loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des tetes, noye d'ombre, s'elargissait jusqu'aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil a un vent d'orage, dans cette foret immobile et glacee. En haut, dominant la pente, Etienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s'etait elevee, on entendait leurs voix, par eclats brusques. Pres d'eux, des hommes les ecoutaient: Levaque les poings serres, Pierron tournant le dos, tres inquiet de n'avoir pu pretexter des fievres plus longtemps; et il y avait aussi le pere Bonnemort et le vieux Mouque, cote a cote, sur une souche, l'air profondement reflechi. Puis, derriere, les blagueurs etaient la, Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que, recueillies au contraire, graves ainsi qu'a l'eglise, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la tete aux sourds jurons de la Levaque. Philomene toussait, reprise de sa bronchite depuis l'hiver. Seule, la Mouquette riait a belles dents, egayee par la facon dont la mere Brule traitait sa fille, une denaturee qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissee des lachetes de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'etait plante, hissant Lydie, forcant Bebert a le suivre, tous les trois en l'air, plus haut que tout le monde. La querelle venait de Rasseneur, qui voulait proceder regulierement a l'election d'un bureau. Sa defaite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il s'etait jure d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconquerir son autorite ancienne, lorsqu'on serait en face, non plus des delegues, mais du peuple des mineurs. Etienne, revolte, avait trouve l'idee d'un bureau imbecile, dans cette foret. Il fallait agir revolutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des loups. Voyant la dispute s'eterniser, il s'empara tout d'un coup de la foule, il monta sur un tronc d'arbre, en criant: --Camarades! camarades! La rumeur confuse de ce peuple s'eteignit dans un long soupir, tandis que Maheu etouffait les protestations de Rasseneur. Etienne continuait d'une voix eclatante: --Camarades, puisqu'on nous defend de parler, puisqu'on nous envoie les gendarmes comme si nous etions des brigands, c'est ici qu'il faut nous entendre! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les oiseaux et les betes! Un tonnerre lui repondit, des cris, des exclamations. --Oui, oui, la foret est a nous, on a bien le droit d'y causer... Parle! Alors, Etienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre. La lune, trop basse encore a l'horizon, n'eclairait toujours que les branches hautes; et la foule restait noyee de tenebres, peu a peu calmee, silencieuse. Lui, noir egalement, faisait au-dessus d'elle, en haut de la pente, une barre d'ombre. Il leva un bras dans un geste lent, il commenca; mais sa voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il placait le discours que le commissaire de police lui avait coupe au Bon-Joyeux; et il debutait par un historique rapide de la greve, en affectant l'eloquence scientifique: des faits, rien que des faits. D'abord, il dit sa repugnance contre la greve: les mineurs ne l'avaient pas voulue, c'etait la Direction qui les avait provoques, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la premiere demarche des delegues chez le directeur, la mauvaise foi de la Regie, et plus tard, lors de la seconde demarche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle rendait, apres avoir tache de les voler. Maintenant, on en etait la, il etablissait par des chiffres le vide de la caisse de prevoyance, indiquait l'emploi des secours envoyes, excusait en quelques phrases l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquete du monde. Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menacait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait decide un certain nombre de mineurs a redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivee aux fievres dernieres du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton. --C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une decision ce soir. Voulez-vous la continuation de la greve? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie? Un silence profond tomba du ciel etoile. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui etouffait le coeur; et l'on n'entendait que son souffle desespere, au travers des arbres. Mais Etienne, deja, continuait d'une voix changee. Ce n'etait plus le secretaire de l'association qui parlait, c'etait le chef de bande, l'apotre apportant la verite. Est-ce qu'il se trouverait des laches pour manquer a leur parole? Quoi! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tete basse, et l'eternelle misere recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de detruire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment ou la faim, de nouveau, jetait les plus calmes a la revolte, n'etait-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage? Et il montrait les mineurs exploites, supportant a eux seuls les desastres des crises, reduits a ne plus manger, des que les necessites de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non! le tarif de boisage n'etait pas acceptable, il n'y avait la qu'une economie deguisee, on voulait voler a chaque homme une heure de son travail par jour. C'etait trop cette fois, le temps venait ou les miserables, pousses a bout, feraient justice. Il resta les bras en l'air. La foule, a ce mot de justice, secouee d'un long frisson, eclata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles seches. Des voix criaient: --Justice!... Il est temps, justice! Peu a peu, Etienne s'echauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'epaule. Seulement, a ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une energie familiere, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentres, puis detendus et lancant les poings en avant, sa machoire brusquement avancee, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'etait pas grand, mais il se faisait ecouter. --Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit etre au mineur, comme la mer est au pecheur, comme la terre est au paysan... Entendez-vous! la mine vous appartient, a vous tous qui, depuis un siecle, l'avez payee de tant de sang et de misere! Carrement, il aborda des questions obscures de droit, le defile des lois speciales sur les mines, ou il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, etait a la nation: seul, un privilege odieux en assurait le monopole a des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la pretendue legalite des concessions se compliquait des traites passes jadis avec les proprietaires des anciens fiefs, selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple des mineurs n'avait donc qu'a reconquerir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays entier, au-dela de la foret. A ce moment, la lune, qui montait de l'horizon, glissant des hautes branches, l'eclaira. Lorsque la foule, encore dans l'ombre, l'apercut ainsi, blanc de lumiere, distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un battement prolonge. --Oui, oui, il a raison, bravo! Des lors, Etienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des instruments de travail a la collectivite, ainsi qu'il le repetait en une phrase, dont la barbarie le grattait delicieusement. Chez lui, a cette heure, l'evolution etait complete. Parti de la fraternite attendrie des catechumenes, du besoin de reformer le salariat, il aboutissait a l'idee politique de le supprimer. Depuis la reunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'etait raidi en un programme complique, dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord, il posait que la liberte ne pouvait etre obtenue que par la destruction de l'Etat. Puis, quand le peuple se serait empare du gouvernement, les reformes commenceraient: retour a la commune primitive, substitution d'une famille egalitaire et libre a la famille morale et oppressive, egalite absolue, civile, politique et economique, garantie de l'independance individuelle grace a la possession et au produit integral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payee par la collectivite. Cela entrainait une refonte totale de la vieille societe pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il reglementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siecles morts, d'un grand geste de son bras, toujours le meme, le geste du faucheur qui rase la moisson mure; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il batissait la future humanite, l'edifice de verite et de justice, grandissant dans l'aurore du vingtieme siecle. A cette tension cerebrale, la raison chancelait, il ne restait que l'idee fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilite et de son bon sens etaient emportes, rien ne devenait plus facile que la realisation de ce monde nouveau: il avait tout prevu, il en parlait comme d'une machine qu'il monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui coutaient. --Notre tour est venu, lanca-t-il dans un dernier eclat. C'est a nous d'avoir le pouvoir et la richesse! Une acclamation roula jusqu'a lui, du fond de la foret. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairiere, decoupait en aretes vives la houle des tetes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisatres. Et c'etait sous l'air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affames et laches au juste pillage de l'antique bien dont on les depossedait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffes aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fievre d'espoir des premiers chretiens de l'Eglise, attendant le regne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient echappe, ils n'entendaient guere ces raisonnements techniques et abstraits; mais l'obscurite meme, l'abstraction elargissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un eblouissement. Quel reve! etre les maitres, cesser de souffrir, jouir enfin! --C'est ca, nom de Dieu! a notre tour!... Mort aux exploiteurs! Les femmes deliraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille Brule hors d'elle, agitant des bras de sorciere, et Philomene secouee d'un acces de toux, et la Mouquette si allumee, qu'elle criait des mots tendres a l'orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colere, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal a l'aise, etonnes que le camarade en put dire si long, sans boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme, excitant Bebert et Lydie, agitant le panier ou Pologne gisait. La clameur recommenca. Etienne goutait l'ivresse de sa popularite. C'etait son pouvoir qu'il tenait, comme materialise, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs. Souvarine, s'il avait daigne venir, aurait applaudi ses idees a mesure qu'il les aurait reconnues, content des progres anarchiques de son eleve, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait etre le bain ou se retremperaient les hommes. Quant a Rasseneur, il haussait les epaules de dedain et de colere. --Tu me laisseras parler! cria-t-il a Etienne. Celui-ci sauta du tronc d'arbre. --Parle, nous verrons s'ils t'ecoutent. Deja Rasseneur l'avait remplace et reclamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hetres; et l'on refusait de l'entendre, c'etait une idole renversee, dont la vue seule fachait ses anciens fideles. Son elocution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charme, etait traitee a cette heure de tisane tiede, faite pour endormir les laches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement qu'il promenait, l'impossibilite de changer le monde a coups de lois, la necessite de laisser a l'evolution sociale le temps de s'accomplir: on le plaisantait, on le chutait, sa defaite du Bon-Joyeux s'aggravait encore et devenait irremediable. On finit par lui jeter des poignees de mousse gelee, une femme cria d'une voix aigue: --A bas le traitre! Il expliquait que la mine ne pouvait etre la propriete du mineur, comme le metier est celle du tisserand, et il disait preferer la participation aux benefices, l'ouvrier interesse, devenu l'enfant de la maison. --A bas le traitre! repeterent mille voix, tandis que des pierres commencaient a siffler. Alors, il palit, un desespoir lui emplit les yeux de larmes. C'etait l'ecroulement de son existence, vingt annees de camaraderie ambitieuse qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d'arbre, frappe au coeur, sans force pour continuer. --Ca te fait rire, begaya-t-il en s'adressant a Etienne triomphant. C'est bon, je souhaite que ca t'arrive... Ca t'arrivera, entends-tu! Et, comme pour rejeter toute responsabilite dans les malheurs qu'il prevoyait, il fit un grand geste, il s'eloigna seul, a travers la campagne muette et blanche. Des huees s'elevaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le tronc, le pere Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-la, Mouque et lui s'etaient tenus absorbes, dans cet air qu'ils avaient de toujours reflechir a des choses anciennes. Sans doute il cedait a une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passe, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses levres, pendant des heures. Un grand silence s'etait fait, on ecoutait ce vieillard, d'une paleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens immediats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C'etait de sa jeunesse qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles ecrases au Voreux, puis il passait a la fluxion de poitrine qui avait emporte sa femme. Pourtant, il ne lachait pas son idee: ca n'avait jamais bien marche, et ca ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la foret, ils s'etaient reunis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commenca le recit d'une autre greve: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, la-bas a la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu'on etait rentre sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ca finissait par des coups de fusil. --Nous levions la main comme ca, nous jurions de ne pas redescendre... Ah! j'ai jure, oui! j'ai jure! La foule ecoutait, beante, prise d'un malaise, lorsque Etienne, qui suivait la scene, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard a son cote. Il venait de reconnaitre Chaval parmi les amis, au premier rang. L'idee que Catherine devait etre la l'avait souleve d'une nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle. --Camarades, vous avez entendu, voila un de nos anciens, voila ce qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux. Il fut terrible, jamais il n'avait parle si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'etalait comme un drapeau de misere et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usee a la mine, mangee par la Compagnie, plus affamee apres cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Regie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siecle, a ne rien faire, a jouir de leur corps. N'etait-ce pas effroyable? un peuple d'hommes crevant au fond de pere en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin a des ministres, pour que des generations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fetes ou s'engraissent au coin de leur feu! Il avait etudie les maladies des mineurs, il les faisait defiler toutes, avec des details effrayants: l'anemie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui etouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces miserables, on les jetait en pature aux machines, on les parquait ainsi que du betail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu a peu, reglementant l'esclavage, menacant d'enregimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'etait plus l'ignorant, la brute ecrasee dans les entrailles du sol. Une armee poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait eclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, apres quarante annees de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension a un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflees par l'eau des tailles. Oui! le travail demanderait des comptes au capital, a ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystere de son tabernacle, d'ou il sucait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait la-bas, on finirait bien par lui voir la face aux clartes des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgee de chair humaine! Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, designait l'ennemi, la-bas, il ne savait ou, d'un bout a l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regarderent du cote de Vandame, pris d'inquietude a l'idee de quelque eboulement formidable. Des oiseaux de nuit s'elevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. Lui, tout de suite, voulut conclure: --Camarades, quelle est votre decision?... Votez-vous la continuation de la greve? --Oui! oui! hurlerent les voix. --Et quelles mesures arretez-vous?... Notre defaite est certaine, si des laches descendent demain. Les voix reprirent, avec leur souffle de tempete: --Mort aux laches! --Vous decidez donc de les rappeler au devoir, a la foi juree... Voici ce que nous pourrions faire: nous presenter aux fosses, ramener les traitres par notre presence, montrer a la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutot que de ceder. --C'est cela, aux fosses! aux fosses! Depuis qu'il parlait, Etienne avait cherche Catherine, parmi les tetes pales, grondantes devant lui. Elle n'y etait decidement pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les epaules, devore de jalousie, pret a se vendre pour un peu de cette popularite. --Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua Etienne, qu'ils se mefient, on les connait... Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n'ont pas quitte leur fosse... --C'est pour moi que tu dis ca? demanda Chaval d'un air de bravade. --Pour toi ou pour un autre... Mais, puisque tu parles, tu devrais comprendre que ceux qui mangent n'ont rien a faire avec ceux qui ont faim. Tu travailles a Jean-Bart... Une voix gouailleuse interrompit: --Oh! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage. --Nom de Dieu! c'est defendu de travailler, alors? --Oui! cria Etienne, quand les camarades endurent la misere pour le bien de tous, c'est defendu de se mettre en egoiste et en cafard du cote des patrons. Si la greve etait generale, il y a longtemps que nous serions les maitres... Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait du descendre, lorsque Montsou a chome? Le grand coup, ce serait que le travail s'arretat dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n'y a que des traitres aux tailles de Jean-Bart, vous etes tous des traitres! Autour de Chaval, la foule devenait menacante, des poings se levaient, des cris: A mort! a mort! commencaient a gronder. Il avait blemi. Mais, dans sa rage de triompher d'Etienne, une idee le redressa. --Ecoutez-moi donc! Venez demain a Jean-Bart, et vous verrez si je travaille!... Nous sommes des votres, on m'a envoye vous dire ca. Faut eteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent en greve. Tant mieux si les pompes s'arretent! l'eau crevera les fosses, tout sera foutu! On l'applaudit furieusement a son tour, et des lors Etienne lui-meme fut deborde. Des orateurs se succedaient sur le tronc d'arbre, gesticulant dans le bruit, lancant des propositions farouches. C'etait le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte religieuse, qui, lasse d'esperer le miracle attendu, se decidait a le provoquer enfin. Les tetes, videes par la famine, voyaient rouge, revaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apotheose, ou montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la foret profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelees craquaient sous les talons; tandis que les hetres, debout dans leur force, avec les delicates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni n'entendaient les etres miserables, qui s'agitaient a leur pied. Il y eut des poussees, la Maheude se retrouva pres de Maheu, et l'un et l'autre, sortis de leur bon sens, emportes dans la lente exasperation dont ils etaient travailles depuis des mois, approuverent Levaque, qui rencherissait en demandant la tete des ingenieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient a la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie reclama la demolition des eglises, pendant que Mouquet, sa crosse a la main, en tapait la terre, histoire simplement d'augmenter le bruit. Les femmes s'enrageaient: la Levaque, les poings aux hanches, s'empoignait avec Philomene, qu'elle accusait d'avoir ri; la Mouquette parlait de demonter les gendarmes a coups de pied quelque part; la Brule, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin etait reste suffoque, Bebert ayant appris par un galibot que madame Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu'il eut decide qu'il retournerait lacher furtivement la bete, a la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire. --Camarades! camarades! repetait Etienne epuise, enroue a vouloir obtenir une minute de silence, pour s'entendre definitivement. Enfin, on l'ecouta. --Camarades! demain matin, a Jean-Bart, est-ce convenu? --Oui, oui, a Jean-Bart! mort aux traitres! L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'eteignit dans la clarte pure de la lune. Cinquieme partie I A quatre heures, la lune s'etait couchee, il faisait une nuit tres noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fenetres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la separait de la fosse Jean-Bart. Sur l'autre facade, passait la route deserte de Vandame, un gros bourg, cache derriere la foret, a trois kilometres environ. Deneulin, las d'avoir passe, la veille, une partie de la journee au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il reva qu'on l'appelait. Il finit par s'eveiller, entendit reellement une voix, courut ouvrir la fenetre. C'etait un de ses porions, debout dans le jardin. --Quoi donc? demanda-t-il. --Monsieur, c'est une revolte, la moitie des hommes ne veulent plus travailler et empechent les autres de descendre. Il comprenait mal, la tete lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glacee. --Forcez-les a descendre, sacrebleu! begaya-t-il. --Voila une heure que ca dure, reprit le porion. Alors, nous avons eu l'idee de venir vous chercher. Il n'y a que vous qui leur ferez peut-etre entendre raison. --C'est bien, j'y vais. Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, tres inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisiniere, ni le domestique n'avait bouge. Mais, de l'autre cote du palier, des voix alarmees chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, vetues de peignoirs blancs, passes a la hate. --Pere, qu'y a-t-il? L'ainee, Lucie, avait vingt-deux ans deja, grande, brune, l'air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, agee de dix-neuf ans a peine, etait petite, les cheveux dores, d'une grace caressante. --Rien de grave, repondit-il pour les rassurer. Il parait que des tapageurs font du bruit, la-bas. Je vais voir. Mais elles se recrierent, elles ne voulaient pas le laisser partir sans qu'il prit quelque chose de chaud. Autrement, il leur rentrerait malade, l'estomac delabre, comme toujours. Lui, se debattait, donnait sa parole d'honneur qu'il etait trop presse. --Ecoute, finit par dire Jeanne en se pendant a son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ca, tu es oblige de m'emporter avec toi. Il dut se resigner, en jurant que les biscuits l'etoufferaient. Deja, elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la salle a manger, elles s'empresserent de le servir, l'une versant le rhum, l'autre courant a l'office chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur mere tres jeunes, elles s'etaient elevees toutes seules, assez mal, gatees par leur pere, l'ainee hantee du reve de chanter sur les theatres, la cadette folle de peinture, d'une hardiesse de gout qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait du etre diminue, a la suite de gros embarras d'affaires, il etait brusquement pousse, chez ces filles d'air extravagant, des menageres tres sages et tres rusees, dont l'oeil decouvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd'hui, avec leurs allures garconnieres d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin a rendre decente la gene croissante de la maison. --Mange, papa, repetait Lucie. Puis, remarquant la preoccupation ou il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. --C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace?... Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous a ce dejeuner. Elle parlait d'une partie projetee pour le matin. Madame Hennebeau devait aller, avec sa caleche, chercher d'abord Cecile, chez les Gregoire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes a Marchiennes, dejeuner aux Forges, ou la femme du directeur les avait invitees. C'etait une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours a coke. --Bien sur, nous restons, declara Jeanne a son tour. Mais il se fachait. --En voila une idee! Je vous repete que ce n'est rien... Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c'est convenu. Il les embrassa, il se hata de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gelee du jardin. Jeanne enfonca soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous clef. La piece avait la proprete froide des salles ou la table est maigrement servie. Et toutes deux profitaient de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'etait reste a la debandade. Une serviette trainait, le domestique serait gronde. Enfin, elles remonterent. Pendant qu'il coupait au plus court, par les allees etroites de son potager, Deneulin songeait a sa fortune compromise, a ce denier de Montsou, ce million qu'il avait realise en revant de le decupler, et qui courait aujourd'hui de si grands risques. C'etait une suite ininterrompue de mauvaises chances, des reparations enormes et imprevues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le desastre de cette crise industrielle, juste a l'heure ou les benefices commencaient. Si la greve eclatait chez lui, il etait par terre. Il poussa une petite porte: les batiments de la fosse se devinaient, dans la nuit noire, a un redoublement d'ombre, etoile de quelques lanternes. Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ingenieurs. On ne s'etait pas contente d'elargir le puits d'un metre cinquante et de le creuser jusqu'a sept cent huit metres de profondeur, on l'avait equipe a neuf, machine neuve, cages neuves, tout un materiel neuf, etabli d'apres les derniers perfectionnements de la science; et meme une recherche d'elegance se retrouvait jusque dans les constructions, un hangar de criblage a lambrequin decoupe, un beffroi orne d'une horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en chevet de chapelle renaissance, que la cheminee surmontait d'une spirale de mosaique, faite de briques noires et de briques rouges. La pompe etait placee sur l'autre puits de la concession, a la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement reservee pour l'epuisement. Jean-Bart, a droite et a gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui d'un ventilateur a vapeur et celui des echelles. Le matin, des trois heures, Chaval etait arrive le premier, debauchant les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. Bientot, les quatre cents ouvriers du fond avaient deborde de la baraque dans la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les epaules a cause du grand froid, barraient le puits; et les porions s'etaient enroues a vouloir mettre de l'ordre, a les supplier d'etre raisonnables, de ne pas empecher de descendre ceux qui en avaient la bonne volonte. Mais Chaval s'emporta, quand il apercut Catherine en culotte et en veste, la tete serree dans le beguin bleu. Il lui avait, en se levant, signifie brutalement de rester couchee. Elle, desesperee de cet arret du travail, l'avait suivi tout de meme, car il ne lui donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien? Une peur l'obsedait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, ou finissaient les herscheuses sans pain et sans gite. --Nom de Dieu! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici? Elle begaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait travailler. --Alors, tu te mets contre moi, garce!... Rentre tout de suite, ou je te raccompagne a coups de sabot dans le derriere! Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, resolue a voir comment tourneraient les choses. Deneulin arrivait par l'escalier du criblage. Malgre la faible clarte des lanternes, d'un vif regard il embrassa la scene, cette cohue noyee d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arretee attendait: la machine, sous pression, avait de legers sifflements de vapeur; les cages demeuraient pendues aux cables immobiles; les berlines, abandonnees en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre a peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait. --Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-t-il a pleine voix. Qu'est-ce qui vous fache? Expliquez-moi ca, nous allons nous entendre. D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l'allure brusque, il tachait d'abord de les conquerir par une bonhomie qui avait des eclats de clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, des qu'un accident epouvantait la fosse. Deux fois, apres des coups de grisou, on l'avait descendu, lie par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient. --Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir repondu de vous. Vous savez que j'ai refuse un poste de gendarmes... Parlez tranquillement, je vous ecoute. Tous se taisaient maintenant, genes, s'ecartant de lui; et ce fut Chaval qui finit par dire: --Voila, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer a travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline. Il parut surpris. --Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Regie de Montsou. --C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de meme dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels... Nous voulons cinq centimes de plus, n'est-ce pas, vous autres? Des voix approuverent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu a peu, tous se rapprochaient en un cercle etroit. Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de ceder a la tentation d'en saisir un par la peau du cou. Il prefera discuter, parler raison. --Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi d'abord, pour que vous viviez. Et je suis a bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la derniere greve, j'ai cede, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins ete ruineuse, car voici deux annees que je me debats... Aujourd'hui, j'aimerais mieux lacher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, ou prendre de l'argent pour vous payer. Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maitre qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, tetus, incredules, refusant de s'entrer dans le crane qu'un chef ne gagnat pas des millions sur ses ouvriers. Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, pret a le devorer, s'il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C'etait une concurrence sauvage, qui le forcait aux economies, d'autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition defavorable a peine compensee par la forte epaisseur des couches de houille. Jamais il n'aurait hausse les salaires, a la suite de la derniere greve, sans la necessite ou il s'etait trouve d'imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lacher. Et il les menacait du lendemain, quel beau resultat pour eux, s'ils l'obligeaient a vendre, de passer sous le joug terrible de la Regie! Lui, ne tronait pas au loin, dans un tabernacle ignore; il n'etait pas un de ces actionnaires qui paient des gerants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a jamais vus; il etait un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa sante, sa vie. L'arret du travail allait etre la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de stock, et il fallait pourtant qu'il expediat les commandes. D'autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiees ses amis? Ce serait la faillite. --Et voila, mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... On ne demande pas a un homme de s'egorger lui-meme, n'est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en greve, c'est comme si je me coupais le cou. Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hesiter. Plusieurs retournerent pres du puits. --Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler? Catherine s'etait avancee une des premieres. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant: --Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lachent les camarades! Des lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommencaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les ecraser contre les murs. Un instant, le directeur, desespere, essaya de lutter seul, de reduire violemment cette foule; mais c'etait une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essouffle sur une chaise, si eperdu de son impuissance, que pas une idee ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit a un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti a l'entretien, il congedia le monde du geste. --Laissez-nous. L'idee de Deneulin etait de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. Des les premiers mots, il le sentit vaniteux, devore de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s'etonner qu'un ouvrier de son merite compromit de la sorte son avenir. A l'entendre, il avait depuis longtemps jete les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrement de le nommer porion, plus tard. Chaval l'ecoutait, silencieux, les poings d'abord serres, puis peu a peu detendus. Tout un travail s'operait au fond de son crane: s'il s'entetait dans la greve, il n'y serait jamais que le lieutenant d'Etienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d'orgueil lui montait a la face et le grisait. Du reste, la bande de grevistes, qu'il attendait depuis le matin, ne viendrait plus a cette heure; quelque obstacle avait du l'arreter, des gendarmes peut-etre: il n'etait que temps de se soumettre. Mais il n'en refusait pas moins de la tete, il faisait l'homme incorruptible, a grandes tapes indignees sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donne par lui a ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les decider a descendre. Deneulin resta cache, les porions eux-memes se tinrent a l'ecart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval perorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s'en allerent, exasperes, s'obstinant dans la resolution qu'il leur avait fait prendre. Il etait deja plus de sept heures, le jour se levait, tres clair, un jour gai de grande gelee. Et, tout d'un coup, le branle de la fosse recommenca, la besogne arretee continuait. Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea, deroulant et enroulant les cables des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient, s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre. --Nom de Dieu! qu'est-ce que tu fous la? cria Chaval a Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flaner! A neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa voiture, avec Cecile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes pretes, tres elegantes malgre leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s'etonna, en apercevant Negrel qui accompagnait la caleche a cheval. Quoi donc, les hommes en etaient? Alors, madame Hennebeau expliqua de son air maternel qu'on l'avait effrayee, que les chemins etaient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu'elle preferait emmener un defenseur. Negrel riait, les rassurait: rien d'inquietant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succes, Deneulin raconta la revolte reprimee de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s'egayaient de cette journee superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long fremissement qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s'ils avaient colle l'oreille contre la terre. --Eh bien! c'est convenu, repeta madame Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dinez avec nous... madame Gregoire m'a egalement promis de venir reprendre Cecile. --Comptez sur moi, repondit Deneulin. La caleche partit du cote de Vandame. Jeanne et Lucie s'etaient penchees, pour rire encore a leur pere, reste debout au bord du chemin; tandis que Negrel trottait galamment, derriere les roues qui fuyaient. On traversa la foret, on prit la route de Vandame a Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda a madame Hennebeau si elle connaissait la Cote-Verte; et celle-ci, malgre son sejour de cinq ans deja dans le pays, avoua qu'elle n'etait jamais allee de ce cote. Alors, on fit un detour. Le Tartaret, a la lisiere du bois, etait une lande inculte, d'une sterilite volcanique, sous laquelle, depuis des siecles, brulait une mine de houille incendiee. Cela se perdait dans la legende, des mineurs du pays racontaient une histoire: le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, ou les herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient pas meme eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinees, rouge sombre, se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une lepre. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un oeil a ces trous, juraient y voir des flammes, les ames criminelles en train de gresiller dans la braise interieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu'un miracle d'eternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la Cote-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses hetres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs ou murissaient jusqu'a trois recoltes. C'etait une serre naturelle, chauffee par l'incendie des couches profondes. Jamais la neige n'y sejournait. L'enorme bouquet de verdure, a cote des arbres depouilles de la foret, s'epanouissait dans cette journee de decembre, sans que la gelee en eut meme roussi les bords. Bientot, la caleche fila en plaine. Negrel plaisantait la legende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine, par la fermentation des poussieres du charbon; quand on ne pouvait s'en rendre maitre, il brulait sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu'on avait inondee, en detournant et en jetant dans le puits une riviere. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient a chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, devisageant ce luxe qui les forcait a se ranger. Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fut ainsi par les chemins? Ces demoiselles s'effrayaient, Negrel commencait a flairer quelque bagarre, dans la campagne fremissante; et ce fut un soulagement lorsqu'on arriva enfin a Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les eteindre, les batteries des fours a coke et les tours des hauts fourneaux lachaient des fumees, dont la suie eternelle pleuvait dans l'air. II A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure deja, poussant les berlines jusqu'au relais; et elle etait trempee d'un tel flot de sueur, qu'elle s'arreta un instant pour s'essuyer la face. Du fond de la taille, ou il tapait a la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s'etonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement des roues. Les lampes brulaient mal, la poussiere du charbon empechait de voir. --Quoi donc? cria-t-il. Quand elle lui eut repondu qu'elle allait fondre bien sur, et qu'elle se sentait le coeur qui se decrochait, il repliqua furieusement: --Bete, fais comme nous, ote ta chemise! C'etait a sept cent huit metres, au nord, dans la premiere voie de la veine Desiree, que trois kilometres separaient de l'accrochage. Lorsqu'ils parlaient de cette region de la fosse, les mineurs du pays palissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parle de l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tete, en hommes qui preferaient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A mesure que les galeries s'enfoncaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles penetraient dans l'incendie interieur, qui, la-haut, calcinait les roches. Les tailles, au point ou l'on en etait arrive, avaient une temperature moyenne de quarante-cinq degres. On s'y trouvait en pleine cite maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables. Catherine, qui avait deja enleve sa veste, hesita, puis ota egalement sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serree aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit a rouler. --Tout de meme, ca ira mieux, dit-elle a voix haute. Dans son etouffement, il y avait une vague peur. Depuis cinq jours qu'ils travaillaient la, elle songeait aux contes dont on avait berce son enfance, a ces herscheuses du temps jadis qui brulaient sous le Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas repeter. Sans doute, elle etait trop grande maintenant pour croire de pareilles betises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme un poele, avec des yeux pareils a des tisons? Cette idee redoublait ses sueurs. Au relais, a quatre-vingts metres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait a quatre-vingts metres plus loin, jusqu'au pied du plan incline, pour que le receveur l'expediat avec celles qui descendaient des voies d'en haut. --Fichtre! tu te mets a ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle apercut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m'embetent avec leurs saletes. --Ah bien! repliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes! je souffre trop. Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis etait que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On cotoyait d'anciens travaux, une galerie abandonnee de Gaston-Marie, tres profonde, ou un coup de grisou, dix ans plus tot, avait incendie la veine, qui brulait toujours, derriere le <>, le mur d'argile bati la et repare continuellement, afin de limiter le desastre. Prive d'air, le feu aurait du s'eteindre; mais sans doute des courants inconnus l'avivaient, il s'entretenait depuis dix annees, il chauffait l'argile du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en recevait au passage la cuisson. Et c'etait le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent metres, que se faisait le roulage, dans une temperature de soixante degres. Apres deux voyages, Catherine etouffa de nouveau. Heureusement, la voie etait large et commode, dans cette veine Desiree, une des plus epaisses de la region. La couche avait un metre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient prefere le travail a col tordu, et un peu de fraicheur. --Ah! ca, est-ce que tu dors? reprit violemment Chaval, des qu'il cessa d'entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m'a fichu une rosse de cette espece? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler! Elle etait au bas de la taille, appuyee sur sa pelle; et un malaise l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imbecile, sans obeir. Elle les voyait mal, a la lueur rougeatre des lampes, entierement nus comme des betes, si noirs, si encrasses de sueur et de charbon, que leur nudite ne la genait pas. C'etait une besogne obscure, des echines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s'epuisant au milieu de coups sourds et de gemissements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s'arreterent de taper, et ils la plaisanterent d'avoir ote sa culotte. --Eh! tu vas l'enrhumer, mefie-toi! --C'est qu'elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en a pour deux! --Oh! faudrait voir. Releve ca. Plus haut! plus haut! Alors, Chaval, sans se facher de ces rires, retomba sur elle. --Ca y est-il, nom de Dieu!... Ah! pour les saletes, elle est bonne. Elle resterait la, a en entendre jusqu'a demain. Peniblement, Catherine s'etait decidee a emplir sa berline; puis, elle la poussa. La galerie etait trop large pour qu'elle put s'arc-bouter aux deux cotes des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, ou ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cassee. Et, des qu'elle longeait le corroi, le supplice du feu recommencait, la sueur tombait aussitot de tout son corps, en gouttes enormes, comme une pluie d'orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglee, souillee elle aussi d'une boue noire. Sa chemise etroite, comme trempee d'encre, collait a sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en etait si douloureusement bridee, qu'il lui fallut lacher encore la besogne. Qu'avait-elle donc, ce jour-la? Jamais elle ne s'etait senti ainsi du coton dans les os. Ca devait etre un mauvais air. L'aerage ne se faisait pas, au fond de cette voie eloignee. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de bruler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la quinzaine a l'autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en haut des gaz legers qui s'allument et foudroient tous les chantiers d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement avale, qu'elle s'etonnait de le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu. N'en pouvant plus, elle eprouva un besoin d'oter sa chemise. Cela tournait a la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient, la brulaient. Elle resista, voulut rouler encore, fut forcee de se remettre debout. Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fievreuse, qu'elle aurait arrache la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant, pitoyable, ravalee au trot de la femelle quetant sa vie par la boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillee de suie, avec de la crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre. A quatre pattes, elle poussait. Mais un desespoir lui vint, elle n'etait pas soulagee, d'etre nue. Quoi oter encore? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il lui semblait sentir un etau la serrer aux tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calee dans le charbon de la berline, lui parut s'eteindre. Seule, l'intention d'en remonter la meche surnageait, au milieu de ses idees confuses. Deux fois elle voulut l'examiner, et les deux fois, a mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle la vit palir, comme si elle aussi eut manque de souffle. Brusquement, la lampe s'eteignit. Alors, tout roula au fond des tenebres, une meule tournait dans sa tete, son coeur defaillait, s'arretait de battre, engourdi a son tour par la fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s'etait renversee, elle agonisait dans l'air d'asphyxie, au ras du sol. --Je crois, nom de Dieu! qu'elle flane encore, gronda la voix de Chaval. Il ecouta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues. --Eh! Catherine, sacree couleuvre! La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine ne repondait. --Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi! Rien ne remuait, toujours le meme silence de mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie. Beant, il la regardait. Qu'avait-elle donc? Ce n'etait pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais la lampe, qu'il avait baissee pour lui eclairer la face, menaca de s'eteindre. Il la releva, la baissa de nouveau, finit par comprendre: ca devait etre un coup de mauvais air. Sa violence etait tombee, le devouement du mineur s'eveillait, en face du camarade en peril. Deja il criait qu'on lui apportat sa chemise; et il avait saisi a pleins bras la fille nue et evanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand on lui eut jete sur les epaules leurs vetements, il partit au pas de course, soutenant d'une main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre. Les galeries profondes se deroulaient, il galopait, prenait a droite, prenait a gauche, allait chercher la vie dans l'air glace de la plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l'arreta, le ruissellement d'une infiltration coulant de la roche. Il se trouvait a un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait autrefois Gaston-Marie. L'aerage y soufflait en un vent de tempete, la fraicheur y etait si grande, qu'il fut secoue d'un frisson, lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa maitresse toujours sans connaissance, les yeux fermes. --Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague... Tiens-toi un peu que je trempe ca dans l'eau. Il s'effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle etait comme une morte, enterree deja au fond de la terre, avec son corps fluet de fille tardive, ou les formes de la puberte hesitaient encore. Puis, un fremissement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite miserable, defloree avant l'age. Elle ouvrit les yeux, elle begaya: --J'ai froid. --Ah! j'aime mieux ca, par exemple! cria Chaval soulage. Il la rhabilla, glissa aisement la chemise, jura de la peine qu'il eut a passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup. Elle restait etourdie, ne comprenait pas ou elle se trouvait, ni pourquoi elle etait nue. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. Comment avait-elle ose enlever tout! Et elle le questionnait: est-ce qu'on l'avait apercue ainsi, sans un mouchoir a la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il venait de l'apporter la, au milieu de tous les camarades faisant la haie. Quelle idee aussi d'avoir ecoute son conseil et de s'etre mis le derriere a l'air! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne devaient pas meme savoir si elle l'avait rond ou carre, tellement il galopait raide. --Bigre! mais je creve de froid, dit-il en se rhabillant a son tour. Jamais elle ne l'avait vu si gentil. D'ordinaire, pour une bonne parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait ete si bon de vivre d'accord! Une tendresse la penetrait, dans l'alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura: --Embrasse-moi. Il l'embrassa, il se coucha pres d'elle, en attendant qu'elle put marcher. --Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier la-bas, car je n'en pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie! --Bien sur, repondit-il, on serait mieux sous les arbres... Tu as du mal dans ce chantier, ca, je m'en doute, ma pauvre fille. Elle fut si touchee de l'entendre en convenir, qu'elle fit la vaillante. --Oh! c'est une mauvaise disposition. Puis, aujourd'hui, l'air est empoisonne... Mais tu verras, tout a l'heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas? Moi, j'y creverais plutot que de lacher. Il y eut un silence. Lui, la tenait d'un bras a la taille, en la serrant contre sa poitrine, pour l'empecher d'attraper du mal. Elle, bien qu'elle se sentit deja la force de retourner au chantier, s'oubliait avec delices. --Seulement, continua-t-elle tres bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil... Oui, on est si content, quand on s'aime un peu. Et elle se mit a pleurer doucement. --Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi. Elle ne repondit que d'un hochement de tete. Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur bonheur a elles. Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la desesperait maintenant, de songer a la bonne vie qu'elle menerait, si elle etait tombee sur un autre garcon, dont elle aurait senti toujours le bras passe ainsi a sa taille. Un autre? et l'image vague de cet autre se dressait dans sa grosse emotion. Mais c'etait fini, elle n'avait plus que le desir de vivre jusqu'au bout avec celui-la, s'il voulait seulement ne pas la bousculer si fort. --Alors, dit-elle, tache donc d'etre comme ca de temps en temps. Des sanglots lui couperent la parole, et il l'embrassa de nouveau. --Es-tu bete!... Tiens! je jure d'etre gentil. On n'est pas plus mechant qu'un autre, va! Elle le regardait, elle recommencait a sourire dans ses larmes. Peut-etre qu'il avait raison, on n'en rencontrait guere, des femmes heureuses. Puis, bien qu'elle se defiat de son serment, elle s'abandonnait a la joie de le voir aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux s'etaient repris; et, comme ils se serraient d'une longue etreinte, des pas les firent se mettre debout. Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir. On repartit ensemble. Il etait pres de dix heures, et l'on dejeuna dans un coin frais, avant de se remettre a suer au fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient boire une gorgee de cafe a leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des chantiers lointains, les inquieta. Quoi donc? etait-ce un accident encore? Ils se leverent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des galibots les croisaient a chaque instant; et aucun ne savait, tous criaient, ca devait etre un grand malheur. Peu a peu, la mine entiere s'effarait, des ombres affolees debouchaient des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les tenebres. Ou etait-ce? pourquoi ne le disait-on pas? Tout d'un coup, un porion passa en criant: --On coupe les cables! on coupe les cables! Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. Les tetes se perdaient. A propos de quoi coupait-on les cables? et qui les coupait, lorsque les hommes etaient au fond? Cela paraissait monstrueux. Mais la voix d'un autre porion eclata, puis se perdit. --Ceux de Montsou coupent les cables! Que tout le monde sorte! Quand il eut compris, Chaval arreta net Catherine. L'idee qu'il rencontrerait la-haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait les jambes. Elle etait donc venue, cette bande qu'il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il songea a rebrousser chemin et a remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus. Il jurait, hesitant, cachant sa peur, repetant que c'etait bete de courir comme ca. On n'allait pas les laisser au fond, peut-etre! La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha. --Que tout le monde sorte! Aux echelles! aux echelles! Et Chaval fut emporte avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l'accusa de ne pas courir assez fort. Elle voulait donc qu'ils restassent seuls dans la fosse, a crever de faim? car les brigands de Montsou etaient capables de casser les echelles, sans attendre que le monde fut sorti. Cette supposition abominable acheva de les detraquer tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une debandade enragee, une course de fous a qui arriverait le premier, pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que les echelles etaient cassees, que personne ne sortirait. Et, quand ils commencerent a deboucher par groupes epouvantes dans la salle d'accrochage, ce fut un veritable engouffrement: ils se jetaient vers le puits, ils s'ecrasaient a l'etroite porte du goyot des echelles; tandis qu'un vieux palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux a l'ecurie, les regardait d'un air de dedaigneuse insouciance, habitue aux nuits passees dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de la. --Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval a Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes. Ahurie, suffoquee par cette course de trois kilometres qui l'avait encore une fois trempee de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, a le lui briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent: deja il oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse. --Passe donc! hurla-t-il. Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi resistait-elle, pendant que le flot eperdu des camarades les repoussait de cote. Les filtrations du puits tombaient a grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, ebranle par le pietinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux, profond de dix metres. Justement, c'etait a Jean-Bart, deux ans plus tot, qu'un terrible accident, la rupture d'un cable, avait culbute la cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'etaient noyes. Et tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur les planches. --Sacree tete de pioche! cria Chaval, creve donc, je serai debarrasse! Il monta, et elle le suivit. Du fond au jour, il y avait cent deux echelles, d'environ sept metres, posees chacune sur un etroit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carre permettait a peine le passage des epaules. C'etait comme une cheminee plate, de sept cents metres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un boyau humide, noir et sans fin, ou les echelles se superposaient, presque droites, par etages reguliers. Il fallait vingt-cinq minutes a un homme solide pour gravir cette colonne geante. D'ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe. Catherine, d'abord, monta gaillardement. Ses pieds nus etaient faits a l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des echelons carres, recouverts d'une tringle de fer, qui empechait l'usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants, trop gros pour elles. Et meme cela l'occupait, la sortait de son chagrin, cette montee imprevue, ce long serpent d'hommes se coulant, se hissant, trois par echelle, si bien que la tete deboucherait au jour, lorsque la queue trainerait encore sur le bougnou. On n'en etait pas la, les premiers devaient se trouver a peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles a des etoiles voyageuses, s'espacaient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante. Derriere elle, Catherine entendit un galibot compter les echelles. Cela lui donna l'idee de les compter aussi. On en avait deja monte quinze, et l'on arrivait a un accrochage. Mais, au meme instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s'arretait, s'immobilisait. Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s'epouvanter. L'angoisse augmentait depuis le fond, l'inconnu de la-haut les etranglait davantage, a mesure qu'ils se rapprochaient du jour. Quelqu'un annonca qu'il fallait redescendre, que les echelles etaient cassees. C'etait la preoccupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur glisse d'un echelon. On ne savait au juste, des cris empechaient d'entendre, est-ce qu'on allait coucher la? Enfin, sans qu'on fut mieux renseigne, la montee reprit, du meme mouvement lent et penible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sur, les echelles cassees. A la trente-deuxieme echelle, comme on depassait un troisieme accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D'abord, elle avait eprouve a la peau des picotements legers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu a peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l'etourdissement qui l'envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-pere Bonnemort, du temps qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs epaules, le long des echelles plantees a nu; si bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de houille deboulait d'un panier, trois ou quatre enfants degringolaient du coup, la tete en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n'irait au bout. De nouveaux arrets lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'etourdir. Au-dessus et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se degageait de cette ascension interminable, dont la nausee la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de tenebres, exasperee de l'ecrasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l'humidite, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu'elle menacait d'eteindre les lampes. Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de reponse. Que fichait-elle la-dessous, est-ce qu'elle avait laisse tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu'il en etait seulement a la cinquante-neuvieme echelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par begayer qu'elle tenait bon tout de meme. Il l'aurait traitee de couleuvre, si elle avait avoue sa lassitude. Le fer des echelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait la, jusqu'a l'os. Apres chaque brassee, elle s'attendait a voir ses mains lacher les montants, pelees et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arriere, les epaules arrachees, les cuisses demanchees, dans leur continuel effort. C'etait surtout du peu de pente des echelles qu'elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l'obligeait de se hisser a la force des poignets, le ventre colle contre le bois. L'essoufflement des haleines a present couvrait le roulement des pas, un rale enorme, decuple par la cloison du goyot, s'elevait du fond, expirait au jour. Il y eut un gemissement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le crane a l'arete d'un palier. Et Catherine montait. On depassa le niveau. La pluie avait cesse, un brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonne d'une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s'obstinait tout bas a compter: quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres, repetes, la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n'avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la precipiter. Le pis etait que ceux d'en bas poussaient maintenant, et que la colonne entiere se ruait, cedant a la colere croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, etaient sortis; il n'y avait donc pas d'echelles cassees; mais l'idee qu'on pouvait en casser encore, pour empecher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient deja la-haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arret se produisait, des jurons eclaterent, tous continuerent a monter, se bousculant, passant sur les corps, a qui arriverait quand meme. Alors, Catherine tomba. Elle avait crie le nom de Chaval, dans un appel desespere. Il n'entendit pas, il se battait, il enfoncait les cotes d'un camarade, a coups de talon, pour etre avant lui. Elle fut roulee, pietinee. Dans son evanouissement, elle revait: il lui semblait qu'elle etait une des petites herscheuses de jadis, et qu'un morceau de charbon, glisse d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou. Cinq echelles seulement restaient a gravir, on avait mis pres d'une heure. Jamais elle ne sut comment elle etait arrivee au jour, portee par des epaules, maintenue par l'etranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un eblouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante qui la huait. III Des le matin, avant le jour, un fremissement avait agite les corons, ce fremissement qui s'enflait a cette heure par les chemins, dans la campagne entiere. Mais le depart convenu n'avait pu avoir lieu, une nouvelle se repandait, des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On racontait qu'ils etaient arrives de Douai pendant la nuit, on accusait Rasseneur d'avoir vendu les camarades, en prevenant M. Hennebeau; meme une herscheuse jurait qu'elle avait vu passer le domestique, qui portait la depeche au telegraphe. Les mineurs serraient les poings, guettaient les soldats, derriere leurs persiennes, a la clarte pale du petit jour. Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit circula, rassurant les impatients. C'etait une fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le general en ordonnait parfois depuis la greve, sur le desir du prefet de Lille. Les grevistes execraient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompes par la promesse d'une intervention conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, a faire defiler des troupes dans Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, apres s'etre contentes d'assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les mineurs se moquerent-ils de cet innocent de prefet, avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient chauffer. Jusqu'a neuf heures, ils se firent du bon sang, l'air paisible, devant les maisons, tandis qu'ils suivaient des yeux, sur le pave, les dos debonnaires des derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la tete dans la plume. A la Direction, on venait de voir madame Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au travail sans doute, car l'hotel, clos et muet, semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gardee militairement, c'etait l'imprevoyance fatale a l'heure du danger, la betise naturelle des catastrophes, tout ce qu'un gouvernement peut commettre de fautes, des qu'il s'agit d'avoir l'intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous decide la veille, dans la foret. D'ailleurs, Etienne comprit tout de suite qu'il n'aurait point, la-bas, a Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis etait que deux ou trois bandes, deja en chemin, allaient compromettre la cause, s'il ne se mettait pas quand meme a leur tete. Pres d'une centaine, partis avant le jour, avaient du se refugier sous les hetres de la foret, en attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta consulter, haussa les epaules: dix gaillards resolus faisaient plus de besogne qu'une foule; et il se replongea dans un livre ouvert devant lui, il refusa d'en etre. Cela menacait de tourner encore au sentiment, lorsqu'il aurait suffi de bruler Montsou, ce qui etait tres simple. Comme Etienne sortait par l'allee de la maison, il apercut Rasseneur assis devant la cheminee de fonte, tres pale, tandis que sa femme, grandie dans son eternelle robe noire, l'invectivait en paroles tranchantes et polies. Maheu fut d'avis qu'on devait tenir sa parole. Un pareil rendez-vous etait sacre. Cependant, la nuit avait calme leur fievre a tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir etait de se trouver la-bas, pour maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude approuva d'un signe. Etienne repetait avec complaisance qu'il fallait agir revolutionnairement, sans attenter a la vie des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d'un pain, qu'on lui avait donne la veille, avec une bouteille de genievre; mais il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de combattre le froid; meme il en emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le vieux Bonnemort, les jambes malades d'avoir trop couru la veille, etait reste au lit. On ne s'en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude filerent de leur cote, obliquant vers Montsou, tandis qu'Etienne se dirigea vers la foret, ou il voulait rejoindre les camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes, parmi lesquelles il reconnut la Brule et la Levaque: elles mangeaient en marchant des chataignes que la Mouquette avait apportees, elles en avalaient les pelures pour que ca leur tint davantage a l'estomac. Mais, dans la foret, il ne trouva personne, les camarades deja etaient a Jean-Bart. Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment ou Levaque et une centaine d'autres penetraient sur le carreau. De partout, des mineurs debouchaient, les Maheu par la grande route, les femmes a travers champs, tous debandes, sans chefs, sans armes, coulant naturellement la, ainsi qu'une eau debordee qui suit les pentes. Etienne apercut Jeanlin, grimpe sur une passerelle, installe comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. On etait a peine trois cents. Il y eut une hesitation, lorsque Deneulin se montra en haut de l'escalier qui conduisait a la recette. --Que voulez-vous? demanda-t-il d'une voix forte. Apres avoir vu disparaitre la caleche, d'ou ses filles lui riaient encore, il etait revenu a la fosse, repris d'une vague inquietude. Tout pourtant s'y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu, l'extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait avec le maitre-porion, lorsqu'on lui avait signale l'approche des grevistes. Vivement, il s'etait poste a une fenetre du criblage; et, devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la conscience immediate de son impuissance. Comment defendre ces batiments ouverts de toutes parts? A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. Il etait perdu. --Que voulez-vous? repeta-t-il, bleme de colere rentree, faisant un effort pour accepter courageusement son desastre. Il y eut des poussees et des grondements dans la foule. Etienne finit par se detacher, en disant: --Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il faut que le travail cesse partout. Deneulin le traita carrement d'imbecile. --Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous arretez le travail chez moi? C'est comme si vous me tiriez un coup de fusil dans le dos, a bout portant... Oui, mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m'assassiniez d'abord! Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut retenir Levaque, qui se precipitait, menacant, pendant qu'Etienne parlementait toujours, cherchant a convaincre Deneulin de la legitimite de leur action revolutionnaire. Mais celui-ci repondait par le droit au travail. D'ailleurs, il refusait de discuter ces betises, il voulait etre le maitre chez lui. Son seul remords etait de n'avoir pas la quatre gendarmes pour balayer cette canaille. --Parfaitement, c'est ma faute, je merite ce qui m'arrive. Avec des gaillards de votre espece, il n'y a que la force. C'est comme le gouvernement qui s'imagine vous acheter par des concessions. Vous le flanquerez a bas, voila tout, quand il vous aura fourni des armes. Etienne, fremissant, se contenait encore. Il baissa la voix. --Je vous en prie, monsieur, donnez l'ordre qu'on remonte vos ouvriers. Je ne reponds pas d'etre maitre de mes camarades. Vous pouvez eviter un malheur. --Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n'etes pas de mon exploitation, vous n'avez rien a debattre avec moi... Il n'y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons. Des vociferations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l'insultaient. Et lui, continuant a leur tenir tete, eprouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son coeur d'autoritaire. Puisque c'etait la ruine de toute facon, il trouvait laches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, pres de cinq cents deja se ruaient vers la porte, et il allait se faire echarper, lorsque son maitre-porion le tira violemment en arriere. --De grace, Monsieur!... Ca va etre un massacre. A quoi bon faire tuer des hommes pour rien? Il se debattait, il protesta, dans un dernier cri, jete a la foule. --Tas de bandits, vous verrez ca, quand nous serons redevenus les plus forts! On l'emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l'escalier, dont la rampe fut tordue. C'etaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte ceda tout de suite, une porte sans serrure, fermee simplement au loquet. Mais l'escalier etait trop etroit, la cohue, ecrasee, n'aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiegeants n'avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en deborda de tous cotes, de la baraque, du criblage, du batiment des chaudieres. En moins de cinq minutes, la fosse entiere leur appartint, ils en battaient les trois etages, au milieu d'une fureur de gestes et de cris, emportes dans l'elan de leur victoire sur ce patron qui resistait. Maheu, effraye, s'etait elance un des premiers, en disant a Etienne: --Faut pas qu'ils le tuent! Celui-ci courait deja; puis, quand il eut compris que Deneulin s'etait barricade dans la chambre des porions, il repondit: --Apres? est-ce que ce serait de notre faute? Un enrage pareil! Cependant, il etait plein d'inquietude, trop calme encore pour ceder a ce coup de colere. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande echapper a son autorite, s'enrager en dehors de la froide execution des volontes du peuple, telle qu'il l'avait prevue. Vainement, il reclamait du sang-froid, il criait qu'on ne devait pas donner raison a leurs ennemis, par des actes de destruction inutile. --Aux chaudieres! hurlait la Brule. Eteignons les feux! Levaque, qui avait trouve une lime, l'agitait comme un poignard, dominant le tumulte d'un cri terrible: --Coupons les cables! coupons les cables! Tous le repeterent bientot, seuls, Etienne et Maheu continuaient a protester, etourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire: --Mais il y a des hommes au fond, camarades! Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts. --Tant pis! fallait pas descendre!... C'est bien fait pour les traitres!... Oui, oui, qu'ils y restent!... Et puis, ils ont les echelles! Alors, quand cette idee des echelles les eut fait s'enteter davantage, Etienne comprit qu'il devait ceder. Dans la crainte d'un plus grand desastre, il se precipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les cables, scies au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids enorme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s'empara de la barre de mise en train, il manoeuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient a la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages etaient a peine fixees sur les verrous, qu'on entendit le bruit strident de la lime mordant l'acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entiere, tous levaient la tete, regardaient, ecoutaient, saisis d'emotion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d'une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent delivres du malheur, en mangeant le cable d'un de ces trous de misere, ou l'on ne descendrait plus. Mais la Brule avait disparu par l'escalier de la baraque, en hurlant toujours: --Faut renverser les feux! aux chaudieres! aux chaudieres! Des femmes la suivaient. La Maheude se hata pour les empecher de tout casser, de meme que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle etait la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du degat chez le monde. Lorsqu'elle entra dans le batiment des chaudieres, les femmes en chassaient deja les deux chauffeurs, et la Brule, armee d'une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, ou il continuait a bruler avec une fumee noire. Il y avait dix foyers pour les cinq generateurs. Bientot, les femmes s'y acharnerent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu'aux cuisses afin de ne pas s'allumer, toutes sanglantes dans le reflet d'incendie, suantes et echevelees de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente gercait le plafond de la vaste salle. --Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe. --Tant mieux! repondit la Brule. Ce sera de la besogne faite... Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme! A ce moment, on entendit la voix aigue de Jeanlin. --Attention! je vas eteindre, moi! je lache tout! Entre un des premiers, il avait gambille au travers de la cohue, enchante de cette bagarre, cherchant ce qu'il pourrait faire de mal; et l'idee lui etait venue de tourner les robinets de decharge, pour lacher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudieres se viderent d'un souffle de tempete, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon palissait, les femmes n'etaient plus que des ombres aux gestes casses. Seul, l'enfant apparaissait, monte sur la galerie, derriere les tourbillons de buee blanche, l'air ravi, la bouche fendue par la joie d'avoir dechaine cet ouragan. Cela dura pres d'un quart d'heure. On avait lance quelques seaux d'eau sur les tas, pour achever de les eteindre: toute menace d'incendie etait ecartee. Mais la colere de la foule ne tombait pas, fouettee au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-memes s'armaient de barres de fer; et l'on parlait de crever les generateurs, de briser les machines, de demolir la fosse. Etienne, prevenu, se hata d'accourir avec Maheu. Lui-meme se grisait, emporte dans cette fievre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d'etre calmes, maintenant que les cables coupes, les feux eteints, les chaudieres videes rendaient le travail impossible. On ne l'ecoutait toujours pas, il allait etre deborde de nouveau, lorsque des huees s'eleverent dehors, a une petite porte basse, ou debouchait le goyot des echelles. --A bas les traitres!... Oh! les sales gueules de laches!... A bas! a bas! C'etait la sortie des ouvriers du fond qui commencait. Les premiers, aveugles par le grand jour, restaient la, a battre des paupieres. Puis, ils defilerent, tachant de gagner la route et de fuir. --A bas les laches! a bas les faux freres! Toute la bande des grevistes etait accourue. En moins de trois minutes, il ne resta pas un homme dans les batiments, les cinq cents de Montsou se rangerent sur deux files, pour forcer a passer entre cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la traitrise de descendre. Et, a chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec les vetements en loques et la boue noire du travail, les huees redoublaient, des blagues feroces l'accueillaient: oh! celui-la, trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et celui-ci, le nez mange par les garces du Volcan! et cet autre, dont les yeux pissaient de la cire a fournir dix cathedrales! et cet autre, le grand sans fesses, long comme un careme! Une herscheuse qui deboula, enorme, la gorge dans le ventre et le ventre dans le derriere, souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries s'aggravaient, tournaient a la cruaute, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant que le defile des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant les coups d'un regard oblique, heureux quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse. --Ah ca! combien sont-ils, la-dedans? demanda Etienne. Il s'etonnait d'en voir sortir toujours, il s'irritait a l'idee qu'il ne s'agissait pas de quelques ouvriers, presses par la faim, terrorises par les porions. On lui avait donc menti, dans la foret? presque tout Jean-Bart etait descendu. Mais un cri lui echappa, il se precipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil. --Nom de Dieu! c'est a ce rendez-vous que tu nous fais venir? Des imprecations eclataient, il y eut une poussee pour se jeter sur le traitre. Eh quoi! il avait jure avec eux, la veille, et on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C'etait donc pour se foutre du monde! --Enlevez-le! au puits! au puits! Chaval, bleme de peur, begayait, cherchait a s'expliquer. Mais Etienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la bande. --Tu as voulu en etre, tu en seras... Allons! en marche, bougre de mufle! Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, a son tour, venait de paraitre, eblouie dans le clair soleil, effaree de tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassees des cent deux echelles, les paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s'elanca, la main haute. --Ah! salope, toi aussi!... Quand ta mere creve de faim, tu la trahis pour ton maquereau! Maheu retint le bras, empecha la gifle. Mais il secouait sa fille, il s'enrageait comme sa femme a lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la tete, criant plus fort que les camarades. La vue de Catherine avait acheve d'exasperer Etienne. Il repetait: --En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale cochon! Chaval eut a peine le temps de reprendre ses sabots a la baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses epaules glacees. Tous l'entrainaient, le forcaient a galoper au milieu d'eux. Eperdue, Catherine remettait egalement ses sabots, boutonnait a son cou la vieille veste d'homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle courut derriere son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien sur. Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui avait trouve une corne d'appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s'il avait rassemble des boeufs. Les femmes, la Brule, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache a la main, la manoeuvrait ainsi qu'une canne de tambour-major. D'autres camarades arrivaient toujours, on etait pres de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent deborde. La voie de sortie etait trop etroite, des palissades furent rompues. --Aux fosses! a bas les traitres! plus de travail! Et Jean-Bart tomba brusquement a un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, defendant du geste qu'on le suivit, il visita la fosse. Il etait pale, tres calme. D'abord, il s'arreta devant le puits, leva les yeux, regarda les cables coupes: les bouts d'acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laisse une blessure vive, une plaie fraiche qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta a la machine, en contempla la bielle immobile, pareille a l'articulation d'un membre colossal frappe de paralysie, en toucha le metal refroidi deja, dont le froid lui donna un frisson, comme s'il avait touche un mort. Puis, il descendit aux chaudieres, marcha lentement devant les foyers eteints, beants et inondes, tapa du pied sur les generateurs qui sonnerent le vide. Allons! c'etait bien fini, sa ruine s'achevait. Meme s'il raccommodait les cables, s'il rallumait les feux, ou trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de greve, il etait en faillite. Et, dans cette certitude de son desastre, il n'avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicite de tous, une faute generale, seculaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim. IV Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelee, sous le pale soleil d'hiver, s'en allait, debordait de la route, au travers des champs de betteraves. Des la Fourche-aux-Boeufs, Etienne en avait pris le commandement. Sans qu'on s'arretat, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tete, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avancaient, quelques-unes armees de batons, la Maheude avec des yeux ensauvages qui semblaient chercher au loin la cite de justice promise; la Brule, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s'elargissait, herissee de barres de fer, dominee par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Etienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il forcait a marcher devant lui; tandis que Maheu, derriere, l'air sombre, lancait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s'obstinant a trotter pres de son amant, pour qu'on ne lui fit pas du mal. Des tetes nues s'echevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement des sabots, pareil a un galop de betail lache, emporte dans la sonnerie sauvage de Jeanlin. Mais, tout de suite, un nouveau cri s'eleva. --Du pain! du pain! du pain! Il etait midi, la faim des six semaines de greve s'eveillait dans les ventres vides, fouettee par cette course en plein champ. Les croutes rares du matin, les quelques chataignes de la Mouquette, etaient loin deja; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait a la rage contre les traitres. --Aux fosses! plus de travail! du pain! Etienne, qui avait refuse de manger sa part, au coron, eprouvait dans la poitrine une sensation insupportable d'arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d'un geste machinal, il prenait sa gourde de temps a autre, il avalait une gorgee de genievre, si frissonnant, qu'il croyait avoir besoin de ca pour aller jusqu'au bout. Ses joues s'echauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa tete, il voulait encore eviter les degats inutiles. Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s'etait joint a la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant: --A Gaston-Marie! faut arreter la pompe! faut que les eaux demolissent Jean-Bart! La foule entrainee tournait deja, malgre les protestations d'Etienne, qui les suppliait de laisser epuiser les eaux. A quoi bon detruire les galeries? cela revoltait son coeur d'ouvrier, malgre son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s'en prendre a une machine. Mais le haveur lancait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu'Etienne criat plus fort: --A Mirou! il y a des traitres au fond!... A Mirou! a Mirou! D'un geste, il avait refoule la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tete, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, etait sauve. Et les quatre kilometres qui les separaient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, a travers la plaine interminable. Le canal, de ce cote, la coupait d'un long ruban de glace. Seuls, les arbres depouilles des berges, changes par la gelee en candelabres geants, en rompaient l'uniformite plate, prolongee et perdue dans le ciel de l'horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c'etait l'immensite nue. Ils arrivaient a la fosse, lorsqu'ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient bien le pere Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle sante dans les mines. --Qu'est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux? cria-t-il. La bande s'arreta. Ce n'etait plus un patron, c'etait un camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier. --Il y a des hommes au fond, dit Etienne. Fais-les sortir. --Oui, il y a des hommes, reprit le pere Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, mechants bougres!... Mais je vous previens qu'il n'en sortira pas un, ou que vous aurez affaire a moi! Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancerent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant. Alors, Maheu voulut intervenir. --Vieux, c'est notre droit, comment arriverons-nous a ce que la greve soit generale, si nous ne forcons pas les camarades a etre avec nous? Le vieux demeura un moment muet. Evidemment, son ignorance en matiere de coalition egalait celle du haveur. Enfin, il repondit: --C'est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu'a trois heures, et ils y resteront jusqu'a trois heures. Les derniers mots se perdirent dans des huees. On le menacait du poing, deja les femmes l'assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude a la face. Mais il tenait bon, la tete haute, avec sa barbiche et ses cheveux d'un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu'on l'entendait distinctement, par-dessus le vacarme. --Nom de Dieu! vous ne passerez pas!... Aussi vrai que le soleil nous eclaire, j'aime mieux crever que de laisser toucher aux cables... Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous! Il y eut un fremissement, la foule recula, saisie. Lui, continuait: --Quel est le cochon qui ne comprend pas ca?... Moi, je ne suis qu'un ouvrier comme vous autres. On m'a dit de garder, je garde. Et son intelligence n'allait pas plus loin, au pere Quandieu, raidi dans son entetement du devoir militaire, le crane etroit, l'oeil eteint par la tristesse noire d'un demi-siecle de fond. Les camarades le regardaient, remues, ayant quelque part en eux l'echo de ce qu'il leur disait, cette obeissance du soldat, la fraternite et la resignation dans le danger. Il crut qu'ils hesitaient encore, il repeta: --Je me fous dans le puits devant vous! Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tourne le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant a l'infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s'elevaient: --A Madeleine! a Crevecoeur! plus de travail! du pain, du pain! Mais, au centre, dans l'elan de la marche, une bousculade avait lieu. C'etait Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l'histoire pour s'echapper. Etienne venait de l'empoigner par un bras, en menacant de lui casser les reins, s'il meditait quelque traitrise. Et l'autre se debattait, protestait rageusement: --Pourquoi tout ca? est-ce qu'on n'est plus libre?... Moi, je gele depuis une heure, j'ai besoin de me debarbouiller. Lache-moi! Il souffrait en effet du charbon colle a sa peau par la sueur, et son tricot ne le protegeait guere. --File, ou c'est nous qui te debarbouillerons, repondait Etienne. Fallait pas rencherir en demandant du sang. On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le desesperait, de la sentir pres de lui, si miserable, grelottante sous sa vieille veste d'homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait etre morte de fatigue, elle courait tout de meme pourtant. --Tu peux t'en aller, toi, dit-il enfin. Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d'Etienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s'arretait point. Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnat son homme? Chaval n'etait guere gentil, bien sur; meme il la battait, des fois. Mais c'etait son homme, celui qui l'avait eue le premier; et cela l'enrageait qu'on se jetat a plus de mille contre lui. Elle l'aurait defendu, sans tendresse, pour l'orgueil. --Va-t'en! repeta violemment Maheu. Cet ordre de son pere ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupieres. Puis, malgre sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa. La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce cote, des cheminees d'usine rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiereuses, defilaient le long du pave. On passa coup sur coup pres des maisons basses de deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, a l'appel de la corne, a la clameur jetee par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant a la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on etait bien quinze cents. La route devalait en pente douce, le flot grondant des grevistes dut tourner le terri, avant de se repandre sur le carreau de la mine. A ce moment, il n'etait guere plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hater la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui debarquerent de la cage. Ils s'enfuirent, on les poursuivit a coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse a l'homme sauva le materiel, on ne toucha ni aux cables ni aux chaudieres. Deja le flot s'eloignait, roulait sur la fosse voisine. Celle-ci, Crevecoeur, ne se trouvait qu'a cinq cents metres de Madeleine. La, egalement, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettee par les femmes, la culotte fendue, les fesses a l'air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauverent, les cotes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette ferocite croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie detraquait toutes les tetes, les cris continuaient, s'etranglaient, la mort des traitres, la haine du travail mal paye, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit a couper les cables, mais la lime ne mordait pas, c'etait trop long, maintenant qu'on avait la fievre d'aller en avant, toujours en avant. Aux chaudieres, un robinet fut casse; tandis que l'eau, jetee a pleins seaux dans les foyers, faisait eclater les grilles de fonte. Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse etait la mieux disciplinee, la greve ne l'avait pas atteinte, pres de sept cents hommes devaient y etre descendus; et cela exasperait, on les attendrait a coups de trique, en bataille rangee, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu'il y avait des gendarmes a Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s'etait moque. Comment le savait-on? personne ne pouvait le dire. N'importe! la peur les prenait, ils se deciderent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouverent sur la route, claquant des sabots, se ruant: a Feutry-Cantel! a Feutry-Cantel! les laches y etaient bien encore quatre cents, on allait rire! Situee a trois kilometres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, pres de la Scarpe. Deja, l'on montait la pente des Platrieres, au-dela du chemin de Beaugnies, lorsqu'une voix, demeuree inconnue, lanca l'idee que les dragons etaient peut-etre la-bas, a Feutry-Cantel. Alors, d'un bout a l'autre de la colonne, on repeta que les dragons y etaient. Une hesitation ralentit la marche, la panique peu a peu soufflait, dans ce pays endormi par le chomage, qu'ils battaient depuis des heures. Pourquoi n'avaient-ils pas bute contre des soldats? Cette impunite les troublait, a la pensee de la repression qu'ils sentaient venir. Sans qu'on sut d'ou il partait, un nouveau mot d'ordre les lanca sur une autre fosse. --A la Victoire! a la Victoire! Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes, a la Victoire? On l'ignorait. Tous semblaient rassures. Et, faisant volte-face, ils descendirent du cote de Beaumont, ils couperent a travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traverserent en renversant les clotures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des terrains s'abaissait, elargissait la mer des pieces de betteraves, tres loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes. C'etait, cette fois, une course de cinq grands kilometres. Un elan tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brises et meurtris. Toujours la queue s'allongeait, s'augmentait des camarades racoles en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passe le canal au pont Magache, et qu'ils se presenterent devant la Victoire, ils etaient deux mille. Mais trois heures avaient sonne, la sortie etait faite, plus un homme ne restait au fond. Leur deception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir a coups de briques cassees les ouvriers de la coupe a terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une debandade, la fosse deserte leur appartint. Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de traitre a gifler, ils s'attaquerent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnee, grossie lentement. Des annees et des annees de faim les torturaient d'une fringale de massacre et de destruction. Derriere un hangar, Etienne apercut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. --Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira! Sous ses ordres, une centaine de grevistes accouraient; et les chargeurs n'eurent que le temps de s'eloigner. Des hommes detelerent les chevaux qui s'effarerent et partirent, piques aux cuisses; tandis que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards. Levaque, a violents coups de hache, s'etait jete sur les treteaux, pour abattre les passerelles. Ils resistaient, et il eut l'idee d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout a l'autre du carreau. Bientot, la bande entiere se mit a cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, arme de sa barre de fer, dont il se servait comme d'un levier. Pendant ce temps, la Brule, entrainant les femmes, envahissait la lampisterie, ou les batons, a la volee, couvrirent le sol d'un carnage de lampes. La Maheude, hors d'elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se tremperent d'huile, la Mouquette s'essuyait les mains a son jupon, en riant d'etre si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vide une lampe dans le cou. Mais ces vengeances ne donnaient pas a manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore: --Du pain! du pain! du pain! Justement, a la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque etait abandonnee. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent acheve de defoncer la voie, ils assiegerent la cantine, dont les volets cederent tout de suite. On n'y trouva pas de pain, il n'y avait la que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on decouvrit une cinquantaine de bouteilles de genievre, qui disparurent comme une goutte d'eau bue par du sable. Etienne, ayant vide sa gourde, put la remplir. Peu a peu, une ivresse mauvaise, l'ivresse des affames, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses levres palies. Et, brusquement, il s'apercut que Chaval avait file, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derriere la provision des bois. --Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre! hurlait Etienne. C'est toi, dans la foret, qui demandais la greve des machineurs, pour arreter les pompes, et tu cherches maintenant a nous chier du poivre!... Eh bien! nom de Dieu! nous allons retourner a Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras! Il etait ivre, il lancait lui-meme ses hommes contre cette pompe, qu'il avait sauvee quelques heures plus tot. --A Gaston-Marie! a Gaston-Marie! Tous l'acclamerent, se precipiterent; pendant que Chaval, saisi aux epaules, entraine, pousse violemment, demandait toujours qu'on le laissat se laver. --Va-t'en donc! cria Maheu a Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. Cette fois, elle ne recula meme pas, elle leva sur son pere des yeux ardents, et continua de courir. La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse elargies. Il etait quatre heures, le soleil, qui baissait a l'horizon, allongeait sur le sol glace les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux. On evita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s'epargner le detour de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les Gregoire, precisement, venaient d'en sortir, ayant a rendre une visite au notaire, avant d'aller diner chez les Hennebeau, ou ils devaient retrouver Cecile. La propriete semblait dormir, avec son avenue de tilleuls deserte, son potager et son verger denudes par l'hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenetres closes se ternissaient de la chaude buee interieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-etre, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, ou coulait l'existence des proprietaires. Sans s'arreter, la bande jetait des regards sombres a travers les grilles, le long des murs protecteurs, herisses de culs de bouteille. Le cri recommenca: --Du pain! du pain! du pain! Seuls, les chiens repondirent par des abois feroces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derriere une persienne fermee, il n'y avait que les deux bonnes, Melanie, la cuisiniere, et Honorine, la femme de chambre, attirees par ce cri, suant la peur, toutes pales de voir defiler ces sauvages. Elles tomberent a genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fenetre voisine. C'etait une farce de Jeanlin: il avait fabrique une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux Gregoire. Deja, il s'etait remis a souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli: --Du pain! du pain! du pain! On arriva a Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenes, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passe une heure plus tot, et s'en etaient alles du cote de Saint-Thomas, egares par des paysans, sans meme avoir la precaution, dans leur hate, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d'un quart d'heure, les feux furent renverses, les chaudieres videes, les batiments envahis et devastes. Mais c'etait surtout la pompe qu'on menacait. Il ne suffisait pas qu'elle s'arretat au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie. --A toi le premier coup! repetait Etienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons! tu as jure avec les autres! Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe a coups de barres de fer, a coups de briques, a coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns meme brisaient sur elle des batons. Les ecrous sautaient, les pieces d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arraches. Un coup de pioche a toute volee fracassa le corps de fonte, et l'eau s'echappa, se vida, et il y eut un gargouillement supreme, pareil a un hoquet d'agonie. C'etait la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'ecrasant derriere Etienne, qui ne lachait point Chaval. --A mort, le traitre! au puits! au puits! Le miserable, livide, begayait, en revenait, avec l'obstination imbecile de l'idee fixe, a son besoin de se debarbouiller. --Attends, si ca te gene, dit la Levaque. Tiens! voila le baquet! Il y avait la une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle etait blanche d'une epaisse couche de glace; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le forca a tremper sa tete dans cette eau si froide. --Plonge donc! repetait la Brule. Nom de Dieu! si tu ne plonges pas, on te fout dedans... Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui! comme les betes, la gueule dans l'auge! Il dut boire, a quatre pattes. Tous riaient, d'un rire de cruaute. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignee de crottin, trouvee fraiche sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d'echine pour fuir. Maheu l'avait pousse, la Maheude etait parmi celles qui s'acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette elle-meme, qui restait d'ordinaire la bonne camarade de ses galants, s'enrageait apres celui-la, le traitait de bon a rien, parlait de le deculotter, pour voir s'il etait encore un homme. Etienne la fit taire. --En voila assez! Il n'y a pas besoin de s'y mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ca ensemble. Ses poings se fermaient, ses yeux s'allumaient d'une fureur homicide, l'ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer. --Es-tu pret? Il faut que l'un de nous deux y reste... Donnez-lui un couteau. J'ai le mien. Catherine, epuisee, epouvantee, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu'il buvait, empoisonne des le troisieme verre, tellement ses soulards de parents lui avaient mis de cette salete dans le corps. Brusquement, elle s'elanca, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, etranglee d'indignation: --Lache! lache! lache!... Ce n'est donc pas de trop, toutes ces abominations? Tu veux l'assassiner, maintenant qu'il ne tient plus debout! Elle se tourna vers son pere et sa mere, elle se tourna vers les autres. --Vous etes des laches! des laches!... Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute a la figure, moi! si vous le touchez encore. Oh! les laches! Et elle s'etait plantee devant son homme, elle le defendait, oubliant les coups, oubliant la vie de misere, soulevee dans l'idee qu'elle lui appartenait, puisqu'il l'avait prise, et que c'etait une honte pour elle, quand on l'abimait ainsi. Etienne, sous les claques de cette fille, etait devenu bleme. Il avait failli d'abord l'assommer. Puis, apres s'etre essuye la face, dans un geste d'homme qui se degrise, il dit a Chaval, au milieu d'un grand silence: --Elle a raison, ca suffit... Fous le camp! Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derriere lui. La foule, saisie, les regardait disparaitre au coude de la route. Seule, la Maheude murmura: --Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sur faire quelque traitrise. Mais la bande s'etait remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du cote de Crevecoeur. Alors, ils se replierent, un ordre courut. --A Montsou! a la Direction!... Du pain! du pain! du pain! V M. Hennebeau s'etait mis devant la fenetre de son cabinet, pour voir partir la caleche qui emmenait sa femme dejeuner a Marchiennes. Il avait suivi un instant Negrel trottant pres de la portiere; puis, il etait revenu tranquillement s'asseoir a son bureau. Quand ni sa femme ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison semblait vide. Justement, ce jour-la, le cocher conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre, avait conge jusqu'a cinq heures; et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se trainant en pantoufles par les pieces, et que la cuisiniere, occupee depuis l'aube a se battre avec ses casseroles, tout entiere au diner que ses maitres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se promettait-il une journee de gros travail, dans ce grand calme de la maison deserte. Vers neuf heures, bien qu'il eut recu l'ordre de renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit d'annoncer Dansaert, qui apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la reunion tenue la veille, dans la foret; et les details etaient d'une telle nettete, qu'il l'ecoutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres anonymes par semaine denoncaient les debordements du maitre-porion: evidemment, le mari avait cause, cette police-la sentait le traversin. Il saisit meme l'occasion, il laissa entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence, dans la crainte d'un scandale. Effare de ces reproches, au travers de son rapport, Dansaert niait, begayait des excuses, tandis que son grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste, il n'insista pas, heureux d'en etre quitte a si bon compte; car, d'ordinaire, le directeur se montrait d'une severite implacable d'homme pur, des qu'un employe se passait le regal d'une jolie fille, dans une fosse. L'entretien continua sur la greve, cette reunion de la foret n'etait encore qu'une fanfaronnade de braillards, rien ne menacait serieusement. En tout cas, les corons ne bougeraient surement pas de quelques jours, sous l'impression de peur respectueuse que la promenade militaire du matin devait avoir produite. Lorsque M. Hennebeau se retrouva seul, il fut pourtant sur le point d'envoyer une depeche au prefet. La crainte de donner inutilement cette preuve d'inquietude le retint. Il ne se pardonnait deja pas d'avoir manque de flair, au point de dire partout, d'ecrire meme a la Regie, que la greve durerait au plus une quinzaine. Elle s'eternisait depuis pres de deux mois, a sa grande surprise; et il s'en desesperait, il se sentait chaque jour diminue, compromis, force d'imaginer un coup d'eclat, s'il voulait rentrer en grace pres des regisseurs. Il leur avait justement demande des ordres, dans l'eventualite d'une bagarre. La reponse tardait, il l'attendait par le courrier de l'apres-midi. Et il se disait qu'il serait temps alors de lancer des telegrammes, pour faire occuper militairement les fosses, si telle etait l'opinion de ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, a coup sur. Une responsabilite pareille le troublait, malgre son energie habituelle. Jusqu'a onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans la maison morte, que le baton a cirer d'Hippolyte, qui, tres loin, au premier etage, frottait une piece. Puis, coup sur coup, il recut deux depeches, la premiere annoncant l'envahissement de Jean-Bart par la bande de Montsou, la seconde racontant les cables coupes, les feux renverses, tout le ravage. Il ne comprit pas. Qu'est-ce que les grevistes etaient alles faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer a une fosse de la Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela murissait le plan de conquete qu'il meditait. Et, a midi, il dejeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n'entendait meme pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses preoccupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussitot, comme il achevait son cafe, un telegramme lui apprit que Madeleine et Crevecoeur etaient menaces a leur tour. Alors, sa perplexite devint extreme. Il attendait le courrier a deux heures: devait-il tout de suite demander des troupes? valait-il mieux patienter, de facon a ne pas agir avant de connaitre les ordres de la Regie? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait prie Negrel de rediger la veille pour le prefet. Mais il ne put mettre la main dessus, il reflechit que peut-etre le jeune homme l'avait laissee dans sa chambre, ou il ecrivait souvent la nuit. Et, sans prendre de decision, poursuivi par l'idee de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre. En entrant, M. Hennebeau eut une surprise: la chambre n'etait pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte. Il regnait la une chaleur moite, la chaleur enfermee de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorifere, restee ouverte; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum penetrant, qu'il crut etre l'odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand desordre encombrait la piece, des vetements epars, des serviettes mouillees jetees aux dossiers des sieges, le lit beant, un drap arrache, trainant jusque sur le tapis. D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un regard distrait, il s'etait dirige vers une table couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un a un, elle n'y etait decidement pas. Ou diable cet ecervele de Paul avait-il bien pu la fourrer? Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d'oeil sur chaque meuble, il apercut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil a une etincelle. Il s'approcha machinalement, envoya la main. C'etait, entre deux plis du drap, un petit flacon d'or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de madame Hennebeau, le flacon d'ether qui ne la quittait jamais. Mais il ne s'expliquait pas la presence de cet objet: comment pouvait-il etre dans le lit de Paul? Et, soudain, il blemit affreusement. Sa femme avait couche la. --Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu monter Monsieur... Le domestique etait entre, le desordre de la chambre le consterna. --Mon Dieu! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite! Aussi Rose est sortie en me lachant tout le menage sur le dos! M. Hennebeau avait cache le flacon dans sa main, et il le serrait a le briser. --Que voulez-vous? --Monsieur, c'est encore un homme... Il arrive de Crevecoeur, il a une lettre. --Bien! laissez-moi, dites-lui d'attendre. Sa femme avait couche la! Quand il eut pousse le verrou, il rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s'etait marque en rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soupcon, les frolements contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c'etait sa femme qui montait coucher la! Tombe sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assomme. Un bruit le reveilla, on frappait a la porte, on essayait d'ouvrir. Il reconnut la voix du domestique. --Monsieur... Ah! Monsieur s'est enferme... --Quoi encore? --Il parait que ca presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des depeches. --Fichez-moi la paix! dans un instant! L'idee qu'Hippolyte aurait decouvert lui-meme le flacon, s'il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d'ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouve vingt fois le lit chaud encore de l'adultere, des cheveux de madame trainant sur l'oreiller, des traces abominables souillant les linges. S'il s'acharnait a le deranger, c'etait mechamment. Peut-etre etait-il demeure l'oreille collee a la porte, excite par la debauche de ses maitres. Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long passe de souffrance se deroulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu immediat de coeur et de chair, les amants qu'elle avait eus sans qu'il s'en doutat, celui qu'il lui avait tolere pendant dix ans, comme on tolere un gout immonde a une malade. Puis, c'etait leur arrivee a Montsou, un espoir fou de la guerir, des mois d'alanguissement, d'exil ensommeille, l'approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu debarquait, ce Paul dont elle devenait la mere, auquel elle parlait de son coeur mort, enterre sous la cendre a jamais. Et, mari imbecile, il ne prevoyait rien, il adorait cette femme qui etait la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir! Il l'adorait d'une passion honteuse, au point de tomber a genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres! Le reste des autres, elle le donnait a cet enfant. Un coup de timbre lointain, a ce moment, fit tressaillir M. Hennebeau. Il le reconnut, c'etait le coup que l'on frappait, d'apres ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il parla a voix haute, dans un flot de grossierete, dont sa gorge douloureuse crevait malgre lui. --Ah! je m'en fous! ah! je m'en fous, de leurs depeches et de leurs lettres! Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y enfoncer de telles saletes a coups de talon. Cette femme etait une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L'idee brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si tranquille entre Cecile et Paul, acheva de l'exasperer. Il n'y avait donc meme plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualite vivace? Ce n'etait a cette heure qu'un joujou pervers, l'habitude de l'homme, une recreation prise comme un dessert accoutume. Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant, auquel elle avait mordu, dans ce reveil d'appetit, ainsi qu'on mord au premier fruit vert, vole sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu'ou tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme? On gratta timidement a la porte, la voix d'Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure: --Monsieur, le courrier... Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu'on s'egorge... --Je descends, nom de Dieu! Qu'allait-il leur faire? les chasser a leur retour de Marchiennes, comme des betes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C'etait de leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s'alourdissait la tiedeur moite de cette chambre; l'odeur penetrante qui l'avait suffoque, c'etait l'odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre gout pervers, un besoin charnel de parfums violents; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la fornication, l'adultere vivant, dans les pots qui trainaient dans les cuvettes encore pleines, dans le desordre des linges, des meubles, de la piece entiere, empestee de vice. Une fureur d'impuissance le jeta sur le lit a coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places ou il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enrage des couvertures arrachees, des draps froisses, mous et inertes sous ses coups, comme ereintes eux-memes des amours de toute la nuit. Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l'arreta. Il resta un instant encore, haletant, a s'essuyer le front, a calmer les bonds de son coeur. Debout devant une glace, il contemplait son visage, si decompose, qu'il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l'eut regarde s'apaiser peu a peu, par un effort de volonte supreme, il descendit. En bas, cinq messagers etaient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d'une gravite croissante sur la marche des grevistes a travers les fosses; et le maitre-porion lui conta longuement ce qui s'etait passe a Mirou, sauve par la belle conduite du pere Quandieu. Il ecoutait, hochait la tete; mais il n'entendait pas, son esprit etait demeure la-haut, dans la chambre. Enfin, il les congedia, il dit qu'il allait prendre des mesures. Lorsqu'il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la tete entre les mains, les yeux couverts. Son courrier etait la, il se decida a y chercher la lettre attendue, la reponse de la Regie, dont les lignes danserent d'abord. Pourtant, il finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient quelque bagarre: certes, ils ne lui commandaient pas d'empirer les choses; mais ils laissaient percer que des troubles hateraient le denouement de la greve, en provoquant une repression energique. Des lors, il n'hesita plus, il lanca des depeches de tous cotes, au prefet de Lille, au corps de troupe de Douai, a la gendarmerie de Marchiennes. C'etait un soulagement, il n'avait qu'a s'enfermer, meme il fit repandre la rumeur qu'il souffrait de la goutte. Et, tout l'apres-midi, il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les depeches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi de loin la bande, de Madeleine a Crevecoeur, de Crevecoeur a la Victoire, de la Victoire a Gaston-Marie. D'autre part, des renseignements lui arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, egares en route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquees. On pouvait s'egorger et tout detruire, il avait remis la tete entre ses mains, les doigts sur les yeux, et il s'abimait dans le grand silence de la maison vide, ou il ne surprenait, par moments, que le bruit des casseroles de la cuisiniere, en plein coup de feu, pour son diner du soir. Le crepuscule assombrissait deja la piece, il etait cinq heures, lorsqu'un vacarme fit sursauter M. Hennebeau, etourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux miserables rentraient. Mais le tumulte augmentait, un cri eclata, terrible, a l'instant ou il s'approchait de la fenetre. --Du pain! du pain! du pain! C'etaient les grevistes qui envahissaient Montsou, pendant que les gendarmes, croyant a une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos tourne, pour occuper cette fosse. Justement, a deux kilometres des premieres maisons, un peu en dessous du carrefour, ou se coupaient la grande route et le chemin de Vandame, madame Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au defile de la bande. La journee a Marchiennes s'etait passee gaiement, un dejeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une interessante visite aux ateliers et a une verrerie du voisinage, pour occuper l'apres-midi; et, comme on rentrait enfin, par ce declin limpide d'un beau jour d'hiver, Cecile avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes alors etaient descendues de la caleche, Negrel avait galamment saute de cheval; pendant que la paysanne, effaree de ce beau monde, se precipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire le lait, on etait alle dans l'etable meme avec les tasses, on en avait fait une partie champetre, riant beaucoup de la litiere ou l'on enfoncait. Madame Hennebeau, de son air de maternite complaisante, buvait du bout des levres, lorsqu'un bruit etrange, ronflant au-dehors, l'inquieta. --Qu'est-ce donc? L'etable, batie au bord de la route, avait une large porte charretiere, car elle servait en meme temps de grenier a foin. Deja, les jeunes filles, allongeant la tete, s'etonnaient de ce qu'elles distinguaient a gauche, un flot noir, une cohue qui debouchait en hurlant du chemin de Vandame. --Diable! murmura Negrel, egalement sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se facher? --C'est peut-etre encore les charbonniers, dit la paysanne. Voila deux fois qu'ils passent. Parait que ca ne va pas bien, ils sont les maitres du pays. Elle lachait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur les visages; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde anxiete ou la rencontre les jetait, elle se hata de conclure: --Oh! les gueux, oh! les gueux! Negrel, voyant qu'il etait trop tard pour remonter en voiture et gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la caleche dans la cour de la ferme, ou l'attelage resta cache derriere un hangar. Lui-meme attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles eperdues, pretes a suivre la paysanne, qui leur proposait de se refugier chez elle. Mais il fut d'avis qu'on etait la plus en surete, personne ne viendrait certainement les chercher dans ce foin. La porte charretiere, pourtant, fermait tres mal, et elle avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois vermoulus. --Allons, du courage! dit-il. Nous vendrons notre vie cherement. Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de tempete semblait souffler, pareil a ces rafales brusques qui precedent les grands orages. --Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cecile en allant se blottir dans le foin. Madame Hennebeau, tres pale, prise d'une colere contre ces gens qui gataient un de ses plaisirs, se tenait en arriere, avec un regard oblique et repugne; tandis que Lucie et Jeanne, malgre leur tremblement, avaient mis un oeil a une fente, desireuses de ne rien perdre du spectacle. Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ebranlee, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. --Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe! murmura Negrel, qui, malgre ses convictions republicaines, aimait a plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emporte dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, pres d'un millier de femmes, aux cheveux epars, depeignes par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudites de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflees de guerrieres, brandissaient des batons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous decharnes semblaient se rompre. Et les hommes deboulerent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serree, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes deteintes, ni les tricots de laine en loques, effaces dans la meme uniformite terreuse. Les yeux brulaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagne par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des tetes, parmi le herissement des barres de fer, une hache passa, portee toute droite; et cette hache unique, qui etait comme l'etendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. --Quels visages atroces! balbutia madame Hennebeau. Negrel dit entre ses dents: --Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul! D'ou sortent-ils donc, ces bandits-la? Et, en effet, la colere, la faim, ces deux mois de souffrance et cette debandade enragee au travers des fosses, avaient allonge en machoires de betes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient a galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie. --Oh! superbe! dirent a demi-voix Lucie et Jeanne, remuees dans leur gout d'artistes par cette belle horreur. Elles s'effrayaient pourtant, elles reculerent pres de madame Hennebeau, qui s'etait appuyee sur une auge. L'idee qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrat, la glacait. Negrel se sentait blemir, lui aussi, tres brave d'ordinaire, saisi la d'une epouvante superieure a sa volonte, une de ces epouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cecile ne bougeait plus. Et les autres, malgre leur desir de detourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand meme. C'etait la vision rouge de la revolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soiree sanglante de cette fin de siecle. Oui, un soir, le peuple lache, debride, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promenerait des tetes, il semerait l'or des coffres eventres. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces machoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les memes guenilles, le meme tonnerre de gros sabots, la meme cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestee, balayant le vieux monde, sous leur poussee debordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait a la vie sauvage dans les bois, apres le grand rut, la grande ripaille, ou les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour ou une nouvelle terre repousserait peut-etre. Oui, c'etaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage. Un grand cri s'eleva, domina La Marseillaise: --Du pain! du pain! du pain! Lucie et Jeanne se serrerent contre madame Hennebeau, defaillante; tandis que Negrel se mettait devant elles, comme pour les proteger de son corps. Etait-ce donc ce soir meme que l'antique societe craquait? Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les hebeter. La bande s'ecoulait, il n'y avait plus que la queue des trainards, lorsque la Mouquette deboucha. Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenetres de leurs maisons; et, quand elle en decouvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui etait pour elle le comble de son mepris. Sans doute elle en apercut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derriere enorme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n'avait rien d'obscene, ce derriere, et ne faisait pas rire, farouche. Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolees de couleurs vives. On fit sortir la caleche de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grevistes tenaient le pave. Et le pis etait qu'il n'y avait pas d'autre chemin. --Il faut pourtant que nous rentrions, le diner nous attend, dit madame Hennebeau, hors d'elle, exasperee par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour ou j'ai du monde. Allez donc faire du bien a ca! Lucie et Jeanne s'occupaient a retirer du foin Cecile, qui se debattait, croyant que ces sauvages defilaient sans cesse, et repetant qu'elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. Negrel, remonte a cheval, eut alors l'idee de passer par les ruelles de Requillart. --Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empechent de revenir a la route, la-bas, vous vous arreterez derriere la vieille fosse, et nous rentrerons a pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n'importe ou, sous le hangar d'une auberge. Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu'ils avaient vu, a deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s'agitaient, affoles de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d'affiches manuscrites, menacant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n'en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur etait a son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, ou on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterre dans sa cave, pret a le faire sauter, s'il ne se declarait pas en faveur du peuple. Justement, les Gregoire, attardes dans leur visite par l'arrivee de cette lettre, la discutaient, la devinaient l'oeuvre d'un farceur, lorsque l'invasion de la bande acheva d'epouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en ecartant le coin d'un rideau, et se refusaient a admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait a l'amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d'attendre que le pave fut libre pour aller, en face, diner chez les Hennebeau, ou Cecile, rentree surement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance: des gens eperdus couraient, les portes et les fenetres se fermaient violemment. Ils apercurent Maigrat, de l'autre cote de la route, qui barricadait son magasin, a grand renfort de barres de fer, si pale et si tremblant, que sa petite femme chetive etait forcee de serrer les ecrous. La bande avait fait halte devant l'hotel du directeur, le cri retentissait: --Du pain! du pain! du pain! M. Hennebeau etait debout a la fenetre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassees a coups de pierres. Il ferma de meme tous ceux du rez-de-chaussee; puis, il passa au premier etage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un a un. Par malheur, on ne pouvait clore de meme la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquietante ou rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche. Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second etage, dans la chambre de Paul: c'etait la mieux placee, a gauche, car elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derriere la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette epongee et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tires. Toute sa rage de l'apres-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant a une immense fatigue. Son etre etait deja comme cette chambre, refroidi, balaye des ordures du matin, rentre dans la correction d'usage. A quoi bon un scandale? est-ce que rien etait change chez lui? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait a peine le fait, qu'elle l'eut choisi dans la famille; et peut-etre meme y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitie, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d'avoir assomme ce lit a coups de poing! Puisqu'il avait tolere un autre homme, il tolererait bien celui-la. Ce ne serait que l'affaire d'un peu de mepris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l'inutilite de tout, l'eternelle douleur de l'existence, la honte de lui-meme, qui adorait et desirait toujours cette femme, dans la salete ou il l'abandonnait. Sous la fenetre, les hurlements eclaterent avec un redoublement de violence. --Du pain! du pain! du pain! --Imbeciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrees. Il les entendait l'injurier a propos de ses gros appointements, le traiter de faineant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient apercu la cuisine, et c'etait une tempete d'imprecations contre le faisan qui rotissait, contre les sauces dont l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire peter les tripes. --Du pain! du pain! du pain! --Imbeciles! repeta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux? Une colere le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir a sa table, les empater de son faisan, tandis qu'il s'en irait forniquer derriere les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutees avant lui! Il aurait tout donne, son education, son bien-etre, son luxe, sa puissance de directeur, s'il avait pu etre, une journee, le dernier des miserables qui lui obeissaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac tordu de crampes ebranlant le cerveau d'un vertige: peut-etre cela aurait-il tue l'eternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien posseder a soi, battre les bles avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et etre capable de s'en contenter! --Du pain! du pain! du pain! Alors, il se facha, il cria furieusement dans le vacarme: --Du pain! est-ce que ca suffit, imbeciles? Il mangeait, lui, et il n'en ralait pas moins de souffrance. Son menage ravage, sa vie entiere endolorie, lui remontaient a la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel etait l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de revolutionnaires pouvaient bien demolir la societe et en rebatir une autre, ils n'ajouteraient pas une joie a l'humanite, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant a chacun sa tartine. Meme ils elargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de desespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser a la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien etait de ne pas etre, et, si l'on etait, d'etre l'arbre, d'etre la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants. Et, dans cette exasperation de son tourment, des larmes gonflerent les yeux de M. Hennebeau, creverent en gouttes brulantes le long de ses joues. Le crepuscule noyait la route, lorsque des pierres commencerent a cribler la facade de l'hotel. Sans colere maintenant contre ces affames, enrage seulement par la plaie cuisante de son coeur, il continuait a begayer au milieu de ses larmes: --Les imbeciles! les imbeciles! Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempete, balayant tout. --Du pain! du pain! du pain! VI Etienne, degrise par les gifles de Catherine, etait reste a la tete des camarades. Mais, pendant qu'il les jetait sur Montsou, d'une voix enrouee, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s'etonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n'avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d'agir froidement et d'empecher un desastre, il achevat la journee, de violence en violence, par assieger l'hotel du directeur? C'etait bien lui cependant qui venait de crier: halte! Seulement, il n'avait d'abord eu que l'idee de proteger les Chantiers de la Compagnie, ou l'on parlait d'aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres eraflaient deja la facade de l'hotel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie legitime il devait lancer la bande, afin d'eviter de plus grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu'un l'appela, un homme debout sur le seuil de l'estaminet Tison, dont la cabaretiere s'etait hatee de mettre les volets, en ne laissant libre que la porte. --Oui, c'est moi... Ecoute donc. C'etait Rasseneur. Une trentaine d'hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restes chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, a l'approche des grevistes. Zacharie occupait une table avec sa femme Philomene. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D'ailleurs, personne ne buvait, on s'etait abrite, simplement. Etienne reconnut Rasseneur, et il s'ecartait, lorsque celui-ci ajouta: --Ma vue te gene, n'est-ce pas?... Je t'avais prevenu, les embetements commencent. Maintenant, vous pouvez reclamer du pain, c'est du plomb qu'on vous donnera. Alors, il revint, il repondit: --Ce qui me gene, ce sont les laches qui, les bras croises, nous regardent risquer notre peau. --Ton idee est donc de piller en face? demanda Rasseneur. --Mon idee est de rester jusqu'au bout avec les amis, quitte a crever tous ensemble. Desespere, Etienne rentra dans la foule, pret a mourir. Sur la route, trois enfants lancaient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arreter les camarades, que ca n'avancait a rien de casser des vitres. Bebert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier a manier sa fronde. Ils lancaient chacun un caillou, jouant a qui ferait le plus gros degat. Lydie, par un coup de maladresse, avait fele la tete d'une femme, dans la cohue; et les deux garcons se tenaient les cotes. Derriere eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enflees de Bonnemort le portaient si mal, qu'il avait eu grand-peine a se trainer jusque-la, sans qu'on sut quelle curiosite le poussait, car il avait son visage terreux des jours ou l'on ne pouvait lui tirer une parole. Personne, du reste, n'obeissait plus a Etienne. Les pierres, malgre ses ordres, continuaient a greler, et il s'etonnait, il s'effarait devant ces brutes demuselees par lui, si lentes a s'emouvoir, terribles ensuite, d'une tenacite feroce dans la colere. Tout le vieux sang flamand etait la, lourd et placide, mettant des mois a s'echauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu'a ce que la bete fut soule d'atrocites. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en etait a ne savoir comment contenir les Maheu, qui lancaient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l'effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitees d'une fureur meurtriere, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la Brule, qui les dominait de sa taille maigre. Mais il y eut un brusque arret, la surprise d'une minute determinait un peu du calme que les supplications d'Etienne ne pouvaient obtenir. C'etaient simplement les Gregoire qui se decidaient a prendre conge du notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient si paisibles, ils avaient si bien l'air de croire a une pure plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la resignation les nourrissait depuis un siecle, que ceux-ci, etonnes, avaient en effet cesse de jeter des pierres, de peur d'atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame, tombes du ciel. Ils les laisserent entrer dans le jardin, monter le perron, sonner a la porte barricadee, qu'on ne se pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux, qu'elle connaissait tous, car elle etait de Montsou. Et ce fut elle qui, a coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte a l'entrebailler. Il etait temps, les Gregoire disparaissaient, lorsque la grele des pierres recommenca. Revenue de son etonnement, la foule clamait plus fort: --A mort les bourgeois! vive la sociale! Rose continuait a rire, dans le vestibule de l'hotel, comme egayee de l'aventure, repetant au domestique terrifie: --Ils ne sont pas mechants, je les connais. M. Gregoire accrocha methodiquement son chapeau. Puis, lorsqu'il eut aide madame Gregoire a retirer sa mante de gros drap, il dit a son tour: --Sans doute, ils n'ont pas de malice au fond. Lorsqu'ils auront bien crie, ils iront souper avec plus d'appetit. A ce moment, M. Hennebeau descendait du second etage. Il avait vu la scene, et il venait recevoir ses invites, de son air habituel, froid et poli. Seule, la paleur de son visage disait les larmes qui l'avaient secoue. L'homme etait dompte, il ne restait en lui que l'administrateur correct, resolu a remplir son devoir. --Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrees encore. Pour la premiere fois, une inquietude emotionna les Gregoire. Cecile pas rentree! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait? --J'ai songe a faire degager la maison, ajouta M. Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d'ailleurs ou envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette canaille. Rose, demeuree la, osa murmurer de nouveau: --Oh! Monsieur, ils ne sont pas mechants. Le directeur hocha la tete, pendant que le tumulte croissait au-dehors et qu'on entendait le sourd ecrasement des pierres contre la facade. --Je ne leur en veux pas, je les excuse meme, il faut etre betes comme eux pour croire que nous nous acharnons a leur malheur. Seulement, je reponds de la tranquillite... Dire qu'il y a des gendarmes par les routes, a ce qu'on m'affirme, et que, depuis ce matin, je n'ai pu en avoir un seul! Il s'interrompit, il s'effaca devant madame Gregoire, en disant: --Je vous en prie, madame, ne restez pas la, entrez dans le salon. Mais la cuisiniere, qui montait du sous-sol, exasperee, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle declara qu'elle n'acceptait plus la responsabilite du diner, car elle attendait, de chez le patissier de Marchiennes, des croutes de vol-au-vent, qu'elle avait demandees pour quatre heures. Evidemment, le patissier s'etait egare en chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-etre meme avait-on pille ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent bloques derriere un buisson, assieges, gonflant les ventres des trois mille miserables qui demandaient du pain. En tout cas, Monsieur etait prevenu, elle preferait flanquer son diner au feu, si elle le ratait, a cause de la revolution. --Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n'est perdu, le patissier peut venir. Et, comme il se retournait vers madame Gregoire, en ouvrant lui-meme la porte du salon, il fut tres surpris d'apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un homme qu'il n'avait pas distingue jusque-la, dans l'ombre croissante. --Tiens! c'est vous, Maigrat, qu'y a-t-il donc? Maigrat s'etait leve, et son visage apparut, gras et bleme, decompose par l'epouvante. Il n'avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu'il s'etait glisse chez monsieur le directeur, pour reclamer aide et protection, si les brigands s'attaquaient a son magasin. --Vous voyez que je suis menace moi-meme et que je n'ai personne, repondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, a garder vos marchandises. --Oh! j'ai mis les barres de fer, puis j'ai laisse ma femme. Le directeur s'impatienta, sans cacher son mepris. Une belle garde, que cette creature chetive, maigrie de coups! --Enfin, je n'y peux rien, tachez de vous defendre. Et je vous conseille de rentrer tout de suite, car les voila qui demandent encore du pain... Ecoutez... En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n'etait plus possible, on l'aurait echarpe. D'autre part, l'idee de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitre de la porte, suant, tremblant, guettant le desastre; tandis que les Gregoire se decidaient a passer dans le salon. Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invites de s'asseoir, la piece close, barricadee, eclairee de deux lampes avant la tombee du jour, s'emplissait d'effroi, a chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l'etouffement des tentures, la colere de la foule ronflait, plus inquietante, d'une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramene a cette inconcevable revolte. Lui, s'etonnait de n'avoir rien prevu; et sa police etait si mal faite, qu'il s'emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconnaitre l'influence detestable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il etait impossible qu'on l'abandonnat de la sorte. Quant aux Gregoire, ils ne pensaient qu'a leur fille: la pauvre cherie qui s'effrayait si vite! peut-etre, devant le peril, la voiture etait-elle retournee a Marchiennes. Pendant un quart d'heure encore, l'attente dura, enervee par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps a autre dans les volets fermes, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n'etait plus tolerable, M. Hennebeau parlait de sortir, de chasser a lui seul les braillards et d'aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant: --Monsieur! Monsieur! voici Madame, on tue Madame! La voiture n'ayant pu depasser la ruelle de Requillart, au milieu des groupes menacants, Negrel avait suivi son idee, faire a pied les cent metres qui les separaient de l'hotel, puis frapper a la petite porte donnant sur le jardin, pres des communs: le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours la quelqu'un pour ouvrir. Et, d'abord, les choses avaient marche parfaitement, deja madame Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prevenues, se jeterent dans la ruelle. Alors, tout se gata. On n'ouvrait pas la porte, Negrel avait tache vainement de l'enfoncer a coups d'epaule. Le flot des femmes croissait, il craignit d'etre deborde, il prit le parti desespere de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assiegeants. Mais cette manoeuvre amena une bousculade: on ne les lachait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, etonnee seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute, la confusion devint telle, qu'il se produisit un de ces faits d'affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne, arrivees au perron, s'etaient glissees par la porte que la femme de chambre entrebaillait; madame Hennebeau avait reussi a les suivre; et, derriere elles, Negrel entra enfin, remit les verrous, persuade qu'il avait vu Cecile passer la premiere. Elle n'etait plus la, disparue en route, emportee par une telle peur, qu'elle avait tourne le dos a la maison, et s'etait jetee d'elle-meme en plein danger. Aussitot, le cri s'eleva: --Vive la sociale! a mort les bourgeois! a mort! Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour madame Hennebeau. D'autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d'un usinier voisin, execre de ses ouvriers. Et, d'ailleurs, peu importait, c'etaient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu'a la plume blanche de son chapeau, qui exasperaient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de faineante qui ne touchait pas au charbon. --Attends! cria la Brule, on va t'en mettre au cul, de la dentelle! --C'est a nous que ces salopes volent ca, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre a vivre! Du coup, la Mouquette s'elanca. --Oui, oui, faut la fouetter. Et les femmes, dans cette rivalite sauvage, s'etouffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu'elle n'avait pas le derriere mieux fait qu'une autre. Plus d'une meme etait pourrie, sous ses fanfreluches. Voila assez longtemps que l'injustice durait, on les forcerait bien toutes a s'habiller comme des ouvrieres, ces catins qui osaient depenser cinquante sous pour le blanchissage d'un jupon! Au milieu de ces furies, Cecile grelottait, les jambes paralysees, begayant a vingt reprises la meme phrase: --Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal. Mais elle eut un cri rauque: des mains froides venaient de la prendre au cou. C'etait le vieux Bonnemort, pres duquel le flot l'avait poussee, et qui l'empoignait. Il semblait ivre de faim, hebete par sa longue misere, sorti brusquement de sa resignation d'un demi-siecle, sans qu'il fut possible de savoir sous quelle poussee de rancune. Apres avoir, en sa vie, sauve de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les eboulements, il cedait a des choses qu'il n'aurait pu dire, a un besoin de faire ca, a la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce jour-la il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bete infirme, en train de ruminer des souvenirs. --Non! non! hurlaient les femmes, le cul a l'air! le cul a l'air! Dans l'hotel, des qu'on s'etait apercu de l'aventure, Negrel et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de Cecile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n'etait plus facile de sortir. Une lutte s'engageait la, pendant que les Gregoire, epouvantes, apparaissaient sur le perron. --Laissez-la donc, vieux! c'est la demoiselle de la Piolaine! cria la Maheude au grand-pere, en reconnaissant Cecile, dont une femme avait dechire la voilette. De son cote, Etienne, bouleverse de ces represailles contre une enfant, s'efforcait de faire lacher prise a la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu'il avait arrachee des poings de Levaque. --Chez Maigrat, nom de Dieu!... Il y a du pain, la-dedans. Foutons la baraque a Maigrat par terre! Et, a la volee, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l'avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s'acharnaient. Cecile etait retombee des doigts de Bonnemort dans les mains de la Brule. A quatre pattes, Lydie et Bebert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derriere a la dame. Deja, on la tiraillait, ses vetements craquaient, lorsqu'un homme a cheval parut, poussant sa bete, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite. --Ah! canailles, vous en etes a fouetter nos filles! C'etait Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le diner. Vivement, il sauta sur la route, prit Cecile par la taille; et, de l'autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s'en servait comme d'un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la grille, la bataille continuait. Pourtant, il passa, ecrasa des membres. Ce secours imprevu delivra Negrel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec Cecile evanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, recut une pierre, dont le choc faillit lui demonter l'epaule. --C'est ca, cria-t-il, cassez-moi les os, apres avoir casse mes machines! Il repoussa promptement la porte. Une bordee de cailloux s'abattit dans le bois. --Quels enrages! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crane comme une courge vide... On n'a rien a leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n'y a qu'a les assommer. Dans le salon, les Gregoire pleuraient, en voyant Cecile revenir a elle. Elle n'avait aucun mal, pas meme une egratignure: sa voilette seule etait perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu'ils reconnurent devant eux leur cuisiniere, Melanie, qui contait comment la bande avait demoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses maitres. Elle etait entree, elle aussi, par la porte entrebaillee, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquat; et, dans son recit interminable, l'unique pierre de Jeanlin qui avait brise une seule vitre devenait une canonnade en regle, dont les murs restaient fendus. Alors, les idees de M. Gregoire furent bouleversees: on egorgeait sa fille, on rasait sa maison, c'etait donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu'il vivait en brave homme de leur travail? La femme de chambre, qui avait apporte une serviette et de l'eau de Cologne, repeta: --Tout de meme, c'est drole, ils ne sont pas mechants. Madame Hennebeau, assise, tres pale, ne se remettait pas de la secousse de son emotion; et elle retrouva seulement un sourire, lorsqu'on felicita Negrel. Les parents de Cecile remerciaient surtout le jeune homme, c'etait maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en silence, allait de sa femme a cet amant qu'il jurait de tuer le matin, puis a cette jeune fille qui l'en debarrasserait bientot sans doute. Il n'avait aucune hate, une seule peur lui restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, a quelque laquais peut-etre. --Et vous, mes petites cheries, demanda Deneulin a ses filles, on ne vous a rien casse? Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles etaient contentes d'avoir vu ca. Elles riaient a present. --Sapristi! continua le pere, voila une bonne journee!... Si vous voulez une dot, vous ferez bien de la gagner vous-memes; et attendez-vous encore a etre forcees de me nourrir. Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflerent, quand ses deux filles se jeterent dans ses bras. M. Hennebeau avait ecoute cet aveu de ruine. Une pensee vive eclaira son visage. En effet, Vandame allait etre a Montsou, c'etait la compensation esperee, le coup de fortune qui le remettrait en faveur, pres de ces messieurs de la Regie. A chaque desastre de son existence, il se refugiait dans la stricte execution des ordres recus, il faisait de la discipline militaire ou il vivait, sa part reduite de bonheur. Mais on se calmait, le salon tombait a une paix lasse, avec la lumiere tranquille des deux lampes et le tiede etouffement des portieres. Que se passait-il donc, dehors? Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la facade; et l'on entendait seulement de grands coups sourds, ces coups de cognee qui sonnent au lointain des bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par le panneau vitre de la porte. Meme ces dames et ces demoiselles monterent se poster derriere les persiennes du premier etage. --Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce cabaret? dit M. Hennebeau a Deneulin. Je l'avais flaire, il faut qu'il en soit. Pourtant, ce n'etait pas Rasseneur, c'etait Etienne qui enfoncait a coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les camarades: est-ce que les marchandises, la-dedans, n'appartenaient pas aux charbonniers? est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre leur bien a ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie? Peu a peu, tous lachaient l'hotel du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine. Le cri: du pain! du pain! du pain! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain, derriere cette porte. Une rage de faim les soulevait, comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur cette route. De telles poussees se ruaient dans la porte, qu'Etienne craignait de blesser quelqu'un, a chaque volee de la hache. Cependant, Maigrat, qui avait quitte le vestibule de l'hotel, s'etait d'abord refugie dans la cuisine; mais il n'y entendait rien, il y revait des attentats abominables contre sa boutique; et il venait de remonter pour se cacher derriere la pompe, dehors, lorsqu'il distingua nettement les craquements de la porte, les vociferations de pillage, ou se melait son nom. Ce n'etait donc pas un cauchemar: s'il ne voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l'attaque, les oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognee lui entrait en plein coeur. Un gond avait du sauter, encore cinq minutes, et la boutique etait prise. Cela se peignait dans son crane en images reelles, effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forces, les sacs eventres, tout mange, tout bu, la maison elle-meme emportee, plus rien, pas meme un baton pour aller mendier au travers des villages. Non, il ne leur permettrait pas d'achever sa ruine, il preferait y laisser la peau. Depuis qu'il etait la, il apercevait a une fenetre de sa maison, sur la facade en retour, la chetive silhouette de sa femme, pale et brouillee derriere les vitres: sans doute elle regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre etre battu. Au-dessous, il y avait un hangar, place de telle sorte, que, du jardin de l'hotel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen; puis, de la, il etait facile de ramper sur les tuiles, jusqu'a la fenetre. Et l'idee de rentrer ainsi chez lui le torturait a present, dans son remords d'en etre sorti. Peut-etre aurait-il le temps de barricader le magasin avec des meubles; meme il inventait d'autres defenses heroiques, de l'huile bouillante, du petrole enflamme, verse d'en haut. Mais cet amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il ralait de lachete combattue. Tout d'un coup, il se decida, a un retentissement plus profond de la hache. L'avarice l'emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps, plutot que d'abandonner un pain. Des huees, presque aussitot, eclaterent. --Regardez! regardez!... Le matou est la-haut! au chat! au chat! La bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fievre, malgre sa lourdeur, il avait monte au treillage avec agilite, sans se soucier des bois qui cassaient; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforcait d'atteindre la fenetre. Mais la pente se trouvait tres raide, il etait gene par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait traine jusqu'en haut, s'il ne s'etait mis a trembler, dans la crainte de recevoir des pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait a crier, sous lui: --Au chat! au chat!... Faut le demolir! Et, brusquement, ses deux mains lacherent a la fois, il roula comme une boule, sursauta a la gouttiere, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement, qu'il rebondit du cote de la route, ou il s'ouvrit le crane, a l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. Il etait mort. Sa femme, en haut, pale et brouillee derriere les vitres, regardait toujours. D'abord, ce fut une stupeur. Etienne s'etait arrete, la hache glissee des poings. Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique, les yeux tournes vers le mur, ou coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient cesse, un silence s'elargissait dans l'ombre croissante. Tout de suite, les huees recommencerent. C'etaient les femmes qui se precipitaient, prises de l'ivresse du sang. --Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c'est fini! Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa tete fracassee, hurlant a la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain. --Je te devais soixante francs, te voila paye, voleur! dit la Maheude, enragee parmi les autres. Tu ne me refuseras plus credit... Attends! Attends! il faut que je t'engraisse encore. De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignees, dont elle lui emplit la bouche, violemment. --Tiens! mange donc!... Tiens! mange, mange, toi qui nous mangeais! Les injures redoublerent, pendant que le mort, etendu sur le dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'ou tombait la nuit. Cette terre, tassee dans sa bouche, c'etait le pain qu'il avait refuse. Et il ne mangerait plus que de ce pain-la, maintenant. Ca ne lui avait guere porte bonheur, d'affamer le pauvre monde. Mais les femmes avaient a tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant, pareilles a des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageat. On entendit la voix aigre de la Brule. --Faut le couper comme un matou! --Oui, oui! au chat! au chat!... Il en a trop fait, le salaud! Deja, la Mouquette le deculottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la Brule, de ses mains seches de vieille, ecarta les cuisses nues, empoigna cette virilite morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre echine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles resistaient, elle dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe: --Je l'ai! je l'ai! Des voix aigues saluerent d'imprecations l'abominable trophee. --Ah! bougre, tu n'empliras plus nos filles! --Oui, c'est fini de te payer sur la bete, nous n'y passerons plus toutes, a tendre le derriere pour avoir un pain. --Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte? moi, je veux bien, si tu peux encore! Cette plaisanterie les secoua d'une gaiete terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une bete mauvaise, dont chacune avait eu a souffrir, et qu'elles venaient d'ecraser enfin, qu'elles voyaient la, inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avancaient leurs machoires, en repetant, dans un furieux eclat de mepris: --Il ne peut plus! il ne peut plus!... Ce n'est plus un homme qu'on va foutre dans la terre... Va donc pourrir, bon a rien! La Brule, alors, planta tout le paquet au bout de son baton; et, le portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lanca sur la route, suivie de la debandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un dechet de viande a l'etal d'un boucher. En haut, a la fenetre, madame Maigrat ne bougeait toujours pas; mais, sous la derniere lueur du couchant, les defauts brouilles des vitres deformaient sa face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie a chaque heure, les epaules pliees du matin au soir sur un registre, peut-etre riait-elle, quand la bande des femmes galopa, avec la bete mauvaise, la bete ecrasee, au bout du baton. Cette mutilation affreuse s'etait accomplie dans une horreur glacee. Ni Etienne, ni Maheu, ni les autres, n'avaient eu le temps d'intervenir: ils restaient immobiles, devant ce galop de furies. Sur la porte de l'estaminet Tison, des tetes se montraient, Rasseneur bleme de revolte, et Zacharie, et Philomene, stupefies d'avoir vu. Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, tres graves, hochaient la tete. Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bebert, forcait Lydie a lever le nez. Mais les femmes revenaient deja, tournant sur elles-memes, passant sous les fenetres de la Direction. Et, derriere les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. Elles n'avaient pu apercevoir la scene, cachee par le mur, elles distinguaient mal, dans la nuit devenue noire. --Qu'ont-elles donc au bout de ce baton? demanda Cecile, qui s'etait enhardie jusqu'a regarder. Lucie et Jeanne declarerent que ce devait etre une peau de lapin. --Non, non, murmura madame Hennebeau, ils auront pille la charcuterie, on dirait un debris de porc. A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Madame Gregoire lui avait donne un coup de genou. Toutes deux resterent beantes. Ces demoiselles, tres pales, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des tenebres. Etienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne se dissipait pas, ce cadavre a present barrait la route et protegeait la boutique. Beaucoup avaient recule. C'etait comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu demeurait sombre, lorsqu'il entendit une voix lui dire a l'oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine, toujours dans son vieux paletot d'homme, noire, haletante. D'un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l'ecouter, il menacait de la battre. Alors, elle eut un geste de desespoir, elle hesita, puis courut vers Etienne. --Sauve-toi, sauve-toi, voila les gendarmes! Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter a ses joues le sang des gifles qu'il avait recues. Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait a jeter la hache, elle l'entrainait par les deux bras, avec une force irresistible. --Quand je te dis que voila les gendarmes!... Ecoute-moi donc. C'est Chaval qui est alle les chercher et qui les amene, si tu veux savoir. Moi, ca m'a degoutee, je suis venue... Sauve-toi, je ne veux pas qu'on te prenne. Et Catherine l'emmena, a l'instant ou un lourd galop ebranlait au loin le pave. Tout de suite, un cri eclata: <> Ce fut une debacle, un sauve-qui-peut si eperdu, qu'en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayee par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d'ombre sur la terre blanche. Devant l'estaminet Tison, il n'etait reste que Rasseneur, qui, soulage, la face ouverte, applaudissait a la facile victoire des sabres; tandis que, dans Montsou desert, eteint, dans le silence des facades closes, les bourgeois, la sueur a la peau, n'osant risquer un oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l'epaisse nuit, il n'y avait plus que les hauts fourneaux et les fours a coke incendies au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils deboucherent sans qu'on les distinguat, en une masse sombre. Et, derriere eux, confiee a leur garde, la voiture du patissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d'ou sauta un marmiton, qui se mit d'un air tranquille a deballer les croutes des vol-au-vent. Sixieme partie I La premiere quinzaine de fevrier s'ecoula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans pitie des miserables. De nouveau, les autorites avaient battu les routes: le prefet de Lille, un procureur, un general. Et les gendarmes n'avaient pas suffi, de la troupe etait venue occuper Montsou, tout un regiment, dont les hommes campaient de Beaugnies a Marchiennes. Des postes armes gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L'hotel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu'aux maisons de certains bourgeois, s'etaient herisses de baionnettes. On n'entendait plus, le long du pave, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plantee, comme une vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glace qui soufflait la-haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu'en pays ennemi, retentissaient les cris de faction. --Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Le travail n'avait repris nulle part. Au contraire, la greve s'etait aggravee: Crevecoeur, Mirou, Madeleine arretaient l'extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin; a Saint-Thomas, jusque-la indemne, des hommes manquaient. C'etait maintenant une obstination muette, en face de ce deploiement de force, dont s'exasperait l'orgueil des mineurs. Les corons semblaient deserts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, a peine en rencontrait-on un par hasard, isole, le regard oblique, baissant la tete devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet entetement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l'obeissance forcee et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prets a lui manger la nuque, s'il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d'embaucher des mineurs du Borinage, a la frontiere belge; mais elle n'osait point; de sorte que la bataille en restait la, entre les charbonniers qui s'enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardees par la troupe. Des le lendemain de la journee terrible, cette paix s'etait produite, d'un coup, cachant une panique telle, qu'on faisait le plus de silence possible sur les degats et les atrocites. L'enquete ouverte etablissait que Maigrat etait mort de sa chute, et l'affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entouree deja d'une legende. De son cote, la Compagnie n'avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les Gregoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d'un proces, ou elle devrait temoigner. Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imbeciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron etait alle, les menottes aux poignets, jusqu'a Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, egalement, avait failli etre emmene entre deux gendarmes. On se contentait, a la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse: Maheu avait recu le sien, Levaque aussi, de meme que trente-quatre de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la severite retombait sur Etienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu'on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval, dans sa haine, l'avait denonce, en refusant de nommer les autres, supplie par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n'etait fini, on attendait la fin, la poitrine oppressee d'un malaise. A Montsou, des lors, les bourgeois s'eveillerent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d'un tocsin imaginaire, les narines hantees d'une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur feler le crane, ce fut un prone de leur nouveau cure, l'abbe Ranvier, ce pretre maigre aux yeux de braise rouge, qui succedait a l'abbe Joire. Comme on etait loin de la discretion souriante de celui-ci, de son unique soin d'homme gras et doux a vivre en paix avec tout le monde! Est-ce que l'abbe Ranvier ne s'etait pas permis de prendre la defense des abominables brigands en train de deshonorer la region? Il trouvait des excuses aux sceleratesses des grevistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilites. C'etait la bourgeoisie qui, en depossedant l'Eglise de ses libertes antiques pour en mesuser elle-meme, avait fait de ce monde un lieu maudit d'injustice et de souffrance; c'etait elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait a une catastrophe effroyable, par son atheisme, par son refus d'en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chretiens. Et il avait ose menacer les riches, il les avait avertis que, s'ils s'entetaient davantage a ne pas ecouter la voix de Dieu, surement Dieu se mettrait du cote des pauvres: il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incredules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les devotes en tremblaient, le notaire declarait qu'il y avait la du pire socialisme, tous voyaient le cure a la tete d'une bande, brandissant une croix, demolissant la societe bourgeoise de 89, a grands coups. M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d'epaules: --S'il nous ennuie trop, l'eveque nous en debarrassera. Et, pendant que la panique soufflait ainsi d'un bout a l'autre de la plaine, Etienne habitait sous terre, au fond de Requillart, le terrier a Jeanlin. C'etait la qu'il se cachait, personne ne le croyait si proche, l'audace tranquille de ce refuge, dans la mine meme, dans cette voie abandonnee du vieux puits, avait dejoue les recherches. En haut, les prunelliers et les aubepines, pousses parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s'y risquait plus, il fallait connaitre la manoeuvre, se pendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les echelons solides encore; et d'autres obstacles le protegeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt metres d'une descente dangereuse, puis le penible glissement a plat ventre, d'un quart de lieue, entre les parois resserrees de la galerie, avant de decouvrir la caverne scelerate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l'abondance, il y avait trouve du genievre, le reste de la morue seche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin etait excellent, on ne sentait pas un courant d'air, dans cette temperature egale, d'une tiedeur de bain. Seule, la lumiere menacait de manquer. Jeanlin qui s'etait fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discretion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu'a de la pommade, mais ne pouvait arriver a mettre la main sur un paquet de chandelles. Des le cinquieme jour, Etienne n'alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu'il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complete, toujours du meme noir, etait sa grande souffrance. Il avait beau dormir en surete, etre pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n'avait pese si lourdement a son crane. Elle lui semblait etre comme l'ecrasement meme de ses pensees. Maintenant, voila qu'il vivait de vols! Malgre ses theories communistes, les vieux scrupules d'education se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tache n'etait pas remplie. Une autre honte l'accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du genievre bu dans le grand froid, l'estomac vide, et qui l'avait jete sur Chaval, arme d'un couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d'epouvante, le mal hereditaire, la longue heredite de soulerie, ne tolerant plus une goutte d'alcool sans tomber a la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin? Lorsqu'il s'etait trouve a l'abri, dans ce calme profond de la terre, pris d'une satiete de violence, il avait dormi deux jours d'un sommeil de brute, gorgee, assommee; et l'ecoeurement persistait, il vivait moulu, la bouche amere, la tete malade, comme a la suite de quelque terrible noce. Une semaine s'ecoula; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle: il fallut renoncer a voir clair, meme pour manger. Maintenant, durant des heures, Etienne demeurait allonge sur son foin. Des idees vagues le travaillaient, qu'il ne croyait pas avoir. C'etait une sensation de superiorite qui le mettait a part des camarades, une exaltation de sa personne, a mesure qu'il s'instruisait. Jamais il n'avait tant reflechi, il se demandait pourquoi son degout, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses; et il n'osait se repondre, des souvenirs le repugnaient, la bassesse des convoitises, la grossierete des instincts, l'odeur de toute cette misere secouee au vent. Malgre le tourment des tenebres, il en arrivait a redouter l'heure ou il rentrerait au coron. Quelle nausee, ces miserables en tas, vivant au baquet commun! Pas un avec qui causer politique serieusement, une existence de betail, toujours le meme air empeste d'oignon ou l'on etouffait! Il voulait leur elargir le ciel, les elever au bien-etre et aux bonnes manieres de la bourgeoisie, en faisant d'eux les maitres; mais comme ce serait long! et il ne se sentait plus le courage d'attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanite d'etre leur chef, sa preoccupation constante de penser a leur place, le degageaient, lui soufflaient l'ame d'un de ces bourgeois qu'il execrait. Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, vole dans la lanterne d'un roulier; et ce fut un grand soulagement pour Etienne. Lorsque les tenebres finissaient par l'hebeter, par lui peser sur le crane a le rendre fou, il allumait un instant; puis, des qu'il avait chasse le cauchemar, il eteignait, avare de cette clarte necessaire a sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait a ses oreilles, il n'entendait que la fuite d'une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d'une araignee filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce neant tiede, il retournait a son idee fixe, a ce que les camarades faisaient la-haut. Une defection de sa part lui aurait paru la derniere des lachetes. S'il se cachait ainsi, c'etait pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fixe son ambition: en attendant mieux, il aurait voulu etre Pluchart, lacher le travail, travailler uniquement a la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le pretexte que les travaux de tete absorbent la vie entiere et demandent beaucoup de calme. Au commencement de la seconde semaine, l'enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient passe en Belgique, Etienne osa sortir de son trou, des la nuit tombee. Il desirait se rendre compte de la situation, voir si l'on devait s'enteter davantage. Lui, pensait la partie compromise; avant la greve, il doutait du resultat, il avait simplement cede aux faits; et, maintenant, apres s'etre grise de rebellion, il revenait a ce premier doute, desesperant de faire ceder la Compagnie. Mais il ne se l'avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu'il songeait aux miseres de la defaite, a toute cette lourde responsabilite de souffrance qui peserait sur lui. La fin de la greve, n'etait-ce pas la fin de son role, son ambition par terre, son existence retombant a l'abrutissement de la mine et aux degouts du coron? Et, honnetement, sans bas calculs de mensonge, il s'efforcait de retrouver sa foi, de se prouver que la resistance restait possible, que le capital allait se detruire lui-meme, devant l'heroique suicide du travail. C'etait en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu'il errait par la campagne noire, ainsi qu'un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d'un bout de la plaine a l'autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines fermees, mortes, dont les batiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, apres avoir reduit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour a tour. A la minoterie Dutilleul, la derniere meule s'etait arretee le deuxieme samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les cables de mine se trouvait definitivement tuee par le chomage. Du cote de Marchiennes, la situation s'aggravait chaque jour: tous les feux eteints a la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allume, pas une batterie des fours a coke ne brulant a l'horizon. La greve des charbonniers de Montsou, nee de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l'avait accrue, en precipitant la debacle. Aux causes de souffrance, l'arret des commandes de l'Amerique, l'engorgement des capitaux immobilises dans un exces de production, se joignait maintenant le manque imprevu de la houille, pour les quelques chaudieres qui chauffaient encore; et, la, etait l'agonie supreme, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. Effrayee devant le malaise general, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s'etait fatalement trouvee, des la fin de decembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le fleau soufflait de loin, une chute en entrainait une autre, les industries se culbutaient en s'ecrasant, dans une serie si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu'au fond des cites voisines, Lille, Douai, Valenciennes, ou des banquiers en fuite ruinaient des familles. Souvent, au coude d'un chemin, Etienne s'arretait, dans la nuit glacee, pour ecouter pleuvoir les decombres. Il respirait fortement les tenebres, une joie du neant le prenait, un espoir que le jour se leverait sur l'extermination du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau egalitaire passe comme une faux, au ras du sol. Mais les fosses de la Compagnie surtout l'interessaient, dans ce massacre. Il se remettait en marche, aveugle d'ombre, il les visitait les unes apres les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage. Des eboulements continuaient a se produire, d'une gravite croissante, a mesure que l'abandon des voies se prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de Mirou, l'affaissement du sol gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours de cent metres, s'etait engloutie, comme dans la secousse d'un tremblement de terre; et la Compagnie, sans marchander, payait leurs champs disparus aux proprietaires, inquiete du bruit souleve autour de ces accidents. Crevecoeur et Madeleine, de roche tres ebouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de deux porions ensevelis a la Victoire; un coup d'eau avait inonde Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilometre de galerie a Saint-Thomas, ou les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts. C'etaient ainsi, d'heure en heure, des frais enormes, des breches ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction des fosses, qui devait finir, a la longue, par manger les fameux deniers de Montsou, centuples en un siecle. Alors, devant ces coups repetes, l'espoir renaissait chez Etienne, il finissait par croire qu'un troisieme mois de resistance acheverait le monstre, la bete lasse et repue, accroupie la-bas comme une idole, dans l'inconnu de son tabernacle. Il savait qu'a la suite des troubles de Montsou, une vive emotion s'etait emparee des journaux de Paris, toute une polemique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de l'opposition, des recits terrifiants, que l'on exploitait surtout contre l'Internationale, dont l'empire prenait peur, apres l'avoir encouragee; et, la Regie n'osant plus faire la sourde oreille, deux des regisseurs avaient daigne venir pour une enquete, mais d'un air de regret, sans paraitre s'inquieter du denouement, si desinteresses, que trois jours apres ils etaient repartis, en declarant que les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui affirmait d'autre part que ces messieurs, durant leur sejour, siegeaient en permanence, deployaient une activite febrile, enfonces dans des affaires dont personne autour d'eux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait a traiter leur depart de fuite affolee, certain maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes lachaient tout. Mais Etienne, la nuit suivante, desespera de nouveau. La Compagnie avait les reins trop forts pour qu'on les lui cassat si aisement: elle pouvait perdre des millions, ce serait plus tard sur les ouvriers qu'elle les rattraperait, en rognant leur pain. Cette nuit-la, ayant pousse jusqu'a Jean-Bart, il devina la verite, quand un surveillant lui conta qu'on parlait de ceder Vandame a Montsou. C'etait, disait-on, chez Deneulin, une misere pitoyable, la misere des riches, le pere malade d'impuissance, vieilli par le souci de l'argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tachant de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les corons affames que dans cette maison de bourgeois, ou l'on se cachait pour boire de l'eau. Le travail n'avait pas repris a Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de Gaston-Marie; sans compter que, malgre toute la hate mise, un commencement d'inondation s'etait produit, qui necessitait de grandes depenses. Deneulin venait de risquer enfin sa demande d'un emprunt de cent mille francs aux Gregoire, dont le refus, attendu d'ailleurs, l'avait acheve: s'ils refusaient, c'etait par affection, afin de lui eviter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l'enrageait de payer les frais de la greve, il esperait d'abord en mourir, le sang a la tete, le cou etrangle d'apoplexie. Puis, que faire? il avait ecoute les offres. On le chicanait, on depreciait cette proie superbe, ce puits repare, equipe a neuf, ou le manque d'avances paralysait seul l'exploitation. Bien heureux encore s'il en tirait de quoi desinteresser ses creanciers. Il s'etait, pendant deux jours, debattu contre les regisseurs campes a Montsou, furieux de la facon tranquille dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de sa voix retentissante. Et l'affaire en restait la, ils etaient retournes a Paris attendre patiemment son dernier rale. Etienne flaira cette compensation aux desastres, repris de decouragement devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la bataille, qu'ils s'engraissaient de la defaite en mangeant les cadavres des petits, tombes a leur cote. Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits menacait de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l'on avait du mettre une equipe de charpentiers a la reparation, en grande hate. ***446*** Jusque-la, Etienne avait evite le Voreux, inquiete par l'eternelle silhouette noire de la sentinelle, plantee sur le terri, au-dessus de la plaine. On ne pouvait l'eviter, elle dominait, elle etait, en l'air, comme le drapeau du regiment. Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre, il se rendit a la fosse, ou des camarades lui expliquerent le mauvais etat du cuvelage: meme leur idee etait qu'il y avait urgence a le refaire en entier, ce qui aurait arrete l'extraction pendant trois mois. Longtemps, il roda ecoutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela lui rejouissait le coeur, cette plaie qu'il fallait panser. Au petit jour, lorsqu'il rentra, il retrouva la sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait certainement. Il marchait, en songeant a ces soldats, pris dans le peuple, et qu'on armait contre le peuple. Comme le triomphe de la revolution serait devenu facile, si l'armee s'etait brusquement declaree pour elle! Il suffisait que l'ouvrier, que le paysan, dans les casernes, se souvint de son origine. C'etait le peril supreme, la grande epouvante, dont les dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient a une defection possible des troupes. En deux heures, ils seraient balayes, extermines, avec les jouissances et les abominations de leur vie inique. Deja, l'on disait que des regiments entiers se trouvaient infectes de socialisme. Etait-ce vrai? la justice allait-elle venir, grace aux cartouches distribuees par la bourgeoisie? Et, sautant a un autre espoir, le jeune homme revait que le regiment dont les postes gardaient les fosses, passait a la greve, fusillait la Compagnie en bloc et donnait enfin la mine aux mineurs. Il s'apercut alors qu'il montait sur le terri, la tete bourdonnante de ces reflexions. Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat? Il saurait la couleur de ses idees. D'un air indifferent, il continuait de s'approcher, comme s'il eut glane les vieux bois, restes dans les deblais. La sentinelle demeurait immobile. --Hein? camarade, un fichu temps! dit enfin Etienne. Je crois que nous allons avoir de la neige. C'etait un petit soldat, tres blond, avec une douce figure pale, criblee de taches de rousseur. Il avait, dans sa capote, l'embarras d'une recrue. --Oui, tout de meme, je crois, murmura-t-il. Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide, cette aube enfumee, dont la suie pesait comme du plomb, au loin, sur la plaine. --Qu'ils sont betes, de vous planter la, a vous geler les os! continua Etienne. Si l'on ne dirait pas que l'on attend les Cosaques!... Avec ca, il souffle toujours un vent, ici! Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une cabane en pierres seches, ou le vieux Bonnemort s'abritait, par les nuits d'ouragan; mais, la consigne etant de ne pas quitter le sommet du terri, le soldat n'en bougeait pas, les mains si raides de froid, qu'il ne sentait plus son arme. Il appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait frequemment, il avait deja failli y rester, les pieds morts. Le metier voulait ca, une obeissance passive achevait de l'engourdir, il repondait aux questions par des mots begayes d'enfant qui sommeille. Vainement, pendant un quart d'heure, Etienne tacha de le faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans avoir l'air de comprendre; des camarades racontaient que le capitaine etait republicain; quant a lui, il n'avait pas d'idee, ca lui etait egal. Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n'etre pas puni. L'ouvrier l'ecoutait, saisi de la haine du peuple contre l'armee, contre ces freres dont on changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au derriere. --Alors, vous vous nommez? --Jules. --Et d'ou etes-vous? --De Plogof, la-bas. Au hasard, il avait allonge le bras. C'etait en Bretagne, il n'en savait pas davantage. Sa petite figure pale s'animait, il se mit a rire, rechauffe. --J'ai ma mere et ma soeur. Elles m'attendent bien sur. Ah! ce ne sera pas pour demain... Quand je suis parti, elles m'ont accompagne jusqu'a Pont-l'Abbe. Nous avions pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes en bas de la descente d'Audierne. Le cousin Charles nous attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient trop, ca nous restait dans la gorge... Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! comme c'est loin, chez nous! Ses yeux se mouillaient, sans qu'il cessat de rire. La lande deserte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des tempetes, lui apparaissait dans un eblouissement de soleil, a la saison rose des bruyeres. --Dites donc, demanda-t-il, si je n'ai pas de punitions, est-ce que vous croyez qu'on me donnera une permission d'un mois, dans deux ans? Alors, Etienne parla de la Provence, qu'il avait quittee tout petit. Le jour grandissait, des flocons de neige commencaient a voler dans le ciel terreux. Et il finit par etre pris d'inquietude, en apercevant Jeanlin qui rodait au milieu des ronces, l'air stupefait de le voir la-haut. D'un geste, l'enfant le helait. A quoi bon ce reve de fraterniser avec les soldats? Il faudrait des annees et des annees encore, sa tentative inutile le desolait, comme s'il avait compte reussir. Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin: on venait relever la sentinelle; et il s'en alla, il rentra en courant se terrer a Requillart, le coeur creve une fois de plus par la certitude de la defaite; pendant que le gamin, galopant pres de lui, accusait cette sale rosse de troupier d'avoir appele le poste pour tirer sur eux. Au sommet du terri, Jules etait reste immobile, les regards perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s'approchait avec ses hommes, les cris reglementaires furent echanges. --Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Et l'on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays conquis. Malgre le jour grandissant, rien ne bougeait dans les corons, les charbonniers se taisaient et s'enrageaient, sous la botte militaire. II Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cesse le matin, une gelee intense glacait l'immense nappe; et ce pays noir, aux routes d'encre, aux murs et aux arbres poudres des poussieres de la houille, etait tout blanc, d'une blancheur unique, a l'infini. Sous la neige, le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une fumee ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas l'epaisse couche des tuiles. Ce n'etait plus qu'une carriere de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de village mort, drape de son linceul. Le long des rues, les patrouilles qui passaient avaient seules laisse le gachis boueux de leur pietinement. Chez les Maheu, la derniere pelletee d'escarbilles etait brulee depuis la veille; et il ne fallait plus songer a la glane sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-memes ne trouvaient pas un brin d'herbe. Alzire, pour s'etre entetee, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. La Maheude avait du l'envelopper dans un lambeau de couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui elle etait allee deux fois deja, sans pouvoir le rencontrer; la bonne venait cependant de promettre que Monsieur passerait au coron avant la nuit, et la mere guettait, debout devant la fenetre, tandis que la petite malade, qui avait voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l'illusion qu'il faisait meilleur la, pres du fourneau refroidi. Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir. Ni Lenore ni Henri n'etaient rentres, battant les routes en compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au travers de la piece nue, Maheu seul marchait pesamment, butait a chaque tour contre le mur, de l'air stupide d'une bete qui ne voit plus sa cage. Le petrole aussi etait fini; mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu'il eclairait vaguement la piece, malgre la nuit tombee. Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en coup de vent, hors d'elle, criant des le seuil a la Maheude: --Alors, c'est toi qui as dit que je forcais mon logeur a me donner vingt sous, quand il couchait avec moi! L'autre haussa les epaules. --Tu m'embetes, je n'ai rien dit... D'abord, qui t'a dit ca? --On m'a dit que tu l'as dit, tu n'as pas besoin de savoir... Meme tu as dit que tu nous entendais bien faire nos saletes derriere ta cloison, et que la crasse s'amassait chez nous parce que j'etais toujours sur le dos... Dis encore que tu ne l'as pas dit, hein! Chaque jour, des querelles eclataient, a la suite du continuel bavardage des femmes. Entre les menages surtout qui logeaient porte a porte, les brouilles et les reconciliations etaient quotidiennes. Mais jamais une mechancete si aigre ne les avait jetes les uns sur les autres. Depuis la greve, la faim exasperait les rancunes, on avait le besoin de cogner: une explication entre deux commeres finissait par une tuerie entre les deux hommes. Justement, Levaque arrivait a son tour, en amenant de force Bouteloup. --Voici le camarade, qu'il dise un peu s'il a donne vingt sous a ma femme, pour coucher avec. Le logeur, cachant sa douceur effaree dans sa grande barbe, protestait, begayait. --Oh! ca, non, jamais rien, jamais! Du coup, Levaque devint menacant, le poing sous le nez de Maheu. --Tu sais, ca ne me va pas. Quand on a une femme comme ca, on lui casse les reins... C'est donc que tu crois ce qu'elle a dit? --Mais, nom de Dieu! s'ecria Maheu, furieux d'etre tire de son accablement, qu'est-ce que c'est encore que tous ces potins? Est-ce qu'on n'a pas assez de ses miseres? Fous-moi la paix ou je tape!... Et, d'abord, qui a dit que ma femme l'avait dit? --Qui l'a dit?... C'est la Pierronne qui l'a dit. La Maheude eclata d'un rire aigu; et, revenant vers la Levaque: --Ah! c'est la Pierronne... Eh bien! je puis te dire ce qu'elle m'a dit, a moi. Oui! elle m'a dit que tu couchais avec tes deux hommes, l'un dessous et l'autre dessus! Des lors, il ne fut plus possible de s'entendre. Tous se fachaient, les Levaque renvoyaient comme reponse aux Maheu que la Pierronne en avait dit bien d'autres sur leur compte, et qu'ils avaient vendu Catherine, et qu'ils s'etaient pourris ensemble, jusqu'aux petits, avec une salete prise par Etienne au Volcan. --Elle a dit ca, elle a dit ca, hurla Maheu. C'est bon! j'y vais, moi, et si elle dit qu'elle l'a dit, je lui colle ma main sur la gueule. Il s'etait elance dehors, les Levaque le suivirent pour temoigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des disputes, rentrait furtivement. Allumee par l'explication, la Maheude sortait aussi, lorsqu'une plainte d'Alzire la retint. Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la fenetre, les yeux perdus. Et ce medecin qui n'arrivait pas! A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrerent Lydie, qui pietinait dans la neige. La maison etait close, un filet de lumiere passait par la fente d'un volet; et l'enfant repondit d'abord avec gene aux questions: non, son papa n'y etait pas, il etait alle au lavoir rejoindre la mere Brule, pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lacha tout, dans un rire sournois de rancune: sa maman l'avait flanquee a la porte, parce que M. Dansaert etait la, et qu'elle les empechait de causer. Celui-ci, depuis le matin, se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tachant de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annoncant partout que, si l'on ne descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie etait decidee a embaucher des Borains. Et, comme la nuit tombait, il avait renvoye les gendarmes, en trouvant la Pierronne seule; puis, il etait reste chez elle a boire un verre de genievre, devant le bon feu. --Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec un rire de paillardise. On s'expliquera tout a l'heure... Va-t'en, toi, petite garce! Lydie recula de quelques pas, pendant qu'il mettait un oeil a la fente du volet. Il etouffa de petits cris, son echine se renflait, dans un fremissement. A son tour, la Levaque regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ca la degoutait. Maheu, qui l'avait poussee, voulant voir aussi, declara qu'on en avait pour son argent. Et ils recommencerent, a la file, chacun son coup d'oeil, ainsi qu'a la comedie. La salle, reluisante de proprete, s'egayait du grand feu; il y avait des gateaux sur la table, avec une bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que ce qu'ils voyaient la-dedans finissait par exasperer les deux hommes, qui, en d'autres circonstances, en auraient rigole six mois. Qu'elle se fit bourrer jusqu'a la gorge, les jupes en l'air, c'etait drole. Mais, nom de Dieu! est-ce que ce n'etait pas cochon, de se payer ca devant un si grand feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque les camarades n'avaient ni une lichette de pain, ni une escarbille de houille? --V'la papa! cria Lydie en se sauvant. Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur une epaule. Tout de suite, Maheu l'interpella. --Dis donc, on m'a dit que ta femme avait dit que j'avais vendu Catherine et que nous nous etions tous pourris a la maison... Et, chez toi, qu'est-ce qu'il te la paie, ta femme, le monsieur qui est en train de lui user la peau? Etourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne, prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la tete au point d'entrebailler la porte, pour se rendre compte. On l'apercut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remontee, accrochee a la ceinture; tandis que, dans le fond, Dansaert se reculottait eperdument. Le maitre-porion se sauva, disparut, tremblant qu'une pareille histoire n'arrivat aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des huees, des injures. --Toi qui dis toujours des autres qu'elles sont sales, criait la Levaque a la Pierronne, ce n'est pas etonnant que tu sois propre, si tu te fais recurer par les chefs! --Ah! ca lui va, de parler! reprenait Levaque. En voila une salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le logeur, l'un dessous et l'autre dessus!... Oui, oui, on m'a dit que tu l'as dit. Mais la Pierronne, calmee, tenait tete aux gros mots, tres meprisante, dans sa certitude d'etre la plus belle et la plus riche. --J'ai dit ce que j'ai dit, fichez-moi la paix, hein!... Est-ce que ca vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous en voulez, parce que nous mettons de l'argent a la caisse d'epargne! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait bien pourquoi monsieur Dansaert etait chez nous. En effet, Pierron s'emportait, defendait sa femme. La querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de chien de la Compagnie, on l'accusa de s'enfermer pour se gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses traitrises. Lui, repliquait, pretendait que Maheu lui avait glisse des menaces sous sa porte, un papier ou se trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-dessus. Et cela se termina forcement par un massacre entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes, depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et Levaque s'etaient rues sur Pierron a coups de poing, il fallut les separer. Le sang coulait a flots du nez de son gendre, lorsque la Brule, a son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se contenta de dire: --Ce cochon-la me deshonore. La rue redevint deserte, pas une ombre ne tachait la blancheur nue de la neige; et le coron, retombe a son immobilite de mort, crevait de faim sous le froid intense. --Et le medecin? demanda Maheu, en refermant la porte. --Pas venu, repondit la Maheude, toujours debout devant la fenetre. --Les petits sont rentres? --Non, pas rentres. Maheu reprit sa marche lourde, d'un mur a l'autre, de son air de boeuf assomme. Raidi sur sa chaise, le pere Bonnemort n'avait pas meme leve la tete. Alzire non plus ne disait rien, tachait de ne pas trembler, pour leur eviter de la peine; mais, malgre son courage a souffrir, elle tremblait si fort par moments, qu'on entendait contre la couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme; pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au plafond le pale reflet des jardins tout blancs, qui eclairait la piece d'une lueur de lune. C'etait, maintenant, l'agonie derniere, la maison videe, tombee au denuement final. Les toiles des matelas avaient suivi la laine chez la brocanteuse; puis, les draps etaient partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-pere. Des larmes coulaient, a chaque objet du pauvre menage dont il fallait se separer, et la mere se lamentait encore d'avoir emporte un jour, dans sa jupe, la boite de carton rose, l'ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un enfant, pour s'en debarrasser sous une porte. Ils etaient nus, ils n'avaient plus a vendre que leur peau, si entamee, si compromise, que personne n'en aurait donne un liard. Aussi ne prenaient-ils meme pas la peine de chercher, ils savaient qu'il n'y avait rien, que c'etait la fin de tout, qu'ils ne devaient esperer ni une chandelle, ni un morceau de charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d'en mourir, ils ne se fachaient que pour les enfants, car cette cruaute inutile les revoltait, d'avoir fichu une maladie a la petite, avant de l'etrangler. --Enfin, le voila! dit la Maheude. Une forme noire passait devant la fenetre. La porte s'ouvrit. Mais ce n'etait point le docteur Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau cure, l'abbe Ranvier, qui ne parut pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans lumiere, sans feu, sans pain. Deja, il sortait de trois autres maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des hommes de bonne volonte, ainsi que Dansaert avec ses gendarmes; et, tout de suite, il s'expliqua, de sa voix fievreuse de sectaire. --Pourquoi n'etes-vous pas venus a la messe dimanche, mes enfants? Vous avez tort, l'Eglise seule peut vous sauver... Voyons, promettez-moi de venir dimanche prochain. Maheu, apres l'avoir regarde, s'etait remis en marche, pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui repondit. --A la messe, monsieur le cure, pour quoi faire? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de nous?... Tenez! qu'est-ce que lui a fait ma petite, qui est la, a trembler la fievre? Nous n'avions pas assez de misere, n'est-ce pas? il fallait qu'il me la rendit malade, lorsque je ne puis seulement lui donner une tasse de tisane chaude. Alors, debout, le pretre parla longuement. Il exploitait la greve, cette misere affreuse, cette rancune exasperee de la faim, avec l'ardeur d'un missionnaire qui preche des sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l'Eglise etait avec les pauvres, qu'elle ferait un jour triompher la justice, en appelant la colere de Dieu sur les iniquites des riches. Et ce jour luirait bientot, car les riches avaient pris la place de Dieu, en etaient arrives a gouverner sans Dieu, dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient s'en remettre tout de suite aux mains des pretres, comme a la mort de Jesus les petits et les humbles s'etaient groupes autour des apotres. Quelle force aurait le pape, de quelle armee disposerait le clerge, lorsqu'il commanderait a la foule innombrable des travailleurs! En une semaine, on purgerait le monde des mechants, on chasserait les maitres indignes, ce serait enfin le vrai regne de Dieu, chacun recompense selon ses merites, la loi du travail reglant le bonheur universel. La Maheude, qui l'ecoutait, croyait entendre Etienne, aux veillees de l'automne, lorsqu'il leur annoncait la fin de leurs maux. Seulement, elle s'etait toujours mefiee des soutanes. --C'est tres bien, ce que vous racontez la, monsieur le cure, dit-elle. Mais c'est donc que vous ne vous accordez plus avec les bourgeois... Tous nos autres cures dinaient a la Direction, et nous menacaient du diable, des que nous demandions du pain. Il recommenca, il parla du deplorable malentendu entre l'Eglise et le peuple. Maintenant, en phrases voilees, il frappait sur les cures des villes, sur les eveques, sur le haut clerge, repu de jouissance, gorge de domination, pactisant avec la bourgeoisie liberale, dans l'imbecillite de son aveuglement, sans voir que c'etait cette bourgeoisie qui le depossedait de l'empire du monde. La delivrance viendrait des pretres de campagne, tous se leveraient pour retablir le royaume du Christ, avec l'aide des miserables; et il semblait etre deja a leur tete, il redressait sa taille osseuse, en chef de bande, en revolutionnaire de l'Evangile, les yeux emplis d'une telle lumiere, qu'ils eclairaient la salle obscure. Cette ardente predication l'emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus. --Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer par nous apporter un pain. --Venez dimanche a la messe, s'ecria le pretre, Dieu pourvoira a tout! Et il s'en alla, il entra catechiser les Levaque a leur tour, si haut dans son reve du triomphe final de l'Eglise, ayant pour les faits un tel dedain, qu'il courait ainsi les corons, sans aumones, les mains vides au travers de cette armee mourante de faim, en pauvre diable lui-meme qui regardait la souffrance comme l'aiguillon du salut. Maheu marchait toujours, on n'entendait que cet ebranlement regulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un bruit de poulie mangee de rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la cheminee froide. Puis, la cadence des pas recommenca. Alzire, assoupie par la fievre, s'etait mise a delirer a voix basse, riant, croyant qu'il faisait chaud et qu'elle jouait au soleil. --Sacre bon sort! murmura la Maheude, apres lui avoir touche les joues, la voila qui brule a present... Je n'attends plus ce cochon, les brigands lui auront defendu de venir. Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle eut une exclamation de joie, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. Mais ses bras retomberent, elle resta toute droite, le visage sombre. --Bonsoir, dit a demi-voix Etienne, lorsqu'il eut soigneusement referme la porte. Souvent, il arrivait ainsi, a la nuit noire. Les Maheu, des le second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le secret, personne dans le coron ne savait au juste ce qu'etait devenu le jeune homme. Cela l'entourait d'une legende. On continuait a croire en lui, des bruits mysterieux couraient: il allait reparaitre avec une armee, avec des caisses pleines d'or; et c'etait toujours l'attente religieuse d'un miracle, l'ideal realise, l'entree brusque dans la cite de justice qu'il leur avait promise. Les uns disaient l'avoir vu au fond d'une caleche, en compagnie de trois messieurs, sur la route de Marchiennes; d'autres affirmaient qu'il etait encore pour deux jours en Angleterre. A la longue, cependant, la mefiance commencait, des farceurs l'accusaient de se cacher dans une cave, ou la Mouquette lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort. C'etait, au milieu de sa popularite, une lente desaffection, la sourde poussee des convaincus pris de desespoir, et dont le nombre, peu a peu, devait grossir. --Quel chien de temps! ajouta-t-il. Et vous, rien de nouveau, toujours de pire en pire?... On m'a dit que le petit Negrel etait parti en Belgique chercher des Borains. Ah! nom de Dieu, nous sommes fichus, si c'est vrai! Un frisson l'avait saisi, en entrant dans cette piece glacee et obscure, ou ses yeux durent s'accoutumer pour voir les malheureux, qu'il y devinait, a un redoublement d'ombre. Il eprouvait cette repugnance, ce malaise de l'ouvrier sorti de sa classe, affine par l'etude, travaille par l'ambition. Quelle misere, et l'odeur, et les corps en tas, et la pitie affreuse qui le serrait a la gorge! Le spectacle de cette agonie le bouleversait a un tel point, qu'il cherchait des paroles, pour leur conseiller la soumission. Mais, violemment, Maheu s'etait plante devant lui, criant: --Des Borains! ils n'oseront pas, les jean-foutre!... Qu'ils fassent donc descendre des Borains, s'ils veulent que nous demolissions les fosses! D'un air de gene, Etienne expliqua qu'on ne pourrait pas bouger, que les soldats qui gardaient les fosses protegeraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu serrait les poings, irrite surtout, comme il disait, d'avoir ces baionnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n'etaient plus les maitres chez eux? on les traitait donc en galeriens, pour les forcer au travail, le fusil charge? Il aimait son puits, ca lui faisait une grosse peine de n'y etre pas descendu depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, a l'idee de cette injure, de ces etrangers qu'on menacait d'y introduire. Puis, le souvenir qu'on lui avait rendu son livret lui creva le coeur. --Je ne sais pas pourquoi je me fache, murmura-t-il. Moi, je n'en suis plus, de leur baraque... Quand ils m'auront chasse d'ici, je pourrai bien crever sur la route. --Laisse donc! dit Etienne. Si tu veux, ils te le reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers. Il s'interrompit, etonne d'entendre Alzire, qui riait doucement, dans le delire de sa fievre. Il n'avait encore distingue que l'ombre raidie du pere Bonnemort, et cette gaiete d'enfant malade l'effrayait. C'etait trop, cette fois, si les petits se mettaient a en mourir. La voix tremblante, il se decida. --Voyons, ca ne peut pas durer, nous sommes foutus... Il faut se rendre. La Maheude, immobile et silencieuse jusque-la, eclata tout d'un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant comme un homme: --Qu'est-ce que tu dis? C'est toi qui dis ca, nom de Dieu! Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler. --Ne repete pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je suis, je te flanque ma main sur la figure... Alors, nous aurions creve pendant deux mois, j'aurais vendu mon menage, mes petits en seraient tombes malades, et il n'y aurait rien de fait, et l'injustice recommencerait!... Ah! vois-tu, quand je songe a ca, le sang m'etouffe. Non! non! moi, je brulerais tout, je tuerais tout maintenant, plutot que de me rendre. Elle designa Maheu dans l'obscurite, d'un grand geste menacant. --Ecoute ca, si mon homme retourne a la fosse, c'est moi qui l'attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le traiter de lache! Etienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur, comme une haleine de bete aboyante; et il avait recule, saisi, devant cet enragement qui etait son oeuvre. Il la trouvait si changee, qu'il ne la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu'on ne doit souhaiter la mort de personne, puis a cette heure refusant d'entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce n'etait plus lui, c'etait elle qui causait politique, qui voulait balayer d'un coup les bourgeois, qui reclamait la republique et la guillotine, pour debarrasser la terre de ces voleurs de riches, engraisses du travail des meurt-de-faim. --Oui, de mes dix doigts, je les ecorcherais... En voila assez, peut-etre! notre tour est venu, tu le disais toi-meme... Quand je pense que le pere, le grand-pere, le pere du grand-pere, tous ceux d'auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront encore, ca me rend folle, je prendrais un couteau... L'autre jour, nous n'en avons pas fait assez. Nous aurions du foutre Montsou par terre, jusqu'a la derniere brique. Et, tu ne sais pas? je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas laisse le vieux etrangler la fille de la Piolaine... On laisse bien la faim etrangler mes petits, a moi! Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. L'horizon ferme n'avait pas voulu s'ouvrir, l'ideal impossible tournait en poison, au fond de ce crane fele par la douleur. --Vous m'avez mal compris, put enfin dire Etienne, qui battait en retraite. On devrait arriver a une entente avec la Compagnie: je sais que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait a un arrangement. --Non, rien du tout! hurla-t-elle. Justement, Lenore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait bien donne deux sous; mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de pied au petit frere, les deux sous etaient tombes dans la neige; et, Jeanlin s'etant mis a les chercher avec eux, on ne les avait plus retrouves. --Ou est-il, Jeanlin? --Maman, il a file, il a dit qu'il avait des affaires. Etienne ecoutait, le coeur fendu. Jadis, elle menacait de les tuer, s'ils tendaient jamais la main. Aujourd'hui, elle les envoyait elle-meme sur les routes, elle parlait d'y aller tous, les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le baton et la besace des vieux pauvres, battant le pays epouvante. Alors, l'angoisse grandit encore, dans la piece noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas? et ils grognerent, se trainerent, finirent par ecraser les pieds de leur soeur mourante, qui eut un gemissement. Hors d'elle, la mere les gifla, au hasard des tenebres. Puis, comme ils criaient plus fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba assise sur le carreau, les saisit d'une seule etreinte, eux et la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coulerent, dans une detente nerveuse qui la laissait molle, aneantie, begayant a vingt reprises la meme phrase, appelant la mort: <> Le grand-pere gardait son immobilite de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le pere marchait de la cheminee au buffet, sans tourner la tete. Mais la porte s'ouvrit, et cette fois c'etait le docteur Vanderhaghen. --Diable! dit-il, la chandelle ne vous abimera pas la vue... Depechons, je suis presse. Ainsi qu'a l'ordinaire, il grondait, ereinte de besogne. Il avait heureusement des allumettes, le pere dut en enflammer six, une a une, et les tenir, pour qu'il put examiner la malade. Deballee de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d'une maigreur d'oiseau agonisant dans la neige, si chetive qu'on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d'un sourire egare de moribonde, les yeux tres grands, tandis que ses pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et, comme la mere, suffoquee, demandait si c'etait raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui l'aidat au menage, si intelligente, si douce, le docteur se facha. --Tiens! la voila qui passe... Elle est morte de faim, ta sacree gamine. Et elle n'est pas la seule, j'en ai vu une autre, a cote... Vous m'appelez tous, je n'y peux rien, c'est de la viande qu'il faut pour vous guerir. Maheu, les doigts brules, avait lache l'allumette; et les tenebres retomberent sur le petit cadavre encore chaud. Le medecin etait reparti en courant. Etienne n'entendait plus dans la piece noire que les sanglots de la Maheude, qui repetait son appel de mort, cette lamentation lugubre et sans fin: --Mon Dieu, c'est mon tour, prenez-moi!... Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitie, pour en finir! III Ce dimanche-la, des huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de l'Avantage, a sa place accoutumee, la tete contre le mur. Plus un charbonnier ne savait ou prendre les deux sous d'une chope, jamais les debits n'avaient eu moins de clients. Aussi madame Rasseneur, immobile au comptoir, gardait-elle un silence irrite; pendant que Rasseneur, debout devant la cheminee de fonte, semblait suivre, d'un air reflechi, la fumee rousse du charbon. Brusquement, dans cette paix lourde des pieces trop chauffees, trois petits coups secs, tapes contre une vitre de la fenetre, firent tourner la tete a Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le signal dont plusieurs fois deja Etienne s'etait servi pour l'appeler, lorsqu'il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis a une table vide. Mais, avant que le machineur eut gagne la porte, Rasseneur l'avait ouverte; et, reconnaissant l'homme qui etait la, dans la clarte de la fenetre, il lui disait: --Est-ce que tu as peur que je ne te vende?... Vous serez mieux pour causer ici que sur la route. Etienne entra. Madame Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu'il refusa d'un geste. Le cabaretier ajoutait: --Il y a longtemps que j'ai devine ou tu te caches. Si j'etais un mouchard comme tes amis le disent, je t'aurais depuis huit jours envoye les gendarmes. --Tu n'as pas besoin de te defendre, repondit le jeune homme, je sais que tu n'as jamais mange de ce pain-la... On peut ne pas avoir les memes idees et s'estimer tout de meme. Et le silence regna de nouveau. Souvarine avait repris sa chaise, le dos a la muraille, les yeux perdus sur la fumee de sa cigarette; mais ses doigts febriles etaient agites d'une inquietude, il les promenait le long de ses genoux, cherchant le poil tiede de Pologne, absente ce soir-la; et c'etait un malaise inconscient, une chose qui lui manquait, sans qu'il sut au juste laquelle. Assis de l'autre cote de la table, Etienne dit enfin: --C'est demain que le travail reprend au Voreux. Les Belges sont arrives avec le petit Negrel. --Oui, on les a debarques a la nuit tombee, murmura Rasseneur reste debout. Pourvu qu'on ne se tue pas encore! Puis, haussant la voix: --Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer a nous disputer, seulement ca finira par du vilain, si vous vous entetez davantage... Tiens! votre histoire est tout a fait celle de ton Internationale. J'ai rencontre Pluchart avant-hier a Lille, ou j'avais des affaires. Ca se detraque, sa machine, parait-il. Il donna des details. L'Association, apres avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans un elan de propagande, dont la bourgeoisie frissonnait encore, etait maintenant devoree, detruite un peu chaque jour, par la bataille interieure des vanites et des ambitions. Depuis que les anarchistes y triomphaient, chassant les evolutionnistes de la premiere heure, tout craquait, le but primitif, la reforme du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres savants se desorganisaient dans la haine de la discipline. Et deja l'on pouvait prevoir l'avortement final de cette levee en masse, qui avait menace un instant d'emporter d'une haleine la vieille societe pourrie. --Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ca, il n'a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand meme, il veut aller parler a Paris... Et il m'a repete a trois reprises que notre greve etait fichue. Etienne, les yeux a terre, le laissait tout dire, sans l'interrompre. La veille, il avait cause avec des camarades, il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de soupcon, ces premiers souffles de l'impopularite, qui annoncent la defaite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas avouer son abattement, en face d'un homme qui lui avait predit que la foule le huerait a son tour, le jour ou elle aurait a se venger d'un mecompte. --Sans doute la greve est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais c'etait prevu, ca. Nous l'avons acceptee a contrecoeur, cette greve, nous ne comptions pas en finir avec la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met a esperer des choses, et quand ca tourne mal, on oublie qu'on devait s'y attendre, on se lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tombee du ciel. --Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades? Le jeune homme le regarda fixement. --Ecoute, en voila assez... Tu as tes idees, j'ai les miennes. Je suis entre chez toi, pour te montrer que je t'estime quand meme. Mais je pense toujours que, si nous crevons a la peine, nos carcasses d'affames serviront plus la cause du peuple que toute ta politique d'homme sage... Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une balle en plein coeur, comme ce serait crane de finir ainsi! Ses yeux s'etaient mouilles, dans ce cri ou eclatait le secret desir du vaincu, le refuge ou il aurait voulu perdre a jamais son tourment. --Bien dit! declara madame Rasseneur, qui, d'un regard, jetait a son mari tout le dedain de ses opinions radicales. Souvarine, les yeux noyes, tatonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites dents pointues, s'ensauvageait dans une reverie mystique, ou passaient des visions sanglantes. Et il s'etait mis a rever tout haut, il repondait a une parole de Rasseneur sur l'Internationale, saisie au milieu de la conversation. --Tous sont des laches, il n'y avait qu'un homme pour faire de leur machine l'instrument terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir, personne ne veut, et c'est pourquoi la revolution avortera une fois encore. Il continua, d'une voix de degout, a se lamenter sur l'imbecillite des hommes, pendant que les deux autres restaient troubles de ces confidences de somnambule, faites aux tenebres. En Russie, rien ne marchait, il etait desespere des nouvelles qu'il avait recues. Ses anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux nihilistes dont l'Europe tremblait, des fils de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne s'elevaient pas au-dela de la liberation nationale, semblaient croire a la delivrance du monde, quand ils auraient tue le despote; et, des qu'il leur parlait de raser la vieille humanite comme une moisson mure, des qu'il prononcait meme le mot enfantin de republique, il se sentait incompris, inquietant, declasse desormais, enrole parmi les princes rates du cosmopolitisme revolutionnaire. Son coeur de patriote se debattait pourtant, c'etait avec une amertume douloureuse qu'il repetait son mot favori: --Des betises!... Jamais ils n'en sortiront, avec leurs betises! Puis, baissant encore la voix, en phrases ameres, il dit son ancien reve de fraternite. Il n'avait renonce a son rang et a sa fortune, il ne s'etait mis avec les ouvriers, que dans l'espoir de voir se fonder enfin cette societe nouvelle du travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient longtemps passe aux galopins du coron, il s'etait montre pour les charbonniers d'une tendresse de frere, souriant a leur defiance, les conquerant par son air tranquille d'ouvrier exact et peu causeur. Mais, decidement, la fusion ne se faisait pas, il leur demeurait etranger, avec son mepris de tous les liens, sa volonte de se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances. Et il etait surtout, depuis le matin, exaspere par la lecture d'un fait divers qui courait les journaux. Sa voix changea, ses yeux s'eclaircirent, se fixerent sur Etienne, et il s'adressa directement a lui. --Comprends-tu ca, toi? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont gagne le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont achete de la rente, en declarant qu'ils allaient vivre sans rien faire!... Oui, c'est votre idee, a vous tous, les ouvriers francais, deterrer un tresor, pour le manger seul ensuite, dans un coin d'egoisme et de faineantise. Vous avez beau crier contre les riches, le courage vous manque de rendre aux pauvres l'argent que la fortune vous envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous aurez quelque chose a vous, et que votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre besoin enrage d'etre des bourgeois a leur place. Rasseneur eclata de rire, l'idee que les deux ouvriers de Marseille auraient du renoncer au gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine blemissait, son visage decompose devenait effrayant, dans une de ces coleres religieuses qui exterminent les peuples. Il cria: --Vous serez tous fauches, culbutes, jetes a la pourriture. Il naitra, celui qui aneantira votre race de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles prendraient la terre comme ca, elles la secoueraient jusqu'a la casser en miettes, pour que vous restiez tous sous les decombres. --Bien dit! repeta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu. Il se fit encore un silence. Puis, Etienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu'on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retombe dans sa preoccupation, repondait a peine, savait seulement qu'on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et l'inquietude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s'aggravait a un tel point, qu'il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier. --Ou donc est Pologne? demanda-t-il. Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. Apres une courte gene, il se decida. --Pologne? elle est au chaud. Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessee sans doute, n'avait plus fait que des lapins morts; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s'etait resigne, le jour meme, a l'accommoder aux pommes de terre. --Oui, tu en as mange une cuisse ce soir... Hein? tu t'en es leche les doigts! Souvarine n'avait pas compris d'abord. Puis, il devint tres pale, une nausee contracta son menton; tandis que, malgre sa volonte de stoicisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupieres. Mais on n'eut pas le temps de remarquer cette emotion, la porte s'etait brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine. Apres s'etre grise de biere et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l'idee lui etait venue d'aller a l'Avantage montrer aux anciens amis qu'il n'avait pas peur. Il entra, en disant a sa maitresse: --Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope la-dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers! Catherine, a la vue d'Etienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l'eut apercu a son tour, Chaval ricana d'un air mauvais. --Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la reprise du travail. Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa biere a personne. Un silence s'etait fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n'avaient bouge de leur place. --J'en connais qui ont dit que j'etais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j'attends que ceux-la me le repetent un peu en face, pour qu'on s'explique a la fin. Personne ne repondit, les hommes tournaient la tete, regardaient vaguement les murs. --Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n'ai rien a cacher, j'ai quitte la sale baraque a Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu'on m'a donnes a conduire, parce qu'on m'estime. Et, si ca contrarie quelqu'un, il peut le dire, nous en causerons. Puis, comme le meme silence dedaigneux accueillait ses provocations, il s'emporta contre Catherine. --Veux-tu boire, nom de Dieu!... Trinque avec moi a la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler! Elle trinqua, mais d'une main si tremblante, qu'on entendit le tintement leger des deux verres. Lui, maintenant, avait tire de sa poche une poignee de monnaie blanche, qu'il etalait par une ostentation d'ivrogne, en disant que c'etait avec sa sueur qu'on gagnait ca, et qu'il defiait les feignants de montrer dix sous. L'attitude des camarades l'exasperait, il en arriva aux insultes directes. --Alors, c'est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les gendarmes dorment pour qu'on rencontre les brigands? Etienne s'etait leve, tres calme, resolu. --Ecoute, tu m'embetes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque traitrise, et ca me degoute de toucher a ta peau de vendu. N'importe! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l'un des deux doit manger l'autre. Chaval serra les poings. --Allons donc! il faut t'en dire pour t'echauffer, bougre de lache!... Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les cochonneries qu'on m'a faites! Les bras suppliants, Catherine s'avancait entre eux; mais ils n'eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la necessite de la bataille, elle recula d'elle-meme, lentement. Debout contre le mur, elle demeura muette, si paralysee d'angoisse, qu'elle ne frissonnait plus, les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle. Madame Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de peur qu'elles ne fussent cassees. Puis, elle se rassit sur la banquette, sans temoigner de curiosite malseante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s'egorger ainsi, Rasseneur s'entetait a intervenir, et il fallut que Souvarine le prit par une epaule, le ramenat pres de la table, en disant: --Ca ne te regarde pas... Il y en a un de trop, c'est au plus fort de vivre. Deja, sans attendre l'attaque, Chaval lancait dans le vide ses poings fermes. Il etait le plus grand, degingande, visant a la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras, l'un apres l'autre, comme s'il eut manoeuvre une paire de sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec des bordees d'injures, qui l'excitaient. --Ah! sacre marlou, j'aurai ton nez! C'est ton nez que je veux me foutre quelque part!... Donne donc ta gueule, miroir a putains, que j'en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons apres si les garces de femmes courent apres toi! Muet, les dents serrees, Etienne se ramassait dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les detendait avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe. D'abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets tapageurs de l'un, l'attente froide de l'autre, prolongeaient la lutte. Une chaise fut renversee, leurs gros souliers ecrasaient le sable blanc, seme sur les dalles. Mais ils s'essoufflerent a la longue, on entendit le ronflement de leur haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d'un brasier interieur, dont on voyait les flammes, par les trous clairs de leurs yeux. --Touche! hurla Chaval, atout sur ta carcasse! En effet, son poing, pareil a un fleau lance de biais, avait laboure l'epaule de son adversaire. Celui-ci retint un grognement de douleur, il n'y eut qu'un bruit mou, la sourde meurtrissure des muscles. Et il repondit par un coup droit en pleine poitrine, qui aurait defonce l'autre, s'il ne s'etait gare, dans ses continuels sauts de chevre. Pourtant, le coup l'atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu'il chancela, la respiration coupee. Une rage le prit, de sentir ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une bete, il visa le ventre pour le crever du talon. --Tiens! a tes tripes! begaya-t-il de sa voix etranglee. Faut que je les devide au soleil! Etienne evita le coup, si indigne de cette infraction aux regles d'un combat loyal, qu'il sortit de son silence. --Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou je prends une chaise pour t'assommer! Alors, la bataille s'aggrava. Rasseneur, revolte, serait intervenu de nouveau, sans le regard severe de sa femme, qui le maintenait: est-ce que deux clients n'avaient pas le droit de regler une affaire chez eux? Il s'etait mis simplement devant la cheminee, car il craignait de les voir se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible, avait roule une cigarette, qu'il oubliait cependant d'allumer. Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains seules, inconscientes, venaient de monter a sa taille; et, la, elles s'etaient tordues, elles arrachaient l'etoffe de sa robe, dans des crispations regulieres. Tout son effort etait de ne pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa preference, si eperdue d'ailleurs, qu'elle ne savait meme plus qui elle preferait. Bientot, Chaval s'epuisa, inonde de sueur, tapant au hasard. Malgre sa colere, Etienne continuait a se couvrir, parait presque tous les coups, dont quelques-uns l'eraflaient. Il eut l'oreille fendue, un ongle lui emporta un lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu'il jura a son tour, en lancant un de ses terribles coups droits. Une fois encore, Chaval gara sa poitrine d'un saut; mais il s'etait baisse, le poing l'atteignit au visage, ecrasa le nez, enfonca un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des narines, l'oeil enfla, se tumefia, bleuatre. Et le miserable, aveugle par ce flot rouge, etourdi de l'ebranlement de son crane, battait l'air de ses bras egares, lorsqu'un autre coup, en pleine poitrine enfin, l'acheva. Il y eut un craquement, il tomba sur le dos, de la chute lourde d'un sac de platre qu'on decharge. Etienne attendit. --Releve-toi. Si tu en veux encore, nous allons recommencer. Sans repondre, Chaval, apres quelques secondes d'hebetement, se remua par terre, detira ses membres. Il se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une besogne qu'on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se rua de nouveau, la gorge gonflee d'un hurlement sauvage. Mais Catherine avait vu; et, malgre elle, un grand cri lui sortit du coeur et l'etonna, comme l'aveu d'une preference ignoree d'elle-meme. --Prends garde! il a son couteau! Etienne n'avait eu que le temps de parer le premier coup avec son bras. La laine du tricot fut coupee par l'epaisse lame, une de ces lames qu'une virole de cuivre fixe dans un manche de buis. Deja, il avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s'engagea, lui se sentant perdu s'il lachait, l'autre donnant des secousses, pour se degager et frapper. L'arme s'abaissait peu a peu, leurs membres raidis se fatiguaient, deux fois Etienne eut la sensation froide de l'acier contre sa peau; et il dut faire un effort supreme, il broya le poignet dans une telle etreinte, que le couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s'etaient jetes par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit a son tour. Il tenait Chaval renverse sous son genou, il menacait de lui ouvrir la gorge. --Ah! nom de Dieu de traitre, tu vas y passer! Une voix abominable, en lui, l'assourdissait. Cela montait de ses entrailles, battait dans sa tete a coups de marteau, une brusque folie du meurtre, un besoin de gouter au sang. Jamais la crise ne l'avait secoue ainsi. Pourtant, il n'etait pas ivre. Et il luttait contre le mal hereditaire, avec le frisson desespere d'un furieux d'amour qui se debat au bord du viol. Il finit par se vaincre, il lanca le couteau derriere lui, en balbutiant d'une voix rauque: --Releve-toi, va-t'en! Cette fois, Rasseneur s'etait precipite, mais sans trop oser se risquer entre eux, dans la crainte d'attraper un mauvais coup. Il ne voulait pas qu'on s'assassinat chez lui, il se fachait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui faisait remarquer qu'il criait toujours trop tot. Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se decidait a allumer sa cigarette. C'etait donc fini? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants l'un et l'autre. --Va-t'en! repeta Etienne, va-t'en ou je t'acheve! Chaval se releva, essuya d'un revers de main le sang qui continuait a lui couler du nez; et, la machoire barbouillee de rouge, l'oeil meurtri, il s'en alla en trainant les jambes, dans la rage de sa defaite. Machinalement, Catherine le suivit. Alors, il se redressa, sa haine eclata en un flot d'ordures. --Ah! non, ah! non, puisque c'est lui que tu veux, couche avec lui, sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens a ta peau! Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence regna dans la salle tiede, ou l'on entendit le petit ronflement de la houille. Par terre, il ne restait que la chaise renversee et qu'une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les gouttes. IV Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Etienne et Catherine marcherent en silence. Le degel commencait, un degel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre. Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derriere de grands nuages, des haillons noirs qu'un vent de tempete roulait furieusement, tres haut; et, sur la terre, aucune haleine ne soufflait, on n'entendait que l'egouttement des toitures, d'ou tombaient des paquets blancs, d'une chute molle. Etienne, embarrasse de cette femme qu'on lui donnait, ne trouvait rien a dire, dans son malaise. L'idee de la prendre et de la cacher avec lui, a Requillart, lui semblait absurde. Il avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais elle s'y etait refusee, d'un air de terreur: non, non, tout plutot que de se remettre a leur charge, apres les avoir quittes si vilainement! Et ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, ils pietinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient en fleuves de boue. D'abord, ils etaient descendus vers le Voreux; puis ils tournerent a droite, ils passerent entre le terri et le canal. --Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin. Moi, si j'avais seulement une chambre, je t'emmenerais bien... Mais un acces de timidite singuliere l'interrompit. Leur passe lui revenait, leurs gros desirs d'autrefois, et les delicatesses, et les hontes qui les avaient empeches d'aller ensemble. Est-ce qu'il voulait toujours d'elle, pour se sentir si trouble, peu a peu chauffe au coeur d'une envie nouvelle? Le souvenir des gifles qu'elle lui avait allongees, a Gaston-Marie, l'excitait maintenant, au lieu de l'emplir de rancune. Et il restait surpris, l'idee de la prendre a Requillart devenait toute naturelle et d'une execution facile. --Voyons, decide-toi, ou veux-tu que je te mene?... Tu me detestes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi? Elle le suivait lentement, retardee par les glissades penibles de ses sabots dans les ornieres; et, sans lever la tete, elle murmura: --J'ai assez de peine, mon Dieu! ne m'en fais pas davantage. A quoi ca nous avancerait-il, ce que tu demandes, aujourd'hui que j'ai un galant et que tu as toi-meme une femme? C'etait de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et, quand il lui jura que non, elle hocha la tete, elle rappela le soir ou elle les avait vus se baiser a pleine bouche. --Est-ce dommage, toutes ces betises? reprit-il a demi-voix, en s'arretant. Nous nous serions si bien entendus! Elle eut un petit frisson, elle repondit: --Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu savais quelle patraque je suis, guere plus grosse que deux sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais une femme, bien sur! Et elle continua librement, elle s'accusait comme d'une faute de ce long retard de sa puberte. Cela, malgre l'homme qu'elle avait eu, la diminuait, la releguait parmi les gamines. On a une excuse encore, lorsqu'on peut faire un enfant. --Ma pauvre petite! dit tout bas Etienne, saisi d'une grande pitie. Ils etaient au pied du terri, caches dans l'ombre du tas enorme. Un nuage d'encre passait justement sur la lune, ils ne distinguaient meme plus leurs visages, et leurs souffles se melaient, leurs levres se cherchaient, pour ce baiser dont le desir les avait tourmentes pendant des mois. Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d'eux, en haut des roches blanches de lumiere, la sentinelle detachee du Voreux, toute droite. Et, sans qu'ils se fussent baises enfin, une pudeur les separa, cette pudeur ancienne ou il y avait de la colere, une vague repugnance et beaucoup d'amitie. Ils repartirent pesamment, dans le gachis jusqu'aux chevilles. --C'est decide, tu ne veux pas? demanda Etienne. --Non, dit-elle. Toi, apres Chaval, hein? et, apres toi, un autre... Non, ca me degoute, je n'y ai aucun plaisir, pour quoi faire alors? Ils se turent, marcherent une centaine de pas, sans echanger un mot. --Sais-tu ou tu vas au moins? reprit-il. Je ne puis te laisser dehors par une nuit pareille. Elle repondit simplement: --Je rentre, Chaval est mon homme, je n'ai pas a coucher ailleurs que chez lui. --Mais il t'assommera de coups! Le silence recommenca. Elle avait eu un haussement d'epaules resigne. Il la battrait, et quand il serait las de la battre, il s'arreterait: ne valait-il pas mieux ca, que de rouler les chemins comme une gueuse? Puis, elle s'habituait aux gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit ne tombaient pas mieux qu'elle. Si son galant l'epousait un jour, ce serait tout de meme bien gentil de sa part. Etienne et Catherine s'etaient diriges machinalement vers Montsou, et a mesure qu'ils s'en approchaient, leurs silences devenaient plus longs. C'etait comme s'ils n'avaient deja plus ete ensemble. Lui, ne trouvait rien pour la convaincre, malgre le gros chagrin qu'il eprouvait a la voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n'avait guere mieux a offrir, une existence de misere et de fuite, une nuit sans lendemain, si la balle d'un soldat lui cassait la tete. Peut-etre, en effet, etait-ce plus sage de souffrir ce qu'on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la reconduisait chez son galant, la tete basse, et il n'eut pas de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l'arreta au coin des Chantiers, a vingt metres de l'estaminet Piquette, en disant: --Ne viens pas plus loin. S'il te voyait, ca ferait encore du vilain. Onze heures sonnaient a l'eglise, l'estaminet etait ferme, mais des lueurs passaient par les fentes. --Adieu, murmura-t-elle. Elle lui avait donne sa main, il la gardait, et elle dut la retirer peniblement, d'un lent effort, pour le quitter. Sans retourner la tete, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais lui ne s'eloignait point, debout a la meme place, les yeux sur la maison, anxieux de ce qui se passait la. Il tendait l'oreille, il tremblait d'entendre des hurlements de femme battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit seulement s'eclairer une fenetre du premier etage; et, comme cette fenetre s'ouvrait et qu'il reconnaissait l'ombre mince qui se penchait sur la route, il s'avanca. Catherine, alors, souffla d'une voix tres basse: --Il n'est pas rentre, je me couche... Je t'en supplie, va-t'en! Etienne s'en alla. Le degel augmentait, un ruissellement d'averse tombait des toitures, une sueur d'humidite coulait des murailles, des palissades, de toutes les masses confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit. D'abord, il se dirigea vers Requillart, malade de fatigue et de tristesse, n'ayant plus que le besoin de disparaitre sous la terre, de s'y aneantir. Puis, l'idee du Voreux le reprit, il songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux camarades du coron exasperes contre les soldats, resolus a ne pas tolerer des etrangers dans leur fosse. Et il longea de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige fondue. Comme il se retrouvait pres du terri, la lune se montra tres claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, ou passait le galop des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait la-haut; mais ils blanchissaient, ils s'effiloquaient, plus minces, d'une transparence brouillee d'eau trouble sur la face de la lune; et ils se succedaient si rapides que l'astre, voile par moments, reparaissait sans cesse dans sa limpidite. Le regard empli de cette clarte pure, Etienne baissait la tete, lorsqu'un spectacle, au sommet du terri, l'arreta. La sentinelle, raidie par le froid, s'y promenait maintenant, faisait vingt-cinq pas tournee vers Marchiennes, puis revenait tournee vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la baionnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui se decoupait nettement dans la paleur du ciel. Et ce qui interessait le jeune homme, c'etait, derriere la cabane ou s'abritait Bonnemort pendant les nuits de tempete, une ombre mouvante, une bete rampante et aux aguets, qu'il reconnut tout de suite pour Jeanlin, a son echine de fouine, longue et desossee. La sentinelle ne pouvait l'apercevoir, ce brigand d'enfant preparait a coup sur une farce, car il ne decolerait pas contre les soldats, il demandait quand on serait debarrasse de ces assassins, qu'on envoyait avec des fusils tuer le monde. Un instant, Etienne hesita a l'appeler, pour l'empecher de faire quelque betise. La lune s'etait cachee, il l'avait vu se ramasser sur lui-meme, pret a bondir; mais la lune reparaissait, et l'enfant restait accroupi. A chaque tour, la sentinelle s'avancait jusqu'a la cabane, puis tournait le dos et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses tenebres, Jeanlin sauta sur les epaules du soldat, d'un bond enorme de chat sauvage, s'y agrippa de ses griffes, lui enfonca dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col de crin resistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s'y pendre de tout le poids de son corps. Souvent, il avait saigne des poulets, qu'il surprenait derriere les fermes. Cela fut si rapide, qu'il y eut seulement dans la nuit un cri etouffe, pendant que le fusil tombait avec un bruit de ferraille. Deja, la lune, tres blanche, luisait. Immobile de stupeur, Etienne regardait toujours. L'appel s'etranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri etait vide, aucune ombre ne se detachait plus sur la fuite effaree des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin a quatre pattes, devant le cadavre, etale en arriere, les bras elargis. Dans la neige, sous la clarte limpide, le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement. Pas une goutte de sang n'avait coule, le couteau etait encore dans la gorge, jusqu'au manche. D'un coup de poing irraisonne, furieux, il abattit l'enfant pres du corps. --Pourquoi as-tu fait ca? begayait-il eperdu. Jeanlin se ramassa, se traina sur les mains, avec le renflement felin de sa maigre echine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses machoires saillantes, fremissaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup. --Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ca? --Je ne sais pas, j'en avais envie. Il se buta a cette reponse. Depuis trois jours, il en avait envie. Ca le tourmentait, la tete lui en faisait du mal, la, derriere les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu'on avait a se gener, avec ces cochons de soldats qui embetaient les charbonniers chez eux? Des discours violents dans la foret, des cris de devastation et de mort hurles au travers des fosses, cinq ou six mots lui etaient restes, qu'il repetait en gamin jouant a la revolution. Et il n'en savait pas davantage, personne ne l'avait pousse, ca lui etait venu tout seul, comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ. Etienne, epouvante de cette vegetation sourde du crime au fond de ce crane d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bete inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n'eut entendu le cri etouffe de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se decouvrait. Mais rien n'avait bouge, et il se pencha, il tata les mains peu a peu glacees, il ecouta le coeur, arrete sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d'os, ou la devise galante, ce mot simple: <>, etait gravee en lettres noires. Ses yeux allerent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat: c'etait Jules, la recrue, avec qui il avait cause, un matin. Et une grande pitie le saisit, en face de cette douce figure blonde, criblee de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher a l'horizon le pays natal. Ou se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un eblouissement de soleil? La-bas, la-bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan. Ce vent qui passait si haut, avait peut-etre souffle sur la lande. Deux femmes etaient debout, la mere, la soeur, tenant leurs coiffes emportees, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait a cette heure le petit, au-dela des lieues qui les separaient. Elles l'attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches! Mais il fallait faire disparaitre ce cadavre, Etienne songea d'abord a le jeter dans le canal. La certitude qu'on l'y trouverait, l'en detourna. Alors, son anxiete devint extreme, les minutes pressaient, quelle decision prendre? Il eut une soudaine inspiration: s'il pouvait porter le corps jusqu'a Requillart, il saurait l'y enfouir a jamais. --Viens ici, dit-il a Jeanlin. L'enfant se mefiait. --Non, tu veux me battre. Et puis, j'ai des affaires. Bonsoir. En effet, il avait donne rendez-vous a Bebert et a Lydie, dans une cachette, un trou menage sous la provision des bois, au Voreux. C'etait toute une grosse partie, de decoucher, pour en etre, si l'on cassait les os des Belges a coups de pierres, quand ils descendraient. --Ecoute, repeta Etienne, viens ici, ou j'appelle les soldats, qui te couperont la tete. Et, comme Jeanlin se decidait, il roula son mouchoir, en banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui empechait le sang de couler. La neige fondait, il n'y avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni pietinement de lutte. --Prends les jambes. Jeanlin prit les jambes, Etienne empoigna les epaules, apres avoir attache le fusil derriere son dos; et tous deux, lentement, descendirent le terri, en tachant de ne pas faire debouler les roches. Heureusement, la lune s'etait voilee. Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut tres claire: ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux, ils se hataient, genes par le ballottement du cadavre, obliges de le poser a terre tous les cent metres. Au coin de la ruelle de Requillart, un bruit les glaca, ils n'eurent que le temps de se cacher derriere un mur, pour eviter une patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il etait ivre, il s'eloigna en les injuriant. Et ils arriverent enfin a l'ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleverses, que leurs dents claquaient. Etienne s'etait bien doute qu'il ne serait pas commode de faire passer le soldat par le goyot des echelles. Ce fut une besogne atroce. D'abord, il fallut que Jeanlin, reste en haut, laissat glisser le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l'accompagnait, pour l'aider a franchir les deux premiers paliers, ou des echelons se trouvaient rompus. Ensuite, a chaque echelle, il dut recommencer la meme manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et il eut ainsi trente echelles, deux cent dix metres, a le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil raclait son echine, il n'avait pas voulu que l'enfant allat chercher le bout de chandelle, qu'il gardait en avare. A quoi bon? la lumiere les embarrasserait, dans ce boyau etroit. Pourtant, lorsqu'ils furent arrives a la salle d'accrochage, hors d'haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il s'etait assis, il l'attendait au milieu des tenebres, pres du corps, le coeur battant a grands coups. Des que Jeanlin reparut avec de la lumiere, Etienne le consulta, car l'enfant avait fouille ces anciens travaux, jusqu'aux fentes ou les hommes ne pouvaient passer. Ils repartirent, ils trainerent le mort pres d'un kilometre, par un dedale de galeries en ruine. Enfin, le toit s'abaissa, ils se trouvaient agenouilles, sous une roche ebouleuse, que soutenaient des bois a demi rompus. C'etait une sorte de caisse longue, ou ils coucherent le petit soldat comme dans un cercueil; ils deposerent le fusil contre son flanc; puis, a grands coups de talon, ils acheverent de casser les bois, au risque d'y rester eux-memes. Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent a peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux. Lorsque Etienne se retourna, pris du besoin de voir, l'affaissement du toit continuait, ecrasait lentement le corps, sous la poussee enorme. Et il n'y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre. Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne scelerate, s'etala sur le foin, en murmurant, brise de lassitude: --Zut! les mioches m'attendront, je vais dormir une heure. Etienne avait souffle la chandelle, dont il ne restait qu'un petit bout. Lui aussi etait courbature, mais il n'avait pas sommeil, des pensees douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son crane. Une seule bientot demeura, torturante, le fatiguant d'une interrogation a laquelle il ne pouvait repondre: pourquoi n'avait-il pas frappe Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et pourquoi cet enfant venait-il d'egorger un soldat, dont il ignorait meme le nom? Cela bousculait ses croyances revolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Etait-ce donc qu'il fut lache? Dans le foin, l'enfant s'etait mis a ronfler, d'un ronflement d'homme soul, comme s'il eut cuve l'ivresse de son meurtre. Et, repugne, irrite, Etienne souffrait de le savoir la, de l'entendre. Tout d'un coup, il tressaillit, le souffle de la peur lui avait passe sur la face. Un frolement leger, un sanglot lui semblait etre sorti des profondeurs de la terre. L'image du petit soldat, couche la-bas avec son fusil, sous les roches, lui glaca le dos et fit dresser ses cheveux. C'etait imbecile, toute la mine s'emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se calma qu'en revoyant le vide des galeries, a cette clarte pale. Pendant un quart d'heure encore, il reflechit, toujours ravage par la meme lutte, les yeux fixes sur cette meche qui brulait. Mais il y eut un gresillement, la meche se noyait, et tout retomba aux tenebres. Il fut repris d'un frisson, il aurait gifle Jeanlin, pour l'empecher de ronfler si fort. Le voisinage de l'enfant lui devenait si insupportable, qu'il se sauva, tourmente d'un besoin de grand air, se hatant par les galeries et par le goyot, comme s'il avait entendu une ombre s'essouffler derriere ses talons. En haut, au milieu des decombres de Requillart, Etienne put enfin respirer largement. Puisqu'il n'osait tuer, c'etait a lui de mourir; et cette idee de mort, qui l'avait effleure deja, renaissait, s'enfoncait dans sa tete, comme une esperance derniere. Mourir cranement, mourir pour la revolution, cela terminerait tout, reglerait son compte bon ou mauvais, l'empecherait de penser davantage. Si les camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait bien la chance d'attraper un mauvais coup. Ce fut d'un pas raffermi qu'il retourna roder autour du Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, ou campait le poste qui gardait la fosse. La disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste, on etait alle reveiller le capitaine, on avait fini par croire a une desertion, apres un examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans l'ombre, Etienne se souvenait de ce capitaine republicain, dont le petit soldat lui avait parle. Qui sait si on ne le deciderait pas a passer au peuple? la troupe mettrait la crosse en l'air, cela pouvait etre le signal du massacre des bourgeois. Un nouveau reve l'emporta, il ne songea plus a mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du degel sur les epaules, enfievre par l'espoir d'une victoire encore possible. Jusqu'a cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s'apercut que la Compagnie avait eu la malignite de les faire coucher au Voreux. La descente commencait, les quelques grevistes du coron des Deux-Cent-Quarante, postes en eclaireurs, hesitaient a prevenir les camarades. Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis qu'il attendait derriere le terri, sur le chemin de halage. Six heures sonnerent, le ciel terreux palissait, s'eclairait d'une aube rougeatre, lorsque l'abbe Ranvier deboucha d'un sentier, avec sa soutane relevee sur ses maigres jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe matinale a la chapelle d'un couvent, de l'autre cote de la fosse. --Bonjour, mon ami, cria-t-il d'une voix forte, apres avoir devisage le jeune homme de ses yeux de flamme. Mais Etienne ne repondit pas. Au loin, entre les treteaux du Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s'etait precipite, pris d'inquietude, car il avait cru reconnaitre Catherine. Depuis minuit, Catherine battait le degel des routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant couchee, l'avait mise debout d'un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenetre; et, pleurante, vetue a peine, meurtrie de coups de pied dans les jambes, elle avait du descendre, poussee dehors d'une derniere claque. Cette separation brutale l'etourdissait, elle s'etait assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours qu'il la rappelat; car ce n'etait pas possible, il la guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonnee, sans personne pour la recueillir. Puis, au bout de deux heures, elle se decida, mourant de froid, dans cette immobilite de chien jete a la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses pas, n'osa ni appeler du trottoir ni taper a la porte. Enfin, elle s'en alla par le pave, sur la grande route droite, avec l'idee de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu'elle galopa le long des jardins, dans la crainte d'etre reconnue de quelqu'un, malgre le lourd sommeil, appesanti derriere les persiennes closes. Et, des lors, elle vagabonda, effaree au moindre bruit, tremblante d'etre ramassee et conduite, comme une gueuse, a cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d'un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s'effraya des grosses voix du poste, courut essoufflee, avec des regards en arriere, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de Requillart etait toujours pleine d'hommes souls, elle y retournait pourtant, dans l'espoir vague d'y rencontrer celui qu'elle avait repousse, quelques heures plus tot. Chaval, ce matin-la, devait descendre; et cette pensee ramena Catherine vers la fosse, bien qu'elle sentit l'inutilite de lui parler: c'etait fini entre eux. On ne travaillait plus a Jean-Bart, il avait jure de l'etrangler, si elle reprenait du travail au Voreux, ou il craignait d'etre compromis par elle. Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, ceder sous les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se trainait, chancelait au milieu des ornieres, les jambes rompues, crottee jusqu'a l'echine. Le degel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s'y noyait, marchant toujours, n'osant chercher une pierre ou s'asseoir. Le jour parut. Catherine venait de reconnaitre le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu'elle apercut Lydie et Bebert, sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y avaient passe la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez eux, du moment ou l'ordre de Jeanlin etait de l'attendre; et, tandis que ce dernier, a Requillart, cuvait l'ivresse de son meurtre, les deux enfants s'etaient pris aux bras l'un de l'autre, pour avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de chataignier et de chene, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de bucheron abandonnee. Lydie n'osait dire a voix haute ses souffrances de petite femme battue, pas plus que Bebert ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le capitaine lui enflait les joues; mais, a la fin, celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de revolte, ils avaient fini par s'embrasser, malgre sa defense, quittes a recevoir une gifle de l'invisible, ainsi qu'il les en menacait. La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans avoir l'idee d'autre chose, mettant dans cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu'il y avait en eux de martyrise et d'attendri. La nuit entiere, ils s'etaient ainsi rechauffes, si heureux au fond de ce trou perdu, qu'ils ne se rappelaient pas l'avoir ete davantage, meme a la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets et qu'on buvait du vin. Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. Etienne arrivait au pas de course, Bebert et Lydie avaient saute d'un bond hors de leur cachette. Et, la-bas, sous le jour grandissant, une bande d'hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de colere. V On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les soixante soldats, l'arme au pied, barraient la seule porte restee libre, celle qui menait a la recette, par un escalier etroit, ou s'ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait alignes sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu'on ne put les attaquer par-derriere. D'abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint a distance. Ils etaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. La Maheude, arrivee la premiere, depeignee sous un mouchoir noue a la hate, ayant au bras Estelle endormie, repetait d'une voix fievreuse: --Que personne n'entre et que personne ne sorte! Faut les pincer tous la-dedans! Maheu approuvait, lorsque le pere Mouque, justement, arriva de Requillart. On voulut l'empecher de passer. Mais il se debattit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de meme leur avoine et se fichaient de la revolution. D'ailleurs, il y avait un cheval mort, on l'attendait pour le sortir. Etienne degagea le vieux palefrenier, que les soldats laisserent monter au puits. Et, un quart d'heure plus tard, comme la bande des grevistes, peu a peu grossie, devenait menacante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussee, des hommes parurent, charriant la bete morte, un paquet lamentable, encore serre dans le filet de corde, qu'ils abandonnerent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu'on ne les empecha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, a sa tete repliee et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent. --C'est Trompette, n'est-ce pas? c'est Trompette. C'etait Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n'avait pu s'acclimater. Il restait morne, sans gout a la besogne, comme torture du regret de la lumiere. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses cotes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la resignation de ses dix annees de fond. Ces caresses redoublaient sa melancolie, son poil fremissait sous les confidences du camarade vieilli dans les tenebres; et tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient et qu'ils s'ebrouaient ensemble, avaient l'air de se lamenter, le vieux d'en etre a ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. A l'ecurie, voisins de mangeoire, ils vivaient la tete basse, se soufflant aux naseaux, echangeant leur continuel reve du jour, des visions d'herbes vertes, de routes blanches, de clartes jaunes, a l'infini. Puis, quand Trompette, trempe de sueur, avait agonise sur sa litiere, Bataille s'etait mis a le flairer desesperement, avec des reniflements courts, pareils a des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie derniere, cet ami tombe d'en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait casse sa longe, hennissant de peur, lorsqu'il s'etait apercu que l'autre ne remuait plus. Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maitre-porion. Mais on s'inquietait bien d'un cheval malade, en ce moment-la! Ces messieurs n'aimaient guere deplacer les chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se decider a le sortir. La veille, le palefrenier avait passe une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l'amener jusqu'au puits. Lentement, le vieux cheval tirait, trainait le camarade mort, par une galerie si etroite, qu'il devait donner des secousses, au risque de l'ecorcher; et, harasse, il branlait la tete, en ecoutant le long frolement de cette masse attendue chez l'equarrisseur. A l'accrochage, quand on l'eut detele, il suivit de son oeil morne les preparatifs de la remonte, le corps pousse sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attache sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnerent a la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d'abord doucement, puis tout de suite noye de tenebres, envole a jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allonge, sa memoire vacillante de bete se souvenait peut-etre des choses de la terre. Mais c'etait fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-meme serait ainsi ficele en un paquet pitoyable, le jour ou il remonterait par la. Ses pattes se mirent a trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l'etouffait; et il etait comme ivre, quand il rentra pesamment a l'ecurie. Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit a demi-voix: --Encore un homme, ca descend si ca veut! Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tete, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait: --A mort, les Borains! pas d'etrangers chez nous! a mort! a mort! Tous se ruaient, il fallut qu'Etienne les arretat. Il s'etait approche du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans a peine, a la face desesperee et resolue; et il lui expliquait les choses, il tachait de le gagner, guettant l'effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre inutile? est-ce que la justice ne se trouvait pas du cote des mineurs? On etait tous freres, on devait s'entendre. Au mot de republique, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement: --Au large! ne me forcez pas a faire mon devoir. Trois fois, Etienne recommenca. Derriere lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau etait a la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s'il abattrait son charbon lui-meme. Mais c'etait un faux bruit, il n'y avait la que Negrel et Dansaert, qui tous deux se montrerent un instant a une fenetre de la recette: le maitre-porion se tenait en arriere, decontenance depuis son aventure avec la Pierronne; tandis que l'ingenieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mepris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huees s'eleverent, ils disparurent. Et, a leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il etait justement de service, il n'avait pas quitte sa machine un seul jour, depuis le commencement de la greve, ne parlant plus, absorbe peu a peu dans une idee fixe, dont le clou d'acier semblait luire au fond de ses yeux pales. --Au large! repeta tres haut le capitaine. Je n'ai rien a entendre, j'ai l'ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer. Malgre sa voix ferme, une inquietude croissante le palissait, a la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever a midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-la, il venait d'envoyer a Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort. Des vociferations lui avaient repondu. --A mort les etrangers! a mort les Borains!... Nous voulons etre les maitres chez nous! Etienne recula, desole. C'etait la fin, il n'y avait plus qu'a se battre et a mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu'a la petite troupe. Ils etaient pres de quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le meme cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats: --Allez-vous-en! nous n'avons rien contre vous, allez-vous-en! --Ca ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires. Et, derriere elle, la Levaque ajoutait, plus violente: --Est-ce qu'il faudra vous manger pour passer? On vous prie de foutre le camp! Meme on entendit la voix grele de Lydie, qui s'etait fourree au plus epais avec Bebert, dire sur un ton aigu: --En voila des andouilles de lignards! Catherine, a quelques pas, regardait, ecoutait, l'air hebete par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu'elle ne souffrait pas trop deja? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissat pas de repos? La veille encore, elle ne comprenait rien aux coleres de la greve, elle pensait que, lorsqu'on a sa part de gifles, il est inutile d'en chercher davantage; et, a cette heure, son coeur se gonflait d'un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu'Etienne racontait autrefois a la veillee, elle tachait d'entendre ce qu'il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu'ils etaient du peuple eux aussi, qu'ils devaient etre avec le peuple, contre les exploiteurs de la misere. Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme deboula. C'etait la Brule, effrayante de maigreur, le cou et les bras a l'air, accourue d'un tel galop, que des meches de cheveux gris l'aveuglaient. --Ah! nom de Dieu, j'en suis! balbutiait-elle, l'haleine coupee. Ce vendu de Pierron qui m'avait enfermee dans la cave! Et, sans attendre, elle tomba sur l'armee, la bouche noire, vomissant l'injure. --Tas de canailles! tas de crapules! ca leche les bottes de ses superieurs, ca n'a de courage que contre le pauvre monde! Alors, les autres se joignirent a elle, ce furent des bordees d'insultes. Quelques-uns criaient encore: <> Mais bientot il n'y eut plus qu'une clameur: <> Ces hommes qui avaient ecoute, impassibles, d'un visage immobile et muet, les appels a la fraternite, les tentatives amicales d'embauchage, gardaient la meme raideur passive, sous cette grele de gros mots. Derriere eux, le capitaine avait tire son epee; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menacant de les ecraser contre le mur, il leur commanda de croiser la baionnette. Ils obeirent, une double rangee de pointes d'acier s'abattit devant les poitrines des grevistes. --Ah! les jean-foutre! hurla la Brule, en reculant. Deja, tous revenaient, dans un mepris exalte de la mort. Des femmes se precipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient: --Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits. Levaque, au risque de se couper, avait saisi a pleines mains un paquet de baionnettes, trois baionnettes, qu'il secouait, qu'il tirait a lui, pour les arracher; et il les tordait, dans les forces decuplees de sa colere, tandis que Bouteloup, a l'ecart, ennuye d'avoir suivi le camarade, le regardait faire tranquillement. --Allez-y, pour voir, repetait Maheu, allez-y un peu, si vous etes de bons bougres! Et il ouvrait sa veste, et il ecartait sa chemise, etalant sa poitrine nue, sa chair velue et tatouee de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les obligeait a reculer, terrible d'insolence et de bravoure. Une d'elles l'avait pique au sein, il en etait comme fou et s'efforcait qu'elle entrat davantage, pour entendre craquer ses cotes. --Laches, vous n'osez pas... Il y en a dix mille derriere nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille a tuer encore. La position des soldats devenait critique, car ils avaient recu l'ordre severe de ne se servir de leurs armes qu'a la derniere extremite. Et comment empecher ces enrages-la de s'embrocher eux-memes? D'autre part, l'espace diminuait, ils se trouvaient maintenant accules contre le mur, dans l'impossibilite de reculer davantage. Leur petite troupe, une poignee d'hommes, en face de la maree montante des mineurs, tenait bon cependant, executait avec sang-froid les ordres brefs donnes par le capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les levres nerveusement amincies, n'avait qu'une peur, celle de les voir s'emporter sous les injures. Deja, un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se herissaient, battait des paupieres d'une facon inquietante. Pres de lui, un vieux chevronne, au cuir tanne par vingt campagnes, avait blemi, quand il avait vu sa baionnette tordue comme une paille. Un autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait tres rouge, chaque fois qu'il s'entendait traiter de crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les mots abominables, des pelletees d'accusations et de menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la discipline militaire. Une collision semblait fatale, lorsqu'on vit sortir, derriere la troupe, le porion Richomme, avec sa tete blanche de bon gendarme, bouleversee d'emotion. Il parlait tout haut. --Nom de Dieu, c'est bete a la fin! On ne peut pas permettre des betises pareilles. Et il se jeta entre les baionnettes et les mineurs. --Camarades, ecoutez-moi... Vous savez que je suis un vieil ouvrier et que je n'ai jamais cesse d'etre un des votres. Eh bien! nom de Dieu! je vous promets que, si l'on n'est pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre verites... Mais en voila de trop, ca n'avance a rien de gueuler des mauvaises paroles a ces braves gens et de vouloir se faire trouer le ventre. On ecoutait, on hesitait. En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit Negrel. Il craignait sans doute qu'on ne l'accusat d'envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-meme; et il tacha de parler. Mais sa voix se perdit au milieu d'un tumulte si epouvantable, qu'il dut quitter de nouveau la fenetre, apres avoir simplement hausse les epaules. Richomme, des lors, eut beau les supplier en son nom, repeter que cela devait se passer entre camarades: on le repoussait, on le suspectait. Mais il s'enteta, il resta au milieu d'eux. --Nom de Dieu! qu'on me casse la tete avec vous, mais je ne vous lache pas, tant que vous serez si betes! Etienne, qu'il suppliait de l'aider a leur faire entendre raison, eut un geste d'impuissance. Il etait trop tard, leur nombre maintenant montait a plus de cinq cents. Et il n'y avait pas que des enrages, accourus pour chasser les Borains: des curieux stationnaient, des farceurs qui s'amusaient de la bataille. Au milieu d'un groupe, a quelque distance, Zacharie et Philomene regardaient comme au spectacle, si paisibles, qu'ils avaient amene les deux enfants, Achille et Desiree. Un nouveau flot arrivait de Requillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette: lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les epaules de son ami Zacharie; tandis qu'elle, tres allumee, galopait au premier rang des mauvaises tetes. Cependant, a chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. Les renforts demandes n'arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut l'idee de frapper l'imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats executerent le commandement, mais l'agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. --Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient les femmes, la Brule, la Levaque et les autres. La Maheude, la gorge couverte du petit corps d'Estelle, qui s'etait reveillee et qui pleurait, s'approchait tellement, que le sergent lui demanda ce qu'elle venait faire, avec ce pauvre mioche. --Qu'est-ce que ca te fout? repondit-elle. Tire dessus, si tu l'oses. Les hommes hochaient la tete de mepris. Aucun ne croyait qu'on put tirer sur eux. --Il n'y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque. --Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu. On ne tire pas contre des Francais, nom de Dieu! D'autres repetaient que, lorsqu'on avait fait la campagne de Crimee, on ne craignait pas le plomb. Et tous continuaient a se jeter sur les fusils. Si une decharge avait eu lieu a ce moment, elle aurait fauche la foule. Au premier rang, la Mouquette s'etranglait de fureur, en pensant que des soldats voulaient trouer la peau a des femmes. Elle leur avait crache tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d'injure assez basse, lorsque, brusquement, n'ayant plus que cette mortelle offense a bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, elargissait la rondeur enorme. --Tenez, v'la pour vous! et il est encore trop propre, tas de salauds! Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eut sa part, s'y reprenait a chaque poussee qu'elle envoyait. --V'la pour l'officier! v'la pour le sergent! v'la pour les militaires! Un rire de tempete s'eleva, Bebert et Lydie se tordaient, Etienne lui-meme, malgre son attente sombre, applaudit a cette nudite insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les forcenes, huaient les soldats maintenant, comme s'ils les voyaient salis d'un eclaboussement d'ordure; et il n'y avait que Catherine, a l'ecart, debout sur d'anciens bois, qui restat muette, le sang a la gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter. Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour calmer l'enervement de ses hommes, se decidait a faire des prisonniers. D'un saut, la Mouquette s'echappa, en se jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoignes dans le tas des plus violents, et gardes a vue, au fond de la chambre des porions. D'en haut, Negrel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de s'enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces batiments, aux portes sans serrure, allaient etre emportes d'assaut, et qu'il y subirait la honte d'etre desarme. Deja sa petite troupe grondait d'impatience, on ne pouvait fuir devant ces miserables en sabots. Les soixante, accules au mur, le fusil charge, firent de nouveau face a la bande. Il y eut d'abord un recul, un profond silence. Les grevistes restaient dans l'etonnement de ce coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, reclamant leur liberte immediate. Des voix disaient qu'on les egorgeait la-dedans. Et, sans s'etre concertes, emportes d'un meme elan, d'un meme besoin de revanche, tous coururent aux tas de briques voisins, a ces briques dont le terrain marneux fournissait l'argile, et qui etaient cuites sur place. Les enfants les charriaient une a une, des femmes en emplissaient leurs jupes. Bientot, chacun eut a ses pieds des munitions, la bataille a coups de pierres commenca. Ce fut la Brule qui se campa la premiere. Elle cassait les briques, sur l'arete maigre de son genou, et de la main droite, et de la main gauche, elle lachait les deux morceaux. La Levaque se demanchait les epaules, si grosse, si molle, qu'elle avait du s'approcher pour taper juste, malgre les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arriere, dans l'espoir de l'emmener, maintenant que le mari etait a l'ombre. Toutes s'excitaient, la Mouquette, ennuyee de se mettre en sang, a rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, preferait les lancer entieres. Des gamins eux-memes entraient en ligne, Bebert montrait a Lydie comment on envoyait ca, par-dessous le coude. C'etait une grele, des grelons enormes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on apercut Catherine, les poings en l'air, brandissant elle aussi des moities de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n'aurait pu dire pourquoi, elle suffoquait, elle crevait d'une envie de massacrer le monde. Est-ce que ca n'allait pas etre bientot fini, cette sacree existence de malheur? Elle en avait assez, d'etre giflee et chassee par son homme, de patauger ainsi qu'un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe a son pere, en train d'avaler sa langue comme elle. Jamais ca ne marchait mieux, ca se gatait au contraire depuis qu'elle se connaissait; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule idee de balayer tout, les yeux si aveugles de sang, qu'elle ne voyait meme pas a qui elle ecrasait les machoires. Etienne, reste devant les soldats, manqua d'avoir le crane fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique etait partie des poings fievreux de Catherine; et, au risque d'etre tue, il ne s'en allait pas, il la regardait. Beaucoup d'autres s'oubliaient egalement la, passionnes par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s'il eut assiste a une partie de bouchon: oh! celui-la, bien tape! et cet autre, pas de chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec Philomene, parce qu'il avait gifle Achille et Desiree, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu'ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, masses au loin, le long de la route. Et, en haut de la pente, a l'entree du coron, le vieux Bonnemort venait de paraitre, se trainant sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille. Des les premieres briques lancees, le porion Richomme s'etait plante de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du peril, si desespere que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n'entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient. Mais la grele des briques devenait plus drue, les hommes s'y mettaient, a l'exemple des femmes. Alors, la Maheude s'apercut que Maheu demeurait en arriere. Il avait les mains vides, l'air sombre. --Qu'est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es lache? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison?... Ah! si je n'avais pas cette enfant, tu verrais! Estelle, qui s'etait cramponnee a son cou en hurlant, l'empechait de se joindre a la Brule et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes. --Nom de Dieu! veux-tu prendre ca! Faut-il que je te crache a la figure devant le monde, pour te donner du coeur? Redevenu tres rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle le cinglait, l'etourdissait, aboyait derriere lui des paroles de mort, en etouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispes; et il avancait toujours, il se trouva en face des fusils. Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en etait crible. Que faire? l'idee de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pale du capitaine; mais ce n'etait meme plus possible, on les echarperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visiere de son kepi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes etaient blesses; et il les sentait hors d'eux, dans cet instinct debride de la defense personnelle, ou l'on cesse d'obeir aux chefs. Le sergent avait lache un nom de Dieu! l'epaule gauche a moitie demontee, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil a un coup de battoir dans du linge. Eraflee a deux reprises, la recrue avait un pouce broye, tandis qu'une brulure l'agacait au genou droit: est-ce qu'on se laisserait embeter longtemps encore? Une pierre ayant ricoche et atteint le vieux chevronne sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s'allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l'etranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idees, des devoirs, toutes ses croyances d'homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier: Feu! lorsque les fusils partirent d'eux-memes, trois coups d'abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps apres, dans le grand silence. Ce fut une stupeur. Ils avaient tire, la foule beante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris dechirants s'eleverent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de betail mitraille, une fuite eperdue dans la boue. Bebert et Lydie s'etaient affaisses l'un sur l'autre, aux trois premiers coups, la petite frappee a la face, le petit troue au-dessous de l'epaule gauche. Elle, foudroyee, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait a pleins bras, dans les convulsions de l'agonie, comme s'il eut voulu la reprendre, ainsi qu'il l'avait prise, au fond de la cachette noire, ou ils venaient de passer leur nuit derniere. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Requillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumee, le regarda etreindre sa petite femme, et mourir. Les cinq autres coups avaient jete bas la Brule et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment ou il suppliait les camarades, il etait tombe a genoux; et, glisse sur une hanche, il ralait par terre, les yeux pleins des larmes qu'il avait pleurees. La vieille, la gorge ouverte, s'etait abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en begayant un dernier juron dans le gargouillement du sang. Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait a cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracasse, aux pieds de Zacharie et de Philomene, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au meme instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats epauler, elle s'etait jetee, d'un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s'etala sur les reins, culbutee par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever, l'emporter; mais, d'un geste, elle disait qu'elle etait finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire a l'un et a l'autre, comme si elle etait heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait. Tout semblait termine, l'ouragan des balles s'etait perdu tres loin, jusque dans les facades du coron, lorsque le dernier coup partit, isole, en retard. Maheu, frappe en plein coeur, vira sur lui-meme et tomba la face dans une flaque d'eau, noire de charbon. Stupide, la Maheude se baissa. --Eh! mon vieux, releve-toi. Ce n'est rien, dis? Les mains genees par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tete de son homme. --Parle donc! ou as-tu mal? Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d'une ecume sanglante. Elle comprit, il etait mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d'un air hebete. La fosse etait libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retire, puis remis son kepi coupe par une pierre; et il gardait sa raideur bleme devant le desastre de sa vie; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On apercut les visages effares de Negrel et de Dansaert, a la fenetre de la recette. Souvarine etait derriere eux, le front barre d'une grande ride, comme si le clou de son idee fixe se fut imprime la, menacant. De l'autre cote de l'horizon, au bord du plateau, Bonnemort n'avait pas bouge, cale d'une main sur sa canne, l'autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l'egorgement des siens. Les blesses hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassees, boueux de la boue liquide du degel, ca et la envases parmi les taches d'encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d'hommes, tout petits, l'air pauvre avec leur maigreur de misere, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable. Etienne n'avait pas ete tue. Il attendait toujours, pres de Catherine tombee de fatigue et d'angoisse, lorsqu'une voix vibrante le fit tressaillir. C'etait l'abbe Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l'air, dans une fureur de prophete, appelait sur les assassins la colere de Dieu. Il annoncait l'ere de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu'elle mettait le comble a ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les desherites de ce monde. Septieme partie I Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu'a Paris, en un formidable echo. Depuis quatre jours, tous les journaux de l'opposition s'indignaient, etalaient en premiere page des recits atroces: vingt-cinq blesses, quatorze morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait encore les prisonniers, Levaque etait devenu une sorte de heros, on lui pretait une reponse au juge d'instruction, d'une grandeur antique. L'empire, atteint en pleine chair par ces quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance, sans se rendre compte lui-meme de la gravite de sa blessure. C'etait simplement une collision regrettable, quelque chose de perdu, la-bas, dans le pays noir, tres loin du pave parisien qui faisait l'opinion. On oublierait vite, la Compagnie avait recu l'ordre officieux d'etouffer l'affaire et d'en finir avec cette greve, dont la duree irritante tournait au peril social. Aussi, des le mercredi matin, vit-on debarquer a Montsou trois des regisseurs. La petite ville, qui n'avait ose jusque-la se rejouir du massacre, le coeur malade, respira et gouta la joie d'etre enfin sauvee. Justement, le temps s'etait mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers soleils de fevrier dont la tiedeur verdit les pointes des lilas. On avait rabattu toutes les persiennes de la Regie, le vaste batiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en sortaient, on disait ces messieurs tres affectes par la catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux egares des corons. Maintenant que le coup se trouvait porte, plus fort sans doute qu'ils ne l'eussent voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils decretaient des mesures tardives et excellentes. D'abord, ils congedierent les Borains, en menant grand tapage de cette concession extreme a leurs ouvriers. Puis, ils firent cesser l'occupation militaire des fosses, que les grevistes ecrases ne menacaient plus. Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux disparue: on avait fouille le pays sans retrouver ni le fusil ni le cadavre, on se decida a porter le soldat deserteur, bien qu'on eut le soupcon d'un crime. En toutes choses, ils s'efforcerent ainsi d'attenuer les evenements, tremblant de la peur du lendemain, jugeant dangereux d'avouer l'irresistible sauvagerie d'une foule, lachee au travers des charpentes caduques du vieux monde. Et, d'ailleurs, ce travail de conciliation ne les empechait pas de conduire a bien les affaires purement administratives; car on avait vu Deneulin retourner a la Regie, ou il se rencontrait avec M. Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l'achat de Vandame, on assurait qu'il allait accepter les offres de ces messieurs. Mais ce qui remua particulierement le pays, ce furent de grandes affiches jaunes que les regisseurs firent coller a profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en tres gros caracteres: <> En une matinee, les dix mille charbonniers defilerent devant ces affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la tete, d'autres s'en allaient de leur pas trainard, sans qu'un pli de leur visage immobile eut bouge. Jusque-la, le coron des Deux-Cent-Quarante s'etait obstine dans sa resistance farouche. Il semblait que le sang des camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres. Une dizaine a peine etaient redescendus, Pierron et des cafards de son espece, qu'on regardait partir et rentrer d'un air sombre, sans un geste ni une menace. Aussi une sourde mefiance accueillit-elle l'affiche, collee sur l'eglise. On ne parlait pas des livrets rendus la-dedans: est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre? et la peur des represailles, l'idee fraternelle de protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient tous s'enteter encore. C'etait louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien s'expliquer franchement. Un silence ecrasait les maisons basses, la faim elle-meme n'etait plus rien, tous pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait passe sur les toits. Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait surtout noire et muette, dans l'accablement de son deuil. Depuis qu'elle avait accompagne son homme au cimetiere, la Maheude ne desserrait pas les dents. Apres la bataille, elle avait laisse Etienne ramener chez eux Catherine, boueuse, a demi morte; et, comme elle la deshabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle s'etait imaginee un instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de larges taches de sang. Mais elle comprit bientot, c'etait le flot de la puberte qui crevait enfin, dans la secousse de cette journee abominable. Ah! une chance encore, cette blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes, ensuite, egorgeraient! Et elle n'adressait pas la parole a Catherine, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parlait a Etienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin, au risque d'etre arrete, saisi d'une telle repugnance a l'idee de retourner dans les tenebres de Requillart, qu'il preferait la prison: un frisson le secouait, l'horreur de la nuit apres toutes ces morts, la peur inavouee du petit soldat qui dormait la-bas, sous les roches. D'ailleurs, il revait de la prison comme d'un refuge, au milieu du tourment de sa defaite; mais on ne l'inquietait meme pas, il trainait des heures miserables, ne sachant a quoi fatiguer son corps. Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux, lui et sa fille, d'un air de rancune, en ayant l'air de leur demander ce qu'ils faisaient chez elle. De nouveau, on ronflait tous en tas, le pere Bonnemort occupait l'ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n'enfoncait plus sa bosse dans les cotes de sa grande soeur. C'etait en se couchant que la mere sentait le vide de la maison, au froid de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle pour combler le trou, ca ne remplacait pas son homme; et elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les journees recommencaient a couler comme auparavant: toujours pas de pain, sans qu'on eut pourtant la chance de crever une bonne fois; des choses ramassees a droite et a gauche, qui rendaient aux miserables le mauvais service de les faire durer. Il n'y avait rien de change dans l'existence, il n'y avait que son homme de moins. L'apres-midi du cinquieme jour, Etienne, que la vue de cette femme silencieuse desesperait, quitta la salle et marcha lentement, le long de la rue pavee du coron. L'inaction, qui lui pesait, le poussait a de continuelles promenades, les bras ballants, la tete basse, torture par la meme pensee. Il pietinait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'il sentit, a un redoublement de son malaise, que les camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu qui restait de sa popularite s'en etait alle au vent de la fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards dont la flamme le suivait. Quand il leva la tete, des hommes menacants etaient la, des femmes ecartaient les petits rideaux des fenetres; et, sous l'accusation muette encore, sous la colere contenue de ces grands yeux, elargis par la faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus marcher. Toujours, derriere lui, le sourd reproche augmentait. Une telle crainte le prit d'entendre le coron entier sortir pour lui crier sa misere, qu'il rentra, fremissant. Mais, chez les Maheu, la scene qui l'attendait acheva de le bouleverser. Le vieux Bonnemort etait pres de la cheminee froide, cloue sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour de la tuerie, l'avaient trouve par terre, sa canne en morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroye. Et, pendant que Lenore et Henri, pour amuser leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole, ou des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute droite, apres avoir pose Estelle sur la table, menacait du poing Catherine. --Repete un peu, nom de Dieu! repete ce que tu viens de dire! Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux. L'idee de ne pas gagner son pain, d'etre ainsi toleree chez sa mere, comme une bete encombrante et inutile, lui devenait chaque jour plus intolerable; et, sans la peur de recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait redescendue des le mardi. Elle reprit en begayant: --Qu'est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien faire. Nous aurions du pain au moins. La Maheude l'interrompit. --Ecoute, le premier de vous autres qui travaille, je l'etrangle... Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le pere et de continuer ensuite a exploiter les enfants! En voila assez, j'aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches, comme celui qui est parti deja. Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait Catherine! a peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches a nourrir! Les mioches n'etaient bons qu'a engloutir de la soupe. Quant au grand-pere, il devait s'etre casse quelque chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait imbecile; a moins qu'il n'eut les sangs tournes, d'avoir vu les soldats tirer sur les camarades. --N'est-ce pas? vieux, ils ont acheve de vous demolir. Vous avez beau avoir la poigne encore solide, vous etes fichu. Bonnemort la regardait de ses yeux eteints, sans comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n'avait plus que l'intelligence de cracher dans un plat rempli de cendre, qu'on mettait a cote de lui, par proprete. --Et ils n'ont pas regle sa pension, poursuivit-elle, et je suis certaine qu'ils la refuseront, a cause de nos idees... Non! je vous dis qu'en voila de trop, avec ces gens de malheur! --Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l'affiche... --Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!... Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils peuvent faire les gentils, a present qu'ils nous ont troue la peau. --Mais, alors, maman, ou irons-nous? On ne nous gardera pas au coron, bien sur. La Maheude eut un geste vague et terrible. Ou ils iraient? elle n'en savait rien, elle evitait d'y songer, ca la rendait folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de la casserole devenait insupportable, elle tomba sur Lenore et Henri, les gifla. Une chute d'Estelle, qui s'etait trainee a quatre pattes, augmenta le vacarme. La mere la calma d'une bourrade: quelle bonne affaire, si elle s'etait tuee du coup! Elle parla d'Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-la. Puis, brusquement, elle eclata en gros sanglots, la tete contre le mur. Etienne, debout, n'avait ose intervenir. Il ne comptait plus dans la maison, les enfants eux-memes se reculaient de lui, avec defiance. Mais les larmes de cette malheureuse lui retournaient le coeur, il murmura: --Voyons, voyons, du courage! on tachera de s'en tirer. Elle ne parut pas l'entendre, elle se plaignait maintenant, d'une plainte basse et continue. --Ah! misere, est-ce possible? Ca marchait encore, avant ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on etait tous ensemble... Et que s'est-il donc passe, mon Dieu! qu'est-ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres a n'avoir plus que l'envie d'y etre?... C'est bien vrai qu'on nous attelait comme des chevaux a la besogne, et ce n'etait guere juste, dans le partage, d'attraper les coups de baton, d'arrondir toujours la fortune des riches, sans esperer jamais gouter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s'en va, lorsque l'espoir s'en est alle. Oui, ca ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... Si l'on avait su pourtant! Est-ce possible, de s'etre rendu si malheureux a vouloir la justice! Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s'etranglait dans une tristesse immense. --Puis, des malins sont toujours la, pour vous promettre que ca peut s'arranger, si l'on s'en donne seulement la peine... On se monte la tete, on souffre tellement de ce qui existe, qu'on demande ce qui n'existe pas. Moi je revassais deja comme une bete, je voyais une vie de bonne amitie avec tout le monde, j'etais partie en l'air, ma parole! dans les nuages. Et l'on se casse les reins, en retombant dans la crotte... Ce n'etait pas vrai, il n'y avait rien la-bas des choses qu'on s'imaginait voir. Ce qu'il y avait, c'etait encore de la misere, ah! de la misere tant qu'on en veut, et des coups de fusil par-dessus le marche! Etienne ecoutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la Maheude, toute brisee de sa terrible chute, du haut de l'ideal. Elle etait revenue au milieu de la piece, elle le regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de rage: --Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner a la fosse, apres nous avoir tous foutus dedans?... Je ne te reproche rien. Seulement, si j'etais a ta place, moi, je serais deja morte de chagrin, d'avoir fait tant de mal aux camarades. Il voulut repondre, puis il eut un haussement d'epaules desespere: a quoi bon donner des explications, qu'elle ne comprendrait pas, dans sa douleur? Et, souffrant trop, il s'en alla, il reprit dehors sa marche eperdue. La encore, il retrouva le coron qui semblait l'attendre, les hommes sur les portes, les femmes aux fenetres. Des qu'il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un souffle de commerages s'enflait depuis quatre jours, eclatait en une malediction universelle. Des poings se tendaient vers lui, des meres le montraient a leurs garcons d'un geste de rancune, des vieux crachaient, en le regardant. C'etait le revirement des lendemains de defaite, le revers fatal de la popularite, une execration qui s'exasperait de toutes les souffrances endurees sans resultat. Il payait pour la faim et la mort. Zacharie, qui arrivait avec Philomene, bouscula Etienne, comme celui-ci sortait. Et il ricana, mechamment. --Tiens! il engraisse, ca nourrit donc la peau des autres! Deja, la Levaque s'etait avancee sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. Elle parla de Bebert, son gamin tue d'une balle, elle cria: --Oui, il y a des laches qui font massacrer les enfants. Qu'il aille chercher le mien dans la terre, s'il veut me le rendre! Elle oubliait son homme prisonnier, le menage ne chomait pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l'idee lui en revint, elle continua d'une voix aigue: --Va donc! ce sont les coquins qui se promenent, quand les braves gens sont a l'ombre! Etienne, pour l'eviter, etait tombe sur la Pierronne, accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli comme une delivrance la mort de sa mere, dont les violences menacaient de les faire pendre; et elle ne pleurait guere non plus la petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un vrai debarras. Mais elle se mettait avec les voisines, dans l'idee de se reconcilier. --Et ma mere, dis? et la fillette? On t'a vu, tu te cachais derriere elles, quand elles ont gobe du plomb a ta place! Quoi faire? etrangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron? Etienne en eut un instant l'envie. Le sang grondait dans sa tete, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s'irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s'en prendre a lui de la logique des faits. Etait-ce bete! Un degout lui venait de son impuissance a les dompter de nouveau; et il se contenta de hater le pas, comme sourd aux injures. Bientot, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s'acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d'une voix peu a peu tonnante, dans le debordement de la haine. C'etait lui, l'exploiteur, l'assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, bleme, affole, galopant, avec cette bande hurlante derriere son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lacherent; mais quelques-uns s'entetaient, lorsque, au bas de la pente, devant l'Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux. Le vieux Mouque et Chaval etaient la. Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son garcon, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il apercut Etienne, une fureur le secoua, et des larmes creverent de ses yeux, et une debacle de gros mots jaillit de sa bouche noire et saignante, a force de chiquer. --Salaud! cochon! espece de mufle!... Attends, tu as mes pauvres bougres d'enfants a me payer, il faut que tu y passes! Il ramassa une brique, la cassa, en lanca les deux morceaux. --Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, tres excite, ravi de cette vengeance. Chacun son tour... Te voila colle au mur, sale crapule! Et lui aussi se rua sur Etienne, a coups de pierres. Une clameur sauvage s'elevait, tous prirent des briques, les casserent, les jeterent, pour l'eventrer, comme ils avaient voulu eventrer les soldats. Etourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant a les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclames jadis, lui remontaient aux levres. Il repetait les mots dont il les avait grises, a l'epoque ou il les tenait dans sa main, ainsi qu'un troupeau fidele; mais sa puissance etait morte, des pierres seules lui repondaient; et il venait d'etre meurtri au bras gauche, il reculait, en grand peril, lorsqu'il se trouva traque contre la facade de l'Avantage. Depuis un instant, Rasseneur etait sur sa porte. --Entre, dit-il simplement. Etienne hesitait, cela l'etouffait, de se refugier la. --Entre donc, je vais leur parler. Il se resigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges epaules. --Voyons, mes amis, soyez raisonnables... Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompes, moi. Toujours j'ai ete pour le calme, et si vous m'aviez ecoute, vous n'en seriez pas, a coup sur, ou vous en etes. Dodelinant des epaules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son eloquence facile, d'une douceur apaisante d'eau tiede. Et tout son succes d'autrefois lui revenait, il reconquerait sa popularite sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l'avaient pas hue et traite de lache, un mois plus tot. Des voix l'approuvaient: tres bien! on etait avec lui! voila comment il fallait parler! Un tonnerre d'applaudissements eclata. En arriere, Etienne defaillait, le coeur noye d'amertume. Il se rappelait la prediction de Rasseneur, dans la foret, lorsque celui-ci l'avait menace de l'ingratitude des foules. Quelle brutalite imbecile! quel oubli abominable des services rendus! C'etait une force aveugle qui se devorait constamment elle-meme. Et, sous sa colere a voir ces brutes gater leur cause, il y avait le desespoir de son propre ecroulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi! etait-ce fini deja? Il se souvenait d'avoir, sous les hetres, entendu trois mille poitrines battre a l'echo de la sienne. Ce jour-la, il avait tenu sa popularite dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s'en etait senti le maitre. Des reves fous le grisaient alors: Montsou a ses pieds, Paris la-bas, depute peut-etre, foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononce par un ouvrier a la tribune d'un parlement. Et c'etait fini! il s'eveillait miserable et deteste, son peuple venait de le reconduire a coups de briques. La voix de Rasseneur s'eleva. --Jamais la violence n'a reussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d'un coup, sont des farceurs ou des coquins! --Bravo! bravo! cria la foule. Qui donc etait le coupable? et cette question qu'Etienne se posait, achevait de l'accabler. En verite, etait-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-meme, la misere des uns, l'egorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais deja une force le soulevait, il se trouvait emporte avec les camarades. Jamais, d'ailleurs, il ne les avait diriges, c'etaient eux qui le menaient, qui l'obligeaient a faire des choses qu'il n'aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derriere lui. A chaque violence, il etait reste dans la stupeur des evenements, car il n'en avait prevu ni voulu aucun. Pouvait-il s'attendre, par exemple, a ce que ses fideles du coron le lapideraient un jour? Ces enrages-la mentaient, quand ils l'accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s'agitait la sourde inquietude de ne pas s'etre montre a la hauteur de sa tache, ce doute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait a bout de courage, il n'etait meme plus de coeur avec les camarades, il avait peur d'eux, de cette masse enorme, aveugle et irresistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des regles et des theories. Une repugnance l'en avait detache peu a peu, le malaise de ses gouts affines, la montee lente de tout son etre vers une classe superieure. A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociferations enthousiastes. --Vive Rasseneur! il n'y a que lui, bravo, bravo! Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et les deux hommes se regarderent en silence. Tous deux hausserent les epaules. Ils finirent par boire une chope ensemble. Ce meme jour, il y eut un grand diner a la Piolaine, ou l'on fetait les fiancailles de Negrel et de Cecile. Les Gregoire, depuis la veille, faisaient cirer la salle a manger et epousseter le salon. Melanie regnait dans la cuisine, surveillant les rotis, tournant les sauces, dont l'odeur montait jusque dans les greniers. On avait decide que le cocher Francis aiderait Honorine a servir. La jardiniere devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Jamais un tel gala n'avait mis en l'air la grande maison patriarcale et cossue. Tout se passa le mieux du monde. Madame Hennebeau se montra charmante pour Cecile, et elle sourit a Negrel, lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de boire au bonheur du futur menage. M. Hennebeau fut aussi tres aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit courait que, rentre en faveur pres de la Regie, il serait bientot fait officier de la Legion d'honneur, pour la facon energique dont il avait dompte la greve. On evitait de parler des derniers evenements, mais il y avait du triomphe dans la joie generale, le diner tournait a la celebration officielle d'une victoire. Enfin, on etait donc delivre, on recommencait a manger et a dormir en paix! Une allusion fut discretement faite aux morts dont la boue du Voreux avait a peine bu le sang: c'etait une lecon necessaire, et tous s'attendrirent, quand les Gregoire ajouterent que, maintenant, le devoir de chacun etait d'aller panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placidite bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant deja, au fond des fosses, donner le bon exemple d'une resignation seculaire. Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus, convinrent que la question du salariat demandait a etre etudiee prudemment. Au roti, la victoire devint complete, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de l'eveque, ou celui-ci annoncait le deplacement de l'abbe Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait avec passion l'histoire de ce pretre, qui traitait les soldats d'assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa tres resolument en libre penseur. Deneulin etait la, avec ses deux filles. Au milieu de cette allegresse, il s'efforcait de cacher la melancolie de sa ruine. Le matin meme, il avait signe la vente de sa concession de Vandame a la Compagnie de Montsou. Accule, egorge, il s'etait soumis aux exigences des regisseurs, leur lachant enfin cette proie guettee si longtemps, leur tirant a peine l'argent necessaire pour payer ses creanciers. Meme il avait accepte, au dernier moment, comme une chance heureuse, leur offre de le garder a titre d'ingenieur divisionnaire, resigne a surveiller ainsi, en simple salarie, cette fosse ou il avait englouti sa fortune. C'etait le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, manges un a un par l'ogre sans cesse affame du capital, noyes dans le flot montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais de la greve, il sentait bien qu'on buvait a son desastre, en buvant a la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait un peu que devant la belle cranerie de Lucie et de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapees, riant a la debacle, en jolies filles garconnieres, dedaigneuses de l'argent. Lorsqu'on passa au salon prendre le cafe, M. Gregoire emmena son cousin a l'ecart et le felicita du courage de sa decision. --Que veux-tu? ton seul tort a ete de risquer a Vandame le million de ton denier de Montsou. Tu t'es donne un mal terrible, et le voila fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n'a pas bouge de mon tiroir, me nourrit encore sagement a ne rien faire, comme il nourrira les enfants de mes petits-enfants. II Le dimanche, Etienne s'echappa du coron, des la nuit tombee. Un ciel tres pur, crible d'etoiles, eclairait la terre d'une clarte bleue de crepuscule. Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge, en remontant du cote de Marchiennes. C'etait sa promenade favorite, un sentier gazonne de deux lieues, filant tout droit, le long de cette eau geometrique, qui se deroulait pareille a un lingot sans fin d'argent fondu. Jamais il n'y rencontrait personne. Mais, ce jour-la, il fut contrarie, en voyant venir a lui un homme. Et, sous la pale lumiere des etoiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face a face. --Tiens! c'est toi, murmura Etienne. Souvarine hocha la tete sans repondre. Un instant, ils resterent immobiles; puis, cote a cote, ils repartirent vers Marchiennes. Chacun semblait continuer ses reflexions, comme tres loin l'un de l'autre. --As-tu vu dans le journal le succes de Pluchart a Paris? demanda enfin Etienne. On l'attendait sur le trottoir, on lui a fait une ovation, au sortir de cette reunion de Belleville... Oh! le voila lance, malgre son rhume. Il ira ou il voudra, desormais. Le machineur haussa les epaules. Il avait le mepris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, a coups de phrases. Etienne, maintenant, en etait a Darwin. Il en avait lu des fragments, resumes et vulgarises dans un volume a cinq sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une idee revolutionnaire du combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort devorant la bleme bourgeoisie. Mais Souvarine s'emporta, se repandit sur la betise des socialistes qui acceptent Darwin, cet apotre de l'inegalite scientifique, dont la fameuse selection n'etait bonne que pour des philosophes aristocrates. Cependant, le camarade s'entetait, voulait raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypothese: la vieille societe n'existait plus, on en avait balaye jusqu'aux miettes; eh bien, n'etait-il pas a craindre que le monde nouveau ne repoussat gate lentement des memes injustices, les uns malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s'engraissant de tout, et les autres imbeciles et paresseux, redevenant des esclaves? Alors, devant cette vision de l'eternelle misere, le machineur cria d'une voix farouche que, si la justice n'etait pas possible avec l'homme, il fallait que l'homme disparut. Autant de societes pourries, autant de massacres, jusqu'a l'extermination du dernier etre. Et le silence retomba. Longtemps, la tete basse, Souvarine marcha sur l'herbe fine, si absorbe, qu'il suivait l'extreme bord de l'eau, avec la tranquille certitude d'un homme endormi, revant le long des gouttieres. Puis, il tressaillit sans cause, comme s'il s'etait heurte contre une ombre. Ses yeux se leverent, sa face apparut, tres pale; et il dit doucement a son compagnon: --Est-ce que je t'ai conte comment elle est morte? --Qui donc? --Ma femme, la-bas, en Russie. Etienne eut un geste vague, etonne du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garcon impassible d'habitude, dans son detachement stoique des autres et de lui-meme. Il savait seulement que la femme etait une maitresse, et qu'on l'avait pendue, a Moscou. --L'affaire n'avait pas marche, raconta Souvarine, les yeux perdus a present sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous etions restes quatorze jours au fond d'un trou, a miner la voie du chemin de fer; et ce n'est pas le train imperial, c'est un train de voyageurs qui a saute... Alors, on a arrete Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, deguisee en paysanne. C'etait elle aussi qui avait allume la meche, parce qu'un homme aurait pu etre remarque... J'ai suivi le proces, cache dans la foule, pendant six longues journees... Sa voix s'embarrassa, il fut pris d'un acces de toux, comme s'il etranglait. --Deux fois, j'ai eu envie de crier, de m'elancer par-dessus les tetes, pour la rejoindre. Mais a quoi bon? un homme de moins, c'est un soldat de moins; et je devinais bien qu'elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu'elle rencontrait les miens. Il toussa encore. --Le dernier jour, sur la place, j'etais la... Il pleuvait, les maladroits perdaient la tete, deranges par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres: la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatrieme... Annouchka etait tout debout, a attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis monte sur une borne, et elle m'a vu, nos yeux ne se sont plus quittes. Quand elle a ete morte, elle me regardait toujours... J'ai agite mon chapeau, je suis parti. Il y eut un nouveau silence. L'allee blanche du canal se deroulait a l'infini, tous deux marchaient du meme pas etouffe, comme retombes chacun dans son isolement. Au fond de l'horizon, l'eau pale semblait ouvrir le ciel d'une mince trouee de lumiere. --C'etait notre punition, continua durement Souvarine. Nous etions coupables de nous aimer... Oui, cela est bon qu'elle soit morte, il naitra des heros de son sang, et moi, je n'ai plus de lachete au coeur... Ah! rien, ni parents, ni femme, ni ami! rien qui fasse trembler la main, le jour ou il faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne! Etienne s'etait arrete, frissonnant, sous la nuit fraiche. Il ne discuta pas, il dit simplement: --Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions? Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout de quelques pas: --As-tu vu les nouvelles affiches? C'etaient de grands placards jaunes que la Compagnie avait encore fait coller dans la matinee. Elle s'y montrait plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain. Tout serait oublie, le pardon etait offert meme aux plus compromis. --Oui, j'ai vu, repondit le machineur. --Eh bien! qu'est-ce que tu en penses? --J'en pense, que c'est fini... Le troupeau redescendra. Vous etes tous trop laches. Etienne, fievreusement, excusa les camarades: un homme peut etre brave, une foule qui meurt de faim est sans force. Pas a pas, ils etaient revenus au Voreux; et, devant la masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais redescendre, lui; mais il pardonnait a ceux qui redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les charpentiers n'avaient pas eu le temps de reparer le cuvelage, il desira savoir. Etait-ce vrai? la pesee des terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise de charpente, les avait-elle tellement renfles a l'interieur, qu'une des cages d'extraction frottait au passage, sur une longueur de plus de cinq metres? Souvarine, redevenu silencieux, repondait brievement. Il avait encore travaille la veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient meme doubler la vitesse, pour passer a cet endroit. Mais tous les chefs accueillaient les observations de la meme phrase irritee: c'etait du charbon qu'on voulait, on consoliderait mieux plus tard. --Vois-tu que ca creve! murmura Etienne. On serait a la noce. Les yeux fixes sur la fosse, vague dans l'ombre, Souvarine conclut tranquillement: --Si ca creve, les camarades le sauront, puisque tu conseilles de redescendre. Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son compagnon ayant dit qu'il rentrait se coucher, il ajouta, sans meme tendre la main: --Eh bien! adieu. Je pars. --Comment, tu pars? --Oui, j'ai redemande mon livret, je vais ailleurs. Etienne, stupefait, emotionne, le regardait. C'etait apres deux heures de promenade, qu'il lui disait ca, et d'une voix si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque separation lui serrait le coeur, a lui. On s'etait connu, on avait peine ensemble: ca rend toujours triste, l'idee de ne plus se voir. --Tu pars, et ou vas-tu? --La-bas, je n'en sais rien. --Mais je te reverrai? --Non, je ne crois pas. Ils se turent, ils resterent un moment face a face, sans trouver rien autre a se dire. --Alors, adieu. --Adieu. Pendant qu'Etienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du canal; et la, seul maintenant, il marcha sans fin, la tete basse, si noye de tenebres, qu'il n'etait plus qu'une ombre mouvante de la nuit. Par instants, il s'arretait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux. A ce moment, la fosse etait vide, il n'y rencontra qu'un porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer seulement a deux heures, pour la reprise du travail. D'abord, il monta prendre au fond d'une armoire une veste qu'il feignait d'avoir oubliee. Des outils, un vilebrequin arme de sa meche, une petite scie tres forte, un marteau et un ciseau, se trouvaient roules dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l'etroit couloir qui menait au goyot des echelles. Et, sa veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant les echelles. Il savait que la cage frottait a trois cent soixante-quatorze metres, contre la cinquieme passe du cuvelage inferieur. Quand il eut compte cinquante-quatre echelles, il tata de la main, il sentit le renflement des pieces de bois. C'etait la. Alors, avec l'adresse et le sang-froid d'un bon ouvrier qui a longtemps medite sur sa besogne, il se mit au travail. Tout de suite, il commenca par scier un panneau dans la cloison du goyot, de maniere a communiquer avec le compartiment d'extraction. Et, a l'aide d'allumettes vivement enflammees et eteintes, il put se rendre compte de l'etat du cuvelage et des reparations recentes qu'on y avait faites. Entre Calais et Valenciennes, le foncage des puits de mine rencontrait des difficultes inouies, pour traverser les masses d'eau sejournant sous terre, en nappes immenses, au niveau des vallees les plus basses. Seule, la construction des cuvelages, de ces pieces de charpente jointes entre elles comme les douves d'un tonneau, parvenait a contenir les sources affluentes, a isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en foncant le Voreux, etablir deux cuvelages: celui du niveau superieur, dans les sables ebouleux et les argiles blanches qui avoisinent le terrain cretace, fissure de toutes parts, gonfle d'eau comme une eponge; puis, celui du niveau inferieur, directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de farine, coulant avec une fluidite liquide; et c'etait la que se trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houilleres du Nord, une mer avec ses tempetes et ses naufrages, une mer ignoree, insondable, roulant ses flots noirs, a plus de trois cents metres du soleil. D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression enorme. Ils ne redoutaient guere que le tassement des terrains voisins, ebranles par le travail continu des anciennes galeries d'exploitation, qui se comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient lentement jusqu'aux charpentes, qu'elles deformaient a la longue, en les repoussant a l'interieur du puits; et le grand danger etait la, une menace d'eboulement et d'inondation, la fosse emplie de l'avalanche des terres et du deluge des sources. Souvarine, a cheval dans l'ouverture pratiquee par lui, constata une deformation tres grave de la cinquieme passe du cuvelage. Les pieces de bois faisaient ventre, en dehors des cadres; plusieurs meme etaient sorties de leur epaulement. Des filtrations abondantes, des <> comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au travers du brandissage d'etoupes goudronnees dont on les garnissait. Et les charpentiers, presses par le temps, s'etaient contentes de poser aux angles des equerres de fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n'etaient pas mises. Un mouvement considerable se produisait evidemment derriere, dans les sables du Torrent. Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des equerres, de facon a ce qu'une derniere poussee put les arracher toutes. C'etait une besogne de temerite folle, pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le saut des cent quatre-vingts metres qui le separaient du fond. Il avait du empoigner les guides de chene, les madriers ou glissaient les cages; et, suspendu au-dessus du vide, il voyageait le long des traverses dont ils etaient relies de distance en distance, il se coulait, s'asseyait, se renversait, simplement arc-boute sur un coude ou sur un genou, dans un tranquille mepris de la mort. Un souffle l'aurait precipite, a trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. D'abord, il tatait de la main, puis il travaillait, n'enflammant une allumette que lorsqu'il s'egarait, au milieu de ces poutres gluantes. Apres avoir desserre les vis, il s'attaqua aux pieces memes; et le peril grandit encore. Il avait cherche la clef, la piece qui tenait les autres; il s'acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l'amincissait, pour qu'elle perdit de sa resistance; tandis que, par les trous et les fentes, l'eau qui s'echappait en jets minces l'aveuglait et le trempait d'une pluie glacee. Deux allumettes s'eteignirent. Toutes se mouillaient, c'etait la nuit, une profondeur sans fond de tenebres. Des ce moment, une rage l'emporta. Les haleines de l'invisible le grisaient, l'horreur noire de ce trou battu d'une averse le jetait a une fureur de destruction. Il s'acharna au hasard contre le cuvelage, tapant ou il pouvait, a coups de vilebrequin, a coups de scie, pris du besoin de l'eventrer tout de suite sur sa tete. Et il y mettait une ferocite, comme s'il eut joue du couteau dans la peau d'un etre vivant, qu'il execrait. Il la tuerait a la fin, cette bete mauvaise du Voreux, a la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair humaine! On entendait la morsure de ses outils, son echine s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par miracle, dans un branle continu, un vol d'oiseau nocturne au travers des charpentes d'un clocher. Mais il se calma, mecontent de lui. Est-ce qu'on ne pouvait faire les choses froidement? Sans hate, il souffla, il rentra dans le goyot des echelles, dont il boucha le trou, en replacant le panneau qu'il avait scie. C'etait assez, il ne voulait pas donner l'eveil par un degat trop grand, qu'on aurait tente de reparer tout de suite. La bete avait sa blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et il avait signe, le monde epouvante saurait qu'elle n'etait pas morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler methodiquement les outils dans sa veste, il remonta les echelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse sans etre vu, l'idee d'aller changer de vetements ne lui vint meme pas. Trois heures sonnaient. Il resta plante sur la route, il attendit. A la meme heure, Etienne, qui ne dormait pas, s'inquieta d'un bruit leger, dans l'epaisse nuit de la chambre. Il distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de Bonnemort et de la Maheude; tandis que, pres de lui, Jeanlin sifflait une note prolongee de flute. Sans doute, il avait reve, et il se renfoncait, lorsque le bruit recommenca. C'etait un craquement de paillasse, l'effort etouffe d'une personne qui se leve. Alors, il s'imagina que Catherine se trouvait indisposee. --Dis, c'est toi? qu'est-ce que tu as? demanda-t-il a voix basse. Personne ne repondit, seuls les ronflements des autres continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne pas s'etre trompe, il traversa la chambre, il envoya les mains dans les tenebres, pour tater le lit d'en face. Sa surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise, l'haleine suspendue, eveillee et aux aguets. --Eh bien! pourquoi ne reponds-tu pas? qu'est-ce que tu fais donc? Elle finit par dire: --Je me leve. --A cette heure, tu te leves? --Oui, je retourne travailler a la fosse. Tres emu, Etienne dut s'asseoir au bord de la paillasse, pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir le risque d'etre bousculee la-bas par Chaval; et, si sa mere refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien! elle etait assez grande pour se mettre a part et faire elle-meme sa soupe. --Va-t'en, je vais m'habiller. Et ne dis rien, n'est-ce pas? si tu veux etre gentil. Mais il demeurait pres d'elle, il l'avait prise a la taille, dans une caresse de chagrin et de pitie. En chemise, serres l'un contre l'autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de cette couche, tiede du sommeil de la nuit. Elle, d'un premier mouvement, avait essaye de se degager; puis, elle s'etait mise a pleurer tout bas, en le prenant a son tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une etreinte desesperee. Et ils restaient sans autre desir, avec le passe de leurs amours malheureuses, qu'ils n'avaient pu satisfaire. Etait-ce donc a jamais fini? n'oseraient-ils s'aimer un jour, maintenant qu'ils etaient libres? Il n'aurait fallu qu'un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les empechait d'aller ensemble, a cause de toutes sortes d'idees, ou ils ne lisaient pas clairement eux-memes. --Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ca reveillerait maman... Il est l'heure, laisse-moi. Il n'ecoutait point, il la pressait eperdument, le coeur noye d'une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible besoin d'etre heureux l'envahissait; et il se voyait marie, dans une petite maison propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir la, tous les deux. Du pain le contenterait; meme s'il n'y en avait que pour un, le morceau serait pour elle. A quoi bon autre chose? est-ce que la vie valait davantage? Elle, cependant, denouait ses bras nus. --Je t'en prie, laisse. Alors, dans un elan de son coeur, il lui dit a l'oreille: --Attends, je vais avec toi. Et lui-meme s'etonna d'avoir dit cette chose. Il avait jure de ne pas redescendre, d'ou venait donc cette decision brusque, sortie de ses levres, sans qu'il y eut songe, sans qu'il l'eut discutee un instant? Maintenant, c'etait en lui un tel calme, une guerison si complete de ses doutes, qu'il s'entetait, en homme sauve par le hasard, et qui avait trouve enfin l'unique porte a son tourment. Aussi refusa-t-il de l'entendre, lorsqu'elle s'alarma, comprenant qu'il se devouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l'accueillerait a la fosse. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait. --Je veux travailler, c'est mon idee... Habillons-nous et ne faisons pas de bruit. Ils s'habillerent dans les tenebres, avec mille precautions. Elle, secretement, avait prepare la veille ses vetements de mineur; lui, dans l'armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se laverent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir etroit, ou couchait la mere. Quand ils partirent, le malheur voulut qu'ils buterent contre une chaise. Elle s'eveilla, elle demanda, dans l'engourdissement du sommeil: --Hein? qui est-ce? Catherine, tremblante, s'etait arretee, en serrant violemment la main d'Etienne. --C'est moi, ne vous inquietez pas, dit celui-ci. J'etouffe, je sors respirer un peu. --Bon, bon. Et la Maheude se rendormit. Catherine n'osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu'elle avait reservee sur un pain, donne par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils refermerent la porte, ils s'en allerent. Souvarine etait demeure debout, pres de l'Avantage, a l'angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l'ombre, passant avec leur sourd pietinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les betes, a l'entree de l'abattoir; et il etait surpris de leur nombre, il ne prevoyait pas, meme dans son pessimisme, que ce nombre de laches put etre si grand. La queue s'allongeait toujours, il se raidissait, tres froid, les dents serrees, les yeux clairs. Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui defilaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d'en reconnaitre un, a sa demarche. Il s'avanca, il l'arreta. --Ou vas-tu? Etienne, saisi, au lieu de repondre, balbutiait. --Tiens! tu n'es pas encore parti! Puis, il avoua, il retournait a la fosse. Sans doute, il avait jure; seulement, ce n'etait pas une existence, d'attendre les bras croises des choses qui arriveraient dans cent ans peut-etre; et, d'ailleurs, des raisons a lui le decidaient. Souvarine l'avait ecoute, fremissant. Il l'empoigna par une epaule, il le rejeta vers le coron. --Rentre chez toi, je le veux, entends-tu! Mais, Catherine s'etant approchee, il la reconnut, elle aussi. Etienne protestait, declarait qu'il ne laissait a personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allerent de la jeune fille au camarade; tandis qu'il reculait d'un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le coeur d'un homme, l'homme etait fini, il pouvait mourir. Peut-etre revit-il, en une vision rapide, la-bas, a Moscou, sa maitresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupe, qui l'avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement: --Va. Gene, Etienne s'attardait, cherchait une parole de bonne amitie, pour ne pas se separer ainsi. --Alors, tu pars toujours? --Oui. --Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune. L'autre lui tendit une main glacee. Ni ami, ni femme. --Adieu pour tout de bon, cette fois. --Oui, adieu. Et Souvarine, immobile dans les tenebres, suivit du regard Etienne et Catherine, qui entraient au Voreux. III A quatre heures, la descente commenca. Dansaert, installe en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier qui se presentait, et lui faisait donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu'il apercut au guichet Etienne et Catherine, il eut un sursaut, tres rouge, la bouche ouverte pour refuser l'inscription; puis, il se contenta de triompher, d'un air goguenard: ah! ah! le fort des forts etait donc par terre? la Compagnie avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain? Silencieux, Etienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. Mais c'etait la, dans la salle de recette, que Catherine craignait les mauvaises paroles des camarades. Justement, des l'entree, elle reconnut Chaval au milieu d'une vingtaine de mineurs, attendant qu'une cage fut libre. Il s'avancait furieusement vers elle, lorsque la vue d'Etienne l'arreta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d'epaules outrageux. Tres bien! il s'en foutait, du moment que l'autre avait occupe la place toute chaude; bon debarras! ca regardait le monsieur, s'il aimait les restes; et, sous l'etalage de ce dedain, il etait repris d'un tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D'ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baisses. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux nouveaux venus; puis, abattus et sans colere, ils se remettaient a regarder fixement la bouche du puits, leur lampe a la main, grelottant sous la mince toile de leur veste, dans les courants d'air continus de la grande salle. Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d'embarquer. Catherine et Etienne se tasserent dans une berline, ou Pierron et deux haveurs se trouvaient deja. A cote, dans l'autre berline, Chaval disait au pere Mouque, tres haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter de l'occasion pour debarrasser les fosses des chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, deja retombe a la resignation de sa chienne d'existence, ne se fachait plus de la mort de ses enfants, repondait simplement d'un geste de conciliation. La cage se decrocha, on fila dans le noir. Personne ne parlait. Tout d'un coup, comme on etait aux deux tiers de la descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient, les hommes furent jetes les uns contre les autres. --Nom de Dieu! gronda Etienne, est-ce qu'ils vont nous aplatir? Nous finirons par tous y rester, avec leur sacre cuvelage. Et ils disent encore qu'ils l'ont repare! Pourtant, la cage avait franchi l'obstacle. Elle descendait maintenant sous une pluie d'orage, si violente, que les ouvriers ecoutaient avec inquietude ce ruissellement. Il s'etait donc declare bien des fuites, dans le brandissage des joints? Pierron, interroge, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait etre consideree comme une attaque a la Direction; et il repondit: --Oh! pas de danger! C'est toujours comme ca. Sans doute qu'on n'a pas eu le temps de brandir les pichoux. Le torrent ronflait sur leurs tetes, ils arriverent au fond, au dernier accrochage, sous une veritable trombe d'eau. Pas un porion n'avait eu l'idee de monter par les echelles, pour se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la reorganisation du travail donnait assez de mal. Avant de laisser les haveurs retourner a leur chantier d'abattage, l'ingenieur avait decide que, pendant les cinq premiers jours, tous les hommes executeraient certains travaux de consolidation, d'une urgence absolue. Des eboulements menacaient partout, les voies avaient tellement souffert, qu'il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de metres. En bas, on formait donc des equipes de dix hommes, chacune sous la conduite d'un porion; puis, on les mettait a la besogne, aux endroits les plus endommages. Quand la descente fut finie, on compta que trois cent vingt-deux mineurs etaient descendus, environ la moitie du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation. Justement, Chaval completa l'equipe dont Catherine et Etienne faisaient partie; et il n'y eut pas la un hasard, il s'etait cache d'abord derriere les camarades, puis il avait force la main au porion. Cette equipe-la s'en alla deblayer, dans le bout de la galerie nord, a pres de trois kilometres, un eboulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-Pouces. On attaqua les roches eboulees a la pioche et a la pelle. Etienne, Chaval et cinq autres deblayaient, tandis que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au plan incline. Les paroles etaient rares, le porion ne les quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse furent sur le point de s'allonger des gifles. Tout en grognant qu'il n'en voulait plus, de cette trainee, l'ancien s'occupait d'elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau l'avait menace d'une danse, s'il ne la laissait pas tranquille. Leurs yeux se mangeaient, on dut les separer. Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d'oeil au travail. Il paraissait d'une humeur execrable, il s'emporta contre le porion: rien ne marchait, les bois demandaient a etre remplaces au fur et a mesure, est-ce que c'etait fichu, de la besogne pareille! Et il partit, en annoncant qu'il reviendrait avec l'ingenieur. Il attendait Negrel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. Une heure encore s'ecoula. Le porion avait arrete le deblaiement, pour employer tout son monde a etayer le toit. Meme la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus, preparaient et apportaient les pieces du boisage. Dans ce fond de galerie, l'equipe se trouvait comme aux avant-postes, perdue a une extremite de la mine, sans communication desormais avec les autres chantiers. Trois ou quatre fois, des bruits etranges, de lointains galops firent bien tourner la tete aux travailleurs: qu'etait-ce donc? on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades remontaient deja, et au pas de course. Mais la rumeur se perdait dans le profond silence, ils se remettaient a caler les bois, etourdis par les grands coups de marteau. Enfin, on reprit le deblaiement, le roulage recommenca. Des le premier voyage, Catherine, effrayee, revint en disant qu'il n'y avait plus personne au plan incline. --J'ai appele, on n'a pas repondu. Tous ont fichu le camp. Le saisissement fut tel, que les dix hommes jeterent leurs outils pour galoper. Cette idee, d'etre abandonnes, seuls au fond de la fosse, si loin de l'accrochage, les affolait. Ils n'avaient garde que leur lampe, ils couraient a la file, les hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-meme perdait la tete, jetait des appels, de plus en plus effraye du silence, de ce desert des galeries qui s'etendait sans fin. Qu'arrivait-il, pour qu'on ne rencontrat pas une ame? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur terreur s'accroissait de l'incertitude du danger, de cette menace qu'ils sentaient la, sans la connaitre. Enfin, comme ils approchaient de l'accrochage, un torrent leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l'eau jusqu'aux genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient peniblement le flot, avec la pensee qu'une minute de retard allait etre la mort. --Nom de Dieu! c'est le cuvelage qui a creve, cria Etienne. Je le disais bien que nous y resterions! Depuis la descente, Pierron, tres inquiet, voyait augmenter le deluge qui tombait du puits. Tout en embarquant les berlines avec deux autres, il levait la tete, la face trempee des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du ronflement de la tempete, la-haut. Mais il trembla surtout, quand il s'apercut que, sous lui, le puisard, le bougnou profond de dix metres, s'emplissait: deja, l'eau jaillissait du plancher, debordait sur les dalles de fonte; et c'etait une preuve que la pompe ne suffisait plus a epuiser les fuites. Il l'entendait s'essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il avertit Dansaert, qui jura de colere, en repondant qu'il fallait attendre l'ingenieur. Deux fois, il revint a la charge, sans tirer de lui autre chose que des haussements d'epaules exasperes. Eh bien! l'eau montait, que pouvait-il y faire? Mouque parut avec Bataille, qu'il conduisait a la corvee; et il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent s'etait brusquement cabre, la tete allongee vers le puits, hennissant a la mort. --Quoi donc, philosophe? qu'est-ce qui t'inquiete?... Ah! c'est parce qu'il pleut. Viens donc, ca ne te regarde pas. Mais la bete frissonnait de tout son poil, il la traina de force au roulage. Presque au meme instant, comme Mouque et Bataille disparaissaient au fond d'une galerie, un craquement eut lieu en l'air, suivi d'un vacarme prolonge de chute. C'etait une piece du cuvelage qui se detachait, qui tombait de cent quatre-vingts metres, en rebondissant contre les parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la planche de chene broya seulement une berline vide. En meme temps, un paquet d'eau, le flot jaillissant d'une digue crevee, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il parlait encore, qu'une seconde piece deboula. Et, devant la catastrophe menacante, effare, il n'hesita plus, il donna l'ordre de la remonte, lanca des porions pour avertir les hommes, dans les chantiers. Alors, commenca une effroyable bousculade. De chaque galerie, des files d'ouvriers arrivaient au galop, se ruaient a l'assaut des cages. On s'ecrasait, on se tuait pour etre remonte tout de suite. Quelques-uns, qui avaient eu l'idee de prendre le goyot des echelles, redescendirent en criant que le passage y etait bouche deja. C'etait l'epouvante de tous, apres chaque depart d'une cage: celle-la venait de passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au milieu des obstacles dont le puits s'obstruait? En haut, la debacle devait continuer, on entendait une serie de sourdes detonations, les bois qui se fendaient, qui eclataient dans le grondement continu et croissant de l'averse. Une cage bientot fut hors d'usage, defoncee, ne glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L'autre frottait tellement, que le cable allait casser bien sur. Et il restait une centaine d'hommes a sortir, tous ralaient, se cramponnaient, ensanglantes, noyes. Deux furent tues par des chutes de planches. Un troisieme, qui avait empoigne la cage, retomba de cinquante metres et disparut dans le bougnou. Dansaert, cependant, tachait de mettre de l'ordre. Arme d'une rivelaine, il menacait d'ouvrir le crane au premier qui n'obeirait pas; et il voulait les ranger a la file, il criait que les chargeurs sortiraient les derniers, apres avoir emballe les camarades. On ne l'ecoutait pas, il avait empeche Pierron, lache et bleme, de filer un des premiers. A chaque depart, il devait l'ecarter d'une gifle. Mais lui-meme claquait des dents, une minute de plus, et il etait englouti: tout crevait la-haut, c'etait un fleuve deborde, une pluie meurtriere de charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore, lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant Pierron y sauter derriere lui. La cage monta. A ce moment, l'equipe d'Etienne et de Chaval debouchait dans l'accrochage. Ils virent la cage disparaitre, ils se precipiterent; mais il leur fallut reculer, sous l'ecroulement final du cuvelage: le puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s'etranglait a crier des jurons. On etait une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi? Le pere Mouque, qui avait ramene Bataille, sans hate, le tenait encore par la bride, tous les deux stupefies, le vieux et la bete, devant la hausse rapide de l'inondation. L'eau deja montait aux cuisses. Etienne muet, les dents serrees, souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la face en l'air, les vingt s'entetaient, imbeciles, a regarder le puits, ce trou eboule qui crachait un fleuve, et d'ou ne pouvait plus leur venir aucun secours. Au jour, Dansaert, en debarquant, apercut Negrel qui accourait. Madame Hennebeau, par une fatalite, l'avait, ce matin-la, au saut du lit, retenu a feuilleter des catalogues, pour l'achat de la corbeille. Il etait dix heures. --Eh bien! qu'arrive-t-il donc? cria-t-il de loin. --La fosse est perdue, repondit le maitre-porion. Et il conta la catastrophe, en begayant, tandis que l'ingenieur, incredule, haussait les epaules: allons donc! est-ce qu'un cuvelage se demolissait comme ca? On exagerait, il fallait voir. --Personne n'est reste au fond, n'est-ce pas? Dansaert se troublait. Non, personne. Il l'esperait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s'attarder. --Mais, nom d'un chien! dit Negrel, pourquoi etes-vous sorti, alors? Est-ce qu'on lache ses hommes! Tout de suite, il donna l'ordre de compter les lampes. Le matin, on en avait distribue trois cent vingt-deux; et l'on n'en retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que la leur etait restee la-bas, tombee de leur main, dans les bousculades de la panique. On tacha de proceder a un appel, il fut impossible d'etablir un nombre exact: des mineurs s'etaient sauves, d'autres n'entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d'accord sur les camarades manquants. Ils etaient peut-etre vingt, peut-etre quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour l'ingenieur: il y avait des hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux, a travers les charpentes ecroulees, lorsqu'on se penchait a la bouche du puits. Le premier soin de Negrel fut d'envoyer chercher M. Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il etait deja trop tard, les charbonniers qui avaient galope au coron des Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d'epouvanter les familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, devalaient en courant, secoues de cris et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon de surveillants fut charge de les maintenir, car ils auraient gene les manoeuvres. Beaucoup des ouvriers remontes du puits demeuraient la, stupides, sans penser a changer de vetements, retenus par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant ou ils avaient failli rester. Les femmes, eperdues autour d'eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce que celui-ci en etait? et celui-la? et cet autre? Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous, des gestes qui ecartaient une vision abominable, toujours presente. La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. Et, la-haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait, assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s'etait pas eloigne, et qui regardait. --Les noms! les noms! criaient les femmes, d'une voix etranglee de larmes. Negrel parut un instant, jeta ces mots: --Des que nous saurons les noms, nous les ferons connaitre. Mais rien n'est perdu, tout le monde sera sauve... Je descends. Alors, muette d'angoisse, la foule attendit. En effet, avec une bravoure tranquille, l'ingenieur s'appretait a descendre. Il avait fait decrocher la cage, en donnant l'ordre de la remplacer, au bout du cable, par un cuffat; et, comme il se doutait que l'eau eteindrait sa lampe, il commanda d'en attacher une autre sous le cuffat, qui la protegerait. Des porions, tremblants, la face blanche et decomposee, aidaient a ces preparatifs. --Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Negrel d'une voix breve. Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit le maitre-porion chanceler, ivre d'epouvante, il l'ecarta d'un geste de mepris. --Non, vous m'embarrasseriez... J'aime mieux etre seul. Deja, il etait dans l'etroit baquet, qui vacillait a l'extremite du cable; et, tenant d'une main sa lampe, serrant de l'autre la corde du signal, il cria lui-meme au machineur: --Doucement! La machine mit en branle les bobines, Negrel disparut dans le gouffre, d'ou montait toujours le hurlement des miserables. En haut, rien n'avait bouge. Il constata le bon etat du cuvelage superieur. Balance au milieu du puits, il virait, il eclairait les parois: les fuites, entre les joints, etaient si peu abondantes, que sa lampe n'en souffrait pas. Mais, a trois cents metres, lorsqu'il arriva au cuvelage inferieur, elle s'eteignit selon ses previsions, un jaillissement avait empli le cuffat. Des lors, il n'eut plus pour y voir que la lampe pendue, qui le precedait dans les tenebres. Et, malgre sa temerite, un frisson le palit, en face de l'horreur du desastre. Quelques pieces de bois restaient seules, les autres s'etaient effondrees avec leurs cadres; derriere, d'enormes cavites se creusaient, les sables jaunes, d'une finesse de farine, coulaient par masses considerables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine aux tempetes et aux naufrages ignores, s'epanchaient en un degorgement d'ecluse. Il descendit encore, perdu au centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe des sources, si mal eclaire par l'etoile rouge de la lampe, filant en bas, qu'il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville detruite, tres loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun travail humain n'etait plus possible. Il ne gardait qu'un espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en peril. A mesure qu'il s'enfoncait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut s'arreter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des goyots, s'enchevetrant avec les guidonnages arraches de la pompe. Comme il regardait longuement, le coeur serre, le hurlement cessa tout d'un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les miserables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas deja empli la bouche. Negrel dut se resigner a tirer la corde du signal, pour qu'on le remontat. Puis, il se fit arreter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle de cet accident si brusque, dont il ne comprenait pas la cause. Il desirait se rendre compte, il examina les quelques pieces du cuvelage qui tenaient bon. A distance, des dechirures, des entailles dans le bois, l'avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyee d'humidite, et il toucha de ses doigts, il reconnut tres nettement des coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de destruction. Evidemment, on avait voulu cette catastrophe. Il demeurait beant, les pieces craquerent, s'abimerent avec leurs cadres, dans un dernier glissement qui faillit l'emporter lui-meme. Sa bravoure s'en etait allee, l'idee de l'homme qui avait fait ca dressait ses cheveux, le glacait de la peur religieuse du mal, comme si, mele aux tenebres, l'homme eut encore ete la, enorme, pour son forfait demesure. Il cria, il agita le signal d'une main furieuse; et il etait grand temps d'ailleurs, car il s'apercut, cent metres plus haut, que le cuvelage superieur se mettait a son tour en mouvement: les joints s'ouvraient, perdaient leur brandissage d'etoupe, lachaient des ruisseaux. Ce n'etait a present qu'une question d'heures, le puits acheverait de se decuveler, et s'ecroulerait. Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait Negrel. --Eh bien! quoi? demanda-t-il. Mais l'ingenieur, etrangle, ne parlait point. Il defaillait. --Ce n'est pas possible, jamais on n'a vu ca... As-tu examine? Oui, il repondait de la tete, avec des regards defiants. Il refusait de s'expliquer en presence des quelques porions qui ecoutaient, il emmena son oncle a dix metres, ne se jugea pas assez loin, recula encore; puis, tres bas, a l'oreille, il lui dit enfin l'attentat, les planches trouees et sciees, la fosse saignee au cou et ralant. Devenu bleme, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui fait le silence sur la monstruosite des grandes debauches et des grands crimes. Il etait inutile d'avoir l'air de trembler devant les dix mille ouvriers de Montsou: plus tard, on verrait. Et tous deux continuaient a chuchoter, atterres qu'un homme eut trouve le courage de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable besogne. Ils ne comprenaient meme pas cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire malgre l'evidence, comme on doute de ces histoires d'evasions celebres, de ces prisonniers envoles par des fenetres, a trente metres du sol. Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut un geste de desespoir, il donna l'ordre d'evacuer la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre d'enterrement, un abandon muet, avec des coups d'oeil en arriere sur ces grands corps de briques, vides et encore debout, que rien desormais ne pouvait sauver. Et, comme le directeur et l'ingenieur descendaient les derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur, repetee obstinement. --Les noms! les noms! dites les noms! Maintenant, la Maheude etait la, parmi les femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient du partir ensemble, ils se trouvaient pour sur au fond; et, apres avoir crie que c'etait bien fait, qu'ils meritaient d'y rester, les sans-coeur, les laches, elle etait accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante d'angoisse. D'ailleurs, elle n'osait plus douter, la discussion qui s'elevait autour d'elle sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y etait, Etienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l'accord ne se faisait toujours pas. Non, pas celui-ci, celui-la au contraire, peut-etre Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait d'etre remonte. La Levaque et la Pierronne, bien qu'elles n'eussent personne en peril, s'acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgre son air de se moquer de tout, avait embrasse en pleurant sa femme et sa mere; et, demeure pres de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour sa soeur un debordement inattendu de tendresse, refusant de la croire la-bas, tant que les chefs ne l'auraient pas constate officiellement. --Les noms! les noms! de grace les noms! Negrel, enerve, dit tres haut aux surveillants: --Mais faites-les donc taire! C'est a mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms. Deux heures s'etaient passees deja. Dans le premier effarement, personne n'avait songe a l'autre puits, au vieux puits de Requillart. M. Hennebeau annoncait qu'on allait tenter le sauvetage de ce cote, lorsqu'une rumeur courut: cinq ouvriers justement venaient d'echapper a l'inondation, en remontant par les echelles pourries de l'ancien goyot hors d'usage; et l'on nommait le pere Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le recit des cinq evades redoublait les larmes: quinze camarades n'avaient pu les suivre, egares, mures par des eboulements, et il n'etait plus possible de les secourir, car il y avait deja dix metres de crue dans Requillart. On connaissait tous les noms, l'air s'emplissait d'un gemissement de peuple egorge. --Faites-les donc taire! repeta Negrel furieux. Et qu'ils reculent! Oui, oui, a cent metres! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les. Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s'imaginaient d'autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les porions durent leur expliquer que le puits allait manger la fosse. Cette idee les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas a pas; mais on fut oblige de doubler les gardiens qui les contenaient; car, malgre eux, comme attires, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou meme. Et l'homme, en haut, sur le terri, l'homme blond, a la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs. Alors, l'attente commenca. Il etait midi, personne n'avait mange, et personne ne s'eloignait. Dans le ciel brumeux, d'un gris sale, passaient lentement des nuees couleur de rouille. Un gros chien, derriere la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relache, irrite du souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu a peu, s'etait repandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, a cent metres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. Plus une ame, plus un bruit, un desert; les fenetres et les portes, restees ouvertes, montraient l'abandon interieur; un chat rouge, oublie, flairant la menace de cette solitude, sauta d'un escalier et disparut. Sans doute les foyers des generateurs s'eteignaient a peine, car la haute cheminee de briques lachait de legeres fumees, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du beffroi grincait au vent, d'un petit cri aigre, la seule voix melancolique de ces vastes batiments qui allaient mourir. A deux heures, rien n'avait bouge. M. Hennebeau, Negrel, d'autres ingenieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s'eloignaient pas, les jambes rompues de fatigue, fievreux, malades d'assister impuissants a un pareil desastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au chevet d'un moribond. Le cuvelage superieur devait achever de s'effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits saccades de chute profonde, auxquels succedaient de grands silences. C'etait la plaie qui s'agrandissait toujours: l'eboulement, commence par le bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience nerveuse avait pris Negrel, il voulait voir, et il s'avancait deja, seul dans ce vide effrayant, lorsqu'on s'etait jete a ses epaules. A quoi bon? il ne pouvait rien empecher. Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu'a la baraque; mais il reparut tranquillement, il etait alle chercher ses sabots. Trois heures sonnerent. Rien encore. Une averse avait trempe la foule, sans qu'elle reculat d'un pas. Le chien de Rasseneur s'etait remis a aboyer. Et ce fut a trois heures vingt minutes seulement, qu'une premiere secousse ebranla la terre. Le Voreux en fremit, solide, toujours debout. Mais une seconde suivit aussitot, et un long cri sortit des bouches ouvertes: le hangar goudronne du criblage, apres avoir chancele deux fois, venait de s'abattre avec un craquement terrible. Sous la pression enorme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort, qu'il en jaillissait des gerbes d'etincelles. Des ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se succedaient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan en eruption. Au loin, le chien n'aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme s'il eut annonce les oscillations qu'il sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne pouvait retenir une clameur de detresse, a chacun de ces bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la toiture ardoisee du beffroi s'ecroula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trouerent d'une breche considerable. Puis, les bruits se turent, l'effondrement s'arreta, il se fit de nouveau un grand silence. Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entame, comme bombarde par une armee de barbares. On ne criait plus, le cercle elargi des spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracasses, les tremies crevees et tordues. Mais c'etait surtout a la recette que les debris s'accumulaient, au milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tombes en gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait flechi, enfoncee a moitie dans la fosse; une cage etait restee pendue, un bout de cable arrache flottait; puis, il y avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d'echelles. Par un hasard, la lampisterie, demeuree intacte, montrait a gauche les rangees claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa chambre eventree, on apercevait la machine, assise carrement sur son massif de maconnerie: les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de muscles indestructibles, l'enorme bielle, repliee en l'air, ressemblait au puissant genou d'un geant, couche et tranquille dans sa force. M. Hennebeau, au bout de cette heure de repit, sentit l'espoir renaitre. Le mouvement des terrains devait etre termine, on aurait la chance de sauver la machine et le reste des batiments. Mais il defendait toujours qu'on s'approchat, il voulait patienter une demi-heure encore. L'attente devint insupportable, l'esperance redoublait l'angoisse, tous les coeurs battaient. Une nuee sombre, grandie a l'horizon, hatait le crepuscule, une tombee de jour sinistre sur cette epave des tempetes de la terre. Depuis sept heures, on etait la, sans remuer, sans manger. Et, brusquement, comme les ingenieurs s'avancaient avec prudence, une supreme convulsion du sol les mit en fuite. Des detonations souterraines eclataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les dernieres constructions se culbutaient, s'ecrasaient. D'abord, une sorte de tourbillon emporta les debris du criblage et de la salle de recette. Le batiment des chaudieres creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carree ou ralait la pompe d'epuisement, qui tomba sur la face, ainsi qu'un homme fauche par un boulet. Et l'on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquee sur son massif, les membres ecarteles, lutter contre la mort: elle marcha, elle detendit sa bielle, son genou de geante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyee, engloutie. Seule, la haute cheminee de trente metres restait debout, secouee, pareille a un mat dans l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'emietter et voler en poudre, lorsque, tout d'un coup, elle s'enfonca d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne depassait, pas meme la pointe du paratonnerre. C'etait fini, la bete mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgee de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler a l'abime. Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L'epouvante roula des hommes comme un tas de feuilles seches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflee, les bras en l'air, devant l'immense trou qui s'etait creuse. Ce cratere de volcan eteint, profond de quinze metres, s'etendait de la route au canal, sur une largeur de quarante metres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les batiments, les treteaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coupees, avalees comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu'un gachis de poutres, de briques, de fer, de platre, d'affreux restes piles, enchevetres, salis, dans cet enragement de la catastrophe. Et le trou s'arrondissait, des gercures partaient des bords, gagnaient au loin, a travers les champs. Une fente montait jusqu'au debit de Rasseneur, dont la facade avait craque. Est-ce que le coron lui-meme y passerait? jusqu'ou devait-on fuir, pour etre a l'abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuee de plomb, qui elle aussi semblait vouloir ecraser le monde? Mais Negrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait recule, pleura. Le desastre n'etait pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gercures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallee profonde. La mine buvait cette riviere, l'inondation maintenant submergeait les galeries pour des annees. Bientot, le cratere s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place ou etait naguere le Voreux, pareil a ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifie s'etait fait, on n'entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre. Alors, sur le terri ebranle, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les tetes des miserables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa derniere cigarette, il s'eloigna sans un regard en arriere, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l'ombre. C'etait la-bas qu'il allait, a l'inconnu. Il allait, de son air tranquille, a l'extermination, partout ou il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, a chacun de ses pas, eclater le pave des rues. IV Dans la nuit meme qui avait suivi l'ecroulement du Voreux, M. Hennebeau etait parti pour Paris, voulant en personne renseigner les regisseurs, avant que les journaux pussent meme donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva tres calme, avec son air de gerant correct. Il avait evidemment degage sa responsabilite, sa faveur ne parut pas decroitre, au contraire le decret qui le nommait officier de la Legion d'honneur fut signe vingt-quatre heures apres. Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n'etaient point les quelques millions perdus, c'etait la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l'egorgement d'un de ses puits. Elle fut si frappee, qu'une fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon remuer cette abomination? Pourquoi, si l'on decouvrait le bandit, faire un martyr, dont l'effroyable heroisme detraquerait d'autres tetes, enfanterait toute une lignee d'incendiaires et d'assassins? D'ailleurs, elle ne soupconna pas le vrai coupable, elle finissait par croire a une armee de complices, ne pouvant admettre qu'un seul homme eut trouve l'audace et la force d'une telle besogne; et la, justement, etait la pensee qui l'obsedait, cette pensee d'une menace desormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait recu l'ordre d'organiser un vaste systeme d'espionnage, puis de congedier un a un, sans bruit, les hommes dangereux, soupconnes d'avoir trempe dans le crime. On se contenta de cette epuration, d'une haute prudence politique. Il n'y eut qu'un renvoi immediat, celui de Dansaert, le maitre-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il etait devenu impossible. Et l'on pretexta son attitude dans le danger, cette lachete du capitaine abandonnant ses hommes. D'autre part, c'etait une avance discrete aux mineurs, qui l'execraient. Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpire, et la Direction dut envoyer une note rectificative a un journal, pour dementir une version ou l'on parlait d'un baril de poudre, allume par les grevistes. Deja, apres une rapide enquete, le rapport de l'ingenieur du gouvernement concluait a une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnee; et la Compagnie avait prefere se taire et accepter le blame d'un manque de surveillance. Dans la presse, a Paris, des le troisieme jour, la catastrophe etait allee grossir les faits divers: on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on lisait avidement les depeches publiees chaque matin. A Montsou meme, les bourgeois blemissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une legende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter a l'oreille. Tout le pays montrait aussi une grande pitie pour les victimes, des promenades s'organisaient a la fosse detruite, on y accourait en famille se donner l'horreur des decombres, pesant si lourd sur la tete des miserables ensevelis. Deneulin, nomme ingenieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du desastre, pour son entree en fonction; et son premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce torrent d'eau aggravait le dommage a chaque heure. De grands travaux etaient necessaires, il mit tout de suite une centaine d'ouvriers a la construction d'une digue. Deux fois, l'impetuosite du flot emporta les premiers barrages. Maintenant, on installait des pompes, c'etait une lutte acharnee, une reprise violente, pas a pas, de ces terrains disparus. Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. Negrel restait charge de tenter un effort supreme, et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s'offrir, dans un elan de fraternite. Ils oubliaient la greve, ils ne s'inquietaient point de la paie; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient qu'a risquer leur peau, du moment ou il y avait des camarades en danger de mort. Tous etaient la, avec leurs outils, fremissant, attendant de savoir a quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de frayeur apres l'accident, agites de tremblements nerveux, trempes de sueurs froides, dans l'obsession de continuels cauchemars, se levaient quand meme, se montraient les plus enrages a vouloir se battre contre la terre, comme s'ils avaient une revanche a prendre. Malheureusement, l'embarras commencait devant cette question d'une besogne utile: que faire? comment descendre? par quel cote attaquer les roches? L'opinion de Negrel etait que pas un des malheureux ne survivait, les quinze avaient a coup sur peri, noyes ou asphyxies; seulement, dans ces catastrophes des mines, la regle est de toujours supposer vivants les hommes mures au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier probleme qu'il se posait etait de deduire ou ils avaient pu se refugier. Les porions, les vieux mineurs consultes par lui, tombaient d'accord sur ce point: devant la crue, les camarades etaient certainement montes, de galerie en galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte qu'ils se trouvaient sans doute accules au bout de quelque voie superieure. Cela, du reste, s'accordait avec les renseignements du pere Mouque, dont le recit embrouille donnait meme a croire que l'affolement de la fuite avait separe la bande en petits groupes, semant les fuyards en chemin, a tous les etages. Mais les avis des porions se partageaient ensuite, des qu'on abordait la discussion des tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du sol etaient a cent cinquante metres, on ne pouvait songer au foncage d'un puits. Restait Requillart, l'acces unique, le seul point par lequel on se rapprochait. Le pis etait que la vieille fosse, inondee elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n'avait de libre, au-dessus du niveau des eaux, que des troncons de galerie dependant du premier accrochage. L'epuisement allait demander des annees, la meilleure decision etait donc de visiter ces galeries, pour voir si elles n'avoisinaient pas les voies submergees, au bout desquelles on soupconnait la presence des mineurs en detresse. Avant d'en arriver la logiquement, on avait beaucoup discute, pour ecarter une foule de projets impraticables. Des lors, Negrel remua la poussiere des archives, et quand il eut decouvert les anciens plans des deux fosses, il les etudia, il determina les points ou devaient porter les recherches. Peu a peu, cette chasse l'enflammait, il etait, a son tour, pris d'une fievre de devouement, malgre son ironique insouciance des hommes et des choses. On eprouva de premieres difficultes pour descendre, a Requillart: il fallut deblayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les prunelliers et les aubepines; et l'on eut encore a reparer les echelles. Puis, les tatonnements commencerent. L'ingenieur, descendu avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines parties de la veine, qu'il leur designait; et, dans un grand silence, chacun collait une oreille a la houille, ecoutait si des coups lointains ne repondaient pas. Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun echo ne venait. L'embarras avait augmente: a quelle place entailler la couche? vers qui marcher, puisque personne ne paraissait etre la? On s'entetait pourtant, on cherchait, dans l'enervement d'une anxiete croissante. Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin a Requillart. Elle s'asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n'en bougeait pas jusqu'au soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux: rien? non, rien! et elle se rasseyait, elle attendait encore, sans une parole, le visage dur et ferme. Jeanlin, lui aussi, en voyant qu'on envahissait son repaire, avait rode, de l'air effare d'une bete de proie dont le terrier va denoncer les rapines: il songeait au petit soldat, couche sous les roches, avec la peur qu'on n'allat troubler ce bon sommeil; mais ce cote de la mine etait envahi par les eaux, et d'ailleurs les fouilles se dirigeaient plus a gauche, dans la galerie ouest. D'abord, Philomene etait venue egalement, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l'equipe de recherches; puis, cela l'avait ennuyee, de prendre froid sans necessite ni resultat: elle restait au coron, elle trainait ses journees de femme molle, indifferente, occupee a tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mange la terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il l'entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevee a force d'appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que c'etait la, qu'il le sentait bien. L'ingenieur ne le laissait plus descendre, et il ne s'eloignait pas de ce puits dont on le chassait, il ne pouvait meme s'asseoir et attendre pres de sa mere, agite d'un besoin d'agir, tournant sans relache. On etait au troisieme jour. Negrel, desespere, avait resolu de tout abandonner le soir. A midi, apres le dejeuner, lorsqu'il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, tres rouge, gesticulant, criant: --Elle y est! elle m'a repondu! Arrivez, arrivez donc! Il s'etait glisse par les echelles, malgre le gardien, et il jurait qu'on avait tape, la-bas, dans la premiere voie de la veine Guillaume. --Mais nous avons deja passe deux fois ou vous dites, fit remarquer Negrel incredule. Enfin, nous allons bien voir. La Maheude s'etait levee; et il fallut l'empecher de descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les tenebres de ce trou. En bas, Negrel tapa lui-meme trois coups, largement espaces; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la tete: evidemment, le pauvre garcon avait reve. Furieux, Zacharie tapa a son tour; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers recommencerent l'experience, les uns apres les autres: tous s'animaient, percevaient tres bien la lointaine reponse. Ce fut un etonnement pour l'ingenieur, il colla encore son oreille, il finit par saisir un bruit d'une legerete aerienne, un roulement rythme a peine distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu'ils battent contre la houille, dans le danger. La houille transmet les sons avec une limpidite de cristal, tres loin. Un porion qui se trouvait la, n'estimait pas a moins de cinquante metres le bloc dont l'epaisseur les separait des camarades. Mais il semblait qu'on put deja leur tendre la main, une allegresse eclatait. Negrel dut commencer a l'instant les travaux d'approche. Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s'etreignirent. --Faut pas vous monter la tete, eut la cruaute de dire la Pierronne, venue ce jour-la en promenade, par curiosite. Si Catherine ne s'y trouvait pas, ca vous ferait trop de peine ensuite. C'etait vrai, Catherine peut-etre se trouvait ailleurs. --Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais! La Maheude s'etait assise de nouveau, muette, le visage immobile. Et elle se remit a attendre. Des que l'histoire se fut repandue dans Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l'on demeurait la quand meme, il fallut tenir les curieux a distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer un obstacle, l'ingenieur avait fait ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers le point ou l'on supposait les mineurs enfermes. Un seul haveur pouvait abattre la houille, sur le front etroit du boyau; on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon, dont on chargeait des corbeilles, etait sorti de main en main par une chaine d'hommes, qui s'allongeait a mesure que le trou se creusait. La besogne, d'abord, marcha tres vite: on fit six metres en un jour. Zacharie avait obtenu d'etre parmi les ouvriers d'elite mis a l'abattage. C'etait un poste d'honneur qu'on se disputait. Et il s'emportait, lorsqu'on voulait le relayer, apres ses deux heures de corvee reglementaire. Il volait le tour des camarades, il refusait de lacher la rivelaine. Sa galerie bientot fut en avance sur les autres, il s'y battait contre la houille d'un elan si farouche, qu'on entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de quelque forge interieure. Quand il en sortait, boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait l'envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore, il s'y replongeait, et la lutte recommencait, les grands coups sourds, les plaintes etouffees, un enragement victorieux de massacre. Le pis etait que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspere de ne plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une chaleur qui augmentait a chaque metre d'avancement, insupportable au fond de cette trouee mince, ou l'air ne pouvait circuler. Un ventilateur a bras fonctionnait bien, mais l'aerage s'etablissait mal, on retira a trois reprises des haveurs evanouis, que l'asphyxie etranglait. Negrel vivait au fond, avec ses ouvriers. On lui descendait ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roule dans un manteau. Ce qui soutenait les courages, c'etait la supplication des miserables, la-bas, le rappel de plus en plus distinct qu'ils battaient pour qu'on se hatat d'arriver. A present, il sonnait tres clair, avec une sonorite musicale, comme frappe sur les lames d'un harmonica. On se guidait grace a lui, on marchait a ce bruit cristallin, ainsi qu'on marche au canon dans les batailles. Chaque fois qu'un haveur etait relaye, Negrel descendait, tapait, puis collait son oreille; et, chaque fois, jusqu'a present, la reponse etait venue, rapide et pressante. Aucun doute ne lui restait, on avancait dans la bonne direction; mais quelle lenteur fatale! Jamais on n'arriverait assez tot. En deux jours, d'abord, on avait bien abattu treize metres; seulement, le troisieme jour, on etait tombe a cinq; puis, le quatrieme, a trois. La houille se serrait, durcissait a un tel point, que, maintenant, on foncait de deux metres, avec peine. Le neuvieme jour, apres des efforts surhumains, l'avancement etait de trente-deux metres, et l'on calculait qu'on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les prisonniers, c'etait la douzieme journee qui commencait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans ces tenebres glaciales! Cette abominable idee mouillait les paupieres, raidissait les bras a la besogne. Il semblait impossible que des chretiens vecussent davantage, les coups lointains s'affaiblissaient depuis la veille, on tremblait a chaque instant de les entendre s'arreter. Regulierement, la Maheude venait toujours s'asseoir a la bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les esperances et les abattements. C'etait, dans les groupes qui stationnaient, et jusqu'a Montsou, une attente febrile, des commentaires sans fin. Tous les coeurs du pays battaient la-bas, sous la terre. Le neuvieme jour, a l'heure du dejeuner, Zacharie ne repondit pas, lorsqu'on l'appela pour le relais. Il etait comme fou, il s'acharnait avec des jurons. Negrel, sorti un instant, ne put le faire obeir; et il n'y avait meme la qu'un porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal eclaire, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l'imprudence d'ouvrir sa lampe. On avait pourtant donne des ordres severes, car des fuites de grisou s'etaient declarees, le gaz sejournait en masse enorme, dans ces couloirs etroits, prives d'aerage. Brusquement, un coup de foudre eclata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d'un canon charge a mitraille. Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi que de la poudre, d'un bout a l'autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une eruption, qui crachait des roches et des debris de charpente. Les curieux s'enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle epouvantee. Lorsque Negrel et les ouvriers revinrent, une colere terrible les secoua. Ils frappaient la terre a coups de talon, comme une maratre tuant au hasard ses enfants, dans les imbeciles caprices de sa cruaute. On se devouait, on allait au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des hommes! Apres trois grandes heures d'efforts et de dangers, quand on penetra enfin dans les galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les ouvriers n'etaient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient une odeur de chair grillee; ils avaient bu le feu, les brulures descendaient jusque dans leur gorge; et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu'on les achevat. Des trois mineurs, un etait l'homme qui, pendant la greve, avait creve la pompe de Gaston-Marie d'un dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des cicatrices aux mains, les doigts ecorches, coupes, a force d'avoir lance des briques sur les soldats. La foule, toute pale et fremissante, se decouvrit quand ils passerent. Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. Les vetements avaient brule, le corps n'etait qu'un charbon noir, calcine, meconnaissable. Broyee dans l'explosion, la tete n'existait plus. Et, lorsqu'on eut depose ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit d'un pas machinal, les paupieres ardentes, sans une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s'en allait tragique, les cheveux fouettes par le vent. Au coron, Philomene demeura stupide, les yeux changes en fontaines, tout de suite soulagee. Mais deja la mere etait retournee du meme pas a Requillart: elle avait accompagne son fils, elle revenait attendre sa fille. Trois jours encore s'ecoulerent. On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultes inouies. Les galeries d'approche ne s'etaient heureusement pas eboulees, a la suite du coup de grisou; seulement, l'air y brulait, si lourd et si vicie, qu'il avait fallu installer d'autres ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avancait, deux metres a peine les separaient des camarades. Mais, a present, ils travaillaient le froid au coeur, tapant dur uniquement par vengeance; car les bruits avaient cesse, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On etait au douzieme jour des travaux, au quinzieme de la catastrophe; et, depuis le matin, un silence de mort s'etait fait. Le nouvel accident redoubla la curiosite de Montsou, les bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les Gregoire se deciderent a suivre le monde. On arrangea une partie, il fut convenu qu'ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que madame Hennebeau y amenerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier, puis on rentrerait par Requillart, ou ils sauraient de Negrel a quel point exact en etaient les galeries, et s'il esperait encore. Enfin, on dinerait ensemble le soir. Lorsque, vers trois heures, les Gregoire et leur fille Cecile descendirent devant la fosse effondree, ils y trouverent madame Hennebeau, arrivee la premiere, en toilette bleu marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pale soleil de fevrier. Le ciel, tres pur, avait une tiedeur de printemps. Justement, M. Hennebeau etait la, avec Deneulin; et elle ecoutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu'on avait du faire pour endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album, s'etait mise a crayonner, enthousiasmee par l'horreur du motif; pendant que Lucie, assise a cote d'elle sur un debris de wagon, poussait aussi des exclamations d'aise, trouvant ca <>. La digue, inachevee, laissait passer des fuites nombreuses, dont les flots d'ecume roulaient, tombaient en cascade dans l'enorme trou de la fosse engloutie. Pourtant, ce cratere se vidait, l'eau bue par les terres baissait, decouvrait l'effrayant gachis du fond. Sous l'azur tendre de la belle journee, c'etait un cloaque, les ruines d'une ville abimee et fondue dans de la boue. --Et l'on se derange pour voir ca! s'ecria M. Gregoire, desillusionne. Cecile, toute rose de sante, heureuse de respirer l'air si pur, s'egayait, plaisantait, tandis que madame Hennebeau faisait une moue de repugnance, en murmurant: --Le fait est que ca n'a rien de joli. Les deux ingenieurs se mirent a rire. Ils tacherent d'interesser les visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des pompes et la manoeuvre du pilon qui enfoncait les pieux. Mais ces dames devenaient inquietes. Elles frissonnerent, lorsqu'elles surent que les pompes fonctionneraient des annees, six, sept ans peut-etre, avant que le puits fut reconstruit et que l'on eut epuise toute l'eau de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser a autre chose, ces bouleversements-la n'etaient bons qu'a donner de vilains reves. --Partons, dit madame Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture. Jeanne et Lucie se recrierent. Comment, si vite! Et le dessin qui n'etait pas fini! Elles voulurent rester, leur pere les amenerait au diner, le soir. M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la caleche, car lui aussi desirait questionner Negrel. --Eh bien! allez en avant, dit M. Gregoire. Nous vous suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes a faire, la, dans le coron... Allez, allez, nous serons a Requillart en meme temps que vous. Il remonta derriere madame Gregoire et Cecile; et, tandis que l'autre voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente. C'etait une pensee charitable, qui devait completer l'excursion. La mort de Zacharie les avait emplis de pitie pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne plaignaient pas le pere, ce brigand, ce tueur de soldats qu'il avait fallu abattre comme un loup. Seulement, la mere les touchait, cette pauvre femme qui venait de perdre son fils, apres avoir perdu son mari, et dont la fille n'etait peut-etre plus qu'un cadavre, sous la terre; sans compter qu'on parlait encore d'un grand-pere infirme, d'un enfant boiteux a la suite d'un eboulement, d'une petite fille morte de faim, pendant la greve. Aussi, bien que cette famille eut merite en partie ses malheurs, par son esprit detestable, avaient-ils resolu d'affirmer la largeur de leur charite, leur desir d'oubli et de conciliation, en lui portant eux-memes une aumone. Deux paquets, soigneusement enveloppes, se trouvaient sous une banquette de la voiture. Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le numero 16 du deuxieme corps. Mais, quand les Gregoire furent descendus, avec les paquets, ils frapperent vainement, ils finirent par taper a coups de poing dans la porte, sans obtenir davantage de reponse: la maison resonnait lugubre, ainsi qu'une demeure videe par le deuil, glacee et noire, abandonnee depuis longtemps. --Il n'y a personne, dit Cecile desappointee. Est-ce ennuyeux! qu'est-ce que nous allons faire de tout ca? Brusquement, la porte d'a cote s'ouvrit, et la Levaque parut. --Oh! monsieur et madame, mille pardons! excusez-moi, mademoiselle!... C'est la voisine que vous voulez. Elle n'y est pas, elle est a Requillart... Dans un flux de paroles, elle leur racontait l'histoire, leur repetait qu'il fallait bien s'entraider, qu'elle gardait chez elle Lenore et Henri, pour permettre a la mere d'aller attendre, la-bas. Ses regards etaient tombes sur les paquets, elle en arrivait a parler de sa pauvre fille devenue veuve, a etaler sa propre misere, avec des yeux luisants de convoitise. Puis, d'un air hesitant, elle murmura: --J'ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument... Le grand-pere est la. Les Gregoire, stupefaits, la regarderent. Comment! le grand-pere etait la! mais personne ne repondait. Il dormait donc? Et, lorsque la Levaque se fut decidee a ouvrir la porte, ce qu'ils virent les arreta sur le seuil. Bonnemort etait la, seul, les yeux larges et fixes, cloue sur une chaise, devant la cheminee froide. Autour de lui, la salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui l'animaient autrefois; et il ne restait, dans la crudite verdatre des murs, que les portraits de l'Empereur et de l'Imperatrice, dont les levres roses souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait pas les paupieres sous le coup de lumiere de la porte, l'air imbecile, comme s'il n'avait pas meme vu entrer tout ce monde. A ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre, ainsi qu'on en met aux chats, pour leurs ordures. --Ne faites pas attention, s'il n'est guere poli, dit la Levaque obligeamment. Parait qu'il s'est casse quelque chose dans la cervelle. Voila une quinzaine qu'il n'en raconte pas davantage. Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait lui monter du ventre; et il cracha dans le plat, un epais crachat noir. La cendre en etait trempee, une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu'il se tirait de la gorge. Deja, il avait repris son immobilite. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher. Troubles, le coeur leve de degout, les Gregoire tachaient cependant de prononcer quelques paroles amicales et encourageantes. --Eh bien! mon brave homme, dit le pere, vous etes donc enrhume? Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tete. Et le silence retomba, lourdement. --On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mere. Il garda sa raideur muette. --Dis donc, papa, murmura Cecile, on nous avait bien raconte qu'il etait infirme; seulement, nous n'y avons plus songe ensuite... Elle s'interrompit, tres embarrassee. Apres avoir pose sur la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle defaisait le deuxieme paquet, elle en tirait une paire de souliers enormes. C'etait le cadeau destine au grand-pere, et elle tenait un soulier a chaque main, interdite, en contemplant les pieds enfles du pauvre homme, qui ne marcherait jamais plus. --Hein? ils viennent un peu tard, n'est-ce pas, mon brave? reprit M. Gregoire, pour egayer la situation. Ca ne fait rien, ca sert toujours. Bonnemort n'entendit pas, ne repondit pas, avec son effrayant visage, d'une froideur et d'une durete de pierre. Alors, Cecile, furtivement, posa les souliers contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des precautions, les clous sonnerent; et ces chaussures enormes resterent genantes dans la piece. --Allez, il ne dira pas merci! s'ecria la Levaque, qui avait jete sur les souliers un coup d'oeil de profonde envie. Autant donner une paire de lunettes a un canard, sauf votre respect. Elle continua, elle travailla pour entrainer les Gregoire chez elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un pretexte, elle leur vanta Henri et Lenore, qui etaient bien gentils, bien mignons; et si intelligents, repondant comme des anges aux questions qu'on leur posait! Ceux-la diraient tout ce que monsieur et madame desireraient savoir. --Viens-tu un instant, fillette? demanda le pere, heureux de sortir. --Oui, je vous suis, repondit-elle. Cecile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait la, tremblante et fascinee, c'etait qu'elle croyait reconnaitre ce vieux: ou avait-elle donc rencontre cette face carree, livide, tatouee de charbon? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple hurlant qui l'entourait, elle sentit des mains froides qui la serraient au cou. C'etait lui, elle retrouvait l'homme, elle regardait les mains posees sur les genoux, des mains d'ouvrier accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore malgre l'age. Peu a peu, Bonnemort avait paru s'eveiller, et il l'apercevait, et il l'examinait lui aussi, de son air beant. Une flamme montait a ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d'ou coulait un mince filet de salive noire. Attires, tous deux restaient l'un devant l'autre, elle florissante, grasse et fraiche des longues paresses et du bien-etre repu de sa race, lui gonfle d'eau, d'une laideur lamentable de bete fourbue, detruit de pere en fils par cent annees de travail et de faim. Au bout de dix minutes, lorsque les Gregoire, surpris de ne pas voir Cecile, rentrerent chez les Maheu, ils pousserent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, etranglee. A son cou, les doigts avaient laisse l'empreinte rouge d'une poigne de geant. Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, etait tombe pres d'elle, sans pouvoir se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait le monde de son air imbecile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s'etait repandue, la boue des crachats noirs avait eclabousse la piece; tandis que la paire de gros souliers s'alignait, saine et sauve, contre le mur. Jamais il ne fut possible de retablir exactement les faits. Pourquoi Cecile s'etait-elle approchee? comment Bonnemort, cloue sur sa chaise, avait-il pu la prendre a la gorge? Evidemment, lorsqu'il l'avait tenue, il devait s'etre acharne, serrant toujours, etouffant ses cris, culbutant avec elle, jusqu'au dernier rale. Pas un bruit, pas une plainte, n'avait traverse la mince cloison de la maison voisine. Il fallut croire a un coup de brusque demence, a une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stupefia, chez le vieil infirme qui avait vecu en brave homme, en brute obeissante, contraire aux idees nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-meme, lentement empoisonnee, etait-elle donc montee de ses entrailles a son crane? L'horreur fit conclure a l'inconscience, c'etait le crime d'un idiot. Cependant, les Gregoire, a genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille adoree, cette fille desiree si longtemps, comblee ensuite de tous leurs biens, qu'ils allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu'ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse! Et c'etait l'effondrement meme de leur vie, a quoi bon vivre, maintenant qu'ils vivraient sans elle? La Levaque, eperdue, criait: --Ah! le vieux bougre, qu'est-ce qu'il a fait la? Si l'on pouvait s'attendre a une chose pareille!... Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir! Dites donc, si je courais la chercher. Aneantis, le pere et la mere ne repondaient pas. --Hein? ca vaudrait mieux... J'y vais. Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le coron s'agitait, une foule se bousculait deja. Peut-etre bien qu'on les volerait. Et puis, il n'y avait plus d'homme chez les Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. Ca devait etre juste le pied de Bouteloup. A Requillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Gregoire, en compagnie de Negrel. Celui-ci, remonte de la fosse, donnait des details: on esperait communiquer le soir meme avec les prisonniers; mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de mort continuait. Derriere l'ingenieur, la Maheude, assise sur la poutre, ecoutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup de son vieux. Et elle n'eut qu'un grand geste d'impatience et d'irritation. Pourtant, elle la suivit. Madame Hennebeau defaillait. Quelle abomination! cette pauvre Cecile, si gaie ce jour-la, si vivante une heure plus tot! Il fallut que Hennebeau fit entrer un instant sa femme dans la masure du vieux Mouque. De ses mains maladroites, il la degrafait, trouble par l'odeur de musc qu'exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de larmes, elle etreignait Negrel, effare de cette mort qui coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, delivre d'une inquietude. Ce malheur arrangeait tout, il preferait garder son neveu, dans la crainte de son cocher. V En bas du puits, les miserables abandonnes hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l'eau jusqu'au ventre. Le bruit du torrent les etourdissait, les dernieres chutes du cuvelage leur faisaient croire a un craquement supreme du monde; et ce qui achevait de les affoler, c'etaient les hennissements des chevaux enfermes dans l'ecurie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d'animal qu'on egorge. Mouque avait lache Bataille. Le vieux cheval etait la, tremblant, l'oeil dilate et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l'accrochage s'emplissait, on voyait grandir la crue verdatre, a la lueur rouge des trois lampes, brulant encore sous la voute. Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s'engouffra et se perdit au fond d'une des galeries de roulage. Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bete. --Plus rien a foutre ici! criait Mouque. Faut voir par Requillart. Cette idee qu'ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s'ils y arrivaient avant que le passage fut coupe, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient a la file, tenant leurs lampes en l'air, pour que l'eau ne les eteignit pas. Heureusement, la galerie s'elevait d'une pente insensible, ils allerent pendant deux cents metres, luttant contre le flot, sans etre gagnes davantage. Des croyances endormies se reveillaient dans ces ames eperdues, ils invoquaient la terre, c'etait la terre qui se vengeait, qui lachait ainsi le sang de la veine, parce qu'on lui avait tranche une artere. Un vieux begayait des prieres oubliees, en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine. Mais, au premier carrefour, un desaccord eclata. Le palefrenier voulait passer a gauche, d'autres juraient qu'on raccourcirait, si l'on prenait a droite. Une minute fut perdue. --Eh! laissez-y la peau, qu'est-ce que ca me fiche! s'ecria brutalement Chaval. Moi, je file par la. Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres continuerent a galoper derriere le pere Mouque, qui avait grandi au fond de Requillart. Pourtant, il hesitait lui-meme, ne savait par ou tourner. Les tetes s'egaraient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l'echeveau s'etait comme embrouille devant eux. A chaque bifurcation, une incertitude les arretait court, et il fallait se decider pourtant. Etienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait file a droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route; mais il l'avait lache, quitte a rester au fond. D'ailleurs, la debandade continuait, des camarades avaient encore tire de leur cote, ils n'etaient plus que sept derriere le vieux Mouque. --Pends-toi a mon cou, je te porterai, dit Etienne a la jeune fille, en la voyant faiblir. --Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j'aime mieux mourir tout de suite. Ils s'attardaient, de cinquante metres en arriere, et il la soulevait malgre sa resistance, lorsque la galerie brusquement se boucha: un bloc enorme qui s'effondrait et les separait des autres. L'inondation detrempait deja les roches, des eboulements se produisaient de tous cotes. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C'etait fini, il fallait abandonner l'idee de remonter par Requillart. Leur unique espoir etait de gagner les tailles superieures, ou l'on viendrait peut-etre les delivrer, si les eaux baissaient. Etienne reconnut enfin la veine Guillaume. --Bon! dit-il, je sais ou nous sommes. Nom de Dieu! nous etions dans le vrai chemin; mais va te faire fiche, maintenant!... Ecoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminee. Le flot battait leur poitrine, ils marchaient tres lentement. Tant qu'ils auraient de la lumiere, ils ne desespereraient pas; et ils soufflerent l'une des lampes, pour en economiser l'huile, avec la pensee de la vider dans l'autre. Ils atteignaient la cheminee, lorsqu'un bruit, derriere eux, les fit se tourner. Etaient-ce donc les camarades, barres a leur tour, qui revenaient? Un souffle ronflait au loin, ils ne s'expliquaient pas cette tempete qui se rapprochait, dans un eclaboussement d'ecume. Et ils crierent, quand ils virent une masse geante, blanchatre, sortir de l'ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop etroits, ou elle s'ecrasait. C'etait Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galope le long des galeries noires, eperdument. Il semblait connaitre son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze annees; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'eternelle nuit ou il avait vecu. Il galopait, il galopait, pliant la tete, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succedaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il hesitat. Ou allait-il? la-bas peut-etre, a cette vision de sa jeunesse, au moulin ou il etait ne, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brulant en l'air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa memoire de bete s'eveillait, l'envie de respirer encore l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'a ce qu'il eut decouvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumiere. Et une revolte emportait sa resignation ancienne, cette fosse l'assassinait, apres l'avoir aveugle. L'eau qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait a la croupe. Mais, a mesure qu'il s'enfoncait, les galeries devenaient plus etroites, abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand meme, il s'ecorchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'etouffer. Alors, Etienne et Catherine, comme il arrivait pres d'eux, l'apercurent qui s'etranglait entre les roches. Il avait bute, il s'etait casse les deux jambes de devant. D'un dernier effort, il se traina quelques metres; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppe, garrotte par la terre. Et sa tete saignante s'allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L'eau le recouvrait rapidement, il se mit a hennir, du rale prolonge, atroce, dont les autres chevaux etaient morts deja, dans l'ecurie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bete, fracassee, immobilisee, se debattant a cette profondeur, loin du jour. Son cri de detresse ne cessait pas, le flot noyait sa criniere, qu'il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit. Puis un grand silence tomba. --Ah! mon Dieu! emmene-moi, sanglotait Catherine. Ah! mon Dieu! j'ai peur, je ne veux pas mourir... Emmene-moi! emmene-moi! Elle avait vu la mort. Le puits ecroule, la fosse inondee, rien ne lui avait souffle a la face cette epouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l'entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait. --Emmene-moi! emmene-moi! Etienne l'avait saisie et l'emportait. D'ailleurs, il etait grand temps, ils monterent dans la cheminee, trempes jusqu'aux epaules. Lui, devait l'aider, car elle n'avait plus la force de s'accrocher aux bois. A trois reprises, il crut qu'elle lui echappait, qu'elle retombait dans la mer profonde, dont la maree grondait derriere eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontre la premiere voie, libre encore. L'eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette montee continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait a s'elever toujours. Dans la sixieme, un repit les enfievra d'espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se declara, ils durent grimper a la septieme, puis a la huitieme. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regarderent anxieusement chaque centimetre que l'eau gagnait. Si elle ne s'arretait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, ecrases contre le toit, la gorge emplie par le flot? Des eboulements retentissaient a chaque instant. La mine entiere etait ebranlee, d'entrailles trop greles, eclatant de la coulee enorme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l'air refoule s'amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains bouleverses. C'etait le terrifiant vacarme des cataclysmes interieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les deluges retournaient la terre, en abimant les montagnes sous les plaines. Et Catherine, secouee, etourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, begayait les memes mots, sans relache: --Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas mourir... Pour la rassurer, Etienne jurait que l'eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre a leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur echappait. En realite, un jour entier s'etait ecoule deja, dans leur montee au travers de la veine Guillaume. Mouilles, grelottants, ils s'installerent. Elle se deshabilla sans honte, pour tordre ses vetements; puis, elle remit la culotte et la veste, qui acheverent de secher sur elle. Comme elle etait pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la forca a les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baisse la meche de la lampe, ne gardant qu'une lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur dechirerent l'estomac, tous deux s'apercurent qu'ils mouraient de faim. Jusque-la, ils ne s'etaient pas senti vivre. Au moment de la catastrophe, ils n'avaient point dejeune, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflees par l'eau, changees en soupe. Elle dut se facher pour qu'il voulut bien accepter sa part. Des qu'elle eut mange, elle s'endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brule d'insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. Combien d'heures s'ecoulerent ainsi? Il n'aurait pu le dire. Ce qu'il savait, c'etait que devant lui, par le trou de la cheminee, il avait vu reparaitre le flot noir et mouvant, la bete dont le dos s'enflait sans cesse pour les atteindre. D'abord, il n'y eut qu'une ligne mince, un serpent souple qui s'allongea; puis, cela s'elargit en une echine grouillante, rampante; et bientot ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie tremperent. Anxieux, il hesitait a la reveiller. N'etait-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l'ignorance aneantie qui la bercait peut-etre dans un reve de grand air et de vie au soleil? Par ou fuir, d'ailleurs? Et il cherchait, et il se rappela que le plan incline, etabli dans cette partie de la veine, communiquait, bout a bout, avec le plan qui desservait l'accrochage superieur. C'etait une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu'il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu'il les chassat. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson. --Ah! mon Dieu! c'est vrai!... Ca recommence, mon Dieu! Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine. --Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure. Pour se rendre au plan incline, ils durent marcher ployes en deux, de nouveau mouilles jusqu'aux epaules. Et la montee recommenca, plus dangereuse, par ce trou boise entierement, long d'une centaine de metres. D'abord, ils voulurent tirer le cable, afin de fixer en bas l'un des chariots; car si l'autre etait descendu, pendant leur ascension, il les aurait broyes. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mecanisme. Ils se risquerent, n'osant se servir de ce cable qui les genait, s'arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crane, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cognerent contre des eclats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coule, un eboulement empechait d'aller plus haut. Par bonheur, une porte s'ouvrait la, et ils deboucherent dans une voie. Devant eux, la lueur d'une lampe les stupefia. Un homme leur criait rageusement: --Encore des malins aussi betes que moi! Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloque par l'eboulement, dont les terres comblaient le plan incline; et les deux camarades, partis avec lui, etaient meme restes en chemin, la tete fendue. Lui, blesse au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il s'echappait, un dernier effondrement, derriere son dos, avait bouche la galerie. Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait assommes. Puis, il les reconnut a son tour, et sa colere tomba, il se mit a rire, d'un rire de joie mauvaise. --Ah! c'est toi, Catherine! Tu t'es casse le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon! bon! nous allons la danser ensemble. Il affectait de ne pas voir Etienne. Ce dernier, bouleverse de la rencontre, avait eu un geste pour proteger la herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il demanda simplement au camarade, comme s'ils s'etaient quittes bons amis, une heure plus tot: --As-tu regarde au fond? On ne peut donc passer par les tailles? Chaval ricanait toujours. --Ah! ouiche! par les tailles! Elles se sont eboulees aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souriciere... Mais tu peux t'en retourner par le plan, si tu es un bon plongeur. En effet, l'eau montait, on l'entendait clapoter. La retraite se trouvait coupee deja. Et il avait raison, c'etait une souriciere, un bout de galerie que des affaissements considerables obstruaient en arriere et en avant. Pas une issue, tous trois etaient mures. --Alors, tu restes? ajouta Chaval goguenard. Va, c'est ce que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour deux hommes... Nous verrons bientot lequel crevera le premier, a moins qu'on ne vienne, ce qui me semble difficile. Le jeune homme reprit: --Si nous tapions, on nous entendrait peut-etre. --J'en suis las, de taper... Tiens! essaie toi-meme avec cette pierre. Etienne ramassa le morceau de gres, que l'autre avait emiette deja, et il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le roulement prolonge, dont les ouvriers en peril signalent leur presence. Puis, il colla son oreille, pour ecouter. A vingt reprises, il s'enteta. Aucun bruit ne repondait. Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit menage. D'abord, il rangea ses trois lampes contre le mur: une seule brulait, les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa sur une piece du boisage les deux tartines qu'il avait encore. C'etait le buffet, il irait bien deux jours avec ca, s'il etait raisonnable. Il se tourna, en disant: --Tu sais, Catherine, il y en aura la moitie pour toi, quand tu auras trop faim. La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. Et l'affreuse vie commenca. Ni Chaval ni Etienne n'ouvraient la bouche, assis par terre, a quelques pas. Sur la remarque du premier, le second eteignit sa lampe, un luxe de lumiere inutile; puis, ils retomberent dans leur silence. Catherine s'etait couchee pres du jeune homme, inquiete des regards que son ancien galant lui jetait. Les heures s'ecoulaient, on entendait le petit murmure de l'eau montant sans cesse; tandis que, de temps a autre, des secousses profondes, des retentissements lointains, annoncaient les derniers tassements de la mine. Quand la lampe se vida et qu'il fallut en ouvrir une autre, pour l'allumer, la peur du grisou les agita un instant; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les tenebres; et rien ne sauta, il n'y avait pas de grisou. Ils s'etaient allonges de nouveau, les heures se remirent a couler. Un bruit emotionna Etienne et Catherine, qui leverent la tete. Chaval se decidait a manger: il avait coupe la moitie d'une tartine, il machait longuement, pour ne pas etre tente d'avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regarderent. --Vrai, tu refuses? dit-il a la herscheuse, de son air provocant. Tu as tort. Elle avait baisse les yeux, craignant de ceder, l'estomac dechire d'une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupieres. Mais elle comprenait ce qu'il demandait; deja, le matin, il lui avait souffle sur le cou; il etait repris d'une de ses anciennes fureurs de desir, en la voyant pres de l'autre. Les regards dont il l'appelait avaient une flamme qu'elle connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle a coups de poing, en l'accusant d'abominations avec le logeur de sa mere. Et elle ne voulait pas, elle tremblait, en retournant a lui, de jeter ces deux hommes l'un sur l'autre, dans cette cave etroite ou ils agonisaient. Mon Dieu! est-ce qu'on ne pouvait finir en bonne amitie! Etienne serait mort d'inanition, plutot que de mendier a Chaval une bouchee de pain. Le silence s'alourdissait, une eternite encore parut se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une a une, sans espoir. Il y avait un jour qu'ils etaient enfermes ensemble. La deuxieme lampe palissait, ils allumerent la troisieme. Chaval entama son autre tartine, et il grogna: --Viens donc, bete! Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, Etienne s'etait detourne. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit a voix basse: --Va, mon enfant. Les larmes qu'elle etouffait ruisselerent alors. Elle pleurait longuement, ne trouvant meme pas la force de se lever, ne sachant plus si elle avait faim, souffrant d'une douleur qui la tenait dans tout le corps. Lui, s'etait mis debout, allait et venait, battait vainement le rappel des mineurs, enrage de ce reste de vie qu'on l'obligeait a vivre la, colle au rival qu'il execrait. Pas meme assez de place pour crever loin l'un de l'autre! Des qu'il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu'ils se disputaient jusque dans la terre! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. Ca n'en finissait pas, les heures suivaient les heures, la revoltante promiscuite s'aggravait, avec l'empoisonnement des haleines, l'ordure des besoins satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches, comme pour les ouvrir a coups de poing. Une nouvelle journee s'achevait, et Chaval s'etait assis pres de Catherine, partageant avec elle sa derniere moitie de tartine. Elle machait les bouchees peniblement, il les lui faisait payer chacune d'une caresse, dans son entetement de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant l'autre. Epuisee, elle s'abandonnait. Mais, lorsqu'il tacha de la prendre, elle se plaignit. --Oh! laisse, tu me casses les os. Etienne, fremissant, avait pose son front contre les bois, pour ne pas voir. Il revint d'un bond, affole. --Laisse-la, nom de Dieu! --Est-ce que ca te regarde? dit Chaval. C'est ma femme, elle est a moi peut-etre! Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui ecrasant sur la bouche ses moustaches rouges, continuant: --Fiche-nous la paix, hein! Fais-nous le plaisir de voir la-bas si nous y sommes. Mais Etienne, les levres blanches, criait: --Si tu ne la laches pas, je t'etrangle! Vivement, l'autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l'un des deux cedat la place. C'etait l'ancienne bataille qui recommencait, dans la terre ou ils dormiraient bientot cote a cote; et ils avaient si peu d'espace, qu'ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les ecorcher. --Mefie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange. Etienne, a ce moment, devint fou. Ses yeux se noyerent d'une vapeur rouge, sa gorge s'etait congestionnee d'un flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irresistible, un besoin physique, l'excitation sanguine d'une muqueuse qui determine un violent acces de toux. Cela monta, eclata en dehors de sa volonte, sous la poussee de la lesion hereditaire. Il avait empoigne, dans le mur, une feuille de schiste, et il l'ebranlait, et il l'arrachait, tres large, tres lourde. Puis, a deux mains, avec une force decuplee, il l'abattit sur le crane de Chaval. Celui-ci n'eut pas le temps de sauter en arriere. Il tomba, la face broyee, le crane fendu. La cervelle avait eclabousse le toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu d'une source. Tout de suite, il y eut une mare, ou l'etoile fumeuse de la lampe se refleta. L'ombre envahissait ce caveau mure, le corps semblait, par terre, la bosse noire d'un tas d'escaillage. Et, penche, l'oeil elargi, Etienne le regardait. C'etait donc fait, il avait tue. Confusement, toutes ses luttes lui revenaient a la memoire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses muscles, l'alcool lentement accumule de sa race. Pourtant, il n'etait ivre que de faim, l'ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se dressaient devant l'horreur de ce meurtre, et malgre la revolte de son education, une allegresse faisait battre son coeur, la joie animale d'un appetit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil, l'orgueil du plus fort. Le petit soldat lui etait apparu, la gorge trouee d'un couteau, tue par un enfant. Lui aussi, avait tue. Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri. --Mon Dieu! il est mort! --Tu le regrettes? demanda Etienne farouche. Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras. --Ah! tue-moi aussi, ah! mourons tous les deux! D'une etreinte, elle s'attachait a ses epaules, et il l'etreignait egalement, et ils espererent qu'ils allaient mourir. Mais la mort n'avait pas de hate, ils denouerent leurs bras. Puis, tandis qu'elle se cachait les yeux, il traina le miserable, il le jeta dans le plan incline, pour l'oter de l'espace etroit ou il fallait vivre encore. La vie n'aurait plus ete possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils s'epouvanterent, lorsqu'ils l'entendirent plonger, au milieu d'un rejaillissement d'ecume. L'eau avait donc empli deja ce trou? Ils l'apercurent, elle deborda dans la galerie. Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allume la derniere lampe, elle s'epuisait en eclairant la crue, dont la hausse reguliere, entetee, ne s'arretait pas. Ils eurent d'abord de l'eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se refugierent au fond, ce qui leur donna un repit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignerent jusqu'a la ceinture. Debout, accules, l'echine collee contre la roche, ils la regardaient croitre, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. La lampe, qu'ils avaient accrochee, jaunissait la houle rapide des petites ondes; elle palit, ils ne distinguerent plus qu'un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mange par l'ombre qui semblait grandir avec le flux; et, brusquement, l'ombre les enveloppa, la lampe venait de s'eteindre, apres avoir crache sa derniere goutte d'huile. C'etait la nuit complete, absolue, cette nuit de la terre qu'ils dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux a la clarte du soleil. --Nom de Dieu! jura sourdement Etienne. Catherine, comme si elle eut senti les tenebres la saisir, s'etait abritee contre lui. Elle repeta le mot des mineurs, a voix basse: --La mort souffle la lampe. Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fievre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit a creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu'elle l'aidait de ses ongles. Ils pratiquerent une sorte de banc eleve, et lorsqu'ils s'y furent hisses tous les deux, ils se trouverent assis, les jambes pendantes, le dos ploye, car la voute les forcait a baisser la tete. L'eau ne glacait plus que leurs talons; mais ils ne tarderent pas a en sentir le froid leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement invincible et sans treve. Le banc, mal aplani, se trempait d'une humidite si gluante, qu'ils devaient se tenir fortement pour ne pas glisser. C'etait la fin, combien attendraient-ils, reduits a cette niche, ou ils n'osaient risquer un geste, extenues, affames, n'ayant plus ni pain ni lumiere? Et ils souffraient surtout des tenebres, qui les empechaient de voir venir la mort. Un grand silence regnait, la mine gorgee d'eau ne bougeait plus. Ils n'avaient maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa maree muette. Les heures se succedaient, toutes egalement noires, sans qu'ils pussent en mesurer la duree exacte, de plus en plus egares dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient du allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient n'etre enfermes que depuis deux jours et une nuit, lorsqu'en realite la troisieme journee deja se terminait. Toute esperance de secours s'en etait allee, personne ne les savait la, personne n'avait le pouvoir d'y descendre, et la faim les acheverait, si l'inondation leur faisait grace. Une derniere fois, ils avaient eu la pensee de battre le rappel; mais la pierre etait restee sous l'eau. D'ailleurs, qui les entendrait? Catherine, resignee, avait appuye contre la veine sa tete endolorie, lorsqu'un tressaillement la redressa. --Ecoute! dit-elle. D'abord, Etienne crut qu'elle parlait du petit bruit de l'eau montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser. --C'est moi que tu entends, je remue les jambes. --Non, non, pas ca... La-bas, ecoute! Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. Une attente de quelques secondes les etouffa. Puis, tres lointains, tres faibles, ils entendirent trois coups, largement espaces. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient, c'etaient peut-etre des craquements dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour repondre. Etienne eut une idee. --Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons. Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils ecouterent, et ils distinguerent de nouveau les trois coups, au loin. Vingt fois ils recommencerent, vingt fois les coups repondirent. Ils pleuraient, ils s'embrassaient, au risque de perdre l'equilibre. Enfin, les camarades etaient la, ils arrivaient. C'etait un debordement de joie et d'amour qui emportait les tourments de l'attente, la rage des appels longtemps inutiles, comme si les sauveurs n'avaient eu qu'a fendre la roche du doigt, pour les delivrer. --Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j'aie appuye la tete! --Oh! tu as une oreille! disait-il a son tour. Moi, je n'entendais rien. Des ce moment, ils se relayerent, toujours l'un d'eux ecoutait, pret a correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bientot des coups de rivelaine: on commencait les travaux d'approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur echappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l'un l'autre, le desespoir les reprenait peu a peu. D'abord, ils s'etaient repandus en explications: on arrivait evidemment par Requillart, la galerie descendait dans la couche, peut-etre en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes a l'abattage. Puis ils parlerent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent a calculer la masse enorme qui les separait des camarades. Muets, ils continuaient leurs reflexions, ils comptaient les journees et les journees qu'un ouvrier mettrait a percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tot, ils seraient morts vingt fois. Et, mornes, n'osant plus echanger une parole dans ce redoublement d'angoisse, ils repondaient aux appels d'un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu'ils vivaient encore. Un jour, deux jours, se passerent. Ils etaient au fond depuis six jours. L'eau, arretee a leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu'ils etaient tordus de crampes atroces et qu'ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d'un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur defoncaient l'echine, ils eprouvaient a la nuque une douleur fixe et intense, d'avoir a la tenir ployee constamment, pour ne pas se briser le crane. Et l'etouffement croissait, l'air refoule par l'eau se comprimait dans l'espece de cloche ou ils se trouvaient enfermes. Leur voix, assourdie, paraissait venir de tres loin. Des bourdonnements d'oreilles se declarerent, ils entendaient les volees d'un tocsin furieux, le galop d'un troupeau sous une averse de grele, interminable. D'abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait a sa gorge ses pauvres mains crispees, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, dechirante, comme si une tenaille lui eut arrache l'estomac. Etienne, etrangle par la meme torture, tatonnait fievreusement dans l'obscurite, lorsque, pres de lui, ses doigts rencontrerent une piece du boisage, a moitie pourrie, que ses ongles emiettaient. Et il en donna une poignee a la herscheuse, qui l'engloutit goulument. Durant deux journees, ils vecurent de ce bois vermoulu, ils le devorerent tout entier, desesperes de l'avoir fini, s'ecorchant a vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres resistaient. Leur supplice augmenta, ils s'enrageaient de ne pouvoir macher la toile de leurs vetements. Une ceinture de cuir qui le serrait a la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s'acharnait a les avaler. Cela occupait leurs machoires, leur donnait l'illusion qu'ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevee, ils se remirent a la toile, la sucant pendant des heures. Mais, bientot, ces crises violentes se calmerent, la faim ne fut plus qu'une douleur profonde, sourde, l'evanouissement meme, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombe, s'ils n'avaient pas eu de l'eau, tant qu'ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela a vingt reprises, brules d'une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l'etancher. Le septieme jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu'elle heurta de la main un corps flottant devant elle. --Dis donc, regarde... Qu'est-ce que c'est? Etienne tata dans les tenebres. --Je ne comprends pas, on dirait la couverture d'une porte d'aerage. Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgee, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible. --C'est lui, mon Dieu! --Qui donc? --Lui, tu sais bien?... J'ai senti ses moustaches. C'etait le cadavre de Chaval, remonte du plan incline, pousse jusqu'a eux par la crue. Etienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broye; et un frisson de repugnance et de peur le secoua. Prise d'une nausee abominable, Catherine avait crache l'eau qui lui restait a la bouche. Elle croyait qu'elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, etait maintenant le sang de cet homme. --Attends, begaya Etienne, je vais le renvoyer. Il donna un coup de pied au cadavre, qui s'eloigna. Mais, bientot, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. --Nom de Dieu! va-t-en donc! Et, la troisieme fois, Etienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait etre avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d'empoisonner l'air. Pendant toute cette journee, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les decida: ils ecartaient le corps a chaque gorgee, ils buvaient quand meme. Ce n'etait pas la peine de lui casser la tete, pour qu'il revint entre lui et elle, entete dans sa jalousie. Jusqu'au bout, il serait la, meme mort, pour les empecher d'etre ensemble. Encore un jour, et encore un jour. Etienne, a chaque frisson de l'eau, recevait un leger coup de l'homme qu'il avait tue, le simple coudoiement d'un voisin qui rappelait sa presence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonfle, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyee. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l'avait pas tue, l'autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, etait secouee de crises de larmes, longues, interminables, apres lesquelles un accablement l'aneantissait. Elle finit par tomber dans un etat de somnolence invincible. Il la reveillait, elle begayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans meme soulever les paupieres; et, de crainte qu'elle ne se noyat, il lui avait passe un bras a la taille. C'etait, lui, maintenant, qui repondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derriere son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage a taper. On les savait la, pourquoi se fatiguer encore? Cela ne l'interessait plus, qu'on put venir. Dans l'hebetement de son attente, il en etait, pendant des heures, a oublier ce qu'il attendait. Un soulagement les reconforta un peu. L'eau baissait, le corps de Chaval s'eloigna. Depuis neuf jours, on travaillait a leur delivrance, et ils faisaient, pour la premiere fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu'une epouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se chercherent, ils resterent aux bras l'un de l'autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommencait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cesse. Dans le coin ou ils se tenaient assis, cote a cote, Catherine eut un leger rire. --Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d'ici. Etienne, d'abord, lutta contre cette demence. Mais une contagion ebranlait sa tete plus solide, il perdit la sensation juste du reel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitee de fievre, tourmentee a present d'un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles etaient devenus des murmures d'eau courante, des chants d'oiseaux; et elle sentait un violent parfum d'herbes ecrasees, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu'elle se croyait dehors, pres du canal, dans les bles, par une journee de beau soleil. --Hein? fait-il chaud!... Prends-moi donc, restons ensemble, oh! toujours, toujours! Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse: --Avons-nous ete betes d'attendre si longtemps! Tout de suite, j'aurais bien voulu de toi, et tu n'as pas compris, tu as boude... Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l'air, a nous ecouter respirer, avec la grosse envie de nous prendre? Il fut gagne par sa gaiete, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. --Tu m'as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux joues! --C'est que je t'aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me defendais de songer a toi, je me disais que c'etait bien fini; et, au fond, je savais qu'un jour ou l'autre nous nous mettrions ensemble... Il ne fallait qu'une occasion, quelque chance heureuse, n'est-ce pas? Un frisson le glacait, il voulut secouer ce reve, puis il repeta lentement: --Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. --Alors, tu me gardes, c'est le bon coup, cette fois? Et, defaillante, elle glissa. Elle etait si faible, que sa voix assourdie s'eteignait. Effraye, il l'avait retenue sur son coeur. --Tu souffres? Elle se redressa, etonnee. --Non, pas du tout... Pourquoi? Mais cette question l'avait eveillee de son reve. Elle regarda eperdument les tenebres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots. --Mon Dieu! mon Dieu! qu'il fait noir! Ce n'etaient plus les bles, ni l'odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune; c'etaient la mine eboulee, inondee, la nuit puante, l'egouttement funebre de ce caveau ou ils ralaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l'horreur maintenant, elle etait reprise des superstitions de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur trepasse qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles. --Ecoute, as-tu entendu? --Non, rien, je n'entends rien. --Si, l'Homme, tu sais?... Tiens! il est la... La terre a lache tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu'on lui a coupe une artere; et il est la, tu le vois, regarde! plus noir que la nuit... Oh! j'ai peur, oh! j'ai peur! Elle se tut, grelottante. Puis, a voix tres basse, elle continua: --Non, c'est toujours l'autre. --Quel autre? --Celui qui est avec nous, celui qui n'est plus. L'image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusement, elle racontait leur existence de chien, le seul jour ou il s'etait montre gentil, a Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, apres l'avoir rouee de coups. --Je te dis qu'il vient, qu'il va nous empecher encore d'aller ensemble!... Ca le reprend, sa jalousie... Oh! renvoie-le, oh! garde-moi, garde-moi tout entiere! D'un elan, elle s'etait pendue a lui, elle chercha sa bouche et y colla passionnement la sienne. Les tenebres s'eclairerent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calme d'amoureuse. Lui, fremissant de la sentir ainsi contre sa chair, demi-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l'empoigna, dans un reveil de sa virilite. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur, l'obstine besoin de vivre, de faire de la vie une derniere fois. Ils s'aimerent dans le desespoir de tout, dans la mort. Ensuite, il n'y eut plus rien. Etienne etait assis par terre, toujours dans le meme coin, et il avait Catherine sur les genoux, couchee, immobile. Des heures, des heures s'ecoulerent. Il crut longtemps qu'elle dormait; puis, il la toucha, elle etait tres froide, elle etait morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la reveiller. L'idee qu'il l'avait eue femme le premier, et qu'elle pouvait etre grosse, l'attendrissait. D'autres idees, l'envie de partir avec elle, la joie de ce qu'ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu'elles semblaient effleurer a peine son front, comme le souffle meme du sommeil. Il s'affaiblissait, il ne lui restait que la force d'un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s'assurer qu'elle etait bien la, ainsi qu'une enfant endormie, dans sa raideur glacee. Tout s'aneantissait, la nuit elle-meme avait sombre, il n'etait nulle part, hors de l'espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien a cote de sa tete, des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d'abord la paresse d'aller repondre, engourdi d'une fatigue immense; et, a present, il ne savait plus, il revait seulement qu'elle marchait devant lui et qu'il entendait le leger claquement de ses sabots. Deux jours se passerent, elle n'avait pas remue, il la touchait de son geste machinal, rassure de la sentir si tranquille. Etienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu'a ses pieds. Quand il apercut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumiere, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeatre qui tachait a peine les tenebres. Mais des camarades l'emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serrees, des cuillerees de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de Requillart qu'il reconnut quelqu'un, l'ingenieur Negrel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se meprisaient, l'ouvrier revolte, le chef sceptique, se jeterent au cou l'un de l'autre, sangloterent a gros sanglots, dans le bouleversement profond de toute l'humanite qui etait en eux. C'etait une tristesse immense, la misere des generations, l'exces de douleur ou peut tomber la vie. Au jour, la Maheude, abattue pres de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes tres longues, incessantes. Plusieurs cadavres etaient deja remontes et alignes par terre: Chaval que l'on crut assomme sous un eboulement, un galibot et deux haveurs egalement fracasses, le crane vide de cervelle, le ventre gonfle d'eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, dechiraient leurs jupes, s'egratignaient la face. Lorsqu'on le sortit enfin, apres l'avoir habitue aux lampes et nourri un peu, Etienne apparut decharne, les cheveux tout blancs; et on s'ecartait, on fremissait devant ce vieillard. La Maheude s'arreta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes. VI Il etait quatre heures du matin. La fraiche nuit d'avril s'attiedissait de l'approche du jour. Dans le ciel limpide, les etoiles vacillaient, tandis qu'une clarte d'aurore empourprait l'orient. Et la campagne noire, assoupie, avait a peine un frisson, cette vague rumeur qui precede le reveil. Etienne, a longues enjambees, suivait le chemin de Vandame. Il venait de passer six semaines a Montsou, dans un lit de l'hopital. Jaune encore et tres maigre, il s'etait senti la force de partir, et il partait. La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, procedant a des renvois successifs, l'avait averti qu'elle ne pourrait le garder. Elle lui offrait d'ailleurs un secours de cent francs, avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui desormais. Mais il avait refuse les cent francs. Deja, une reponse de Pluchart, une lettre ou se trouvait l'argent du voyage, l'appelait a Paris. C'etait son ancien reve realise. La veille, en sortant de l'hopital, il avait couche au Bon-Joyeux, chez la veuve Desir. Et il se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux camarades, avant d'aller prendre le train de huit heures, a Marchiennes. Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Etienne s'arreta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps precoce. La matinee s'annoncait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement son baton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il n'avait revu personne, la Maheude etait venue une seule fois a l'hopital, puis n'avait pu revenir sans doute. Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait a Jean-Bart maintenant, et qu'elle-meme y avait repris du travail. Peu a peu, les chemins deserts se peuplaient, des charbonniers passaient continuellement pres d'Etienne, la face bleme, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. Apres deux mois et demi de greve, vaincus par la faim, lorsqu'ils etaient retournes aux fosses, ils avaient du accepter le tarif de boisage, cette baisse de salaire deguisee, execrable a present, ensanglantee du sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir a leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure impose leur restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel. Le travail recommencait partout, a Mirou, a Madeleine, a Crevecoeur, a la Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noyes de tenebres, le troupeau pietinait, des files d'hommes trottant le nez vers la terre, ainsi que du betail mene a l'abattoir. Ils grelottaient sous leurs minces vetements de toile, ils croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, loge entre la chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de cote, on sentait les dents serrees de colere, le coeur gonfle de haine, l'unique resignation a la necessite du ventre. Plus il approchait de la fosse, et plus Etienne voyait leur nombre s'accroitre. Presque tous marchaient isoles, ceux qui venaient par groupes se suivaient a la file, ereintes deja, las des autres et d'eux-memes. Il en apercut un, tres vieux, dont les yeux luisaient, pareils a des charbons, sous un front livide. Un autre, un jeune, soufflait, d'un souffle contenu de tempete. Beaucoup avaient leurs sabots a la main; et l'on entendait a peine sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine. C'etait un ruissellement sans fin, une debacle, une marche forcee d'armee battue, allant toujours la tete basse, enragee sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se venger. Lorsque Etienne arriva, Jean-Bart sortait de l'ombre, les lanternes accrochees aux treteaux brulaient encore, dans l'aube naissante. Au-dessus des batiments obscurs, un echappement s'elevait comme une aigrette blanche, delicatement teintee de carmin. Il passa par l'escalier du criblage, pour se rendre a la recette. La descente commencait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines ebranlaient les dalles de fonte, les bobines tournaient, deroulaient les cables, au milieu des eclats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages emergeant, replongeant, engouffrant des charges d'hommes, sans un arret, avec le coup de gosier facile d'un geant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s'enfoncaient, lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tete, le puits l'exasperait. Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes epuisees eclairaient d'une clarte louche, il n'apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient la, pieds nus, la lampe a la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d'un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n'avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant a l'idee qu'il leur reprochait d'etre des laches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces miserables l'avaient lapide, il recommencait le reve de les changer en heros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se devorait elle-meme. Une cage embarqua des hommes, la fournee disparut, et comme d'autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la greve, un brave qui avait jure de mourir. --Toi aussi! murmura-t-il, navre. L'autre palit, les levres tremblantes; puis, avec un geste d'excuse: --Que veux-tu? j'ai une femme. Maintenant, dans le nouveau flot monte de la baraque, il les reconnaissait tous. --Toi aussi! toi aussi! toi aussi! Et tous fremissaient, begayaient d'une voix etouffee: --J'ai une mere... J'ai des enfants... Il faut du pain. La cage ne reparaissait pas, ils l'attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur defaite, que leurs regards evitaient de se rencontrer, fixes obstinement sur le puits. --Et la Maheude? demanda Etienne. Ils ne repondirent point. Un fit signe qu'elle allait venir. D'autres leverent leurs bras, tremblants de pitie: ah! la pauvre femme! quelle misere! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrerent fortement, tous mirent dans cette etreinte muette la rage d'avoir cede, l'espoir fievreux de la revanche. La cage etait la, ils s'embarquerent, ils s'abimerent, manges par le gouffre. Pierron avait paru, avec la lampe a feu libre des porions, fixee dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il etait chef d'equipe a l'accrochage, et les ouvriers s'ecartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d'Etienne l'ennuya, il s'approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annonce son depart. Ils causerent. Sa femme tenait maintenant l'estaminet du Progres, grace a l'appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s'interrompant, il s'emporta contre le pere Mouque, qu'il accusait de n'avoir pas remonte le fumier de ses chevaux, a l'heure reglementaire. Le vieux l'ecoutait, courbait les epaules. Puis, avant de descendre, suffoque de cette reprimande, il donna lui aussi une poignee de main a Etienne, la meme que celle des autres, longue, chaude de colere rentree, fremissante des rebellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l'emotionna tellement, qu'il le regarda disparaitre, sans dire un mot. --La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il a Pierron, au bout d'un instant. D'abord, ce dernier affecta de n'avoir pas compris, car la mauvaise chance s'empoignait des fois, rien qu'a en parler. Puis, comme il s'eloignait, sous pretexte de donner un ordre, il dit enfin: --Hein? la Maheude... La voici. En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vetue de la culotte et de la veste, la tete serree dans le beguin. C'etait par une exception charitable que la Compagnie, apitoyee sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frappee, avait bien voulu la laisser redescendre a l'age de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l'employait a la manoeuvre d'un petit ventilateur, qu'on venait d'installer dans la galerie nord, dans ces regions d'enfer, sous le Tartaret, ou l'aerage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins casses, elle tournait sa roue, au fond d'un boyau ardent, la chair cuite par quarante degres de chaleur. Elle gagnait trente sous. Lorsque Etienne l'apercut, lamentable dans ses vetements d'homme, la gorge et le ventre comme enfles encore de l'humidite des tailles, il begaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu'il partait et qu'il avait desire lui faire ses adieux. Elle le regardait sans l'ecouter, elle dit enfin, en le tutoyant: --Hein? ca t'etonne de me voir... C'est bien vrai que je menacais d'etrangler le premier des miens qui redescendrait; et voila que je redescends, je devrais m'etrangler moi-meme, n'est-ce pas?... Ah! va, ce serait deja fait, s'il n'y avait pas le vieux et les petits a la maison! Et elle continua, de sa voix basse et fatiguee. Elle ne s'excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu'ils avaient failli crever, et qu'elle s'etait decidee, pour qu'on ne les renvoyat pas du coron. --Comment se porte le vieux? demanda Etienne. --Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s'en est allee completement... On ne l'a pas condamne pour son affaire, tu sais? Il etait question de le mettre chez les fous, je n'ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon... Son histoire nous a cause tout de meme beaucoup de tort, car il n'aura jamais sa pension, un de ces messieurs m'a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une. --Jeanlin travaille? --Oui, ces messieurs lui ont trouve de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous... Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montres tres bons, comme ils me l'ont explique eux-memes... Les vingt sous du gamin, et mes trente sous a moi, ca fait cinquante sous. Si nous n'etions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle devore maintenant, et le pis, c'est qu'il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que Lenore et Henri soient en age de venir a la fosse. Etienne ne put retenir un geste douloureux. --Eux aussi! Une rougeur etait montee aux joues blemes de la Maheude, tandis que ses yeux s'allumaient. Mais ses epaules s'affaisserent, comme sous l'ecrasement du destin. --Que veux-tu? eux apres les autres... Tous y ont laisse la peau, c'est leur tour. Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les derangerent. Par les grandes fenetres poussiereuses, le petit jour entrait, noyant les lanternes d'une lueur grise; et le branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les cables se deroulaient, les cages continuaient a engloutir des hommes. --Allons, les flaneurs, depechons-nous! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n'en finirons aujourd'hui. La Maheude, qu'il regardait, ne bougea pas. Elle avait deja laisse passer trois cages, elle dit, comme se reveillant et se souvenant des premiers mots d'Etienne: --Alors, tu pars? --Oui, ce matin. --Tu as raison, vaut mieux etre ailleurs, quand on le peut... Et ca me fait plaisir de t'avoir vu, parce que tu sauras au moins que je n'ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je t'aurais assomme, apres toutes ces tueries. Mais on reflechit, n'est-ce pas? on s'apercoit qu'au bout du compte ce n'est la faute de personne... Non, non, ce n'est pas ta faute, c'est la faute de tout le monde. Maintenant, elle causait avec tranquillite de ses morts, de son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses yeux, lorsqu'elle prononca le nom d'Alzire. Elle etait revenue a son calme de femme raisonnable, elle jugeait tres sagement les choses. Ca ne porterait pas chance aux bourgeois, d'avoir tue tant de pauvres gens. Bien sur qu'ils en seraient punis un jour, car tout se paie. On n'aurait pas meme besoin de s'en meler, la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tire sur les ouvriers. Et, dans sa resignation seculaire, dans cette heredite de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s'etait ainsi fait, la certitude que l'injustice ne pouvait durer davantage, et que, s'il n'y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre, pour venger les miserables. Elle parlait bas, avec des regards mefiants. Puis, comme Pierron s'etait rapproche, elle ajouta tout haut: --Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires... Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte. Etienne refusa du geste ces quelques nippes, echappees aux brocanteurs. --Non, ca n'en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... A Paris, je m'arrangerai. Deux cages encore etaient descendues, et Pierron se decida a interpeller directement la Maheude. --Dites donc, la-bas, on vous attend! Est-ce bientot fini, cette causette? Mais elle tourna le dos. Qu'avait-il a faire du zele, ce vendu? Ca ne le regardait pas, la descente. Ses hommes l'execraient assez deja, a son accrochage. Et elle s'entetait, sa lampe aux doigts, glacee dans les courants d'air, malgre la douceur de la saison. Ni Etienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils demeuraient face a face, ils avaient le coeur si gros, qu'ils auraient voulu se dire encore quelque chose. Enfin, elle parla pour parler. --La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c'est Bouteloup qui le remplace, en attendant. --Ah! oui, Bouteloup. --Et, ecoute donc, t'ai-je raconte?... Philomene est partie. --Comment, partie? --Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J'ai eu peur qu'elle ne me laissat les deux mioches. Mais non, elle les a emportes... Hein? une femme qui crache le sang et qui a l'air continuellement d'avaler sa langue! Elle reva un instant, puis elle continua d'une voix lente: --En a-t-on dit sur mon compte!... Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon Dieu! apres la mort de mon homme, ca aurait tres bien pu arriver, si j'avais ete plus jeune, n'est-ce pas? Mais, aujourd'hui, j'aime mieux que ca ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sur. --Oui, nous en aurions du regret, repeta Etienne simplement. Ce fut tout, ils ne parlerent pas davantage. Une cage l'attendait, on l'appelait avec colere en la menacant d'une amende. Alors, elle se decida, elle lui serra la main. Tres emu, il la regardait toujours, si ravagee et finie, avec sa face livide, ses cheveux decolores debordant du beguin bleu, son corps de bonne bete trop feconde, deformee sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignee de main derniere, il retrouvait encore celle des camarades, une etreinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour ou l'on recommencerait. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A bientot, et cette fois, ce serait le grand coup. --Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron. Poussee, bousculee, la Maheude s'entassa au fond d'une berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour taper a la viande, la cage se decrocha, tomba dans la nuit; et il n'y eut plus que la fuite rapide du cable. Alors, Etienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du criblage, il apercut un etre assis par terre, les jambes allongees, au milieu d'une epaisse couche de charbon. C'etait Jeanlin, employe comme <>. Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le debarrassait, a coups de marteau, des fragments de schiste; et une fine poudre le noyait d'un tel flot de suie, que jamais le jeune homme ne l'aurait reconnu, si l'enfant n'avait leve son museau de singe, aux oreilles ecartees, aux petits yeux verdatres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d'un dernier coup, disparut dans la poussiere noire qui montait. Dehors, Etienne suivit un moment la route, absorbe. Toutes sortes d'idees bourdonnaient en lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement. Le soleil paraissait a l'horizon glorieux, c'etait un reveil d'allegresse, dans la campagne entiere. Un flot d'or roulait de l'orient a l'occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s'etendait, en un frisson de jeunesse, ou vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore. Et, penetre de cet espoir, Etienne ralentit sa marche, les yeux perdus a droite et a gauche, dans cette gaiete de la nouvelle saison. Il songeait a lui, il se sentait fort, muri par sa dure experience au fond de la mine. Son education etait finie, il s'en allait arme, en soldat raisonneur de la revolution, ayant declare la guerre a la societe, telle qu'il la voyait et telle qu'il la condamnait. La joie de rejoindre Pluchart, d'etre comme Pluchart un chef ecoute, lui soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases. Il meditait d'elargir son programme, l'affinement bourgeois qui l'avait hausse au-dessus de sa classe le jetait a une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l'odeur de misere le genait maintenant, il eprouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme l'unique noblesse et l'unique force ou l'humanite put se retremper. Deja, il se voyait a la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple ne le devorait pas. Tres haut, un chant d'alouette lui fit regarder le ciel. De petites nuees rouges, les dernieres vapeurs de la nuit, se fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. Decidement, tout se gatait, lorsque chacun tirait a soi le pouvoir. Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait du renouveler le monde, avortait d'impuissance, apres avoir vu son armee formidable se diviser, s'emietter dans des querelles interieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la beaute et la continuite de l'espece? Cette question le troublait, bien qu'il tranchat, en homme content de sa science. Mais une idee dissipa ses doutes, l'enchanta, celle de reprendre son explication ancienne de la theorie, la premiere fois qu'il parlerait. S'il fallait qu'une classe fut mangee, n'etait-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie epuisee de jouissance? Du sang nouveau ferait la societe nouvelle. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares, regenerant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue a une revolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l'incendie embraserait la fin du siecle de cette pourpre de soleil levant, qu'il regardait saigner au ciel. Il marchait toujours, revassant, battant de sa canne de cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement, a la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu'il avait pris la le commandement de la bande, le matin du saccage des fosses. Aujourd'hui, le travail de brute, mortel, mal paye, recommencait. Sous la terre, la-bas, a sept cents metres, il lui semblait entendre des coups sourds, reguliers, continus: c'etaient les camarades qu'il venait de voir descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse. Sans doute ils etaient vaincus, ils y avaient laisse de l'argent et des morts; mais Paris n'oublierait pas les coups de feu du Voreux, le sang de l'empire lui aussi coulerait par cette blessure inguerissable; et, si la crise industrielle tirait a sa fin, si les usines rouvraient une a une, l'etat de guerre n'en restait pas moins declare, sans que la paix fut desormais possible. Les charbonniers s'etaient comptes, ils avaient essaye leur force, secoue de leur cri de justice les ouvriers de la France entiere. Aussi leur defaite ne rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de greve, regardaient derriere eux si leur fin n'etait pas la quand meme, inevitable, au fond de ce grand silence. Ils comprenaient que la revolution renaitrait sans cesse, demain peut-etre, avec la greve generale, l'entente de tous les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore, c'etait un coup d'epaule donne a la societe en ruine, et ils en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils sentaient monter d'autres secousses, toujours d'autres, jusqu'a ce que le vieil edifice, ebranle, s'effondrat, s'engloutit comme le Voreux, coulant a l'abime. Etienne prit a gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il y avait empeche la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et Crevecoeur, cote a cote. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine a l'autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes, les villages, qui riaient a la lumiere: tout l'obscur travail du bagne souterrain, si ecrase par la masse enorme des roches, qu'il fallait le savoir la-dessous, pour en distinguer le grand soupir douloureux. Et il songeait a present que la violence peut-etre ne hatait pas les choses. Des cables coupes, des rails arraches, des lampes cassees, quelle inutile besogne! Cela valait bien la peine de galoper a trois mille, en une bande devastatrice! Vaguement, il devinait que la legalite, un jour, pouvait etre plus terrible. Sa raison murissait, il avait jete la gourme de ses rancunes. Oui, la Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le grand coup: s'enregimenter tranquillement, se connaitre, se reunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient; puis, le matin ou l'on se sentirait les coudes, ou l'on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de faineants, prendre le pouvoir, etre les maitres. Ah! quel reveil de verite et de justice! Le dieu repu et accroupi en creverait sur l'heure, l'idole monstrueuse, cachee au fond de son tabernacle, dans cet inconnu lointain ou les miserables la nourrissaient de leur chair, sans l'avoir jamais vue. Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, debouchait sur le pave. A droite, il apercevait Montsou qui devalait et se perdait. En face, il avait les decombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes epuisaient sans relache. Puis, c'etaient les autres fosses a l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours elevees des hauts fourneaux et les batteries des fours a coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hater, car il avait encore six kilometres a faire. Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstines des rivelaines continuaient. Les camarades etaient tous la, il les entendait le suivre a chaque enjambee. N'etait-ce pas la Maheude, sous cette piece de betteraves, l'echine cassee, dont le souffle montait si rauque, accompagne par le ronflement du ventilateur? A gauche, a droite, plus loin, il croyait en reconnaitre d'autres, sous les bles, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, echauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussee des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gercaient la plaine, travaillees d'un besoin de chaleur et de lumiere. Un debordement de seve coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'epandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapproches du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammes de l'astre, par cette matinee de jeunesse, c'etait de cette rumeur que la campagne etait grosse. Des hommes poussaient, une armee noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les recoltes du siecle futur, et dont la germination allait faire bientot eclater la terre. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, GERMINAL *** This file should be named 7germ10.txt or 7germ10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7germ11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7germ10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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