Les grands poëtes sont comme les grandes montagnes, ils ont beaucoup d’échos. Leurs chants sont répétés dans toutes les langues, parce que leurs noms se trouvent dans toutes les bouches. Homère a dû, plus que tout autre, à son immense renommée le privilège ou le malheur d’une foule d’interprètes. Chez tous les peuples, d’impuissants copistes et d’insipides traducteurs ont défiguré ses poëmes; et depuis Accius Labeo, qui s’écriait:
Crudum manduces Priamum Priamique puellos;
«Mange tout crus Priam et ses enfants»;
jusqu’à ce brave contemporain de Marot qui faisait dire au chantre d’Achille:
Lors, face à face, on vit ces deux grands ducs
Piteusement sur la terre étendus;
depuis le siècle du grammairien Zoïle jusqu’à nos jours, il est impossible de calculer le nombre des pygmées qui ont tour à tour essayé de soulever la massue d’Hercule.
Croyez-moi, ne vous mêlez pas à ces nains. Votre traduction est encore en portefeuille; vous êtes bien heureux d’être à temps pour la brûler.
Une traduction d’Homère en vers français! c’est monstrueux et insoutenable, monsieur. Je vous affirme, en toute conscience, que je suis indigné de votre traduction.
Je ne la lirai certes pas. Je veux en être quitte pour la peur. Je déclare qu’une traduction en vers de n’importe qui, par n’importe qui, me semble chose absurde, impossible et chimérique. Et j’en sais quelque chose, moi, qui ai rimé en français (ce que j’ai caché soigneusement jusqu’à ce jour) quatre ou cinq mille vers d’Horace, de Lucain et de Virgile; moi, qui sais tout ce qui se perd d’un hexamètre qu’on transvase dans un alexandrin.
Mais Homère, monsieur! traduire Homère!
Savez-vous bien que la seule simplicité d’Homère a, de tout temps, été l’écueil des traducteurs? Madame Dacier l’a changée en platitude; Lamotte-Houdard, en sécheresse; Bitaubé, en fadaise. François Porto dit qu’il faudrait être un second Homère pour louer dignement le premier. Qui faudrait-il donc être pour le traduire?